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Jan van RUUSBROEC

TABLE réduite

Table des matières

Jan van RUUSBROEC 3

TABLE réduite 3

Contenu du dossier « Jan van RUUSBROEC » 6

LA VIE DE RUUSBROEC (Paul Verdeyen) 7

Jan van RUUSBROEC - ÉCRITS I LA PIERRE BRILLANTE - LES SEPT CLOTURES - LES SEPT DEGRÉS DE l'AMOUR - LIVRE DES ÉCLAIRCISSEMENTS 47

LA PIERRE BRILLANTE (trad. Dom Louf) 65

DE LA PIERRE BRILLANTE (Trad. et comm. par Max Huot de Longchamp) 86

1. Première partie (l. 8/476) : Vue d'ensemble sur la vie parfaite 88

1. 1. (8/190) Premier développement : l'homme bon, l'homme fervent, le contemplatif 88

1. 2. (l. 191/476) Second développement : le serviteur, l'ami, le fils de Dieu 91

2. 1. (l. 477/935) L'accès à la vie contemplative 96

Commentaire 104

LES SEPT CLÔTURES 122

LES SEPT DEGRÉS DE l'AMOUR 144

LIVRE DES ÉCLAIRCISSEMENTS 172

LITTLE BOOK OF ENLIGHTMENT (Trad. Ph. Crowleyand) 187

GLOSSAIRE du Français au Moyen-Néerlandais 208

Jan van RUUSBROEC - ÉCRITS II LES NOCES SPIRITUELLES 209

LES NOCES SPIRITUELLES 219

LES NOCES SPIRITUELLES (Trad. J.-A. Bizet) 294

Jan van RUUSBROEC ÉCRITS III - LE ROYAUME DES AMANTS - LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE 353

LE ROYAUME DES AMANTS 354

Introduction 354

LE ROYAUME DES AMANTS 362

LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE 420

Introduction 420

Le miroir de la béatitude éternelle 426

Jan van RUUSBROEC ÉCRITS IV - LES DOUZE BÉGUINES - LES QUATRE TENTATIONS - LA FOI CHRÉTIENNE - LETTRES 472

LES DOUZE BÉGUINES 472

Introduction 472

Les douze béguines 479

LES QUATRE TENTATIONS 584

Introduction 584

Les quatre tentations 586

DE LA FOI CHRÉTIENNE 592

Introduction 592

De la foi chrétienne 594

LETTRES 601

Introduction 601

LETTRE I 604

LETTRE II 610

LETTRE III 618

LETTRE IV 621

LETTRE V 624

LETTRE VI 625

LETTRE VII 626

GLOSSAIRE FRANÇAIS - MOYEN-NÉERLANDAIS 627

GLOSSAIRE MOYEN-NÉERLANDAIS - FRANÇAIS 633

Fin du Ruusbroec français ! 636

Relevés pour florilèges 637

Passages appréciés signalés précédemment en notes de bas de pages 637

Notes de lectures de l’Opera omnia 666

Pourquoi Ruusbroec ? 678

Choix d’écrits sous influence 704

« Le Soliloque Enflammé » (Gerlac Peters) 705

Quelques chapitres de « L’Imitation de N.S.J.-C. » 744

Extraits de « La Perle évangélique » 750

TABLE 759

Fin du volume 766





Contenu du dossier « Jan van RUUSBROEC »



Cet assemblage hors commerce s’adresse à ceux qui éprouvent quelque difficulté pratique pour accéder à l’oeuvre de Ruusbroec. Il propose de bonnes présentations et traductions françaises ou rarement anglaises.

Après une brève mais complète présentation historique empruntée à l’historien Paul Verdeyen 1, tout ami des mystiques accèdera aux introductions et traductions par dom Louf - quatre tomes publiés à l’Abbaye de Bellefontaine - augmentées « d’alternatives » : La Pierre brillante traduite et commentée par Max de Longchamp, les Noces spirituelles adaptées par J.-A. Bizet, le Little book of Enlightment traduit par Ph. Crowleyand.

Voici ainsi réunie en un seul volume au format « in-folio » A4 (21 cm x 29,7 cm) l’œuvre du ‘prince des mystiques’ flamand. Ses écrits influèrent le Soliloque enflammé de Gerlac Peters, L’Imitation de Thomas a Kempis, La Perle évangélique, des auteurs mystiques du dix-septième siècle français.

Ce volume contient :



La vie de Ruusbroec – La vie de Jan van Ruusbroec

La Pierre brillante – De la pierre brillante

Les sept clôtures

Les sept degrés de l’Amour

Livres des éclaircissements - Little book of enlightment

Les Noces spirituelles - Des noces spirituelles

Le Royaume des Amants

Le Miroir de la Béatitude éternelle

Les douze béguines

Les quatre tentations

La foi chrétienne

Lettres

Relevés pour florilèges français et anglais

Choix d’écrits sous influence












LA VIE DE RUUSBROEC (Paul Verdeyen)

© Les Éditions du Cerf, 2004
www.editionsducerf
(29, boulevard La Tour-Maubourg
75340 Paris Cedex 07)
Imprimé en France
ISBN 2-204-07355-5
ISSN 0769-2633

1. Les sources

La doctrine de Ruusbroec nous est beaucoup mieux connue que sa vie. Si onze traités et sept lettres nous décrivent dans le détail les nombreux aspects de sa doctrine spirituelle, sa vie échappe en grande partie à la recherche historique. Ses oeuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d'un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution, de trois témoignages de contemporains, et d'une information occasionnelle recueillie au cours d'une étude laborieuse d'archives disséminées un peu partout.

L'unique biographie de Ruusbroec fut écrite en latin vers 1420 par un chanoine de Groenendael, Hendrik Utenbogaerde, mieux connu sous son nom latinisé d'Henricus Pomerius Cr 1469). I1 ne s'est pas proposé d'écrire une relation historique fidèle, mais de composer un récit édifiant sur le premier prieur de Groenendael. Son récit suit le stéréotype médiéval des vies des saints : il convient donc que l'homme de Dieu montré en exemple soit saint depuis sa naissance ; qu'il abandonne le plus tût possible sa famille et ses biens, qu'il foule aux pieds la sagesse du

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monde et qu'il dépiste et déjoue toutes les embûches du Malin. Dans les textes de ce genre littéraire, il n'est pas aisé de faire le tri entre vérité et fiction. Pomerius n'a pas connu Ruusbroec personnellement, et il écrit quarante ans après la mort de ce dernier. Il s'est donc reporté à des données orales ou écrites obtenues auprès de confrères plus âgés. Dans son prologue, il cite le nom de deux d'entre eux : Jean de Hoellaert (- 1432) et Jean de Schoonhoven (- 1431). C'est ce dernier surtout qui était en mesure de lui fournir des matériaux, car nous lisons dans l'obituaire (liste des confrères défunts) de Groenendael que ce « Johannes de Scoenhovia » avait lui-même écrit une vie de Ruusbroec dans laquelle il racontait comment il l'avait vu vivre de ses propres yeux. Malheureusement, cette biographie plus ancienne est perdue, ce qui explique que le récit de Pomerius ait marqué l'historiographie ultérieure. Quinze manuscrits ont conservé le texte latin de Pomerius, et dès le XVe siècle, des traductions en néerlandais ont circulé. En fait, Pomerius a rédigé trois livres d'annales où il résumait l'histoire de la fondation et des premiers habitants de Groenendael : la première partie s'intitulait L'Origine du monastère de Groenendael, et elle était suivie des récits biographiques sur Jean Ruusbroec et Jean de Leeuwen.

Personne ne s'étonnera que Pomerius ait surtout appliqué son attention aux dernières années de la vie du mystique, lorsque ce dernier, en tant que prieur et directeur spirituel, donnait à la nouvelle communauté son visage propre. Il ne disposait que de peu d'informations précises sur la jeunesse de son héros. On sait peu de choses sûres sur le séjour de Ruusbroec à Bruxelles et sur son activité en tant que jeune prêtre. Sans doute appartenait-il au clergé de Sainte-Gudule, mais nous ignorons quelle fonction il y occupait. Était-il attaché comme chapelain à l'une ou l'autre chapelle de corporation ou bien était-il au service de quelque riche chanoine comme suppléant ? Dans quel milieu a-t-il exercé son apos-

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tolat ? Quels contacts a-t-il eus avec les béguines bruxelloises et avec les adeptes du Libre Esprit ? Pomerius ne sait nous en dire que très peu de chose, et ses rares indications se trouvent souvent contredites par d'autres sources.

Les trois contemporains et témoins oculaires de la ont également peu à nous dire de sa jeunesse, de son éducation et de son passage à Bruxelles. Mais leur contribution est très importante pour ce qui regarde la période passée à Groenendael. Le témoin direct le plus important est Jean de Leeuwen (- 1378). Dès 1344, il vint se joindre à la communauté de Groenendael, où il rendit, jusqu'à sa mort, de nombreux services qui lui firent mériter le surnom de « bon cuisinier » du monastère. Ruusbroec lui apprit même à lire et à écrire, et fut son confesseur et père spirituel. Le bon cuisinier n'a pas écrit moins de vingt-trois traités sur la vie spirituelle, dans lesquels nous pouvons glaner quelques émouvants panégyriques de son « glorieux et inoubliable confesseur, messire Jean de Ruusbroec, prieur de Groenendael ».

Le deuxième, contemporain de Ruusbroec est le fondateur de la Dévotion Moderne, Gérard Grote (1340-1384). Il a rendu visite à Ruusbroec à Groenendael et lui a écrit une lettre. Dans plusieurs autres documents de sa correspondance, il parle de lui avec grand éloge.

Le troisième témoin oculaire est Frère Gérard (le chartreux Gérard de Saintes) qui a reçu Ruusbroec à la chartreuse de Hérinnes vers 1360. Ce moine avait formé le projet de transcrire les différentes oeuvres de Ruusbroec en un manuscrit unique et de les conserver ainsi pour son monastère. Il en composa lui-même le prologue, dans lequel il relate la visite que Ruusbroec rendit aux chartreux de Hérinnes sur leur invitation. Ce faisant, Frère Gérard nous fournit l'unique renseignement sur la qui n'émane ni du milieu monastique de Groenendael, ni des cercles de la Dévotion Moderne. Par son contenu même,

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l'importance de ce prologue est, du point de vue historique, fort grande.

2. Les années d'études à Bruxelles

Jean Ruusbroec naquit en 1293, dans le village de Ruisbroek, situé dans la vallée de la Senne à neuf kilomètres au sud de Bruxelles. Nous ne savons absolument rien de sa famille. Elle n'était vraisemblablement pas sans moyens financiers, car Ruusbroec transmettra au couvent de Groenendael son droit d'héritage qui rapportait annuellement la somme de six livres et demie, et dix coqs. Sa famille comptait parmi ses membres un prêtre fortuné, chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles. Cet oncle, Jean Hinckaert, accorda à son neveu en 1327 une rente fixe de huit livres, soit un huitième du rapport d'un moulin à Schaarbeek, en sus d'une rente en nature, à percevoir pour une terre à Ganshoren.

Aucune source ne fait mention du père de Ruusbroec. Mais il est fait plus d'une fois mention de sa mère. A en croire Pomerius, le petit Jean s'arracha à ses tendres soins lorsqu'il avait environ onze ans, pour aller habiter chez son oncle à Bruxelles. Celui-ci accueillit le garçon chez lui avec bienveillance, et l'envoya à l'école du chapitre où il put apprendre le latin et se former à « la grammaire, la rhétorique et la dialectique ». Toujours selon Pomerius, le jeune Ruusbroec n'a fréquenté l'école que quatre années, et selon l'exemple de saint Benoît, il fit ensuite ses adieux à toute science humaine pour consacrer toutes ses forces à l'unique recherche de la sagesse divine. Peut-être ne faut-il pas prendre trop à la lettre cette information, tant ce que l'on a écrit à Groenendael sur Ruusbroec l'a été dans l'intention avouée de souligner son contact immédiat avec Dieu : les écrits et la doctrine spirituelle du bon prieur ont été consi- dérés par ses contemporains comme un don direct de l'Esprit Saint. C'est pour la même raison que Pomerius fait peu de cas de la formation que Ruusbroec a reçue dans sa jeunesse, négligeant aussi consciemment l'influence de l'entourage social et culturel : « Cet homme de Dieu fut à ce point gratifié de la rosée de l'Esprit-Saint, et il reçut une connaissance spirituelle si profonde, qu'il franchit non seulement le labyrinthe de la logique humaine, mais également les pénibles efforts que requièrent la philosophie et les hautes spéculations de la théologie. »

Certes, les écrits de Ruusbroec jaillissent d'une expérience personnelle. Mais une telle inspiration venant de Dieu peut fort bien aller de pair avec l'effort humain et la culture.

Vers seize ans, le jeune étudiant avait parcouru les trois branches du trivium à l'école du chapitre de Sainte-Gudule. Il pouvait alors aller poursuivre ses études à l'Université de Paris, ou à la célèbre école dominicaine de Cologne. Ces deux instituts étaient, au xrve siècle, fréquentés par de jeunes Brabançons intelligents. Pourtant il paraît fort peu vraisemblable que Ruusbroec ait profité de cet enseignement supérieur. Les données dont nous disposons, si elles n'excluent pas entièrement cette éventualité, ne vont certainement pas dans ce sens. Ruusbroec n'a probablement pas conquis de titres universitaires, et il trouvera à Groenendael plusieurs confrères plus diplômés que lui. De plus, il a été vingt-cinq ans durant vicaire ou chapelain à Bruxelles ; et il est quasi impensable qu'on ait laissé remplir si longtemps ce ministère mineur par un prêtre nanti d'un grade universitaire.

Pas de formation universitaire donc, mais des études personnelles poussées. Maurice Maeterlinck, l'écrivain bien connu, va trop loin lorsqu'il affirme de Ruusbroec qu' « il ignorait le grec, et peut-être le latin » ! Les oeuvres de Ruusbroec prouvent à l'évidence que ses connaissances dépassaient les premiers rudiments de la langue latine : il a traduit dans sa langue maternelle de longs chapitres

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d'oeuvres latines, et il a lu en latin des écrits savants et difficiles, comprenant clairement leur portée et reprenant leurs idées dans sa propre doctrine spirituelle. Nous savons, en outre, que le jeune chapelain fut ordonné prêtre à l'âge de vingt-quatre ans. Même au Moyen Age, les candidats à la prêtrise devaient en savoir plus long que des enfants de choeur !

Où et comment Ruusbroec a-t-il acquis cette nécessaire science ? Nous ne savons malheureusement que peu de chose sur l'organisation et le programme de l'école du chapitre de Bruxelles. En 1179, le troisième concile du Latran avait obligé toutes les écoles cathédrales à payer un « magister » pour l'enseignement de leur clergé, et nous pouvons supposer qu'à Bruxelles aussi on prit quelques mesures pour élever le niveau des connaissances bibliques des jeunes ecclésiastiques. Les prêtres ne devaient pas seulement célébrer la messe ; ils devaient également chanter l'office quotidien convenablement et annoncer la Parole de Dieu en temps opportun. Aussi devaient-ils connaître le sens et la signification des principales vérités de la foi chrétienne, et Ruusbroec écrira plus tard un bref commentaire des douze articles du Credo, connu sous le titre de De la foi chrétienne. Il a dû recevoir cet enseignement avant son ordination sacerdotale. Il est peu probable que son oncle prêtre ait été le seul à veiller à cette formation ecclésiastique, mais nous ne parvenons pas à savoir comment le jeune prêtre a été effectivement formé. Lorsque Pomerius raconte l'ordination sacerdotale du jeune chapelain, il fait expressément mention de la mère de Ruusbroec. Vers 1305, elle avait à son tour déménagé à Bruxelles et s'était installée au béguinage « afin de pouvoir jouir de la proximité de son fils, de manière plus régulière que ce n'était possible à la campagne ». Elle n'était plus en vie au moment de l'ordination de son fils en 1317.

Plus tard, Ruusbroec raconta à ses confrères qu'elle lui était souvent apparue en songe en lui demandant : « Cher fils,

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combien de temps faudra-t-il encore avant que je puisse te voir officier à l'autel ? » Et le jour même où il offrit à Dieu sa première messe, le jeune prêtre apprit de Dieu que sa mère avait accédé à la joie céleste. Elle lui apparut à nouveau pour témoigner que sa première messe l'avait délivrée des peines du purgatoire.

3. Chapelain de Sainte-Gudule (1317-1343)

Dans son important prologue, le chartreux Gérard de Heme n'a écrit qu'une seule phrase concernant la première partie de la vie : « L'abbé Jean Ruusbroec était alors prêtre dévot et chapelain à Bruxelles en Brabant, à Sainte-Gudule ; c'est là qu'il commença à rédiger quelques-uns de ses livres. » Voilà un résumé bien succinct pour une période de vingt-cinq ans ! Et cependant, le chartreux nous rapporte l'unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant : comme simple chapelain, il a commencé à écrire ses premières oeuvres mystiques. De fait, ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles, et avant de partir à Groenendael, Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le Livre du Tabernacle spirituel. Ruusbroec expérimenta les sommets de l'expérience mystique tandis qu'il exerçait l'apostolat d'un simple prêtre, au milieu de l'intense activité de la ville : sa vie spirituelle n'est donc pas le fruit mûr de la paisible et solitaire forêt de Soignes, mais elle a pris racine et elle est parvenue à son plein épanouissement au milieu des occupations de la vie citadine.

Pourquoi Ruusbroec s'est-il mis à consigner par écrit ses expériences spirituelles ? La raison première est probablement qu'il voulait y voir lui-même plus clair. Son premier ouvrage, le livre du Royaume des amants, n'est pas destiné

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à un public déterminé ; en effet, Ruusbroec se plaindra plus tard de ce qu'à son insu son copiste l'ait communiqué à d'autres lecteurs. Il semble bien, à ce propos, que l'on fut très avide de textes religieux en langue vernaculaire ; Frère Gérard l'atteste : « A l'époque, on manquait grandement de lecture spirituelle en langue vulgaire, d'autant que des hypocrites et des groupes professant une doctrine erronée retenaient l'attention. Ruusbroec décrit clairement ces hommes dangereux à la fin de la seconde partie de L'Ornement des noces spirituelles, et il en fait aussi souvent mention ailleurs, dans ses livres. »

Pour qui Ruusbroec a-t-il écrit ses ouvrages ? Quelques textes ont été rédigés à la demande de personnes précises: un ermite anonyme de la forêt de Soignes ; les clarisses de Bruxelles et les chartreux de Heme. Ruusbroec a également écrit contre certaines gens, mais sans en donner les noms. Frère Gérard parle « des hypocrites et des groupes professant une doctrine erronée ». A ce mouvement mal défini, Pomerius a donné le nom et le visage de la béguine bruxelloise, Bloemardinne. Depuis le début du XXe siècle, ce passage de Pomerius a fait l'objet d'un examen critique très serré. Il faut reconnaître que cet examen ne confirme aucunement la présentation des faits par Pomerius, mais qu'il la contredit nettement. Présentons d'abord le texte controversé de Pomerius :

« En ce temps où le serviteur de Dieu demeurait encore comme prêtre dans le monde, il y avait à Bruxelles une femme d'une doctrine perverse, nommée communément Bloemardinne.

« Elle avait une telle renommée et une telle réputation que l'on croyait même l'avoir vue entre deux séraphins quand, au moment de la sainte communion, elle se dirigeait vers l'autel. Celle-ci écrivait beaucoup sur l'esprit de liberté et sur un certain amour impie et voluptueux qu'elle appelait séraphique. En tant que propagatrice d'une doctrine nouvelle, elle était vénérée par une multitude de disciples qui suivaient son opinion. Elle était assise en effet sur

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un siège d'argent, enseignant et écrivant ; et ce siège fut après sa mort, ainsi qu'on le rapporte, offert à la duchesse de Brabant, à cause du renom de sa doctrine. Des aveugles croyaient même pouvoir être guéris par le simple contact de son corps après sa mort. Mais le serviteur de Dieu, rempli d'un esprit de sainteté et ému de cette erreur, s'opposa aussitôt à une doctrine si perverse ; et bien qu'il rencontrât beaucoup d'opposition, revêtu du bouclier de la vérité, il dévoila en toute franchise les erreurs et les hérésies contenues dans des écrits qui se répandaient sans cesse comme divinement inspirés, en contradiction avec notre foi. En quoi il se montra vraiment comme imprégné de l'esprit de sagesse et de force, sans se laisser effrayer par les embûches de ses adversaires, ni émouvoir par les dehors trompeurs de fausses doctrines, présentées sous des apparences de vérité.

« Car par expérience je puis rendre témoignage que ces écrits impies apparaissaient au premier coup d'oeil tellement revêtus d'un extérieur conforme à la vérité, que personne ne pouvait y saisir le ferment d'erreur, s'il n'était illuminé par la grâce et l'aide de celui qui enseigne toute vérité. » (Oeuvres de Ruusbroec, traduction du flamand par les bénédictins de Saint-Paul de Wisques, VI, p. 284-285.)

Divers éléments de ce récit supportent la comparaison avec d'autres sources historiques. La duchesse de Brabant est probablement Marie d'Évreux, personne d'une grande piété dont la tendance mystique était fort nette et qui mourut en 1335. Bloemardinne elle-même n'est pas une inconnue de l'histoire. Dans les actes échevinaux de Bruxelles, pour la période de 1305 à 1336, le nom de Heilwig Bloemaerts, dénommée Blocmardinne, apparaît à plusieurs reprises. De plusieurs factures, il ressort qu'elle a fondé, au prix de grosses dépenses et de beaucoup de peine, un foyer pour femmes âgées. Dans le dernier acte qu'Heilwig Bloemaerts a fait rédiger le 6 juillet 1335 et dans lequel elle déclare être redevable de cent livres à un certain Cornelis van Ninove, l'oncle de Ruusbroec, Jean Hinckaert, figure comme témoin ! Toutes ces données semblent bien confir-

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mer que la Bloemardinne de Pomerius a effectivement vécu à Bruxelles, et que Ruusbroec l'a connue de près. Heilwig Bloemaerts était une béguine au sens originel du terme : une personne pieuse, engagée dans l'action sociale, ne prononçant pas de voeux de religion. Elle a fondé et administré ce foyer pour personnes âgées, et pour autant elle était grandement considérée de la population.

Les données de Pomerius paraissent donc parfaitement crédibles pour autant qu'il s'agit de la description de la vie et de la situation sociale de cette dame aisée et généreuse. Des actes échevinaux, nous pouvons conclure qu'elle est morte vers 1335. Il est étonnant que Ruusbroec ne l'ait jamais combattue personnellement : il démasque simplement les erreurs et les hérésies que contiennent ses écrits. Mais Pomerius appelle cette bienfaitrice une hérétique, mulier perversi dogmatis. Et voici que cette opinion de Pomerius est sérieusement mise en question par la critique historique : Heilwig Bloemaerts a-t-elle été vraiment une hérétique ? Il y a de sérieuses raisons pour en douter. Non seulement on n'a conservé aucun écrit d'elle mais nulle part on nous dit que ces écrits ont existé. De plus, on ne trouve rien dans les chroniques qui concerne un mouvement hérétique à Bruxelles dans la première moitié du xive siècle. On sait qu'en 1349 une procession de flagellants a traversé les Pays-Bas. Ces pénitents qui se flagellaient en public ont peut-être aussi fait parler d'eux à Bruxelles ? Mais on n'en sait rien de certain, et Ruusbroec ne fait d'ailleurs nulle part mention de ce mouvement. Il y a une raison plus positive de douter de l'influence hérétique de Bloemardinne. Son action caritative et le foyer qu'elle avait fondé pour des personnes âgées et pauvres lui ont survécu : en 1371, l'administration du foyer est reprise par le chapitre de Sainte-Gudule et, dans l'acte de remise, on se souvient avec grand respect de la fondatrice. On la présente comme une laudabilis persona et in Christo devota : une personne digne de louange et dévouée au Christ. En outre, le clergé de Sainte-Gudule s'est souvenu de sa mort chrétienne jusqu'au début du XVIe siècle. Il est difficile d'harmoniser ces données avec la présentation que nous en donne Pomerius ; si cette bienfaitrice avait répandu une doctrine pernicieuse, l'église de Bruxelles n'aurait pas pu célébrer sa pieuse mémoire sans susciter la contestation. Nous pouvons donc conclure que c'est à tort que Pomerius dépeint cette béguine bruxelloise comme l'adversaire hérétique de l'orthodoxe Ruusbroec.

4. Quels hérétiques Ruusbroec a-t-il combattus?

Si minime que soit le crédit à accorder au récit de Pomerius concernant Bloemardinne, un fait reste : Ruusbroec a décrit et combattu certaines formes de mystique non ecclésiale (et à ses yeux hérétique). Nulle part il n'a cité le nom de ces opposants et de ces trompeurs. Cependant le mystique, si doux d'habitude, a pour eux des paroles extrêmement dures : « Leur vie est en opposition avec Dieu et avec tous les saints : ils ressemblent bien aux esprits damnés en enfer. » Concrètement, quelles sont ces personnes, et quel est le mouvement spirituel que Ruusbroec vise ainsi ? Il est bien audacieux de suggérer ici une réponse, car la question n'a pas encore été suffisamment étudiée et approfondie. Mais une hypothèse pourra aider à élucider certains points. Tournons-nous donc vers Ruusbroec et lisons un passage de L'Ornement des noces spirituelles, ouvrage qu'il écrivit à Bruxelles avant 1343 :

« Ces personnes se tiennent dans une pure passivité, sans se livrer à une oeuvre quelconque, ni en haut, ni en bas. Si elles se livraient à quelque travail, Dieu en serait gêné dans son action. C'est pourquoi elles sont affranchies de toute vertu, tellement affranchies qu'elles se gardent de vouloir louer Dieu ou Lui rendre grâces.

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« Elles n'ont ni connaissance, ni amour, ni volonté, ni prière, ni désir. Car tout ce qu'elles pourraient demander ou désirer, à ce qu'il leur semble, elles le possèdent déjà. Et c'est ainsi qu'elles sont pauvres d'esprit, car elles sont sans volonté. Elles se sont déjà détachées de tout et vivent sans se réserver en propre quelque préférence. Car il leur semble qu'elles sont dégagées de toutes choses et qu'elles possèdent ce en vue de quoi toutes les pratiques de la sainte Église sont ordonnées et instituées.

« Ces hommes-là, il est difficile de les reconnaître, à moins d'être éclairé et d'avoir le discernement des esprits et de la vérité divine. Certains sont en effet subtils et fort capables de se déguiser en affectant des opinions contraires. Or, ils sont si opiniâtres et s'enferment si bien dans leur esprit propre, qu'ils mourraient plutôt que de céder sur quelque point auquel ils se sont arrêtés. » (OEuvres choisies, trad. Bizet, p. 340 et 343.)

Nous avons déjà lu chez Pomerius une mise en garde contre les raisonnement subtils et les déviations cachées et il est clair qu'il a emprunté cette idée au texte de Ruusbroec. Mais dans quel livre Ruusbroec lui-même a-t-il pu lire ces positions non orthodoxes ? Quel ouvrage parle de prendre ses distances de toutes les vertus, d'imposer une parfaite oisiveté à la volonté et à l'intelligence, de rejeter tout désir, sous prétexte de déjà tout posséder ? On peut lire tout cela dans un traité encore trop peu connu : Le Miroir des âmes simples et anéanties. La version originale de ce traité (en moyen français) a été éditée en 1965 par Romana Guarnieri, qui a en même temps démontré avec des arguments solides que ce livre a été écrit par Marguerite Porete, une béguine de Valenciennes ; or Valenciennes fit partie des Pays-Bas jusqu'en 1677.

Le nom de Marguerite Porete ne nous était auparavant connu que par les documents de l'Inquisition française. En effet, cette béguine pieuse, courageuse et probablement orthodoxe, fut brûlée vive à Paris le 1er juin 1310 à cause de ses écrits que l'on prétendait hérétiques. Il ressort d'archives bien conservées, que Marguerite Porete fut appelée par Guy de Cambrai à répondre de ses écrits avant 1306. Cet évêque avait condamné son livre comme hérétique, et l'avait fait brûler publiquement à Valenciennes en présence de l'auteur. En outre, Marguerite devait promettre de ne plus communiquer en lecture de pareils écrits. Il est probable que son livre était trop répandu, et qu'il n'était plus possible d'en effacer toutes les traces. En avril 1309, on reparla de ce traité lors d'une enquête dont l'inquisiteur Guillaume de Paris avait chargé vingt théologiens de l'Université de Paris. L'inquisiteur montra aux savants le livre suspect, mais il ne leur fit lire que deux propositions qu'il avait relevées dans cet écrit. Ces propositions amenèrent le groupe de théologiens à la conviction unanime que l'écrit n'était pas orthodoxe et que son auteur s'écartait de la vraie foi. La sentence des maîtres de l'Université de Paris aboutit à la condamnation de Marguerite, et comme hérétique et relapse elle fut conduite au bûcher. Les deux propositions à l'origine de cette condamnation se trouvent effectivement dans le texte latin du traité Speculum simplicium animarum. Prises hors de leur contexte, elles donnent l'impression d'appartenir à un esprit brouillon. La première affirme que certaines âmes ne doivent plus s'appliquer aux vertus : « L'âme perdue dans l'amour prend congé des vertus et n'est plus à leur service ; elle n'a plus à exercer les vertus, mais les vertus sont elles-mêmes à son service. » La seconde concerne les dons de la grâce divine : « Une telle âme n'a plus souci des consolations de Dieu ni de ses dons ; elle n'a plus et ne peut plus s'en préoccuper parce que toute son attention, elle l'a dirigée vers Dieu lui-même. »

Il n'échappera pas au lecteur attentif que les deux propositions se trouvent presque littéralement dans le texte cité plus haut, par lequel Ruusbroec décrit quelques-unes des personnes égarées : elles prétendent pouvoir se passer des vertus, et ne devoir plus rien implorer ni désirer puisque

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déjà elles possèdent tout, Dieu lui-même leur suffisant en tout ; ces personnes pensent vivre dorénavant sans volonté, n'avoir plus besoin de connaissance ni d'amour, et n'avoir plus à honorer Dieu de leur louange et de leur reconnaissance.

Les écrits du mystique brabançon font soupçonner qu'il a été fortement impressionné par le témoignage de Marguerite : jamais il n'oublie l'importance de l'effort humain et de la croissance dans toutes les vertus. Cette voie active, il l'appelle « retour en actes » « werkelijk inkeren »). Mais on ne peut avancer dans cette voie active que sous l'action de la lumière et de la chaleur de l'amour divin, sous peine de ne croire qu'en la sainteté par les oeuvres : celui qui se réchauffe au soleil divin s'exerce dans le « retour essentiel » (« wezenlijk inkeren »). Les deux aspects d'une même expérience humaine sont génialement évoqués dans le passage suivant de L'Ornement des noces spirituelles :

« Toutes les fois que Dieu trouve en nous quelque disposition à recevoir sa grâce, de par sa bonté gratuite Il veut nous rendre vivants et semblables à Lui moyennant ses dons. C'est ce qui a lieu toutes les fois que nous nous tournons vers Lui de tout notre vouloir. Au même instant, en effet, le Christ vient vers nous, en nous, avec intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par ses dons et au-dessus de tous les dons. Et nous venons aussi à Lui et en Lui avec intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par la vertu et au-dessus de toutes les vertus. » (Bizet, p. 307.)

Union avec intermédiaire et sans intermédiaire, action de Dieu dans ses dons et dans sa proximité directe, retour vers Lui dans les vertus et au-dessus des vertus : trois idées essentielles que l'on retrouve clairement dans Le Miroir des âmes simples et anéanties comme dans L' Ornement des noces spirituelles. Marguerite les développe sur un ton passionné et provocateur ; Ruusbroec n'a pas ce ton direct et personnel, mais son exposé est net, clair et extrêmement précis.

Il nous paraît quasi certain que Ruusbroec a connu et lu l'ouvrage Speculum simplicium animarum. A-t-il également connu le nom de son auteur ? Nous ne pouvons rien déduire du fait qu'il ne le nomme nulle part. Ruusbroec a-t-il estimé l'auteur et son oeuvre comme dangereuses et hérétiques ? Rien n'est moins sûr, lorsqu'on voit la parenté des deux doctrines. Pourquoi sa plume devient-elle si agressive contre certaines propositions que l'on rencontre dans Le Miroir des âmes simples et anéanties de Marguerite ? On ne peut répondre à cette question qu'en se référant aux conséquences entraînées par l'oeuvre de Marguerite et sa mort tragique dans la vie de l'Église au XIVe siècle : ce n'est que péniblement que le mouvement des béguines a obtenu de la hiérarchie de l'Église un statut et une reconnaissance. Le quatrième concile du Latran avait, en 1215, défendu la fondation de nouveaux ordres mendiants ; le second concile de Lyon avait confirmé cette interdiction en 1274 ; et en 1312 le concile de Vienne condamne plusieurs erreurs tenues et répandues par des béguines. La sixième proposition condamnée s'énonce ainsi : « S'exercer dans des actes de vertu est nécessaire pour ceux qui sont imparfaits ; mais l'âme parfaite s'affranchit des vertus. » Nous pouvons en déduire que certaines opinions de Marguerite Porete avaient été transmises parmi les béguines sous forme de citations détachées de leur contexte, et que le témoignage personnel que Marguerite livre dans son traité aura été transformé et déformé par des lecteurs et des admirateurs anonymes, énonçant des propositions théologiques et morales confuses.

Tout semble indiquer que Ruusbroec ait connu à Bruxelles des personnes qu'il considère victimes d'un mouvement mystique assez répandu. Ces personnes se considéraient parfaites au plan spirituel, comme ayant atteint le suprême degré de la contemplation divine. Elles ne méprisaient pas

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seulement toute activité extérieure, mais rejetaient aussi toute autorité de l'Église officielle et toute forme de critique de la part de théologiens qualifiés. L'histoire les a ultérieurement appelées les adeptes ou les amis du Libre Esprit. Ruusbroec a tout de suite compris quelle singulière menace ce mouvement constituait pour le développement d'une saine spiritualité à l'intérieur de l'Église. Il n'a pas fait appel à l'Inquisition croyant trop peu en l'efficacité de la force extérieure et de la répression. Mais, dans ses nombreux écrits, il a, avec une grande honnêteté, essayé de séparer la paille et le grain.

Un portrait de Ruusbroec dans la ville.

Jean Ruusbroec, étant encore simple prêtre dans le monde, s'occupait si peu de sa personne que presque tous les hommes qui ignoraient sa manière de vivre le regardaient comme pauvre et méprisable. Il était en effet calme et silencieux, humble d'aspect, mais se comportant avec civilité. Il passait par les rues de la ville comme l'aurait fait un ermite. D'ailleurs, il ne sortait pas souvent, préférant de loin le repos de la prière contemplative aux activités extérieures. Un jour, marchant par les rues de Bruxelles, l'esprit perdu dans les choses célestes, deux bourgeois le virent passer et remarquèrent sa manière et son apparence toute simple. L'un dit alors à l'autre : « Oh, que ne suis-je aussi saint que ce prêtre qui passe là ! » Mais son compagnon de lui répliquer : « Et moi, pour tout l'or du monde, je ne voudrais pas être à sa place, car c'en serait fini pour moi de tous les plaisirs. » Ruusbroec qui avait par hasard entendu ces mots se dit en lui-même : « Comme vous ignorez la douceur qu'éprouvent ceux qui peuvent goûter l'Esprit de Dieu ! » (Pomerius, Vie de Ruusbroec, chap. 4.)

5. Aperçu des oeuvres écrites à Bruxelles

1. Le premier ouvrage de Ruusbroec s'intitule Dat rijcke der ghelieven (Le Royaume des amants). Plus tard, le chartreux Surius explicitera ainsi ce titre pour sa traduction

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latine : Regnum amantium Deum, c'est-à-dire Le Royaume des amants de Dieu. Ruusbroec rédigea ce premier ouvrage quelques années avant de quitter Bruxelles pour Groenendael (peut-être entre les années 1330 et 1340). Longtemps après, rendant visite aux chartreux de Hérinnes, il fut très étonné d'apprendre qu'ils possédaient ce livre, et il leur en exprima le regret. A dire vrai, c'est secrètement qu'un prêtre, qui avait été secrétaire (notarius) de Ruusbroec, avait transmis l'ouvrage aux chartreux. Quand ceux-ci voulurent lui rendre son texte, Ruusbroec refusa, sachant probablement qu'il avait été également divulgué ailleurs, mais il promit aux chartreux d'écrire un autre livre afin d'expliquer les passages difficiles et de préciser sa pensée. C'est ce qu'il fit dans sa dernière oeuvre: Dat boecsken der verclaringhe (Le Petit Livre de l' explication).

Le Royaume des amants de Dieu présente la vie spirituelle comme une ascension continuelle vers Dieu grâce à l'action du Saint-Esprit dans ses sept dons. Les chartreux de Hérinnes éprouvaient quelque difficulté en lisant la description du don de conseil. En effet, Ruusbroec ne s'en tient pas à un schéma de croissance et d'ascension progressive ; à propos de ce don de conseil, il traite de la nécessaire interaction entre prière et action, entre repos jouissant près de Dieu, et exercice pratique des vertus. En outre, il relie ces deux pôles de la vie spirituelle à la vie même qui est en Dieu, s'émerveillant de l'auguste Trinité dans le repos de son unité essentielle, aussi bien que dans les oeuvres des Trois Personnes. Dans de telles descriptions, Ruusbroec ressemble, pour reprendre une expression de Pomerius, à un chaudron d'eau bouillante : ne pouvant plus se contenir, il lui faut soulager d'une manière ou d'une autre la pression qui l'habite. Plus tard, il sera plus capable de structurer et d'ordonner ses expériences, mais sans perdre de vue qu'aucun discours ne peut traduire parfaitement l'expérience directe.

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2. Le livre le mieux structuré de notre mystique brabançon est sans nul doute Les Noces spirituelles. On a raison d'en faire son chef-d'oeuvre. Il est évident que cet écrit fit une profonde impression sur tous ceux qui en ont eu connaissance. Frère Gérard en a parlé avec Ruusbroec lui-même : « De son second livre, Vander chierheit der gheestelike brulocht (L'Ornement des noces spirituelles), il disait qu'il le considérait comme une oeuvre solide et bonne, et qu'elle avait déjà été transcrite et répandue jusqu'au pied des Alpes. » Ce détail que nous livre le chartreux se trouve confirmé par une notice rédigée à Strasbourg par Rulmann Merswin (+ 1382) :

« Je veux exposer une doctrine utile et féconde que j'ai découverte dans la première partie d'un livre sur les noces (spirituelles). C'est l'oeuvre d'un prêtre séculier brabançon, bon et saint, qui s'appelle « Johannes Rüsebruck », qui l'a lui-même fait parvenir aux amis de Dieu de l'Oberland, au cours de l'année 1350, année du jubilé. »

Le texte original fut traduit en latin avant 1360 par un chanoine de Groenendael, Guillaume Jordaens (+ 1372). Au nom de Ruusbroec, le traducteur rédigea une remarquable dédicace aux cisterciens de l'abbaye de Ter Doest qui avaient souhaité en avoir une traduction latine. Ces moines estimaient que des différences dialectales trop grandes ne permettaient pas de goûter et d'assimiler parfaitement l'ouvrage dans sa rédaction originale. Gérard Grote a lui aussi traduit en latin ce traité de Ruusbroec, et il en a certainement recommandé la lecture à beaucoup. Il est cependant le premier qui, dès 1383, fit mention de certaines réserves théologiques sur la doctrine de Ruusbroec : le théologien allemand Henri de Langenstein (+ 1397) prétendait que Les Noces spirituelles renfermaient beaucoup d'erreurs ; aussi Gérard Grote proposa-t-il que les confrères de Ruusbroec à Groenendael modifient certaines expressions dont le sens littéral était inacceptable. Mais il ne doutait pas pour autant que la pensée et l'intention du bon prieur n'aient été parfaitement loyales et saines.

Comment Ruusbroec a-t-il atteint à la puissante structure littéraire qui fait de ce traité un chef-d'oeuvre ? Il présente tout son développement comme un commentaire d'une seule phrase de l'Évangile selon saint Matthieu : « Voici l'Époux qui vient, sortez à sa rencontre » (Mt 25, 6). Il s'agit d'une citation tirée de la parabole de Jésus sur les vierges sages et folles. A cette citation s'accroche tout le développement de la vie spirituelle, c'est-à-dire de la croissance de l'homme vers une rencontre personnelle avec Dieu. Ruusbroec distingue trois stades ou étapes dans ce cheminement, aujourd'hui classiques dans tous les manuels de spiritualité : la vie active, la vie recueillie et la vie contemplative. Il commence par décrire en détail la croissance morale de l'âme humaine grâce aux efforts fournis dans la vie active. La deuxième étape est appelée vie recueillie (innig) ou vie désireuse de Dieu. Dans ce contexte, « vie recueillie » ne signifie pas seulement « intérieure », mais tout autant « simplifiée et unifiée du fond du coeur ». A ce niveau, l'homme découvre que ses efforts personnels ne suffisent absolument pas pour trouver Dieu. Il lui faut alors remettre son gouvernail entre les mains du divin timonier qui, à partir de ce moment, fixera lui-même le parcours. Cela signifie que dès cet instant, les puissances de l'homme renoncent aux itinéraires qu'elles s'étaient fixés, et s'engagent dans un voyage dont elles ignorent la destination.

Avec précision, Ruusbroec établit la différence entre vie morale et vie désireuse de Dieu. Dans la vie morale, l'homme s'efforce de rassembler des vertus pour orner sa propre demeure. Qui s'adonne trop exclusivement à ces oeuvres de perfection devient l'esclave d'une recherche de la sainteté par les oeuvres. Ce faisant, il court le risque

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d'accorder plus d'attention au service qu'il remplit qu'à Celui qu'il sert. Dans la vie recueillie, en revanche, l'attention se concentre entièrement sur la venue du Christ dans l'âme. On peut considérer la seconde partie des Noces comme une communion spirituelle profondément élaborée, dans laquelle l'homme prend conscience de la présence de Dieu à l'intime de son esprit. Pareille communion spirituelle signifie rencontre consciente et directe entre le Créateur et l'homme. Cette rencontre spirituelle constitue l'idée essentielle des Noces spirituelles. Le passage suivant l'exprime nettement :

« Dans cette tempête d'amour deux esprits sont en lutte : l'Esprit de Dieu et notre esprit. Par son Esprit Saint, Dieu se penche vers notre fond le plus intime et là, son amour nous touche. Et notre esprit — sous l'effet de l'action divine et de notre capacité d'aimer — se presse vers Dieu et se penche vers son tréfonds, et ainsi Dieu se trouve touché. De ce double mouvement naît la lutte amoureuse : en la rencontre la plus profonde et en la visite la plus intime et la plus pénétrante, chaque esprit est blessé d'amour.

« Ces deux esprits — l'Esprit de Dieu et le nôtre — projettent l'un sur l'autre leur éclat et leur lumière, et l'un découvre à l'autre son visage. De sorte que ces deux esprits aspirent également l'un vers l'autre. Chacun réclame de l'autre tout ce qu'il est, et chacun offre à l'autre tout ce qu'il est et le convie à y puiser. De sorte que ceux qui aiment sortent d'eux-mêmes. Le fait que Dieu nous touche et nous comble de son don, le fait que nous aspirons à Lui en L'aimant et que nous nous donnons à Lui en retour, voilà ce qui donne à l'amour sa stabilité. Ce flux et ce reflux font déborder la source de l'amour. Ainsi, le toucher de Dieu et notre réponse amoureuse constituent un seul et simple amour. L'homme est à tel point possédé par l'amour qu'il doit oublier Dieu et soi-même pour ne plus rien savoir que l'amour lui-même. » ( [traduction] Wisques, III, p. 158-159.)

Dans la troisième partie de son ouvrage, Ruusbroec traite de la vie contemplative du parfait. Ruusbroec savait

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pertinemment qu'ici-bas peu d'hommes parviennent à une union aussi élevée et intime avec le mystère divin :

« A cette contemplation divine, il y a peu d'hommes qui puissent parvenir, tant à cause de leur inaptitude qu'en raison du caractère mystérieux de la lumière dans laquelle la contemplation se fait. Aussi nul ne peut comprendre jusqu'au fond ce que signifie contempler Dieu par la seule voie d'un enseignement ou par sa réflexion personnelle si perspicace soit-elle. Car tous les mots restent bien en deçà de la réalité dont il est ici question. Mais celui qui est uni à Dieu et enseigné par Lui, celui-là est à même de comprendre cette vérité. » (Wisques, III, p. 208.)

3. Le troisième livre que Ruusbroec écrivit à Bruxelles, c'est La Pierre brillante. Écoutons ce qu'en dit Frère Gérard : « Il faut savoir, à propos de ce livre, qu'un jour messire Jean s'entretenait de choses spirituelles avec un ermite. Lorsqu'ils allaient se séparer, l'ermite le supplia avec insistance de mettre par écrit, pour plus de précision, ce qui avait fait le sujet de leur entretien; ainsi lui-même et d'autres pourraient le lire et progresser dans la vie spirituelle. C'est à cette requête qu'il écrivit ce livre qui, à lui seul, enseigne l'homme suffisamment pour le conduire. » Cette présentation se trouve confirmée par un bref dialogue au milieu du livre. Un auditeur inconnu pose tout à coup cette question à l'auteur : « Maintenant j'aimerais savoir comment nous pouvons devenir des fils cachés de Dieu et posséder une vie contemplative. » Dans la réponse de Ruusbroec, il y a quelques phrases à la deuxième personne ; on peut donc dire que cet opuscule rapporte un entretien oral.

Par son contenu, La Pierre brillante s'apparente étroitement aux Noces spirituelles. On y lit tout à la fois un résumé et une explicitation de ce que Ruusbroec a écrit dans son chef-d'eeuvre. Aussi cet opuscule est-il le plus accessible au lecteur moderne. Dans la première partie, on découvre les

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quatre catégories d'hommes bons et croyants : le mercenaire, le fidèle serviteur, l'ami intime et le fils caché. Bien que tous ces croyants veuillent, chacun à sa manière, éviter le mal et pratiquer la vertu, une grande différence apparaît dans leur façon de vivre la foi chrétienne. Dans ses Epîtres, saint Paul parle des enfants qui ont encore besoin d'être nourris de lait et des adultes qui peuvent supporter une nourriture solide. Et l'on comprend fort bien que, normalement, l'enfant grandit vers la maturité. Dans la description de Ruusbroec, on ne trouvera pas cette croissance normale : il n'y a pas d'ascension obligée de l'état de mercenaire à celui de serviteur, et de celui d'ami à celui de fils. Mais nous y lisons une présentation des dons libres de Dieu qu'Il accorde à quelques élus pour l'utilité de tous. Il est évident que, de cette manière, Ruusbroec décrit la tâche et la signification propres du mystique à l'intérieur de l'ensemble de la communauté chrétienne. Guillaume Jordaens a traduit en latin ce troisième traité.

4. Venons-en au quatrième livre, Les Quatre Tentations. Un norbertin de l'abbaye de Park (probablement Simon van Wevel) l'a traduit en latin. Ce court traité décrit quatre tentations qui peuvent égarer les débutants dans la vie spirituelle. Ruusbroec ne vise pas ici quelque grand pécheur public, mais tous ceux qui veulent vivre leur foi en profondeur. Ces quatre principales tentations sont : vivre suivant les désirs du corps et des sens, se donner une apparence de sainteté par des pénitences excessives, se fier avec suffisance en son propre savoir, et enfin chercher la fuite dans la paresse et une fausse quiétude.

5. La cinquième oeuvre de Ruusbroec s'intitule De la foi chrétienne. Il s'agit d'une brève explication des douze articles de la foi. De tous les ouvrages de Ruusbroec, c'est le plus simple : il contient vraisemblablement la catéchèse et l'enseignement donnés à la collégiale de Bruxelles. Seule la doctrine sur la vie éternelle y est quelque peu développée dans une description du ciel et de l'enfer. La légende ou l'exemple des trois moines gourmands témoigne du style plutôt populaire de cet enseignement :

« Jadis, près du Rhin vivaient trois moines qui délaissaient leur monastère pour chercher au dehors des mets délicats. Deux d'entre eux moururent subitement à l'improviste, l'un étouffé et l'autre noyé tandis qu'il se baignait. Alors, l'un des défunts revint et apparut au troisième compère demeuré en vie, et lui déclara qu'il était damné. Le survivant lui demanda alors si sa souffrance était grande. Le damné leva la main et laissa tomber une goutte de sueur sur un chandelier de bronze ou d'étain qui se trouvait à proximité. Et, en un instant, celui-ci fondit comme graisse ou cire dans un four surchauffé. Et la puanteur devint si forte que les moines durent évacuer leur monastère trois jours durant. Et le moine qui avait été témoin de cette vision quitta le monastère pour se faire frère mineur. Et celui qui me l'a rapporté avait été moine dans ce monastère, et était devenu dans la suite frère prêcheur. » (Wisques, V, p. 257, modifié.)

6. L'oeuvre la plus longue de Ruusbroec, Le Livre du tabernacle spirituel, fut rédigée aussi, en grande partie du moins, à Bruxelles. Ce traité comporte un commentaire libre et détaillé de la construction de l'arche de l'Ancienne Alliance, telle qu'elle est décrite dans l'Ancien Testament (Ex 26 s.) Le service du Temple chez les Juifs et les différents sacrifices y sont traités longuement. Les données bibliques fort nombreuses deviennent autant de symboles de l'ascension mystique de l'âme. Cette explication symbolique de l'Écriture s'intéresse beaucoup moins au sens premier et littéral du texte. Le procédé de Ruusbroec semblera donc étrange au lecteur moderne. Mais de son vivant — et jusqu'au XVIe siècle — on l'a lu avec avidité et tenu en haute estime. On peut le considérer comme un « best-

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seller » spirituel. C'est en effet l'oeuvre la plus copiée du mystique brabançon. Plus de vingt-cinq manuscrits nous l'ont conservée. Guillaume Jordaens a réalisé une traduction latine dont on n'a retrouvé qu'un court fragment. Un texte de Frère Gérard exprime également une fervente admiration pour ce long traité : « Le Livre du tabernacle se recommande de lui-même, car il n'y a personne dans toute la sainte Église, du pape au plus humble des fidèles, qui n'en puisse tirer du profit spirituel, si toutefois il veut le lire et comprendre ». Et il rend hommage à son auteur, car ce traité renferme maintes vérités spirituelles et subtiles, tirées de choses compliquées qui se trouvent dans la Bible et qui toutes se rejoignent dans l'âme humaine, tout comme le Tabernacle ne formait, avec toutes ses parties, qu'un seul ouvrage.

« Dans ce livre, où l'auteur commence à parler de vingt espèces d'oiseaux dont Dieu avait défendu de manger, j'ai volontairement laisse de côté une grande invective contre tous les états dans l'Église. Il se lamentait de les voir tombés si bas et de continuer à s'éloigner de leur condition initiale. On trouve d'ailleurs ces critiques dans d'autres exemplaires de ses livres » (cf. Masques, IV, p. 8-9).

La dernière remarque de Frère Gérard prouve que les chartreux de Hérinnes goûtaient moins la critique acerbe qu'émettait Ruusbroec à propos des abus dans l'Église de son temps ! Les grands écrivains mystiques ne redoutent pas de regarder en face la réalité quotidienne : c'est avec grande liberté que sainte Catherine de Sienne (+ 1380), elle aussi, reprenait pour sa conduite et sa politique le pape Grégoire XI à Avignon, et qu'elle le pressa de rentrer à Rome. A sa manière, Ruusbroec a tenté de ramener le clergé à sa véritable mission. On ne saurait donc passer sous silence ou édulcorer son courageux pamphlet : le don mystique, loin de rendre l'homme étranger au monde, lui confère une mission prophétique en faveur de ses contemporains.

6. La fondation du couvent de Groenendael

Depuis son ordination en 1317, Ruusbroec était chapelain de la collégiale et habitait avec son oncle, le riche chanoine Jean Hinckaert. Le chapelain consacrait une bonne part de son temps et de son attention aux béguines de Bruxelles : il désirait en effet leur donner non seulement une saine spiritualité, mais aussi un statut officiel reconnu par l'Église. Nous savons, en effet, que les premières béguines ont commencé, à partir de 1280, à se grouper dans des béguinages fermés. Cela parce que les difficultés sociales et l'autorité ecclésiastique les y poussaient. Constatons toutefois que Bloemardinne a vécu jusqu'en 1335 comme béguine indépendante dans sa maison familiale. En 1320, le pape Jean XXII ordonna que l'on fît une enquête sur la doctrine et les moeurs des béguines vivant dans les anciens Pays-Bas. Quatre ans plus tard, l'évêque de Cambrai publia une lettre ouverte dans laquelle il affirmait que cette enquête s'était terminée par des conclusions tout à fait favorables aux béguines de Bruxelles. Entre-temps, les envoyés de l'évêque avaient nommé une « maîtresse », appelée aussi « grande béguine », qui remplissait les fonctions de supérieure de la communauté. A partir de ce moment, les béguines eurent un statut officiel et furent protégées contre toutes persécutions et calomnies.

Il est permis de supposer qu'Hinckaert, fils d'un patricien et échevin de la ville, n'eut, au début, que peu d'intérêt pour le mode de vie et l'apostolat de son jeune neveu. Nous avons en effet différentes descriptions de la fonction ecclésiastique de Jean Hinckaert et de son rang dans le clergé bruxellois. D'après Pomerius, l'oncle de Ruusbroec était chanoine du grand chapitre. Ce collège très ancien de douze chanoines avait été créé en 1047 par le duc de Brabant. (A côté de ce grand chapitre, il y avait, depuis 1226, un petit chapitre composé de dix chanoines ; Frank de Coudenberg en fut sans doute canonicus minor durant quelques années.) Les archives de Sainte-Gudule ne mentionnent nulle part un chanoine Hinckaert. Trois documents font mention de Jean Hinckaert, fils de Gercim, mais ils le nomment simplement chapelain et l'ignorent comme chanoine. Il est probable que, jusqu'en 1337, il fut le prêtre responsable de la chapelle dédiée à saint Jean l'Évangéliste. Un document du 5 juin 1337 mentionne un autre chapelain lui ayant succédé. Le fait de céder cette prébende ecclésiastique fut vraisemblablement l'effet d'une conversion que Pomerius relate d'ailleurs dans le détail :

« Quand ce chanoine eut vécu un certain temps dans le monde, comme les prêtres de son rang ont l'habitude de le faire, il arriva qu'un jour il entendit une voix intérieure lui dire : « Va à l'église, car là tu entendras un sermon qui t'indiquera le chemin vers l'éternelle félicité. » Sur-le-champ il suivit ce conseil, se rendit à l'église et trouva les choses comme elles lui avaient été dites. Il se mit à écouter avec une grande attention les paroles du prédicateur qui, en commençant son sermon, ne parvenait pas à trouver les mots qu'il fallait, ni à faire ressortir le sens qu'il voulait donner à ses phrases. Mais dès que le chanoine se fut joint à son auditoire, les mots adéquats se mirent à couler si facilement de sa bouche que tous les assistants étaient stupéfaits d'entendre parler de Dieu avec autant d'ardeur. Lorsque le prédicateur lui-même s'aperçut de ce qui lui arrivait, il attribua le charme et l'abondance de son sermon, non pas à lui-même, mais à une grâce spéciale de Dieu. A la fin de son prêche, il dit à ses auditeurs : « Je pense que la facilité et l'abondance qui m'adviennent en ce moment pour prêcher me sont accordées par Notre-Seigneur au bénéfice d'un auditeur, afin qu'il se convertisse et devienne meilleur. » En entendant cela, le chanoine se dit en soi-même : « Comme ils sont vrais les mots que tu viens de prononcer. Car Dieu m'a appelé ici et a mis en ta bouche des paroles douces comme le miel afin de me détourner de la vanité du monde et de me convertir à une vie qui mène au salut. »

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Quoi qu'on puisse penser de ce beau récit, un fait est certain : à un certain moment, ce prêtre mondain a commencé une nouvelle vie, suivant assidûment les offices du choeur et s'inquiétant de son état spirituel. Ce changement ne passa pas inaperçu, car un chanoine plus jeune, Frank de Coudenberg, vint partager ce nouveau mode de vie. Notons que le jeune Ruusbroec n'a pas joué de rôle important dans la conversion de ces deux grands personnages. Il est vrai que Pomerius laisse entendre que les trois prêtres menaient ensemble, dans la maison de Jean Hinckaert, une vie pieuse et exemplaire, mais chacun continuait son apostolat propre dans son secteur propre. « Et les trois personnes précitées vivaient ensemble en bonne entente et menaient une vie très dévote et sainte. »

Il est hors de doute que ces trois prêtres pieux ont vécu ensemble ainsi durant plusieurs années, sans que rien ne les distingue apparemment des autres prêtres. Ils ne se doutaient certainement pas qu'ils allaient peu à peu imiter le genre de vie d'authentiques religieux. Nous savons d'autre part que le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c'est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine, nous pouvons le déduire d'un document découvert en 1914 par L. Reypens s.j., dans les archives de Sainte-Gudule. Ce document nous montre que le duc Jean III de Brabant a conféré le titre de chanoine et la prébende attachée à cette fonction à un certain Jean de Rockele. Cette nouvelle nomination était possible « après que maître Frank de Coudenberg, dernier titulaire de cette dignité, y eut renoncé de plein gré ». Ce document officiel, daté du 13 avril 1339, est d'une extrême importance. Il constitue pour nous le document historique le plus ancien qui fasse allusion à un nouveau projet des trois prêtres dévots.

Il est probable que la renonciation de Frank date d'avant 1339. Nous pouvons admettre que les trois prêtres séculiers avaient, d'un commun accord, décidé de quitter l'office qu'ils exerçaient à Bruxelles pour chercher une habitation plus solitaire. La réalisation pratique de ce désir échut à Frank, issu d'une famille de notables bruxellois, et qui entretenait d'étroites relations avec le duc Jean III et la noblesse de la cour de Brabant. Il n'est pas impossible que le choix de Groenendael ait été suggéré par le duc lui-même. En 1304, Jean II avait cédé la vallée et les étangs de Groenendael à l'ermite Jean de Busco, son parent, qui abandonna l'agitation de la cour ducale pour le silence et la solitude de la forêt de Soignes. Après sa mort, Arnold de Diest et l'ermite Lambertus vinrent successivement occuper son ermitage. C'est peut-être l'un d'eux qui pria Ruusbroec de mettre sa doctrine par écrit dans La Pierre brillante. Lambertus ne séjourna pas longtemps à Groenendael, et céda volontiers la place aux trois prêtres de Bruxelles pour aller habiter un autre ermitage de la forêt de Soignes, à Boetendale (Uccle).

Durant la semaine de Pâques de 1343, Frank de Coudenberg (+ 1386), Jean Hinckaert (+ 1350) et Jean de Ruusbroec (+ 1381) vinrent occuper l'ermitage de Groenendael. Le mercredi de Pâques (16 avril 1343), le duc Jean III de Brabant mit à leur disposition l'ermitage construit auparavant, ainsi que le vivier tout proche et les terres environnantes. Il posait comme condition la construction à cet endroit d'une maison capable d'héberger au moins cinq hommes pieux, dont deux au moins devaient être prêtres. La communauté devait y « célébrer les divins offices pour la louange, la gloire et l'honneur du Dieu tout-puissant, de la glorieuse Vierge Marie et de tous les saints ». Le duc Jean réalisa cette fondation religieuse pour le salut de l'âme de ses ancêtres, et spécialement pour celui de son épouse bien-aimée, Marie d'Evreux, morte en 1335. Pomerius a fait de la pieuse duchesse une admiratrice de Bloemardinne.

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Vue panoramique de Groenendael
Gravure de L. Vorstermans junior, imprimée par Sandecus
en 1659. Le monastère a été détruit pendant la révolution française.

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Quoi qu'il en soit, sa pieuse mémoire a incité le duc à devenir, au plan matériel, le fondateur d'une nouvelle communauté à Groenendael.

A propos de cette fondation, il nous faut encore répondre à deux questions : pour quels motifs les trois prêtres séculiers ont-ils quitté Bruxelles et le chapitre de Sainte-Gudule ? Quel genre de vie envisageaient-ils de mener à Groenendael ?

A la première question, les historiens ont apporté des réponses diverses. Certains prétendent que maître Frank dut quitter la ville pour des raisons politiques. D'autres pensent que Ruusbroec dut s'enfuir à cause des partisans de Bloemardinne. Sayman de Wijc, l'archiviste du couvent de Groenendael, écrivait entre 1410 et 1415 que les trois prêtres pieux avaient de plus en plus de répugnance à suivre les offices à la collégiale de Bruxelles : ils étaient gênés par la voix rauque d'un certain Godfroid Kerreken qui n'était jamais en mesure et chantait toujours plus bas que le ton ! Pomerius a repris cette explication. Celle-ci nous éclaire peut-être davantage sur le souci des futurs chanoines augustins d'avoir un chant monocorde, que sur l'intention des premiers fondateurs ! Les faits eux-mêmes prouvent que Ruusbroec et ses compagnons ont cherché avant tout une retraite mieux protégée. Ce n'est certes pas par hasard qu'ils ont choisi un endroit habité depuis quarante ans par un ermite. Frère Gérard de Hérinnes souligne lui aussi ce désir de retraite et de solitude : Ruusbroec quitta Bruxelles parce qu'il « voulait se retirer de la foule », afin de pouvoir mener une vie sainte et retirée, « parce qu'il préférait se libérer de tous les rassemblements ». Au temps où il était chapelain, on taxait Ruusbroec de « solitaire », d'homme renfermé. Dans ses derniers ouvrages, il note que la prière chorale doit se faire avec attention : on doit comprendre et méditer ce que l'on chante. Ce désir d'une plus grande intériorité a conduit les trois compagnons à quitter la ville pour rejoindre

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le silence de la forêt et sa retraite. Leur départ fut donc inspiré par une vocation déterminée, une sorte d'appel du désert. Des facteurs négatifs ont pu — bien sûr — jouer aussi. L'église de Sainte-Gudule était encore en construction et ne constituait donc pas une oasis de silence et de calme. Ruusbroec lui-même rapporte que messieurs les chanoines se comportaient de manière peu édifiante lorsqu'ils étaient au choeur pour la prière : « Ou bien ils parlent entre eux, ou bien ils se taisent tout le temps que dure la prière, ou bien ils profitent de la moindre occasion pour s'en aller, parce qu'ils ne trouvent aucun goût dans le service du Seigneur. »

Les trois compagnons vinrent donc à Groenendael afin de pouvoir mieux servir et louer Dieu, et trouver plus de saveur à leur vie spirituelle. Il faut bien comprendre qu'ils n'ont donc pas voulu fonder un couvent, et qu'ils ont vécu durant les premières années sans règle ni supérieur. Frank de Coudenberg fut nommé curé par l'évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu'il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !). Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle, bénite en 1345 par l'évêque auxiliaire de Cambrai, Mathias de Cologne. La nouvelle fondation était donc une chapellenie et nullement un couvent. Aujourd'hui, on appellerait cette entreprise une « communauté expérimentale ». Ses membres reçurent de leur évêque la permission de vivre un temps de solitude. Certains collègues et bon nombre de laïcs ont dû les prendre pour des prêtres en difficulté ne sachant plus très bien où ils en étaient, et désireux de méditer sur leur vie dans la forêt.

Il est étonnant que poussés par une vocation intérieure, ces hommes n'aient pas cherché refuge dans un des nombreux couvents et abbayes qui les entouraient et qu'ils ne se soient pas joints non plus à l'un des florissants ordres mendiants. Il est de fait que Ruusbroec trace un sombre tableau de la situation spirituelle de la plupart des couvents : « Tous les ordres et communautés de religieux sont infidèles à leurs origines et se conforment au monde. Sauf les religieux qui ne sortent pas de leur couvent : les chartreux et toutes les religieuses qui vivent en clôture. Ceux-là restent les plus fidèles à leurs origines. » Les trois fondateurs de Groenendael auraient pu penser à une communauté religieuse réformée et renouvelée, mais en 1343, il n'était pas question pour eux de vie religieuse régulière. Ils restaient à Groenendael ce qu'ils avaient été à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté.

Ruusbroec et ses compagnons n'ont pas voulu fonder de couvent, ni devenir des religieux. Pourquoi ? Ils ne cherchaient pas un institut religieux, mais une vie de piété plus profonde. Certains lecteurs penseront peut-être que l'on grossit ici l'opposition entre institution et vie. La vocation religieuse naît, en effet, dans la vie ordinaire non instituée, mais elle a le plus souvent besoin de cadres et d'institutions pour se développer et s'épanouir. C'est du moins, semble-t-il, le cours habituel des choses. Et pourtant, la vie de l'Église aux Pays-Bas durant les xiir et xIvc siècles nous apprend que différents groupes de personnes profondément croyantes ont suivi un autre chemin. Nous pensons spécialement aux béguines du XIII° siècle, et aux frères et soeurs de la Vie Commune à la fin du XIVe siècle. Les premières béguines étaient des femmes indépendantes, habitant seules, animées d'un idéal spirituel, qui osèrent risquer dans le monde la formidable aventure d'une relation personnelle avec Dieu. Elles ne souhaitaient ni voeux, ni couvents, ni aucun lien spécial avec la hiérarchie. Nous retrouvons cette même mentalité chez les disciples de Gérard Grote, qui vécurent en communauté dans des maisons de frères ou de soeurs, mais sans le moindre engagement officiel. Ces personnes s'estimaient-elles trop fragiles ou trop instables pour accéder à des voeux définitifs dans un couvent ? L'historien

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anglais R. W. Southern découvre très justement chez eux d'autres motivations /1 :

« Fondamentalement, il y avait chez la plupart d'entre eux un désir continuel de découvrir par eux-mêmes le mode de vie le mieux adapté à leur expérience intérieure. Il y avait chez eux crainte et méfiance à l'endroit des grands ordres religieux, qui avaient éveillé de très grandes espérances spirituelles, mais qui n'avaient, en fin de compte, apporté que désillusions. Beaucoup de frères rejoignirent plus tard les chanoines augustins, mais beaucoup d'autres restèrent simples frères. Ils voyaient bien les avantages d'un engagement stable, surtout alors que certains confrères quittaient la communauté : en de tels moments, ils se sentaient trahis et regardaient d'un oeil envieux les communautés religieuses qui pouvaient exiger des sanctions légales contre les membres qui faisaient défection. Il est normal qu'ils aient perçu les avantages de ces sanctions légales, mais il est remarquable qu'ils aient voulu, un siècle durant, se priver de ces avantages. »

L'historien anglais cite alors une lettre écrite en 1490 par un frère de Hildesheim. Il s'agit de la délicate question de ce qu'il faut faire quand un frère quitte la communauté :

« Nous ne sommes pas membres d'un ordre, mais des religieux qui essayons de vivre dans le monde. Si nous obtenons le privilège papal suivant lequel les frères qui font défection devront revenir chez nous ou entrer dans un ordre religieux, alors nous perdrons notre liberté et, en échange, nous achèterons des chaînes et des murs de prison, et de la sorte nous reprendrons la règle de vie des ordres religieux. Moi-même, j'ai pensé autrefois que nous ferions mieux d'avoir une règle et d'émettre des voeux. Mais maître Gabriel Biel m'a fait remarquer qu'il y avait déjà assez de monde dans les ordres religieux. Notre genre de vie procède d'un noyau

1. R. W. SOUTHERN, Western Society and the Church in the Middle Ages, p. 344-345.

interne : il se développe aujourd'hui comme jadis à partir d'un germe de dévotion tout intérieur (vita nostra ex adipe processit et procedit devotionis). »

Cc frère de la Vie Commune nourrissait (en 1490) à l'endroit des ordres religieux les mêmes objections que Ruusbroec en 1343. Dans son ouvrage Le Livre du tabernacle spirituel, ce dernier nous donne une image tout à la fois négative et réaliste des couvents et des ordres mendiants de son époque : « Ce que les fondateurs ont, dès le début de l'ordre, abandonné et méprisé, voilà ce que leurs successeurs recherchent et poursuivent. Vous pouvez le constater de bien des manières... Ils souhaitent bien manger et boire et porter des vêtements à la mode. Rien ne leur paraît trop cher pour ce qui regarde le boire et le manger, la manière de s'habiller, pourvu qu'ils puissent l'avoir. Ils bâtissent des églises élevées et des couvents spacieux... Parmi eux, on trouve des frères riches et des frères pauvres, tout comme dans le monde. » Ruusbroec a vu de ses propres yeux que, dans les couvents existants, on cherchait « le monde » plutôt que de le quitter. Si quelque homme bon s'y trouvait, il devenait objet de tracasseries et de railleries ! Les authentiques chercheurs de Dieu n'y rencontraient qu'incompréhension et mépris. C'est pour cela que Ruusbroec et ses amis décidèrent de se mettre en quête d'une vie cachée hors des cadres existants.

Sept années durant, ils vécurent sans engagement juridique, sans se lier, ni les uns envers les autres, ni envers la hiérarchie de l'Église. Le duc Jean III établit la donation de Groenendael au nom du prêtre Frank de Coudenberg, celui-ci devait ériger une habitation pour cinq religieux au moins (habitatio quinque virorum religiosorum), qui assureraient sur place l'office divin. La communauté garderait le lieu en pleine propriété, mais elle n'avait encore ni statut propre ni responsable. On comprend que le monde extérieur ait eu du

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mal à situer ce groupe étrange d' « ermites vivant en communauté ».

Comment garantir l'avenir de la fondation ? A qui passerait la donation de Groenendael ? Ces questions ont certainement été présentes à l'esprit des chanoines de Sainte-Gudule, qui avaient vu vivre parmi eux pendant un assez long laps de temps les trois premiers fondateurs. Certains prenaient nettement position en faveur de leurs amis retirés dans la forêt, d'autres ne comprenaient absolument rien à leur projet. Des rumeurs et des questions inquiétantes circulaient à leur sujet. Elles parvinrent jusqu'à l'évêque de Cambrai.

7. Passage à l'état religieux

« Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l'évêque au sujet de bruits qui circulaient. Depuis février 1349, c'était Petrus Andreae qui occupait le siège épiscopal. Après un court moment de réflexion, l'évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l'habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d'accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael.

Le frère Gérard rapporte à peu près de la même manière ce tournant important. Mais pour lui, le choix de l'état religieux vient de Ruusbroec et de ses compagnons plutôt que de l'évêque. « Mus par l'inspiration de Dieu, ils ont désiré passer à la vie religieuse : ainsi la communauté resterait davantage unie après leur mort et leur fondation serait plus durable. Ils ont pris l'habit et la règle des chanoines réguliers et ont accueilli une huitaine de personnes qui ont fait profession dans les mains du prévôt. Le sieur Jean était leur prieur. C'étaient des religieux exemplaires devant Dieu et devant les hommes. »

C'est avec raison que les deux textes cités ne font pas mention de l'oncle, Jean Hinckaert. Vu son âge avancé et sa santé fragile, il préféra ne pas devenir religieux. Cependant, il habita à Groenendael jusqu'à sa mort et vécut du même esprit que la communauté, quoiqu'il n'en portât pas l'habit. Sur le panneau d'honneur de Groenendael, il est représenté debout, habillé en ermite, à côté des habitants du premier ermitage.

Lorsque les compagnons quittèrent Bruxelles, ils n'avaient nullement l'intention de fonder un couvent. Comment en sont-ils donc arrivés là ? Cette question très pertinente a embrouillé, une fois de plus, leur biographe tardif, Pomerius. Il cite diverses raisons qui n'ont rien, ou presque rien, à voir avec la réalité. Les gardes forestiers du duc auraient souvent troublé la tranquillité de la paisible vallée par des parties de chasse qu'ils organisaient dans les environs, ainsi qu'en demandant aux pieux habitants de Groenendael de leur fournir à manger. Il n'est pas si sûr que les bruits eussent cessé à la fondation du prieuré. Cette plainte aurait été davantage fondée à l'époque de Pomerius qu'en l'année de la fondation. Comme seconde raison, Pomerius invoque la situation imprécise de la communauté et de ses biens temporels. « Tout bien considéré et sagement pesé, il lui (Frank) sembla que cette manière de vivre, nouvelle et inhabituelle, qu'ils avaient choisie en toute simplicité, ne pouvait pas durer longtemps, à moins qu'ils ne prennent un habit religieux d'un ordre approuvé par la Sainte Église ; de la sorte, leurs biens temporels et leurs revenus seraient libres de toute ingérence séculière, de même que leur amortissement, et ils seraient protégés de par la liberté

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accordée à la saint Église. » Le premier élément de cette réflexion correspond parfaitement à la réalité. Le mode de vie, nouveau et inhabituel, rassemblant les compagnons en communauté à Groenendael, ne pouvait se maintenir longtemps devant la pression de toutes sortes d'institutions bien établies. Les puissants ordres mendiants s'opposaient de toutes leurs forces à toute nouvelle fondation. Même les béguines n'échappaient plus à l'autorité ecclésiastique dès lors qu'elles se groupaient en un lieu pour y former une communauté. Le second élément avancé par Pomerius est l'amortissement des biens temporels. Maître Frank désirait que les biens soient entièrement indépendants du pouvoir séculier, et soient ainsi exempts de tout impôt.

Pomerius fait encore état d'un troisième motif pour expliquer la fondation du couvent. En 1350, le prieur de Saint-Victor de Paris aurait écrit aux compagnons de Groenendael une lettre acerbe pour critiquer la manière inhabituelle de vivre qu'ils avaient prise sans qu'elle eût reçu l'approbation de l'Église. Là encore, nous pouvons nous apercevoir d'une erreur historique de Pomerius. De fait, une lettre de Saint-Victor est parvenue à Groenendael. Cette lettre, rédigée par Pierre de Saulx en 1366, parlait non pas d'un nouveau mode de vie, mais de la formule utilisée par les augustins de Groenendael pour leur profession. De plus, Pierre de Saulx n'a nullement écrit cette lettre en qualité de prieur du célèbre monastère parisien, mais au titre de président du chapitre triennal des augustins. Les recherches actuelles conduisent à conclure ainsi : il n'a jamais existé de lien juridique spécial entre Groenendael et Saint-Victor. Dès sa fondation, Groenendael a été un monastère brabançon indépendant, et c'est la raison pour laquelle il est devenu un modèle généralement reconnu pour des fondations semblables aux Pays-Bas.

Reste une question à laquelle Pomerius n'a pas répondu de façon satisfaisante. Pourquoi les nouveaux venus de

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Groenendael ont-ils choisi la règle et l'habit des chanoines augustins ? Il est hors de doute qu'ils ont cherché à avoir un statut canonique officiellement reconnu, car leur manière de vivre, nouvelle et inhabituelle, donnait trop souvent prise à la critique. « Certains disaient que c'était une communauté malsaine et d'autres, par contre, affirmaient que c'étaient des hommes pieux, honorables et de grande bonté. » Contre de telles rumeurs, seule une fondation reconnue canoniquement pouvait efficacement se défendre. Le premier projet des compagnons visait à chercher la solitude de la vie érémitique, sans pour autant abandonner l'office choral. Décidant de passer à l'état religieux, ils optèrent pour une règle de vie qui s'adaptait bien à leur passé de chanoines séculiers. En la choisissant, ils firent de Groenendael un chapitre de chanoines réguliers avec lequel le chapitre séculier de Sainte-Gudule puisse continuer à entretenir des rapports de parenté.

On s'est souvenu pendant des siècles du lien unissant Groenendael et le petit chapitre de Sainte-Gudule. En 1460 naquit une tradition suivant laquelle les chanoines du petit chapitre rendaient chaque année visite à leurs frères réguliers de Groenendael. Cette visite se plaçait toujours le lundi suivant la fête de la Sainte-Trinité. Ce jour-là, les deux communautés célébraient ensemble la grand-messe dans l'église, puis on prenait ensemble le repas dans le réfectoire conventuel. Cette rencontre rappelait chaque année la fondation de Groenendael, puisque le premier prévôt, Frank de Coudenberg, avait été durant quelques années chanoine du petit chapitre, et que Jean de Ruusbroec avait appartenu au clergé de la collégiale de Bruxelles.

Une telle rencontre annuelle a sans conteste gardé vivants les liens entre Groenendael et Sainte-Gudule. Nous en possédons un témoignage précis : le panneau d'honneur de Groenendael. Vers 1550, le petit chapitre de Bruxelles fit

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réaliser pour sa salle de réunions une peinture représentant les grandes figures de Groenendael, groupées autour de leur fondateur, Maître Frank, et leur bon prieur, Jean de Ruusbroec. Deux panneaux peints en blanc portent comme inscription un texte latin exprimant les liens entre Groenendael et le chapitre : « Ex hoc decem canonicorum collegio originem traxit monasterium viridis vallis in Sonia anno 1343. » Le fondateur du couvent de Groenendael dans la forêt de Soignes en 1343 a été membre de ce chapitre de dix chanoines.

8. Ruusbroec et la communauté de Groenendael

L'influence de Ruusbroec a marqué la communauté de Groenendael de façon inoubliable. Il ne fut pas supérieur du couvent et, en fait d'érudition, il dut s'effacer devant Maître Frank, Maître Guillaume Jordaens et d'autres confrères nantis de diplômes universitaires. Il fut cependant la figure centrale de la jeune fondation. Tous ses contemporains l'expliquent ainsi : il éprouvait intensément la présence de Dieu, et était directement éclairé et inspiré par le Saint-Esprit. Il était aussi capable de communiquer à d'autres sa connaissance du mystère divin. Son entourage immédiat a reconnu et respecté cette vocation mystique exceptionnelle. En cela, Ruusbroec diffère nettement d'autres écrivains mystiques de la tradition chrétienne : Maître Eckhart, Thérèse d'Avila et Jean de la Croix ont trouvé dans leur entourage une compréhension fraternelle, mais également une opposition farouche. Rien de tel dans la vie tranquille et apparemment impassible du mystique brabançon. Sa vie et sa doctrine ont reflété l'éclat bienfaisant d'une Lumière qui éclaire l'existence tout entière. La nuit obscure de la vocation mystique n'y est que vaguement présente, en arrière-fond d'un paysage inondé de soleil.

Le bon prieur était capable de partager avec d'autres sa richesse intérieure. Il le faisait oralement pour ses confrères et les nombreux visiteurs qui arrivaient à Groenendael. Voici comment Pomerius le relate : « Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d'édification, il se faisait le plus souvent un plaisir d'accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu'une image se représentait à l'esprit, celle d'un tonneau rempli de nouveau vin et dont les jointures éclatent sous l'effet de la fermentation. Telles étaient les paroles qui sortaient de sa bouche chaque fois qu'il nous parlait de Notre Seigneur Jésus-Christ. Au vrai, Jésus Lui-même a dit à ses disciples : "Lorsque vous vous trouverez devant les rois et les princes, ne vous mettez pas en peine de ce que vous devez dire, car cela vous sera donné au moment voulu" (Mt 10, 15-19). Notre Seigneur a dit : "Cela vous sera donné." Il n'a pas dit : "Vous l'aurez comme si cela venait de vous." Ses paroles étaient parfois si enflammées qu'elles parvenaient même à émouvoir un coeur de pierre et qu'il pouvait faire jaillir du feu d'un caillou. D'autres fois, aucune parole ne franchissait ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C'était alors comme s'il n'avait jamais reçu aucune lumière de l'Esprit saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : "Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci." Et, après avoir salué les personnes présentes, il se retirait. »

Il arrivait que quelques confrères viennent s'entretenir avec lui après l'office du soir. Ils étaient si touchés intérieurement par ce qu'il disait sur l'amour de Dieu, qu'ils en oubliaient l'heure avancée et restaient ainsi à l'écouter. Et cependant, ils pouvaient ensuite assister avec grande attention à l'office de nuit !

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9. Comment Ruusbroec a écrit ses derniers ouvrages

Pomerius assure avoir reçu de confrères plus âgés, qui avaient connu personnellement Ruusbroec, des indications sur la façon dont il écrivait. Lorsque les rayons de la lumière divine inondaient son âme, il se rendait en « un endroit secret quelque part dans la forêt ». Il écrivait ce que l'Esprit Saint lui inspirait, sur une tablette de cire qu'il rapportait au monastère. Il rédigeait morceau par morceau les chapitres de ses ouvrages, avec des interruptions parfois fort longues : il lui arrivait de devoir attendre de nombreuses semaines avant que l'Esprit Saint ne le presse d'écrire ; et malgré cela, les textes s'agençaient « en une belle ordonnance », et donnaient l'impression d'avoir été rédigés d'un trait. Cette manière de travailler peut expliquer que certaines idées et certaines descriptions reviennent souvent.

Plus tard, son grand âge ne lui permettra plus d'écrire seul. Mais la faiblesse de son corps n'étouffant pas la lumière de son esprit, il emmènera un de ses confrères dans la forêt pour rester en sa compagnie, et transcrire sur la cire les inspirations de l'Esprit Saint. C'est ainsi que Ruusbroec mit par écrit sa haute doctrine sur la vie active et la vie contemplative. Les bons juges doivent reconnaître que ses écrits dépassent de loin les possibilités de l'entendement humain, et que son esprit éclairé a pénétré jusqu'à la contemplation de l'essence divine, comme son saint patron, Jean l'Evangéliste, qui a pu considérer la lumière céleste à la manière d'un aigle.

Un jour, le pieux prieur avait quitté le couvent pour s'adonner à la contemplation sous un arbre, en un endroit retiré de la forêt. Là, il fut intérieurement si enflammé du feu de l'amour divin qu'il en avait complètement oublié l'heure. Il fut si longtemps absent que ses frères s'inquiétèrent et se mirent à sa recherche à travers les innombrables sentiers. Après une longue recherche, un frère qui le

VIE DE RUUSBROEC

49 [reproduction d’un vitrail]

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connaissait bien aperçut au loin un arbre entouré d'une couronne de lumière. Prudemment, il s'avança et vit le dévot prieur assis sous cet arbre, comme emporté par la jouissance débordante de la béatitude divine. Ce trait assure nettement que l'ardeur intérieure de sa dévotion se manifestait parfois de manière visible par une lumière merveilleuse.

Le récit de l'arbre illuminé merveilleusement (la tradition parlera plus tard d'un tilleul) présente tous les caractères d'une légende pleine de sens. Le signe matériel veut porter un message spirituel, celui du témoignage lumineux du bon prieur, pour tous ceux qui purent l'approcher.

Les siècles suivants n'ont d'ailleurs pas oublié ce signe : en 1602, l'archiduchesse Isabelle fit construire, à côté du tilleul de Ruusbroec, une chapelle en l'honneur de Notre Dame de Lorette. On voit très bien cette chapelle sur la gravure de Groenendael que Sanderus a reprise dans sa Chorographia sacra Brabantiae.

10. Oeuvres écrites pour une clarisse

Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrivit quatre ouvrages pour une simple clarisse de Bruxelles, soeur Marguerite de Meerbeke. Son couvent était situé près de la porte de Hal, et les gens du peuple l'avaient nommé « couvent des urbanistes ». Les soeurs y suivaient une règle franciscaine, approuvée par Urbain IV en 1263. Elle leur permettait d'accepter des biens et des rentes. C'est pourquoi on les appela aussi plus tard « Riches Claires ».

C'est en 1344 que le couvent des urbanistes fut fondé, grâce à une généreuse donation du conseiller ducal Guillaume de Duivenvoorde Cr 1352). Le 18 janvier 1344, Clément VI accorda l'approbation papale pour la fondation à Bruxelles d'un couvent de clarisses. Dans l'acte d'érection, le fondateur reprit expressément la clause selon laquelle les

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soeurs seraient « cloîtrées », comme le voulait la règle primitive de sainte Claire : « includendae secundum dicti ordinis statuta ».

Nous ne savons pas si le sieur Guillaume a connu personnellement les fondateurs de Groenendael. Mais il a agi parfaitement dans l'esprit de Ruusbroec en stipulant que les soeurs du nouveau couvent devraient vivre entièrement séparées du monde. Dans Le Tabernacle spirituel, Ruusbroec constate que peu de religieux ont conservé le zèle de leurs fondateurs, honnis les chartreux, ainsi que les « demoiselles qui vivent dans les monastères cloîtrés ». Il n'est pas étonnant dès lors que sa préférence aille aux couvents où la clôture était soigneusement respectée, et qu'il ait été tout disposé à en aider de toute manière les communautés.

Il n'en reste pas moins étonnant que Ruusbroec ait écrit une lettre et trois traités importants pour cette simple religieuse, dont nous savons seulement qu'elle était « chantre », ayant donc pour tâche d'entonner au cours de l'office. Ruusbroec fut pour elle un guide spirituel particulièrement attentionné. La doctrine spirituelle qu'il a mise par écrit pour cette seule religieuse semble si précieuse et de portée si générale qu'elle paraît adressée à toutes celles qui s'engagent dans ce chemin.

1. La première lettre

Soeur Marguerite est — cela ne fait aucun doute — très personnellement présente dans la lettre que Ruusbroec lui adresse vers 1346. Longtemps, on ne connut cette lettre que dans la traduction latine de Surius, chartreux de Cologne. En 1964, R. Lievens, professeur à l'université de Louvain, a retrouvé la version originale dans un manuscrit datant des environs de l'an 1480, et provenant du couvent de Sainte-Agnès, à Arnhem. La tournure de la lettre est extrêmement personnelle, du fait que la destinataire y est souvent interpellée à la seconde personne.

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« Si vous voulez être à Lui et non pas à vous-même vous faut servir tous les hommes d'une manière égale et'ne prendre personne sous votre particulière protection. Ainsi vous ne serez jamais attristée de manière désordonnée, si une de vos amies vient à mourir, ou si elle vous est infidèle en vous délaissant pour une autre. » Nous avons ici l'idée maîtresse de la lettre, mettant en garde contre la formation de factions dans le monastère : « Chacune veut en attirer à soi une autre pour convenir de ceci : sois-moi fidèle et moi aussi je te serai fidèle. Donne-moi et je te donnerai en retour. Restons unies et que personne ne puisse nous séparer, et ainsi personne ne pourra nous nuire. Nous nous assisterons mutuellement dans nos besoins, tant durant notre vie qu'à l'heure de la mort. »

Ruusbroec attaque violemment toute formation de clans dans le monastère. Ce faisant, il ne redoute pas tant l'exagération dans l'affectivité et les amitiés particulières, qu'une sorte de contrat d'assurance spirituelle, la compagne préférée devenant un refuge en cas de détresse : « Ces personnes veulent se rencontrer et parler, tôt le matin et tard le soir, autant qu'elles en ont envie ; et elles ne supportent pas qu'on les réprimande. Quiconque leur fait une remarque est leur ennemi. Et peu leur importe de scandaliser les autres. Il est donc inévitable qu'elles reculent dans l'exercice des bonnes moeurs et la pratique des vertus intérieures et extérieures. Car quiconque attire à soi une autre personne au lieu de lui montrer le chemin vers Dieu est fourbe et vit en contradiction avec la volonté de Dieu. »

Pour le même motif, Ruusbroec avertit sa correspondante de ne se lier à personne par envie ou attrait, pas même à son confesseur. Il est bien possible qu'en parlant ainsi, il fasse allusion à lui-même. Nous apprenons en tout cas qu'il a personnellement visité le monastère de sa correspondante : « Lorsque je suis passé en votre monastère l'été dernier, j'ai eu l'impression que vous aviez quelque peine. » Nous

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n'avons connaissance que de deux voyages entrepris par Ruusbroec depuis sa nouvelle résidence de Groenendael : le premier, pour visiter les clarisses de la Porte de Hal à Bruxelles ; le second, pour se rendre chez les chartreux d'Hérinnes. Ruusbroec était prêt à se mettre en voyage lorsqu'il s'agissait de rendre visite à des personnes qui s'étaient soumises à une clôture stricte, mais les autres amis et admirateurs n'avaient qu'à venir eux-mêmes à Groenendael !

2. Ruusbroec a repris nombre d'idées de sa première lettre dans le traité Les Sept Clôtures. Il y décrit comment une religieuse peut remplir au mieux les différents temps de prière et les diverses tâches que comporte une journée monastique, et comment ces tâches la font progresser dans la voie de l'union à Dieu. Ce livre fut écrit peu après le 19 avril 1346, jour où les premières religieuses firent leur profession au monastère des clarisses de Bruxelles. Ruusbroec leur trace un programme détaillé pour susciter dans la jeune communauté un véritable esprit religieux. L'observance rigoureuse de la clôture monastique lui semblait en être une condition absolue :

« Lorsque vous êtes demandée ou appelée à la grille, si vous y allez volontiers et avec un coeur joyeux, vous devez vous en attrister, car c'est preuve que vous vivez plus selon la chair que selon l'esprit, plus pour le monde que pour Dieu, et que vous manquez encore du premier élément qui constitue votre clôture... Car si vous allez avec plaisir au parloir et si vous préférez vous répandre à l'extérieur plutôt que de vivre à l'intérieur, si vous aimez à dire et à entendre des choses vaines et les nouvelles qui viennent du monde, il vous est alors impossible d'être éclairée (de devenir une autre Claire) intérieurement, mais les ténèbres et la pesanteur vous envahiront chaque jour davantage. Et quand même vous eussiez goûté par grâce intime ou, comme fruit de vertu, quelque don excellent de Dieu, cela même vous le perdrez. Vous serez inté-

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rieurement toute dénuée et stérile en vertus, instable et partagée de coeur. Vous serez sans goût et sans consolation divine, sans application et sans dévotion dans vos prières, remplie d'imaginations et toute pleine de pensées extravagantes, enfin toute chargée de défauts sans nombre. » (Wisques, I, p. 190-192.)

Aujourd'hui, les grilles des parloirs appartiennent définitivement au passé, mais non les couvents de stricte clôture : chartreux, clarisses et carmélites la conservent encore rigoureusement. Il est inévitable que ces monastères suscitent aujourd'hui l'impression de vouloir se retrancher à l'abri d'un monde hostile. Le texte de Ruusbroec décrit la clôture monastique dans une perspective nettement différente. Les visiteurs éventuels ne sont pas présentés comme des suppôts du diable : pareille attitude irait d'ailleurs à l'encontre de la tradition séculaire d'hospitalité monastique. L'esprit du monde ne pénètre pas au parloir avec les visiteurs ; il se cache plutôt dans le coeur du religieux ou de la religieuse. La rigueur des règles médiévales en matière de clôture témoigne d'une profonde connaissance du coeur humain : même au monastère, le coeur reste instable, changeant et partagé, parfois plus sensible à toutes sortes d'impressions venant de l'extérieur qu'à la touche silencieuse de l'Esprit de Dieu. La clôture veut favoriser l'attention paisible à tout ce qui regarde la vie intérieure personnelle : sans cette attention, personne ne peut avoir connaissance de la perle précieuse qui s'y trouve cachée.

3. Le Miroir du salut éternel

Plusieurs manuscrits mentionnent expressément que cet ouvrage fut écrit en 1359. « En l'an du Seigneur MCCCLIX, ce livre fut composé par Jean Ruusbroec, prieur des chanoines réguliers à Groenendael près de Bruxelles en Brabant, et adressé à une religieuse de sainte Claire qui depuis longtemps l'en avait prié. » Bien que cette religieuse ne soit pas nommée par son nom, nous pensons que cet ouvrage fut également écrit pour soeur Marguerite de Meerbeke dont nous avons déjà fait mention. Ruusbroec la connaissant depuis 1346, il est possible qu'elle l'ait prié depuis de longues années de rédiger ce traité.

En préface et en conclusion du texte du Miroir nous trouvons quelques vers, que le Père A. Ampe, s.j., a soumis à un examen minutieux /1. Cet examen l'a conduit à conclure que les vers ne sont pas de Ruusbroec, mais de soeur Marguerite pour qui le traité a été écrit. Puisque nous savons si peu de chose de cette correspondante digne d'intérêt, il vaut la peine de mentionner ici sa gratitude exprimée sous cette forme poétique :


Maintenant priez tous avec ferveur

auprès de notre cher Seigneur,

avec un véritable amour,

en faveur de chacun de ceux

qui ont fait ou écrit ceci,

pour nous donner le savoir ;

et pour ceux qui lisent et entendent,

afin qu'ils soient tous élus,

dans le royaume là-haut,

où tous d'un commun accord,

éternellement et sans fin,

chanteront les louanges de Dieu


Pour que nous puissions l'obtenir, et que nous parvenions si haut nous aide Jésus, le Fils de Dieu ! De sorte qu'avec Lui tous ensemble, sous les yeux de notre Père céleste, nous puissions ceindre la couronne.

1. Ons Geestelijk Erf 45, 1971, p. 241-289.

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Là, c'est la vie éternelle,

c'est pratiquer joie continuelle

et avoir pour récompense Dieu même.

Là, brille la face du Bien-Aimé,

et de nobles voix font entendre

des mélodies sans pareilles.

(Wisques, I, p.158-159.)


Personne ne s'étonnera qu'exerçant l'office de chantre l'auteur de ces vers accorde une attention particulière aux « nobles voix » des choeurs célestes, qui ne font résonner que des « mélodies sans pareilles » !

On considère le traité Le Miroir du salut éternel comme l'oeuvre du mystique brabançon qui témoigne le mieux de sa maturité. Rien d'étonnant donc à ce que Gérard Grote l'ait traduite en latin. Dans nombre de manuscrits, il porte comme titre Van den heilighen sacramente (Du Saint Sacrement). Ces manuscrits dénomment le traité d'après la troisième partie qui a pour objet l'Eucharistie. Cependant, la quatrième partie est au moins aussi importante, car elle décrit minutieusement les caractéristiques propres à la rencontre mystique avec Dieu.

Chez Ruusbroec, le mot « miroir » revêt des significations nettement différentes. Parfois il ne signifie pas autre chose qu' « exemple » : Marie est un miroir pour celui qui vit selon l'Esprit ; Jésus Lui-même est notre miroir et la règle selon laquelle nous devons vivre. Le traité est, pour le lecteur, un miroir dans lequel il peut lire la béatitude éternelle. Mais le mot « miroir » prend un sens beaucoup plus profond dans le texte suivant :

« Dieu a créé chaque âme à l'état de miroir vivant où Il a imprimé l'image de sa nature. De cette façon, Il vit en nous par son image, et nous en Lui ; car notre vie créée est, sans intermédiaire, une avec Dieu... Car elle vit dans le Père avec le Fils non produit au-dehors, elle naît du Père avec le Fils et elle coule de l'Un et de

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l'Autre avec le Saint-Esprit ; et ainsi vivons-nous éternellement en Dieu, et Dieu en nous. » (Wisques, I, p. 138-139.)

Il ne s'agit pas là d'une description psychologique de l'âme humaine, mais plutôt de l'analyse de sa dimension religieuse : en elle, l'image de Dieu se manifeste comme en un miroir vivant. Cette marque divine fait de l'homme un familier du Père, du Fils et de l'Esprit Saint. Ce noyau divin fonde la dignité unique de la personne humaine, et sa vocation à refléter durant toute l'éternité la proximité divine.

4. Le dernier ouvrage que Ruusbroec écrivit peu après 1359 pour soeur Marguerite s'intitule Les Sept Degrés de l'échelle d'amour spirituel. Du temps même de Ruusbroec, ce traité fut traduit en latin de deux manières différentes. Nous possédons intégralement la traduction de Jordaens, tandis que celle de Gérard Grote ne nous est conservée qu'en partiel.

Le chapitre le plus connu de ce livre est celui qui présente le Christ comme le chantre de la louange des bienheureux dans le ciel. Il ne fait aucun doute que le texte comprend une discrète et délicate attention du directeur spirituel à l'égard de la clarisse bruxelloise qui était chantre de sa communauté.

« Le Christ, notre chantre, entonnera Lui-même le cantique. Sa voix est d'une clarté, d'une richesse et d'une sonorité sans pareilles ; Il a la science parfaite du chant céleste, de ses modes, de ses nuances et de ses harmonies variées. Avec Lui nous chanterons tous, remerciant et louant son Père céleste. » (Wisques I, p. 275.)

2. Ons Geestelijk Erf 49, 1975, p. 133-172.

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11. Les dernières oeuvres

1. Le Livre de la plus haute vérité comporte un commentaire explicatif du premier traité de Ruusbroec, Le Royaume des amants de Dieu.

« Quelques-uns de mes amis m'ont prié, pour satisfaire leur désir, de leur exposer et de leur expliquer en peu de mots et de mon mieux, de la façon la plus précise et la plus claire, telle que je la comprends et la conçois, la vérité au sujet de la très haute doctrine que j'ai exposée. Il faut, en effet, que personne ne soit scandalisé par mes écrits, mais bien au contraire que chacun en devienne meilleur. » (Wisques, II, p. 200.)

Ces amis nous sont bien connus : il s'agit des chartreux de Hérinnes, qui avaient envoyé à Ruusbroec un messager pour le prier de venir personnellement leur expliquer sa très profonde doctrine. Ruusbroec, bien qu'il fût déjà un vieillard, entreprit à pied le voyage vers Hérinnes, et il resta trois jours chez les chartreux. Peu après, il mit par écrit l'entretien qu'il avait eu avec eux, probablement aux environs de l'an 1363.

En fait, ce livret contient une nouvelle description de l'union mystique avec Dieu. Il renferme également une critique sévère de certaines formes de mystique détachées de la foi et de la vie chrétienne. De nouveau, Ruusbroec s'en prend aux adeptes du Libre Esprit, comme il l'avait fait vers 1340 dans L'Ornement des noces spirituelles. Malheureusement, nous ne savons pas exactement quels groupes d'égarés sont ici visés. Rien n'indique qu'il s'en soit pris aux « flagellants », ces fanatiques pérégrinants qui, aux environs de 1349, firent leur apparition dans différentes villes de la région, et qui, au cours de processions tapageuses, se flagellaient jusqu'au sang. La description renvoie plutôt à certains cercles de dévots plus calmes, sur lesquels les sources historiques ne fournissent que peu d'informations :

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« Voyez de quelle manière on entend pratiquer le repos. L'on s'asseoit tranquillement, libre de tout exercice... Le repos pris de cette manière n'est point permis ; car il cause en l'homme un aveuglement complet et une ignorance de tout savoir, en même temps qu'un affaissement sur soi-même qui exclut toute action... Cela est très contraire au repos surnaturel que l'on possède en Dieu... Aussi sont-ils dans l'erreur, tous ces hommes qui, se recherchant eux-mêmes, s'ensevelissent dans le repos naturel et ne poursuivent point Dieu... Ce n'est pas ainsi que l'on peut rencontrer Dieu. » (Wisques, III, p. 195-196.)

Ruusbroec a estimé qu'il était indispensable de définir nettement sa position face à de pareilles expériences faites par des incroyants ou des personnes en marge de l'Église. Il est probable qu'aux yeux de certains, son propre témoignage parut suspect, car, à première vue, il ressemblait singulièrement au message des adeptes du Libre Esprit. Cela expliquerait pourquoi le bon prieur de Groenendael s'en soit pris si violemment aux faux frères et soeurs en mystique :

« La foi, l'espérance et la charité vraies leur manquent... Vous pouvez vous signer contre le diable, mais de ces hommes pervers vous devez vous garder avec grand soin, et il vous faut examiner de près leurs paroles et leurs oeuvres. Car ils veulent enseigner et n'être instruits par personne, critiquer et ne recevoir aucun blâme, commander et n'avoir point à obéir. Ils veulent opprimer les autres, mais ne souffrent point qu'on les opprime ; ils désirent dire ce qui leur plaît et n'être point contredits, garder leur volonté propre et n'être soumis à personne. Voilà ce qu'ils appellent la liberté spirituelle. » (Wisques, II, p. 204-205.)

En d'autres termes, ces partisans d'une sorte de mystique naturelle ne peuvent se convertir, parce qu'ils pensent posséder Dieu au tréfonds de leur être. Ils n'admettent pas que, par sa nature, Dieu dépasse leur âme, et encore moins qu'Il appelle ses amis au service le plus humble du prochain.

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Dans le prologue de la copie qu'il a faite des oeuvres de Ruusbroec, le Frère Gérard a bien résumé Le Livre de la plus haute vérité. Il en a manifestement bien compris la portée. II ne s'intéresse guère à la fausse mystique ni à sa réfutation, mais il note, non sans humour, que dans ce livret explicatif Ruusbroec utilise encore une fois un terme qui peut être mal compris : des confrères, tout comme lui, se heurtaient à l'expression « union sans différence ». Il explique alors respectueusement pourquoi Ruusbroec a eu recours à ces notions quelque peu risquées, et donne un résumé succinct et intelligent de la vraie doctrine :

« En plus des autres explications qu'il (Ruusbroec) donne dans ce livre, il met en lumière trois modes d'union que l'âme humaine peut avoir avec Dieu. Le premier est l'union par intermédiaire, le deuxième sans intermédiaire, le troisième sans « différence ». Tout d'abord cette expression « sans différence » nous avait arrêté, car « sans différence » est synonyme de sans aucune dissemblance, sans aucune dualité, une seule et même chose sans distinction. Cependant, il ne peut se faire que l'âme soit tellement unie à Dieu qu'elle ne fasse plus qu'un seul être avec Lui, ainsi que l'auteur a soin de le noter lui-même en cet endroit. La question est donc de savoir pourquoi il donne à cette troisième union le nom d'« union sans différence ». Voici quelle est ma pensée : ayant appelé la première union « par intermédiaire » et la seconde « sans intermédiaire », il voulait par un troisième nom exprimer une union plus étroite encore ; mais éprouvant quelque difficulté à rendre sa pensée, il adopta cette expression : « sans différence », parce qu'il ne trouvait pas d'autre mot. Il chercha d'ailleurs à l'expliquer en citant les paroles du Christ par lesquelles Il demande à son Père que ses bien-aimés soient un, comme Il est un Lui-même avec son Père. Or, bien qu'Il priât ainsi, le Christ ne pensait pas à cette unité par laquelle Il est avec son Père un seul être, une seule substance qui est la divinité, car ceci est impossible ; mais Il avait en vue cette unité qui est sans différence, une même jouissance et béatitude avec son Père. » (Wisques, II, p. 20, 25-26.)

2. La dernière oeuvre de Ruusbroec s'intitule Les Douze Béguines. Le titre ne fait certainement pas référence au contenu de l'ouvrage, mais au premier vers du poème qui l'introduit : Douze béguines réunies. En réalité, ce long ouvrage se compose de quatre parties qui, selon toute vraisemblance, ont été rédigées séparément et ensuite réunies artificiellement. Il est peu probable que les quatre parties aient été copiées et diffusées séparément. C'est ce que nous pouvons déduire d'une lettre que Gérard Grote adressa à Ruusbroec en 1381 /1. Il écrit avoir communiqué cet ouvrage à Marguerite van Mekeren /2 et à ses compagnes, mais en s'en tenant à la première partie ayant quelques objections à faire au sujet de ses considérations sur les planètes. Comme il n'est question des planètes que dans la troisième partie, on peut conclure qu'avant 1380, les quatre parties avaient déjà été rassemblées en un tout.

La lettre de Gérard Grote nous fournit des détails sur la diffusion de cet écrit durant les dernières années de la vie de Ruusbroec. L'auteur ne s'adresse pas seulement au bon prieur, mais à toute la communauté de Groenendael. C'est à tous les frères qu'il fait part de ses objections à l'endroit des Douze Béguines. Il leur conseille de ne faire copier que la première partie, en la complétant avec les chapitres les plus utiles de la suite de l'oeuvre. Il demande donc que l'on retravaille l'ensemble pour le présenter sous une nouvelle forme, du moins si Ruusbroec lui-même approuve ce projet.

Il ressort de tout cela que ce n'est pas Ruusbroec qui a édité ce livre, mais bien les chanoines de Groenendael, car la lettre de Gérard Grote date de la dernière année de la vie de Ruusbroec. Durant ces derniers mois, celui-ci séjournait à l'infir-

1. Gerardi Magni Epistolae, éd. W. MULDER, p. 107-109.
2. Marguerite van Mekeren habitait probablement à Nimègue. Elle offrit sa maison aux soeurs de la Vie Commune.

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merie du couvent et n'était plus en mesure de fournir un travail intellectuel astreignant. Il est donc fort possible que ses confrères aient rassemblé sans les harmoniser des écrits encore inédits pour les publier ensuite. Force est de reconnaître que, dans cette entreprise, ils ont fait peu de cas des objections et des conseils du maître de Deventer. Mais tout familier de la pensée médiévale sait bien qu'elle admettait généralement l'influence de la position et du cours des étoiles sur les humeurs et les actes des individus. Il n'eut pas douteux que Ruusbroec partageait cette croyance générale qui ne niait d'ailleurs nullement la liberté et la responsabilité personnelles. Les considérations sur l'influence des étoiles et des planètes doivent donc être lues et comprises en tenant compte de cette conviction générale, bien que les symboles empruntés à l'astronomie n'apportent pas grand-chose au lecteur du XXe siècle. Le lecteur attentif trouvera néanmoins dans Les Douze Béguines des textes éclairants, qui résument d'une manière nouvelle et originale la doctrine constante du bon prieur :

« Dieu a mis l'âme raisonnable entre la vie naturelle et la vie de la grâce ; elle est sensible dans sa partie inférieure, raisonnable en elle-même et spirituelle dans la partie supérieure. Et par nature, ces trois ne forment qu'une seule vie dans l'homme. A cette âme raisonnable, Dieu a donné la balance ; dans un plateau Il s'est mis Lui-même, dans l'autre toute la création. Il souhaite et ordonne, que notre raison et notre puissance aimante estiment à leur poids exact ces deux choses et choisissent ensuite ce qui est le meilleur, c'est-à-dire Dieu Lui-même. La raison naturelle nous avertit que nous devons agir ainsi, car par nature, nous sommes inclinés vers ce qui nous paraît le meilleur. » (Wisques, VI, p. 187.)

3. Outre ces onze traités, Ruusbroec nous a encore laissé une collection de sept lettres. Nous avons longuement traité de la première lettre en présentant les ouvrages que Ruusbroec a composés pour soeur Marguerite de Meerbeke. La deuxième lettre est adressée à Dame Machteld, veuve du chevalier Jean de Culemborg. Il est difficile d'identifier ces correspondants, et nous ne savons pas comment Ruusbroec fit connaissance de Dame Machteld. La lettre nous apprend qu'il lui donne part à toutes les prières et bonnes oeuvres de la communauté de Groenendael.

La troisième lettre est adressée à trois ermites de Cologne, dont Surius donne les noms : Daniel de Pess, le seigneur de Bongarden et Gobelin de Mede. Surius ajoute qu'il s'agit de trois gentilshommes qui s'étaient retirés dans un ermitage près du monastère bénédictin de Saint-Pantaléon. La lettre de Ruusbroec est une exhortation de portée générale, dans laquelle il leur remet devant les yeux les exigences de la vie érémitique. A lire cette lettre, on a l'impression que Ruusbroec ne les a pas connus personnellement. Il est probable qu'eux-mêmes ou certains de leurs amis avaient demandé ce mot d'encouragement au tout début de leur nouveau genre de vie.

Récemment le Père A. Ampe, s.j., a découvert aux Archives historiques de Cologne la convention que ces trois gentilshommes avaient conclue avec l'abbé et la communauté de Saint-Pantaléon. Ce document porte la date du 30 décembre 1364. La lettre de Ruusbroec a dû être écrite à la même époque. Son texte est particulièrement intéressant puisqu'il nous fournit nombre de précisions sur l'institution d'une vie d'ermite.

« Nous Gobelin Jude, Daniël de Pesche et Renaud de Pomerio, chevaliers. A tous ceux qui verront ou entendront lire ce document, nous faisons savoir ce qui suit : messire Henri, abbé, et toute la communauté du monastère de Saint-Pantaléon à Cologne nous ont donné en propriété quelques habitations que, grâce à leur approbation et faveur spéciale, nous avons pu faire construire à l'intérieur du domaine de leur monastère ; ainsi que la vigne de l'abbé ci-dessus nommé et qu'on appelle vigne de Saint-Aubin. La permis-

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sion de vivre dans ces demeures avec notre famille et avec d'autres personnes que nous désirons accueillir vaut aussi longtemps que nous serons en vie tous les trois ou l'un de nous trois. Aussi avons-nous de bonne foi promis et nous promettons encore par le présent document de donner chaque année à l'abbé ci-dessus nommé ou à ses successeurs [...] deux tonneaux de bon vin de ladite vigne, etc. En outre nous stipulons qu'après notre mort, ces habitations et cette vigne avec tout leur équipement retourneront, dans l'état où elles se trouveront, en pleine et libre possession de l'abbé ci-dessus nommé et de la communauté pour leur monastère/3. »

Notons tout d'abord que le document nous donne le nom exact des trois ermites : Gobelin Jude (et non pas : de Mede) ; Daniel de Pesche (et non pas : de Pess) et Renaud de Pomerio (Surius donne la version allemande : de Bongarden). Nous découvrons également ce que la vie érémitique de ces chevaliers représentait exactement. Avec leur famille, leur suite, et tous leurs biens, ils allaient habiter une sorte d'hôtellerie qu'un monastère riche et prospère mettait à leur disposition leur vie durant. De toute évidence, ces gentilshommes n'avaient pas l'intention de se laisser emmurer ou enfermer comme les premiers reclus. Ils ne cherchaient qu'une solitude relative, puisqu'ils habitaient avec leur famille et leur suite. La notion de « vie érémitique » avait manifestement perdu pour eux son sens originel, son caractère strict et radical. Les trois ermites de Cologne ressemblent davantage aux « Messieurs solitaires » de Port-Royal qu'aux premiers ermites de Groenendael. On peut se demander si, derrière les murs protecteurs d'un monastère, ils ont cherché autre chose qu'une existence dont le calme et la sécurité étaient garantis par un entourage pieux : au Moyen Age, il faisait bon vivre sous la crosse !

3. Cologne, Archives historiques, Saint-Pantaléon, document 206.

Les quatre dernières lettres sont adressées à des dames de conditions diverses : à une pieuse fille de Malines, à des dames de haut rang et à une veuve appartenant à la noblesse. Le contexte historique de ces écrits nous échappe complètement. Mais ces lettres nous livrent la preuve que la réputation du bon prieur avait dépassé les communautés monastiques. Et il n'était pas trop difficile - c'est l'évidence même - d'amener cet homme doux à écrire un mot d'édification.

12. Les confrères de Groenendael

1. Le premier et le plus important parmi les fondateurs de Groenendael, Frank de Coudenberg, vécut jusqu'au 11 juillet 1386. Le récit des dernières années de la vie de Ruusbroec atteste qu'il a été un supérieur compréhensif. L'obituaire de Groenendael le décrit en ces termes : « Dieu l'a gratifié de dons nombreux ; la preuve en est que l'évêque de Cambrai, le duc Jean de Brabant et la ville de Bruxelles n'osaient rien entreprendre sans avoir pris son avis. Heureux ceux pour lesquels il acceptait d'être exécuteur testamentaire. Heureux ceux dont il voulait défendre les affaires en justice. »

L'inventaire de Groenendael nous apprend qu'en une affaire au moins, il favorisa un ami personnel contre l'avis de sa communauté. Dans cette affaire, « il fut aussi dur que possible envers les frères du couvent ». Il s'agit ici de biens temporels qu'il n'administrait pas toujours selon le goût de la communauté. Maître Frank n'a laissé aucune oeuvre écrite. Fut-il seulement bon administrateur et fin juriste ? Le fait qu'il se joignit à Bruxelles à Jean Hinckaert et à son neveu prouve qu'il ressentait quelque attrait pour une vie spirituelle plus profonde.

66 [image : Jean de Leeuwen, le bon cuisinier de Groenendael, travaille dans sa cuisine et écrit dans sa cellule. (Bruxelles, B.R. Ms. II, 138 C, fol. 2 R°).]

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2. Jean de Leeuwen (+ 1378) était originaire d'Affligem. Il rejoignit la communauté de Groenendael en 1344, un an à peine après le début de la fondation. Nous pouvons supposer qu'avant son entrée, il servait à la cour du duc de Brabant. Aussitôt après son arrivée à Groenendael, il devint cuisinier du couvent et il remplira fidèlement cette fonction toute sa vie. On le nommait « le bon cuisinier de Groenendael » ! En entrant au monastère, Jean était illettré. C'est probablement Ruusbroec qui lui apprit à lire et à écrire. Mais il l'a également aidé toute sa vie durant comme confesseur et père spirituel. Cette direction ne resta pas sans résultat : Frère Jean fit de grands progrès dans la prière, et se mit lui-même à écrire des traités spirituels. Il dut le faire entre son four et ses marmites, et ses oeuvres en portent des traces évidentes : elles sont peu construites, ne forment pas un ensemble bien homogène et sont parfois prolixes. Mais elles restent une source importante pour notre connaissance de Ruusbroec. Voici comment le cuisinier dépeint son confesseur : « Je vous dis en toute vérité qu'aucun homme n'a pu mieux parler du coeur profondément humble que Maître Jean de Ruusbroec, mon cher et glorieux confesseur, chanoine régulier et prieur de Groenendael. » Frère Jean nous communique une importante information sur deux auteurs spirituels antérieurs à Ruusbroec : la poétesse flamande Hadewijch et le mystique allemand Maître Eckhart. Ruusbroec reprend différents thèmes des oeuvres d'Hadewijch, mais ne cite nulle part son nom ; Frère Jean nous dit expressément comme on l'appréciait à Groenendael :

« De par sa nature, l'amour est plus ample et plus vaste, plus élevé, plus profond et plus étendu que tout ce que peuvent comprendre le ciel et la terre. L'amour de Dieu surpasse tout. Ainsi s'exprime aussi une sainte et glorieuse femme, appelée Hadewijch et qui sait enseigner. Car les livres de cette Hadewijch ont été

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examinés en présence de Dieu et trouvés conformes à la doctrine de Notre Seigneur Jésus-Christ, à la lumière de l'Esprit Saint Et ils ont été trouvés véridiques et en parfait accord avec la Sainte Écriture. Pour ma part, je considère la doctrine d'Hadewijch comme aussi véridique que celle de saint Paul. Mais elle n'est pas aussi utile, car beaucoup ne peuvent comprendre la doctrine d'Hadewijch, parce que leurs yeux sont trop enténébrés et pas assez ouverts à l'amour paisible de Dieu/1 ».

La communauté de Groenendael a défendu l'orthodoxie d'Hadewijch avec une rare énergie. On peut certainement dire que Ruusbroec et ses confrères ont sauvé Hadewijch pour la postérité. Sans la recommandation de Groenendael ses oeuvres n'auraient probablement pas été conservées.

Jean de Leeuwen écrivit tout un traité sur la doctrine de Maître Eckhart : Un Livret sur la doctrine de Maître Eckhart, doctrine dans laquelle il erra. Le grand mystique allemand était mort en 1327 et, en 1329, quelques positions exprimées dans ses ouvrages étaient condamnées à Avignon par le pape Jean XXII. Mais le bon cuisinier s'aventure un peu loin lorsqu'il attaque la doctrine du célèbre maître, lui qui n'est qu'un cuisinier ignorant. Ce n'est pas le lieu d'examiner ses arguments. Cependant, nous pouvons penser que Ruusbroec a ici influencé son opinion : le témoignage mystique de Ruusbroec ne correspond nullement aux profondes réflexions du mystique allemand. Le jugement du cuisinier a peut-être été par trop négatif : les nombreuses traductions flamandes des écrits d'Eckhart prouvent que les Néerlandais pieux n'ont pas pris au sérieux la désapprobation de Frère Jean.

3. Maître Guillaume Jordaens naquit à Bruxelles vers

1. S. Axters, Jan van Leeuwen, Anvers, 1943, p. 41.

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1320. Il était le fils de Jordaen d'Heerzele, échanson à la cour de la duchesse Jeanne de Brabant. Avant son entrée à Groenendael en 1352, il avait passé la maîtrise en théologie, probablement à l'Université de Paris. Maître Guillaume fut apprécié à Groenendael, spécialement en tant que traducteur des ouvrages de Ruusbroec. Bon latiniste, son supérieur le distingua pour traduire quelques oeuvres de Ruusbroec dans la langue généralement utilisée dans le monde savant. Nous savons depuis peu qu'il a lui-même écrit des ouvrages en néerlandais, entre autres le livre intitulé Le Baiser mystique.

Maître Guillaume commença sa traduction de L'Ornement des noces spirituelles à la demande des moines cisterciens de Ter Doest (près de Bruges). Lorsque cette traduction latine fut achevée, le texte fut envoyé à cette abbaye accompagné d'une lettre d'introduction rédigée par le traducteur. Nulle part ce dernier ne fait mention de son nom, et la lettre donne l'impression fausse que la traduction est l'oeuvre de Ruusbroec lui-même, ambiguïté qui lancera Gerson sur une mauvaise piste vers l'an 1400. D'une langue particulièrement choisie, cette lettre est farcie de citations savantes. Une lecture attentive révèle que Maître Guillaume ne partage pas spontanément l'admiration des cisterciens pour L'Ornement des noces spirituelles, mais quoi qu'il en soit, il veut satisfaire leur requête non sans risquer une note critique, étonnant lorsqu'on sait qu'à Groenendael, Ruusbroec recueillait l'estime et la louange de tous.

« Aux frères de Ter Doest, en Flandre,

« Dans une lettre distinguée et pleine de dévotion, vous nous avez demandé, frères bien-aimés, de traduire pour vous en latin notre livre sur L'Ornement des noces spirituelles, que nous avons publié il y a quelques années dans la langue du Brabant. Vous nous avez écrit que vous ne pouviez en retirer toute la saveur à cause des différences qui séparent la langue brabançonne de celle du nord de la Flandre. Toutefois, grâce à la parenté qui unit ces deux langues, vous avez pu capter de cet ouvrage un doux parfum,

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lequel vous paraît si agréable que vous en emportez la conviction que toute sainteté y est décrite, oui, le degré parfait de toute sainteté, la plénitude de toute perfection et le but de cette plénitude. Il s'y trouve une grande abondance de douceur cachée pour les âmes affamées et qui mérite d'être répandue grâce à la lumière éclatante d'une traduction latine, ainsi que vous l'avez demandé. Oui, elle mérite d'être traduite en n'importe quelle autre langue. Si votre opinion est exacte, il s'agit de savoir si vous ne cherchez pas (en demandant une traduction latine) des noeuds dans les joncs, puisque tous, en fait, vous désirez comme Rachel trouver les fruits parfumés des mandragores (ceux de la prière contemplative). Que répondrons-nous à cela ? Avant tout, nous remercions Jésus-Christ qui nous donne part à sa grâce d'apostolat et nous permet d'être sa bonne odeur, sinon partout, du moins dans votre monastère.

« Si votre jugement devait s'avérer n'être pas tout à fait exact, qu'il en soit pour vous cependant selon votre foi, car la foi obtient d'admirables dons. Ces choses étant ce qu'elles sont, je souhaiterais parler la langue de tous les peuples afin de pouvoir communiquer à toutes les nations ce que vous-mêmes appelez dans votre lettre une doctrine de perfection si élevée. On doit qualifier de minime un effort capable d'opérer un salut aussi universel.

« C'est pourquoi nous avons accédé à votre requête et nous avons écouté ce que la charité requiert : nous avons traduit en latin le livre que vous citez ou plutôt nous avons donné des vêtements latins au message de ce livre. Dans cet habillement étranger, le livre pourra paraître aux connaisseurs savants des deux langues quelque peu modifié et moins attrayant. Saint Jérôme trouve que la meilleure façon de traduire est celle qui tient compte autant que possible du génie propre à la langue latine.

« Chers frères, ne vous laissez pas égarer par deux structures linguistiques si différentes, pourvu que le sens de l'oeuvre originale parvienne intégralement à vos oreilles. Frères bien-aimés, dédommagez-nous de notre travail, je vous le demande, en nous rendant le service de votre prière, afin que nous suivions la trace odoriférante et ayons part à cette perfection dont vous-mêmes, ainsi que votre lettre en témoigne, avez humé le parfum sous l'écorce littéraire du livre que nous avons écrit. »

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4. Godefroid de Wevel, chanoine de Groenendael, était originaire d'une riche famille de Louvain. Il a dû entrer à Groenendael avant 1360, à environ quarante ans. Simon, son frère cadet, était chanoine prémontré de l'abbaye de Parc, et traduisit en latin deux ouvrages de Ruusbroec. A Groenendael, Godefroid, en tant que procureur, était chargé de tout l'entretien matériel de la maison. Il était directeur spirituel de plusieurs dames de la noblesse, entre autres de Marie de Brabant (+ 1399), veuve du duc Renaud III de Gueldre, fondatrice du couvent de Korsendonk. Il rédigea en outre une oeuvre spirituelle importante, le traité Des Douze Vertus, longtemps considéré comme un traité de Ruusbroec et publié comme tel dans ses Oeuvres en 1932. Vingt-cinq manuscrits nous ont conservé ce traité, traduit en latin avant 1400. Il s'agit cependant d'un ouvrage de compilation qui a beaucoup emprunté à L'Ornement des noces spirituelles et aux Reden der Unterscheidung de Maître Eckhart. A Groenendael, les opinions sur le mystique allemand étaient probablement très divisées.

En 1382, Godefroid fut envoyé à Eemstein (près de Dordrecht) comme supérieur d'un nouveau couvent de chanoines augustins. On lui avait demandé de régler et de mettre en oeuvre dans cette nouvelle fondation l'office choral et la discipline conventuelle sur le modèle de Groenendael. Godefroid mourut en 1396, à Groenendael probablement. On ignore la durée de son séjour à Eemstein.

13. Ruusbroec et les chartreux

C'est grâce à la diffusion de ses oeuvres que Ruusbroec est entré en contact avec les chartreux. Frère Gérard de Saintes raconte qu'il a eu en main quelques ouvrages de Maître Jean, qu'il les a étudiés et les a transcrits dans un seul codex. Cette collection comprenait Le Royaume des

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amants de Dieu, L'Ornement des noces spirituelles, Le Livre du tabernacle spirituel, La Pierre brillante et Le Livre de la plus haute vérité. Ce manuscrit est malheureusement perdu. Mais, par bonheur, le prologue de Frère Gérard a été conservé en d'autres manuscrits. Nous pouvons donc laisser la parole au chartreux.

« Bien qu'il y ait dans ces livres beaucoup de paroles et de phrases qui dépassent mon entendement, je pense malgré tout que ces livres doivent être tenus pour bons. Lorsque le Saint-Esprit inspire une doctrine limpide et claire, nous la comprenons sans peine. Mais une doctrine plus élevée demande de notre intelligence plus d'efforts. Et s'il arrive que cette doctrine soit trop haute, alors nous nous humilions devant Dieu et devant les Docteurs qui l'ont mise par écrit.

« Ainsi, moi-même et quelques-uns de nos frères, nous nous sommes enhardis à envoyer quérir Maître Jean, afin qu'il vienne lui-même de vive voix nous expliquer certaines paroles élevées que nous avons trouvées dans ses livres, et surtout un long passage du premier livre, Le Royaume des amants, où il traite du don de conseil et qui nous faisait difficulté. Nous l'invitâmes donc à venir jusque chez nous. Avec sa bonté coutumière, il accepta l'invitation et franchit à pied, malgré les peines qu'il en ressentit, la distance de plus de cinq lieues qui nous séparait. »

Frère Gérard reconnaît que sa requête et celle de ses confrères pouvait paraître indiscrète. Si nous datons de 1362 la visite de Ruusbroec, les chartreux ont demandé un gros effort au prieur qui devait avoir alors près de soixante-dix ans. A vol d'oiseau, Hérinnes se trouve à trente kilomètres de Groenendael ce qui n'est pas rien pour une personne de cet âge.

L'envoyé des chartreux a sûrement attiré l'attention de Ruusbroec sur le fait que « les chartreux ne sortent pas ». Maître Jean tenait en grande estime les moines qui observaient une clôture monastique stricte ; pour eux, il ne crai-

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gnait ni son temps, ni sa peine. Aussi prit-il la route pour rejoindre ses amis éloignés et encore inconnus, au prix d'un dérangement quelque peu pénible.

Le prieur de Groenendael dut faire une profonde impression sur Frère Gérard. A son arrivée, le copiste semble avoir oublié ses nombreuses questions, frappé qu'il était par son apparence et sa tenue*. Le frère nous montre d'abord sa physionomie, puis la manière dont il donne une conférence à la communauté, et enfin sa conversation lors d'un entretien sur le contenu de ses livres.

« Il y aurait beaucoup de choses édifiantes à dire à son sujet : de sa physionomie sereine et enjouée, de sa manière bienveillante et humble de s'exprimer, de tout son extérieur empreint de spiritualité et de la modestie religieuse visible en son habit et en tout son comportement.

« Tout cela est apparu en particulier lorsqu'il se trouvait au milieu de notre communauté, et que nous nous entretenions avec lui dans l'espoir d'en apprendre davantage au sujet de ses hautes connaissances. On vit bien alors combien il évitait de parler de son propre fond, mais il expliquait quelques exemples et paroles empruntés aux saints Docteurs, avec l'intention de nous exciter à l'amour de Dieu et de nous confirmer dans le service de la sainte Église.

« Quand, à deux ou trois, nous l'avons pris à part pour parler de ses livres et quand nous lui avons dit que nous les possédions déjà et que nous les avions transcrits, il parut aussi libre de vaine gloire en son coeur, que s'il n'en eût été l'auteur. »

A la fin de son séjour, Ruusbroec donna aux chartreux la preuve la plus évidente de son humilité et de son obéissance filiale à son prélat et supérieur : l'amitié, l'apostolat et le témoignage mystique devaient se plier aux prescriptions de

* Cela nous vaut le plus beau des portraits de Ruusbroec, décrit ici comme un saint.

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la discipline claustrale. Nulle part le visionnaire de Groenendael n'a manifesté aussi clairement sa volonté de rester en tout un fils fidèle de la sainte Église, loin d'être un « libre esprit », affranchi des prescriptions et des structures d'Église :

« Les trois journées que le vénérable religieux passa chez nous nous parurent beaucoup trop courtes ; car tous ceux qui s'entretenaient avec lui ou l'approchaient, sentaient qu'ils en devenaient meilleurs. Et lorsque nous avons insisté, tous ensemble, pour qu'il restât plus longtemps parmi nous, il répondit : « Mes chers frères, avant tout il nous faut être obéissants. J'ai promis à mon supérieur, notre prévôt, d'être de retour à la maison à tel jour déterminé, et il m'a accordé la permission d'être absent jusqu'à ce jour. Il me faut donc me mettre en route bien à temps pour rester dans l'obéissance. » Ces paroles nous édifièrent profondément.

Frère Gérard a écrit, sans aucun doute, le rapport le plus précis et le plus digne de foi que nous possédons sur une circonstance particulière de la vie de Ruusbroec. Nous savons assez bien comment Frère Gérard a terminé sa vie. Peu après la visite de Ruusbroec, il passa à un autre monastère de son ordre, à Zelem près de Diest, et en 1371, il séjourna à la chartreuse de Liège. C'est là qu'il mourut le 15 mars 1377. Le Livre de la plus haute vérité fut transcrit vers 1385 par un chartreux de Zelem ; ce manuscrit se trouve maintenant à l'abbaye de Parc (Ms. 17). On peut raisonnablement supposer que Frère Gérard emporta à Zelem cet ouvrage de Ruusbroec.

La visite de Ruusbroec aux chartreux de Hérinnes fut des plus fructueuses. L'histoire nous apprend que des liens étroits se nouèrent entre Groenendael et différentes chartreuses. Un document officiel nous informe que les chanoines de Groenendael entretenaient des relations amicales avec certains chartreux du couvent Sainte-Barbe à Cologne. Ces pères en étaient si heureux qu'ils demandèrent au prieur

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général de la grande chartreuse une faveur spéciale pour les frères de Groenendael : que leurs amis brabançons puissent avoir part à toutes les prières et à toutes les bonnes oeuvres de l'ordre cartusien. Et le prieur Guillaume II accorda ce privilège en 1371. Au XVe siècle, Denis de Rijkel (1402-1471), chartreux à Roermonde, travailla à répandre la doctrine de Ruusbroec dans son ordre et au-dehors. C'est lui qui donna au mystique brabançon le titre de « Ruusbroec l’Admirable ». Nous reviendrons plus loin sur le rôle des chartreux de Cologne dans la diffusion des oeuvres de Ruusbroec au xvr siècle.

14. Visiteurs à Groenendael

Pomerius nous relate que deux clercs ou étudiants en théologie — il ne précise pas davantage leur identité — vinrent par curiosité de Paris à Groenendael dans l'attente d'une bonne parole du prieur. Sans raison apparente, Ruusbroec ne leur accorda ni beaucoup de temps ni beaucoup d'attention. Il leur dit tout court : « Vous pouvez être aussi saints que vous le voulez. » Les deux clercs de Paris furent très étonnés de cette brièveté brabançonne et pensèrent que Ruusbroec mettait en doute leurs bonnes intentions. Tout scandalisés, ils racontèrent à d'autres frères ce qui leur était arrivé. Les frères les ramenèrent auprès du prieur et lui demandèrent d'expliciter sa pensée. Ruusbroec le fit en ces termes : « N'est-ce pas vrai ce que je vous ai dit, que vous êtes aussi saints que vous le voulez ? Oui, assurément ! Car la mesure de votre sainteté dépend uniquement de la mesure de votre bonne volonté. Réfléchissez donc en vous-mêmes dans quelle mesure votre volonté tend vers le bien, et vous découvrirez la mesure de votre sainteté. Car chacun est saint dans la mesure où sa volonté tend vers la vertu. » Ces paroles édifièrent grandement les clercs.

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Avec le temps, Ruusbroec était devenu célèbre : la diffusion de ses écrits n'y était pas pour peu. Des nobles et des puissants venaient nombreux lui rendre visite à Groenendael, des clercs et des maîtres en théologie, mais aussi des jeunes gens et des personnes âgées. Tous venaient chercher lumière et conseil dans des circonstances difficiles, ou bien une parole de consolation et d'encouragement. Ces visiteurs arrivaient des Flandres, de Strasbourg, de Bâle, de la vallée du Rhin. Des docteurs en théologie eux-mêmes venaient « rendre visite à sa Révérence ». L'un d'entre eux, homme de grande renommée et autorité, appartenait à l'ordre des Frères prêcheurs. Pomerius l'appelle « Canclaer », mais la tradition postérieure a lu « Tauler ». Pomerius assure que Tauler (1300-1361) est venu plusieurs fois à Groenendael, et que les ouvrages flamands de Ruusbroec l'ont conduit lui aussi à écrire dans la langue du peuple. Sans doute la visite du mystique rhénan à Groenendael n'est-elle pas une donnée historique ferme, car le récit de Pomerius ne se voit confirmé par aucun document ou témoignage solide. Il est possible que les générations suivantes aient supposé que les deux mystiques se rencontraient régulièrement, parce qu'ils ont transmis dans la langue du peuple une doctrine semblable. Il est d'ailleurs difficile historiquement d'identifier les visiteurs dont il est fait mention plus haut.

Pomerius nomme aussi une fille spirituelle de Ruusbroec, dont l'histoire nous est connue par plusieurs sources. II s'agit d'une dame de noble origine, « une certaine baronne de la Marck, mère d'un seigneur renommé et pieux appelé Ingelbert de la Marck, encore vivant et qui a été accueilli dans la confrérie de notre monastère ». Cet Ingelbert de la Marck était bienfaiteur de Groenendael. Décédé le 8 mars 1422, il est mentionné à cette date dans le registre obituaire du monastère. Cette notice confirme ce que rapporte Pomerius : à cause de ses nombreux bienfaits, ce seigneur eut part aux biens spirituels de la communauté de Groenendael.

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La vie de sa mère, Élisabeth de Hamal, est connue des historiens. Lorsque Ruusbroec fit sa connaissance vers 1370, elle venait de traverser des années mouvementées. Fille de Jean de Hamal (+ 1386), chef d'armée du prince-évêque de Liège, elle épousa vers 1356 Ingelbert de la Marck (l'ancien) seigneur de Loverval et rejeton d'une très illustre famille. Elle avait tout au plus dix-sept ans, alors que son mari dépassait la cinquantaine. Le mariage fut béni par la naissance de trois enfants : l'aîné était Ingelbert le jeune, futur bienfaiteur de Groenendael.

Très tôt, en 1363 (à vingt-trois ans), elle perdit son mari. Il semble que ce veuvage ne lui ait pas été trop lourd. Vers 1365, elle se fit enlever par son écuyer, Walter de Binckom, qui, en dépit de l'opposition du père d'Élisabeth, en fit son épouse légitime. Mais Walter partit bientôt en pèlerinage vers la Terre Sainte et mourut en chemin. Élisabeth se trouvait veuve pour la deuxième fois, encore belle et séduisante. Fin 1369 ou début 1370, elle se maria pour la troisième fois, avec un veuf déjà avancé en âge mais riche : Renier de Schoonvorst. Ce troisième mari possédait une propriété étendue à Rhode-Sainte-Agathe, dans la vallée de la Dyle, qui devint la nouvelle résidence d'Élisabeth. Là commença la grande épreuve de sa vie ; mais là aussi l'attendait la grâce de Dieu. Lorsque les enfants de Renier entendirent que leur père voulait se remarier avec une jeune veuve au passé quelque peu tumultueux, ils se détournèrent de lui et se mirent à le tracasser de mille façons, occupant ou pillant ses propriétés : la fortune amassée péniblement fondit comme neige au soleil.

A Rhode-Sainte-Agathe, l'épouse déçue entendit parler du bon prieur de Groenendael, son monastère n'étant qu'à deux heures de marche du château. Elle s'y rendit, et il fallut peu de temps pour qu'elle se convertisse radicalement. Voici les faits, tels que Pomerius les rapporte :

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« Bien que, selon ce que son état demandait, elle fût très mêlée au monde, elle fut intérieurement si touchée par la grâce de Dieu, qu'elle parcourait souvent pieds nus les deux milles qui séparaient son château du monastère de Groenendael, pour rencontrer le prieur qui lui apprenait à mépriser le monde et ses charmes par amour pour Notre Seigneur Jésus-Christ. Finalement, elle partit pour Cologne où elle entra dans un monastère de Sainte-Claire. »

Son troisième époux, le vieux Renier, lui avait probablement montré la voie de la fuite du monde. En 1374 ou 1375, il quitta sa famille et ses biens pour se joindre aux chevaliers hospitaliers de l'île de Rhodes. Il y mourut le 27 décembre 1375. Élisabeth a dû quitter Rhodes peu de temps après le départ de son mari. Ses beaux-enfants impitoyables n'auraient pas supporté plus longtemps sa présence au château. Selon Pomerius, elle se fit clarisse à Cologne, mais une chronique familiale prétend qu'elle se fit emmurer en une cellule de recluse, et qu'elle était encore en vie en 1398.

15. Ruusbroec et Gérard Grote

Gérard Grote naquit à Deventer en 1340, d'une famille aisée et influente. A l'âge de quinze ans, il fut envoyé à Paris pour y entreprendre des études universitaires. En 1358, il conquit le diplôme de « maître ès arts ». Les statuts de l'Université voulaient qu'on n'accorde pas cette promotion aux candidats n'ayant pas encore vingt et un ans. Gérard n'en avait que dix-huit et dut donc obtenir une dispense pour être promu à ce grade, ce qui témoigne d'une grande perspicacité et d'une précoce maturité.

Le jeune savant résida encore quelques années à Paris où il enseigna. Dans le même temps, il entreprenait les démarches nécessaires pour commencer une carrière ecclé-

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siastique. Vers 1362, il devint chanoine de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, et en 1371, il acquit cette même dignité au chapitre cathédral d'Utrecht. En 1374, il tomba gravement malade dans sa ville natale ; ce qui l'amena à une conversion radicale. Gérard pensait que sa vie terrestre ne serait plus de longue durée ; aussi décida-t-il de porter toute son attention sur la vie éternelle. Il guérit, mais persista dans son propos. Après une confession générale, il renonça à ses prébendes ecclésiastiques et commença une longue retraite chez les chartreux de Monnikshuizen, près d'Arnhem. Il y séjourna deux à trois ans et perçut une vocation à un genre de vie plus apostolique. Bien qu'il ne fût que diacre et refusât, par humilité, le sacerdoce, il reçut, fin 1379, l'autorisation de l'évêque d'Utrecht de prêcher en public. Il fut un ardent réformateur du clergé d'Utrecht et le fondateur d'un mouvement laïque bien connu dans l'histoire sous le nom de « Dévotion Moderne ».

Chez les chartreux, Gérard avait pu utiliser une riche bibliothèque, et il comprit que, comme prédicateur, il ne pourrait aller loin sans livres. Pour cette raisons il décida en 1378 de reprendre le chemin de Paris. Son biographe nous dit qu'il avait dépensé pour l'achat de livres autant de pièces d'or que pouvait en contenir un petit pichet à vin. Pomerius nous raconte sa première visite à Groenendael, et il est probable que le converti de Deventer la fit lors de son voyage à Paris.

Pourquoi Gérard voulait-il faire une halte au milieu de la forêt de Soignes ? Sans doute pour faire personnellement connaissance avec Ruusbroec, dont il avait lu l'un ou l'autre des traités chez les chartreux de Monninkshuizen. Une fois de plus, nous constatons que les disciples de saint Bruno se menaient à l'école du mystique brabançon. Selon Pomerius, Maître Gérard vint à Groenendael avec son ami Jean Cele. Lorsque les deux compagnons eurent franchi la porte du monastère, ce fut justement Ruusbroec qu'ils rencontrèrent en premier. Bien qu'il n'eût jamais vu ni l'un ni l'autre,

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Maître Jean salua directement Gérard en l'appelant par son nom (ce prodige nous fait penser à la rencontre de saint Benoît avec le roi Totila), souhaita à tous deux la bienvenue et les conduisit à l'hôtellerie.

Les visiteurs demeurèrent quelques jours au monastère, et Gérard Grote eut l'occasion de débattre avec le prieur de ce qu'il avait sur le coeur. Il admirait grandement la doctrine de ses écrits, mais doutait parfois de leur orthodoxie. Ruusbroec répondit simplement « Maître Gérard, sachez bien que je n'ai jamais écrit une seule parole si ce n'est sous l'inspiration du Saint-Esprit. » Selon un autre confrère, le prieur aurait répondu : « Je n'ai rien écrit dans mes livres sans être certain de me tenir en présence de la Sainte-Trinité. » Et comme un prophète lisant l'avenir, il ajouta : « Maître Gérard, bientôt vous comprendrez vous-même la vérité de ces choses qui vous paraissent maintenant encore étranges. Mais votre compagnon, messire Jean, ne pourra jamais les comprendre en cette vie. »

Pomerius décrit ici une rencontre à laquelle il n'a pas personnellement participé, et son récit n'est peut-être pas exact en tous points. Mais l'attitude nuancée de Maître Gérard apparaît également dans ses propres écrits. D'une part, il avait pour le mystique un respect et une admiration très profonds, mais d'autre part, il avait toujours quelque critique à émettre sur son langage et ses raisonnements. Gérard Grote a traduit en latin trois ouvrages de Ruusbroec, mais il n'a pas hésité à y introduire de petites corrections. Il envoya Le Livre du tabernacle spirituel aux cisterciens d'Altencamp et à ses amis d'Amsterdam. Lorsqu'on attaqua L'Ornement des noces spirituelles, il se sentit touché personnellement et prit sur lui de défendre ce qui y était écrit. Mais en même temps, il ne cessait de représenter à ses amis de Groenendael la nécessité de revoir le texte. Il leur offrit ses bons services pour les y aider. Il aurait également aimé « corriger » d'autres traités avant qu'ils ne soient livrés au grand public.

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Comment expliquer cette réserve chez pareil ami et admirateur ? Dom J. Huijben a répondu à cette question en; termes : « Ruusbroec et Grote s'opposent en tant qu'ils personnifient deux tendances spirituelles opposées. Le mystique brabançon est resté, à maints égards, un homme du Moyen Age : son regard se porte sur l'invisible parce qu'il est fermement convaincu qu'il se cache bien plus de vérité et de réalité dans ce que nous ne voyons pas que dans ce que notre oeil découvre. Grote, au contraire, annonce déjà les temps modernes : il réclame avant tout l'expression de la réalité matérielle, et il est peu sensible à la symbolique et aux spéculations élevées/1. »

Grote a grandi dans un milieu intellectuel totalement différent de celui du visionnaire bruxellois. Mais ces deux grands esprits ne différaient pas seulement au plan intellectuel. Leur tempérament religieux et leur expérience de Dieu étaient, eux aussi, absolument différents. Pour Ruusbroec, Dieu était une source de joie et de lumière, et la vie spirituelle lui semblait une montée paisible vers le paradis. Grote restait le converti qui avait renoncé à sa carrière ecclésiastique afin de s'assurer, par la pénitence et la mortification, la vie éternelle. Cette différence spirituelle ressort nettement d'un bref dialogue que Pomerius nous a transmis :

« Comme Maître Gérard séjournait un temps assez long au monastère près du prieur, et qu'il avait eu avec lui plusieurs conversations, il lui sembla que le bon prieur n'était pas suffisamment animé de la crainte de Dieu. Il trouvait que le prieur était tellement uni à Dieu dans l'amour, qu'il aimait autant mourir que vivre pour le nom du Christ. Et il ne désirait pas plus les joies célestes que les peines de l'enfer pour autant que la volonté de Dieu ait disposé pour lui les unes ou les autres. Maître Gérard, qui ressentait encore plus de crainte de l'enfer que d'amour pour

1. Jan VAN RUUSBROEC, Leven, Werken (Vie et oeuvres), 1931, p.136.

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Dieu, s'étonna grandement de telles paroles. Aussi se mit-il à faire la leçon au prieur en lui montrant, à l'appui de, nombreuses citations scripturaires et de savants arguments, qu'il avait une trop grande confiance en la bonté de Dieu, puisqu'il ne redoutait pas les peines de l'enfer.

« Le prieur laissa s'écouler ce flot de paroles et il se tut un moment avant de répondre : « Maître Gérard, sachez-le bien, je ne ressens aucune crainte. Je suis prêt à tout accepter de la main de Dieu, tout ce qu'Il a disposé pour moi tant en cette vie qu'après ma mort. Car j'estime que rien de meilleur, rien de plus salutaire et rien de plus heureux ne peut m'arriver. Aussi ne désiré-je rien d'autre si ce n'est qu'Il me trouve toujours prêt à accepter sa tout aimable volonté. »

Les nombreuses citations et les arguments habiles n'avaient donc aucune prise sur cet homme déjà avancé en âge, qui depuis longtemps conversait familièrement avec Dieu. Maître Gérard l'a bien compris, et a accepté humblement que Ruusbroec fût plus proche que lui du Seigneur, et mieux au fait de ses voies. Dans une lettre à la communauté, il sollicite ainsi la prière du prieur :

« Je tiens à me recommander à la prière de votre prévôt et prieur. Pour le temps et pour l'éternité, je voudrais être « l'escabeau du prieur », tant mon âme lui est unie dans l'amour et le respect. Je brûle déjà du désir d'une seconde rencontre ; ainsi votre présence animante me renouvellerait et je pourrais prendre quelque chose de votre esprit. Pour le moment, je dois me contenter de cet espoir, et ne puis qu'exprimer un souhait sans savoir quand il se réalisera/2. »

Maître Gérard affirmera d'autre part que le bon et saint prieur n'était pas moins inspiré par l'Esprit Saint que le grand Docteur de l'Église, le pape Grégoire le Grand. Il ne dit pas cela pour s'allier la bienveillance et la faveur du

2. Gerardi Magni Epistolae, éd. W. MULDER, p. 107-108.

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prieur ou de sa communauté, mais pour recommander les ouvrages de Ruusbroec : c'est grâce à Grote que les frères et les soeurs de la Vie Commune eurent connaissance des oeuvres de Ruusbroec. Grâce à son autorité, les écrits appartenant au mouvement de la Dévotion Moderne, spécialement L'Imitation de Jésus-Christ, pourront vulgariser la doctrine du prieur de Groenendael.

16. Les dernières années

Dans les derniers chapitres de sa biographie, Pomerius raconte la grande dévotion avec laquelle Ruusbroec célébrait l'Eucharistie. Depuis son ordination, il fit en sorte de pouvoir dire la messe chaque jour, et il ne voulut jamais rompre avec cette habitude, même lorsqu'il eut dépassé quatre-vingt-six ans. Un jour qu'il avait commencé la célébration eucharistique, il fut tellement enflammé de l'amour divin que « la sensibilité de ses sens extérieurs lui manqua, de sorte que sa nature ne lui permit pas de se tenir debout ». Lorsque le servant de messe vit qu'il commençait à défaillir à l'autel, il se hâta d'appeler un autre prêtre qui achèverait la messe commencée. Mais lorsque le confrère arriva, le bon prieur dit qu'il ne se sentait nullement malade ; seule sa dévotion intérieure était excessive. Il poursuivit alors lui-même l'Eucharistie jusqu'à la bénédiction finale.

Un autre jour, le servant de la messe remarqua que le prieur élevait l'hostie, après la consécration, sans veiller à ce que la croix marquée sur l'hostie soit bien dans la position verticale. Ce servant de messe très attentif fut fort scandalisé de cette négligence : l'élévation de l'hostie consacrée représentait aux yeux du Moyen Age le sommet de l'Eucharistie. Après la messe, voilà qui fut promptement rapporté au pré-

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vôt, lequel dut prendre des mesures nécessaires. Le prévôt Frank voulait absolument éviter le renouvellement de cette faute contre les rubriques liturgiques, de peur que l'on ne crie au scandale et qu'on l'accuse de faiblesse. Aussi défendit-il au prieur chargé d'années de continuer à célébrer. Mais celui-ci de répondre en grande humilité : « Père Supérieur, ne me défendez pas de célébrer encore l'Eucharistie. Car les fautes que je commets en la célébrant ne sont pas l'effet de mon âge avancé, mais d'une grâce spéciale de Dieu. En effet, le Seigneur Jésus m'a, au cours de l'Eucharistie, fait sentir sa présence particulière et m'a adressé ces paroles : "Je suis tien et tu es mien." » Ces paroles citent le Cantique des cantiques : « Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à Lui », (2, 16) et pour Ruusbroec, elles expriment la profonde réalité de la rencontre et de l'union eucharistique, et c'est dans ce sens qu'il les a reprises dans son traité Les Douze Béguines (Visques, VI, p. 28).

Voici une relation particulièrement touchante de cet incident, tirée d'une source anonyme :

« J'ai appris de Jean de Schoonhoven qu'il avait entendu, à propos du prieur, le récit suivant. Un jour, le prévôt lui défendit de célébrer encore l'Eucharistie sans son autorisation, un frère qui servait la messe lui ayant dit qu'il était trop malade pour cela, et qu'il l'avait vu défaillir durant la messe. Ainsi averti, le prévôt dit au prieur qui venait chez lui : « Jean de Ruusbroec, vous ne pouvez plus dire la messe. »

Alors le bon prieur lui demanda : « Pourquoi, Père Supérieur ? »

Et le prévôt lui répondit : « Père prieur, on m'a dit que vous deveniez trop malade pour dire la messe, et qu'un jour vous auriez une défaillance à l'autel. »

Alors le bon prieur lui répondit : « Laissez cela, mon Père, ne me défendez pas pareille chose ! »

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Le prévôt reprit : « Mon brave prieur, il vaudrait mieux que vous laissiez cela plutôt que de le faire, si vous tombiez malade. »

Le prieur répondit : « Non, Père, veuillez ne pas me défendre de dire la messe, car je ne suis pas trop malade.

Le prévôt reprit : « Prieur Jean, comment se fait-il qu'on me l'ait dit ? »

« Père Supérieur, je vais vous le dire, afin que vous ne m'enleviez pas ma joie, car dire la messe est ma gloire et mon bonheur, ma joie, mon allégresse et mon honneur. Et ne pensez pas que je tomberai malade pendant la messe, car l'Eucharistie me fortifie ; et si le frère vous a rapporté que j'étais malade, j'étais en fait en pleine force, recueilli, et Dieu se souvenait de moi. Car Notre Seigneur Lui-même est venu et s'est manifesté à moi. Il a rempli mon coeur de tant d'allégresse et de joie, que j'en étais tout rempli et que je semblais perdre le contrôle de moi-même. Telle était la maladie dont vous a parlé le frère lorsqu'il vous en a informé, et ce n'était rien d'autre que ce que je vous dis maintenant. Veuillez donc ne pas me défendre de dire la messe, en laquelle Notre Seigneur se manifeste et se montre à moi et remplit mon coeur de gloire et d'allégresse ; car ne plus dire la messe me serait trop pénible. »

« Et lorsque le bon et saint homme Jean de Ruusbroec, le prieur, eut ainsi parlé à son prévôt, celui-ci répondit à son tour : « Père prieur, continuiez à dire la messe, comme il vous plaît, sans me demander l'autorisation. Et je remercie Notre Seigneur qui vous visite et vous réjouit par son insondable miséricorde, en raison de votre profonde humilité qui vous fait acquérir grande sainteté. » (D'un manuscrit du xve siècle, Bruxelles, Bibliothèque royale, Ms. 2559-2562, fol. 279.)

Lorsque la proximité de la mort se fit sentir pour le prieur de Groenendael, il avait quatre-vingt-huit ans et, du fait du grand âge, ses forces commencèrent à lui manquer. Il avait appris de sa mère, dans une vision, qu'il mourrait au cours du prochain Avent. Comme le cerf désire la source d'eau vive, ainsi son âme désirait-elle ardemment rencontrer et embrasser son Epoux. Lorsque la fièvre commença à monter, il demanda au prévôt qu'on le conduise de sa chambre à l'infirmerie. Il y resta environ quinze jours avant de remettre son esprit dans les mains du Seigneur. Il décéda en présence des frères, en pleine conscience et sans manifester aucun signe d'agonie. Cela se passait en l'an du Seigneur 1381, un jour octave de sainte Catherine (2 décembre). Il avait quatre-vingt-huit ans, et soixante-quatre ans de sacerdoce. Ses confrères récitèrent les prières des défunts, mais ils étaient convaincus qu'il avait moins besoin de leurs prières qu'eux de son intercession toute spéciale auprès du Seigneur !

Durant sa dernière maladie, Ruusbroec fut également assisté par un ami fidèle, mais qui n'était pas membre de la communauté de Groenendael. Pomerius en parle comme d'un prêtre pieux, de grand renom, doyen de Diest. Très au fait en matière de remèdes, lorsqu'il apprit la maladie de Ruusbroec, il vint aussitôt à Groenendael et ne voulut pas quitter le chevet de son ami vénéré. Après son décès, il resta avec d'autres frères à veiller et à prier près du corps exposé dans l'église. Tandis qu'il veillait, il sombra dans un doux sommeil, et le bon prieur lui apparut alors en songe. Revêtu des ornements sacerdotaux, il semblait monter à l'autel orné d'une telle gloire qu'aucun langage humain ne la peut décrire. Sans doute le défunt voulait-il de cette manière montrer à son ami les grâces spéciales que, durant sa vie, il avait reçues en célébrant l'Eucharistie.

Qui était ce doyen de Diest qui reçut le premier témoignage de la glorification de Ruusbroec ? L'ancienne église Saint-Jean était la seule à avoir un curé, en même temps doyen d'un chapitre de dix chanoines. En 1381, c'est Jean de Herck qui exerçait cette fonction. Nous savons qu'il remplissait une charge juridique, celle de « notaire » de l'évêque de Liège. Pomerius fait état de ses connaissances médicales, mais cette compétence ne figure dans aucune autre source. Ainsi l'identification de cet ami fidèle reste-t-elle incertaine.

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17. Culte et béatification

Après sa mort, Ruusbroec fut inhumé dans l'ancienne église du monastère. Cinq ans après, en 1386, le prévôt, Frank de Coudenberg mourut à son tour. Jean't Serclaes, évêque de Cambrai, vint à ses funérailles. Il fit exhumer le corps de Ruusbroec afin de réunir après leur mort les deux fondateurs de Groenendael en une seule et même tombe. Une relation détaillée a fixé pour la postérité cette première elevatio de Ruusbroec. Non seulement les ornements liturgiques et les vêtements étaient restés intacts, mais également le corps lui-même. Seul le nez était quelque peu abîmé. Pendant trois jours, la précieuse dépouille fut exposée publiquement à la vénération des fidèles. Entre-temps, on avait préparé une nouvelle tombe dans le choeur de la nouvelle église en voie de construction, et qui ne fut achevée qu'en 1395. On y enterra les deux défunts, seulement séparés par une cloison. Très tôt, un culte y naquit, qui perdura pendant des siècles. Des grands de ce monde, tels l'empereur Charles Quint et l'Infante Isabelle, vinrent vénérer la tombe. Des tapis et des ex-voto, des cierges et des lampes la décoraient somptueusement.

De 1386 à 1622, le corps de Ruusbroec reposa dans cette tombe. En 1572, et de 1577 à 1606, les chanoines durent quitter leur couvent, eu égard à l'insécurité provoquée par les guerres de Religion. Lorsqu'ils réintégrèrent Groenendael en 1606, leur église et leur monastère avaient été en grande partie détruits et pillés, mais la tombe de Ruusbroec était demeurée intacte. Quand les temps se firent plus rassurants, les chanoines de Groenendael exprimèrent à nouveau le désir de voir béatifier leur confrère. L'archevêque de Malines, Jacques Boonen, partageait ce souhait. Il fit donc exhumer la dépouille pour procéder à sa reconnaissance. Il ne restait plus aucun vestige des ornements sacerdotaux, des vêtements et du cercueil. Sur l'ordre de l'archevêque, le chirurgien Lambert van Vlierden retira les os de la tombe, les lava pour en enlever la poussière et la terre. La plus grande partie du squelette fut déposé dans une belle châsse en bois. Celle-ci trouva place dans la chapelle latérale de la Sainte-Trinité à Groenendael, en un caveau en pierre que l’archiduchesse Isabelle avait commandé à ses frais. L’archevêque avait scellé dans des reliquaires séparés quelques ossements moins importants, dans l’intention d’en faire don à quelques personnes ou couvents lorque Jean de Ruusbroec aurait été béatifié. Cela explique l’existence de reliques réparées.

En l'an 1623, Thomas de Jésus, des carmes déchaux, écrivit un rapport sur la vie et le culte de Ruusbroec afin d'obtenir du pape Grégoire XV le décret de béatification. Le 30 janvier 1624 s'ouvrit à Malines le procès informatif. Il devait se dérouler favorablement et rapidement, grâce, entre autres, à la collaboration active du chanoine anversois Aubert le Mire. Rome se saisit même de l'affaire qui prit un bon départ mais qui stagna à partir de 1630 par absence des fonds nécessaires.

En 1667, les religieux de Groenendael durent à nouveau quitter leur couvent à cause des guerres de Louis XIV. Ils emportèrent la précieuse châsse de Ruusbroec dans leur exode vers Bruxelles où ils possédaient un « refuge » près de l'église de la Madeleine. En 1670, le vicaire général de Malines, Aimé Coriache, fit une nouvelle fois dresser un procès-verbal des reliques existantes. Cette même année, les religieux réintégrèrent Groenendael et replacèrent la châsse en son lieu. Le culte de Ruusbroec se poursuivit et l'on continuait à envisager sa béatification.

Sous l'empereur Joseph II, le monastère de Groenendael fut supprimé sans plus, et ses habitants durent dissoudre la communauté (1783). Les derniers confrères de Ruusbroec confièrent les reliques au cardinal van Frankenberg qui les fit transférer à la collégiale de Bruxelles. La châsse fut placée dans la chapelle de Sainte-Elisabeth de Hongrie.

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Du 6 au 14 mars 1793, Sainte-Gudule fut atrocement pillée par les sans-culottes français. La châsse fut forcée et les reliques profanées, puis dispersées. Le 20 mai, un procès-verbal établit la situation de l'église après la profanation : « Dans la salle des chanoines, on trouva la châsse qui avait contenu les reliques de Ruusbroec. Les deux os de la hanche s'y trouvaient encore ; chacun portait deux cachets : un grand cachet noirci par les ans, un plus petit en cire rouge. » Ces reliques furent conservées un certain temps dans la salle des chapelains, puis disparurent sans laisser de traces. En dépit des recherches, elles restèrent introuvables jusqu'en 1911 : on retrouva alors, par un pur hasard, les deux os de la hanche dans une armoire du grenier de la maison du doyen de Bruxelles. Ils portaient les deux cachets dont on vient de parler. L'authenticité de ces reliques a été confirmée le 5 février 1911 par le cardinal Mercier. Un des deux os se trouve toujours à la cathédrale de Bruxelles ; l'autre a été remis à l'église du village natal de Ruusbroec.

Entre-temps, on avait essayé en 1885 de reprendre le procès en vue de la béatification. En 1888, la congrégation des Rites autorisa la reprise de la cause en l'état où elle se trouvait vers 1630. Après un examen sérieux, tant à Malines qu'à Rome, le culte immémorial de Jean de Ruusbroec fut solennellement reconnu par un décret pontifical du 9 décembre 1908. Les Acta Apostolicae Sedis du 15 janvier 1909 publièrent ce décret qui correspond à une béatification officielle. La fête liturgique du bienheureux Jean de Ruusbroec se célèbre le 2 décembre, date de son bienheureux trépas.

18. Diffusion des oeuvres

Nous ne pouvons donner ici qu'un aperçu succinct des lieux où l'on a copié, conservé et lu les Oeuvres de

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Ruusbroec. Nous commencerons par la diffusion du texte original en moyen-néerlandais. Nous verrons ensuite comment les oeuvres ont franchi les frontières linguistiques néerlandaises grâce aux traductions latines et modernes.

1. Le texte en moyen-néerlandais s'est surtout répandu dans les monastères des chanoines réguliers et des chanoinesses régulières qui suivaient la règle de saint Augustin. Ces couvents se sont fondés comme des communautés indépendantes qui, au départ, ont demandé l'aide et l'appui de monastères déjà constitués. C'est ainsi qu'Eemstein s'est adressé à Groenendael et en a obtenu son premier supérieur, Godefroid Wevel. Celui-ci a également joué un rôle important dans la fondation en 1398 du prieuré de Korsendonk près de Turnhout. Plus tard, les chanoines réguliers de Korsendonk ont soutenu la fondation de neuf couvents, dont, entre autres, Bethléhem près de Louvain (1407), Ten Troon près de Grobbendonk (1414) et Ter Nood Gods près de Tongres (1426).

Dans le diocèse d'Utrecht surgirent également, à la fin du XIVe siècle, nombre de couvents de chanoines réguliers, et bientôt se développa le désir d'un lien plus ferme entre monastères suivant la même règle et vivant la même inspiration. En 1394 ou 1395, quatre couvents s'associèrent dans ce but et formèrent une congrégation : les couvents de Windesheim près de Deventer (1387), Eemstein près de Dordrecht (vers 1382), Mariënbortt près d'Arnhem (1392) et Nieuwlicht près de Hoorn (1392) constituèrent le chapitre de Windesheim. Pour obtenir l'approbation canonique, on envoya à Rome une délégation, et le pape Boniface IX confirma cette association par une bulle du 16 mai 1395. Le supérieur de Windesheim serait le prieur général du chapitre. Chaque année, une assemblée générale devait se tenir pour désigner les visiteurs qui se rendraient dans les différentes maisons. Ceux-ci avaient le pouvoir de

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punir toutes les transgressions et d'éliminer les abus, tant des supérieurs que des membres des communautés. Lors de l'assemblée générale annuelle, les prieurs devaient présenter leur démission et, si elle était acceptée, le monastère concerné se choisissait un nouveau prieur en présence de deux prieurs appartenant à d'autres couvents membres du chapitre.

Dès 1402, Groenendael désira s'agréger au chapitre de Windesheim. Mais l'évêque de Cambrai, Pierre d'Ailly, s'y opposa, car Windesheim prenait parti pour le pape de Rome, alors que lui-même reconnaissait l'antipape d'Avignon. A cause de cela, Groenendael, Rouge-Cloître et Korsendonk s'associèrent, en 1402, pour former le chapitre de Groenendael ; en 1410, Bethléhem près de Louvain et Barberendaal (Vallée Sainte-Barbe) près de Tirlemont les rejoignirent. Mais ce chapitre brabançon fut de courte durée : en 1411, la partie néerlandophone du diocèse de Cambrai ne reconnut plus le pape d'Avignon, et Henri Zelle, alors prieur de Groenendael, put demander son agrégation au chapitre de Windesheim, ce qui fut accordé lors de l'assemblée générale de 1412.

Le chapitre de Windesheim connut une extraordinaire expansion. En 1412, la congrégation comptait seize couvents ; en 1500 ce chiffre était monté à quatre-vingt-dix-sept, c'est-a-dire quatre-vingt-quatre prieurés masculins et treize féminins. A côté de ces monastères, il y avait de nombreux couvents de chanoinesses qui n'appartenaient pas, de manière formelle, au chapitre de Windesheim, mais qui avaient comme recteur un chanoine de Windesheim. Les chanoines de cette congrégation étaient également les protecteurs et les directeurs spirituels des frères et des soeurs de la Vie Commune, ce qui explique que Windesheim ait joué un rôle essentiel dans le renouveau de la vie religieuse au XVe siècle. Si la Dévotion Moderne n'est pas issue des rangs des chanoines de Windesheim, ceux-ci ont vécu dans

93 [Portrait de Thomas a Kempis, auteur de « l'Imitation de Jésus Christ ». Ce portrait se trouvait au séminaire de Cologne, mais il a disparu entre les années 1940-1945.]

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l'esprit de cette nouvelle forme de piété, et sont devenus les porteurs et les hérauts de la vie intérieure que Ruusbroec et Gérard Grote ont présentée dans leurs ouvrages. Le manuel du dévot « moderne », L'Imitation de Jésus-Christ, a pour auteur Thomas a Kempis (1380-1471), chanoine régulier du couvent du Mont-Sainte-Agnès, près de Zwolle, appartenant à la congrégation de Windeshcim.

Dans les maisons du ressort du chapitre de Windesheim, on a copié et recopié les oeuvres de Ruusbroec et on les a conservées avec piété. En premier lieu, bien sûr, à Groenendael. Pomerius nous apprend comment on a consigné les traités du bon prieur. Au début du XVIe siècle, Valerius Andreas, professeur à Louvain, a vu à Groenendael le manuscrit sur lequel avaient été copiées toutes les oeuvres de Ruusbroec. Ce manuscrit comportait deux volumes, dont un seul nous est conservé (Bruxelles, Bibliothèque royale, Ms. 19295-19297). Sur le deuxième feuillet, on peut voir la célèbre miniature qui représente de manière si suggestive la façon dont ces écrits ont vu le jour. D'autres couvents durent acquérir pour leur bibliothèque pratiquement tous les ouvrages de Ruusbroec. On a conservé cinq manuscrits de Rouge-Cloître contenant des textes de Ruusbroec. Il est probable que Korsendonk et Ter Nood Gods possédaient l'intégrale des oeuvres. C'était sans doute aussi le cas de six couvents de chanoinesses ayant pour recteur un religieux appartenant au chapitre de Windesheim : Sainte-Élisabeth du Mont-Sion à Bruxelles, le couvent de Galilée à Gand, le couvent Sainte-Agnès à Arnhem et à Maaseik, le couvent de Nazareth dans la petite ville allemande de Gueldre et Sainte-Marguerite dans le val de Josaphat à Bergen-op-Zoom. D'ailleurs, le texte brabançon original fut davantage copié dans les couvents féminins que dans les couvents masculins. Ces derniers donnaient souvent la préférence à une version latine, comme ce fut le cas, du vivant de Ruusbroec, des cisterciens de Ter Doest. Les deux tiers au moins des

95 [Frontispice des œuvres complètes de Ruusbroec traduites par Surius]

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manuscrits conservés proviennent de chanoinesses régulières, de tertiaires de Saint-François ou de béguines. Toutefois, le texte brabançon original de L'Ornement des noces spirituelles était parvenu jusqu'à la chartreuse de Mont-Saint-Sauveur près d'Erfurt.

2. On n'a pas encore étudié dans le détail la diffusion des traductions latines. Pourtant, le Canadien B. Desoer a présenté à Montréal en 1976 une thèse sur l'édition critique de la traduction de L'Ornement des noces spirituelles par Jordaens. Il en avait découvert onze manuscrits : deux proviennent du Brabant (Hérinnes et Park), trois de France (Marchiennes, Saint-Victor de Paris et Pierre d'Ailly, évêque de Cambrai), quatre d'Italie (Bologne, Mont-Cassin et deux de Subiaco) et un de la cathédrale de Worcester. Cela montre que les traductions latines ont fait connaître Ruusbroec à toute l'Europe. Ajoutons que le célèbre humaniste Jacques Lefèvre d'Etaples (1450-1537) fit imprimer le texte de Jordaens à Paris en 1512.

Les premiers traducteurs, c'est-à-dire Guillaume Jordaens, Gérard Grote et Simon Wevel, ont assuré à quelques traités de Ruusbroec l'accès au monde cultivé qui lisait le latin. En 1549, un chartreux de Cologne, Laurent Surius, entreprit une nouvelle traduction latine de toutes les oeuvres de Ruusbroec. Le projet du moine érudit avait un but apologétique : la saine doctrine de ces écrits était une arme de choix dans la lutte contre le protestantisme de son époque. Cette traduction de Surius sortit des presses à Cologne en 1552 chez les fils de Jean Quentelius. Elle connut deux rééditions, l'une en 1609 (certains exemplaires portent la date de 1608) et l'autre en 1692. Cette publication a permis d'accéder aux ouvrages de Ruusbroec d'une manière jusqu'alors inconnue. Bien des traductions plus tardives en langues modernes prendront d'ailleurs comme base le texte de Surius.

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3. Divers ouvrages de Ruusbroec furent très tôt traduits en haut-allemand, et cela à partir du texte original, et non du latin. Pour L'Ornement des noces spirituelles, cela se fit peu après 1350, à Strasbourg probablement. Datant du XIVe siècle, nous connaissons encore les traductions en haut-allemand de La Pierre brillante, Le Livre de la plus haute vérité et Les Quatre Tentations. Ce dernier ouvrage fut souvent attribué à Tauler. L'intérêt qui se manifesta si tôt et avec une telle intensité en faveur de Ruusbroec se développa dans les cercles des Amis de Dieu, établis sur les bords du Rhin, et dont Rulman Merswin (1307-1382) est l'une des figures les plus marquantes.

Entre 1382 et 1408 parut une traduction anglaise de larges extraits de L'Ornement des noces spirituelles. Le traducteur utilise le texte latin de Jordaens qui, par l'intermédiaire des chartreux, avait gagné l'Angleterre. On peut lire ces extraits de L'Ornement des noces spirituelles dans le traité The Chastising of God’s Children, qu'en 1957 J. Bazire et E. Colledge ont édité à Oxford. Au début du XVe siècle, La Pierre brillante est traduite intégralement en langue anglaise, également à partir du texte latin de Jordaens. La traduction s'intitule dans le manuscrit : The Treatise of Perfection of the Sons of God. Le traducteur mentionne « John Rusbroke » comme auteur du traité, et lui attribue la fonction de prieur à la chartreuse de Groenendael, près de Bruxelles.

L'Ornement des noces spirituelles fut traduit tant en haut-allemand qu'en anglais vers 1400. La première traduction française du chef-d'oeuvre de Ruusbroec fut publiée à Toulouse en 1606 2. En plus du titre : L'Ornement des noces spirituelles, la première page mentionne encore : « Composé par le divin Docteur et très excellent Contemplateur Jean Rusbroche. Traduict en François par un religieux Chartreux de Paris. Avec la vie de l'autheur à la fin du livre. » Peut-être s'agit-il de Dom Beaucousin, chartreux du couvent de Vauvert à Paris. Le texte de base de sa traduction est le texte latin de Surius.

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19. Critique de Gerson

Ruusbroec fut considéré à Groenendael comme un religieux exemplaire et comme un guide sûr dans la vie spirituelle. Son influence ressort autant des oeuvres du simple cuisinier que des écrits plus savants de Godefroid Wevel et de Guillaume Jordaens. Sa doctrine servit de règle au mouvement religieux de Windesheim, à la Dévotion Moderne et aux Amis de Dieu du pays rhénan. En France, et plus précisément à Paris, ses écrits soulevèrent moins d'enthousiasme. Il faut dire qu'on y passa au crible de la critique L' Ornement des noces spirituelles, et que le grand théologien Jean Gerson (1363-1429) décréta que ce traité était suspect.

En 1395, Gerson devint chancelier de l'Université de Paris. En 1397, il est doyen de l'église Saint-Donat à Bruges, et il résidera à partir de ce moment jusqu'en 1401, dans la vieille cité flamande. Durant ces années, il apprit à connaître L'Ornement des noces spirituelles dans la traduction latine de Jordaens. Avec grande attention, il lut et relut ce document mystique et, en tant que théologien, il achoppa sur des vues qui lui parurent tout simplement hérétiques. Gerson fit part de ses soupçons dans une lettre adressée à Dom Bartholomé, chartreux du monastère de Hérinnes. Cette lettre, écrite entre 1396 et 1399, est un document long et difficile à lire dont nous ne pouvons donner ici que les points essentiels. Tout d'abord, Gerson se demande comment on a pu attribuer cet écrit à un homme ignorant et illettré. Manifestement, Ruusbroec lui a été présenté comme un simple religieux merveilleusement inspiré. Gerson estimait que pareille représentation était insoutenable, car le texte qu'il avait lu renfermait des citations d'écrivains érudits, tels Térence et Boèce, et citait également toutes sortes de sentences philosophiques. Le style et la construction de la phrase lui semblaient relever davantage de la connaissance humaine que de l'inspiration divine. Cette objection de

100 [portrait de Gerson]

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Gerson s'explique par un malentendu : il croyait que Ruusbroec lui-même était l'auteur du texte latin (ainsi que de la lettre d'introduction !) alors que le style et la langue étaient l'oeuvre de Jordaens plutôt que de Ruusbroec !

Mais les véritables objections de Gerson portaient sur la doctrine qu'il découvrait dans le troisième livre de L'Ornement des noces spirituelles. Selon lui, il fallait rejeter entièrement et brûler sur le bûcher ce troisième livre qu'il estimait en désaccord avec la doctrine officielle de l'Église.

Quelles positions hérétiques Gerson trouvait-il exprimées dans ces derniers chapitres ? D'après lui, Ruusbroec décrit une sorte de fusion panthéiste de l'homme avec la divinité. Dans l'union mystique la plus élevée, l'homme perdrait son être créé et serait totalement englouti dans l'être divin. Gerson savait que, dans la seconde partie de L'Ornement des noces spirituelles, Ruusbroec condamne de telles conceptions mais, selon lui, dans la troisième partie de l'oeuvre, il s'égare dans les eaux du panthéisme qu'il vient précisément de condamner.

La communauté de Groenendael ne pouvait rester indifférente à cette critique venant d'un érudit d'une telle autorité. Quelqu'un devait essayer de réfuter les objections de Gerson. Le choix se porta sur Jean de Schoonhoven (1356-1432). I1 avait connu Ruusbroec personnellement pendant quelques années, et comptait déjà vingt ans de vie religieuse lorsqu'il reçut cette difficile mission. Sa réponse fut effectivement une réfutation valable, mais elle ne parvint pas à convaincre le chancelier. Vers 1406, Gerson écrivit une seconde lettre à Dom Bartholomé : sa critique s'y faisait plus acerbe encore. Pomerius fait donc (consciemment ou inconsciemment) une entorse à la vérité quand il affirme que le chancelier a modifié son opinion sur les ouvrages de Ruusbroec, et qu'il considéra par la suite le prieur comme un des grands maîtres de la théologie mystique.

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20. Influence de Ruusbroec sur des auteurs postérieurs

C'est principalement dans les Pays-Bas et dans le pays rhénan que l'on trouve les disciples de Ruusbroec. Cela ne signifie pas que le mystique brabançon soit resté inconnu des spirituels français, espagnols et italiens. Certaines vues de Ruusbroec ont été reprises dans les écrits de Benoît de Canfeld (+ 1610), de Constantin de Barbanson (+ 1631), de Jean de Saint-Samson (+ 1636) et de J. J. Surin (+ 1665). Depuis les études de J. Orcibal, on sait que les grands mystiques espagnols, Jean de la Croix et Thérèse d'Avila, ont également été influencés directement par les mystiques du Nord. Mais ces méridionaux lisaient davantage certains disciples de Ruusbroec que ses propres écrits. En outre, ils ont remodelé cet héritage selon une spiritualité tout à fait personnelle et originale.

Il ne fait pas de doute que la critique de Gerson a empêché que les oeuvres de Ruusbroec connaissent une large diffusion dans les régions de langues romanes. Le prieur de Groenendael n'y était pas inconnu, mais son autorité dans les régions du Sud n'est pas à comparer avec l'autorité dont il jouissait dans les cercles de la Dévotion Moderne, chez les chartreux et les frères mineurs des pays germaniques. Ses oeuvres ont exercé, dans ces communautés, une influence si profonde que toute une lignée de disciples ont transcrit et retravaillé à leur tour les pensées du maître. Parmi ces disciples, nous distinguerons grosso modo trois générations successives.

1. A la première génération appartiennent plusieurs confrères de Ruusbroec à Groenendael ; ce sont Jean de Leeuwen, Guillaume Jordaens, Godefroid Wevel et Jean de Schoonhoven. Deux auteurs de la communauté de Windesheim se rattachent également à cette génération : Henri Mande (1360-1431) et Gerlach Peters (1378-1411).

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Henri Mande vivait à Windesheim comme oblat : il avait cédé tout ce qu'il possédait au monastère, après avoir été clerc à la cour du comte de Hollande. Bien qu'il n'eût prononcé aucun voeu, le couvent veillait à son entretien moyennant quelques menus services. A Windesheim, l'ancien clerc continue d'écrire abondamment : une douzaine d'écrits spirituels portent son nom, largement inspirés des ouvrages d'autres auteurs, principalement Hadewijch et Ruusbroec.

Gerlach Peters, au cours de sa brève existence, écrivit beaucoup moins, mais il dépasse Mande par sa profondeur et son originalité. Sa vue était très faible (il était myope). Il dut, pour cette raison, attendre des années avant de pouvoir faire profession, c'est-à-dire jusqu'à ce que son bon ami Jean Scutken ait recopié pour lui un livre de choeur, avec des lettres et des notes d'une taille exceptionnelle. Son oeuvre principale est le Soliloquium ou Monologue de l'âme avec Dieu.3 Gerlach n'a jamais eu l'intention de rédiger un traité bien ordonné. Il notait des pensées et des inspirations sur de petits morceaux de parchemin ou de papier, comme Pascal le fera quelques siècles plus tard pour ses Pensées. Après sa mort, son ami Jean Scutken rassemblera ces fragments, les répartira en chapitres et les répandra sous forme de livre. Ce Soliloquium est un témoignage personnel d'un contenu exceptionnel. L'influence de Ruusbroec y est tout à fait perceptible. Qu'on lise, en guise d'exemple, le chapitre 28 :

« Qui pourra jamais comprendre pleinement comment le Seigneur regarde et contemple sans cesse en nous son image éternelle et indestructible ? Qui pourra comprendre comment Il se voit et connaît Lui-même en nous ? Car Il peut être présent en nous avec toute sa plénitude. D'ailleurs, Il jouit de Lui-même en chacun de nous et nous jouissons de Lui aussi bien en Lui qu'en nous-mêmes. Il désire expressément que nous ressemblions toujours plus à l'image d'après laquelle Il nous a créés, car Il recherche jalousement notre amour...

« Aussi se saisit-il parfois de toutes nos puissances, pas seulement

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de nos puissances supérieures, mais parfois aussi de nos puis_ sances inférieures et Il les unit à Lui. Il leur enlève la faculté d'agir pour qu'aucune dissemblance ne subsiste, mais qu'Il nous possède totalement et que nous souffrions son action. »

2. A la deuxième génération appartiennent Denys le Chartreux (1402-1471), Henri van Hem (1400-1477) et Thomas a Kempis (1380-1471), que nous considérons comme l'auteur de L'Imitation de Jésus-Christ.

Denys a passé la majeure partie de sa vie à la chartreuse de Roermonde. Il fut un écrivain infatigable qui, dans ses cent soixante-neuf ouvrages et opuscules, a réécrit toute la théologie médiévale. Au XVIe siècle, les chartreux de Cologne ont édité son oeuvre intégrale, la considérant comme une véritable machine de guerre contre la Réforme. Denys nourrissait une profonde admiration pour les ouvrages de Ruusbroec ; il fut le premier à conférer au mystique brabançon le titre d'Admirable.

Henri van Herp fut d'abord recteur chez les frères de la Vie Commune à Delft et à Gouda. En 1450, il se fit frère mineur ; il mourut en 1477 gardien du couvent de Malines. Son oeuvre maîtresse, Le Miroir de la perfection, fut traduite en latin par un chartreux de Cologne, Pierre Bloemeveen (1536). Hem, en latin Harphius, suit si fidèlement la doctrine spirituelle du prieur de Groenendael qu'on l'a appelé « Le héraut de Ruusbroec ».

L'ouvrage le plus répandu et lu de la Dévotion Moderne est sans conteste L'Imitation de Jésus-Christ. L'original latin est l'oeuvre de Thomas a Kempis, chanoine de Windesheim vivant au monastère du Mont-Sainte-Agnès, près de Zwolle. Certains prétendent qu'il est bien difficile de trouver quelque influence de Ruusbroec dans L'Imitation. On ne peut soutenir pareille assertion que si l'on cherche dans L'Imitation des citations littérales extraites des oeuvres de Ruusbroec. Mais les idées maîtresses de L' Imitation de Jésus-Christ sont

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presque toutes empruntées aux deux premières parties de L'Ornement des noces spirituelles. Il faut cependant reconnaître que Ruusbroec et Thomas a Kempis ont écrit selon un point de vue différent. Le prieur de Groenendael part de la plénitude de son expérience personnelle, et sa vision mystique propre pénètre tous les aspects de la vie spirituelle. Chez Thomas a Kempis, cette vision mystique se transforme en une voie ascétique pour le commun des fidèles désireux de se dégager de l'emprise des choses extérieures pour découvrir la douceur du paradis intérieur. Les nombreuses indications pratiques que contient L' Imitation sont donc plus proches du traité Des Douze Vertus, dans lequel Godefroid Wevel a monnayé la doctrine de L'Ornement des noces spirituelles et donne des directives concrètes pour la vie spirituelle. L' Imitation entre parfaitement dans la problématique du simple fidèle qui est mis en contact avec un témoignage mystique : « Quel sens cela a-t-il pour ma vie personnelle ? » Elle offre pour cela au lecteur de quoi ouvrir en lui les portes de l'expérience spirituelle. D'où la grande attention et l'extrême respect pour la dévotion sentie. De plus, le treizième chapitre du quatrième livre résume l'exposé sur l'Eucharistie que nous trouvons dans L'Ornement des noces spirituelles (Wisques, III, p.147-150). Dans le texte suivant, nous découvrirons deux autres idées maîtresses de Ruusbroec : la différence entre la science et la sagesse, et l'absolue nécessité de l'intériorité. Ce texte se trouve au chapitre trente et un du troisième livre de L'Imitation :

« Grande est la différence entre la sagesse d'un homme éclairé et de vie intérieure et la science d'un clerc savant qui a du zèle pour l'étude. Combien plus noble est l'enseignement qui se répand d'en haut par un influx divin que celui que l'esprit humain s'acquiert au prix de grands labeurs ! (Cf. Wisques, III, p.143.)

« Nombreux sont ceux qui aspirent à la contemplation mais qui

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ne se donnent pas la peine de consentir aux efforts nécessaires pour y parvenir. Le grand obstacle consiste pour eux à ne pas dépasser les signes et les choses sensibles. Comment est-il possible que nous prenions tant de peine pour des choses passagères et sans valeur, alors que nous réfléchissons si peu à notre vie intérieure en rentrant tout à fait en nous-mêmes ! »

3. C'est surtout dans la Gueldre et en Brabant du Nord que l'on trouve la troisième génération d'auteurs ayant vécu et écrit dans l'esprit de Ruusbroec. Il faut mentionner en premier lieu l'auteur de La Perle évangélique4 et Le Temple de notre âme. Une étude récente du père Begheyn s.j., attribue ces ouvrages à une parente de saint Pierre Canisius, dont le nom est Reinilde van Eymeren (1463-1540), religieuse au couvent de Sainte-Agnès d'Arnhem.

Cet auteur était liée par une grande amitié à Maria van Hout (+ 1547), une béguine qui vécut à Oisterwijk (près de Tilburg). Malgré sa vie cachée et son manque d'instruction, Maria attirait de nombreux visiteurs, clercs et laïcs, qui l'interrogeaient sur tous les problèmes de la vie spirituelle. Elle correspondait avec le prieur de la chartreuse de Cologne, Gérard Kalckbrenner, et avec les premiers jésuites établis en cette ville. Pierre Canisius l'appelait « notre mère » et la tenait en très haute estime. Maria van Hout a écrit deux traités spirituels : La Voie droite et Le Paradis des âmes aimantes. Elle a certainement résidé à Cologne durant quelques années, et elle y est décédée en 1547. Cinq ans après sa mort, Surius y publiait la traduction latine de toutes les oeuvres de Ruusbroec.

Parmi les lecteurs de ses ouvrages, Ruusbroec a compté principalement les chartreux et des disciples de la Dévotion Moderne. Après le concile de Trente, la spiritualité subit la marque des thèmes de la Contre-Réforme : la dévotion mariale et la piété eucharistique prirent alors une grande importance. Ruusbroec ne fut pas entièrement oublié, mais

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clercs et laïcs s'intéressèrent davantage à ses reliques et à son culte qu'à ses oeuvres. En 1624 parut la toute première édition en néerlandais de L'Ornement des noces spirituelles. Cette fois, ce n'était pas la communauté de Groenendael qui en était responsable, mais le capucin Gabriel d'Anvers.

Entre 1858 et 1868, le professeur Jean David prépara la première édition complète des oeuvres de Ruusbroec en sa langue originale. La Société Ruusbroec d'Anvers a assuré deux autres éditions de l'oeuvre intégrale, la première en 1932-1934, la deuxième en 1944-1948. Depuis 1981 quelques membres de la même Société préparent l'édition critique des Opera omnia. Cette édition compte déjà trois volumes5 présentant : Le Livre de la plus haute vérite, Les Sept clôtures et L'Ornement des noces spirituelles. Ces traités sont édités en trois langues : le moyen-néerlandais, le latin et l'anglais. Une traduction française nouvelle est en préparation.

Toutes ces éditions prouvent assez que le témoignage de Ruusbroec appartient dorénavant à l'héritage spirituel de toute la chrétienté.


[fin de la « VIE DE RUUSBROEC » par Paul Verdeyen]


§


[J’ajoute un extrait de la seconde partie de « TEXTES » d’intérêts principalement historiques :]

9. Le langage symbolique de la mystique

Il convient de remarquer que le mystique brabançon souligne l'importance de la prière sans images, et qu'en même temps il parle avec abondance d'images de l'âme qui cherche Dieu et de l'âme qui est unie à Dieu. Le symbolisme est un des traits principaux du vocabulaire de Ruusbroec.

En ce domaine, il est un représentant caractéristique de la fin du Moyen Age. Ses contemporains étaient ravis par la lecture de ses textes riches en symboles, exprimant les idées et expériences les plus spirituelles. Dans son livre Le Déclin du Moyen Age, J. Huizinga a magistralement décrit l'importance de la vision symbolique :

« L'interprétation symbolique du monde a été d'une valeur éthique et esthétique incomparable. Embrassant toute la nature et toute l'histoire, le symbolisme a donné une image du monde d'une unité encore plus rigoureuse que celle que peut suggérer la science moderne. Il y a introduit un ordre irréprochable, une structure architectonique, une subordination hiérarchique. La pensée symboliste permet une infinité de relations entre les choses. Chaque chose peut désigner par ses différentes particularités plusieurs idées, et une particularité peut aussi avoir plusieurs significations symboliques. Les conceptions les plus hautes ont des symboles par milliers. Nulle chose n'est trop humble pour figurer le sublime et le glorifier. La noix signifie le Christ ; l'amande savoureuse est sa nature divine ; l'enveloppe verte et charnue qui la recouvre, c'est son humanité ; le bois de la coquille, c'est la croix. Ainsi tout sert à élever la pensée vers ce qui est éternel ; une chose soutient l'autre d'échelon en échelon jusqu'au sommet ; la conscience de la majesté divine se transfuse dans toutes les conceptions de l'esprit, leur donnant une haute valeur esthétique et morale. » (Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 215-216.)

L'oeuvre la plus symbolique de Ruusbroec est sans aucun doute le long traité intitulé Le Tabernacle spirituel, où il explique symboliquement l'arche d'alliance et la liturgie juive du Temple. Au chandelier d'or à sept branches, il consacre un commentaire de quelque vingt-cinq pages. Quel régal pour un lecteur médiéval ! Les textes (plus courts !) que l'on trouvera ci-après offriront au lecteur moderne (et donc pressé) quelques exemples de descriptions symboliques.

Être comme l'aigle

L'aigle a peu de chair et beaucoup de plumes. De même, celui qui aime Dieu estime peu la chair et le sang, et tout ce qui est périssable. Mais il a, lui aussi, beaucoup de plumes : ce sont les pratiques célestes qui, toutes légères, élèvent jusqu'à Dieu. De même encore que l'aigle vole au-dessus de tous les oiseaux, de même l'intention droite et l'amour planent au-dessus de toutes les vertus et vont jusqu'à celui qui est recherché et aimé. Enfin, l'aigle possède une vue perçante et subtile qui lui permet de fixer la clarté même du soleil sans se détourner. De même celui qui poursuit Dieu et qui l'aime fixe les rayons du Soleil éternel sans reculer jamais ; car il aime Dieu et aussi toutes les vertus qui ornent l'âme et peuvent conduire jusqu'à Dieu. Aussi est-il bien orienté et s'envole-t-il tout droit au milieu de son amour, pour redescendre sans cesse vers la pratique des vertus et des bonnes oeuvres. Et de cette façon il va et revient comme l'éclair du ciel : car aller et revenir, c'est sa vie et sa nourriture. Ainsi fait l'aigle, lorsque, du plus haut de son vol, apercevant dans la mer les petits poissons qui font sa nourriture, il s'élève pour redescendre, pratiquant l'un et l'autre afin de se nourrir et de se repaître (Les Sept Clôtures. Wisques, I, p. 188-189.)

L'exemple de l'abeille

[...]





Jan van RUUSBROEC - ÉCRITS I LA PIERRE BRILLANTE - LES SEPT CLOTURES - LES SEPT DEGRÉS DE l'AMOUR - LIVRE DES ÉCLAIRCISSEMENTS

[Quatrième de couverture]

Jan van Ruusbroec (1293.1381) n'a jamais quitté la proche région de Bruxelles, mais, de son vivant déjà, ses écrits avaient atteint une très large diffusion. Fortement intéressé par les expériences de l'esprit et la psychologie mystique, il pénètre profondément à l'intérieur du mystère de la rencontre entre Dieu et l'âme humaine, sans se départir cependant d'une ironie mordante et d'un solide bon sens; il tient à demeurer proche du peuple et compose volontairement tous ses traités en langue vernaculaire, le néerlandais.6

La Pierre brillante, sorte d'interview provoquée par la curiosité d'un ami, analyse brièvement les étapes successives de l'expérience contemplative, les différents niveaux dans le refus ou la prise de conscience de la grâce, les conditions nécessaires pour qu'une telle expérience puisse s’épanouir.

Les sept Clôtures, composé à l'intention d'une moniale clarisse, précise, en suivant le déroulement d'une journée monastique, les dispositions de plus en plus intérieures qui conduisent peu à peu la moniale jusqu'au plus profond de son coeur où se fera la rencontre avec Dieu.

Dans Les sept Degrés de l'amour, Ruusbroec aborde rapidement les trois premiers échelons - volonté bonne, pauvreté, chasteté du corps et pureté de l'esprit -, s'arrête plus longuement sur le 4ème, l'humilité, - fond vivant de toute sainteté -, s'attarde sur le 5ème, coeur de louvrage, qui consiste à "viser l'honneur de Dieu uniquement », enfin expose dans les deux derniers le double moment de l'expérience mystique proprement dite : le "clair regard intérieur "et la "mort spirituelle ».

Le Livre des Éclaircissements définit exactement la position de Ruusbroec par rapport à certaines formes de fausse mystique, détachée de la foi et de la vie chrétienne, qu'il n'a cessé de combattre sévèrement toute sa vie.

L’influence de Ruusbroec fut importante sur l'École française, sur les mystiques espagnols et finalement, par le truchement de limitation de Jésus-Christ de Thomas à Kempis, sur l'ensemble des chrétiens.

§

Au coeur de la tradition chrétienne, carrefour de rencontre entre les monachismes d'Orient et d'Occident, lieu d'un dialogue fécond entre la spiritualité des origines et ses expressions contemporaines, accueillant des auteurs de diverses traditions ecelésiales, les Éditions Monastiques de l'Abbaye de Bellefontaine présentent des textes majeurs pour faire connaître aux chrétiens leurs racines profondes et leur fournir une source où désaltérer leur soif d'absolu.

Imprimé en France ISBN 2.85589.201.5

[Page de titre]


ÉCRITS

I

LA PIERRE BRILLANTE

LES SEPT CLOTURES

LES SEPT DEGRÉS DE l'amour

LIVRE DES ÉCLAIRCISSEMENTS

Introduction de Paul Verdeyen, s.j.

Présentation et Traduction par Dom André Louf, o.c.s.o.


SPIRITUALITÉ OceIDENTALE, n° 1

ABBAYE DE BELLEFONTAINE

Collection SPIRITUALITÉ OceIDENTALE

[au verso:]

Sur la page de couverture, portrait de Ruusbroec,

réplique de XVI° siècle d'un original perdu

du XV° siècle,

conservée par la Société Ruusbroec, Anvers.

Tous droits réservés

© 1990 - Abbaye de Bellefontaine

F. 49122 Bégrolles-en-Mauges (Maine-&-Loire)

ISBN 2.85589.201.5


INTRODUCTION / LA VIE DE JAN VAN RUSBROEC (1293-1381)

La vie du célèbre mystique brabançon7 se situe intégralement à l'intérieur d'un territoire géographique fort exigu : Ruisbroek, Bruxelles, Groenendaal et Hérinnes sont les seuls lieux de résidence que nous lui connaissons avec certitude. Il s’ensuit que Ruusbroec ne s'est probablement jamais éloigné de Bruxelles au-delà d'une journée de marche (environ 30 km). Même s'il n'a pas été ermite au sens strict du mot, il n'était assurément ni pèlerin ni aventurier. Seuls ses écrits l'ont fait connaître et rendu célèbre hors du Brabant, déjà de son vivant. Dès 1350, les Noces spirituelles, son chef-d'oeuvre, est lu à Strasbourg et à Bâle.


1 Jeunesse et années d’étude (1293-1317)

Au dire de Pomerius, son biographe, Jan van Ruusbroec serait né au village de Ruisbroek, situé sur la route de Bruxelles à Halle. Ce même auteur situe sa mort en 1381, à lâge de 88 ans. d'où il ressort qu'il naquit en lannée 1293. A lâge de 11 ans, Ruusbroec s’échappa de la tendre sollicitude maternelle pour aller habiter à Bruxelles, auprès d'un oncle-prêtre assez fortuné, Jan Hinckaert, chapelain de la Collégiale de Sainte-Gudule. Ruusbroec devint donc Bruxellois en 1304, deux ans après la célèbre Bataille des Éperons d’or. A Bruxelles, le jeune garçon fréquenta l'École latine et s’appliqua pendant quatre années à la grammaire, la rhétorique et la dialectique. Il semble qu'il n’ait pas fréquenté d’universités, ni celle de Paris ni le Studium général

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des dominicains à Cologne. Il restera autodidacte pendant toute sa vie, ce qui ne l’empêchera pas, grâce à l’étude personnelle, de maîtriser une culture fort étendue. L’écrivain gantois Maurice Maeterlinck ne lui rend pas justice lorsqu'il écrit : "Il ignorait le grec et peut-être le latin ». Ruusbroec lisait le latin couramment et s’est montré capable de traduire en un brabançon limpide et clair des textes latins parmi les plus ardus. Ses écrits révèlent une connaissance approfondie de plusieurs auteurs latins : Augustin et Grégoire, Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Hugues et Richard de Saint-Victor, Pierre Comertor et Barthélémy l’Anglais, ainsi que son compatriote Thomas de Cantimpré (né vers 1200 à Sint-Pieters-Leeuw). L’on peut constater en outre que Ruusbroec à fréquenté des oeuvres spirituelles écrites en langue vernaculaire : Les sept manières de l'amour de Béatrice de Nazareth, non moins que les incomparables Lettres et Poèmes de Hadewijch d’Anvers.

Par tempérament, Ruusbroec est toujours resté un homme du Brabant, à la tête froide et lucide, affichant une répugnance prononcée pour la théologie d’École et pour les subtilités de l’exégèse. Par contre, il se sentait fortement intéressé par les expériences de l'esprit et par la psychologie de la vie spirituelle. Aussi ses écrits traitent-ils pour ainsi dire exclusivement de la rencontre entre Dieu et l'âme humaine, même s’ils témoignent d'un grand bon sens et si leur vocabulaire demeure toujours proche de celui de l'homme de la rue. Tout en pénétrant profondément à l'intérieur du mystère de Dieu et de l'âme humaine, il est et tient à demeurer un auteur proche du peuple, sans jamais se muer en docte professeur de théories étrangères à la vie. Ce n'est sûrement pas un hasard s’il s’est entêté à composer tous ses traités en langue vernaculaire, au grand déplaisir de certains érudits parmi ses contemporains qui ne pratiquaient que le latin.

2 Chapelain à Bruxelles (1317-1343)

Ruusbroec est ordonné prêtre en 1317. Il apparaît sur la liste des chanoines de Groenendaal comme « capellanus beneficiatus » de Sainte-Gudule à Bruxelles. à quel moment a-t-il pu acquérir ce bénéfice ecelésiastique, ainsi que les ressources financières ou prébende que celui-ci impliquait ? Quelle fut sa charge précise au sein du Chapitre ? Nous l’ignorons. Les précieuses archives du Chapitre de Sainte-Gudule, bien que pratiquement conservées en entier, ne le mentionnent pas une seule fois. Il est cependant certain que Ruusbroec vécut et travailla à Bruxelles, car il n’y a pas que sa biographie par Pomerius qui l’atteste. Le Frère Gérard de Saintes, chartreux à Hérinnes, écrit peu après 1360 : « Ruusbroec commença par être un prêtre dévôt et chapelain de l'Église Sainte-Gudule à Bruxelles en Brabant. C'est là qu'il se mit à composer quelques écrits. à l'époque, il y avait un grand besoin de doctrine spirituelle rédigée en langue vernaculaire, à cause de certaines hérésies et erreurs qui s'étaient manifestées ».

Ruusbroec écrivit ses six premiers ouvrages à Bruxelles. Son chef-d'oeuvre, Les noces spirituelles, date de cette époque. L'image d'un Ruusbroec, paisible visionnaire au plus profond de la forêt de Soignes, ne correspond pas entièrement à la vérité historique. Son enseignement spirituel et son message mystique prirent forme au milieu des activités et des soucis de sa tâche pastorale. Le frère Gérard suggère qu'il se mit à écrire à l'intention de laïcs et de gens du peuple qui étaient menacés par quelque mouvement hérétique. Il est probable qu'il vise ici la secte du Libre Esprit. Ce mouvement hérétique avait récolté ses adeptes parmi le peuple; il s’agissait de personnes qui en ces temps firent preuve d'un grand intérêt spirituel, et qui essayèrent de mener une vie de pauvreté évangélique en dehors des cloîtres. Où Ruusbroec a-t-il pu rencontrer ces adeptes du Libre Esprit ? Sans doute chez les béguines et les béguards de Bruxelles. Dans la première moitié du XIVe siècle, cette ville

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connut deux sortes de béguines : les béguines cloîtrées, demeurant dans le béguinage Notre-Dame de la Vigne (situé dans lactuelle commune de Molenbeek), et des dames pieuses, demeurant seules, qui se consacraient aux oeuvres de la paroisse. Le béguinage de Molenbeek possédait ainsi un hospice pour vieillards dès avant 1300, où la mère de Ruusbroec devait passer les dernières années de sa vie, jusque vers 1315. Dès avant son ordination sacerdotale, Jan avait ainsi appris à connaître ces béguines de Molenbeek, et l’on peut penser qu'Il a soutenu et assisté leur communauté durant la période difficile qui fit suite au Concile de Vienne (1312). Ce dernier avait enjoint aux évêques d'examiner soigneusement l'orthodoxie des béguines, et, dès ce moment, toutes les béguines se trouvèrent plus ou moins suspectées d'hérésie. Il faudra attendre le 8 décembre 1323 avant que l'évêque Pierre de Cambrai n’absolve les béguines de Bruxelles de toute suspicion d'hérésie et les prenne sous la protection de l'Église.

Durant son séjour à Bruxelles, Ruusbroec a dû connaître une béguine indépendante du nom de Heilwig Bloemaerts. Elle occupait une demeure personnelle dans la rue de Loxum, tout près de la maison où habitaient Jan Hinckaert et Ruusbroec. Heilwig Bloemaerts était la fille d'un riche patricien et ne manquait pas de moyens. Son père, Guillaume, avait été à cinq reprises échevin de la ville. Elle consacra la plus grande partie de sa fortune à l’érection d'un nouvel hospice pour vieillards : la Maison-Dieu de la Sainte Trinité. Pomerius a changé cette dame pieuse et généreuse en une hérétique notoire, et en fit même la fondatrice de la secte du Libre Esprit à Bruxelles. Son récit de la lutte entre Ruusbroec et Bloemaerdinne a eu son heure de grand succès dans la littérature. Il vaut donc la peine de citer le texte de Pomerius, et de procéder ensuite à une évaluation critique.

« Au temps où Ruusbroec était prêtre séculier à Bruxelles, il y vivait une femme hérétique que le peuple appelait Bloemaerdinne. Elle avait si grande renommée que l’on prétendait que deux séraphins l’aceompagnaient lorsqu'elle montait à l’autel pour recevoir la communion. Elle écrivit beaucoup au sujet du mouvement du Libre

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Esprit, de l'amour pécheur et de la concupiscence qu’elle appelait séraphique. Ses nombreux disciples la vénéraient profondément comme la fondatrice d'une doctrine nouvelle. Lorsqu'elle enseignait ou écrivait, elle était assise sur un siège d’argent, qui, après sa mort, fut offert en relique à la duchesse de Brabant. Des éclopés et des malades se pressaient autour de son cadavre, dans l’espoir de trouver salut et guérison rien qu'en la touchant. l'homme de Dieu, rempli de l'esprit-Saint, s’inquiétait beaucoup de sa fausse doctrine et, dès les débuts, se démena contre cette hérésie perverse. Bien qu'il dût faire face à une forte résistance, il réussit à démasquer avec évidence les erreurs et hérésies qu’elle avait longtemps répandues par ses écrits prétendus inspirés, mais qui étaient en totale contradiction avec la vraie foi. Ruusbroec donna ainsi une preuve éclatante de l'esprit de sagesse et de force dont il était rempli, car il ne craignait nullement les pièges de ses ennemis, et ne fut jamais trompé par la belle apparence de sophismes mis par écrit comme s’il s’agissait de la vérité. Je puis témoigner, par ma propre expérience, que les écrits pervers de la Bloemaerdinne présentaient, à la première lecture, une si évidente apparence de vérité, que personne n’aurait su y deviner le germe de l'erreur, à moins d'être assisté par une grâce spéciale de l'esprit-Saint. »

Heilwig Bloemaerdinne était-elle donc hérétique ? il y a de sérieuses raisons pour mettre en doute l’affirmation de Pomerius, et même pour soutenir le contraire. De nombreuses pièces d’archives mentionnent son nom, sans faire la moindre réserve au sujet de ses activités. Après sa mort, survenue en 1335, le clergé de Sainte-Gudule en à célébré chaque année fidèlement l’anniversaire, jusqu'au début du XVIe siècle. Qui plus est, en 1371, le Chapitre de cette même église se chargea de l’administration de la Maison-Dieu de la Sainte Trinité, fondée par elle. Or l'acte de cession décrit la fondatrice Bloemaerdinne comme "une personne qui mérite toute louange, pieusement dévouée au Christ ».

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Cette mention honorable du Chapitre est antérieure d'un demi-siècle aux suspicions lancées par Pomerius. Il faut aussi se rappeler avec quelle attention ce Chapitre surveillait habituellement l'orthodoxie et les bonnes moeurs du Peuple de Dieu. Nous pouvons en conclure qu’aucune suspicion d’erreur ne pesait sur Bloemaerdinne de son vivant : elle n'était qu'une béguine fervente et riche en bonnes oeuvres qui, jusqu'à sa mort, n'a pas quitté sa demeure personnelle. Vers les années 1900, la libre pensée bruxelloise s’est montrée un peu trop crédule envers le récit de Pomerius, en proclamant Bloemaerdinne « prophétesse de la libre pensée », et en lui faisant l'honneur d'une statue dans le fronton latéral de droite de l’Hôtel de ville de Bruxelles, le long de la Rue de la Tête d’or. Pour qui étudie critiquement le récit de Bloemaerdinne chez Pomerius, force est bien de constater que les libres penseurs bruxellois ont en fait honoré une pieuse béguine qui, en outre, se trouvait être une fidèle alliée du clergé. Ils n’ont d'ailleurs pas été les seuls à accorder du crédit au récit de Pomerius. Lorsque Jules Jourdain exécutera en 1917 une statue grandeur naturelle de Ruusbroec, il le représentera en train d’écraser du pied droit la pauvre Bloemaerdinne, supposée hérétique. Il est malheureux que certaines erreurs d’historiens stimulent davantage la créativité des artistes que la représentation sobre et objective des faits.

3 Quels hérétiques Ruusbroec a-t-il combattus ?

Même en reconnaissant et en acceptant l'orthodoxie de Bloemaerdinne, force est bien de constater que les écrits de Ruusbroec décrivent et combattent certaines manifestations d'une mystique non-reconnue par l'Église, qu'ils tiennent pour hérétique. Nulle part Ruusbroec ne donne de nom à ces adversaires et à ces imposteurs. Il n’en reste pas moins vrai que notre docteur mystique, ailleurs toujours si doux et miséricordieux, ne trouve ici pas de mots assez sévères pour les décrire : « Ils vivent contraires à Dieu et à tous les saints; ils ressemblent aux esprits damnés en enfer ». Le ton particulièrement dur de ces passages laisse entendre que Ruusbroec a personnellement connu de ces groupes à la doctrine douteuse, dont il a su discerner les erreurs et qu'il a combattus. Or, les archives de l'époque ne mentionnent aucun mouvement hérétique à Bruxelles, dans la première moitié du XIVe siècle. L’historien doit donc se contenter exclusivement de la description que Ruusbroec en a laissée : "Ces gens préfèrent un subir [sic] purement passif, sans aucune oeuvre ni pour Dieu ni pour le prochain. Car il leur semble qu'ils entraveraient Dieu dans son oeuvre divine par la moindre oeuvre qu'ils accompliraient par eux-mêmes. Ils restent donc désoeuvrés, vides de toute vertu, si désoeuvrés qu'ils ne veulent ni rendre grâce à Dieu ni le louer, qu'ils ne possèdent ni connaissance ni amour, et qu'ils ne veulent même plus prier ni désirer. Car tout ce qu'ils pourraient demander ou désirer, ils pensent l'avoir déjà acquis, étant à tel point pauvres en esprit qu'ils sont sans volonté, ont tout quitté et vivent sans propriété ni préférence aucunes. Il leur semble déjà posséder tout ce à quoi servent les exercices de l'Église, et ce pour quoi ils ont été institués » (Les noces spirituelles).

Dans quel écrit Ruusbroec a-t-il pu lire ces thèses qu'il condamne si formellement? Très probablement dans un traité spirituel assez prolixe qui porte le titre de Miroir des âmes simples, écrit autour de 1300 par une béguine de Valenciennes du nom de Marguerite Porete. Ce traité fut condamné dès avant 1306 par l'évêque de Cambrai, et ensuite déclaré hérétique en 1310 par une commission de théologiens siégeant à Paris. Marguerite mourut sur le bûcher à Paris, le 1er juin 1310, place de Grève, face à l’actuel Hôtel de Ville. Le compte rendu officiel de l’Inquisition ne cherche guère à dissimuler le déroulement indigne et injuste du procès. Sobrement et objectivement il se contente de donner la parole aux événements : « Le 11 avril 1310, l’Inquisiteur présenta le livre suspect à vingt théologiens de l'université de Paris. Il leur montra le livre suspect et déjà condamné auparavant, mais il ne leur fit entendre que deux thèses qu'il avait lui-même extraites du livre. Ces deux thèses convainquirent l’assemblée des théologiens unanime que le livre était

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tout entier rempli d'hérésies et derreurs » (P. Fredericq, Corpus documentorum Inquisitionis, II, 63-64)

En effet, les deux thèses qui ont provoqué la condamnation se lisent dans le texte latin du Speculum simplicium animarum. Sorties de leur contexte, elles paraissent effectivement le produit d'un esprit en pleine confusion. La première prétend que certaines personnes ne sont plus tenues de s’appliquer aux vertus : « l'âme perdue en amour prend congé des vertus et n'est plus à leur service; elle ne doit plus les pratiquer, mais les vertus elles-mêmes sont à son service ». La deuxième thèse concerne les dons de la grâce divine : « Une telle âme ne se soucie plus de la consolation de Dieu et de ses dons, car elle aa fixé toute son attention sur Dieu en personne. » Lues dans leur contexte, ces affirmations n’ont rien détrange ni de faux. Marguerite met ses lecteurs en garde contre un excès de confiance dans les oeuvres et dans l’effort personnels. Elle a perçu le danger d'une sainteté purement ascétique, basée sur les oeuvres. Tirées de leur contexte, de telles affirmations peuvent être entendues comme une invitation à la passivité pure, à l'abandon des vertus et de toute prière. Sans doute Ruusbroec a-t-il rencontré des personnes qui avaient ainsi travesti l'enseignement de Marguerite, l’interprétant selon leurs propres opinions. De telles personnes correspondraient parfaitement au profil que Ruusbroec en trace dans les Noces.

4 Les oeuvres de Ruusbroec datant de la période bruxelloise

Le premier livre de Ruusbroec portait comme titre: Le royaume des amants, c'est-à-dire de ceux qui aiment Dieu. Ce premier fruit de sa plume et de son expérience fut écrit longtemps avant le départ pour Groenendaal, peut-être entre 1330 et 1340. Beaucoup plus tard, lors de sa visite aux chartreux de Hérinnes, Ruusbroec s’étonnera d'y trouver ce livre. Il leur dira son regret de le voir connu et répandu. Un prêtre, qui avait aidé Ruusbroec comme copiste, l’avait en cachette transmis aux chartreux. Lorsque ceux-ci voulurent lui rendre son texte, Ruusbroec refusa. Sans doute parce qu'il devinait que l'oeuvre était déjà connue ailleurs. Il promit alors d’écrire un autre livre pour en expliquer les passages les plus difficiles et pour préciser sa pensée. Ce qu'il fit dans son avant-dernier ouvrage : Le livre des éclaircissements.

Le livre le mieux structuré qui sortit de la plume de notre mystique brabançon est sans aucun doute Les noces spirituelles. C'est à juste titre qu’on le salue comme son chef-d'oeuvre. Il semble qu'il ait tout de suite fortement impressionné tous ceux qui apprirent à le connaître. Le chartreux Gérard de Saintes eut l'occasion de s’en entretenir avec Ruusbroec lui-même, et résuma par la suite la conversation en ces termes : « Il dit de son deuxième livre qu'il le considéra comme une oeuvre sûre et bonne, et qu'il avait déjà été transcrit, même jusqu'au pied des montagnes ». Cette dernière précision est confirmée par une autre source : dans le courant de l’année jubilaire 1350, Ruusbroec envoya le texte des Noces spirituelles à Strasbourg - sans doute en le confiant à un pèlerin - où il fut sans tarder traduit en allemand.

Ce ne fut pas le dernier essai de traduction. Guillaume Jordaens en fit une version latine, à l'intention des cisterciens de Ter Doest, qui fut imprimée à Paris en 1512. Gérard Groote (+ 1384) est l'auteur d'une traduction plus littérale. Surius, moine chartreux à Cologne, fit imprimer sa propre version latine en 1552. Le texte moyen-néerlandais original parut seulement en 1624, sous le titre L’ornement des noces spirituelles, imprimé à Bruxelles par les soins du capucin Gabriel d’Anvers.

Le troisième traité que Ruusbroec écrivit à Bruxelles s'appelle La pierre brillante. Le titre se réfère à un verset de l’Apocalypse : « Au vainqueur je donnerai une pierre brillante, en laquelle a été gravé un nom nouveau que personne ne connaît sinon celui qui le reçoit » (Ap. 2, 17). Voici comment le frère Gérard de Saintes présente l’ouvrage : « Il faut savoir au sujet de ce livre qu'un jour le sieur Jan était en train de converser avec un ermite sur des sujets spirituels. Au moment du départ, l’ermite le supplia de mettre par écrit le sujet de leur conversation et de

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l’expliquer, de sorte que lui-même et encore une autre personne pourraient relire le document et progresser ainsi dans la vie spirituelle. C'est pour répondre à cette requête qu'il composa cet ouvrage qui à lui seul contient assez d’enseignements pour conduire à la vie parfaite. « Ce court traité contient en effet un résumé des Noces spirituelles. Pour plusieurs motifs, La pierre brillante apparaît comme l’ouvrage le plus abordable de Ruusbroec. On peut le recommander à tous ceux qui veulent faire la connaissance de ce mystique à partir de ses oeuvres. La croissance dans la vie de foi s'y trouve d'ailleurs décrite de main de maître, suivant les quatre catégories du mercenaire, du serviteur fidèle, de l’ami secret et du fils caché. Ces pages représentent sans conteste l'un des plus beaux textes jamais mis par écrit sur la vie spirituelle : C'est la vision d'un Maître hors pair, qui restera actuelle pour tous les temps.

Le traité intitulé Les quatre tentations est un ouvrage bref et simple, destiné à des débutants dans la vie spirituelle. Les quatre principales tentations qui menacent leurs bonnes intentions s'appellent : les plaisirs de la nature, l’hypocrisie d'une ascèse exagérée, l’autosuffisance et l'attachement au jugement propre, la paresse d'un faux loisir.

Le cinquième écrit de Ruusbroec s'appelle La foi chrétienne. Il s'agit d'un bref exposé des douze articles de la foi, l'oeuvre la plus simple de son auteur, et sans doute le fruit de sa propre catéchèse dans l'Église principale de Bruxelles.

Le plus étendu des onze traités sortis de sa plume est Le tabernacle spirituel. Dans sa plus grande partie, il fut écrit à Bruxelles, le reste ayant été achevé à Groenendaal, après 1343. Il contient un commentaire très développé et assez libre de la construction de l’Arche de l’Alliance, telle quelle est relatée dans l’Exode (ch. 26s). Les nombreux détails fournis par la Bible y sont interprétés comme autant de symboles de l’ascension de l'âme. Une telle exégèse symbolique s’intéresse peu au sens littéral de l'Écriture, et n'est pas sans déconcerter le lecteur moderne. Durant la vie de Ruusbroec cependant - et jusqu'au XVIe siècle - le traité fut lu avec plaisir et même hautement apprécié. On peut le considérer comme le « best-seller » de Ruusbroec, puisqu’il est le seul à avoir été conservé dans plus de vingt-cinq manuscrits. Gérard de Saintes, par exemple, ne tarit pas déloges à son sujet : "Il n’y a personne dans la sainte Église, écrit-il, du pape au plus humble chrétien, qui n’en ferait pas son profit spirituel, s’il le lisait et le comprenait ». Le même auteur, moine chartreux, se montre cependant moins heureux avec la critique fort pimentée que Ruusbroec déverse sur tous les états dans l'Église, regrettant qu’évêques et abbés, religieux et curés, clercs et laïcs soient tombés si bas, s’écartant chaque jour davantage de l’idéal de l’évangile. Ce petit pamphlet fort acide, sorti tel quel de la plume de Ruusbroec, a été publié en entier par nos soins (Ruusbroec en zijn mystiek, Davidsfonds-Leuven 1981, p. 198-218; une traduction française est en préparation).

5 La fondation d'une communauté spirituelle (1337-1343)

Pendant des siècles, l’autorité ecclésiastique de la ville de Bruxelles était exercée par deux chapitres de chanoines. Le plus ancien des deux avait douze membres et avait été érigé aux alentours de 1050 par le comte Lambert II. Ces chanoines se trouvèrent vite impliqués dans la gestion administrative du pays et constituèrent le premier noyau de la chancellerie du comte, de celle du duc plus tard, qui ne tarderait pas à se développer. Ils étaient en outre les bénéficiaires d'une prébende bien fournie, c'est-à-dire d'une rente élevée, provenant des biens ecclésiastiques, qui leur était versée comme indemnité pour le ministère qu'ils exerçaient. Une telle position sociale relativement élevée entraînait souvent l’absentéisme à la prière chorale, ainsi qu'un style de vie plutôt mondain. Vint un jour où il fallut apporter remède à la façon scandaleuse dont l’office se trouvait négligé. Ce fut là l'intention du duc Henri I lorsque, en 1226, il institua un nouveau collège de chanoines « mineurs », appelés à résider à Bruxelles et à assurer fidèlement la Liturgie des Heures au choeur de la collégiale.

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Vrank van Coudenberg, le fondateur de Groenendaal, était jusquen 1338 membre de ce second collège de chanoines « mineurs ». Grâce à un acte officiel que le hasard à préservé, nous savons qu'il renonça de son plein gré à sa prébende, et qu'un certain Jan van Rockele lui succéda le 13 avril 1339. Quant à Jan Hinckaert, à en croire Pomerius, celui-ci était chanoine « majeur » et appartenait au premier collège. L’affirmation de Pomerius a été mise en doute par Pl. Lefèvre, en 1933, bien qu’elle semblât confirmée par K. Ruelens, en 1905, sur la base de certains documents qui nous ont été conservés. Aujourd’hui il n'est toujours pas certain que l’oncle de Ruusbroec ait été chanoine « majeur », et nous ignorons donc s’il a renoncé à une prébende, et à quel moment. Certaines pièces d’archives le mentionnent en 1306 comme prêtre responsable de la chapelle consacrée à Saint Jean l’Évangéliste, tout en signalant un autre chapelain comme desservant de la même chapelle à la date du 5 juin 1337. Sans doute Jan Hinckaert aura-t-il renoncé à cette prébende autour de 1337. La liste des chanoines de Groenendaal fait aussi mention de Ruusbroec comme chapelain ayant droit à une prébende : ‘capellanus beneficiatus’, mais nous ignorons la date à laquelle Ruusbroec aurait reçu ce bénéfice; de même s’il y a renoncé avant ses voeux de religion prononcés le 10 mars 1350.

Malgré une information fragmentaire, nous pouvons affirmer que les années 1337-1338 ont été un tournant dans la vie de Vrank van Coudenberg et de Jan Hinckaert. Renoncer spontanément à une prébende, sans avoir un bénéfice plus important en perspective, était un geste tout à fait inhabituel. Ruusbroec stigmatisera un jour cette chasse aux prébendes, toujours plus nombreuses et lucratives, comme l'un des péchés capitaux du clergé de son temps : « Tu peux le constater par toi-même : posséder quatre ou cinq prébendes en même temps ne suffit pas; on en souhaite toujours davantage. Plus on en possède, moins on les mérite. Même si ces grands Seigneurs sont de basse extraction, à peine commencent-ils à faire carrière qu'ils se gonflent d’orgueil. Le pape peut autoriser la possession de plusieurs prébendes en même temps, mais il ne saurait jamais permettre la cupidité ou lavarice. Voilà deux prébendes que le diable accorde à des clercs et des chanoines fortunés, et que certains gardent pour l'éternité. À partir du bien des pauvres, ils se bâtissent une immense fortune » (Le tabernacle spirituel).

Aujourd’hui, le sociologue ou l’économiste essaierait de remédier à un tel désordre par une redistribution du patrimoine ecelésiastique. Ruusbroec et ses compagnons optèrent pour une solution plus radicale : à partir de motifs religieux, ils se retirèrent complètement de ce clergé embourgeoisé pour mener en commun une vie de pauvreté évangélique et de plus grande fidélité à la prière quotidienne. C'est ainsi qu'il convient d’interpréter la conversion de Jan Hinckaert, après ses nombreuses années de vie mondaine. L’itinéraire de Vrank van Coudenberg n'est pas différent : c'est aux alentours de 1338 qu'il élut domicile auprès de Hinckaert et de son jeune neveu, Ruusbroec, dans la maison de la rue de Loxum, à l’ombre de la collégiale de Bruxelles, où naquit effectivement la communauté spirituelle qui, quelques années plus tard, émigrerait à Groenendaal. « c'est ainsi qu'ils en arrivèrent à habiter une même maison et à vivre dans la communauté de biens ». En plus d'une vie commune dans la pauvreté et la charité fraternelle, Pomerius mentionne encore une autre caractéristique du nouveau groupe (ou de la « communauté de base », si on veut) : « Ils s’efforcèrent, écrit-il, de s’acquitter tous les jours, avec le plus grand soin, de la prière canonique, dans la susdite église de Sainte-Gudule, et de louer ainsi le Seigneur par des psaumes et des hymnes. »

6 La donation ducale et le départ à Groenendaal

Le mercredi de Pâques, 16 avril 1343, le duc Jean III décida de faire donation de son pavillon de chasse avec les terres et l’étang adjacents, situés à Groenendaal, en faveur de son ami dans le Christ, Vrank van Coudenberg. Une seule condition y fut mise : qu’au moins cinq hommes pieux viendraient y habiter, dont deux prêtres. La communauté devait être fidèle à « prendre soin des services divins, à la louange, la gloire et l'honneur du Dieu tout-puissant, de la glorieuse Vierge Marie et de tous les

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saints ». Le duc Jean décida cette fondation spirituelle pour le salut des âmes de ses aïeux, et plus particulièrement de son épouse bien-aimée, Marie d’Evreux, décédée en 1335.

Vers la même époque, un conseiller du duc, Guillaume van Duivenvoorde s’avisa de faire une fondation semblable à Bruxelles. De ses propres deniers, il construisit un couvent près de la Porte des Halles, pour les soeurs clarisses cloîtrées. Une bulle papale, datée du 18 janvier 1344, l’’autorisa à choisir la première abbesse ainsi que les moniales qui formeraient le premier groupe. De son côté, le duc Jean fit la fondation au nom de Vrank van Coudenberg, et ne s’occupa plus de la formation de la première communauté. Jan Hinckaert et son neveu Ruusbroec accompagnèrent le sieur Vrank. Il est probable que Jan van Leeuwen, le bon cuisinier, fit partie du groupe. Celui-ci était originaire dlAffligem et avait été au service de la cour du duc. Il est possible que le duc en personne ait jugé que la nouvelle communauté avait besoin d'un bon cuisinier. Le cinquième membre de la première communauté était sans doute Walter Rademaker, un frère convers, originaire de Hoellaart.

Nous ignorons l'état dans lequel les cinq compagnons trouvèrent le domaine de Groenendaal. Le pavillon assez vaste du duc n’avait été oceupé jusque là que par un ermite habitant seul. Nous ne savons pas non plus si ce dernier, un certain frère Lambert, fut consulté au sujet du nouveau projet. Pomerius souligne avec une certaine insistance que c'est de bon gré que Lambert céda la place : mû par une vraie charité et une profonde humilité, il voulut se retirer en faveur des nouveaux habitants pour chercher un nouvel ermitage du côté de Botendale (Ucele). Cette précision apportée par Pomerius en latin fut traduite en moyen-néerlandais dès le XVe siècle. Le traducteur a cependant voulu compléter ou corriger Pomerius. Voici ce qu'il écrit : « Le frère Lambert étant un convers illettré, il ne convenait pas qu'il demeurât parmi cette communauté spirituelle, venue s’installer là pour célébrer tous les jours son office, comme il convient à l'état sacerdotal. » Ce texte laisse supposer que le frère Lambert s'était joint pendant un certain temps à la nouvelle communauté, mais que l’assistance journalière à l’office finit par lui peser trop lourd. Le traducteur confirme d'ailleurs lui aussi que le frère Lambert « était disposé à céder l’endroit sans aucune opposition ». Une fois prise la décision du duc, il lui était sans doute difficile dagir autrement.

Il reste la question fondamentale de savoir pour quelle raison le sieur Vrank et ses compagnons quittèrent Bruxelles, préférant la solitude de la forêt à une vie d’apostolat en ville. Leur but n'était sûrement pas de fonder un nouveau monastère, projet qui leur était entièrement étranger en 1343. Leurs intentions étaient au demeurant moins précises que celle du duc à la recherche d'une communauté de prière qui prendrait en charge le salut de son âme et celui de ses prédécesseurs et successeurs.

Ruusbroec s’est-il enfui devant les adeptes du Libre Esprit ? Les trois compagnons se sont-ils retirés pour échapper à la voix tonitruante de Godefroy Kerreken qui se détachait continuellement de l'ensemble du choeur durant les offices, et ne respectait ni mesure ni ton ? Leur départ pour Groenendaal correspond sans aucun doute à une certaine fuite du monde, plus particulièrement à une prise de distance à l’égard de cet embourgeoisement qui était le fait du clergé bruxellois (les monastères de Rooklooster et de Zevenborren naîtront plus tard d'une réaction analogue). Entre 1338 et 1343 Ruusbroec et ses compagnons avaient fini par comprendre qu'une vie chrétienne quelque peu approfondie ne pouvait se développer au sein de cette société bourgeoise et de sa culture si éloignée de l’évangile. Cependant une telle explication relative à leur démarche, pour valable quelle soit, reste encore trop tributaire d'une certaine sociologie religieuse.

Car il y eut sans doute davantage : leur fuite au désert donna corps à un besoin typiquement religieux et à un désir devenu peu à peu irrésistible. Ruusbroec et ses compagnons voulurent se retirer « de la foule des hommes afin de mener une vie sainte et retirée dans la solitude N. Leur départ était inspiré par une vocation positive, elle réalisait une sorte dexode vers le désert. Le but n'était pas d'y chercher et d'y découvrir quelque nouvelle dimension spirituelle, mais au contraire d'y vivre plus fidèlement de la grâce qu'ils avaient reçue à Bruxelles, sans aucun

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mérite de leur part, et qui consistait en une compréhension plus profonde de Dieu et de ses dons spirituels.

Pourquoi ne souhaitèrent-ils pas fonder un monastère ? Probablement parce que la vie religieuse de leur temps leur semblait aussi corrompue et décadente que celle des prêtres séculiers. Voici ce qu'en écrivit Ruusbroec : « Tout ce que les fondateurs quittèrent et méprisèrent au début de l'Ordre, leurs successeurs le recherchent et le poursuivent aujourd'hui. Les religieux désirent bien manger, bien boire et porter des vêtements à la mode. Ils construisent des églises élevées et des couvents immenses. On trouve chez eux des riches et des pauvres, comme dans le monde. L'un dispose de quatre ou de cinq bures, et tel autre n'en a qu'une seule » (Le Tabernacle spirituel).

La réticence des premiers compagnons de Groenendaal vis-à-vis des monastères décadents est facile à comprendre. Il faut y ajouter encore une véritable méfiance, fort répandue à l'époque, envers tout ce qui ressemblait à une institution quelque peu stable et forte, mais dénuée d'inspiration spirituelle, et même envers tout ce qui les astreindrait à un genre de vie trop bien réglé. Au contraire, ils étaient habités par le désir profond de découvrir peu à peu, et par eux-mêmes, le rythme de vie qui conviendrait le mieux à leur vie spirituelle et à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois, une fois établis à Groenendaal, ne voulurent donc pas adopter une Règle déjà existante. Au contraire, sept années durant ils y sont restés ce qu'ils avaient été à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté. Cette espèce de méfiance envers des structures et des obligations imposées de l'extérieur est une caractéristique très typique de la vie spirituelle dans les anciens Pays-Bas. Les premières béguines étaient des femmes d'une incontestable inspiration spirituelle, mais indépendantes et vivant seules, sans mari et sans règle, qui s'étaient risquées à vivre dans le monde l'aventure extraordinaire d'une relation personnelle avec Dieu. Elles ne souhaitaient ni prononcer des voeux, ni se grouper en béguinages cloîtrés, ni avoir quelque lien particulier avec la hiérarchie. Évêques et curés se sont démenés tant et plus pour rassembler cette gent féminine indépendante et pour l'enfermer derrière des murs de clôture, afin de la soumettre plus aisément à leur autorité et juridiction. Il semble bien que Heilwig Bloemaerdinne ait réussi à résister jusqu'à sa mort à ces pressions cléricales, sans doute grâce au prestige de sa famille et à un patrimoine personnel qui lui permettait de gérer une Maison-Dieu indépendante.

Un même esprit régnait parmi les disciples de Gérard Groote, à la fin du XIVe siècle. Bien que ceux-ci habitaient ensemble en des couvents pour frères ou pour soeurs, ils ne souhaitaient pas prononcer des voeux personnels. Se sentaient-ils trop faibles ou mal assurés en face des voeux de religion ? Ils craignaient plutôt de perdre leur liberté spirituelle profonde et de se faire esclaves d'une règle au lieu d'être des enfants de Dieu, libres. Ils souhaitaient aussi pouvoir organiser leur genre de vie selon le caractère propre de leur vocation, et être toujours en mesure de prendre comme norme suprême leur ferveur intérieure et leur dévotion.

Que les trois premiers compagnons de Groenendaal aient reçu autant de crédit, sept années durant, de la part de l'évêque de Cambrai, du chapitre de Bruxelles et du duc Jean Ill, est un fait qui mérite d'être relevé. Le sieur Vrank fut nommé chapelain d'une modeste chapelle construite à côté de l'ermitage, qui fut consacrée en 1345. I1 reçut ainsi la charge pastorale du petit groupe, comme celle des sangliers et des cerfs qui peuplaient la forêt. Certains de leurs collègues chanoines, et bon nombre de laïcs, ont dû prendre ces ermites vivant en communauté pour des prêtres en recherche, qui ne savaient plus très bien le sens de leur vie en ville, et qui s'étaient retirés pour se ressaisir et réfléchir dans la forêt.

7 Le passage à l'état religieux

Au bout de sept années, une évolution se produisit qui allait renouveler un phénomène qui eut si souvent lieu au cours de l'histoire de l'Eglise : sans le vouloir, et peut-être même sans s'en apercevoir, nos pieux pèlerins du désert finirent par fonder

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une nouvelle communauté religieuse. Non seulement ils devinrent les fondateurs du monastère de Groenendaal, dont l’existence devait se prolonger jusqu'à la Révolution française, mais ils jetèrent les bases de la Congrégation de Windesheim et de la « devotio moderna », qui devaient marquer durablement de leur empreinte la vie religieuse dans les anciens Pays-Bas. Il est hors de doute qu'ils n’ont jamais cherché ni même deviné un tel rayonnement.

Comment cela s’est-il passé concrètement ? La situation précaire et imprécise des débuts ne pouvait se prolonger. En effet, au cours des années, trois questions s'étaient progressivement posées avec une insistance grandissante :

1. Qui hériterait de la donation de Groenendaal après la mort du fondateur ? Le duc en serait-il réduit à chercher un autre ermite ou une autre communauté ?

2. Qui jouissait du droit d’accepter de nouveaux candidats ou novices dans la communauté ? Et ces novices éventuels devaient-ils être formés à l’instar des clercs séculiers ?

3. Les ordres religieux existants voyaient des donations généreuses prendre le chemin de ce groupuscule de prêtres-dans-les-bois, privés de règle et de supérieur, ce qui n’allait pas sans susciter malaise et déplaisir, détractions et tiraillements. De quelle façon la nouvelle communauté pouvait-elle se défendre contre la jalousie de ses ennemis et de certains colporteurs de médisances ?

Ces questions ne préoceupaient pas seulement les premiers compagnons. Le chapitre de Bruxelles les partageait sûrement, de sorte que des rumeurs ne tardèrent pas à venir à l’oreille de l'évêque de Cambrai. Au début de mars 1350, le sieur Vrank partit pour cette ville dans l'intention de prendre conseil auprès de l'évêque, Petrus Andreae, au sujet de quelques calomnies qui s'étaient répandues à leur sujet. Après un bref échange, l'évêque décida d’accompagner Vrank à Groenendaal. Le 10 mars 1350, Vrank van Coudenberg et Jan van Ruusbroec reçurent de ses mains ‘habit des chanoines réguliers de saint Augustin. Le jour suivant, le sieur Vrank fut installé comme premier prévôt et

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reçut les pleins pouvoirs pour recevoir de nouveaux frères dans la communauté. Ruusbroec devint le premier prieur. La chapellenie des débuts se transforma ainsi en nouveau monastère. On a longtemps prétendu, suite à une affirmation de Pomerius, que le nouveau monastère dépendait de la célèbre abbaye de Saint-Victor à Paris. Pomerius avait tiré cette conclusion à partir d'une lettre dans laquelle Pierre de Saulx, prieur de Saint-Victor, recommande à la communauté de Groenendaal de se servir de la formule de profession habituellement utilisée par les chanoines réguliers. Le Père A. Ampe, s.j., a récemment démontré que Pomerius s’est trompé en datant la lettre trop tôt, et que Pierre de Saulx n’y était pas intervenu en tant que prieur de Saint-Victor, mais plutôt en tant que président de l’assemblée provinciale à laquelle tous les monastères de chanoines réguliers étaient invités tous les trois ans. Il semble que pendant les premières années de son existence Groenendaal ait été une fondation entièrement autonome. Ce n'est qu'en 1402 qu'il sest réuni à quatre autres monastères du Brabant, Rooklooster, Korsendonk, Bethlehem et Barberendaal à Tirlemont, pour former un seul et unique chapitre. En 1412, ce chapitre du Brabant allait rejoindre la Congrégation de Windesheim.

Pomerius prétend que des confrères âgés, ayant encore connu personnellement Ruusbroec, lui racontèrent comment celui-ci avait coutume de composer ses livres. Lorsque la lumière divine inondait son âme, Ruusbroec se retirait en quelque endroit secret de la forêt. Il s'y asseyait sous un grand arbre et couchait sur des tablettes de cire ce que le Saint-Esprit lui inspirait. Il apportait ensuite les tablettes au monastère, et les confiait à un secrétaire ou copiste, qui transcrivait le texte sur une feuille de parchemin.

Des témoins encore en vie lui racontèrent le récit suivant : « Un certain jour que le saint prieur était sorti du monas-

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tère pour aller prier et écrire sous un arbre dans la forêt, il arriva qu'il y fut à tel point enflammé par le feu de l'amour de Dieu qu'il en oublia entièrement le temps et l'heure. Comme il tardait à rentrer, ses frères s’inquiétèrent et se mirent à sa recherche le long des innombrables sentiers de la vaste forêt. Après avoir longtemps cherché, un frère, qui le connaissait bien, aperçut au loin un arbre entouré de haut en bas d'un cercle lumineux. Il s’en approcha doucement et trouva le saint prieur, assis sous l'arbre et comme ravi par l’abondante saveur de la douceur divine. » En 1602, l’archiduchesse Isabelle fit construire une chapelle en l'honneur de Notre Dame de Lorette, à côté de ce tilleul miraculeux. La furie déchaînée de la Révolution française détruira la chapelle, en même temps que les bâtiments conventuels de Groenendaal, faisant ainsi presque entièrement disparaître l'un des monuments les plus représentatifs du patrimoine religieux des Pays-Bas.

Le récit de l'arbre miraculeusement éclairé présente toutes les caractéristiques d'une légende à signification particulière. Il est à peu près certain qu'un événement concret en fut le point de départ. Mais le fait historique à pris valeur de message spirituel : ce que Ruusbroec mit par écrit dans ses ouvrages, c'est sans intermédiaire, directement, qu'il le reçut de la lumière de Dieu.

1. à Groenendaal, Ruusbroec écrivit trois traités à l’adresse d'une même moniale, une certaine Marguerite van Meerbeke qui s'était faite clarisse dans le couvent cloîtré que le conseiller Guillaume van Duivenvoorde (+ 1352) fit construire à ses frais à Bruxelles, près de la Porte de Halle. Ces religieuses suivaient la règle franciscaine approuvée par le pape Urbain IV en 1263. On les appelait d'ailleurs Urbanistes ou Riches Claires, puisque leur Règle autorisait les communautés à recevoir et à posséder domaines et rentes. Nous savons que Ruusbroec, après son établissement à Groenendaal, est allé au moins une fois rendre visite à cette soeur Marguerite dont il fut probablement le confesseur pendant un certain temps.

Les trois traités s'appellent respectivement Les sept clôtures, Le miroir de la béatitude éternelle et Les sept degrés. Le premier et le troisième contiennent une spiritualité explicitement monastique et claustrale. Le miroir de la béatitude éternelle est d'abord une méditation sur l’eucharistie. Comme tel, ce traité relativement long est devenu la source principale du quatrième Livre de l’Imitation de Jésus-Christ. Il contient aussi des développements d'une rare profondeur sur l'union mystique avec Dieu, raison pour laquelle il est généralement considéré comme l'oeuvre la plus mûrement réfléchie de notre mystique brabançon.

Le terme miroir possède plusieurs significations différentes sous la plume de Ruusbroec et de ses contemporains. Parfois il signifie simplement exemple. Marie est ainsi un miroir pour l'homme spirituellement vivant. Jésus est lui aussi notre miroir et la règle selon laquelle nous devons vivre. Le livre spirituel est un miroir pour le lecteur qui peut y apprendre à connaître sa béatitude éternelle. Mais le terme revêt une signification encore plus profonde dans un passage comme celui-ci : « Dieu créa l'âme de chaque homme comme un miroir vivant, dans lequel il imprima l'image de sa nature. De cette façon l'image de Dieu vit en nous, et nous en lui… La vie que nous possédons en Dieu est une en Dieu, sans intermédiaire. Car elle vit non-née avec le Fils dans le Père, et elle naît avec le Fils à partir du Père, et elle s'écoule des deux avec le Saint-Esprit. De cette façon nous vivons éternellement en Dieu, et Dieu en nous. » (Le miroir de la béatitude éternelle). Ce passage ne fournit ni description psychologique de l'âme ni exhortation morale. Il exprime plutôt la dimension religieuse dont Ruusbroec croit quelle constitue le noyau de toute créature humaine. Dieu est présent dans l'âme humaine comme dans un miroir vivant, et cette présence marque de son empreinte son être le plus profond. Ce noyau divin est le fondement de la dignité singulière de toute personne humaine, chaque homme étant appelé à rendre cette divine présence efficace et visible dans la vie de tous les jours.

2. Autour de 1363, Ruusbroec écrivit l’apologie déjà mentionnée : Le livre des éclaircissements. Elle commence avec cette confidence : « Certains de mes amis souhaitent et demandent que j’explique et éclaire en quelques mots, selon ma

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capacité et avec le plus de précision et de clarté possibles, la vérité de ce que j’entends et ressens au sujet de tout l'enseignement le plus élevé que jai pu mettre par écrit. Cela, afin que personne ne reçoive détriment de mes paroles mais, bien au contraire, profit. Nous connaissons ces amis auxquels Ruusbroec fait allusion; il s'agit des chartreux de Hérinnes. Ils avaient envoyé un messager à Groenendaal pour inviter le prieur à venir leur expliquer en personne les aspects les plus profonds de son enseignement. Bien qu’âgé alors de presque soixante-dix ans, Ruusbroec entreprit encore à pied le voyage dHérinnes, distant de plus de vingt-cinq kilomètres. Il séjourna trois jours chez les chartreux, donna une conférence à la communauté et eut un certain nombre de conversations personnelles. C'est à son retour qu'il consigna par écrit le résultat de ces échanges dans cette apologie dont la clarté et la précision ne laissent rien à désirer.

3. La dernière oeuvre de Ruusbroec porte le titre : Les douze béguines. Il est sans rapport avec le contenu du livre, et est simplement emprunté au premier verset du poème avec lequel celui-ci débute : "Douze béguines, un jour, étaient assises ». Cet ouvrage assez prolixe contient en fait quatre parties différentes, d'abord composées à part, qui furent plus tard réunies en un seul ensemble. Quelque confrère de Ruusbroec est peut-être responsable de l’ultime travail rédactionnel. Ce livre, qui ne s'est répandu que durant les dernières années de la vie de Ruusbroec, contient, entre autres choses, une longue dissertation sur l’influence des planètes dans l'expérience religieuse de tout homme. Pour qui est familier avec la mentalité du moyen âge, ce thème ne pourra étonner. Toute personne cultivée pensait alors que la position et le cours des astres exerçaient une influence directe sur le sort et les dispositions des hommes. Aujourd’hui l’on attacherait en ce domaine davantage d’importance aux facteurs socio-économiques et psychologiques. Il est évident que Ruusbroec partageait les idées alors généralement répandues, mais à une exception près : il est toujours resté convaincu que cette influence cosmique n'était pas en mesure de détruire la liberté de l'homme. Gérard Groote éprouva des difficultés au sujet de cette section du livre, non parce qu'il n’aurait pas accepté l’influence des astres, mais parce que, à son avis, Ruusbroec n'était pas suffisamment au courant des théories les plus récentes dans le domaine de l’ astrologie.

Cet ouvrage fournit à Ruusbroec l'occasion de prendre très nettement ses distances par rapport à certaines théories de son émule allemand, Maître Eckhart (1260 - vers 1328). Dans la seconde partie du livre, il s’en prend ainsi à certaines de ses conceptions : « Remarque, écrit-il, la fausseté de ces prophètes, afin de ne pas être trompé. Ils prétendent être eux-mêmes l'essence de Dieu qui monte au-delà des Personnes divines, et être tellement vides et désoeuvrés comme s’ils n’existaient pas. En outre, chacun de ces maudits prétend encore ceci : ‘Lorsque j’existais dans mon essence éternelle, je n’avais pas de Dieu. Je voulais ce que j’étais, et j’étais ce que je voulais, et c'est par ma volonté propre, en toute liberté que je suis devenu et que je suis entré dans le monde. Si je l’avais voulu, je ne serais nullement devenu, et aucune autre créature ne le serait ». Par cette citation, Ruusbroec rejette certaines affirmations d'un sermon d’Eckhart (Predigten, éd. Pfeiffer, p. 87). Le contexte montre qu'il reproche à celui-ci d’avoir emprunté ces erreurs aux adeptes du Libre Esprit.

4. à côté de ces onze traités, Ruusbroec écrivit encore sept Lettres, dont certaines n’ont été conservées que dans la traduction latine que Surius, le chartreux de Cologne, publia en 1552. La première de ces lettres est adressée à la clarisse que nous connaissons déjà, Marguerite van Meerbeke. Il s'agit sans doute de la prose la plus personnelle du bon prieur, d’autant plus qu'il s'adresse sans cesse en la deuxième personne à sa correspondante. Ruusbroec la met en garde contre la formation de clans à l'intérieur de la communauté religieuse. Il y exprime clairement sa pensée sur l’amitié. Celle-ci doit rapprocher les deux amis de Dieu, car seul Dieu est pleinement digne de l’amitié de l'homme : « Celui qui attire quelqu'un à soi au lieu de lui indiquer le chemin vers Dieu, est faux et vit contraire à la volonté de Dieu ».

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9 Ruusbroec et ses confrères de Groenendaal

l'impressionnante peinture, appelée Praeconiale Viridisvallis, conservée au Ruusbroecgenootschap à Anvers, présente trente portraits de personnalités qui ont assuré la célébrité du monastère au cours des âges. Ruusbroec s'y trouve bien au centre, entouré d'un halo de lumière divine, bien qu'il ne fût jamais le supérieur de la communauté et que son érudition ne valait pas celle de Maître Vrank ni celle de Maître Willem Jordaens ou d'autres confrères, bardés de diplômes universitaires.

Ruusbroec fut cependant la figure centrale de la nouvelle fondation. Ses contemporains en donnent tous la même explication : il ressentit la présence de Dieu d'une façon exceptionnelle; il était directement éclairé et inspiré par l'esprit-Saint; il reçut le don de partager avec d'autres sa connaissance des mystères de Dieu, par sa parole et par ses écrits. Cette vocation mystique exceptionnelle était unanimement reconnue et respectée par son entourage immédiat. Sur ce point, Ruusbroec diffère de tous les autres auteurs mystiques de la tradition chrétienne. Que l’on songe seulement à la forte résistance à laquelle se heurta un Maître Eckhart, aux difficultés éprouvées par une Thérèse d’Avila et un Jean de la Croix, ou au chemin douloureux d'un Pierre Teilhard de Chardin.

Ruusbroec ne rencontra aucune résistance auprès de ses confrères. Ses seuls ennemis furent le démon et les adeptes hérétiques du Libre Esprit. Sa vie et sa doctrine reflètent le doux éclat d'une lumière qui rend la vie toute transparente. La nuit obscure, propre à toute vocation mystique, se laisse seulement deviner chez lui, comme l’arrière-plan à peine visible d'un paysage inondé de lumière.

Une rapide présentation de sept de ses confrères au monastère de Groenendaal nous aidera quelque peu à nous représenter d'une façon plus vivante et concrète l’environnement habituel de notre mystique.

Vrank van Coudenberg (+ 1386) était sans aucun doute un grand spirituel. Il renonça à une brillante carrière de chanoine et de conseiller du duc de Brabant. Le tableau d’honneur de Groenendaal dont nous venons de parler, lui accorde la place qui lui revient: il est représenté assis sous un baldaquin vert, tenant dans une main la crosse dorée du prévôt, dans l’autre, l'Église en pierre de Groenendaal. On y lit aussi sa devise : In cantate radicati et fundati, c'est-à-dire : Enracinés et fondés dans l'amour. Durant toute sa vie, le sieur Vrank entretint de bonnes relations avec le duc et sa cour, avec le Chapitre de Bruxelles et l'évêque de Cambrai. On le consultait volontiers à l'occasion de procès ecclésiastiques ou civils.

Jan van Leeuwen (+ 1378) était originaire d’Affligem et avait probablement travaillé pendant quelques années à la cour du duc. Il devint le cuisinier attitré de la nouvelle communauté, tâche dont il s’acquitta fidèlement sa vie durant. On l’appelait d'ailleurs « le bon cuisinier de Groenendaal ». Le frère Jan était illettré lors de son entrée. Ruusbroec devint son confesseur et conseiller spirituel, et lui apprit aussi à lire et à écrire, non sans un réel succès. Le frère Jan devint un homme de prière, intérieur et fervent, et il se mit à rédiger des traités spirituels. Ceux-ci virent le jour entre les marmites et les chaudrons, ce dont ils ont gardé des traces évidentes : ils manquent un peu de plan, et leur style est décousu et prolixe. Ces ouvrages sont cependant une source importante d’informations. Jan y parle, sans aucun parti-pris et en toute liberté, des hommes et des situations qu'il a bien connus. Grâce à lui nous savons que Hadewijch était fort en honneur à Groenendaal. Il composa un traité entier sur La doctrine de Maître Eckhart et ses erreurs, stigmatisant les thèses erronées du grand mystique rhénan. En outre, il nous laissa quelques croquis attachants et enthousiastes du bon prieur : « Je vous dis en toute vérité que personne ne pouvait mieux parler de l'humilité profonde du coeur que le sieur Jan van Ruusbroec, mon cher et glorieux confesseur, chanoine régulier et prieur de Groenendaal. ».

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Guillaume Jordaens (+ 1372) naquit vers 1321 à Bruxelles. Il semble avoir étudié à Paris où il devint grand érudit et maître en théologie. Une fois ses études achevées, il se joignit à la communauté de Groenendaal pour y devenir l'auteur célèbre et le copiste que l’on connaît. Quatre ouvrages de Ruusbroec lui doivent leur traduction latine : Les noces spirituelles, La pierre brillante, Les sept degrés et Le tabernacle spirituel. La traduction des Noces fut faite à la demande des moines de Ter Doest. Elle était précédée d'une lettre en latin, qui donna l'impression d’avoir été écrite par Ruusbroec en personne, ce qui permit aux cisterciens flamands, et à d'autres lecteurs après eux, dattribuer l'ensemble de cette traduction à Ruusbroec en personne. La pieuse ruse de Maître Guillaume finira même par induire en erreur Jean Gerson, le chancelier de l'université de Paris. En fait Guillaume s’est surtout efforcé décrire un texte latin de grande qualité, plutôt que de faire une traduction fidèle de l’original. Ce texte latin, plus ou moins arrangé par rapport à celui de Ruusbroec, se répandit dans l’Europe entière dès qu'il fut imprimé à Paris, en 1512, par Henricus Stephanus.

Jan Spiegel van Curegem (+ 1358) entra jeune encore au monastère de Groenendaal, vers 1352, mais pour y vivre seulement pendant six années. Il fut le premier défunt de la communauté. Sa ferveur juvénile lui avait conquis la sympathie de tous, à tel point que Guillaume Jordaens, lors de son décès prématuré, composa une longue complainte mortuaire. Jan avait une âme d’artiste, et son travail préféré était de peindre des enluminures pour de précieux manuscrits. Le Père Reypens, s.j., a avancé l’hypothèse qu'une de ces miniatures de Jan Spiegel à pu faire fonction de modèle pour le petit portrait de Ruusbroec, qu'un anonyme nous a peint au XVIe siècle.

Godfried van Wevel (+ 1396) naquit dans une famille aisée de Louvain. C'est avant 1360, âgé environ de quarante ans, qu'il a dû entrer au monastère, où il allait remplir diverses tâches. Il fut longtemps procureur, et donc responsable de l’entretien matériel de la maison. Il dirigea aussi plusieurs dames de la haute noblesse, parmi lesquelles Marie de Brabant qui fonda le couvent de Korsendonk. Nous lui devons un ouvrage spirituel d’importance, Les douze vertus, qui circula longtemps sous le nom de Ruusbroec. Il est conservé dans vingt-cinq manuscrits, et fut traduit en latin par Geert Groote. Dans cet ouvrage, Godfried emprunte plusieurs passages aux Noces spirituelles de Ruusbroec et aux Reden der Unterscheidung de Maître Eckhart. Ce dernier point laisse entendre que les réticences au sujet du mystique allemand n’étaient pas unanimement partagées à Groenendaal.

Godfried van Wevel fut envoyé à Eemstein, au sud dUtrecht, en 1382, pour y assister une communauté de chanoines réguliers, et l’initier à l’office tel qu’on le célébrait à Groenendaal. L'acte de fondation de Eemstein (1382) stipule explicitement que le supérieur de la nouvelle fondation jouira des mêmes pleins pouvoirs que le prévôt du monastère de Groenendaal « situé dans la forêt de Soignes, près de la ville de Bruxelles ». Par ailleurs, tous les frères sont censés se tenir à l’’observance, aux statuts et à lhabit de ce même monastère. De toute évidence, Eemstein vit le jour selon le modèle de Groenendaal. Ce lien entre le monastère du Brabant et celui de la Hollande prendra une importance majeure grâce aux événements qui ne tarderont pas à survenir. En effet, en 1394, Eemstein devint membre fondateur de la Congrégation de Windesheim qui, tout au long des quinzième et seizième siècles, allait répandre la spiritualité de Ruusbroec dans les Pays-Bas, en Allemagne, et, grâce au truchement de la « devotio moderna », dans toute l’Europe oceidentale.

Jan van Schoonhoven (+ 1413), né aux alentours de 1358 à Schoonhoven près de Gouda, connut probablement Groenendaal à travers la renommée de Ruusbroec. Nous savons qu'il fut son premier biographe dans un écrit dont toute trace avait déjà disparue avant 1509. Jan van Schoonhoven se révéla un auteur spirituel très fécond, dont les oeuvres se répandirent largement, en latin comme en néerlandais. Lorsque Jean Gerson, le chancelier de la Sorbonne, se mit à répandre une critique véhémente contre Ruusbroec, entre 1396 et 1399, c'est Jan van Schoonhoven qui fut chargé par ses confrères de satteler à la défense. Sa réplique à Gerson vit le jour sous la forme d'une réfuta-

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tion solidement fondée, mais qui ne suffit pas à convaincre le célèbre chancelier.

Mentionnons encore un frère convers anonyme dont le visage se devine à travers un récit pittoresque de la biographie de Ruusbroec par Pomerius : "Un jour qu'un frère avait acheté une cuillère en fer, n’ayant rien d’autre à sa disposition, il arracha le sceau en plomb d'une bulle pour le fondre et tester ainsi la solidité de la cuillère. Bien que cette bulle était de grande importance pour le monastère, le prévôt Vrank ne perdit aucunement son calme et pardonna au frère sa simplicité. De toute façon, des paroles seraient demeurées sans effet ! »

Ainsi, la célébrité de la première génération des solitaires de Groenendaal n'était pas uniquement due à la personnalité de Ruusbroec : le monastère était devenu une véritable École où s’illustrèrent bien d'autres frères. En outre, le récit du convers et de sa cuillère prouve que des gens du peuple y côtoyaient avec grande aisance les érudits et les saints.

10 Dernières années et sainte mort

II est difficile de nous représenter ce que signifiait être prieur de la nouvelle fondation de Groenendaal. En lisant la vie de Ruusbroec, on a l'impression que celui-ci était davantage occupé par la formation spirituelle de ses frères que par le souci de l’environnement matériel. Certains frères avaient même l’habitude de lui rendre visite après Complies, pour être réconfortés et éclairés par ses paroles spirituelles. Parfois ils s’enflammaient à tel point qu'ils en oubliaient le temps et l'heure, et prolongeaient la veillée durant toute la nuit. Ce qui ne les empêchait pas d’assister ensuite à l’office du matin avec toute la dévotion requise.

Ruusbroec a pu célébrer tous les jours l’eucharistie, avec grand respect et profonde joie, et cela jusqu'à un âge avancé. Vers la fin de sa vie cependant, sa vue s’affaiblit jusqu'à l’empêcher de discerner la forme et le dessin du pain consacré.

Lors de l’élévation de l’hostie, il lui arriva même de tenir celle-ci renversée et de présenter à l’envers la croix qui s'y trouvait imprimée. L’élévation et l’adoration de l’hostie qui venait d'être consacrée constituaient pour le chrétien du moyen âge le point culminant de toute célébration eucharistique. Le servant de messe se montra donc particulièrement atterré par l’incident. Par ailleurs, il pensait avoir remarqué que le bon prieur avait beaucoup de difficulté à se tenir debout à l’autel. Il se chargea donc d’en informer le prévôt Vrank qui se résigna à défendre à Ruusbroec de célébrer encore la Messe. Lorsque le saint prieur en fut mis au courant, il se permit d’insister : "Seigneur prévôt, ne me défends donc pas de célébrer la Messe. Car l'erreur qu’on t’a signalée ne provient pas de mon grand âge, mais de la grande consolation qui m’est donnée par le Seigneur. Cette fois encore, le Seigneur m’a visité par une douceur ineffable, en m’adressant ces paroles: Tu es à moi, et moi je suis à toi. » Poussé à se défendre, le prieur en vint ainsi à trahir quelque chose de son expérience la plus intime.

Lorsqu'il eût atteint lâge de quatre-vingt-huit ans, ses forces se mirent à décliner. Saisi par une forte fièvre et souffrant de dysenterie, il dut garder le lit pendant deux semaines, et c'est entouré de ses frères en prière, ayant conservé la tête lucide et son teint vermeil jusqu'au dernier moment, sans le moindre indice d’agonie, qu'il s’endormit paisiblement dans le Seigneur. On était au jour octave de la fête de sainte Catherine, le 2 décembre de l’an du Seigneur 1381.

Après des funérailles empreintes de grande simplicité, Ruusbroec fut enterré dans la première chapelle de Groenendaal, encore construite en bois. Cinq ans plus tard, lors de la mort du prévôt Vrank en 1386, son corps fut exhumé. Il était entièrement intact. Sur l'ordre de l'évêque, il fut exposé pendant trois jours, visible aux yeux de tous, dans le cloître du monastère. On l’enterra ensuite à nouveau, en compagnie des restes du prévôt Vrank, devant le maître-autel de la nouvelle église déjà en construction. Cette translation de son corps inaugura un culte en son honneur. Au seizième et au dix-septième siècles eurent lieu plusieurs tentatives pour obtenir sa béati-

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fication. Un décret papal du 9 décembre 1908 reconnut solennellement le culte immémorial de Jan van Ruusbroec, et fixa sa fête liturgique au 2 décembre. Les principales reliques du grand mystique se trouvent actuellement dans la cathédrale de Bruxelles et dans son village natal de Ruisbroek. Mais bien plus que ses restes mortels nous demeurent les fruits de son activité littéraire, qui rendront à jamais témoignage de son intense amour de Dieu et de son grand souci pour tous les hommes.

11 Doctrine

Ruusbroec n'a pas construit de système théologique, ni composé de traité de morale ou d’ascèse, même s’il avait reçu une solide initiation à ces matières. A l’exception de deux courts traités (La foi chrétienne et Les quatre tentations), il a écrit uniquement sur la vie intérieure, à l'intention des contemplatifs, dans le but de les aider à comprendre ce qui leur advient dans leur expérience. Il avertit d'ailleurs ses lecteurs autres que contemplatifs, qu'ils ne seront pas en mesure de le comprendre, car il est impossible, selon lui, d’apprendre la contemplation aux autres : "Voilà comment j’explique son essence et ses occupations à quelqu'un qui contemple. Mais personne d’autre ne peut le comprendre, car il est impossible d’apprendre à un autre la vie de contemplation "(La pierre brillante). Dès le commencement Ruusbroec range la controverse entre contemplation infuse et contemplation acquise parmi les faux problèmes. Tout doit être reçu de Dieu : c'est tout le sens de la passivité mystique. C'est lorsque l'âme est fatiguée par ses propres efforts, et s’endort au milieu de la nuit, à l'heure où elle l’attend le moins, que retentit la voix du Seigneur et qu’elle se sent « touchée ». Il n’y a aucune continuité entre l'expérience de tous les jours et cette expérience passive, car le mystique ne comprend pas ce qui lui arrive. Bien qu’on puisse la désirer, il n’y a aucune possibilité de s'y préparer ou de la mériter : "Dieu la donne quand il veut, où il veut et à qui il veut » (Les noces spirituelles) . Ruusbroec ne traite que brièvement des épiphénomènes de la mystique (visions, extases, etc), pour s'arrêter à sa substance. Son contenu n'a rien d’ésotérique ou d’exceptionnel, bien qu'il reste secret, comme l’est tout grand amour. Ruusbroec se plaît à répéter que le mystique « éprouve » ce que tous les autres chrétiens croient et confessent : "ce que tous les hommes bons possèdent, mais qui leur demeure caché, leur vie durant "(Les noces spirituelles; La pierre brillante), c'est-à-dire la réalité de la grâce et de la communion amoureuse avec Dieu. L'expérience mystique donne une conscience exceptionnelle des données de la foi. Par elle-même, elle ne suppose ni mérite ni sainteté particulière. Elle est une « gratia gratis data », non une « gratia gratum faciens ». Elle ne cesse de témoigner d'une même rencontre avec Dieu, mais qui se répète chaque fois à un niveau plus profond, toujours plus riche, plus imprévisible et plus neuve. Tout comme Grégoire de Nysse, Ruusbroec souligne la continuelle nouveauté de la rencontre amoureuse, ici-bas comme dans l'au-delà.

Pour décrire cette expérience passive, notre auteur privilégie le vocabulaire du recueillement et de la vie intime. L'expérience mystique est caractérisée par un « toucher » reçu de la part de l’Autre, toucher qui arrache les facultés de l'homme à la succession, compliquée et plurielle, ainsi qu’à l’éparpillement, qui sont les deux caractéristiques de l'activité ordinaire de l'homme, toute « extravertie » ou tournée vers l'extérieur. Dans la vie « intime », au contraire, les facultés refluent irrésistiblement vers le dedans, vers le centre qui vient d'être "touché ». Avant tout vers le coeur, à partir duquel elles déploient désormais une seule activité, « simple » - ou spontanée : la prière « amoureuse » ou « simple » au-dedans de « l'unité du coeur ». Un tel mouvement implique que l’attention se détache et se déprenne des choses extérieures; il est « abstraction » au sens le plus littéral du mot. Ce que l’on a appelé la « mystique abstraite du Nord » ne doit donc en aucune façon être compris comme une philosophie de concepts abstraits.

Ruusbroec évite cependant la fuite aveugle dans l’affectivité, et il ignore une mystique qui n’accorderait la rencontre avec Dieu qu’à l'homme privé de son intelligence. "Ni la grâce ni

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la gloire ne détruisent la lumière naturelle, écrit-il, elles la transfigurent » (Le royaume des amants). L’idée de la transfiguration de la grandeur que l'homme tient de sa nature fait de Ruusbroec un précurseur de l’humanisme chrétien. Il reconnaît d'ailleurs et décrit dans le détail une mystique naturelle, qui est fondée sur la relation entre la créature et son Créateur (Le royaume des amants).

Les puissances supérieures - la mémoire, l'intelligence et la volonté - sont à leur tour « touchées » par la rencontre intime « dans la profondeur de l'esprit ». Elles aussi refluent vers leur centre, pour y être libérées de la dispersion et devenir une seule énergie spirituelle, simple et spontanée, à l'intérieur de la même « essence » dont elles jaillirent jadis séparément. Ruusbroec parle alors d'union ou de « contemplation essentielle ». Ce dernier terme indique alors une certaine qualité propre à la prière mystique, à savoir son extrême simplicité. Il ne dit strictement rien sur l'objet de la contemplation. C'est donc bien à tort qu’on verrait en Ruusbroec le contemplatif de l'essence divine, comme si cette Essence pouvait être contemplée ici-bas, ne fût-ce que brièvement.

Dans la vie qui fait suite à l'union transfigurante (pour Ruusbroec overvorminghe - transfiguration est synonyme de mariage mystique), l'homme aura pour toujours son centre en Dieu, et Dieu demeurera pour toujours dans l'homme. Cette vie s'appelle « unité essentielle » ou « contemplation suressentielle ». Ces termes sont empruntées à Denys l’Aréopagite, mais Ruusbroec les utilise pour décrire une voie mystique dont l’évolution va dans une direction entièrement opposée à celle de la désincarnation transcendante qui est si caractéristique pour la mystique néoplatonicienne. A cause de sa ressemblance toujours croissante avec le Christ, le mystique, à l'image du Verbe incarné, devient toujours davantage un « homme commun », un homme de communion, et s’ouvre à la « vie commune », ou vie de communion, qui est sa participation à la rédemption et à la transfiguration du monde. Il finit par devenir celui qui répand et déverse tous les trésors de la gloire de Dieu. « Il nous faut demeurer toujours avec Dieu dans l'unité, et nous écouler éternellement au-dehors, avec Dieu et tous ses saints, dans l'amour qui partage » (Les noces spirituelles).

12 Influence de Ruusbroec

Les oeuvres de Ruusbroec ont connu une large diffusion dans leur langue originale, en moyen allemand et en latin. Ainsi, le texte original des Noces spirituelles a été intégralement conservé dans treize manuscrits, plus un nombre élevé de fragments. La traduction en moyen allemand se retrouve dans son entier en cinq manuscrits, et en partie dans dix autres. La version latine de Jordaens nous est connue par onze manuscrits. Celle de Gérard Groote, par douze. Cet ouvrage qui est incontestablement le chef-d'oeuvre de Ruusbroec a été rapidement connu dans les Pays-Bas, en Allemagne, France, Italie et Angleterre. l'ensemble des oeuvres de Ruusbroec a connu une diffusion plus large encore, grâce à la traduction latine de Laurent Surius, qui fut imprimée à Cologne en 1552, 1608 et 1692. Il est certain que l’influence directe de Ruusbroec fut quelque peu freinée par la critique de Jean Gerson qui jugeait le troisième livre des Noces entaché de panthéisme, et estimait même qu'il méritât le bûcher. L’influence de Ruusbroec fut néanmoins importante sur l'École française et sur les mystiques espagnols, par l'intermédiaire de ses disciples Hendrik Herp (Harphius) et Denys le Chartreux. Sa doctrine a finalement atteint l'ensemble des chrétiens par le truchement des méditations vulgarisatrices de l’Imitation de Jésus-Christ, oeuvre d'un chanoine régulier de Windesheim, Thomas a Kempis, célèbre ouvrage de spiritualité qui, des siècles durant, est demeuré le manuel classique de la « devotio moderna ».

Paul Verdeyen s.j.

BIBLIOGRAPHIE

Oeuvres de Ruusbroec

— En moyen néerlandais :

Jan van RUUSBROEC, Werken. Naar het standaardhandschrift van Groenendaal uitgegeven door het Ruusbroecgenootschap te Antwerpen, Tielt 1944-48, première édition critique de l'ensemble de l'oeuvre. Une nouvelle édition est en cours chez Brepols, à l'intérieur du Corpus Christianorum; les titres suivants ont déjà paru :

- Boecsken der verclaringhe, (de Baere - Mommaers), Tielt-Leiden 1981.

- Vanden seven sloten (de Baere), Tielt-Leiden 1981.

- Die geestelike brulocht (Alaerts - Mommaers), Tielt-Turnhout 1988.

— En traduction française :

BéNéDICTINS DE SAINT-PAUL DE WISQUES, Oeuvres de Ruysbroeck lAdmirable, 3 tomes, Bruxelles-Paris 1915-1921.

J.-A. BIZET, Ruysbroeck, Oeuvres choisies, Paris 1946 (traduction du Royaume des amants et des Noces spirituelles).

J. ALAERTS, La terminologie essentielle dans l'oeuvre de Jan van Ruusbroec, Lille 1973.

L. COGNET, Introduction aux mystiques rhéno flamands, Paris 1968.

A. COMBES, Essai sur la critique de Ruysbroeck par Gerson, 4 tomes, Paris 1945-1972.

A. DEBLAERE, « Essentiel et superessentiel chez Ruusbroec », dans Dictionnaire de Spiritualité IV (Paris 1961), col. 1351-1359.

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P. GROULT, Les mystiques des Pays-Bas et la littérature espagnole du seizième siècle, Louvain 1927.

P. HENRY, « La mystique trinitaire du bienheureux Jean Ruusbroec », dans Recherches de Science religieuse, XL (195152), p. 335-368; XLI (1953), p. 51-75.

J. ORCIBAL, Saint Jean de la Croix et les mystiques rhéno-flamands, Paris-Bruges 1966.

P. VERDEYEN, Ruusbroec et sa mystique (à paraître).


Note du Traducteur

Par un certain côté, il ne devrait pas être difficile de traduire Jan van Ruusbroec : sa langue est sobre et précise; ses exposés sont, en général, d'une logique transparente; son vocabulaire est toujours hautement technique. Ruusbroec sait exactement ce qu'il veut dire, et ne cède jamais à la tentation de jouer avec les mots ou de les apprêter de façon artificielle.

Sil y a quand même difficulté pour le traducteur, et difficulté même notable, elle provient justement de la technicité et de la précision mêmes du vocabulaire moyen-néerlandais de Ruusbroec, dont les équivalents qui sont ici proposés en français sembleront parfois contestables. Il était cependant nécessaire de constituer un vocabulaire ruusbroecquien en français, aussi précis et homogène que possible, et aussi proche de ce que les termes signifiaient sous la plume de l'auteur.

L’entreprise comportait des pièges. Malgré certains contacts superficiels avec la pensée aristotélico-thomiste, à travers laquelle on à parfois cherché à interpréter le langage de Ruusbroec, celui-ci lui doit peu. Il ne doit rien non plus - c'est évident - à la philosophie moderne, même si des rapprochements étonnants sont la tentation permanente de tout traducteur.

Une autre difficulté provient des génies propres au néerlandais, langue germanique, et au français, d'origine latine, difficulté qui affecte non seulement la syntaxe, mais plus particulièrement la morphologie des mots. Ruusbroec dominait parfaitement les richesses de sa langue maternelle, et ne craignait pas de créer des néologismes imagés pour décrire avec plus de précision ses expériences intérieures. Il pouvait ainsi se per-

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mettre une certaine virtuosité dans l'emploi de sa langue, proprement intraduisible dans nimporte quelle autre.

Il fallait pourtant traduire, en essayant de forger un vocabulaire ruusbroecquien français, qui serait à même de devenir la clé indispensable pour accèder à la compréhension de textes que peu sont en mesure d'aborder dans leur idiome original. En ce sens, un tel vocabulaire ruusbrocequicn français serait peut-être déjà à lui seul un commentaire.

De là l’importance du Glossaire qui accompagne cette traduction, auquel renvoient les mots en italique dans le texte. Ce Glossaire8 rend brièvement compte du choix des mots français, et des diverses nuances de l’original, que l’on a voulu respecter. Chaque fois que cela a été possible, le même mot moyen-néerlandais à été traduit par le même mot français. Cependant, tous les traducteurs savent par expérience qu'une telle règle ne peut être maintenue dans tous les cas. Toutefois, chaque écart à été signalé en note.

L’ambition de tout traducteur est de se rendre compréhensible pour le lecteur moderne, tout en restant aussi près que possible des particularités du vocabulaire de l’original. Ce double souci impose souvent un choix parfois malaisé, et dont il faut accepter d’avance qu'il ne sera jamais, sans conteste, le meilleur possible. Un autre traducteur aurait, tout aussi légitimement, souhaité un autre choix, principalement dans les cas auxquels sapplique parfaitement la pittoresque mais suggestive formule de « crux interpretum », véritable croix ou tourment pour les traducteurs. Deux exemples illustreront cet embarras, sans d'ailleurs vouloir justifier de la sorte la traduction retenue. Ainsi, fallait-il conserver la traduction, aujourdhui couramment acceptée dans les études sur la littérature mystique rhéno-flamande, de Wesen par Essence, mais en prenant le risque les explications de Ruusbroec d'une nuance intellectualiste qui, non seulement leur est étrangère, mais leur est même rigoureusement contraire. Ou fallait-il plutôt avoir recours à un autre terme, « Être » par exemple, mais qui, lui aussi, est ambigu, et possède le désavantage de n’avoir d’autre adjectif qu’ Essentiel ». Notre choix s’est finalement porté sur la première solution : nous maintenons

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donc l’usage courant. Autre exemple : l’on sait l’importance que revêt dans la mystique de notre auteur le concept de Ghemeyne leven, ordinairement rendu par « vie commune ». Mais il s'agit là d'une expression qui, dans la littérature religieuse moderne, possède un sens bien précis totalement étranger à ce que Ruusbroec entend dire. Nous avons en définitive préféré l’expression « vie de communion (et de partage) », qui restitue mieux, semble-t-il, la pensée de Ruusbroec et qui conserve l'avantage d'être obtenue à partir de la même racine.

Lors de ce travail, la traduction latine de Surius, moine de la Chartreuse de Cologne, éditée en 1552, nous a été d'un secours inestimable, non seulement quant à cette partie du vocabulaire de Ruusbroec qui remonte à ses prédécesseurs latins, mais aussi, et même surtout, quant à ce qui en constitue le fond. Pour une part, il tient celui-ci de la mystique rhéno-flamande antérieure à lui : en particulier d'une mystique cistercienne, Béatrice de Nazareth, et de deux béguines célèbres, Hadewijch d’Anvers, et l’autre Hadewijch que l’on désigne maintenant comme Hadewijch II. Bien que d'origine allemande - il naquit à Hambourg -, Surius saisit parfaitement les nuances du dialecte brabançon de l’ermite de Groenendael, son aîné de deux siècles, et il a soin d’en rendre les moindres variations, jusqu'à circonscrire par deux mots latins différents ce qui n’en était qu'un seul sous la plume de Ruusbroec. Même si notre traduction ne suit que très exceptionnellement un tel procédé, la subtilité consciencieuse de Surius nous a souvent facilité le choix d'un mot français correspondant, qui soit aussi près que possible de l’original.

Il faut encore se rappeler qu’à travers les traductions latines - et il y en eut du vivant même de l'auteur - le vocabulaire et la pensée de Ruusbroec ont exercé une influence certaine sur les mystiques espagnols du XVIe siècle, ainsi que sur l'École française du début du XVIIe. Si un vocabulaire mystique français, d’inspiration rhéno-flamande, avait cours en ce temps, pourquoi ne pas s’en inspirer aujourd’hui ? La présente traduction à essayé de le faire en quelques cas, mais, pour des raisons diverses, sans doute trop rarement.

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Le style de Ruusbroec est varié et comporte de nombreux aspects. La traduction a essayé de rendre cette richesse dans toute la mesure du possible.

Il y a d'abord un certain nombre de formules concises et bien ciselées, presque jaculatoires, dans lesquelles notre auteur excelle et qu'il réserve aux passages les plus incisifs de son oeuvre. Sauf lorsqu'il s'agit de jeux de mots basés sur des assonances qui ne s’entendent que dans la langue de l'auteur, il était relativement facile de les rendre en français en essayant de leur conserver la force d’expression de l’original.

Viennent ensuite les longues tirades, pleines de verve et d’ironie savoureuses, où Ruusbroec se révèle fin psychologue tout autant que brillant écrivain. Elles ne posaient pas de difficultés majeures à la traduction sauf, ici ou là, pour le pittoresque particulièrement pointu de telle ou telle allusion dans l’original.

A l’opposé, son style connaît aussi la sobriété soutenue et poignante de certaines descriptions plus poussées de l'expérience d'amour, qui trahit à la fois une fougue et une simplicité extrêmes. Sauf en ce qui concerne les difficultés particulières de vocabulaire mentionnées plus haut, nous avons essayé de le rendre de même, limpide et dense d’émotion contenue.

Mais le style de Ruusbroec ne se maintient pas toujours sur ces hauteurs, notamment sous l’effet d'une traduction. Certaines lourdeurs sont ainsi inévitables pour qui veut rendre de près l’original. Ruusbroec connaît des longueurs, des redites, des répétitions. Il affectionne particulièrement un certain rythme ternaire, dont il s'impose les contraintes, multipliant par trois les verbes, substantifs ou adjectifs, sans que la phrase française y gagne en clarté ou en fluidité. Il a semblé que les critères adoptés demandaient à respecter aussi ces particularités-là du style ruusbroecquien.

Signalons enfin la présence fréquente de mots de liaison logiques, surtout dans les débuts de phrase, conjonctions habituelles en moyen-néerlandais, mais qui risquent de rendre lourde la phrase française. Nous les avons parfois omis, lorsque le sens était déjà évident par soi. En d'autres cas, au contraire, la fluidité de la proposition française exigeait que fût ajoutée une conjonction pour marquer une opposition ou une conséquence implicite en moyen-néerlandais. Ce sont là les seules libertés prises afin de faciliter la lecture de la traduction.

Malgré toutes ces précautions, une traduction est toujours provisoire, et est à remettre sur le métier indéfiniment. En fin de compte, toute lecture d’auteur est soumise à l’inévitable prisme de la traduction. Mais ce qui est risque possible, encouru par le véritable Ruusbroec, peut aussi être la chance d'une limite : le prisme dont se sert inconsciemment chaque traducteur corrige les effets pervers des traductions précédentes. C'est là le sort de toute traduction, dont la présente bénéficiera à son tour ! Celle-ci espère n’avoir pas exagérément sacrifié aux inductions illégitimes, ni par trop trahi le témoignage inégalable de Ruusbroec.

Le texte original de Ruusbroec ne comporte aucune division en chapitres. Nous avons choisi de ne pas reproduire celle qui avait été adoptée par la plupart de ses traducteurs, à la suite de Surius. Mais comme par ailleurs chaque ouvrage de Ruusbroec est puissamment charpenté selon une progression des idées qu'il ne manque jamais d’annoncer lui-même, il a été facile d’adopter une division en paragraphes numérotés et titrés, qui faciliteront leur lecture et leur consultation.

La gratitude du traducteur va à plusieurs amis, qui sont aussi des amis de Ruusbroec, qui l’ont aidé de leurs conseils et encouragements, particulièrement au Père Paul Verdeyen s.j., qui a accepté d’écrire l’Introduction générale, et au Père Max Huot de Longchamp. Enfin, « last but not least », au Père Albert Deblaere, s.j., professeur à la Grégorienne et notre Maître à tous dans la science de Ruusbroec; à ses remarques vigoureuses la présente traduction doit ce qu’elle a de plus pertinent.

Je dois aussi beaucoup à la collaboration de plusieurs confrères du Mont-des-Cats dont l’aide me fut précieuse, soit qu'ils acceptèrent de dactylographier inlassablement des textes sans cesse améliorés, soit qu'ils prirent sur eux l’indispensable toilette du texte français ; qu'ils trouvent ici l’expression de ma fraternelle reconnaissance.

Frère André Louf

Abbaye du Mont-des-Cats




LA PIERRE BRILLANTE (trad. Dom Louf)

Introduction

Le traité de La Pierre brillante fut composé durant le séjour de Ruusbroec à Bruxelles, donc avant 1343, date de sa retraite dans la forêt de Soignes. Troisième ouvrage de notre auteur, il fait suite au Royaume des Amants et aux Noces spirituelles, et s’efforce d’en expliciter quelques affirmations plus obscures : comment saisir Dieu au-delà de toute image ou représentation ? Comment être Dieu avec Dieu, sans intermédiaire?

En effet, grâce à Gérard de Saintes, moine chartreux à Hérinnes, nous savons que de pareilles questions avaient, de fait, alimenté une conversation entre Ruusbroec et un ermite des environs. Ce dernier l’avait invité à venir expliquer quelques-uns des passages les plus difficiles des Noces. Ruusbroec avait essayé de donner satisfaction à son hôte, et cela avec tant de succès que celui-ci, au moment du départ, le supplia de bien vouloir mettre par écrit le contenu de leur entretien.

Ruusbroec s’exécuta de bonne grâce. Ce nouvel ouvrage garda d'ailleurs quelques traces du style « interview » : plan plus lâche, sujets plus diversifiés, succession de questions et de réponses. Malgré cela, la doctrine spirituelle de Ruusbroec, déjà puissamment charpentée depuis son premier ouvrage, transparaît aisément à travers le livre. Stimulé par les interrogations de son hôte, Ruusbroec en profita pour développer certains aspects de son enseignement en des pages qui comptent parmi les plus célèbres, mais aussi les plus abordables, de son oeuvre.

L'intention de notre auteur mystique est simple : « expliquer à celui qui contemple (...) ce que sont ses oceupations », c'est-à-dire ce qui lui arrive de la part de Dieu. Loin de lui la prétention de prêcher la voie contemplative à des gens qui ne soupçonnent même pas son existence : "Aucun autre que celui

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qui contemple ne pourrait comprendre, car nul ne peut enseigner la vie de contemplation aux autres », sinon la Vérité éternelle en personne, elle qui ne fait jamais défaut lorsque l'heure vient pour chacun. « Mais là où l’éternelle Vérité se manifeste dans l'esprit, tout ce qui est nécessaire s’apprend » (3.3). C'est la contemplation qui est cette pierre brillante, dont parle l’Apocalypse (2,17), et que Dieu donnera au vainqueur, rapide allusion au titre de l’ouvrage, qui marquera peu son contenu, sauf pour rappeler que l’intérêt de l’interlocuteur de Ruusbroec se portait plus particulièrement sur cette ultime étape de l'expérience mystique.

Chez tous les croyants, la grâce de Dieu est d'ailleurs la même, parfaitement identique pour tous. Seule l'expérience concrète que chacun en fait est différente. Après avoir décrit cinq catégories ou espèces de pécheurs qui refusent la grâce sous une forme ou sous une autre (3.50-3.55), Ruusbroec s’étend sur quatre catégories de personnes spirituelles dont chacune répond positivement, mais toujours différemment, à la grâce. La raison de cette différence est simple : les personnes appartenant à chacune de ces catégories se trouvent à une profondeur différente de leur être, et ne soupçonnent généralement pas, surtout celles qui se trouvent à un niveau encore superficiel, qu'il y aurait encore d'autres profondeurs à découvrir. Ruusbroec distingue ainsi des mercenaires ou serviteurs qui ne font pas confiance, des serviteurs qui font confiance, des amis secrets et des fils cachés. Ces diverses catégories étaient apparues avant lui dans la littérature spirituelle : chez saint Bernard et saint Grégoire le Grand. Elles remontent même jusqu'à l'Écriture. Il ne s'agit pas seulement de quatre « psychologies » spirituelles, dont notre mystique sait par ailleurs tracer de savoureux portraits, mais plutôt de quatre niveaux différents dans la prise de conscience de la grâce. Ruusbroec décrit particulièrement le passage toujours crucial d'un niveau à un autre. Chaque fois c'est le même scénario qui se déploie, à peu de choses près. Après avoir collaboré loyalement avec les premières touches de la grâce, l’effort de l'homme s’épuise peu à peu, jusqu'à ce que celui-ci se rende compte que, laissé à lui-même, il ne peut plus progresser, mais seulement « défaillir » : « toujours s’élancer et toujours défaillir »

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(3.65), comme aime à le rappeler Ruusbroec, ici comme en d'autres endroits de son oeuvre, lorsqu'il veut décrire cet effort humain qui est condamné à ne jamais aboutir par ses propres forces. C'est alors le moment décisif d'un nouveau type d’abandon à la grâce, à travers lequel l'âme se laisse toujours plus passivement « oeuvrer » par l'esprit de Dieu. Désormais elle souffre Dieu, elle le subit. L’ultime de ces avancées ou passages se nomme d'ailleurs « mourir », « sendormir », « expirer » au-delà, en Dieu. C'est ainsi que l'âme apprend, peu à peu, d'abord à « oser faire confiance à Dieu » (3.62); ensuite à risquer l’occupation d'amour, de préférence aux oeuvres extérieures; enfin à se laisser emporter au-delà de toutes les façons et contingences humaines - au-delà des « modes », comme le dit Ruusbroec - jusque dans le tourbillon de l'amour.

C'est cette dernière étape, celle des fils cachés, qui suscite l’intérêt particulier de l’interlocuteur de Ruusbroec, et oblige celui-ci à préciser sa pensée devant certaines difficultés. Ruusbroec décrit cette étape comme une immersion au-delà de soi, dans l'unité avec Dieu. Unité qui, à aucun instant, n’implique la perte de conscience - bien au contraire : le mystique ressent intensément -, et qui ne peut pas être non plus l’identification avec Dieu. Ruusbroec analyse très finement quatre façons de se sentir distinct de Dieu, au coeur de cette expérience de l'unité. Jusque dans l’ultime étape où le mystique à le sentiment d'être entièrement consumé dans l'objet de son amour, la distinction ontologique entre Dieu et sa créature demeure entière. Cette dernière analyse nous vaut l'une des pages les plus brillantes parmi celles où Ruusbroec, en témoin inégalable, rend compte de la tension extrême qui anime le dialogue entre les deux amants, Dieu et l'âme, tension décrite comme une tempête ou une incendie d'amour qu’attise inlassablement le toucher amoureux de Dieu au plus profond du coeur.

Ruusbroec en profite aussi pour situer clairement l'expérience mystique en-deçà de la vision béatifique. Les termes dont il se sert en cette occasion ne laissent rien à désirer quant à leur orthodoxie (3.67). Ils semblent même avoir gardé un écho de la condamnation très précise par laquelle le Concile de Vienne

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(1312) venait de mettre en cause certains béguards et béguines qui prétendaient alors que l'homme pouvait dès cette vie acquérir parfaitement la béatitude du ciel (Denzinger, 894).

L'expérience contemplative conduit cependant dès à présent le mystique jusqu’au coeur de la vie trinitaire qu'il rencontre au fond de lui-même, « sur la cime de sa nue-pensée » (3.68), que Ruusbroec compare au Thabor où Jésus apparaît transfiguré dans la lumière de gloire, et où il est donné à chacun d’entendre la voix (c'est-à-dire : de sentir le « toucher «) du Père : « Tu es mon Fils bien-aimé «, avant d'être consumé et de se liquéfier dans la forte ardeur de l'esprit-Saint, « pour devenir un, une seule plénitude, dans l’étreinte amoureuse de l'unité des trois » (3.68).

Enfin Ruusbroec résume une dernière fois les six conditions nécessaires, selon lui, pour qu'une telle expérience puisse s’épanouir, « aussi proche et aussi facile que ta vie naturelle » (3.7); elles sont : la paix véritable, le silence intérieur, l’adhésion d'amour, le sommeil en Dieu, le repos en Dieu, l'abandon à la ténèbre divine. Il ne veut pas achever son ouvrage sans rappeler encore très explicitement que l’accomplissement spirituel de l'homme ne se trouve pas uniquement sur les cimes de la contemplation, telles qu'il vient de les décrire, mais qu'il conduit invariablement, et très normalement, à la « vie de communion et de partage », une vie où action et contemplation, sans jamais se gêner, sont vécues en même temps et avec une même parfaite aisance : un tel homme « mène la vie de communion, car la contemplation et les oeuvres sont également à sa disposition, et il se trouve être parfait dans les deux » (4.00).

Oeuvre de circonstance, provoquée par la curiosité éclairée d'un ermite qui dut être un familier de la contemplation, La Pierre brillante a fourni à Ruusbroec l'occasion de condenser l’essentiel de son enseignement dans un écrit bref, précis et suffisamment complet et clair, pour en faire une initiation très abordable pour un lecteur moderne, désireux de se familiariser avec la pensée et le vocabulaire du grand mystique brabançon.


La pierre brillante

1.0 9 Les quatre degrés

Celui qui veut vivre dans l'état le plus parfait de la sainte Église doit être un homme bon et zélé, un homme intime10 et spirituel, un homme élevé à la contemplation de Dieu, enfin un homme de communion qui s'écoule au-dehors. Lorsque ces quatre éléments sont réunis en un seul homme, son état est parfait. Cet homme croît sans cesse, augmentant en grâce, en toute vertu et en connaissance de la vérité, devant Dieu et tous les hommes raisonnables.

1.1 l'homme bon Une conscience pure

Fais attention aux trois éléments qui font l'homme bon. Le premier à posséder est une conscience pure, sans remords de péché mortel. C'est pourquoi celui qui veut devenir un homme bon doit s'éprouver et s'examiner avec grand discernement, depuis l'époque où il était capable de pécher, et se purifier selon les prescriptions et la coutume de la sainte Église.

1.2 Obéissance à Dieu à l'Église à son propre discernement

Le deuxième élément, qui fait qu'un homme soit bon, est le fait d'obéir en toute chose à Dieu, à la sainte Église et à son propre discernement, une égale obéissance étant requise envers les trois. L’on vit ainsi sans hésitations ni préoccupations, demeurant toujours sans reproches au-dedans, en tout ce qui est fait.

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1.3 Viser l'honneur de Dieu seulement

La troisième chose qui convient à chaque homme, en chacune de ses activités, est de viser principalement l'honneur de Dieu. Cependant si, à cause de l'agitation et de la dispersion des travaux, l'on ne peut avoir continuellement Dieu devant les yeux, que l'on s'en tienne au moins à l'intention et au désir de vivre selon sa très chère volonté.

Voilà les trois éléments qui font que celui qui les possède est un homme bon, et pourquoi, si un seul faisait défaut, personne ne pourrait être bon ni se trouver dans la grâce de Dieu. Mais dès l'instant où quelqu'un décide dans son coeur de les accomplir, quelque mauvais qu'il fût auparavant, au moment même, il devient bon, agréable à Dieu et comblé de sa grâce.

2.0 L'homme intime -Trois conditions

Si cet homme bon doit ensuite devenir un homme intime et spirituel, trois autres éléments doivent s'y ajouter encore. Le premier est un coeur désaffecté de toute image. Le deuxième est la liberté spirituelle dans le désir. Le troisième est de sentir l'union intérieure avec Dieu. Que tous ceux qui pensent être des spirituels, s'examinent donc avec soin.

2.1 Un coeur désaffecté d'images; ne possédant rien avec attachement; s’attachant sensiblement à Dieu

Ainsi, celui qui veut avoir un coeur sans images ne doit rien posséder avec attachement, ni être lié à quelqu'un ou le fréquenter avec un penchant volontaire. Car tout commerce ou attache qui ne seraient pas purement à cause de l'honneur de Dieu, n’étant pas nés de Dieu mais de la chair, affecteraient d'images le coeur humain. Si donc un homme doit devenir spirituel, il renoncera à toute attache charnelle, adhérera à Dieu seul avec plaisir et attachement, et s’établira ainsi en lui.11

Rôle positif des images bonnes

Toute affectation par des images et tout attachement désordonné pour la créature sont ainsi chassés, lorsqu'il est établi en Dieu avec attachement, l'homme est désaffecté de toute image au-dedans. Car Dieu est esprit, et personne ne peut proprement représenter un esprit par des images. Mais lorsqu'il est occupé à ses exercices, l'homme se représentera des images bonnes, telles que les souffrances de Notre Seigneur et tout ce qui peut le stimuler à une plus grande dévotion. Au contraire, lorsqu'il est établi en Dieu, il lui faudra atteindre la nue absence d'images que Dieu est. Voilà le premier point et le fondement de la vie spirituelle.

2.2 La liberté intérieure

Le deuxième point est la liberté intérieure. Celle-ci consiste en ce que l'homme, sans images ni entraves, puisse sélever vers Dieu lors de toutes sortes d’occupations intérieures, à savoir : l'action de grâce, la louange, le respect, les dévotes prières, l'attachement intime, et tout ce qui peut, la grâce de Dieu aidant, causer plaisir, attachement et zèle intérieur pour toute occupation spirituelle.

2.3 Sentir l'union spirituelle

Grâce à ces occupations intérieures, l’on atteint le troisième point qui est de sentir l'union spirituelle avec Dieu. Car celui qui, dans ses oceupations intérieures, monte librement et sans images jusqu'à son Dieu, et ne vise que l'honneur de celui-ci, devra savourer sa bonté, et sentir au-dedans de lui une véritable union avec Dieu.

Dans un renouvellement continuel des œuvres et de l'union

En cette union, la vie spirituelle et intérieure devient parfaite. Car c'est à partir de cette union que le désir est sans cesse touché une nouvelle fois, et éveillé à de nouvelles oeuvres intérieures, au cours desquelles l'esprit monte vers une nouvelle union. Les

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oeuvres et l'union se renouvellent ainsi continuellement. Or, c'est en ce renouvellement, à la fois des oeuvres et de l'union, que consiste la vie spirituelle /1.

Te voilà en mesure de vérifier comment un homme est bon grâce aux vertus morales et une intention droite; et comment il est à même de devenir spirituel grâce aux vertus intérieures et à l'union avec Dieu, sans quoi il ne saurait être ni bon ni spirituel.

3.0 L'homme de contemplation; trois conditions

Sache ensuite qu'il faut encore trois autres éléments pour que cet homme spirituel devienne un homme qui contemple.

Le premier est qu'il sente que le fondement de son essence est sans fond, et qu'il en prenne ainsi possession /2 .

Le deuxième est que son oceupation soit sans modes.

Le troisième, que sa demeure soit la fruition de Dieu.

/1. Première mention du va-et-vient continuel entre contemplation et action, vie au dedans et vie au dehors, coeur et pierre de touche, selon Ruusbroec, de toute expérience spirituelle authentique.
/2. Le fondement sans fond de l'homme est Dieu, sur lequel il sent que son expérience débouche.

3.1 Sentir l'essence sans fond; immersion; une seule vie avec Dieu

Comprends-moi bien, toi qui veux vivre dans l'esprit - car je ne m’adresse pas aux autres. L'union que l'homme spirituel sent avec Dieu, lorsque celle-ci se révèle à l'esprit comme étant sans fond12, est profonde, haute, longue et large, et tout cela sans mesure. Dans cette révélation, l'esprit se rend compte que, grâce à l'amour, il s’est immergé au-delà de lui-même, dans la profondeur, qu'il est passé au-delà de lui-même en hauteur, et qu'il s’est échappé à lui-même dans la longueur. Il se sent égaré dans la largeur, habitant une connaissance inconnue. Il se sent encore s’écoulant au-delà de lui-même dans l'unité, à travers le sentiment de l'union et de l’adhésion à Dieu, et à travers une mort totale qui le fait trépasser dans la vie vivante de Dieu, là où il sent qu'il est une seule vie avec lui. Voilà le fondement et le premier point important dans la vie de contemplation /1.

3.2 Une occupation sans modes; l’attirance au-dedans

Le deuxième point en découle, qui consiste en une occupation au-delà de la raison et sans mode. Car l'unité de Dieu, dans laquelle tout esprit qui contemple est établi dans l'amour, attire et réclame de toute éternité au-dedans de ce qu’elle est elle-même, tant les Personnes divines que tous les esprits qui aiment /2. Chaque amant sent plus ou moins cette attirance vers le dedans, dans la mesure de son amour et selon le mode de ses occupations. Celui qui est attentif à cette attirance au-dedans et se tient auprès d'elle, ne peut pas tomber en péché mortel.

Mais celui qui contemple, qui a renoncé à lui-même et à toute chose, et ne ressent plus aucune distraction, puisqu’il ne possède rien en propre et se trouve désaffecté de tout, peut ainsi toujours pénétrer, nu et sans images, jusqu'au plus intime de son esprit. Il y trouve une lumière éternelle se révélant à lui, et, en cette lumière, il sent l'unité de Dieu qui de toute éternité l’invite au-dedans d'elle, et il se sent lui-même comme un éternel embrasement d'amour dont la volupté suprême est

/1. Description spatiale du moment où le mystique bascule de l’autre côté, dans un "au-delà "par rapport à l'expérience courante.
/2. Cette expérience situe l'âme sur un plan d’égalité avec les Personnes divines.

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d'être un avec Dieu. Plus il prête attention à cette attirance ou à cette invitation au-dedans, plus il les sent; et plus il les sent, plus il a envie d'être un avec Dieu, car il souhaite payer la dette que Dieu lui réclame.

L’embrasement d'amour

Cette invitation vers le dedans, lancée depuis toujours par l'unité de Dieu, produit dans l'esprit un éternel embrasement d'amour. Par ailleurs, payer sans cesse la dette produit en lui une éternelle combustion. Car lors de la transformation dans l'unité, tous les esprits défaillent dans leurs oeuvres et ne sentent plus que l’entière combustion en l'unité simple de Dieu. Personne ne peut sentir ni posséder cette unité simple de Dieu, à moins de se tenir devant elle dans une clarté sans mesure et un amour au-delà de la raison et sans mode. lorsqu'il se tient ainsi, l'esprit sent en lui l’éternel embrasement d'amour, où il ne trouve ni fin ni commencement, et où il se sent un. L'esprit ne cesse de brûler en lui-même, car son amour est éternel, comme il ne cesse de se sentir consumé dans l'amour, car il est attiré dans la transformation en l'unité de Dieu.

Avec distinction brûler;
sans distinction être consumé

Lorsque l'esprit brûle dans l'amour, et qu'il s’examine lui-même, il trouve entre lui et Dieu une distinction et une altérité. Mais lorsqu'il est consumé, il est simple et sans distinction. Dès lors, il ne sent plus que l'unité. Car l’immense flamme de l'amour de Dieu consomme et dévore en ce quelle est elle-même tout ce quelle peut étreindre.13 L’on peut voir ainsi que cette unité de Dieu, qui attire au-dedans, n'est rien d’autre que l'amour sans fond qui attire amoureusement au-dedans, en une fruition éternelle, le Père, le Fils et tout ce qui vit en lui.

3.3 La fruition; l’immersion dans la profondeur; dans la hauteur; dans la largeur

En cet amour nous brûlerons et nous serons consumés sans fin, éternellement, car c'est là que réside la béatitude de tous les esprits. Il nous faut donc fonder toute notre vie sur un abîme sans fond /1, de façon à pouvoir éternellement nous enfoncer dans l'amour, et y être immergés au-delà de nous-mêmes, dans cette profondeur sans fond. Avec le même amour nous serons élevés en hauteur pour aller au-delà de nous-mêmes sur les cimes insaisissables, et y errer dans l'amour sans mode. Celui-ci nous conduira au-delà, vers l’étendue sans mesure de l'amour de Dieu. En lui nous coulerons et nous nous écoulerons au-delà de nous-mêmes, vers les délices inconnues de l’opulence et de la bonté de Dieu. En lui nous nous liquéfierons et serons dissous, nous tournerons tel un tourbillon et nous serons emportés vers la gloire de Dieu, éternellement.14

Voilà comment à laide de chacune de ces comparaisons j’explique à l'homme qui contemple quelle est son essence/2 et quelles sont ses occupations. Aucun autre que lui ne pourrait comprendre, car nul ne peut enseigner la vie de contemplation à d'autres. Mais là où l’éternelle vérité se manifeste dans l'esprit, tout ce qui est nécessaire s’apprend.

3.4 Exemple de la pierre brillante : Jésus-Christ

C'est pourquoi l'esprit du Seigneur dit au Livre de l’Apocalypse de saint Jean : « Au vainqueur - c'est-à-dire à celui qui triomphe de lui-même et de toute chose, et qui monte au-delà - je donnerai le pain caché du ciel - c'est-à-dire une saveur intérieure cachée et une joie céleste. » Et je lui donnerai, ajoute-t-il,

/1. Qui est Dieu.
/2. Wesen signifie ici : « ce qu'il est », sans plus.

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une petite pierre brillante, et sur cette pierre sera écrit un nom nouveau que personne ne connaît sauf celui qui le reçoit » (Ap 2, 17). Cette pierre est appelée caillou, à cause de sa petite taille, car même en marchant dessus l'on ne se fait pas mal au pied. Cette pierre rayonne de clarté, et est rouge comme une flamme ardente. Elle est petite, ronde, lisse tout alentour et extrêmement légère. Par cette pierre brillante nous entendons notre Seigneur Jésus-Christ qui, selon sa divinité, est le rayon de la lumière éternelle, le resplendissement de la gloire de Dieu (Héb. 1, 3), et le miroir sans tache en qui toute chose vit.

Elle brille,

Celui qui triomphe de tout, et monte au-delà, reçoit cette pierre brillante, et, en elle, la clarté, la vérité et la vie.

elle brûle,

Cette pierre ressemble aussi à une flamme ardente, car l'amour ardent du Verbe éternel à rempli d'amour la terre entière, et veut consumer et anéantir en amour tous les esprits qui aiment.

petite et humble,

Cette pierre est encore si menue qu’on la sent à peine, même en la foulant aux pieds. C'est pourquoi on l’appelle « calculus », c'est-à-dire caillou. Saint Paul nous l’interprète lorsqu'il dit du Fils de Dieu qu'il s’est anéanti et rapetissé, qu'Il a pris la forme du serviteur et s’est fait obéissant jusqu'à la mort de la croix (Phil 2,7-8), Lui-même a d'ailleurs dit par la bouche du prophète : « Je suis un ver, non un homme, la risée des hommes et le rebut du peuple » (Ps 21, 7). Jadis il s’est fait si petit que les Juifs, qui le foulaient aux pieds, ne l’ont même pas senti. Car s’ils avaient reconnu le Fils de Dieu, ils n’auraient pas osé le mettre en croix (I Cor. 2,8). Et, à présent encore, il est petit et méprisé dans tous les coeurs qui ne l’aiment pas.

sans commencement ni fin, équitable,

Cette noble pierre dont je parle est entièrement ronde, et également lisse tout autour. Sa rondeur nous enseigne que la vérité divine n'a ni commencement ni fin. Quelle soit égale et lisse tout autour signifie que Dieu pèsera toute chose équitablement, accordant à chacun selon son mérite un don qui sera pour l'éternité.

légère

La dernière propriété que je voudrais souligner dans cette pierre est son exceptionnelle légèreté. Car le Verbe éternel du Père n'a aucun poids, même si, par sa puissance, il soutient le ciel et la terre. Il est également proche de tout, bien que personne ne puisse le rejoindre, car il dépasse et précède toute créature, et se révélera à qui il veut et où il veut. Grâce à sa légèreté, notre humanité si pesante a pu monter au-delà des cieux, et siège maintenant, couronnée, à la droite de son Père.

Voilà donc la pierre brillante qui est donnée à l'homme qui contemple, et le nom nouveau écrit sur elle, que personne ne connaît sauf celui qui le reçoit. Car il faut savoir que tous les esprits, lors de leur retour à Dieu, reçoivent un nom particulier à chacun, selon la noblesse de son service et le degré de son amour, à la seule exception du premier nom de l’innocence, reçu dans le baptême, qui, lui, tient sa beauté des mérites de notre Seigneur. Sil nous arrivait de perdre, par le péché, ce nom de l’innocence, mais que nous voulions obéir à Dieu, et plus particulièrement dans les trois oeuvres qu'il veut opérer en nous, nous serions une nouvelle fois baptisés dans

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l'esprit-Saint, pour y recevoir un nom nouveau qui demeurerait le nôtre à jamais.

3.5 Répondre à l’appel de Dieu

Écoute maintenant les oeuvres libres que notre Seigneur opère en tous ceux qui veulent bien se ranger à elles.

La première oeuvre que Dieu opère d'une façon générale dans tous les hommes, est de les appeler et de les inviter tous en commun à l'union avec lui. Aussi longtemps que le pécheur manque à cet appel, il doit se passer de tous les autres dons de Dieu qui s’en seraient suivis.

3.50 Ceux qui refusent

J’ai remarqué que l'ensemble des pécheurs est réparti en cinq groupes.

3.51 Ceux qui vivent pour les plaisirs des sens

Le premier groupe contient ceux qui négligent les oeuvres bonnes et veulent vivre pour le confort personnel et le plaisir des sens, dans l'agitation du monde et la dispersion du coeur. Ceux-là sont tous incapables de recevoir la grâce de Dieu; et même, s’ils l’eussent reçue, ils ne seraient pas en mesure de la conserver.

3.52 Ceux qui vivent à la fois dans le péché et dans les œuvres bonnes

Au deuxième groupe appartiennent ceux qui, volontairement et en connaissance de cause, sont tombés dans le péché mortel, mais qui en plus pratiquent des oeuvres bonnes, craignent et respectent toujours Dieu, s’attachent aux bonnes personnes, désirent leurs prières et mettent leur confiance en celles-ci. Aussi longtemps cependant que le fait qu'ils se soient détournés de Dieu et trouvent agrément dans le péché l’emporte et pèse plus lourd que l'amour de Dieu et le retour à lui, ils sont indignes de sa grâce.

3.53 Les incroyants

Le troisième groupe de pécheurs comprend tous les incroyants ou ceux qui se trompent dans la foi. Quelqu’oeuvre bonne qu'ils pratiquent ou quelque genre de vie qu'ils mènent, ils ne peuvent plaire à Dieu sans la foi, car la vraie foi est le fondement de toute sainteté et de toute vertu.

3.54 Ceux qui vivent dans le péché mortel

Le quatrième groupe contient ceux qui, sans crainte ni honte, gisent dans le péché mortel, n’ayant cure de Dieu ni de ses dons, n'estimant aucune vertu, et tenant toute vie spirituelle pour feinte et tromperie. Tout ce que l’on peut leur raconter sur Dieu ou la vertu, ils l’écoutent de mauvais gré, car ils se sont persuadés qu'il n’y a ni Dieu, ni enfer, ni ciel. Ils ne veulent donc connaître que ce qu'ils sentent pour l'heure et qui leur est présent. Tous ces gens sont réprouvés et repoussés de Dieu, car ils pèchent contre le Saint-Esprit. Ils peuvent cependant se convertir, même si cela n’arrive que difficilement et rarement.

3.55 Les hypocrites

Le cinquième groupe de pécheurs est constitué par les hypocrites. Ceux-là pratiquent des oeuvres bonnes au-dehors, non pour l'honneur de Dieu ni pour leur salut personnel, mais pour avoir réputation de sainteté ou pour quelque intérêt périssable. Au-dehors ils paraissent bons et saints, mais au-dedans ils sont faux et détournés de Dieu; sa grâce et toutes les vertus leur font défaut.

Voici que je viens de t’énumérer cinq catégories de pécheurs, tous appelés au-dedans en vue de l'union avec Dieu. Mais aussi longtemps que le pécheur préfère se livrer au service du péché, au-dehors, il reste sourd et aveugle, incapable de savourer ou de sentir tout le bien que Dieu veut opérer au-dedans de lui.

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3.60 Ceux qui répondent : la conversion

Mais lorsque le pécheur revient à lui et s’observe, et que la vie de péché lui déplaît, il se rapproche de Dieu. Sil veut alors se faire docile à l’appel et à l’invitation de Dieu, il doit décider en toute liberté d’abandonner le péché et de faire pénitence. Il se met ainsi en accord avec Dieu, devient une seule volonté avec lui et reçoit sa grâce.

Considérer l’appel de Dieu

Il nous faut donc d'abord considérer Dieu en ce que, dans sa libre bonté, Il appelle et invite tous les hommes à l'union avec lui, sans distinction, les bons comme les mauvais, et n’exceptant personne.

Sentir sa bonté

Il nous faudra ensuite sentir la bonté de Dieu en ce quelle s'écoule au-dehors en grâces, dans tous ceux qui se montrent dociles à son appel.

Éprouver la possibilité de devenir un avec Dieu

Finalement, il nous faudra éprouver clairement au-dedans de nous, et comprendre, que nous sommes capables de devenir une seule vie et un seul esprit avec Dieu, à condition de renoncer entièrement à nous-mêmes et de suivre la grâce de Dieu vers la cime qu’elle voudra bien nous indiquer.

Se ranger et se rendre à la grâce,

Car la grâce de Dieu opère en chacun d'une façon ordonnée, selon la mesure et le mode de sa capacité de recevoir. C'est pourquoi tout pécheur, par l’opération de la grâce de Dieu au-dedans de lui, opération qui est commune à tous les hommes, reçoit sagesse et force pour abandonner le péché et pour se tourner vers la vertu, si seulement il le veut. Par la grâce de Dieu qui coopère secrètement avec lui, tout homme bon est en mesure de dépasser le péché, de résister à toutes les tentations, d’accomplir pleinement toutes les vertus et de persévérer dans la plus haute perfection, s’il est en tout docile à la grâce de Dieu.

Car tout est grâce

Car tout ce que nous sommes et avons car tout est grâce reçue, au-dehors comme au-dedans, ne sont que des dons libres de Dieu, pour lesquels il nous faut le remercier, et avec lesquels il nous faut le servir, si nous voulons lui être agréable. Il y a cependant beaucoup de dons de Dieu qui sont une aide et une occasion de vertu pour les bons, mais qui, pour les méchants, sont une aide et une occasion de péché, tels que la santé, la beauté et la sagesse, la richesse et la gloire du monde. Ce sont là les dons les plus humbles et les plus ordinaires que Dieu accorde à tous, pour l’utilité de ses amis comme de ses ennemis, des méchants comme des bons. Avec ces dons, les bons sont au service de Dieu et de ses amis, alors que les méchants sont au service de leur chair, du diable et du monde.

3.61 Le mercenaire

Tu peux aussi remarquer que certains reçoivent les dons de Dieu en mercenaires, d'autres en serviteurs confiants. Or ces deux s’opposent dans toutes les oeuvres intérieures - l'amour, l'intention, le sentir - et dans toutes les oceupations intérieures de vie.

Un propriétaire qui se cherche lui-même,

Attention ! Tous ceux qui s’aiment d'une façon si désordonnée qu'ils ne veulent servir Dieu que pour leur propre avantage et récompense, se séparent de Dieu, restent privés de liberté et se comportent en propriétaires d’eux-mêmes, car, en tout ce qu'ils font, ils ne cherchent et ne visent que leur propre personne. C'est pourquoi, avec toutes leurs prières et oeuvres bonnes, ils recherchent des choses temporelles ou éternelles qu'ils préfèrent pour leur confort et utilité à

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eux. Ils sont repliés sur eux-mêmes, d'une façon désordonnée.

à qui l'amour fait défaut, qui vit de peur et d'amour-propre

c'est pourquoi ils restent toujours seuls avec eux-mêmes, car le véritable amour leur fait défaut qui les unirait avec Dieu et avec tous ses bien-aimés. Même s’ils paraissent observer la loi et les commandements de Dieu et de la sainte Église, ils n’observent pas la loi de l'amour. Car tout ce qu'ils font, ils le font par nécessité, non par amour, pour ne pas être damnés. Comme ils sont méfiants au-dedans d’eux-mêmes, ils n’osent pas se fier à Dieu, mais toute leur vie intérieure est de doute et de peur, peine et misère. À leur droite, ils regardent la vie éternelle qu'ils craignent de perdre; à leur gauche, la souffrance éternelle de l’enfer qu'ils redoutent de gagner. Quelqu’oraison, quelque peine ou oeuvre bonne qu'ils puissent accomplir pour chasser cette peur, rien n'est en mesure de les aider. Car plus ils s’aiment eux-mêmes de façon désordonnée, plus ils redoutent l’enfer. À quoi tu peux voir que cette peur de l’enfer leur vient de l'amour qu'ils vouent à leur personne. Il est vrai que le Prophète et le Livre de la Sagesse ont écrit que « le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu » (Ps. 110, 10). Mais il s'agit là de la crainte qui se pratique du côté droit, c'est-à-dire par laquelle on redoute de perdre la béatitude éternelle. Cette crainte-là, en effet, provient du penchant naturel que tout homme possède pour être heureux, c'est-à-dire pour contempler Dieu.

C'est pourquoi tout homme qui s’observe au-dedans de lui, même celui qui manque de confiance en Dieu, se sent spontanément pencher hors de lui-même, vers cette béatitude qui est Dieu. Il a donc peur de la perdre, car il s’aime davantage que Dieu. Et s’il aime la béatitude, il s'y prend mal en l’aimant à cause de lui-même. C'est pourquoi il n’ose pas faire confiance à Dieu.

c'est un premier pas, accompli du dehors

Cela s'appelle toutefois la crainte de Dieu, qui est le commencement de la sagesse et la loi des serviteurs méfiants de Dieu. Elle force, en effet, à laisser le péché, à désirer la vertu et à accomplir des oeuvres bonnes, ce qui du dehors prépare l'homme à recevoir la grâce de Dieu et à devenir un serviteur qui fasse confiance.

3.62 Le serviteur qui fait confiance

Mais à l'instant même où, à l’aide de Dieu, cet homme est en mesure de dépasser ce repliement sur ce qui lui est propre, c'est-à-dire de si bien se dégager de lui-même qu'il ose faire confiance à Dieu pour tous ses besoins, eh bien !, par cette oeuvre même, il est tellement agréable à Dieu que celui-ci lui accorde sa grâce. Et la grâce lui fait sentir l'amour véritable, et l'amour, chassant le doute et la peur, donne de faire confiance et d’espérer. Il devient ainsi un serviteur confiant, et se met à aimer et à viser Dieu dans toutes ses oeuvres. Voilà la distinction qui existe entre le serviteur confiant et le serviteur méfiant.

3.63 Serviteurs confiants et amis secrets, commandements et conseils de vie

Considérons maintenant la grande distinction qui existe entre les serviteurs confiants et les amis secrets de Dieu. Les serviteurs confiants, à l’aide de la grâce de Dieu, choisissent d’observer ses commandements, c'est-à-dire d'obéir à Dieu et à la sainte Église en tout ce qui concerne la pratique des vertus et des bonnes moeurs, ce que l’on appelle la vie extérieure ou active. Mais les amis secrets de Dieu choisissent d’observer, en même

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temps que les commandements, les conseils de vie de Dieu, c'est-à-dire d’adhérer intérieurement et amoureusement à Dieu, pour son honneur éternel, et de renoncer volontairement à tout ce qu'ils pourraient posséder avec plaisir et attachement, en dehors de Dieu.

Services extérieurs et oceupations intérieures

De tels amis, Dieu les appelle tous, les invite au-dedans, et leur enseigne le discernement dans les occupations intérieures, ainsi que plusieurs modes cachés de la vie spirituelle. Ses serviteurs, au contraire, il les envoie au-dehors pour qu'ils lui soient fidèles, à lui et à ses proches, dans tous les services et les bonnes oeuvres extérieures de toute sorte.

Nécessité du recueillement pour sentir les occupations intérieures

Dieu donne ainsi sa grâce et son aide selon l’aptitude de chacun, c'est-à-dire selon toutes les façons dont l'homme s’accorde avec lui dans les bonnes oeuvres au-dehors ou dans les occupations de l'amour au-dedans. Personne cependant ne peut pratiquer les occupations intérieures ni les sentir, s’il n'est pas entièrement et intégralement recueilli en Dieu. Car aussi longtemps qu'un homme a le coeur divisé, il a le regard tourné vers le dehors, son humeur est instable, et il est facilement ébranlé par les joies et les peines des choses temporelles, car celles-ci sont encore vivantes en lui. Même s’il pratique les commandements de Dieu, au-dedans il demeure toujours sans lumière et sans apprendre en quoi consiste l’occupation intime, ni comment s'y adonner. Dès qu'il sait et sent qu'il vise Dieu et désire accomplir sa très chère volonté dans tout ce qu'il fait, il s’en contente. Il trouve en effet qu'il est sincère dans son intention et fidèle dans le service. Cette double constatation l'amène à se complaire en lui-même : il lui semble que les bonnes oeuvres extérieures accomplies avec une intention droite sont plus saintes et plus utiles qu’aucune oceupation intérieure, quelle quelle soit. Car, Dieu aidant, il a choisi un mode de vie qui le fait sortir au-dehors. Il embrasse donc des oeuvres extérieures, avec discernement, plutôt qu'il n’embrasse, d'un attachement intime celui pour qui il travaille. Pour cette raison, il est davantage affecté par les images des oeuvres qu'il accomplit qu'il ne l’est par Dieu pour qui il travaille.

À cause de ces images qui lui viennent de ses oeuvres, il reste un homme extérieur, incapable de correspondre au conseil de Dieu. Ses oceupations sont extérieures plutôt qu'intérieures, et se situent davantage dans les sens que dans l'esprit. Bien qu'il soit de notre Seigneur dans le service extérieur un serviteur confiant, ce que sentent les amis secrets de Dieu lui demeure caché et inconnu.

Malentendu entre « extravertis "et « recueillis ": Marthe et Marie

C'est pourquoi certaines personnes frustes et extraverties jugent et blâment toujours les personnes recueillies, car celles-ci leur semblent désoeuvrées. Ce fut pour cette raison que Marthe se plaignit auprès de notre Seigneur de ce que Marie, sa soeur, ne l’aidât point à servir. Il lui semblait en effet accomplir un service important et être fort utile, alors que sa soeur se tenait assise, désoeuvrée et inefficace (Luc 10,38-42). Mais notre Seigneur rendit sentence et jugement au sujet des deux. Il blâma Marthe, non pour son service, qui était bon et utile, mais pour son souci

1. Embrasser traduit ici à deux reprises ufenen, qui signifie non seulement pratiquer, exercer, mais encore expérimenter. Il faut se souvenir que ce dernier sens est toujours implicitement présent dans l’usage relativement fréquent que Ruusbroec fait de ce verbe.

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inquiet, et parce quelle était abattue et troublée par la dispersion des choses extérieures. Il loua par contre Marie pour ses occupations intérieures, ajoutant qu'une seule chose était nécessaire, et quelle avait choisi la meilleure part qui ne lui serait pas enlevée. Cette chose unique, nécessaire à tous, c'est le divin amour. La meilleure part, c'est une vie intérieure adhérant amoureusement à Dieu.

Les deux vocations sont bonnes

Cette part, Marie-Madeleine l’avait choisie, comme la choisissent encore les amis secrets de notre Seigneur. Marthe, de son côté, choisit une vie active, extérieure et toute sincère. C'est là l’autre part dans laquelle l'on sert Dieu, mais qui n'est pas aussi parfaite ni aussi bonne. Cette part est encore choisie, par amour pour notre Seigneur, par les serviteurs confiants.

Les faux contemplatifs

Aujourd’hui se trouvent cependant certaines personnes stupides, voulant être tellement intimes et désoeuvrées qu’elles ne veulent ni travailler ni servir lorsque leur prochain est dans le besoin/1. Remarque bien que ces personnes-là ne sont ni des amis secrets ni des serviteurs confiants de notre Seigneur, mais elles sont fausses et se trompent du tout au tout. Car personne ne peut correspondre au conseil de Dieu, qui refuse d’observer ses commandements. C'est pourquoi, en cas de besoin, tous les amis secrets de notre Seigneur se font toujours aussi serviteurs confiants. Mais les serviteurs confiants ne sont pas tous des amis secrets, car ils ignorent l’occupation qui convient à ces derniers. Voilà

1. Allusion au courant mystique douteux que Ruusbroec combat tout au long dc ses oeuvres.

où se situe la distinction entre les amis secrets de notre Seigneur et ses serviteurs confiants.

3.64 Amis secrets et fils cachés

On trouve encore une autre distinction, plus intime et plus précise : celle qui existe entre les amis secrets et les fils cachés de Dieu, même si les uns comme les autres se tiennent pareillement dressés en présence de Dieu, avec leurs occupations intimes.

Être propriétaire ou passer vers le dépouillement

Les amis possèdent cependant leur vie intérieure comme leur propriété à eux, car ils choisissent d’adhérer amoureusement à Dieu comme ce qu'il y a de meilleur et de plus élevé qu'ils puissent ou veuillent atteindre. C'est pourquoi ils ne peuvent passer au travers d’eux-mêmes et de leurs oeuvres pour entrer en la nudité sans images, car ils sont affectés par eux-mêmes et par leurs oeuvres comme par des images qui sont des intermédiaires. Même s’ils sentent l'union avec Dieu dans leur adhésion amoureuse à lui, ils éprouvent cependant toujours distinction et altérité dans l'union entre Dieu et eux. Car ils ne connaissent ni ne désirent le passage au-delà, passage simple, en la nudité sans modes. C'est pourquoi leur vie intérieure la plus élevée reste toujours à l'intérieur de la raison et des modes15. Même s’ils comprennent et discernent clairement ce qui a trait aux vertus raisonnables, le regard simple de la pensée béante, se fixant dans la clarté divine, leur demeure caché. Même s’ils se sentent dressés vers Dieu en une forte ardeur d'amour, ils gardent la propriété d’eux-mêmes, et ne sont ni consommés, ni consumés, ni anéantis en l'unité d'amour. Même s’ils veulent pour toujours vivre au service de Dieu et lui plaire éternellement, ils ne veulent pas mourir en lui à toute propriété de l'esprit, ni mener une vie

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uniforme avec celle de Dieu/1. Même s’ils estiment peu et n’accordent aucun poids à toute consolation et repos qui viendraient du dehors, ils font grand cas des dons de Dieu, de leurs oeuvres intérieures et de la consolation et douceur qu'ils ressentent au-dedans. Ils prennent ainsi leur repos en chemin, et ne meurent pas intégralement pour obtenir la faveur la plus élevée, qui est celle du nu-amour qui est sans modes. Même s’ils pratiquent et savent reconnaître avec discernement tout ce qui concerne l’adhésion amoureuse et toutes les ascensions intimes qui peuvent nous occuper en présence de Dieu, le passage au-delà, sans modes, et l’égarement opulent dans l'amour sur-essentiel, où l'on ne pourra plus jamais trouver fin ni commencement, mode ni manière, leur demeurent cependant cachés et inconnus.

Passage au-delà et mort

C'est pourquoi bien grande est la distinction entre les amis secrets et les fils cachés de Dieu. Car les amis ressentent seulement une ascension vivante et amoureuse, encore affectée de modes. Mais les fils sentent un passage simple, qui est une mort, vers un au-delà où il n’y a plus de modes.

La situation des amis est cependant bonne,

La vie intérieure des amis de notre Seigneur consiste à pratiquer l'amour, occupation qui est une ascension, mais en laquelle ils veulent toujours demeurer comme si elle leur appartenait. Mais ils ne sentent pas comment être établi en Dieu au-delà de toute occupation, avec le nu-amour et sans oeuvres. Au contraire, ils ne cessent de monter vers Dieu par une foi authentique, de l’attendre,

1. Au sens que l'expérience mystique participe à la vie intra-trinitaire. Uniforme dit ici davantage que conforme.

ainsi que leur béatitude éternelle, avec une espérance droite, d’adhérer à lui et d'être ancrés en lui par la charité parfaite. C'est d'ailleurs pourquoi ils se portent bien, car ils plaisent à Dieu et Dieu leur plaît en retour. Ils ne sont cependant pas assurés de la vie éternelle, n’étant pas encore totalement morts, en Dieu, à eux-mêmes et à toute propriété.

meilleure que celle des pécheurs,

Tous ceux qui continuent et persévèrent dans leurs oceupations et dans cette orientation vers Dieu qu'ils se sont choisies, ont été éternellement élus par Dieu, et leurs noms sont depuis toujours écrits dans le Livre de vie de la Providence de Dieu. Mais ceux qui choisissent autrement et qui, en sens contraire, détournent leur face intérieure de Dieu vers le péché pour y demeurer, même si leur nom était écrit et connu par Dieu pour la justice temporaire qu'ils ont un jour pratiquée, ils seraient rayés et arrachés du Livre de la vie, puisqu’ils n’auront pas persévéré jusqu'à la mort, et jamais plus ils ne pourraient savourer Dieu ni quelque fruit qui provienne de la vertu.

Il nous faut donc faire sérieusement attention à nous-mêmes, et développer notre orientation vers Dieu par un attachement intime au-dedans, et par des oeuvres bonnes au-dehors. Nous pourrons ainsi attendre le jugement de Dieu et le retour de notre Seigneur Jésus-Christ, avec espérance et joie.

moins bonne que celle des fils

Mais si nous pouvions renoncer à nous-mêmes et à toute propriété dans nos oeuvres, nous passerions au-delà de toute chose avec notre esprit qui serait nu et sans images. Dans cette nudité, nous serions agis sans intermédiaire par l'esprit de Dieu, et nous y sentirions l’assurance d'être des fils parfaits de

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Dieu. Car « ceux qui sont agis par l'esprit de Dieu, dit l’Apôtre saint Paul, sont fils de Dieu » (Rom. 8,14).

3.640 Tous serviteurs, amis et fils

Il faut cependant se rappeler que tout homme bon et croyant est fils de Dieu, puisque tous sont nés de l'esprit de Dieu et que celui-ci vit en eux, les meut et les pousse, chacun de façon particulière et selon son aptitude, vers la vertu et les oeuvres bonnes par lesquelles ils plaisent à Dieu. Mais parce que leur orientation vers Dieu et leurs occupations diffèrent, j’appelle les uns, serviteurs confiants; les autres, amis secrets; d'autres encore, fils cachés. Tous cependant sont serviteurs, amis et fils, car tous servent, aiment et visent un seul et même Dieu, et tous vivent et travaillent de par l'esprit libre de Dieu /1.

Dieu laisse libre en tout ce qui n'est pas contre les commandements

Dieu permet ou tolère que ses amis se comportent comme ils veulent en tout ce qui n'est pas contre ses commandements. Quant à ceux qui sont liés au conseil de Dieu, ce lien même leur est un commandement/2. C'est pourquoi personne ne désobéit à Dieu ni ne s’oppose à lui, sauf celui qui ne garde pas ses commandements16. Car tout ce que Dieu commande ou interdit dans les Écritures, par la sainte Église ou par notre conscience, il nous faut le faire ou l’omettre, sous peine de désobéir et de perdre la grâce de Dieu. Dieu souffre cependant - et notre raison de même - que nous tombions dans des fautes

1. Tous les croyants sont fondamentalement égaux devant Dieu, et tous possèdent déjà mystérieusement ce dont seul le mystique à une expérience concrète : affirmation souvent répétée par Ruusbroec.
2. Pour celui qui est lié aux conseils, ceux-ci deviennent comme des commandements. Il n'est pas nécessaire d'y voir une allusion aux voeux religieux, bien que cette interprétation soit possible. Mais il peut aussi s’agir du lien d'amour qui unit les deux amants.

vénielles, car il n'est pas possible de sen garder entièrement.

c'est pourquoi de telles fautes ne nous rendent pas désobéissants, car elles ne chassent pas la grâce de Dieu ni notre paix intérieure. Nous nous en accuserons cependant toujours, même si de telles fautes sont petites, et nous nous en garderons dans la mesure du possible.

Je viens ainsi d’expliquer ce que j’annonçai en commençant, à savoir que chacun a l’obligation d'obéir en tout à Dieu, à la sainte Église et à sa propre raison, car je ne voudrais pas que quelqu'un soit à tort heurté par mes paroles. Et c'est ainsi que je termine tout ce qui vient d'être dit.

3.65 Devenir fils caché

Je voudrais maintenant savoir comment devenir fils caché de Dieu et être établi en une vie de contemplation. Voici ce que j’ai cru apercevoir.

Comme je l’ai dit plus haut, il nous faut toujours vivre et veiller dans toutes les vertus, pour ensuite mourir et nous endormir en Dieu. Car nous mourons d'abord au péché et naissons de Dieu à la vie vertueuse, pour ensuite renoncer à nous-mêmes et mourir en Dieu à la vie éternelle.

La première naissance des serviteurs et des amis

L'ordre à suivre est donc celui-ci. En naissant de l'esprit de Dieu, nous sommes fils de la grâce, notre vie entière se développe par les vertus, et nous triomphons de tout ce qui est contraire à Dieu. « Car tout ce qui est né de Dieu, a vaincu le monde » (I Jn 3, 9), dit saint Jean. Dans cette naissance, tout homme bon est fils de Dieu. l'esprit de Dieu pousse et meut chacun de façon particulière vers les

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vertus et les oeuvres bonnes, pour lesquelles il est préparé et dont il est capable. Tous plaisent ainsi à Dieu, chacun cependant d'une façon particulière, selon la grandeur de son amour et la noblesse de ses occupations. Toutefois ils ne se sentent pas encore affermis, ni établis en Dieu, ni assurés de la vie éternelle, car ils peuvent encore se détourner et tomber dans le péché. Je les appelle donc serviteurs ou amis, plutôt que fils.

Mort et naissance des fils

Nous passons ensuite au-delà de nous-mêmes et, dans notre ascension vers Dieu, nous devenons à tel point simples que le nu-amour peut nous étreindre, sur cette cime où l'amour vaque à lui-même /1, au-delà de toute occupation de vertu, c'est-à-dire dans notre source, celle dont nous naissons spirituellement. C'est là qu'il nous faudra être défaits et, en Dieu, mourir à nous-mêmes et à toute propriété. C'est dans cette mort que nous devenons des fils cachés de Dieu, et prenons conscience d'une vie nouvelle en nous, qui est la vie éternelle. Saint Paul dit de tels fils : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col. 3, 3).

1. L’expression "l'amour qui vaque à lui-même "se trouve dans la Lettre XVII de Hadewijch dAnvers.

Avec les oeuvres et sans les oeuvres

Comprends-moi bien : voici donc l’enchaînement à respecter. En accédant à Dieu, il nous faut nous présenter, avec toutes nos oeuvres, comme une éternelle offrande à Dieu. Mais une fois en sa présence, il nous faut nous abandonner nous-mêmes, avec toutes nos oeuvres, et, mourant dans l'amour, trépasser au-delà de tout ce qui est créature, jusque dans l’opulence suressentielle de Dieu, où nous serons établis en lui, dans un mourir éternel de nous-mêmes.17

C'est pourquoi, dans le livre de l’Apocalypse, l'esprit de Dieu appelle bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur (cf. Ap. 14, 13). Et à raison, car ils sont amortis /1 à jamais, immergés au-delà deux-mêmes dans l'unité fruitive de Dieu; et toujours ils meurent à nouveau dans l'amour, grâce à la transformation en cette même unité, qui les attire au-dedans. « Désormais, dit l'esprit de Dieu, ils se reposeront de leur peine, et leurs oeuvres les suivront. »

Dans le mode selon lequel nous naissons de Dieu pour une vie spirituelle et vertueuse, nous présentons nos oeuvres devant nous, comme un sacrifice offert à Dieu. Mais là où il n’y a plus de modes, et où nous mourons à nouveau en Dieu pour une vie éternelle et bienheureuse, nos oeuvres bonnes nous suivent, car elles sont une seule vie avec nous.

Lorsque nous accédons à Dieu avec les vertus, Dieu habite en nous. Mais lorsque nous trépassons au-delà de nous-mêmes et de toute chose, c'est nous qui habitons en Dieu.

Si nous avons la foi l’espérance et l'amour, nous avons reçu Dieu, et il habite en nous avec sa grâce. Il nous envoie au-dehors comme ses serviteurs confiants, pour garder ses commandements. Mais il nous appelle aussi au-dedans, comme ses amis secrets, si nous suivons son conseil. Il nous manifeste ainsi publiquement comme ses fils, si nous vivons d'une façon contraire au monde.

1. Ghestorven.

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La vie de contemplation; savourer Dieu; sentir la vie éternelle

Mais par-dessus tout, si nous voulons savourer Dieu et sentir en nous la vie éternelle, il nous faut entrer en Dieu par la foi, au-delà de la raison, et y demeurer, simples, désoeuvrés, désaffectés de toute image, élevés grâce à l'amour dans la nudité béante de notre pensée. Car lorsque, dans l'amour, nous trépassons au-delà de toute chose et mourons à tout examen rationnel pour entrer dans la nescience et les ténèbres, nous sommes travaillés et transformés par le Verbe éternel, qui est l'image du Père. Dans la désaffectation /1 de notre esprit, nous recevons la clarté insaisissable qui nous étreint et nous irradie, comme la clarté du soleil irradie l’air. Cette clarté n'est autre que le regard fixe et la contemplation qui sont sans fond. Nous fixons du regard ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous fixons /2. Car notre pensée, notre vie et notre essence sont élevées et unies, en simplicité, à la vérité qui est Dieu. C'est pourquoi, dans ce regard simple, nous sommes une seule vie et un seul esprit avec Dieu. C'est ce que j’appelle la vie de contemplation. Lorsque nous adhérons à Dieu avec amour, nous pratiquons la meilleure part, mais lorsque notre regard fixe la sur-essence, nous sommes intégralement établis en Dieu.18

1. Pour ledeghen sine. Autres traductions possibles: désoeuvrement, vide, vacuité. Ruusbroec emprunte ici le vocabulaire de Hadewijch II.
2. Le regard qui contemple se confond avec l'unité de Dieu qui nous est offerte.

L’anéantissement; l’immersion en notre sur-essence; toujours tendre vers et toujours défaillir; impatience d'amour

Une occupation sans modes se trouve toujours être liée à cette contemplation : la vie d’anéantissement. Car là où nous sortons de nous-mêmes dans les ténèbres sans mode et sans fond, là resplendit sans cesse le rayon simple de la clarté de Dieu, dans laquelle nous sommes fondés, et qui nous tire hors de nous-mêmes vers la sur-essence et l’immersion au-delà, en l'amour. Une occupation sans modes de l'amour est toujours liée à cette immersion au-delà en l'amour, et la suit, car l'amour ne saurait être désoeuvré. Il voudrait connaître et savourer jusqu'au bout l’insondable opulence qui vit dans son fond. Ce qui lui vaut une faim jamais rassasiée. Toujours s’élancer et toujours défaillir, c'est comme nager à contre-courant. Impossible de le lâcher ou de le saisir; de s’en passer ou de le faire sien; d’en parler ou de le taire. Il est au-delà de la raison et de l'entendement, et dépasse toute créature. C'est pourquoi l'on ne peut ni l’atteindre ni le rejoindre. Mais il nous faut regarder au-dedans de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous pousser et attiser en nous l’impatience d'amour. Il nous faut aussi regarder au-delà de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous attirer hors de nous pour nous consumer et nous anéantir en ce qu'il est lui-même, c'est-à-dire en l'amour sur-essentiel avec lequel nous sommes un, et en lequel nous sommes établis plus profondément et plus largement qu'en toute autre chose.19

1. Crighen.

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Au-delà de la raison; ne peut être connu que par le sentir 20

Et nous resterons ainsi éternellement, car si l'amour n'était oceupé à quelque chose, nous ne pourrions jamais être établis en Dieu. Celui qui sent et croit les choses autrement, est trompé.

Nous vivons ainsi entièrement en Dieu, dans lequel nous sommes établis comme en notre béatitude, et entièrement en nous-mêmes où nous sommes oceupés par l'amour pour Dieu. Vivre entièrement en Dieu et vivre entièrement en nous-mêmes ne

1. Unique emploi de ce terme, emprunté au vocabulaire de Maître Eckhart. Cf. Les Sept degrés, p. 223, note 1.

font cependant qu'une seule vie, mais qui possèdent deux sentirs, contraires l’un à l’autre. Car être pauvre ou riche, avoir faim ou être rassasié, agir ou être désoeuvré sont totalement opposés. C'est en cela cependant que consiste notre plus haute noblesse, maintenant et pour toujours.

Les deux « sentir » : la grâce et l’occupation d'amour

En effet, nous ne pouvons devenir entièrement Dieu et perdre notre être de créature, cela est impossible. Par ailleurs, si nous demeurions entièrement en nous-mêmes et séparés de Dieu, nous serions des exilés et des malheureux. C'est pourquoi il nous faut nous sentir à la fois entièrement en Dieu et entièrement en nous. Entre ces deux sentirs, nous n’avons conscience que de la grâce de Dieu uniquement, et de l’occupation de notre amour.

L’immersion dans l'amour simple

A partir de notre sentir le plus élevé, la clarté de Dieu rayonne en nous, qui nous apprend la vérité et nous pousse vers toutes les vertus et un amour éternel de Dieu. Nous suivons cette clarté à la trace, sans jamais nous arrêter, jusque dans le fond d'où elle sort. Et là nous ne sentons plus rien d’autre que ceci : que nous expirons et que nous sommes immergés, au-delà sans retour, dans un amour simple et sans fond. Si nous demeurions toujours là, avec un regard simple, nous le sentirions toujours ainsi. Car notre immersion au-delà, dans la transformation en Dieu, demeure éternellement et sans fin, à condition d'être sortis de nous-mêmes et d'être établis en Dieu, en immersion d'amour.21

appartient à l'essence,

Car si nous sommes établis en Dieu, en immersion d'amour, c'est-à-dire en perte de nous-mêmes, Dieu est alors notre propriété, et nous sommes la sienne, éternellement

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perdus à nous-mêmes pour être immergés /1 sans retour en notre propriété à nous, qui est Dieu. Cette immersion appartient à l'essence/2, et s’accompagne d'un amour habituel, que nous dormions ou que nous soyons éveillés, que nous le sachions ou que nous l’ignorions. En ce sens, cette immersion ne mérite aucun nouveau degré de récompense, mais elle nous garde établis en Dieu et dans tous les biens que nous avons obtenus.

1. "Perdus à nous-mêmes pour être immergés "pour traduire ici ons selfs ontsinckende.
2. Est naturelle aux croyants, même si elle n'est pas actuellement ressentie par l'expérience.
3. La simplicité, avec tout ce quelle implique, est la condition pour que ce qui est secrètement propre à chaque croyant affleure à sa conscience et soit ressenti dans l'expérience.


ne cesse jamais

Cette immersion ressemble aux fleuves s’écoulant sans cesse et sans retour vers leur lieu propre : la mer. Si nous sommes ainsi établis en Dieu seul, l’immersion de notre essence s'écoule sans cesse et sans retour, avec un amour habituel, dans un sentir sans fond dans lequel nous sommes établis, et qui nous est propre22. Si nous étions alors toujours simples, et si nous regardions toujours tout entiers de façon semblable, nous sentirions cela de même et indéfiniment /3.

Le penchant éternel vers un autre; distinction la plus intime; ténèbre et nescience; transformation dans la simplicité

Cette immersion est au-delà de toute vertu et de toute occupation d'amour, car clle n'est autre chose qu'une sortie éternelle hors de nous-mêmes, en même temps qu'un clair pressentiment de quelque « autre », vers lequel nous penchons hors de nous-mêmes, comme vers la béatitude. Car nous sentons un penchant éternel hors de nous-mêmes en une altérité autre de ce que nous sommes. C'est là la distinction la plus intime et la plus cachée que nous pouvons sentir entre nous-mêmes et Dieu, car au-delà il n’y a plus jamais de distinction /1. Notre raison cependant, les yeux écarquillés, continue à se tenir dans les ténèbres, c'est-à-dire dans une nescience sans fond.23 Dans ces ténèbres, la clarté sans fond nous demeure voilée et cachée. Car son immensité sans fond /2 aveugle notre raison, lorsqu'elle nous advient, mais elle nous étreint en la simplicité et nous transforme en ce quelle est elle-même. Nous voilà ainsi démis et remis par Dieu, jusqu'à l’immersion d'amour au-delà de nous-mêmes, où nous sommes établis en béatitude et un avec Dieu.

Un savoir vivant, un amour agissant

Lorsque nous avons été ainsi unis à Dieu, il nous en reste un savoir vivant et un amour agissant. Car nous ne pouvons être établis en Dieu sans le savoir, ni être et demeurer unis à lui sans occupation d'amour. En effet, si nous pouvions être heureux sans le savoir, une pierre aussi pourrait l’être, elle qui est privée de savoir ! Si j’étais seigneur de la terre entière, mais sans le savoir, quel profit pourrais-je en tirer ? c'est pourquoi, lorsque nous savourons et sommes établis en Dieu, il nous faut toujours davantage le savoir et le sentir.24 Le Christ en personne en témoigne lorsqu'il s'adresse ainsi à son Père à notre sujet : « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi seul, l'unique vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ (Jn 17, 3). Tu peux ainsi constater comment notre vie éternelle consiste en une connaissance avec discernement.

1. Voir la mira quaedam et quodammodo indiscreta commixtio, "un certain mélange étonnant et en un sens sans distinction », chez saint Bernard, Sermo in Cant., 2, 2.
2. « Limmensité sans fond » traduit grondeloesheit.

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3.66 La distinction qui demeure entre Dieu et nous

Bien que je vienne d’affirmer que nous sommes un avec Dieu selon le témoignage des saintes Écritures, je veux maintenant ajouter qu'il nous faut éternellement demeurer autre que Dieu, également selon le témoignage des Écritures. Il nous faut comprendre et sentir ces deux choses en nous, si nous voulons être comme il convient.

Quatre façons de la sentir:

Je prétends donc qu'une clarté rayonne dans notre face intérieure, partant de la face de Dieu ou de notre sentir le plus élevé, qui nous apprend la vérité sur l'amour et sur toutes les vertus. Elle nous enseigne plus particulièrement comment sentir Dieu, et comment nous sentir nous-mêmes, et cela de quatre manières.

sentir Dieu présent avec sa grâce;

Selon la première manière, nous sentons Dieu en nous avec sa grâce. Dès que nous en prenons conscience, nous ne pouvons demeurer sans oeuvres. Car tout comme le soleil de sa clarté et de sa chaleur éclaire, réjouit et rend fertile le monde entier, ainsi agit Dieu par sa grâce : Il éclaire, réjouit et rend féconds tous les hommes qui veulent bien lui obéir. Car s’il nous faut sentir Dieu en nous, et si le feu de son amour doit éternellement brûler en nous, il nous faut de notre libre volonté aider Dieu à attiser ce feu de quatre manières.

Il nous faut d'abord rester unis au feu au-dedans de nous-mêmes, intimement.

Il nous faut ensuite sortir de nous-mêmes vers tous les hommes, en toute confiance et amour fraternel.

Il nous faut encore descendre en-dessous de nous-mêmes, dans la pénitence, dans toutes sortes de bonnes oeuvres, et dans la résistance à nos plaisirs désordonnés.

Il nous faut encore nous élever au-dessus de nous-mêmes, en même temps que les flammes de ce feu, avec dévotion, action de grâces, avec des louanges et des prières intimes, et sans cesse adhérer à Dieu avec une intention droite et un attachement sensible.

Dieu continue ainsi à habiter en nous avec sa grâce, car ces quatre modes comprennent toutes les occupations que nous pouvons avoir avec la raison et selon un mode. Sans ces occupations, personne ne saurait plaire à Dieu. Celui qui est le plus parfait en elles, se trouve aussi le plus près de Dieu. Ces occupations sont donc nécessaires à tous, et personne ne saurait aller au-delà, sauf ceux qui s’adonnent à la contemplation. Si donc nous voulons appartenir à Dieu, il nous faut d'abord sentir Dieu présent en nous avec sa grâce.

dans la vie de contemplation : sentir la clarté intermédiaire entre Dieu et nous;

Ensuite, si nous menons une vie de contemplation, nous sentons que nous vivons en Dieu, et à partir de cette vie où nous nous sentons au-dedans de Dieu, une clarté rayonne dans notre face intérieure, qui éclaire notre raison et fait intermédiaire entre nous et Dieu. Si nous continuons à nous tenir dans cette clarté avec notre raison éclairée, au-dedans de nous-mêmes, nous sentons que notre vie créée, selon son essence, s’immerge sans cesse au-delà d'elle-même, en sa vie éternelle. Suivant cette clarté à la trace, au-delà de la raison, avec un regard simple et nous-mêmes docilement penchés, jusque dans notre vie la plus élevée, il nous est donné d'y être transformés25 par Dieu en ce qui est notre

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plénitude. Nous sentons alors que nous sommes entièrement étreints par Dieu.

dans la vie d’unité, où il n’y à plus de distinction;

Il y a ensuite encore un troisième sentir distinct, lorsque nous sentons que nous sommes un avec Dieu. Car, grâce à la transformation par Dieu, nous nous sentons engloutis dans l'abîme sans fond de notre béatitude éternelle, là où nous ne pourrons jamais éprouver de distinction entre nous et Dieu. C'est là notre sentir le plus élevé, en lequel nous ne pouvons être établis que lors de l’immersion d'amour, au-delà. C'est pourquoi, lorsque nous sommes élevés et attirés en notre sentir le plus élevé, toutes nos puissances se tiennent désoeuvrées dans la fruition de l'essence, sans toutefois être anéanties, puisque nous y perdrions notre caractère de créature. Aussi longtemps que nous nous tenons désoeuvrés, l'esprit penché, les yeux écarquillés et sans rien examiner, nous sommes en mesure de contempler et de jouir. Mais à l'instant même où nous voudrions explorer et examiner ce que nous sentons, nous nous heurterions à la raison, et nous éprouverions distinction et altérité entre nous et Dieu, et que Dieu se trouve hors de nous et demeure insaisissable.

en vis-à-vis avec Dieu : la fringale d'amour : l’impatience d'amour

Et voilà la quatrième distinction où nous sentons Dieu et nous-mêmes à la fois. En effet, lorsque nous nous tenons en sa présence, la vérité que nous recevons de la face de Dieu témoigne que Dieu veut être entièrement à nous, et qu'il désire que nous soyons entièrement à lui. Au moment même où nous sentons que Dieu veut être entièrement à nous, se produit en nous un bâillement d’envie si avide, une fringale si profonde et si creusée que, même si Dieu donnait tout ce qu'il peut accorder en dehors de lui, rien de tout cela ne pourrait nous satisfaire. Car lorsque nous sentons qu'il s’est livré et donné à notre envie souveraine, pour que celle-ci puisse le savourer de toutes les façons que nous pourrions le désirer, et apprenant, dans la vérité de sa face, que tout ce que nous savourons ne représente même pas une goutte dans la mer, en comparaison de tout ce qui nous manque encore /1, une tempête éclate alors dans notre esprit, en ardeur et impatience d'amour.

Car plus nous le savourons, plus augmentent le plaisir et la faim, l’un étant la cause de l’autre. Ce qui nous fait nous élancer /2 tout en défaillant /3. Car nous consommons celui qui est sans mesure et que nous ne pouvons avaler. Nous nous élançons vers son infini, que nous ne pouvons rejoindre. Ainsi nous ne pouvons entrer en Dieu, ni Dieu en nous. Car en cette impatience d'amour, nous ne pouvons renoncer à ce que nous sommes. Cette ardeur ne peut donc être tempérée, de sorte que l’occupation d'amour, dans son va-et-vient entre nous et Dieu, ressemble à des éclairs dans le ciel.

La tempête d'amour : le double toucher

Nous ne pouvons cependant pas être consumés. Dans cette tempête d'amour, notre agir est au-delà de la raison et dépourvu de mode, car l'amour désire ce qui lui est impossible. La raison de son côté atteste que l'amour y à droit. Elle est cependant incapable de conseiller l'amour en la matière, ni de lui interdire quoi que ce soit. Car aussi long-

1. Cf. Hadewijch II, Poème XVII.
2. Crighen.
3. Expression-clé de Ruusbroec, qui exprime la pauvreté radicale de tout effort spirituel, qui ne peut être comblée que par l’intervention de Dieu .

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temps que nous voyons au plus intime de nous-mêmes que Dieu veut être à nous, la bonté de Dieu touche notre envie avide, ce qui produit l’impatience d'amour. Car le toucher qui s'écoule à l'extérieur de Dieu attise l’impatience et réclame notre activité, à savoir que nous aimions l'amour éternel. Par contre, le toucher qui nous attire au-dedans de Dieu nous consume, nous tire hors de nous-mêmes et réclame de nous liquéfier et de nous anéantir en l'unité.

Dans le toucher qui nous attire au-dedans de Dieu, nous sentons qu'il veut que nous soyons à lui, car c'est là que nous devons renoncer à nous-mêmes et le laisser faire en personne l'oeuvre de notre béatitude. Mais lorsque Dieu nous touche en s’écoulant hors de lui-même, il nous laisse à nous-mêmes, nous rend libres, nous place en sa présence, nous apprend à prier dans l'esprit et à demander avec assurance, et nous montre son opulence insaisissable, sous les formes les plus variées que nous sommes en mesure de nous figurer. Car tout ce que nous pouvons imaginer qui contienne consolation et joie, nous le trouvons en lui, sans mesure. C'est pourquoi lorsque nous sentons qu'il veut être à nous avec toute cette opulence, et habiter sans cesse avec nous, toutes les puissances de notre âme se dilatent dans sa direction, et tout particulièrement notre envie avide. Car tous les fleuves de la grâce divine se mettent à couler. Plus nous savourons, plus nous avons envie de savourer; et plus nous avons envie de savourer, plus profondément nous nous élançons vers lui lorsqu'il nous touche; et plus profondément nous nous élançons vers lui lorsqu'il nous touche, plus abondamment nous traversent et débordent en nous les torrents de sa douceur; et plus abondamment ils nous traversent et débordent en nous, mieux nous sentons et percevons comment la douceur de Dieu est insaisissable et sans fond. C'est pourquoi le Prophète dit : « Goûtez et voyez, car Dieu est doux » (Ps. 33, 9). Mais il ne dit pas : « Combien Dieu est doux », car sa douceur est sans mesure, telle que nous ne pouvons ni la saisir ni l’avaler. l'Épouse de Dieu en témoigne à son tour lorsqu'elle dit dans le Cantique des Cantiques : « Je me suis assise à l’ombre de celui que j’ai désiré, et son fruit est doux à ma gorge » (Cant. 2, 3).

3.67 L’ombre et la lumière de Dieu; terre et ciel dépendent du même soleil

Il existe une grande distinction entre la clarté des saints et la clarté la plus élevée que nous pouvons atteindre dans cette vie. Car c'est l’ombre de Dieu qui éclaire ici-bas notre désert intérieur. Mais sur la haute montagne de la Terre promise, aucune ombre n’existe. Un même soleil cependant et une même clarté éclairent notre désert et la haute montagne. Toutefois, comme l'état des saints est transparent et glorieux, ceux-ci reçoivent cette clarté sans intermédiaire. Mais notre état à nous est encore mortel et grossier, et c'est ainsi qu'il constitue l'intermédiaire produisant l’ombre qui assombrit à tel point notre entendement, que nous ne pouvons connaître Dieu ni les choses du ciel aussi clairement que le font les saints. Car aussi longtemps que nous marchons dans cette ombre, nous ne pouvons pas regarder le soleil en lui-même. Mais « notre connaissance, dit saint Paul, est en ressemblances et en énigmes » (I Cor. 13, 12).

L’ombre est cependant si bien éclairée par la lumière du soleil que nous pouvons

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apprendre à discerner tout ce qui concerne les vertus et toute vérité utile à notre état mortel. Mais s’il nous faut devenir un avec la clarté du soleil, il nous faut marcher dans les pas de l'amour et sortir hors de nous-mêmes, là où il n’y a plus de mode. Le soleil nous attirera dans sa propre clarté, avec nos yeux aveuglés, où nous sommes établis en unité avec Dieu. Sentir et comprendre cela en nous, c'est ce en quoi consiste la vie de contemplation qui appartient à notre état présent.

De l’ancien au nouveau testament; la nuit; le matin; le plein midi;

L'état des Juifs dans l’Ancien Testament était froidure et nuit. « Ils marchaient dans les ténèbres, dit le prophète Isaïe, et étaient assis à l’ombre de la mort »(Is. 9, 1). L’ombre de la mort provenait du péché originel, qui les avait tous privés de Dieu. Notre état présent, dans la foi chrétienne, connaît encore des matins frais, puisque le jour vient de se lever pour nous. C'est pourquoi nous devons marcher dans la lumière et être assis à l’ombre de Dieu, tandis que la grâce fait intermédiaire entre nous et Dieu. Par elle, il nous faut tout dépasser, mourir à tout et trépasser sans entrave au-delà, dans l'unité avec Dieu. Quant à l'état des saints, il est chaud et lumineux, car les saints vivent et marchent en plein midi. De leurs yeux écarquillés et inondés de lumière, ils contemplent le soleil dans toute sa clarté. Car la gloire de Dieu les inonde, les traverse et déborde en eux.

Rapport entre ombre et lumière

Selon la lumière que chacun d’eux reçoit, les saints savourent et reconnaissent le fruit de toutes les vertus qui y ont été réunies par tous les esprits. Mais savourer et reconnaître la Trinité dans l'unité, et l'unité dans la Trinité, et se trouver uni avec elle, voilà l’aliment le plus élevé qui surpasse tout, rend ivre et donne de se reposer en ce quelle est en elle-même. C'était là le désir de l'Épouse lorsque celle-ci s’adressa au Christ dans le Livre de l'amour: « Montre-moi celui que mon âme aime, où tu manges et te reposes à midi » (Cant. 1, 7), c'est-à-dire, selon saint Bernard, dans la lumière de gloire /1. Car toute nourriture qui nous est donnée ici-bas, à l’aube et dans l’ombre, n'est qu'un avant-goût de la nourriture à venir dans le midi de la gloire de Dieu.

Le fruit à l’ombre : le toucher qui attire au-dedans

L'Épouse du Seigneur tire cependant gloire de ce qu’elle ait pu s’asseoir à l’ombre de Dieu, et du fruit si doux à sa gorge. Lorsque nous sentons que Dieu nous touche au-dedans, nous savourons son fruit et sa nourriture, car son toucher est sa nourriture. Ce toucher, comme je l’ai dit plus haut, ou bien attire au-dedans, ou bien s'écoule au-dehors. Lorsqu'il attire au-dedans, nous devons être entièrement à lui, et nous y apprenons comment mourir et contempler. Mais lorsqu'il s'écoule au-dehors, c'est lui qui veut être entièrement à nous, et c'est là qu'il nous apprend à vivre dans l’opulence des vertus.

Ce fruit est le Fils : la pierre brillante et le nom nouveau

Lorsque son toucher nous attire au-dedans, toutes nos puissances défaillent, nous sommes assis à son ombre, et son fruit est doux à notre gorge. Car le fruit de Dieu est son Fils, celui que le Père engendre dans notre esprit /2. Ce fruit est si infiniment doux à notre gorge, que nous ne pouvons ni l’avaler ni le changer en nous-mêmes, mais c'est lui qui

1. Cf. Sermo in Cant., 33
2. Selon Ruusbroec, la naissance éternelle du Verbe se poursuit éternellement au plus profond du coeur humain, doctrine quon retrouve aussi chez Maître Eckhart.

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nous avale et nous change en lui-même. Chaque fois que ce fruit nous touche en nous attirant au-dedans, nous abandonnons tout et dépassons tout. Et en dépassant tout, nous savourons le pain caché du ciel qui nous donne la vie éternelle. Car nous recevons alors la pierre brillante dont je vous ai entretenu plus haut, qui porte notre nom nouveau, écrit en-dessus dès avant le commencement du monde. C'est le nom nouveau que personne ne comprend hors celui qui le reçoit. Tous ceux qui se sentent unis avec Dieu, savourent leur nom selon le mode de leurs vertus, et de leur proximité et unité avec Dieu.

Action de la Trinité

Afin que chacun puisse recevoir son nom et le posséder éternellement, l’Agneau de Dieu, c'est-à-dire l'humanité de notre Seigneur, s’est livré à la mort, et nous a ouvert le Livre de la Vie où sont écrits tous les noms des élus. Aucun de ces noms ne peut être effacé, car ils sont un avec le Livre vivant qui est le Fils de Dieu. Cette mort même nous a ouvert les sceaux du Livre, de sorte que toutes les vertus soient accomplies selon l’éternelle prévision de Dieu. C'est pourquoi, dans la mesure où chacun peut passer au-delà de lui-même et mourir à tout, il sent le toucher du Père l’attirant au-dedans, et il savoure la douceur du fruit du Fils né en lui. A partir de cette saveur, le Saint Esprit lui rend témoignage qu'il est fils et héritier de Dieu.

En ces trois points, personne ne ressemble entièrement aux autres. Chacun reçoit donc un nom particulier qui se renouvelle sans cesse par de nouvelles grâces et de nouvelles oeuvres de vertu. C'est pourquoi tout genou fléchit devant le Nom de Jésus (Phil. 2,10), car Il a lutté pour nous et a triomphé. Il a éclairé nos ténèbres et Il a conduit toutes les vertus jusqu'au degré le plus élevé de leur perfection. C'est pourquoi son Nom a été exalté au-dessus de tout nom (Phil. 2, 9), car il est Souverain et Prince au-dessus de tous les élus. En son Nom nous avons été appelés, élus et ornés de grâces et de vertus. En son Nom aussi, nous attendons la gloire de Dieu.

3.68 Demeurer avec Jésus sur le Thabor de la nue-pensée

Afin que le Nom du Christ soit exalté et éclairé en nous, il nous faut le suivre sur la montagne de notre nue-pensée, comme Pierre, Jacques et Jean l’ont suivi sur le Mont Thabor. Thabor en flamand /1 veut dire à peu près : accroissement de lumière. Si nous sommes Pierre, qui reconnaît la vérité, et Jacques, qui triomphe du monde, et Jean - plein de grâce - qui possède authentiquement les vertus, Jésus nous conduit sur la montagne de notre nue-pensée, dans un lieu secret et sauvage, et se révèle à nous comme glorifié dans la clarté divine. En son Nom, son Père du ciel nous ouvre le Livre de Vie de sa sagesse éternelle. La sagesse de Dieu saisit notre regard qui est nu et notre esprit qui est simple par une saveur simple et sans modes de tout bien, sans distinction. Là se trouvent le contempler et le savoir, le savourer et le sentir, l'essence et la vie, l'avoir et l’être : tout cela est intégralement un lorsque nous sommes élevés avec Dieu. Nous nous tenons tous face à cette élévation, chacun selon son mode particulier.

1. Littéralement: en thiois, in dietsche.

96

La voix du Père nous touche
La mutuelle complaisance

Dans sa sagesse et sa bonté, notre Père du ciel gratifie chacun de façon particulière, selon la noblesse de son essence et de ses occupations. Si nous demeurions donc sans cesse avec Jésus sur le Thabor, c'est-à-dire sur la montagne de notre nue-pensée, nous sentirions un continuel accroissement de lumière et de vérité nouvelles. Car nous entendrions sans cesse la voix du Père qui nous touche, soit qu’elle s'écoule au-dehors avec des grâces, soit qu’elle invite au-dedans en l'unité. Tous ceux qui suivent notre Seigneur Jésus-Christ entendent la voix du Père, car c'est à leur sujet qu'Il a dit : « Voici mes fils élus, qui tous me plaisent bien » (cf. Mat. 17, 5). De cette complaisance chacun reçoit la grâce, dans la mesure et selon le mode où Dieu lui plaît. C'est entre notre complaisance pour Dieu, et la sienne pour nous, que se tient l’oceupation du véritable amour. Chacun savoure ainsi son nom, son ministère et le fruit de ses occupations. Tous les hommes bons sont ici cachés aux yeux de ceux qui vivent pour le monde, car ces derniers sont morts pour Dieu et privés de nom. Ils ne peuvent donc ni sentir ni savourer ce qui est le fait de vivants.

Le double toucher:
celui qui s'écoule,

Le toucher qui s'écoule de Dieu nous fait vivre dans l'esprit et nous remplit de grâce, éclaire notre raison et nous apprend à reconnaître la vérité et le discernement des vertus. Il nous garde encore debout en la présence de Dieu, avec une force telle que nous soyons capables de supporter tout ce que nous savourons et sentons, et tous les dons qui s'écoulent de Dieu, sans que ne défaille notre esprit

celui qui attire au-dedans

Mais le toucher de Dieu qui nous attire au-dedans nous réclame d'être un avec lui, d’expirer et de mourir en la béatitude, c'est-à-dire en cet amour unique qui étreint le Père et le Fils dans la fruition.

Un avec la Trinité

C'est pourquoi, si nous sommes montés avec Jésus sur cette montagne où plus aucune image ne nous affecte, et si ensuite nous le suivons avec un regard simple, une complaisance intime et un penchant fruitif, nous sentons la forte ardeur de l'esprit-Saint qui nous consume et nous liquéfie jusqu’en l'unité de Dieu. Car lorsque, devenus un avec le Fils de Dieu, nous nous tenons amoureusement ramenés dans notre origine, nous entendons la voix du Père qui nous touche en nous attirant au-dedans. Car il s'adresse à tous ses élus avec des paroles éternelles qui sont à lui : « Voici mon Fils bien-aimé, en qui je me complais » (Mat. 17,5). Il faut en effet savoir que, de toute éternité, le Père et le Fils se sont mutuellement complus l’un dans l’autre, du fait que le Fils prendrait un jour notre humanité, irait jusqu'à la mort et ramènerait tous les élus en leur origine.

Un avec tous les hommes

Lors donc que nous sommes élevés, grâce au Fils, en notre source, nous entendons la voix du Père nous attirant au-dedans, qui nous éclaire avec la vérité éternelle. Celle-ci nous révèle la complaisance largement épanouie de Dieu, en laquelle toute autre complaisance trouve son commencement et sa fin. Toutes nos puissances y défaillent, nous nous prosternons sur place, le regard écarquillé, pour devenir tous un, une seule plénitude, dans l’étreinte amoureuse de l'unité des Trois. Lorsque nous sentons cette Unité, nous sommes une seule essence, une seule vie et une seule béatitude avec Dieu. Toute chose y est accomplie, et toute chose s'y renouvelle.

98

Car lorsque nous sommes plongés dans cette ample étreinte de l'amour de Dieu, la joie de chacun est si grande et si singulière que personne ne peut penser à la joie des autres, ni même la remarquer. Car chacun est dès lors amour de fruition, qui lui-même est toute chose, et qui n'a pas besoin de chercher autre chose en dehors de lui, et ne le peut même pas.

3.7 Conditions de la fruition de Dieu

Pour qu'un homme puisse avoir cette fruition de Dieu, trois choses sont nécessaires : la paix véritable, le silence intérieur et l’adhésion d'amour.

Paix avec Dieu et renoncement à tout amour désordonné

Qui veut trouver la paix véritable entre lui et Dieu, doit aimer Dieu de façon à être en mesure de renoncer, d'un coeur libre, pour son honneur, à toute oceupation ou amour désordonnés et à tout ce qu'il possède ou pourrait posséder de contraire à cet honneur. C'est là le premier point, nécessaire à tous.

Silence intérieur et absence d'images

Le second point est le silence intérieur, c'est-à-dire que cet homme soit vide /2 et désaffecté de toute image de choses jamais vues ou entendues.

Adhésion à Dieu par pur amour

Le troisième point consiste en une adhésion amoureuse à Dieu, qui est elle-même fruition. Car celui qui adhère à Dieu par pur amour, et non pour son propre avantage, jouit de Dieu en vérité; il sent qu'il aime Dieu et qu'il est aimé par lui.

Il y a encore trois autres points, plus élevés, qui rendent stable et apte à toujours

1. Ici pour moede.
2. Ici pour ledigh.

jouir de Dieu et à le sentir, pour qui veut s'y ranger.

Repos en Dieu

Le premier est de se reposer en celui dont on jouit. Ce qui a lieu lorsque les deux amants, vaincus l’un par l’autre, se possèdent l’un l’autre dans le nu-amour de l'essence. Ils y sont tombés l’un dans l’autre, attachés l’un à l’autre, chacun étant intégralement à l’autre, dans la possession comme dans le repos.

Immersion et sommeil en Dieu

Vient ensuite le deuxième point, qui est de s’endormir au-delà /1, en Dieu. Ce qui a lieu lorsque l'esprit est immergé au-delà de lui-même, ne sachant ni par qui, ni où, ni comment.

Se perdre dans la ténèbre

Enfin le troisième point, qui est aussi le tout dernier qui puisse être exprimé en paroles : c'est lorsque l'esprit contemple une ténèbre dans laquelle il ne peut pénétrer avec la raison. En cette ténèbre, il se sent mort, perdu et un avec Dieu, sans différence. Lorsqu'il se sent ainsi un avec Dieu, Dieu est lui-même sa paix, sa fruition et son repos. C'est donc dans une profondeur sans fond qu'il lui faut mourir à lui-même en béatitude, mais aussi revivre en vertus, lorsque l'amour et sa motion le commandent.

Si tu sens en toi ces six points, tu sens aussi tout ce que j’ai dit plus haut, ou que jaurais pu dire. Lorsque tu te recueilles au-dedans de toi, la contemplation et la fruition te sont aussi faciles et aussi proches que ta vie naturelle. C'est d'une telle opulence que provient la vie de communion dont je t’ai promis de dire un mot en commençant.

1. Ontslapen.

100

4.00 La vie de communion et de partage :
instrument docile de la tendresse de Dieu,

Celui qui, à partir de ces cimes, est envoyé par Dieu vers le bas monde, est rempli de la vérité et riche de toutes les vertus. Il ne se recherche pas lui-même, mais il recherche l'honneur de celui qui l’a envoyé. C'est pourquoi il est droit et authentique en tout ce qui est à lui. Il possède un fond de richesse et de libéralité, fondé sur l’opulence de Dieu. Il doit donc sans cesse se répandre en tous ceux qui ont besoin de lui, car la source vivante du Saint-Esprit est sa richesse, laquelle est inépuisable.26 Il est un instrument vivant et docile pour Dieu, avec lequel celui-ci accomplit ce qu'il veut et comme il le veut. Ne s’en attribuant rien à lui-même, cet homme en donne tout l'honneur à Dieu. C'est pourquoi il demeure docile et prêt à faire tout ce que Dieu ordonne, fort et courageux pour souffrir et supporter tout ce que Dieu permet pour lui.

À l’aise dans la contemplation comme dans le partage

Il mène donc la vie de communion, car la contemplation et les oeuvres sont également à sa portée, et il se trouve être parfait dans les deux. Personne ne peut mener une telle vie de communion sans être un homme de contemplation. Et personne ne peut contempler Dieu ni jouir de lui, sans posséder les six points dans l'ordre dans lequel je viens de les énumérer.

5.00 En conclusion. Nécessité de respecter les étapes dans l'ordre: détachement; dépouillement
des images; fruition; repos unité avec Dieu

C'est pourquoi ils sont trompés tous ceux qui pensent contempler tout en aimant, en fréquentant ou en possédant de façon désordonnée quelque créature que ce soit; de même ceux qui pensent jouir avant d'être désaffectés de toute image, ou qui se reposent avant de jouir. Tous ceux-là sont trompés.

Car il nous faut nous ranger à Dieu /1, avec un coeur ouvert, une conscience en paix, le visage dévoilé, sans feinte, dans la droite vérité. C'est ainsi que nous serons en mesure de monter de vertu en vertu, de contempler Dieu, de jouir de lui, et de devenir un en lui, comme je te lai dit. Puisse cela nous arriver à tous, et que Dieu nous y aide. Amen.

1. En correspondant à sa grâce par la vie active dans les vertus.






DE LA PIERRE BRILLANTE (Trad. et comm. par Max Huot de Longchamp)

Traduction et commentaire par Max Huot de Longchamp,

Collection ‘Source mystiques’, Centre Saint-Jean-de-la-Croix/ Editions du Carmel, 2010.


A la mémoire du Révérend Père Albert Deblaere (+ 1994), pour les Soeurs du Carmel de Saint-Sever.


Avant-propos

Sous bien des aspects, le court traité De la Pierre brillante est une clef pour pénétrer l'univers de Ruusbroec l'Admirable : réponse à quelques questions posées sur son ouvrage magistral L’Ornement des noces spirituelles, il y décrit avec une clarté inégalable la formation d’une authentique rencontre du Christ, thème central de son oeuvre parce que thème central de toute vie chrétienne.

Ruusbroec vient ici au devant de ses lecteurs déconcertés par une première approche de son œuvre, tant le vocabulaire en est original, la pensée très personnelle, et la pénétration spirituelle peu commune. Cherchant à se faire mieux comprendre, Ruusbroec nous rend ici l'immense service de nous expliquer ses catégories fondamentales en peu de pages. Aussi notre propre travail de commentateur ne sera-t-il que d’amplifier ces explications qu'il nous fournit lui-même : en marge du texte français, nous justifierons nos choix de traducteur, nous développerons les notions ruusbroeckiennes les plus importantes, et nous les enrichirons de quelques textes complémentaires qui formeront une petite anthologie significative de son œuvre.

Ce modeste ouvrage reflète la semaine d'initiation à Ruusbroec que nous avons donnée à plusieurs reprises en 2006-2007 dans le cadre de l'Association Saint-Jean-de-la-Croix, dont toute l'ambition était de fournir aux participants des bases suffisantes pour pratiquer ensuite une lecture spirituelle autonome de l'oeuvre du mystique brabançon.

Au moment de publier ces pages, nous exprimons notre reconnaissance toute particulière envers les disciples jésuites du Père Deblaere, les Pères P. Verdeyen, G. de Baere et J. Alaerts, dont l'amitié et l'aide précieuse nous ont encouragé à persévérer dans la lecture de l'immense mystique, malgré notre insuffisance linguistique et la crainte de trahir par trop d'incompréhensions la mémoire vénérée de notre maître commun.


Une petite difficulté pour se repérer dans l’œuvre de Ruusbroec provient de la variété des découpes faites par les divers éditeurs, tant dans le texte original que dans les traductions. Aussi procèderons-nous de la façon suivante :

- Dans la traduction que nous proposons de La Pierre brillante, nous reportons à la suite des titres et sous-titres introduits par nous, les numéros de lignes de l’édition critique récente : Jan van Ruusbroec, Opera omnia, éd. G. de Baere, Brepols, Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, 10 vol., Turnhout, 1989-2006. Nous ajoutons au fil du texte les numéros de page (notés p.) de l’édition plus ancienne : Jan van Ruusbroec, Werken, door het Ruusbroecgenootschap te Antwerpen, 4 vol., Tielt, 1944-1948.

- Dans nos commentaires et dans les textes complémentaires que nous apportons à leur suite, nos références aux traités autres que La Pierre brillante, renvoient aux volumes et aux pages de cette édition plus ancienne : ceux qui la possèdent s’en trouveront bien, et les autres retrouveront aisément cette pagination dans les marges de l’édition récente.


Pour une traduction française des œuvres de Ruusbroec, on pourra se reporter à :

- Œuvres de Ruusbroec l’Admirable, traduction du flamand par les bénédictins de Saint-Paul de Wisques, 6 vol., Bruxelles, Vromant, 1917s.

- J. A. Bizet, Ruysbroek, Œuvres choisies, Paris, 1946.

- Jan van Ruusbroec, Écrits, présentation et traduction par Dom André Louf, Abbaye de Bellefontaine, 4 vol., 1990s.

Enfin, on trouvera une biographie complète et scientifiquement irréprochable de Ruusbroec dans le court et agréable ouvrage de Paul Verdeyen, Ruusbroec l’admirable, Paris, Le Cerf, 1990.

Circonstances de la rédaction

Le petit livre de La Pierre brillante fut rédigé alors que Ruusbroec résidait encore à Bruxelles comme chapelain de Sainte-Gudule, ce qui veut dire avant 1343, à la suite de ses deux œuvres majeures, Le Royaume des amants et L'Ornement des noces spirituelles. Le chartreux Gérard de Herne témoigne des circonstances de cette rédaction :

« Le sieur Jean conversait un jour de choses spirituelles avec un ermite. Au moment où ils allaient se quitter, ce frère insista fortement pour qu'il mette au clair par la suite la conversation qu'ils venaient d'avoir, en en mettant quelque chose par écrit. Ainsi pourrait-il en faire son profit, et d'autres personnes avec lui. Et sur cette requête, Jean rédigea ce livre qui contient en lui-même un enseignement complet pour conduire quelqu'un jusqu'à la vie parfaite. (Cf. Jan van Ruusbroec, Opera omnia, 10, p. 43)

Cet aspect "conversation" du traité, apparaît nettement ici ou là, par exemple au seuil de la seconde partie, Ruusbroec reprenant l’intervention de son interlocuteur : « J'aimerais bien savoir... je vais répondre… ». Le style en est de toute façon très oral, ponctué de mots tels que maer, ende, want... (« mais, et, en effet... ») en tête de phrase, indiquant une reprise de la dictée. À l'évidence, n'appartenant pas à la rédaction proprement dite, nous ne les avons pas systématiquement conservés dans la traduction.

Quelles étaient les questions posées par l’ermite à Ruusbroec ? On peut le supposer à partir des points particulièrement soulignés dans les réponses. On devine d’abord que Ruusbroec a dû se démarquer soigneusement de l’illuminisme qui avait cours dans certains cercles bruxellois, autour de la fameuse Bloemardine par exemple (cf. P. Verdeyen, op. cit., p. 17 s.). Toute la difficulté est ici de savoir jusqu’où peut aller l’affirmation d’une union à Dieu que Ruusbroec, dans les Noces notamment, qualifie de sans intermédiaire, sans distinction, sans différence, etc., autant d’expressions qui pouvaient inquiéter. L’application qu’il met à préciser ces termes est liée aux besoins de la direction spirituelle : une âme peu contemplative ne se soucie guère de savoir si son union à Dieu est avec ou sans distinction ; une âme fortement contemplative, en revanche, a besoin qu’on lui explique pourquoi ce Dieu qu’elle sent n’en est pas moins insaisissable, pourquoi l’union à lui se fait dans l’impénétrabilité des ténèbres divines, pourquoi elle ne le trouve qu’en se perdant. Bref, l’âme élue doit ici comprendre l’exigence d’une foi qui va la dépouiller complètement d’elle-même en même temps qu’elle lui donnera de vivre en Dieu et pour la guider, Ruusbroec débrouille les questions qu’elle se pose avec une précision véritablement chirurgicale, de cette chirurgie de l’âme dont il est un maître absolu.

Entrer en lecture

On ne répétera jamais assez qu’un livre médiéval est fait pour être écouté, beaucoup plus que pour être lu, ce qui déroute le lecteur moderne habitué à un certain ordre visuel. C’est ainsi que jamais Ruusbroec ne divise ses ouvrages en chapitres, et les éditeurs, nous l’avons mentionné, varient dans leurs répartitions du texte. Cependant, Ruusbroec tient constamment son lecteur-auditeur par la main en l’avertissant des sauts d’un argument à un autre : "maintenant, je vais vous parler de…" ; ou bien : "le premier point,... le deuxième point,... le troisième point, etc." Et cela nous permet de distinguer quatre blocs de texte :

– Une introduction sur l'équilibre de la perfection (lignes 1 à 7).

– Une première partie (8 à 476) qui présente l'ensemble de la vie spirituelle en deux développements (8 à 138 et 191 à 476), avec une parenthèse commentant Apo 2, 17 (139 à 190).

– Une deuxième partie répondant aux questions de l'ermite (477 à 935).

– Enfin une conclusion sur la vie commune (936 à 961).

La cohérence du texte n’est pas intellectuelle, mais expérimentale : Ruusbroec décrit comment se déroule la rencontre de Dieu, sans se préoccuper de démontrer quoi que ce soit. Pour l’intelligence de cette expérience, il considère alternativement ce qui dépend de nous et ce qui dépend de Dieu dans cette rencontre d'où va naître la "vie commune" (ghemeyne leven), concept clef de son oeuvre.

Ruusbroec progresse dans ses explications comme on démonte une poupée russe, allant du plus extérieur au plus intérieur. Au fil de la croissance spirituelle, on voit alors se distinguer des plans de conscience initialement confondus, et une anthropologie s’en dégage peu à peu : vie sensible, vie spirituelle, vie suressentielle. Mais Ruusbroec n’introduit un concept qu’au fil des besoins de sa description, si bien que nous manque parfois le recul qui permettrait une vue d’ensemble. Ce n’est qu’en fin de parcours que l’on comprend la cohérence de son propos : alors, on s’aperçoit qu’il a tout expliqué, sans que l’on se soit aperçu qu’il parlait de nous, de notre vie intérieure, de notre intimité avec le Christ.

Lire Ruusbroec, particulièrement ce court traité, demande donc au lecteur de se laisser porter au pas de l'auteur ; il nous explique le chemin au fur et à mesure qu'il nous le fait parcourir, dans la confiance toute simple que Dieu fait tout, mais que nous ne le laisserons faire qu'en le comprenant, et que nous ne le comprendrons qu'en faisant bien attention : Nu verstaet! "Ici, tache de comprendre!" (l. 74), nous prévient-il à chaque passage délicat. La seule vraie difficulté pour lire Ruusbroec est dans cette docilité qu’il nous demande, et qui suppose l’abandon de toute idée préconçue : laissons-nous guider par lui, sans chercher à deviner où il nous emmène ; mais un coup d’œil sur la dernière page suffit à nous assurer que nous ne le regretterons pas.



DE LA PIERRE BRILLANTE


(Les chiffres /n renvoient aux commentaires qui suivent la traduction)


Introduction (l. 1/7) : L'équilibre de la perfection.

(p. 3) L'homme qui veut vivre en l'état le plus parfait /1 de la Sainte Église, il lui faut être d'une bonté pleine de zèle, avoir une vie spirituelle pleine de ferveur, être élevé dans la contemplation de Dieu, et se répandre en vie commune. Quand ces quatre choses sont réunies chez quelqu'un, son état est parfait ; sa croissance est continuelle devant Dieu et devant tous les hommes raisonnables27, les grâces qu'il reçoit augmentant, de même que les vertus de toutes sortes et la connaissance qu'il a de la vérité./2

1. Première partie (l. 8/476) : Vue d'ensemble sur la vie parfaite

1. 1. (8/190) Premier développement : l'homme bon, l'homme fervent, le contemplatif

1. 1. 1. L'homme bon (l. 8/28)

(p. 4) Maintenant, considère trois points qui font l'homme bon.

Le premier point qu'un homme bon doit tenir, c'est une conscience nette, sans remords de péché mortel. Et pour cela, qui veut devenir un homme bon doit s'examiner et se considérer lui-même avec grand discernement sur les péchés qu'il a pu commettre depuis qu'il en est capable. Et pour ce qui concerne cette période, il lui faut se purifier selon les prescriptions et la manière de la Sainte Église.

Le second point qui fait l'homme bon, c'est qu'il lui faut être obéissant en toutes choses à Dieu, à la Sainte Église et à son propre discernement. Et il lui faut être pareillement obéissant à ces trois instances ; ainsi vivra-t-il sans incertitude ni souci, et il demeurera toujours intérieurement sans reproche pour tous ses actes.

Le troisième point, qui appartient à tout homme, c'est qu'il doit rechercher principalement l'honneur de Dieu en tous ses actes. Mais si, du fait de l'occupation et de la diversité de son action, il n'a pas Dieu constamment devant les yeux, au moins lui faut-il se tenir dans l'intention et le désir de vivre selon sa très chère volonté.


Voilà. Posséder ces trois points fait donc l'homme bon, et celui à qui manque un seul d'entre eux n'est ni bon, ni dans la grâce de Dieu. En revanche, quiconque s'attache en son cœur à accomplir ces trois points, pour mauvais qu'il ait été auparavant, devient bon à l'instant même, et il est agréable à Dieu et plein de sa grâce./3

1. 1. 2. L'homme fervent (l. 29/68)

(p. 5) À présent, pour que cet homme bon ait une vie spirituelle pleine de ferveur, cela dépend d'encore trois autres points : le premier point, c'est que son cœur ne soit pas encombré/4 ; le second point, c'est la liberté spirituelle dans son désir ; le troisième point, c'est de sentir/5 une union intérieure à Dieu.

Maintenant, que celui qui pense être spirituel s'examine.

Celui qui veut que son cœur ne soit pas encombré, ne peut rien posséder en y mettant son affection/6, ni s'attacher ou se lier à personne en s'y portant volontairement. En effet, tout lien et toute affection qui n'est pas purement pour l'honneur de Dieu, encombre le cœur de l'homme. En effet, cela n'est pas né de Dieu, mais de la chair.28 C'est pourquoi, si l'homme doit devenir spirituel, il lui faut renoncer à toute affection charnelle, et mettre son goût et son affection en Dieu seul, et le posséder de cette manière. Moyennant quoi, tout encombrement et toute affection désordonnée du fait des créatures seront repoussés : du fait même qu'il possède Dieu avec affection, l'homme devient intérieurement sans images, car Dieu est un esprit que personne ne peut proprement imaginer. Certes, dans ses exercices spirituels, l'homme doit se proposer de bonnes images, telles que la Passion de Notre Seigneur et toutes les choses qui peuvent l'éveiller à plus de dévotion/7 ; mais pour ce qui est de posséder Dieu, il lui faut percevoir la pure absence d'image que Dieu est. Et c'est là le premier point et le fondement de la vie spirituelle.

Le second point, c'est la liberté intérieure. C'est-à-dire que l'homme qui n'est ni encombré, ni retenu, peut s'élever vers Dieu en tous les exercices intérieurs, à savoir en action de grâce et en louange, en vénération, en dévotes prières, en affection fervente, et en toutes choses qui peuvent donner goût et affection moyennant l'aide de la grâce de Dieu et (p. 6) l'application intérieure dans tous les exercices spirituels./8

Par ces exercices intérieurs, on atteint le troisième point, c'est-à-dire que l'on sent une union spirituelle à Dieu. En effet, celui qui, dans sa pratique de la vie intérieure, s'élève vers son Dieu librement et sans être encombré, et qui ne recherche que l'honneur de Dieu, goûtera nécessairement la bonté de Dieu et sentira de l'intérieur la véritable union à Dieu.

Et dans cette union, une vie spirituelle et intérieure/9 se trouve accomplie, car à partir de cette union, le désir est toujours de nouveau touché, et excité à de nouveaux actes intérieurs ; et tout en agissant, l'esprit s'élève à une nouvelle union : ainsi action et union se renouvellent-elles continuellement, et ce renouvellement en actes et en union, c'est cela une vie spirituelle.

Ainsi peux-tu vérifier si un homme est bon par les vertus morales associée à la droiture de ses intentions, et comme il peut se spiritualiser par les vertus intérieures et l'union à Dieu. En sans ces trois points, il ne peut être ni bon, ni spirituel.

1. 1. 3. L'homme hautement contemplatif (l. 69/138)

A présent, sache que si cet homme spirituel doit devenir un contemplatif, trois points encore en font partie. Le premier point, c'est qu'il ne sente pas de fond à ce sur quoi son être est fondé, et c'est de cette manière qu'il lui faut le tenir ; le second point : il faut que sa manière d'être soit sans mode ; le troisième point : il doit demeurer dans une divine fruition.

Maintenant, tâche de comprendre, toi qui veux vivre dans l'esprit, car je ne parle à personne d'autre./10

L'union avec Dieu que sent l'homme spirituel lorsque celle-ci se révèle à son esprit en son insondabilité, c'est-à-dire infiniment profonde, infiniment haute, infiniment longue et large - en cette révélation même, (p. 7) l'esprit perçoit que, par amour, il s'est perdu et abîmé en cette profondeur, dépassé en cette hauteur et échappé en cette longueur.29 Il se sent égaré dans la largeur, il se sent demeurant en la connaissance inconnue, il se sent passé dans l'unité de Dieu à travers l'union sentie de son adhésion [à lui], et dans sa vitalité à travers sa mort complète : là, il se sent une même vie avec Dieu. Et c'est là le fondement et le premier point en une vie contemplative. /11

Et de là provient le second point, c'est-à-dire une manière d'être au-dessus de la raison et sans mode/12. En effet, l'unité de Dieu, en laquelle chaque esprit contemplatif se tient par amour, est éternellement en train d'attirer et d'appeler les personnes divines et tous les esprits qui aiment, en ce qu'elle est en elle-même/13. Et cette attraction, quiconque aime la sent, plus ou moins selon la mesure de son amour et selon le mode de sa manière d'être ; et celui qui éprouve cette attraction et s'y tient, ne peut pas tomber en péché mortel./14

Mais le contemplatif qui a renoncé à lui-même et à toute chose, et qui ne se sent distrait par aucune, du fait qu'il ne possède rien avec propriété mais se tient libre de tout, peut continuellement venir nu/15 et sans être encombré au plus intime de son esprit : là, il perçoit sans voile une lumière éternelle, et dans cette lumière, il sent l'attraction éternelle de l'unité de Dieu, et il se sent lui-même comme un éternel feu d'amour, qui aspire par-dessus tout à n'être qu'un avec Dieu. Plus il éprouve cette attraction ou cette attirance, plus il sent cela ; et plus il sent cela, plus il a envie de n'être qu'un avec Dieu, car il a envie de payer la dette que Dieu exige de lui./16

Cette éternelle attraction de l'unité de Dieu, elle fait que l'esprit brûle éternellement d'amour ; mais là où l'esprit paie continuellement cette dette, elle fait qu'il se consume éternellement. En effet, dans la transformation de l'unité, tous les esprits défaillent en leur opération, et ils ne sentent rien d'autre (p. 8) que cette universelle consumation dans l'unité simple de Dieu./17

Cette unité simple de Dieu, personne ne peut la sentir ni s'y tenir, à moins de se présenter à la clarté/18 sans mesure et à l'amour, au-dessus de la raison et sans mode. Quand il se présente ainsi, l'esprit sent en lui-même qu'il brûle éternellement en amour, et dans ce feu de l'amour, il ne perçoit ni fin ni commencement ; et il se sent lui-même une même chose avec ce feu de l'amour. Continuellement l'esprit brûle en lui-même, car son amour est éternel, et continuellement il se sent se consumer en amour, car il est attiré en la transformation qu'opère l'unité de Dieu. Là où il brûle en amour, s'il fait attention à lui-même, l'esprit perçoit distinction et altérité entre lui et Dieu, mais là où il se consume, il est simple et ne s'en distingue aucunement, et c'est pourquoi il ne sent rien d'autre que l'unité. En effet, la flamme immense de l'amour de Dieu dévore et engloutit tout ce qu'elle peut étreindre en ce qu'elle est en elle-même./19

Et ainsi peux-tu observer que l'unité de Dieu qui produit cette attraction, n'est rien d'autre que l'Amour sans fond qui attire par amour dans une fruition éternelle, le Père, le Fils, et tout ce qui vit en lui. Et dans cet amour, nous voulons brûler et nous consumer sans fin pour l'éternité, car en cela consiste la béatitude de tous les esprits. Et c'est pourquoi nous devons établir toute notre vie sur un abîme sans fond, et ainsi pourrons-nous éternellement nous enfoncer dans l'amour, et sombrer dans cette profondeur sans fond. Et avec le même amour, nous nous élèverons et nous nous dépasserons nous-mêmes dans l'inconcevable hauteur ; et dans cet amour sans mode, nous perdrons notre chemin, et il nous guidera dans l'étendue sans mesure de l'amour de Dieu ; et là, nous nous écoulerons et nous nous épuiserons dans les délices inconnues de la richesse et de la bonté de Dieu ; et là nous entrerons en fusion, liquéfiés, tournant et tourbillonnant éternellement dans la gloire de Dieu.

Voilà. En chacune de ces comparaisons, je montre au (p. 9) contemplatif ce qu'il est, et sa manière de l'être. Mais personne d'autre ne peut comprendre cela, car la vie contemplative, personne ne peut l'enseigner à d'autres. Mais là où l'éternelle vérité se révèle en l'esprit, là sont enseignées toutes choses dont il est besoin./20

1. 1. 4. Conclusion sur le contemplatif : le secret de la Pierre Brillante (l. 139/190)

Et c'est pourquoi l'Esprit de Notre Seigneur parle ainsi dans le livre de l'Apocalypse écrit par saint Jean : "Au vainqueur," dit-il, c'est-à-dire à celui qui est victorieux de lui-même et de toutes choses, qui se dépasse et les dépasse, "je donnerai le pain caché du ciel", c'est-à-dire le goût intérieur et caché et la joie céleste, "et je lui donnerai une petite pierre brillante, et, écrit sur cette petite pierre, un nom nouveau que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit30."

Cette petite pierre est appelée un caillou pour sa petitesse, car si l'homme la piétine/21, elle ne lui fait pas mal ; cette petite pierre est d'une clarté étincelante, et rouge comme une flamme de feu, et elle est menue, ronde, régulière et extrêmement légère. Par cette petite pierre brillante, nous comprenons Notre Seigneur Jésus-Christ, car selon sa divinité, il est un éclat de la lumière éternelle, et un resplendissement de la gloire de Dieu31, et un miroir sans tache dans lequel vivent toutes choses32. Ainsi, celui qui est victorieux de toutes choses (p. 10) et les dépasse, cette pierre brillante lui est donnée, et en elle, il reçoit clarté, vérité et vie.

Cette pierre est semblable aussi à une flamme de feu, car l'amour enflammé du Verbe éternel a rempli d'amour toute la terre, et veut consumer totalement les esprits amoureux en amour.

Cette petite pierre est encore si menue que l'homme la sent à peine s'il la piétine, et c'est pourquoi elle est appelée "calculus", c'est-à-dire un caillou/22. Et cela, saint Paul nous le déclare là où il dit que le Fils de Dieu s'est lui-même anéanti et abaissé, qu'il a pris la forme d'un serviteur, et a été obéissant jusqu'à la mort de la Croix33. Et le Fils de Dieu le dit lui-même par la bouche du prophète : "Je suis un ver et non un homme, risée des gens et rebut du peuple34." Et il s'est tellement abaissé en ce temps-là, que les Juifs l'ont piétiné et qu'ils ne l'ont pas senti ; car s'ils l'avaient reconnu Fils de Dieu, ils n'auraient pas osé le crucifier35. Maintenant encore, il est abaissé et dédaigné dans le cœur de tous les hommes qui ne l'aiment pas.

Cette noble petite pierre dont je parle ici, elle est toute ronde et parfaitement régulière. Cette rondeur de la pierre nous enseigne que la vérité divine n'a ni commencement, ni fin ; sa régularité, qu'elle pèsera toute chose régulièrement et donnera à chacun selon son mérite, et cette récompense lui demeurera éternellement.

La dernière propriété que je veuille dire à propos de cette pierre, c'est qu'elle est particulièrement légère. En effet, le Verbe éternel du Père n'a aucun poids, quoiqu'il porte ciel et terre en sa puissance ; et il est également proche de toute chose, quoique personne ne puisse l'atteindre, car il dépasse et devance toutes les créatures, et il se révèle à qui il veut et où il veut. Et en sa légèreté, notre pesante humanité est montée au-dessus de tous les cieux, et siège couronnée à la droite de son Père.


Voilà. Telle est la pierre (p. 11) brillante qui est donnée au contemplatif, et sur cette pierre, un nom nouveau est écrit, que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit. Tu dois savoir que tous les esprits reçoivent un nom dans leur retour à Dieu, et chacun d'une manière particulière, selon la noblesse de son service et selon l'élévation de son amour, mis à part le premier nom, celui de l'innocence, que nous recevons au baptême et qui est paré des mérites de Notre Seigneur. Quand nous perdons par le péché ce nom de l'innocence, si nous voulons encore suivre Dieu, particulièrement en trois œuvres qu'il veut opérer en nous, nous sommes alors baptisés derechef en l'Esprit Saint, et là nous recevons un nom nouveau qui nous reste éternellement.


1. 2. (l. 191/476) Second développement : le serviteur, l'ami, le fils de Dieu

Maintenant, tâche de comprendre les trois œuvres que Notre Seigneur opère en tous ceux qui veulent s'y prêter./23

1. 2. 1. (l. 191/264) Le point de départ : l'état de pécheur

La première œuvre, que Dieu opère en tous les hommes indistinctement, c'est qu'il les appelle et les invite tous indistinctement à son union./24 Et aussi longtemps que le pécheur se dérobe à cet appel, il lui faut se passer de tous les autres dons de Dieu qui devraient s'ensuivre.

Maintenant, j'ai observé que l'ensemble des pécheurs se partagent en cinq catégories.

La première catégorie, ce sont tous ceux qui dédaignent de bien agir, qui veulent vivre selon le confort du corps et l'envie des sens, dans les séductions du monde et les dispersions du cœur. Ceux-là sont tous incapables de recevoir la grâce de Dieu, et la recevraient-ils, qu'ils ne pourraient pas la conserver.

La seconde (p. 12) catégorie, ce sont ceux qui sont tombés en péché mortel volontairement et sciemment, mais qui, avec cela, font aussi des œuvres bonnes, qui craignent et respectent toujours Dieu, qui sont affectionnés aux personnes bonnes, désirant leur prière et y mettant leur espoir. Toutefois, aussi longtemps que le détournement et la satisfaction du péché l'emportent sur l'amour et sur le retour à Dieu, et les en éloignent, ils restent indignes de la grâce de Dieu.

La troisième catégorie de pécheurs, ce sont les hommes sans foi, ou ceux qui s'égarent dans la foi : quelqu'œuvre bonne qu'ils fassent ou quelle que soit leur façon de vivre, ils ne peuvent pas plaire à Dieu sans la foi36, car la foi véritable est le fondement de toute sainteté et de toute vertu.

La quatrième catégorie, ce sont ceux qui gisent en péché mortel sans crainte et sans honte, et ne s'inquiètent pas de Dieu ni de ses dons, ni ne considèrent aucune vertu, mais tiennent toute vie spirituelle pour hypocrisie ou imposture. Et tout ce que l'on peut leur dire de Dieu ou des vertus, ils l'entendent malgré eux, car dans leur audace, ils ont établi qu'il n'y aurait ni Dieu, ni enfer, ni ciel ; et c'est pourquoi ils ne veulent rien savoir d'autre que ce qu'ils sentent et tiennent sur le moment. Voilà : ces gens là sont tous rejetés et repoussés par Dieu, car ils pèchent contre l'Esprit Saint. Certes, ils peuvent se convertir, mais cela arrive péniblement et rarement.

La cinquième catégorie de pécheurs, ce sont les hypocrites. À l'extérieur, ils font des œuvres bonnes, non pas pour l'honneur de Dieu ni pour leur propre salut, mais pour avoir une réputation de sainteté ou pour quelque chose de périssable : tout en paraissant bons et saints au dehors, ils sont au-dedans faux et détournés de Dieu, et ils manquent de la grâce de Dieu et de toute vertu.


Voilà donc cinq catégories de pécheurs qui, tous, sont intérieurement appelés à l'union à Dieu. Mais aussi longtemps que le pécheur veut s'adonner au service du péché, il reste sourd, et aveugle, et incapable de goûter (p. 13) ou de sentir tout ce bien que Dieu veut opérer en lui. Mais lorsque le pécheur revient sur lui-même et s'éprouve lui-même, s'il rejette sa vie de péché, il s'approche alors de Dieu. Mais s'il veut être obéissant à l'appel et à l'invitation de Dieu, alors il lui faut librement décider d'abandonner le péché et de faire pénitence : ainsi se met-il en accord avec Dieu, il se conforme à sa volonté, et il reçoit sa grâce.

C'est pourquoi, premièrement nous devons considérer que Dieu, par sa libre bonté, appelle et invite tous les hommes sans distinction à son union, les bons comme les méchants, et personne n'en est exclu. Ensuite, nous sentirons la bonté de Dieu en ce qu'elle se répand par la grâce en tous les hommes qui sont obéissants à son appel. Enfin, nous constaterons et comprendrons en nous-mêmes de façon claire, que nous pouvons devenir une même vie et un même esprit avec Dieu, pour peu que nous renoncions à nous-mêmes de toute façon, et suivions la grâce de Dieu au plus haut qu'elle voudra nous mener.

En effet, la grâce de Dieu opère avec ordre en chaque homme, selon la mesure et le mode dont il est capable de la recevoir ; et c'est pourquoi, par l'opération intérieure et commune à tous de la grâce de Dieu, chaque pécheur reçoit sagesse et force pour abandonner le péché et se tourner vers la vertu, pour peu qu'il le veuille. Et par la coopération cachée de la grâce de Dieu, chaque homme bon peut ainsi vaincre tout péché, résister à toute tentation, accomplir toute vertu, et persévérer en la plus haute perfection/25, pour peu qu'en toutes choses il soit docile à la grâce de Dieu.

En effet, tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons reçu, au dehors comme au dedans, ce sont tous (p. 14) les dons libres de Dieu, dont nous devons le remercier, et avec lesquels il nous faut le servir si nous devons lui plaire. Mais il y a beaucoup de dons de Dieu qui, pour les bons, sont aide et occasion de vertus, et qui, pour les méchants, sont aide et occasion de péché, tels que santé, beauté et sagesse, richesse et honneur du monde : ce sont là les dons de Dieu les plus humbles et les plus modestes, que Dieu donne indistinctement pour l'utilité de ses amis et de ses ennemis, des méchants et des bons ; et avec cela, les hommes bons servent Dieu et ses amis, et les méchants, leur chair, le diable et le monde.

1. 2. 2. (l. 265/315) Le mercenaire, le serviteur méfiant et le serviteur confiant

Tu peux encore observer que certains hommes reçoivent les dons de Dieu comme ses serviteurs mercenaires, et certains autres comme ses serviteurs confiants. Et ils s'opposent en toutes leurs œuvres intérieures, c'est-à-dire en leur façon d'aimer et en leurs intentions, en leur façon de sentir et en tous leurs exercices et manière de vie intérieure.

Ici, fais bien attention : tous les hommes qui s'aiment eux-mêmes avec tant de désordre qu'ils ne veulent pas servir Dieu autrement que pour leur propre profit et pour leur propre salaire, se séparent de Dieu, renoncent à la liberté et se rendent esclaves, car ils se recherchent eux-mêmes et sont leur propre but en toutes leurs œuvres. Et c'est pourquoi, avec toutes leurs prières et avec toutes leurs bonnes œuvres, ils recherchent des choses temporelles ou des choses éternelles qu'ils choisissent pour leur commodité et pour leur propre utilité. Ces gens-là sont repliés sur eux-mêmes de façon désordonnée, et c'est pourquoi ils sont toujours seuls avec eux-mêmes, car il leur manque l'amour vrai qui devrait les unir à Dieu et à tous ceux qu'il aime (p. 15). Et s'ils paraissent observer la loi et les commandements de Dieu et de la Sainte Église, ils n'observent pas la loi de l'amour, car tout ce qu'ils font, ils le font par nécessité, et non par amour, afin de ne pas être damnés. Et parce qu'ils sont intérieurement infidèles, ils n'osent pas faire confiance à Dieu, mais toute leur vie intérieure est hésitation et peur, peine et misère ; car ils voient la vie éternelle du côté droit et ils craignent de la perdre, et ils voient la peine de l'enfer du côté gauche et ils craignent de la recevoir. Toute la prière, et tout le travail, et toutes les bonnes œuvres qu'ils peuvent faire pour repousser cette crainte, cela ne les aide pas, car plus ils s'aiment eux-mêmes avec désordre, plus ils redoutent l'enfer. Et en cela, tu peux remarquer que la crainte de l'enfer vient de l'amour propre qu'ils ont pour eux-mêmes./26

Certes, il est vrai que le prophète, et le Livre de la Sagesse aussi, disent : "Le commencement de la sagesse, c'est la crainte de Dieu37" ; mais il s'agit de la crainte que l'on pratique du côté droit, où l'on redoute de perdre sa béatitude éternelle, car cette crainte vient de l'inclination naturelle à être heureux, c'est-à-dire à contempler Dieu, que tout homme porte en lui. Et c'est pourquoi, même s'il se méfie de Dieu, pour peu qu'il s'éprouve intérieurement lui-même, l'homme se sent incliné hors de lui-même vers cette béatitude qui est Dieu. Et cette béatitude, il craint de la perdre, car il s'aime lui-même plus que Dieu. Et il aime cette béatitude tout en s'en détournant à cause de sa volonté propre, ce qui fait qu'il n'ose pas faire confiance à Dieu. Toutefois, cela s'appelle la crainte de Notre Seigneur, laquelle est commencement de la sagesse et loi des serviteurs méfiants de Dieu, car elle force l'homme à s'abstenir du péché et à désirer la vertu, et à opérer des œuvres bonnes, ce qui le prépare de l'extérieur à recevoir la grâce de Dieu et à devenir un serviteur confiant.

Mais au moment même où, avec l'aide de Dieu, il peut (p. 16) vaincre son esclavage, c'est-à-dire où il devient assez libre par rapport à lui-même pour oser faire confiance à Dieu en tout ce qui lui est nécessaire, voici que par cette œuvre même, il plaît tellement à Dieu, que celui-ci lui donne sa grâce ; et par cette grâce, il sent l'amour vrai ; et l'amour chasse l'hésitation et la peur, et fait que l'homme a confiance et espère ; et ainsi devient-il un serviteur confiant, et il se met à aimer Dieu et à le rechercher en toutes ses œuvres.

Voilà. Telle est la différence entre le serviteur confiant et le méfiant.

1. 2. 3. (l. 315/384) Le serviteur confiant et l'ami secret de Dieu

Nous pouvons encore remarquer qu'il y a une grande différence entre les serviteurs confiants et les amis secrets de Dieu. En effet, avec l'aide et la grâce de Dieu, les serviteurs confiants choisissent donc d'observer les commandements de Dieu, c'est-à-dire d'être obéissants à Dieu et à la Sainte Église en toutes manières de vertus et de bonnes mœurs. Et cela s'appelle une vie extérieure ou une vie active. Mais les amis secrets de Dieu, en même temps que les commandements, choisissent d'observer les conseils vivants de Dieu, c'est-à-dire de s'attacher intérieurement et amoureusement à lui pour son honneur éternel, avec un renoncement volontaire à tout ce que l'on pourrait posséder en dehors de Dieu en y mettant son plaisir et son affection./27 De tels amis, Dieu les appelle et les invite à entrer en eux-mêmes, et il leur enseigne le discernement dans les exercices intérieurs, ainsi que divers modes cachés de vie spirituelle ; alors que ses serviteurs, il les envoie au-dehors, parce qu'ils lui sont fidèles, ainsi qu'à sa famille, en tous services et en toutes manières d'œuvres bonnes extérieures. Voilà : Dieu donne donc sa grâce et son aide selon la capacité de chaque homme, c'est-à-dire en toute façon dont l'homme s'accorde à lui, dans les œuvres bonnes extérieures ou dans l'exercice intérieur d'amour.

Cependant, personne ne peut cultiver l'exercice intérieur ni le sentir (p. 17) s'il n'est pas entièrement et absolument recueilli en Dieu, car aussi longtemps que l'homme est partagé en son cœur, il regarde au-dehors, il est instable en ses passions, et il est facilement ému par la joie et la douleur des choses temporelles, car elles vivent encore en lui. Et tout en vivant les commandements de Dieu, il continue à n'être ni illuminé, ni enseigné au dedans, car l'exercice d'intime ferveur lui est inconnu, ainsi que la façon dont on doit le cultiver. Mais en ce qu'il sait et sent qu'il cherche Dieu et désire accomplir sa très chère volonté en tout ce qu'il fait, il est content, car il se trouve lui-même sans hypocrisie en ses intentions, et fidèle en son service. Et avec ces deux points il se plaît à lui-même, et pense que les œuvres bonnes extérieures faites avec intention droite, sont plus saintes et plus utiles que tout exercice intérieur, car, avec l'aide de Dieu, il a choisi un mode de vie porté vers l'extérieur. Et c'est pourquoi il exerce les œuvres extérieures avec discernement, plutôt qu'avec affection fervente pour celui pour qui il les fait ; et c'est la raison pour laquelle les œuvres qu'il opère encombre son esprit, plutôt qu’il n’est occupé par Dieu pour qui il les opère. Et de par cet encombrement en son action, il reste un homme extérieur et n'est pas capable de satisfaire au conseil de Dieu, car son exercice est plus extérieur qu'intérieur, plus sensible que spirituel. Et tout en étant un serviteur fidèle de Notre Seigneur pour le service extérieur, ce que sentent les amis secrets de Dieu, cela lui demeure caché et inconnu.

Et de là vient que, superficielles et extraverties, ces personnes jugent et blâment continuellement les personnes recueillies, parce qu'elles pensent qu'elles sont oisives. Et ce fut la raison pour laquelle Marthe se plaignait de sa sœur Marie à Notre Seigneur, parce qu'elle ne l'aidait pas au service, car elle croyait rendre un grand service, et très utile, et que sa sœur restait assise à ne rien faire, en pure perte. Mais Notre Seigneur a donné sentence et jugement sur elles deux : il a blâmé Marthe, (p. 18) non pas pour son service, car ce service était bon et utile, mais pour être pleine de soucis, tourmentée et contrariée en se dispersant dans les œuvres extérieures ; et il a félicité Marie pour son exercice intérieur, disant qu'une seule chose était nécessaire, et qu'elle avait choisi la meilleure part, qui ne lui serait pas enlevée38.

Cette seule chose nécessaire à tous les hommes, c'est l'amour divin ; cette meilleure part, c'est une vie intérieure dans l'attachement amoureux à Dieu. Cela, Marie-Madeleine l'avait choisi, et cela, les amis secrets de Notre Seigneur le choisissent encore. Mais Marthe, elle, avait choisi une vie extérieure et active sans hypocrisie, et c'est l'autre part en laquelle on sert Dieu, qui n'est ni si parfaite ni si bonne ; et cette part, les serviteurs fidèles la choisissent encore pour l'amour de Notre Seigneur.

Maintenant, on trouve certaines personnes folles qui veulent être d'une telle ferveur et d'une telle oisiveté, qu'elles ne veulent ni agir, ni servir leurs frères dans le besoin./28 Voilà : ces gens ne sont ni des amis secrets, ni des serviteurs fidèles de Notre Seigneur, mais ils sont complètement faux et égarés, car personne ne peut satisfaire au conseil de Dieu qui ne veuille observer son commandement. Et c'est pourquoi les amis secrets de Notre Seigneur sont toujours des serviteurs fidèles lorsqu'il en est besoin. Mais les serviteurs fidèles ne sont pas tous des amis secrets, car l'exercice qui appartient à cela leur est inconnu.

Ainsi peux-tu distinguer entre les amis secrets et les serviteurs fidèles de Notre Seigneur.

1. 2. 4. (l. 385/449) L'ami secret et le fils caché de Dieu

On peut encore distinguer de façon plus intérieure et plus précise, et c'est entre les amis secrets et les fils cachés de Dieu, même si ces deux catégories se comportent de la même façon en sa présence, pratiquant les exercices d'une vie intérieure et fervente. Cependant, les amis possèdent cette (p. 19) vie intérieure avec propriété, car l'attachement amoureux à Dieu, ils le choisissent parce que c'est le meilleur et le plus haut de ce qu'ils peuvent ou veulent atteindre, si bien qu'ils ne peuvent passer au-delà d'eux-mêmes et de leurs œuvres, et passer à une nudité sans images, car ils sont encombrés d'eux-mêmes et de leurs œuvres, et cela créé un écran./29 Et même si, dans leur attachement amoureux à Dieu, ils sentent une union avec lui, ils perçoivent quand même toujours distinction et altérité entre eux et Dieu en cette union. En effet, le simple dépassement en nudité et en non-mode, cela, ils ne le connaissent ni ne l'aiment. Et c'est pourquoi leur plus haute vie intérieure reste toujours dans les raisonnements et dans les modes ; et même s'ils comprennent et distinguent clairement toutes les vertus qui relèvent de la raison, la vue simple de l'esprit ouvert à la clarté divine, leur demeure caché ; et même s'ils se sentent eux-mêmes devant Dieu fortement enflammés d'amour, ils restent propriétaires d'eux-mêmes et ne sont ni dévorés ni consumés dans l'union de l'amour ; et même s'ils veulent toujours vivre dans le service de Dieu et lui plaire éternellement, ils ne veulent pas mourir en Dieu à toute propriété d'esprit, pour mener une même vie avec lui ; et même s'ils estiment et tiennent pour peu de chose toute consolation et tout repos pouvant provenir du dehors, ils tiennent pour beaucoup les dons de Dieu et leurs œuvres intérieures, la consolation et la douceur qu'ils sentent au-dedans. Aussi se reposent-ils en chemin, et ils ne meurent pas pleinement pour obtenir la plus haute victoire en amour nu et sans mode ; et même s'ils pouvaient exercer et reconnaître par leur discernement tout l'attachement amoureux et tout le chemin d'ascension intérieure que l'on peut pratiquer en présence de Dieu, il leur resterait toutefois caché et inconnu le dépassement sans mode et le riche égarement dans l'amour suressentiel/30, où l'on ne peut plus percevoir ni fin, ni commencement, ni mode, ni (p. 20) manière. Et c'est ce qui fait qu'il y a une grande différence entre les amis secrets et les fils cachés de Dieu, car les amis ne sentent rien d'autre en eux qu'une ascension amoureuse et vivante selon des modes, et au-dessus de cela, les fils sentent un dépassement simple et mourant en non-mode.

La vie intérieure des amis de Notre Seigneur, c'est la pratique d'une ascension d'amour, dans laquelle ils veulent toujours rester avec propriété ; mais comment l'on possède Dieu au-dessus de toute pratique, en amour nu et en liberté, voilà ce qu'ils ne sentent pas. En revanche, leur ascension vers Dieu en une foi véritable est continuelle, et ils attendent Dieu et leur salut éternel avec juste espérance, et ils sont attachés à Dieu et ancrés en lui par une charité/31 parfaite ; et c'est pourquoi ils sont contents, car ils plaisent à Dieu et Dieu leur plaît. Pourtant, ils ne sont pas assurés de la vie éternelle, car ils ne sont pas encore complètement morts en Dieu à eux-mêmes et à toute propriété./32 Mais tous ceux qui demeurent en leur exercice et persévèrent en leur choix de se tourner vers Dieu, Dieu les a tous choisis de toute éternité, et leurs noms avec leurs œuvres ont été éternellement écrits dans le livre vivant de la providence de Dieu ; tandis que ceux qui choisissent autre chose, qui détournent de Dieu leur visage intérieur/33 vers son contraire et vers le péché et qui y demeurent, même si Dieu avait écrit leurs noms et les avait connus à cause de la justice passagère qu'ils ont exercée auparavant, parce qu'ils n'y persévèrent pas jusqu'à la mort, ces noms sont effacés et arrachés du livre de la vie, et plus jamais ils ne pourront goûter Dieu, ou quelque fruit qui vienne des vertus.

Et c'est pourquoi il nous est à tous nécessaire de nous éprouver sérieusement, et de développer notre conversion à Dieu, de l'intérieur par un attachement fervent, et de l'extérieur par des œuvres bonnes : ainsi pourrons-nous attendre avec espérance et joie le jugement de Dieu et la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ. (p. 21) Mais si nous pouvions renoncer à nous-mêmes et à toute propriété dans nos œuvres, nous dépasserions toute chose, l'esprit nu et désencombré ; et en cette nudité, nous serions mus sans intermédiaire par l'Esprit de Dieu, et là, nous sentirions l'assurance d'être des fils parfaits de Dieu, car "ceux qui sont mus par l'Esprit de Dieu, ce sont les fils de Dieu39", dit l'apôtre saint Paul.


1. 2. 5. (l. 449/476) Conclusion sur les serviteurs, les amis, les fils

Toutefois, tu dois savoir que tous les hommes bons et croyants sont fils de Dieu, car tous sont nés de l'Esprit de Dieu et l'Esprit de Dieu vit en eux, et il meut et dirige chacun en particulier selon sa capacité vers les vertus et vers les œuvres bonnes en lesquelles il plaît à Dieu ; mais parce qu'ils sont dissemblables en leur conversion et leur façon d'être, je nomme certains "serviteurs fidèles", j'en appelle d'autres "amis secrets", et d'autres encore "fils cachés", bien qu'ils soient tous serviteurs, amis et fils, car ils servent, aiment et cherchent tous un même Dieu, et ils vivent et agissent tous sous l'emprise de l'Esprit libre de Dieu. Et Dieu permet ou souffre que ses amis fassent toute chose qui ne s'oppose pas à ses commandements (car pour ceux qui sont liés aux conseils de Dieu, ce conseil leur est un commandement). Pour autant, personne n'est désobéissant ni opposé à Dieu, sinon celui qui n'observe pas ses commandements, car toutes les choses que Dieu commande ou interdit dans l'Écriture, ou dans la Sainte Église, ou en notre conscience,/34 il nous faut toutes les faire ou nous en abstenir sous peine d'être désobéissant et de perdre la grâce de Dieu. Mais que nous tombions dans le manquement quotidien, Dieu le souffre, et notre raison aussi, car nous ne pouvons pas nous en garantir ; et c'est pourquoi ce genre de manquement ne nous rend pas désobéissants, car cela ne repousse pas la grâce de Dieu ni non plus notre paix intérieure. Pourtant, nous devons toujours regretter tous les manquements de ce genre, aussi petits soient-ils, et nous en garder de toutes nos forces.

Et avec ces arguments, voilà expliqué (p. 22) ce que je disais au début, c'est-à-dire qu'il est nécessaire à tout homme d'obéir en toutes choses à Dieu, à la Sainte Église et à sa propre raison, car je ne veux pas que quelqu'un se choque injustement de mes propos. Et avec cela, voilà ce que j'avais à dire.


2. Deuxième partie (l. 477/961) : réponses aux questions

2. 1. (l. 477/935) L'accès à la vie contemplative

"Mais j'aimerais bien savoir aussi comment nous pouvons devenir des fils cachés de Dieu, et posséder une vie contemplative./35"

Voici ce que j'ai vu à ce sujet.

2. 1. 1. (l. 479/545) Vivre dans les vertus et mourir au-dessus des vertus

2. 1. 1. 1. (l. 479/522) Exposé

Comme il est dit plus haut, il nous faut toujours vivre et être vigilant en toutes les vertus, et mourir et nous endormir en Dieu au-dessus de toute vertu. En effet, il nous faut mourir au péché et naître de Dieu en une vie vertueuse, et il nous faut renoncer à nous-mêmes et mourir en Dieu en une vie éternelle. Pour cela, les choses se passent ainsi :

/36 Si nous sommes nés de l'Esprit de Dieu, nous sommes alors fils de la grâce, et toute notre vie est alors parée de vertus, et nous sommes ainsi vainqueurs de tout ce qui est opposé à Dieu, car "tout ce qui naît de Dieu est vainqueur du monde40", dit saint Jean. Et dans cette naissance, tous les hommes bons sont les fils de Dieu, et l'Esprit de Dieu incite et meut chacun en particulier aux vertus et aux œuvres bonnes pour lesquelles il est préparé et dont il est capable. Et ainsi tous plaisent-ils à Dieu et chacun en particulier, selon la grandeur de son amour et selon la noblesse de son exercice. Toutefois, ils ne se sentent pas confirmés, ni en possession de Dieu, ni assurés (p. 23) de la vie éternelle, car ils peuvent encore s'en détourner et tomber en péché, et c'est pourquoi je les nomme plutôt serviteurs ou amis que fils. Mais lorsque nous nous dépassons nous-mêmes, et que dans notre ascension vers Dieu nous devenons si simples qu'Amour nu peut nous étreindre en la hauteur où il s'exerce en lui-même au-dessus de toute pratique de vertu, c'est-à-dire en notre origine où nous avons été spirituellement engendrés, là, nous cessons d'exister et mourons en Dieu à nous-mêmes et à toute propriété. Et en ce mourir, nous voilà fils cachés de Dieu, et nous percevons en nous une nouvelle vie, et c'est une vie éternelle. Et de ces fils, saint Paul dit : "Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu41."

Maintenant, comprends comment cela se passe./37 Tant que nous avançons vers Dieu, il nous faut nous présenter à lui et lui présenter toutes nos œuvres comme une éternelle offrande ; mais en présence de lui, nous allons nous laisser nous-mêmes ainsi que toutes nos œuvres, et mourant en amour, nous dépasserons toute condition créée, jusqu'en la richesse suressentielle de Dieu : là, nous le posséderons en une mort éternelle à nous-mêmes. Et c'est pourquoi l'Esprit de Dieu dit dans le livre du Secret que "bienheureux sont les morts qui meurent dans le Seigneur42" ; c'est à bon droit qu'il les nomme "bienheureux morts", car ils demeurent éternellement morts, abîmés en l'unité fruitive de Dieu, et continuellement ils meurent en amour de par l'attraction qu'exerce la transformation de cette même unité./38 L'Esprit de Dieu dit en outre : "ils se reposeront de leurs travaux et leurs œuvres les suivront". Dans les modes, là où nous sommes engendrés par Dieu en une vie spirituelle vertueuse, nous présentons nos œuvres comme une offrande à Dieu ; mais dans le non-mode, là où de nouveau nous sommes morts en une vie éternelle bienheureuse, nos œuvres bonnes nous suivent, car elles sont une même vie avec nous./39 Dans notre (p. 24) avancée vertueuse vers Dieu, Dieu demeure donc en nous ; mais dans le dépassement de nous-mêmes et de toute chose, c'est nous qui demeurons en Dieu.

2. 1. 1. 2. (l. 522/545) Petit résumé

Si nous avons foi, espérance et amour, nous avons reçu Dieu et il demeure en nous avec sa grâce, il nous envoie au-dehors comme ses serviteurs fidèles pour pratiquer ses commandements, il nous appelle de nouveau au-dedans comme ses amis secrets si nous suivons ses conseils, et avec cela, il nous désigne ouvertement comme ses fils si nous vivons à l'opposé du monde. Mais par dessus tout, si nous devons goûter Dieu ou sentir la vie éternelle en nous, il nous faut entrer en Dieu au-dessus de la raison par notre foi. Et là, nous demeurerons simples, dépouillés et sans image, élevés par amour dans la nudité ouverte de notre esprit ; car là où, en aimant, nous dépassons toute chose et mourons à toute considération en non-savoir et en ténèbres, nous sommes mus et transformés par le Verbe éternel, qui est une image du Père. Et dans le dépouillement de notre esprit, nous recevons l'incompréhensible clarté, qui nous étreint et nous pénètre comme l'air est pénétré par la clarté du soleil. Et cette clarté n'est rien d'autre qu'une vue et une contemplation sans fond : ce que nous sommes, nous le voyons, et ce que nous voyons, nous le sommes. En effet, notre esprit, notre vie, notre essence, tout cela est simplement élevé et uni à la vérité qui est Dieu. Et c'est pourquoi, dans cette vue simple, nous sommes une même vie et un même esprit avec Dieu/40, et c'est ce que j'appelle une vie contemplative. Là où nous adhérons à Dieu avec amour, nous exerçons la meilleure part, mais là où notre vue porte ainsi dans la suressence, nous possédons Dieu entièrement.

2. 1. 2. (l.546/935) L'exercice du contemplatif

2. 1. 2. 1. (l. 546/596) Vivre entièrement en Dieu et entièrement en nous-mêmes

(p. 25) À cette contemplation est toujours liée une manière d'être sans mode, c'est-à-dire une vie d'anéantissement. En effet, là où nous sortons de nous-mêmes dans les ténèbres/41 et dans le non-mode sans fond, là brille toujours le rayon simple de la clarté de Dieu, en laquelle nous sommes fondés et qui nous tire hors de nous-mêmes en une façon d'être suressentielle, immergée dans l'amour ; et un exercice d'amour sans mode est toujours lié à cette immersion dans l'amour et la suit, car [cet] amour ne peut être oisif, mais il veut connaître et savourer jusqu'au bout cette richesse sans fond qui vit en son fond, ce qui est une faim insatiable : toujours lutter sans réussir, c'est nager à contre-courant. C'est quelque chose que l'on ne peut ni laisser, ni attraper ; on ne peut ni s'en passer, ni l'obtenir ; on ne peut ni le dire, ni le taire, car c'est quelque chose qui est au-dessus de la raison et de l'intelligence, et qui dépasse toute créature ; et c'est pourquoi l'on ne peut ni l'atteindre, ni s'en emparer./42 Mais quand notre vue se porte au plus intérieur de nous-mêmes, nous sentons qu'en cette impatience d'amour, l'Esprit de Dieu nous dirige et nous pousse ; et lorsqu'elle se porte au-dessus de nous-mêmes, nous sentons que l'esprit de Dieu nous tire et nous consume en ce qu'il est en lui-même, c'est-à-dire en l'amour suressentiel avec lequel nous ne faisons qu'un, et que nous possédons plus profondément et plus largement que toute chose./43

Vivre cela, c'est savourer simplement et sans rencontrer de limite/44 tout ce qu'il y a de bon et la vie éternelle. Et en savourant ainsi, nous sommes avalés, au-dessus de la raison et sans la raison, dans le calme profond de la divinité qui jamais n'est ébranlé. Que cela soit vrai, on peut le connaître en le sentant, et pas autrement, car ce que c'est, comment, par qui, et où, ni la raison, ni aucun exercice ne peut y atteindre. Et c'est pourquoi notre exercice ici demeure toujours sans mode, c'est-à-dire sans manière [particulière], car le bien insondable que nous savourons (p. 26) et possédons, nous ne pouvons ni le saisir ni le comprendre, et nous ne pouvons jamais non plus par notre exercice sortir de nous-mêmes et entrer là. Et c'est pourquoi nous sommes alors pauvres en nous-mêmes et riches en Dieu, affamés et assoiffés en nous-mêmes, ivres et rassasiés en Dieu, agissant en nous-mêmes et absolument au repos en Dieu. Et nous continuerons toujours ainsi, puisque sans exercer l'amour, jamais nous ne pouvons posséder Dieu. Et celui qui sent ou croit autre chose est trompé./45

Ainsi vivons-nous [dans cette situation] entièrement en Dieu où nous possédons notre béatitude, et entièrement en nous-mêmes où nous exerçons l'amour envers Dieu/46 ; et quoique nous vivions entièrement en Dieu et entièrement en nous-mêmes, ce n'est pourtant là qu'une seule vie. Mais il y a opposition et dualité dans ce que l'on en sent, car pauvre et riche, affamé et rassasié, agissant et au repos, ces choses là sont complètement opposées. Et pourtant, notre plus haute noblesse consiste en cela, maintenant et éternellement. En effet, nous ne pouvons pas complètement devenir Dieu et perdre notre condition créée, cela est impossible/47 ; et si par ailleurs nous restions complètement en nous-mêmes, séparés de Dieu, il nous faudrait être exilés et malheureux. Et c'est pourquoi nous nous sentirons [ici] entièrement en Dieu et entièrement en nous-mêmes, et entre ces deux façons de sentir, nous ne trouvons d'autre différence qu'entre la grâce de Dieu et l'exercice de notre amour. En effet, du plus haut de ce que nous sentons, resplendit en nous la clarté de Dieu, qui nous enseigne la vérité et nous meut à toutes les vertus, et nous fait l'aimer éternellement. Cette clarté, nous la suivons continuellement jusqu'au fond d'où elle provient, et là, nous ne sentons rien d'autre qu'un dernier soupir et un naufrage sans retour en amour simple et sans fond./48

2. 1. 2. 2. (l. 596/640) L'exercice du contemplatif : ne faire qu'un avec Dieu

Si nous demeurions toujours là avec le regard simple, nous sentirions toujours cela. En effet, cet enfoncement dans la (p. 27) transformation divine, il continue éternellement et sans interruption, une fois que nous sommes sortis de nous-mêmes pour posséder Dieu en naufrage d'amour. En effet, quand nous possédons Dieu en naufrage d'amour, c'est-à-dire en perte de nous-mêmes, Dieu est à nous et nous sommes à lui, et nous sommes éternellement en train de nous enfoncer sans retour en notre bien propre, qui est Dieu. Cet enfoncement est celui de notre essence, et il est accompagné d'un amour habituel/49, et c'est pourquoi il a lieu que nous dormions ou que nous veillions, que nous en ayons connaissance ou non. Et de cette façon, il ne mérite aucun nouveau degré de récompense, mais il nous maintient dans la possession de Dieu et de tout le bien que nous avons reçu.

Cet enfoncement est semblable à l'écoulement continuel des rivières dans la mer, sans interruption ni retour, car c'est là leur lieu propre. De la même façon, si nous possédons Dieu seul, l'enfoncement de notre essence, accompagné d'un amour habituel, est un écoulement continuel et sans retour dans la sensation de ce que nous possédons et qui nous appartient. Si donc nous étions toujours simples, voyant cela constamment et pleinement, nous le sentirions toujours constamment.

Maintenant, cet enfoncement est au-dessus de toute vertu et au-dessus de tout exercice d'amour, car il n'est rien d'autre qu'une éternelle sortie de nous-mêmes, avec un regard clair vers quelque chose d'autre que nous, vers quoi nous inclinons comme vers la béatitude. En effet, nous sentons une inclination éternelle vers quelque chose d'autre que ce que nous sommes nous-mêmes, et cela, c'est la distinction la plus intime et la plus cachée que nous puissions sentir entre Dieu et nous, car au-dessus de cela, il n'y a plus aucune distinction./50

Toutefois, notre raison continue à se tenir les yeux ouverts dans les ténèbres, c'est-à-dire dans le non-savoir sans fond, et dans ces ténèbres nous reste (p. 28) recouverte et cachée la clarté sans fond./51 En effet, cet abîme de lumière débordante aveugle notre rationalité, mais il nous étreint en simplicité et nous transforme en ce qu'il est en lui-même ; et ainsi sommes-nous à la fois empêchés d'agir et mus par Dieu jusqu'au naufrage d'amour, dans lequel nous possédons la béatitude, et où nous sommes un avec Dieu.

Lorsque nous sommes unis à Dieu, une connaissance vivante et un amour agissant demeurent alors en nous/52. En effet, nous ne pouvons pas posséder Dieu sans connaissance ; et sans exercice d'amour, nous ne pouvons pas lui être unis ni lui demeurer unis. En effet, si nous pouvions être heureux sans connaissance, une pierre aussi pourrait être heureuse, elle qui n'a aucune connaissance ! Que je sois seigneur de toute la terre et que je ne le sache pas, à quoi cela m'avancerait-il ? Et c'est pourquoi toujours nous connaîtrons et sentirons, en même temps que nous savourerons et possèderons ; et cela, le Christ lui-même nous l'atteste, là où il dit ceci de nous à son Père : "La vie éternelle, dit-il, c'est qu'ils te connaissent comme le seul Dieu véritable, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ43." Ainsi peux-tu noter que notre vie éternelle consiste à connaître de façon distincte.

2. 1. 2. 3. (l. 641/700) Union à Dieu et perception d'une distinction dans l'union

[Aussi,] quoique je vienne de dire que nous sommes un avec Dieu et que l'Écriture Sainte nous l'atteste, je veux dire maintenant qu'il nous faut rester éternellement un autre que Dieu, et cela, l'Écriture nous l'atteste aussi, et il nous faut comprendre et sentir ces deux choses pour être dans la voie juste./53 Et c'est pourquoi je dis ceci : sur notre visage intérieur, issue du visage (p. 29) de Dieu, c'est-à-dire du plus haut de ce que nous sentons, resplendit une clarté qui nous enseigne la vérité de l'amour et de toutes les vertus/54 ; et dans cette clarté tout particulièrement, nous apprenons alors à sentir Dieu et nous-mêmes de quatre manières :

Premièrement, nous sentons Dieu en nous par sa grâce, et quand nous éprouvons cela, nous ne pouvons pas rester oisifs ; car de la façon dont le soleil illumine, réjouit et rend fécond le monde entier de sa clarté et de sa chaleur, Dieu opère par sa grâce : il éclaire, il réjouit et il rend féconds tous les hommes qui veulent lui être obéissants. En effet, si nous devons sentir Dieu en nous, et si le feu de son amour doit brûler éternellement en nous, il nous faut, avec une volonté libre, l'aider de quatre manières à l'allumer : en nous-mêmes, il nous faut rester unis au feu par la ferveur ; hors de nous-mêmes, il nous faut aller vers tous les hommes par la confiance et l'amour fraternel ; au-dessous de nous-mêmes, il nous faut faire pénitence, pratiquer toutes les œuvres bonnes et résister à notre convoitise désordonnée ; au-dessus de nous-mêmes et grâce aux flammes de ce feu, il nous faut nous élever par la dévotion, l'action de grâce, la louange et la prière fervente, et toujours nous attacher à Dieu par la droiture d'intention et une affection consciente/55. Et avec cela, Dieu demeure toujours en nous par sa grâce, car dans ces quatre manières est compris tout l'exercice que nous pouvons pratiquer par la raison et selon un mode ; et sans cet exercice, personne ne peut plaire à Dieu, et le plus parfait en cet exercice est le plus proche de Dieu, et c'est pourquoi il est nécessaire à tout homme ; et personne ne peut venir (p. 30) à plus que cela, sinon le contemplatif. Et c'est pourquoi, premièrement, nous sentons tous Dieu en nous par sa grâce, pour peu que nous voulions lui appartenir.

En second lieu, si nous menons une vie contemplative, nous nous sentons vivants en Dieu, et de cette vie où nous nous sentons en Dieu, une clarté resplendit donc sur notre visage intérieur, qui illumine notre raison et forme le lien entre nous et Dieu./56 Et si nous restons dans cette clarté avec notre raison illuminée, nous sentons que notre vie créée est toujours en train de s'enfoncer selon son essence en sa vie éternelle. Tandis que si nous suivons cette clarté au-dessus de la raison jusque dans notre plus haute vie, avec notre regard simple et en nous y portant volontairement, alors nous recevons la transformation divine en tout ce que nous sommes, et ainsi nous sentons-nous complètement étreints en Dieu./57

Et de là vient la troisième façon de sentir, et c'est que nous sentons n'être qu'un avec Dieu. En effet, moyennant la transformation divine, nous nous sentons avalés en l'abîme sans fond de notre béatitude éternelle, où plus jamais nous ne pouvons trouver de distinction entre Dieu et nous. En effet, c'est là le plus haut de ce que nous sentons, et qu’il nous est impossible de posséder si nous ne sommes pas immergés dans l'amour. Et c'est pourquoi, si nous sommes élevés et tirés au plus haut de ce que nous sentons, toutes nos puissances se trouvent alors au repos en une fruition essentielle/58 ; mais elles ne sont pas anéanties, car nous perdrions alors notre condition créée. (p. 31) Et aussi longtemps que nous nous trouvons au repos, l'esprit incliné [vers cette fruition] et les yeux ouverts sans attention à ceci ou à cela, nous pouvons contempler et jouir.

Mais à l'instant même où nous voulons vérifier et observer ce qu'est ce que nous sentons, nous tombons dans le raisonnement ; et alors nous percevons distinction et altérité entre nous et Dieu ; et alors nous trouvons Dieu en dehors de nous, et il nous est incompréhensible ; et c'est là la quatrième façon selon laquelle nous sentons Dieu et nous même. Ici, en effet, nous percevons que nous nous tenons face à Dieu./59

2. 1. 2. 4. (l.700/752) Développement de ce quatrième mode : la tempête d'amour

La vérité que nous recevons du visage de Dieu, elle nous atteste qu'il veut être complètement à nous, et qu'il veut que nous soyons complètement à lui./60 Et à l'instant même où nous sentons que Dieu veut être complètement à nous, naît en nous une convoitise avide et béante, si affamée, si profonde et si creuse, que si Dieu donnait tout ce qu'il peut procurer en dehors de lui-même, cela ne pourrait pas nous satisfaire. En effet, en ce que nous sentons qu'il s'est lui-même abandonné et donné à notre libre convoitise pour que nous le savourions de toutes les manières que nous puissions désirer, et en ce que nous apprenons, dans la vérité de son visage, que tout ce que nous savourons, à côté de ce qui se dérobe à nous, est moins qu'une goutte d'eau à côté de toute la mer, une tempête soulève notre esprit, sous la brûlure et l'impatience de l'amour. En effet, plus nous savourons cela, plus augmente l'envie et la faim, car l'une est cause de l'autre, et cela nous fait nous élancer en ce qui se dérobe à nous. En effet, nous nous nourrissons de son immensité que nous ne pouvons pas absorber, et nous nous élançons en son infinité (p. 32) que nous ne pouvons pas atteindre ; et ainsi ne pouvons-nous pas entrer en Dieu ni Dieu en nous, car en impatience d'amour, nous ne pouvons pas renoncer à nous-mêmes. Et c'est pourquoi cette brûlure est si peu tempérée, que l'exercice d'amour entre nous et Dieu va et vient comme l'éclair dans le ciel, sans pourtant que nous puissions nous consumer.

Et dans cette tempête d'amour, nos actes sont au-dessus de la raison et sans mode, car Amour désire ce qui lui est impossible. Et Raison atteste qu'Amour est dans son droit/61, mais ici elle ne peut ni le conseiller, ni l'empêcher, car aussi longtemps que nous voyons avec ferveur intime que Dieu veut être à nous, sa bonté touche notre convoitise avide, et de là vient l'impatience d'amour. En effet, en tant qu’il nous pénètre, ce toucher de Dieu provoque l'impatience et exige que nous agissions, c'est-à-dire que nous aimions l'amour éternel/62 ; mais en tant qu’il nous attire à lui, il nous absorbe hors de nous-mêmes, et il exige que nous fondions et nous anéantissions en [son] unité/63. Et en tant que ce toucher nous attire, nous sentons que Dieu veut que nous soyons à lui, car en cela il nous faut renoncer à nous-mêmes et le laisser opérer notre béatitude, tandis qu‘en tant qu’il nous touche en pénétrant, il nous laisse à nous-mêmes et nous rend libres : il nous établit en sa présence, il nous enseigne à prier dans l'esprit et à présenter nos requêtes avec liberté, et il nous montre sa richesse incompréhensible, en autant de formes que nous pouvons en concevoir. En effet, tout ce en quoi nous pouvons penser que consistent la consolation et la joie, nous le trouvons en lui sans mesure. Et c'est pourquoi, si seulement nous sentons qu'il veut être à nous avec toute cette richesse, et qu'il veut demeurer pour toujours avec nous, toutes les puissances de notre âme s'épanouissent alors, et particulièrement notre convoitise avide. En effet, toutes les rivières de la grâce de Dieu se répandent, et plus nous savourons cela, plus nous vient l'envie de savourer ; et plus nous avons envie de savourer, plus profondément nous nous élançons pour qu'il nous touche ; et plus profondément nous nous élançons (p. 33) pour que Dieu nous touche, plus le flot de sa douceur nous pénètre et nous submerge ; et plus nous sommes pénétrés et submergés, mieux nous sentons et reconnaissons que la douceur de Dieu est incompréhensible et sans fond. Et c'est pourquoi le prophète parle ainsi : "Goûtez et voyez que le Seigneur est doux44 !" Mais il ne dit pas : "combien il est doux", car sa douceur est sans mesure, et c'est pourquoi nous ne pouvons ni la comprendre, ni l'absorber. Et cela, l'épouse de Dieu nous l'atteste dans le Cantique, et elle parle ainsi : "Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est doux à ma gorge45."

2. 1. 2. 5. (l. 753/790) Précision 1 : vie contemplative et béatitude du ciel /64

Il faut grandement distinguer entre la clarté des bienheureux et la plus haute clarté/65 à laquelle nous pouvons venir en cette vie. En effet, c'est le reflet de Dieu qui illumine notre désert intérieur/66 ; mais sur la haute montagne, en la Terre Promise, il n'y a pas de reflet, même si c'est un même soleil et une même clarté qui illuminent notre désert et la haute montagne ; mais l'état des bienheureux est transparent et glorieux, et c'est pourquoi ils reçoivent cette clarté sans intermédiaire, tandis que notre état est encore mortel et grossier, et c'est cela l'intermédiaire d'où provient l'ombre qui recouvre notre intelligence, si bien que nous ne pouvons connaître Dieu ni les réalités célestes aussi clairement que les saints. En effet, aussi longtemps que nous marchons dans l'ombre, nous ne pouvons pas voir le soleil en lui-même, mais notre connaissance est "par similitudes et par énigmes46", dit saint Paul. Toutefois, l'ombre est assez illuminée par l'éclat du soleil, pour que nous (p. 34) puissions apprendre à distinguer toutes les vertus et toute la vérité utiles à notre état mortel. Mais pour ne faire qu'un avec la clarté du soleil, il nous faut suivre l'amour et sortir de nous-mêmes en non-mode ; et, les yeux aveuglés, le soleil nous attirera en sa propre clarté où nous connaîtrons l'union à Dieu. Si nous nous sentons et comprenons ainsi, nous menons une vie contemplative, telle qu'elle appartient à notre état [mortel].

L'état propre aux Juifs dans l'Ancien Testament était dans le froid et dans la nuit : ils marchaient dans les ténèbres et siégeaient à l'ombre de la mort, dit le prophète Isaïe47 : l'ombre de la mort provenait du péché originel, et c'est pourquoi il fallait que tous fussent privés de Dieu. Quand à notre état dans la foi chrétienne, il est encore dans le froid des heures matinales, car pour nous le jour s'est levé ; et c'est pourquoi nous devons marcher dans la lumière, et siéger à l'ombre de Dieu ; et sa grâce est intermédiaire entre lui et nous, et par elle nous serons vainqueurs de tout, et nous mourrons à tout, et, sans obstacle, nous trépasserons en l'unité de Dieu. Mais l'état propre aux bienheureux, lui, est dans la chaleur et la clarté, car ils vivent et marchent au midi ; et les yeux ouverts dans la clarté, ils contemplent le soleil en sa clarté, car ils sont pénétrés et submergés de la gloire de Dieu ; et selon la clarté qu'il reçoit, chacun savoure et connaît le fruit de toute la vertu que tous les esprits y ont récolté. Mais leur nourriture suprême, celle qui a victoire sur tout, qui rend ivre et fait reposer en ce qu'elle est en elle-même, c'est qu'ils savourent et connaissent la Trinité en son unité, et l'Unité en sa trinité.

2. 1. 2. 6. (l. 790/902) Précision 2 : le double toucher de Dieu

(p. 35) Cela, l'épouse le désirait dans le Livre de l'Amour, lorsqu'elle disait au Christ : "Montre-moi, toi qu'aime mon âme, où tu te nourris et où tu reposes au midi48", c'est-à-dire dans la lumière de la gloire, dit saint Bernard49. En effet, toute la nourriture qui nous est donnée ici-bas, aux heures matinales et dans l'ombre, ce n'est qu'un avant-goût de la nourriture à venir au midi de la gloire de Dieu./67 Pourtant, l'épouse de Notre Seigneur se félicite de s'être assise à l'ombre de Dieu, et de ce que son fruit soit doux à sa gorge : si nous sentons que Dieu nous touche de l'intérieur, nous savourons alors son fruit et sa nourriture, car son toucher, voilà la nourriture qu'il nous donne. Et son toucher nous attire à lui, ou bien pénètre en nous, comme je l'ai dit plus haut ; en ce qu'il nous attire à lui, il nous faut être complètement à lui, et là nous apprenons à mourir et à contempler ; mais en ce qu'il pénètre en nous, il veut être complètement à nous, et là il nous apprend à vivre en la richesse des vertus.

En ce que son toucher nous attire à lui, toutes nos puissances défaillent, et nous siégeons alors à son ombre, et alors son fruit est doux à notre gorge, car le fruit de Dieu, c'est le Fils de Dieu que le Père engendre en notre esprit./68 Ce fruit est d'une douceur sans fond pour notre gorge, au point que nous ne pouvons ni l'avaler ni l'assimiler, mais lui nous avale et nous assimile en lui./69 Et lorsque ce fruit nous touche en nous attirant à lui, toujours nous nous détachons de toute chose et en sommes vainqueurs ; et en étant vainqueurs de tout, nous savourons le pain caché du ciel qui nous donne la vie éternelle. En effet, nous recevons la pierre brillante dont j'ai parlé plus haut, sur laquelle notre nom nouveau est écrit (p. 36) depuis avant le commencement du monde : c'est là le nom nouveau que personne ne comprend, sinon celui qui le reçoit50. Et quiconque se sent uni à Dieu, savoure son nom selon le mode de sa vertu, de son cheminement et de son unité.

Et c'est pourquoi, pour que chacun puisse recevoir son nom et le posséder éternellement, l'Agneau de Dieu, c'est-à-dire l'humanité de Notre Seigneur, s'est livré à la mort et nous a ouvert le livre de la vie où tous les noms des élus se trouvent écrits. Et de ces noms, pas un seul ne peut être effacé, car ils ne font qu'un avec le livre vivant qu'est le Fils de Dieu51. Et cette même mort a brisé pour nous le sceau du livre52, de telle sorte que toutes les vertus soient accomplies selon l'éternelle providence de Dieu. Et c'est pourquoi, selon qu'il peut se vaincre lui-même et mourir à toute chose, chaque homme sent le toucher du Père qui l'attire à lui, et il savoure dans sa douceur le fruit du Fils engendré en lui ; et du fait de cette saveur, l'Esprit Saint lui atteste qu'il est héritier de Dieu53. Et en ces trois points, personne n'est semblable à un autre en toute façon, et c'est pourquoi chacun est nommé en particulier, et son nom est toujours renouvelé par une nouvelle grâce et une nouvelle opération de vertu. Et c'est pourquoi au nom de Jésus tout genou fléchit, car pour nous il a combattu et vaincu, il a éclairé nos ténèbres et accompli toute vertu au plus haut degré. Et de ce fait, son nom est exalté au-dessus de tout nom, car il est chef et prince de tous les élus54. Et en son nom nous sommes appelés, élus, parés de grâces et de vertus, et dans l'attente de la gloire de Dieu.

(p. 37) Et c'est pourquoi, pour que son nom soit exalté et glorifié en nous, nous devons le suivre sur la montagne de notre esprit nu, comme Pierre, Jacques et Jean le suivirent sur le mont Thabor55 : Thabor, cela veut dire en thiois un accroissement de la lumière. Si nous sommes Pierre en connaissant la vérité, Jacques en étant vainqueurs du monde, et Jean en étant pleins de grâce, possédant la vertu avec droiture, Jésus nous conduit alors sur la montagne de notre esprit nu, en une cachette déserte, et il se révèle lui-même à nous glorifié en la clarté divine. Et en son nom, son Père céleste nous ouvre le livre vivant de sa sagesse éternelle, et cette sagesse de Dieu étreint notre regard nu et la simplicité de notre esprit en une saveur simple et sans mode de tout bien sans distinction. En effet, c'est là contempler et connaître, savourer et sentir, exister et vivre, avoir et être : tout cela ne fait qu'un dans notre élévation.

Et nous sommes tous disposés à cette élévation, et chacun selon un mode particulier. Et notre Père céleste, par sa sagesse et sa bonté, dote chacun en particulier selon la noblesse de son être et de son exercice. Et c'est pourquoi, si nous demeurions toujours avec Jésus sur le Thabor, c'est-à-dire sur la montagne de notre esprit nu, nous sentirions toujours croître une lumière nouvelle et une vérité nouvelle, car nous entendrions toujours la voix du Père (p. 38) qui nous toucherait, pénétrant en nous par sa grâce ou nous attirant en son unité. La voix du Père, tous ceux qui suivent Notre Seigneur Jésus-Christ l'entendent, car il leur dit à tous : "Ceux-ci sont mes fils élus ; en eux tous, je trouve mon bon-plaisir56." Et de ce bon-plaisir, chacun reçoit sa grâce, à la mesure et selon le mode du bon-plaisir qu'il trouve en Dieu ; et entre le bon-plaisir de Dieu et le nôtre, l'amour s'exerce alors avec droiture, et chacun savoure alors son nom, son office, et le fruit de son exercice. Et là, tous les hommes bons sont cachés à ceux qui vivent pour le monde, car ceux-ci sont morts devant Dieu et sans nom, et pour autant ils ne peuvent pas sentir ni goûter ce qui appartient aux vivants.

Ce toucher de Dieu, en pénétrant en nous, nous rend vivants spirituellement, il nous remplit de grâces, il éclaire notre raison, il nous apprend à reconnaître la vérité et à discerner dans la vertu, et il nous maintient en la présence de Dieu avec une telle force, que nous pouvons supporter sans que notre esprit défaille toute la saveur de Dieu, toute la sensation que nous en avons, et tous les dons qui nous font nous répandre. Mais en nous attirant à lui, ce toucher exige que nous ne fassions qu'un avec Dieu, et que nous rendions l'esprit et mourions en béatitude, c'est-à-dire dans l'unique amour qui étreint le Père et le Fils en une même fruition. Et c'est pourquoi, si nous sommes montés avec Jésus sur la montagne où il n'y a plus d'images en nous, si nous l'avons ensuite suivi avec un regard simple, avec une complaisance pleine de ferveur, avec une inclination fruitive, nous sentons alors la forte ardeur du Saint Esprit qui nous fait nous consumer et fondre jusqu'en l'unité de Dieu. En effet, là où, ne faisant qu'un avec le Fils de Dieu, nous sommes reconduits amoureusement en notre commencement, nous entendons la voix du Père qui nous touche en nous attirant à lui, car il dit à tous ses élus en son Verbe éternel : "Celui-ci est mon Fils Bien-Aimé en qui je trouve (p. 39) mon bon-plaisir57." En effet, vous devez savoir que du Père au Fils et du Fils au Père, leur bon-plaisir s'exerce éternellement, du fait que le Fils a pris notre humanité, qu'il est mort et qu'il a reconduit tous les élus en leur commencement. Et c'est pourquoi, si nous sommes élevés par le Fils en notre origine, nous entendons alors la voix du Père nous attirant à lui, qui nous éclaire de l'éternelle vérité, et cette vérité nous montre le bon-plaisir de Dieu largement épanoui, là où tout ce qui plaît commence et finit. Là, toutes nos puissances défaillent, et nous sommes précipités dans ce qui s'ouvre à notre regard, et tous nous devenons un, et un seul tout, dans l'embrassement d'amour de l'Unité des Trois.

Là où nous sentons cette unité, nous sommes un même être, une même vie, et une même béatitude avec Dieu ; là, toutes choses sont accomplies, et toutes choses se renouvellent. En effet, là où nous sommes plongés dans le large embrassement de l'amour de Dieu, la joie de chacun est si grande et si singulière, que nul ne peut s'occuper de la joie d'un autre ni s'y arrêter ; car là, chacun est amour de fruition, cet amour qui est tout ; et hors de cet amour, il n'a ni besoin, ni pouvoir de rien chercher.

2. 1. 2. 7. (l. 903-935) La fruition de Dieu ; résumé du traité

Pour que l'homme jouisse fruitivement/70 de Dieu, trois choses sont nécessaires : être en paix véritable, se taire intérieurement, et adhérer [à Dieu] avec amour.

Celui qui doit trouver la paix véritable entre lui-même et Dieu, doit avoir une telle affection pour Dieu, qu'il puisse, le cœur libre et pour l'honneur de Dieu, renoncer à tout ce qu'il exerce ou qu'il aime de désordonné, et qu'il possède ou pourrait posséder contre l'honneur de Dieu. C'est là le premier point, qui est obligatoire pour tout homme.

Le second point, c'est de se taire intérieurement, c'est-à-dire (p. 40) être libre et sans images de toutes les choses que l'on a jamais vues ou entendues.

Le troisième point, c'est d'adhérer amoureusement à Dieu ; et cette adhésion même est fruition, car celui qui adhère à Dieu par amour pur et non pour sa propre utilité, jouit fruitivement de Dieu dans la vérité, et il sent qu'il aime et qu'il est aimé de Dieu.

Il y a encore trois autres points, qui sont plus élevés, qui rendent l'homme stable et capable de toujours jouir fruitivement de Dieu, et de le sentir quand il veut s'y disposer.

Le premier de ces points, c'est de reposer en celui dont on jouit fruitivement ; c'est-à-dire que là, les amants sont vaincus l'un par l'autre, et se possèdent l'un l'autre en amour nu et essentiel ; là, les amants se sont précipités l'un vers l'autre par passion, et chacun est absolument tout pour l'autre, en possession et en repos.

Suit le second point, ce qui s'appelle rendre l'esprit en Dieu ; c'est-à-dire que là où l'esprit s'abîme, il ne sait plus ni qui, ni où, ni comment.

Suit le troisième point et le dernier que l'on puisse exprimer, c'est-à-dire que là, l'esprit contemple une nuée ténébreuse qu'il ne peut appréhender par la raison ; et en elle, il se sent mort, et perdu, et un avec Dieu sans différence. Et là où il se sent un avec Dieu, Dieu même est sa paix, sa fruition et son repos. Et c'est pourquoi aucun fond ne se rencontre dans ce en quoi il lui faut mourir à lui-même en béatitude, et en même temps vivre en vertus lorsqu'Amour et sa motion le commande. Voilà ; si tu sens ces six points en toi, tu sens tout ce que je t'ai dit auparavant ou que je pourrais dire. Et ainsi, dans ton recueillement/71, il t'est aussi facile et possible de contempler et de jouir fruitivement, que de vivre dans la nature. Et de cette richesse provient une vie commune/72, dont je t'ai promis de parler en commençant.

2. 1. 3. (l. 936-961) - Conclusion sur la vie contemplative : la "vie commune" comme perfection de la vie chrétienne

(41) L'homme qui, de cette hauteur, est envoyé par Dieu dans le monde, est plein de vérité et riche de toutes vertus ; et il ne recherche pas son bien, mais l'honneur de celui qui l'a envoyé. Et voilà pourquoi il est droit et véridique en toutes choses ; et son fond est riche et généreux, établi dans la richesse de Dieu. Et voilà pourquoi il va nécessairement toujours se répandre en tous ceux qui ont besoin de lui, car la source vivante du Saint Esprit, c'est là sa richesse, et l'on ne peut l'épuiser. Et il est un instrument de Dieu vivant et disponible, avec lequel Dieu opère ce qu'il veut et comme il veut ; et il ne s'attribue pas cela, mais il en donne à Dieu l'honneur ; et voilà pourquoi il reste disponible et prêt pour faire tout ce que Dieu commande, et fort et vaillant pour pâtir et supporter tout ce que Dieu établit sur lui. Et c'est pourquoi il mène une vie commune, parce qu'il est également prêt à contempler et à agir, et il est parfait dans les deux. En effet, personne ne peut mener cette vie commune s'il n'est contemplatif, et personne ne peut contempler ni jouir fruitivement de Dieu s'il n'a ces six points ordonnés en lui comme je l'ai dit tout à l'heure.

Et c'est pourquoi ils sont trompés, tous ceux qui croient contempler et qui aiment, cultivent ou possèdent avec désordre ne serait-ce qu'une créature, ceux qui croient jouir fruitivement avant d'être sans image, ou reposer avant de jouir fruitivement : ceux-là sont tous trompés. En effet, il nous faut être ajustés à Dieu par l'ouverture de notre cœur, par la paix de notre conscience, par la simplicité de notre regard, sans hypocrisie dans la droite vérité ; et alors nous croîtrons de vertu en vertu, et nous contemplerons Dieu et nous jouirons fruitivement de lui, et nous deviendrons un en lui, de la façon que je t'ai dite.


Que cela nous arrive à tous, et que Dieu nous y aide ! Amen.

Commentaire


/1 "L'homme qui veut vivre en l'état le plus parfait de la Sainte Église..." Ruusbroec se place d'emblée dans une perspective extrêmement limitée. Il n'a personne à convaincre, rien à démontrer : il va simplement décrire les exigences du choix du "plus parfait", en étant parfaitement conscient, il le répète fréquemment, qu'il est le fait de peu de gens. Telle est l'intention de toute son œuvre, sans autre prétention que de suivre pas à pas le développement de la grâce en celui qui a fait ce choix. Et cela parce qu'au fil de ce développement, nous dirait saint Jean de la Croix, "c'est une chose dure et pénible que de ne pas se comprendre elle-même ni trouver quelqu'un qui la comprenne." (Montée du Carmel, Prologue). Fournir les mots de cette aventure intérieure, fournir les mots de l'Évangile, telle est toute l'ambition de l'œuvre de Ruusbroec.

"L'état le plus parfait..." Cette expression semble contradictoire, comme si la perfection était une notion relative. En tout cas, Ruusbroec l'introduit ici pour indiquer qu'il y a perfection et perfection : il y a une perfection de la vie que Ruusbroec désigne ailleurs comme "active", celle des "serviteurs fidèles" un peu plus loin, qui auront une "bonté pleine de zèle" ; une perfection de la vie "de désir", celle des "amis secrets" un peu plus loin encore, qui auront une "vie spirituelle pleine de ferveur" ; et enfin une perfection de la vie "contemplative de Dieu", celle des "fils cachés", qui auront une "contemplation élevée". "L'état le plus parfait" est celui dans lequel s'emboîtent ces trois perfections, et qui constitue la "vie commune", telle qu'elle apparaîtra à la fin de la Pierre brillante, mais également dans le reste de l’œuvre comme couronnement de la vie spirituelle. Nous aurons à y revenir, mais en attendant, on peut penser que Ruusbroec et son interlocuteur se réfèrent ici au plan des Noces :

"Voyez l'époux qui vient, sortez à sa rencontre..." Ces paroles, nous voulons les expliquer et les interpréter de trois façons. Premièrement, d'une manière qui concerne tout le monde, à propos d'une vie de commençant, appelée "vie active", nécessaire à quiconque veut être sauvé. Deuxièmement, nous voulons interpréter les mêmes paroles à propos d'une vie intérieure élevée, vie de désir, à laquelle beaucoup parviennent moyennant la vertu et la grâce de Dieu. Troisièmement, nous voulons l'expliquer à propos d'une vie contemplative suressentielle, que peu d'hommes peuvent atteindre ou goûter de cette manière, moyennant l'élévation et la noblesse de leur vie. » L’Ornement des noces, I, 104.

Peut-on identifier ces trois perfections à celle des trois voies traditionnelles des commençants, progressants et parfaits, qui depuis saint Grégoire le Grand (+ 604) structurent nombre de descriptions de la vie spirituelle ? Ce vocabulaire n'apparaît pas chez Ruusbroec, même s'il recouvre une réalité universelle, celle de la superposition de trois zones dans l'âme humaine, la sensible, la rationnelle et la spirituelle58. La perfection dont parle Ruusbroec sera la complète pénétration par la grâce de ces trois zones. En effet,

« Tous ceux que l’amour porte là sont les élus de Dieu, car ils y trouvent une vie contemplative élevée en amour éternel, tandis qu’en eux-mêmes ils possèdent une vie rationnelle, pleine de grâce, de charité et de saints exercices, et qu’en dessous d’eux-mêmes, ils possèdent une vie sensible conforme aux commandements de Dieu, l’honnêteté de leurs mœurs s’exerçant en des œuvres extérieures bonnes devant tous. Et lorsque ces trois vies sont menées comme une seule, et que chacune est exercée dans son ordre propre, alors l’homme a atteint la perfection. » Les sept Clôtures, III, 105.

Pour une présentation générale de l’itinéraire spirituel chez Ruusbroec, et de l’anthropologie dans laquelle il s’inscrit, cf. textes complémentaires n° 2.


2/ On voit donc que la perfection envisagée par Ruusbroec n'est pas un simple point d'arrivée ou une récompense, mais un état dynamique, une croissance sans limite en intensité (= les vertus) et en lucidité (= la connaissance), et qui est le propre de l'expérience amoureuse.


3/ Cet "homme bon" correspond au socle de toute vie spirituelle possible : tout homme porte en lui de quoi reconnaître sa vocation divine ainsi que les exigences de sa propre humanité, à travers le jugement de sa conscience confrontée à la Parole de Dieu et aux décisions de l'Église. On remarque que dans le contexte de l'époque, Ruusbroec n'envisage pas le cas du païen de bonne foi. En tout cas, une première loi de la vie spirituelle est ici affirmée avec toute la Tradition chrétienne : dans cette destination de l'homme à "rechercher principalement l'honneur de Dieu en tous ses actes", la grâce suppose la nature, et le développement spirituel intègre le développement humain.


4/ Nous traduisons par "ne pas être encombré" le substantif onverbeeltheit, littéralement : "être sans encombrement d'images." Souvent, nous laisserons tomber la précision "d'images", parce que les images, pour Ruusbroec et son époque, sont en fait tous les contenus mentaux, et pas seulement les produits de l'imagination.

En quoi un contenu mental peut-il faire obstacle à "une vie spirituelle pleine de ferveur" ? Ruusbroec nous l'explique en 1.1.2. : fondamentalement, Dieu étant au-delà de tout ce que l'esprit humain peut en saisir, se fixer sur un contenu mental interpose ipso facto un écran entre l'esprit et lui, et c'est toute la question des middelen, des intermédiaires entre Dieu et l'âme (cf. ci-dessous, commentaire 56) Concrètement, cela correspond au fait que

« Si l'esprit doit contempler Dieu par Dieu même sans intermédiaire en la lumière divine [et nous verrons que tel est l'aboutissement de la vie spirituelle], ... il lui faut être intérieurement sans embarras, et aussi tranquille quant à toutes les opérations extérieures, que s'il n'opérait pas. En effet s'il est préoccupé intérieurement de quelque œuvre de vertu, il se trouve encombré d'images, et aussi longtemps que cela dure en lui, il ne peut pas contempler. » L’Ornement des noces, I, 241.


5/ Sentir = ghevoelen. À côté du sens habituel, et fréquent chez Ruusbroec, d’une perception liée de près ou de loin au fonctionnement de la sensibilité, ce mot est le plus universel et le plus irremplaçable de la littérature spirituelle pour exprimer la perception propre à l’expérience contemplative. Traduit dans toutes les langues latines par les dérivés de sentire, il ne laisse pas de prêter à confusion. En effet, du fait qu’il évoque d'abord la perception liée aux organes des sens, il risque de faire du "sentir spirituel" un cas particulier de celle-ci, quelque peu éthérée, mais en continuité avec elle. D’autant qu’il est vrai que le même mot peut aussi exprimer tel ou tel contrecoup sensible ou sentimental de l’expérience contemplative, par exemple quand on parle des grâces sensibles liées à la communion eucharistique. Il est vrai encore que, tout comme le sentire latin, ghevoelen et ses dérivés chez Ruusbroec peut revêtir le sens très général d’avoir conscience de quelque chose ; auquel cas nous le traduirons comme tel, par exemple pour l’ « affection consciente », ghevoelijcke liefde (cf. ci-dessous, commentaire 55). Mais pour en rester au sentir proprement mystique, l'enjeu est tel, qu'il vaut la peine de nous y arrêter quelque peu.

En effet, si le même mot recouvre deux expériences radicalement différentes, ce n'est pas par hasard : du "sentir sensible" au "sentir spirituel", le rapport est le même que du recto au verso d'une même feuille de papier. Et cela parce que toute réalité comporte deux faces : l'une tournée vers le monde, appréhendée à travers l'utilité ou le plaisir qu'elle procure, utilité et plaisir de toute façon passagers et mortels ; et l'autre tournée vers celui qui en est créateur et donateur, appréhendée à travers le bonheur d'une expérience d'un ordre tout autre, et que l'on appelle généralement "contemplation". Le problème est que tout langage tend vers l'utilitaire et le mortel, si bien que la perception contemplative tend à lui échapper : au mieux, les mots pourront évoquer cette perception, pourront en témoigner, mais pour aussitôt la renvoyer au silence de l’indicible. Si bien que pour repérer l’expérience dont Ruusbroec nous parle, le plus efficace sera de laisser parler une contemplative de sa région mais de notre époque, Jeanne Schmitz-Rouly :

« Dans le tram, j'avais commencé à dire une dizaine pour la sainte Église, pour les souffrances de l'Église, et je pensais donc à tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais. C'est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble toujours nouvelle. Je voyais : “Mais quel bonheur c'est donc de pouvoir aimer Dieu !” Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je regardais quelques arbres d'un square, et qu'il faisait sombre ce jour-là. Et cette idée me venait : c'est comme si je disais que ce paysage terne et insignifiant que je vois, c'est une apothéose d'un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d'autres régions. Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans voir, et il serait impossible d'exprimer ce que l'on ressent, sinon en disant que l'on sent qu'on [n'] existe plus. Et je crois que c'est l'unique chose que l'on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n'y contribue. On voit dans un inexprimable bonheur la Vérité du bonheur d'aimer Dieu. On sent en soi ce bonheur, et on regarde, et je crois qu'on regarderait toute l'éternité sans pouvoir s'en détacher. C'est comme si on écoutait et comme si on ne savait plus rien écouter d'autre. Et je me rappelle que je me disais un moment donné (mais on ne se rappelle presque rien par après) : ce serait impossible de trouver un mot pour exprimer le bonheur où je suis. Et que je me disais : “On pourrait dire que tout est tellement incompréhensible, et cependant plus réel que tout ce que l'on voit de ses yeux humains. Mais c'est perçu par une intuition que le Saint-Esprit nous donne.” En un moment, on a une compréhension telle, et avec une telle clarté et facilité totale — mais cette compréhension est un ravissement, et rien de soi-même ne saurait intervenir. Car ici on regarde, on comprend, on aime ; mais tout cela en même temps et sans l'ombre d'un raisonnement. Un moment donné, j'ai compris que l'absorption totale était passée, et j'ai repris en moi-même la dizaine pour la sainte Église. » Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979), Journal Spirituel (Le bonheur d'aimer Dieu), § 46.

Nous avons laissé dans sa candeur originelle ce texte bien évidemment non destiné à la publication, mais qui nous permet de préciser sur plusieurs niveaux de conscience ce sentir que Ruusbroec ne fait qu'explorer au fil de ses écrits. Relevons-en quelques caractéristiques :

- "Je pensais à tout autre chose..." Ce type d'expérience est en rupture totale avec tout ce qui n'est pas elle, et elle finira comme elle a commencé, c'est-à-dire sans que son bénéficiaire y soit pour rien : "Rien de soi n'y contribue." Cette expérience est un cadeau, une grâce, et l'impossibilité de la provoquer sera chez tous les maîtres un critère de son authenticité.

- "En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je voyais..." Ce type d'expérience unit bonheur et lucidité, et cela de façon saturante, comme l'ensemble du texte ne cesse de le répéter.

- "Je regardais quelques arbres d'un square et il faisait sombre ce jour-là... ; c'est comme si je disais que ce paysage terne et insignifiant que je vois, c'est une apothéose d'un printemps lumineux, tellement je me sens comme transportée dans d'autres régions." Voilà la claire distinction entre expérience sensible (sombre) et expérience contemplative (lumineuse), les deux coexistant comme celles de l'envers et l'endroit d'une unique réalité.

- "Je ne sais pas si on voit, mais on voit cependant..., on regarde sans voir..." Jeanne devine que les mêmes mots ne veulent pas dire les mêmes choses pour le contemplatif et pour celui qui ne l'est pas. Et c'est toute la difficulté de la littérature spirituelle, condamnée à dire l'indicible, en même temps que la raison pour laquelle les plus grands, un saint Jean de la Croix par exemple, choisiront un registre explicitement poétique pour exprimer leur expérience. Et en retour, cette difficulté nous éclaire sur la parenté entre expérience contemplative et expression artistique, et au-delà, sur l'origine contemplative de tout langage, même si ensuite, répétons-le, il tend à s'épuiser dans l'utilitaire et le mortel.59

- "...tellement incompréhensible, et cependant plus réel que tout ce que l'on voit de ses yeux humains..." Jeanne ne témoigne pas d'un univers fantastique, mais bien plutôt de l'univers réel, par rapport auquel celui dans lequel nous vivons habituellement semble un fantôme. On pense ici à la caverne de Platon : le philosophe (comprenons : le contemplatif) voit, et sait qu'il voit tandis que les autres ne voient pas, tandis que le non contemplatif croit voir mais habite un théatre d'ombres.

Voilà le ghevoelen/sentir de Ruusbroec en contexte contemplatif. Disons tout de suite que si nous avons choisi ce texte pour sa netteté et sa violence qui le rendent d'autant plus éloquents — et c'est à cette intensité que l'on réserve habituellement le qualificatif de "mystique" —, l'expérience dont il témoigne n'est pas pour autant d'une nature autre que l'expérience contemplative commune, mais qui se déroule en général sans de telles secousses. Un saint Bernard, par exemple, maître de Ruusbroec sous bien des aspects et que personne n'accusera de ne pas être un immmense contemplatif, nous dit qu'il n'a rien senti de semblable, même si plus profondément, il a senti comme Jeanne, Dieu présent en lui : "Je confesse que le Verbe m'a aussi visité, mais quoiqu'il soit entré souvent en moi, je n’ai cependant pas senti son entrée. J'ai senti qu'il était là, je me souviens qu'il y a été, j'ai pu même quelquefois pressentir son entrée, mais je ne l'ai jamais sentie, non plus que sa sortie." (Sermons sur le Cantique, 74, 5 ; toute la suite du texte nous montrerait que si Jeanne a eu de fortes impressions de la présence de Dieu, cette présence n'a pas besoin d'être impressionnante pour être efficace et transformatrice.)

Ajoutons enfin que ce "sentir" se diversifie, au fil de la croissance spirituelle, en un "goûter", un "voir", un "toucher", etc., parallèles aux "sentirs" sensibles : "Tu étais en moi, Seigneur, tandis que je te cherchais au dehors dans les beautés créées... Mais tu m'as appelé et tu as rompu ma surdité ; tu as jeté ton éclat et ta splendeur et tu as chassé mon aveuglement ; tu as jeté tes parfums, et voici que spirituellement je me suis mis à le respirer, à te goûter, à avoir faim et soif de toi ; tu m'as touché, et je me suis enflammé dans la jouissance de ta paix..." (Saint Augustin, Confessions, X, 27) Et saint Augustin nous dirait ici que cette expérience est celle du Verbe, le Verbe des choses, mais aussi bien le Verbe de Dieu, car "c'est en lui que tout subsiste" (Jn 1, 3) ; si bien que dans le Verbe, c'est Dieu même qui se donne ici à sentir : "Dieu, nul ne l'a jamais vu" (Jn 1), mais "Le Fils unique l'a fait connaître" ; le Fils, c'est-à-dire le Verbe fait chair, qui permet à Jésus de nous dire : "Qui m'a vu, a vu le Père". Si bien que ce "sentir", aussi ténu soit-il, doit finalement être identifié comme la perception simultanée de toute réalité en Dieu et de Dieu en toute réalité, en même temps que l'union au Fils de celui qui en fait l’expérience, et en lui, au Père. (Cf. ci-dessous, commentaires 44 et 67)


6/ L'affection (liefde) n'a absolument pas au Moyen Age la connotation sentimentale moderne, et indique simplement l'implication de la volonté dans l'attachement que l'on éprouve pour quelqu'un ou quelque chose. Et c'est précisément en ce qu'elle implique la volonté libre de l'homme que l'affection ne saurait porter sur quoi que ce soit qui ne soit pas Dieu, "lui-même fin de l'homme", dirait saint Thomas d'Aquin.


7/ Ici, Ruusbroec met immédiatement en garde contre la prétention des illuminés de son temps, les sectaires du "Libre Esprit", qui niaient tout rôle des images et de l'imagination dans la vie spirituelle, au profit d'une simple fusion mentale de type panthéiste. Avec toute la Tradition, Ruusbroec dit simplement que les images (au sens indiqué ci-dessus au commentaire 4) sont bonnes et inévitables tant que l'esprit est actif dans la prière – et cette activité domine habituellement dans les débuts d'une vie spirituelle -, mais qu'il ne faut pas se forcer à en produire, qu'il ne faut pas y mettre son affection, lorsqu'elles se mettent à troubler une relation qu'elles ont en un premier temps aidé à établir. Cette répugnance à continuer à méditer est, par exemple, le premier signe de l'authenticité contemplative pour saint Jean de la Croix.

Cette dénonciation de l'illuminisme, tentation permanente dans l'Histoire de la spiritualité, est fréquente chez Ruusbroec, et constitue notamment l'objet principal de son Petit Livre de l'explication, qui répond aux objections faites au Royaume des amants, comme La Pierre brillante répond à celles faites aux Noces. Cf. ci-dessous, commentaires 28 et 47, et textes complémentaires n° 12.


8/ Dans cette énumération d'exercices (oefeninghen), on voit apparaître l'expression « exercices sprituels », qui aura le succès que l'on sait avec saint Ignace de Loyola, héritier de la tradition ruusbroeckienne à travers ce qu'il est convenu d'appeler la Devotio Moderna. Le sens premier de ce mot aussi fréquent qu'important pour Ruusbroec, on le voit ici, n'est pas celui de quelque chose à faire, mais de quelque chose à vivre, un mélange de savoir faire et d'expérience acquise, qui indique notre part dans la vie spirituelle comme la pratique d'un art propre à y susciter "goût et affection moyennant l'aide de la grâce de Dieu". Pour atténuer la nuance d’activité liée au mot exercice en français moderne, il nous arrivera de traduire oefeninghe par manière d’être.

9/ Cette "vie spirituelle et intérieure" (ailleurs, "vie de désir de Dieu") est donc comme le second étage de la construction spirituelle dont la "vie active" de l'homme bon est le premier. Ce qui la caractérise est donc cette continuelle interaction entre une union déjà secrètement présente (d'où l'absence d'images mentales), et les exercices spirituels au sens de la note précédente.

Il serait tentant de voir dans la description de cette "vie spirituelle et intérieure" ce que la terminologie latine classique appelle l'état des progressants (ou, dans la terminologie issue du Pseudo-Denys, la "voie illuminative"), et qui marque les débuts d'une vie contemplative. Cependant, on y reconnaît aussi des éléments que la même terminologie attribue aux commençants (ou à la "voie purgative"). En réalité, la frontière commençant/progressant n'est pas nette chez Ruusbroec ; en revanche, elle est nette entre ce qu'il désigne comme la vie proprement contemplative, en un sens plus restreint que chez la plupart des auteurs et qu'il va expliquer à partir de la ligne 69, et tout le reste.

Ceci étant, la répartition de Ruusbroec rend mieux compte du développement concret de la vie spirituelle. En effet, faut-il parler de contemplation du seul fait que l'on perçoit "la pure absence d'image que Dieu est", ce qui est par ailleurs pour tous les auteurs "le fondement de la vie spirituelle" ? Car cela n'est que le fruit normal des exercices spirituels bien conduits. Aussi parlera-t-on ici à partir du XVIe siècle de "contemplation acquise" pour corriger la trop simple équivalence entre progressants et contemplatifs ; mais le malheur est que cette expression étant contradictoire in terminis, elle engendrera de fait bien des contresens. En réservant clairement la vie contemplative à la perception de la grâce de Dieu reçue passivement (cf. ci-dessous commentaires 11 et 35), Ruusbroec est finalement plus clair et moins dangereux.


10/ Nous avons là une première mise en garde – il y en aura d'autres – sur le fait que seul le contemplatif comprend la vie contemplative (nous avons vu pourquoi au commentaire 5), et Ruusbroec, qui a dû fréquemment se justifier d'affirmations audacieuses, prévient toujours qu'il sera mal interprété par les non contemplatifs.


11/ Et voilà la naissance de la vie proprement contemplative : jusqu'ici, "l'homme spirituel et intérieur" se sentait uni à Dieu, mais de façon en quelque sorte négative, comme Moïse devant le buisson ardent avant que Dieu ne parle. La contemplation se déclenche quand cette pure disponibilité se révèle habitée, c'est-à-dire quand le spirituel "se sent une même vie avec Dieu", en même temps qu'il "ne sent pas de fond à ce sur quoi son être est fondé" : Dieu est ici perçu comme insondable (sonder gront, ailleurs grondeloes), notion fondamentale chez Ruusbroec, et fondement même de la vie contemplative ; on en trouve ici le fondement scripturaire : "Que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l'amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu'est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu. (Eph 3, 17-19). Toute La Pierre brillante commente ce passage de l'épître aux Ephésiens, déjà présent au cœur des Noces (I, 181 et I, 218), et que l’on retrouverait ailleurs lorsque Ruusbroec veut développer cet amour dans toutes ses dimensions.

Pour caractériser ce “sentir sans fond”, en voici une heureuse formulation par un maître du XVIIe siècle français, Jacques Bertot (1620-1681), assurément lecteur des mystiques du Nord :

Si une pierre tombait dans un océan d’infinie profondeur, ce ne serait pas merveille si elle ne trouvait jamais le fond ; et voilà la raison pourquoi les âmes qui sont appelées à jouir de Dieu même, Le trouvent sans Le trouver jamais, au moins en manière qui les termine [= limitent] dans leur jouissance. Le Directeur mystique IV, éd. D. Tronc, 4. 54 (cf. Textes complémentaires n° 4)


12/ "Une manière d'être au-dessus de la raison et sans mode" : jusqu'ici, parce qu'elle en gardait l'initiative dans sa relation à Dieu, l'âme réglait sa vie mentale en fonction de la raison, et la canalisait selon des intentions qui restaient les siennes, c'est-à-dire selon des modes. En régime contemplatif, c'est désormais Dieu qui a l'initiative, l'âme ne faisant qu'accueillir celui qui dès lors vient à elle "au-dessus de la raison et sans mode". Cette expression reviendra chez Ruusbroec dès qu'il s'agira de caractériser une situation contemplative. On voit qu'elle n'indique pas une indifférenciation ou un flou de la conscience, mais la liberté divine dans son dialogue avec l'âme, et qui appelle le "je choisis tout", c’est-à-dire tout ce que Dieu veut, de Thérèse de l'Enfant-Jésus. (Cf. textes complémentaires n° 16)

L'expression “sans mode” (sonder wise ou wiseloes) provient du sine modo de saint Bernard dans son fameux petit traité De diligendo Deo : "Veux-tu savoir de moi pourquoi et comment (quo modo) Dieu doit être aimé ? La cause pour laquelle Dieu doit être aimé est Dieu lui-même, et le mode (modus), l'aimer sans mode (sine modo) !" On a souvent traduit ce sine modo comme "sans mesure" ; ce n'est pas faux, mais parce que d'abord cette absence de mesure est une absence de mode au sens de "tous les modes possibles", ce que Ruusbroec va bien mettre en évidence en décrivant la disponibilité absolue de l'âme contemplative : elle ne s'enfonce pas dans un brouillard mental, mais avance désormais dans la foi, au gré du seul bon plaisir divin. Renvoyant à ce texte de saint Bernard, Eckhart nous dit ici : “Comment nous devons aimer Dieu, cela n'a pas de mode : l'aimer autant que nous en sommes capables, c'est sans mode.” (Sermon 9) Cf. ci-dessous 1.2.4. et commentaire 29.


13/ On remarque l'équivalence entre "personne divine" et "esprit qui aime". En nous décrivant la croissance de l'amour dans une âme, Ruusbroec est en train de nous décrire une rencontre qui, dans la durée, va devenir une relation, avons-nous dit en tête de ces pages, c'est-à-dire un processus de personnalisation.

La Trinité, nous montrerait un saint Thomas d’Aquin par exemple, ne subsiste que dans le dynamisme d'un continuel échange entre des personnes, si bien que "l'unité de Dieu est éternellement en train d'attirer et d'appeler les personnes divines et tous les esprits qui aiment, en ce qu'elle est en elle-même." L'amour attire les personnes les unes vers les autres, en même temps qu'il leur donne de vivre personnellement. Ruusbroec énonce régulièrement cette attraction comme une donnée de base de la vie spirituelle. Cf. un peu plus loin : "L'unité de Dieu qui produit cette attraction, n'est rien d'autre que l'Amour sans fond qui attire par amour dans une fruition éternelle, le Père, le Fils, et tout ce qui vit en lui." (1.1.3.) On retrouve le célèbre amor meus pondus meum ("mon amour est ma pesanteur") de saint Augustin. Au-delà, il y a aussi la conviction antique, qui remonte aux présocratiques, que l'amour rend semblable, et que le semblable attire toujours son semblable, ce qui explique la force unissante de l'amour sans qu'il y ait besoin d'en rechercher d'autre cause. Mais peut-être serait-il plus juste de dire que les présocratiques avaient déjà vu que c'est l'amour qui explique tout sans être expliqué par rien...

On voit que cette entrée en relation est donc aussi bien notre accès à la vie trinitaire, et comme Dieu en a toute l’initiative, il s'y comporte en Père, tandis que nous y recevons le statut de fils, le statut de Jésus "aîné d'une multitude de frères" (Ro 8, 29). On relèverait que la notion même de "personne" est une notion spécifiquement chrétienne, sans équivalent exact dans les civilisations non chrétiennes, parce qu'elle a été forgée par les grands Conciles du IVe siècle pour rendre compte philosophiquement du cœur de l'annonce évangélique : l'invitation que Dieu nous fait de partager sa vie, l'invitation à entrer dans la Trinité, dont Ruusbroec nous montre ici le développement. (Cf. textes complémentaires n° 5.)


14/ Ce qui éclaire en retour la notion de péché mortel : non pas la résistance, mais l'indifférence à l'attraction divine, laquelle témoigne de la mort spirituelle, tout comme l'absence de réaction d'un cadavre témoigne de la mort physique. Les pécheurs mortels sont comme l'autruche, dit joliment saint François de Sales : alors qu'ils ont des ailes, "ils font toutes leurs courses en la terre et pour la terre." (Introduction à la Vie dévote, I, 1) Et si leur péché est mortel, ce n'est pas qu'il sera puni de mort, mais que leur destin s'identifiant à celui de la terre, ils périront avec elle. 


15/ Affleure ici le thème de la nudité, très développé chez les auteurs rhéno-flamands. Il voisine avec celui du nécessaire désencombrement d'images dans la vie spirituelle (cf. ci-dessus, commentaire 4), et celui plus général de la vie spirituelle comme révélation : "percevoir sans voile une lumière éternelle."

Au départ, de ce thème, il y a l'expérience des épreuves intérieures comme dépouillement de l'âme, référé à Job 1, 21 : "Nu, je suis sorti du sein maternel, nu, j'y retournerai." Mais ce dépouillement est aussi bien retour à l'innocence d'Adam devant Dieu, nécessaire pour paraître en vérité devant lui ; et c'est pourquoi l'âme des défunts est représentée comme un petit enfant nu dans l'iconographie chrétienne traditionnelle. Et de là, la nudité va exprimer la transparence psychologique de la foi, qui suppose la parfaite liberté intérieure que Ruusbroec développe ici. (Cf. ci-dessous 2.1.1.1. et 2.1.2.7., et textes complémentaires n° 7.)


16/ Quelle est cette dette ? Celle de l'amour qui ne se paie que d'amour, et qui ne cesse d'augmenter au fur et à mesure qu'elle est acquittée. Cf. textes complémentaires n° 5.


17/ Ruusbroec est en train de jouer sur les mots brant (feu), berren (brûler), et verberren, que nous traduisons par "se consumer". Entre brûler et se consumer, la différence est celle du feu (actif) et de la mèche (passive) qui à eux deux permettent la flamme. Avec cette distinction, Ruusbroec esquisse l'explication d'un point particulièrement délicat de toute vie spirituelle : l'amour est simultanément actif (il brûle et fournit de l'énergie), et passif (il se consume et dépense de l'énergie). Action et contemplation ne sont pas deux phases de l'amour, mais ses deux faces, l'une agissante, l'autre jouissante, comme le montrera toute la deuxième partie du traité.

C’est à propos de cette combustion que nous rencontrons pour la première fois le mot de transformation de l’âme unie à Dieu : union et transformation vont toujours ensemble, à tel point qu’un Jean de la Croix parlera tout simplement d’union transformante. Retenons simplement que le mot chez Ruusbroec désigne l’aspect passif de l’expérience amoureuse, et qui porte l’aimant à disparaître en quelque sorte en l’aimé. Notons au passage que cette volonté de disparaître en l’autre sera le ressort de la pensée eucharistique de Ruusbroec, paraphrasant saint Augustin : “L'amour du Christ est tout ensemble avide et généreux : il nous donne tout ce qu'il a et tout ce qu'il est, et en retour il prend tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes… Là où il nous absorbe, il veut nous nourrir ; et en nous dévorant complètement en lui, Jésus se donne à nous.” (Miroir du Salut Éternel)


18/ Nous traduisons par clarté claerheit, qui, tout comme claritas en latin, est aussi bien la gloire que la clarté (cf. la prière sacerdotale de Jésus en Jn 17). On voit d'ailleurs un peu plus loin, à propos de la gloire du Thabor (en 2.1.2.6., p. 37), que claerheit et glorie sont pris l'un pour l'autre. Ce qui souligne que l'aspect vital (la gloire comme exubérance de la vie divine) et l'aspect connaissant (la clarté lumineuse) de l'amour sont toujours indissociables. À propos des "flamboiements de gloire" de l'âme transformée en Dieu, saint Jean de la Croix dira qu'ils donnent "chaleur et lumière tout à la fois au Bien-Aimé". (Vive Flamme, III ; cf. aussi ci-dessous commentaire 65)


19/ Cette double sensation correspond à la distinction des deux faces de l'amour (cf. ci-dessus, commentaire 17, et ci-dessous commentaire 43) comme action et contemplation, comme brûler et se consumer. Concrètement, cela veut dire ceci : en tant qu'il aime Dieu, l'esprit aimant se "perd" en quelque sorte en lui, comme le petit enfant qui voudrait s'enfoncer toujours plus dans les bras de sa mère, si bien que "là où il se consume, il ne sent rien d'autre que l'unité" ; mais en tant que le même amour lui fait produire des actes d'amour, envers Dieu ou ses frères, il sent tout ce qui manque et manquera toujours à son amour, qui ne fait que participer à celui de Dieu : "Là ou il brûle en amour, s'il fait attention à lui-même, l'esprit perçoit distinction et altérité entre lui et Dieu."


20/ C'est cet aspect caché de la vie contemplative authentique qui va maintenant motiver l'introduction de la citation de l'Apocalypse qui donne son nom au traité : la pierre sur laquelle est écrit un nom que personne ne connaît, sinon celui qui le recçoit. Ce secret contemplatif est donc le thème dominant de La Pierre Brillante, et déjà des Noces. Il s'appuie sur le thème qui va être immédiatement développé de l'incognito de Jésus-Christ aux jours de sa vie terrestre : les contemporains de Jésus ne se sont rendu compte de rien, tout comme aujourd'hui nous ne le reconnaissons pas sous les traits "des plus petits d'entre les siens" (Mt 25), ou sous les espèces eucharistiques. Aujourd'hui comme hier, c'est le Père qui nous révèle le Fils, autre thème de La Pierre Brillante qui culminera avec la désignation du Fils au Thabor (en 2.1.2.6.), la montagne de la contemplation. Cf. texte complémentaire n° 1.


21/ Ruusbroec joue ici sur les mots terden, piétiner, et terdelinc, caillou.


22/ Le jeu de mots terden/terdelinc devient en latin calcare/calculus.


23/ Commence ici un second exposé sur la vie contemplative. Le point de vue n'est plus tant celui de la contemplation considérée en elle-même, que celui du rétablissement dans sa vocation contemplative, du pécheur qui l'a perdue : du mercenaire au fils caché de Dieu, Ruusbroec va nous montrer en quoi l'homme doit librement se prêter à l'action divine, non seulement pour être sauvé, mais pour que l'épanouissement contemplatif auquel chacun est appelé à la mesure de sa vocation particulière, puisse avoir lieu. Dans ce rétablissement, chaque étage de la construction suppose le précédent et rend possible le suivant, mais pour passer de l'un à l'autre, il faut une nouvelle décision libre de l'homme, un nouvel acte de foi.


24/ Voilà la vocation de tout homme venant en ce monde : elle est contemplative, même si, disons-le immédiatement, elle est susceptible de degrés allant de la quasi inconscience des Saints Innocents, au développement de la conscience de la présence de Dieu d'un Ruusbroec ou d'une Thérèse d'Avila, car "la grâce de Dieu opère avec ordre en chaque homme, selon la mesure et le mode dont il est capable de la recevoir." (1.2.1., p. 13) Par commodité, on réserve habituellement le qualificatif "contemplatif" à ceux qui sont appelés à un notable développement de cette vocation, par ailleurs universelle. Mais cela ne doit pas nous tromper sur la nature de cette vocation, et sur l'essence contemplative de la vie chrétienne. (Cf. ci-dessus, commentaire 5) Cela explique aussi que les paragraphes suivants vont parler du péché comme d'une trahison de cet appel à l'union, très au-delà d'une transgression morale qui n'en est que l'aspect formel, car "Dieu, par sa libre bonté, appelle et invite tous les hommes sans distinction à son union, les bons comme les méchants, et personne n'en est exclu." (1.2.1., p. 13)


25/ La plus haute perfection, objet de La Pierre Brillante, est donc accessible à tous, même si tous ne sont pas appelés à la vivre au même degré de conscience : les Saints Innocents ne sont pas moins saints que saint Jean de la Croix, même si c'est durant leur sommeil qu'ils ont été sanctifiés !


26/ Ruusbroec est en train de nous dire que ce sont ceux qui redoutent le plus l'enfer qui risquent le plus d'y aller, "avec toutes leurs prières et avec toutes leurs bonnes œuvres" ! Ce qui nous éclaire sur la vraie nature de l'enfer : non pas un lieu de vice, mais un lieu d'amour propre, selon la parole de saint Bernard : "Qu'il n'y ait plus de volonté propre, et il n'y aura plus d'enfer." (Sermo III in temp. resurect. n° 3)


27/ Et c'est en cela que commence la vie spirituelle proprement dite. En effet, si la vie des serviteurs fidèles est régulée par l'extérieur à travers les commandements de Dieu, la vie des amis secrets est régulée par la perception du bon plaisir de Dieu, laquelle n'est possible qu'à l'intérieur d'une relation amoureuse : c'est la différence qu'il y a entre faire les choses par devoir, et les faire par amour, entre la vocation commune et celle du jeune homme riche. (Mt 19, 16-22)

On comprend qu'il n'y ait de notable développement contemplatif qu'à l'intérieur de cette seconde vocation, car suivre le Christ, et non seulement le chemin du Christ, suppose de ne pas perdre des yeux sa personne, suppose de "s'attacher intérieurement et amoureusement à lui pour son honneur éternel." Et si personne n'est dispensé d'être un serviteur fidèle, devenir un ami secret suppose une acceptation libre et volontaire, comme le montre encore l'exemple du jeune homme riche : "Si tu veux...", lui dit Jésus. Et un peu plus loin, Ruusbroec précise : "il a choisi un mode de vie porté vers l'extérieur." Son refus n'est assorti d'aucune punition, il ne sera pas privé de la vie éternelle (Jésus vient au contraire de lui dire qu'il suffit pour l'obtenir d'observer les commandements), mais de la joie de l'intimité divine.

Peut-on dire pour autant qu'obéir à une vocation de ce type est facultatif ? Oui, si l'on place le bonheur dans le respect du contrat entre le créateur et la créature : "En ce qu'il sait et sent qu'il cherche Dieu et désire accomplir sa très chère volonté en tout ce qu'il fait, cet homme est content." (1.2.3.) Non, si l'on se souvient que la vocation de tout homme est l'union amoureuse à Dieu (cf. ci-dessus commentaire 24), si bien que le choix de rester serviteur fidèle là où l'on pourrait vivre en ami secret est très théorique : de même que le jeune homme riche s'en va "tout triste", ceux qui refusent d'être amis secrets vivent dans l'amertume, "jugent et blâment continuellement les personnes recueillies", comme Ruusbroec le note un peu plus loin à propos de Marthe et Marie. Et cela parce que "la seule chose nécessaire à tous les hommes, c'est l'amour divin", et cela transcende la distinction entre serviteurs et amis, même si, de fait, la plupart des hommes seront appelés à être plus serviteurs qu'amis. Et l'on retrouve le petit nombre de ceux auxquels s'adresse Ruusbroec, ceux auxquels on réserve habituellement la qualification de "contemplatifs", et parmi eux, de "mystiques". Encore une fois, toutes les vocations sont, au fond, contemplatives, la différence entre elles étant de degré, non pas de nature.


28/ Ces personnes folles sont les illuminés dénoncés dans le Petit Livre de l'explication, cf. ci-dessus, commentaire 7, et texte complémentaire n° 12.


29/ Ici, Ruusbroec nous montre le point décisif pour l'épanouissement contemplatif : "passer au-delà de soi-même". Nous traduisons ainsi le mot rare doerliden, évoquant l'idée d'une traversée, d'une Pâque, comme tous les composés de liden, avec une nuance d'indifférence à soi-même qui est la clef de l'attitude contemplative. Cette indifférence, cet oubli, cette mort (tous ces mots sont employés par les maîtres pour indiquer cette attitude fondamentale), transforme l'ami secret en fils caché, caché parce que disparu à ses propres yeux en même temps qu'à ceux de son entourage : toujours le thème de l'incognito du Christ et de son disciple. Ce paragraphe donne toute son importance au thème développé plus haut sur le non-mode nécessaire à la contemplation. (Cf. ci-dessus 1.1.3., p. 7, et commentaire 12.) – Sur cet “écran” des images, cf. ci-dessous commentaire 56.


30/ Suressentiel = overweselijc : nous rencontrons pour la première fois cette expression typique de Ruusbroec. On voit qu'il l'introduit pour désigner une expérience réservée à la plénitude contemplative, corrélative d'un abandon total de soi-même à l'attraction divine. On trouvera dans les textes complémentaires (cf. textes n° 6) de quoi en saisir la centralité chez Ruusbroec et les caractéristiques principales à l’intérieur d’un exposé sur la vie contemplative. En voici un petit résumé :

– Contrairement aux apparences, les mots essentiel/suressentiel chez Ruusbroec n'appartiennent pas au registre métaphysique, mais à celui d'une simple description phénoménologique de l'expérience contemplative.

– Dans cette description, l'essence de l'âme est son point central (si bien qu'il faut comprendre le mot essentiel au sens banal de "ce qu'il y a de plus important"), là où toutes les données de la vie mentale s'unifient dans le "je" de la personne qui les perçoit et les gouverne : "là où les puissances de l'âme sont simplifiées au-dessus de la raison." (Petit Livre de l'explication, III, 293)

– C'est par rapport à cette essence de l'âme qu'il faut comprendre l'expérience suressentielle de celui qui est "passé au-delà de soi-même", et donc au-delà des raisonnement et des modes (cf. commentaire 12). Il s'agit d'un décentrement en Dieu de la vie mentale :

Par une façon de sentir divine, l'homme est amené à sombrer en une façon de sentir bienheureuse et immobile. Cette façon de sentir, c'est notre béatitude suressentielle... Cette béatitude, c'est le silence ténébreux qui demeure toujours au repos. Il est essentiel à Dieu et suressentiel à toutes les créatures.

Petit Livre de l'explication, III, 288s

- Du fait de ce décentrement, l'équilibre de l'âme est désormais en Dieu, ou mieux, là où Dieu est en son centre, c'est-à-dire en son essence ; si bien que "l'essence de Dieu est la suressence de toute essence [sous-entendue : créée]." (Petit Livre de l'explication, III, 294) Mais on passe ici d’une notion “psychologique” de l’essence de l’âme, à une notion nettement plus abstraite : il s’agit ici pour Ruusbroec de fonder l'attraction éternelle de l'unité de Dieu sur tous les esprits aimants, car elle n'est autre que celle de l'éternelle subsistance de toute chose en son Verbe : "Tout ce qui fut fait, était vie en lui." (Jn 1, 3-4), si bien que "tous nos chemins finissent dans la suressence." (Petit Livre de l'explication, III, 297)

(Cf. textes complémentaires n° 19. On trouvera d’autres explications de ce vocabulaire en notre Louis de Blois, L'Institution spirituelle, Centre Saint-Jean-de-la-Croix/Éditions du Carmel, 2004, p. 15ss)


31/ La charité/karitate, vertu théologale associée ici à la foi et à l'espérance, est donc à distinguer de l'amour/minne, réservé aux fils cachés de Dieu. Certes, les deux sont surnaturels, mais la charité n'est qu'une dérivation de l'amour en tant que l'ami du Christ en produit les actes, tandis que la minne est l'amour pris en lui-même, au sens où saint Jean nous dit que Dieu est amour absolument (cf. I Jn 4, 8), "Amour sans fond qui attire par amour dans une fruition éternelle, le Père, le Fils, et tout ce qui vit en lui." (1.1.3.)


32/ Affleure ici un thème très important chez tous les mystiques, celui de la confirmation en grâce. La question est la suivante : peut-on ici-bas être tellement rétabli dans la situation d'Adam et Ève avant le péché, que l'on récupère la pleine maîtrise de son salut éternel, sans cette sorte de fatalité de la faute qui pèse sur notre liberté ? Ruusbroec et tous les maîtres répondent positivement, et ici, il annonce cette réponse en nous montrant ce qui manque, pour être confirmés en grâce, à ceux qui choisissent d'en rester à la situation d'amis secrets de Dieu : "ils ne sont pas encore complètement morts en Dieu à eux-mêmes et à toute propriété." On retrouve quelque chose d'analogue à ce qui manquait aux serviteurs mercenaires (cf. ci-dessus, commentaire 26) : parce qu'ils veulent s'assurer par eux-mêmes de la vie éternelle, les amis secrets risquent de la perdre. Autrement dit, ce qui s'oppose au salut n'est pas le vice, mais l'amour propre, comme Ruusbroec nous le dira quelques lignes plus loin : "Si nous pouvions renoncer à nous-mêmes et à toute propriété dans nos œuvres, nous dépasserions toute chose, l'esprit nu et désencombré ; et en cette nudité, nous serions mus sans intermédiaire par l'Esprit de Dieu, et là, nous sentirions l'assurance d'être des fils parfaits de Dieu."

Ce qui veut dire, d'une part, que notre rétablissement dans l’innocence originelle est l'oeuvre exclusive du Christ, qui suppose que nous soyons morts à nous-mêmes ; d'autre part, que la foi est en elle-même certitude de salut, tout le propos de Ruusbroec étant de nous apprendre à former un véritable acte de foi. Nous sommes ici au cœur du cœur du mystère chrétien, de la gratuité et de la plénitude du salut en Jésus, et c'est pourquoi ce thème est central chez tous les maîtres : "Ensevelis avec le Christ dans le baptême, vous êtes ressuscités avec lui par votre foi en la force de Dieu qui l'a ressuscité." (Col 2, 12 ; cf. Col 3, 3 cité un peu plus bas, et qui va dominer la seconde partie de La Pierre brillante : "Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu.") Ruusbroec et ses semblables n'auraient plus rien à nous dire s'il n'y avait là qu'une manière de parler, et si le plein retour à la situation d'avant le péché originel ne nous était pas accessible. Conscient de toucher un point sensible, Ruusbroec tient ici à la netteré de sa position, tout en protestant de sa pleine foi catholique :

Tel est le mode de tous les saints qui sont morts à eux-mêmes en Dieu par amour. Ils ne peuvent abandonner Dieu, car ils ont atteint en lui la parfaite charité qui est Dieu et ne redoute personne. Ils vivent en l’esprit sans angoisse, sans peur, sans gêne et sans aucune tristesse. Ils ont en leur esprit le témoignage de l’Esprit Saint attestant qu’ils sont fils élus de Dieu, et ce témoignage, personne en peut le leur ôter, car ils sentent en leur esprit la vie éternelle. J’ai souvent écrit ces choses, mais je renonce à m’imposer, et me soumets à l’éternelle Vérité et à la foi de la Sainte Église, ainsi qu’aux maîtres qui ont expliqué l’Écriture Sainte avec l’aide du Saint Esprit. Mais ce que je sens, je ne puis m’en défaire et je ne puis le chasser de mon esprit : devrais-je gagner le monde entier, je n’en douterais pas ni ne craindrais que Jésus puisse me damner. Et si j’entendais quelque chose de contraire, alors je me tairais.

Les douze Béguines, IV, 218s

Enfin, la Vierge Marie mise à part, les disciples de Jésus ne l'étant jamais à cent pour cent, cette confirmation en grâce n'est pas pour autant impeccabilité, comme tous les auteurs aussi l'affirment ; mais le péché résiduel des justes qui "pèchent sept fois par jour", ne met plus réellement en cause leur volonté délibérée, et pour autant, un saint Paul, par exemple, n'emploiera jamais le mot de péché à leur sujet, et un peu plus loin, Ruusbroec en parle comme des "manquements quotidiens". Cf. textes complémentaires n° 18.


33/ Sur ce “visage intérieur”, cf. ci-dessous, commentaire 54.


34/ On remarque cette trilogie, dont on trouverait l'analogue chez tous les auteurs, et qui résume ce que veut dire vivre dans la foi. Une décision est chrétienne quand elle résulte de la convergence de ces trois instances qui sont assurées de l'assistance de l'Esprit Saint : "Toute Écriture est inspirée de Dieu, et ainsi l'homme de Dieu se trouve-t-il équipé pour toute œuvre bonne." (II Tim 3, 16) À 'Église fondée sur les apôtres, Jésus dit : "Qui vous écoute, m'écoute" (Lc 10, 16), et cela parce que "quand viendra l'Esprit de vérité, il vous dévoilera toute chose." (Jn 16, 13) Quand à la conscience du croyant, elle est assurée que "L'Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu." (Ro 8, 16)


35/ On a vu plus haut (commentaires 9 et 11), que Ruusbroec tend à restreindre la vie proprement contemplative à ce que d'autres auteurs réservent à l'état des parfaits (ou voie unitive). On en a ici un nouvel exemple : l'ami secret de Dieu ne mérite pas d'être véritablement appelé contemplatif.


36/ Commence ici la description du retournement pascal qui va occuper toute la seconde partie de La Pierre brillante (cf. ci-dessus, commentaire 32) : mourir à soi-même pour vivre avec le Christ. Ruusbroec va nous apprendre à lâcher toute prise dans notre vie spirituelle, et à nous repérer dans le paysage intérieur qui va alors s'éclaircir, et qui se révèlera comme notre propre habitation dans la Trinité.


37/ Ruusbroec annonce ici son explication de la double vie de l’âme correspondant à ses deux visages, l’un tourné vers Dieu, l’autre tourné vers le monde (cf. ci-dessous commentaire 54) : “Tant que nous avançons vers Dieu, il nous faut nous présenter à lui et lui présenter toutes nos œuvres comme une éternelle offrande ; mais en présence de lui, nous allons nous laisser nous-mêmes ainsi que toutes nos œuvres, et mourant en amour, nous dépasserons toute condition créée, jusqu'en la richesse suressentielle de Dieu.” Cependant “avancer vers Dieu” doit ici être compris moins comme un déplacement (il n’y a pas de distance entre Dieu et l’âme), que comme un mouvement (l’âme fait tout ce qu’elle peut pour vivre l’amour de ce Dieu qui est là) ; et cette “présence à Dieu” doit être comprise moins comme un point d’arrivée (Dieu était toujours là), que comme la sensation d’attraction que Dieu provoque en l’âme, et qu’elle reçoit passivement (elle voudrait jouir de lui au point de disparaître en lui). Et selon qu’il se placera du point de vue de cette activité, ou de celui de cette passivité, Ruusbroec emploiera deux registres de vocabulaire. Ce sont ces deux registres qu’il nous faut repérer pour le suivre maintenant dans des développements qui ne sont pas toujours linéaires ; en voici les expressions principales, regroupées par voisinage de sens et telles qu’elles fonctionnent en couple :

- condition créée, Dieu nous pénètre, fécondité / vie suressentielle, Dieu nous attire, unité

- œuvres, agir, agissant / fruition, contempler, en repos

- exercice selon des modes, vie selon les vertus, vivre selon la raison / exercice sans mode, amour simple et sans fond, vivre au-dessus de la raison

- serviteurs fidèles / amis et fils

- adhérer à Dieu, vie en nous-mêmes, autre que Dieu /posséder Dieu, vie en Dieu, un avec Dieu sans différence.


38/ Littéralement : "ils sont toujours de nouveau en train de mourir." L'idée que cherchent à évoquer ici tous les mystiques est celle d'un perpétuel commencement, une fois que l'âme s'étant abandonnée à la grâce divine, elle est conduite "en la hauteur où Amour s'exerce en lui-même au-dessus de toute pratique de vertu, c'est-à-dire en notre origine où nous avons été spirituellement engendrés." Cette hauteur nous rappelle que depuis le début de La Pierre brillante, Ruusbroec explore dans toutes les directions l'immensité de "l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance" d'Eph 3, 18.


39/ "Nos œuvres bonnes sont une même vie avec nous." Voilà en quoi la quiétude (la "mort") de ce dépassement des œuvres bonnes dans une vie "sans mode" n'est pas pour autant quiétisme, car les œuvres bonnes qui ont précédé ont établi l'âme dans l'intention de faire inconditionnellement la volonté de Dieu. Mais cela fait, il reste à dépasser cette intention de faire bien pour Dieu, en une intention plus haute : faire toute chose en Dieu. La différence est que dans le premier cas on s'occupe de ce que l'on fait, tandis que dans le second on s'occupe de Dieu, tout simplement, et c'est toute la différence entre une vie active et une vie contemplative. On voit qu'elle n'est pas tant dans les occupations de deux formes de vie différentes, que dans leur point d'équilibre : "Dans notre avancée vertueuse vers Dieu, Dieu demeure en nous ; mais dans le dépassement de nous-mêmes et de toute chose, c'est nous qui demeurons en Dieu."


40/ Ce résumé laisse transparaître la citation paulinienne qui préside, depuis Guillaume de Saint-Thierry et saint Bernard, à la compréhension de l’état de perfection spirituelle : “faire un seul esprit avec le Seigneur.” (I Co 6, 17)

Ceci étant, le lecteur moderne peut s’étonner de voir affirmé sans autre explication ce pouvoir transformant de la contemplation chez tous les auteurs anciens : “ce que nous sommes, nous le voyons, et ce que nous voyons, nous le sommes”, vient de nous dire Ruusbroec. Et déjà chez saint Jean : “Nous serons semblables à Dieu parce que nous le verrons tel qu’il est.” (I Jn 3, 2) Deux principes présocratiques sont ici en jeu, et qui garderont la force de l’évidence jusqu’au XVIIIe siècle : l’attraction du semblable par le semblable (cf. ci-dessus, commentaire 13) ; et une conception du phénomène de la vision que nous voyons déjà dans le Timée de Platon : celui qui voit "émet" de la lumière autant qu'il en reçoit, et c'est le mélange de ces deux lumières qui provoque la vision. Pour son application à la vision spitituelle, en voici une formulation particulière à la Renaissance chez un maître de sainte Thérèse d’Avila :

Pour voir et connaître les réalités corporelles, la lumière du soleil ne suffit pas, car même si elle est là, les aveugles ne voient pas ; la lumière de nos yeux ne suffit pas non plus, puisque de nuit et dans l'obscurité, même les yeux ouverts, nous ne voyons pas ; mais il faut que les deux lumières se mélangent : celle qui est au dehors et celle qui est au dedans de nous en nos yeux, doivent s'unir pour qu'en ce mélange nous puissions voir les réalités visibles. De même pour le spirituel : pour que la connaissance ait lieu, il faut que la lumière divine et céleste s'unisse à la lumière naturelle imprimée en notre âme, et nous verrons dans ce mélange ce qu'auparavant nous ne connaissions pas. Et nous pourrons dire avec David : “En ta lumière, Seigneur, nous verrons la lumière.” (Ps 35, 10)

Francisco de Osuna, Tercer abecedario espiritual, Tr. 3, cap. 1, éd. BAC, p. 177


41/ Depuis la Vie de Moïse de Grégoire de Nysse, la contemplation est pénétration dans la nuée ténébreuse qui accompagnait le peuple élu durant l’Exode, et à l’intérieur de laquelle Moïse recevait la parole divine. L’important est de bien voir que la ténèbre biblique, loin d’être un trou noir, est un lieu de lumière, et qui n’est perçu comme obscur que par contraste et de l’extérieur ; Ruusbroec vient de nous dire : “en aimant, nous dépassons toute chose et mourons à toute considération en non-savoir et en ténèbres, … et nous recevons l'incompréhensible clarté, qui nous étreint et nous pénètre comme l'air est pénétré par la clarté du soleil.” (Cf. textes complémentaires n° 10) Ce sera également le principe des “nuits” de saint Jean de la Croix ; et plus largement, il est essentiel de bien voir que la contemplation n’est aveugle que par excès de lumière, et non par défaut.

Cette loi du contraste nécessaire à la vision explique la principale difficulté de la vie contemplative : elle est interrompue dès que l’on veut l’observer, tout comme la lumière est rigoureusement impossible à observer, car il faudrait alors qu’elle cesse d’éclairer. La lumière n’est lumière qu’en éclairant, et la contemplation n’est contemplation qu’en portant sur autre chose qu’elle-même. Le contemplatif ne voit pas Dieu (“Dieu, nul ne l’a jamais vu”, nous dit saint Jean), mais voit toute chose comme Dieu la voit, voit toute chose en Dieu. Et c’est en cela qu’elle est “transformante”. (Cf. ci-dessus, commentaire 40.)


42/ Sur cette insaisissabilité divine, cf. textes complémentaires n° 11 et 16.


43/ “Quand notre vue se porte au plus intérieur de nous-mêmes, nous sentons qu'en cette impatience d'amour, l'Esprit de Dieu nous dirige et nous pousse…” : voilà la face agissante de l’union ; “…et lorsqu'elle se porte au-dessus de nous-mêmes, nous sentons que l'esprit de Dieu nous tire et nous consume en ce qu'il est en lui-même.” : voilà la face jouissante de l'union. (Cf. ci-dessus commentaires 17 et 19.)


44/ “Een eenvuldich, afgrondich smaec” : l'idée est d'une croissance dans la perception de plus en plus savoureuse d'un Dieu "sans fond", toujours neuf, dans la ligne de Eph 3, 17-19 dont le développement continue de guider Ruusbroec ; cf. ci-dessus, commentaire 11. À partir d’ici, ce registre de la saveur (smaec) va développer celui du simple sentir, le renforçant dans la ligne d’une prise de conscience de plus en plus intense et riche de la présence de Dieu. Ce développement va nous conduire à la fruition de Dieu, plein épanouissement des sens spirituels. (Cf. ci-dessus commentaire 4, et ci-dessous commentaire 67)


45/ Nouvelle mise en garde contre un possible quiétisme : il n’ya pas d’amour qui ne soit actif en même temps que passif. Ruusbroec est en train de s’évertuer à bien montrer qu’activité et passivité ne sont pas deux moments distincts, mais deux faces de l’amour.


46/ Et l’on voit peu à peu émerger la notion de vie commune, horizon de toute La Pierre brillante, commune parce que “entièrement en Dieu et entièrement en nous-mêmes” : en Dieu, elle est suressentielle, fruitive, sans fond, etc. ; en nous, elle est essentielle, agissante, limitée, etc.


47/ De nouveau, Ruusbroec se démarque de l’illuminisme ambiant. Cf. ci-dessus commentaires 7 et 28, et textes complémentaires n° 12.


48/ “De notre plus haute sensation resplendit en nous la clarté de Dieu…” : rappelons-nous que la clarté (claerheit) correspond à la gloire biblique de Dieu ; on voit que du point psychologiquement central où Dieu la communique à l’homme, c’est-à-dire de l’essence de l’âme (cf. ci-dessus commentaire 30) où elle est perçue dans la “plus haute sensation”, cette gloire se répand dans ses puissances selon les deux composantes de toute relation entre les personnes, la connaissance (elle “nous enseigne la vérité”) et l’amour (elle “nous meut à toutes les vertus”). Et en même temps, la même “plus haute sensation” attire l’âme à se recueillir en celui de qui elle provient, jusqu’à “un naufrage sans retour en amour simple et sans fond.”

En fait, Ruusbroec rend simplement compte du double effet de toute rencontre amoureuse, correspondant aux deux faces de l’amour qu’il décrit tout au long de cette deuxième partie de La Pierre brillante. Un petit enfant, par exemple, cherche à se blottir dans les bras de sa mère : voilà pour l’attraction que l’amour exerce en lui "jusqu’au fond d’où il provient” ; et en même temps il est de plus en plus prêt à tout pour “faire plaisir à maman” : voilà pour l’activation de ses puissances, qui le “meut à toutes les vertus”. On remarque qu’en cela, plus le petit tend à s’unir à sa mère, plus se construit sa personnalité propre, et donc sa liberté par rapport à sa mère, et donc sa capacité à l’aimer : la distinction des personnes est corrélative de la communion de nature, ce qui est la définition même de la Trinité, c’est-à-dire de l’Amour.


49/ L’amour habituel (au sens de l'habitus latin), se distingue de l’actuel, comme une habitude (invisible tant qu’elle n’a pas l’occasion d’agir) se distingue des actes qu’elle fait produire. Deux époux séparés par mille kilomètres ne s’aiment pas moins que lorsqu’ils sont réunis, mais cet amour bien réel n’est alors qu’habituel, et ne deviendra actuel qu’au moment où ils se retrouveront pour des activités communes. C’est toute la question du rapport entre contemplation et action : si elle ne s’enracine pas dans la contemplation, l’action n’est qu’un déplacement mécanique, alors qu’une authentique contemplation contient secrètement tout l’amour qui sera éventuellement manifesté dans l’action.

Ce court développement sur amour et mérite suffit à nous montrer que, contrairement à une idée reçue, Ruusbroec est en réalité un théologien très averti des distinctions de l’École.


50/ On voit que cette absence de distinction entre Dieu et l’âme, qui a pu inquiéter, n’est pas introduite par Ruusbroec sur le plan ontologique, mais simplement sur celui d’une description d’expérience ; non pas : “il n’y a plus de distinction entre Dieu et l’âme”, mais : “l’âme ne sent plus la distinction entre elle et Dieu.” C’est d’ailleurs la traduction prudente qu’en donne Surius en latin : ultra quod nulla alia differentia sentitur. Pour une explicitation au XVIIe siècle français, cf. textes complémentaires n° 8.


51/ Sur cette pénétration dans les ténèbres, cf. ci-dessus commentaire 41, et textes complémentaires n° 10.


52/ Mais au sens d’une connaissance et d’un amour habituels, comme expliqué plus haut (cf. commentaire 49), ce qui prépare le développement suivant (2.1.2.3.) sur le maintien de la distinction réelle entre Dieu et l’âme : quand cet habitus passe à l’acte, alors la perception de la distinction entre Dieu et nous revient à la conscience, comme revient la perception de l’altérité de l’autre toutes les fois que l’on fait quelque chose pour lui, et non plus seulement avec lui.


53/ Une lecture un peu rapide risquerait ici de rattacher la citation que Ruusbroec vient de faire de Jn 17, 3 à la perception de l’unité dans l’union, alors qu’elle introduit en réalité un nouveau développement sur la distinction dans l’union, liée à son aspect de connaissance. Pour appuyer l’aspect unité, l’Ecriture est en réalité citée nettement plus haut, à propos de l’exercice sans mode ; il s’agissait alors de Col 3, 3 et Apoc 14, 13 en 2.1.1.1. C’est pourquoi nous avons ajouté Aussi en tête de phrase pour souligner qu’il s’agit bien d’un nouveau développement.


54/ “Sur notre visage intérieur, resplendit une clarté…” 1) Après l’excursus de 2.1.2.2., Ruusbroec reprend ici son développement en jouant sur les mots schinen, resplendir, et aenschin, visage, renvoyant implicitement au Ps 80 : "Que ton visage, Seigneur, resplendisse sur nous, et nous serons sauvés" ; ou encore, combiné avec le double sens de claerheit, clarté et gloire tout à la fois (cf. ci-dessus commentaires 18 et 48), à tout le processus de divinisation du chrétien selon saint Paul : "Nous tous, le visage découvert, nous réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, allant de gloire en gloire." (II Co 3, 18) C’est ici qu’il faut se rappeler que dans la conception antique, la vision est une émission autant qu’une réception (cf. ci-dessus commentaire 40), ce qui explique notamment que le regard de Dieu “nous enseigne la vérité de l’amour et de toutes les vertus.”

2) Ce “visage intérieur” de l’âme renvoie au face à face entre Dieu et l’âme lié à leur rencontre :

En cette rencontre très profonde et en cette visite très intime et très incisive, chaque esprit est blessé d'amour. Ces deux esprits, c'est-à-dire le nôtre et celui de Dieu, donnent leur éclat et leur lumière l'un en l'autre, et chacun montre 20 à l'autre son visage.

L’Ornement des noces, I 200

Par ailleurs, dans sa description de ce que "sent" le contemplatif, Ruusbroec est en train de distinguer entre une perception intérieure, liée à l'union croissante entre Dieu et l'âme et tendant à l’indistinction, et une perception extérieure, liée à la distinction que l'âme n'en perçoit pas moins lorsque l’amour habituel devient actuel. Les deux visages de l'âme correspondent à ces deux perceptions simultanées, car

L’homme est semblable à un miroir double, recevant une image sur ses deux faces : en effet, sur sa partie supérieure, l'homme reçoit Dieu avec tous ses dons, et sur sa partie inférieure, il reçoit par ses sens des images corporelles.

L’Ornement des noces, I 227

Si bien que

Quand nous agissons, nous sentons distinction et altérité entre nous et Dieu ; mais quand nous avons rendu l’esprit en Dieu, en sa hauteur sans limite, nous avons trouvé notre repos et notre habitation avec Dieu, une unité essentielle, demeurant toujours avec Dieu, sans mouvement et sans opération, en éternelle tranquillité.

Les douze Béguines, IV, 111

Ce thème des deux visages de l’âme est courant dans la mystique nordique, par exemple chez Maître Eckhart renvoyant (à tort ou à raison) à saint Augustin :

Saint Augustin... parle de deux visages de l'âme. L'un est tourné vers ce monde et vers le corps ; dans celui-ci elle pratique la vertu et le savoir et la vie sainte. L'autre visage est tourné directement vers Dieu ; en lui est sans cesse la lumière divine, et elle y opère ; seulement l'âme ne le sait pas, car elle n'est pas chez elle.

Sermon 37

Cf. Textes complémentaires n° 17.


55/ L’”affection consciente” (ghevoelijcke liefde, qui n’apparaît qu’ici dans La Pierre Brillante) couronne “l’intime ferveur” (innicheit), ou ici la “prière fervente” (innighe ghebed), équilibre spirituel de l’homme unifié intérieurement par sa volonté d’aimer Dieu “de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force”. Cf. textes complémentaires n° 13.

Cette énumération des quatres orientations de “l’intime ferveur” dans l’âme du spirituel, en lui, hors de lui, au-dessus de lui et en dessous de lui, apparaît régulièrement chez Ruusbroec, tout comme celle de ses quatre sensations de Dieu.


56/ Nous traduisons par “forme le lien” le verbe middelen. Ailleurs, il nous faudra traduire par “forme intermédiaire”, et avec le préfixe négatif ver(middelen), nous avons déjà traduit “créer un écran” (cf. ci-dessus, 1.2.4.). En effet, middel et ses dérivés a le double sens d’empêchement à la communication, et en même temps de moyen de communication, et selon les contextes, il sera donc négatif ou positif, écran ou révélateur, ou les deux à la fois : en effet, un écran arrête la lumière, mais il lui permet en même temps de former une image.

De plus, même en contexte positif d’union à Dieu, il faut distinguer deux niveaux en cette union, celui de sa présence immédiate et vitale à la source de ce que nous sommes, et celui de la prise de conscience que nous en avons. Et dans cette union, notre condition mortelle, si elle forme écran entre lui et nous (cf. ci-dessous commentaire 64), permet en même temps cette prise de conscience. Le niveau “présence pure”, niveau de l’image de Dieu en nous, est “sans intermédiaire”, tandis que le niveau “prise de conscience”, niveau de la grâce et de notre réponse à cette grâce, niveau de la ressemblance de Dieu en nous, est celui de l’union “avec intermédiaire” :

Notre Père céleste veut se donner lui-même à nous, avec tout ce qu’il est, et il veut que nous nous donnions à lui en retour avec tout ce que nous sommes. Et ainsi veut-il être parfaitement à nous, et que nous soyons parfaitement à lui, chacun restant cependant tout ce qu’il est. En effet, nous ne pouvons pas devenir Dieu, mais nous lui sommes unis avec intermédiaire et sans intermédiaire : nous lui sommes unis à travers sa grâce et nos œuvres bonnes, et il vit en nous et nous en lui à travers l’amour réciproque, c’est-à-dire ses dons et notre vertu… Et au-dessus de cet intermédiaire, nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-dessus de la grâce et au-dessus de toute vertu, car au-dessus de cet intermédiaire nous avons reçu l’image de Dieu en la vie de notre âme ; et là nous lui sommes unis sans intermédiaire, quoique nous ne devenions pas Dieu… Et ainsi demeurons-nous éternellement semblables à Dieu en grâce et en gloire, et au-dessus de cette ressemblance, uns avec lui en notre image éternelle.

Les sept degrés de l’Amour, III, 261s

(Cf. texte complémentaire n° 19 ; on se reportera aussi à notre Louis de Blois, L'Institution spirituelle, Centre Saint-Jean-de-la-Croix/Editions du Carmel, 2004, p. 18ss.)


57/ Ce paragraphe peut sembler un peu obscur. Ruusbroec vient de nous dire que dans la vie de grâce, “nous sentons Dieu en nous”. Maintenant, il nous dit que dans la vie contemplative, c’est nous qui “nous sentons en Dieu”, notre vie mentale étant polarisée par lui : notre “visage intérieur” (cf. ci-dessus, commentaire 54) se trouve à la fois illuminé et ébloui par la clarté (ou gloire) qui provient du visage de Dieu. En tant que cette clarté nous illumine, notre vie selon la raison, dans les modes, etc., devient de plus en plus riche : “notre vie créée est toujours en train de s’enfoncer selon son essence (cf. ci-dessus, commentaire 30) en sa vie éternelle.” En tant qu’elle nous éblouit, si nous acceptons cette éblouissement sans détourner le regard (“si nous suivons cette clarté au-dessus de la raison jusque dans notre plus haute vie, avec notre regard simple et en nous y portant volontairement…”), l’indistinction entre nous et Dieu (cf. ci-dessus, commentaire 50) s’intensifie elle aussi, jusqu’à ce que nous soyons “complètement étreints en Dieu”, ce qui aboutira à la troisième façon de sentir, traitée au paragraphe suivant. Cf. textes complémentaires n° 17.


58/ Cette “fruition essentielle”, tout comme un peu plus loin “l’amour nu et essentiel”, combine en réalité deux sens du mot “essence” chez Ruusbroec, celui du point central de la vie mentale, et celui du point central de la vie divine. Et il les combine parce qu’il faut que l’âme soit équilibrée en son essence pour jouir de l’essence de Dieu. Cf. ci-dessus commentaire 30 et textes complémentaires n° 6 et 19.


59/ Se passe ici pour le contemplatif ce qui s’est passé pour Moïse à l’Horeb : vouloir comprendre Dieu par la raison, vouloir le nommer – c’est la même chose –, suppose de le projeter hors de soi, ce qui instantanément détruit l’union sans intermédiaire, et ne laisse qu’une ombre de Dieu là où il était expérimenté de l’intérieur : on ne peut à la fois le sentir et le comprendre. Autrement dit, contempler, c’est voir en Dieu, voir ce que Dieu voit, et non pas voir Dieu ; autrement dit encore, c’est être transformé en lui.


60/ Et voilà ce qui explique la double sensation de l’âme contemplative que Ruusbroec vient de décrire : parce que Dieu veut être complètement à nous, “nous sentons Dieu en nous par sa grâce” ; parce qu’il veut que nous soyons complètement à lui, “nous nous sentons en Dieu.” La venue de Dieu en nous provoque notre activité vertueuse, nous pousse à réfléchir, à former des images, etc. ; tandis que notre attraction en lui tend à empêcher au contraire cette activité ; d’où le continuel va-et-vient de l’âme entre ces deux sollicitations, qui définit la “tempête d’amour”. Cf. textes complémentaires n° 14.


61/ Le dialogue entre Amour et Raison est un lieu commun de la littérature de l’époque, des Troubadours aux béguines, Hadewijch ou Marguerite Porète par exemple.


62/ “Aimer l’amour” (“Minnen de minne”), expression probablement reçue de Hadewijch, écho du “amo quia amo” (j’aime parce que j’aime) de saint Bernard, est une expression obligée de la littérature mystique. Chez Ruusbroec, nous en trouvons la formule développée, également à propos de la tempête d’amour, dans les Douze Béguines :

L’Esprit de Notre Seigneur touche notre esprit de son doigt, c’est-à-dire de son Esprit, et s’adresse ainsi à nous : “Aime-moi comme je t’aime et t’ai éternellement aimé !”… Et toutes les puissances de l’âme répondent et se disent les unes aux autres : “Aimons l’Amour sans fond qui nous a éternellement aimées.”

IV, 23

63/ Ruusbroec développe à de nombreuses reprises ce double effet du toucher de Dieu, par exemple dans les Sept Clôtures :

Là où nous sommes unis à Dieu, se trouve une touche, ou motion, cachée, et qui est à la source de la grâce de Dieu : elle illumine notre intelligence, lui donnant une claire distinction pour qu’elle connaisse la vérité, et elle enflamme notre volonté, lui donnant d’aimer pour qu’elle désire toute justice.

Et tant que l’amour et le désir sont soumis à la raison illuminée, nous pouvons opérer de grandes œuvres et parer toutes nos clôtures [allusion aux sept clôtures de l’âme] de vertus et de saints exercices ; mais lorsque l’amour et le désir sont pris de rage et d’impatience sous l’attouchement divin qui provoque à l’unité d’amour, alors la raison doit céder et laisser faire l’amour, aussi longtemps que dure cette rage d’amour.

Voyez, ainsi devons-nous en nous-mêmes être semblables à Dieu par la grâce et la vertu, et en lui nous devons lui être unis par la contemplation et le regard de notre esprit élevé.

III, 107-108


64/ Y a-t-il continuité ou discontinuité entre l’expérience contemplative dont est en train de nous parler Ruusbroec, et la vision béatifique des élus dans le ciel ? La question est sensible à son époque ; Eckhart fut condamné en 1329 notamment pour avoir affirmé un excessive continuité, tandis que la constitution Benedictus Deus (29 janvier 1336) souligne la discontinuité. C’est également un point sur lequel le disciple et divulgateur de Ruusbroec, Harphius, sera censuré. Le fond du problème est que, du fait de l’envahissement des sciences religieuses par une métaphysique de type aristotélicien depuis le XIIe siècle, les théologiens se mettent à employer les mots des spirituels dans une perspective qui n’est plus la leur : là où “voir Dieu” ne signifie guère chez les premiers, chez saint Augustin par exemple à propos de Moïse ou saint Paul (De Genesim ad litteram, XII, 26-28), qu’une expérience contemplative de particulière intensité, la même expression se heurte chez les seconds à l’impossibilité métaphysique d’appréhender l’essence divine dans les conditions limitées de notre connaissance ici-bas.


65/ Ruusbroec emploie le même mot, claerheit, pour la lumière de gloire et la lumière de grâce ici-bas, ce qui souligne encore que la frontière entre les deux et l'impossibilité de voir Dieu ici-bas (cf. commentaire précédent) sont des thèmes théologiques qui n’appartiennent pas au fond de sa pensée : avec tous les spirituels, il sera toujours plus sensible à la continuité qu’à la discontinuité des deux, comme le montre le développement de ce paragraphe. (Cf. ci-dessus, commentaire 18)

De même, pour respecter sa pensée, scadue doit être traduit dans ce paragraphe tantôt par ombre, tantôt par reflet, les deux n’étant pas clairement distingués dans l’optique de l’époque. Si bien que Ruusbroec joue tantôt sur l’aspect lumineux, tantôt sur l’aspect obscur de la connaissance de Dieu ici-bas, ce qui continue d’en montrer la profonde continuité avec celle des bienheureux dans l’au-delà.


66/ Allusion au désert de l’Exode, celui-ci représentant classiquement l’état des progressants (ou voie illuminative, et l’on comprend ici qu’elle correspond en effet à l’illumination de l’âme) dans la littérature spirituelle.


67/ Dans toute la littérature mystique, ici-bas nous savourons, tandis que dans l’au-delà nous verrons : dans la croissance de son “sentir spirituel” (Cf. supra commentaires 5 et 44), l’âme va du plus obscur au plus clair au fil de son illumination, tout comme l’Histoire Sainte dans laquelle Ruusbroec la replace. Aussi le point de départ de l’expérience spirituelle est-il le plus souvent exprimé par les auteurs comme un contact pénétrant, un “toucher” de Dieu, comme nous le verrons quelques lignes plus loin, c’est-à-dire par ce qu’il y a de plus fondamental et immédiat dans la vie sensitive.

68/ Ici affleure le thème central chez tous les mystiques du Nord de la naissance du Christ en l’âme, par exemple chez Eckhart (1260-1328), que nous citerons dans un sermon qui entrecroise par ailleurs de nombreux thèmes ruusbroeckiens :

“Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde” ; vous ne devez pas l’entendre du monde extérieur, alors qu’il mangeait et buvait avec nous, vous devez l’entendre du monde intérieur. Aussi véritablement que, dans sa nature simple, le Père engendre naturellement son Fils, aussi véritablement il l'engendre dans le plus intime de l'esprit, et c'est là le monde intérieur.

Sermon 5b

Au-delà, ce thème est emprunté à saint Augustin dans son commentaire à Lc 11, 27 et Mt 12, 50 :

“Heureuses les entrailles qui t’ont porté, et le sein qui t’a nourri !” Que répondit le Seigneur, pour que l’on ne recherche pas la félicité dans la chair ? “Plus heureux encore ceux qui entendent le verbe de Dieu et qui le gardent !” Marie est heureuse pour avoir entendu et gardé le verbe de Dieu ; elle en a plus gardé la vérité en son esprit, que la chair en son sein. Vérité du Christ, chair du Christ, vérité dans l’esprit de Marie, chair en ses entrailles : il y a plus en son esprit qu’en ses entrailles… Et comment serez-vous mère du Christ ? “Quiconque entend et accomplit la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là est mon frère, ma sœur et ma mère.”

Sermon 25, 7-8, PL 46, 937-938


69/ Réminiscence du texte universellement cité de saint Augustin, habituellement en contexte eucharistique : “Je suis le pain des forts : grandis et tu me mangeras ; et ce n’est pas toi qui me changeras en toi, comme la nourriture de ta chair, mais c’est toi qui qui seras changé en moi.” (Confessions, VII, 10 ; cf. ci-dessus, commentaire 17)


70/ “Jouir fruitivement” : dès le départ (1.1.3.), Ruusbroec nous a annoncé cette fruition comme couronnement de la vie contemplative. Le mot ghebruken qui l’exprime (tout comme le mot fruition en français dans la littérature mystique classique) est réservé à cet épanouissement. Provenant étymologiquement de vrucht, le fruit, il combine la jouissance et la fécondité de l’union, la contemplation et l’action au sein de la “vie commune” (2.1.3., lignes 948s). D’abord appliqué à la complaisance que le Père et le Fils trouvent l’un en l’autre, il s’étend à ceux que le Fils introduit dans leur unité (“l’unité fruitive de Dieu” de 2.1.1.1.), et “toutes nos puissances se trouvent alors au repos en une fruition essentielle” (2.1.2.3., ligne 691 ; cf. ci-dessus commentaire 58).

Ruusbroec consacre ses plus belles pages à la description de cet état vers lequel il nous accompagne, tout en dénonçant l’insuffisance du langage en cet aboutissement où règne le seul silence éternel de la plénitude de Dieu :

Au-dessus de tout mode divin, l’homme doit comprendre par son regard sans mode l’essence sans mode de Dieu, laquelle est un non-mode, car on ne peut la montrer ni par des mots, ni par des œuvres, ni par des modes, ni par des signes, ni par des comparaisons, mais elle se révèle elle-même au regard simple de la pensée sans image. Mais sur le chemin [qui y conduit], on peut cependant mettre des signes et des comparaisons, qui préparent l’homme à voir le Royaume de Dieu. Imaginez les choses ainsi ; représentez-vous une braise de feu immensément grande, brûlant toute chose en un feu paisible, incandescent et immobile : c’est comme cela qu’il faut envisager l’amour paisible et essentiel qui est fruition pour Dieu et pour tous les saints, au-dessus de tout mode, de toute œuvre et de tout exercice de vertu ; il s’agit d’un écoulement paisible et sans fond de richesse et de joie, dans lequel tous les saints sont absorbés avec Dieu en une fruition sans mode.

Et cette fruition est large et déserte comme un pays perdu, car là, il n’y a ni mode, ni chemin, ni sentier, ni lieu, ni mesure, ni commencement, ni fin, rien que l’on puisse dire ou montrer. Et c’est là notre béatitude simple, l’essence de Dieu et notre suressence, au-dessus de la raison et sans la raison.

Les sept Clôtures, III, 115s ; cf. textes complémentaires n° 11

Cette fruition est aussi bien l’expérience de la communion des saints, la flamme de chacun attisant au profit de tous ce brasier de l’amour :

En cette fruition, nous sommes au repos : Dieu seul opère cela là où il fait expirer tous les esprits amoureux, où il les transforme et les absorbe en l’unité de son esprit. Là, nous sommes tous un seul feu d’amour, plus grand que tout ce que Dieu a jamais fait : chaque esprit est un charbon brûlant que Dieu a allumé dans le feu de son amour sans fond, et nous sommes tous réunis en une même braise ardente et qui ne peut jamais s’éteindre, avec le Père et le Fils dans l’unité du Saint Esprit, là où les personnes divines expirent elles-mêmes en l’unité de leur essence, en l’abîme sans fond de la béatitude simple.

Là, il n’y a ni Père, ni Fils, ni Saint Esprit, ni aucune créature ; là, il n’y a qu’une unique essence, c’est-à-dire la substance des personnes divines ; là, nous sommes tous un, incréés en notre suressence ; là, toute fruition est accomplie et parfaite en béatitude essentielle ; là, Dieu est en son être simple et sans opération, éternelle tranquillité, ténèbres sans mode, essence sans nom, suressence de toute créature, béatitude simple et sans fond de Dieu et de tous les saints.

Les sept degrés de l’Amour, III, 270

71/ Inkeer a le double sens de recueillement dans la prière, et de retour à Dieu résidant au fond de l’âme. Cela permet, in fine, de comprendre la continuité contemplative de tout l’itinéraire spirituelle : lorsque l’âme a commencé à se recueillir et s’est mise en prière, ce qui pourrait sembler très actif, en réalité, elle se laissait déjà attirer par et vers ce Dieu caché, sans savoir encore qu’il la conduirait là où Ruusbroec nous attend, dans cette fruition simple de l’essentielle béatitude. Cf. textes complémentaires n° 2.


72/ Et Ruusbroec peut maintenant synthétiser tout l’itinéraire spirituel dans la notion de “vie commune”, dont la définition était la question principale posée par son interlocuteur à propos des Noces. Cf. textes complémentaires n° 15.


[Textes comlémentaires omis]

LES SEPT CLÔTURES

Introduction

Sur le témoignage formel de deux manuscrits, l’on admet généralement que Ruusbroec composa ce traité à l'intention d'une moniale clarisse, Marguerite van Meerbeke, qui était chantre d'un couvent récemment fondé à Bruxelles sous une discipline plus rigoureuse, en particulier pour ce qui concernait la séparation du monde et la clôture. L'un des deux manuscrits précise que Ruusbroec était déjà « moine » au moment de la rédaction. Les premières professions dans le couvent des clarisses ayant eu lieu en 1346, et Ruusbroec étant chanoine régulier depuis 1350, notre traité pourrait alors être le premier sorti de sa plume après qu'il eût quitté la vie pastorale active à l’ombre de la collégiale de Bruxelles.

Ces deux circonstances - le destinataire qui est une moniale cloîtrée, et cette première expérience par Ruusbroec de la retraite en solitude - peuvent expliquer le choix du titre, et surtout l’intérêt que manifeste l'auteur pour cet aspect particulier de l’itinéraire spirituel. Cétait d'ailleurs une conviction profonde chez Ruusbroec, dont sa vie rend témoignage, et qu'il exprime fréquemment dans ses écrits : un minimum de solitude par rapport à l'agitation du monde est indispensable pour le développement de la vie intérieure. Et lorsqu'il s'agit de moines ou de moniales, l'expérience lui a appris qu'une observance fidèle de la clôture est la pierre de touche du sérieux de leur vie : « Tu peux ainsi remarquer que tous les Ordres et toutes les familles religieuses se sont éloignés de leurs origines, et se sont mis à ressembler au monde, à l’exception de ceux qui ne sortent pas, comme les chartreux et les vierges cloîtrées. Ces derniers demeurent tout-à-fait semblables à ce qu'ils étaient à lorigine » (Le Tabernacle spirituel).

Le titre ne doit cependant pas nous tromper sur le contenu de l’ouvrage. Il ne s'agit nullement d'un coutumier qui préciserait toutes les menues prescriptions d'une clôture particulièrement rigoureuse. Ces détails n’intéressent guère Ruusbroec. De fait, seule la

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première clôture aborde la clôture matérielle. Il ne s'y perd pas en longues considérations; bien plus, celle-ci n'a de valeur, à ses yeux, que si elle est choisie « en tout amour et liberté de volonté ». Et il ajoute : « Car la clôture qui enferme le corps, c'est le libre amour ». Les six autres clôtures sont toutes des dispositions de plus en plus intérieures, qui peu à peu séparent l'âme de tout ce qui l’entrave, et qui la conduisent ainsi jusqu'au sanctuaire intime, au plus profond du coeur, là où se fera sa rencontre avec Dieu. De ces clôtures établies dans la profondeur de l'âme, la clôture matérielle, même si elle s’avère nécessaire, n'est que l'humble signe, et sans doute aussi le sacrement.

En outre, le cheminement spirituel progressant de clôture en clôture, ne constitue pas l'unique objet du traité. Comme la remarque en a été faite, un autre titre eût pu mieux encore convenir : « Une journée de vie monastique cloîtrée ». En effet, Ruusbroec emprunte le genre littéraire du Directoire spirituel lorsqu'il s'attarde très concrètement à chacune des observances, soit pour dénoncer des abus (et alors avec quelle verve !), soit pour suggérer dans quel esprit surtout il convient de les vivre. Nous suivons ainsi la moniale depuis son lever jusqu'à son coucher, dans les principales oceupations de la journée : eucharistie, travail au service des malades, réfectoire, parloir. Les conseils empreints de bon sens spirituel y abondent. Ils révèlent en Ruusbroec un fin psychologue ainsi qu'un excellent observateur de tout ce qui peut advenir dans la vie commune, menée à l'intérieur d'une clôture.

De temps à autre, l'auteur suspend le déroulement de la journée, pour se lancer dans quelque digression qui lui tient à coeur. Ainsi en va-t-il de la communion eucharistique et de la faim quelle inspire, qui lui donnent l'occasion d’indiquer le chemin allant de cette union, vécue sous le voile du sacrement, à la « fontaine vivante de l'esprit-Saint, où viennent jaillir les veines d'une douceur déternité, celles qui enivrent l'âme, l’élèvent au-delà de la raison et lui donnent de s'égarer dans le désert de la béatitude éternelle ». C'est la vie « intime », qui sera en même temps la source de toute activité extérieure. Ruusbroec explicite cette relation à l’aide de l'image de la pièce de monnaie, dont l’avers désigne la vie du Christ ici-bas, que nous devons sans cesse imiter dans la vie active, alors que le revers rappelle l'essence de l'âme, dans laquelle Dieu a imprimé son image, et où vit en nous sa « vie vivante », en laquelle il ne cesse de nous attirer.

L’attitude, discrète et réservée, qu'il convient de garder au parloir, donne prétexte au long exposé sur les sept clôtures, qui donnera son titre au traité. La clôture matérielle, la raison qui gère et contient les sens, le tendre attachement à Jésus, la volonté amoureusement enclose dans la volonté de Dieu, le regard simple de la contemplation (avec, une fois de plus, une mise en garde contre le faux désoeuvrement !), l'unité d'amour avec le Fils, conduisent successivement l'âme jusqu’en la septième clôture, celle du repos apaisé dans le désoeuvrement, « amour et envie de Dieu qui sont à jamais rassasiés ».

Cette dernière étape amène Ruusbroec à revenir plus longuement sur l’alternance constitutive de toute expérience mystique, qui est à la fois active et passive, et sur la tension, douce et douloureuse à la fois, dans laquelle elle installe l'âme, tiraillée en des sens opposés par les exigences apparemment contradictoires de l'amour. C'est la « fougue d'amour »(orewoet), que l'esprit-Saint, par son mystérieux « toucher », ne cesse d’attiser dans l'âme. Et l'image des éclairs déchirant le ciel après une lourde journée d’été, et du tonnerre qui les accompagne, sert une comparaison particulièrement suggestive.

Ces mêmes tonnerres et éclairs amènent insensiblement Ruusbroec à la célèbre vision du premier chapitre d’Ézéchiel. Chacun des quatre animaux y correspond à l'un des modes particuliers de la vie spirituelle, le quatrième, l’aigle, évoquant celui qui « vise et aime Dieu comme il faut », c'est-à-dire le véritable contemplatif. Conduit, tour à tour, par le Saint-Esprit, par le Fils et par le Père, celui-ci finit par être immergé, au-delà de tous les modes et de toutes les vertus de la vie active, dans l'unité avec Dieu, là où il n’y a plus que fruition dans l'amour.

Mais la journée monastique se poursuit, et Ruusbroec n’hésite pas à redescendre vers des sujets plus modestes. Précisément, cette description de l’ornement intime de l'âme lui suggère quelques réflexions concernant l’habillement extérieur et les parures, un point peut-être particulièrement sensible dans des couvents féminins, quand bien même ils se croiraient réformés en tous autres points. Ruusbroec semble s’oublier un instant pour se livrer à un

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savoureux pamphlet, où la brillance littéraire le dispute au mordant de l’humour qui fustige avec forces détails ces toilettes mondaines qui font honte aux fondateurs de la vie religieuse et devraient faire rougir celles qui les exhibent si effrontément.

Enfin, au terme de la journée monastique, la moniale se voit proposer de repasser dans le détail trois petits livres, qui ne devraient jamais quitter son souvenir. « Le premier est ancien, laid et sale, écrit à l’encre noire »; il concerne le souvenir de ses péchés, qui lui inspire une touchante prière, en commentaire de celle du publicain. « Le deuxième est blanc et attrayant, écrit au sang rouge »; il contient le souvenir de la vie et de la mort du Christ, qui a racheté ses péchés et quelle veut désormais suivre. « Le troisième est bleu et vert, entièrement écrit à l’or fin ; il est le livre de la vie éternelle, dont Ruusbroec trace ici un tableau ravissant dans lequel il a déposé tout ce qu'il pouvait en pressentir à travers sa propre expérience contemplative. « Surveille donc tes sept clôtures et examine tes trois livres, même si tu n’es pas en mesure de terminer ni de regarder jusqu'au bout le troisième. Car la gloire est à ce point sans mesure et sans fond qu’aucun homme ne peut la regarder jusqu'au bout. »


Les sept clôtures

1.0 Préface

Chère soeur, au-delà de tout

que Dieu soit visé et aimé.

Assieds-toi à la place la plus humble,

pour être en mesure de monter,

par le sentier le plus élevé,

jusqu'au sommet.

Tu l’as promis et juré :

si tu gardes bien ta promesse,

tu fais partie des élus.

Sens-tu en toi quelque désobéissance,

tu la détesteras comme fumier qui pue.

Déteste en toi tout ce qui est vice,

et le chasse partout où tu peux.

Aime-toi

pour le service de notre Seigneur,

et Dieu t’enseignera la vérité.

J’abandonne à présent la rime,

et mettrai la vérité par écrit sans voile.


1.00 L’humble service du Christ
1.1 Exemple de Jésus

Chère soeur, considère comment le Christ s’est humilié et anéanti, lui qui est le Fils de Dieu, et comment Il a pris la forme d'un serviteur (cf. Phil. 2, 7-8), parce qu'il voulait nous servir. Il a été doux et bienveillant, et pour nous à obéi à son Père du ciel jusqu'à la mort. Au milieu de ses disciples, il se tenait

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comme celui qui sert (cf. Luc 22, 27). Lui-même a dit qu'il était venu non pour être servi mais pour servir (cf. Mat. 20, 28). C'est pourquoi il a été élevé dans son humanité, et Dieu lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout Nom, comme le dit saint Paul : « afin qu’au Nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers » (Ph. 2, 9-10). Puisque la sagesse éternelle de Dieu choisit d'être au service de pauvres serviteurs et de pécheurs, toi aussi, sers donc Dieu et tes supérieurs, et obéis-leur volontiers. Ne pense pas que ce soit une grande chose que de servir, mais estime grand que Dieu daigne d’accepter que tu le serves. Même si tu étais fille de l’Empereur romain, et Dame de l'univers entier, et que tu aies abandonné tout cela pour te faire pauvre servante et servir le Christ dans ses membres, tu pourrais te réjouir fameusement. Car un grand bien et un grand honneur te seraient arrivés. Le plus grand honneur et la plus haute noblesse qui soient au monde sont de servir Dieu, si nous reconnaissons bien ce que cela signifie. Car servir Dieu avec sagesse, c'est posséder et régir un royaume éternel60. Même si ce royaume est pour l'heure caché au-dedans de nous, il se manifestera après cette vie-ci, lorsque le Christ dira : « Bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur (Mat, 15, 21). C'est pourquoi tous ceux qui voudraient être Seigneur et Dame, et en même temps voudraient ne servir personne mais être servis, n’appartiennent pas au Royaume de Dieu. Le Pape de Rome signe : « Serviteur des serviteurs de Dieu », et c'est bien ainsi qu'il doit se sentir en ministère spirituel pour l’utilité de la sainte Chrétienté, s’il veut suivre le Christ et régner avec lui.

1.2 Exemple de saint François

Tu n’es pas sans savoir comment saint François, ton père spirituel, lui qui suivait le Christ en paroles et en oeuvres, choisit d'être pauvre, rejeté et obéissant, et comment il aurait voulu être le serviteur du monde entier, si cela lui eût été possible. Il était humble et obéissant et le plus petit au milieu de ses frères. Il t’a laissé cette Règle et cet exemple afin que tu le suives. C'est pourquoi tes supérieurs majeurs s'appellent « ministres », c'est-à-dire « serviteurs », afin de servir toujours, à travers l'ordre entier, corporellement et spirituellement, c'est-à-dire par leur labeur et par leur enseignement, par la correction et par une vie sainte.

Hélas ! La Règle est maintenant observée selon les gloses /1, non plus selon la lettre, comme on le faisait au commencement. La pauvreté est devenue majesté, richesse et opulence, autant qu’on peut en acquérir. En paroles on fait encore l’éloge de la pauvreté, mais les oeuvres ne suivent guère. Comme les frères se croient malades et sont à l’affût de soulagements et de confort, pénitence et ascèse /2 se sont fort relâchées. l'enseignement a été tourné en subtilités, en problèmes et en nouvelles trouvailles, qui ne contribuent en rien ou fort peu à l'honneur de Dieu ou au fruit des âmes. La correction s’est bien adoucie, parce que l'amour et la crainte se sont relâchés. Si l’on corrige, c'est pour faire valoir sa bonne renommée plutôt que pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes. La vie de

1. Brefs commentaires primitivement écrits en marge du texte original, qui bien vite tendaient à mitiger les exigences de celui-ci. Observer une Règle selon la ou les glose(s) soppose à l’observer selon la lettre.
2. Pour aerbeit, dont le premier sens est labeur, peine, effort, et non pas travail.

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sainteté sest ainsi notablement obscurcie, et a même disparu dans tous les Ordres et états de religion.

C'est pourquoi, ma chère soeur, si tu veux être une fille de Dieu, vraiment vivante et aimée par notre Seigneur Jésus-Christ, il te faut suivre ses exemples et ses enseignements, ainsi que ceux des saints qui ont jadis vécu ici, aux débuts de la sainte Église, et qui ont établi des Règles et des Ordres religieux, par leurs paroles et leurs oeuvres, par un comportement honorable et de saintes occupations, au-dehors comme au-dedans, devant Dieu et devant le monde. Ce qu'il te faut commencer comme suit.

2.00 Fondement de la sainteté : une conscience pure

Sache que le fondement de toute sainteté est une conscience pure. Il te faut donc t’éprouver et t’examiner depuis les jours de ton enfance, et si tu y repères ce qui à ton jugement serait péché mortel, il faut t’en purifier devant ton prêtre et devant la vérité éternelle de Dieu, par le repentir, la confession et la satisfaction. Tu mettras ensuite ton espoir et ta confiance dans la bonté de Dieu, sans jamais douter que tes péchés te soient remis. Et bien que Dieu t’ait pardonné tes péchés, tu te tiendras cependant sans cesse devant sa miséricorde, en criant au-dedans de toi, de tout ton coeur et de tout ton désir : « Seigneur, prends pitié de moi, pauvre pécheur » (cf. Luc 18, 13). Élève ton esprit vers lui en une éternelle louange. Par la bonté de Dieu, élargis ton désir à tous les saints et à tous les hommes, en un éternel amour. Humilie et abaisse ton coeur avec un profond respect devant la haute majesté de Dieu et devant les pieds de notre Seigneur Jésus-Christ. Que ce soit là ton oceupation, dont tu feras ton habitude et ta coutume, pour y habiter et y marcher tous les jours de ta vie.

3.00 Directoire spirituel pour la journée

Chaque jour, lorsque tu te lèves au matin, tombe à genoux et prie humblement notre Seigneur d'être en mesure d’accomplir ton service en ce jour, pour sa gloire et ton salut, ainsi que pour la tranquillité et la paix du couvent.

3.10 L’eucharistie

Si ton service t’en donne l'occasion et si ta supérieure te le permet, tu entendras la Messe. Au commencement de celle-ci, confesse-toi à Dieu, et accuse-toi de tes péchés, de tes négligences et de tes manquements, et demande-lui de te prendre en pitié et de te faire grâce. Ensuite, prie-le de te montrer et de t’enseigner le chemin de la vérité, de la vertu et de la justice. Si tu écoutes quelque sermon ou bon enseignement, prêtes-y bien attention, davantage pour en vivre que pour savoir, car celui qui sait beaucoup de choses mais n’en vit pas, perd son temps.

Pendant la Messe, représente-toi les souffrances et la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ. Tu les méditeras avec une amoureuse compassion, et tu en remercieras le Seigneur avec une humble dévotion, parce qu'Il a voulu se faire homme à cause de toi et de tes péchés, et vivre et mourir d'une mort honteuse et amère. Offre tout cela à son Père du ciel, et offre-toi toi-même en même temps, avec tous tes besoins et avec tout ce qui peut être utile à la sainte chrétienté, comme il le fit lui-même à l'heure de sa mort,

1. Ici pour ghemoede. Voir Humeurs.

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et continue de le faire dans la vie éternelle, devant la face de son Père. C'est là le vénérable sacrifice que le Christ accomplit en personne, et que tous les prêtres continuent dans la Messe lorsque, par la puissance de Dieu, ils consacrent la chair et le sang du Christ, et les offrent en mémoire de sa Passion, de sa mort et de l'amour éternel dont il nous donna des preuves dans le temps, et nous en donnera encore dans l'éternité. Offre en même temps la haute dignité de Marie avec celle de tous les apôtres, tous les tourments des martyrs, les témoignages fermes et glorieux des confesseurs, la pureté immaculée des vierges, la louange des anges et tout le culte de la sainte Église. En même temps que ces offrandes, tu t’abandonneras toi-même devant le regard de Dieu, avec toutes tes puissances et avec tout ce que tu es capable de faire. C'est là que tu marcheras et que tu habiteras, dans l'action de grâces, la louange et avec un tendre attachement. Tu participeras ainsi à la Passion et à la mort de notre Seigneur, et à tout le bien qui a été accompli ou qui sera jamais accompli, au ciel et sur la terre. C'est ainsi que l’on reçoit spirituellement dans l'âme tous les fruits du sacrement.

3.11 La communion

Approche-toi aussi du saint sacrement avec une intime dévotion et un grand désir, et cela en compagnie de tes soeurs, non pas aussi souvent que tu le voudrais, mais selon les règlements et les coutumes de l'ordre. Au moment de t’approcher du sacrement, avant comme après, et même aussi souvent que tu le peux, occupe-toi d’avoir faim et soif spirituelles de cette nourriture d’éternité, de sorte que toutes tes puissances intérieures et toutes tes veines bâillent de faim et aspirent à être nourries et rassasiées. Car Dieu donne la faim dans les puissances, par sa grâce et par nos oceupations spirituelles; mais il donne le rassasiement dans l'essence de l'âme, par le fait que lui-même habite en nous. Laisse-toi donc avoir grande faim et grande soif de Dieu, car c'est alors que tu sentiras et que tu trouveras le rassasiement dans ton essence. Car si tu étais en mesure de manger et d’assimiler le Christ avec avidité et grande envie, tu serais de même mangée en retour et assimilée par lui. C'est lui-même qui la dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui » (Jn 6, 56). Voilà la vie éternelle. Et il continue : « Si tu ne manges ni ne bois de cette nourriture spirituelle, tu n’auras pas en toi la vie qui plaît à Dieu » (cf. Jn 6, 53). C'est pourquoi il te faut beaucoup aimer, au point que l'amour éternel de Dieu te saisisse, et que tu deviennes un seul esprit et un seul amour avec lui.61

3.12 De la communion sacramentelle à l'expérience mystique

En t’approchant du sacrement, sois occupée par le tendre attachement et par le plaisir sensible, car tu reçois la chair et le sang du Christ, ainsi que ta propre nature /l. En ton âme raisonnable, occupe-toi aussi à l'amour et à la justice, puisque tu reçois l'âme vivante de notre Seigneur Jésus-Christ avec tous ses mérites et toute sa gloire. En ta pensée, c'est-à-dire en ton esprit /2, occupe-toi à l'amour qui liquéfie, car tu reçois le Christ, Dieu et homme, qui est en mesure de t’éclairer et de

1. Nous ne communions pas seulement au corps et au sang du Christ, mais l’Eucharistie nous donne d’accueillir notre propre nature humaine, dans son état de perfection, telle qu’elle est en Jésus.
2. On remarquera comment Ruusbroec interprète ici ghedachte par gheeste.

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te transformer dans l'unité de la divinité /1. C'est ainsi que tu aimeras Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée, ce qui est le premier et le plus grand commandement de Dieu, commencement et fin de toute sainteté /2.

Mais si tu désires être oceupée à la sainteté et établie en son degré le plus élevé, il te faut dépouiller de toute image ta puissance d’entendement, et élever celle-ci, par la foi, au-delà de la raison, là où resplendit le rayon du soleil éternel. C'est lui qui t’éclairera et t’enseignera toute vérité. Et cette vérité te rendra libre, et fixera ton nu-regard dans l'absence de toute image. Bienheureux les yeux qui voient cela, car la puissance d’aimer et le nu-amour suivent toujours un tel regard, tandis qu’au même moment ne cessent de couler les fleuves de la grâce de Dieu, qui introduisent cette âme jusque dans la fontaine vivante de l'esprit-Saint, où viennent jaillir les veines d'une douceur d’éternité, celles qui enivrent l'âme, l’élèvent au-delà de la raison et lui donnent de s'égarer dans le désert de la béatitude éternelle.62 Et voilà la substance et les racines de l’authentique sainteté.

3.20 Les quatre modes des oceupations intimes

De ces racines procède toujours une oceupation intime dans les vertus, car l'amour ne peut être désoeuvré. Cette oceupation intime

1. Unique emploi de ce terme, propre au vocabulaire de Maître Eckhart, dans ce traité. Cf. Les Sept Degrés, p. 223, note 1.
2. Ce passage détaille les trois niveaux où s’exerce l'amour : le sensible où s’exprime le tendre attachement, berteleke liefde, le raisonnable, redeleckbeit, qui est le domaine propre des vertus, et enfin la pensée, ghedachte, qui est ici précisée par l'esprit, gheeste, et qui ailleurs s'appelle la mémoire, memorie, (que Surius la plupart du temps traduit par mens) où l'action de Dieu vient relayer celle de l'homme.

comporte quatre modes qu'il me faut maintenant t’expliquer.

3.21 L’ascension

Le premier mode nous élève vers Dieu par un attachement intime et un amour éternel, avec des actions de grâce, des louanges et de ferventes prières, avec des supplications pleines de désir et de libre confiance, alors que notre esprit et toutes nos oeuvres défaillent devant son amour et devant son éternelle bonté. Voilà le premier mode de nos occupations intimes et de l’ascension de notre vie en Dieu.

3.22 La descente

Le deuxième mode nous envoie en-bas dans un humble rejet de nous-mêmes, de sorte que personne ne soit plus en mesure de nous exalter par quelque louange, car c'est Dieu qui a accompli en nous toutes nos oeuvres bonnes; et que personne non plus ne puisse nous abattre ni nous contrister par ses moqueries, car c'est encore Dieu qui sera le seul à juger nos péchés. Parce que nous sommes pécheurs et que nous défaillons dans toutes les vertus, il nous faut nous humilier et nous abaisser en-dessous de Dieu et de nos supérieures, mais aussi en-dessous de nos compagnes et de nos inférieures. N’ayons pas la témérité de nous comparer à qui que ce soit, mais pensons que nous sommes peu de chose et estimons-nous les plus indignes des hommes. Et restons là, plus bas que toutes les créatures et que les démons. Que ceux-ci nous fustigent et nous tourmentent autant que Dieu le permette, pour que le péché soit vengé en nous, et que tout l'honneur en revienne à Dieu, et à nous, la confusion. C'est là le deuxième mode qui consiste en une vie abaissée, lorsque nous nous tenons pour peu de

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choses et pour néant, dans les bas-fonds de l'humilité.

3.23 L’élargissement

Le troisième mode nous envoie au-dehors, avec des oceupations intimes, dans les étendues de la charité, lorsque nous honorons tous les saints, que nous nous réjouissons dans leurs mérites et leurs louanges, et que nous désirons leur aide et leur prière, afin d'être rendus dignes avec eux, en mérites et par l’éternelle louange de Dieu. Grâce aux vertus et à l'amour mutuel, nous nous unirons avec tous les hommes bons, afin que tous ensemble nous soyons en mesure de vaincre, de remporter la victoire et de conserver ce triomphe jusqu'à notre fin. Nous prierons encore pour nous-mêmes et pour tous les pécheurs, désirant que Dieu nous prenne en pitié, nous tire du péché et nous réunisse au nombre des élus. Voilà le troisième mode de la vie intime, qui nous fait sortir vers notre prochain, dans les étendues de l'amour, cet amour qui a rempli ciel et terre avec les richesses de la grâce et des vertus.63

3.24 l'entre-deux

Le quatrième mode de la vie intime situe notre raison entre le temps et l'éternité. Lorsque nous regardons en bas, ce mode nous montre le monde comme un exil dans lequel nous sommes emprisonnés; et lorsque nous regardons en haut, il nous fait voir le Royaume des cieux pour lequel nous avons été appelés et choisis. Aussi longtemps que notre raison se tient entre les deux, nous sommes tristes, car nous voyons au-dessus de nous la gloire de Dieu et toute chose établie dans la paix, sans toutefois pouvoir y atteindre. Mais en dessous de nous, nous voyons instabilité, péché, dommage et honte, et toute chose établie dans la confusion, et c'est là que nous devons continuer. Le monde nous devient ainsi une croix et une peine. Aussi longtemps que nous demeurons dans cet exil, il nous faut pleurer, gémir et nous plaindre, en disant avec le prophète: « Hélas ! notre séjour sest prolongé ici-bas. Quand nous avancerons-nous pour apparaître devant la face de notre Seigneur ? » (Ps. 119, 5 ; 41, 3). C'est ici que jaillit dans un coeur aimant, de par le don de Dieu, la plus haute vertu que je connaisse, et qui s'appelle la patiente longanimité. Elle s’exprime ainsi : « Seigneur, que ta volonté soit faite, non pas la mienne (Luc 22, 42); ton honneur et ta louange, non pas mon avantage ni mes envies; Seigneur, je me donne et je m’abandonne à toi pour le temps et pour l'éternité. » Voici jusqu’où peuvent s’étendre les oceupations intimes : jusqu'à tout attendre en patience.

Si tu possèdes ces quatre modes, avec le fond de la substance dans lequel ils plongent leurs racines, tu pourras, au-delà de la raison, contempler dans le nu-désoeuvrement, et, avec la raison, examiner toutes les vertus avec discernement.

3.25 Comparaison : la pièce d’or, l’avers et le revers

Cette occupation ressemble à une pièce de monnaie en or fin avec laquelle la vie éternelle s’achète et se procure. Que chacun éprouve et examine donc sa pièce, pour voir si elle est en or fin, de poids convenable et correctement frappée des deux côtés. Comprends-moi bien : si nous aimons Dieu pour lui-même et non pour quelque autre motif, notre pièce est en or fin. Et si nous aimons, pratiquons et utilisons tout le reste en l'ordonnant à Dieu, de façon que l'amour de Dieu l’emporte en toute chose, notre pièce est convenable et de poids suffisant. Et si nous suivons le Christ en portant notre croix,

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si nous contrarions et mortifions notre nature, lui résistant par la pénitence, et si nous obéissons à nos supérieures, à la Loi, aux commandements, à notre raison et à la vie /1 de notre Seigneur Jésus-Christ, c'est lui-même qui vit en nous, et nous en lui. Lorsque nous agissons ainsi, c'est l’avers de notre pièce de monnaie qui se trouve orné, bien dessiné et frappé. Il nous faut d'ailleurs toujours davantage l’embellir de vertus, en imitant la vie du Christ.

Par contre, le revers ou côté nu /2 de notre monnaie est l'essence de notre âme, dans laquelle Dieu a imprimé son image. Lorsque, par la foi, l’espérance et l'amour, nous nous recueillons, que nous aimons Dieu et sommes ainsi établis en lui, nous recevons surnaturellement son image sur le revers ou côté nu de notre pièce. Car celui-ci, qui est notre vie de recueillement, a été formé et est orné de l'image de la sainte Trinité, c'est-à-dire de Dieu en personne. Car C'est là que Dieu vit en nous et que nous vivons en lui.

Le revers et côté nu de notre pièce est ainsi orné de Dieu qui habite en nous, alors que l’avers est orné de nos vertus et de la vie et des mérites de notre Seigneur Jésus-Christ. Telle est cette monnaie en or, digne de la vie éternelle, car elle est elle-même la vie éternelle.

Que chacun prenne donc garde. Celui qui, au jugement de Dieu, apportera une pièce mauvaise et fausse, sera renvoyé au feu éter-

1. Non seulement à ses exemples, mais d'abord à la puissance de la vie de Jésus qui est en nous par la grâce, comme la suite du texte lexplicite.
2. Bloet.

nel. Si ta pièce était aujourdhui d’aloi douteux, de frappe inauthentique et fausse, prie et invoque le Saint-Esprit pour qu'il te donne de lor pur, afin que tu puisses, entre lui et toi, te forger et te frapper une pièce qui soit de si fine qualité qu’elle plaise à Dieu. À présent, cela suffit à ce sujet.

3.30 L’humble obéissance

Je voudrais maintenant apprendre à ma soeur comment vivre dans l'humilité et la pureté, pour être fille de Dieu et recevoir la couronne des vierges et la récompense au centuple.

3.31 aux supérieurs,

Voici ce que dit le prophète David : « Écoute, ma fille, et regarde, incline ton oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père, car le roi a désiré ta beauté » (Ps, 44, 11-12). Je t’en prie donc, ma chère soeur, écoute Dieu et ta supérieure, regarde et fais attention à ce qu'ils commandent, et incline ton oreille pour une entière obéissance. C'est alors que le roi, à savoir le Christ, désirera ta beauté.

Le matin, après avoir entendu la messe, va à ton travail. S’il t’arrivait d'être tellement oceupée que tu ne puisses l’entendre ni t’approcher du sacrement, ne t’en attriste pas, car Dieu préfère l'obéissance au sacrifice (cf. I Sam. 15, 22), et le fruit d'une volonté abandonnée est toujours plus grand et plus noble que celui de la volonté propre. C'est pourquoi, que ce soit à la cuisine ou à l’infirmerie, empare-toi toujours du service le plus rejeté et le plus humble. N’enjoins rien à personne, ni ne commande à qui que ce soit, à moins d’avoir été placée au-dessus d'elle. Mais, volontiers, accomplis par toi-même tout ce dont tu es capable. Si l’on t’ordonne le

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service le plus humble, réjouis-toi et rends grâce à Dieu de pouvoir le faire.

3.32 dans le service des malades,

Si l’on te confie les malades ou les infirmes, sers-les joyeusement, avec douceur et humilité, sans murmures. Si elles se montrent lourdes à porter et impatientes, pense que c'est le Christ que tu sers, et montre-leur un visage si doux et si bienveillant qu’elles en ressentent de la honte devant Dieu et devant toi. Plus elles sont pauvres et malades, et moins elles ont d’amis, plus promptement tu les serviras. Ne regarde pas seulement celle que tu sers, mais plutôt Dieu à cause duquel tu sers. Prends grand soin de ne pas contrister ni décourager les malades par tes paroles, tes actes ou tes comportements. Mais si tu les trouves tristes et impatientes, tu les consoleras avec les souffrances de notre Seigneur et des saints, leur rappelant comment ceux-ci ont souffert avec joie, et comment, grâce à leurs souffrances, ils sont maintenant glorieux et bienheureux dans la vie éternelle. Lorsque les malades ont quelque chose à faire ou souhaitent un objet dont ils ont besoin, aide-les dès que tu le peux. S’ils désirent ce qui ne leur serait pas bon, ce qui ferait empirer leur état, et si tu hésites à les satisfaire, fais comme si tu ne les comprenais ou n’entendais pas. S’ils insistent, explique-leur que cela leur ferait du mal. Si même alors ils ne veulent pas y renoncer, agis avec le conseil de tes supérieures ou de celles qui sont plus expérimentées que toi. Quelque nourriture ou breuvage que tu leur prépares, fais-le aussi proprement que tu le peux, et rends-les aussi succulents que possible, afin que, chacun de son côté, les malades soient contents, et que toi, tu gardes la paix. Tu feras leur lit et tu leur assureras tout le confort possible, selon leur faiblesse et leurs besoins. Reste avec eux et veille-les, sils en avaient besoin. À leur côté montre-toi si joyeuse, si taquine et si enjouée en paroles, que chacun te désire. Sils se montrent disposés à écouter, dis-leur une bonne parole en citant les exemples de notre Seigneur et de ses saints, afin que, toi présente, leur âme reçoive une nourriture spirituelle.

3-33 lorsqu’on est soi-même malade,

Si ensuite tu souffres toi-même de maladie, sens-toi comme un pauvre pèlerin, hébergé dans une maison étrangère, et qui préférerait être dans sa patrie éternelle. Sois prompte à supporter, joyeuse et patiente en tout, et rends grâce à Dieu pour ses dons. Ne préfère ni ne désire rien d’autre que ce que Dieu veut donner. Ne sois ni exigeante ni préoccupée de toi, mais sois contente de tout ce que l’on fait pour toi. Abandonne-toi à Dieu, et ne te plains ni de ta maladie, ni du manque de consolation, ni de l’infidélité des gens. Même si personne ne te rendait visite, ne murmure pas et ne juge personne, mais reçois de la main de Dieu tout ce qu'il permet et qui t’arrive. Mange et bois ce qu’on te donne, si tu le peux, telle une pauvresse. Si c'est trop salé, brûlé ou insipide, pense à notre Seigneur qui, dans son infirmité extrême, fut nourri et abreuvé de vinaigre et de fiel, sans dire une parole ni se plaindre. Sois ainsi contente de tout, à cause de lui. Si tu as envie de quelque chose que tu n’as pas et dont tu as besoin, tu peux le dire à celles qui sont avec toi. Si on te l’accorde, rends grâce à Dieu. Si tu ne l’obtiens pas, sois patiente et accepte volontiers d’en manquer, à cause de Dieu, et Dieu en personne sera ta récompense. Refrène ton désir et ne réclame pas tout ce

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qui te passe par la tête ou dont l’envie te prend. C'est là une habitude de gens riches et délicats, mais qui serait déplaisante chez une pauvresse, et dont se moqueraient et s’irriteraient ses proches. Si on t’oublie et si on n’accourt pas chez toi lorsqu'il te semble en avoir besoin, demeure patiente et paisible, car le Christ est alors près de toi, avec ses saints et ses anges. Sois toujours joyeuse, sans te plaindre ni murmurer. Aie Dieu dans le coeur, et de bonnes paroles à la bouche. Tu croîtras ainsi continuellement en vertus, et tous ceux qui s’approcheront de toi en deviendront meilleurs.

3.34 dans la vie commune

Lorsque ensuite tu te lèveras, étant guérie de la maladie, retourne humblement à ton service. N’aie aucune préférence, mais rends-toi là où on te mettra : à la buanderie, chez les malades ou à la cuisine. Choisis toujours le service le plus bas. Si on te l’accorde, réjouis-toi et accepte-le de bon gré. Si on te fait monter plus haut, sois triste et accepte-le malgré toi. C'est ainsi que tu croîtras dans la vertu. Dans ton service, sois simple, sage et fidèle. Ne mens pas, ne fais pas de serment, ne jure pas, car ceux qui agissent ainsi, volontairement et sciemment, vouent leur âme à la damnation. Parmi tes soeurs, sois une femme de paix et de tolérance. Ne sois pas entêtée, mais accorde-toi avec tes soeurs pour tout ce qui est bon. N’insulte, ne repousse, ne contriste ni ne décourage personne. Ne fais honte à personne, ne te moque jamais, ne juge pas, ne médis de personne. Aime tous les hommes pour Dieu. N’envie ni ne trompe personne, en paroles ou en actes. Chasse la rancune, ne cherche jamais vengeance. Sois douce et gentille, ne te bats jamais pour quoi que ce soit, mais laisse les autres avoir le dessus. Préfère conserver la vertu, plutôt que l’orgueil, les disputes et la volonté propre. N’agis jamais pour l’apparence, pour te faire voir ou pour paraître sainte. Sois vraie en paroles et en actes. Déteste en toi tous les vices et surveille-les attentivement pour les chasser partout où tu le pourras. Instruis tes compagnes par des paroles bonnes, et plus encore par des oeuvres bonnes. Si quelqu'un te contrarie en gestes ou en paroles, pardonne-lui sur-le-champ dans ton coeur, même s’il ne le souhaite ni ne le demande. Montre-lui si bon et si joyeux visage, qu'il en prenne honte devant Dieu et devant toi, et que son humeur s’apaise. Mais s’il t’arrive à toi de contrarier quelqu'un en gestes ou en paroles, implore sur-le-champ son pardon et, si besoin il y avait, jette-toi à ses pieds pour l’apaiser et gagner ainsi sa faveur. Sois toujours aimable, joyeuse et bienveillante parmi les soeurs, non pas en te tenant à part, mais en restant avec les autres/1, et tiens-toi prête à aider qui a besoin de ton secours. Ce que tu viens d’entendre, c'est cela que Dieu désire de toi.

3.350 Se garder des excès de table

Lorsque tu vas ensuite au réfectoire avec tes soeurs, récite les Grâces selon ta coutume. Garde-toi de tout excès, même si tu as grande faim et envie de manger et de boire. Car la gourmandise est la racine et la source de tous les péchés. C'est à partir d'elle que poussent la paresse, ainsi que les penchants impurs, parfois même des actes d’impureté, suivis par des péchés sans nombre. Adam, notre premier père, n’avait pas faim. Il fut cependant tenté par la gourmandise et, rompant le commandement de Dieu, il tomba dans le

1. Pour ghemeine.

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péché mortel, et nous tous avec lui. Le Christ, au contraire, lui qui était le Fils de Dieu, eut faim et fut tenté à son tour, mais il triompha de l’ennemi et, pour nous instruire, parla ainsi : « l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mat. 4, 4).

Tu sais fort bien que l'homme est composé de deux natures, l'une spirituelle et l’autre corporelle, à savoir l'âme et le corps. La nature corporelle est nourrie par un aliment corporel, et la nature spirituelle, par un aliment spirituel. La faim corporelle est passagère, son aliment est imparfait, et sa vie est mortelle. La faim spirituelle, au contraire, c'est-à-dire la charité ou l'amour de Dieu, est éternelle; l’aliment en est une vie, et cette vie est bienheureuse et glorieuse : être uni avec Dieu. Nous préparons nous-mêmes la nourriture corporelle, ou elle nous est préparée par d'autres. Mais Dieu en personne nous a préparé la nourriture spirituelle pour l'éternité, et là où il y a faim spirituelle, un aliment éternel est toujours apprêté. Là où il y a faim corporelle, au contraire, sont souvent pauvreté et grand manque. C'est pourquoi celui qui possède une faim et une soif spirituelles, est toujours nourri par Dieu, et vit devant lui dans la grâce. Mais celui qui ne possède qu'une faim corporelle est mort aux yeux de Dieu, car sa vie est seulement animale. A l'heure où tu satisfais ton besoin corporel, élève donc ton coeur /1 devant la face du Seigneur. Assieds-toi à la table, auprès de tes soeurs, en compagnie du Christ, des anges et des saints, et reçois les présents et les mets qui s'écoulent de Dieu. Tu es ainsi nourrie et alimentée, selon l'homme intérieur, par une nourriture éternelle, et tu vis pour Dieu. Meurs au monde et vis pour Dieu, recherche et savoure les choses den-haut : la nourriture éternelle que le Christ a préparée pour toi.

1. Pour ghemoede.

N’aie aucun souci pour toi, et satisfais au besoin de ton corps comme Dieu y pourvoit. Ne recherche ni saveur, ni plaisir, ni commodité, mais contente-toi d'une nourriture grossière et de ce que les autres ont laissé, si ta nature le permet. Use de discernement et de sagesse, et sois attentive à ta constitution et à ta nature, pour connaître ce qui test nécessaire, et ce dont tu peux être privée. Car si tu accordes trop à ton corps, au-delà de son besoin, tu rends fort ton ennemi; et si tu ne lui en accordes pas assez, tu ruines ton serviteur, celui avec qui tu devrais servir Dieu.

Regarde les anciens Pères qui habitaient autrefois le désert. Ils mangeaient le pain au poids, et buvaient l’eau à la mesure, tant ils aimaient l’abstinence, la privation et le strict nécessaire. Ils étaient cependant libéraux et généreux pour leurs compagnons et pour tous les hôtes qui venaient à eux. De même, parmi ceux qui ont fondé des Ordres religieux et ont composé des Règles d’après lesquelles ils vécurent, tels Augustin, François et Benoît; on les voit sévères et durs pour eux-mêmes, sobres et modérés, se contentant du strict nécessaire, mais doux et miséricordieux pour leurs frères et compagnons, et débordant de libéralité en tous leurs besoins.

3.351 Les abus présents

Nous trouvons encore aujourdhui ces Vies et ces Règles mises par écrit dans les livres; dans les coeurs cependant, et dans les oeuvres, presque tout a disparu. Abbés,

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abbesses et prélats de la sainte Église, en quelque religion qu'ils se trouvent, semblent pour la plupart vivre en seigneurs, suivant les plaisirs du corps, entourés d'une grande suite et faisant grande dépense comme s’ils étaient dans le monde. Dans tous les Ordres et dans la plupart des couvents, voilà que l’on trouve des riches et des pauvres comme dans le monde. Les prélats, moines, moniales, soeurs et frères, et tous ceux qui sont riches dans l'état religieux, s’enferment dans leur chambre pour manger et boire ce dont ils ont envie. Le soir, il faut leur demander ce qu'ils souhaitent manger et boire le lendemain, et comment le leur préparer. Je ne parle pas des malades, ni des infirmes ou des vieillards, ni de ceux qui sont si délicats de nature qu'ils ne peuvent pas supporter une nourriture grossière. Mais je vise tous ceux qui vivent selon la chair, s’aiment eux-mêmes et tiennent à leurs commodités de façon désordonnée : ceux-là sont tous sévères et sans compassion, avares et peu enclins à se donner en partage/1 avec tout ce qu'ils possèdent ou pourraient acquérir.

Ils ressemblent fort bien à cet homme riche dont parle notre Seigneur dans l’Évangile de saint Luc (16, 19-26), qui était vêtu de pourpre et de lin fin. Il mangeait et buvait somptueusement tous les jours, mais ne donnait rien à personne, même pas au pauvre Lazare qui gisait devant sa porte. C'est ainsi

1. Pour ongbemeyne : qui ne sait pas partager; le contraire de ghemeyne qui, pour Ruusbroec, est le signe de la plus haute perfection, contemplative et active à la fois : capacité de tout recevoir de Dieu et de tout partager avec les autres.

que la pauvre communauté est assise au réfectoire, comme devant la porte d'un riche. Mais on ne lui donne rien au-delà de ses besoins. Les frères crieraient-ils si fort à être entendus du ciel, qu’on ne leur donnerait pas un oeuf ni une moitié de hareng au-delà de ce qu'ils reçoivent d’habitude. Et ils jeûnent encore à certains moments, et portent nuit et jour le poids du chant et de la lecture/1. C'est pourquoi, s’ils se montrent obéissants et patients, et s’ils persévèrent dans l'ordre et dans la Règle jusqu'à leur mort, ils seront conduits par les anges, avec Lazare, jusque dans le sein d’Abraham. Mais les riches et avares, qui s’approprient ce qui est le bien de tous, et qui en vivent en suivant les envies et les plaisirs de leur corps, seront ensevelis avec le riche au fond de l’enfer. Dans le feu des flammes, ils souhaiteront recevoir une goutte deau sur la langue, mais elle ne leur sera jamais donnée.

Sois donc sobre, bien ordonnée et modérée; garde le silence, et contente-toi de peu dans le manger et le boire. En prenant ce qu'il te faut, élève ton coeur vers Dieu. Récite ensuite les grâces avec tes soeurs, selon ta coutume, remerciant et louant Dieu pour tout bien. Supplie Dieu pour ceux qui te l’ont procuré, et demande-lui encore de pardonner tes manques de discernement. Que tu aies pris de trop ou pas assez, qu'il te le pardonne.

3.6 Attitude au parloir

Si on te réclame ou t’appelle au guichet du parloir, et que tu y vas volontiers, en suivant en cela l’envie de ton coeur, tu as de quoi être bien triste. Car tu vis encore davantage

1. C'est-à-dire l’office choral.

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pour la chair que pour l'esprit, pour le monde que pour Dieu, et la première caractéristique de ta clôture te fait encore défaut. Ne te rends pas au guichet en de trop beaux habits, ni non plus en guenilles, mais garde une bonne moyenne entre les deux. Lorsque tu arrives, regarde devant toi, les yeux baissés, et ne dévisage personne. Dans la mesure où tu peux l’éviter, ne te laisse pas non plus dévisager. Évite en particulier le regard des hommes. Salue avec simplicité et en peu de mots ceux qui sont venus à toi. s'agit-il de personnes spirituelles, demande-leur de te dire quelques bonnes paroles qui puissent te rendre meilleure : sur la manière dont tu pourras persévérer dans tes voeux et dans ta clôture jusqu'à la fin de ta vie. S'agit-il de personnes du siècle, veille de près à tes paroles, pour ne rien dire qu’elles puissent blâmer ou qui pourrait les choquer. Tiens-toi à une certaine distance du guichet, pour que celles qui t’accompagnent puissent entendre tes paroles et celles des autres. Ne pose aucune question sur ta famille ou tes amis, ou sur les choses du monde. Si on t’interroge sur un sujet que tu connais, réponds le plus brièvement et le plus clairement possible. Si on t’interroge aussi sur ce que tu ignores, ne rougis pas d’avouer ton ignorance. Si les visiteurs souhaitent entendre de toi quelque bonne parole qui puisse les rendre meilleurs, prends-t-en au péché autant que tu le peux, et loue devant eux la vertu et la justice. Menace avec l’enfer, et console avec la miséricorde de Dieu. Montre-leur la dureté et l’horreur des démons et des peines de l’enfer, la gloire et la joie des anges et des saints auprès de Dieu dans la béatitude éternelle. C'est ainsi que tu leur parleras, en y joignant les bons exemples accordés à de telles paroles. Ils sont ainsi repris et enseignés, et crainte et consolation en tout ce dont ils ont besoin leur sont inspirées.

Ne réclame ni ne demande rien à personne. Ne donne ni ne reçois rien sans la permission de ta supérieure. Dès que possible, dégage-toi du souci de tous ces gens, des paroles et de l'agitation qu'ils amènent, et retourne en ton unité avec Dieu. Car si tu t’approches avec plaisir du guichet du parloir, tournée plutôt vers le dehors que vers le dedans, si parler et écouter les bavardages et les nouvelles en provenance du monde t’arrange bien, tu ne deviendras jamais Claire/1, mais obscure et grossière, chaque jour davantage. Même si tu avais senti quelque bien de la part de Dieu, en grâce ou en vertu, tu le perdrais. Au-dedans, tu deviendrais déserte et vide de vertus, instable et dispersée de coeur. Tu serais privée de la saveur et de la consolation de Dieu, sans zèle ni dévotion dans ta prière, affectée d'images et remplies de pensées extraverties et même de vices sans nombre.

4.0 Les sept clôtures de sainte Claire

Voilà pourquoi j’ai constaté que sainte Claire, qui fut la fondatrice de ton Ordre, était cloîtrée en sept clôtures. Ainsi fut-elle claire et lumineuse, ornée de toutes les vertus, sainte et bienheureuse jusque dans la gloire de Dieu. Examine soigneusement ces clôtures. Je vais les énumérer et te les apprendre, si tu veux bien les accueillir. Personne, sinon l'esprit-Saint, ne peut faire don de ces sept clôtures; personne non plus ne peut les accueillir à moins d’aimer Dieu.

1. Jeu de mots : claer signifiant à la fois "éclairé "et « clarisse ».

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4.1 La première clôture: la grâce et le libre amour

Dans la première clôture, c'est le corps qui est cloîtré par la grâce de Dieu, non sans une volonté libre. Cela a lieu lorsque, par amour, tu te proposes et tu promets à Dieu de demeurer sans changer dans le lieu où tu te trouves, au service de notre Seigneur, jusqu'à la fin de tes jours. Voici la première clôture dans laquelle le corps humain est cloîtré, moyennant la grâce, en tout amour et liberté de volonté. Car la clôture qui enferme le corps, c'est le libre amour.

4.2 La deuxième clôture : la raison

Vient ensuite la deuxième clôture, grâce à laquelle tu enfermeras l'homme extérieur, qui est celui des sens, dans l'homme intérieur, qui est celui de la raison, de sorte que l'homme extérieur obéisse toujours à la raison, tel un serviteur à sa Dame. La raison sera ta clôture et la cellule dans laquelle tu habiteras, que tu fortifieras et orneras, par la charité, de saintes occupations ainsi que de toutes les vertus corporelles et spirituelles. Cette cellule possède cinq portes qui sont les cinq sens que Dieu a commandé à la raison de protéger et de garder contre toute espèce d’ennemis. Car bien que les cinq sens appartiennent de droit et de par la nature à l'homme extérieur, celui-ci n'est cependant pas en mesure de les régir, car il est sot et stupide, et de connivence avec ses sens. C'est pourquoi, cet homme extérieur, avec tout ce qui lui appartient, doit être lui-même au service de l'homme intérieur. Car dès qu'il s’échappe par l'une des cinq portes, sans permission ni surveillance de la raison, il ne manque jamais de pécher dès qu'il se précipite à la suite des plaisirs et des penchants de sa nature. Il appartient alors à la raison de l'attirer au-dedans, de lui faire des reproches, de le châtier, fouetter et fustiger, selon l’importance de son forfait. Car s’il restait longtemps au-dehors, jusqu'à être pris dans les attachements et les plaisirs, il attirerait l'homme intérieur derrière lui dans la même prison. Ensemble ils en viendraient à apostasier et à déraisonner, jusqu'à perdre leur clôture et leur cellule. Les ennemis ne manqueraient pas d'y pénétrer et d’oceuper les lieux. Dieu et toute vertu seraient ainsi chassés du royaume de l'âme. Protège donc ta clôture, pratique la vertu et demeure volontiers au-dedans. Tu viendras ainsi à bout de toutes les difficultés.

4.3 La troisième clôture : le tendre attachement à Jésus

Voici maintenant notre troisième clôture qui, elle, est toujours ouverte et prête à accueillir tous ceux qui le désirent. Car elle n'est rien d’autre que la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ et le tendre attachement pour lui, clôture que l'on ne peut atteindre et en laquelle on ne peut s’établir sinon par un attachement qui soit tout entier réponse en retour au sien. Il nous faut donc déchirer tous les liens, rompre tous les lacets, passer au-delà de toute chose, chasser tout souci, toute préoccupation et agitation du coeur et tout attachement désordonné. Nous nous dévêtons ainsi et nous nous dépouillons du vieil homme avec ses oeuvres, pour revêtir l'homme nouveau, qui est Jésus-Christ. Lui nous revêt de lui-même et de sa vie, de sa grâce et de son tendre attachement/1. Lorsqu'il nous à ainsi revêtus de son habit, avec plaisir et tendre attachement, nous vivons en lui, et lui en nous. Voilà la troisième clôture dont notre désir est orné dans sa partie la plus

1. à cause du contexte nous traduisons liefde par tendre attachement, ici et plus loin dans ce passage. Cf. Glossaire, au mot Attachement.

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élevée. Car le commandement de notre Seigneur nous apprend qu'il nous faut aimer de tout notre coeur, de toute notre âme et avec toute la puissance de notre désir (cf. Deut. 6, 5). Lorsque l'amant est uni à sa bien-aimée dans la clôture du tendre attachement, celui-ci y trouve son accomplissement. Ce tendre attachement du coeur, ainsi vécu envers Dieu, nous amène à la quatrième clôture.

4.4 La quatrième clôture : le renoncement par amour à la volonté propre

Celle-ci est de vouloir renoncer, par tendre attachement, à nous-mêmes et à tout ce qui nous est propre, en faveur de la libre volonté de Dieu, de sorte qu'il ne nous soit plus possible ni permis de vouloir autre chose que ce que Dieu veut. Notre volonté est alors volontairement captive et amoureusement enclose dans la volonté de Dieu, sans retour. C'est ainsi que nous faisons profession à Dieu dans l'ordre de l’authentique sainteté, quel que soit l’habit que nous portons ou l'état dans lequel nous nous trouvons. Mais aussi longtemps que nous préférons nos assurances à la confiance en Dieu, et que notre volonté n'est pas unie à Dieu dans le vouloir et dans le non-vouloir, que nous préférons que lui nous suive selon notre volonté, au lieu que nous le suivions selon la sienne, nous ne pouvons pas encore faire entièrement profession dans l'amour, et il nous faut encore rester novice. Car le feu de l'amour de Dieu n'a pas encore brûlé ni consumé le cuivre qui est dans l’or, c'est-à-dire qu'il n'a pas encore consumé tout ce qui, dans notre amour, est encore de notre propriété, tout ce en quoi nous nous recherchons et nous nous visons nous-mêmes.64 Mais lorsque l'amour est si puissant et si ardent en nous qu'il arrive à consumer l’agréable ou le désagréable, la crainte de perdre ou l’espoir de gagner pour soi, et tout ce en quoi nous pourrions nous rechercher et nous viser nous-mêmes, c'est alors qu'il est pur, chaste et parfait, pareil à un anneau d’or qui serait plus large que le ciel, la terre et toute chose. Voilà le cellier à vin dans lequel l'amour conduit ses élus, comme il nous l’apprend dans son Livre (cf. Cant. 2, 4). Car c'est ici que la charité et toutes les vertus trouvent leur ordonnance, ici que sont la racine, la vie, la croissance, la nourriture et la conservation de toutes les vertus, selon leur rang et leur spécificité, dans un comportement honnête et en toute oeuvre bonne. l'amour demeure cependant avec son bien-aimé, dans la cellule solitaire, au-delà de la raison, au-delà des modes et de la pratique des vertus. Il n'est occupé que de lui-même, et se suffit à soi, étant lui-même tout ce qu'il désire. Car l'amour ne cherche ni ne désire rien en dehors de lui. Dans son ascension vers Dieu, il est ivre, sans modes et sans détermination/1. C'est pourquoi il nous donne de nous égarer au-delà de la raison et des modes, dans une nescience sans fond, où nous demeurons prisonniers, sans retour.

4.50 La cinquième clôture : le dépouillement de l'entendement

Et ce sera là notre cinquième clôture. Nous y trouvons notre nu-entendement, élevé et rendu immobile, fixant et contemplant, d'un regard simple, la lumière divine. Tous ceux que l'amour conduit jusque là sont des élus de Dieu. Car ils y trouvent la vie de contemplation, celle qui est élevée dans un amour éternel. Tandis qu'en eux-mêmes ils sont établis dans la vie selon la raison, pleine de grâce, de charité et de saintes oceupations; et qu'en dessous deux-mêmes ils mènent la vie

1. Sonder maniere.

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selon les sens, conforme aux commandements de Dieu, avec un comportement honnête et des oeuvres bonnes, pratiquées au-dehors devant tous les hommes. Lorsque quelqu'un est établi en ces trois vies comme en une seule, et que chacune des trois est vécue au niveau qui est le sien, un tel homme a atteint la perfection. Au-delà de lui-même, il est uni à Dieu dans la lumière divine, avec le nu-amour. En lui-même, il possède la ressemblance de Dieu, par la grâce et la bonne ordonnance des vertus. Et en dessous de lui-même, il ressemble à l'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ, par la pénitence, le rejet de la chair, du sang et de tous les penchants désordonnés de sa nature/1.

4.51 Le faux désoeuvrement

Mais l’on trouve aujourd’hui des gens qui se croient parfaits, bien qu'ils soient en tout différents. Il s'agit de ceux qui ont expérimenté un état sans modes, grâce au nu-désoeuvrement et à l'absence de toute image au-dedans, et qui s'y sont établis sans l'amour de Dieu. C'est pourquoi il leur semble qu'ils sont eux-mêmes Dieu. Car ils constatent qu'ils sont privés d'amour, de forme, ou d'images, et se trouvent sans connaissance et quittes des vertus/2. Ils estiment peu et considèrent même comme sans valeur tous les sacrements et pratiques de la sainte Église, comme sont le jeûne, la veille, la prière, le chant et la lecture/3, les commandements et la loi,

1. Ruusbroec décrit encore une fois les trois niveaux de l'expérience spirituelle, en soulignant comment ils doivent aller de pair, par opposition aux mystiques naturels dont il entreprend maintenant la description.
2. Den deuchden quitte, dit Ruusbroec. On aurait pu traduire : « en congé des vertus », pour reprendre la terminologie de Marguerite Porrete, à laquelle Ruusbroec fait peut-être allusion.
3. Loffice choral.

comme aussi toutes les saintes Écritures, avec tout ce que les saints ont pratiqué depuis le commencement du monde. Car ils sont élevés dans la nescience et dans l'absence de tout mode, et cela leur suffit, puisque ils prennent cette absence de mode pour Dieu. Parce qu'ils n’aiment pas Dieu et qu'ils sont établis dans le désoeuvrement grâce à l'absence de tout mode, il leur semble que tous les degrés de vie, de récompense et de distinction disparaîtront dans l'éternité, et qu'il n’y demeurera plus qu'une seule essence pure et éternelle, sans distinction de personnes, ni en Dieu ni dans les créatures. Voilà bien la mécréance la plus stupide et la plus méchante jamais entendue parmi les païens, les juifs ou les chrétiens.

1. Gescapenheit.

C'est pourquoi je veux que tu demeures toujours élevée dans ta cinquième clôture, contemplant, aimant, fixant ton Dieu, et te penchant en lui, de sorte que ton esprit s’anéantisse et défaille en amour, et devienne lui-même amour dans l'amour, un seul esprit et une seule vie avec Dieu, en quoi consiste la sixième clôture.

4.6 La sixième clôture : l'unité d'amour entre le Père et le Fils

De même que c'est au sixième jour que l'homme fut modelé dans sa nature à l'image et à la ressemblance de Dieu, de même il est remodelé dans la sixième clôture où il reçoit l'image et la ressemblance de Dieu au-delà de sa nature, dans l'unité de l'amour, là où il est un seul esprit et une seule vie avec Dieu. Voici ce qu'en dit saint Jean : "Tout ce qui à été créé et fait, était vie en Dieu "(cf. Jn 1, 3-4 ). Car dans notre origine, c'est-à-dire dans la nature féconde de notre Père du ciel, nous vivons

1. Istich wesen.

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comme non-manifestés et non-nés. Dans le Fils, nous naissons et nous sommes connus et choisis de toute éternité. Et dans l'écoulement du Saint-Esprit, nous sommes éternellement aimés. Voilà ce qui est agréable à entendre !65 Nous sommes depuis toujours nés dans le Fils, et nous naissons sans cesse avec lui; et nous demeurons éternellement non-nés dans le Père. Le lien et l'unité d'amour entre le Père et le Fils demeurent toujours. Par ailleurs, la naissance du Fils et l'écoulement du Saint-Esprit se renouvellent sans cesse dans la nature sublime de Dieu. Car cette nature est féconde, activité pure dans la Trinité des Personnes. C'est ainsi que Dieu règne et vit en nous, et nous en lui, au-delà de notre être de créature /1, dans l'unité de l'esprit. Là, nous lui demeurons toujours unis, dans le lien de l'amour. Il nous faut néanmoins nous renouveler sans cesse dans les vertus et dans une plus grande ressemblance avec Dieu. Car nous navons pas seulement été faits à l'image de Dieu, mais aussi à sa ressemblance.

C'est pourquoi, là où nous sommes unis avec Dieu, il existe un toucher caché ou motion. Celui-ci est la source de la grâce de Dieu qui éclaire notre entendement pour connaître la vérité avec un clair discernement, et qui enflamme d'amour notre volonté pour désirer toute justice. Aussi longtemps que l'amour et le désir restent soumis à la raison éclairée, nous sommes en mesure d’opérer de grandes oeuvres, et d’orner toutes nos clôtures avec des vertus et de saintes occupations. Mais lorsque l'amour et le désir se font fougueux et impatients, à cause du toucher de Dieu qui convie /1 à l'unité de l'amour, la raison doit alors céder et laisser amour faire son oeuvre /2, aussi longtemps que dure cette fougue d'amour.

Et voici donc comment il nous faut ressembler à Dieu par la grâce et les vertus qui sont en nous, et comment, en outre, il nous faut être unis à lui par la contemplation, en fixant Dieu par notre esprit élevé jusqu'à lui. C'est avec cela que je ferme la sixième clôture, celle où notre esprit se trouve élevé dans une vie de contemplation, étant devenu lui-même une seule vie, un seul esprit et un seul amour avec Dieu.

4.7 La septième clôture : le repos éternel

Ensuite vient la septième clôture qui surpasse toutes les autres. Au-delà de toute oeuvre, elle est repos apaisé dans le désoeuvrement. Au-delà de toute vie sainte et occupation vertueuse, elle est béatitude simple. Au-delà de la faim et de la soif, elle est amour et envie de Dieu qui sont à jamais rassasiés.

Le Seigneur fit en six jours le ciel et la terre, les anges et les hommes, ordonnant et ornant toute chose. Le septième jour, il se reposa de tout. Nous aussi, il nous faut travailler pendant six jours, et le septième jour nous reposer et faire la fête. Nous voilà maintenant dans la sixième période, à dater du commencement du monde. Si nous avons bien travaillé, le temps du repos éternel commencera à l'heure de notre mort.

1. Littéralement: « le toucher de Dieu dans (vers) l'unité de l'amour ».
2. Littéralement: « laisser l'amour devenir ». On a suivi linterprétation de Surius.

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5.0 Les trois vies
5.1 La vie sensible

Il y a trois sortes de vie dans l'homme bon. Les deux premières vies sont défectueuses et imparfaites, la troisième est parfaite. La vie inférieure est corporelle et sensible. lorsqu'elle a faim et soif, elle se maintient par la nourriture et la boisson dont elle se nourrit. Aussi longtemps que faim et soif, plaisir et saveur vont de pair, le corps se fortifie et se nourrit. Mais lorsque le rassasiement a chassé la faim, la soif, la saveur et le plaisir, ajouter encore de la nourriture avant d’avoir digéré ferait du tort à la nature. Car la faim et le rassasiement ne peuvent pas aller de pair avec la santé, dans la nature corporelle. C'est bien pourquoi, dans cette partie inférieure de lui-même, l'homme est tout ordinaire, imparfait et mortel.

5.2 La vie spirituelle

Il y a en nous aussi une vie intermédiaire qui est spirituelle et qui, chez tout homme bon, est conforme à la raison. Cette vie spirituelle désire la science et la sagesse, la dévotion et l’intimité, la charité et la justice, et toutes les vertus. Plus nous en désirons, plus nous en obtenons; et plus nous en possédons, plus nous en désirons sans jamais nous lasser. C'est pourquoi cette vie est imparfaite en elle-même, car quelque chose lui fait toujours défaut, et son désir ne peut être exaucé par rien qui soit inférieur à Dieu lui-même.

5.30 La vie divine
5.31 contempler et fixer

Dieu nous a donc donné une vie qui est au-delà de nous-mêmes, et cette vie est divine. Elle ne consiste en rien d’autre que de contempler et de fixer Dieu, d’adhérer à lui en nu-amour, de savourer, de jouir, de se liquéfier en amour, et d'être sans cesse renouvelé en cette vie. Car là où nous sommes élevés, au-delà de la raison et de toutes nos oeuvres, dans un nu-regard, nous sommes oeuvrés par l'esprit du Seigneur (cf. Rom. 8, 14). Nous y subissons l'oeuvre de Dieu en nous, et nous sommes éclairés par une clarté divine, de même que l’air par la lumière du soleil. Et comme le fer est pénétré par la puissance et la chaleur du feu, c'est ainsi que nous sommes transformés et transportés de clarté en clarté (cf. II Cor. 3, 18)66, en l'image même de la sainte Trinité. Car, par le moyen de cette lumière créée qu’est la grâce de Dieu, nous sommes élevés et éclairés pour contempler la lumière incréée qui est Dieu en personne. Et c'est ainsi que, par l'amour, nous sommes transportés au-dedans de notre image éternelle, qui est Dieu, et que nous nous reflétons en elle. C'est là que le Père nous trouve et nous aime dans le Fils; que le Fils aussi nous trouve et nous aime d'un même amour dans le Père; et que le Père avec le Fils nous étreignent en l'unité du Saint-Esprit, et cela dans une fruition bienheureuse qui se renouvellera éternellement, en connaissance et en amour, sans jamais cesser, grâce à l’éternelle naissance du Fils à partir du Père, et grâce à l'écoulement du Saint-Esprit à partir du Père et du Fils.

5.32 L’ordre dans les créatures maintenu

Car si la connaissance et l'amour venaient à disparaître en Dieu, disparaîtraient en même temps l’éternelle naissance du Fils et l'écoulement du Saint-Esprit; alors disparaîtrait aussi la Trinité des Personnes, de sorte qu'il n’y aurait plus ni Dieu ni créature; ce qui est tout-à-fait impossible et serait folie furieuse de le penser.

1. Littéralement: werden gewracht.

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Car la chose la plus noble et la plus belle que Dieu ait faite au ciel et sur terre, est l'ordre et la distinction qui règnent entre toutes les créatures. Même si nous sommes tous rassemblés en un seul amour, en une seule étreinte et en une seule fruition de Dieu, chacun garde néanmoins sa vie propre et son état de grâce et de vertu. Chacun reçoit aussi de Dieu grâces et dons selon sa dignité et selon qu'il lui ressemble en vertus. Chacun, par exemple, se range et adhère plus ou moins à Dieu, et c'est dans la mesure où il a faim, soif et envie de lui qu'il pourra sentir, savourer et jouir. Car Dieu est une nourriture commune et un bien commun67, que chacun savoure selon la noblesse de sa vie, de ses désirs et de sa santé spirituelle. Et de même que les étoiles du ciel diffèrent en clarté quant à leur lumière, en altitude quant à leur position, en grandeur quant à leur mesure, et en puissance quant à leur influence sur les créatures d’ici-bas, de même existe-t-il des distinctions parmi tous ceux qui aiment Dieu, distinctions quant à la clarté de leur entendement, quant à l’élévation de leur vie, quant à la grandeur de leur amour, et quant à la puissance des oeuvres qui s'écoulent d’eux.

5.33 La tempête d'amour

Tu as fort bien pu remarquer comment, durant l’été, lorsque deux vents violents et contraires se heurtent et se précipitent l’un contre l’autre dans l’air, cela se termine ici-bas par des tonnerres et des éclairs, de la grêle et de la pluie, parfois même par une tempête et par des désastres naturels. Eh bien, la même chose peut se remarquer lorsque l'amour est impétueux et fougueux, quand l'esprit de l'homme est élevé jusqu'à l'union avec l'esprit du Seigneur, et que chacun des deux esprits touche l’autre avec un tendre attachement /1, exige de lui et lui offre tout ce qu'il est et tout ce qu'il est capable de faire. La raison en devient éclairée et lumineuse, et voudrait à tout prix savoir en quoi consistent l'amour et ce toucher qui bouge et jaillit dans son esprit. Quant au désir, il voudrait expérimenter et savourer à fond tout ce que la raison éclairée peut connaître. De là naissent dans l'esprit une tempête d'amour et une grande impatience. l'esprit aimant le sait cependant fort bien: plus il obtient, plus il lui manque. Mais il n'est pas en mesure de calmer cette tempête ni la fougue d'amour qui brûle, bouillonne et jaillit au-dedans de lui. Le toucher mutuel se renouvelant sans cesse produit de nouvelles tempêtes d'amour, telles que l’on dirait des coups de tonnerre, d'où le feu de l'amour jaillit comme les étincelles jaillissent d'un métal brillant, et comme des éclairs de feu dans le ciel.

Cet éclair tombe en bas, jusque dans les puissances sensibles. Tout ce qui vit dans un tel homme désire alors monter plus haut, jusque dans l'union d'où jaillit ce toucher de l'amour. Lors de ce toucher, les puissances ne peuvent ni agir ni trouver la paix /2, mais elles retombent sur elles-mêmes, n’y trouvant pas la paix non plus. Car lorsque la tempête et limpétuosité font rage dans l'esprit, les puissances doivent monter et être en mouvement, et, de cette façon, toujours aller et venir.

1. Tendre attachement traduit ici liefde.
2. Ghedueren, littéralement: durer.

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6.0 Les quatre modes de la vie spirituelle

Le prophète Ézéchiel en témoigne lorsqu'il dit : "Ils allaient et venaient tel un éclair fulgurant. » (cf. Éz. 1, 14). La ressemblance que vit le prophète dans les quatre animaux qui allaient et venaient signifie la vie spirituelle avec ses quatre modes dans lesquels tout amour et toute vertu se pratiquent.

6.1 La force spirituelle

Le premier mode est celui de la force spirituelle. Celle-ci met à mort et triomphe de tout ce qui est contraire à Dieu et aux vertus. C'est pourquoi elle possède la face d'un lion, le roi des animaux sauvages.

6.2 Un coeur libéral

Le deuxième mode de la vie spirituelle est un coeur ouvert et libéral pour toujours rendre honneur à Dieu. Ce mode offre à Dieu l'âme et le corps, le coeur et les sens, et tout ce qui à été vaincu et mis à mort par la force, pour le consumer intégralement et dévotement en hommage à lui. C'est pourquoi ce mode présente la face d'un boeuf ou d'un veau que la Loi juive faisait offrir et consumer intégralement à la louange de Dieu.

6.3 Le discernement

Le troisième mode de la vie spirituelle est un sage discernement. Ce mode ordonne toute chose, dans le faire et le non-faire, dans le donner et le prendre, au-dehors comme au-dedans, avec un sage discernement qui s’exerce face à l’éternelle vérité. C'est pourquoi ce mode possède la face d'un homme, qui est un animal raisonnable.

6.40 L'intention droite de l'amour

Le quatrième mode consiste à viser et aimer Dieu comme il faut. On le compare à l'aigle. Car l'aigle a peu de chair, mais un abondant plumage, comme il en est de celui qui vise et aime Dieu. En effet, celui-ci estime peu la chair et le sang avec tout ce qui est périssable, mais il possède un abondant plumage, c'est-à-dire des oceupations célestes qui sont légères et qui élèvent jusqu'à Dieu. De même que l'aigle vole au-delà de tous les oiseaux, visée/1 et amour volent au-delà de toutes les vertus vers celui que l’on vise et que l’on aime. De plus, l'aigle possède un regard aigu et pénétrant, avec lequel il contemple la clarté du soleil, sans devoir l’éviter. C'est ainsi que se comporte celui qui vise et aime Dieu : il contemple, sans devoir sen détourner, les rayons du soleil éternel, car il aime Dieu ainsi que toutes les vertus qui ornent sa vie et peuvent conduire à Dieu.

Il se dresse donc et s’envole vers le haut, là où il aime, mais il redescend toujours en bas, là où il se consacre aux vertus et aux oeuvres bonnes. C'est ainsi qu'il va et vient comme un éclair dans le ciel, car sa vie et sa nourriture se trouvent dans cette ascension et cette descente, comme c'est le cas de l'aigle. Lorsque celui-ci vole au plus haut, il aperçoit dans la mer les petits poissons qui sont la nourriture dont il vit. Il monte ainsi, et il descend, trouvant nourriture et aliment de chaque côté. Voilà comment les quatre animaux figurent les quatre modes sur lesquels Dieu règne, et dans lesquels toute vertu est pratiquée.

6.410 L’ardente fougue d'amour

Si tu veux t’occuper en ce quatrième mode avec intime dévotion, tu sentiras le toucher du Saint-Esprit dans le fond de ta puissance d'amour, telle une fontaine vivante où bouillonnent et d'où s'écoulent des veines d’éternelle douceur. Et dans ta puissance d’entendement, tu expérimenteras le rayonnement étincelant du soleil éternel, notre

1. Ici pour intention qui traduit plus habituellement meininge.

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Seigneur Jésus-Christ, et celui de la vérité divine au-dedans de toi. Le Père du ciel mettra ta mémoire à nu et en ôtera toute image, et il te réclamera, t’attirera et t’invitera à sa sublime unité. Voilà les trois portes du ciel que Dieu ouvre à l'âme aimante, vers son trésor. Et l'âme, à son tour, ouvre toutes ses puissances pour lui donner tout ce quelle est, et pour recevoir tout ce que lui est. Mais cela est impossible à l'âme. Car plus elle donne et reçoit, plus elle a envie de donner et de recevoir, alors qu’elle ne peut se donner elle-même tout entière à Dieu, ni le recevoir tout entier. Car tout ce qu’elle reçoit est peu de chose et comme rien, dans le sentir, en comparaison de ce qui lui manque encore. De là vient qu’elle entre en tempête et tombe en impatience et en fougue ardente d'amour. Car elle ne peut ni être privée de Dieu ni le posséder pour elle, ni sonder le fond de Dieu ni atteindre ses hauteurs, ni le saisir ni le lâcher /1. Voilà l’ouragan et la disgrâce /2 spirituelle auxquels j’ai fait allusion précédemment. Car aucune langue ne saurait exprimer les nombreuses tempêtes et motions qui, de part et d’autre, naissent de l'amour. Parfois l'amour réchauffe l’humeur de l'homme, parfois il le refroidit; parfois il le rend peureux ou audacieux; maintenant joyeux, ensuite triste. Craindre, espérer, désespérer, pleurer, se plaindre, chanter, louer, et autres attitudes

1. Description qui rappelle celle que Béatrice de Nazareth a donnée dans la septième manière de l'amour : « C'est une passion bienheureuse, un tourment violent, une peine durable, une mort brutale, une vie mourante. Là-haut, l'âme ne peut y parvenir, ici-bas, elle ne peut tenir en paix. Penser à l’aimé, elle ne peut le supporter, tant sa nostalgie est grande; y renoncer la remplit de douleur à cause de son désir; c'est ainsi quelle doit vivre dans le déchirement. »
2. Pour plaghe.

pareilles et sans nombre : c'est ce que doivent faire ceux qui vivent dans la fougue d'amour. Et cependant, il s'agit là de la vie la plus intime et la plus profitable qu'un homme puisse mener selon le mode qui est le sien.

6.411 l'oeuvre de l'esprit

Mais là où le mode de l'homme défaille et ne peut monter plus haut, là commence le mode de Dieu. Cela veut dire que là où l'homme adhère à Dieu par l'intention, par l'amour et par un désir non apaisé, et n'est pas en mesure d’achever l'union avec Dieu, là intervient l'esprit de notre Seigneur, tel un feu violent qui brûle, consume et dévore tout en lui, de sorte que l'homme s’oublie avec toutes ses oceupations, et qu'il ne sent plus qu'une seule chose : qu'il est lui-même comme un seul esprit et un seul amour avec Dieu. Ici se taisent les sens et toutes les puissances, contents et apaisés, car la fontaine de la bonté et de l’opulence de Dieu a tout submergé, chacun recevant plus qu'il ne pouvait désirer. Voilà le premier mode divin qui élève l'esprit de l'homme jusqu'à lui.

6.412 L’oeuvre du Fils

Le deuxième mode, attribué au Fils de Dieu, élève l'entendement au-delà de la raison, de l’examen et du discernement. Le nu-entendement est éclairé et pénétré par la lumière divine, pour être en mesure de fixer et de contempler la clarté divine, à savoir la vérité éternelle avec tout ce quelle est en elle-même, et cela d'un regard simple, dans cette même lumière divine.

6.413 l'oeuvre du Père

Il y a ensuite le troisième mode que nous attribuons à notre Père du ciel, lorsque celui-ci vide la mémoire des formes et des images, et élève la nue-pensée jusque dans son origine, qu'il est lui-même. C'est là que l'homme est

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rendu immobile, et qu'il est uni à son commencement qui est Dieu. Force et liberté lui sont données pour agir avec toutes les vertus, vers l'extérieur comme vers l'intérieur. Il reçoit connaissance et discernement pour toutes les occupations qui sont selon la raison, mais aussi pour savoir comment subir et pâtir l'oeuvre de Dieu en lui, ainsi que la transformation par les modes divins qui sont au-delà de la raison, comme tu viens de l’entendre.

6.414 Au-delà de tout mode: la fruition

Au-delà de tout mode divin, et par le même regard au-dedans qui est sans modes, il comprendra l'essence sans modes de Dieu, elle qui est absence de tout mode. Car cette essence ne peut être explicitée ni avec des paroles, ni avec des oeuvres, ni par des modes, ni par des exemples, ni par des comparaisons, mais elle se révèle elle-même au regard simple, tourné vers le dedans, d'une pensée dégagée de toute image. On peut, bien sûr, baliser la route avec des exemples et des comparaisons qui préparent l'homme à voir le Royaume de Dieu. Imagine-toi voir, par exemple, un immense brasier où toutes choses sont consumées dans un feu apaisé, incandescent et immobile. C'est ainsi que l’on peut se représenter l'amour apaisé et essentiel qui consiste en une fruition de Dieu et de tous les saints, au-delà de tout mode, oeuvre et occupation de vertus. Cet amour est un fleuve apaisé et sans fond, d’opulence et de joie, dans lequel tous les saints se sont écoulés et perdus avec Dieu, au-delà d’eux-mêmes dans la fruition sans modes.

1. Se sont écoulés et perdus traduit vervloeyen.

Cette fruition est sauvage et farouche, comme si l'on s'était égaré. Car il n’y a là ni mode, ni chemin, ni sentier, ni demeure, ni mesure, ni fin, ni commencement, ni chose qui puisse être exprimée ou décrite. Voilà notre béatitude simple, l'essence de Dieu et notre sur-essence, au-delà de la raison et sans raison. Si nous voulons éprouver cette béatitude, il nous faut expirer vers elle, au-delà de notre être créé, jusqu’en ce point éternel où toutes nos lignes/1 commencent et se terminent. Arrivées en ce point, elles perdent leur nom et toutes leurs distinctions, elles sont un avec ce point, de la même unité qui est la sienne, de telle façon toutefois qu'en elles-mêmes elles demeurent toujours des lignes en train de converger.68

Voilà comment, dans notre essence créée, nous demeurons toujours ce que nous sommes, alors que, en expirant, nous trépassons toujours au-delà, jusque dans notre sur-essence. C'est en elle que nous sommes emportés en hauteur, immergés en profondeur, emportés en largeur et en longueur /2, dans un égarement sans retour. Le prophète Ézéchiel en témoigne lorsqu'il parle des quatre animaux qui marchaient sans se retourner (cf. Éz. 1, 17). C'est ce qui se passe là où les hommes bons jouissent et se reposent avec les saints en dehors de tout mode, au-delà deux-mêmes, là où il n’y a plus jamais ni

1. Alle onser linien ; Surius : "omnes lineae nostrae ». Il s'agit de tous les éléments constitutifs de notre être qui confluent vers l'unité de l'expérience mystique.
2. Traduction d'une série de verbes construits avec la préposition -ont que Ruusbroec affectionne particulièrement pour exprimer le passage dans l'au-delà de l'expérience mystique. Nous rendons souvent à laide du verbe « emporter »: onthoecht, ontsoncken, ontbreidt, ontlinckt.

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regard ni retour en arrière. Voilà notre septième clôture où toute sainteté et béatitude atteint sa perfection. C'est en cette septième clôture que nous devons demeurer et habiter pour toujours, simples et immobiles, au-delà de notre être créé.

6.5 Chaque élément a sa place et dans l'ordre

Il nous faut cependant occuper toutes nos clôtures, et les orner de vertus dans l'ordre voulu, sortant de nous-mêmes et rentrant en nous-mêmes avec de saintes occupations, selon les quatre modes que nous avons indiqués plus haut. Les distinctions sont ici nombreuses. Car chacun s’occupe de son Dieu, de soi et de ses vertus, selon les dons et les lumières reçus de Dieu, et selon la mesure de son amour et de sa sagesse. C'est ainsi que chacun possède en lui plus ou moins de faim et de soif, de saveur et de plaisir de Dieu et de toutes les vertus, selon qu'il est saint et bienheureux, suivant ses mérites et sa dignité. Quant à la béatitude sur-essentielle, qui est Dieu lui-même, avec laquelle nous sommes un lorsque nous nous écoulons au-delà de nous-mêmes, elle est commune à nous tous, débordante sans mesure, impossible à saisir par aucune de nos puissances. Chacun la reconnaît, l’aime et la savoure au-dedans de lui, plus ou moins et différemment, selon qu'il est saint et bienheureux. Tel est l'ordre qui règne parmi les anges et les saints, au ciel et sur terre, ordre prévu et établi depuis toujours par Dieu, et qui demeurera et durera éternellement. Crions donc tous d'un coeur ouvert :

Oh ! gouffre puissant,

qui nulle part ne débouche,

conduis-nous dans ton abîme,

et fais nous connaître ton amour.

Même blessés à mort,

mais saisis par l'amour,

nous serions guéris.

Éprouve-toi donc, et examine-toi pour voir si tu sens ces sept clôtures en toi, et si tu es ornée et habillée, au-dedans de toi, des vertus qui leur appartiennent.

7.0 Abus en matière d’habillement

J’ai quelque crainte, en effet, que, dans la vie religieuse et les cloîtres en général, on cherche et désire orner et habiller les corps au-dehors, plutôt que les âmes au-dedans. Je te dis donc : ne te fais pas remarquer par l’habit que tu portes, mais montre-toi plutôt négligée. Vieux ou neuf, ou quelque grossier ou repoussant que soit ton habit, contente-toi de ce qu’on te donne. Qu'il te suffise que le corps soit couvert contre le froid, et protégé contre la chaleur. Si tu veux vivre ta Règle et retenir Dieu, ne murmure pas. Car tous les saints fondateurs d’Ordres et de religions ont, à leurs débuts, préféré les tissus les plus grossiers et de nulle valeur parmi ceux que l’on trouvait dans les provinces où ils étaient, et toujours non-teintés. Mais voici que le diable et les gens orgueilleux ont aujourd’hui fait des trouvailles inédites. Ce qui devait être noir à été teint en rouge foncé. La bure grise s’est convertie en marron : mélange de bleu, de vert et de rouge. Quant au blanc, impossible à falsifier, il lui faut bien rester ce qu'il est. Mais quelle qu'en soit la couleur, on se plaît à prendre la meilleure laine qui puisse s’acquérir, et cela dans n’importe quel état religieux. Et lorsque le tissu est prêt, l'on ne sait comment l’arranger et le couper pour plaire au monde et au diable.

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Certaines le confectionnent si large et si grand qu’on aurait pu en faire deux ou trois habits. D'autres le coupent si étroit qu’on le croirait cousu à leur peau, avec le jupon ne dépassant guère le genou et noué sur le ventre à la manière des bouffons. Certaines le confectionnent si long qu'il faut le retrousser très haut. D'autres encore l’arrangent pour qu'il traîne derrière elles dans la boue. Tu peux remarquer et noter que les choses n’avaient pas été fixées de la sorte au commencement, et c'est bien pourquoi la laine, les couleurs et la coupe recherchée des habits ne conviennent pas à l'état religieux. Puisse Dieu accorder sa sagesse à celles qui les font confectionner et qui les portent ainsi !

À cette stupidité qui règne actuellement dans les cloîtres s’en ajoute encore une autre : les parures que sont les ceintures couvertes d’argent, et les étranges oripeaux et clinquants qu’on y suspend, de sorte que la demoiselle, - pardon ! la nonne -, se promène tintinnabulant comme une poule parée de sonnettes. Quant aux moines, ils chevauchent tout en armes, ceignant de longs glaives tels les chevaliers. Mais en face du diable, du monde, de ses plaisirs et envies, mauvais et impurs, ils se trouvent désarmés, et en sortent donc souvent vaincus. Les demoiselles ou nonnes de cet aloi, qui paradent au-dehors dans tous leurs atours, désirent plutôt plaire au monde quà Dieu. Leur promenade est un poison et un venin éternel, qui plaît beaucoup au diable, venin qu’elles boiront à jamais avec lui dans les boudoirs impurs de l’enfer.69

Regarde bien : ces demoiselles, qui sont dans l'état religieux, doivent avoir leur suite décorée de couches en forme de carrosses, avec des sièges recouverts de tapis, de courtepointes et de coussins, comme si elles étaient dans le monde. En quoi tu peux voir que les nonnes d’aujourd’hui détruisent le genre de vie que les saints ont fondé au début de l'état religieux. Tel est le mauvais exemple que trouvent les enfants qui se présentent aujourd’hui au couvent. L'état de religion et la vie de sainteté courent ainsi à leur ruine, jour après jour, et toujours davantage.

C'est pourquoi j’ai tenu à te décrire comment vivre une journée. Passe-les toutes de cette façon. Examine-toi tous les jours au-dehors comme au-dedans, pour voir si tu mérites le salaire de ta journée. Car il ne t’est pas possible d’éconduire ou de tromper la sagesse de Dieu. Quant à sa justice, elle te jugera justement, selon l'état dans lequel tu seras trouvée à la fin de ta vie. Voici donc mon conseil :

Examine-toi de près et surveille-toi bien;

le temps est court, la mort vient vite.

Lorsque voilà le moment

où ton âme s’échappe de ta bouche,

tu recevras récompense

selon tes oeuvres;

impossible désormais d’en revenir.


8.00 Les trois livres à repasser chaque soir

Chaque soir, en arrivant devant ton lit, si tu en as le temps, tu repasseras trois petits livres qu'il te faut toujours porter avec toi. Le premier est ancien, laid et sale, écrit à l’encre noire. Le deuxième est blanc et attrayant, écrit au sang rouge. Le troisième est bleu et vert, entièrement écrit à l’or fin.

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8.1 Les péchés et fautes de jadis

Repasse d'abord ton livre ancien, c'est-à-dire ta vie d’antan, celle qui est, en toi comme en tous les hommes, remplie de péchés et de fautes. Pour ce faire, recueille-toi au-dedans et ouvre le livre de ta conscience, celui qui sera ouvert et rendu public au jugement de Dieu, devant lui et devant le monde entier. Aussi, examine-toi, éprouve-toi et juge-toi toi-même à ce moment-ci, afin de ne pas être condamnée à ce moment-là. Tu regarderas et tu examineras ta conscience sur ta façon de vivre et sur tes négligences en paroles, en oeuvres, en désirs, en pensées et en souvenirs, en désordres, en craintes et espoirs injustes, en fausses joies et fausses tristesses, en instabilité et en immortification de toi-même, en duplicité et en dissimulation, en actions et en omissions désordonnées, en courant après les sens au-dehors ou en consentant à quelque sensualité au-dedans, en plaisirs, en commodités, et en tout ce que tu as commis de contraire à la raison ou de non-conforme à la charité, à l’encontre des commandements, des conseils ou de la très chère volonté de Dieu. Toutes ces choses et bien d'autres pareilles sont si nombreuses et diverses que personne ne peut les connaître sinon Dieu seul. Elles souillent, défigurent et salissent la face de l'âme. Car elles sont écrites à l’encre, c'est-à-dire avec les plaisirs de la chair et du sang, et avec les penchants pervertis de la terre.

En tout cela, il faut te déplaire à tes yeux et, avec le publicain, te prosterner la face contre terre devant ton Père du ciel et devant sa miséricorde éternelle, disant avec le prophète : « Seigneur, j’ai péché (cf. Ps. 50, 6); prends pitié de moi, pécheur » (cf. Luc 18,13). Donne à mon coeur l’eau des larmes et du vrai repentir pour purifier de mes péchés la face de mon âme au-dedans, avant que je ne me relève devant tes yeux. Seigneur, donne-moi ta grâce et ta faveur, pour en orner et parer mon visage, afin que je puisse te plaire. Seigneur, donne-moi bonne volonté et zèle, pour me renouveler sans cesse dans ton service et dans ta louange. Si tu veux être exaucée, reste prosternée à terre, frappe-toi la poitrine, pleure, crie, verse des larmes et ne lève pas les yeux, mais repousse-toi, humilie-toi, anéantis-toi toi-même, et rappelle à Dieu sa miséricorde. N’abandonne pas avant le moment où il te répondra et où il parlera de vraie paix et de joie authentique au-dedans de ton coeur. Il t’enlèvera alors angoisse et crainte, doute et peur, et tout ce qui lui déplaît en toi, et il te donnera la foi, l’espérance et la confiance en lui pour tout ce dont tu as besoin dans le temps et dans l'éternité. Tu voudras alors vivre pour lui, et lui demeurer fidèle jusque dans ta mort. Après quoi, tu peux déposer le livre ancien.

8.2 La vie de Jésus

Redresse-toi alors à genoux, en rendant grâce et en chantant des louanges. Fais sortir de ta mémoire le livre blanc écrit avec des lettres rouges, qui est la vie innocente de notre Seigneur Jésus-Christ. Son âme est innocente, plénitude de toute grâce, rouge flamboyant parce que brûlant d'amour. Son corps est glorieux, d'une blancheur étincelante, plus éclatant que le soleil, tout entier lacéré par les fouets et arrosé de son sang précieux. Ce sont là les lettres en rouge, les attestations et les preuves écrites à notre intention de son amour véritable. Quant aux cinq plaies les plus importantes, elles figurent les majus-

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cules en tête des chapitres du livre. Lis avec grande compassion ces lettres écrites en ce corps vénérable, mais souviens-toi, avec intime dévotion, de l'amour qui vit dans son âme. Évite et fuis le monde avec sa duplicité, car le Seigneur a ouvert ses bras et veut t’accueillir et t’étreindre. Construis ta demeure dans les ouvertures de ses plaies, comme la colombe dans les trous des rochers (cf. Cant. 2, 14). Pose ta bouche sur son côté ouvert, hume et savoure la douceur céleste qui s'écoule de son coeur. Regarde ton champion et ton géant : voici, Il a combattu pour toi jusqu'à la mort, Il a vaincu tes ennemis, Il a mis à mort cette mort qu’étaient tes péchés, Il a payé ta dette, et Il a acheté pour toi et acquis par son sang l’héritage de son Père. Il est ensuite monté le premier pour t’ouvrir les portes et te préparer une place dans la gloire éternelle. En tout cela, réjouis-toi avec raison, et porte en ton coeur l'amour et la passion de ton Seigneur chéri, pour qu'il vive en toi, et que toi, tu vives en lui. Et le monde entier ne sera plus pour toi que croix et peine, et tu souhaiteras mourir pour suivre ton bien-aimé dans son Royaume. Tu achèveras ainsi la lecture du livre blanc.

8.30 La vie du ciel

Enfin, mets-toi entièrement debout et lève les yeux au ciel. Ouvre à Dieu ta pensée et parcours le troisième livre, celui qui est bleu et vert et qui est écrit avec de l’or pur, l’or voulant signifier la vie céleste et éternelle. Car la vie du ciel est claire, d'un bleu-azur comparable à la jacinthe; et sa clarté est triple, avec une nuance de vert qui l’agrémente de diverses façons.

8.31 Sa beauté sensible

La première clarté du ciel est sensible. Dieu en a rempli et éclairé le ciel supérieur, comme Il a rempli et éclairé le monde entier avec la clarté du soleil. Au ciel nous vivrons et règnerons éternellement en compagnie du Christ, des anges et des saints, avec notre corps et notre âme, chacun des corps possédant une clarté en rapport avec la noblesse de ses mérites. Celui qui brillera le moins sera encore sept fois plus brillant que le soleil, impassible, plus rapide qu'une pensée, plus léger que lair, plus subtil que la lumière du soleil. Dans la clarté du ciel et dans celle des corps glorieux apparaît une nuance de vert qui ressemble à la pierre de jaspe. Nous verrons ce vert avec les yeux du corps; ce sont toutes les oeuvres bonnes qui ont été accomplies au-dehors, ou qui le seront encore jusqu'à la fin du monde, sous quelque forme que ce soit : dans la mort ou dans la vie, dans le martyre, l'humilité, la pureté, la libéralité, la charité, en jeûnant, en priant, en veillant, en lisant, en chantant, dans les nombreuses formes de pénitence et dans les oeuvres innombrables de la vertu. Voilà donc cette charmante nuance de vert qui ornera les corps glorieux en plus ou en moins, chacun selon la peine qu'il aura prise, suivant ses mérites et sa dignité.

8.32 Sa beauté spirituelle

La deuxième clarté de la vie éternelle est spirituelle. Au ciel, elle remplit et éclaire les yeux de tout entendement, avec la connaissance et la sagesse, pour reconnaître toutes les vertus intérieures. En cette clarté apparaît une nuance de vert qui ressemble à la pierre appelée « smaragdus »/1, qui test une émeraude de sinople, belle, fraîche /2 et gracieuse aux

1. En latin dans le texte.
2. Littéralement: verte.

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yeux de l'entendement, au-delà de tout ce que l’on peut se rappeler. Par elle, on entend la beauté, le fruit et toute la diversité des vertus. C'est la teinte la plus belle et la plus gracieuse au Royaume des cieux. Plus on examine de près les vertus avec leurs fruits, et plus on les creuse en profondeur, plus gracieuses et plus belles elles sont au regard. Elles ressemblent ainsi à cette pierre précieuse et noble qu’on appelle « smaragdus ». Plus on la sculpte et plus on la grave, plus elle réjouit les yeux. Chaque saint ressemble ainsi à l’émeraude : brillant et vert, beau, gracieux et glorieux, plus ou moins, selon sa noblesse et ses mérites. C'est pourquoi Dieu a montré aux saints la gloire du Royaume des cieux dans la couleur verte de la noble émeraude.

8.33 Sa beauté divine

La troisième clarté du ciel est divine : elle n'est rien d’autre que la sagesse et la clarté éternelles qu’est Dieu lui-même. Cette clarté embrasse et dépasse toute clarté créée. Par rapport à la claire sagesse de Dieu, toute connaissance des créatures, au ciel et sur la terre, est inférieure à la lumière d'un cierge dans la clarté du soleil, au beau milieu de l’été. C'est pourquoi tout entendement doit céder devant la clarté et la vérité insaisissables, que Dieu est. Dans cette clarté divine apparaît une nuance de vert quon ne peut comparer à aucune autre. Car elle est si gracieuse et si glorieuse que tout regard qui se fixe en elle s'y épuise/1 et s’aveugle jusqu'à en perdre toute vision.

Ton troisième livre est ainsi la vie du ciel, avec ses trois sortes de clarté et ses trois nuances de vert : la première est sensible; la deuxième, spirituelle, la troisième, divine. Ce livre est intégralement écrit avec de l’or pur. Car tout recueillement amoureux en Dieu constitue un verset écrit avec de l’or. La véritable connaissance de Dieu, de nous-mêmes et des vertus, est la clarté de notre livre. Les nombreux modes, la diversité et les oceupations multiples des vertus sont la teinte verte de notre livre. Quant au désir intime, l’adhésion amoureuse et l'union divine, ce sont les versets éternels, écrits avec de l’or dans notre livre céleste. C'est pourquoi, au livre de l’Apocalypse, notre Seigneur compare la vie du ciel au saphir ou à l’arc-en-ciel (cf. Ap. 4, 3; 21, 19). Car tous les deux sont composés de couleurs variées. Le saphir est jaune et rouge, violet et vert, le tout mélangé à de la poudre d’or. L’arc-en-ciel, lui aussi, est composé de couleurs variées, de même que les saints possèdent parmi eux plusieurs modes et une grande diversité de vertus, le tout mélangé à de la poudre d’or, c'est-à-dire pénétré d'amour et uni en Dieu.70

Chaque amant se tient ainsi en présence de Dieu avec son livre, clair et vert, gracieux et glorieux. Élève donc ton esprit/1 au-delà de tous les cieux, et lis ces livres. Ils sont pleins de gloire dans les sens, au-dehors, à cause de leurs grandes oeuvres; dans l'esprit aussi, au-dedans, grâce aux nombreux modes et oceupations de vertus; mais par-dessus tout, ils sont élevés jusqu’en Dieu par la fruition d'amour. Si donc, dans le Christ, tu es morte à toi-même et à toute chose, et si tu es ressuscitée avec lui dans une vie nouvelle et éternelle, recherche et savoure les choses qui sont d’en-

1. Traduit: verstaren.
1. Ghemoede.

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haut et éternelles (cf. Col. 3, 1-3). Surveille tes sept clôtures et examine tes trois livres, même si tu n’es pas en mesure de terminer ni de regarder jusqu'au bout le troisième. Car la gloire est à ce point sans mesure et sans fond qu’aucun homme ne peut la regarder jusqu'au bout; en quoi elle ressemble au « smaragdus » qu’aucun regard ne peut percer jusqu'au bout.

9 Conclusion

Bois, savoure et enivre-toi (cf. Cant. 5, 1), penche-toi sur ton livre /1, repose-toi et endors-toi dans une paix éternelle (cf. Ps. 4,9).

Lorsque tu te réveilleras,

ce que tu aimes se présentera,

avec ce qui vit dans ton coeur

et que tu cultives le plus.

Persévère dans le service de Dieu,

et sans cesse implore sa grâce.

Dans tes vases, que brûle l’huile;

veille et prie en bonne mesure.

Ton époux arrive bientôt,

tâche de te trouver avec les vierges

sages.

Que Dieu et sa famille t’accueillent

là où est la joie sans fin,

que nous pourrons tous éprouver.

Veuille Dieu nous l’accorder,

sans que jamais elle ne fasse défaut.

Amen.

1. Nous lisons boec au lieu de borch qui donnerait "penche-toi sur ta forteresse Autre lecture : bora, « sur ton sein ».




LES SEPT DEGRÉS DE l'AMOUR


Introduction

Une seule donnée permet de dater approximativement ce traité : Pomerius qui, dans sa liste des oeuvres de Ruusbroec, le classe avant-dernier, juste avant les Eclaircissements. Si cet indice est crédible, Les sept Degrés de l'amour spirituel sont une oeuvre de la maturité de Ruusbroec, alors que celui-ci vit déjà retiré dans la solitude de la Forêt de Soignes. Une rapide analyse du contenu du livre confirme cette impression.

Son destinataire ne nous est pas connu. L’on a parfois supposé que Ruusbroec l’adressa à la moniale clarisse de Bruxelles, Marguerite van Meerbeke, pour qui, plusieurs années plus tôt, il avait composé le traité des Sept Clôtures. Il est vrai que Marguerite était chantre dans son couvent, ce qui aurait pu inspirer à Ruusbroec le long développement du cinquième degré, consacré à la façon dont la louange de Dieu débouche sur la contemplation, et qui, par ailleurs, semble constituer le sujet principal du livre. Le rapprochement est plausible, mais non pas contraignant. Dans la liste de Pomerius, notre traité fait suite au Miroir de la Béatitude éternelle, où Ruusbroec avait tenu à montrer comment la communion eucharistique peut conduire à l'expérience mystique. Rien d’étonnant. Il a voulu tenter d’appliquer une analyse similaire à la vie chorale. Eucharistie et Liturgie des Heures se trouvaient d'ailleurs au coeur de l'expérience personnelle du solitaire de Groenendaal. L’on peut ajouter que même là où notre traité développe l’importance des conseils évangéliques, pauvreté, chasteté, obéissance, il ne fait aucune allusion aux formes concrètes que ceux-ci prennent dans la vie monastique ou religieuse. Les conseils semblent plutôt s'adresser ici à des chrétiens qui s’appliquent à les vivre en dehors de la vie religieuse établie.

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Dès l’antiquité chrétienne et jusqu'au moyen-âge, l’échelle comme image de l'expérience spirituelle, dont il faut gravir tous les échelons ou degrés, était une figure littéraire on ne peut plus classique. Elle remonte à Origène, et fut largement exploitée. Le nombre « sept » servant à compter les étapes de la vie spirituelle, est, lui aussi, antérieur à Ruusbroec. Béatrice de Nazareth, par exemple, dont il connaît les écrits, venait d’analyser Les sept manières de l'amour. Et Ruusbroec lui-même l’avait retenu dans son traité des Sept Clôtures.

Il est facile de retrouver dans ce traité la doctrine habituelle du Maître. Les quatre premiers degrés décrivent les vertus extérieures. Les deux dernières exposent le double moment de l'expérience proprement mystique. Entre ces deux étapes, le cinquième degré, qui couvre plus de la moitié du livre, fait figure de charnière. Il est le lieu d'une expérience qui se fait de plus en plus intérieure, et où s’opère le passage vers l'au-delà de l'expérience proprement mystique.

Les trois premiers degrés sont rapidement abordés : la volonté bonne, disposée à obéir à Dieu en tout; la pauvreté librement embrassée, qui permet de se répandre en oeuvres de miséricorde; la chasteté du corps et la pureté de l'esprit. Ce dernier degré nous vaut un exposé fort équilibré sur les soins à accorder au corps, qui est à nourrir et à respecter, sans jamais le flatter. L’on retiendra aussi, au sujet de la pureté du coeur, l’allusion à l'image de Jésus, que nous pouvons atteindre au-dedans de nous par le recueillement, et à laquelle nous nous unissons par nos oceupations intérieures, image imprimée dans notre coeur, et qui seule rend possible la chasteté du corps.

Le quatrième degré s'arrête plus longuement sur l'humilité-abaissement, la vertu préférée de Ruusbroec, qu'il appelle : « le fond vivant de toute sainteté ». Elle comprend quatre attitudes évangéliques fondamentales, auxquelles la grâce invite tous ceux qui veulent suivre le Christ : obéissance, douceur, patience, renoncement à la volonté propre. Ruusbroec ne se lasse jamais de nous les décrire concrètement vécues dans la vie de tous les jours par le chrétien engagé dans le monde, tout autant que par le religieux.

Avec le cinquième degré, nous sommes au coeur de l’ouvrage. Ruusbroec l’appelle : « la noblesse de toutes les vertus ». Il est caractérisé par l'intention de "viser l'honneur de Dieu " uniquement. Concrètement, il s'agit de la louange et de l'action de grâce, mais envisagées dans toute leur amplitude théologique ou spirituelle, et bientôt mystique. En aucune façon, il ne s'agit d'un directoire liturgique destiné à promouvoir une exécution digne et pieuse de l’office choral. De ce dernier, il n'est pas même explicitement question, bien que plusieurs allusions, promptement spiritualisées, nous permettent d’induire que Ruusbroec ne le perd jamais de vue, telle que la mention de choeurs qui alternent, d'un chantre qui entonne, de modes, de mélodies et de leurs fioritures, du chant et du contre-chant. Mais Ruusbroec ne s’attache pas au détail liturgique pour lui-même. Il l’a d'emblée élevé parmi les réalités mystiques.

Mais avant d’en arriver là, il s'attarde longuement sur les motifs de la louange, ce qui nous vaut une remarquable catéchèse de plusieurs pages, retraçant toute l’histoire du salut, et débouchant sur une authentique théologie laudative ou contemplative. Ruusbroec se remémore les données de la foi, mais pour en faire l'objet de son action de grâce.

Une hiérarchie de neuf choeurs d’anges y fait naturellement suite. En effet, la louange de la terre est inséparable de celle du ciel et de la liturgie dont ceux-ci, rassemblés autour du Christ, leur Grand-chantre et Maître de choeur, sont les inlassables acteurs. Voilà une oceasion, pour Ruusbroec, de donner un enseignement sur les anges, sans doute hérité de Denys l’Aréopagite, dans leurs relations avec le progrès spirituel des hommes. À chaque choeur angélique est assignée une fonction laudative particulière, à laquelle les hommes participent progressivement, en montant d'un choeur à l’autre, au fur et à mesure qu'ils avancent vers la vie d'union avec Dieu.

Et déjà, comme il le fera lors des deux derniers degrés de l’échelle, Ruusbroec ouvre une fenêtre sur la liturgie du ciel, sur ses rites et sur ses cantiques. Cette liturgie, cependant, est pour l'instant tout entière spirituelle, et ses réalités ne peuvent être partagées que par l'homme « intime », qui s’est recueilli au

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fond de son coeur. Voici donc, à l’opposé de la vie des vertus, qui est occupée et s’active à l'extérieur, et qui était l'objet des quatre premiers degrés, la vie « intérieure », passage obligé vers l'expérience mystique. Cette liturgie connaît quatre mélodies (ou modes ?), que le Christ, Grand-chantre, est venu nous apprendre : l'amour, l'humilité, le renoncement à tout vouloir propre au sein de la souffrance; puis, finalement, ce que Ruusbroec appelle, ici comme ailleurs dans son oeuvre, le « défaillir » devant les insistances toujours plus grandes de l’appel à la louange. C'est en ce mystérieux mais salutaire « défaillir » qu’aura lieu, presque à l’insu de l'âme, le passage de la louange liturgique, qui cherche Dieu par l'intermédiaire de rites et de paroles, à l'expérience mystique, libre de tout intermédiaire. Le « toucher » sans cesse répété de Dieu, qui nous invite à redoubler de louange et d'amour, nous fait « nous épuiser à l’ouvrage (...) et tomber en impuissance devant la sublimité sans fond de Dieu », pour y apprendre, en suivant aveuglément ce « toucher » ainsi que la lumière de Dieu, à passer au désoeuvrement, où l'esprit seul demeure et est à l'oeuvre.

Mais l’échappée mystique ne constitue pas encore le point final de la louange. Suivant peut-être en cela saint Bernard (Sermons 2 à 4 sur la Toussaint), Ruusbroec estime que celle-ci ne sera pleinement accomplie qu’au siècle futur, lorsqu'elle redeviendra corporelle, grâce à la résurrection des corps. Suit alors une brillante description de la liturgie eschatologique, où le Christ fera fonction de Grand-chantre, entraînant tous les choeurs des bienheureux à sa suite dans la louange éternelle. Les hommes, inférieurs aux anges par la nature, y oceuperont cependant le choeur de droite, les anges occupant celui de gauche. Car les premiers, grâce au mystère de l'Incarnation et par leur communion dans une même nature, sont désormais plus proches du Grand-chantre qui est le Verbe : "Le Christ sera notre chantre, celui qui entonnera le cantique (...). Sa voix est claire, glorieuse, et résonne tellement bien ! Car il s'y connaît en chant céleste : les airs, les fioritures et la voix du dessus. Tous, nous chanterons avec lui, nous rendrons grâce et louerons son Père du ciel qui nous l’a envoyé ». Tableau grandiose, qui évoque irrésistiblement la représentation picturale de la même liturgie céleste, due au pinceau d'un autre contemplatif flamand, Jan van Eyck, dans son admirable tryptique de l’Agneau mystique.

Le sixième degré sur l’échelle de l'amour est le « clair regard intérieur » grâce auquel il nous est donné de « contempler la Vérité éternelle, avec des yeux transformés et éclairés ». Ce regard est dit « intérieur », parce que c'est au-dedans de nous, dans notre « pensée », dépouillée de toute image des créatures, qu'il nous est donné de contempler : « Trouver cette image, la reconnaître et nous établir en elle, dans notre essence et dans notre pensée pure, Dieu nous à fait pour cela. »

Finalement, le septième degré consiste dans la mort spirituelle, où l'âme trépasse au-delà de sa nature, et se trouve immergée dans la fruition de la vie trinitaire, mais sans jamais y abandonner définitivement toute activité. Car mystérieusement, elle participe là aux deux temps de la vie trinitaire qui est, elle aussi, indissolublement activité et fruition. C'est pourquoi l'âme doit inlassablement oeuvrer et subir, être active et demeurer passive, aller sans cesse des oeuvres au désoeuvrement, des vertus à la fruition, et vice-versa. Vers le milieu de sa vie, et déjà vers la fin de son activité littéraire, Ruusbroec nous a ainsi laissé l'une de ses meilleures descriptions de cet incessant va-et-vient, qui doit être l'un des tourments les plus délicieux de cette mort anticipée en Dieu qu’est toute expérience mystique, un tiraillement d'amour, un « combat totalement inconnu de ceux qui n’ont pas l'expérience » ; va-et-vient cependant nécessaire pour garantir l’authenticité de l'expérience mystique.

Le livre s’achève sur une dernière mise en garde : "Voilà le plus élevé de ce que nous pouvons atteindre dans la vie, la mort, l'amour et la fruition, pour une béatitude sans fin. Celui qui t’enseigne le contraire dit des sottises. » Sans doute un ultime écho de la fausse doctrine mystique qui, un jour, poussa le jeune vicaire de Sainte-Gudule à prendre la plume, pour défendre les exigences du véritable Amour.


Les sept degrés de l'amour

1.0 Premier degré : la volonté bonne

La grâce et la sainte crainte de notre Seigneur soient avec nous tous.

« Tout ce qui est né de Dieu triomphe du monde », dit saint Jean (I Jn 5, 4). La véritable sainteté est née de Dieu.

Une vie sainte est une échelle d'amour qui comporte sept degrés, par lesquels nous montons vers le Royaume de Dieu.

« Voici la volonté de Dieu: que nous soyons saints » (I Th. 4, 3). Lorsque nous sommes accordés à la volonté de notre Seigneur, et une seule volonté avec la sienne, nous possédons le premier degré dans l’échelle de l'amour et de la vie sainte.

La volonté bonne est le fondement de toutes les vertus. C'est pourquoi le prophète David parle ainsi : « Seigneur, je me suis réfugié auprès de toi, apprends-moi à faire ta volonté, car tu es mon Dieu; ton Esprit bon me conduira vers un pays droit » (Ps. 143,8-10) : le pays de la vérité et des vertus.

La volonté bonne, unie à celle de Dieu, triomphe du diable et de tous les péchés. Car elle est remplie de la grâce de Dieu, et elle est la première offrande que nous devons à Dieu, et qu'il nous faut lui présenter, si nous voulons vivre pour lui.

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L'homme de volonté bonne a l'intention et le désir d’aimer et de servir Dieu, maintenant et à jamais. Là sont sa vie et son oceupation au-dedans de lui-même; là il trouve la paix avec Dieu, avec lui-même et avec toute chose.

C'est ainsi que les anges chantaient dans le ciel, à l'heure où naquit le Christ : « Gloire à Dieu dans les hauteurs, et paix sur terre aux hommes de bonne volonté » (Luc 2, 14). Mais la volonté bonne ne peut être vide d’oeuvres bonnes. En effet, comme le dit notre Seigneur : « Un arbre bon produit un fruit bon » (Mat. 7, 17).

2.0 Deuxième degré: pauvreté volontaire

Or le premier fruit qui pousse sur une volonté bonne est la pauvreté volontaire. C'est là le deuxième degré que nous gravissons dans l’échelle de la vie amoureuse.

Celui qui est volontairement pauvre vit libre et sans soucis au regard de tous les biens terrestres dont il a besoin, et il est un sage négociant qui a donné la terre pour le ciel. Car il suit la sentence de notre Seigneur qui dit : « On ne peut servir à la fois Dieu et la richesse du monde » (cf. Mat. 24, 4). C'est pourquoi il a abandonné tout ce qu'il pouvait posséder avec un amour de la terre, et il a acheté la pauvreté volontaire. Voilà le champ dans lequel il trouva le Royaume de Dieu. Bienheureux, en effet, celui qui est volontairement pauvre : le Royaume de Dieu est à lui (cf. Mat. 5, 3).

Le Royaume de Dieu est amour, charité et pratique de toute oeuvre bonne; c'est-à-dire que chacun se répande en miséricorde, qu'il soit bienveillant et persévérant, vrai et de bon conseil envers tous ceux qui ont besoin de lui, de sorte qu’au Jugement de Dieu il puisse prouver qu'il a pratiqué les oeuvres de miséricorde, avec les dons et la richesse qu'il reçut de Dieu. Car lui-même ne possède rien en propre parmi les biens de la terre, mais tout ce qu'il possède, il le possède en commun avec Dieu et avec la famille de Dieu.

Bienheureux le pauvre volontaire qui ne possède rien de périssable : il s’est mis à la suite du Christ. Sa récompense est le centuple en vertus, et il vit dans l'attente de la gloire de Dieu et de la vie éternelle.

Le pingre, au contraire, est complètement stupide. Il donne le ciel pour avoir la terre, qu'il doit cependant perdre un jour.

Le pauvre en esprit monte jusqu'àu ciel. Le pingre se précipite en bas, dans les enfers.

Si un chameau pouvait passer à travers le chas d'une aiguille, le ladre avare pourrait entrer au ciel.

Et même si quelqu'un est pauvre en biens de la terre, s'il n'a pas choisi Dieu et meurt en avare, il reste perdu.

L’avare préfère le brou à la noix, la coquille à l’oeuf.

Qui possède de l’or

et aime les biens de la terre,

mange un poison mortel

et boit l’eau d’éternelle tristesse.

Plus il boit, plus il a soif,

plus il possède, plus il a envie.

Et même s’il a beaucoup, il est insatisfait,

car tout ce qu'il voit lui manque,

et tout ce qu'il a lui semble comme rien.

À peine trouve-t-on

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quelqu'un pour l'aimer,

car un avare ne le mérite point.

Il ressemble à la griffe du diable :

ce qu'il saisit, il ne peut plus le lâcher.

jusqu'à sa mort, tout doit lui rester

de ce qu’avec ruse il a pu accumuler.

Mais alors, d'un seul coup, il perdra tout,

et la peine de l’enfer sensuivra.

Au fond, c'est bien à l’enfer

qu’il ressemble :

quoi qu'il tienne,

celui-ci n’en à jamais assez;

a-t-il beaucoup,

il ne s’en porte pas mieux.

Tout ce qu'il saisit, il le tient fermement,

et ne cesse de bâiller après ses hôtes.

Garde-toi de lavarice,

racine de tout péché et de toute malice.

3.0 Troisième degré: pureté et chasteté
3.10 Pureté de l'âme

Suit alors le troisième degré dans notre échelle de l'amour : la pureté de l'âme et la chasteté du corps.

Comprends-moi bien. Pour que ton âme soit pure, il te faut, par tendre attachement pour Dieu, détester et rejeter tout attachement et penchant désordonnés pour toi-même, pour ton père et ta mère, et pour toute créature, de façon à ne t’aimer toi-même et toute créature que pour le service de Dieu, et jamais autrement. C'est ainsi que tu pourras répéter la parole du Christ : « Celui qui vit pour la volonté de Dieu, voilà ma mère, ma soeur et mon frère - (cf. Mat. 12, 50); et c'est alors que tu aimes ton prochain comme toi-même.

Garde-toi pure. Que personne ne t’attire ni ne te prenne avec des paroles, des actes, des cadeaux, des pourboires, avec des pratiques ou des apparences de sainteté. Même une apparence d'esprit tourne tout entière en chair : on ne peut s'y fier.

Ne fréquente personne, et ne souhaite être fréquentée par personne.

Cela semble bon,

mais se termine en catastrophe

et en poison tout entier.

Tiens-toi sur tes gardes,

fais comme les sages

et ne te laisse pas tromper.

Si tu te laissais attirer,

tu serais déçue :

on te mentira.

Laisse tomber tout cela,

fais attention à toi,

et fréquente Jésus, ton époux.

Fuis les hôtes étrangers,

reste avec lui, fermement,

et donne-lui ta pleine attention.

Tourne-toi au-dedans,

occupe-toi de l’âpre/1 amour,

et de toute vertu.

Lui te nourrira,

t’enseignera et t’instruira,

car il est ton chef.

Il te conduira,

au-delà de toutes tes compagnes,

dans le sein de son Père.

Tu y trouveras fidélité,

guérison de toute tristesse

et de toute détresse.

1. Ghieregh.

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3.20 Chasteté du corps

voilà la vie d'une âme pure. Elle est suivie par la chasteté du corps. Comprends-moi bien.

3.21 Chair et esprit

Dieu a fait l'homme de deux natures, corps et âme, esprit et chair. Dans la nature humaine, ces deux natures se trouvent réunies en une seule personne, conçue et née dans le péché. Bien que Dieu ait créé notre âme pure et sans tache, celle-ci, en s’unissant avec la chair, a été contaminée par le péché originel. Tous nous naissons ainsi pécheurs dès le sein maternel. Car « tout ce qui est né de la chair est chair, et tout ce qui est né de l'esprit de Dieu est esprit » (cf. Jn 3, 6). Bien que l'esprit aime la chair, en vertu de la naissance naturelle, dans la seconde naissance, celle qui a lieu à partir de l'esprit de Dieu, esprit et chair deviennent opposés l’un à l’autre, et se combattent mutuellement. Car la chair désire contre l'esprit et contre Dieu, et l'esprit avec Dieu désirent contre la chair (cf. Gal. 5, 17).

Si nous vivons selon les penchants et les envies de la chair, nous mourons dans le péché. Mais si, avec l'esprit, nous triomphons des oeuvres de la chair, nous vivons dans les vertus. Il nous faut donc détester et repousser notre corps comme notre ennemi mortel, qui veut nous attirer loin de Dieu dans le péché. Mais il nous faut aussi être attachés à notre corps et à la vie des sens, et les tenir en estime tous les deux, dans la mesure où ils nous sont des instruments pour servir Dieu. Car privés de corps, nous ne pourrions pas servir Dieu avec des oeuvres extérieures, comme sont le jeûne, les veilles, les prières et d'autres oeuvres bonnes que nous devons pratiquer en toute justice. C'est donc bien volontiers que nous pouvons nourrir, vêtir et entretenir le corps avec lequel nous servons Dieu, ainsi que nous-mêmes et notre prochain.

Mais il nous faut faire bien attention à nous-mêmes, nous garder et préserver de trois péchés qui règnent dans le corps : la paresse, la gourmandise et la luxure. Par ces trois, mainte personne de bonne volonté est tombée en de grossiers péchés.

3.22 Les trois péchés du corps

Contre la gourmandise, il convient d’aimer et de préférer la mesure et la sobriété, retrancher toujours quelque chose, prendre moins que ce qui nous fait envie, et nous contenter du strict nécessaire.

Contre la paresse, il nous faut sentir au-dedans de nous fidélité, bienveillance et pitié envers tout besoin. Et au-dehors, il nous faut nous sentir prompts et zélés, prêts envers tous ceux qui auraient besoin de nous, selon nos possibilités et avec discernement.

Contre la luxure, nous éviterons et fuirons les relations et les fréquentations désordonnées au-dehors; et au-dedans, les représentations et les images impures, sans nous y arrêter et sans demeurer auprès d'elles avec un penchant et avec plaisir : car de telles images nous affecteraient et nous rendraient impurs dans la nature.

3.23 Se recueillir en Jésus

Au contraire, tournons-nous vers notre Seigneur Jésus-Christ, et recueillons-nous en lui. Regardons ses souffrances et sa mort, et la libéralité avec laquelle Il a versé son sang par amour pour nous. Voilà ce qu'il nous faut fréquenter. Nous imprimerons et nous tracerons cette image dans notre coeur, dans nos sens, notre âme, notre corps, et dans toute notre

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nature, tel un sceau que l’on imprime dans la cire pour lui communiquer sa forme. Le Christ nous conduira alors avec lui dans la vie sublime, où nous sommes unis à Dieu, et où notre âme, grâce à l'amour, adhère au Saint-Esprit, et habite en lui.

Regarde, c'est là que coulent les flots de miel de la rosée céleste et de toute grâce. Lorsque nous les savourons, la chair et le sang, et tout ce qui est dans le monde perdent toute saveur pour nous. Aussi longtemps que la vie de nos sens est élevée et unie à notre esprit, là où nous fréquentons Dieu, et où nous le visons et l’aimons, aussi longtemps sommes-nous chastes et purs d’âme et de corps. Mais lorsque nous en descendons et fréquentons nos sens, force nous est de garder notre bouche de la gourmandise, notre âme et notre corps de la paresse, et notre nature des penchants de la luxure.

3.24 Conseils pratiques

Gardons-nous de la compagnie mauvaise de ceux qui aiment mentir, jurer, dire de gros mots et blasphémer Dieu, de ceux qui sont impurs en paroles et en actes. Évite-les et fuis-les comme l’ennemi infernal.

Garde tes yeux et tes oreilles, pour ne voir ni entendre ce qu'il n'est pas permis de faire.

Garde-toi donc pure, aime à être seule, fuis la foule, fréquente ton église, et que tes mains s’oceupent à des oeuvres bonnes.

Déteste l’oisiveté, fuis le confort désordonné, ne sois pas attachée à toi-même.

Aime la vie et la vérité. Même si tu penses être pure, fuis l'occasion de pécher.

Aime la pénitence et la peine.

Regarde saint Jean-Baptiste, lui qui était saint avant de naître. Et cependant, dès son jeune âge il quitta père et mère, gloire et richesse du monde, et s’en alla au désert, pour éviter toute occasion de pécher. Il était innocent, tel un ange de pureté. Il vivait et enseignait la vérité, fut mis à mort pour sa justice, et est maintenant célébré au-delà de toute sainteté commune.

Regarde aussi les anciens Pères qui demeuraient dans les forêts d’Égypte. Ils quittèrent le monde, crucifièrent leur chair et leur nature en résistant au péché par la pénitence, dans l’abstinence, la faim, la soif, et dans le dénuement de tout ce dont ils pouvaient se priver.

Remarque donc la sentence et le jugement que le Christ prononça au sujet de ce riche qui allait vêtu de pourpre et de brocart, mangeait et buvait tous les jours dans la gaieté et les délices, et ne donnait rien à personne. Le voilà qui meurt, et les démons l’enterrent en enfer. Il est torturé et brûle dans les flammes de l’enfer, et il désire une goutte d’eau qui lui rafraîchirait la langue, mais elle ne peut lui être accordée.

Le pauvre Lazare, au contraire, qui gisait devant sa porte, affamé, altéré et couvert d’ulcères, désirait les miettes et les morceaux qui tombaient de la table, en on ne les lui donnait pas. Le voilà qui meurt à son tour, et les anges le transportent jusque dans le sein d’Abraham, où il y a grande gaieté, sans chagrin aucun, et vie éternelle sans mort.

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4.0 Quatrième degré : l'humilité et ses quatre fleuves

Ensuite vient le quatrième degré de notre échelle céleste : la véritable humilité.

L'humilité est l’abaissement de l'esprit.

Nous y vivons avec Dieu, et Dieu y vit avec nous, dans une paix véritable. Elle est le fond vivant de toute sainteté.

Nous la comparons à une source dont s'écoulent les quatre fleuves de toute vertu et de la vie éternelle. Le premier fleuve est l'obéissance; le deuxième, la douceur; le troisième, la patience; le quatrième est le renoncement à la volonté propre.

4.10 L'obéissance

Le premier fruit qui vient d'un fond dhumilité est l'obéissance. Celle-ci demande de s’abaisser et de se démettre plus bas que Dieu, sous ses commandements et en dessous de toute créature, de façon à choisir la place la plus humble au ciel et sur la terre, à n’oser se comparer à personne pour la vertu et la vie sainte, mais, au contraire, à vouloir être comme l’escabeau de la toute-puissance de Dieu.

Nous aurons l’oreille assez humble pour écouter la vérité et la vie, de la bouche de la Sagesse de Dieu, et la main toujours prête pour exécuter la très chère volonté de Dieu. Et voilà la volonté de Dieu : que nous rejetions la sagesse du monde, et que nous suivions le Christ, qui est la Sagesse de Dieu.

Le Christ fut pauvre pour nous rendre riches. Il fut serviteur pour nous rendre seigneurs. Il mourut pour que nous vivions, et il nous apprend à vivre lorsqu'il dit : « Celui qui veut venir derrière moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il porte sa croix et qu'il me suive » (Mat. 16,24), et aussi : « Là où je suis, là sera mon serviteur » (Jn 12, 26). Et il nous apprend comment le suivre et le servir lorsqu'il dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur » (Mat. 11, 29).

4.20 La douceur

La douceur est le deuxième fleuve de vertu qui s'écoule de ce fond d’humilité.

Bienheureux le doux, car il possède la terre (cf. Mat. 5,5), c'est-à-dire qu'il possède son âme et son corps dans la paix. En effet, l'esprit du Seigneur se repose sur celui qui est doux et humble (cf. Is. 66, 1-2).

Là où notre esprit a été élevé et est uni à l'esprit du Seigneur, là nous portons le joug du Christ, joug délicieux et doux; et son fardeau est sur nos épaules, fardeau qui est léger. Car l'aimer ne fait pas peiner. Plus nous aimons, plus léger est le fardeau. Car nous portons l'amour, et lui, à son tour, nous porte et nous emporte au-delà de tous les cieux, jusqu'auprès de celui que nous aimons. Car un esprit qui aime s’envole/1 partout où il veut (cf. Jn 3, 8), et tous les cieux lui sont ouverts. Il tient son âme dans les mains, et toujours il la donne là où il veut. Il a trouvé en soi le trésor de son âme : le Christ, son amant bien-aimé.

Si donc le Christ vit en toi, et toi en lui, imite-le dans ta vie, dans tes paroles, dans tes oeuvres, dans tes souffrances. Sois douce et bienveillante, miséricordieuse et libérale, bonne envers celui qui a besoin de toi.

Ne déteste ni n’envie aucun; ne repousse ni ne décourage personne par quelque parole dure, mais pardonne toujours tout. Ne te moque de personne, ne méprise personne,

1. Littéralement : « se souffle » Nous suivons l’interprétation de Surius : pervolat.

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ni en paroles, ni en actes, ni par des signes, ni par ton comportement de quelque façon que ce soit.

Ne sois ni sévère ni amère, mais affiche un comportement mûr et un visage toujours joyeux.

Aime écouter et apprendre de n’importe qui ce qui t’est nécessaire.

Ne suspecte personne, et ne juge pas ce qui est caché.

Ne dispute avec personne pour te montrer plus sage qu’elle.

Sois douce comme un agneau, incapable de se fâcher, lors même qu'il doit mourir. Sois donc complaisante, et garde toujours le silence, quoi qu’on te fasse.

4.30 La patience

De cette humeur douce s'écoule le troisième fleuve : la vie dans la patience.

Être patient, c'est volontiers pâtir, sans mauvais gré aucun.

Épreuve et souffrance sont les messagers avec lesquels notre Seigneur nous visite. Si nous les recevons de bon coeur, c'est lui-même qui les accompagne en personne. Car il dit par le prophète : « Je suis avec eux dans l’épreuve; je les libérerai et je les glorifierai » (Ps. 90, 15).

La souffrance patiente fut le vêtement de noce du Christ à l'heure où il épousa la sainte Église, son Épouse, sur l’autel de la sainte croix. Il en a revêtu toute sa famille/1, ceux qui l’ont suivi dès le commencement. Car ils ont

1. Par cette expression Ruusbroec entend le groupe de ceux qui ont suivi de près le Christ durant sa vie publique, pratiquement: les apôtres.

vu comment le Christ, lui qui était la Sagesse de Dieu, préféra une vie humble, rejetée et dure, et c'est bien là-dessus que tous les Ordres et états de religion ont été fondés.

Mais les religieux d’aujourd’hui rejettent la vie du Christ ainsi que son vêtement de noce, et ils suivent d’aussi près que possible l’habillement des gens du monde. Pas tous, il est vrai, mais bien la plupart. L’orgueil, la vaine complaisance, l’avarice et l’envie, la gourmandise et la luxure, la paresse et toute sorte de malice règnent aujourdhui dans les Ordres religieux, comme ils règnent dans le monde. Et quand je parle du monde, je vise ceux qui vivent dans le péché mortel.

Rougissez donc, vous qui avez quitté Dieu, qui avez oublié vos Règles et tous vos voeux, vous qui vivez comme des animaux et qui êtes au service du diable. C'est lui qui vous récompensera comme Il a été lui-même récompensé de ses péchés. Le disciple n'est pas meilleur que le maître (cf. Mat 11, 24). Le diable reconnaîtra bien ses disciples. Ils habiteront avec lui, dans le feu de l’enfer, là où il y aura des pleurs et des grincements de dents (cf. Mat. 22, 13), et l’exil perpétuel, sans fin.

Mais ceux que le Christ a revêtus de lui-même et de ses dons habiteront avec lui, dans la gloire de son Père, éternellement et sans fin.

Sois donc douce et patiente;

tu le dois

à la Passion de notre Seigneur.

Veux-tu gravir,

il te faudra pâtir :

la Vérité te l’apprendra.

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4.40 Le renoncement à la volonté propre

Vient ensuite le quatrième et dernier fleuve de la vie humble : le renoncement à la volonté propre et à tout ce qui est propre.

Ce fleuve s'écoule à partir de la patience dans le pâtir. Voici : lorsque l'homme humble est touché au-dedans, et qu'il est consumé et attiré dans l'esprit de Dieu, il renonce à sa volonté propre et se livre librement dans les mains de Dieu. Il devient ainsi une seule volonté et une seule liberté avec la volonté de Dieu, et ne peut ni ne saurait vouloir autre chose que ce que Dieu veut.

Voici le fond de l'humilité : lorsque Dieu nous touche par sa grâce, de sorte que nous nous reniions, et que nous renoncions à notre volonté propre dans la très chère volonté de Dieu, cette volonté de Dieu est alors notre volonté. Et puisque la volonté de Dieu est libre, et qu’elle est liberté, elle nous enlève l'esprit de crainte, nous libère, nous détache et nous vide de nous-mêmes et de toutes les craintes qui auraient pu peser sur nous, dans le temps et dans l'éternité. Elle nous donne l'esprit des élus, dans lequel nous crions avec le Fils : « Abba, Père ». Et l'esprit du Fils rend témoignage à notre esprit que nous sommes fils de Dieu, cohéritiers avec le Fils, dans le Royaume de son Père (cf. Rom. 8, 14-18).

Là, nous nous voyons à la fois élevés dans les hauteurs, abaissés en nous-mêmes, et remplis de grâces et de faveurs dans l'union avec Dieu. C'est ici que la plus haute liberté et la plus profonde humilité se trouvent réunies dans une seule personne. L’occupation qui convient ici, et qui est à la fois d’abaissement et d’élévation, est inconnue aux étrangers/1.

L'homme humble est un vase choisi par Dieu, débordant de tout don et de tout bien. Celui qui vient frapper avec foi chez un tel homme recevra ce qu'il désire et ce dont il a besoin.

Mais garde-toi des hypocrites et de ceux qui se figurent être humbles ou qui pensent être quelque chose. Ils ressemblent à une vessie remplie d'un vent trompeur. Si on serre ou presse la vessie, elle émet un son désagréable à entendre. C'est ainsi que réagit l’orgueilleux qui se figure être un saint. Dès qu’on le serre ou le presse un peu, le voilà qui explose, car il ne peut supporter cela. En effet, il ne veut être ni corrigé ni enseigné. Il est rusé, agressif et emporté. Pour son sentiment à lui /2, il n'est inférieur à personne, mais dépasse tous ses voisins.

À cela tu les peux remarquer

et reconnaître :

ils sont hypocrites

et insincères au-dedans,

toujours immortifiés

et attachés à leur volonté propre.

Sois donc humble, obéissante, douce et abandonnée de volonté : c'est ainsi que tu vaincras au jeu de l'amour.

Il te faut aussi faire attention à ce qui t’est nécessaire. Même si, à l’aide de la grâce de Dieu, tu as vaincu, dans ton esprit, tous les

1. C'est ainsi que Ruusbroec désigne ceux qui ignorent l'expérience mystique.
2. Pour : van ghemuede.

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péchés par les vertus, la nature et les sens continuent à vivre, enclins au péché et au manquement. Tu devras lutter pour les combattre, aussi longtemps que le corps est encore mortel et non glorieux.

5.0 Cinquième degré : désirer et viser l'honneur de Dieu

Suit alors le cinquième degré dans notre échelle spirituelle de l'amour, qui s'appelle : la noblesse de toutes les vertus et de toutes les oeuvres bonnes.

Elle consiste à désirer l'honneur de Dieu par-dessus tout.

Elle fut la première vertu jamais pratiquée au ciel, la première aussi pratiquée par l'âme du Christ dans le corps de sa mère. Elle est aussi la première que nous devons donner à Dieu, si nous voulons lui plaire.

Cette vertu est le fond et la source de toute sainteté. Là où elle fait défaut, rien ne saurait être bon.

Désirer, viser et aimer l'honneur de Dieu, voilà la vie éternelle. Voilà aussi la première et la plus sublime offrande que Dieu désire de nous. Au contraire, celui qui se complaît en lui-même, et qui cherche et désire son propre honneur, ne peut plaire à Dieu.

Lorsque Dieu nous accorde ses dons, il se complaît en lui-même, car il exerce sa bonté. Mais lorsque nous correspondons à ses dons avec des vertus pratiquées en son honneur, c'est nous qui lui plaisons parce que nous marchons à sa suite.

Mais quel que soit notre comportement, et quelles que sublimes que puissent paraître notre vie et nos oeuvres bonnes, si nous visons notre honneur à nous, et non pas celui de Dieu, nous sommes trompés, car la charité nous fait défaut. Car viser et désirer l'honneur de Dieu à partir d'un fond humble, avec notre âme, notre corps et avec toutes nos forces, voilà la charité, qui est racine et source de toute vertu et de toute sainteté. Au contraire, celui qui n'a aucun souci de l'honneur de Dieu, mais recherche son honneur à lui, est un orgueilleux, ce qui constitue la racine de tout péché et de toute malice.

5.01 Au-delà des oeuvres bonnes et des vertus

Remarque bien : lorsque l'esprit de notre Seigneur touche un coeur humble, il lui accorde sa grâce et en réclame la ressemblance dans les vertus et, au-delà de toutes les vertus, l'unité avec lui dans l'amour. Une âme vivante et un coeur amoureux se réjouissent de cette exigence, sans toutefois savoir comment la satisfaire ni comment payer cette dette que l'amour lui rappelle et lui réclame.

L'âme aimante comprend cependant fort bien que l'honneur et la vénération rendus à Dieu sont la vertu la plus noble et le chemin le plus court pour aller à lui. C'est pourquoi, au-delà de toutes les oeuvres bonnes et de toutes les vertus, elle préfère, en fréquentant Dieu, lui rendre honneur et vénération, éternellement et sans fin.

Cette vie est la vie du ciel, et elle plaît beaucoup à Dieu. Car l’exigence de Dieu et la réponse d'une âme vivante réjouissent toutes les puissances, le coeur, les sens et tout ce qui est vivant dans un homme. Toutes les puissances de l'âme y sont au comble de la joie, toutes les veines se dilatent, et le sang

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s’échauffe dans le désir d’accomplir l'honneur de Dieu.

5.02 À cause du salut opéré par la Trinité

Lorsque, dans la foi chrétienne, nous considérons que Dieu, notre Père tout-puissant, en créant ciel et terre, et toutes les créatures, les fit pour son honneur éternel; ensuite que, par l'intermédiaire de son Fils, qui est sa Sagesse éternelle, il nous fit et restaura, et qu'il régit et disposa pour son honneur éternel tout ce qui existe; que, par l'intermédiaire du Saint-Esprit, qui est la volonté et l'amour du Père et du Fils, toute chose fut achevée et rendue parfaite pour l'honneur éternel de Dieu; enfin, qu'il y a ainsi trois Personnes dans l'unité de la nature, et une seule nature dans la Trinité des Personnes, un seul Dieu tout-puissant et vrai - considérant tout cela, nous lui rendons honneur et adoration avec tout ce dont nous sommes capables.

Il nous faut aussi honorer et adorer notre cher Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme en une seule personne. Car Dieu a honoré, béni et élevé son humanité, qui est une avec nous, et se l’est unie au-delà de tout le créé. Par cette sublime union avec Dieu, son âme et son corps ont été comblés, et sont devenus plénitude de tout don et de toute grâce; plénitude dont tous ses disciples et tous ceux qui le suivent reçoivent grâce après grâce/1 (cf. Jn 1, 16), et tout ce dont ils ont besoin dans une vie sainte.

1. Littéralement : « avec toute sa famille » ; il s'agit ici du corps mystique du Christ.

La noble humanité de notre Seigneur, avec toute sa suite/1, se trouve ainsi ramenée vers l'honneur de son Père, par l'action de grâce, la louange et l’éternelle vénération, et par tout ce dont le Christ est capable, accompagné des siens qui lui appartiennent.

Voilà de quelle façon Dieu le Père rend honneur à son Fils et à tous ceux qui le suivent et qui lui sont unis. Celui qui honore Dieu, Dieu l’honore. Honorer et être honoré, voici l’oceupation d'amour. Non que Dieu ait besoin de l'honneur que nous lui rendons, car il est à lui-même son propre honneur, sa propre gloire et sa propre béatitude sans mesure. Mais il veut que nous l’honorions et que nous l’aimions, afin que nous soyons unis avec lui et bienheureux.

5.03 Entrevu dans le miroir des images

Voici à présent de quelle façon il nous faut honorer et louer Dieu. Si Dieu se montre aux yeux de notre entendement par le don de quelque lumière, il nous donne le pouvoir de le connaître en des ressemblances comme dans un miroir, dans lequel nous voyons des figures, des images et des ressemblances de Dieu. Mais voir la substance qu'il est lui-même, nous ne le pouvons qu’avec lui-même, c'est-à-dire au-delà de nous-mêmes et de toute occupation de vertu. C'est donc bien volontiers que nous pouvons regarder et fréquenter Dieu dans les images, les figures et les ressemblances divines, afin que lui nous élève au-delà de nous-mêmes, dans l'unité avec lui, là où il n’y a plus de ressemblances.

1. Littéralement : " grâce et faveur », grabe ende ghenade. Mais l’allusion à Jn 1, 16 est transparente.

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À présent, c'est dans notre miroir, à l’aide d'images et de ressemblances, que nous voyons que Dieu est grandeur, hauteur, toute-puissance, force, sagesse et vérité, justice et clémence, richesse et libéralité, bonté, miséricorde, fidélité, amour sans fond, la vie, et finalement notre couronne aussi, notre allégresse sans fin et notre béatitude éternelle.

Ces noms-là, il en existe beaucoup, davantage que ce que nous pourrions saisir ou énumérer. Et c'est pourquoi notre raison et notre entendement entrent dans l’émerveillement, et notre désir amoureux voudrait rendre louange et honneur à Dieu, selon toute sa dignité.

5.10 Trois occupations spirituelles

Puisque nous le désirons ainsi, l'esprit de Dieu nous apprend trois espèces ou modes d’occupation, grâce auxquels nous pouvons rendre à Dieu tout l'honneur dont nous sommes capables.

Le premier de ces modes nous unit avec Dieu sans intermédiaire. Le deuxième nous unit avec la volonté de Dieu par la grâce et nos oeuvres bonnes. Le troisième nous tient unis avec Dieu, et nous fait croître et augmenter en grâce, en vertus et en toutes les formes de sainteté.

Le premier mode contient trois éléments qui nous unissent avec Dieu : l’adorer, l’honorer et l'aimer.

Le deuxième en contient aussi trois : désirer, prier et réclamer.

Le troisième, de même, en contient trois : rendre grâce à Dieu, le louer, et le bénir.

5.11 Adorer, honorer et aimer Dieu

Comprends bien ce que veut dire : adorer Dieu. Cela signifie : regarder Dieu à travers la foi chrétienne, avec grande vénération, au-delà de la raison, dans notre esprit; lui qui est toute-puissance éternelle, Créateur et Seigneur du ciel, de la terre et de toute créature.

Le deuxième point est de rendre honneur à Dieu. Cela signifie : se renoncer, s’oublier ainsi que toute créature, et suivre Dieu sans fin, sans regarder en arrière, dans une éternelle vénération.

Le troisième point est de posséder, viser et aimer Dieu seul, non pour notre avantage, notre honneur, notre béatitude, ni pour quelque don qu'il pourrait nous faire; mais il nous faut l'aimer pour lui seul uniquement, et pour son honneur éternel. Voilà la charité parfaite, par laquelle nous sommes unis à Dieu, et nous habitons en lui, et lui en nous.

5.12 Désirer, prier, réclamer

De cette charité nous vient le deuxième mode des occupations spirituelles, qui contient trois éléments : désirer, prier et réclamer. Désirer de coeur, prier de bouche, réclamer avec l'esprit.

Il nous faut désirer la grâce et l’aide de Dieu avec une intime dévotion, pour son honneur et notre besoin, afin de le servir avec elles. Ce désir brûlera en notre âme, avec tendre attachement et envie d’accomplir la très chère volonté de Dieu avec tout ce qui nous est possible.

De là vient le second élément : prier et mendier, de coeur et de bouche.

Nous prierons notre Père du ciel - car il est celui qui accorde tout présent bon et tout don parfait (cf. Jac. 1, 17) - de nous donner

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l'esprit de crainte filiale, pour le vénérer et avoir crainte de le courroucer par le péché; de nous donner aussi l'esprit d’indulgence, pour être doux, indulgent, humble et bon, en son nom et grâce à la véritable vertu, envers tous ceux qui ont besoin de nous.

Prions encore pour qu'il nous donne l'esprit de science et de connaissance, de façon à nous comporter dignement devant lui et devant tous les hommes : vrais en paroles et en oeuvres, en actions et en omissions, vrais aussi dans la patience, bien ordonnés en tout, afin que nul ne soit scandalisé à cause de nous, mais que, de maintes sortes, beaucoup soient rendus meilleurs.

Nous demanderons encore à notre Père du ciel de nous donner l'esprit de force, pour être capables de triompher de tout : du diable, du monde et de notre propre chair, et pour vivre ainsi en paix avec Dieu.

Nous prierons encore le Père des lumières et de toute vérité, de nous donner l'esprit de conseil, pour suivre le Christ jusqu'au-delà de tous les cieux, et pour repousser le monde et tout ce qui lui appartient, en vrais disciples et imitateurs de notre Seigneur Jésus-Christ.

Nous désirerons et nous prierons aussi afin que Dieu nous accorde l'esprit de vraie intelligence, une raison éclairée, étant ainsi en mesure de comprendre toute vérité dont nous avons besoin au ciel et sur la terre.

Nous prierons ensuite notre Père tout-puissant, et Jésus-Christ, son Fils élu et éternel, de nous donner l'esprit de sagesse, pour rendre sans saveur et répugnant toute chose qui passe, et voir, savourer et ressentir la douceur de Dieu, qui est sans fond et sans mesure. C'est alors qu'en toute liberté nous réclamerons du Saint-Esprit en nous, lui qui est le Seigneur de toute grâce et de toute gloire, tous les dons et toute la sainteté qui sont au ciel et sur la terre.

Voilà le deuxième mode, celui qui nous montre comment désirer, demander et réclamer de notre Père du ciel, de lui ressembler, de suivre le Christ, son Fils, et de posséder avec lui et son Fils leur gloire, dans l'unité du Saint Esprit, éternellement et sans fin.

5.13 rendre grâce, louer, bénir

Suit maintenant le troisième mode, celui qui nous rend parfaits dans la vertu et dans l’entière beauté d'une vie sainte. Il se pratique de trois façons : rendre grâce à Dieu, le louer et le bénir.

5.131 À cause du Père

Fais maintenant attention. Nous rendrons grâce à Dieu et nous le louerons, parce qu'Il a créé ciel et terre et toute créature, en son honneur et pour notre besoin, parce qu'Il nous à faits à son image et à sa ressemblance, et qu'Il nous a donné de dominer sur tout ce qui est dans le monde. Toutefois notre premier père selon la nature transgressa le commandement de Dieu, tomba dans le péché, et nous tous avec lui.

Mais notre Père éternel et tout-puissant a couvert notre péché par sa grâce, en nous envoyant son Fils qui prit sur lui notre fardeau.

Celui-ci nous a enseigné et nous a montré par sa vie le chemin de la vérité. Il s’est mis à notre service, humble et obéissant jusqu'à la mort, afin que nous vivions éternellement avec lui, dans sa gloire sans fin.

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5.132 À cause du Fils

C'est en toute justice que nous rendons grâce et que nous louons et bénissons notre Père du ciel, son Fils glorieux et leur commun Esprit, qui, par amour, ont accompli une telle merveille dans notre nature.

Nous rendons aussi grâce à notre cher Seigneur Jésus-Christ, nous le louons et nous le bénissons, lui qui est un avec le Père, parce qu'il nous a donné et laissé sa chair, son sang et sa vie glorieuse dans le saint sacrement, où nous trouvons nourriture et breuvage, la vie éternelle, et tout ce dont nous pourrions avoir envie, plus que ce que nous sommes capables de consommer.

À notre Père nous offrirons aussi son Fils blessé et torturé, qui est mort par amour pour nous. Nous lui offrirons encore son Fils dans tous les saints sacrifices qui ont jamais été célébrés en son nom par de bons prêtres. Nous offrirons en même temps à la dignité de Dieu toute la liturgie de la sainte chrétienté et de tous les hommes bons, depuis le premier jusqu'au dernier.

5.133 À cause de Marie

Nous rendrons encore grâce à notre cher Seigneur Jésus-Christ, et nous le louerons par la dignité de Marie, sa mère chérie, celle qu'il choisit d’entre toutes les femmes du monde pour être sa mère. Il daigna être conçu par elle de l'esprit-Saint, être porté et mis au monde sans tache et sans travail, par elle qui fut mère et vierge. Et il daigna boire le lait de son noble sein. Les anges, au ciel, lui chantaient gloire, mais lui, dans la mangeoire, pleurait, demandant sa mère. Quant à elle, elle l’adorait et le regardait comme son Dieu et son fils. Elle le servait avec grande vénération, et lui la servait à son tour, comme un bon enfant sert sa mère chérie. Elle pouvait le prier comme son Dieu, et lui commander comme à son fils. Si grande merveille fut-elle jamais vue !

Impossible de décrire ou de détailler la noblesse des vertus de Marie et de sa vie sainte. Elle est profonde par l'humilité, sublime par la pureté, large et spacieuse par la charité, étendue par la miséricorde envers tous les pécheurs qui désirent son aide. Car elle est la mère de toute grâce et de toute indulgence, notre avocate et notre médiatrice entre son fils et nous. Celui-ci est incapable de lui refuser ce quelle désire, puisqu’elle est sa mère et se trouve assise à sa droite : Reine couronnée en même temps que lui, Dame puissante au ciel et sur la terre, celle qui est la plus élevée au-delà de toute créature, et la plus proche de lui.

Voilà pourquoi nous lui rendons grâce et nous le louons, à cause du grand honneur qu'il fit à sa mère et à nous tous dans la nature humaine. Car l’ingratitude tarit la source de la grâce de Dieu.

Rendre grâce à Dieu, le louer et l’honorer, ce fut la première oeuvre dans le temps que jamais créature pratiquât, celle aussi qui durera éternellement.

5.134 Avec les anges

Cela commença au ciel, lorsque l’ange saint Michel livra combat avec ses anges contre Lucifer et les siens, pour savoir qui gagnerait le ciel, et que Lucifer fut vaincu avec toute son armée, et fut précipité du ciel supérieur, tel un éclair et une flamme ardente (cf. Luc 14, ‘11), car celui qui sélève est abaissé. Alors se réjouirent tous les choeurs, ordres et puissantes seigneuries du ciel. L’ange le plus

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élevé parmi les Séraphins rendit à Dieu louange éternelle, et toute la légion céleste reprit à sa suite. Tous rendirent grâce au Dieu des victoires, l’adorant et le louant parce qu'il était leur Dieu, l’aimant et fouissant éternellement de lui, en son honneur.

5.20 Les anges et notre louange
5.21 Hiérarchies supérieures

Les hiérarchies supérieures : Trônes, Chérubins et Séraphins, ne combattent pas avec nous pour vaincre nos péchés, mais vivent avec nous là où nous avons été élevés au-delà du combat, auprès de Dieu, dans la paix, la contemplation et l’éternel amour.

5.22 Hiérarchies du milieu

Les trois ordres des hiérarchies du milieu, à savoir les Principautés, les Puissances et les Dominations, livrent combat avec nous contre le diable, le monde, les vices, et contre tout ce qui pourrait nous retarder dans le service de notre Seigneur. Ils nous disposent, nous régissent et nous aident à parfaire la vie intérieure et à l’orner de toutes les vertus.

5.221 Principautés

Attention ! Si, à l’aide de la grâce de Dieu et des anges, nous triomphons du monde et repoussons tout ce qui est en lui, nous voilà rois et princes, au-delà du monde entier, et le ciel nous appartient. En plus, le quatrième choeur des anges, appelés Principautés, est à notre service, pour l'honneur de Dieu.

5.222 Puissances

Ensuite, si nous nous abaissons, de tout notre coeur et de tout notre fond, si nous nous démettons et nous humilions plus bas que toute créature, pour l'honneur de Dieu, nous triomphons du diable et de toute sa puissance. Les anges du cinquième choeur, appelés Puissances ou Forces, sont nos compagnons, nous servant dans les occupations intérieures, en vue de notre victoire et pour l'honneur de Dieu.

5.223 Dominations Impatience du désir

Si l'homme se démet alors et s’abaisse plus bas que tous les hommes bons, de sorte qu'il n’oserait se comparer à aucun d’entre eux quant à la vertu, un tel homme ne saurait juger ni condamner personne, sinon lui-même. Tout ce qu'il est capable d’accomplir en matière de vertu lui semble mesquin et comme rien, car l'esprit de la justice de Dieu et son propre esprit d’humilité ne le laissent pas tranquille. Jour et nuit, ils crient dans son coeur : « Tu devrais vivre pour Dieu et le servir ». Ils lui rongent le coeur jusqu'à le sortir de ses entrailles, et la moelle jusqu'à l’extraire de ses os. La faim et l’envie de servir Dieu sont si vives que tout ce qu'il fait de bien est à l'instant même réduit à néant et ne le satisfait pas. Alors il s’irrite et se fâche avec lui-même, parce qu'il ne peut accomplir ce qui lui plairait. Toute complaisance naturelle en lui-même et dans la créature a été mortifiée en lui et a disparu. Il ne sait ni ne sent plus autre chose que ces paroles : « Tu devrais vivre pour Dieu et le servir ». Il se déteste et s’estime peu de choses, parce qu'il ne peut faire comme il le désire. Car l'esprit du Seigneur réclame de son désir un service et un honneur toujours nouveaux, et même davantage que cet homme n'est capable d’accomplir. Quoi qu'il donne, ce qu'il doit est plus important encore. Et c'est ainsi que son désir vit dans l’impatience.

Lorsque l'homme humble constate et voit qu'il ne peut accomplir ce que Dieu lui réclame, il se prosterne aux pieds de notre Seigneur et lui dit : « Seigneur, je ne puis te payer en retour. Je renonce donc à moi-même et je m’abandonne entre tes mains : fais de moi ce que tu veux ». Et voici comment

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le Seigneur répond à cet humble abandon : « Tu me plais beaucoup par ton abandon et par ta confiance. Je te donne mon Esprit de liberté et de vérité, pour que je sois seul à te plaire, au-delà de toutes les oeuvres bonnes et pratiques des vertus. »

Mutuelle complaisance entre Dieu et l'homme

Regarde donc cette mutuelle complaisance entre Dieu et l'homme libre et humble : voilà la racine de la charité et de toute sainteté dans la vie intime. Lorsqu'il est ainsi occupé à cette complaisance, l'homme ne peut être tenté par quelque péché, car tous les ennemis s’enfuient de lui, comme les serpents d'une vigne en fleurs. La complaisance mutuelle entre Dieu et l'homme libre et humble, voilà l'oeuvre la plus élevée et la plus noble dans la vie intime. C'est elle qui opère et qui ordonne comme il faut toutes les vertus et oeuvres bonnes. Car Dieu donne sa grâce, et l'homme intime rend à Dieu toutes ses oeuvres. La grâce et les oeuvres bonnes croissent ainsi et se renouvellent sans cesse. Car Dieu parle au-dedans de l'homme intime : « Je te donne ma grâce; donne-moi tes oeuvres ». Et Il ajoute dans la complaisance de son libre désir : « Donne-toi à moi, je me donne à toi; si tu veux être à moi, moi, je veux être à toi ». Voilà des questions et des réponses on ne peut plus aimables. Elles sont prononcées dans l'esprit, au-dedans, non avec des paroles, au-dehors. Et voici comment l'âme aimante répond : « Seigneur, tu vis en moi avec ta grâce, et tu me plais au-delà de tout. Je suis forcée de t’aimer, de te rendre grâce et de te louer, toutes choses dont je ne saurais être privée, car elles sont ma vie éternelle. Tu es mon aliment et mon breuvage. Plus je mange, plus j’ai faim. Plus je bois, plus j’ai soif. Plus je possède, plus j’ai envie d’en posséder davantage.

Ta saveur m’est douce

au-delà du rayon de miel

et de toute douceur mesurable.

Faim et désir toujours

en moi demeurent,

car te consommer, je ne le puis.

Est-ce moi qui te mange?

Toi qui me manges ?

Je ne sais;

car, dans mon fond,

les deux semblent vrais.

Tu me réclames d'être un avec toi,

ce qui me donne grande peine,

car je ne veux quitter mon oceupation

pour aller dormir entre tes bras.

Il me faut te rendre grâce,

louange et honneur,

car c'est là ma vie éternelle.

Impatience en moi je ressens,

et ne puis savoir ce que c'est.

Si je pouvais acquérir l'unité avec Dieu,

tout en demeurant pour toujours

en mes oeuvres,

je tairais toute ma plainte.

Que Dieu qui connaît tout besoin

fasse de moi tout ce qu'il veut.

Je me livre tout entière en son pouvoir,

et reste ainsi, en toute souffrance,

vigoureuse.

s'écouler au-delà

Et voici ce que l'esprit de notre Seigneur répond à cela, dans l’intime de l'âme, non avec des paroles au-dehors, mais dans le sentir au-dedans : « Ma bien-aimée et chérie, je suis à toi, et tu es à moi. Je me donne au-dedans de toi, au-delà de tous mes dons; et je te réclame et t’attire au-dedans de moi, au-delà de toutes

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tes oeuvres. » Lorsque l'âme intime correspond à Dieu qui l’attire au-dedans, et qu’elle se livre librement à l'esprit de notre Seigneur, elle ressent un amour sans fond, dans lequel elle est tout entière étreinte. Et lorsqu'elle est élevée au-delà d'elle-même et de tous les dons, dans l'esprit de notre Seigneur, elle ressent une allégresse infinie qu’elle est incapable de saisir, dans laquelle elle s’est entièrement écoulée au-delà d'elle-même. Entre cet amour sans fond et cette allégresse sans fin, l'âme intime se trouve embrassée et étreinte, dans la face de l'amour. Mais une telle heure est brève. Car l'amour ne peut être désoeuvré. Il crie d'une voix forte dans l'âme intime :

Rends grâce, louange et honneur à ton Dieu,

voilà le conseil et le commandement de l'amour.

Voici le mode le plus noble et le plus élevé parmi les occupations intimes, celui aussi qui est le plus proche de la vie de contemplation. Nous ressemblons ainsi aux anges du sixième choeur, qui s'appellent Dominations ou Seigneuries, car ils dominent les cinq choeurs ou ordres qui sont plus bas qu’eux. C'est pourquoi ce mode est noble et élevé au-delà de toutes les occupations auxquelles on peut se vouer dans la vie intime.

5.23 Hiérarchies inférieures
5.230 Les commandements et les conseils

Le Christ, le Fils vivant de Dieu, nous a enseigné, et montré par sa vie, deux chemins qui nous conduisent à la vie éternelle, si nous voulons bien les suivre. Le premier chemin est celui de ses commandements; l’autre, celui de son conseil.

Les conseils

Car il parle ainsi : « Si tu veux être parfait et devenir mon disciple, quitte tout ce que tu possèdes avec attachement sensible : père et mère, soeur et frère, femme et enfant, maison et ferme (cf. Mat. 19, 29), et tout ce qui est dans le monde et qui pourrait t’entraver et te retarder dans tes occupations intérieures pour Dieu. Si tu veux me ressembler, il te faut quitter et rejeter tout cela.

Car je t’envoie comme mon Père m’a envoyé (cf. Jn 20, 21), moi qui n’avais pas où appuyer la tête (cf. Luc 9, 58). Toi non plus, tu ne peux rien conserver dans le monde de ce que tu voudrais posséder avec plaisir et attachement sensible, mais il te faut renoncer à tout, si tu veux t’épanouir dans la vie intime.

Si tu peux agir ainsi, tu es un disciple du Christ et un pauvre en esprit, roi et seigneur au-dessus du monde entier dont tu auras triomphé. Car même si tu ne possèdes rien en propre, tu possèdes tout en Dieu qui ta donné la force pour vaincre.

Le Christ dit ensuite : « Celui qui a quitté tout ce qu'il était à même de posséder avec un attachement sensible, qu'il me suive » (cf. Mat. 19, 21); ce qui veut dire : qu'il rende honneur à Dieu et ne se complaise pas en lui-même.

C'est ce que fit le Christ lorsqu'il dit : « Je cherche la gloire de mon Père qui m’a envoyé. Si je cherchais ma propre gloire, celle-ci ne vaudrait rien » (cf. Jn 8, 50.54).

L'homme ressemble ainsi au Fils de Dieu qui lui a donné l'humble sagesse.

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Le Christ dit encore : « Celui qui veut venir derrière moi, qu'il porte sa croix et me suive » (cf. Luc 9, 23).

C'est ce que fit le Christ lorsqu'il se renia lui-même et livra son corps aux mains de ses ennemis pour être mis à mort, et son esprit à la volonté de son Père. Ayant ainsi donné tout ce qu'il était et tout ce qu'il pouvait, il cria d'une voix forte : « Tout est accompli », inclina la tête et livra son esprit (cf. Jn 19, 30).

C'est ainsi que nous devrions faire. Si nous voulons être parfaits en charité et en vie intime, il nous faut nous renoncer entièrement dans la très chère volonté de Dieu, en même temps que nous devons être disposés et prêts à mourir pour l'honneur de Dieu, et même pour notre prochain si, par cette mort, nous pouvions le sauver pour la vie éternelle.

Nous avons ainsi une charité parfaite pour Dieu et notre prochain, et nous ressemblons au Saint-Esprit qui opère toutes les oeuvres de l'amour, et les conduira à leur perfection dans la vie éternelle.

La pratique sincère, devant Dieu, de ces trois points, voilà le conseil de notre Seigneur, le chemin caché qui mène à Dieu, mais que peu de personnes trouvent. Car une pauvreté extérieure, sans occupation intérieure et sans autre vertu, ne pourra le trouver. Au contraire, une certaine richesse dont on tire profit avec sagesse, et que l’on partage libéralement avec les pauvres, pour l'honneur de Dieu, trouve ce chemin qui demeure caché au pauvre qui n'est qu'un hypocrite, ou au pauvre qui l’est malgré lui.

Les commandements71

La voie commune conduisant à Dieu est celle des commandements de notre Seigneur. Car le Christ a dit : « Si tu veux être sauvé, garde les commandements » (Mat. 19, 17). Et encore : « Si tu gardes mes commandements, tu demeures dans mon amitié, comme moi-même, jai gardé les commandements de mon Père et que j’habite dans son amour. » (cf. Jn 15, 10).

L'amour est le premier et les plus élevé des commandements.

Personne ne peut aimer s’il ne vit dans la foi chrétienne. À celui qui croit, tout est possible, mais le mécréant est du bois destiné à brûler en enfer.

Si tu veux garder les commandements de Dieu, il te faut croire et mettre ta confiance en lui; puis, purifier ta conscience du péché, selon la loi chrétienne et les prescriptions de la sainte Eglise.

Il te faut encore être docile et obéissante à Dieu et à ton supérieur, de toutes les façons et dans toutes les occupations bonnes que l’on pratique communément dans la sainte Église, cela selon tes possibilités et un discernement correct, et suivant les usages des hommes bons avec lesquels tu vis et la coutume du pays où tu habites.

Tu apprendras et mettras en pratique les dix commandements. Tu éviteras et tu fuiras les sept péchés mortels, pour ne pas fâcher Dieu ni mériter la peine de lenfer.

1. Ici pour les sept péchés capitaux.

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Jeûne et célèbre les jours saints. Sois obéissante et prête à tout bien, selon tes possibilités.

Sois fidèle à Dieu et à toi-même, en toute oeuvre bonne, comme le bon serviteur à son Seigneur, jusqu'àu jour où il te reprendra chez lui.

5.231 Les anges messagers

Telle est la vie selon les commandements de Dieu, que nous lui devons tous. C'est pour cela que les anges de Notre Seigneur, qui appartiennent au choeur inférieur, sont à notre service tous les jours de notre vie, pour nous conduire purs, chastes et sans péché jusque devant sa face.

Voilà le premier point et le mode le plus inférieur dans la vie active. Par lui nous ressemblons aux anges inférieurs, ceux qui s'appellent messagers de Dieu.

5.232 Archanges

Ensuite vient le deuxième point, un chemin plus élevé dans la vie active : pâtir innocemment.

L’innocence est fille de la charité; le pâtir est son frère.

C'est à partir de ces trois vertus que s’opèrent toutes les oeuvres bonnes, à l’aide de la grâce de Dieu, car elles retiennent les penchants désordonnés de la nature.

Pour qui pâtit innocemment, tout discernement des vertus est simple. Car celui qui pâtit innocemment vit dans la crainte de notre Seigneur. Il est humble, doux et obéissant, indulgent, libéral, honorable de moeurs, sans complication, simple, patient, souple pour tout bien. Car il est un disciple de notre Seigneur, facile à enseigner, qui sans cesse reçoit de Dieu l'enseignement de la paix véritable.

Lorsque tu te trouves ainsi bien ordonnée dans les vertus, tu possèdes le deuxième point par lequel nos ressemblons aux archanges du deuxième choeur, ceux qui commandent et dominent au-dessus de tous les anges qui appartiennent à l'ordre inférieur de la première hiérarchie. Tu es ainsi élevée au-dessus de tous ceux qui vivent dans l'ordre inférieur des oeuvres bonnes, dans lequel on peut encore être sauvé.

5.233 Vertus

Ensuite vient le troisième point, grâce auquel toute vie active, qui soit agréable à Dieu, est conduite à sa perfection.

Lorsqu'un homme simple garde la loi et les commandements de Dieu, non par habitude ou par nécessité, mais parce que Dieu le veut et l’ordonne ainsi, un tel homme est bon et plaît à Dieu dans l'ordre inférieur de la vie.

Lorsque cet homme est ensuite élevé et orné au-dedans avec de nombreuses vertus, pour ressembler à Dieu, à ses anges, aux saints et à tous les hommes bons, parce qu'il respecte la vertu et déteste le péché, et encore à cause de la vie éternelle, la paix de sa conscience, et pour la joie et le bonheur qu'il ressent dans une vie qui est sincère, un tel homme plaît alors à Dieu beaucoup plus que l'homme du commun qui se trouve dans le choeur inférieur.

Mais lorsqu'il lève les yeux au-delà de toutes les oeuvres bonnes au-dehors, et au-delà de toutes les vertus intérieures au-dedans, et qu'il regarde son Dieu dans la confiance et dans la foi chrétienne, le visant et l’aimant au-

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delà de tout, et qu'il demeure et s’occupe ainsi au-delà de toute chose, cet homme possède alors le troisième point par lequel toute vie active atteint sa perfection. Il ressemble bien aux anges du troisième choeur de la hiérarchie inférieure, qui s'appellent Vertus. Car toute vertu atteint sa perfection lorsque l'homme les offre à Dieu, le visant et l’aimant au-delà de tout.

Voilà donc la vie active parfaite, avec ses trois ordres qui nous conduisent à la vie éternelle, toujours plus haut, selon ce que nous méritons dans la grâce, et selon que nous en sommes dignes devant la face de Notre Seigneur.

As-tu expérimenté cette vie en toi, et veux-tu la conserver et t’établir en elle, il te faut être désœuvrée, n’avoir aucun souci, ni de toi ni de quelque créature, et ne te complaire en toi d’aucune façon. Mais il te faut regarder Dieu, le viser, l'aimer, t’occuper de lui et désirer son honneur au-delà de toute chose. Tu pourras ainsi persévérer et habiter devant sa face, en lui rendant un honneur éternel.

5.30 Ceux qui se croient parfaits, mais se complaisent en eux-mêmes

Car on trouve nombre de gens qui se complaisent en eux-mêmes, qui, par leur manière de vivre, se croient grands et élevés devant Dieu, et qui cependant se trompent sur beaucoup de points.

Car ceux qui ne se sont pas quittés, et qui ne sont pas morts à eux-mêmes dans la nature, ne sont pas non plus élevés ni vivants dans la grâce, et ne sont pas occupés à rendre honneur à Dieu.

Quoiqu’ils soient intelligents et subtils dans la lumière de la raison, ils se complaisent cependant en eux-mêmes et désirent plaire aux autres, deux choses qui détournent de Dieu et qui sont les racines principales de tout péché.

De là vient qu'ils désirent être au-dessus des autres, et même au-dessus de tous, si cela pouvait leur arriver. Dans leur fond ils ne sont dociles envers personne, mais ils souhaitent que tous suivent leur opinion, car ils sont opiniâtres et têtus. Ils pensent toujours avoir raison devant tous ceux qui leur sont contraires. Ils sont susceptibles, vite troublés, colériques, emportés, fourbes, agressifs, arrogants en paroles, en actions et en mimiques, et ainsi ne sont-ils jamais en paix avec ceux qui doivent vivre avec eux.

Mais ils ne sont pas non plus en paix avec eux-mêmes, jamais, car ils observent de près et en jugent beaucoup; les autres, bien sûr, mais non pas eux-mêmes. Ils sont ainsi pleins de suspicions, d’imaginations, de mauvaise humeur provenant de leur dépit, d’aversion et de dédain intérieur pour ceux qui ne leur plaisent pas. Tout cela les tourmente et les trouble au-dedans.

Il leur semble tout savoir et faire tout mieux que n’importe qui. Ils veulent enseigner, informer, reprendre et punir les autres, mais n’être enseignés, informés ou repris par personne, car ils pensent être les plus sages au monde.

Ils se montrent volontiers durs pour leurs inférieurs, et les rabrouent; de même pour leurs pairs, lorsqu'ils en reçoivent peu de considération ou de sympathie. Ils

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boudent et ils pestent, et se montrent la plupart du temps grincheux, lugubres et aigres d’humeur, car l’onction du Saint-Esprit leur fait défaut au-dedans.

Ils prennent volontiers la parole en présence d'autres hommes bons, car ils se croient dignes de parler devant tout le monde, puisque, à leurs yeux, ils sont les plus sages au monde.

Ils dissimulent leur orgueil par des façons humbles, et leur hargne, par un semblant de justice.

Ils ont pour amis et familiers ceux qui les flattent et leur sont bienveillants.

Ils sont en souci, dans l'agitation et la préoccupation quant aux affaires qu'ils ont à traiter.

Ils se réjouissent ou s’attristent pour l’agrément ou le désagrément que leur causent les choses de la terre, à l’égal de ceux qui vivent dans le monde.

Qui les approuve ou les blâme en leur présence a vite fait de les connaître.

Ils ont peur et sont en souci pour eux-mêmes, pour les maladies, la mort, l’enfer, le purgatoire, le jugement et la justice de Dieu.

D’une complexion anxieuse, ils sont toujours dans l’incertitude et dans la crainte de ce qui pourrait leur arriver. Car ils s’aiment d'une façon désordonnée, mais non pas à cause de Dieu ni pour Dieu. C'est ainsi qu'ils sont lâches de nature, sans liberté et inexpérimentés devant Dieu. Ils sont pleins de

1. Pour onbewandelt.

soucis étrangers et de peurs pour des choses temporelles, de ce monde. Ils redoutent les seigneurs méchants, qui leur ôteraient vie et richesses, leur voleraient ou leur retiendraient leur bien, ou qui les paieraient mal. Ils ont peur de s’appauvrir, d'être rejetés et repoussés, de devenir vieux et malades, sans la consolation de leurs amis ou de biens terrestres.

Ce sont là des soucis étrangers et stupides, qui nourrissent une avarice invétérée, et qui vont même jusqu'à en faire perdre la tête à certains.

Même dans l'Église

On trouve de semblables personnes jusque dans la vie religieuse et dans l'état ecclésiastique : ce sont ceux qui appartiennent encore à leur volonté propre et ne sont pas morts à eux-mêmes. Ils ont peur que quelque supérieur ou prélat ne s’introduise dans leur vie, qui viendrait les brider et les rabrouer, et se figurent ne pas être en état de supporter pareille chose. Si quelqu'un leur est opposé, ils se disent : « S’il devenait mon supérieur, comment pourrais-je lui être soumis et lui obéir ? Il n'a aucune sympathie pour moi. Dès qu'il le pourrait, il me briderait et me rabrouerait, et tous ses amis seraient avec lui et contre moi. » Cette angoisse fait que le sang de leur coeur se détériore. Ils en deviennent impatients et se disent en eux-mêmes : « Je ne pourrais pas supporter cela; ou bien j’en deviendrais fou, ou bien il me faudrait quitter le monastère. »

Voilà bien des appréhensions insensées, une sagesse désordonnée, et des prévisions qui sortent d'un fond orgueilleux.

Mais s’il leur arrivait de devenir supérieurs eux-mêmes, ils brideraient et rabroue-

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raient tous ceux qui leur seraient opposés et ne voudraient pas suivre leurs opinions, car ils pensent tout régir et disposer, mieux et plus sagement que quiconque.

Aussi, dans leur coeur, critiquent-ils souvent leurs supérieurs et ceux qui sont en fonction, comme ils le font aussi devant ceux dont ils savent qu'ils y prêtent volontiers l’oreille.

Ils n’aiment pas entendre louer quelqu'un de leur entourage, car il leur semble en être ainsi d’autant moins appréciés.

En aucun cas ils n’ajoutent foi à une vie qui serait plus élevée que ce qu’eux-mêmes ressentent et comprennent au-dedans.

Voilà donc des gens qui se figurent être sages et expérimentés plus que tout leur entourage, alors qu'ils ne sont pas en mesure de recevoir la vraie sainteté, et se trouvent mal ordonnés à elle.

Que chacun veuille donc éprouver, examiner et juger son esprit et sa nature, et s’il ressentait ou constatait quelque chose de ce genre, qu'il le chasse et en triomphe, s’il veut un jour trouver la vraie sainteté.

Si nous voulons vivre pour Dieu, il nous faut mourir au péché. Si nous voulons voir le Royaume de Dieu, il ne faut être ni affecté ni arrêté par des images d'agrément ou de désagrément. Notre coeur et notre désir doivent être fermés aux choses de la terre, et ouverts à Dieu et aux choses éternelles.

Voulons-nous savourer Dieu,

il nous faut quitter le monde entier.

Voulons nous avoir pouvoir sur Dieu,

il nous faut aimer et détester comme lui.

Si l'esprit de Dieu doit croître en nous,

lui qui nous libérera de tout,

il nous faut renoncer à nous-mêmes.

Nous serons ainsi en mesure de le subir,

pour passer au-delà de tous les cieux,

et être un et indivis avec lui.

C'est la que nous le bénirons,

et écouterons en paix

les mélodies du ciel,

aux huit modes et aux nombreux tons.

5.40 Les quatre mélodies du ciel

Notre Père du ciel nous a appelés et choisis de toute éternité dans son Fils bien-aimé, et Il a écrit notre nom, avec le doigt de son amour, dans le Livre de vie de sa Sagesse éternelle. À nous de lui répondre pour toute l'éternité, avec tout ce dont nous sommes capables, en lui rendant honneur éternellement.

C'est ici que prennent leur origine tous les cantiques des anges et des hommes, qui jamais ne s'arrêteront.

5.41 l'amour

La première mélodie est celle de l'amour pour Dieu et pour notre prochain. Le Père nous a envoyé son Fils pour nous apprendre ce chant-là, car celui qui ne le connaîtrait pas, ne pourrait se présenter au choeur du ciel. L’art du chant lui manque, en effet, et il ne porte pas l’habit de choeur : il devra donc toujours rester en dehors du choeur céleste.

Lorsque Jésus-Christ, notre amant éternel, fut conçu dans le corps vénérable de sa mère, dans l'esprit il chanta gloire et honneur à son Père du ciel, repos et paix à tous les hommes de bonne volonté. Les anges reprirent ce même cantique, dans la nuit où il naquit de la Vierge Marie, sa mère. La sainte Église en fait mémoire et le reprend tout particulièrement à l'occasion de ces deux fêtes.

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Car aimer Dieu, et aimer son prochain pour Dieu, à cause de Dieu et en Dieu, voilà la voix supérieure et la plus joyeuse que l’on puisse chanter au ciel et sur terre.

La qualité et l’art de ce chant, c'est le Saint-Esprit.

Le Christ, notre chantre et maître de choeur, nous a chanté dès le début ce chant de fidélité et d'amour éternel, et il l’entonnera à tout jamais. À nous de limiter, avec tout ce dont nous sommes capables, à la fois ici-bas et dans le choeur de la gloire de Dieu.

L'amour vrai et sincère est le chant commun que nous devons tous connaître, pour aller au choeur avec les anges et les saints, dans le Royaume de Dieu.

L'amour est la racine et la cause de toutes les vertus au-dedans. Il est aussi l’ornement de toutes les oeuvres bonnes, et la garantie de ce qui en est visible au-dehors.

L'amour est à lui-même sa propre vie et sa propre récompense.72

L’occupation d'amour ne peut errer. Car le Christ, avec tous ceux qui lui appartiennent, nous y a précédés, et nous l’a enseignée ainsi que montrée par sa vie. Il nous faut les imiter tous, si nous voulons être bienheureux et sauvés avec lui.

Voilà donc la première mélodie du chant céleste, que la Sagesse de Dieu apprend, par l'intermédiaire du Saint-Esprit, à tous les disciples qui lui obéissent.

5.42 L'humilité

Ensuite vient la deuxième mélodie du chant céleste : une humilité sincère, que personne ne peut élever ni abaisser, car elle est la racine et le sol sans fond de toute vertu et de toute bâtisse spirituelle. C'est elle qui tient la dominante et indique la clé de tous les chants du ciel. Elle est en harmonie avec toutes les vertus, car elle est le manteau et l’ornement de la charité, la voix la plus douce qui se chante sous les yeux de Dieu.

Les airs en sont si aimables et si attrayants qu'ils ont attiré et fait descendre la Sagesse de Dieu dans notre nature. Car lorsque Marie dit : « Voici la servante de Dieu, que m’arrive tout ce que Dieu veut ». (cf. Luc 1, 58), Dieu en fut vaincu à tel point qu'il voulut emplir l'humble site de Marie de sa Sagesse éternelle. La hauteur s’est ainsi faite abaissement, car le Fils de Dieu s’est abaissé pour prendre la figure du serviteur, et nous a élevés jusqu'à la figure divine. Il s’est humilié et abaissé plus bas que tous les hommes, il s’est démis et nous à tous servis jusqu'à la mort.

Si tu veux donc lui ressembler et le suivre jusqu'au lieu où se chante le cantique de l'humilité sincère, il te faut renoncer à toi-même et te démettre, aimer et désirer être rejetée, ainsi que passer inaperçue et inconnue parmi tous les autres. Car l'humilité n'est pas affectée par un agrément ou un désagrément, par l'honneur ou par le déshonneur, ni par rien qui ne soit pas elle-même. Elle est le don le plus élevé, le joyau le plus beau que Dieu puisse donner à une âme aimante, après lui-même. Elle est plénitude de toute grâce et de tout don.

Celui qui habite l'humilité, fait un avec elle, et a trouvé la paix éternelle.

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5.43 Renoncement à la volonté propre

Ensuite vient la troisième mélodie du chant céleste, lorsque nous renonçons à la volonté propre et à tout ce qui nous est propre, et lorsque nous livrons notre nature à la très chère volonté de Dieu, pour souffrir et subir tout ce qui nous arrive et qu'il permettra. Si la nature est alors affligée, elle qui porte la croix et suit notre Seigneur jusqu'à la mort incluse, l'esprit se réjouit, lui qui présente une offrande à tel point volontaire.

Même si maintenant la nature pleure et gémit alors que nous sommes lourdement chargés, un jour nous nous réjouirons dans la gloire de Dieu, lorsque Jésus séchera nos larmes et nous montrera de quelle façon il nous a achetés à son Père avec son sang, et comment il nous a payés avec sa mort. Alors nous chanterons avec lui le cantique qui a été mérité par la souffrance volontaire, et qui appartient à la seule nature humaine, et non à celle des anges. Plus les tourments, la peine et la souffrance auront été grands et nombreux, et plus le seront la gloire, la récompense et l'honneur.

Le Christ sera notre chantre, celui qui entonnera le cantique, car il est le prince et le monarque de toute souffrance libre qui fût jamais supportée par amour et en l'honneur de Dieu. Sa voix est claire, glorieuse, et résonne tellement bien ! Car il s'y connaît en chant céleste : les airs, les fioritures, et la voix du dessus. Tous, nous chanterons avec lui, et nous rendrons grâce et louerons son Père du ciel qui nous la envoyé.

Le Christ a dû souffrir pour entrer dans sa gloire. À nous aussi, il est donné de souffrir volontiers pour lui ressembler et le suivre, dans sa gloire et dans celle de son Père, avec qui il est un, en une seule fruition du Saint Esprit. Là, nous chanterons tous, au nom de notre Seigneur Jésus Christ, chacun à sa façon, dans son esprit, selon qu'il l’aura mérité et en sera digne devant Dieu.

5.44 Défaillir dans la louange

Ensuite vient la quatrième mélodie du chant du ciel, la plus intime, la plus noble et la plus élevée, à savoir défaillir dans la louange de Dieu.

Notre Père du ciel est avide et libéral. Il accorde libéralement sa grâce, ses dons et ses présents à ses bien-aimés qui ont été élevés dans l'esprit et marchent devant sa face. Mais il réclame de chacun en particulier de lui répondre par l'action de grâce, la louange, et par toute sorte d’oeuvres bonnes, selon qu'il en a été favorisé, au-dehors comme au-dedans. Car la grâce de Dieu n'est pas accordée à la légère, ni en vain. Si nous lui prêtons attention, elle coule et donne toujours ce dont nous avons besoin, mais elle réclame aussi en retour tout ce dont nous sommes capables. C'est au milieu de ces deux, donner et réclame, que toutes les vertus se pratiquent, sans risque de s'égarer.

Mais, au-delà de toutes les oeuvres et de toutes les pratiques de vertu, notre Père du ciel révèle à ceux qu'Il aime particulièrement, qu'il n'est pas seulement avide et libéral en réclamant et en donnant, mais qu'il est par lui-même avidité et libéralité. Car il veut se donner lui-même à nous, avec tout ce qu'il est, et il veut que nous nous donnions à lui en retour, avec tout ce que nous sommes. Il veut ainsi être tout entier à nous, et que nous soyons tout entiers à lui, chacun restant néanmoins

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tout ce qu'il est, car nous ne pouvons devenir Dieu, mais nous sommes unis à lui, avec intermédiaire et sans intermédiaire.

L'union avec intermédiaire

Nous lui sommes d'abord unis au moyen de sa grâce et de nos oeuvres bonnes. Il vit en nous, et nous vivons en lui, au moyen de notre amour mutuel, c'est-à-dire par sa grâce et par nos vertus. Nous lui sommes soumis, et nous sommes une seule volonté avec lui dans tout ce qui est bien. Son Esprit et sa grâce opèrent toutes nos oeuvres bonnes, plus proprement que nous ne les faisons nous-mêmes. Sa grâce en nous, et notre amour pour lui, C'est là un ouvrage que nous accomplissons ensemble, l’un pour l’autre.

Notre amour pour Dieu est l’ouvrage le plus élevé et le plus noble que nous puissions ressentir entre nous et lui.

L'esprit de Dieu réclame de notre esprit d’aimer Dieu, et de lui rendre grâce et louange, selon sa noblesse et sa dignité, en quoi tous les esprits qui aiment défaillent, au ciel et sur terre. Ils s’épuisent à l’ouvrage, et tombent tous en impuissance devant la sublimité sans fond de Dieu.

Voila l'intermédiaire le plus noble et le plus élevé entre nous et Dieu. La grâce de Dieu atteint ici sa perfection, avec toutes les vertus.

L'union sans intermédiaire

Au-delà de cet intermédiaire, nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-delà de la grâce et de toute vertu. En effet, au-delà de cet intermédiaire, nous avons reçu l’image de Dieu dans la vie vivante de notre âme, là où nous lui sommes unis sans intermédiaire, sans toutefois devenir Dieu. Néanmoins nous gardons toujours la ressemblance avec Dieu, lui vivant en nous, et nous vivant en lui, par sa grâce et nos oeuvres bonnes. De cette façon, nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-delà de toute vertu, là où nous portons son image à la cime de notre être créé; et nous lui ressemblons par ailleurs toujours au-dedans de nous-mêmes, et nous sommes unis à lui, par sa grâce et par notre vie vertueuse. Nous ressemblons ainsi éternellement à Dieu dans la grâce et dans la gloire, mais, au-delà de la ressemblance, nous sommes un avec lui dans notre image éternelle.73

L'unité vivante avec Dieu se trouve dans notre essence. Nous ne pouvons la saisir, ni la rejoindre, ni l’atteindre. Elle se présente à toutes nos puissances, nous réclamant d'être un avec Dieu sans aucun intermédiaire, ce que nous ne pouvons accomplir. Et c'est pourquoi nous suivons Dieu jusque dans le désoeuvrement vide de notre essence/1 .

L'esprit de notre Seigneur se repose et habite dans ce désoeuvrement, avec tous ses dons. Il insuffle sa grâce et ses dons dans toutes nos puissances, et il nous réclame d’aimer, de rendre grâce et de louer. Lui-même habite en personne dans notre essence, et réclame que nous soyons désoeuvrés et un avec lui, au-delà de toute vertu.

Le jeu le plus intime de l'amour

C'est la raison pour laquelle nous ne pouvons jamais persévérer, ni au-dedans de nous-mêmes avec des oeuvres bonnes, ni au-delà de nous-mêmes avec Dieu dans le désoeuvrement. Et voilà le jeu le plus intime de l'amour.

1. Désoeuvrement vide traduit eenen ledegben sine.

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L'esprit de notre Seigneur est l'oeuvre éternelle de Dieu, qui veut que nous soyons éternellement à l'oeuvre pour lui ressembler. Mais il est aussi le repas et la fruition du Père, du Fils et de tous ses bien-aimés, dans un éternel désoeuvrement.

La fruition est au-delà de nos oeuvres : nous ne pouvons la saisir. Et nos oeuvres restent toujours en deçà de la fruition : nous ne pouvons pas les introduire en elle.

Dans nos oeuvres, nous défaillons toujours, incapables que nous sommes d’aimer Dieu de façon satisfaisante. Mais dans la fruition, nous sommes satisfaits, étant devenus tout ce que nous voulons être.

Voilà la quatrième mélodie du chant céleste, la plus noble aussi qui soit exécutée au ciel et sur la terre.

5.5 Le choeur céleste

Il faut cependant savoir que ni Dieu, ni ange, ni âme quelconque ne chantent avec des voix corporelles, car ils sont des esprits qui n’ont ni oreille, ni bouche, ni langue, ni gosier, ni gorge pour produire quelque chant.

La Sainte Écriture dit cependant de Dieu qu'il s’est adressé à Abraham, à Moïse, aux Patriarches et aux Prophètes, de maintes manières et avec des paroles sensibles, avant d’assumer une humanité.

Et la Sainte Église témoigne que les anges chanteront: « Sanctus, sanctus »/1, éternellement et sans fin.

1. En latin dans le texte.

De même, l’ange Gabriel porta à Notre-Dame l’annonce qu’elle concevrait du Saint-Esprit le Fils de Dieu.

C'est en chantant aussi que les anges conduisirent l'âme de saint Martin au ciel.

Et Marie Madeleine était tous les jours nourrie et alimentée par les chants des anges.

Les esprits bons ou mauvais, et les âmes aussi, peuvent donc apparaître aux hommes sous la forme qu'ils veulent, dans la mesure où Dieu veut bien le permettre. Mais il n'en est point besoin dans la vie éternelle, puisque c'est avec les yeux de notre entendement que nous y regarderons la gloire de Dieu, l'ensemble de tous les anges et de tous les saints, ainsi que la récompense et la gloire de chacun en particulier, de toutes les manières désirées.

Rôle du corps glorieux

Au dernier jour, lors du Jugement de Dieu, quand, de par la puissance de notre Seigneur, nous ressusciterons avec nos corps glorieux, ceux-ci seront blancs et resplendissants comme la neige, plus rayonnants et plus clairs que le soleil, transparents comme le cristal. Chacun possédera une marque en son honneur et à sa gloire, d’après toutes les façons dont il aura volontairement et librement souffert et supporté des tourments ou d'autres peines, pour l'honneur de Dieu. Car tout sera ordonné et récompensé selon la sagesse de Dieu et la noblesse de nos oeuvres bonnes.

Le Christ, notre chantre et Maître de choeur, entonnera, de sa voix glorieuse et douce, un cantique éternel : celui de la louange et de l'honneur adressés à son Père du ciel. Et tous, de joyeuse humeur, nous reprendrons, de nos voix claires, ce même cantique, éternellement et sans fin.

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L’allégresse et la gloire de notre âme se répandront dans nos sens et traverseront tous nos membres. Nous nous regarderons les uns les autres de nos yeux inondés de gloire, nous nous écouterons et nous nous parlerons mutuellement, et nous chanterons la louange de notre Seigneur avec des voix qui ne défailliront jamais.

Le Christ nous servira et nous fera voir sa face lumineuse et son corps de gloire, avec toutes les marques de fidélité et d'amour qui s'y sont imprimées.

Nous regarderons aussi tous les corps glorieux, avec toutes les marques de l'amour avec lequel ils ont servi Dieu depuis le commencement du monde.

Toute notre vie sensible sera remplie de la gloire de Dieu, au-dehors comme au-dedans. Nos coeurs vivants s’embraseront d'un amour ardent pour Dieu et pour tous les saints. Toutes les puissances de notre âme seront remplies de la gloire de Dieu, et animées de ses dons et de toutes les vertus qu’elles auront pratiquées depuis le commencement. Mais au-delà de tout ceci, nous expirerons dans la gloire de Dieu, qui est sans fond, insaisissable et sans mesure, dont nous jouirons avec Dieu éternellement, sans fin aucune.

Le Christ, dans sa nature humaine, dirigera le choeur de droite, car cette nature est ce qu'il y a de plus sublime et de plus noble que Dieu ait jamais fait. À ce choeur appartiennent tous ceux en qui il vit, et qui vivent en lui.

Le second choeur appartient aux anges. Bien que ceux-ci soient plus nobles de nature, nous, les hommes, avons davantage reçu dans le Christ Jésus avec qui nous sommes un.

C'est pourquoi le Christ sera le Pontife suprême, entre le choeur des anges et celui des hommes, face au trône de la sublime toute-puissance de Dieu. Il offrira et renouvellera devant son Père du ciel, le Dieu tout-puissant, tous les sacrifices jamais offerts par les anges et les hommes, sacrifices qui se renouvelleront sans cesse et continueront à tout jamais dans la gloire de Dieu.

Voilà comment nos corps et nos sens, avec lesquels nous servons maintenant Dieu, seront alors glorieux et bienheureux, comme est maintenant glorieux le corps du Christ avec lequel Dieu et nous-mêmes fûmes servis.

Nos âmes, avec lesquelles nous aimons Dieu, nous lui rendons grâce et le louons maintenant et pour l'éternité, seront des esprits bienheureux et glorieux; de même que l'âme du Christ, les anges et tous les esprits, qui aiment Dieu, lui rendent grâce et le louent, sont bienheureux et glorieux. Par le Christ, nous expirerons tous en Dieu, pour être un avec lui, dans la fruition , en une béatitude éternelle.

C'est ainsi que j’en finis avec le cinquième degré de notre échelle du ciel.


6.00 Sixième degré : le regard intérieur

Vient ensuite le sixième degré : le clair regard intérieur, l'esprit pur et la pensée pure. Ce sont là trois qualités de l'âme qui contemple, et qui proviennent et sortent du fond vivant où nous sommes unis à Dieu, au-delà de la raison et de toute pratique de vertus.

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Celui qui veut éprouver cela, qu'il offre à Dieu toutes ses vertus et toutes ses oeuvres bonnes, sans viser quelque récompense que ce soit. Avant tout, qu'il s’offre lui-même et s’abandonne au libre pouvoir de Dieu, et qu'il ne cesse de progresser, sans jeter un regard en arrière, dans le culte vivifiant de Dieu. C'est ainsi qu’avec la grâce de Dieu il se préparera à la vie de contemplation, si tant est qu'il doive obtenir celle-ci.

La vie de ses sens au-dehors sera convenable aux yeux de tous, et bien ordonnée en oeuvres bonnes.

Sa vie intérieure sera remplie de grâce et de charité, sincère, droite dans son intention, riche de toutes vertus.

Sa mémoire sera sans préoccupations ni soucis, libre, dégagée et de toute image désaffectée. Son sentiment sera libre, épanoui, élevé au-delà de tous les cieux. Sa pensée sera inoccupée /1, sans rien scruter, à l'état nu en Dieu. Telle est la clôture des esprits qui aiment, où toutes les pensées pures se rassemblent dans une pureté simple.74

1. Pour ledegh.

6.1 La pensée pure

Voici la demeure de Dieu au-dedans de nous, où personne ne peut travailler, sauf Dieu seul. Cette pureté appartient à l'éternité : elle ne connaît ni temps, ni lieu, ni avant, ni après. Mais elle est toujours présente, disponible, visible à la pensée pure qui a été élevée jusqu’en elle. Nous y sommes tous un, nous-même vivant en Dieu, et Dieu vivant en nous. L’un simple est toujours clair et visible aux yeux de l’entendement, lorsque ceux-ci se recueillent dans la pureté de la pensée.

L’air y est pur et net, éclairé de la lumière divine. C'est là que se trouve le regard au-dedans, et où l’on peut fixer et contempler la Vérité éternelle, avec des yeux transformés et éclairés. Toutes les choses y sont uniformes, une seule Vérité et une seule image dans le miroir de la Sagesse de Dieu. Trouver cette image, la reconnaître et nous établir en elle, dans notre essence et dans notre pensée pure, Dieu nous a faits pour cela. Lorsque nous regardons et fréquentons cette image à la lumière divine, avec les yeux simples de notre entendement, nous possédons /1 la vie de contemplation.

6.2 L’esprit pur

Mais il y manque encore ceci : la pureté de l'esprit. Car trois éléments constituent la vraie vie de contemplation, où personne ne peut s'égarer : la pensée désoeuvrée et désaffectée de toute image, la contemplation éclairée dans la lumière divine, et un esprit pur et élevé jusque devant la face de Dieu. En effet, l'esprit pur, avec le nu savoir, penche toujours pour suivre jusque dans son origine l'entendement éclairé.

Notre Père du ciel est l’origine et la fin de tout ce qui se fait. C'est en lui que nous commençons tout bien, avec la nue-pensée et le regard sans images. Dans son Fils, nous regardons toute vérité avec un entendement éclairé dans la lumière divine. Dans le Saint-Esprit, nous conduisons toutes nos oeuvres à leur perfection, lorsque, avec le nu-amour, nous expirons au-delà, devant la face de

1. Littéralement : nous acons.

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Dieu /1; et c'est là que nous sommes dégagés et libres de toute représentation et de toute imagination. Voilà la vie de contemplation, lorsque celle-ci a pris tout son poids.

À tout instant commencer et conduire à la perfection, tel est le conseil de l'amour. C’était là le sixième degré de notre échelle du ciel.

7.00 Septième degré : trépas et passage au-deld

Ensuite vient le septième degré, qui est le plus noble et le plus sublime qui se peut vivre dans le temps et dans l'éternité, lorsque, au-delà de tout le connaître et de tout le savoir, nous éprouvons en nous une nescience sans fond; lorsque, au-delà de tous les noms que nous donnons à Dieu ou aux créatures, nous mourons et nous trépassons dans un éternel sans nom, où nous sommes perdus; lorsque, au-delà de toute oceupation de vertu, nous regardons et éprouvons en nous-mêmes un désoeuvrement éternel, dans lequel personne ne saurait travailler, et, au-delà de tous les esprits bienheureux, une béatitude sans fond, où nous sommes tous un, le même Un qui, en lui-même, est la béatitude même; lorsque nous regardons tous les esprits bienheureux immergés, écoulés et perdus au-delà de leur essence, dans leur sur-essence, en une ténèbre inconnue et sans modes.

7.1 À l'image de la Trinité

Nous regarderons aussi le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Trinité des Personnes, un seul Dieu dans sa nature, qui a créé le ciel, la terre et toutes les créatures; nous l'aimerons, nous lui rendrons grâce et célébrerons sa louange

1. Littéralement : dans la face de Dieu. Nous suivons linterprétation de Surius.

pour une durée éternelle. Il nous à faits à son image et à sa ressemblance : grande allégresse pour les nobles et les purs.

Sa divinité/1 n’oeuvre pas : elle est une essence simple et désoeuvrée. Si nous étions établis en ce désoeuvrement avec Dieu, nous serions désoeuvrement avec lui, ressuscités /2 jusqu’en sa sublimité. Nous serions ainsi, au-delà de tous les degrés et de toutes les échelles du ciel, une seule essence désoeuvrée et une seule béatitude éternelle, avec Dieu dans sa divinité.

Dans la fécondité de leur nature, les Personnes divines sont un seul Dieu, qui est éternellement à l'oeuvre. Mais dans la simplicité de leur essence, elles sont divinité, et un éternel désoeuvrement. Dieu est ainsi éternel ouvrage dans les Personnes, et éternel désoeuvrement dans l’essence.

7.2 Amour et fruition

L'amour et la fruition vivent ainsi : entre les oeuvres et le désoeuvrement .

L'amour voudrait toujours être à l'oeuvre, car il est un éternel ouvrage avec Dieu.

Mais la fruition se doit toujours d’être désoeuvrée car, au-delà du vouloir et du désir, elle est l’étreinte des deux amants, dans le nu-amour, sans images, là où le Père avec le Fils tient sa bien-aimée enlacée dans l'unité frui-

1. Ruusbroec emploie plutôt rarement ce terme, si cher à Maître Eckhart, mais il en donne ici la traduction dans son propre vocabulaire : « une essence simple et désoeuvrée ». Mais sa doctrine ne semble pas différente de celle d’Eckhart : pour lui aussi l'essence simple est au-delà des Personnes qui en elle se perdent dans l'unité. La suite de notre traité, et en particulier la fin en sont une bonne illustration.
2. Seul endroit chez Ruusbroec où le sommet de l'expérience contemplative est assimilé à une résurrection. Voir cependant Le Royaume des amants, 1,75,30 (éd. Reypens, 1944).

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tive de son Esprit, au-delà de la fécondité de la nature. C'est là que le Père s'adresse à chaque esprit, en une complaisance éternelle, et lui dit : « Je suis à toi, et tu es à moi. Je suis tien, et tu es mien; je t’ai éternellement choisi. »

Voilà qu’entre Dieu et ses esprits bien-aimés, la joie et la complaisance mutuelles sont si grandes, que ceux-ci expirent, se liquéfient, s'écoulent au-delà d’eux-mêmes, deviennent un avec Dieu dans la fruition, se tenant éternellement penchés sur la béatitude sans fond de son essence. Voilà l'un des modes de la fruition chez ceux qui vivent et qui contemplent.

7.3 Se renoncer et suivre le toucher intérieur

Il est encore un autre mode qui conduit les hommes intimes et dévots jusque dans la fruition de Dieu, ceux qui sont parfaits en charité selon la très chère volonté de Dieu. Il s'agit de ceux qui se renient, renoncent à eux-mêmes et à toutes les créatures qu'ils pourraient posséder avec plaisir et attachement, à tout ce que Dieu a créé, dans la mesure où cela leur serait une occasion de souci et d’entraves dans la vie intérieure par laquelle ils servent Dieu. Ceux-là mêmes qui, en plus de ceci, sont ensuite élevés jusqu'à Dieu avec un attachement cordial, une âme vivante, un sentiment/1 élevé au-delà de tous les cieux, avec toutes leurs puissances, dans un amour ardent, avec un esprit élevé et une pensée libre de toute image.

1. Traduit ici ghemuede.

C'est là que la loi de l'amour est accomplie, et que toutes les vertus sont conduites à leur perfection. C'est là que nous sommes désoeuvrés et désaffectés/1, tandis que Dieu, notre Père du ciel, habite en nous avec la plénitude de sa grâce, et que nous habitons en lui, au-delà de toutes nos oeuvres, dans la fruition.

Le Christ Jésus vit en nous, et nous en lui. Par sa vie, nous triomphons du monde et de tout péché. Avec lui, nous nous tenons dressés dans l'amour, et tournés vers notre Père du ciel.

Le Saint-Esprit effectue en nous toutes nos oeuvres bonnes, et nous les effectuons avec lui. Au-dedans de nous d'une voix forte, sans parole, il crie : « Aime l'amour, qui t’aime éternellement ». Son cri est le toucher intérieur, au-dedans de notre esprit. Cette voix est plus terrible que le tonnerre, et les éclairs qui en jaillissent nous ouvrent le ciel, nous montrent la lumière et la Vérité éternelle. L’ardeur de son toucher et de son amour est telle, qu’elle voudrait nous consumer tout entiers. Son toucher au-dedans de notre esprit ne cesse de crier: « Paie ta dette, aime l'amour qui t’a aimé depuis toujours ». Il en vient une grande impatience au-dedans, et des gestes singuliers et tout-à-fait inconvenants au-dehors. Car plus nous aimons, plus nous avons envie d’aimer, et plus nous payons ce que l'amour réclame de nous, et plus nous lui devons encore. Amour ne se tait ni ne se tient coi. Éternellement il ne cesse de crier : « Aime l'amour ». Voilà un combat totalement inconnu des sens étrangers /2.

1. Ledigh : désoeuvré et désaffecté.
2. C'est-à-dire : qui sont étrangers à cette expérience.

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7.4 Subir l’étreinte de Dieu

Amour et jouir équivalent à oeuvrer et subir.

Dieu vit au-dedans de nous avec sa grâce : il nous enseigne, nous conseille, nous commande d’aimer. Et nous vivons au-dedans de lui, au-delà de la grâce et de nos oeuvres, là où nous subissons et jouissons. En nous vivent la connaissance, l'amour, la contemplation et le penchant; et au-delà de tout ceci vit la fruition.

Notre ouvrage est d’aimer Dieu; notre fruition, de subir l’étreinte dans l'amour de Dieu.

Entre amour et fruition, et Dieu et sa grâce, la distinction est la même.

Lorsque nous adhérons à Dieu avec amour, nous sommes esprits. Mais lorsqu'il nous fait rendre l'esprit et nous transforme avec son propre Esprit, nous sommes fruition.

7.5 La vie de communion

L'esprit de Dieu nous souffle au-dehors pour l'amour et la pratique des vertus, mais il nous attire à nouveau au-dedans de lui pour le repos et la fruition. Telle est la vie éternelle. Comme est notre vie mortelle dans la nature : exhaler l’air qui est en nous, pour inhaler ensuite un air nouveau.

Bien que notre esprit en vienne à expirer et à défaillir en son ouvrage pour passer à la fruition et à la béatitude, il est cependant inlassablement renouvelé en grâce, en charité et en vertus.

C'est donc bien ceci que je veux dire, à savoir qu'il faut à la fois entrer dans la fruition sans oeuvres, sortir pour les oeuvres bonnes, et demeurer à jamais uni à l'esprit de Dieu. De même que ouvrir nos yeux sensibles, voir et les refermer se passe si rapidement que nous n’en sentons rien75 /1, de même nous mourons en Dieu, nous vivons en sortant de Dieu, et nous demeurons à jamais un avec lui. C'est ainsi que nous sortirons dans la vie de nos sens, que nous rentrerons avec amour, que nous adhérerons à Dieu, et que nous resterons unis en Dieu, immobiles. Voilà le sentiment le plus noble que nous puissions expérimenter ou comprendre dans notre esprit.

Il nous faut cependant sans cesse monter et descendre le long des marches de notre échelle céleste, avec les vertus intérieures et les oeuvres bonnes extérieures, selon les commandements de Dieu et les dispositions de la Sainte Église, comme il a été dit plus haut.

Par la ressemblance des oeuvres bonnes, nous sommes unis à Dieu dans sa nature féconde, qui est toujours à l'oeuvre dans la Trinité des Personnes, et qui accomplit tout bien dans l'unité de son Esprit.

Là, nous sommes morts au péché, pour être un seul Esprit avec Dieu. Là, nous naissons à nouveau du Saint-Esprit, comme des fils élus de Dieu. Là, nous expirons au-delà de nous-mêmes, et le Père avec le Fils nous étreignent dans un amour et une fruition éternels. Cet ouvrage est toujours neuf : sans cesse il commence, il saceomplit et il est conduit à la perfection.

Nous y sommes bienheureux dans la connaissance, l'amour et la fruition avec Dieu.

1. Même image, mais appliquée à la prière perpétuelle, chez saint Augustin, Ep. 130,20.

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Dans la fruition, nous sommes désoeuvrés : Dieu seul l’opère, lorsqu'il fait expirer au-delà d’eux-mêmes tous les esprits qui aiment, et qu'il les transforme et les consume dans l'unité de son Esprit.

7.6 Dans l'unité du Saint-Esprit

Nous y sommes tous un seul feu d'amour, qui est plus grand que tout ce que Dieu fit jamais. Chaque esprit est un charbon ardent, allumé par Dieu au feu de son amour sans fond. Et tous ensemble, nous sommes un seul brasier ardent, qui ne pourra jamais plus s’éteindre, avec le Père et le Fils, dans l'unité du Saint-Esprit, où les Personnes divines expirent au-delà d'elles-mêmes, vers l'unité de leur essence, et l'abîme sans fond de la béatitude simple.

Là, il n’y a ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, ni aucune créature, mais seulement l'essence unique, c'est-à-dire la substance des Personnes divines.

Nous y sommes tous un et incréés, dans notre sur-essence.

Toute fruition trouve là son accomplissement et sa perfection, dans la béatitude de l'essence.

C'est là, dans son essence simple, sans ouvrage, que Dieu est désoeuvrement éternel, ténèbres sans mode, existence sans nom, sur-essence de toute créature, béatitude simple et sans fond de lui-même et de tous les saints.76

Dans sa nature féconde cependant, le Père est le Dieu tout-puissant, créateur et auteur du ciel, de la terre et de toute créature. De sa nature, il engendre son Fils, qui est sa Sagesse éternelle, un avec lui dans la nature, autre dans sa personne, Dieu de Dieu, par qui toutes choses ont été faites. Le Saint-Esprit, la troisième Personne, s'écoule du Père et du Fils, un avec eux dans la nature, lui qui est leur amour sans fond, dans lequel ils sont éternellement étreints dans l'amour et la fruition, et nous tous avec eux: une seule vie, un seul amour et une seule fruition.

Dieu est un dans sa nature, Trinité dans sa fécondité, trois Personnes séparées par une distinction. Ces trois Personnes constituent une unité dans la nature, et une Trinité dans leurs propriétés. Les trois propriétés de la nature féconde de Dieu sont trois Personnes, séparées par leur nom et par leur distinction, et cependant un dans la nature et dans les oeuvres. Chaque Personne possède en elle la totalité de la nature, étant ainsi Dieu tout-puissant dans la puissance de la nature, non pas dans la distinction des Personnes. Les trois Personnes possèdent l'unique nature divine sans séparation : elles sont ainsi un seul Dieu dans la nature, non pas trois dieux dans la distinction des Personnes. Dieu est ainsi Trinité par les noms et les Personnes, et Unité par la nature. Il est Trinité dans sa nature féconde, et cette Trinité vient de ce qui est propre à chaque Personne, mais elle est Unité dans la nature. Cette Unité est notre Père du ciel, créateur tout-puissant du ciel, de la terre et de toute créature /1. Il vit et règne en nous, à la cime de notre être créé, Unité dans la Trinité, Trinité dans l'unité, Dieu fort.

1. L’identification du Père avec l'unité de la nature divine est commune la théologie de l'époque. Elle souligne la préséance du Père sur les autres Personnes divines, lui étant à la fois leur source et le point de repos et de fruition vers lequel elles refluent, sans diminuer en rien l’égalité des Personnes.

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C'est lui qu'il nous faut chercher, trouver et en qui nous établir, par la grâce et avec l’aide de notre Seigneur Jésus Christ, dans la foi chrétienne, avec une intention droite et une charité sincère.

Par notre vie dans la vertu, et par sa grâce, nous vivons en lui, et lui en nous, en même temps que tous ses saints. Nous sommes ainsi une seule Unité, rassemblée avec lui dans l'amour.

Le Père et le Fils nous ont saisis, étreints et transformés dans l'unité de leur Esprit. C'est là que nous sommes un seul amour et une seule fruition avec les Personnes divines, cette fruition trouvant son accomplissement dans l'essence sans modes de la divinité.

Nous y sommes tous une seule béatitude simple et essentielle avec Dieu. Là, il n’y a plus ni Dieu ni créature, selon le mode des personnes. Nous y sommes tous, avec Dieu et sans distinction, une seule béatitude simple et sans fond. Nous y sommes tous perdus, écoulé et immergés au-delà, dans une ténèbre inconnue.

Voilà le plus élevé de ce que nous pouvons atteindre dans la vie, la mort, l'amour et la fruition, pour une béatitude sans fin. Celui qui t’enseigne le contraire dit des sottises.

Prie pour celui qui a composé et écrit ceci à l’aide de la grâce de Dieu, et pour tous ceux qui l’entendront ou le liront, afin que Dieu se donne lui-même à nous, dans la vie éternelle. Amen.




LIVRE DES ÉCLAIRCISSEMENTS

Introduction

Le Livre des Éclaircissements est avant tout un commentaire du premier traité de Ruusbroec, Le Livre du Royaume des Amants de Dieu. Dès l’introduction, l'auteur fait savoir que c'est à l’initiative de quelques amis lui ayant demandé des points d’éclaircissement sur sa doctrine la plus profonde, qu'il a entrepris la composition de cet ouvrage, qui sera son avant-dernier. Nous connaissons l’identité de ces amis. Il s'agit des chartreux de Hérinnes, qui avaient délégué une connaissance commune auprès de lui, pour l’inviter à venir leur expliquer « certaines paroles élevées », rencontrées dans son premier ouvrage. Ruusbroec, alors déjà relativement avancé en âge, se résolut malgré tout à se déplacer, et resta trois jours chez les chartreux.

Son séjour semble avoir été particulièrement fructueux. Ruusbroec découvrit que les bons Pères chartreux avaient eu vent de son premier traité, grâce à la complicité, sans malveillance aucune, de l’un de ses secrétaires, au temps où il habitait Bruxelles, et alors qu'il ne l’avait jamais destiné au public. Nous apprenons ainsi que certains de ses traités circulaient sous le manteau, à son insu. C'est l’expression « union sans différence », que Ruusbroec y emploie pour caractériser la deuxième étape de la vie contemplative, qui avait étonné, voire choqué, ses amis chartreux. Sans doute Ruusbroec réussit-il à apaiser leurs scrupules de vive voix. Malgré cela, en les quittant, il leur promit de repréciser encore sa pensée par écrit. C'est donc sans doute peu après qu'il réalisa son dessein, probablement vers 1363, comme on le pense généralement.

Puisqu'une suspicion semblait sattacher à l'une de ses expressions favorites, et que la même expression était aussi employée par les faux mystiques contre lesquels Ruusbroec n’avait

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cessé de guerroyer durant toute sa vie, c’était saine prudence que de préciser une nouvelle fois en quoi sa doctrine différait profondément de la leur. Après avoir rappelé les différentes sortes d'union avec intermédiaire, ici-bas et au ciel, Ruusbroec trace un portrait très précis des hérétiques en question, pour s’en démarquer explicitement sur plusieurs points. Ceux-ci prônent un faux recueillement, qui ne suit que le penchant de nature, et aboutit à une vie éternelle qui s’identifie à « l'essence pure et bienheureuse, sans distinction d’ordre, de sainteté ou de récompense », où seront supprimés « tout vouloir, agir ou connaissance distincte de quelque créature ». Ces gens-là se prennent pour Dieu, « dans le fond de leur simplicité ». En réalité, remarque Ruusbroec, « la foi authentique leur fait défaut, ainsi que l’espérance et l'amour ». Ils négligent les sacrements et les pratiques de l'Église, qui, à ce qui leur semble, ne conviendraient qu’aux imparfaits, jusqu'à finir dans le plus complet libertinage : « Ils pratiquent la liberté de la chair, car ils accordent au corps ce dont il a envie, croyant que c'est la liberté de la nature. »

Tous ces traits sont propres aux adeptes du « Libre Esprit », et se retrouvent dans les Noces spirituelles où Ruusbroec les avaient déjà cloués au pilori, une bonne vingtaine d'années auparavant. Mais il reste toujours difficile de préciser davantage l’identité des tenants de ces opinions77. Rien ne permet de penser qu'il s'agit des « flagellants », qui se fouettaient jusqu'au sang lors de leurs processions troubles qui sillonnèrent les Pays-Bas vers 1349. La description de Ruusbroec s’en prend plutôt à certains dévots en apparence plus paisibles, vivant isolés et solitaires, sans faire parler d’eux, qui n’apparaissent guère dans les sources historiques. Leur influence néfaste sur les esprits simples était sans doute d’autant plus pernicieuse qu’au premier abord leur enseignement semblait aussi innocent que subtil. Sa vie durant, Ruusbroec sera convaincu de l’urgence qu'il y a à les dénoncer. Ce qu'il fit inlassablement.

S’étant ainsi expliqué à propos des faux mystiques, Ruusbroec peut s’atteler à la tâche de justifier l’expression qui faisait difficulté : « union sans différence ». Ceci nous vaut un exposé complet de l’itinéraire suivi par l'âme contemplative, ainsi qu'une description minutieuse des différentes sortes d'union avec Dieu : avec intermédiaire, sans intermédiaire, sans différence. Mais auparavant, Ruusbroec rappelle à ses lecteurs le passage obligé qui seul peut y donner accès : un abandon total à tout ce que l'amour a choisi, que ce soit consolation ou désolation. « Il lui faut vouloir renoncer à soi pour entrer dans la libre volonté de Dieu, et pour laisser Dieu advenir avec cette volonté (...). Car quoi que l'amour veuille donner ou prendre, celui qui renonce à soi et qui aime Dieu y trouve toujours la paix. Car lorsque quelqu'un vit la souffrance sans regimber, (...) il est en mesure de sentir l'unité sans intermédiaire avec Dieu. »

Ruusbroec constate, en effet, que tous ne « ressentent » pas ce qu'il va décrire78. La raison en est simple, explique-t-il : tous « ne correspondent pas à la motion de Dieu en renonçant à eux-mêmes ». Le secret de l’entrée dans l'union sans intermédiaire se trouve dans la disponibilité de chaque âme à passer d'un amour actif à un amour passif, c'est-à-dire dans sa souplesse d’adaptation aux nouvelles touches de la grâce. Auparavant, on avait appris à « se ranger » et à « se rendre » à l'action de Dieu, avec un amour qui abondait en oeuvres extérieures ou intérieures. Désormais, en suivant à tâtons ce que l’on ressent de l'amour, il s'agit d’apprendre à « céder » à celui-ci, pour « subir et pâtir » passivement la vérité et la bonté de Dieu.

Pour établir la possibilité d'une union sans intermédiaire où Dieu et la créature conservent leur état respectif, Ruusbroec a recours à une double image qu'il emprunte à saint Bernard : le fer devenu incandescent dans le feu et participant aux qualités du feu, ou l’air traversé par la lumière et rendu lumineux par elle, le fer et le feu, l’air et la lumière restant cependant ce qu'ils sont.

Après avoir décrit les répercussions de ces grâces mystiques sur le corps et les puissances sensibles, Ruusbroec s’attache à mettre en lumière le fondement trinitaire de cette « union sans différence ». La Trinité n'a pour lui rien de statique. Elle est avant tout une « vie vivante » et bouillonnante, foyer d'un dynamisme inlassable : « la complaisance mutuelle entre les trois Personnes », grâce auquel celles-ci sont toujours et en même temps (selon notre façon de parler) à la fois distinctes

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lorsqu'elles agissent (engendrent, connaissent, aiment, spirent), et parfaitement un, lorsqu'elles s’étreignent dans l'unité et la fruition de l'essence. Or, c'est précisément à cette étreinte commune dans l'unité que les amants de Dieu sont mystérieusement destinés, comme à une authentique participation à la vie et au mouvement trinitaires : « Là est le Père avec le Fils et tous les bien-aimés, tous saisis et étreints dans le lien d'amour, c'est-à-dire dans l'unité du Saint-Esprit, (...) un éternel lien d'amour qui ne sera jamais plus dénoué. »

Se résumant, Ruusbroec distingue clairement trois sortes d'union : une union avec intermédiaire, c'est-à-dire la grâce et la vie dans les vertus; une union sans intermédiaire, qui consiste dans la contemplation simple et sans images, au-delà de la raison mais non sans la raison, à la cime de l'esprit, mais où le sentiment de la différence n'a pas entièrement disparu : il reste toujours « un penchant en avant de l'essence »; finalement, l'union, ou plutôt l'unité, sans différence,  « au-delà de la raison et sans la raison », dans laquelle l'âme « est immergée au-delà d'elle-même, dans l'abîme sans mode de la béatitude sans fond, là où la Trinité des Personnes divines possèdent leur nature dans l'unité de l'essence ». Cette dernière union ne deviendra cependant jamais essentielle à l'homme; elle lui est seulement « sur-essentielle ». La nature humaine n’y périra pas « car aucune essence créée ne peut être un avec l'essence divine et disparaître quant à elle-même. Car la créature deviendrait ainsi Dieu, ce qui est impossible ».

Cette dernière précision aura apaisé la crainte des chartreux de Hérinnes. Il apparaît clairement de l’ « union sans différence » que, pour employer des expressions modernes qui nous sont plus familières, elle n'est pas à comprendre dans un sens métaphysique strict - Ruusbroec répète à l’envie que l'homme ne deviendra jamais Dieu - mais plutôt dans un sens psychologique (si ce terme peut encore avoir un sens à une telle profondeur, ou hauteur, de l'expérience mystique) ou existentiel79 : il existe bel et bien une union où tout sentiment de différence entre Dieu et le bien-aimé à disparu. Sur cela, Ruusbroec ne reviendra jamais, probablement parce qu'il en est un témoin privilégié, et qu'il est convaincu que l'Église de son temps a besoin de ce témoignage.

De cette triple union (avec intermédiaire, sans intermédiaire, sans différence), Ruusbroec lit la confirmation dans les trois demandes faites dans sa prière sacerdotale par le Christ, l'union sans différence étant suggérée par cette unité en laquelle le Christ demande que soient consommés tous les élus, et qui est la même unité par laquelle il est un avec son Père (Jn 17, 22). L'auteur ajoute ensuite trois précisions importantes qui, chacune à sa façon, couronnent son exposé. D'abord, les trois unions ne sont pas à considérer comme trois étapes que l’on traverserait successivement, avant de se fixer définitivement dans la dernière. C'est la précisément l'erreur qu'il n'a cessé de combattre. Au contraire, ces trois sortes d'unions se vivent en même temps, dans un va-et-vient continuel : il s'agit de « monter et refluer comme la marée ».80 On n'est jamais établi une fois pour toutes dans l'union sans différence. Ensuite, même au sommet de l'expérience mystique, l'activité du corps et des puissances inférieures n'est pas abolie. Au contraire, elle demeure entière, mais s'y trouve harmonieusement intégrée, le corps prenant sa part dans les joies de l'union. Enfin, non sans un brin d’humour quelque peu désabusé, Ruusbroec se demande à l'intention de qui il a bien pu écrire ce livre. Car ceux qui, parmi ses lecteurs, se trouvent établis dans cette expérience n’en ont pas besoin : « Amour leur apprendra. Quant aux autres, à qui recoivent consolation de choses étrangères à ce propos, ce qui leur fait défaut ne leur manque guère. Et même si j’en disais beaucoup plus, ils ne comprendraient pas, (...) ils ne sont pas en mesure de comprendre ».

En achevant son livre, sur un point aussi délicat et en des temps où le moindre écart par rapport à l'orthodoxie ne va pas sans risques, Ruusbroec tient à se soumettre par avance au jugement de l'Église, quel qu'il sera, « car je veux vivre et mourir dans la foi chrétienne, en serviteur du Christ, et je désire être, par la grâce de Dieu, un membre vivant de la sainte Église ».

Cette longue mise au point, rassura-t-elle pleinement ses amis chartreux ? à en juger par le Prologue que l’un d’eux,

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Gérard de Saintes, estima bon d’insérer en tête de l’exemplaire des Eclaircissements qu'il gardait chez lui, on peut présumer qu'ils furent un peu déçus par le fait que Ruusbroec maintint, malgré tout, l’expression qui les avait troublés : « union sans différence ». Mais l’interprétation que le moine chartreux en donne dans ce texte montre qu'il a fort bien compris ce que voulut dire Ruusbroec et les difficultés que celui-ci éprouva pour trouver la juste formule. On peut penser aussi que ce Prologue était en même temps pour lui une façon de pardonner à son saint ami son doux entêtement. Comme ce texte éclaire particulièrement bien le climat théologique et spirituel des Eclaircissements, il mérite d'être cité en entier.

« Parmi d'autres éclaircissements qu'il apporte dans ce livre, il (Ruusbroec) explique les trois sortes d'union qu'une bonne âme humaine peut posséder avec Dieu. La première est avec intermédiaire; la deuxième, sans intermédiaire; la troisième est sans différence ou sans distinction. En prenant l’expression ‘sans différence’ dans son sens obvie, notre raison est heurtée, car ‘sans différence’ veut dire à peu près : sans inégalité et sans altérité aucunes, en un mot : sans distinction. Il n'est cependant pas possible que l'âme soit à tel point unie avec Dieu que les deux deviennent une seule essence, comme Ruusbroec le dit d'ailleurs lui-même dans ce livre. On peut alors se demander pourquoi il appelle cette troisième union ‘sans différence’ ? Voilà ce qu'il m’en semble. Il avait appelé la première union : avec intermédiaire. La deuxième : sans intermédiaire. Voulant parler d'une troisième union plus intime (nare) encore, et ne sachant plus lexprimer en paroles sinon par quelque circonlocution (circumlocucie !), Il a eu recours à l’expression ‘sans différence’, même si celle-ci était un peu trop élevée pour traduire et formuler sa pensée. Et c'est pourquoi, dans la mesure où l’expression était trop élevée pour sa pensée, il l’éclaire par les paroles du Christ, à l'heure où celui-ci demanda à son Père que tous ses bien-aimés soient consommés dans l’un, comme lui-même est un avec le Père. Car si telle était bien la prière du Christ, son intention n'était pas qu'ils soient aussi un comme lui l’était devenu avec le Père, à savoir une seule et unique substance de la divinité. Car cela est impossible. Mais plutôt : qu'ils soient un comme lui-même est une seule fruition et une seule béatitude, sans différence, avec le Père. »


Le livre des éclaircissements

1.0 L’orgueil repoussé par Dieu

Le prophète Samuel pleura le roi Saül, sachant bien pourtant que Dieu l’avait repoussé et rejeté, lui et sa lignée, pour n’être plus roi en Israel, à cause de son orgueil et parce qu'il désobéit à Dieu et au prophète qui lui était envoyé de la part de Dieu (cf. I Sam. 15, 10-26).

L'humilité exaucée par Dieu

De même lit-on dans l’évangile que les disciples de notre Seigneur le supplièrent de renvoyer /1 la cananéenne païenne, c'est-à-dire de faire en sa faveur tout ce qu’elle désirait, parce qu’elle les poursuivait de ses cris (cf. Mat. 15, 21-28).

Ainsi osé-je dire maintenant que nous aurions bien raison de pleurer sur certaines personnes qui ont été trompées et se figurent être roi en Israel. Il leur semble, en effet, être élevées au-dessus de tous les autres hommes bons, dans la vie sublime de contemplation. Hélas, ce sont des orgueilleux qui désobéissent de plein gré et en connaissance de cause à Dieu, à la Loi, à la sainte Église et à toutes les vertus.

1. Ruusbroec joue sur le double sens de laten : « renvoyer » et « exaucer ».

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De même que le roi Saül déchira le manteau du prophète Samuel, de même ceux-là s’efforcent de déchirer l'unité de la foi chrétienne, ainsi que toute doctrine authentique et toute vie vertueuse. Ceux qui persistent en ce chemin sont séparés et retranchés du Royaume de la contemplation éternelle, comme Saül le fut de la royauté en Israël (cf. I Sam. 15, 27-28). L’humble cananéenne, au contraire, bien qu’étant païenne et étrangère, croyait et espérait en Dieu. Elle reconnut et confessa sa petitesse devant le Christ et ses apôtres. C'est pourquoi, elle reçut grâce et santé, avec tout ce qu’elle désirait. Car Dieu exalte l'humble (cf. Luc 1, 52) et le remplit de toutes les vertus, mais il résiste à l’orgueilleux (cf. I Pi. 5,5) qui reste vide de tout bien.

1.1 But de l’opuscule : préciser la doctrine pour éviter le scandale

Certains de mes amis souhaitent et demandent que j’explique et éclaire en quelques mots, selon ma capacité et avec le plus de précision et de clarté possibles, la vérité de ce que j’entends et ressens au sujet de tout l'enseignement le plus élevé que j’ai pu mettre par écrit. Cela afin que personne ne reçoive un préjudice de mes paroles, mais, bien au contraire, un profit. Je le ferai bien volontiers. Avec l’aide de Dieu, je me propose donc d’enseigner et d’éclairer les humbles qui aiment la vertu et la vérité. Par ces mêmes paroles cependant, je vais troubler et offusquer intérieurement les gens faux et orgueilleux, car mes paroles leur seront contraires et divergeront des leurs, ce que l’orgueilleux ne supporte jamais sans se fâcher.

1.20 Résumé de l’opuscule
On est uni à Dieu de trois façons :
- par un intermédiaire
- sans intermédiaire
- sans différence ni distinction, sans devenir Dieu cependant

Voici ce que j’ai prétendu : l'amant de Dieu, et qui est homme de contemplation, lui est d'abord uni par un intermédiaire, ensuite, sans intermédiaire, enfin, troisièmement, sans différence ni distinction. C'est ce que je constate à la fois dans la nature, dans la grâce, et aussi dans la gloire. Ensuite, j’ai soutenu qu’aucune créature ne pouvait ni devenir sainte ni l’être au point d’en perdre sa condition créée et devenir Dieu; aucune créature, pas même l'âme de notre Seigneur Jésus-Christ qui restera éternellement créature et autre que Dieu. Toutefois, pour être bienheureux, il nous faut tous être élevés au-delà de nous-mêmes en Dieu, et être un seul esprit avec lui en amour. Fais donc bien attention à mes paroles et à ce que j’ai l'intention de dire, et comprends-moi à propos du mode de notre béatitude éternelle, et de notre ascension vers elle.

2.0 l'union par un intermédiaire ici-bas

Quant au premier point, je dis ceci : tous les hommes bons sont unis à Dieu par un intermédiaire. Cet intermédiaire est la grâce de Dieu, les sacrements de la sainte Église, les vertus théologales : foi, espérance et amour, ainsi qu'une vie vertueuse selon les commandements de Dieu. Ce qui comporte aussi la mort au péché, au monde et à tout plaisir désordonné de la nature. Nous demeurons ainsi unis à la sainte Église, c'est-à-dire à tous les hommes bons, et de cette façon nous obéissons à Dieu et nous sommes un seul vouloir avec lui, comme un bon monastère est uni à son supérieur. Sans cette union, personne ne saurait plaire à Dieu ni être sauvé. De celui qui garde une telle union par un tel intermédiaire jusqu'à la fin de sa vie, le Christ parle à son

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Père du ciel dans l’évangile de saint Jean lorsqu'il dit : « Père, je veux que là où je suis, soit aussi mon serviteur, afin qu'il puisse voir la gloire que tu mas donnée » (cf. Jn 17, 24). Ailleurs, il dit que ses serviteurs seront assis à la table du festin, c'est-à-dire dans l’opulence et la plénitude des vertus qu'ils auront pratiquées. Le Christ passera devant eux et les servira (cf. Luc 12,37) dans /1 la gloire qu'il a méritée. Cette gloire, il l’accordera et la manifestera à l'ensemble de ses bien-aimés et à chacun en particulier, en plus ou en moins selon qu'ils en sont dignes et à même de comprendre la sublimité de cette gloire et de cet honneur, que lui seul a mérités par sa vie et par sa mort.

- au ciel

Tous les saints seront ainsi éternellement auprès du Christ, chacun selon son ordre et dans l'état de gloire qu'il a méritée par ses oeuvres, moyennant l’aide de Dieu. Au-dessus de tous les saints et de tous les anges sera le Christ selon son humanité, comme le Prince de toute gloire et honneur, qui appartiennent à son humanité seule, au-dessus de toutes les créatures.

- avec distinction et altérité

Voici : tu peux ainsi remarquer comment nous sommes unis avec Dieu par un intermédiaire, à la fois ici-bas dans la grâce, et aussi là-haut dans la gloire. Cet intermédiaire est cependant notablement distinct et autre, selon qu'il s'agit de la vie d’ici-bas ou de la récompense de là-haut, comme je viens de le dire. Saint Paul l’avait parfaitement compris lorsqu'il dit souhaiter être délié de son corps pour être avec le Christ (cf. Phil. 1, 23).

1. Littéralement : « avec ».

2.2 Les faux contemplatifs prétendent être devenus Dieu

Mais il ne dit pas vouloir être lui-même Christ ou Dieu, comme le prétendent maintenant certaines personnes mécréantes et perverses, qui disent ne pas avoir de Dieu, mais être à tel point mortes à soi et unies avec Dieu qu’elles sont devenues Dieu elles-mêmes.

Le faux recueillement

Voici : ces personnes sont recueillies dans la nudité de leur essence, grâce à une entière simplicité /1 et au penchant de nature, à tel point qu'il leur semble que la vie éternelle ne sera pas autre chose que l'essence pure /2 et bienheureuse, sans distinction d’ordre, de sainteté ou de récompense /3. Certaines sont même tellement dépourvues de sens qu’elles prétendent que les personnes périront toutes dans la divinité, que rien ne subsistera pour toujours, sauf la substance essentielle de la divinité, et que tous les esprits bienheureux seront recueillis, avec Dieu, en la béatitude essentielle, dans une simplicité telle que plus rien ne demeurera au-dehors : ni vouloir, ni agir, ni connaissance distincte de quelque créature /4.

Ils restent dans la nature,

Ces gens-là sont égarés dans la simplicité aveuglée et désoeuvrée de leur propre essence, voulant trouver la béatitude dans la nue-nature. Car il sont si simples et si désoeuvrés dans leur union à la nue-essence de leur âme et à la présence de Dieu en eux, qu'ils n’ont aucun zèle pour Dieu et ne se rangent

1. Littéralement : « une simple simplicité ».
2. Istecb wesen, littéralement : "essence essentielle "ou "essence qui est ».
3. Il s'agit de Dieu avec lequel l'homme sera entièrement confondu, comme la suite du texte lexplique.
4. Telle était bien la doctrine de la secte du "Libre Esprit », dont plusieurs éléments avaient été condamnés par le Concile de Vienne (1312).

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pas à lui non plus, ni au-dehors ni au-dedans. Car sur la cime en laquelle ils sont recueillis, ils ne sentent plus que la simplicité de leur essence, suspendue dans l'essence de Dieu. Cette entière simplicité/1 dans laquelle ils sont établis, ils la prennent pour Dieu, parce qu'ils y trouvent un repos naturel.

sans foi, espérance et amour,

c'est pourquoi, il leur semble être eux-mêmes Dieu, dans le fond de leur simplicité. Car la foi authentique leur fait défaut, ainsi que l’espérance et l'amour. Grâce au nu-désoeuvrement qu'ils sentent et en lequel ils sont établis, ils prétendent être sans connaissance, sans amour et quittes des vertus /2.

1. Littéralement : « simple simplicité ».
2. Il était tentant de traduire : « en congé des vertus », en reprenant le vocabulaire incriminé de Marguerite Porete. Toutefois, notre traduction reste, même quant à la lettre, plus proche du terme employé ici par Ruusbroec : den deughden quitte.

sans vertus, qui sont le propre des imparfaits

c'est pourquoi ils s’efforcent de vivre sans conscience, quelque mal qu'ils commettent. Ils négligent tout sacrement, toute vertu et pratique de la sainte Église, car ils pensent n’en avoir aucun besoin. Ils se figurent en effet être parvenus au-delà de tout cela. À ce qu'ils prétendent, seuls les gens imparfaits en auraient besoin.

Ils détournent le sens des Écritures

Certains sont à tel point endurcis et se sont à tel point invétérés dans cette simplicité, qu'ils demeurent désoeuvrés et font peu de cas de toutes les oeuvres jamais accomplies par Dieu, ainsi que de l'ensemble des Écritures, comme s’il n’en avait pas été écrit une seule lettre. Car il leur semble avoir déjà trouvé ce qui est la raison d'être de toutes les Écritures, et s'y être établis, à savoir le repos aveugle de l'essence, qu'ils ressentent, alors qu'ils ont perdu Dieu et tous les chemins qui pourraient conduire à lui. Car ils n’ont pas plus d’intime ferveur, de dévotion et de saintes occupations qu'une bête crevée. Ce qui ne les empêche pas de fréquenter de temps à autre les sacrements et de parfois citer les Écritures/1, afin de mieux faire semblant et de se dissimuler. Volontiers ils proposent certaines paroles peu connues des Écritures qu'ils savent faussement détourner dans leur sens, afin de plaire à d'autres personnes simples, et de les attirer dans le faux désoeuvrement qu'ils ressentent.

Attitudes concrètes, libertinage

Remarque comment ces gens se croient plus sages et plus fins que tous les autres, alors qu'ils sont les plus grossiers et les plus incultes qui vivent aujourdhui. Car ce que les païens, les juifs et les mauvais chrétiens, doctes comme ignorants, trouvent et entendent par le moyen de la raison naturelle, ces misérables ne veulent ni ne peuvent y accéder. Devant un diable, tu peux encore te signer, mais garde-toi avec grand soin de ces gens pervers, et observe-les attentivement, dans leurs paroles et dans leurs oeuvres. Car ils veulent enseigner, mais n’être enseignés par personne; faire des reproches, sans en recevoir; commander, sans obéir; dominer les autres, et n’être dominés par personne; dire ce qu'ils veulent, et n’être jamais contredits. Ils tiennent à leur volonté propre et ne se soumettent à personne : ce qu'ils estiment être liberté spirituelle. Ils pratiquent la liberté de la chair, car ils accordent au corps ce dont il a envie, ce qu'ils croient être liberté de la

1. Littéralement : « parler à partir des Écritures ».

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nature. Ils se sont unis à la désaffectation aveugle et obscure de leur propre essence, où ils se figurent être un avec Dieu, et ils tiennent celle-là pour leur béatitude éternelle. C'est dans cette désaffectation et ce désoeuvrement /2 qu'ils se sont recueillis et établis, par volonté propre et penchant de nature. C'est pour cela qu'ils se croient au-delà de la loi et des commandements de Dieu et de la sainte Église. Car au-delà de ce repos en lequel ils sont établis, dans l'essence, ils ne sentent ni Dieu ni quelque autre chose. En effet, la lumière divine n'est pas apparue dans leur ténèbre, pour la raison qu'ils ne l’ont pas cherchée avec un amour agissant et une liberté surnaturelle. Les voilà donc déchus de la vérité et de toute vertu, dans une dissemblance perverse. Car ils mettent le comble de la sainteté dans le fait de suivre leur nature de toutes les façons possibles, et de vivre sans aucune retenue, afin d'être à même d’habiter au-dedans, suivant le penchant de l'esprit, dans le désoeuvrement; pour après se tourner au-dehors, à la suite des envies du corps à la moindre de leurs motions, et satisfaire la chair, de façon à être promptement dégagés des images pour se recueillir à nouveau au-dedans sans entraves, dans le nu-désoeuvrement de leur esprit.

1. Ici pour ledecheit, généralement traduit par désoeuvrement. Autre traduction possible : vide. Les trois notions sont proches et toujours implicites dans le vocabulaire de Ruusbroec.
2. Ces deux termes pour traduire et préciser ledecheit.

Leur mort effroyable

Voilà un fruit d’enfer qui pousse à partir de leur foi égarée, et qui nourrit celle-ci jusque dans la mort éternelle. Car lorsqu’arrive le temps où leur nature plie sous le poids d’amères douleurs et de l’angoisse de la mort, ils sont au-dedans affectés d'images, troublés et effrayés. Ils perdent ce qui était leur recueillement dans le désoeuvrement et le repos, tombent dans un tel désespoir que personne ne peut les consoler, et finissent par mourir comme des chiens enragés. Aucune récompense ne répondra au désoeuvrement qui était le leur. Comme l’enseigne notre foi : ceux qui ont perpétré des oeuvres mauvaises et meurent en elles, appartiennent au feu éternel.

J’ai tenu à présenter à la fois le mal et le bien, afin de mieux te faire comprendre le bien et de te protéger du mal. Ces gens-là, il convient de les éviter et de les fuir comme les ennemis mortels de ton âme, quelle que soit leur apparence de sainteté dans les manières, les paroles, les habits ou le visage. Ils sont les messagers du diable, les plus pernicieux de ceux qui vivent aujourd’hui parmi les gens simples et sans expérience/1, mais pleins de bonne volonté. Mais passons sur ces choses. Je reviens maintenant à la matière que je venais d’entamer.

3.0 L’union sans intermédiaire
3.1 Mourir à soi et à ses oeuvres pour être transformé

Tu te souviens comment j’ai prétendu plus haut que tous les saints et tous les hommes bons sont unis à Dieu grâce à un intermédiaire. Il me faut maintenant ajouter aussi que tous sont unis à Dieu sans intermédiaire. Ils sont cependant peu nombreux en cette vie, ceux qui sont à même de l’être et qui ont été suffisamment éclairés pour être en mesure de sentir cela et de le comprendre. C'est d'ailleurs pourquoi celui qui doit éprou-

1. Pour ongheleefd.

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ver et sentir en soi les trois unions dont je parle, doit vivre totalement et intégralement pour Dieu, de façon à correspondre à sa grâce et à sa motion, et à être docile en toute vertu et oceupation intérieure. Par l'amour, il lui faudra être élevé et mourir, en Dieu, à soi et à ses oeuvres, de façon à céder, avec toutes ses puissances, et à subir la transformation par la vérité insaisissable qui est Dieu lui-même.

Être saisi et mû par l'amour

Ainsi donc, en vivant, il lui faut sortir pour les vertus, et, en mourant, entrer en Dieu. Ces deux mouvements constituent sa vie parfaite, étant associés en lui comme matière et forme, âme et corps /1 . C'est parce qu'il est oceupé par les deux qu'un tel homme est éclairé dans son entendement, riche et abondant dans le sentir. Car il s’est rendu à Dieu, avec ses puissances dressées /2, une intention droite, un désir venant du coeur, une envie jamais apaisée, et avec le zèle vivant de son esprit et de sa nature. Parce qu'il se tient de la sorte, ainsi occupé en présence de Dieu, amour s’empare de lui de mille façons. De quelque manière qu’amour le meuve, il croît sans cesse en amour et en toute vertu. Car amour toujours meut tout un chacun pour son avantage et suivant sa capacité.

3.2 La santé du ciel et la maladie d’enfer

La motion la plus bénéfique qu'un tel homme puisse sentir et recevoir, c'est la santé du ciel et la maladie d’enfer, et le fait d'y correspondre avec les oeuvres adéquates qui leur appartiennent.

1. Description du va-et-vient obligatoire de la vie d'amour : à la fois active et extérieure dans la pratique des vertus, et contemplative et intérieure dans le recueillement.
2. Au sens de « levées ».

La santé du ciel élève l'homme au-dessus de toute chose, dans une libre capacité de louer et daimer Dieu de toutes les façons que le coeur et l'âme le désirent.

La maladie d’enfer lui succède pour abaisser l'homme dans l’exil et pour le priver de toute saveur ou consolation qu'il ait jamais senties. Dans cet exil, la santé se laisse de temps à autre apercevoir, lui apportant une espérance que personne ne pourrait décourager. Mais il retombe ensuite dans un désespoir dont personne ne pourrait le consoler. J’appelle santé du ciel le fait de sentir Dieu en soi, avec opulence et plénitude de grâce. L'homme est alors plein de sagesse, son entendement est éclairé; il est riche et déborde d’enseignement céleste; il est chaleureux et somptueux en charité, abondant et ivre de joie et de sentir, fort, intrépide et courageux en tout ce qu'il sait plaire à Dieu, et encore mille autre choses de cet ordre que seuls peuvent connaître ceux qui les sentent.

Mais lorsque la balance de l'amour s’abaisse et que Dieu se cache avec toutes ses grâces, l'homme retombe dans la désolation, les afflictions et le sombre exil, dont il semblerait ne plus jamais guérir. Alors il ne se sent rien d’autre qu'un pauvre pécheur, qui sur Dieu ne sait que peu ou rien. Toute consolation que pourraient donner les créatures lui est désolation. Ni saveur ni consolation ne lui viennent de la part de Dieu. Bien plus, la raison lui dit au-dedans : « Où est-il maintenant ton Dieu ? Où s’est échappé tout ce que tu as jamais pu sentir de Lui ? ». Les larmes sont alors sa nourriture, jour et nuit, comme dit le Prophète (cf. Ps. 41,4 ).

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Passer de l’enfer au ciel en renonçant à sa volonté et en aimant Dieu

Pour que l'homme guérisse de ce mal, il faut qu'il considère et sente qu'il n’appartient pas à soi, mais à Dieu. Pour cela, il faut qu'il veuille se renoncer pour entrer dans la libre volonté de Dieu et le laisser advenir avec cette volonté dans le temps et pour l'éternité. S’il peut faire cela sans abattement de coeur, avec un esprit libre, il est guéri sur-le-champ, et il conduit le ciel dans cet enfer, et cet enfer au ciel. En effet, que le poids de la balance d'amour monte ou descende, lui-même est toujours en équilibre et égal à lui-même. Car quoi que l'amour veuille donner ou prendre, celui qui renonce à soi et qui aime Dieu y trouve toujours la paix.81

Qui est passé par là peut sentir l'union sans intermédiaire

Car lorsque quelqu'un vit la souffrance sans regimber, son esprit demeure libre et inébranlable, et il est en mesure de sentir l'unité immédiate avec Dieu. Car lorsqu'il vivait dans la richesse des vertus, il était établi dans l'unité qui passe par un intermédiaire. Parce qu'il est maintenant en accord avec Dieu et qu'il est une seule volonté avec lui, il sent Dieu en soi, avec la plénitude de ses grâces, comme la vivante santé de toute son essence et de toutes ses oeuvres.

1. Ruusbroec, ici comme à la ligne suivante, écrit bien : enicheit, alors quon aurait pu attendre eninghe (union). Il lui arrive donc d’employer une expression pour l’autre, alors que le terme "unité "est habituellement réservé à l’unité d'esprit », c'est-à-dire à l'union sans différence.

3.3 Pourquoi tous ne sentent pas l'union sans intermédiaire

Tu vas peut-être me demander pourquoi tous les hommes bons narrivent pas à sentir cela.

Parce qu'ils ne répondent pas à la grâce

Je veux bien ten donner la cause et la raison : c'est qu'ils ne répondent pas à la motion de Dieu en se renonçant.

Parce qu'ils ne sont pas recueillis mais extravertis

Ils ne se tiennent donc pas en présence de Dieu avec un zèle vivant, et ne se soucient pas d'être attentifs à eux, au-dedans. C'est pourquoi ils demeurent toujours plus extérieurs et dispersés, plutôt qu’intérieurs et simples. C'est qu'ils pratiquent leurs oeuvres en vertu de bonnes habitudes, plutôt qu’à partir d'un sentir intime. Ils estiment davantage la singularité, la grandeur et le nombre des oeuvres bonnes, plutôt que le fait de viser et d’aimer Dieu. Voici pourquoi ils gardent leur coeur au-dehors et dispersé et ne s’aperçoivent pas comment Dieu vit en eux avec la plénitude de ses grâces.

3.41 Description de l'unité sans intermédiaire

Quant à l'homme intime qui, au milieu de toutes sortes de maux, possède la santé, je veux maintenant vous dire comment il se sentira un avec Dieu sans intermédiaire.

Lorsqu'un tel homme, vivant de la sorte, se dresse de tout son être et de toutes ses puissances pour se ranger à Dieu avec un amour vivant et agissant, il sent que cet amour dans son fond, là, où il commence et finit, est un amour de fruition, et qui est sans fond. Si, avec cet amour agissant, il veut ensuite pénétrer plus avant dans cet amour de fruition, toutes les puissances de son âme devront y céder pour subir et pâtir /1 la vérité et la bonté qui les traversent, et que Dieu lui-même est.

Car de même que l’air est traversé par la clarté et la chaleur du soleil, et que le fer est traversé par le feu, de façon à faire l'oeuvre du feu avec le feu (car il brûle et éclaire comme

1. Pour ghedoeghen. Il s'agit de la même attitude que Ruusbroec appelle la plupart du temps liden, et que nous rendons par "pâtir "ou « subir ».

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le feu)/1, je dis la même chose de l’air. Si l’air était doué de raison, il dirait : « J’éclaire et réchauffe le monde entier ». Chacun garde cependant sa nature propre. Car le feu ne devient pas fer, ni le fer, feu. Leur union est cependant sans intermédiaire, car le fer est au-dedans du feu, et le feu au-dedans du fer82. De la même façon, l’air est dans la lumière du soleil, et la lumière du soleil est dans l’air. C'est ainsi que Dieu est toujours dans l'essence de l'âme, et que les puissances supérieures, lorsqu'elles se recueillent avec un amour agissant, sont unies à Dieu sans intermédiaire, dans un savoir simple de toute vérité, et dans un sentir et savourer essentiels de tout bien /2.

C'est grâce à l'amour essentiel que l’on est établi dans un tel savoir et un tel sentir simples de Dieu, mais ceux-ci sont mis en oeuvre /3 et se conservent grâce à l'amour agissant. C'est pourquoi ils sont accidentels aux puissances et leur adviennent grâce au recueillement qui meurt en amour. Mais ils sont essentiels à l'essence, et demeurent toujours en elle. C'est pour cette raison qu'il nous faut toujours nous recueillir et nous renouveler en amour, si nous voulons éprouver l'amour avec l'amour. C'est ce que saint Jean nous enseigne lorsqu'il dit : « Celui qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu et Dieu en lui » (I Jn 4, 16).

1. Anacoluthe dans le texte original.
2. Comparaison empruntée à saint Bernard, De diligendo Deo, 27-28.
3. Traduit ici ufenen, généralement rendu par "être oceupé à ». Ce verbe comporte toujours une nuance expérimentale.

3.42 Une distinction demeure cependant

Même si l'union entre l'esprit aimant et Dieu est sans intermédiaire, il y a cependant entre eux une grande distinction. Car la créature ne devient pas Dieu, ni Dieu créature, comme je l’ai dit plus haut, parlant du fer et de l’air. Si des choses matérielles, faites par Dieu, peuvent ainsi s’unir sans intermédiaire, combien plus Dieu peut-il lui-même s’unir avec ses bien-aimés quand il le veut, lorsque ceux-ci s'y rangent et s'y préparent à l’aide de sa grâce.

Pour cette raison, l'homme intime, que Dieu a orné de vertus et élevé au-delà de celles-ci, dans une vie de contemplation, ne connaît, au sommet de son recueillement, pas d’autre intermédiaire entre Dieu et lui que sa raison éclairée et son amour agissant. Grâce à eux deux, il adhère à Dieu, ce qui, au dire de saint Bernard, signifie devenir un avec lui/1. Au-delà de la raison cependant, il est élevé jusque dans le nu-regard, et, au-delà de l'amour agissant, désoeuvré, il est élevé jusqu'à l'amour essentiel; là où il est un seul esprit et un seul amour avec Dieu, comme je l’ai dit plus haut.

Dans cet amour essentiel, il est élevé infiniment au-delà de son entendement, grâce à l'unité en laquelle il est établi, dans l'essence, avec Dieu, ce qui constitue la vie de communion qui est propre à celui qui contemple. Car lors de cette élévation, et si Dieu veut bien le lui montrer, l'homme est capable de reconnaître en un seul regard toutes les créatures au ciel et sur la terre, avec leurs vies et leurs récompenses diverses. Mais face à l'infini de Dieu, au contraire, il lui faut céder et le suivre

1. Cf. Sermons sur le Cantique des Cantiques, 71,6.

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essentiellement et infiniment. Car aucune créature ne peut saisir ni atteindre cet infini, pas même l'âme de notre Seigneur Jésus-Christ, qui à cependant reçu l'union la plus élevée au-dessus de toutes les créatures.

3.5 Répercussions dans les puissances de l'âme

Voici comment cet amour éternel, qui vit dans l'esprit auquel il est uni sans intermédiaire, dispense sa lumière et sa grâce dans toutes les puissances de l'âme. C'est là, la source de toutes les vertus. Car la grâce de Dieu touche les puissances supérieures, et de là jaillissent la charité et la connaissance de la vérité, l'amour de toute justice, la pratique discrète/1 des conseils de Dieu, la liberté dégagée de toute image, la facilité/2 d’aller sans peine au-delà de toute chose, et, grâce à l'amour, le fait d’expirer en l'unité.

1. Littéralement : avec discernement.
2. Ajouté pour plus de clarté.

Comportements étranges dans les puissances inférieures

Aussi longtemps que quelqu'un demeure dans cette occupation, il est en mesure de contempler et de sentir sans intermédiaire l'union. Il sent au-dedans de soi le toucher de Dieu, qui est renouvellement de sa grâce et de toutes les vertus. Car tu dois savoir que la grâce de Dieu s'écoule et pénètre jusqu'aux puissances inférieures et touche le coeur de l'homme. De là viennent un tendre attachement et un plaisir sensible pour Dieu. L'attachement et le plaisir pénètrent le coeur et les sens, la chair, le sang et toute la nature corporelle, et produisent une tension et une impatience telles dans les membres que souvent l'on ne sait plus comment se tenir. On à l'impression d'être ivre et de ne plus se posséder. De là viennent bon nombre de comportements étranges que les personnes au coeur sensible n’arrivent pas bien à réprimer. Les yeux grands ouverts, elles lèvent souvent la tête au ciel, portées par l’impatience de leur désir. Parfois elles expriment leur joie, ensuite donnent libre cours à leurs pleurs; un moment, elles chantent, un autre, elles poussent des cris; maintenant tout va bien, l'instant d’après tout va mal; et souvent même les deux à la fois; elles sautillent, courent, battent des mains, s’agenouillent, s’inclinent, et font mille manières semblables. Aussi longtemps que l'homme demeure en cet état et que, le coeur épanoui, il se tient dressé vers l’opulence de Dieu qui vit dans son esprit, il ressent chaque fois un nouveau toucher de sa part, et une nouvelle impatience d'amour. Tout est ainsi renouvelé.

Il faut donc parfois traverser un sentir corporel pour passer au sentir spirituel, qui appartient à la raison; puis, traverser ce sentir spirituel et passer ainsi à un sentir divin, au-delà de la raison; enfin, par le moyen de ce sentir divin, être immergé au-delà de soi, en un sentir immobile et bienheureux.

3.6 Vers la béatitude au-delà de l'essence, dans la Trinité

Ce dernier sentir constitue notre béatitude sur-essentielle : la fruition de Dieu et de tous ses bien-aimés, le silence obscur qui se tient à jamais désoeuvré. En Dieu, cette béatitude est essentielle; dans les créatures, sur-essentielle. Car il faut savoir que les Personnes y cèdent devant l'amour essentiel et sont emportées dans son tourbillon, c'est-à-dire dans l'unité qui est fruition, alors quelles subsistent toujours selon leurs propriétés personnelles, dans les oeuvres de la Trinité.

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3.61 La Trinité à la fois agissante et désoeuvrée

Tu peux ainsi comprendre/1 en quoi la nature divine est éternellement à l'oeuvre, selon le mode des Personnes, et en quoi elle se tient éternellement désoeuvrée, en dehors de tout mode, selon la simplicité de son essence. Pour cette raison, tout ce que Dieu a choisi et saisi d'un amour éternel et personnel, il l’a possédé dans son essence, d'un amour essentiel, dans la fruition et l'unité. Car les Personnes divines s’étreignent mutuellement dans l'unité, avec une complaisance éternelle et un amour agissant et sans fond. Cette oeuvre-là ne cesse de se renouveler dans la vie vivante de la Trinité. Car il y a là toujours génération nouvelle dans une connaissance nouvelle, complaisance nouvelle et spiration nouvelle dans une étreinte nouvelle, avec un torrent nouveau d'amour éternel.

3.62 Toutes les créatures suspendues à la complaisance mutuelle des Personnes

En cette complaisance, tous les élus se trouvent étreints, anges et hommes, du dernier jusqu'au premier. À cette complaisance sont suspendus le ciel et la terre, l'essence, la vie, les oeuvres et la conservation de toutes les créatures, exception faite de cette aversion de Dieu qu’est le péché, qui provient de la méchanceté aveugle, propre aux créatures. De la complaisance de Dieu s'écoulent la grâce et la gloire, et tous les dons au ciel et sur la terre, et cela en chaque être particulier, selon son besoin et sa capacité de recevoir.83 Car la grâce de Dieu est préparée pour tous, elle attend le retour de chaque pécheur. Dès que celui-ci, mû par la grâce, veut bien se prendre en pitié et invoquer Dieu avec confiance, il trouve toujours grâce.

1. Pour proeven.

3.63 L’étreinte de tous dans la Trinité

Ainsi celui qui par grâce se trouve ramené, avec une complaisance amoureuse, en la complaisance éternelle de Dieu, est saisi et étreint en l'amour sans fond qui est Dieu lui-même, et se renouvelle sans cesse en amour et en vertus. Car c'est là, entre la complaisance par laquelle nous plaisons à Dieu et celle par laquelle Dieu nous plaît, que l'amour est mis en oeuvre, ainsi que la vie éternelle.

Dieu nous a cependant aimés de toute éternité, et choyés dans sa complaisance. Si nous savions considérer cela comme il faut, notre amour et notre complaisance se renouvelleraient. Car, grâce aux relations entre les Personnes dans la divinité, il y a là toujours nouvelle complaisance avec un nouvel écoulement d'amour, en une nouvelle étreinte dans l'unité. Cela se passe en dehors du temps, c'est-à-dire sans avant ni après, dans un éternel présent. Car dans l’étreinte en l'unité, toute chose s’achève; et dans l'écoulement de l'amour, toute chose s’opère; et dans la nature vivante et féconde, toute chose pourrait arriver. Car dans la nature vivante et féconde, le Fils est dans le Père, le Père est dans le Fils, et le Saint-Esprit est dans les deux. Il s'agit en effet d'une unité vivante et féconde, source et commencement de tout ce qui vit et qui se passe. Pour cette raison, toutes les créatures y sont présentes sans elles-mêmes, comme dans leur cause éternelle, étant une seule essence et une seule vie avec Dieu. Mais lorsque les Personnes y jaillissent dans la distinction, le Fils vient du Père, et le Saint-Esprit vient des deux autres. C'est là que Dieu a instauré et ordonné toutes les créatures dans

1. Traduit ici gheoefent.

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l'essence qui est la leur. C'est là aussi qu'il a restauré l'homme, par sa grâce et par sa mort, dans toute la mesure où cela dépendait de lui. Et il a orné les siens d'amour et de vertus, et les a ramenés dans leur origine. Là est le Père avec le Fils et tous les bien-aimés, tous saisis et étreints dans le lien d'amour, c'est-à-dire dans l'unité du saint Esprit. Cette unité est la même qui est féconde lors du jaillissement des Personnes, et qui, lorsqu'elles sont ramenées en elle, est un éternel lien d'amour qui ne sera plus dénoué, jamais.

4.0 L'unité sans différence
4.01 Récapitulation l'union par intermédiaire

Tous ceux qui se savent noués en ce lien, resteront bienheureux pour l'éternité. Tous sont riches en vertus, éclairés en contemplation, et simples lorsqu'ils reposent dans la fruition. Car dans leur recueillement, l'amour de Dieu se montre à eux comme un amour qui s'écoule avec tous les biens, comme un amour qui attire au-dedans, dans l'unité, et comme un amour sur-essentiel et sans mode, dans l’éternel repos. Voilà pourquoi ils sont unis à Dieu avec intermédiaire, sans intermédiaire, et aussi sans différence.

L'intermédiaire de la grace et de la vie sainte

L'amour de Dieu est proposé à leur regard intérieur, comme un bien commun à tous, qui s'écoule au ciel et sur terre. Ils sentent la sainte Trinité se pencher vers eux et au-dedans deux, avec plénitude de grâces. C'est pourquoi ils sont ornés de toutes les vertus, de saintes oceupations et de bonnes oeuvres, au-dehors comme au-dedans. Ils sont ainsi unis à Dieu par l'intermédiaire de sa grâce et de leur vie sainte. Parce qu'ils se sont livrés à Dieu en tout ce qu'ils font, évitent ou souffrent, ils possèdent toujours la paix et la joie intérieures, la consolation et la saveur que le monde ne peut recevoir, ni aucune créature hypocrite, ni l'homme qui se recherche et se vise soi-même plus que l'honneur de Dieu.

Sans intermédiaire

Deuxièmement, à ces mêmes gens intimes et éclairés, l'amour de Dieu est proposé à leur regard intérieur, chaque fois qu'ils le désirent, amour qui les attire et les invite au-dedans, en l'unité. Car ils voient et ils sentent que le Père et le Fils, par le saint-Esprit, s’étreignent et étreignent tous les élus, et sont ramenés vers l'unité de leur nature, avec un amour éternel. Cette unité attire et invite sans cesse au-dedans tout ce qui est né d'elle, selon la nature ou selon la grâce. C'est pourquoi les gens éclairés sont élevés au-delà de la raison, avec un sentiment/1 de totale liberté, dans le nu-regard qui est dépouillé de toute image, là où vit l'unité de Dieu qui invite sans cesse au-dedans.

Avec leur nu-entendement, dégagé de toute image, ils passent au travers de toute oeuvre, oceupation ou objet, jusqu'à la cime de leur esprit. Là, leur nu-entendement est pénétré par une clarté éternelle, de même que l’air est pénétré par la lumière du soleil. La nue-volonté, surélevée, est transformée et pénétrée par un amour sans fond, de même que le fer est pénétré par le feu84. La nue-pensée, elle aussi surélevée, se sent saisie et immobilisée dans la désaffectation sans fond de toute image. Et c'est ainsi que l'image créée de Dieu est unie de trois façons, au-delà de la raison, à son image éternelle, source de son essence et de sa vie. l'homme conserve cette

1. Ici pour moede.

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source, et est établi en elle, dans l'essence et dans l'unité, avec la contemplation simple et dans le désoeuvrement dégagé de toute image. Il est ainsi élevé au-delà de la raison, trine dans l’Unité, et un dans la Trinité.

Une distinction demeure cependant

La créature ne devient cependant pas Dieu. Car l'union a lieu par le moyen de la grâce et de l'amour ramené en Dieu. C'est pourquoi la créature, en son regard intime vers le dedans, sent qu'il y a distinction et altérité entre elle et Dieu. Car, même si l'union a lieu sans intermédiaire, les oeuvres nombreuses que Dieu opère au ciel et sur la terre demeurent cachées à son esprit. Et même si Dieu se donne, clairement perceptible /1, tel qu'il est, il se donne dans l'essence de l'âme, là où les puissances de celle-ci sont rendues simples au-delà de la raison, et subissent la transformation dans le mode simple de Dieu. Là, tout est plénitude et surabondance. Car l'esprit se sent comme une seule vérité, une seule opulence et une seule unité avec Dieu. Il y subsiste cependant encore un certain penchant en avant de l'essence, qui est la distinction essentielle entre l'essence de l'âme et celle de Dieu. Voilà la distinction la plus élevée qui se puisse sentir.85

1. Pour met claren onderschede. Nous suivons ici Surius et admettons que Ruusbroec joue sur le double sens de onderschede : « Discernement » et « Distinction »

4.1 L'unité sans différence : dans la fruition selon l'essence de la divinité

Ensuite vient l'unité sans différence. En effet, l'amour de Dieu ne doit pas seulement être considéré comme un amour qui s'écoule au-dehors avec tous les biens, ou comme un amour qui attire au-dedans vers l'unité, mais encore comme un amour au-delà de toute distinction, dans la fruition essentielle, selon la nue-essence de la divinité /1. C'est pour cela que les gens éclairés expérimentent en eux un regard fixe au-dedans, regard de l'essence au-delà de la raison et sans la raison, en même temps qu'ils expérimentent un penchant fruitif qui passe au travers de tout mode et essence, regard et penchant qui sont immergés, au-delà deux-mêmes, dans l'abîme sans mode de la béatitude sans fond, là où la Trinité des Personnes divines possèdent leur nature dans l'unité de l'essence. Voici que la béatitude y est à tel point simple, à tel point dégagée de tout mode, que tout regard fixe de l'essence, tout penchant et distinction des créatures disparaissent en elle. Car tous les esprits surélevés se liquéfient et sont anéantis, par fruition, dans l'essence de Dieu, qui est la sur-essence de toute essence.


4.2 Là où, dans la Trinité, les Personnes cèdent devant l'unité de l'essence

Ils y tombent au-delà d’eux-mêmes, en une perte et une nescience sans fond.86 Toute clarté s'y trouve ramenée en ténèbre, là où les trois Personnes cèdent devant l'unité de l'essence, et jouissent sans distinction de la béatitude de l'essence. Cette béatitude est essentielle à Dieu seul; elle est sur-essentielle à tous les autres esprits. Car aucune essence créée ne peut être un avec l'essence divine et disparaître quant à elle-même. Car ainsi la créature deviendrait Dieu, ce qui est impossible. Car l'essence de Dieu ne peut diminuer ni augmenter; rien en elle ne peut disparaître ni s’ajouter.

1. Terme favori de Maître Eckhart, employé rarement par Ruusbroec dont la doctrine semble cependant identique. Cf. Les Sept Degrés, p. 223, note 1.

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4.3 Là où tous sont une seule fruition sans différence, la créature ne devenant jamais Dieu

Tous les esprits qui aiment sont pourtant une seule fruition et une seule béatitude avec Dieu, sans différence. Car cette essence bienheureuse, qu’est la fruition de Dieu et de tous ses bien-aimés, est si intégralement simple, qu'il n’y a en elle ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, selon la distinction des Personnes, ni aucune créature. Car tous les esprits éclairés y sont élevés au-delà d’eux-mêmes dans une fruition sans mode, qui est la surabondance au-delà de toute plénitude qu’aucune créature n'a jamais reçue ni ne pourra jamais recevoir.87 Car tous les esprits surélevés y sont, dans leur sur-essence, une seule fruition et une seule béatitude avec Dieu, sans différence. La béatitude y est tellement simple qu’aucune distinction ne saurait jamais y être introduite. C’était là le désir du Christ lorsqu'il pria son Père pour que tous ses bien-aimés soient consommés dans l'unité, comme lui-même est un avec le Père dans la fruition, par le Saint-Esprit. C’était là l'objet de sa prière et de son désir: que lui devienne un en nous, et nous un en lui et en son Père du ciel, dans la fruition, par le Saint-Esprit. Il me semble que ce fut là la prière la plus débordante d'amour que le Christ ait jamais faite concernant notre béatitude.88

1. Littéralement : simplement simple.

5.0 Les trois unions et la triple demande de Jésus dans la Prière sacerdotale
5.1Avec intermédiaire
Être avec lui

Tu verras que la prière du Christ, telle que saint Jean l’a décrite, comportait trois éléments. Il pria d'abord afin que nous soyons auprès de lui, afin d'être en mesure de voir la clarté que son Père lui a donnée. C'est pourquoi j’ai dit en commençant que tous les hommes bons sont unis à Dieu par l'intermédiaire de sa grâce et de leur vie vertueuse. Car l'amour de Dieu s'écoule continuellement en nous avec de nouveaux dons. Ceux qui y prêtent attention sont remplis de vertus nouvelles, de saintes oceupations et de toutes sortes de biens, comme je te l’ai dit précédemment. Cette union-là qu’accompagne une plénitude de grâce et de gloire dans le corps comme dans l'âme, est inaugurée ici-bas pour durer éternellement.

5.2 Sans intermédiaire
Lui en nous, nous en lui

Le Christ pria ensuite pour être en nous, et pour que nous soyons en lui, ce que nous retrouvons en plusieurs endroits de l’Évangile. Il s'agit là de l'union qui est sans intermédiaire. Car l'amour de Dieu ne s'écoule pas seulement au-dehors : Il attire aussi au-dedans, dans l'unité. Ceux qui sentent cela et y prêtent attention deviennent des hommes intimes et éclairés. Leurs puissances supérieures sont élevées au-delà de leurs occupations, dans leur nue-essence. Elles y deviennent simples, au-delà de la raison, dans leur essence. Voilà pourquoi elles sont plénitude et surabondance. Car, dans cette simplicité, l'esprit expérimente qu'il est uni avec Dieu sans intermédiaire. Cette union-là, avec les oceupations qui lui appartiennent, durera éternellement, comme je lai dit précédemment.

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5.3 Sans distinction Consommés dans l'unité non par la substance mais par la fruition

Le Christ formula enfin la prière la plus élevée qui soit : il demanda que tous ses bien-aimés soient consommés dans l'unité, comme lui-même est un avec le Père. Non pas un de cette unité par laquelle lui-même est une seule et unique substance de la divinité avec le Père, ce qui est impossible pour nous; mais un de la même unité en laquelle le Fils est une seule fruition et une seule béatitude avec le Père, sans distinction, dans l'amour essentiel.

5.4 Ultimes précisions
5.41 Les trois unions se vivent dans un va-et-vient continuel

La prière du Christ trouve son achèvement en ceux qui sont unis à Dieu de ces trois façons. Avec lui, ils vont monter et refluer comme la marée89, et toujours se tenir désaffectés et désoeuvrés, dans la possession comme dans la fruition. Ils vont agir et pâtir, et sans crainte prendre leur repos dans leur sur-essence. Ils sortiront et rentreront, et trouveront leur nourriture des deux côtés. Ils sont ivres d'amour et se sont endormis au-delà, en Dieu, dans une obscure clarté.

5.42 Les gens extravertis ne peuvent comprendre

Je pourrais encore ajouter beaucoup de paroles. Toutefois ceux qui y sont établis n’en ont pas besoin, et ceux à qui cela fut révélé et qui adhèrent à l'amour avec amour, Amour leur apprendra bien la vérité. Quant à ceux qui sortent au-dehors et reçoivent consolation de choses étrangères à ce propos, ce qui leur fait défaut ne leur manque guère. Et même si j’en disais beaucoup plus, ils ne comprendraient pas. Car ceux qui s’adonnent entièrement aux oeuvres extérieures ou qui, sans oeuvres, se vouent à la désaffectation et au désoeuvrement intérieurs, ne sont pas en mesure de comprendre.

5.43 Les puissances inférieures, même désoeuvrées, subsistent, suspendues à l'esprit

Car bien que la raison et tout le sentir corporel doivent succomber et céder devant la foi, devant le regard fixe de l'esprit tourné au-dedans, et devant tout ce qui est au-delà de la raison, celle-ci subsiste cependant, sans agir, mais comme puissance; et de même la vie des sens. Aucune des deux ne saurait périr, comme la nature humaine non plus. Et bien que le regard fixe au-dedans et le penchant de l'esprit en Dieu doivent céder devant la fruition en simplicité, ce regard et ce penchant subsistent néanmoins comme habituels, car ils sont la vie la plus intime de l'esprit.

Dans l'homme éclairé, qui ne cesse de monter, la vie des sens est ainsi suspendue à l'esprit. C'est pourquoi ses puissances sensibles sont ajustées à Dieu avec un tendre attachement, et sa nature est remplie de tous les biens. Un tel homme sent que sa vie spirituelle est suspendue à Dieu sans intermédiaire. C'est pourquoi ses puissances supérieures sont élevées vers Dieu avec un amour éternel, pénétrées de la vérité divine, et rendues immobiles dans une liberté dégagée de toute image. Cet homme est rempli de Dieu, et surabonde sans mesure. C'est dans cette surabondance que l'essence s'écoule au-delà et est immergée en l'unité sur-essentielle, là où est l'union sans distinction, comme je te l’ai dit à plusieurs reprises.

Car dans la sur-essence s'arrêtent tous nos chemins. Si nous voulons courir avec Dieu dans les hauts chemins de l'amour, avec lui nous prendrons notre repos dans les siècles sans fin. De cette façon nous irons vers lui, nous entrerons chez lui et nous nous reposerons en lui, éternellement

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6.0 Epilogue
6.1 Ruusbroec se soumet au jugement des saints et de l'Église

Pour cette fois-ci je ne puis t’expliquer plus clairement mon opinion. Quant à tout ce que j’ai pu comprendre, sentir ou écrire, je me soumets au jugement des saints et de la sainte Église. Car je veux vivre et mourir dans la foi chrétienne, en serviteur du Christ, et, par la grâce de Dieu, je désire être un membre vivant de la sainte Église.

6.2 Dernière mise en garde contre la mystique naturelle

Il faut donc te garder de ces gens qui sont trompés, comme je te l’ai dit précédemment. Grâce à leur désoeuvrement et à leur dégagement de toute image, ils ont expérimenté la présence de Dieu en eux, mais cela d'une façon naturelle, par leur regard nu et simple, et ils veulent être un avec lui sans sa grâce et sans la pratique des vertus, en désobéissant à Dieu et à la sainte Église. Malgré ce comportement pervers, dont je t’ai parlé plus haut, ils veulent être le Fils de Dieu par nature. Hélas ! si le Prince des anges fut précipité du ciel parce qu'il s’éleva et voulut ressembler à Dieu, et si le premier homme fut chassé du Paradis parce qu'il voulut être égal à Dieu, comment le pire des pécheurs, à savoir le chrétien mécréant, pourrait-il partir de la terre s’introduire au ciel, lui qui voudrait être Dieu lui-même, mais sans la ressemblance en grâce et en vertus ? Car personne ne monte au ciel par sa propre force, si ce n'est le Fils de l'homme, Jésus-Christ (cf. Jn 3, 13).

C'est donc à lui qu'il faut nous unir par le moyen de la grâce, des vertus et de la foi chrétienne, pour monter avec lui là où il nous a précédés. Car nous ressusciterons tous au dernier jour, chacun avec son propre corps. Ceux qui auront accompli des oeuvres bonnes, iront dans la vie éternelle; ceux qui auront accompli des oeuvres mauvaises, dans le feu éternel. Voilà deux aboutissements opposés qui ne pourront jamais converger, puisque chacun ne cesse de s’écarter de lautre.

Veuille prier et intercéder pour celui qui a composé et mis par écrit cet opuscule, afin que Dieu le prenne en pitié : que ses pauvres débuts et son âge mûr plein de misères, ainsi que nos débuts et notre âge mûr à nous tous, soient consommés en une fin bienheureuse. Puisse Jésus-Christ nous l’accorder, lui qui est le Fils vivant de Dieu. Amen.

Compte tenu de l’importance des éclaicissements précédents fournis par Ruusbroec à ses amis en réponse à ce qui pose problème lorsque l’on veut tenter de « comprendre » ce qui ne peut guère l’être - surtout tenant compte des théologies des trois religions du Livre - voici une fidèle traduction anglaise accompagnée de l’étude profonde de son éditeur :

LITTLE BOOK OF ENLIGHTMENT (Trad. Ph. Crowleyand)

La présente reproduction est extraite de l’édition de référence de l’Opus de Ruusbroec publiée en Corpus Christianorum CI, tome aujourd’hui à peu près devenu inaccessible. Elle est destinée à des Amis n’accédant pas aux bibliothèques spécialisées dans le domaine religieux et ne disposant guère de moyens financiers, car il me semble justifié de leur transmettre la  seule traduction lisible par le plus grand nombre et la plus proche du dialecte thiois (une variante du moyen néerlandais) Elle fut établie par Ph. Crowleyand et H. Rolfson.  
En français on dispose d’une bonne traduction qui s’avère proche de celle que nous venons d’apprécier 90. 
Suit la remarquable Introduction rédigée par P. Mommaers. Elle déborde le cadre spécifique au Little book par sa partie I Life and works of Ruusbroec.  Je ne coupe pas les parties I et II mais omet la suite « technique » III The Edition.  L’étude ainsi réduite couvre quand même les deux-tiers du présent volume, le texte de Ruusbroec étant l’un des plus court de son Opus.

Traduction anglaise

The prophet Samuel wept for King Saul though he well knew that God had disdained and rejected him and all his kin as kings in Israel, by reason of his pride and his disobedience to God and to the prophet sent by God. We also 4 [n° de ligne] read in the Gospel that the disciples of Our Lord pleaded with Him to send away the heathen woman of Canaan, and to do for her what she desired because she cried after them. So I can now say that we might well weep over those conceited people who think that they are kings in Israel. For they think 8 that they are lifted up above all other good men in a high contemplative life. Nevertheless they are proud and willingly and consciously disobey God, the law, the Holy Church and all the virtues. Just as King Saul tore the mantle of (108) [n° de page Corpus Christianorum entre parenthèses] the prophet Samuel so they strive to tear apart the unity of Christian faith and 12 all true doctrine and virtuous life. Those who persist in this way are cut off and parted from the kingdom of eternal contemplation just as Saul was from the kingdom of Israel. On the contrary, the humble little woman of Canaan, although she was a heathen and a stranger, believed and hoped in God. She 16 acknowledged and confessed her littleness before Christ and His apostles. And thereby she received grace and health and all that she desired. For God raises up the humble man and fills him with all the virtues, but the proud He resists and he remains empty of all good things.

20 Some of my friends desire, and have prayed me to show and explain in a few words to the best of my ability, and most precisely and clearly, the truth that I understand and feel about all the most profound doctrine that I have written, so that my words may not mislead anyone but may serve to improve each one; 24 and that I most willingly do. I will, with God's help, teach and enlighten the humble who love virtue and truth. And with the same words I shall inwardly trouble and cloud those who are false and proud. For my words will fall contrary to them and displease them, and that the proud cannot tolerate; it only 28 makes them angry.

(110) See, I have thus said that the contemplative lover of God is united with God by intermediary, and again without intermediary, and thirdly without difference or distinction91 . And this I find in nature and in grace and also in glory. I have fur-32ther stated that no creature can become or be so holy that it loses its own condition of creature and becomes God, not even the soul of our Lord Jesus Christ: it will remain eternally creature and other than God. Nevertheless we must all be lifted up above ourselves in God and be one spirit with God in love if we would 36 be blessed. And, therefore, mark my words and my meaning and understand me right well as to which are the way and the ascent of our eternal beatitude.

Firstly, I speak thus: all good men are united with God by an intermediary. This intermediary is the grace of God together with the sacraments of the Holy 40 Church and the divine virtues of faith and hope and love and a virtuous life led according to God's commandments. And hereto belongs a death to sin and to the world and to all the disordered appetites of nature. And thereby we remain in union with the Holy Church, that is, with all good men, and are 44 obedient to God and of one will with Him, just as a good community is at one with its superior. And without this union one cannot please God nor be saved. It is of him who maintains this union with this intermediary until the end of his life that Christ speaks in the Gospel of St John to His heavenly Father:

48 "Father, I will that where I am My servant shall also be, that he may see the glory which Thou hast given Me." And in another place He says that His servants will sit at the feast, that is, in the richness and fullness of their virtues which they have wrought. And He shall pass before them and serve them with 52 His glory which He has merited. This He will give generously and shall reveal it to all His beloved and to some more, and to some less, to each individually according to his merit and his understanding of the majesty of His glory and honor that He Himself alone has earned through His life and through His 56 death. Thus all the saints shall be forever with Christ and each in his own order and in that degree of glory which he has merited through his works by means of the help of God. And Christ according to His humanity shall be above all the saints and above all the angels as a prince of all glory and all honor which 60 belong to His humanity alone above all creatures. See, thus you may mark that we are united with God by means of an intermediary, both here in grace and in glory. And in this intermediary there is a great diversity and otherness as much in life as in reward, as I have told you. St Paul understood it very well 64 when he said that he wished to be released from his body and to be with Christ. But he did not say that he himself wished to be Christ or God, as do now certain unbelieving and perverse men who say they have no God yet are so dead to themselves and so united to God that they have become God. (114)

68 These men, remark, by their plain simplicity and natural inclination, have returned to the nakedness of their essence, so that it seems to them that life eternal shall be nothing other than an impersonally existing blessed entity without distinction of rank, of saints or of reward. Yes, and some are so insane 72 as to state that the Persons will disappear into the Divinity and that, there, nothing else will remain in eternity but the essential substance of Divinity; and that all the blessed spirits with God will have returned to the essential beatitude, so simply that, beyond this, nothing else will remain, neither will 76 nor activity nor distinct knowledge of any creature. You see, these men have strayed into the empty and blind simplicity of their own essence and wish to become blessed within the limits of their own nature. For they are so simple and so inactively united to the naked essence of their soul and to the indwell- 80 ing of God in themselves, that they have neither ardor nor devotion towards God, neither without nor within. For in the highest point in which they are turned, they feel nothing save the simplicity of their essence, hanging in the essence of God. This absolute simplicity which they possess they regard as 84 being God because there they find a natural repose. This is why they consider themselves as being God in the ground of their simplicity, for they lack real faith, hope and love. By means of the bare emptiness which they feel and possess they are, so they say, without knowledge, loveless, and quit of all 88 virtues. And as a consequence they endeavor to live without awareness of what 116 evil they do, neglecting all the sacraments and all virtues and all practices of the Holy Church, for they think they have no need of them. According to their idea, they have passed beyond all. But the imperfect have need of them, so 92 they say. In their hardened and inveterate simplicity some remain as inactive and as heedless of all the works that God has ever wrought and of all the Scriptures, as if not a word (of them) had ever been written; for they believe that they have found and possessed that for which all Scripture has been written, 96 and that is the blind essential repose which they experience. But in fact they have lost God and all the ways which would lead to Him since they have no more inwardness nor ardor nor holy exercise than a dead beast. Yet they sometimes approach the sacrament and quote from time to time from Scrip-100ture the better to camouflage and cover themselves; and they gladly call to mind some vague passages of Scripture of which they can falsely twist the meaning for their own purposes to please other simple men and to draw them into the deceitful emptiness which they themselves experience. Look, these 104 men consider themselves wiser and more subtle than any others; nevertheless, they are the dullest and most uncouth who are now alive. For what pagans, Jews, and bad Christians, both learned and unlearned, find and understand by natural reason, these wretched men can neither attain nor wish to. You may 108 sign yourself against the devil, but guard yourself with great care against these (118) twisted men and mark their words closely and their works. For they wish to teach and will learn from none; they wish to revile and be reviled by none; to command and to obey no one; they wish to oppress others and to be oppressed 112 by none; they wish to say what they will and never to be contradicted. They are self-willed and subject to none; and this is what they call spiritual liberty. They practice the freedom of the flesh by giving the body what it lusts after; and they consider that to be nobility of nature. They have united themselves to the 116 blind, dark emptiness of their own being; and there they believe themselves to be one with God and they take that to be their eternal beatitude. And there they are turned inwards and are habitually possessed by their own will and natural tendency. Because of this they think themselves above the law and 120 above God's commandments and those of the Holy Church. For above the essential repose which they possess they feel neither God nor otherness. For the divine light has not shown itself in their darkness and that is because they have not sought it with active love and supernatural freedom. And for this reason 124 they have fallen away from the truth and from all virtues in a perverse unlikeness (to God). For they hold that the highest holiness is for man to follow his nature in every way and to live unrestrained so that he may dwell within in emptiness, with inclined spirit, and turn outwards to follow every (128) prompting of his body's desires and appease the flesh, in order that he may be speedily relieved of the image and return unhindered to the bare emptiness of his spirit. See, this is a hellish fruit, springing from their disbelief, and nourishing their incredulity till eternal death. For when the moment comes 132 that their nature is oppressed with bitter woe and fear of death, then they are inwardly assailed by images, and dismayed and beset by fears within; they lose their vacant turning-inward in repose and fall into despair, so that no one can console them, and they die like rabid dogs. Their emptiness brings them no 136 reward. And those who have done evil works and die in them belong to the eternal fire, as our faith teaches.

I have set for you the evil by the good that you may the better understand the good and be on your guard against the evil. You shall shun and flee these 140 people as the deadly enemies of your soul, however holy they may appear to be in manners, words, dress or appearance. They are the devil's messengers and the most pernicious now alive among simple, unexperienced, well-intentioned people. I will now lay this matter aside and return to the theme with which I 144 began. (122)

You well know that I have already told you that all the saints and all good men are united with God by an intermediary. Now I will further tell you how they are all united to God without intermediary. But in this life few of them are fit 148 and proper and enlightened enough to feel and understand this. Therefore he who would wish to feel and experience within himself these three unions of which I am speaking, must live for God with all the fullness of his self so that he may respond to the grace and divine movements and submit with docility 152 to all the virtues and all interior exercise. He must become exalted through love and die in God to himself and to all his works, so that he yields himself with all his faculties and suffers the transformation wrought by the incomprehensible truth that is God Himself. It is thus that living, he must go out to 156 exercise virtues and, dying, enter into God. And these two constitute his perfect life—these two are joined in him as matter (is joined) to form, as body (is) to soul. And because he practices this he has a clear understanding and a rich and abundant feeling for he is joined to God, with faculties uplifted, with 160 a pure intention, a heartfelt desire, an unsatisfied craving, with the living ardor of his spirit and his nature. Because he thus holds and exercises himself in the presence of God, love therefore masters him in every way. Howsoever love then directs him he will ever grow in love and in all the virtues. The impulse of 164 love is always directed to the advantage and the capacity of each and everyone. (124)

The most beneficial impulses which this man can feel and of which he is capable are heavenly health and hellish pain, and responding to these two with adequate works which are fitting. Heavenly health raises man above all 168 things, in free power to praise and love God in every way which his heart and soul desire. After this comes the hellish evil which sets man down in misery and in deprivation of all savor and of all consolation that he has felt till now. In this misery health sometimes shows itself and gives hope which no one can 172 frighten away and then he falls again into a despair which no one can console. When man feels God within him, with richness and fullness of grace, this I call heavenly health, for then man is wise and clear in his understanding, flowing out and rich with heavenly teaching, warm and generous in charity, overflow-176 ing and drunk with joy and feeling, and valiant, courageous and undaunted in all things that he knows please God, and the like without number, which only those who experience this may know. But when the scale of love sinks and when God hides Himself with all His grace, then man falls again into desola- 180 tion and affliction and in a dark misery as though he might never recover, such that he feels himself to be nothing but a poor sinner who knows little or nothing of God. All consolation that creatures may give to him is distasteful. Savor and consolation from God do not come to him. And in addition his own (126) 184 reason speaks within him: "Where is thy God now ? Where has all thy experience of God fled ?" Then his tears are his nourishment day and night, as the prophet says. If man is to be healed of this distress, then he must consider and feel that he does not belong to himself but to God. He must therefore 188 abandon his own self-will into God's free will and let God act with his (will) in time and in eternity. If he can bring himself to do this without oppression of heart, with liberty of spirit, then at that very moment he recovers his health and he brings heaven into hell and hell into heaven. For however much the 192 scale of love goes up or down, he always rests in balance, even and steady. For whatever love wishes to give or to take, he who denies himself and loves God finds peace therein. He who has lived in suffering without resentment, his spirit remaining free and undisturbed, is capable of feeling the union with 196 God without intermediary92. As for the union with intermediary, he has obtained that by the richness of his virtues. This is why, being of one thought and one will with God, man feels God in him with the fullness of His grace, like a vigorous health of all his being and all his works.

200 But you may ask why it is that all good men do not come so far as to experience this. Now mark well, for I am going to tell you the why and the wherefore. They do not respond to the divine impulse with an abnegation of self and for this reason do not stand in the presence of God in lively earnest. And they are (128) 204 not careful in the inward observation of themselves, and so they always remain more outward and manifold than inward and simple, and they perform their activities rather more from good custom than from inner experience. They think more of eccentricity, and of greatness and multiplicity of good works, 208 than of the intention and love of God. That is why they remain outward and manifold of heart and are not aware of how God lives in them with the plenitude of His grace. But how the interior man who, amidst all evil, experiences health, will feel himself one with God without intermediary; I shall 212 now explain.

When he who lives in this manner raises himself with the totality of his self and with all his powers and turns to God with lively active love, then he feels that the depth of his love, there where it begins and ends, is enjoyable and 216 fathomless. If he then wishes further to penetrate this enjoyable love with his active love, there all the powers of his soul must give way, and must suffer and endure the piercing truth and goodness which is God Himself. For, in the same way that the air is bathed with the sun's light and heat, and just as the 220 iron is penetrated by the fire so that with the fire it does fire's work—for it burns and gives light like fire93. I say the same thing for the air. If the air itself (130) could reason it would say: "I give light and I give warmth to all the world." Nevertheless each keeps its own nature, for the fire does not become iron nor 224 the iron fire. But the union is without intermediary, because the iron is within the fire and the fire within the iron. And in the same way the air is in the light of the sun and the light of the sun is in the air—so God is always in like manner in the essence of the soul. And when the higher faculties turn inwards with 228 active love they are united to God without intermediary in a simple knowledge of all truth, and in an essential experience and savor of all good. This simple knowledge and experience of God is possessed in essential love and is exercised and maintained through active love. For this reason it is accidental to the 232 faculties by means of the dying turning-inwards in love; but it is essential to the essence and remains always in it. This is why we must always turn inwards and renew ourselves in love if we wish to experience love with love. St John teaches us this when he says: "Who abideth in love, abideth in God and God 236 in him." Though this union between the loving spirit and God is without intermediary, there is nevertheless a great distinction, for the creature does not become God nor God creature, as I have explained earlier with regard to the iron and the air. But if material things which God has created can thus unite 240 without intermediary, then how much better can He unite Himself with His beloved when He wishes, if they order and prepare themselves for it by means of (132) His grace. For this reason the interior man, whom God has adorned with virtues and raised above them to a contemplative life, has, in his supreme turn-244 ing-inwards no other intermediary between him and God than his enlightened reason and his active love. And by means of these two he cleaves to God and that is what it is 'to become one with God' as St Bernard says. But above reason and above the active love he is lifted up in naked vision and without 248 work in essential love. And there he is one spirit and one love with God, as I have explained before. In this essential love he infinitely transcends his understanding by means of the unity which he has essentially with God—and this is the common life of contemplative man, for in this elevation man is 252 capable of knowing all creatures in heaven and on earth, with distinction of life and of reward, if only God wants to show it to him in a vision. But he must yield to the infinity of God and essentially and infinitely follow it, for no creature can comprehend or attain it, not even the soul of our Lord Jesus Christ 256 who has received the highest union, above all creatures.

See, this eternal love which lives in the spirit and to which it is united without intermediary gives its light and its grace in all the powers of the soul, and this is the source of all virtue. For the grace of God touches the higher powers and (134) 260 from this spring charity and knowledge of truth, love of all justice, practice of the counsels of God with discretion, imageless freedom and the overcoming of all things without effort and a transport into unity through love. As long as man continues this exercise, then he is able to contemplate and to experience 264 union without intermediary. And he feels the touch of God in him that is a renewal of his grace and all his virtues. For you must know that the grace of God flows down to the lower powers, and touches the heart of man, and from that comes heartfelt affection and sensitive desire for God. And affection and 268 desire penetrate the heart and senses, flesh and blood, and all the corporeal nature and cause in him strain and restlessness in his body, so that often he does not know what to do with himself. He is in the state of a man who is so drunk that he is no longer in possession of himself. And from this comes much 272 eccentric behavior, which these softhearted men cannot well control, that is, they often lift their heads to heaven with eyes wide-open because of restless desire; sometimes joy, sometimes weeping, now singing and now shouting, now weal and now woe, and often both together at once; leaping, running, 276 clapping their hands together, kneeling, bowing down and making similar fuss in many ways. As long as man remains in this state and stands with open heart raised up to the richness of God who lives in his spirit, he experiences new touching from God and new impatience of love. And so all these things (136) 280 are renewed. And for this reason man must at times pass through this bodily feeling to a spiritual feeling which is rational, and through the spiritual feeling pass to a divine feeling which is above reason, and through this divine feeling sink away from himself into an experience of motionless beatitude.

284 This experience is our superessential beatitude which is an enjoyment of God and of all His beloved. This beatitude is the dark silence that is always inactive. It is essential to God and superessential to all creatures.

And there you must accept that the Persons yield and lose themselves whirling 288 in essential love, that is, in enjoyable unity; nevertheless, they always remain according to their personal properties in the working of the Trinity. You may thus understand that the divine nature is eternally active according to the mode of the Persons and eternally at rest and without mode according to the 292 simplicity of its essence. It is why all that God has chosen and enfolded with eternal personal love, He has possessed essentially, enjoyably in unity, with essential love. For the Divine Persons embrace mutually in eternal complacency with an infinite and active love in unity. This activity is constantly renewed 296 in the living life of the Trinity. There is continuously new birthgiving in new knowledge, new complacency and new breathing forth of the Spirit in a new (138) embrace with a new torrent of eternal love. All the elect, angels and men, from the last to the first, are embraced in this complacency. It is in this com- 300 placency that heaven and earth are suspended, existence, life, activity and maintenance of all creatures, save only the aversion from God through sin, which comes from the creatures' own blind perversity. And out of the complacency of God flow grace and glory and all the gifts in heaven and on earth 304 and in each individually according to his need and to his receptivity. For the grace of God is prepared for all men and awaits the return of every sinner. When he, by means of the touch of grace, decides to take pity on himself and trustfully call on God, he always finds pardon. So whosoever, by means of 308 grace with loving complacency, is brought back to the eternal complacency of God will be caught and embraced in the fathomless love which is God Himself, and he is forever renewed in love and virtue. For while we please God and God pleases us, then love is practiced and eternal life. But God has loved 312 us eternally and has cherished us in His complacency and we should consider that rightly; and thus our love and complacency should be renewed, for through the relations between the Persons in the Divinity there is always new complacency with new out-flowing of love in a new embrace in unity. And this 316 is without time, that is to say, without before or after in an eternal present, for in the embrace in unity all things have been consummated. And in the out-(140) flowing of love all things are being achieved. And in the living fruitful nature all things have the potentiality to occur, for in the living fruitful nature the 320 Son is in the Father and the Father in the Son, and the Holy Spirit in them both. For it is a living and fruitful unity which is the source and the fount of all life and all genesis. And for this reason all creatures are there without themselves as in their eternal origin, one essence and one life with God. But in 324 the bursting-out of the Persons with distinction, so the Son is from the Father and the Holy Spirit from them both. There God has created and ordered all creatures in their own essence. And he has remade man by His grace and by His death, for so far as it lies in His power. He has adorned His own with love 328 and with virtues and brought them back with Him to their beginning. There, the Father with the Son and all the beloved are enfolded and embraced in the bond of love, that is to say, in the unity of the Holy Spirit. It is this same unity which is fruitful according to the bursting-out of the Persons and in the return, 332 an eternal bond of love which can nevermore be untied.

And all those who know themselves to be bound therein must remain eternally blissful. They are all rich in virtues and enlightened in contemplation and simple where they rest enjoyably, for in their turning-in, the love of God reveals 336 itself as flowing out with all good and drawing in into unity and (as) superessential and without mode in an eternal repose. And so they are united to God, by intermediary, without intermediary, and also without difference94. (142)

They have the love of God before them in their inward vision as a common 340 good that flows out in heaven and earth, and they feel the Holy Trinity inclined towards them and within them with plenitude of grace, and for this reason they are adorned with all virtues, with holy exercises and with good works without and within. Thus they are united with God by means of the in- 344 termediary of divine grace and of their holy life. And because they have given themselves to God, whether in action or in abstention or in endurance, they always have peace and inner gladness, solace and savor, which the world cannot receive nor any hypocritical creature, nor any man who seeks himself and 348 has himself in mind more than the honor of God.

Secondly, these same interior, enlightened men, have the love of God before them in their inward vision whenever they want, as drawing or calling in towards unity. For they see and feel that the Father with the Son by means of 352 the Holy Spirit stand embraced with all the elect and are brought back with eternal love, into the unity of their nature. This unity is constantly drawing or calling in all that has been born out of it naturally or by grace. And therefore these enlightened men are lifted up with free mind above reason to a bare vi- 356 sion devoid of images. There lives the eternal invitation of God's unity, and with imageless naked understanding they go beyond all works and all practices (144) and all things to the summit of their spirit. There their naked understanding is penetrated with eternal clarity as the air is penetrated by the light of the sun. 360 The bare elevated will is transformed and penetrated with fathomless love just as iron is penetrated by the fire. And the bare elevated memory finds itself caught and established in a fathomless absence of images. Thus the created image is united threefoldwise above reason to its eternal image, which is the 364 source of its being and of its life. This source is essentially conserved and possessed in unity with a simple contemplation in imageless emptiness. Thus one is raised above reason, threefold in unity and one in trinity. Nevertheless, the creature does not become God, for the union occurs by means of grace and 368 love returned to God. And for this reason the creature experiences distinction and alterity between itself and God in its inward vision. And though the union is without intermediary, the manifold works that God does in heaven and earth are, however, hidden from the spirit. For though God gives Himself 372 as He is with a clear distinction, He gives Himself in the soul's essence, where the soul's powers are unified above reason and undergo God's transformation in simplicity. There all is full and overflowing, for the spirit feels itself as one truth and one richness and one unity with God. Nevertheless there is still an 376 essential forward inclination and that is an essential distinction between the (146) essence of the soul and the essence of God; and that is the highest distinction that can be felt.

Hereafter follows the unity without difference, for the love of God is not only 380 to be considered as flowing out with all good and drawing in into unity, but is also above all distinction in essential enjoyment according to the bare essence of the Divinity. And for this reason enlightened men have found within themselves an essential inward gazing above reason and without 384 reason, and an enjoyable inclination surpassing all modes and all essence, sinking away from themselves into a modeless abyss of fathomless beatitude, where the Trinity of the Divine Persons possess their nature in essential unity. See, here the beatitude is so simple and so without mode that therein all 388 essential gazing, inclination and distinction of creatures pass away. For all spirits thus raised up melt away and are annihilated by reason of enjoyment in God's essence which is the superessence of all essence. There they fall away from themselves and are lost in a bottomless95 unknowing. There all clarity is 392 turned back to darkness, there where the three Persons give way to the essential unity and without distinction enjoy essential beatitude. This beatitude is essential to God alone and to all spirits it is superessential. For no created essence can be one with God's essence and perish of itself, for then the 396 creature would become God, which is impossible. For the essence of God can (148) neither diminish nor increase; nothing can be taken from Him, neither can it be added to Him. Nevertheless, all loving spirits are one enjoyment and one beatitude with God without difference. For the blessed essence which is the 400 enjoyment of God Himself and all His belove'd, is so plain and simple that there is neither Father, nor Son, nor Holy Spirit, according to personal distinction, nor any creature. But there all the enlightened spirits are raised out of themselves into an enjoyment without mode that is overflowing above all 404 fullness that any creature has ever received or ever may receive; for there all the elevated spirits in their superessence are one enjoyment and one beatitude with God without difference. There the beatitude is so simple that no distinction can enter into it evermore. Christ desired this when He prayed His 408 heavenly Father that all His beloved should be brought to perfect union, just as He is one with the Father in enjoyment, by means of the Holy Spirit. Thus He prayed and desired that He in us and we in Him and in His heavenly Father should become one in enjoyment, by means of the Holy Spirit. And that, I 412 think, is the most loving prayer that Christ ever made for our beatitude.

But you should also note that His prayer was threefold, as St John has shown us in the same Gospel. For He prayed that we might be with Him, that we (150)might behold the glory which His Father has given Him. Because of this, I said 416 in the beginning that all good men are united with God by means of the grace of God and their virtuous life. For the love of God is always flowing into us with new gifts. And those who take heed of this are filled with new virtues and holy practices and with all good things, as I have said to you before. This 420 union, with fullness of grace and glory in body and soul, begins here and lasts eternally.

Next, Christ prayed that He should be in us, and we in Him. This we find in many passages in the Gospel. And this is the union that is without in-424termediary, for the love of God is not only out-flowing but it is also drawing-in into unity. And those who feel and experience this become interior, enlightened men. Their higher faculties are raised above all practices to the bareness of their essence. There the faculties become simplified above reason in their 428 essence and because of this they are filled and overflowing. For in this simplicity the spirit finds itself united with God without intermediary. And this union, together with the exercise which is proper to it, will endure eternally, as I have already said.

432 Then Christ further prayed the highest prayer: that all His beloved should be brought to perfect unity, even as He is one with the Father; not as one as He is one single substance of Divinity with the Father, which is impossible for us, (152) but as one and in the same unity where He is, without distinction, one enjoy-436ment and one beatitude with the Father in essential love.

Christ's prayer is fulfilled in those united to God in this threefold manner. With God they will ebb and flow, and (will) always be in repose, in possessing and enjoying. They will work and endure and rest in the superessence without 440 fear. They will go out and in and find nourishment both within and without. They are drunk with love and have passed away into God in a dark luminosity.

I could say much more about this, but those who possess this do not need it, and those to whom this is shown and who cleave with love to love, love shall 444 certainly teach them the truth. As to those who turn outwards and receive consolation from things foreign, they will not even miss what is lacking to them. And even if I said much more, they would still not understand it. For those who are greatly given to outward works or (who are) without action in an inner 448 emptiness cannot understand it. For though reason and all corporeal feeling must yield to and make way for faith and inward gazing of the spirit and those things that are above reason, reason nevertheless remains without action in potentiality and this also is true for the life of the senses; they can no more 452 perish than can the nature of man. And though it is also true that the inward gazing and the inclination of the spirit in God must yield to the enjoyment in simplicity, yet gazing and inclining remain in their potentiality. For this is the (154) innermost life of the spirit. And in the enlightened and ascending man the 456 sense-life adheres to the spirit and it is why his sensory faculties are joined to God with warmhearted affection and his nature is filled with all good things. And he feels that his spiritual life cleaves to God without intermediary, whereby his superior powers are uplifted to God with eternal love and 460 penetrated by divine truth and established in imageless freedom. By these means he is filled with God and (is) overflowing without measure. In the overflowing is the essential flowing- or sinking-away in superessential unity. And there is the union without distinction, just as I have frequently said to 464 you. For in superessence all our ways end. If we want to walk with God the lofty pathways of love, then we shall rest with Him eternally without end. Thus we shall evermore approach and enter and rest in God.

At this time I cannot make my view more clear to you. Concerning all the 468 things that I understand, and feel, and have written, I submit myself to the judgment of the saints and of the Holy Church. For I wish to live and die Christ's servant in the Christian faith and I desire to be, by the grace of God, a living member of the Holy Church. (156) 472 And therefore, as I have told you before, watch out for the conceited men, who, through their vacant imagelessness, with their bare simple vision, have found within themselves in a natural manner the indwelling of God and pretend to be one with God without the grace of God and without the practice 476 of virtues and in disobedience to God an to the Holy Church. And with all this perverted life, which I have already described, they wish to be a son of God by nature. And if the Prince of angels was cast out of heaven because he exalted himself and wished to be like God, and the first man was driven out of 480 Paradise because he wished to be like God, how shall the worst of sinners, that is the unfaithful Christian, come from earth to heaven, he who himself desires to be God with no similarity (to Him) in grace and virtue ? For no one ascends to heaven through his own power save the Son of Man, Jesus Christ.

484 Therefore we must unite ourselves to Him by the means of grace and virtues and Christian faith, so that we may ascend with Him there where He has gone before. For on the Last Day we shall all rise up, each with his own body. Those who have wrought good works shall go into eternal life, and those who have 488 wrought evil shall go into the eternal fire. These are two unlike ends that can (158) never converge, for they are in constant flight from each other, Pray treat for the one who has composed and written this, that God may have mercy on him, that his poor beginning andwretched middle and that of us all may 492 be brought to completion bya holyend. May Jesus Christ, the Living Son of God, grant this to us all. Amen.

INTRODUCTION [P. Mommaers]

I. LIFE AND WORKS OF RUUSBROEC/1

For a medieval man, Jan van Ruusbroec lived exceptionally long: from 1293 to 1381, an extremely troubled period of European history. The fourteenth century—waning of the Middle Ages or feverish onset of the new age ?—brings with it radical changes in every domain. There are political revolutions. The young nations, which are now freed from the grip of papal authority, break out in mutual wars: the Hundred Years' War dragged on from 1337 to 1453. A new state structure also appears, especially given the fact that in many places in Europe, particularly in Flanders and Brabant, cities fortify their position in opposition to the princes and the dukes, and the guilds come into power. Famine and pestilence from 1347 to 1351, the Black Death spreads over the continent and an unstable economy go hand in hand with social riots. Thus we have the Farmers' Uprising of 1332 in Flanders; the French "Jacquerie" is raging in 1358, and the Lollards storm London in 1381. The Church is no less shaken: her impressive structure from the thirteenth century now collapses like a house of cards. Not only does Boniface VIII have to give up the "sword" of temporal power, but a mere six years after his death the successor of Peter is living in Avignon, a Babylonian Captivity which will end in the Western Schism. And where the official Church affords no further support, all manner of more or less heretical "mystical" groups crop up and flourish, often maintaining insane practices. Through the towns march Flagellants (who whip themselves until they bleed) and Dancers. Moreover, in this century there appear the all too famous "Brethren of the Free Spirit". Thus, the Occident seems to be trembling on its foundations, and Brabant, flourishing and active,


/1 Here we are concerned with a summary overview of Ruusbroec's life and works. For supplementary data of a biographical and bibliographical nature, see A. Ampe, s. j., Jean Ruusbroec, in Dictionnaire de Spiritualité, vol. VIII, Paris, 1974, col. 659-697. On the question of the formation of the traditional presentation of Ruusbroec, see A. Ampe, s.j., Ruusbroec, Traditie en werkelijk-heid, (Studien en Tekstuitgaven van O.G.E., XIX), Antwerp, 1975. - Two ancient sources arc cited in this introduction, namely Die Prologe van her Gerardus, published by W. de Vreese in Het Belfort, 102 (1895), pp. 7-20, and De origine rnonasterii Viridisvallis by Henricus Pomerius, published in the Analecta Bollandiana, 4 (1885), pp. 257-334. Gerard was a Carthusian from Herne (today Hérinnes) and friend of Ruusbroec. He copied five of his works and prefaced them by a Prologue (written around 1350) in which one encounters particularly valuable data concerning Ruusbroec's life and literary activity. As for Pomerius (1382-1469), he was an Augustinian from Groenendaal itself, who began to write his biographical work around 1420. - The works of Ruusbroec, with the exception of the Boecsken der ver laringhe, are cited according to the edition of the Ruusbroecgenootschap, IVerken, 4 vols., (2nd edition), Tielt, 1944-1948.

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the province wherein Ruusbroec is rooted, is far from being an out-of-the-way corner escaping the general movement. Nevertheless one can satisfactorily represent the life history of the "master of the Netherlands mysticism" in a nutshell; the wealth and significance of this life for us today apparently did not lie in remarkable, demonstrable facts.

He was born in "Ruusbroec" , a little village a few miles south of Brussels. At eleven years of age, he goes to the neighboring city to learn Latin and the ''artes" in the chapter school there. He lives with a relative, a certain Jan Hinckaert, a canon of St Gudule's church. Concerning his further intellectual formation—what and where he studied—we have no precise data. Indeed, in most of the traditional biographies this is minimalized: following the lead of his first biographer, Pomerius (1382-1469), people began piously to say that this "holy mystic" , who wrote not in Latin but in the common tongue, had received his knowledge only through direct divine inspiration. Yet this does not detract from what we can know with certainty about him,—that he at least did philosophical and theological studies normally required of a future priest. Moreover, from his works it appears that, though he was no learned scholastic, he felt very much at home with the speculative science of his times. In 1317, Ruusbroec was ordained a priest and for a quarter of a century will lead the modest life of a St Gudule chaplain.

In this Brussels period, Ruusbroec writes his first works: Dat nicke der ghelieven, Die geestelike brulocht, Vanden blinkenden steen, Vanden kerstenen ghelove and a portion of Van den geesteliken tabernakel. What was the exterior factor leading to this literary activity ? It goes without saying that no one, let alone a mystic, becomes a true author through circumstances only. In the first place, there is the ever-growing success of the "Brethren of the Free Spirit", a very widespread and hard-to-identify religious movement in which the "Sisters" also did their part, bringing Christendom into commotion from the thirteenth century on. Here we are dealing not with a genuine, organized sect but with heretical groups with an explicitly mystical air: in 1310 Marguerite Porete dies, burned at the stake; in 1312 the "Free Spirit" group is condemned by the council of Vienne. Ruusbroec himself will give us further information on this type of mysticism (the Boecsken der verclaringhe contains especially interesting data and insights); here it suffices to know that it is clearly characterized by a pantheistic and quietistic tendency: whoever follows the "Free Spirit" becomes identical with God and no longer needs bother about the practice of virtue or to concern himself with ecclesiastical and social involvement. For Ruusbroec, this is a dangerous phenomenon. Not only did he find this union with God as the "Brethren" presented it, illusory, and their life inhuman, he was aware that Christians would inevitably be smitten by this dubious spirituality. Here we come to the second and complementary reason why Ruusbroec set himself to writing: Christians no longer came across anything in their Church which could arm them specifically against such foolish doctrine: no solid instruction, no living examples, and especially no personal religious experience. The people are in distress. That is why, as Brother Gerard says, Ruusbroec will write "in genuine Brussels Dutch", for there was "great need at this time for holy and complete instruction in the Dutch language, for then a few hypocritical and contradictory (ideas) had made themselves felt..."

Throughout his entire life, Ruusbroec remains an upright member of the Church. In his works, he frankly admits not only that his mysticism is steadfastly based on Catholic doctrine; he also explicitly recognizes the authority of the Church: "Concerning all the things that I understand, and feel, and have written, I submit myself to the judgment of the saints and of the Holy Church. For I wish to live and die Christ's servant in the Christian faith and I desire to be, by the grace of God, a living member of the Holy Church."' He also lets it be known that this recognition of the Church's teaching authority does not mean for him that one represses one's own interior experiences: "But what I experience, I experience. I cannot drive it out of my spirit; even if I should thereby win the whole world, no one shall ever be able to remove from me the certitude and the confidence that Jesus shall not condemn me. When I hear anything else, I prefer to keep silence."' On occasion, he also speaks with appreciation for the Church's structures (though he is obviously on his guard against mentioning its hierarchical aspect): "Without Holy Scripture, priests, bishops and religious, Christianity would have disappeared long ago. Everyone would be supposed to act according to his own whim and fancy: as many ways as heads ! The people would go mad, abandon Christian faith, and forget all virtue. " 4 But this loyal chaplain did not bury his head in the sand concerning what was going on in his Church. This mystic, who is classified as "solitarius", solitary, was by no means an abstract mind or a shy dreamer. How sharply he perceived the concrete ecclesiastical situation is also regularly expressed in his works. Ruusbroec not only saw what was happening, he spoke it openly in a time in which taking a public position on this matter was far from safe. Even Brother Gerard, who was such a faithful copyist as for the rest, found that he could not publish everything on this subject: "So in that same book (that is,

2 Boecsken, 11. 537-542.

3 R IV, p. 219.

4 R II, p. 298.

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Van den geesteliken tabernakel)... I have, not without reason, left out a long complaint against all the ranks in Holy Church. He brought it out because he suffered from the fact that it was so deviant and continues to depart from its first beginnings." Ruusbroec speaks frankly indeed, and no one is spared. Already in Die geestelike brulocht he directs his critique against the clerical state. His tone there is still moderate, but dating from Van den geesteliken tabernakel /1, he becomes mercilessly sharp. Among the laity, the parvenus who come to parade around in church with their showy attire must receive their due. And so also the rich who "take good notice that the whole world bows down before wordly goods: pope and bishop, princes and prelates, clerics and laity bend low before them. The rich man gets his share of all spiritual goods: they sing and read Masses for him and all the exterior practices of Holy Church are at his disposal. He also obtains letters which guarantee him absolution from purgatory and sins." Who should impart genuine, action-oriented Christian teaching to these men ? Certainly not the clergy: "Their instruction is similar to their life. For through their false interpretation, they change the proclamations of God and of Holy Scripture..." The secular clergy, from the highest to the lowest rank, are slaves of money. The princes of the Church are out for power, pomp and circumstance: "When a bishop or a distinguished abbot visits his people, he rides with forty horses, with a large escort, and at enormous expense. He does not pay it himself, naturally ! The change is in his purse, and consequently souls are not touched." The lower clergy shift for themselves after their own manner: "We also find other priests who stand in church, waiting for money, with such a slavishness as though they were blind or crippled."—' `Those who live from the goods of the Holy Church, and who ought to be pure in body and soul,—some of them at least—support their children in their own house, openly and unblushingly, as proud as if they had them from a legitimate spouse." Among religious, with the exception of a precious few—for example, Poor Clares and Carthusians— it is just as pitiful. Money plays the main role, "crafty hypocrites" come to power and "all those who come near them must bow and scrape."

In his diatribes against the corruption of religious life, Ruusbroec certainly does not limit himself to naming the facts. He also gives his diagnosis: the cause of all these distressing practices is nothing other than a total lack of personal spiritual life. Almost no one among the numerous ` ` believers" seems himself to have any religious experience. And how should a faith which does not properly exist, which has no interior reality, express itself genuinely and effectively ? In Die geestelike brulocht he points out that among the clergy there

5 For the quotations from Van den geesteliken tabernakel, see R II, pp. 321-333 passim.

is a total lack of any "savor" in religious things: "they are totally turned outwards towards the world, and they do not fathom the things they have right in their hands. That is why they pray with their lips, but their heart does not taste what it means, namely, the hidden miracle that lies enveloped in the Scriptures, in the sacraments, and in their function,—that they do not experience at all. And therefore they are coarse and rude and unenlightened by divine truth./6 In Van den geesteliken tabernakel he comes back again regularly to this need for experience. If men sit babbling in church or dully daydreaming, or if they continually run outside, then it is because "the service of our Lord has no savor for them". The greatest plague that rages among the religious is that of gadding about outside their cloisters. "Look, for these people their cloister is a prison and the world a paradise. For they have a taste neither for God nor for eternal blessedness."

So, Ruusbroec will write, then, in order to confront the deepest need of the faithful—interior life—and in so doing, to fortify them against the delusions and practices of the "Free Spirit". A third reason may yet be touched upon here. Already in his Brussels period he appears as a personal spiritual director. Some people prevail upon him to write down the contents of their conversations. So, it is in this manner, according to Brother Gerard once more, that Vanden blinkenden steen came to be written: "Once Master Jan sat conversing over spiritual things with a hermit. When they took leave of each other, the brother asked him with a good deal of insistence that he would write down what they had treated there, and so, clarify it further..." Several times later on Ruusbroec meets a similar request.

The great turning point in the exterior life of Ruusbroec is the year 1343. The chaplain leaves Brussels, in company of his host Jan Hinckaert and another canon, Vrank van Coudenberch. The trio, who had already lived together for a brief period of time in the house of Hinckaert, settled in "a modest house, southeast of Brussels, a mile into the Forest of Soignes, in a valley called Groenendaal, the Green Dale, where there had once been a hermitage, with a hermit within." Why does Ruusbroec want to leave the city, "to detach himself from the crowd" ? Direct, precise information is lacking here, but an educated guess is possible. As we saw, he was very deeply conscious that the cause of the malaise of the Christian folk was nowhere else to be found than in the lack of religious experience, and that there could be no serious talk of reformation, then, if one did not first rediscover the "taste" for the spiritual. In his own search for contemplation, the "one thing necessary", he was probably

6 R I, p. 190.

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hindered by the troubles and routine which go hand in hand with a chaplain's life. He had to pray the office in a collegial church which was still being built, together with other priests—and about their modesty and zeal he himself has enlightened us !—in the midst of the chatter and quarrelling of the churchgoers. Along with that, it gradually became irrevocably clear to him that his work as chaplain did not have much meaning: was not the daily work merely a bandage over a much-too-deep wound, namely the interior shrivelling-up of the faithful ? Add to this that this man who so plainly took aim at "all the ranks in the Holy Church" must have attracted a great deal of enmity against him in the long run. One can understand that he finally also desired to take explicit leave from the Brussels ecclesiastical milieu, especially from the clergy. A telling detail in connection with this: it can be that Ruusbroec published the last section of Van den geesteliken tabernakel, in which the really strong complaint against the Church appears, only in Groenendaal.

What kind of life-style did Ruusbroec and his friends now wish to assume ? It is one thing to withdraw from a particular social circle and quite another to renounce all contact with men: these priests explicitly did not want to disappear into an unreachable desert as cenobites, much less as hermits (Groenendaal was—and is—a marvelous and very accessible spot). They certainly had no plan to found a new monastery, with habit and rule. In the beginning, their only intention was to found a sort of small model parish where they, as priests, could approach the faithful in a new, undistorted way, where they could fittingly say the office in choir. The chapel which they immediately began to build was consecrated as a parish church in 1343, and Vrank van Coudenberch was the curate ("curatus"). People must have swiftly begun to approach this living religious community, something about which Ruusbroec himself was less enthusiastic than his friends: "... and so it came about that a few well-disposed laymen and religious from the cities of Brabant joined them in order to live with them. And although Master Jan preferred to remain free of this group formation, he let it go on, because he felt that Master Vrank desired to increase the love of God in many men. As for himself, he was convinced, as he himself teaches, that he was able to be simultaneously busy with earthly matters and to rest in God." So runs Brother Gerard's report. But this original group, which did not want to be a monastic foundation, and which built a parish outside the sphere of influence of the Brussels clergy, will not be left for long in peace. The ecclesiastical establishment experienced the quiet Groenendaal as an all-too-loud threat. And they reacted in a manner that is not so unusual: the law was invoked to help subdue these men and to incorporate them in the flock. Indeed, where do they get the right to live such a life without being real—that is, officially recognized—monks, without being bound to a particular rule ? After six years, Ruusbroec and his friends then decided to take on the Rule of St Augustine. In 1350 their foundation became a priory, with Master Vrank as dean, and Master Jan as prior.

Ruusbroec consecrates the almost forty years spent in Groenendaal to that which he regarded already in Brussels as the religious mission of the times: he himself leads a life of prayer and he helps others also to discover spiritual "taste". So, he writes books: Vanden vier becoringhen, Boecsken der verclaringhe, Vanden seven sloten, Een spieghel der eeuwigher salicheit, Van seven trappen, Vanden XII beghinen. But he also keeps up a number of personal contacts. He continues to visit the Clare Margareta van Meerbeke in the newly founded, strict monastery of Brussels. A letter to her has been preserved, and two of his works, Vanden seven sloten and Een spieghel der eeuwigher salicheit, were addressed to this person "dearly beloved in our Lord". And Brother Gerard, the man to whom we owe the Boecsken der verclaringhe, as we shall see further on, succeeded in bringing Ruusbroec to visit his monastery in Herne, seven kilometers from Groenendaal. But his personal influence reaches quite a bit farther than Brussels or Brabant. Pomerius relates that two Parisian students came to Groenendaal; he consecrates three chapters to visits from Gerard Groote, founder of the "Brethren of the Common Life", who laid the foundation for the Devotio Moderna. We also know that there were good direct relations between Groenendaal and the Rhineland, Strasbourg and Basel,—all places where other such living, all-but-canonized religious movements as the "Friends of God" and the Beguines were flourishing.

In the winter of 1381 Ruusbroec became seriously ill. Pomerius relates: "Since the illness did not disappear, but in fact worsened, he understood that he must soon die. Since he still lay in the prior's cell, he himself humbly asked his brothers to transfer him from there to the community infirmary. There he was gravely sick with fever, and also suffered from dysentery. When he had lain in such weakened state in bed for almost fourteen days, the end came. After he had piously commended himself to God in the presence of his brothers who knelt praying,—he was lucid of mind and there was a flush on his face— he very softly drew his last breath, and without showing the normal signs one generally sees with the dying,... he yielded up his spirit in peace.'"

1 Pomerius, op. cit., p. 305 (pars II, capitulum XXXI).

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II. THE "BOECSKEN DER VERCLARINGHE /1

1. The occasion

From some of the data which appear in Brother Gerard's Prologue, one can gather that the Boecsken der verclaringhe has been written around 1362. Ruusbroec himself tells us what the occasion was: "Some of my friends desire, and have prayed me to show and explain in a few words, to the best of my ability, and most precisely and clearly, the truth that I understand and feel about all the most profound doctrine that I have written, so that my words may not mislead anyone but may serve to improve each one; and that I most willingly do" (24-28/2. These friends are known. They were Brother Gerard and a few other Carthusians from Herne. In fact, they had taken offence at some passages in the works of Ruusbroec, more particularly in his first book, Dat rijcke der ghelieven. Brother Gerard relates: "But I took the liberty, together with some of our brothers, to invite Master Jan to clarify orally some far-reaching expressions which we had encountered in these books, especially many things he says in the first book..." Ruusbroec accepted the invitation, "he came on foot, from more than five miles away—he was so good—even though it was difficult for him." The mystic, who makes an impression of holiness and great modesty, remains three days. They speak about the difficulties which his text brings up, but apparently the oral explanation did not suffice: "But he said that he would write another book for clarification (of Dat rijcke der ghelieven), to tell what he meant by the expressions and how he wished them to be understood. And that he did: that is the last book of these five (which Gerard had copied), and it begins (with the words) 'The prophet Samuel'."

/1 Two recent studies which convincingly elucidate the mystical doctrine of Ruusbroec merit special mention here: A. Deblaere, Essentiel (superessentiel, suressentiel), in Dictionnaire de Spiritualité, vol. IV-2, Paris, 1961, col. 1346-1366, and J. Alaerts, La terminologie "essentielle" dans l'oeuvre de Jan van Ruusbroec (1293-1381), Lille, 1973. We have made considerable use of them here. The last mentioned work is no longer available, but its most important parts have been published in two articles: J. Alaerts, La terminologie "essentielle" dans 'Die gheestelike brulocht', in O. G.E. , 49 (1975), pp. 248-330 and La terminologie "essentielle" dans 'Die gheestelike brulocht' et 'Dat rijcke der ghelieven', in O.G.E., 49 (1975), pp. 337-365.

/2 The line-numbers refer to the Middle Dutch text.

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What sounded so daring in Dat rijcke der ghelieven? Brother Gerard himself indicates where the principal stumbling-block is to be found: "where he speaks at length about the gift of counsel." As we shall see further on, he tells us precisely what the challenged expression was: "without distinction". Indeed, one reads the following passage in Dat riycke:

"... they possess God being enjoyably suspended in the superessence of God, and they are possessed by God as His own throne and His repose. For in the simple enjoyment of the essence they are one without distinction (één sonder differencie). In this plain simplicity of the divine essence there is neither knowledge nor desire nor activity, for this is an abyss without modes which is never understood by the active understanding. Therefore, Christ prayed that we should become one as He and His Father are one, through the enjoying love and the being-absorbed into the darkness without modes wherein the activity of God and of all creatures is lost and flooded away./3

But the written explanation of Ruusbroec apparently did not suffice to dispose of all misunderstanding. The Carthusians still fear that the mystic, at least as far as the expression of his experience is concerned, is not altogether orthodox. Brother Gerard has clearly related their persisting difficulties:

"The first impression which the expression 'without distinction' makes is such that we were shocked by what he wrote. `Without distinction' means something like: without any dissimilarity, without any alterity, entirely the same without distinction. Nonetheless it cannot be that the soul should be united with God in such a way that together they should become one essence; he himself denies that, too./4 One must then indeed wonder why he called the third union, union 'without distinction' . Concerning this I thought as follows: the first union he called 'with intermediary', and the second 'without intermediary'. In the third place, he wanted to treat of a union which is still more interior, but he could not do it with just one word, without circumlocution. He then spoke of 'without distinction', even though he found that its meaning went a bit farther than the thought he wanted to express and verbalize. Therefore, the extent to which this expression appeared exaggerated to him, he elucidated on the basis of the words of Christ/5 where He prayed His Father that all His beloved should be brought to perfect union, as He is one with the Father. For although Christ prayed in that manner, He did not mean as one as He has become with the Father one single

3 R 1, pp. 73-74.

4 Boecsken, II. 455-456.

5 Ib., ll. 498-500.

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substance of Divinity, which is impossible, but as one as He is, without distinction, one enjoyment and one beatitude with the Father."

The Boecsken der verclaringhe, then, is a sort of apology: Ruusbroec tries to clarify his presentation of the mystical experience in its essential points as succinctly and orderly as possible. Master Jan's own conciseness (in only a few hours one can come to know the main things which the Master of Netherlands Mysticism has to say) gives this little work a special attraction. It goes without saying, however, that we do not meet Ruusbroec here in all his vivacity and richness.

2. The structure

Ruusbroec himself indicates the structure of the Boecsken. It comes down to an ordered description of the three modes in which, according to him, the mystic is united with God: "I have thus said that the contemplative lover of God is united with God by intermediary, and again without intermediary, and thirdly without difference or distinction" (34-36). "Ordered", though, does not mean that he is going to finish off nicely one by one these three aspects of the experience of mystical union. Just as in his other works, here, too, rigid, rectilinear composition is foreign to him. We receive no systematic treatment of the individual elements, but most often at any one specific moment of the explication, the other elements come again and again into question. This structure—may we call it organic ?—comes most powerfully to the fore where Ruusbroec deals with the loftiest aspect of the unitive experience. In fact, he shall not treat the union "without distinction" separately, but only present it in its direct connection with the union with intermediary and without intermediary (That this unusual composition of the work is linked with the structure of the experience described therein shall appear sufficiently evident later on.).

Let us now try to get a clear image of the construction of the Boecsken. First, Ruusbroec treats of the union with intermediary (45-164). On the one hand, he does it in a positive way (to 76); and on the other, he does it by presenting the contrasting experience of the "false" mystics (‘I have set the evil by the good"). Thereafter, he discusses union without intermediary (166-328). In this section, one can easily discern the description of the transition from union with intermediary to that without intermediary (170-243) and the treatment of unity without intermediary as such. And now, at the same time, Ruusbroec should deepen the third aspect of the experience of mystical union: union without distinction. He does it, but in a way typical of him: he briefly characterizes this highest aspect of the mystical experience (329-331) and then

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immediately adds on a solid piece of theology on the Trinity (332-383). Apparently he does not want to set out the most difficult element of his explanation without first pointing to this core of the Christian teaching. After this doctrinal intermezzo, we are wholly carried along in his circling approach to the subject: instead of immediately treating the union without distinction by itself, he goes on to describe, after a terse three-fold characterization of the three aspects of the unitive experience (385-390), all three forms of union twice (391-468 and, in the light of the three-fold prayer of Christ, 468-504). He then concludes these passages, which unquestionably may be regarded as the core of the Boecsken, with a quadripartite typification of the three forms of mystical union (504-508). Ruusbroec then again underscores the fact that oneness with God does not annihilate man as man, but fulfills him on every level (509-531) and he gives a last brief presentation of the union without distinction which ends in the wonderful little phrase which once again summarizes the three aspects of the experience: "evermore approach and enter and rest in God" (536). And so we reach the end of the Boecsken: immediately there comes a first conclusion (537-542). Then Ruusbroec once again takes issue with the errors of the "false" mystics (543-556) and definitively closes with an encouragement to active union with Christ, a concrete conclusion which resumes the admonitory beginning of the Boecsken (1-23).

3. The central problem

Immediately after Ruusbroec has given the construction of the Boecsken, he himself formulates the central problem which underlies it: "I have further stated that no creature can become or be so holy that it loses its own condition of creature and becomes God, not even the soul of our Lord Jesus Christ: it will remain eternally creature and other than God. Nevertheless we must all be lifted up above ourselves in God and be one spirit with God in love if we would be blessed" (37-42). Here the mystic puts his finger inexorably on a sore spot in the Christian faith tradition: the generally accepted doctrine of being—not a single creature can ever become God—seems to stand in direct contradiction with the Gospel affirmation that all should be one "just as Thou, Father, in Me and I in Thee" (Jn. 17,21; cf. 470-473). If the distinction between God and man is so strictly and irrevocably fixed as the current ontology holds, then can "being one spirit with God" (1 Cor. 6,17) ever be a reality ? Is it possible to bridge the gap and to maintain it at the same time ?

This contradiction strikes Ruusbroec in a particularly vivid way. For him, it is not merely a speculative question, but an existential "all or nothing". For what is a mystic but precisely someone who has experienced the realization of

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the evangelical promise of oneness ? The indwelling of God, which "all good men" indeed possess, but without being vividly conscious of it, is for the mystic a psychic reality as well. With irresistible evidence he "sees", ‘savors" , "feels" God as a loving presence which unites him with Himself. If there is now question of an insoluble contradiction or if scholastic ontology should have the last word, then mysticism can be no serious matter: the mystic's unitive experience is doomed to being a dubious phenomenon—a consolation prize, possibly, for sensitive, religiously-disposed souls, but no manifestation of the real relationship between God and man. And yet, not for a second does the mystic Ruusbroec think of denying the primary ontological structures. Just as he does here in the Boecsken, he consistently affirms in all his works that God and man have their own proper existence and that they always retain it. He passes up no opportunity to label the notion that they would dissolve into each other as "a fierce absurdity" . The question, then, is if and how he can fully accept these fundamental data without refuting the mystical unitive experience.

His response is as simple as it is radical: the prevailing ontology gives a correct but incomplete view of the reality of God and man. Philosophers and theologians cast light on a fundamental aspect of the relationship between Creator and creature, but very much—the most important thing !—escapes them. The mystic knows more than they. Through that which he experiences interiorly, he is more broadly informed than those who rely only upon irreproachable and "objective" thinking96. What he experiences is namely this, that between God and man someting can happen, that life, too, is possible in the given structure. He can do nothing other than recognize that He who "can neither diminish nor increase" is able to bring about a relationship with His creature, surpassing all the time-honored proportions without suppressing them. Oneness of man with God exists, says the mystic,—I feel it, I live from it, I am altered by it from head to toe—and it is not because it reveals itself in an exceptional and extremely personal experience or because it transcends the fixed ontological order that it must be considered as less real. The doctrine on being does not have to be put aside but it behooves us well to complete it. We must realize that living and meeting are no accidental reality but the consummation. We must recognize, without scholastic reserve, that within a fixed framework—God is God and man is and remains a creature—something can occur which is of another and nonetheless real sort: "we must all be lifted up above ourselves in God and be one spirit with God in love if we would be blessed" (41-42).

For the mystic Ruusbroec, reality is thus more complex and richer than for those who limit themselves to a reified ontology. This personal, unbookish conception of what really is, is expressed by him in an original use of the unfortunate term "essence". Here, let us turn back to the objections of his Carthusian friend. What is the most important reason he is so disturbed as he reads about a unity "without distinction" ? Why does he wish to relativize the Master's words ? ("even though he found that its meaning went a bit farther than the thought he wanted to express..."). Apparently, this contemplative has studied philosophy. Through scholasticism he has appropriated to himself the Aristotelian doctrine on "essentia" (in Dutch translated as "wezen"): everything which really exists is also distinct; it must be either this or that, it must remain itself, separate from the rest, from any other "essentia". . It is obvious that anyone with this theory in his head, who comes upon the expression "without distinction" is going to fear the worst for its orthodoxy. For if God is really such an Aristotelian "essence" (albeit the highest) and man also, then there can be no talk of real unification without falling into one form or another of pantheism. The only conceivable manner of union between two "essences" which are per se delimited is, in fact, a destructive encounter,—in that case, man as man must disappear (lose his "essence") and be added somehow to God (to God's "essence"). This first still-general suspicion on the part of Brother Gerard, trained in scholasticism, is now concretely aroused by the fact that Ruusbroec continually uses the terms "essence" and ‘essential" to speak of the mystical oneness with God. The Carthusian can be quite relieved and can properly point out that "Master Jan" himself denies that "they would become one essence together" (cf. 454-457) or "one single substance of Divinity" (cf. 498-499 and also 84-86, where Ruusbroec rejects the mystical idea that ultimately "nothing else will remain in eternity but the essential substance of Divinity"). But that does not take away from the fact that in the Boecsken, not to speak of the rest of his works,/6 there appear passages which must certainly have made the Carthusian shudder: "For all spirits thus raised up melt away and are annihilated by reason of enjoyment in God's essence" (448-450)—"For the blessed essence which is the enjoyment of God Himself and all His beloved, is so plain and simple that there is neither Father, nor Son, nor Holy Spirit, according to personal distinction, nor any creature" (459-462). It appears that Gerard is quite conscious of the upsetting presence of the terms "essence" and "essential" if we compare the last sentence of his text cited above with the passage from the Boecsken which, for the rest, he literally reproduces: "where He is, without distinction, one enjoyment and one beatitude with the Father in essential love" (500-502).

6 Yet another example: "Where we feel this Unity, there we are one essence and one life and one beatitude with God" (R III, p. 39).

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Brother Gerard's difficulties, and those of so many later commentators are semantic in nature. He reads Ruusbroec, (who nevertheless, as he himself says, writes in "genuine Brussels Dutch") as far as the crucial words "essence, and "essential" are concerned, as a Latin-writing scholastic author. He does not see that this language-sensitive mystic, who does not present a philosophy but an experience, uses the terms "essence" and "essential" deliberately and consistently in a many-faceted way. ‘Essence’ can reproduce the familiar ‘essentia" (as, for example 454-456). However, it can also simply mean a manner of being; it can have an existential meaning. In short, in the Dutch language, then, it is possible to be one being with God without forming one "essentia': with Him (so the "blessed essence" of 459 points to a state—a genuine mode of being, a real oneness—of the divine Persons and of the mystic, without implying a coincidence of the divine and human "essentia"). In turn, the word ‘essential" can fit into the Scholastic terminology (cf. 86 "the essential substance of divinity"), but when Ruusbroec appropriates this term in his own version of the mystical experience, he refers to a reality which the mystic experiences—oneness with God in an unimaginably genuine way—not to a modification in the order of the "essentia" . The word, then, indicates the presence of the Other as other, the direct contact with God which takes place in the "essence" of man. This latter meaning of the term "essence", which thus plays a strong part in "essential", refers us, finally to the anthropology proper to Ruusbroec. According to him, man is a distinct and limited ‘essence"—in the sense of "(created) essentia"—but at the same time a reality of a spiritual, personal sort. This means that, in the core of his being, he is not a threatened closedness, but openness and receptivity. Man bears within himself an abyss97 which is wholly open for what is other, for the Eternal: "But we must regard our created essence as a wild, waste desert, where God, who rules us, lives. And in this desert we must wander, stripped of our own modes and manners’’./7 The "essence" (essentia) man—a unique specimen among all the visible world has to offer as "essences"—with all his specificity and creatureliness, is thus, according to Ruusbroec, not a hopeless prison: the ‘ground" of man is an "abyss", his center is spaciousness. He can thus break through his boundaries without being annihilated. Thanks to the interior "wild, waste desert" , he is in a position to come into real contact with his ` `superessence" , with that which transcends him, without "losing his creatureliness" . Thus in the mystical writing of Ruusbroec, "essential" by no means signifies that two "essentiae" finally coincide with each other, but that an other presence presents itself in the unbounded, deepest "essence" of man.

/7 R III, p. 217.

Consequently, the great, inescapable question which Ruusbroec poses is: can man really be one with God without being identified with Him ? And the mystic is sharply conscious that any speculation goes awry here. After it has carefully distinguished God from man, the tidy thinking of philosophers and theologians appears unable to understand the real unification of Creator and creature. Recognized scholarship remains caught between the horns of a painful dilemma. On the one hand, it appears that the absolute otherness of God excludes any genuine union with Him. That man should be entirely in God seems impossible to reconcile with the idea of an unassailable divine transcendence and consequently some protective screen or other always needs to be kept between God and man (think of the famous "lumen gloriae" or of the interpretation of the union with God as "accidental" or "merely intentional"). It goes without saying that this blunt conception of the transcendent is religiously frustrating: it boxes man into a definitive loneliness. On the other hand, it looks as though, for one who thinks correctly, God's immanence, which should indeed imply a genuine unity, leads unavoidably to one or another form of pantheism. Is it not the case that in this religiously quite satisfying perspective man as man must finally disappear and that the personal, really other God fades away to an indistinct and necessary "primal being" ? As far as the crucial question about the ultimate destiny of man is concerned, it seems that the thinkers—and so many of the faithful instructed by them—run into a total impasse: either God is transcendent, and then man is doomed to remain alone; or else God is immanent, and then finally all that is human must merely disappear into the divine "Ground". According to Ruusbroec, there is only one way out of this aporia, this being-one versus being-other, which still taxes our thinking about the relationship between God and man, and between men mutually: to take seriously the model experience which is the mystical union with God and not squeezing it immediately into a philosophical framework but describing it. He will complete the unsatisfactory reflection on the problem of God-and-man by a genuine phenomenology of the unitive experience. For the fact that Ruusbroec uses the technique of description does not mean that he is like a modern author who composes his "mémoires intérieurs" , applying himself to a detailed analysis of particular psychic states. Although he also regularly reflects the changing feelings of fourteenth century men and women with an abundance of details interesting to any psychologist, at the heart of the matter he offers more than any "document humain". Through the varied and relative motions of the mystic's soul, he catches a glimpse of a unique spiritual happening: man, who, in his deepest being is taken possession of by an "entirely Other". Neither the religious emotions of the mystic, nor his exceptional "experiences" as such interest him, but rather the ultimate and strictly on-

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tological reality—God in man and man in God—which manifests itself in the mystical consciousness. This personally experienced reality of oneness with God possesses its own inner structure—it is a "living life", an articulated happening. And it is this structure which Ruusbroec, as a genuine phenomenologist before the word existed, will bring to light.

4. The experience of mystical union

If Ruusbroec now examines the experience of mystical union, he discovers in the very first place that it here concerns a complex phenomenon. Oneness is no undifferentiated state, but a living reality which is composed of various aspects. It is not one ultimate instant—a cut-off point, an isolated climax—but the lasting interplay of distinct moments. The most important of these moments which together, as in an organic whole, constitute the oneness, are labeled at various times in the Boecsken as an "in-going" and an "outgoing": "It is thus that living, he must go out to exercise virtues and, dying, enter into God. And these two constitute his perfect life—these two are joined in him as matter to form, as body to soul" (178-181). It goes without saying—and Ruusbroec, in the rest of his works, insists on it frequently—that these various aspects of oneness are sharply distinguished from each other; to turn yourself outwards to concrete, human life ("to be oneself in good works" , as he ordinarily formulates it) is something quite other than to lose yourself in God. But, however clearly contrasted they may be, the various moments of the unitive experience are not mutually exclusive, and one never eliminates the other. In the "perfect life" of the mystic, they exist together, in and through each other; they are elements of one and the same reality fulfilling and stimulating each other.

In the above-cited text, this connection of "in-going" and "out-going" is already strongly underscored. But in the Boecsken there are various passages which possibly go even farther in this direction. Ruusbroec relates, then, not two but three moments: "With God they will ebb and flow, and (will) always be in repose, in possessing and enjoying. They will work and endure and rest in the superessence without fear. They will go out and in and find nourishment both within and without. They are drunk with love and have passed away into God in a dark luminosity" (504-508). One must keep two points clearly in view here. First and foremost, these three moments exist simultaneously, in the sense that the first two ("ebb and flow" , "work and endure", "go out and in") continually arise from the third ("always be in repose", "rest in the superessence" , "pass away into God"). Thus it is not the case that after the "ebbing and flowing" there comes a moment of repose

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which should have nothing more to do with all the preceding movement, but rather that the "possessing and enjoying repose" is always present, in both ebb and flow. Secondly, in these picturesque expressions, one naturally recognizes the three forms of union with God—with intermediary, without intermediary, and without distinction—which are treated in the Boecsken. In the following passage Ruusbroec expressly says that very thing: "They are all rich in virtues and enlightened in contemplation and simple where they rest enjoyably, for in their turning-in, the love of God reveals itself as flowing out with all good and drawing in into unity and (as) superessential and without mode in an eternal repose. And so they are united to God, by intermediary, without intermediary, and also without difference" (385-390).

This last form of union, then, is not detached from the other two but rather includes them. In the structural composition of the Boecsken it was already noteworthy that Ruusbroec never deals separately with the union without distinction: again and again he connects it with the union with intermediary and without intermediary. The coexistence of the various modes of union, this uninterrupted interweaving of the most sublime union with the other two, is doubtless the most original and important element in his presentation of the unitive experience. And apparently Ruusbroec wanted at all cost to keep his reader from regarding the union without distinction as a separate climax. Had Brother Gerard had a keener eye for this remarkable complementariness of the various modes of union, would he then have been so fearful of the expression: "without distinction" ? Whoever always "rests in God" (union without distinction) and "approaches" Him and "enters in" Him is surely never God, but rather a man living fully in Him: "If we want to walk with God the lofty pathways of love, then we shall rest with Him eternally without end. Thus we shall evermore approach and enter and rest in God" (534-536).

The union with intermediary

Let us now look consecutively at the three forms of union, the three facets of the one mystical experience. But what does the term "intermediary" actually mean ? Quite simply that which any reader nowadays, too, understands by it: "intermediary" is that which exists between separate beings and, in so doing, brings them into contact with each other. The "intermediary"—which the 17th century French mystics called "l'entre-deux"—contributes to oneness. But—and this is a feature for which the mystic is exceptionally sensitive—each "intermediary", however helpful or discreet it may be, always maintains a certain distance, by the very fact that it intervenes between the two. The link is also a screen; I remain, says the poet, "separated from you by my own eyes."

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The "intermediary" indeed unites, but it also excludes from perfect unity. In so far as one is "mediated", as Ruusbroec says, in so far as one approaches the other through a means of any kind whatsoever, one is not one with the other.

God and man are also united by "intermediaries". The entire creation is one great "natural intermediary": through and in everything which exists —nature, other men, myself—God is present for me as Creator and necessarily so. This universal, endlessly varying sign of the Prime Mover is at the disposition of everyone. Thus, a path lies open in creation to the divine Ground, a path which man may travel on his own initiative and by his own power: he can look around himself, and through all things, ascend to their Cause, and he can also direct his gaze inwards to discover in himself a deeper self—the  ‘essence"—, that marvelous domain in which "God, who rules us, lives". Thanks to this last démarche, a "natural" inward-turning mysticism, which Ruusbroec regards as an important and entirely authentic phenomenon, is indeed possible.

Along with the "natural" , there are also "supernatural intermediaries" . This last expression, with its heavily theological resonances, need not frighten us here. It means that, together with the signs from God which are constantly available, there appear other "intermediaries" which are entirely fortuitous. So, the being of Jesus,—a fact no one could foresee—, is the most striking "external intermediary" between God and man. But there are also internal "supernatural intermediaries": the man who lifts himself up to God at times undergoes remarkable, interior "movements" ; he discovers "influences" from within, "touches" which are clearly not necessary and cannot be produced by any "natural" withdrawal into self. He receives astonishing spiritual "gifts" which are evidently different from all that he can obtain through his own speculative or religious effort. What we are concerned with here, then, are the gratuitous "intermediaries" , which tell of something "new" (a favorite word of Ruusbroec)—of love, of freedom. Like the "natural intermediaries", they bring God near, not as the necessary Supreme Being, certainly, but as a living Person. Here man discovers that the Creator, who "must" maintain everything in existence and who is in everything everywhere, also takes unpredictable initiatives and does "new" things: God also seems to be Someone who, outside everything and always other, comes to pay a visit to His own creature. The supernatural intermediaries, then, are not the elements of a structure in which God and man as Creator and creature have their fixed place, but they are the playful signs that the living God gives to the personal being called man98.

The Boecsken affords only one description of the manner in which the mystic experiences these supernatural intermediaries, namely, in the extensive section in which the transition from the union with intermediary to the union without intermediary is presented (170-243). The three most important passages dealing with the union with intermediary as such (45-74; 391-401; 476-485) give the phenomenological structure of this aspect of oneness. So we read: "For the love of God is always flowing into us with new gifts. And those who take heed of this are filled with new virtues and holy practices and with all good things" (480-482). The continually renewed "in-flowing" of God into man calls for a supernatural, but truly human response. Whoever "takes heed of this" can do nothing other than try to understand these unusual gifts,—at the same time, he develops a "holy activity", he must try to comprehend this unheard-of thing (In the relationship between men, is it not also the case that man of himself is prone to appropriate to himself the good-and-the-beautiful through which the other impresses us ?). This active—"desiring" , "seeking"—going-out of man towards the wonder he feels happening in him is the core of the "interior exercise of love", subject to which Ruusbroec returns so frequently. But this response to the "gifts" is no mere gesture, no imaginary movement of a being that remains, strictly speaking, intact. Here it is a question of an authentic reaction whereby a man really changes. The relationship is creative, then: to accept these new gifts is ipso facto to be renewed. One can only conceive of the other if one begins to "liken (a keyword of Ruusbroec) unto" him, and one becomes "alike" by going-out towards the new gifts (In the relationship of man to man, as well, man is not able to understand love as love if he himself does not love.). This renewing reaction of man to the divine touch—the "intermediary" through which God comes to man evokes the "intermediary" through which man goes to God—is basically what Ruusbroec understands by "virtue". . Whether it is a question of an interior attitude or of external "good works", virtue is never, for him, in the first place a moral concept or an ascetical tool, but a genuine mystical phenomenon. Whoever experiences God begins to "be like" Him, and therefore he who "savors" Him as the "common" (always flowing forth into everything) Good, will also go-out himself, both cordially and concretely, to the needs of all creatures99. If, in the introduction of the Boecsken the need of the virtues is so greatly emphasized and if in the conclusion the following of Jesus is so much insisted upon (557-564), if Ruusbroec never lost sight of concrete human life, then it is not a question of social solicitude nor of the security of the social order, nor of a formal adherence to the Christian way of life (love your neighbor), but rather it has positively to do with mysticism. The union with intermediary is an essential aspect of the mystical experience of unity that always remains in force, even in heaven. "See, thus you may mark that we are united with God by

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means of an intermediary, both here in grace and in glory" (70-72).

The most important reason why Ruusbroec places such a strong and unremitting emphasis on the union with intermediary is that there can be no question of a genuine relationship without this becoming "alike" through "God's gifts and the practice of virtues". Where all mediation is simply omitted, every real object also disappears, and certainly every transcendence by that very fact also does so. Whoever refuses to be united with the Other by means of the "intermediary" in fact makes no progress,—from being alone to being one with Him,—but unavoidably falls into one form or another of regressive unity. Narcissism and return to the womb are also traps for the mystic. Ruusbroec unmasks these temptations, not on the level of psychology, but rather on that of phenomenology. Only if the unitive experience includes a moment of continual renewal—if the Other comes and is sought by means of ever-new "in-termediaries"—can God be experienced by man as the reality always transcending him. In order to emphasize this fundamental point of his mystical teaching, Ruusbroec also describes the "false" mystics in the Boecsken. As was already mentioned, the most important passage on this (76-164) is directly linked with the explanation of the union with intermediary, as an enlightening contrast (159).

Now, we must carefully note the qualification "false" ; Ruusbroec is not speaking about men who supposedly had a sham, feigned, spiritual experience. He only wants to say that as a result they are deceived, because their otherwise real experience of God is incomplete: what they call "God" is no more than one aspect of Him. How do these mystics arrive at their experience, and what do they experience ? On their own initiative—"through natural inclination" , "by their own power"—they turn inwards to themselves. This means that they rid themselves of every specific content of conscious-ness—images and concepts— and that they still the activity of their various spiritual faculties. In this way, they come to a state of interior "emptiness", 'vacuum", "repose" , "simplicity" . They encounter "something" in themselves that is especially real, though it is "nothing" of what one generally perceives: they come into contact with their own "ground" , they discover their own "essence" . Now, it is precisely in the non-defined "essence" of man that God is present in an unhindered manner;—is He not also ‘nothing" of all that ordinarily exists for us ? "For they are so simple and so inactively united to the naked essence of their soul and to the indwelling of God in themselves..." (92-93). With this most intimate, undifferentiated core of himself, man "hangs in God's essence" .

The "false" mystic's mistake, then, according to Ruusbroec, is nothing else than a wrong interpretation of this experience which, in itself, is authentic. He considers the contact with the ultimate, divine domain that lies concealed in himself as a union with God: "This absolute simplicity which they possess they regard as being God because there they find a natural repose" (97-98). The experiential discovery of his own "essence" wherein God as Creator is in fact present in an overwhelming way seems to be so fascinating that the "false" mystic thinks that he now possesses everything of God and that this glorious "rest" is the oneness with God Himself: "They have united themselves to the blind, dark emptiness of their own being; and there they believe themselves to be one with God and they take that to be their eternal beatitude" (134-136). In fact, they fall into idolatry: "they consider themselves as being God in the ground of their simplicity" (98-99). One can say, then, that the "false" mystic allows himself to be misled through—or more exactly, perhaps, is obsessed by—the immanence-aspect of God. He finds God only in so far as He is in him, in His creature. Thus, he does not come out of himself, and the genuine meeting with the "wholly Other" escapes him100: "For above the essential repose which they possess they feel neither God nor otherness" (139-140). No wonder then, if these people, who misjudge the transcendence-aspect of God, go on thinking that "life eternal shall be nothing other than an impersonally existing blessed entity without distinction of rank, of saints or of reward... that the Persons will disappear into the Divinity and that, there, nothing else will remain in eternity but the essential substance of Divinity..." (82-86). No wonder, too, and now we come back to the union with intermediary, if precisely these mystics, who in the end discover only themselves, suppose that a person in oneness with God is "without knowledge, loveless, and quit of all virtues" (101-102). They "pretend to be one with God without the grace of God and without the practice of virtues" (546-547). They want "to be God with no similarity (to Him) in grace and virtue" (554-555).

The union with intermediary, which at first sight seems so little "mystical" and so terribly "human", throws light, then, on an essential aspect of the unitive experience, namely, the transcendence-experience: if man meets the divine Other, then there comes no end to comprehension of it and he himself is unceasingly renewed, unceasingly rendered more "alike".

From union with intermediary to union without intermediary

The transition from union with intermediary to union without intermediary is quite thoroughly treated: 170-243. First, in a few pithy lines (172-177),

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Ruusbroec gives the connection between the separate moments of the relationship with God. As keyword, he uses the term "self": man must live for God with all that he himself is and has; further, he must die to everything he himself can do, in God, and in so doing, undergo "transformation"/8 by God Himself. We see that the intermediary—"responding to the grace and divine movements"—belongs irrevocably to the moment of the unitive experience when man is still himself and, though he continually grows, remains himself. Through the experience of God's in-working, he becomes ever richer and more expansive, he proceeds towards the Other with ever increasing strength and receptivity, but he does not really come out of himself. In order to be one with God Himself he must, then, "be raised" above any intermediary, be carried out of his selfhood. How the mystic now experiences this change—which is nothing less than a true "unself-ing"—is treated in this section by Ruusbroec.

The mystic, as we saw, experiences "God's grace" ; he is "moved" by Him. And in the beginning, he feels quite good about it. Reacting generously to the divine in-working, he experiences that, religiously speaking, he is making progress: "Howsoever love then directs him he will ever grow in love and in all the virtues" (187-188). Until he makes a disconcerting discovery: the divine motion is untrustworthy, or at least not to be counted upon. Now God is present for him with all His good gifts, but then, suddenly, He disappears and the mystic feels himself to be a mound of misery: "his own reason speaks within him: Where is thy God now ? Where has all thy experience of God fled ?" (213-214). A game is being played with him here,—the merciless game of consolation and desolation—by someone stronger, by someone Other, totally Other. For that (the reality of the divine Other) is exactly what this cruel pedagogy brings about for him: "then he must consider and feel that he does not belong to himself" (216-217).

Above all, we may not lose sight of the fact that Ruusbroec does not wish to set forth here a rule of life ("one must deny oneself"), but rather he wants to show us how the mystic takes a decisive step on the level of experience: here it is chiefly a question of discovering a new kind of "feeling" . The crucifying fact that the same God brings him into two states that are contrary for him—now celestially sound, then again miserable as the damned—detaches his experience from his self-feeling. This person's "savor" becomes refined:

/8"Transformation" (overvorming) is a technical term in the Netherlands mystical literature. It must represent the same experience as "transformatio" , but with a nuance: in "overvorming" we do not get the impression that man disappears in the process of union with God, but rather that he begins a new life.

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now he also learns to feel God in so far as He is not the completion of himself: "he finds peace" outside himself.

The union without intermediary

The union without intermediary is especially treated from 244 to 328. Ruusbroec tries three ways to give an idea of this moment of the unitive experience. First, he calls on the contrast "action" - "passion": : that which "moves" the mystic interiorly and that which he then tries to comprehend when he turns in on himself, reveals itself as something he cannot get at, as an abundance which cannot be captured but only "enjoyed" ("enjoying" always points to an overwhelming availability). The only thing a person faced with such overpowering presence,—this IS—, can still do is to allow himself to be acted upon: his attempt to make God his own must be completed here with an ‘under-going", a "yielding" —with a passive moment that puts him in a condition to receive more than he can contain. He who himself tries to penetrate God is now also "penetrated by the truth and goodness which is God Himself" .

With reference to the striking term "doregaen" (penetrate) Ruusbroec consequently invokes two familiar comparisons in order to illustrate the union without intermediary: iron can be completely one with fire, and air with sunlight, without their being annihilated. And, "if material things which God has created can thus unite without intermediary, then how much better can He unite Himself with His beloved when He wishes" (276-278).

Finally Ruusbroec typifies the union without intermediary by situating it in the psychological structure of man. No matter how much the mystic exercises his understanding, will, memory, he cannot lay hold of the source of his own interior activity (his own proper being, that through which he is and out of which he lives) in this way. The "essence" lies out of reach of the "faculties " and only if these "dying to themselves, turn inwards" does he get in touch with his deeper "I". Now the union without intermediary has its proper place in this most intimate center, upon which not a single one of the intermediaries, such as the understanding, which one generally uses in order to come into contact with something else, has any grasp. The term "essential"—"an essential feeling", 4' essential love"—thus also points to a presence which, without the mediation of the "faculties" , allows itself to be experienced in the naked "essence". .

That the "faculties" are distinct from the "essence" absolutely does not mean that they are cut off from it. It is not because they, as such, always fail to under-

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stand their own "ground" and what goes on there that their activity must simply be suppressed at a given moment. For man is one, and anyone who would only be "essence" is not a man, according to Ruusbroec, and consequently, he would be a "false" mystic101. Therefore, one must continually try to comprehend with the "faculties" , that which is and happens "essentially", and to master actively that which is "rest" per se: "This is why we must always turn inwards and renew ourselves in love if we wish to experience love with love" (269-271). After a lovely passage (279-296) summarizing the union with intermediary (enlightened reason and active love) and that without intermediary (naked vision and essential love), Ruusbroec goes further into the matter of the unity of the mystic (297-328). First, he points out that the divine touch in the "essence" flows through all the "faculties of the soul". The higher as well as the lower faculties of man are brought into play—the passage on the repercussion of the interior experience on the body witnesses a real psychosomatic view of man. And after this out-flowing movement in the whole person, he then sketches how the whole person returns again, from "bodily feeling" to "an experience of motionless beatitude" of the union without distinction (cf. also 514-531).

Union without distinction

Ruusbroec forthwith makes a transition from the union without intermediary to the union without distinction: "through this divine feeling (he must) sink away from himself into an experience of motionless beatitude. This experience is our superessential beatitude which is an enjoyment of God and of all His beloved... It is essential to God and superessential to all creatures" (327-331). After these spare, extremely sober lines about the third aspect of the mystical unitive experience, Ruusbroec here interpolates a well-developed piece of theology on the Trinity (332-383), and after that, instead of extensively treating the union without distinction as such, as one might expect, he several times describes the three forms of union together (384-508).

Now, in what does this last moment of the unitive experience consist ? In the experience of "beatitude" . And blessedness means: "sinking away entirely out of yourself" into a reality which is "motionless" and "eternally at rest" ,—here man no longer has the feeling that he is himself, here nothing has to be conquered or understood. To be blessed is to be so rich that one no longer has any interest in property, "one receives more than one can desire", as Ruusbroec regularly formulates it. Here it is a question of such a total rest that it cannot be affected by any disquieting activity. After (or more exactly, together with) the moment of seeking (union with intermediary) and that of meeting (union without intermediary) comes that of being taken up into the

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Other. "Activity" and "passivity" are crowned by "rest", , or to use a favorite image of the Master, after the "burning" and "burning up" , there comes the state of "being burned up" . The mystic knows the self-governed use of the "faculties" and the passive "vagabondage" in his own deepest "essence", but he also knows the state of "being lost" in the "superessence" , in the essence of the Other. Thus, the blessedness dealt with here is a bottomless abundance, as much for God as for man, but what is natural for God—"essential''—is supernatural—"superessential" – for man.

Let us now examine more closely the dogmatic passage on the Trinity. What is it that Ruusbroec particularly wishes to elucidate here concerning the mystical experience ? In the first place, that the life in the trinitarian God announces itself as the "model" of the complex experience of the mystic, as well as of his perhaps shocking experience of an unassailable blessedness. What I describe for you as the experience of certain men, says Ruusbroec, is not so much a ‘mystical" and suspicious novelty; it has a solid basis in dogma. In order to be able to think of the one God in three Persons, one usually makes a distinction between the Essence and the Persons. But distinguishing is not enough; Essence and Persons must also be perfectly one. This unity in diversity supposes that in the divinity something happens,—something paradoxical: "the Persons yield and lose themselves whirling in essential love, that is, in enjoyable unity; nevertheless, they always remain according to their personal properties in the working of the Trinity" (332-334). Therefore, we must regard the divine nature as a complex reality: "eternally active according to the mode of the Persons and eternally at rest and without mode according to the simplicity of its essence" (335-336). This idea of God,—a bipolar structure in which unity is continuously taking place—has the upper hand in the Western tradition. However useful it may be, it entails one disadvantage which should not be underestimated: it is only with difficulty that we can free ourselves from the impression that in this model the three Persons stand together in opposition to the Essence. An Essence, moreover, that, separated from the Persons, would form the ultimate divine reality. As a consequence the personal, active aspect of the Godhead appears to be, in one way or another, only a temporary and accidental moment. In order to reject this subtle ambiguity which certainly has far-reaching consequences (do not all "false" mystics, for example, always want to pass over the Persons in the Godhead ?), Ruusbroec will complete his first presentation of the triune God, relying on the doctrine of the Greek Fathers for it. The Persons, as he states so precisely, never stand in opposition to the Essence; they always and only stand facing each other. The Essence is only in the other Person and only there can Father, Son and Spirit be one. In this way, then, the Father and the Son take pleasure in each other (think,

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meanwhile, of the union with intermediary) and "embrace" each other (refer to the union without intermediary) and this "embrace" reveals itself as bottomless: where one Person entirely com-prehends the other, He is immediately overwhelmed by an unfathomable abundance. This superabundance is the Essence; this assault is beatitude. According to Ruusbroec, then, the Essence is nothing other than the inexhaustible transcendence of the other Person; beatitude is nothing other than a rest which reveals itself in activity.

Secondly, Ruusbroec wants to clarify how the mystic is united with that model life of God. Just as an active love-game is played among the divine Persons mutually, so also is it the case between God and man. In this context, for Ruusbroec, "God" is always the Son: "whosoever, by means of grace with loving complacency, is brought back to the eternal complacency of God will be caught and embraced"—a personal meeting which spills over into the divine Essence—"embraced in the fathomless love which is God Himself" (353-356). On this point, namely, that through the union with the Son man attains the Essence, the Boecsken is not very explicit, and so therefore here is one passage from Die brulocht which clearly confirms that: "Through the enjoying inclination of his spirit he conquers God and becomes one spirit with Him. And through this union with God's Spirit, he enters into an enjoying savoring and he possesses the divine Essence." /9

9 R I, p. 224.




GLOSSAIRE du Français au Moyen-Néerlandais

[Reporté en fin de tome, précédant le glossaire inverse, du Moyen-Néerlandais au Français]


TABLE DES MATIERES [omise]


Collection SPIRITUALITÉ OCCIDENTALE

01. Jan van RUUSBROEC, La Pierre Brillante, Les Sept Clôtures, Les Sept Degrés, Livre des Éclaircissements

Éditions Monastique - Abbaye de Bellefontaine - F-49122 Bégrolles-en-Mauges




Jan van RUUSBROEC - ÉCRITS II LES NOCES SPIRITUELLES

SPIRITUALITÉ OCCIDENTALE, n° 3 ABBAYE DE BELLEFONTAINE


[Quatrième de couverture]

Le traité des Noces Spirituelles est considéré comme le chef-d'oeuvre de Jan van Russbroec. Il a été publié vers 1335, alors que Ruusbroec était encore au service de la Collégiale de Bruxelles et rencontra aussitôt un franc succès, tant il répondait à l'attente des communautés chrétiennes, travaillées par un désir d'expérience spirituelle authentique mais ébranlées par des doctrines parfois proches de l'hérésie.

C'est la puissante "architecture " littéraire en même temps que la finesse des analyses qui font de cet ouvrage un chef-d'oeuvre. Tout l'exposé se présente comme le commentaire d'un unique verset d'Écriture : "Regardez : voici l'Époux qui vient ; sortez à sa rencontre "(Mt 25, 6), trois fois repris, à un niveau chaque fois plus profond, pour illustrer les trois étapes de la vie spirituelle, c'est-à-dire de la croissance de l'homme vers une rencontre personnelle avec Dieu : la "vie dans les oeuvres"(ou vie active, morale), la "vie de désir"(unifiée au fond du coeur) et la "troisième vie "(d'union à Dieu), que peu d'hommes sont en mesure d'atteindre" et même de comprendre. Car « seul celui qui est uni à Dieu et qui est éclairé au sujet de cette vérité, celui-là seul est en état de la comprendre par elle-même. »

Ruusbroec se doute bien que le lecteur inexpérimenté aura de la peine à le suivre dans son exposé. Il s’en excuse presque, mais il sait aussi que sa vocation est de témoigner de ces merveilles : oui, Dieu est bien tel, et c’est ainsi qu'il traite ses bien-aimés, dès la vie présente pour quelques-uns, dans l'éternité pour l'ensemble des hommes aussitôt qu'ils en auront franchi le seuil.

Au coeur de la tradition chrétienne, carrefour de rencontre entre les monachismes d'Orient et d'Occident, lieu d'un dialogue fécond entre la spiritualité des origines et ses expressions contemporaines, accueillant des auteurs de diverses traditions ecelésiales, les Éditions Monastiques de l'Abbaye de Bellefontaine présentent des textes majeurs pour faire connaître aux chrétiens leurs racines profondes et leur fournir une source où désaltérer leur soif d’absolu.

[Titre]

Jan van RUUSBROEC

ÉCRITS

II

LES NOCES SPIRITUELLES

[portrait]

SPIRITUALITÉ OCCIDENTALE, n° 3

ABBAYE DE BELLEFONTAINE



Publié aux mêmes Éditions :

Jan van RUSSBROEC, Écrits I,

—La Pierre brillante

—Les sept Clôtures

— Les sept Degrés de l'amour

—Livre des Éclaircissements

introduction de Paul Verdeyen, s.j., présentation et traduction par Dom André Louf, o.c.s.o., Collection Spiritualité Oceidentale, n° 1, 1990.

Présentation et Traduction par Dom André Louf, o.c.s.o.

Sur la page de couverture, portrait de Ruusbroec, réplique du XVIe siècle d'un original perdu du XV ° siècle, conservée par la Société Ruusbroec, Anvers.

Tous droits réservés

C 1993 - Abbaye de Bellefontaine

F. 49122 Bégrolles-en-Mauges (Maine-&-Loire)

ISBN 2.85589.203.1

ISSN 1152-1341


Introduction

Le traité des Noces spirituelles est généralement considéré comme le chef-d'oeuvre de Jan van Ruusbroec. Son contenu - une description intégrale et systématique du parcours spirituel - ainsi que la profondeur de ses analyses légitiment ce sentiment. Le grand intérêt qu'il suscita dès sa publication se reflète dans le qualificatif apocryphe qui fut très tôt accolé à son titre d'origine : La Splendeur (chierheit) des Noces Spirituelles, rapidement rendu dans une ancienne traduction latine par De ornatu spiritualium nuptiarum.

Date et contexte

Le traité des Noces Spirituelles est le second écrit de Ruusbroec. Il fait suite au Royaume des Amants dont il développe l'enseignement en l'ordonnant à l'intérieur d'un véritable corps de doctrine. Le livre vit le jour à l'époque où Ruusbroec habitait encore Bruxelles, où il était affecté au service de la Collégiale, peut-être vers 1335, une bonne dizaine d'années avant de se retirer dans la forêt de Soignes. Sa publication semble avoir tout de suite connu un franc succès, tant le traité répondait à une attente de la part des communautés chrétiennes, travaillées, en nombre grandissant, par un désir d'expérience spirituelle authentique, mais ébranlées en même temps par les doctrines dites du Libre Esprit, proches de l'hérésie pour certaines. Jan van Ruusbroec apportait clarification et discernement prudent à une époque où le Magistère de l'Église avait à plusieurs reprises mis les fidèles en garde contre ces doctrines. Les condamnations du récent Concile de Vienne (1311-1312), peut-être aussi la triste fin de Marguerite Porete, béguine de Valenciennes, morte sur un bûcher à Paris en 1310 102, devaient être présentes à l'esprit de ceux et celles qui étaient attirés par

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un désir de vie plus intérieure. C'est bien à l'intention de ces derniers que le vicaire de la paroisse principale de Bruxelles prend encore une fois la plume.

Ruusbroec semble avoir été satisfait de cet écrit, s'il faut en croire le souvenir que rapporte le frère Gérard, chartreux de Hérinnes, dans un Prologue écrit à l'occasion d'une transcription ; Ruusbroec aurait dit qu'il considérait son opuscule « bon et fiable ». Nous savons par ailleurs que Ruusbroec en envoya un exemplaire aux Amis de Dieu à Strasbourg, en 1350, qui se chargèrent sans tarder d'une adaptation en moyen-allemand. La première traduction latine, due à Willem Jordaens, un confrère de la petite communauté de Groenendael, ne paraîtra que quelques années plus tard, sur l'insistance des cisterciens de Ter Doest, près de Bruges, qui s'étaient plaints de ne pas comprendre le dialecte brabançon utilisé par Ruusbroec. Une deuxième traduction latine, due à Gérard Groote en personne, suivra de près. Par le truchement de ces deux traductions latines, la doctrine des Noces spirituelles sera rapidement en mesure d'exercer une influence déterminante sur les diverses Écoles de mystique en Oceident. Elle fera désormais partie, et définitivement, du patrimoine spirituel de l'Église universelle.

Structure des Noces Spirituelles

Dès son Prologue, Ruusbroec annonce la structure fortement charpentée, l’on serait tenté de dire - l’architecture -, de son ouvrage. Comme il le fit en d'autres occasions, le commentaire d'un unique verset de l'Écriture, soigneusement sélectionné, fera tout l'exposé. Son choix s’est arrêté sur un verset pris dans la parabole des dix vierges, au moment où un cri se fait entendre dans la nuit, pour réveiller les vierges endormies devant la porte du festin nuptial, annonçant l'arrivée de l'Époux et l'imminence de la rencontre si ardemment désirée : « Regardez : voici l'Époux qui vient; sortez à sa rencontre » (Mt 25,6).

À trois reprises, dans les trois Livres qui vont se succéder, Ruusbroec reprendra donc le commentaire du même verset, illustrant les mêmes événements spirituels, chaque fois cependant à un niveau plus profond, chacun de ces niveaux correspondant à l'une des étapes au cours desquelles la rencontre avec l'Époux s'approfondit un peu à la fois : d'abord, la vie des oeuvres ou active; ensuite, la vie intime; finalement, la vie sur-essentielle ou contemplative. A chacune de ces étapes, il sagira pour le spirituel de regarder d'une nouvelle façon, daccueillir lannonce de l'arrivée de l'Époux, et surtout de sortir de soi pour une rencontre encore insoupçonnée, et chaque fois d'une façon nouvelle, plus bouleversante.

L'on se tromperait en prenant ces termes - actif, intime, contemplatif - dans le sens qui est le leur aujourdhui. La comparaison avec les trois voies - purgative, illuminative, unitive - telles qu'on s'est mis à les appeler postérieurement à Ruusbroec, ne seraient pas non plus pleinement satisfaisante. Car à chaque étape, il y a place pour une activité et pour des oeuvres - c'est le sens du mot « sortez » dans le verset évangélique, alors qu'une forme de contemplation et d'union est déjà offerte, suggérée par l’expression « à sa rencontre ». Les trois « Vies » selon Ruusbroec correspondent plutôt à trois profondeurs d'expérience, caractérisées successivement par la prépondérance d'une certaine extériorité en un premier temps, puis par celle d'une intériorité ou intimité grandissantes, enfin par l'expérience d'un écoulement inexprimable en Dieu, tel que Ruusbroec le décrit et semble l'avoir expérimenté.

La Vie dans les oeuvres

Dans le Premier Livre, consacré à la Vie dans les oeuvres, Ruusbroec décrit les prévenances successives de la grâce qui appelle à la conversion. D'emblée il inscrit le parcours de chaque individu dans la grande Histoire du Salut. En effet, l'Épouse appelée aux Noces spirituelles, c'est d'abord l'humanité, qui fait à ce titre l'objet de trois Avènements successifs de son Époux, le Seigneur Jésus. Ruusbroec doit sans doute cette idée à saint Bernard qui distingue, lui aussi, trois Avènements : le premier lors de l'Incarnation, le deuxième lors du Jugement, puis celui de l'entre-deux, tout intime et intérieur, qui s’accom-

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plit dans la réception des sacrements et dans l'expérience mystique /1.

La description du dernier Avènement, lors du Jugement dernier, fournit à Ruusbroec l'occasion de détailler les diverses catégories de croyants et de mécréants, l'un des thèmes préférés et récurrents dans son oeuvre, dont il a souvent affiné l'exposé. Il y fait chaque fois preuve d'une grande clairvoyance spirituelle et d'une profonde expérience du coeur humain.

L'appel à une conduite authentiquement chrétienne, qui sert de commentaire à la parole « Sortez », nous vaut ensuite un premier aperçu des vertus chrétiennes, telles quelles peuvent être pratiquées par un débutant dans la vie active. Il s'agit d'un véritable catalogue qui sera ultérieurement repris, au Deuxième Livre, lorsque ces mêmes vertus jailliront d'une expérience déjà plus approfondie et plus intime de Dieu. Mais il convient de noter dès à présent que, dans les deux cas, cette hiérarchie des vertus se révèle strictement de nature évangélique. Le seul point de référence est l'expérience personnelle du Christ ici-bas ; elle ne doit rien à l'ordonnance aristotélicienne des vertus, christianisées tant bien que mal, dont saint Thomas d’Aquin s'était accommodé un siècle avant Ruusbroec. L'humilité et l'humble amour se trouvent ainsi au sommet de cet édifice des vertus, en même temps qu'ils en sont le fondement. Les autres vertus en découleront : renoncement à la volonté propre, obéissance, patience, douceur, bonté, compassion, libéralité, etc, cortège impressionnant, où chaque vertu est finement analysée, dans laquelle à chaque instant se devine en filigrane l'image du Christ.

Lors de cette première étape, la rencontre avec l'Époux quoique bien réelle, n'en est pas moins, pour ainsi dire, provisoire et quelque peu superficielle. Ruusbroec entend par là quelle occasionne un moindre effet sensible, et quelle est à peine consciente. Toutefois, dès le début de l'expérience spirituelle apparaît ce que l'auteur identifie comme une attitude intérieure, qu'il qualifie de visée ou d'intention, grâce à laquelle l'âme se trouve orientée exclusivement vers Dieu. A chaque étape du parcours spirituel, cette attitude intérieure jouera un rôle impor-

1. Cf SAINT BERNARD, Sermons pour l’Avent, 4 à 6.

tant. Viser Dieu en toute chose, c'est déjà le « voir spirituellement /1 », et goûter ainsi un premier effet de l'amour et de l'attachement sensible. Cette affinité entre viser et aimer est renforcée stylistiquement par l'allitération en moyen-néerlandais : meynen ende minnen, jeu de mots entre viser et aimer, volontiers utilisé par Ruusbroec. Viser Dieu exclusivement en toute chose, avec une intention droite, c'est déjà, d'une certaine façon, l'aimer.

Celui qui accepte ainsi de ne rien viser en dehors de Dieu, et de rapporter toute chose à lui, finit par sentir au-dedans de lui le mystérieux toucher de Dieu. Ce toucher se manifestera à chacune des étapes, pour attirer l'âme d'une façon nouvelle et l'entraîner toujours plus loin. Il est le dynamisme secret de l'expérience mystique, que l'Épouse ne peut attendre que de l'Époux. Pour l'heure, ce toucher lui fait désirer de voir, de savoir et de connaître qui est cet Époux ». Désir qui, hélas, ne peut être exaucé par les moyens dont l'âme dispose alors, même si, à l'exemple de Zachée, elle consent à grimper au sommet de l'arbre, c'est-à-dire sur la cime de ses facultés intellectuelles. En effet, dans le mode actif où elle se trouve encore provisoirement, la connaissance la plus élevée de Dieu ne peut être que de savoir, dans la lumière de la foi, que Dieu est insaisissable et inconnaissable /2 ». Au temps choisi par Dieu, l'âme est invitée, tout comme Zachée, à descendre d'un arbre : celui de ses connaissances intellectuelles, afin d'être en mesure de l'accueillir chez elle. Répondant à cette invitation, l'âme se trouve entraînée dans l'abîme sans fond de la divinité, appesantie du seul embrassement de l'amour, car, le rappelle Ruusbroec, "là où l'intelligence reste au dehors, désir et amour pénètrent /3 ».

1. 1.41, p. 73
2. 1.511, p. 77.
3. 1.512, p. 78.

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La vie intime

Comment s'y prêter ? Quel sera le lieu de ce passage en Dieu ? Le Deuxième Livre essaiera d'élucider ces questions. En un certain sens, rien n'est plus simple, pense Ruusbroec, car l'univers tout entier n'a été créé et n'a de raison d'être qu'afin de permettre ce qu'il nomme "l'écoulement "des âmes en Dieu. Or, le lieu de cet écoulement n'est nullement lointain, comme il l’a lui-même si souvent expérimenté. Il se trouve au plus intime du coeur de l'homme, là où l'unité des trois Personnes en Dieu sollicite sans cesse, dans un secret mais vibrant dialogue d'amour, l'unité de toutes les facultés spirituelles de l'homme : « Car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes », écrit Ruusbroec, en se souvenant de saint Augustin, et sa poussée ou activité au-dedans de nous... nous est plus proche et plus intime que notre propre activité ». Et Il ajoute ce qui deviendra le leitmotiv de ses appels au recueillement et à l'intériorité inlassablement prônés par lui : "C'est pourquoi Dieu est à l'oeuvre, au-dedans de nous, de l'intérieur vers l'extérieur, alors que toutes les créatures le sont de l'extérieur vers l'intérieur /1 »

Dans ce lieu intérieur, Ruusbroec distingue trois formes d'intervention de l'Époux qui sont les trois Avènements de celui-ci, selon qu'il s'adresse aux facultés inférieures : celles de la consolation sensible et du désir, qui trouvent le lieu de leur unité dans le coeur ; aux facultés supérieures : mémoire, intelligence et volonté, qui trouvent le lieu de leur unité dans l'âme ; finalement, à l'ensemble unifié de toutes ces facultés, appelé « unité de l'esprit dans l'homme », ou quelquefois aussi « pensée », qui sera le lieu propre de la rencontre mystique. Ces précisions sont l'occasion pour Ruusbroec de présenter les lignes essentielles d'une anthropologie qu'il veut toujours rigoureuse, mais qui, à ses yeux, n'a dautre raison d'être que de rendre plus compréhensibles les phénomènes spirituels qu'il s'apprête à commenter pour ses lecteurs.

Lors de l'Avènement de l'Époux dans les facultés inférieures de la consolation sensible et du désir, Ruusbroec distingue quatre modes que le coeur traverse normalement avant d'atteindre des formes d'union plus profonde, qui se situeront dans l'ordre de l'âme. Chaque fois, l'auteur en décrit l'expérience concrète avec forces images, en souligne les avantages et exhorte souvent à ne pas s'y attarder. Car la route est longue et le toucher divin invite inlassablement à aller de l'avant. Le lecteur est d'ailleurs invité à confronter ce qu'il lit avec ce qu'Il a lui-même expérimenté, "car celui qui ne l’a jamais senti ne comprendra pas très bien /1 ».

Le premier mode qui affecte les facultés inférieures est celui de la consolation sensible, décrite avec les images de la lumière et du feu. Elle unifie le coeur, rend celui-ci vulnérable et fervent (innich, dit Ruusbroec, rendu ici par "intime n), produit un amour sensible et le fait déborder en action de grâces et en louange ; cela jusqu'à ce que le coeur finisse par défaillir de gratitude du fait de la bonté de Dieu.

Le second mode consiste précisément dans un excès de consolation, que l'âme a quelque difficulté à gérer. Les délices deviennent si grandes « qu’il semble quon soit embrassé au-dedans d'une divine étreinte d'amour /2 », et celles-ci conduisent à un état d'ivresse où la joie devient proprement insupportable et peut entraîner des comportements extérieurs inhabituels.

Le troisième mode achemine progressivement le coeur vers un dépassement de la consolation sensible, car le Christ « monte en notre coeur aussi haut que possible, c'est-à-dire au-delà de tous les dons, au-delà de toute consolation et de toute douceur que nous pourrions recevoir de lui /3 ». Une forme de souffrance mystique s’amorce alors, causée par l'impression grandissante que celui qui octroie tant de consolations, tout en étant de plus en plus désirable, demeurera cependant toujours au-delà de toute saisie par l'homme. Ruusbroec en détaille successivement les diverses formes : la blessure d'amour, la lan-

1. 2.13, p. 86.
1. 2.203, p. 89.
2. 2.2123, p. 97
3. 2. 2132, p. 101.

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gueur spirituelle, la fougue ardente - « incapacité de se saisir de Dieu, et tout autant celle d'être privé de lui » -, les larmes, les révélations et visions, le « raptus », la jubilation, les songes et inspirations, et finalement la fougue d'amour. En décrivant les avantages de chacune de ces étapes, Ruusbroec n’omet jamais d'en signaler aussi les risques et les ambiguïtés. Dans le cas présent, il met en garde contre une fausse douceur, subtilement instillée dans l'âme par le malin, et qui peut conduire à toutes les illusions.

Le quatrième mode du premier Avènement s'appelle la désolation, tant extérieure qu'intérieure. Si l'âme aimante se sent abandonnée par les hommes autant que par Dieu, c'est qu’elle est maintenant appelée à porter des fruits parvenus à maturité, qui sont normalement ceux de l'automne et de l'hiver : l'humilité, l'abandon et la résignation dans les mains de Dieu. Ce sentiment de désolation ne va pas sans une nouvelle forme de joie, et même sans « la joie la plus intime, car rien ne donne plus d'agrément à l'amant de Dieu que de sentir qu'il est la propriété de son bien-aimé ». Cette sécheresse amène avec elle quelques nouveaux risques : l'amoureux de Dieu pourrait y trouver prétexte à se relâcher et à devenir négligent. La dispersion et l'instabilité le guettent qui, s’il y cède, peuvent l'amener à déchoir en totale aliénation.

Tout au long de ces quatre modes qui l'affectent, l'âme est aidée par l'exemple du Christ qui, avant elle, les a traversés dans sa psychologie d'homme, jusqu'à cette étape de la désolation qui fut la sienne lors de la déréliction éprouvée au Calvaire. « Voilà d'ailleurs, ajoute Ruusbroec, pourquoi il est appelé Sauveur. » Cet appel répété à l'expérience contemplative du Christ dans son humanité inscrit celle du croyant dans un cadre beaucoup plus large, qui va d'ailleurs au-delà de la référence christologique elle-même, ou plutôt vers laquelle toutes les autres convergent. Le moment est venu d'y insister rapidement pour se familiariser quelque peu avec sa vision très unifiée de l'univers et de l'homme dans leur relation avec Dieu.

1. 2.2144, p. 114.

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Pour Ruusbroec, en effet, ce qui se passe dans le coeur de l'homme reflète à la fois ce qui, dans l'univers, est au-dessous de l'homme et ce qui le dépasse infiniment. En ce sens, l'expérience contemplative revêt à ses yeux une dimension universelle, à la fois cosmologique, christologique et trinitaire. Ainsi, les étapes de l'évolution spirituelle sont déjà préfigurées dans le déroulement du temps et des saisons : au printemps correspondent les premières consolations; à l'hiver, l'expérience de désolation et de dépouillement. De même, le parcours effectué par le soleil à travers les signes du zodiaque manifeste la secrète affinité que ceux-ci possèdent avec le parcours de l'âme en quête de son Dieu. De là les fréquentes comparaisons empruntées aux phénomènes naturels ou au monde animal : le givre et le brouillard, le miellat ou rosée trompeuse, la source et ses filets d'eau, l'abeille, la fourmi, la chauve-souris aveugle, les diverses fièvres et maladies de l'homme. Ces mêmes étapes se retrouvent aussi dans le Christ qui les a anticipées et rendues possibles pour nous, tout comme elles reproduisent les dynamismes et les rythmes de la vie à l'intérieur de la Trinité, à l'image de laquelle l'homme a été créé, et en laquelle, avec le Christ, il finira par s'écouler pour toute l'éternité.

Le deuxième Avènement, lié à la vie intime, a lieu dans les facultés supérieures qui sont la mémoire, l'intelligence et la volonté. La mémoire de l'homme est unifiée dans la simplicité, et il se lève en elle dans le même temps un penchant amoureux vers cette autre unité mystérieuse qui existe entre le Père et le Fils. L'intelligence est éclairée spirituellement et reçoit une perspicacité de théologien, marquée au coin d'un discernement savoureux qui s'épanouit en émerveillement et louange (remarquer, en passant, comment Ruusbroec emprunte les chemins de l'analogie métaphysique mariée heureusement à une théologie contemplative !). La volonté est embrasée par un feu d'amour, qui consume déjà l'âme dans l'unité divine et la pousse sans cesse à sortir en même temps à la rencontre de son prochain. Ce flux-et-reflux, successivement et au même moment, vers l'intérieur et vers l'extérieur, caractérise la véritable expérience contemplative chrétienne, qui ne saurait demeurer enfermée dans l'unité intérieure retrouvée. En effet, le véritable amour remplit le

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contemplatif de compassion pour les pécheurs, pour ceux qui achèvent encore de se purifier au purgatoire, et pour tous les hommes de bonne volonté, auprès desquels il se tient en véritable « médiateur », implorant Dieu pour qu'il leur donne sa grâce et partageant lui-même avec eux les dons que Dieu lui fait.

Celui qui se croirait contemplatif, mais qui ignorerait ce flux-et-reflux entre contemplation et action, trahirait par là son ignorance du deuxième Avènement et manifesterait à quel point il se trouve menacé par l'illusion. Les symptômes de ces faux mystiques sont d'ailleurs patents, et Ruusbroec ne se lasse jamais d'en faire l'inventaire dans le détail, souvent non sans quelque verve : ils sont dispersés et inquiets, orgueilleux et entêtés ; leur enseignement est compliqué et subtil; leur comportement, singulier. L'icône du véritable contemplatif, elle, emprunte ses traits au Christ dans sa vie terrestre, et jusque dans sa mort, où il se révèle l'homme de communion par excellence.

À la suite du Christ, l'Église devrait être, elle aussi, un lieu de communion, malgré le contre-témoignage qu'elle semble donner en ce XIVe siècle, tout au moins aux yeux de Ruusbroec. Elle reste cependant toujours un tel lieu, tout particulièrement dans le sacrement de l'Eucharistie, qui est aussi celui de la « communion », où le Christ se donne en partage, et qui, pour Ruusbroec, devient ainsi l'un des lieux les plus importants de l'expérience mystique. Ce thème lui est, en effet, très cher puisqu'il y reviendra généreusement dans le Miroir de la béatitude éternelle. Ce rappel est le prétexte pour une digression portant sur les divers effets de la communion. Considérant tout d'abord ses effets dans la sensibilité, il dit de celle-ci qu'elle est même invitée à s'approcher du sacrement « avec tout le plaisir que lui procure son envie ». Il aborde ensuite ceux-là dans l'unité des facultés spirituelles, et même plus loin encore, puisque l'expérience de la communion eucharistique peut entraîner l'âme au-delà d'elle-même, grâce à la communion directe, de personne à personne, avec le Christ. Elle l'amène ainsi jusque sur le seuil de l'expérience mystique proprement dite.

Afin de décrire le troisième Avènement, celui qui a lieu dans l'unité de l'esprit, c'est-à-dire dans l'unité des facultés spirituelles, Ruusbroec remonte jusqu'à l'unité de la Trinité, de ce Dieu qui est la source de tous les mouvements dans l'univers. De la même façon, Dieu met aussi en branle l'unité de l'esprit dans l'homme, et cela grâce à « une motion ou un toucher intérieur du Christ, dans toute sa divine clarté, au plus intime de notre esprit ». Cette divine clarté ne peut qu'aveugler l'intelligence, qui encore une fois se trouve acculée à défaillir. Mais, à nouveau, c'est la puissance d'aimer qui s'obstine à aller de l'avant, animée du désir de pénétrer jusqu'au coeur de la vie trinitaire. Une faim incoercible de jouir de Dieu tourmente l'âme, faim qui tourne en une violente tempête d'amour, un ardent combat que se livrent l'âme et son Dieu : « En cette tempête d'amour, deux esprits se livrent combat : l'Esprit de Dieu et le nôtre. Dieu, par son Esprit Saint, se penche en nous, et nous sommes, nous, de cette façon, touchés en amour. Ensuite, notre esprit, par l'activité de Dieu et par la puissance de l'amour, s'enfonce et se penche en Dieu. Et Dieu est, de cette façon, touché. Ces deux touchers provoquent le combat d'amour /1 ». Les deux amours, le toucher de Dieu et nos soupirs, s'offrent ainsi continuellement l'un à l'autre, de sorte qu'ils font déborder la source de l'amour, explique Ruusbroec, et que les deux deviennent un seul amour simple.

Ce combat d'amour prépare la rencontre et l'union, fin et objet de toute l'expérience spirituelle. Un nouvel exposé anthropologique vient préciser les divers lieux possibles de cette rencontre : dans la nue nature, lorsqu'il s'agit d'une union mystique naturelle, ou dans la ressemblance qui suppose, elle, l'intervention de la grâce. Cette dernière union dans la ressemblance peut s'accomplir de deux façons : par l'intermédiaire des vertus et des oeuvres, ou sans intermédiaire, directement dans l'amour de fruition. L'expérience mystique authentique réunit toujours les deux formes d'union : elle est à la fois repos dans l'unité, et activité des vertus dans la ressemblance. Nous y retrouvons l'intention spirituelle simple « qui se range toujours à Dieu » en toute chose, et rend possible à la fois la vie active dans les oeuvres et la vie contemplative dans la fruition. C'est là d'ailleurs sans doute le message central de Ruusbroec : « Dieu vient sans cesse en nous avec intermédiaire et sans intermédiaire, réclamant de nous à la fois la fruition et les oeuvres, de façon à ce

1. 2. 2235, p. 153.

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que l'une n'entrave point les autres, mais que les deux se fortifient toujours mutuellement /1. »

Les oeuvres des vertus sont maintenant devenues des dons de l'Esprit, directement régis par lui. Ruusbroec en reprend la description, telles qu'elles se présentent désormais, entièrement rénovées et dotées d'un nouveau rayonnement : bonté et libéralité, science et discernement, force (appliquée maintenant à l'expérience intérieure), conseil, intelligence. Ce dernier don se subdivise en simplicité, goût des choses de Dieu et amour de communion. Le don d'intelligence constitue déjà, au niveau de la vie intime, un sommet dans l'expérience spirituelle, où l'unité avec Dieu et la communion avec les hommes se renouvellent sans cesse dans une grande harmonie : « À jamais nous demeurerons avec Dieu dans l'unité; à jamais nous nous écoulerons avec Dieu et avec tous les saints dans un amour de communion ; à jamais nous retournerons au-dedans de nous pour nous y recueillir avec action de grâces et louange; à jamais, par un amour de fruition, nous serons immergés au-delà de nous-mêmes dans le repos de l'essence. C'est bien là la vie la plus opulente que je connaisse /2. » Il reste cependant encore un dernier don, qui est celui de la sagesse savoureuse. L'esprit de l'homme, encore une fois sur le point de défaillir dans son activité, y apprendra à subir passivement celle du Dieu-amour. Alors, « notre esprit s'étant épuisé en oeuvres devient lui-même amour ».

Avant d'aborder ce que Ruusbroec appellera la vie contemplative, il lui reste encore à présenter trois rencontres qui ont lieu sans intermédiaire. La première est celle du nu-recueillement au-dedans de soi : l'âme y est traversée et transformée par la clarté simple de Dieu; elle a perdu ses repères, elle est comme égarée, incapable désormais de réfléchir intellectuellement sur ce qui lui arrive. La deuxième rencontre est caractérisée par une faim et une soif intenses de Dieu : « Désormais, faim et soif d'amour s'accroissent en cet homme jusqu'à le faire se démettre à chaque instant, s'épuiser dans ses oeuvres et défaillir

1. 2.333, p. 187. Cf. P. MOMMAERS, dans l'Introduction à l'édition critique, fAN VAN RUUSBROEC, Opera omnia, 3, p. 79s.
2. 2.323, p. 179.

en elles, et être anéanti dans l'amour » ; sentiment d'anéantissement, à nouveau marqué par le rythme du flux-et-reflux, si caractéristique de la pensée de Ruusbroec : « Vivant, il meurt; et mourant, il revit /1 ». La troisième rencontre reprend, pour le souligner encore, le couple activité-repos, car on ne pénètre dans la dimension sans intermédiaire du repos que pour la quitter sans délais, grâce à cette autre dimension avec intermédiaire de l'activité. Car l'Esprit ne cesse de réclamer de l'âme «  à la fois la fruition et les oeuvres ».

Cette nouvelle insistance, au terme de ce qu'il considère comme « le sommet de la vie intime », permet à Ruusbroec de réouvrir le dossier des faux mystiques, contre lesquels il ne cesse de mettre en garde ; ceux qui, grâce à un recueillement naturel, parviennent à une certaine expérience intérieure, bien réelle, concède-t-il, puisque inscrite en filigrane comme une possibilité de la nue-nature, mais qui, sans véritable amour et « hors de la grâce », ne peut aboutir qu'à un semblant d'amour, replié sur soi, et à une fausse liberté spirituelle, qui donnent prétexte aux comportements les plus douteux. C'est l'un des passages où Ruusbroec semble viser le Miroir des âmes simples et anéanties de Marguerite Porete, ou du moins l'interprétation qu'en faisaient certains lecteurs. Comme l'a récemment montré le Père Paul Verdeyen, si Ruusbroec reprend sans trop d'hésitation une partie de la terminologie de la mystique de Valenciennes (le nu-recueillement, la rencontre avec et sans intermédiaire, la vie de communion), il se montre par contre réticent à l'égard de certaines formules de Marguerite qui seraient susceptibles de nourrir une attitude quiétiste /2.

Avant d'achever le deuxième Livre, notre auteur rappelle une nouvelle fois la figure emblématique du Christ qui, dans son humanité, est « la règle et le chef de tous les hommes bons, et leur indique comment vivre »; exemple qui se caractérise par un heureux équilibre entre action et contemplation. Car « la béatitude du Christ et de tous ses saints est constituée du jouir et de

1. 2.332, p. 186.
2. En particulier l'expression « être quitte de toutes les vertus ». Cf p. 155. Paul VERDEYEN, « Oordeel van Ruusbroec over de rechtgelovigheid van Margaretha Porete », dans Ons Geestelijk Erf, 66 (1992), p. 88-96.

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l'agir. Telle est aussi la vie de tous les hommes bons, chacun selon la mesure de son amour. Voilà la justice qui ne passera pas /1»

La Vie de contemplation

Ruusbroec aborde enfin le Troisième Livre des Noces Spirituelles, presque en guise de conclusion et plutôt rapidement. Il y traite de la vie de contemplation, au sens restreint et très précis qu'il donne à ce terme, à savoir la vie d'union qui attend l'âme à l'intérieur de la Trinité lorsque, s'écoulant au-delà d'elle-même, elle arrive à y rejoindre son image éternelle, selon laquelle elle a été créée dans le temps, et vers laquelle elle est appelée à retourner. Un tel schéma est partiellement néoplatonicien, mais Ruusbroec n'en avait pas d'autre à sa disposition pour décrire un état d'union exceptionnel, qu'il semble bien connaître par expérience103. Il le qualifie d'ailleurs à l'aide d'autres termes encore, qui tous en expriment le caractère proprement intraduisible. Cet état est « sans modes » ou « au-delà des modes » - c'est-à-dire au-delà des repères dont l'âme disposait encore dans la vie intime. Il est comparable à une « perte de soi », un « anéantissement », une « liquéfaction », un « égarement », dans un « désert », dans la « nescience », dans une « ténèbre silencieuse ». L'âme « s'immerge », « s'enfonce », s'échappe », « s'écoule », « s'endort », « expire », « trépasse », « est emportée dans le tourbillon » d'un au-delà qui l'arrache momentanément à elle-même et semble l'engloutir dans l'abîme de la divinité. Cet état, il le rappelle encore, « personne ne peut l'atteindre par le savoir ou la subtilité ni par quelque pratique que ce soit. Seul celui que Dieu veut unir dans son Esprit et éclairer par lui-même est en état de contempler Dieu, nul autre/2. »

Ce passage en Dieu, Ruusbroec le considère comme une participation à la vie Trinitaire, par quoi il se libère sans tarder du schéma néoplatonicien et le dépasse d'un grand coup d'aile. Le Troisième Livre commence, en effet, par une description de la vie des trois Personnes à l'intérieur de la Trinité. Si elles sont

1. 2.335, p. 202-203.
2. 3.01, p. 205.

éternellement à l'oeuvre et actives en tant que Personnes distinctes, orientées vers les deux autres, elles sont en même temps en continuelle fruition et contemplation dans l'étreinte des trois, c'est-à-dire dans l'unité de leur essence. À ce double mouvement trinitaire l'âme est associée grâce à son image, préexistante de toute éternité dans l'essence de Dieu, selon laquelle elle a été créée, appelée aussi par Ruusbroec : sa sur-essence. Cependant, c'est bien au plus profond de son coeur recueilli que cette communion a lieu, et que l'âme se trouve associée à la naissance du Verbe : le Père « de toute éternité profère, au plus caché de notre esprit, sans intermédiaire et sans interruption, une seule et unique parole, une parole sans fond, et il ne prononce rien d'autre. En cette parole, il se dit lui-même et toute chose, cette parole ... est la sortie et la naissance du Fils de la lumière éternelle /1. »

Comment en prendre conscience ? Ruusbroec en répète certaines conditions : demeurer désoeuvré, adhérer à Dieu par l'intention et l'amour, se perdre soi-même dans l'au-delà de l'absence des modes. Comme l'a fait remarquer récemment J. Feys, Ruusbroec a ici recours à un vocabulaire qui diffère à peine de celui qu'il vient de critiquer si sévèrement chez les faux mystiques, en particulier l'allusion au désoeuvrement. La contradiction cependant n'est qu'apparente chez lui. Si les vocabulaires se recouvrent, en effet, parfois, les réalités désignées sont différentes. Les faux mystiques de l'époque estiment vivre une union substantielle avec Dieu, ce que récusera toujours Ruusbroec avec force104. Même au coeur de la plénitude de l'union, la personne ne cesse jamais d'exister dans sa différence et son unicité, et Dieu n'absorbe jamais l'âme en lui, « ce qui serait impossible », précise-t-il ailleurs /2. Chez lui, de telles expressions, qui ne sont qu'hyperbole calculée, traduisent uniquement la force et la violence de l'expérience que le mystique subit et ressent. C'est au seul niveau de la fruition éprouvée que l'âme semble perdue et anéantie, non au niveau de la substance105. Dans ce contexte, le vocabulaire de Ruusbroec rend compte d'une expérience vive et

/1. 3.1, p. 207.
/2. Livre des Éclaircissements, 4, 2.

22

ne donne pas des indications d'ordre ontologique /1. L'hyperbole du vocabulaire ruusbroeckien, comme celle de tous les mystiques authentiques, demeure toujours judicieusement contrôlée.

D'ailleurs, comment s'exprimer autrement ? Le contemplatif se trouve à la fois enseveli au coeur de la Trinité, et élevé sur la cime de ses possibilités humaines : « Nulle part ailleurs que dans une telle contemplation, l'homme ne dispose de lui-même au point d'être suprêmement libre. Il est en mesure de croître dans cette vie sublime, chaque fois qu'il se recueille amoureusement au-delà de tout ce que l'on peut comprendre. » C'est bien là « la vie du ciel 2 », et une merveilleuse participation au jaillissement du Saint-Esprit, et à la rencontre du Père et du Fils, « en laquelle nous sommes amoureusement étreints, grâce au Saint-Esprit, dans un amour éternel /3 ».

Sur le point de décrire ces réalités proprement inexprimables, Ruusbroec a semblé hésiter une dernière fois. Il ne sait que trop que le lecteur inexpérimenté aura toute la difficulté du monde à comprendre, ou même simplement à admettre son témoignage. mais il sent qu'il ne peut reculer. Oui, Dieu est bien tel, et c'est ainsi qu'il traite ses bien-aimés dès la vie présente pour quelques uns, dans l'éternité pour l'ensemble des hommes dès qu'ils en auront franchi le seuil. La vocation du mystique brabançon est de témoigner de ces merveilles. Il s'en excuse presque auprès de ses lecteurs qu'il craint de choquer par la hardiesse inouïe de ses formules. Ruusbroec est tout entier là : dans cette certitude inébranlable de celui qui sait par expérience, et dans l'extrême pudeur de celui qui s'empresse de se dissimuler derrière le témoignage plus irrécusable encore des Écritures : « Saisir et comprendre Dieu, au-delà de toute comparaison, tel qu'il est en lui-même, c'est être Dieu avec Dieu, sans intermédiaire ni altérité aucune qui produiraient quelque entrave qui vienne s'interposer. C'est pourquoi je voudrais que tous ceux qui ne comprennent ni ne sentent cela, dans l'unité fruitive de leur esprit, n'en soient point scandalisés, mais qu'ils acceptent que les choses soient comme elles sont. Car ce que je vais dire est la vérité, et a été dit, en maint endroit de son enseignement, par le Christ en personne, qui est la vérité éternelle... Celui donc qui voudra le comprendre devra être mort à lui-même, vivre en Dieu et, dans le fond de son esprit, tourner sa face vers la lumière éternelle, là où la vérité cachée se révèle sans intermédiaire /1. Finalement, seule l'expérience peut comprendre l'expérience.

La présente traduction a été faite à partir du texte de la récente édition critique, préparée par le Père Jos Alaerts et publiée comme tome 3 des Opera Omnia de Ruusbroec /2. Sauf indication expresse en note, ce texte a été respecté.

André Louf, Mont-des-Cats

1. J. FEYS, « Ruusbroec and his false Mystics », dans Ors Geestelijk Erf, 65 (1991), p. 108-124.
2. 3.33, p. 214.
3. 3.4, p. 216.
1. 3.01, p. 206-207.
2. Lannoo - Brepols, 1988.


BIBLIOGRAPHIE

Introductions à la vie et à l'oeuvre de Ruusbroec

A. AMPE, art. « Jean Ruusbroec (bienheureux), 1293-1381, dans Dictionnaire de Spiritualité, t. 8 (Paris, 1973), col. 659-697, avec bibliographie sur la vie, les oeuvres et la doctrine.

P. VERDEYEN, , Cerf, 1990.


Oeuvres de Ruusbroec

En moyen néerlandais :

Jan van RUUSBROEC, Werken. Naar het standaardhandschrt van Groenendaal uitgegeven door het Ruusbroec-genootschap te Antwerpen, 4 vol., Malines-Amsterdam, 1932-1934, (2ème éd., Tielt, 1944-1948), première édition critique de l'ensemble de l'oeuvre.

Une nouvelle édition est en cours chez Brepols, à l'intérieur du Corpus Christianorum; les titres suivants sont parus :

- JAN van RUUSBROEC, Boecsken der verclaringhe (Livre de la plus haute Vérité) ; Little Book of Enlightenment; IOANNES RUSBROCHIUS, Samuel sive apologia, éd. G. de Baere, P. Mommaers, Ph. Crowley, H. Rolfson, 1 vol, CM 101, Tielt-Turnhout, 1989.

- JAN van RUUSBROEC, Vanden seven sloten (Les sept Clôtures) ; The Seven Enclosures; IOANNES RUSBROCHIUS, De septem custodiis, éd. G. de Baere, H. Rolfson, 1 vol., CM 102, Tielt-Tumhout, 1989.

- JAN van RUUSBROEC, Die geestelike brulocht (Les Noces Spirituelles) ; The Spiritual Espousals; IOANNES RUS-

26

BROCHIUS, De ornatu spiritalium nuptiarum), éd. J. Alaerts, H. Rolfson, P. Mommaers, G. de Baere, 1 vol., CM 103, Tielt-Turnhout, 1988.

- JAN van RUUSBROEC, Vanden blinkenden steen (La Pierre Brillante), The Sparkling Stone; Vanden vier becoringhen (Les quatre Tentations), The Four Temptations; Vanden kerstenen ghelove (La Foi chrétienne), The Christian faith; Brieven (Lettres), Letters; IOANNES RUSBROCHIUS, De calculo seu perfectione filiorum Dei; De quatuor subtilibus tentatio-nibus; De fide et iudicio; Epistolae, éd. G. de Baere, Th. Mertens, H. Nod, P. Mommaers, A. Lefevere, 1 vol., CM 110, Tielt-Tumhout, 1991.


En traduction française :

Oeuvres de Ruysbroeck l'Admirable, traduction du flamand par les bénédictins de Saint-Paul de Wisques (puis d'Oosterhout), 6 volumes, Bruxelles, Vromant & Cie, 1915-1938.

J.-A. BIZET, Ruysbroeck, Oeuvres choisies, Paris, 1946 (traduction du Royaume des amants et des Noces spirituelles).

J. ALAERTS, La terminologie essentielle dans l'oeuvre de Jan van Ruusbroec, Lille, 1973.

L. COGNET, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Paris 1968.

A. COMBES, Essai sur la critique de Ruysbroeck par Gerson, 4 tomes, Paris, 1945-1972.

A. DEBLAERE, « Essentiel et superessentiel chez Ruusbroec », dans Dictionnaire de Spiritualité, t. 4, (Paris, 1961), col. 1351/59.

P. GROULT, Les mystiques des Pays-Bas et la littérature espagnole du seizième siècle, Louvain, 1927.

P. HENRY, « La mystique trinitaire du bienheureux Jean Ruusbroec », dans Recherches de Science religieuse, XL (1951-52), p. 335-368; XLI (1953), p. 51-75.

J. ORCIBAL, Saint Jean de la Croix et les mystiques rhéno-flamands, Pans-Belges, 1966.


LES NOCES SPIRITUELLES

« Regardez : voici l'époux qui vient ; sortez à sa rencontre /1. » Ces paroles sont écrites par l'évangéliste saint Matthieu ; le Christ les prononça dans la parabole des vierges, à l'intention de ses disciples et de tous les hommes.

Cet époux est le Christ ; l'épouse, c'est la nature humaine, faite par Dieu à /2 son image et à sa ressemblance /3. Au commencement, Dieu l'avait placée dans le lieu le plus élevé, le plus beau, le plus riche et le plus somptueux de la terre, à savoir au Paradis. Il lui avait soumis toutes les créatures, l'avait ornée de la grâce et lui avait donné un commandement de sorte que, en lui obéissant, la nature humaine aurait mérité d'être confirmée et établie auprès de son époux, dans une fidélité éternelle, sans plus jamais tomber en quelque maladie /4 ou péché.

Mais voici que se présenta le malin, l'ennemi qui vient des enfers, et qui d'elle était jaloux. Il prit l'apparence d'un serpent rusé, trompa la femme, et ensemble ils trompèrent l'homme, lui en qui la nature humaine en-

0.0
Introduction
0.1
L'Époux et l'Épouse
1. Mt 25,6.
2. Certains traducteurs rendent le toe de l'original par « pour (vers) son image ». Cette traduction peut se justifier lexicographiquement, d'autant plus qu'une telle nuance « directionnelle » n'est pas absente de la pensée de Ruusbroec. Cependant l'allusion explicite à Genèse 1, 26 permet de privilégier la traduction traditionnelle.
3. Cf Gn 1,26.
4. Pour swaerbeit; autres traductions possibles : contrariété, difficulté, calamité.

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titre avait pris origine /1. Grâce à un conseil trompeur, l'ennemi ravit la nature humaine, l'épouse de Dieu, qui fut chassée dans un pays étranger, pauvre et exilée, prisonnière de ses ennemis, opprimée et occupée par eux, comme si elle ne devait plus jamais rentrer dans ses terres ni obtenir le pardon /2.

Mais lorsque le temps sembla venu pour Dieu de prendre en pitié la souffrance de sa bien-aimée, il dépêcha son Fils unique sur terre dans ce manoir somptueux et ce temple glorieux qu'était le corps de la Vierge Marie. C'est là qu'il épousa notre nature et l'unit à sa personne, à partir du sang très pur de la noble Vierge. Le prêtre célébrant les noces fut l'Esprit-Saint. L'ange Gabriel en publia les bans, et la glorieuse Vierge donna son consentement. Voilà de quelle façon le Christ, notre époux fidèle, s'unit notre nature, nous visita dans une terre étrangère et nous apprit des moeurs célestes et une parfaite fidélité. Tel un champion, il a peiné et combattu contre nos ennemis, il a détruit la prison et triomphé du combat. Par sa mort, il a mis à mort la nôtre, nous a rachetés par son sang, nous a libérés, dans le baptême, par l'eau de son côté /3 et, par ses sacrements et ses dons, il a fait de nous des riches, afin que nous sortions avec toutes sortes de vertus, comme il le dit /4, et que nous le rencontrions dans le palais de sa gloire, pour jouir de lui sans fin, pour l'éternité.

Le Christ, maître de la vérité, prend maintenant la parole : « Regardez : l'époux vient ; sortez à sa rencontre. » Par ces paroles, le Christ, notre amant /1, nous apprend quatre choses. Par la première, en disant : « Regardez », il donne un ordre. Ceux qui restent aveugles et négligent cet ordre sont tous damnés. Par la deuxième parole, il nous montre ce qu'il nous faut regarder : l'avènement de l'époux. Par la troisième, en disant : « sortez », il nous enseigne et nous ordonne ce qu'il faut faire. Par la quatrième parole, en disant : « à sa rencontre », il nous indique l'avantage et l'utilité de toutes nos oeuvres et de notre vie entièrc, à savoir la rencontre amoureuse de l'époux.

Nous voudrions expliquer et développer ces paroles de trois façons. D'abord de façon plus générale, dans la mesure où elles concernent tout le monde /2, en les appliquant à la vie débutante, que l'on appelle vie active, celle qui est nécessaire à tous ceux qui veulent être sauvés. Ensuite nous voudrions développer ces mêmes paroles en les appliquant à la vie de désir, vie intime et élevée, que beaucoup atteignent par le moyen des vertus et par la grâce de Dieu. Nous voudrions enfin les expliquer une troisième fois, en les appliquant à la vie sur-essentielle, celle qui contemple Dieu, une vie que peu d'hommes sont en mesure d'atteindre ainsi ou de savourer, à cause de son excellence et de sa noblesse /3.

1. Autre traduction possible : en qui...consistait.
2. Ruusbroec fait peut-être un jeu de mot, soenen signifiant à la fois : se réconcilier et donner un baiser
3. Littêralement : « par son eau »; allusion à l'eau qui coula du côté du Christ (Jn 19, 34), source de tous les sacrements.
4. Dans Mt 25, 6, qui sert de fil conducteur à l'ensemble du traité.
1. Pour minnaer.
2. Pour na ghemeynre wijs.
3. Autre traduction possible : « À cause de l'excellence et de la noblesse de (leur) vie ».

LIVRE PREMIER : LA VIE ACTIVE

Commençons par la vie active. Depuis l'époque d'Adam, le Christ, sagesse du Père, s'adresse, intérieurement et en tant que Dieu, à tous les hommes, en leur disant : « Regardez ». Il est en effet nécessaire de regarder.

Prends bien garde maintenant : pour voir matériellement /1 ou spirituellement, trois choses sont nécessaires. La première est celle-ci : s'il s'agit de regarder matériellement, à l'extérieur, la lumière extérieure du ciel ou une autre lumière matérielle est indispensable pour éclairer l'intermédiaire, c'est-à-dire l'air, à travers lequel il convient de regarder. La deuxième condition est la libre bonne volonté pour que se reproduisent dans les yeux les objets à regarder. La troisième condition est que les instruments, c'est-à-dire les yeux, soient sains et sans tache, afin de permettre que s'y reproduisent sur un mode subtile des objets volumineux et matériels.

Si l'une de ces trois conditions venait à manquer à celui qui voudrait voir, son regard corporel serait défaillant. Désormais nous ne parlerons plus de ce regard matériel, mais du regard spirituel et surnaturel où se situe toute notre béatitude.

1.1
« Regardez »
1.11
Trois conditions pour bien regarder, matériellement et surnaturellement
1. Littéralement : corporellement.

Celui qui a à regarder sumaturellement a besoin de trois choses : la lumière de la grâce de Dieu, la volonté librement et bien orientée /1, et une conscience sans tache de péché mortel.

Prends garde : parce que Dieu est un bien commun à tous, et que son amour sans fond est, lui aussi, commun à tous, il accorde sa grâce de deux façons : l'une est la grâce prévenante; l'autre, la grâce par laquelle se mérite la vie éternelle. Tous les hommes possèdent en commun la grâce prévenante, qu'ils soient païens ou juifs, bons ou méchants. Grâce à son amour commun qu'il porte également à tous les hommes, Dieu a fait prêcher et manifester son nom ainsi que la rédemption de la nature humaine jusqu'aux derniers confins de la terre. Celui qui veut s'en retourner est en mesure de se convertir /2. Tous les sacrements, le baptême autant que les autres, sont à la disposition de tous ceux qui veulent les recevoir, chacun selon ses besoins. Car Dieu veut sauver tous les hommes et n'en perdre aucun. Au jour du jugement, nul ne pourra se plaindre de ce qu'il n'a pas suffisamment reçu, s'il voulait se convertir. C'est pourquoi Dieu est une clarté commune et une lumière commune qui éclairent ciel et terre, chacun selon son besoin et sa dignité.

Bien que Dieu soit commun à tous, et que le soleil envoie ses rayons à tous les arbres également, beaucoup d'arbres demeureront cependant sans fruit, alors que d'autres ne porteront que des fruits sauvages, peu utiles aux hommes. De là vient la coutume de tailler les arbres et de les greffer avec des branches d'arbres productifs, pour leur faire porter de bons fruits d'un goût agréable et qui sont utiles aux hommes. La lumière de la grâce de Dieu est une telle branche productive, qui provient du Paradis vivant qui est au Royaume éternel. Aucune oeuvre ne saurait être savoureuse ni utile aux hommes, à moins de pousser sur cette branche-là. Cette branche de la grâce de Dieu, qui rend l'homme agréable à Dieu et en laquelle se mérite la vie éternelle, est offerte à tous, mais elle n'est pas greffée sur tous. Certains refusent, en effet, de couper les parties sauvages de leur arbre, à savoir une foi erronée /1 ou une volonté pervertie qui refuse d'obéir aux commandements de Dieu.

Par ailleurs, trois choses sont indispensables pour que la branche de la grâce de Dieu puisse être greffée sur notre âme : la grâce prévenante de Dieu, une volonté librement tournée vers celle-ci et une conscience purifiée. La grâce prévenante meut tous les hommes, car c'est Dieu qui l'accorde. Mais tous ne se tournent pas librement vers elle ni ne lui présentent une conscience purifiée. C'est pourquoi la grâce de Dieu, par laquelle ils mériteraient la vie éternelle, leur fait défaut.

La grâce prévenante meut l'homme soit au-dehors soit au-dedans. Au-dehors, par la maladie ou par la perte de biens extérieurs, de proches ou d'amis, ou encore par quelque déshonneur public. Ou bien l'homme est ému par quelque prédication, par les bons exemples des saints ou des hommes bons, par leurs paroles ou par leurs actes, jusqu'à venir à

1.12
Les deux grâces : la grâce qui prévient
1.120 La greffe de la grâce, â trois conditions
1.121 La grâce meut l'homme au-debors
1. Pour toeghekeert.
2. Jeu de mots : Die keeren wilt, hi mach bekeeren, dont le sens est : Celui qui veut tourner le dos au péché le peut.
1. Pour onghelove, car ce sont bien les sectes hérétiques que Ruusbroec vise.

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1.122 La grâce meut l'homme au-dedans
1.123 Rôle du penchant naturel de l'homme vers Dieu
1.124 Sommet de la grâce prévenante

résipiscence /1. En tout cela, c'est Dieu qui meut au-dehors.

Parfois il est aussi ému au-dedans, en se remémorant les douleurs et les souffrances de Notre Seigneur, et le bien que Dieu lui a fait ainsi qu'à tous les hommes; ou en contemplant ses péchés, la brièveté de la vie, la crainte de la mort et de l'enfer, la souffrance éternelle de l'enfer et la joie éternelle du ciel, et le fait aussi que Dieu l'a épargné lorsqu'il gisait dans le péché et que Dieu attend sa conversion ; ou encore en considérant la merveille que Dieu a créée au ciel et sur la terre, dans toutes les créatures. Voilà des oeuvres de la grâce prévenante qui remuent l'homme de mainte façon, au-dehors comme au-dedans.

L'homme possède en outre le penchant naturel de son fond vers Dieu, grâce à l'étincelle de l'âme et à la raison supérieure qui désire toujours le bien et qui hait le mal. Voilà comment Dieu remue tous les hommes selon qu'ils en ont besoin, et chacun selon ses nécessités, de sorte que, par moments, l'homme se sent frappé, repris, effrayé ou inquiet, et qu'il fait halte en lui-même pour s'examiner. Tout cela appartient à la grâce prévenante, non à la grâce méritante. La première prépare ainsi à recevoir l'autre grâce, par laquelle se mérite la vie éternelle.

Lorsque l'âme se tient ainsi désaffectée de toute volonté ou oeuvre mauvaises, qu'elle se sent reprise et frappée, inquiète de ce qu'elle devrait faire, attentive à Dieu, à elle-même et à ses oeuvres mauvaises, il en survient au-dedans d'elle une peine naturelle pour le péché et une bonne volonté naturelle. Ce qui est le sommet de la grâce prévenante.

1. Pour dat hein de mensche bekinnende wert.
1.13 La grâce méritante:
1.131 - une lumière
1.132 - la libre volonté et la charité

Lorsque l'homme fait ce qu'il est en son pouvoir, et ne peut plus aller plus loin à cause de la faiblesse qui lui est propre, il appartient alors à la bonté sans fond de Dieu d'achever l'ouvrage. Une lumière plus élevée de la grâce de Dieu, tel un rayon de soleil, survient alors et est répandue dans l'âme, sans mérite ni désir de sa part qui seraient proportionnés à la dignité de Dieu. Car c'est par sa souveraine bonté et munificence que Dieu se donne dans cette lumière, lui qu'aucune créature ne peut mériter avant de le posséder. Dieu est alors secrètement à l'oeuvre à l'intérieur de l'âme, au-delà du temps, et il la meut en même temps que toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l'autre, c'est-à-dire la lumière surnaturelle.106

La lumière était le premier élément ; elle donne naissance au second qui concerne l'âme, à savoir la volonté qui, instantanément, en un clin d'oeil, se tourne librement vers la lumière. C'est là que jaillit la charité, dans la réunion de Dieu et de l'âme. Ces deux éléments vont de pair, de sorte que l'un ne peut s'accomplir sans l'autre. Là où Dieu et l'âme se réunissent dans l'unité de l'amour, Dieu donne la lumière de sa grâce au-delà du temps; et l'âme, par la force de la grâce, donne sa libre volte/1 dans le bref instant du moment présent. C'est là que charité naît dans l'âme, celle de Dieu et de l'âme, car elle est le lien d'amour entre Dieu et l'âme aimante. À partir de ces deux éléments - la grâce de Dieu et la libre volte de la volonté éclairée par la grâce - la charité jaillit, qui est le divin amour.

1. Pour keer. Dans ce passage, et ailleurs dans les Noces, nous traduisons ainsi ce terme, réservant « se convertir » pour bekeren, et « conversion » pour bekerene.

38

1.133 - La conscience purifiée
1. 134 Résumé : de l'ordre seul lors de la conversion

À partir du divin amour jaillit le troisième élément la purification de la conscience. Ces trois éléments vont ensemble, de sorte que l'un ne pourrait tenir un long moment sans l'autre, car celui qui possède le divin amour, possède aussi un parfait repentir des péchés.

Qu'on veuille en effet comprendre quel est l'ordre que suivent ici Dieu et les créatures, comme on vient de le montrer. Car c'est Dieu qui donne d'abord sa lumière, et l'homme qui ensuite, moyennant cette lumière, donne la volte volontaire et parfaite. De ces deux éments provient le parfait amour pour Dieu, et de l'amour, le parfait repentir et la purification de la conscience. Tout cela se produit au moment où l'on jette un regard sur la faute et sur les souillures de l'âme. C'est parce qu'il aime Dieu qu'un déplaisir de lui-même et de toutes ses oeuvres pénètre l'homme. Voilà donc l'ordre suivi lors de la conversion.

Ainsi naissent un vrai repentir et une parfaite douleur pour toute faute commise, la volonté ardente de ne plus jamais pécher et de toujours servir Dieu dans une humble obéissance; une confession sincère, qui ne dissimule rien, sans duplicité ni hypocrisie; une entière satisfaction suivant le conseil d'un prêtre expert en discernement, ainsi qu'un début dans la pratique des vertus et de toutes les oeuvres bonnes. Ces trois éléments, tels que tu viens de les entendre, sont indispensables à la vision de Dieu. Si tu les possèdes, le Christ dit au-dedans de toi : « Regarde », et c'est ainsi que tu verras véritablement. Voilà le premier des quatre points principaux, contenus dans la parole du Christ, notre Seigneur, lorsqu'il dit : « Regardez ».

Il nous indique ensuite ce qu'il faut regarder, lorsqu'il dit : « Voici l'époux qui vient ». Le Christ, notre époux, prononce ce mot en latin « venir », parole qui contient en elle deux temps du verbe : le passé et le présent, ce qui ne l'empêche pas de viser aussi le futur. C'est pourquoi nous allons considérer trois avènements chez notre époux, Jésus-Christ.

Lors du premier avènement, il se fit homme à cause de l'homme, par amour.

Le second avènement a lieu tous les jours, souvent et en mainte occasion, dans chaque coeur qui aime, accompagné de nouvelles grâces et de nouveaux dons, selon la capacité de chacun.

Dans le troisième avènement, l'on considère celui qui aura lieu le jour du jugement ou à l'heure de la mort/1.

Dans chacun des avènements de Notre Seigneur, comme en toutes ses oeuvres, trois éléments sont à considérer : la cause ou le motif, le mode au-dedans, et les oeuvres au-dehors.

Le motif pour lequel Dieu créa les anges et les hommes est sa bonté infinie et sa noblesse, puisqu'il voulut le faire afin que la béatitude et l'opulence qu'il est lui-même fussent révélées aux créatures raisonnables, et que celles-ci puissent le savourer dans le temps, et jouir de lui au-delà du temps, dans l'éternité.

Le motif pour lequel Dieu se fit homme est son amour insaisissable et la détresse des hommes, car ils étaient altérés /2 par la chute du péché originel, et incapables de s'en guérir.

1. La doctrine des trois Avènements du Seigneur se trouve telle quelle chez saint Bernard, Sermons pour l'Avent, 4, 5 et 6.
2. Pour Verdorven.
1.2 Les trois avènements de l’Epoux
1.21 Premier avènement : l’Incarnation
1.211 Motif son amour et notre détresse

40

1.212 Ses modes : divin et créés

Mais le motif pour lequel le Christ accomplit toutes ses oeuvres sur terre non seulement selon sa divinité mais aussi selon son humanité, ce motif est quadruple : à savoir son divin amour, qui est sans mesure; l'amour créé, ou charité, qu'il possédait dans son âme, grâce à l'union avec le Verbe éternel et grâce au don parfait que lui en fit son Père ; la grande détresse en laquelle se trouvait la nature humaine ; enfin, l'honneur de son Père. Voilà les motifs de l'avènement du Christ, notre époux, et de toutes ses oeuvres au-dehors comme au-dedans.

Du Christ, notre époux, si nous voulons le suivre dans les vertus, selon nos possibilités, il nous faut maintenant considérer les modes qu'il pratiquait au-dedans et les oeuvres qu'il accomplissait au-dehors, à savoir les vertus et les oeuvres des vertus. Le mode qui est le sien selon sa divinité nous est inaccessible et insaisissable. Il concerne, en effet, celui de sa naissance ininterrompue à partir du Père, et le fait que c'est en lui et par lui que le Père connaît, crée, ordonne et régit toute chose au ciel et sur la terre. Car il est la sagesse du Père, et, de concert, ils spirent l'Esprit, c'est-à-dire l'amour qui est le lien entre les deux et entre tous les saints et tous les hommes bons au ciel et sur la terre. Il ne sera désormais plus question de ce mode-là, mais plutôt de ceux qui sont les siens par rapport aux dons divins et à son humanité créée.

Ces modes sont particulièrement nombreux. En effet, autant le Christ possédait de vertus intérieures, autant il possédait de modes intérieurs. Car chaque vertu a son mode particulier. Ces vertus et ces modes étaient dans l'âme du Christ où ils dépassaient l'intelligence et la saisie de toute créature. Nous n'en retiendrons que trois : l'humilité, la charité, et la souffrance ou l'endurance, intérieure et extérieure, dans la patience. Ce sont là trois racines principales, commencement de toute vertu et de toute perfection.

Comprends-moi bien : selon sa divinité, l'on trouve deux sortes d'humilité dans le Christ. La première est d'avoir voulu se faire homme, prendre sur lui une nature maudite et exilée jusqu'au fond de l'enfer, et devenir un avec elle dans sa personne, de telle sorte que chaque homme, mauvais ou bon, pût dire : « Le Christ, le Fils de Dieu, est mon frère ».

La deuxième humilité, toujours selon sa divinité, est d'avoir choisi une pauvre jouvencelle, et non la fille d'un roi, pour mère pareille à toutes les autres, de sorte que la pauvre jouvencelle devînt la mère de Dieu, lui qui est le Seigneur du ciel, de la terre et de toutes les créatures. Ce qui plus est, de toute humble action jamais accomplie par le Christ, l'on peut dire que c'est Dieu qui l'accomplit.

Prenons maintenant l'humilité qui était dans le Christ selon son humanité, moyennant la grâce et les dons divins. Là, son âme, avec toutes ses puissances, s'inclinait, pleine de révérence et de respect, devant la souveraine majesté du Père. Car un coeur qui s'incline est un coeur humble. C'est pourquoi il accomplissait toutes ses oeuvres en l'honneur et à la louange de son Père, et, en tant qu'homme, ne recherchait en rien sa gloire. Il se soumettait humblement à la Loi ancienne et aux commandements, parfois même aux coutumes, lorsqu'il y avait quelque utilité. C'est ainsi qu'il fut circoncis, porté au Temple et racheté, selon l'usage, et qu'il paya tribut à l'empereur,

1.2121 son humilité:
— selon sa divinité
— selon son humanité

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comme les autres juifs. Il était humblement soumis à sa mère et au sieur Joseph, les servant en tous leurs besoins, avec une vraie humilité. Il fit choix de gens pauvres et méprisés, tels les apôtres, pour compagnons qui vivraient avec lui et qui convertiraient le monde. Parmi eux, il se comportait avec modestie et humilité, comme il faisait parmi tous. Il se tenait ainsi à la portée de tous les gens, quels que fussent leurs besoins, au-dedans comme au-dehors, exactement comme s'il était le serviteur universel. Voilà le premier point : l'humilité du Christ, notre époux.

1.2122 sa charité :

Le deuxième point était la charité, commencement et source de toutes les vertus. La charité tenait les puissances supérieures de son âme dans la tranquillité et dans la fruition de la même béatitude dont il jouit présentement.

envers son Père

Cette même charité le tenait inlassablement dressé vers son Père, avec révérence, amour, louange, respect, avec des prières intimes pour tous les besoins des hommes, cependant qu'il offrait toutes ses oeuvres en l'honneur de son Père.

envers les hommes

Cette même charité le faisait encore se répandre en bas, avec une fidélité pleine d'amour, sur toutes les nécessités des hommes, corporelles et spirituelles. C'est ainsi que, par l'exemple de sa propre vie, il montrait à tous comment il fallait vivre. Il nourrissait de la vraie doctrine tous les hommes qui en étaient capables, spirituellement et au-dedans, comme il les nourrissait aussi de miracles et de prodiges au-dehors, selon les sens. Parfois il les nourrissait même de nourriture matérielle, dont ils ne pouvaient se passer, lorsqu'ils l'avaient suivi au désert. Il rendit l'ouïe aux sourds, la vue aux aveugles, et la parole aux muets; il expulsa l'ennemi des possédés, ressuscita des morts et fit marcher droit les estropiés : ce qui est à comprendre corporellement et spirituellement. Le Christ, notre amant, s'est donné de la peine pour nous, en toute fidélité, au-dehors comme au-dedans. Nous ne sommes pas à même de comprendre à fond sa charité, car elle coulait de la source inépuisable /1 du Saint-Esprit, dépassant toutes les créatures qui jamais reçurent la charité, car il était Dieu et homme en une seule personne. Voilà le deuxième point, qui concerne la charité.

1.2123 sa patience
dans la souffrance corporelle

Le troisième point consiste en ce qu'il souffrit avec patience. Nous l'examinerons avec soin car souffrance et patience ont embelli la vie entière du Christ, notre époux. Il commença tôt, en effet, dès sa naissance, à souffrir : ce furent pauvreté et froidure. Il versa son sang lorsqu'il fut circoncis. On le fit fuir à l'étranger. Il servit le sieur Joseph et sa mère. Il souffrit la faim et la soif, la honte et le mépris, les paroles injurieuses et les machinations des juifs. Il jeûna, veilla, et fut tenté par l'ennemi. Il était soumis à tous. Il allait de pays en pays et de ville en ville pour prêcher l'Évangile avec grande peine et grand soin. Il finit par être capturé par les juifs, qui étaient ses ennemis alors que lui était leur ami. Il fut trahi, insulté et raillé, flagellé et battu, puis condamné sur de faux témoignages. Il porta sa croix, en grande affliction, jusqu'au lieu le plus élevé de la terre. Il fut dépouillé et mis à nu, entièrement. Ni homme ni femme ne virent jamais si beau corps autant défiguré. Face au monde entier, il souffrit honte, douleur et froi-

1. Littéralement : sans fond.

44

dure, car il était nu, il faisait froid, et la bise lui soufflait dans ses plaies. On le fixa au bois de la croix à l'aide de clous épointés, et on l'y étira jusqu'à lui rompre les veines. Il fut dressé et on le ficha brutalement en terre, de sorte que ses plaies se remirent à saigner. Sa tête était couronnée d'épines. Ses oreilles entendaient les juifs cruels lui crier : « En croix, en croix », et maintes autres paroles insultantes. Ses yeux voyaient la méchanceté unanime des juifs, ainsi que la détresse de sa mère, et ils défaillirent d'amertume au vu de ses souffrances et de la mort. Son nez captait l'odeur des immondices qu'on lui crachait au visage. Sa bouche et son goût furent imprégnés de vinaigre et de fiel. Son sens du toucher/1 était meurtri à fond par les coups de fouet. Tel était le Christ, notre époux, blessé à mort, abandonné de Dieu et de toute créature, en train de mourir suspendu à une croix, comme une vieille loque/2, à qui personne ne fait attention, à l'exception de Marie, sa mère, mais qui ne put lui être d'aucun secours.

1. Pour ghevoelijcheit.
2. Pour stoc, qui peut avoir le sens de « vieux décrépit ».

- dans la souffrance intérieure

Le Christ souffrit encore spirituellement, dans son âme, de l'endurcissement unanime /3

3. Littéralement : l'unanimité endurcie.

des juifs et de ceux qui le mirent à mort : quels que fussent les signes et les miracles qu'ils purent voir, ils demeurèrent dans leur méchanceté. Il souffrit aussi parce qu'ils allaient se perdre et à cause de la vengeance qui suivrait sa mort, car Dieu se vengerait d'eux dans leur âme et leur corps. Il souffrit encore pour la peine et la détresse de sa mère et de ses disciples, qui étaient en grande tristesse. Il souffrit parce que sa mort serait en pure perte pour tant d'hommes, pour l'ingratitude de maint autre, et pour les méchants blasphèmes que beaucoup lui adresseraient pour sa honte et opprobre, à lui qui est mort pour nous par amour. Sa nature aussi et sa raison inférieure souffrirent parce que Dieu leur avait retiré l'écoulement de ses dons et de sa consolation, les laissant à elles-mêmes en une telle détresse. Le Christ s'en plaignit en disant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné /1 ? » Notre amant garda le silence sur toute sa souffrance, et interpella son Père : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font /2. » Il fut exaucé par son Père à cause de son respect filial /3, car ceux qui agirent ainsi par ignorance se convertirent ensuite rapidement /4. Voilà ce que fut la souffrance intérieure du Christ.

1.213 Conclusion du premier Avènement

L'humilité, la charité et la patiente souffrance, le Christ, notre époux, les a gardées toutes les trois, sa vie durant. Avec elles, il est mort, il a payé notre dette en toute équité, et il a ouvert son côté en toute libéralité. C'est de ce côté que s'écoulèrent ces fleuves d'abondance que sont les sacrements de la béatitude. Il est monté au ciel avec puissance, est assis à la droite de son Père, et règne pour l'éternité. Voilà le premier avènement de notre époux, celui qui appartient entièrement au passé.

1. Mt 27, 46.
2. Lc 23, 34.
3. Littéralement : révérence. Cf Hb 5,7.
4. Autre traduction : facilement.

46

Le second Avènement du Christ, notre époux, a lieu tous les jours dans les hommes bons, et cela souvent et à plusieurs reprises, avec des grâces et des dons nouveaux, chez tous ceux qui s'ajustent à lui selon qu'ils le peuvent. Nous ne voulons pas parler ici de la première conversion de l'homme ni de la première grâce qui lui fut donnée lorsque du péché il se convertit à la vertu. Mais nous parlons de leur accroissement, jour après jour, grâce à de nouveaux dons et à de nouvelles vertus, ainsi que de l'avènement présent du Christ, notre époux, dans notre âme, quotidiennement.

Il nous faut maintenant examiner la cause et le motif, le mode et les oeuvres de cet avènement.

Les motifs sont au nombre de quatre : la miséricorde de Dieu et notre besoin, la libéralité de Dieu et notre désir. Ces quatre-là font croître vertus et noblesse.

Comprends-moi bien : lorsque le soleil envoie ses rayons et sa lumière dans une profonde vallée, située entre deux montagnes, l'astre se tenant au zénith du firmament de sorte que ses rayons atteignent le creux /1 et le fond de la vallée, trois choses s'y passent. La vallée reçoit davantage de lumière et reflète mieux celle-ci à cause de la montagne ; elle se réchauffe; elle est plus fertile que le plat pays de la plaine.

De même, lorsqu'un homme bon se tient dans sa petitesse, au plus bas de lui-même, et qu'il reconnaît ne rien avoir, ni être, ni pouvoir de lui-même - ni se tenir debout ni progresser en vertu - mais souvent défaillir en

1.22 Le second Avènement :
1.221 l'accroissement journalier de la grâce
— ses motifs, ses modes et ses oeuvres
1. Pour bodem.

vertus et oeuvres bonnes, il reconnaît de la sorte sa pauvreté et son besoin, et il creuse ainsi la vallée de l'humilité /1. Parce qu'il est humble alors, et dans le besoin, et qu'il le reconnaît, il expose son besoin et s'en plaint à la bonté et à la miséricorde de Dieu. Considérant ainsi la hauteur de Dieu et sa propre bassesse, il est lui-même une basse vallée.

Or, le Christ, qui est le soleil de justice, mais aussi de miséricorde, se tient au zénith du firmament, c'est-à-dire à la droite de son Père, et il envoie ses rayons jusque dans le creux d'un coeur humble. Car le Christ est toujours ému, nécessairement /2, lorsqu'un homme se plaint et s'expose humblement. Là, deux montagnes se dressent, qui sont celles d'un double désir. Le premier désir est de servir et de louer Dieu, avec dignité; le second, d'acquérir des vertus, en noblesse. Ces deux montagnes sont plus hautes que les cieux, car ces désirs touchent Dieu sans intermédiaire et aspirent à sa généreuse libéralité. À ce moment, la libéralité ne peut plus se contenir, elle doit s'écouler, puisque l'âme est maintenant en mesure et capable de recevoir un surplus de dons. Voilà les motifs d'un nouvel avènement, accompagné de nouvelles vertus.

Cette vallée, qui est le coeur humble, reçoit alors trois choses : elle est davantage éclairée et inondée de lumière, par la grâce; elle est mieux réchauffée, par la charité ; elle devient plus fertile en vertus parfaites et en oeuvres bonnes. Tu connais ainsi les motifs, le mode et les oeuvres de cet avènement.

1. Image empruntée à saint Bernard : Sermon pour la fête de saint Benoît, n° 4. On la trouve aussi chez Marguerite Porete, Le Miroir des Ames simples et anéanties, chap. 9.
2. Pour van node; nous suivons l'interprétation de Surius; autre traduction : est toujours ému par le besoin.

48

1.222 L'Avènement du Christ à travers les sacrements

Il y a encore un autre avènement du Christ, notre époux, qui est de tous les jours et qui consiste dans un accroissement de grâces et de nouveaux dons, lorsque quelqu'un reçoit quelque sacrement, avec un coeur humble et libre de tout ce qui lui serait un empêchement. Il reçoit alors de nouveaux dons et un accroissement de grâce, en raison de son humilité et grâce à l'activité cachée du Christ à l'intérieur des sacrements. Les empêchements aux sacrements sont l'absence de foi lors du baptême, le manque de repentir lors de la confession, le péché mortel ou la mauvaise volonté lors du sacrement de l'autel /1, et de même lors des autres sacrements. Ceux qui s'en approchent de cette façon ne reçoivent aucune nouvelle grâce, mais, au contraire, pèchent encore davantage. Voilà le deuxième avènement du Christ, notre époux, qui se présente à nous maintenant, et cela tous les jours. Il nous faut le considérer d'un coeur rempli de désir, pour qu'il s'accomplisse en nous. Car il nous est nécessaire, si nous voulons tenir debout ou progresser dans la vie éternelle.

Le troisième avènement du Christ appartient encore à l'avenir. Il aura lieu, soit au Jugement, soit à l'heure de la mort.

Les raisons de cet avènement sont l'opportunité du moment, le bon droit /2 de la cause, et l'équité du juge. Le moment opportun est l'heure de la mort et celui du dernier Jugement de tous les hommes. Lorsque Dieu créa l'âme de rien et l'unit à un corps, il lui fixa un jour précis et une heure certaine, connus de lui seul, auxquels l'âme devra se retirer du temps et paraître en sa présence.

Le bon droit de la cause, c'est que l'âme doit, en effet, rendre compte et répondre, devant la Vérité éternelle, des paroles et de toutes les oeuvres jamais prononcées ou accomplies par elle.

L'équité du juge, c'est que le Jugement et verdict appartiennent au Christ, car il est le Fils de l'homme et la sagesse du Père, à laquelle appartient tout jugement. Tous les coeurs lui sont, en effet, transparents et manifestes, au ciel, sur terre et aux enfers. C'est pourquoi ces trois points sont les raisons de l'avènement qui sera commun à tous, au dernier jour, et aussi lors de l'avènement qui sera particulier à chacun, à l'heure de sa mort.

Le mode que le Christ, notre époux et juge, emprunte lors de ce jugement, consiste à récompenser et à punir selon la justice, car il donne à chacun selon ses mérites. À tout homme bon, et pour chaque oeuvre bonne produite en Dieu, il accorde la récompense sans mesure qu'il est lui-même et qu'aucune créature ne saurait mériter. En effet, puisqu'il collabore à chaque oeuvre de la créature, c'est grâce à la puissance de celui-d que la créature mérite le Christ lui-même en récompense, et cela en toute équité.

Aux damnés il accorde une peine et une souffrance éternelles, car ils ont méprisé et rejeté le bien éternel à cause d'un bien périssable. Ils se sont librement détournés de Dieu, à l'encontre de son honneur et de sa volonté, pour se tourner vers la créature. C'est en toute équité qu'ils sont damnés. Les témoins qui portent témoignage lors du jugement sont les

1.23 Le troisième Avènement lors du Jugement
1.231 À la mort individuelle et à la fin des temps
1. La communion eucharistique.
2. Pour beboorlijcheit.
1.232 Le mode de cet Avènement : description du Christ-Juge

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1.233 les cinq catégories de jugés
- les pécheurs
- les incroyants
- les repentis n'ayant pas achevé leur pénitence

anges et la conscience de chacun. La partie adverse, c'est l'ennemi qui est en enfer. Le juge est le Christ, que personne ne peut tromper.

Cinq catégories de personnes doivent se présenter devant ce juge.

La première, et aussi la plus méchante, sont les chrétiens qui meurent dans le péché mortel, sans repentir ni contrition, soit qu'ils ont méprisé la mort du Christ et ses sacrements, soit qu'ils ont reçu ceux-ci en vain et d'une façon inconvenante. Ils n'ont pas non plus pratiqué charitablement les oeuvres de miséricorde envers leur prochain, selon le commandement de Dieu. C'est pourquoi ils sont damnés en enfer, plus profondément que les autres.

La deuxième catégorie est constituée par des incroyants, païens ou juifs, qui tous doivent se présenter devant le Christ, quoiqu'ils aient été déjà damnés toute leur vie durant, car ils ne possédaient ni grâce ni divin amour. Ils ont donc toujours habité dans la mort éternelle de la damnation. Ils seront cependant moins tourmentés que les chrétiens mauvais, car ils ont reçu moins de dons de la part de Dieu et lui doivent moins de fidélité.

La troisième catégorie est celle des bons chrétiens qui de temps à autre sont tombés dans le péché, mais qui se sont relevés grâce au repentir et au remède de la pénitence ; cependant, n'ayant pas encore accompli celle-ci en toute équité, ils appartiennent au purgatoire.

La quatrième catégorie est celle de ceux qui ont gardé les commandements de Dieu, ou qui, s'il leur est arrivé de les enfreindre, s'en sont retournés à Dieu avec repentir, pénitence et avec des oeuvres de charité et de miséricorde. Ayant accompli la pénitence, ils peuvent ainsi passer au ciel sans purgatoire, à peine leur souffle est-il sorti de leur bouche.

La cinquième catégorie est celle de ceux dont la façon de vivre appartient déjà au ciel, au-delà de toutes les oeuvres extérieures de charité. Ils sont unis à Dieu, immergés en lui, et Dieu en eux, de sorte qu'entre Dieu et eux il n'y a plus d'autre intermédiaire que le temps et leur état mortel. À l'instant même où ils se détachent de leur corps, ils jouissent de leur béatitude éternelle. Ils ne sont pas jugés, car eux-mêmes, avec le Christ, jugeront les autres, au dernier jour.

Alors prendront fin toute vie mortelle et toute peine temporelle, sur la terre et même au purgatoire. Tous les damnés s'enfonceront et se noieront /2 au fond de l'enfer, dans une ruine et une horreur /3 éternelles et sans fin, en compagnie de l'ennemi et de ses suppôts. Les bénis, par contre, atteindront instantanément la gloire éternelle, en compagnie du Christ, leur époux, et ils contempleront et savoureront l'opulence sans fond de l'essence divine, jouissant d'elle éternellement et sans fin. Voilà le troisième avènement que nous attendons tous, et qui doit encore nous advenir.

Le premier avènement, en lequel Dieu se fit homme, vécut en humilité et mourut par amour pour nous, il nous faut le suivre au-dehors avec les moeurs parfaites des vertus, au-dedans avec la charité et une vraie humilité.

- les saints
1.24 Récapitulation des Avènements
- les repentis ayant achevé leur pénitence
1. Pour wandelinghe.
2. Pour sincken ende versincken.
3. Autre traduction possible : perdition. Nous suivons Surius.

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1.3 Les sorties de l’âme, grâce aux oeuvres
Introduction
— sortir vers Dieu, vers soi, vers le prochain,
avec charité, justice et humilité
1. Pour crighen.

Le deuxième avènement, qui est actuel et en lequel Dieu vient avec la grâce en tout coeur qui aime, il nous faut le désirer et le demander tous les jours, afin de demeurer debout et de croître en nouvelles vertus. Le troisième avènement, qui est celui du Jugement ou de l'heure de notre mort, il nous faut l'attendre et le désirer, avec confiance et respect, pour être délivrés de l'exil présent et pénétrer dans la demeure de la gloire. L'avènement sous ces trois formes, voilà ce qui était le deuxième point des quatre points principaux.

Comprends-moi bien : au début de sa phrase, Jésus disait : « Regardez ». Comme nous l'avons vu au commencement, il s'agit de regarder grâce à la charité et une conscience pure. Voilà qu'il vient maintenant de nous indiquer ce qu'il faut regarder, à savoir les trois avènements dont il vient d'être question. À présent il nous ordonne ce qu'il y a à faire, en nous disant : « Sortez ». Si tu possèdes le premier point, c'est-à-dire si tu regardes par la grâce et la charité, et si tu as considéré comme il faut celui qui est ton exemple, le Christ, et de quelle façon il sortait, lui, alors, à partir de la charité et à partir de la considération amoureuse de ton époux, jaillira en toi la justice qui te fait désirer de le suivre dans les vertus. Le Christ dit alors au-dedans de toi : « Sortez ».

Cette sortie se fera de trois manières. Il s'agit de sortir vers Dieu, vers nous-mêmes, et vers notre prochain, et cela avec charité et justice. Car la charité s'élance /1 toujours en haut, vers le royaume de Dieu, qui est Dieu lui-même, car il est, lui, la source dont elle s'est écoulée sans intermédiaire, et en laquelle elle demeure grâce à l'union. La justice, qui jaillit de la charité, veut tenir tous les comportements et accomplir toutes les vertus qui sont dignes du royaume de Dieu, c'est-à-dire de l'âme, et qui lui conviennent. Ces deux-là, charité et justice, posent ensemble le fondement où Dieu prendra demeure dans le royaume de l'âme : ce fondement est l'humilité.

Ces trois vertus supportent tout le poids et la construction de toutes les autres vertus et de toute noblesse. Car la charité maintient l'homme sans cesse devant la bonté sans fond de Dieu, dont elle s'écoule, afin qu'il vive digne de Dieu, qu'il tienne debout et grandisse dans toutes les vertus et dans la vraie humilité. Quant à la justice, elle le maintient devant l'éternelle vérité de Dieu, afin qu'il soit à découvert devant elle et éclairé par elle, et qu'il accomplisse toutes les vertus sans se tromper. L'humilité, de son côté, maintient l'homme sans cesse devant la haute majesté de Dieu, afin qu'il demeure toujours petit et humble, qu'il mette sa confiance en Dieu et fasse peu de cas de lui-même. Voilà comment il faut se tenir devant Dieu, afin de toujours croître en de nouvelles vertus.

Comprends-moi : puisque nous avons posé l'humilité comme le fondement, nous commencerons par parler d'elle.

L'humilité consiste en un certain sens de profond abaissement/1 ; elle est le fait du coeur et de l'esprit /2 qui s'abaissent au-dedans d'eux-

1. Nous traduisons ainsi : Oetmoedicbeit, dat es neder, noedicbeit ocb, diepmoedicbeit, en essayant de conserver les images propres à chacun des termes moyen-néerlandais, qui sont pratiquement synonymes.
2. Ici pour ghemoed.
1.301 L'humilité, fondement des vertus

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mêmes, ou s'inclinent devant la haute dignité de Dieu.

La justice réclame cela et le commande, tandis que, grâce à la charité, l'âme aimante ne peut pas ne pas le faire. Lorsque l'homme qui aime et qui est humble, considère avec quelle humilité, amour et fidélité Dieu s'est mis à son service, et à quel point Dieu est puissant, élevé et noble, et l'homme, au contraire, si pauvre, si petit et si bas, alors jaillissent dans le coeur humble très grande révérence et respect pour Dieu. En effet, rendre honneur à Dieu avec toutes sortes d'oeuvres, au-dedans comme au-dehors, est le premier ouvrage et le plus plaisant de l'humilité, le plus savoureux de la charité, le plus convenable de la justice. Car le coeur aimant et humble ne peut pas offrir d'honneur à Dieu ou à sa noble humanité ni s'abaisser autant qu'il le désirerait. C'est pourquoi il semble à l'homme humble qu'il défaille sans cesse dans l'honneur qu'il rend à Dieu et dans l'humble service.

Il est humble aussi et respectueux envers la sainte Église et envers les sacrements. Il se contente de peu dans le boire et le manger, dans la parole et la réplique à chacun, dans le comportement et les vêtements; il lui suffit de services peu relevés, d'une humble contenance, sans hypocrisie ni affectation. Il est humble encore dans ses occupations, au-dehors comme au-dedans, devant Dieu et devant les hommes, de sorte qu'il ne scandalise personne.

C'est ainsi qu'il défait et chasse l'orgueil, cause et origine de tous les péchés. Par l'humilité sont mis en pièces les pièges de l'ennemi, du péché et du monde. Par elle, l'homme s'ordonne en lui-même, et est mis en ce lieu propre aux vertus. Par elle, le ciel s'ouvre pour lui, et Dieu se penche pour exaucer sa prière. Par elle, il est rempli de grâces, et le Christ, pierre inébranlable, est son fondement. Celui qui humblement construit les vertus sur un tel fondement, ne peut se tromper.

De cette humilité naît l'obéissance, car nul ne saurait obéir intérieurement, sinon celui qui est humble. L'obéissance consiste en un esprit humble, soumis et souple, avec un bon vouloir, prêt à toute chose bonne.

L'obéissance soumet l'homme aux commandements, aux interdits et à la volonté de Dieu. Elle soumet les sens et les puissances animales à la raison supérieure, pour vivre décemment et raisonnablement. D'elle viennent la soumission et l'obéissance à la sainte Église, ses sacrements, ses chefs, à son enseignement, ses commandements, ses conseils, et à toutes les bonnes coutumes en usage dans la sainte Chrétienté. Elle rend également disponible et souple envers /2 tous, en paroles /3 et en actes, par des services matériels et spirituels, selon les besoins de chacun et selon un juste discernement.

Elle chasse la désobéissance, fille de l'orgueil, qui est à fuir plus que du venin ou du poison. L'obéissance, dans la volonté et par des oeuvres, embellit, élargit et manifeste l'humilité. Elle pacifie les communautés : se trouve-t-elle chez le supérieur, comme elle lui convient, elle attire ceux qui dépendent de lui ; elle conserve la paix et l'impartialité chez ceux qui

1. Ici pour ghemoede.
2. Littéralement : en-dessous.
3. Littéralement : par des conseils.
1.302 L'obéissance

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1.303 Le renoncement à la volonté propre
1.304 La patience
1.305 La douceur
1. Cf Lc 6, 20.

sont égaux entre eux ; tandis que celui qui la garde se fait aimer par les supérieurs qui lui commandent, et Dieu l'élève et l'enrichit de ses dons qui sont éternels.

De cette obéissance naît le renoncement à la volonté propre et au jugement propre. Nul, en effet, ne peut en tout renoncer à sa volonté propre au bénéfice de celle d'un autre, sinon celui qui obéit; bien que l'on puisse accomplir les oeuvres extérieurement tout en demeurant dans sa volonté propre.

Le renoncement à la volonté propre conduit à vivre sans rien choisir par soi-même dans le faire ou dans le fait d'omettre, dans ce qui est étranger ou opposé à l'enseignement ou à la vie des saints. Au contraire, il convient toujours de faire son choix en conformité avec l'honneur et le commandement de Dieu, suivant la volonté du supérieur et selon ce qui favorise la tranquillité des compagnons, se laissant en cela guider par un juste discernement.

Par le renoncement à la volonté propre, dans le faire, dans le fait d'omettre ou dans le pâtir, toute matière et occasion d'orgueil sont entièrement chassées, et l'humilité atteint le plus haut degré de sa perfection. Dieu devient ainsi le souverain de l'homme selon son entière volonté, et la volonté de l'homme devient une avec celle de Dieu au point que l'homme ne peut plus vouloir ni désirer autrement que Dieu. Celui-là a dépouillé le vieil homme et revêtu l'homme nouveau qui a été renouvelé et refait selon la très chère volonté de Dieu. Le Christ dit de lui : « Bienheureux les pauvres en esprit c'est-à-dire ceux qui ont renoncé à leur volonté propre, car le Royaume de Dieu leur appartient /1. »

Du renoncement à la volonté naît la patience. Car nul ne saurait être parfaitement patient en tout, s'il n'a pas renoncé à sa volonté propre en la soumettant à la volonté de Dieu et à celle de tous les hommes, en tout ce qui est utile et convenable.

La patience est la capacité de supporter paisiblement tout ce qui peut survenir de la part de Dieu et de toutes les créatures. Rien ne saurait faire perdre la paix à un homme qui est patient : ni la perte de biens terrestres, d'amis ou de proches, ni la maladie ni le déshonneur, ni la mort ni la vie, ni le purgatoire, ni le diable, ni l'enfer. Car un tel homme s'est abandonné, dans une charité vraie, en se soumettant à la volonté de Dieu. Comme aucun péché mortel ne lui est reproché, rien ne lui pèse de tout ce que Dieu dispose pour lui, dans le temps et dans l'éternité.

Une telle patience l'embellit et lui procure encore des armes contre la colère ou les soudains accès de fureur, et contre l'impatience dans la souffrance qui souvent fait perdre la paix au-dedans comme au-dehors, et prépare à toutes sortes de tentations.

De cette patience naissent la douceur et la bonté. Car nul, sinon l'homme patient, ne saurait être doux dans la malchance. La douceur produit dans l'homme paix et tranquillité en toute chose. Quoi qu'il souffre - paroles et attitudes qui font peur, visages ou gestes menaçants, injustices de toutes sortes contre lui ou ses amis - l'homme doux saura bien demeurer en paix. Car la douceur, c'est de savoir souffrir en paix.

Grâce à la douceur, la puissance irascible n'est pas mise en mouvement et reste tran-

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1.306 La bonté
1.307 La compassion
1. Mt 5,5.
2. Pour licht clare.
3. Pour ghemeine.

quille, la puissance de désir est élevée vers les vertus, la puissance rationnelle, qui s'en aperçoit, se réjouit, et la conscience, qui en savoure la douceur, demeure en paix. Car par la douceur, le deuxième péché mortel - colère, fureur et courroux - est chassé, puisque l'Esprit de Dieu repose dans l'homme humble et doux. D'ailleurs le Christ dit : « Bienheureux les doux, car ils posséderont la terre /1 », c'est-à-dire leur propre nature et les choses de la terre, en toute tranquillité.

De ce même fond de douceur jaillit la bonté. Car nul ne saurait être bon, sinon celui qui est doux. Cette bonté incite à montrer un visage aimable, à répondre gentiment et à faire des gestes de bonté envers ceux qui sont fâchés, à condition qu'il y ait quelque espoir qu'ils s'en aperçoivent et s'amendent.

Par la gentillesse et la bonté, la charité reste vivante dans l'homme, et continue à porter des fruits. Car un coeur rempli de bonté ressemble à une lampe pleine d'une huile noble, car l'huile de la bonté éclaire, par de bons exemples, le pécheur égaré, elle oint de paroles et de gestes de consolation ceux dont le coeur est blessé et qui sont tristes et fâchés, et elle les guérit. Elle brûle aussi, par l'ardeur de la charité, et inonde de lumière /2 ceux qui vivent dans la vertu. Aucune antipathie ni mauvaise volonté ne sauraient la toucher.

De la bonté naissent la compassion et une pitié qui s'adresse à l'ensemble /3 des hommes. Car nul ne saurait souffrir avec tous, sinon celui qui est bon. Cette compassion est un mouvement intérieur du coeur saisi de pitié pour tout besoin matériel ou spirituel des hommes.

La compassion donne à souffrir et à compatir avec le Christ dans sa passion, en considérant la cause de ses douleurs, la façon de les souffrir, sa résignation, son amour, ses plaies, sa vulnérabilité, ses souffrances, sa confusion, sa noblesse, sa détresse, son déshonneur, son rejet, la couronne d'épines, les clous, sa bonté, et comment il dépérit et mourut en patience. Ces souffrances nombreuses et inouïes du Christ, notre sauveur et époux, émeuvent l'homme bon et l'incitent à la compassion et à la pitié pour lui.

La compassion conduit encore l'homme à se regarder et à s'examiner lui-même : ses défauts, ses défaillances dans la vertu et dans l'honneur rendu à Dieu, sa tiédeur et sa paresse, ses nombreux défauts, le temps perdu, ses défaillances présentes dans la vertu et le comportement parfait. Tout cela amène l'homme à avoir pitié de lui-même, avec une compassion vraie.

La compassion fait ensuite considérer les erreurs et égarements des autres, leur négligence envers Dieu et envers leur béatitude éternelle, l'ingratitude pour tout le bien que Dieu leur a témoigné et pour toutes les souffrances qu'il a endurées par eux; le fait qu'ils sont étrangers, ignorants, sans pratiquer les vertus, adroits et rusés en toutes sortes de méchanceté et d'injustice, préoccupés de près des pertes et des gains dans les choses de la terre, négligents et insouciants pour Dieu, pour les choses de l'éternité et leur béatitude

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éternelle. De telles considérations suscitent dans l'homme bon une grande compassion concernant la béatitude éternelle de tous.

Il considérera encore, avec des sentiments de pitié, les nécessités matérielles de son prochain, et les nombreuses souffrances du genre humain /1. Lorsqu'il considère la faim et la soif des hommes, la froidure, le manque de vêtements, la maladie, la pauvreté, les situations de mépris, les multiples formes d'oppression des pauvres, la peine causée par la perte de proches, d'amis, de biens, de l'honneur, de la tranquillité, celle causée par les innombrables désastres qui surviennent à l'humanité : tout cela pousse un homme bon à la compassion, et le fait compatir avec tous. Mais sa plus grande souffrance est de voir que les gens sont impatients au coeur de tout cela, perdent ainsi leur récompense, et souvent méritent l'enfer. Voilà l'oeuvre de compassion et de miséricorde.

Cette oeuvre de compassion et d'un amour qui s'adresse à tous /2 vainc et chasse le troisième péché mortel, qui est la haine et l'envie. La compassion est en effet une blessure du coeur qu'amour étend /3 à tous les hommes, blessure qui ne peut guérir aussi longtemps qu'une seule vertu demeure vivante dans l'homme. Car c'est la compassion seule, avant toutes les autres vertus, qui a été chargé du deuil et de la peine par Dieu. C'est pourquoi le Christ dit : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés /4. » Cela aura lieu lorsqu'ils récolteront dans la joie ce qu'ils

1. Pour wise.
1. Littéralement: de la nature
2. Littéralement : commun pour ghemeine
3. Littéralement : rend commune, pour maect ghemeine
4. Mt 5,4.

sèment maintenant dans la tristesse, par la compassion et la pitié.

De cette compassion vient la libéralité. Car nul ne saurait être sumaturellement libéral, avec une fidélité et une bienveillance qui s'étendent à tous /1, sinon l'homme compatissant; bien que, à la vérité, l'on puisse donner libéralement à certaines personnes qui nous tiennent à coeur /2, mais sans charité et sans libéralité surnaturelle.

La libéralité consiste en un coeur qui s'écoule libéralement au-dehors, lorsqu'il est mû par la charité et la miséricorde.

Méditer avec compassion les souffrances et la passion du Christ fait jaillir la libéralité par laquelle sont rendues louange et grâce, honneur et gloire au Christ, pour ses souffrances et son amour, et par laquelle advient une soumission joyeuse et humble de l'âme et du corps, pour le temps et l'éternité.

Celui qui médite sur lui-même avec compassion, se prenant en pitié, et considère le bien que Dieu lui a fait et ses propres défaillances, doit voguer /3 sur la libéralité de Dieu, sur sa grâce et sa fidélité, et sur la confiance qu'il lui porte, avec une volonté parfaitement libre de le servir toujours plus.

L'homme libéral qui considère la folie, les erreurs et l'iniquité des gens, désire et supplie Dieu, avec intime fidélité, qu'il laisse s'écouler ses dons divins, et qu'il exerce sa li-

1.308 La libéralité
1. Pour ghemeyne.
2. Traduction conjecturale pour dien mens ant, en suivant Surius et les variantes de quelques mss qui ont cherché à expliquer.
3. Pour vlieten. Il est probable que Ruusbroec fait un jeu de mot sur la presque homonymie de vlieten (voguer) et vlien (fuir), comme le suggère Surius qui traduit : effluere seu confugere.

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béralité envers tous les hommes, afin qu'ils le reconnaissent et retournent à la vérité.

Un tel homme libéral considère aussi les besoins matériels de tous, et se met à leur service. Il donne, prête, console chacun suivant les besoins, selon ses possibilités et avec discernement. C'est par une telle libéralité, que riches et pauvres ont coutume de pratiquer les sept oeuvres de miséricorde : les riches, avec les services qu'ils rendent et leurs biens ; les pauvres, avec leur bonne volonté et une vraie bienveillance qui les pousserait à en faire volontiers autant s'ils en avaient les moyens. La vertu de libéralité se trouve ainsi accomplie.

Grâce à un tel fond de libéralité, toutes les vertus se trouvent multipliées et toutes les puissances de l'âme, embellies. Car un homme libéral est toujours joyeux d'esprit, insouciant de coeur, débordant de désir, et il partage /1 les oeuvres de la vertu avec tous ses semblables. Car celui qui est libéral et n'aime pas les choses de la terre, quel que pauvre qu'il soit, il ressemble à Dieu : tout son intérieur et tout son sentiment consistent à s'écouler et à donner.

Un tel homme a ainsi chassé le quatrième péché mortel, l'avarice et la parcimonie. C'est à son sujet que le Christ a dit : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde /2 », au jour où ils entendront la voix qui leur dira : « Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du règne qui vous a été préparé dès le commencement du monde /3 », grâce à votre miséricorde.

1. Pour ghemeine.
2. Mt 5, 7.
3. Mt 25, 34.

D'une telle libéralité jaillissent le zèle surnaturel et l'empressement pour toute vertu et toute honnêteté. Nul ne saurait sentir un tel zèle s'il n'est empressé et libéral. Celui-ci consiste en une impétuosité intérieure, impatiente, vers toute vertu et vers la ressemblance au Christ et à ses saints.

Celui qui est possédé par un tel zèle /1, désire appliquer à l'honneur et à la louange de Dieu, coeur et sens, âme et corps, et tout ce qu'il est, possède ou peut obtenir. Un tel zèle le rend vigilant avec la raison et le discernement, et lui fait pratiquer les vertus du corps et de l'âme, comme il convient /2. Grâce à ce zèle surnaturel, toutes les puissances de l'âme s'ouvrent à Dieu et sont prêtes à toutes les vertus. La conscience se remplit de joie, et la grâce de Dieu augmente, les vertus se pratiquent avec plaisir et joie, et les oeuvres au-dehors sont embellies.

En celui qui a reçu de Dieu un tel zèle vivant, le cinquième péché mortel a été chassé, qui est l'humeur paresseuse et la répugnance pour les vertus qui sont nécessaires. Parfois ce zèle vivant chasse également la torpeur et la paresse du corps. C'est au sujet de tels hommes que le Christ dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés /3 », c'est-à-dire lorsque la gloire de Dieu se révélera et comblera chacun d'eux à la mesure de son amour et de sa justice.

De ce zèle naissent la mesure et la sobriété, au-dedans comme au-dehors. Car nul ne peut garder la mesure exacte dans la so-

1. Pour in desen erenste.
2. Ici pour in gherechticheden.
3. Mt 5, 6.
1.309 Le zèle et l'empressement
1.310 La sobriété

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briété, s'il n'est particulièrement empressé et zélé pour garder son âme et son corps dans la justice. La sobriété sépare les puissances supérieures et les puissances animales du manque de mesure et du superflu ; elle refuse de goûter et de connaître ce qui n'est pas permis.

La nature sublime et insaisissable de Dieu dépasse toute créature au ciel et sur terre. Car tout ce que la créature saisit est créature. Dieu, en effet, est à la fois au-delà, au-dehors et au-dedans de toute créature, et toute saisie par le créé est trop étroite pour le saisir. Au contraire, si la créature doit saisir, comprendre et savourer Dieu, elle doit être tirée au-delà d'elle-même en Dieu, et saisir Dieu avec Dieu. Vouloir connaître ce que Dieu est, et s'y appliquer /1, n'est pas permis sous peine de folie. Regarde comment toute lumière créée défaille pour connaître ce que Dieu est : car ce qu'il est /2 dépasse toute créature. Mais le fait qu'il est /3, est attesté par la nature, l'Écriture et toute créature.

Quant aux articles de la foi, il faut les croire, mais non pas vouloir les connaître, car cela est impossible aussi longtemps que nous sommes ici-bas. Voilà la sobriété. L'enseignement caché et subtil des Écritures, dont l'Esprit Saint est l'auteur, ne sera interprété et compris que par rapport à la vie du Christ et de ses saints. Chacun examinera la nature, les Écritures et toutes les créatures pour en tirer profit, mais sans rien de plus : voilà la sobriété de l'esprit.

1. Pour daer na studeren.
2. Pour die watheit; autre traduction : quiddité.
3. Pour dat hi es; autre traduction : existence.

Il faut encore garder la sobriété dans les sens, et retenir par la raison les puissances animales, de sorte que leur convoitise /1 ne se précipite pas trop vite sur la saveur des aliments et de la boisson, mais que l'on sache prendre ceux-ci comme un malade prend sa potion : par nécessité, pour conserver ses forces et servir Dieu grâce à eux.

L'on conservera aussi la manière correcte et la bonne mesure dans les paroles, les travaux, le silence, les discours, dans la nourriture, la boisson, dans l'action et dans l'omission, à la façon de la sainte Église et à l'exemple des saints.

Grâce à la mesure et à la sobriété de l'esprit au-dedans, l'on garde la foi ferme et persévérante, l'intelligence pure, la raison tranquille dans la compréhension de la vérité, et l'on demeure souple pour s'ajuster à toute vertu selon la volonté de Dieu, le coeur en paix et la conscience sans tache. L'homme est ainsi établi dans une paix constante en Dieu et en lui-même.

Grâce à la mesure et à la sobriété des sens corporels au-dehors, il sauvegarde souvent la santé et la tranquillité du corps, une conduite extérieure honnête et une bonne réputation. L'homme trouve ainsi la paix en lui-même et avec son prochain, car sa mesure et sa sobriété attirent et contentent tous les hommes de bonne volonté.

Il chasse ainsi le sixième péché mortel, qui est l'intempérance, l'excès et la gourmandise. C'est au sujet de telles personnes que le Christ a dit : « Bienheureux les pacifiques, car

1. Ici pour ghelost.

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ils seront appelés fils de Dieu/1 », car ils ressemblent au Fils qui a fait la paix entre toutes les créatures qui le désirent, et qui à leur tour font la paix, grâce à leur mesure et à leur sobriété. Avec elles il partagera l'héritage de son Père, qu'ils posséderont avec lui pour l'éternité.

De cette sobriété provient la chasteté de l'âme et du corps. Car nul ne saurait être parfaitement chaste de corps et d'âme, s'il n'est pas sobre de corps et d'âme. La chasteté consiste à n'adhérer à aucune créature avec un penchant d'envie /2, mais à Dieu seul. Car l'on pourra se servir de toutes les créatures, mais l'on jouira de Dieu seul.

La chasteté de l'esprit fait adhérer à Dieu au-delà du comprendre et du sentir, et au-delà de tous les dons que Dieu est en mesure de répandre dans l'âme. En effet, tout ce que reçoit la créature lorsqu'elle saisit et sent une chose, elle veut le dépasser /3 et se reposer en Dieu. Accéder au sacrement de l'autel, on le fera ni pour la saveur, ni pour le désir, ni pour le plaisir, ni pour la paix, ni pour le contentement, ni pour la douceur, ni pour aucune autre chose si ce n'est pour l'honneur de Dieu et pour croître dans les vertus. Voilà la chasteté de l'esprit.

Quant à la chasteté du coeur, elle consiste à se tourner sans hésitation vers Dieu, en toute espèce de tentation du corps ou de mouvement de la nature, avec une volonté libre, une confiance renouvelée, une nouvelle fidélité et avec la ferme volonté de toujours demeurer

1. Mt 5, 9.
2. Littéralement : avec une envie penchée.
3. Pour lijden.

avec lui. En effet, consentir au péché ou à la volupté que la nature corporelle désire à la façon d'un animal, c'est se séparer de Dieu.

La chasteté du corps consiste à se retirer et à se garder de toute oeuvre impure, sous quelque forme que ce soit, dès que la conscience atteste et reproche qu'il y aurait impureté qui irait à l'encontre du commandement, de l'honneur et de la volonté de Dieu.

Grâce à ses trois sortes de chasteté, le septième péché mortel est vaincu et chassé, c'est-à-dire un penchant fruitif de l'esprit qui fait obliquer de Dieu vers un objet créé ; les actes impurs du corps, non permis par la sainte Église ; enfin, le coeur qui s'installe de façon permanente dans la saveur et le plaisir d'une créature, quelle qu'elle soit. Je ne vise pas ici les mouvements rapides de délectation ou de plaisir, que personne ne peut éviter.

Sache que la pureté de l'esprit garde l'homme dans la ressemblance avec Dieu, dégagé /1 des créatures, penché en Dieu, et uni avec lui.

La chasteté du corps est comparable à la blancheur du lys et à la pureté des anges ; et, dans la résistance qu'elle demande, au rouge des roses et à la noblesse des martyrs. Lorsqu'on la pratique par amour et en l'honneur de Dieu, elle est parfaite et ressemble à l'or du tournesol. En effet, elle est l'une des beautés les plus élevées de la nature.

La chasteté du cour renouvelle et fait croître la grâce de Dieu. En elle sont conçues, pratiquées et gardées toutes les vertus. Elle protège et garde les sens au-dehors, soumet et


1.311 La chasteté
1. Pour ombecommert.

68

1.312 La justice qui combat nos trois adversaires

ligote le plaisir animal au-dedans. Elle est l'ornement de tout l'intérieur, la clôture qui sépare le coeur des choses de la terre et de toute illusion, et qui l'ouvre aux choses du ciel et à toute vérité. C'est pourquoi le Christ a dit : « Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu/1 ». En cette vision consistent notre joie éternelle, toute notre récompense et l'entrée en notre béatitude. L'homme sera donc sobre et gardera la mesure en tout, et il se gardera de tout commerce et occasion où la pureté de l'âme ou du corps pourrait être maculée.

Si nous voulons maintenant posséder ces vertus et chasser leur contraire, il nous faut posséder la justice, la pratiquer et la garder jusqu'à notre mort, dans la chasteté du coeur. Car nous avons trois adversaires puissants qui nous tentent et nous combattent en tout temps, en tout lieu et de multiples manières. Si nous concluons la paix avec l'un de ces trois et lui sommes dociles, nous voilà battus, car c'est de concert qu'ils agissent dans tous les désordres.

Ces trois adversaires sont : l'ennemi /2, le monde et notre propre chair, cette dernière étant l'adversaire le plus proche, et souvent le plus rusé et le plus nuisible. Notre attrait pour le plaisir /3 animal, voilà en effet l'arme avec lequel les ennemis nous combattent. L'oisiveté et le manque de zèle pour la vertu et pour l'honneur de Dieu, voilà les causes et l'occasion du combat. La faiblesse de la nature, l'imprudence et l'ignorance de la vérité, voilà les glaives avec lesquels nos ennemis parfois nous blessent, et, par moments, triomphent de nous.

C'est pourquoi il importe de faire un partage et une séparation en nous-mêmes : notre partie inférieure, celle qui est animale, qui nous retient de la vertu et voudrait nous séparer de Dieu, il nous faut l'avoir en aversion, la persécuter et la châtier avec la pénitence et une vie rude, de sorte qu'elle soit toujours bridée et demeure soumise à la raison, et que la justice et la chasteté du coeur l'emportent sans cesse en toute oeuvre de vertu.

Nous subirons volontiers toute souffrance, pour l'honneur de Dieu et pour celui de la vertu, toute peine et persécution que Dieu laisse nous advenir par la main de ceux qui s'opposent à la vertu, afin d'obtenir et de posséder la justice dans un coeur chaste. En effet, le Christ a dit : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux leur appartient/1. » Conserver la justice dans la souffrance et dans les oeuvres de vertu, voilà la pièce de monnaie dont le poids égale celui du royaume des cieux, et avec laquelle on peut acquérir la vie éternelle.

C'est avec ces vertus que l'homme sort à la rencontre de Dieu, de lui-même et de son prochain, avec des moeurs bonnes, des vertus et la justice.

Celui qui veut acquérir et conserver ces vertus, doit donc orner son âme, s'établir en elle et la bien disposer, comme si elle était le royaume.

1.320 Conclusion : description du Royaume de l'âme
1. Mt 5, 8.
2. C'est-à-dire : le diable.
3. Attrait pour le plaisir traduit ici ghelost.
1. Mt 5, 10.

70

Dans une telle âme, c'est la volonté libre qui tient lieu de reine/1, libre par nature, mais davantage encore par la grâce. Elle porte une couronne qui s'appelle charité. Cette couronne et ce royaume seront reçus, possédés et conservés des mains de l'empereur, qui est seigneur, souverain et roi des rois, et c'est par lui qu'on y est établi et qu'on le conserve.

Cette reine, la volonté libre, habitera dans le lieu le plus élevé du royaume, c'est-à-dire dans la puissance de désir de l'âme. Elle sera ornée et revêtue d'un vêtement à double couleur. Du côté droit, elle sera ornée du don divin qui s'appelle la force, afin d'être forte et puissante pour triompher de tout obstacle, passer sa vie dans le palais du premier /2 empereur, et incliner sa tête couronnée, avec tendre attachement, devant le premier des rois, tout son désir ajusté à lui. C'est là l'ouvrage qui est propre à la charité : par elle la couronne est reçue, avec elle on l'embellit, avec elle encore on conserve le royaume et on y demeure établi pour l'éternité.

Le côté gauche du vêtement sera la vertu cardinale qu'on appelle la force morale. Avec son aide, la volonté libre, qui est la reine dont il s'agit ici, réprimera tout ce qui est contraire aux bonnes moeurs, accomplira toute vertu, et sera établie en souveraine dans son royaume jusqu'à sa mort.

Cette même reine se choisira des conseillers, parmi les plus sages du pays, à savoir les deux vertus divines qui sont la science et le

1. Roi dans l'original, puisque wille est masculin. Dans le texte de Ruusbroec, la comparaison qui suit dans le texte est développée au masculin : il s'agit d'un roi. La traduction française la développe au féminin, sans inconvénient pour la compréhension de la pensée.
2. Littéralement : le plus élevé.
1.321 La reine : la volonté libre
1.322 Ses conseillers

discernement, éclairées par la lumière de la grâce de Dieu. Ces conseillers habiteront auprès de la reine, dans le palais qui s'appelle la puissance rationnelle de l'âme. ils seront vêtus et ornés d'une vertu morale qui s'appelle la tempérance, afin que la reine agisse ou s'abstienne d'agir toujours après avoir pris conseil. Par la science, la conscience sera purifiée de tout défaut, et ornée de toute vertu. Par le discernement, tout ce qui est à faire - donner ou prendre, agir ou s'abstenir d'agir, se taire ou parler, jeûner ou manger, écouter ou répondre - tout cela se fera selon la science et le discernement, et sera revêtu de la vertu morale qui s'appelle tempérance ou modération.

Cette même reine, qui est la volonté libre, établira encore un juge dans son royaume, qui sera la justice. Lorsque celle-ci provient de l'amour, elle est une vertu divine, en même temps que la plus élevée des vertus morales. Ce juge habitera dans l'humeur, au milieu du royaume, et plus précisément dans la puissance irascible. Il sera orné d'une vertu morale qui s'appelle la prudence. Car la justice ne saurait être parfaite sans la prudence.

Ce juge, qui est la justice, parcourra le royaume, avec la puissance et l'autorité de la reine, avec la sagesse de ses conseillers, ainsi que sa propre prudence. Il établira et destituera, jugera et condamnera, mettra â mort et fera grâce, retranchera, rendra aveugle et rendra la vue, élèvera et abaissera, disposera de tout selon le droit, flagellera, châtiera, et fera renoncer à tout vice.

1.323 Le juge
1.324 Le peuple

Le commun du peuple /1 de ce royaume, c'est-à-dire toutes les puissances de l'âme, sera

1. Pour ghemeine.

72

1.4 La Rencontre
1.40 Rencontrer l'Époux de trois manières
1.41 Viser Dieu sous une raison divine :
les Noms de Dieu
Viser Dieu avec amour

fondé sur l'humilité et la crainte de Dieu, et sera soumis à Dieu et à toute vertu, chaque puissance selon ce qui lui convient. Celui qui est établi de cette façon dans le royaume de l'âme, qui le garde et qui l'a disposé en ordre, celui-là est sorti, avec l'amour et les vertus, à la rencontre de Dieu, de lui-même et de son prochain. Voilà le troisième point des quatre points principaux.

Lorsque quelqu'un, par la grâce de Dieu, est désormais en état de voir, et qu'il possède une conscience pure, lorsqu'il a examiné les trois avènements du Christ, notre époux, alors qu'il est sorti avec les vertus, il lui reste encore à faire la rencontre de notre époux, qui doit maintenant suivre. Ce sera notre quatrième et dernier point. Dans cette rencontre se trouve toute notre béatitude, et le commencement ainsi que l'achèvement de toute vertu. Hors de cette rencontre, aucune vertu n'est mise en oeuvre.

Celui donc qui veut rencontrer le Christ comme son époux bien-aimé, et qui désire posséder en lui et avec lui la vie éternelle, se doit de rencontrer le Christ dès maintenant, en ce temps-ci, selon trois points ou de trois manières.

Le premier point est qu'il vise Dieu en toute chose en laquelle il aura à mériter la vie éternelle.

Le deuxième point est de ne rien y ajouter, de sorte qu'il viserait ou aimerait quelque chose soit en plus de Dieu, soit à l'égal de Dieu.

Le troisième point consiste à se reposer en Dieu, en toute diligence, au-delà des créatures, au-delà de tous les dons de Dieu, au-delà de toute oeuvre de vertu, et au-delà de tout sentiment que Dieu pourrait répandre dans l'âme et dans le corps.

Comprends bien maintenant : celui qui devra viser Dieu, doit l'avoir présent sous une raison /1 divine, c'est-à-dire qu'il ne vise en Dieu que le Seigneur du ciel, de la terre et de toutes les créatures, qui est mort pour lui, et qui peut et veut lui accorder la béatitude éternelle. Quel que soit le mode ou le nom à l'aide desquels il se représente Dieu comme Seigneur de toutes les créatures, il fait toujours bien. S'il s'arrête à quelque Personne divine, dans le fond et la souveraineté de la nature divine, il fait bien. S'il prend Dieu comme sauveur, rédempteur, créateur, régisseur, béatitude, majesté, sagesse, vérité, bonté, chaque fois considéré sous la raison sans fond de la nature divine, il fait encore bien.

Quoique les noms que nous appliquons à Dieu soient nombreux, sa nature est simplement une, innommable par la créature. Mais c'est à cause de son excellence et de sa sublimité insaisissables que nous lui donnons tous ces noms, parce que nous sommes incapables de le nommer ou de l'exprimer pleinement. Voilà de quelle façon et à l'aide de quel savoir il nous faudra avoir Dieu présent, lorsque nous le visons. Car viser Dieu, c'est le voir spirituellement.

D'une telle visée font partie l'amour et l'attachement sensible. Car connaître et voir Dieu sans amour ne procure aucune saveur, ni aide, ni avancement. C'est pourquoi, en toutes ses oeuvres, l'homme penchera toujours avec

1. Acception philosophique du terme, rarement employé en ce sens par Ruusbroec.

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amour vers Dieu, qu'il vise et aime au-delà de tout. Voilà ce que signifie rencontrer Dieu en le visant et en l'aimant.

Si le pécheur veut se convertir de ses péchés et faire digne pénitence, il doit rencontrer Dieu par le repentir, se tourner librement vers lui, et avoir une intention vraie de toujours le servir et de ne plus jamais pécher. C'est lors de cette rencontre qu'il reçoit de la miséricorde de Dieu l'assurance certaine de sa béatitude éternelle et la rémission de ses péchés. Il reçoit en même temps le fondement de toute vertu : la foi, l'espérance et l'amour, ainsi qu'un attrait /1 pour toutes les vertus.

Si un tel homme veut progresser dans la lumière de la foi, et considérer toutes les oeuvres et toute la souffrance du Christ, tout ce qu'il a fait pour nous, tout ce qu'il a promis et fera encore pour nous jusqu'au jour du jugement et dans l'éternité - si un tel homme veut considérer tout cela avec profit pour sa béatitude éternelle -, il doit une nouvelle fois rencontrer le Christ et l'avoir présent, avec action de grâce, louange et digne révérence, pour tous ses dons, et pour tout ce qu'il a fait et fera dans l'éternité. Sa foi se trouve alors affermie, et lui-même devient plus intime et davantage porté /2 vers toutes les vertus.

S'il doit alors faire des progrès dans les oeuvres de la vertu, il doit encore rencontrer le Christ par le renoncement à lui-même : ne se recherchant point lui-même, ne s'inspirant pas de motifs étrangers /3, mais agissant avec

1. Ici pour goetwillicheit.
2. Littéralement : mû.
3. Étrangers à la recherche de Dieu.

discernement en toutes ses oeuvres, visant Dieu, sa louange et son honneur en toute chose, et persévérant ainsi jusqu'à sa mort. Sa raison est ainsi éclairée, la charité augmente, et lui-même se montre plus dévot et plus enclin à toute vertu.

Il importe de viser Dieu dans toute oeuvre bonne, en sachant qu'il est impossible de le faire dans les oeuvres mauvaises. Il ne faut pas avoir deux fins visées à la fois : Dieu et autre chose à côté de Dieu. Mais toute chose que l'on vise en même temps que Dieu, même moindre que Dieu, que ce ne soit pas contre lui, mais qu'elle soit plutôt ordonnée, afin qu'elle nous aide, nous fasse avancer et encore mieux atteindre Dieu. Agir de la sorte est correct.

Il faut aussi se reposer sur celui et en celui que l'on vise et aime davantage que sur tous les messagers qu'il envoie, et qui sont ses dons. L'âme se reposera aussi en Dieu, au-delà de tous les ornements et présents qu'elle est en mesure d'envoyer avec ses propres messagers.

Les messagers de l'âme, en effet, sont la visée/1, l'amour et le désir. Ceux-ci apportent à Dieu toutes les oeuvres bonnes et toutes les vertus. Mais au-delà de tout ceci, l'âme prendra son repos dans celui qu'elle aime, au-delà de toute dispersion.

Tels sont la façon et le mode selon lesquels nous rencontrerons le Christ dans toute notre vie, toutes nos oeuvres et toutes nos vertus : avec une visée droite, afin de pouvoir le rencontrer à l'heure de notre mort, dans la lumière de gloire.

1.42 Ne viser rien d'autre que Dieu
1.43 Se reposer en Dieu
1. Ou : intention.

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1.5 Conclusion du Livre I et transition vers le Livre II :
Le désir de mieux connaître celui qu'on aime

La façon et le mode, qui viennent de t'être expliqués, s'appellent la vie active. Celle-ci est nécessaire à tous, à condition de ne pas vivre d'une façon contraire à quelque vertu, même si toutes les vertus ne sont pas possédées de façon parfaite. Car vivre d'une façon contraire à la vertu, c'est vivre dans le péché. Le Christ n'a-t-il pas dit : « Qui n'est pas pour moi est contre moi /1 » ? Qui n'est pas humble, est orgueilleux ; et qui est orgueilleux et n'est pas humble n'appartient pas à Dieu. Ceci vaut également pour tous péchés et pour toutes vertus : il faut soit toujours posséder la vertu et être dans la grâce, soit vivre de façon contraire à la vertu et être dans le péché. Que chacun s'éprouve donc soi-même et vive comme il vient d'être indiqué.

Celui qui vit ainsi dans la perfection qui vient d'être indiquée ici, qui offre toute sa vie et toutes ses oeuvres pour l'honneur et la louange de Dieu, qui vise et qui aime Dieu au-delà de tout, un tel homme est souvent touché pour désirer /2 voir cet époux, savoir qui il est, et le connaître, le Christ ; lui qui s'est fait homme à cause de lui, qui s'est donné de la peine, par amour, jusqu'à la mort, qui en a expulsé les péchés ainsi que l'adversaire, qui s'est donné lui-même avec sa grâce au-dedans, qui lui a laissé ses sacrements, qui a promis, en récompense éternelle, son royaume ainsi que lui-même; lui qui accorde le nécessaire au corps, la consolation à l'intérieur, douceur et dons sans nombre, de toutes les façons dont un homme en a besoin. Lorsqu'un tel homme regarde tout cela, il est fortement poussé, au-delà de toute mesure, à voir le Christ, son époux, et à connaître qui il est en lui-même. Bien qu'il le connaisse dans ses oeuvres, cela ne lui semble pas satisfaisant.

Il fera alors comme Zachée, le publicain, qui désirait voir qui était Jésus. Il se précipitera en avant de la foule, c'est-à-dire en avant de la dispersion des créatures, qui nous rapetissent et nous raccourcissent, et qui nous empêchent de voir Dieu. Il grimpera sur l'arbre de la foi qui pousse renversé, car ses racines sont dans la divinité. Cet arbre possède douze branches, qui sont les douze articles /1. Les articles inférieurs traitent de l'humanité de Dieu, et de ce qui a trait à la béatitude de notre âme et de notre corps.

Le sommet de cet arbre parle de la divinité, de la Trinité des Personnes et de l'unité de la nature de Dieu. Cet homme se tiendra dans /2 cette unité, au sommet de l'arbre, car c'est là que le Christ doit passer avec tous ses dons. Jésus arrive alors, regarde cet homme et s'adresse à lui dans la lumière de la foi, lui faisant savoir que, selon sa divinité, il est sans mesure, insaisissable, inaccessible, sans fond, dépassant toute lumière créée et toute saisie mesurable. Voilà donc la connaissance la plus élevée que l'homme est capable de posséder dans une vie active : savoir, dans la lumière de la foi, que Dieu est insaisissable et inconnaissable.

1. Lc 11, 23.
2. Littéralement : est souvent touché dans son désir.
1.51 Exemple de Zachée : grimper sur l'arbre
1.511 Se tenir sur le sommet de l'arbre : connaître l'Époux selon la divinité
1. Du symbole de la foi.
2. Littéralement : sur.

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1.512 Descendre de l'arbre : couler à pic dans la divinité

C'est dans cette lumière que le Christ s'adresse au désir de l'homme : « Descends vite, dit-il, car il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison /1. » Descendre ainsi rapidement, ce n'est rien d'autre que de couler à pic /2, avec désir et amour, dans l'abîme de la divinité107 qu'aucun savoir ne peut atteindre à la lumière créée. Mais là où l'intelligence reste au dehors, désir et amour, eux, pénètrent. Lorsque l'âme se penche ainsi en Dieu, l'aimant et le visant, au-delà de tout ce qu'elle comprend, au même moment elle se repose en Dieu et habite en lui, et Dieu se repose en elle et y habite.

Lorsque l'âme monte, par le désir, au-delà de la dispersion des créatures, de l'activité des sens et de la lumière naturelle, elle rencontre le Christ dans la lumière de la foi. Elle est éclairée et reconnaît que Dieu est inconnaissable et insaisissable. Lorsque, par le désir, elle se penche vers ce Dieu insaisissable, elle rencontre le Christ qui la remplit de ses dons. Là, elle aime et se repose au-delà de tous les dons, au-delà d'elle-même et au-delà de toutes les créatures. Là, elle habite en Dieu, et Dieu en elle.

Voilà comment il nous faut rencontrer le Christ au sommet de la vie active. Si tu as posé la justice, la charité et l'humilité comme fondement, si sur lui tu as construit la demeure que sont les vertus dont nous venons de parler, si tu as rencontré le Christ par la foi, la visée et l'amour, tu habites en Dieu, et Dieu habite en toi, et tu te trouves établi dans la vie active. Tel est le premier point dont nous voulions parler.

1. Lc 19,5.
2. Ici pour nedervlieten.

LIVRE DEUXIÈME : LA VIE DE DÉSIR

2.0 Introduction

La vierge sage, c'est-à-dire l'âme pure qui a laissé les choses de la terre et qui vit avec Dieu dans les vertus, a apporté, dans le vase de son coeur, l'huile de la charité et des oeuvres de vertu, en même temps que la lampe d'une conscience sans tache. Cependant, lorsque le Christ, l'époux, tarde à la consoler et à répandre en elle de nouveaux dons, l'âme commence à avoir sommeil, elle s'endort et devient paresseuse. Au milieu de la nuit, c'est-à-dire au moment où l'on y pense le moins et où l'on ne s'en préoccupe pas, un cri spirituel est poussé dans l'âme: « Regardez, voici l'époux qui vient, sortez à sa rencontre. » C'est de ce regard que nous voulons maintenant parler, de l'avènement intérieur du Christ, et de la sortie spirituelle à sa rencontre ; c'est-à-dire que nous voulons maintenant expliquer et développer ces quatre points par rapport à l'occupation intime, nourrie de désir, que beaucoup atteignent par les vertus morales et le zèle intérieur.

Le Christ nous enseigne quatre choses dans ces paroles. D'abord il veut que notre intelligence soit éclairée par une lumière surnaturelle, ce que nous apprenons dans la parole : « Regardez ». Ensuite, il nous indique ce qu'il convient de regarder, à savoir l'avènement In-

80

2.11 Trois conditions pour voir

térieur de notre époux, qui est la vérité éternelle. C'est ce que nous comprenons dans ses paroles : « Voici l'époux qui vient ». Troisièmement, il nous ordonne de sortir avec des occupations intérieures droites /1, et c'est pourquoi il dit : « Sortez ». Dans le quatrième point, il nous indique le but et le motif de tout cet ouvrage, à savoir la rencontre de notre époux, le Christ, dans l'unité fruitive de la divinité.

Voici donc d'abord en premier point le Christ qui dit : « Regardez ». À celui qui aura à regarder ainsi surnaturellement en des occupations intimes, trois choses sont nécessaires.

D'abord la lumière de la grâce de Dieu, mais selon un mode plus élevé que celui que l'on peut sentir dans la vie active extérieure, qui est sans zèle intime.

Ensuite le dépouillement des images étrangères et de toute agitation du coeur, afin d'être libre de toute créature, sans images provenant d'elles, sans leur prêter attention ni être occupé par elles.

Finalement, la libre volte de la volonté, avec le rassemblement de toutes les puissances, corporelles et spirituelles, la volonté étant désencombrée /2 de tout attachement désordonné, et s'écoulant dans l'unité de Dieu et dans l'unité de la pensée, afin que la créature raisonnable puisse acquérir surnaturellement la sublime unité de Dieu, et être établie en elle.

Voilà la raison pour laquelle Dieu a créé ciel, terre et toute chose, et en vue de laquelle il s'est fait homme, il nous a instruits par sa parole et par sa vie, étant d'ailleurs lui-même le chemin conduisant vers cette unité. De plus, il mourut, prisonnier /1 de l'amour, il monta au ciel et ouvrit pour nous cette même unité, en laquelle nous pouvons posséder la béatitude éternelle.

Prends maintenant bien garde : l'on peut retrouver en tout homme trois unités naturelles; de plus, en tout homme bon, trois unités surnaturelles.

La première unité, et la plus élevée, est située en Dieu. Car toutes les créatures sont suspendues dans cette unité, avec leur essence, avec leur vie et avec ce qui les maintient dans l'existence /2. Si elles s'y séparaient de Dieu, elles chuteraient dans le néant et seraient réduites à rien. Cette unité est en nous essentiellement, par la nature, que nous soyons bons ou mauvais ; sans collaboration de notre part, elle ne nous rend ni saints ni bienheureux. Nous possédons cette unité en nous-mêmes, et cependant encore au-dessus de nous, comme ce qui constitue le commencement de notre être /3 et de notre vie, et qui les maintient dans l'existence.

La deuxième union ou unité se trouve aussi en nous par la nature. Il s'agit de l'unité des puissances supérieures, d'où celles-ci prennent leur origine naturelle lorsqu'il s'agit d'agir /4 : voilà l'unité de l'esprit ou de la pensée.

1. Pour in bande.
2. Pour onthoude.
3. Ici pour ons wesens.
4. Pour werkelijcker wijs : selon le mode actif.
1. Ici pour na gberechticheit, qui pourrait se traduire aussi : selon la justice. Mais l'usage que Ruusbroec fait de ce terme ne permet pas toujours de lui donner ce sens fort. Sous sa plume il signifie souvent : comme il faut, droit, correct.
2. Pour ontcommert.
2.12 Le lieu de l'illumination : les trois unités
2.121 Unités naturelles

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2.122 Unités surnaturelles

Cette deuxième unité est la même que celle qui est suspendue en Dieu, mais il faut l'entendre ici selon les oeuvres, alors que dans le premier cas on l'entend selon l'essence. L'esprit est cependant tout entier dans chacune de ces unités, selon la totalité de sa substance. Nous sommes établis dans cette deuxième unité au-dedans de nous-mêmes, au-delà des sens. C'est d'elle que viennent la mémoire, l'intelligence, la volonté, et tout pouvoir d'oeuvrer spirituellement. Dans cette unité, l'âme est appelée esprit.

La troisième unité, qui est en nous par la nature, est le propre des puissances corporelles : elle se trouve dans l'unité du coeur, commencement et source de la vie corporelle. L'âme possède cette unité dans le corps et dans la vie vivante du coeur. D'elle s'écoulent toutes les oeuvres du corps ainsi que les cinq sens. C'est à partir d'elle que l'âme est appelée âme, car elle est la forme du corps et celle qui l'anime, c'est-à-dire celle qui lui donne la vie et la conserve en vie.

Ces trois unions sont naturellement constituées dans l'homme, comme une seule vie et un seul royaume. Dans celle qui est inférieure, l'homme est animal et doué de sens; dans celle du milieu, il est spirituel et doué de raison; dans la plus haute, il est maintenu selon l'essence. Tout cela est naturel à chaque homme.

Ces trois unités sont surnaturellement ornées, tel un seul royaume et une seule demeure éternelle, et nous y sommes établis grâce aux vertus morales, pratiquées en charité, et grâce à la vie active. Mais elles sont encore mieux ornées, et nous y sommes établis d'une façon encore plus excellente, avec des occupations intimes lorsque celles-ci s'ajoutent à la vie active.

L'unité inférieure, qui concerne le corps, est ornée surnaturellement, et nous y sommes établis grâce à ces occupations extérieures que sont des moeurs parfaites à la façon du Christ et de ses saints : porter la croix avec le Christ, soumettre la nature aux commandements de la sainte Église et à l'enseignement des saints, dans la mesure où elle en est capable et avec discernement.

La deuxième unité, celle qui se trouve dans l'esprit et qui est toute entière spirituelle, est ornée surnaturellement, et nous y sommes établis grâce aux trois vertus théologales : foi, espérance et amour, et par la grâce et les dons de Dieu qui s'écoulent en nous, en même temps qu'un certain attrait 1 pour toute vertu, afin d'imiter l'exemple du Christ et de la sainte chrétienté.

La troisième unité, celle qui est la plus élevée, échappe à la saisie de notre intelligence, tout en demeurant essentielle en nous. Nous y sommes établis surnaturellement lorsque, dans toutes nos oeuvres de vertu, nous visons la louange et l'honneur de Dieu, et que, au-delà de cette visée, au-delà de nous-mêmes et au-delà de toute chose, nous nous reposons en lui.

Voilà l'unité de laquelle nous nous sommes écoulés sur le mode créé, en laquelle nous demeurons selon notre essence et vers laquelle nous retournons toujours amoureusement, grâce à la charité.

1. Pour goetwillicbeiden.

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2.123 Les trois unités dans la vie intime
2.13 Lumière et grâce s'écoulent dans l'unité des puissances supérieures

Nous voulons maintenant expliquer comment ces trois unités sont ornées d'une façon encore plus élevée et comment nous y sommes établis d'une façon plus noble, quand des occupations intimes s'ajoutent à la vie active.

Lorsque quelqu'un, dans toutes ses oeuvres et dans toute sa vie, s'offre /1 pour l'honneur et la louange de Dieu, grâce à la charité et par une visée droite, et qu'il cherche le repos en Dieu au-delà de tout, il pourra sans cesse attendre de nouvelles richesses et de nouveaux dons, en toute humilité, patience et abandon de lui-même, tout en restant sans souci aucun, que Dieu lui accorde ces dons ou ne les lui accorde pas. On se rend ainsi disponible et apte à recevoir la vie intérieure de désir. C'est lorsque le vase est prêt que l'on y verse un noble liquide. Or, il n'y a pas de vase plus noble qu'une âme qui aime, et il n'y a pas de breuvage plus bénéfique que la grâce de Dieu. L'on offrira ainsi toutes ses oeuvres et toute sa vie à Dieu, avec une visée simple et droite, et l'on prendra son repos au-delà de la visée, au-delà de soi et de toute chose, dans la sublime unité où Dieu et l'esprit aimant sont unis, sans intermédiaire.

La grâce et tous les dons s'écoulent de cette unité, en laquelle l'esprit est uni à Dieu, sans intermédiaire. C'est à partir de cette même unité, en laquelle l'esprit se repose au-delà de lui-même en Dieu, que le Christ, l'éternelle Vérité, parle : « Regardez, voici l'Époux qui vient; sortez à sa rencontre ». Le Christ, qui est la lumière de la Vérité, dit :  « Regardez ». Car c'est grâce à lui que nous devenons capables de voir. Il est, en effet, la lumière du Père, et sans lui il n'y a pas de lumière, ni au ciel ni sur terre. Ces paroles du Christ au-dedans de nous ne sont qu'un écoulement de sa lumière et de sa grâce. Cette grâce fait irruption en nous à l'endroit où se trouve l'unité de nos puissances supérieures et de notre esprit, où ces mêmes puissances supérieures débordent et laissent s'écouler des oeuvres de vertus de toute sorte, par la force de la grâce, et où elles reviennent se recueillir dans la même unité, prisonnières de l'amour.

C'est en cette unité que se trouvent le pouvoir, le commencement et la fin de toute activité de créature, naturelle et surnaturelle, dans la mesure où elle est exercée selon le mode des créatures, par la grâce, les dons divins et le pouvoir propre aux créatures. C'est pourquoi Dieu donne sa grâce dans l'unité des puissances supérieures, afin que l'on puisse toujours pratiquer les vertus à l'aide du pouvoir, de la richesse et de la poussée de la grâce. Car Dieu donne la grâce pour agir, et il se donne lui-même au-delà de toute grâce, pour que nous jouissions et nous reposions. L'unité de notre esprit est notre demeure dans la paix de Dieu et dans l'opulence de la charité. La dispersion des vertus y est réduite et celles-ci y vivent dans la simplicité de l'esprit.

La grâce de Dieu, qui s'écoule de lui, est une poussée ou une impulsion intérieures du Saint Esprit qui pousse et excite notre esprit au-dedans à toutes les vertus. Cette grâce s'écoule au-dedans, non pas au-dehors. Car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et sa poussée ou activité au-dedans de nous, naturelle ou surnaturelle, nous est plus proche et plus intime que

1. Pour bem opdragbende es.

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notre propre activité. C'est pourquoi Dieu est à l'oeuvre au-dedans de nous, de l'intérieur vers l'extérieur, alors que toutes les créatures le sont de l'extérieur vers l'intérieur.108 C'est pourquoi la grâce et tous les dons de Dieu et sa parole intérieure /1 nous surviennent au-dedans, dans l'unité de notre esprit, non au dehors, dans l'imagination, sous la forme d'images sensibles.

Le Christ parle maintenant spirituellement dans l'homme qui se range à lui et dit : « Regardez ». Comme je l'ai dit plus haut, trois choses font que l'on est à même de voir lors des occupations intimes.

D'abord la grâce de Dieu qui éclaire au-dedans. Dans l'âme, la grâce de Dieu est comme une bougie à l'intérieur d'une lanterne ou d'une cloche /2 de verre : elle réchauffe, éclaire et traverse le verre, c'est-à-dire l'homme bon. De même, la grâce se manifeste à celui qui la possède en lui, s'il s'examine intimement, et se révèle aussi, à travers lui, aux autres, dans les vertus et le bon exemple. Le rayon de la grâce divine touche prestement l'homme et le meut au-dedans /3, et cette rapide motion est le premier élément qui nous donne de voir.

De cette motion rapide provient un deuxième élément, du côté de l'homme, à savoir le rassemblement de toutes les puissances, celles du dedans et celles du dehors, dans l'unité de l'esprit, dans un lien d'amour.

Le troisième élément est la liberté qui donne à l'homme de se recueillir sans images

1. Pour inspreken.
2. Pour vate.
3. Littéralement : intérieurement au-dedans.

et sans entraves, aussi souvent qu'il le veut et qu'il se souvient de son Dieu. Il ne se soucie plus de rien, ni de prospérité ni d'adversité, ni de profits ni de pertes, ni d'élévation ni d'abaissement, ni de préoccupations venant d'ailleurs, ni de joie ni de peur, il n'est embarrassé par aucune créature.

Voici les trois éléments qui font qu'un homme est à même de voir, lorsqu'il s'agit des occupations intérieures. Si tu les possèdes, tu possèdes le fondement et le commencement des occupations intimes et de la vie intime.

Même si les yeux étaient éclairés et si le regard était perspicace, si un objet aimable et désirable venait à manquer, une claire vision ne pourrait suffire et ne servirait à rien ou fort peu. Le Christ présente donc aux yeux éclairés de l'intelligence l'objet qu'ils doivent regarder, à savoir l'avènement intérieur du Christ, son époux. Le Christ a trois manières d'advenir de façon particulière en celui qui, avec dévotion, est occupé à la vie intime.

Le premier avènement du Christ, qui se produit dans le domaine des occupations intimes, l'excite et le pousse sensiblement au-dedans, le tire vers le haut, vers le ciel, avec toutes ses puissances, et lui réclame de posséder l'unité avec Dieu. Cette poussée et cet attrait se sentent dans le coeur et dans l'unité de toutes les puissances corporelles, plus particulièrement dans la puissance de désir. Car cet avènement touche la partie inférieure de l'homme où elle est à l'oeuvre. En effet, c'est bien cette partie-là qui doit être entièrement purifiée, ornée, enflammée et attirée au-dedans. Cette poussée de Dieu au-dedans donne et enlève, enrichit et appauvrit, rend heureux

2.14 Les trois conditions pour recevoir cette lumière
2.20 Les trois Avènements du Christ dans l'homme intime et la façon d'y répondre
2.201 Le premier Avènement

88

2.201 Le deuxième Avènement
2.203 Le troisième Avènement

et malheureux /1, procure espoir et désespoir, réchauffe et refroidit. Les dons et les oeuvres que l'on y trouve, contraires les uns aux autres, ne sauraient être exprimés par aucune langue.

Cet avènement et ces occupations se répartissent en quatre modes, les uns plus élevés que les autres, dont nous reparlerons plus loin. Ils ornent la partie inférieure de l'homme dans le domaine de la vie intime.

La deuxième façon qu'a le Christ d'advenir à l'intérieur - plus noblement, dans une plus grande ressemblance avec lui, et avec davantage de dons et de lumières -, consiste en un écoulement de richesse et de dons divins dans les puissances supérieures de l'âme, qui stabilisent, éclairent et enrichissent l'esprit de multiples façons. Cet écoulement de Dieu en nous réclame de nous un écoulement en retour et un reflux de toute cette richesse vers le même fond dont elle a jailli. Dans cet écoulement Dieu donne et manifeste une grande merveille. Mais il réclame à l'âme de lui rendre tous ses dons, multipliés au-delà de ce qu'une créature peut effectuer.

Cette occupation et cette façon d'être /2 sont plus nobles et plus ressemblantes à Dieu que la première. Elles ornent les puissances supérieures de l'âme.

La troisième façon qu'a le Seigneur d'advenir au-dedans de nous consiste en une motion ou un toucher dans l'unité de l'esprit, là où se trouvent les puissances supérieures de l'âme, d'où elles s'écoulent, où elles retournent et demeurent toujours unies /1, grâce au lien d'amour et à l'unité naturelle de l'esprit. Ce troisième avènement réalise la façon d'être /2 la plus intime et la plus sublime dans le domaine de la vie intérieure. Il orne de multiples manières l'unité de l'esprit.

En chaque avènement, le Christ nous réclame de sortir d'une façon particulière de nous-mêmes, pour vivre conformément au mode de son avènement. C'est pourquoi, en chacun d'eux il nous adresse spirituellement la parole dans nos coeurs et nous dit : « Sortez, en vivant et en vous occupant comme ma grâce et mes dons vous y poussent. » Car, si nous voulons devenir parfaits, nous sortirons et nous nous comporterons dans les occupations intérieures suivant le mode où l'Esprit de Dieu nous excite, nous pousse, nous attire, s'écoule en nous et nous touche, Au contraire, si nous résistons à l'Esprit de Dieu par une vie qui ne serait pas conforme à ce mode, nous perdrions la poussée intérieure et les vertus nous feraient défaut.

Voilà les trois avènements du Christ dans le domaine des occupations intimes, que nous avons l'intention d'expliquer et de développer, chacun en particulier. Fais maintenant très attention, car celui qui ne l'a jamais senti ne comprendra pas très bien.

1. Nous lisons weeldich ende onweeldicb avec Surius en certains manuscrits.
2. Ici pour wesen.
1. Eenich.
2. Wesen.

90

2.210 Le premier Avènement et ses quatre modes
2.211 Le premier mode : consolation sensible
2.2111 Comparaison : le soleil levant dans le haut pays

Le premier avènement du Christ, qui a lieu dans nos occupations qui concernent le désir /1 consiste en une poussée intérieure et sensible du Saint-Esprit qui nous excite et nous pousse vers toutes les vertus.

Nous voudrions le comparer à l'éclat et à la puissance du soleil qui, dès son lever, éclaire, traverse de sa lumière et réchauffe en un instant le monde entier. De la même façon, le Christ, soleil éternel, qui habite au sommet de notre esprit, rayonne, brille et éclaire; il éclaire et enflamme la partie inférieure de l'homme, c'est-à-dire le coeur de chair et les puissances sensibles. Cela se produit plus promptement que le temps d'un clin d'oeil, car Dieu oeuvre prestement. Celui à qui cela arrivera doit être en mesure de voir intérieurement avec les yeux de l'entendement.

Lorsque le soleil brille dans le haut pays, au milieu du monde, face à la montagne, il précipite l'été, il produit beaucoup de bons fruits et un vin généreux, et remplit la région de joie. Le même soleil cependant, lorsqu'il brille dans le plat pays, aux confins du monde, laisse le pays plus froid, et la force de sa chaleur est moindre. Bien qu'il y produise beaucoup de bons fruits, on n'y trouve que peu de vin. Ainsi ceux qui habitent dans la partie inférieure d'eux-mêmes, auprès de leurs sens extérieurs, avec une visée bonne, des vertus morales, des occupations extérieures et la grâce de Dieu, produisent beaucoup de bons fruits, et cela de multiples façons. Mais ils ne ressentent presque pas le vin de la joie intérieure et de la consolation spirituelle. Celui qui veut sentir le rayonnement du soleil éternel, qui est le Christ en personne, pour voir devra se tenir sur la montagne du haut pays, et y habiter, en rassemblant toutes ses puissances. Il tiendra son coeur levé vers Dieu, libre et sans souci touchant la prospérité ou l'adversité et ce qui a trait à toutes les créatures. C'est là que le Christ brille dans les coeurs libres et haut dressés, lui qui est le soleil de justice. Voilà les montagnes dont je voulais parler.

Le Christ, soleil glorieux et clarté divine, lors de son avènement intérieur, éclaire, pénètre de sa lumière et enflamme, par la puissance de son Esprit, les coeurs libres et toutes les puissances de l'âme. Voilà la première oeuvre du Christ lorsqu'il advient intérieurement dans les occupations qui concernent le désir. Comme la puissance et la nature du feu mettent le feu à une matière qui est prête à s'enflammer, le Christ met le feu aux coeurs prêts, libres et haut dressés, grâce à l'ardente chaleur de son avènement intérieur. Lors de cet avènement, il dit : « Sortez par des occupations conformes à cet avènement. »

De cette chaleur mit l'unité du coeur. Car nous ne pouvons recevoir la véritable unité, si l'Esprit de Dieu n'allume pas son feu dans notre coeur. Le feu, en effet, unit et rend semblable à soi tout ce qu'il peut envahir et transformer. L'unité dans un homme signifie qu'il se sent rassemblé au-dedans de lui-même, avec toutes ses puissances, dans l'unité de son coeur. L'unité produit la paix intérieure et le repos du coeur. L'unité du coeur est un lien qui attire et resserre le corps et l'âme, le coeur et les sens, avec toutes les puissances du dehors et du dedans, en l'unité de l'amour.109

2.2112 Application à l'Avènement du Christ
2.2113 Conséquences : l'unité du coeur
1. In begheerlijcker oefeninghen.

92

L'intimité
L'amour sensible
La dévotion

De cette unité naît l'intimité. Car personne ne saurait être intime s'il n'est pas uni /1 et rassemblé en lui-même. L'intimité consiste dans le fait d'être intérieurement tourné vers le dedans et vers son propre coeur, pour être en mesure de comprendre et de sentir l'oeuvre ou les paroles de Dieu au-dedans de soi. Elle est un feu sensible d'amour, que l'Esprit de Dieu a allumé et fait brûler. L'intimité brûle, pousse et excite au-dedans, sans que l'on sache d'où cela vient ni ce qui est arrivé.

De l'intimité naît un attachement sensible /2 qui pénètre le coeur et la puissance de désir de l'âme. Personne ne peut avoir un tel attachement, pétri de désir /3, et dont la saveur est ressentie par le coeur, s'il ne possède un intérieur intime /4. L'amour et l'attachement sensible consistent en un plaisir savoureux et pétri de désir que l'on éprouve pour Dieu comme pour son bien éternel en lequel tous les biens sont enfermés. L'attachement sensible donne congé à toutes les créatures en tant qu'elles excitent l'envie, non en tant qu'elles servent nos besoins. L'attachement intime se sent touché au-dedans par un amour éternel qu'il doit inlassablement cultiver. L'attachement intime abandonne et méprise facilement tout, afin d'être en mesure d'obtenir ce qu'il aime.

De cet attachement sensible naît la dévotion pour Dieu et pour son honneur. Car personne ne peut avoir une dévotion pleine de désir en son coeur, sinon celui qui possède un attachement sensible et un amour pour Dieu. Il y a dévotion lorsque le feu de l'amour et de l'attachement projette la flamme du désir vers le ciel. La dévotion nous entraîne et nous excite, au-dehors comme au-dedans, à servir Dieu. Elle rend le corps florissant ainsi que l'âme, en toute honneur et respect devant Dieu, et devant tous les hommes. Dieu nous réclame la dévotion dans tout le service que nous lui devons. Elle purifie le corps et l'âme de tout ce qui pourrait nous entraver et nous être un obstacle. Elle montre et elle procure le véritable chemin de la béatitude.

De cette dévotion intime naît l'action de grâce. Car personne ne peut si bien rendre grâce à Dieu et le louer sinon celui qui possède une dévotion intime. Il est juste de rendre grâce à Dieu et de le louer, parce qu'il nous a créés comme des êtres raisonnables; il a ordonné et disposé le ciel, la terre et les anges pour notre service ; il s'est fait homme à cause de nos péchés; il nous a instruits et nous a enseignés par sa vie; il a été à notre service dans une vie humble et rude; il a souffert à cause de nous une mort ignominieuse, et il nous a promis son royaume éternel et sa propre personne, non seulement en récompense, mais aussi pour être à notre service; il nous a épargnés dans nos péchés, et ensuite il a voulu nous pardonner entièrement si ce n'était déjà fait /1; il a répandu sa grâce et son amour dans notre âme; il veut pour toujours habiter et demeurer en nous et avec nous ; tous les jours de notre vie, il veut nous visiter, et il nous a déjà visité, dans son très noble sacrement /2, conformément à tous nos besoins ; il nous a

1. Eenich.
2. Ici le mot liefde est explicitement spécifié par ghevoelijck.
3. Begbeerlijcke liefde.
4. Ici pour hi en si innicb van gbemoede.
L'action de grâce
1. Littéralement : Il a voulu les pardonner ou il les a pardonnés; traduit en suivant l'interprétation de Surius.
2. L'Eucharistie.

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laissé son corps et son sang en nourriture et en breuvage, selon l'appétit et le désir de chacun ; il nous a laissé la création, l'Écriture et toutes les créatures comme un modèle et un miroir, pour y examiner et en apprendre comment tourner toutes nos oeuvres en vertus ; il nous a accordé santé, force et pouvoir, et par moment aussi la maladie lorsqu'elle était utile ; il nous a assuré du nécessaire au-dehors et la paix et le repos au-dedans ; il nous a donné de porter un nom chrétien et d'être nés de parents chrétiens. Il nous faut rendre grâces à Dieu de tout cela ici-bas, afin de pouvoir continuer à le faire éternellement là-haut.

Il nous faut louer Dieu avec tout ce qui est en notre pouvoir. Louer Dieu veut dire : offrir honneur, révérence et vénération à la majesté divine, pendant toute sa vie. Louer Dieu est l'ouvrage qui appartient en propre aux anges et aux saints dans les deux, et aux hommes qui aiment sur terre. On le louera avec son coeur, son désir, et avec toutes les puissances haut dressées, avec des paroles, des oeuvres, avec le corps et l'âme, avec ses biens dans un humble service, au-dehors comme au-dedans. Ceux qui se dispensent de louer Dieu ici-bas, resteront éternellement muets. La louange de Dieu est l'ouvrage le plus agréable et le plus réjouissant d'un coeur qui aime. Un coeur rempli de louange désire que toutes les créatures louent Dieu à leur tour. La louange de Dieu n'aura jamais de fin, car en elle consiste notre béatitude : il est juste que nous le louions pour l'éternité.

La peine de défaillir

De l'action de grâces et de la louange intimes naissent deux afflictions et deux peines dans le désir. La première peine vient d'un défaillir dans l'action de grâces, dans la louange, dans l'honneur rendu et dans le service de Dieu. La seconde est de ne pas croître autant qu'on le voudrait en charité, vertus, fidélité et en moeurs parfaites, pour devenir digne de rendre grâces, de louer et de servir comme il convient. Voilà la seconde peine. Les deux ensemble sont la racine et le fruit, le commencement et l'achèvement de toutes les vertus intérieures. Douleur et peine intérieures, qui viennent de ce que l'on défaille dans les vertus et dans la louange de Dieu, sont l'oeuvre la plus élevée dans ce mode-ci, le premier mode des occupations intérieures. Par cette oeuvre, celles-ci sont parfaitement achevées.

Prête maintenant attention à une comparaison qui t'expliquera comment cette occupation doit être. Lorsqu'un feu matériel /1, par la force de sa chaleur, a porté l'eau ou quelque autre liquide jusqu'au degré d'ébullition, qui est le meilleur de ce que peut faire l'eau, celle-ci se retourne et retombe au fond du récipient, pour être à nouveau poussée vers le haut par la force du feu, et reprendre le même chemin ; de sorte que le feu ne cesse de pousser l'eau, et que l'eau ne cesse de bouillir. Ainsi opère le feu intérieur du Saint Esprit : il pousse, excite et presse le coeur et toutes les puissances de l'âme jusqu'au degré d'ébullition, qui est ici de rendre grâces à Dieu et de le louer, comme je l'ai dit précédemment. C'est ainsi que l'on retombe dans le même fond où brûle l'Esprit de Dieu, et ainsi le feu de l'amour ne cesse de brûler et le coeur de l'homme de rendre grâce et de louer en paroles comme en oeuvres, tout en se tenant toujours dans l'abaissement, en ayant grande estime pour ce qui serait â faire et

1. Littéralement : naturel.
2.2114 Comparaisons : l'eau bouillante

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que l'on aimerait faire, et peu d'estime pour ce que l'on fait en réalité.

De même, lorsqu'approche l'été et que monte le soleil dans le ciel, celui-là fait sortir l'humidité du sol par les racines, et la conduit à travers le tronc de l'arbre dans les branches, qui produisent ainsi feuilles, fleurs et fruits. De la même façon, lorsque le Christ, soleil éternel, se lève et monte dans notre coeur, et que l'été s'y fait voir par le charme des vertus, il envoie sa lumière et sa chaleur dans nos désirs, et fait sortir le coeur de la dispersion des choses terrestres ; il lui accorde unité et intimité, le fait croître et lui donne son feuillage, par l'attachement intime, et ses fruits, dans l'action de grâces et la louange, et lui donne aussi de garder ce fruit pour toujours, grâce à l'humble peine du défaillir sans cesse.

Ici s'achève la première des quatre occupations intimes qui embellissent la partie inférieure de l'homme.

Puisque nous venons de comparer les quatre modes de l'avènement du Christ au rayonnement et à la force du soleil, nous pouvons encore trouver en celui-ci un effet et une activité qui font mûrir les fruits plus rapidement et en augmentent le nombre. Lorsque le soleil monte très haut et qu'il arrive dans les Jumeaux - qui sont deux en une même nature, c'est-à-dire vers le milieu du mois de mai -, il redouble de puissance sur les arbres, les légumes et sur tout ce qui pousse dans la terre. Si les planètes, qui régissent la création, se trouvent alors à leur bonne place selon l'époque de l'année, le soleil répand ses rayons sur la terre, et en exprime l'humidité pour la faire monter dans l'air. Ce qui produit de la rosée et de la pluie, de sorte que les fruits grandissent et se multiplient.

De même, lorsque ce soleil lumineux qu'est le Christ monte dans notre coeur au-delà de toute chose, et que les exigences de notre nature corporelle, contraires à l'esprit, sont bien bridées et tenues en place, avec le discernement qui convient, que ne manquent pas non plus les vertus, comme tu l'as entendu dans le mode précédent, et que, par la chaleur de la charité, toute saveur et repos éprouvés dans ces vertus sont présentés et offerts à Dieu, avec action de grâce et louange, parfois en descendent une douce pluie de consolation intérieure toute nouvelle et une rosée céleste de divine douceur. Si on leur fait droit, d'elles croissent et se multiplient par deux toutes les vertus.

Voilà une oeuvre nouvelle et toute particulière du Christ et un nouvel avènement dans un coeur qui aime. Celui-ci s'en trouve élevé plus haut encore que précédemment. Dans cette douceur, le Christ dit : « Sortez conformément au mode de cet avènement. »

De cette douceur naissent des délices pour le coeur et pour toutes les puissances du corps, à tel point qu'il semble qu'on soit embrassé au-dedans d'une divine étreinte, dans l'amour. Ces délices et ces consolations sont plus grandes et plus plaisantes pour l'âme et le corps que toutes les délices que la terre peut produire, même si toutes étaient destinées à un seul homme. Dans ces délices, Dieu lui-même s'enfonce dans le coeur par le moyen de ses dons, avec tant de saveur en consolations et en joies que le coeur en déborde au-dedans. Ce qui fait prendre conscience en quel

La sève de l'arbre
2.212 Le deuxième mode : l'excès de consolation
2.2121 Comparaison : le soleil dans les Jumeaux
2.2122 Application d l'Avènement du Cbrist
2.2123 Fruits dans l'âme : Délices

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exil sont ceux qui habitent hors de l'amour. Ces délices rendent le coeur fluide /2, à tel point que l'on ne peut se contenir par excès /3 de joie.

L'ivresse spirituelle

De ces délices naît l'ivresse spirituelle. Elle tire son origine de ce fait que l'on reçoit plus de saveur sensible et plus de délices que le coeur ou l'envie puissent désirer ou contenir. L'ivresse spirituelle est à l'origine de nombreux comportements étranges. Elle en fait chanter et louer Dieu certains, tant ils sont au comble de la joie. À un autre, elle donne de verser d'abondantes larmes, si grandes sont ses délices. Chez tel autre, elle rend ses membres inquiets : il doit courir, sauter, danser. Un autre, cette ivresse le stimule si puissamment qu'il doit battre des mains et applaudir. D'aucuns crient à haute voix, manifestant ainsi la plénitude qu'ils ressentent au-dedans d'eux-mêmes. Tel autre doit garder le silence : les délices lui liquéfient tous les sens. II lui semble parfois que tous sentent ce qu'il ressent. À un autre moment, il pensera que personne ne savoure ce qui lui arrive. Souvent il a l'impression qu'il ne pourra jamais perdre ni ne perdra jamais de telles délices. Que tous les hommes ne deviennent pas comme Dieu l'étonne parfois. À d'autres moments, il pense que Dieu lui appartient entièrement, à lui seul, et qu'il n'appartient à personne d'autre comme il appartient à Dieu. Il s'interroge souvent sur la nature de tels délices, leur provenance, et sur ce que lui est advenu.

1. Avec Surius, nous lisons weeldicbheyt au lieu de welheit (bien-être), ici comme dans les quelques pages suivantes.
2. Een vervlieten des herzen.
3. Van volheden.

Voilà la vie la plus délicieuse, selon la sensibilité du corps, que l'on puisse obtenir sur terre. Ces délices augmentent parfois à tel point qu'il semble que le coeur va se rompre. Il convient de rendre gloire au Seigneur et de le louer d'un coeur humble, pour ces dons nombreux et ces oeuvres merveilleuses, lui qui est assez puissant pour faire tout cela, de lui rendre grâce aussi avec une intime dévotion, parce qu'il a voulu le faire. Sans cesse l'homme méditera dans son coeur ces paroles, et les prononcera de sa bouche, avec une visée droite : « Seigneur, je n'en suis pas digne, mais j'ai grand besoin de votre bonté infinie et de votre soutien. » En une telle humilité, il peut grandir et croître en vertus plus élevées encore.

2.2124 Risques et tentations

Bien que cet avènement et ce mode soient donnés à certains dès le commencement, au moment où ils se détournent du monde, et lors même que leur volte soit totale et qu'ils renoncent à toute consolation terrestre afin d'être et de vivre tout entiers pour Dieu, ils sont encore délicats et ont encore besoin de lait et de douceurs, non de ces aliments solides que seraient de grandes tentations ou le fait d'être abandonné par Dieu.

Le givre et le brouillard gênent souvent de telles personnes en cette période, c'est-à-dire : qui sont en cet état, qui correspond exactement au milieu du mois de mai dans le parcours de leur vie intérieure.

Est givre, le fait de vouloir être important ou de s'imaginer être tel; de penser tenir de soi-même ceci ou cela, ou estimer avoir mérité la consolation et en être digne; givre qui compromettrait les fleurs et les fruits de toutes les vertus.

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Est brouillard, le fait de vouloir se reposer sur la consolation intérieure et sur la douceur. Il obscurcit l'air de la raison, de sorte que les puissances, qui auraient dû éclore, fleurir et porter fruit, se ferment et font perdre la connaissance de la vérité. Parfois, cependant, l'on conserve une fausse douceur, accordée par l'ennemi, et qui finit par nous abuser.

2.2125 Comparaison de l'abeille

Voici une petite comparaison pour que tu ne t'égares pas, mais que tu puisses bien te diriger en pareil état.

Observe la sagesse de l'abeille, et fais comme elle. Elle habite dans l'unité de l'essaim, réunie à ses compagnes, et elle sort pour s'envoler vers toutes les fleurs où elle s'attend à trouver quelque douceur, non par temps de tempête, mais par temps tranquille et serein, lorsque brille le soleil. Elle ne se repose sur aucune fleur, sur aucune douceur ni beauté. Mais elle en retire le miel et la cire, c'est-à-dire la douceur ainsi que la matière qui produira la lumière, et elle les emmène alors dans l'unité rassemblée de l'essaim, pour les y faire porter du fruit et les rendre grandement utiles.

Dans un coeur éclos, le Christ, soleil éternel, brille au-dedans. Il le fait grandir et fleurir, et le rend liquide, lui et toutes ses puissances intérieures, par la joie et la douceur. Le sage fera comme l'abeille. Par la considération, la raison et le discernement, il s'envolera vers tout don et vers toute douceur qu'il ait jamais pu sentir, et vers tout bien que Dieu ait jamais pu lui faire. Avec le dard de la charité et de la considération intime, il éprouvera les multiples espèces de consolation et de biens, sans se reposer, parmi ces dons, sur aucune fleur, mais, chargé d'action de grâces et de louange, il retournera vers l'unité en laquelle il désire se reposer et habiter avec Dieu pour l'éternité.

Voilà le deuxième mode d'occupations intimes qui ornent de multiples façons la partie inférieure de l'homme.

2.213 Le troisième mode
2.2131 Le soleil dans le signe du Cancer
2.2132 Application à l'Avènement du Christ

Lorsque le soleil arrive aussi haut qu'il puisse monter dans le ciel, c'est-à-dire dans le signe du Cancer, là où il ne peut s'élever au-delà, mais commence à régresser, la chaleur elle aussi est alors au plus fort de toute l'année : le soleil aspire l'humidité, le sol est plus sec que jamais, et les fruits mûrissent plus vite.

De la même façon, il arrive que le Christ, soleil divin, monte en notre coeur aussi haut que possible, c'est-à-dire au-delà de tous les dons, au-delà de toute consolation et de toute douceur que nous pourrions recevoir de lui. Si nous nous modérons alors nous-mêmes, si nous ne nous reposons sur aucune saveur que Dieu pourrait répandre dans notre coeur, quelque importante qu'elle soit, mais si, au contraire, nous nous recueillons sans cesse au-dedans, comme il a été expliqué plus haut, avec d'humbles louanges et d'intimes actions de grâces, jusqu'à ce même fond dont tous les dons s'écoulent selon le besoin et la dignité de chaque créature, alors le Christ se tiendra élevé sur la cime de notre coeur, et veut attirer toute chose, à savoir toutes nos puissances, au-dedans de lui. Lorsque la saveur ni la consolation ne peuvent plus avoir raison de l'âme aimante, ni lui être un obstacle, parce que l'âme veut dépasser toute consolation et tout don pour trouver celui qu'elle aime, alors prend naissance le troisième mode des occupations intimes qui élèvent et ornent les affections /1 et la partie inférieure de l'homme.

1. Pour affectien.

102

2.2133 Les oeuvres du Christ lors de cet Avènement : Il attire et invite

La première oeuvre du Christ et le début de ce mode consistent en ceci que Dieu attire vers le haut, vers le ciel, coeur, désir et toutes les puissances de l'âme, et leur réclame d'être unis avec lui, en disant spirituellement au-dedans du coeur : « Sortez de vous-mêmes vers moi, selon que je vous attire et que je le réclame de vous. » À des personnes sensuelles /1 et qui manquent encore de sensibilité, je ne parviens pas à bien expliquer cette façon d'attirer et de réclamer. Il s'agit d'une sorte d'invitation et d'exigence intérieures que Dieu adresse au coeur pour qu'il s'unisse davantage à son unité /2. Cette invitation intérieure plaît à un coeur qui aime au-delà de tout ce qu'il a jamais senti. Car d'elle jaillit un nouveau mode et une occupation encore plus élevée.

Le coeur s'y épanouit en joie et en désir, toutes les veines se mettent à bâiller, et toutes les puissances de l'âme se tiennent prêtes, dans le désir d'accomplir ce qui vient d'être réclamé par Dieu et par son unité. Cette invitation, c'est le rayonnement du Christ, soleil éternel, qui brille au-dedans. Elle produit un tel agrément et une telle joie dans le coeur, que celui-ci s'épanouit et s'ouvre /3 si largement qu'on ne peut plus bien le refermer.

La blessure d'amour

L'homme en est blessé au-dedans, dans son coeur, jusqu'à sentir une blessure d'amour. Être blessé d'amour est à la fois le sentiment le plus doux et la peine la plus lourde qui se puisse porter. Être blessé d'amour est le signe certain qu'on en guérira. La blessure spirituelle est agréable et pénible tout à la fois. Le Christ, véritable soleil, brille et rayonne à nouveau

1. Autre traduction : grossières.
2. Te sire bogbere eenicheit.
3. S'épanouit et s'ouvre pour : ontpluckt.

dans ce coeur blessé et épanoui, et derechef réclame l'unité, ce qui renouvelle la plaie et toutes les blessures.

La langueur d'amour

Le Christ, d'une part, qui réclame et invite intimement, et la créature, d'autre part, qui se dresse, toute prête à présenter tout ce qu'elle peut, mais qui ne peut cependant ni atteindre ni obtenir l'unité, ces deux ensemble occasionnent la langueur spirituelle. Celle-ci a une double origine : la blessure d'amour au plus intime du coeur, à la source de la vie; et l'impossibilité d'obtenir ce que l'on désire par-dessus tout, en même temps que la nécessité de rester là où l'on ne voudrait pas être.

En cet état, le Christ se trouve élevé sur la cime de l'esprit /1, projetant ses rayons divins sur l'avidité du désir et sur l'envie du coeur. Or, ces rayons brûlent, assèchent et consument toute l'humidité, c'est-à-dire les puissances et les forces de la nature. Le coeur épanoui et au comble de l'envie d'une part, et les rayons du divin soleil pénétrant en lui d'autre part, produisent ensemble une tenace langueur.

La fougue ardente

L'incapacité de se saisir de /2 Dieu, et tout autant celle d'être privé de lui, produisent en certains une fougue ardente et impatiente, au-dehors comme au-dedans. Aussi longtemps que quelqu'un est saisi de pareille fougue, aucune créature ne peut le soulager, ni par quelque repos ni par quoi que ce soit du ciel et de la terre.

Au coeur de cette fougue, des paroles sublimes et très utiles, ou quelque enseignement et sagesse particulière, sont parfois ac-

1. Ici pour gemoed, en suivant Surius.
2. Pour vercrigben.

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cordées et répandues au-dedans. Saisi par cette fougue ardente au plus intime de soi, l'on est prêt à souffrir tout ce que l'on est capable de souffrir, afin d'être à même d'acquérir celui qu'on aime. L'ardente fougue d'amour est une impatience intérieure qui se plie à la raison ou la suit /1 de mauvais gré, si elle n'acquiert pas ce qu'elle aime.

L'ardente fougue, au plus intime de soi, mange le coeur de l'homme et lui boit le sang. C'est ici que la chaleur sensible au-dedans est plus forte que partout ailleurs dans une vie d'homme. Le corps aussi s'y trouve secrètement blessé et consumé sans tourment infligé du dehors, tandis que le fruit des vertus se hâte de mûrir plus promptement que dans tous les autres modes qui viennent d'être expliqués.

À la même époque de l'année, le soleil matériel entre dans le signe du Lion. Ce dernier est d'un naturel violent, étant le roi /2 des animaux. Ainsi, lorsque quelqu'un entre dans cet état, le Christ, soleil lumineux, se tient dans le Lion. Car les rayons de sa chaleur sont si brûlants en celui qui est en proie à la fougue que le sang de son coeur se met à bouillir. Lorsque ce mode qui est propre à la fougue prend le dessus, il se rend maître de tous les autres modes et les surpasse en force /3, car la fougue veut être sans modes, c'est-à-dire sans façons /4. Celui qui est en proie à une telle fougue tombe parfois dans une envie et un désir impatient d'être délié de la prison de

1. Ici pour pleghen ochte volgben. Autre traduction : qui tient compte de la raison ou la suit.
2. Littéralement : prince.
3. Pour uercracbten.
4. Pour sonder maniere. Le contexte indique que Ruusbroec joue sur le double sens du mot maniere : modes et façons ou convenances.

son corps, pour être uni avec celui qu'il aime. Il lève donc ses yeux intérieurs et contemple la demeure céleste pleine de gloire et de joie, ainsi que son Bien-aimé qui y porte la couronne et s'écoule en délices somptueuses en ses saints, tout en sachant qu'il doit en demeurer privé.

Les larmes

De là viennent parfois chez certains des larmes extérieures et un grand désir, car tournant leurs regards vers le bas ils perçoivent l'exil qui les retient en prison et dont ils ne peuvent échapper, de sorte que des larmes de tristesse et de douleur coulent de leurs yeux. Ces larmes, qui sont naturelles, apaisent et refroidissent l'intérieur /1. Elles servent le corps pour que celui-ci garde sa force et sa puissance, et puisse survivre à ce mode fougueux. De même, tout ce qui est de l'ordre de la considération ainsi que les occupations variées qui sont du domaine des modes profitent alors à celui qui est ainsi saisi par la fougue pour qu'il puisse garder ses forces et vivre longtemps dans la vertu.

Révélations et visions

À partir de cette fougue et de cette impatience, certains sont parfois attirés au-delà des sens, dans l'esprit. Il leur est annoncé en paroles, ou montré en images et en exemples, soit quelque vérité dont eux-mêmes ou d'autres ont besoin, soit les choses qui doivent arriver. C'est ce qui est appelé des « révélations » et des « visions ».

S'il s'agit d'images matérielles, elles sont reçues dans l'imagination. Un ange peut fort bien les produire dans l'homme, moyennant la puissance de Dieu.

1. Ici pour moet (synonyme de ghemoede).

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Le raptus ou ravissement
Un éclair dans l'esprit
La jubilation

Mais s'il s'agit d'une vérité intellectuelle ou d'une comparaison spirituelle, dans lesquelles Dieu se montre sans fond, c'est l'intelligence qui les reçoit et l'homme est à même de les exprimer à l'aide de paroles, dans la mesure du possible.

Quelqu'un parfois peut être attiré au-delà de lui-même et de l'esprit, mais en aucune manière en dehors de lui-même, vers un bien insaisissable qu'il ne pourra jamais exprimer ni manifester en paroles correspondant au mode sur lequel il l'a entendu et vu. Car en cet ouvrage et en cette vision qui sont simples, entendre et voir sont un. Personne ne peut produire cela en l'homme sinon Dieu seul, sans intermédiaire et sans la collaboration d'aucune créature. C'est ce que l'on appelle « raptus », ce qui veut dire à peu près : être « ravi » ou « enlevé ».

À certains Dieu accorde parfois de brefs éclairs dans l'esprit, exactement comme la foudre dans le ciel. Ainsi arrive un bref éclair, d'une singulière clarté, qui brille à partir de la nudité simple, de sorte que, en un clin d'oeil, l'esprit se trouve élevé au-delà de lui-même, et que, la lumière disparaissant à l'instant, il revient à soi. Dieu en personne opère cela, c'est un très noble ouvrage, car de telles personnes deviennent souvent des personnes fort éclairées.

Ceux qui vivent dans la fougue d'amour connaissent parfois une intervention /1 différente : de temps à autre une certaine lumière brille en eux, que Dieu produit à l'aide d'un intermédiaire. Le coeur et la puissance de désir se soulèvent alors vers cette lumière, et lorsqu'ils la rencontrent, le plaisir et le contentement sont tels que le coeur ne peut les supporter, mais qu'il éclate en cris de joie. C'est ce que l'on appelle « jubiler » ou « jubilation » ; il s'agit là d'une joie que l'on ne peut exprimer en paroles. Il est impossible aussi de s'en empêcher. Si l'on veut rencontrer la lumière avec un coeur dressé et en éclosion, il faut laisser se poursuivre les cris, aussi longtemps que se prolongent cette occupation et ce mode.

Songes
Inspirations
2.2134 Risques et tentations :
la canicule

Certaines personnes intimes reçoivent un enseignement en songe, par l'intermédiaire de leur ange gardien ou par d'autres anges, et cela concerne parfois plusieurs choses dont elles ont besoin.

Il se rencontre aussi des personnes ayant beaucoup d'inspirations, de paroles ou d'opinions intérieures, mais qui demeurent cependant dans les sens et à l'extérieur. Elles rêvent de merveilles, mais elles ignorent la fougue d'amour, car elles vivent dans la dispersion et n'ont pas reçu la blessure d'amour. Cela peut venir de la nature, ou bien de l'ennemi, ou même d'un bon ange. Il est donc permis d'en tenir compte dans la mesure où tout cela est conforme à la sainte Écriture et à la vérité, mais rien de plus ; s'y fier davantage conduirait aisément dans l'erreur.

Il me faut maintenant indiquer les obstacles et les dommages possibles pour ceux qui sont en proie à la fougue. Comme tu l'as entendu plus haut, à cette époque de l'année le soleil se trouve dans le signe du Lion. C'est la saison la plus insalubre de l'année, même si elle n'est pas sans avantage, car c'est alors que débute la canicule avec tout son cortège de maux. Le temps dégénère parfois en une cha-

1. Ici pour maniere.

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1. Affectien.

leur si torride que, dans certaines régions, herbes et arbres se fanent et se dessèchent, dans certaines rivières, des poissons étouffent et crèvent, et, sur terre, des hommes languissent et viennent à mourir. La cause n'en est pas uniquement le soleil, car le résultat serait alors le même dans tous les pays, dans toutes les rivières et pour tous les hommes. Elle vient parfois des mauvaises conditions ou de l'état déséquilibré dans la matière sur laquelle agit le soleil.

De même, lorsque quelqu'un tombe dans cet état d'impatience, il arrive droit dans la canicule. Le rayon divin brille et brûle au-dessus de lui avec tant de force et d'ardeur, et son coeur, blessé d'amour, s'enflamme si fortement au-dedans de lui, lorsque la chaleur des affections /1 et l'impatience le sont à leur tour, qu'il tombe dans une impatience et une inquiétude égales à celles de la femme en travail d'enfantement, mais dans l'impossibilité d'être délivrée. Lorsqu'alors il contemple en même temps son propre coeur blessé et celui qu'il aime, la douleur ne cesse de s'accroître. Cette langueur augmente pendant si longtemps que le corps se fane et se dessèche, comme les arbres dans une région torride, jusqu'à mourir en fougue d'amour, pour monter au ciel sans passer par le purgatoire. Quoique mourir d'amour soit bien mourir, il ne convient cependant pas de détruire un arbre aussi longtemps qu'il porte de bons fruits.

De temps à autre, Dieu s'écoule dans le coeur fougueux avec une grande douceur. Celui-ci nage alors dans les délices, comme un poisson dans l'eau, et son fond le plus intime brûle de fougue et de charité, à force de nager si délicieusement dans les dons de Dieu, et de souffrir la délicieuse et impatiente chaleur de son coeur qui aime. Demeurer longtemps en un tel état amènerait le corps à se détruire. Tous ceux qui sont en proie à cette fougue ne peuvent s'empêcher de languir dans cet état. Mais tous ne devraient pas en mourir, s'ils savaient bien se régir.

Le « miellat » ou la fausse douceur

Je voudrais encore te mettre en garde contre quelque chose qui pourrait te causer grand dommage. Il arrive parfois qu'en ce temps de grande chaleur tombe une rosée qu'on appelle « miellat ». Il s'agit d'une espèce de fausse douceur qui contamine le fruit et le pourrit entièrement. Cette rosée tombe volontiers au milieu du jour, en plein soleil, par grosses gouttes qui la rendent difficile à distinguer de la pluie.

De même, il arrive que certains se trouvent privés de leur sens, à l'extérieur, grâce à une espèce de lumière que produit l'ennemi. Cette lumière les entoure et les enveloppe, tandis que toutes sortes d'images leur sont parfois montrées, certaines mensongères, d'autres vraies, et que des paroles leur sont adressées de diverses façons. Ils les regardent et les accueillent avec grand agrément. Parfois il leur en tombe des gouttes de miel, d'une fausse douceur, dans lesquelles ils se complaisent volontiers. Ceux qui en font grand cas en reçoivent beaucoup, de sorte qu'ils en sont facilement infectés. Si un tel homme veut tenir pour vrai ce qui ne l'est pas, parce que cela lui a été montré ou dit de la sorte, il tombe dans l'erreur et perd le fruit des vertus. Au contraire, ceux qui ont pris le chemin qui a été

110

2.2135 Comparaison de la fourmi

expliqué plus haut, quand bien même ils seraient tentés par de tels esprits ou par une pareille lumière, ils ne pourraient en recevoir aucun dommage.

Je voudrais proposer un bref exemple à ceux qui cheminent dans la fougue, afin qu'ils puissent traverser noblement et convenablement ce mode, et atteindre des vertus plus élevées.

Il existe une espèce de petit vermisseau qu'on appelle fourmi. Elle est forte et sage, et ne succombe pas facilement. Unies à ses compagnes, elle aime vivre dans les régions chaudes et sèches. Elle travaille pendant l'été pour engranger nourriture et froment en vue de l'hiver. Elle partage en deux les grains de froment pour qu'ils ne germent ni ne pourrissent, mais puissent servir à l'époque où il n'y aura plus rien à récolter. Les fourmis ne s'engagent pas sur des chemins inconnus, mais toutes suivent le même. Si elles savent attendre le temps voulu, elles reçoivent des ailes pour voler.

C'est ainsi que de telles personnes devront se comporter : qu'elles soient fortes pour attendre l'avènement du Christ, et pleines de sagesse devant les révélations et les inspirations de l'ennemi. Elles n'auront pas à choisir la mort, mais plutôt à croître sans cesse en louanges de Dieu et en nouvelles vertus pour elles-mêmes. Qu'elles s'installent /1 dans leur coeur avec toutes ses puissances rassemblées, répondant /2 à l'unité divine lorsque cette unité les réclame et les invite. Elles s'établissent dans une région chaude et sèche, c'est-à-dire dans une puissante fougue d'amour, et une grande impatience. Elles travailleront pendant l'été d'ici-bas, pour rassembler les fruits des vertus en vue de l'éternité. Ces fruits, elles les partageront en deux. La première part sera de désirer sans cesse la sublime unité fruitive; la seconde, de se modérer, à l'aide de la raison et, dans la mesure du possible, pour attendre le moment fixé par Dieu. Le fruit des vertus est ainsi préservé pour le moment de l'éternité. Elles ne se hasarderont pas sur des chemins étranges ni en des modes singuliers, mais elles n'emprunteront que le chemin de l'amour, traversant ainsi toutes les tempêtes où l'amour les conduit. Qui sait attendre le moment opportun et jusqu'à la fin persévérer dans toutes les vertus, pourra contempler /1 et s'envoler jusque dans le secret de Dieu.

2.214 Le quatrième mode : la désolation
2.2141 Le soleil dans le signe de la Vierge

Je voudrais maintenant parler de la quatrième façon dont le Christ advient, qui élève la personne et la rend parfaite dans le domaine des occupations intimes, selon sa partie inférieure. Puisque nous avons comparé tous les avènements intérieurs au rayonnement et à la force du soleil, au fur et à mesure que l'année avance, nous continuerons à parler des autres façons et des autres oeuvres du soleil, en suivant le déroulement des saisons.

À l'époque où le soleil se met à descendre rapidement de son zénith, il atteint en contrebas le signe dit de la Vierge, parce que, telle une vierge, la saison ne porte plus de fruits. C'est l'époque où la glorieuse Vierge Marie, Mère du Christ, monta au ciel, pleine de joie et riche en vertus. La chaleur commence

1. Ici : contempleren.
1. Littéralement : habitent.
2. Ende volgben.

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alors à diminuer, cependant qu'on fait provision comme de coutume, en vue d'une année qui sera longue, de fruits mûrs qui se conservent, pour les consommer et en bénéficier longtemps : le blé, par exemple, ou le vin et d'autres produits de la terre qui se conservent et qui sont mûrs à point /1. Une partie du blé sera semée, pour qu'il se multiplie au profit de tous. En cette saison, tout le travail d'une année qu'a accompli le soleil s'achève ainsi et est conduit à sa perfection.

1. Littéralement : qui ont attendu leur temps.

2.2142 Application à l'Avènement du Christ
2.2143Conséquences de cet Avènement : Désolation intérieure

De la même façon, lorsque le Christ, soleil glorieux, a fini de monter jusqu'au zénith du coeur humain, comme je l'ai expliqué plus haut dans la troisième façon, et qu'il se met à descendre, à cacher le resplendissement des rayons divins au-dedans du coeur, et à abandonner l'homme, la chaleur et l'impatience d'amour se mettent à diminuer.

Le Christ se cache ainsi, et retire le rayonnement de sa lumière et de sa chaleur au-dedans : c'est là la première oeuvre et le nouvel avènement qui sont propres à ce mode. Le Christ dit alors spirituellement au-dedans : « Sortez selon le mode que je vous indique maintenant. »

L'homme sort donc, et se retrouve pauvre, misérable et abandonné. La tempête, la fougue et l'impatience d'amour se sont maintenant refroidies. L'été torride a fait place à l'automne, une abondante opulence, à une grande pauvreté. Alors il commence à se plaindre et à se lamenter sur lui-même : où sont donc passées l'ardeur de l'amour, l'intime ferveur, l'action de grâces et la louange si délicieuse ? Par où se sont dérobées la consolation intérieure, la joie intime et la saveur sensible ? Comment ont péri la puissante fougue d'amour et tous les dons qu'il sentait jusque là ? Le voilà comme quelqu'un qui aurait oublié tout ce qu'il avait appris, et qui a perdu travail et gagne-pain. Le corps /1 lui-même est souvent troublé par une telle perte.

Désolation extérieure

Il arrive même que ces pauvres gens se voient dépouillés de leurs biens matériels, de leurs amis et de leurs proches. Les voilà abandonnés de tous, ignorés et méconnus quant à leur sainteté. Leur vie, et tout ce qu'ils ont pu accomplir, est mal interprétés. Ils sont méprisés et rejetés par leur entourage. Certains tombent parfois en toutes sortes de langueurs et de maladies ; d'autres, en des tentations corporelles, ou même spirituelles, ce qui est le pire de tout.

Dans cette pauvreté, la peur de tomber devient une préoccupation, et une espèce de demi-doute les envahit : état-limite où l'on parvient à peine à se tenir debout, avant de sombrer dans le désespoir.

2.2144 Attitude spirituelle à prendre :
Humilité et résignation

Celui qui se trouve dans cet état cherche volontiers quelque bonne personne à qui se plaindre et exposer sa misère. Il souhaite la prière de la Sainte Église, celle des saints et de tous les hommes bons.

C'est ainsi que chacun pourra faire ce constat, en toute humilité de coeur, que de lui-même il ne possède rien que des défauts. Il redira les paroles que prononça le saint homme Job : « Dieu a donné, Dieu a repris ; comme il a plu au Seigneur, ainsi cela s'est-il passé : que le nom du Seigneur soit béni /2. » Il

1. Littéralement : nature.
2. Job 1, 21.

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sera résigné en tout et dira, en le pensant de tout son coeur : « Seigneur, j'aime autant être pauvre que riche de tout ce dont j'ai été dépouillé, si telle est ta volonté, et si c'est pour ta gloire. Seigneur, non pas ma volonté selon la nature, mais que ta volonté et ma volonté selon l'esprit se fassent, parce que je t'appartiens, et que cela m'est égal d'être en enfer ou au ciel, si c'est pour ta louange. Qu'ainsi ta Majesté agisse avec moi. »

De toute souffrance et de toute résignation, l'homme se fera une joie intérieure et l'offrira dans les mains de Dieu, heureux de pouvoir souffrir pour sa gloire. S'il se comporte comme il convient dans ce mode, nulle part ailleurs il ne savourera joie plus intime, car rien ne donne plus d'agrément à l'amant de Dieu que de sentir qu'il est la propriété de son Bien-aimé. S'il est monté convenablement par le chemin des vertus jusqu'en ce mode, il n'est pas nécessaire qu'il ait connu tous les états décrits plus haut pour sentir en lui ce qui est le fond des vertus, à savoir l'humble obéissance dans les oeuvres et la patiente résignation dans la souffrance. C'est en ces deux attitudes que consiste ce mode, fondé sur une assurance éternelle.

À cette époque de l'année, le soleil traverse le signe de la Balance, puisque le jour et la nuit y sont de pareille longueur, et que le soleil départage également la lumière et l'obscurité. C'est ainsi que le Christ se tient dans la Balance, auprès de l'homme résigné. Qu'il lui accorde douceur ou amertume, ténèbres ou lumière : quoi qu'il lui impose, tout a le même poids, tout lui est égal, à l'exception du péché qu'il chassera toujours entièrement.

Chez ceux qui vivent ainsi dans la résignation, dépouillés de toute consolation, dépourvus, à ce qui leur semble, de toute vertu, et abandonnés de Dieu et de toutes les créatures, tous les fruits, avec le blé et le vin, sont maintenant parfaits, mûrs et à point, et de belle apparence, si du moins ils savent comment les engranger comme il convient. Tout ce que le corps peut souffrir de quelque façon que ce soit, ils l'offriront volontiers et librement à Dieu, sans contredire la volonté d'en-haut.

Toutes les vertus extérieures ou intérieures que l'on pratiquait jadis avec plaisir, dans l'ardeur de l'amour, seront désormais pratiquées avec peine, mais de bon coeur, selon que l'on se trouve en mesure de le comprendre et de le faire, et seront ainsi offertes à Dieu. Jamais elles n'auront eu plus de prix pour Dieu, et jamais non plus elles n'auront été plus nobles et plus exquises. Si telle est la gloire de Dieu, volontiers l'on manquera et l'on se trouvera privé de toutes les consolations que Dieu accordait jadis.

Telle est la collecte du blé et de toute espèce de fruits mûrs, dont nous vivrons et qui seront notre richesse auprès de Dieu, éternellement. C'est ainsi que les vertus atteignent leur accomplissement, et que le désespoir devient un vin d'éternité.

Tous ceux qui connaissent de telles personnes et qui vivent auprès d'elles s'améliorent et sont instruits par leur vie et leur patience. De cette façon, le froment de leurs vertus est semé et se multiplie au profit de tous les hommes bons.

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Voici la quatrième façon qui orne l'homme selon les puissances corporelles et selon sa partie inférieure, et qui le rend parfait dans les occupations intimes. Non pas, cependant, qu'il ne puisse toujours et sans cesse croître et devenir plus parfait, mais parce que de tels gens sont vigoureusement visités, mis à l'épreuve, tentés et chargés par Dieu, par eux-mêmes et par toutes les créatures, la vertu de résignation leur vaut une grande et singulière perfection. Cette même résignation ainsi que le renoncement à la volonté propre devant celle de Dieu sont cependant absolument nécessaires à tous ceux qui veulent être sauvés.

2.2145 Risques et tentations

Comme cette époque de l'année coïncide avec l'équinoxe, le soleil baisse et le temps rafraîchit. Certaines personnes négligentes y contractent des humeurs malignes allant s'entasser dans l'estomac et qui sont à l'origine de malaises, ainsi que de toutes sortes de maladies. Elles leur font perdre le plaisir et le goût de la bonne nourriture, et en conduisent même certaines à la mort. D'autres dépérissent du fait de ces humeurs malignes, contractent un oedème, dont elles souffrent pendant longtemps, parfois au point d'en mourir. Ces humeurs excessives indisposent et occasionnent des fièvres, de sorte que beaucoup s'en trouvent malades et qu'elles en mènent parfois à la mort.

C'est ainsi que les hommes de bonne volonté qui, un jour, ont pu savourer Dieu, mais qui, par la suite, ont trébuché et se sont égarés loin de lui et de la vérité, soit éprouvent de la peine à progresser comme il faut, soit meurent à la vertu, et même de mort éternelle, à cause de l'une de ces maladies, et certains à cause des trois à la fois. Dans cet état de résignation, l'on a plus particulièrement besoin d'une force plus grande, et de s'occuper selon le mode que je viens d'exposer, pour ne pas se tromper. Par contre, le sot, qui se dirige mal, tombe aisément dans ces maladies, car le temps s'est rafraîchi au-dedans de lui.

Relâchement

La nature se ralentit donc pour ce qui a trait aux vertus et aux oeuvres bonnes, et elle se met à désirer ses aises et les douceurs corporelles, parfois sans discernement et plus qu'il n'en faut. D'aucuns voudraient bien recevoir de la consolation de la part de Dieu, mais c'est à condition de ne pas en payer le prix et que ce soit sans peine. D'autres cherchent un soulagement dans les créatures, dont souvent grand dommage s'ensuit. D'autres encore, se figurant être souffrants, délicats et à bout de forces, croient avoir besoin de tout ce qu'ils ont sous la main, et être autorisés à satisfaire leur corps dans le repos et les aises.

Si quelqu'un se laisse ainsi déséquilibrer par les choses et les aises du corps, et qu'il leur emboîte le pas sans discernement, elles ressemblent alors toutes à des humeurs malignes qui chargent l'estomac, c'est-à-dire le coeur de cet homme, et lui enlèvent la saveur et l'agrément de toutes les bonnes nourritures, c'est-à-dire de toutes les vertus.

L'hydropisie spirituelle : l'avarice

Lorsque l'on tombe ainsi malade et que l'on attrape un rhume, il arrive parfois que l'on contracte l'hydropisie. Celle-ci est un penchant à posséder les choses de la terre, à l'extérieur de soi. Plus on en reçoit, plus on en désire, car il s'agit d'hydropisie. Le corps se distend à l'extrême, c'est-à-dire l'appétit et l'envie, mais la soif ne diminue pas pour au-

1. Pour Aise die mensce aldus hem neygbet.

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tant. Par ailleurs, le visage - qui est la conscience et le discernement - se fait mince et émacié, car les choses de la terre dressent un obstacle et un intermédiaire devant l'influx de la grâce de Dieu.

Si l'eau des possessions terrestres se fixe autour du coeur - c'est-à-dire que l'on se repose sur elles avec attachement sensible et avec le désir de jouir /l - l'on ne peut pratiquer les oeuvres de charité, puisqu'on est malade. L'on n'a plus assez de souffle et de respiration au-dedans, c'est-à-dire que la grâce de Dieu et la charité intime font défaut. L'on est ainsi incapable d'évacuer l'eau des richesses terrestres. Au contraire, celle-ci vient entourer le coeur, de sorte que fréquemment on en étouffe, pour une mort éternelle.

1. Avec attachement sensible et avec le désir de jouir pour : met gebru-kelijcker liefden.

Mais si l'eau des choses terrestres est logée loin au-dessous du coeur de l'homme, de sorte qu'il en reste bien maître et qu'il peut l'évacuer dès que nécessaire, il peut retrouver la santé, même s'il a longtemps souffert de penchants désordonnés.

Quatre fièvres spirituelles :

Ceux qui sont remplis d'humeurs malignes, c'est-à-dire d'un penchant désordonné pour les aises du corps et pour la consolation étrangère qui provient des créatures, tombent parfois dans quatre espèces de fièvre.

La dispersion

La première, qui est l'état d'un coeur dispersé, est appelée fièvre commune. Ceux qui en souffrent veulent tout savoir et parler de tout, tout corriger et juger de tout, alors que souvent ils s'oublient eux-mêmes. Ils portent de nombreux soucis qui ne sont pas les leurs, et doivent souvent écouter ce qu'ils n'aiment pas entendre. Le moindre événement les bouleverse. Leur pensée varie sans cesse : un moment elle est ainsi, le moment suivant elle est différente; maintenant elle est ici, l'instant d'après là-bas; on dirait du vent. Il s'agit de la fièvre commune, car elle les charge de soucis, d'occupations et de distractions du matin jusqu'au soir, et parfois même la nuit, qu'ils dorment ou qu'ils veillent. Bien que tout cela puisse aller de pair avec la grâce de Dieu, sans impliquer de péché mortel, l'intime ferveur en est gênée, de même que les occupations intérieures non moins que le goût de Dieu et des vertus, ce qui cause un dommage pour l'éternité.

L'instabilité
1. Selon l'interprétation de Surius.

La deuxième fièvre, la fièvre tierce /1, ne vient qu'un jour sur deux ; on l'appelle l'instabilité. Bien que cette fièvre tarde davantage à venir, elle est souvent plus dangereuse. Elle est double : la première vient de la chaleur exceptionnelle ; l'autre, du froid.

Celle que produit une chaleur immodérée est le lot de certaines personnes bonnes. Elles sont touchées par Dieu, ou elles l'ont été, mais elles ont été ensuite abandonnées par lui, ce qui en a fait tomber certaines dans l'instabilité. Un jour, elles optent pour telle façon de faire, le lendemain pour telle autre et elles continuent ainsi un certain temps. À tel moment, elles voudraient se taire, à tel autre parler. Un jour, elles souhaiteraient embrasser tel institut, le jour suivant tel autre. Parfois elles aimeraient distribuer tous leurs biens à cause de Dieu ; un peu plus tard, elles préféreraient les garder. Un jour elles décident de faire la route ; ensuite, de s'enfermer dans un ermi-

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tage Un jour, elles veulent communier souvent ; peu après, elles n'ont plus guère d'estime pour la communion. Un jour, elles veulent lire sans fin ; peu après, elles se mettent à désirer un très rigoureux silence. Tout cela est légèreté et instabilité qui gênent et empêchent de comprendre la vérité intérieure, et enlèvent à la fois le fondement et la pratique de l'intimité.

Essayons maintenant de comprendre l'origine d'une telle instabilité chez des personnes aussi bonnes. Lorsque quelqu'un oriente son intention et son besoin /1 intérieur d'agir vers les venus et les modes extérieurs plus que vers Dieu et vers l'unité avec lui, même s'il demeure dans la grâce de Dieu, puisque c'est encore Dieu qu'il vise par les vertus, sa vie est cependant instable, car il ne se sent pas comme se reposant en Dieu au-delà de toutes les vertus. Car il possède en lui-même quelqu'un qu'il ignore. En effet, celui qu'il cherche dans les vertus et dans les modes dispersés, il le possède en lui-même, au-delà de l'intention et au-delà des vertus et de tous les modes. Qui veut surmonter cette instabilité doit apprendre à se reposer en Dieu et en sa sublime unité au-delà de toutes les vertus.

L'autre fièvre d'instabilité, celle qui provient du froid, est contractée par tous ceux qui, bien que visant Dieu, lui ajoutent quelque chose il rechercher et à viser en même temps que lui et d'une façon désordonnée. Cette fièvre provient du froid, car la chaleur de la charité est peu élevée là où des choses étrangères, en plus de Dieu, entraînent et suscitent les œuvres de la vertu. De tels gens sont in-

1. Besoin d’agir pour werkelijcke dreft

stables de coeur, en tout ce qu’ils font, la nature recherche secrètement ce qui est à elle, la plupart du temps à leur insu, car ils ne se connaissent pas bien. Un jour ils choisissent et repoussent telle façon de faire, le lendemain telle autre. Aujourd'hui, c'est auprès de celui-ci qu'ils préfèrent se confesser et demander conseil sur leur vie entière , demain, ils voudront tel autre. Ils souhaiteraient demander conseil au sujet de tout, mais ils suivront rarement le conseil reçu. Tout ce qu'on méprise ou reprend en eux, ils s'empressent de s'en excuser et de s'en défendre. Ils abondent en belles paroles mais creuses. Volontiers ils tireraient fréquemment gloire de leurs vertus, à condition que les actes puissent en être médiocres. Ils souhaitent que leurs vertus soit publiquement reconnues, ce qui rend celles-ci vides et sans saveur, pour eux comme pour Dieu. Ils veulent enseigner les autres, mais à peine eux-mèmes recevraient-ils un quelconque enseignement ou correction. C'est un penchant naturel pour eux-mêmes et un orgueil caché qui les rendent si instables. De tels gens marchent au bord de l'enfer; un pas de plus, et ils s'y précipiteraient.

L’aliénation
La négligence

Cette fièvre qu'est l'instabilité engendre parfois chez certains la fièvre quarte, qui est d'aliénation : loin de Dieu, loin d'eux-mêmes, loin aussi de la vérité et de toutes les vertus. Ils tombent ainsi dans une telle folie qu'ils ne savent plus ce qui leur arrive ni ce qu'il conviendrait de faire. Cette maladie est plus dangereuse que n'importe quelle autre.

A partir de cette aliénation, l'on tombe parfois dans une fièvre appelée fièvre double-quarte, qui est la négligence. La fièvre quarte se trouve ainsi doublée, et l'on ne peut plus

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guère en guérir, car l'on devient insouciant et négligent en tout ce qui est nécessaire pour la vie éternelle, jusqu'à sombrer dans le péché à la façon de quelqu'un qui n'aurait jamais connu Dieu. Si de telles choses peuvent advenir à ceux qui se dirigent maladroitement dans l'état de résignation, à plus forte raison, ceux qui n'ont jamais connu Dieu ni la vie intime, et qui ignorent tout de l'intime saveur que reçoivent les hommes bons dans leurs occupations, doivent-ils les redouter.

2.2146 Exemple du Christ

Il nous faut marcher dans la lumière pour ne pas nous égarer, et fixer notre regard sur le Christ qui nous a enseigné ces quatre modes, et qui nous y a précédés. Le Christ, Soleil lumineux, se leva dans le ciel de la sublime Trinité, et dans l'aurore de sa Mère glorieuse, la Vierge Marie, celle qui a été et qui est encore l'aube et le commencement du Jour de toutes les grâces, et qui sera notre joie éternelle.

Le premier mode

Regarde bien : le Christ possédait, et possède encore, le premier mode, car il était unique et uni /1. En lui se trouvaient et se trouvent encore rassemblées et unies toutes les vertus qui ont jamais été pratiquées ou qui le seront un jour, en même temps que toutes les créatures qui les ont accomplies ou qui les accompliront. C'est ainsi qu'il était le Fils unique du Père, et qu'il était uni à la nature humaine. En outre, il était intime, car c'est lui qui apporta sur terre le feu qui embrasa tous les saints et tous les hommes bons. Il portait un attachement sensible à son Père et à tous ceux qui jouiraient éternellement de lui, et il leur était fidèle. Sa dévotion et son coeur qui ne cessait d'aimer et de se tenir haut dressé /2, brûlaient de désir devant son Père, en faveur des besoins de tous. Toute sa vie, toutes ses oeuvres, au dehors comme au-dedans, ainsi que toutes ses paroles, tout n'était qu'action de grâces et louange a la gloire de son Père. Voilà pour le premier mode.

Le deuxième mode

Ce Soleil aimable que fut le Christ rayonnait et brillait d'une lumière encore plus éclatante et plus chaude, car en lui était, et est encore, la plénitude de toute grâce et de tout don. C'est pourquoi la bonté, la douceur, l'humilité et la libéralité s'écoulaient du coeur du Christ, de sa façon d'être, de son comportement et de son service. Il était si gracieux et si aimable que son comportement et son être attiraient à lui tous ceux qui étaient d'un bon naturel. Il était le lys sans tache et la fleur des champs à la disposition de chacun /1 auprès duquel tous les gens de bien viennent puiser le miel de la douceur et de la consolation éternelles. Le Christ, selon son humanité, rendait grâces et gloire à son Père éternel, Père de tout don et de tout bienfait, pour tous les dons qui ont jamais été accordés à cette humanité. Selon les puissances supérieures de son âme cependant, il se reposait, au-delà de tous ces dons, dans la sublime unité de Dieu, dont tous les dons s'écoulent.110 De cette façon, il possédait aussi le deuxième mode.

Le troisième mode

Le Christ, Soleil glorieux, rayonnait et brillait d'une lumière encore plus élevée, plus éclatante et plus chaude. En effet, durant tous les jours de sa vie, ses puissances corporelles et sa sensibilité - coeur et sens - étaient réclamées et invitées par le Père à cette gloire plus élevée et à ces délices qu'il savoure présente-

1 Pour verreenicht
2. Pour opdrugende herte, c'est la mise en oeuvre du Sursum corda.
1. À la disposition de chacun pour ghemeyn.

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ment d'une façon sensible dans ses puissances corporelles. Or, bien qu'il penchât vers ces délices de toute sa sensibilité /1 naturelle et surnaturelle, il acceptait cependant d'attendre, au coeur de l'exil présent, le moment prévu et ordonné de toute éternité par le Père. De cette façon, il possédait aussi le troisième mode.

Le quatrième mode

Lorsque vint le temps propice où le Christ voulait convoyer et rassembler dans le Royaume éternel tous les fruits des vertus jamais accomplies par le passé ou qui le seraient encore à l'avenir, le Soleil éternel commença alors à baisser. Le Christ s'abaissa, en effet, livra sa vie corporelle aux mains de ses ennemis, et, en si grande détresse, fut ignoré et abandonné de ses amis. Toute consolation, extérieure et intérieure, fut soustraite à sa nature qui fut chargée de misère, de souffrance et de mépris, de poids et de fardeaux, et du juste prix à payer pour tous nos péchés; ce qu'il supporta avec une humble patience. Se trouvant en une telle désolation, il opéra les puissantes oeuvres de l'amour, ce qui lui valut de recouvrer et de racheter notre héritage éternel.

C'est ainsi qu'il a été orné dans la partie inférieure de sa noble humanité, puisque c'est en elle qu'il a traversé un tel labeur. Voilà pourquoi il est appelé Sauveur du monde, qu'il a été couronné de gloire et d'honneur, qu'il a été exalté et est assis à la droite de son Père où il règne avec puissance. Toute créature, au ciel, sur terre et aux enfers, fléchit éternellement le genou devant son Nom sublime /2.

1. Ici pour affectien
2. Cf Phil 2, 10.

2.2147 Résumé : comment accueillir le premier Avènement et accéder à la vie intime

Celui qui pratique les vertus morales dans une obéissance vraie aux commandements de Dieu, qui en outre cultive comme il faut les vertus intérieures selon le mode et la poussée du Saint-Esprit chaque fois que celui-ci l'attire ou qu'il lui parle au-dedans, celui qui ne se recherche ni dans le temps ni dans l'éternité, qui est à même d'accueillir sereinement et de porter avec une vraie patience l'obscurité, les contrariétés et toutes sortes d'infortune, et qui peut en rendre grâces à Dieu et s'offrir à lui avec une humble résignation, celui-là a reçu le premier avènement du Christ, qui se produit selon le mode des occupations intérieures. Il est sorti à la rencontre du Christ avec une vie intime, et, au-dedans de lui-même, il a orné de riches vertus et de dons la vie vivante de son coeur ainsi que l'unité sensible de son corps.

Lorsque quelqu'un est ainsi convenablement purifié, pacifié et attiré au-dedans selon sa partie inférieure, il est à même d'être éclairé au-dedans, si Dieu juge que le temps est venu et en donne l'ordre. Il se peut même qu'il soit très tôt éclairé, dès le début de sa conversion, s'il s'offre entièrement à la volonté de Dieu et renonce à toute propriété sur lui-même, en quoi tout se résume /1. Après coup, il aurait cependant encore à progresser à travers tous les modes et les chemins que l'on vient d'exposer, ce qu'il ferait avec plus de légèreté que quiconque, ayant à progresser depuis le bas jusqu'en-haut, car il posséderait plus de lumière que celui-ci.

1. Pour daer ane gbelegbet al, que Surius traduit : Quod est summa omnium.

126

2.22 Le deuxième Avènement : dans les puissances supérieures
La source et les trois cours d'eau

Nous voulons maintenant parler du deuxième mode de l'avènement du Christ par les occupations intérieures, celui qui orne, éclaire et comble un homme selon les trois puissances supérieures de son âme.

L'on pourrait comparer cet avènement à une source d'eau vive dont s'écoulent trois cours d'eau. Cette source consiste en la plénitude de la grâce de Dieu qui est dans l'unité de notre esprit. C'est là que la grâce se tient sur le plan de l'essence, dans la mesure où la grâce reste au-dedans, telle une source pleine; et tels des cours d'eau, sur le plan des oeuvres, dans la mesure où la grâce s'écoule dans chacune des puissances de l'âme, selon son besoin. Ces cours d'eau consistent en influx particuliers ou en opérations de Dieu au-dedans, dans les puissances supérieures, en lesquelles Dieu est à l'oeuvre de multiples façons, par le moyen de la grâce.

2.221
L'unification de la mémoire

Le premier cours d'eau de la grâce, que Dieu fait jaillir lors de cet avènement est une simplicité pure, qui brille dans l'esprit, mais sans lui donner le discernement. Ce cours d'eau prend son origine dans la source, dans l'unité d'esprit, et s'écoule tout droit vers le bas, traversant toutes les puissances de l'âme, les puissances supérieures comme les inférieures, en les élevant au-delà de toute dispersion et de toute activité. Il produit la simplicité en l'homme, lui montrant et lui donnant un lien intérieur, dans l' unité de son esprit. Celui-ci est ainsi élevé dans sa mémoire et libéré de toute suggestion étrangère et de toute instabilité.

Un penchant vers l'unité

En accordant cette lumière, le Christ réclame de sortir de soi conformément au mode propre à cette lumière et à cet avènement. L'homme sort donc de soi-même pour constater et se rendre compte que, grâce à cette lumière simple qui a été infusée en lui, il se trouve maintenant accordé à elle, fixé, pénétré par elle et confirmé dans l'unité de son esprit ou de sa pensée. Il est désormais élevé et établi dans un état /1 nouveau. Il se recueille et fixe sa mémoire sur la nudité au-delà de toutes les suggestions inspirées par des images qui lui sont venues des sens, et au-delà de toute dispersion. C'est là que l'homme est établi dans l'unité essentielle et surnaturelle de son esprit, comme dans sa propre demeure et comme dans son héritage particulier à tout jamais. Là, il possède un penchant, qui ne lui fait jamais défaut, naturel et surnaturel, vers cette même unité. Et cette unité aura, grâce aux dons de Dieu et à une intention simple, un éternel penchant amoureux vers cette unité plus élevée encore, où le Père et le Fils sont unis avec tous les saints dans le lien du Saint-Esprit. Nous nous en tiendrons là au sujet du premier cours d'eau qui réclame l'unité, cela suffit.

Illumination de l'intelligence
Le discernement

Grâce au tendre attachement intérieur, au penchant amoureux et à la fidélité de Dieu, un deuxième cours d'eau jaillit de cette plénitude de grâce qui se trouve dans l'unité de l'esprit. Il consiste en une clarté spirituelle qui s'écoule et répand sa lumière de multiples façons dans l'intelligence, et qui, cette fois-ci, s'accompagne de discernement.

En effet, cette lumière présente, montre et procure un véritable discernement portant sur toutes les vertus, qui n'est cependant pas entièrement en notre pouvoir. En effet, quoi-

1. Pour wesen.

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que cette lumière réside toujours en notre âme, c'est cependant de Dieu qu'elle tient son silence ou sa parole, c'est lui qui peut l'exposer ou la cacher, la donner ou la reprendre, à l'heure et au lieu qui lui conviennent. En effet, cette lumière est bien sienne, et il opère avec elle quand il le veut, là où il veut, ce qu'il veut et sur celui qu'il veut.

De telles personnes n'ont besoin d'aucune révélation ni d'être attirées au-delà des sens, car leur vie, leur demeure, leur façon d'être et leur état /1 sont dans l'esprit, au-delà des sens et de ce qui s'y rapporte. C'est là que Dieu leur montre ce qu'il veut, quels sont leurs besoins et ceux des autres. S'il le voulait, Dieu pourrait cependant les priver de leurs sens extérieurs, et, au-dedans, leur montrer, de multiples façons, des images inconnues et des événements à venir. Or, le Christ veut que ces personnes sortent et marchent dans la lumière, selon le mode propre à celle-ci.

Sens théologique

Qui a été ainsi éclairé sortira et considérera son état et sa vie, au-dedans comme au-dehors, pour voir s'il s'y présente une ressemblance parfaite avec le Christ, en son humanité comme en sa divinité. Car nous avons été créés pour l'image et pour la ressemblance de Dieu /2.

Il lèvera ses yeux éclairés et sa raison illuminée vers la vérité intelligible, pour considérer et regarder, selon le mode propre aux créatures, la sublime nature de Dieu et les propriétés sans fond qui demeurent en lui. Car à une nature qui est sans fond appartiennent aussi des vertus et des oeuvres qui sont sans fond.

1. Pour wesen.
2. Cf Gn 1,26. Autre traduction : À l'image et à la ressemblance.

La sublime nature de la divinité sera considérée et regardée : comment elle est simplicité sans complication, hauteur inaccessible et profondeur abyssale, largeur insaisissable et longueur éternelle, silence obscur et désert sauvage, repos éternel de tous les saints dans l'unité, fruition commune de lui-même et de tous les saints pour l'éternité. Nombreuses sont encore les merveilles à considérer dans cette mer sans fond de la divinité. Même si nous utilisons des ressemblances sensibles, à cause de nos sens grossiers, pour l'exprimer au-dehors, néanmoins, dans la réalité c'est le bien sans fond et sans modes qui est considéré et regardé au-dedans. Mais lorsqu'il faut l'exprimer au-dehors, on lui attribue toutes sortes de ressemblances et de modes, d'après le degré de lumière reçu par la raison de celui qui l'exprime et le conçoit.111

Quelqu'un d'ainsi éclairé examinera et regardera encore ce qui, dans la divinité, est propre au Père, comment il est force et pouvoir tout-puissant, créateur, maintien, moteur, commencement et fin, cause et principe premier de toutes les créatures. Tout cela, le fleuve de la grâce le montre de façon lumineuse à la raison éclairée.

Il montre aussi ce qui est la propriété du Verbe éternel : sagesse infinie et vérité, cause exemplaire /1 et vie vivante de toute créature, règle éternelle et immuable, regard fixe qui pénètre et dévoile toute chose, rayonnement qui traverse et éclaire tous les saints au ciel et sur terre, chacun selon sa dignité.

Or, comme ce fleuve de lumière procure divers modes de discernement, il indique aussi

1. Pour exemplaer.

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à la raison éclairée ce qui est la propriété du Saint Esprit : charité et libéralité insaisissables, miséricorde et clémence, fidélité et bienveillance infinies, opulence immense et insaisissable qui s'écoule au-dehors, et bonté sans fond qui s'écoule opulemment à travers tous les esprits célestes, flamme ardente qui consume tout dans l'unité, source jaillissante riche en toute espèce de saveurs accordées aux désirs de chacun, celui qui prépare tous les saints et les introduit dans leur béatitude éternelle, étreinte et pénétration du Père et du Fils et de tous les saints dans l'unité fruitive.

Tout cela est considéré et regardé sans divisions ni partitions, dans la nature simple de la divinité. Selon le mode qui est celui des Personnes, et d'après notre façon de considérer /1, ces propriétés se distinguent entre elles de nombreuses façons. D'après notre manière de voir, puissance et bonté, libéralité et vérité diffèrent considérablement entre elles. Néanmoins, tout cela tient dans l'unité sans division aucune, dans la sublime nature de la divinité.

Les relations cependant, qui font les propriétés des Personnes, existent dans une distinction éternelle. Car le Père engendre sans cesse son Fils, lui-même étant inengendré /2. Le Fils naît, mais il ne peut engendrer. Ainsi le Père possède toujours un Fils, éternellement, et le Fils, un Père : telles sont les relations du Père au Fils, et du Fils au Père. De plus, le Père et le Fils spirent un Esprit, qui est leur commune volonté ou amour. Cet Esprit n'engendre ni ne naît, mais, s'écoulant des deux autres, il faut qu'il soit éternellement

1. Pour na onsen ghemerke.
2. Littéralement : ne naissant pas.

spiré. Ces trois Personnes sont un seul Dieu et un seul esprit. Toutes les propriétés avec les oeuvres qui s'en écoulent sont communes à toutes les Personnes, car celles-ci oeuvrent dans la force d'une seule nature qui est simple.

L'émerveillement

La richesse insaisissable et la sublimité de la nature divine, ainsi que le fait qu'elle s'écoule et se communique si libéralement /1, attire l'homme pour le conduire à l'émerveillement. Il est particulièrement frappé par un Dieu qui se communique à toutes choses et s'écoule en celles-ci. En effet, il voit comment cette essence insaisissable est une fruition commune de Dieu et de tous les saints, et comment les Personnes divines s'écoulent et oeuvrent ensemble dans la grâce et dans la gloire, dans la nature et au-delà de la nature, en tout lieu et en tout temps, dans les saints et dans les hommes, au ciel et sur la terre, dans toutes les créatures raisonnables, privées de raison et matérielles, selon la dignité, le besoin et la capacité de chacune.

Il voit aussi que tout est commun : le ciel créé et la terre, le soleil et la lune, les quatre éléments avec toutes les créatures ainsi que le cours des astres. Dieu partage en commun tous ses dons. Les anges sont communs. L'âme aussi est commune à toutes ses puissances, à l'ensemble du corps et à tous ses membres. Elle est même tout entière en chacun d'eux, car elle est indivisible, sinon par des distinctions de raison. En effet, les puissances supérieures et les puissances inférieures, l'esprit et l'âme peuvent être distingués selon la raison. Ils sont cependant un dans la nature. Dieu est ainsi le

1. Le fait qu'elle s'écoule et se communique si libéralement traduit : Die uutvloeyende milde ghemeynheit.

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tout de chacun et propre à chacun, tout en étant commun à toutes les créatures. Car toute chose est par lui et en lui; et à lui sont suspendus le ciel et la terre avec toutes les créatures.

Lorsque l'homme considère ainsi la merveilleuse richesse et la sublimité de la nature divine, en même temps que les dons variés que Dieu accorde et offre à ses créatures, un émerveillement grandit au-dedans de lui, en présence d'une richesse si grande et si variée, face à la sublimité et à la fidélité infinie que Dieu voue à ses créatures. Une joie intérieure de l'esprit, toute particulière, en jaillit, ainsi qu'une immense confiance en Dieu. Cette joie intérieure étreint et pénètre toutes les puissances de l'âme ainsi que l'unité de l'esprit.

2.223 l'embrasement de la volonté

Grâce à cette joie, à la plénitude de grâce et à la fidélité de Dieu, un troisième fleuve vient à couler dans l'unité de l'esprit elle-même. Ce fleuve met en feu la volonté, dévorant et consumant tout dans l'unité, débordant et pénétrant toutes les puissances de l'âme avec des dons opulents et une singulière noblesse, et produisant dans la volonté un amour spirituel et subtil, qui ne demande pas d'effort. Or, par le moyen de ce fleuve brûlant, le Christ parle au-dedans de l'esprit et dit : « Sortez avec des occupations qui correspondent au mode de ces dons et de cet avènement. »

Grâce au premier fleuve, qui est une lumière simple, la mémoire est élevée au-delà des suggestions des sens, et est rendue stable dans l'unité de l'esprit.

Grâce au deuxième fleuve, qui est une clarté infuse, l'intelligence et la raison sont éclairées pour connaître, avec discernement, toute sorte de modes dans les vertus, dans les occupations et dans le mystère des Écritures.

Grâce au troisième fleuve, qui est une ardeur insufflée, la volonté supérieure s'enflamme en amour silencieux, et est comblée de grande richesse.

Un tel homme est éclairé spirituellement. Car la grâce de Dieu se tient comme une source dans l'unité de son esprit, tandis que les quatre fleuves s'écoulent dans ses puissances, avec toutes les vertus. Cette source de grâces réclame toujours que ces fleuves refluent vers le fond même dont ils s'écoulent.

2.2230 Demeurer dans l'unité et sortir pour le partage
Les quatre sorties
2.2231 La première sortie : vers Dieu et ses saints

Désormais rendu stable dans le lien de l'amour, un tel homme devra continuer à demeurer dans l'unité de son esprit. En outre, avec sa raison éclairée et une abondante charité, il sortira pour examiner, avec un clair discernement, tout ce qu'il y a au ciel et sur la terre, et il donnera de la richesse divine, en partage, dans une authentique libéralité.

C'est de quatre façons qu'une personne ainsi éclairée est invitée à sortir, et penche à le faire. D'abord, sortir vers Dieu et vers tous les saints; ensuite, vers les pécheurs et vers ceux qui s'égarent ; en troisième lieu, vers ceux qui sont au purgatoire; enfin, vers elle-même et vers tous les hommes bons.

Comprends bien : l'homme sortira pour considérer Dieu dans sa gloire avec tous ses saints. Il regardera aussi la magnificence et la libéralité avec lesquelles Dieu s'écoule dans tous les saints, selon l'envie qu'en ressent chaque esprit, avec la gloire, avec lui-même et avec une opulence insaisissable; ensuite, comment les saints refluent, avec eux-mêmes et avec tout ce qu'ils ont reçu et dont ils sont

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capables, vers cette somptueuse unité dont toute opulence jaillit.

Ce flux qui est en Dieu réclame toujours un reflux. Car Dieu est une mer, avec ses flux et ses reflux, qui sans cesse s'écoule dans tous ses bien-aimés, selon le besoin et la dignité de chacun, mais qui fait aussi refluer tous ceux qui ont été comblés de ses dons au ciel et sur la terre, avec tout ce qu'ils possèdent et avec tout ce dont ils sont capables.

Défaillir dans l’amour

À certains, il réclame même davantage qu'ils ne pourraient donner. Car lorsqu'il se montre si munificent, si libéral et si immensément bon, il réclame en même temps amour et honneur, selon sa dignité. Dieu veut être aimé par nous selon sa noblesse, ce en quoi tous les esprits défaillent, de sorte que l'amour n'a plus ni modes ni façons. En effet, ils ne savent ni comment produire cet amour ni jusqu'où le conduire, car l'amour d'un esprit n'est qu'un amour où entre une mesure. C'est pourquoi l'amour recommence toujours comme à ses débuts, afin que Dieu puisse être aimé selon qu'il le réclame et selon que les esprits le désirent.

C'est ainsi que ceux-ci se rassemblent sans cesse, afin de ne faire ensemble qu'une seule flamme brûlante d'amour et d'être à même de parachever l'ouvrage qui est d'aimer Dieu selon sa noblesse. La raison montre clairement que c'est là une chose impossible pour des créatures. Mais l'amour, toujours, veut parachever l'amour, soit se fondre, se consumer et s'anéantir, en même temps qu'il défaille. Dieu demeure cependant sans un amour qui serait conforme à sa dignité, lui venant de toutes les créatures.

Mais précisément, que son Dieu et Bien-aimé soit si sublime et si munificent, qu'il surpasse toutes les puissances créées et que personne, hors lui-même, ne puisse l'aimer selon qu'il en est digne, voilà qui vaut à la raison éclairée grande volupté et délectation.

Un tel homme, riche et éclairé, gratifie tous les choeurs /1 et tous les esprits, chacun individuellement selon qu'il en est digne, en puisant dans les richesses de son Dieu, et dans la libéralité de son propre fond qui est maintenant éclairé et qui déborde de grandes merveilles. Il se promène parmi tous les choeurs, parmi les jardins et parmi ceux qui les habitent, considérant en chacun comment Dieu y demeure selon la noblesse de celui-ci. Cet homme éclairé parcourt et traverse avec une grande célérité, en esprit, toute la troupe céleste. Il est riche et déborde de charité, et il rend riche et débordant de gloire nouvelle toute l'armée céleste ; tout cela provenant de la Trinité et de l'Unité, riches et abondantes, de la nature divine. Voilà la première sortie qui est dirigée vers Dieu et ses saints.

2.2232 La deuxième sortie : vers les pécheurs

Parfois un tel homme descendra jusqu'auprès des pécheurs, avec grande compassion et généreuse miséricorde, et les présentera à Dieu avec intime dévotion et force prières. Il exhortera Dieu en lui rappelant le grand bien qu'il est et qu'il peut faire, celui qu'il nous a fait et qu'il nous a promis de faire, comme s'il ne s'en souvenait plus. Car Dieu veut être prié, et la charité veut avoir tout ce qu'elle désire. Non pas qu'elle veuille se montrer entêtée ou obstinée, mais elle remet tout à l'opulente bonté et libéralité de Dieu. Car

1. Les anges.

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Dieu aime sans mesure, en quoi celui qui aime trouve tout son content. En effet, maintenant qu'un tel homme aime d'un amour de communion, sa prière et son désir sont que Dieu laisse s'écouler son amour et sa miséricorde sur les païens, sur les juifs, et sur tous les infidèles, pour qu'il soit aimé, connu et loué dans le ciel, et pour que notre gloire, notre joie et notre paix augmentent jusqu'aux confins de la terre. Void la deuxième sortie, dirigée vers les pécheurs.

2.2233 La troisième sortie : vers ceux qui sont au purgatoire

Il arrivera parfois à un tel homme de tourner son regard vers ses amis au purgatoire pour considérer leur détresse, leur attente et leur lourde peine. Il suppliera et invoquera alors la démence, la miséricorde et la libéralité de Dieu, et lui fera voir leur bonne volonté, leur grande détresse et leur attente des biens opulents de Dieu. Il lui rappellera qu'ils sont morts dans l'amour, et que toute leur confiance fut mise dans sa Passion et dans sa clémence.

Comprends-moi : il peut parfois arriver qu'un tel homme éclairé soit spécialement invité par le Saint-Esprit à prier pour telle affaire précise, pour tel pécheur en particulier, pour telle âme, ou pour quelque avantage spirituel, de telle façon que lui-même s'en rende compte et l'éprouve comme une oeuvre du Saint-Esprit, et non pas le fait de l'opiniâtreté, de l'entêtement, ou l'oeuvre de sa nature. Il arrive alors qu'un tel homme se mette à prier d'une façon si intime et si enflammée, qu'il reçoive une réponse spirituelle, lui assurant que sa prière a été exaucée. Et sitôt le présage reçu, cessent aussi l'impulsion de l'Esprit et la prière.

2.2234 La quatrième sortie : vers soi-même et vers tous les bommes de bonne volonté

Enfin, l'homme ira vers lui-même et vers tous les hommes de bonne volonté, pour savourer et considérer quelle est leur solidarité et leur concorde dans l'amour. Avec grand désir, il désirera que Dieu laisse se répandre ses dons habituels, et l'en suppliera, afin que ceux-là demeurent fermes dans son amour et dans la vénération qu'ils lui doivent éternellement. Un tel homme éclairé pourra instruire et enseigner, corriger et servir tous les hommes, fidèlement et avec discernement, car il est porteur d'un amour de communion. C'est pourquoi il est médiateur entre Dieu et tous les hommes.112

De plus, il se recueillera tout entier en lui-même, accompagné de tous les saints et de tous les hommes bons, pour s'y établir paisiblement dans l'unité de son esprit, et, en outre, dans la sublime unité de Dieu, en laquelle tous les esprits se reposent.

Telle est la véritable vie spirituelle, car tous les modes et toutes les vertus, intérieures et extérieures, ainsi que les puissances supérieures de l'âme se trouvent ainsi surnaturellement ornés, comme il sied et convient.

2.224 Comment reconnaître les personnes qui n'ont pas accueilli le deuxième Avènement

Il se rencontre certaines personnes, aux paroles particulièrement subtiles, et fort habiles pour disserter de choses élevées, qui cependant ne savourent ni ce mode de vie éclairé ni cet amour de communion, si libéral. Comment ces personnes peuvent apprendre à se reconnaître d'elles-mêmes et être aussi reconnues par les autres, je voudrais vous le montrer à l'aide de trois points. Dans le premier, elles-mêmes peuvent se reconnaître; dans les deux autres, toute personne intelligente pourra les reconnaître.

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Elles sont dispersées

Voici le premier point : là où une personne éclairée, grâce à la lumière divine, est simple, stable, sans avoir recours à des raisonnements, celles-là sont dispersées, inquiètes et pleines de raisonnements et de considérations, ne savourant ni l'unité intérieure ni la quiétude. C'est à ces signes qu'elles peuvent se reconnaître d'elles-mêmes.

Elles sont orgueilleuses

Voici maintenant le deuxième point : là où une personne éclairée a reçu de Dieu la sagesse infuse, grâce à laquelle elle reconnaît et discerne la vérité sans effort, celle-là a des idées subites et subtiles, à partir desquelles elle imagine, invente et raisonne habilement. Son fond, cependant, est pauvre et ce n'est qu'avec réticence /1 qu'elle consent à dispenser son enseignement. Celui-ci est d'ailleurs complexe, fourmillant de choses étranges et de subtilités, et il trouble et gêne plutôt les gens intimes, et leur enlève la paix. Un tel enseignement ne conduit pas vers l'unité et n'en indique pas le chemin. Il apprend seulement à raisonner avec habileté et complication. De telles personnes défendent leur doctrine et leur idée avec entêtement, lors même qu'une autre idée serait aussi bonne que la leur. Elles ne s'occupent pas /2 de la vertu, et n'ont aucun souci à son égard. Elles sont d'ailleurs orgueilleuses spirituellement, dans tout leur être. Voilà le second point.

Elles sont singulières

Voici enfin le troisième point : là où la personne éclairée et aimante s'écoule en charité, également sur tous /3, dans le ciel et sur la terre, comme tu viens de l'entendre, celle-là est singulière en tout. Elle pense être la plus sage et la meilleure, et voudrait qu'on l'aime beaucoup, ainsi que sa doctrine. À son avis, tout ce qu'elle n'enseigne ni ne conseille, et tous ceux qui ne vivent pas comme elle et ne lui appartiennent pas, versent dans l'erreur la plus complète. Pour ses besoins, elle est large et relâchée, et les complaisances qu'elle prend à son endroit sont de peu de poids à ses yeux. Une telle personne n'est ni droite, ni humble, ni libérale, ni complaisante vis-à-vis des pauvres, ni intime, ni zélée, ni sensible à la tendresse /1 de Dieu. Elle ne connaît ni Dieu, ni elle-même, ni la vraie vertu. Voilà pour le troisième point.

1. Littéralement : elle n'est pas libérale à.
2. Pour si sin onoefenacbticb.
3. Pour ghemeine.

Ces choses, il te faudra les observer, les apprendre et les fuir en toi et en tous, lorsque tu les reconnaîtras. Mais ne les juge jamais en qui que ce soit, à moins que leurs oeuvres t'en aient donné la preuve; sans quoi tu rendrais ton coeur impur pour reconnaître la vérité divine.

2.225 Exemple du Christ : homme de communion

Afin de nous établir dans ce mode de la communion, et d'avoir le désir de ce mode au-dessus de tous les modes dont nous avons parlé - car il est de fait le plus élevé -, nous voudrions prendre le Christ comme exemple, lui qui fut l'homme de communion par excellence, qui le demeure encore et qui le sera pour l'éternité.

En effet, il a été envoyé sur terre pour tous les hommes également /2, au profit de ceux qui veulent se tourner vers lui. Bien que lui-même ait dit qu'il n'était envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël, il faut comprendre cela non des juifs seuls, mais de

1. Ici pour liefde.
2. Pour ghemeyne, ici et en tout ce passage. Littéralement : en commun

140

tous ceux qui le contempleront éternellement. Ceux-là appartiennent tous à la maison d'Israël, et personne d'autre. Car les juifs ont méprisé l'Évangile, de sorte que les païens ont pu entrer et l'accueillir et que, de cette façon, Israel en son entier, c'est-à-dire l'ensemble des élus, sera sauvé.

Vois comment le Christ s'est donné également en partage à tous, en toute fidélité. Sa prière intime et sublime s'est écoulée jusqu'auprès de son Père, visant également tous ceux qui veulent être sauvés. Le Christ mettait également avec tous en commun son amour, son enseignement, ses reproches, sa douce consolation, sa munificente libéralité, son pardon clément et miséricordieux. Tout en lui était et est mis en commun, corps et âme, vie et mort, de même que son service. Ses sacrements aussi et ses libéralités, tout est mis en commun. Il ne reçut ni aliments ni quoi que ce fût pour subvenir aux nécessités de son corps, sinon en visant l'utilité commune de tous ceux qui, jusqu'au dernier jour, seraient sauvés. Il ne possédait rien en propre ni en privé, mais il avait tout en commun : son corps et son âme, sa mère et ses disciples, son manteau et sa tunique. C'est pour nous qu'il mangeait et buvait, pour nous encore qu'il vécut et qu'il mourut. Ses souffrances, sa passion et sa détresse lui furent propres et particulières, il est vrai, mais le bénéfice et l'avantage retirés sont communs à tous, de même que sera éternellement commune la gloire de ses mérites.

2.226 L'Église, lieu de communion

Le Christ a laissé sur terre son trésor en même temps que les intérêts de celui-ci : ce sont les sept sacrements, ainsi que les biens extérieurs de la Sainte Église. Il les a acquis par son travail et ils devraient être communs à tous. De même, ses serviteurs, qui en vivent, devraient être des hommes de communion, comme devraient l'être aussi, au moins par leur prière, tous ceux qui vivent d'aumônes dans l'état religieux, comme toutes les personnes spirituelles et tous ceux qui habitent des cloîtres et des ermitages.

Aux origines de la Sainte Église, les papes, les évêques et les prêtres étaient des hommes de communion, car ils convertissaient le peuple, fondaient la Sainte Église et notre foi, et y mettaient le sceau par leur mort et leur sang. C'étaient des gens simples, sans complication, possédant une paix stable dans l'unité de leur esprit. Ils étaient éclairés par la sagesse divine, riches et débordants en fidélité et en charité envers Dieu et envers tous les hommes.

Contre-témoignage de l'Église aujourd'hui

Présentement, on voit tout le contraire. En effet, ceux qui ont maintenant en mains l'héritage en même temps que les intérêts, qui leur reviennent à cause de leur amour et de leur sainteté, ceux-ci sont instables dans leur fond, inquiets et dispersés. Car ils sont tout entiers tournés vers l'extérieur et vers le monde, et ils ne scrutent pas jusqu'au fond /1 les choses et les objets qu'ils ont en main. C'est pourquoi ils prient avec leurs lèvres, mais sans que leur coeur en savoure le sens, qui est la merveille secrète, cachée dans les Écritures, dans les sacrements et dans leur ministère : celle-ci échappe à leur sentir. C'est pourquoi ils sont frustes et lourds, et la lumière de la vérité divine leur fait défaut. Certains sont, jusqu'à l'indécence, à l'affût de la bonne chère et d'une vie confortable, et

1. Pour si en merken niet... te gronde.

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veuille Dieu que leurs corps fussent demeurés chastes ! Aussi longtemps qu'ils continuent de vivre ainsi, ils ne seront jamais éclairés. Et de même que ceux de jadis étaient pleins de libéralité et débordants de charité, ne gardant rien pour eux, ainsi, aujourd'hui, certains sont avares et cupides, et ne veulent manquer de rien. Tout cela ne ressemble en rien à ce mode de communion dont nous venons de traiter, et lui est même contraire Je parle ici d'une manière générale, de la façon dont les choses se passent communément. À chacun de s'observer soi-même, de s'instruire et de se faire des reproches, si nécessaire. Celui qui n'en a pas besoin, qu'il trouve joie, repos et paix dans sa bonne conscience, qu'il serve Dieu et le loue, et qu'il soit utile à lui-même et à tous, pour la gloire de Dieu.

2.227 L'Eucharistie, sacrement de communion

Puisque mon intention est de louer et de glorifier plus particulièrement ce mode de la communion, un autre don précieux et singulier vient encore à l'esprit, celui que le Christ a laissé en communion à tous les hommes bons dans la sainte Église.

Lors de la Cène, à l'occasion de la solennité de la Pâque, au moment oíù le Christ allait passer de cet exil à son Père, ayant mangé l'agneau pascal avec ses disciples et accompli la Loi ancienne, le Christ voulut clore le festin et la fête par un entremets particulier que depuis longtemps il désirait accorder, pour achever la Loi ancienne et commencer la nouvelle. Il prit donc du pain dans ses mains nobles et vénérables, et consacra son corps très saint, puis son sang également saint, et les distribua en communion à ses disciples, abandonnant ainsi son corps et son sang en communion à tous les hommes bons, pour leur bénéfice éternel. Ce don et cet entremets sont la joie et l'ornement de toutes les solennités et de tous les festins du ciel et de la terre.

2.2271 Comment le Christ se donne dans l'Eucharistie

En ces dons, le Christ se donne de trois manières. Il nous donne sa chair, son sang et la vie de son corps, glorifiés, débordants de gloire et de douceur. Il nous donne encore son esprit, avec ses puissances supérieures, pleines de gloire et de dons, de vérité et de justice. Enfin, il nous donne sa personne, avec sa clarté divine, qui élève son esprit et tous les esprits éclairés jusque dans la sublime unité de fruition. Or, le Christ souhaite que nous fassions mémoire de lui, chaque fois que nous allons consacrer son corps, l'offrir et le recevoir. Voici comment il convient que nous fassions mémoire de lui.

Dans notre nature corporelle

Considérons et observons comment le Christ se penche vers nous, avec une affection pleine d'amour, un grand désir, une envie qu'il ressent dans son corps et dans son coeur qui se liquéfie et s'écoule /1 dans notre nature corporelle. Car il nous donne ce qu'il a reçu de notre humanité, à savoir sa chair, son sang et sa nature corporelle. Considérons et observons encore comment ce corps précieux fut torturé et, de part en part, creusé et blessé, à cause de nous, par amour et par fidélité. C'est ainsi que nous avons été ornés et nourris avec l'humanité glorieuse du Christ, suivant la partie inférieure de notre humanité.

Dans l'unité de notre esprit

Dans ce don sublime du Sacrement, le Christ nous accorde encore son esprit qui est plein de gloire, de dons opulents, de vertus et de merveilles de charité et de noblesse qui ne

1. Pour verulietene.

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peuvent être rapportées. C'est ainsi que nous sommes nourris, ornés et éclairés dans l'unité de notre esprit et dans nos puissances supérieures, avec le Christ qui habite en nous avec toute sa richesse.

De personne à personne

Dans le sacrement de l'autel, il nous fait encore don de sa sublime personne, en une lumière insaisissable. Nous sommes ainsi unis au Père, et transférés auprès de lui, où il accueille les fils de son élection en même temps que son fils selon la nature. Nous rejoignons ainsi l'héritage qui est le nôtre, la divinité, pour une atitude éternelle.113

2.2272 Comment rencontrer le Christ dans l'Eucharistie
Dans le désir sensible

Lorsque quelqu'un fait mémoire de cela, et qu'il le considère avec le respect qui est dû, il rencontrera le Christ selon tous les modes par lesquels celui-ci vient à sa rencontre.

Il se lèvera pour recevoir le Christ de tout son coeur et de tout son désir, avec un tendre attachement, avec toutes ses puissances et tout le plaisir que lui procure son envie. C'est ainsi que le Christ se reçut lui-même /1. Ce plaisir ne sera jamais excessif, car notre nature y reçoit sa propre nature, à savoir l'humanité du Christ, mais glorieuse et au comble de la joie et de l'honneur. C'est pourquoi je voudrais que, recevant ainsi le Christ, l'homme fonde et se liquéfie à force de désir, de joie et de délices. Car il reçoit celui qui est le plus beau, le plus gracieux et le plus aimable, bien au-dessus de tous les enfants des hommes, et lui est uni.

Un grand bien est parfois arrivé à l'homme

1. Lors de sa communion à la dernière Cène, selon l'interprétation de Surius.

lorsque, au comble du désir et au milieu de son plaisir, il accueillait /1 le Sacrement, et que l'opulente bonté de Dieu lui révélait et lui découvrait nombre de merveilles secrètes et cachées. Il lui arrivait parfois, lorsqu'il se souvenait du martyre et des souffrances du corps précieux du Christ, alors qu'il recevait le Sacrement, d'entrer dans une dévotion si pleine d'amour et dans une compassion si tendre qu'il désirait être cloué à la croix avec le Christ, verser le sang de son coeur en son honneur et s'enfoncer dans les plaies et dans le coeur ouvert du Christ, son sauveur. Lorsqu'il était ainsi occupé, nombre de révélations et un grand bien lui ont souvent été faits.

Une telle tendresse sensible /2 et compatissante, jointe à l'évocation saisissante et à la considération intime des plaies du Christ, peuvent croître au point que l'on a l'impression de sentir en son propre coeur et en tous ses membres les plaies et les blessures du Christ. S'il devait arriver à quelqu'un de recevoir réellement dans son corps, sous quelque forme que ce fût, les marques des plaies du Seigneur, c'est sûrement à un tel homme que cela arriverait. Voici donc comment nous donnons satisfaction au Christ, comme il convient, selon la partie inférieure de son humanité.

Dans l'unité de l'esprit

Il nous faut aussi habiter dans l'unité de notre esprit, et nous écouler au-dehors, au ciel comme sur la terre, avec une ample charité et un discernement éclairé. En cela, nous possédons la ressemblance avec le Christ et nous lui donnons satisfaction selon l'esprit.114

1. Ici pour toevoeghene.
2. Ici pour ghevoelijcie liefde.

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Au-delà de nous- mêmes

Il nous faut encore, grâce à la personne du Christ, passer au-delà de nous-mêmes et du Christ en tant que créature, avec une intention simple et un amour de fruition, pour nous reposer éternellement dans notre part d'héritage, qui est l'essence divine.

C'est cela que le Christ veut toujours nous accorder spirituellement, aussi souvent que nous nous occupons ainsi et que nous nous préparons et nous disposons à lui au-dedans.

Il veut aussi que nous le recevions à la fois sacramentellement et spirituellement, lorsque cela peut se faire de façon convenable, décente et raisonnable. Cependant, même si quelqu'un ne possède ni sentir ni désir en ce sens-là, pour peu qu'il vise la louange et la gloire de Dieu non moins que sa propre croissance et son propre bonheur, il lui sera toujours loisible de s'approcher librement de la table du Seigneur, à cette condition que sa conscience soit pure de tout péché mortel.

2.223 Le troisième Avènement : le toucher de Dieu dans l'unité de l'esprit
2.2231 Dieu, Unité de nature et Trinité des Personnes

En la sublime unité sur-essentielle de la nature divine, là où le Père et le Fils sont établis en leur nature dans l'unité du Saint-Esprit, au-delà de toute saisie ou compréhension de toutes nos puissances, dans la nue essence de notre esprit, c'est là, dans ce sublime silence, que Dieu surpasse tout ce qui est créature dans la lumière créée.

Cette sublime unité de la nature divine est vivante et féconde. En effet, c'est à partir de cette même unité que le Verbe éternel naît sans cesse du Père, et c'est grâce à cette naissance que le Père connaît le Fils et, dans le Fils, connaît toute chose; de même que le Fils connaît le Père et toute chose dans le Père, car ils sont une seule nature simple. À partir du regard que le Père et le Fils échangent mutuellement dans une clarté éternelle, s'écoule une éternelle complaisance, un amour sans fond, qui est le Saint-Esprit.

2.2232 Dieu meut les créatures

Par le Saint-Esprit et par la sagesse éternelle, Dieu se penche vers chaque créature individuellement, la comble et l'enflamme d'amour, chacune selon sa noblesse et selon l'état dans lequel elle fut placée et pour lequel elle fut élue, à cause de ses vertus et de l'éternelle providence de Dieu. C'est ainsi que sont mis en mouvement tous les esprits bons, au ciel et sur la terre, en tout ce qui concerne les vertus et la justice.

Un exemple emprunté à la cosmologie

Voici une comparaison que je veux te proposer à ce sujet. Dieu a créé le ciel supérieur, tel une clarté pure et simple, entourant et encerclant tous les cieux et tout ce que Dieu a jamais créé de corps et de matière. Le ciel est, en effet, la demeure extérieure et le royaume de Dieu et de ses saints, plein de gloire et de joie éternelle. Comme ce ciel est une clarté éternelle et sans mélange, on n'y trouve ni temps, ni lieu, ni motion, ni aucun changement, car il est stable et immuable, au-delà de toute chose.

La sphère la plus proche de ce ciel de feu s'appelle la première motion. C'est là que, grâce à la puissance de Dieu, tout mouvement prend son origine, à partir du ciel supérieur. C'est à partir de cette motion que le firmament et toutes les planètes accomplissent leur parcours, et que toutes les créatures vivent et croissent, chacune selon son espèce.115

Or, il faut comprendre que l'essence de l'âme est pareillement un royaume spirituel, rempli de la clarté divine, et qui surpasse

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toutes nos puissances, à moins que celles-ci n'agissent selon le mode de la simplicité, ce dont je ne veux pas parler pour l'instant. Vois comment, en dessous de cette essence de l'âme, en laquelle Dieu règne, se tient l'unité de notre esprit, exactement comme la première motion. Car c'est dans cette unité que l'esprit est agi, naturellement et surnaturellement, par la puissance de Dieu au-dessus. Car, de nous-mêmes, nous ne possédons rien, ni naturellement ni surnaturellement.

Lorsque cette motion de Dieu est surnaturelle, elle est la cause première et principale de toutes les vertus. Par elle, certaines personnes éclairées reçoivent les sept dons du Saint-Esprit, qui sont comme les sept planètes éclairant et fécondant toute la vie de l'homme. C'est de cette façon que Dieu est établi dans l'unité essentielle de notre esprit, comme en son royaume propre, et qu'il y est à l'oeuvre et s'écoule avec ses dons dans notre unité potentielle /1 et dans toutes nos puissances.

1. Pour mogbelijcke eenicheit.

2.2233 Comment l'homme se prépare à recevoir la motion divine

Sois maintenant bien attentif à la façon dont nous pouvons atteindre l'occupation la plus intime de notre esprit, et nous y établir, lorsqu'elle a encore lieu dans la lumière créée. Celui qui a été convenablement orné de vertus morales dans sa vie extérieure, qui a été élevé à la noblesse et à la paix divine, grâce aux occupations intimes, celui-là est établi dans l'unité de son esprit : il est éclairé par une sagesse surnaturelle, il s'écoule au-dehors en charité abondante, au ciel comme sur la terre, puis il ramène tout en refluant, en rendant gloire et honneur, vers le même fond et vers la sublime unité de Dieu, qui est à l'origine de tout cet écoulement. Car plus une créature a reçu de Dieu, plus elle ramène, et avec plus d'amour encore elle reflue vers sa source d'origine, et s'ajuste plus intimement à celle-ci. Car Dieu et tous ses dons nous réclament au-dedans de lui, tandis que nous désirons être en lui par la charité, par les vertus et par la ressemblance.

2.2234 Le toucher de Dieu

Ici se produit le troisième avènement du Christ, celui qui a lieu dans les occupations intimes. Il provient du penchant amoureux de Dieu et de son activité intime dans l'unité de notre esprit, ainsi que de notre amour brûlant et de nos puissances qui tout entières s'impriment dans cette même unité où Dieu habite. Il consiste en une motion ou un toucher intérieurs du Christ, dans toute sa divine clarté, au plus intime de notre esprit.

En parlant du deuxième avènement, nous l'avions comparé à une source formée de trois fleuves. Celui-ci, nous voudrions le comparer aux filets d'eau à l'intérieur de la source, car aucun fleuve n'est privé de source ni aucune source, privée de filets d'une eau qui y coule. C'est de la même façon que la grâce de Dieu s'écoule dans les puissances supérieures, tel un fleuve, où elle pousse et enflamme l'homme en vue de toutes les vertus. Mais en plus, telle une source, elle se tient en même temps dans l'unité de notre esprit, bouillonnante dans cette même unité d'où elle jaillit, exactement comme un filet d'eau qui coule et bouillonne, surgissant du fond vivant de l'opulence de Dieu, où fidélité et grâce jamais ne pourront faire défaut. Voilà le toucher dont je parle.

La créature pâtit et subit ce toucher, car les puissances supérieures y sont unies dans l'unité de l'esprit, au-delà de la dispersion des

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vertus. Personne d'autre n'y agit, sinon Dieu seul, en sa libre bonté qui est la cause de toute notre vertu et de toute notre béatitude. Dans l'unité de l'esprit, là où ce filet d'eau bouillonne, l'on se trouve au-delà des oeuvres et de la raison, mais non pas sans la raison. Car la raison éclairée, en particulier la puissance d'amour, sent ce toucher, mais elle ne peut saisir ou comprendre ni son mode ni sa façon, ni non plus comment il se produit ou ce qu'il est. Car cet ouvrage est divin, et source de toute grâce ainsi que de tout don qui nous surviennent, en même temps que l'ultime intermédiaire qui reste entre Dieu et la créature.

Au-delà de ce toucher, dans l'essence silencieuse de l'esprit, flotte une clarté insaisissable : la sublime Trinité d'où sort ce toucher. C'est là que Dieu vit et règne dans l'esprit, et l'esprit en Dieu.

2.2235 La réponse de l'homme au toucher : l'occupation la plus intime

Or voici que le Christ, par le moyen de ce toucher, parle intérieurement à l'esprit : « Sors avec des occupations qui correspondent à ce toucher. »

En effet, ce toucher profond attire notre esprit et l'invite pour qu'il entre dans l'occupation la plus intime à laquelle une créature puisse se livrer, selon le mode de la créature et dans la lumière créée. L'esprit s'élève ici au-delà des oeuvres, grâce à la puissance d'aimer, jusque dans cette unité où bouillonne le filet d'eau courante qui est le toucher. Celui-ci réclame à l'intelligence de connaître Dieu dans sa clarté, en même temps qu'il attire et invite la puissance d'aimer à jouir de Dieu sans intermédiaire. C'est là d'ailleurs ce que désire par dessus tout, naturellement et surnaturellement, un esprit qui aime.

Défaillance de la raison

Grâce à la raison éclairée, l'esprit s'élève dans une attention /1 intime. Il contemple et observe /2, au plus intime de son esprit, en ce lieu où le toucher est vivant. C'est à ce moment que la raison et toute lumière créée défaillent, incapables d'aller au-delà. Car la clarté divine, qui flotte au-dessus et qui produit ce toucher, parce qu'elle est sans fond, aveugle tout regard créé au moment même où elle le rencontre, étant à l'égard de toute intelligence qui opère dans la lumière créée, ce que la clarté du soleil est aux yeux de la chauve-souris.

Et cependant, sans cesse et à nouveau l'esprit est réclamé et éveillé par Dieu et par lui-même, pour scruter cet attouchement dans son fond, pour savoir ce que Dieu est et ce qu'est ce toucher. De même, la raison éclairée n'a de cesse qu'elle s'interroge toujours à nouveau pour savoir d'où cela vient, et elle redouble d'effort dans ses recherches pour remonter jusqu'en la source /3 de ce filet de miel. En vain : elle n'en saura jamais davantage que ce qu'elle en savait le premier jour. La raison et toute considération l'avouent : « Je ne sais pas ce que c'est. » Car la clarté divine qui flotte au-dessus d'elle refoule et aveugle toute intelligence au moment même où celle-ci la rencontre.116 Dieu se tient ainsi dans sa clarté, au-delà de tous les esprits qui sont au ciel et sur la terre.

L'intelligence cède; seul l'amour peut aller plus avant

Ceux qui, avec des vertus et des occupations intimes, auront creusé leur fond jusqu'au tréfonds /4, où est leur source, qui est la porte de la vie éternelle, seront en mesure de sentir

1. Pour ghemerke.
2. Pour merket.
3. Ici pour gronde.
4. Pour die baren grant dore graven bebben.

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le toucher. La clarté de Dieu y rayonne si puissamment que la raison et toute intelligence défaillent en voulant poursuivre, et doivent subir et céder en présence la clarté insaisissable de Dieu. Cependant, l'esprit le sent dans son fond, et quoique la raison et l'intelligence défaillent devant la clarté divine et restent au-dehors, à la porte, la puissance d'amour veut poursuivre. Car elle est réclamée et invitée comme l'intelligence, quoiqu'elle soit aveugle, et elle voudrait jouir. Or jouir est situé dans ce que l'on savoure et sent, non dans ce que l'on sait. C'est pourquoi, là où l'intelligence reste au-dehors, l'amour voudrait pénétrer.117

Une faim éternelle

C'est ici le début d'une faim perpétuelle, qui ne sera jamais rassasiée. Il s'agit du tourment intérieur et de l'aspiration de la puissance d'aimer et de l'esprit créé envers le bien incréé. L'esprit, désirant jouir et étant réclamé et invité par Dieu à cela, en veut toujours l'accomplissement. Regarde : c'est maintenant le commencement de l'éternel tourment et de soupirs inlassables qui éternellement vont défaillir. De tels gens sont les plus pauvres de tous, car ils sont avides et affamés, et souffrent de faim dévorante. Ils mangent et ils boivent, mais ne se rassasient jamais de la sorte, car cette faim-là est éternelle. En effet, un vase créé ne saurait contenir un bien incréé. La faim et les soupirs seront donc éternels, tel un vase où Dieu déborde de toute part dans un défaillir qui ne cessera jamais.

Ils sont excellents les mets proposés de nourriture et de boisson, que personne ne peut connaître sans les sentir, mais un seul mets y est absent : la fruition à satiété. La faim se renouvelle donc sans interruption, quoique le toucher de Dieu fasse s'écouler des fleuves de miel, charriant toute sorte de délices. L'esprit, bien sûr, les savoure, d'après tout ce qu'il peut se représenter ou s'imaginer, mais il reste dans le mode des créatures et en dessous de Dieu. C'est pourquoi la faim et l'impatience sont éternelles. Quand bien même Dieu accorderait à un tel homme tous les dons possédés par tous les saints et tout ce qu'il pourrait accorder, lui-même excepté, l'esprit, bâillant d'avidité, resterait tout aussi affamé et tout aussi insatiable. La motion et le toucher intérieurs de Dieu nous donnent faim et nous font soupirer, car l'Esprit de Dieu excite le nôtre : plus il nous touche, plus nous avons faim et plus nous soupirons.

C'est ici la vie d'amour et son activité la plus sublime, au-delà de la raison et de l'intelligence. En effet, la raison ne peut ici enlever ni ajouter quoi que ce soit à l'amour, car c'est du divin amour que notre amour est ici touché. D'après ce que je puis comprendre, il n'y a jamais plus ici de séparation d'avec Dieu. Le toucher de Dieu en nous, dans la mesure où nous le sentons, et nos soupirs d'amour sont tous les deux des réalités créées, qui peuvent donc croître et augmenter tout au long de notre vie.

La tempête ou le combat d'amour

En cette tempête d'amour, deux esprits se livrent combat : l'Esprit de Dieu et le nôtre. Dieu, par son Saint-Esprit, se penche en nous et nous sommes, nous, de cette façon, touchés en amour. Ensuite, notre esprit, par l'activité de Dieu et par la puissance de l'amour, s'enfonce /1 et se penche en Dieu. Et Dieu est, de cette façon, touché.

1. Ici pour bem indrucken.

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Ces deux touchers provoquent le combat d'amour. Lorsque la rencontre se fait plus profonde, et la visite, plus intime et plus vive, c'est alors que chaque esprit est plus que jamais blessé par l'amour. Ces deux esprits, le nôtre et celui de Dieu, jettent éclairs et rayons l'un dans l'autre, s'exposant réciproquement leur visage, ce qui les fait pareillement soupirer d'amour l'un vers l'autre. Chacun réclame de l'autre ce qu'il est, et offre à l'autre ce que lui-même est, invitant l'autre à en faire autant, de sorte que les deux amants se liquéfient d'amour. Le toucher de Dieu et son don, nos soupirs d'amour et notre don en retour, font durer l'amour. Ce flux et ce reflux font déborder la source de l'amour, de sorte que le toucher de Dieu et nos soupirs d'amour deviennent un seul amour simple.

L'anéantissement dans l'amour

Un tel homme est maintenant à tel point établi dans l'amour, qu'il lui faut s'oublier lui-même ainsi que Dieu, et ne plus rien connaître que l'amour. L'esprit se consume ainsi dans le feu de l'amour et pénètre si profondément à l'intérieur du toucher de Dieu qu'il est vaincu en soupirant, et qu'il est anéanti en agissant. Il agit jusqu'à épuisement, devient lui-même amour, au-delà de tout ce qu'il peut faire pour s'ajuster à Dieu, et il est établi au plus intime de son être créé, au-delà de toutes les vertus, là où toutes les oeuvres de la créature commencent et trouvent leur achèvement. Voilà l'amour tel qu'il est en lui-même, fondement et fond de toutes les vertus.

2.2236 Les oeuvres spirituelles

Comme notre esprit et cet amour sont désormais vivants et féconds en vertus, les puissances ne peuvent demeurer dans l'unité de l'esprit. Car la clarté insaisissable de Dieu et son amour sans fond se tiennent au-delà de l'esprit et meuvent la puissance d'amour, de sorte que l'esprit retombe en ses oeuvres, avec des efforts plus sublimes et plus intimes, qu'il n'avait jusqu'alors jamais connus. Au plus il est intime, et plus il est noble, plus vite il s'épuise et s'anéantit /1 dans l'amour, pour retomber ensuite en de nouvelles oeuvres. C'est là la vie du ciel.

L'esprit avide espère inlassablement faire de Dieu sa nourriture et l'absorber, alors que c'est lui-même qui se trouve absorbé dans le toucher de Dieu, qui défaille dans toutes ses oeuvres, et devient lui-même amour au-delà de toutes les oeuvres. En effet, dans l'unité de l'esprit se fait l'union des puissances supérieures. La grâce et l'amour y sont essentiels, au-delà des oeuvres, car c'est là la source de la charité et de toute vertu.

L'esprit s'y écoule éternellement en charité et en vertus; il s'y recueille aussi éternellement, par une faim intime, pour savourer Dieu; il y demeure enfin éternellement au-dedans dans le simple amour. Tout cela advient dans la manière propre des créatures, au-dessous de Dieu. Il s'agit de l'occupation la plus intime que l'on puisse avoir dans la lumière créée, au ciel et sur la terre.

Au-delà, il n'y a plus que la vie contemplative, celle qui contemple Dieu, à la lumière divine et selon le mode qui est celui de Dieu. Dans cette occupation, l'on ne peut ni s'égarer ni être trompé. Elle commence id-bas dans la grâce, et durera éternellement dans la gloire.

1. Pour uut werket to niete.

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2.30 La sortie à la rencontre de l'Époux Récapitulation

Je vous ai maintenant expliqué comment un homme libre et élevé devient voyant, par la grâce de Dieu, dans les occupations intimes. C'était le premier point, à savoir de considérer ce que le Christ réclame et désire de nous lorsqu'il dit : « Vois ».

Quant au deuxième et au troisième point « L'époux vient » et « Sortez » - je vous ai expliqué les trois façons dont le Christ peut advenir intérieurement, les quatre modes du premier avènement, et comment il nous faut sortir à sa rencontre, avec des occupations conformes aux diverses façons selon lesquelles Dieu, lors de son avènement, nous enflamme, nous enseigne et nous meut.

Il nous reste à considérer le quatrième et dernier point, à savoir la rencontre avec le Christ, notre époux. Car tout ce que nous voyons spirituellement au-dedans de nous, en grâce ou en gloire, et toutes nos sorties, grâce aux vertus, en quelque occupation que ce soit, tout cela est en vue d'une rencontre et d'une union avec le Christ, notre époux. C'est lui, notre repos éternel, notre fin et la récompense de tout notre labeur.

Tu sais bien que toute rencontre est une réunion de deux personnes venant d'endroits différents, opposés et séparés l'un de l'autre. Or, le Christ vient d'en-haut, tel un Seigneur et bienfaiteur libéral qui peut tout. Nous venons, nous, par contre, d'en-bas, en pauvres serviteurs, incapables de faire quoi que ce soit par nous-mêmes, et étant dans le besoin pour toute chose. Le Christ vient en nous du dedans vers le dehors, et nous venons à lui du dehors vers le dedans. C'est pourquoi la rencontre qui aura lieu sera spirituelle. Ces deux venues et notre rencontre avec le Christ ont lieu de deux façons : l'une, avec intermédiaire; l'autre, sans intermédiaire.

2.310 Fondements de l'union avec Dieu
2.311 L'union dans la nue nature

Sois maintenant bien attentif afin de comprendre au mieux. L'unité de notre esprit est là de deux façons : de façon essentielle dans l'essence, et de façon active dans les oeuvres. Il te faut savoir que l'esprit, selon l'être essentiel, reçoit l'avènement du Christ dans la nue nature, sans intermédiaire et sans cesse. Car l'essence et la vie que nous sommes en Dieu, dans notre image éternelle, et en laquelle nous sommes établis et que nous sommes en nous-mêmes, selon notre être essentiel, est sans intermédiaire et sans séparation. De sorte que l'esprit, selon sa partie la plus intime et la plus sublime, reçoit sans cesse, dans la nue nature, l'empreinte de son image éternelle et de la clarté divine.

En outre, cet esprit est une demeure éternelle de Dieu, où Dieu est établi par son éternelle présence au-dedans ; demeure qu'il visite sans cesse en un nouvel avènement et par la nouvelle clarté de sa naissance éternelle dont le rayonnement se renouvelle au-dedans de la demeure. Car là où Dieu advient, il est présent; là où il est présent, il advient ; et là où il n'a jamais été, il n'adviendra jamais. Car il n'y a en lui ni accident ni possibilité de changement, et toute chose en laquelle il est présent est à son tour présente en lui, car il ne sort pas de lui-même.

C'est pourquoi l'esprit est établi en Dieu, selon son essence, dans la nue nature ; et Dieu est établi dans l'esprit, car l'esprit vit en Dieu, et Dieu, en l'esprit.

En outre, l'esprit, dans sa partie supérieure, est capable de recevoir la clarté de

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Dieu sans intermédiaire, et tout ce que Dieu peut accorder. Grâce à la clarté de son image éternelle, qui brille en lui, dans son essence et dans sa personne, l'esprit s'immerge au-delà de lui-même dans l'essence divine, selon la partie supérieure de sa vie vivante. Il y demeure à jamais et y est établi dans sa béatitude éternelle ; et il s'en écoule à nouveau, avec toutes les créatures, grâce à la naissance éternelle du Fils, et il est constitué dans son essence créée, par la libre volonté de la Sainte Trinité. C'est là qu'il possède la ressemblance avec l'image de la sublime Trinité et Unité, ressemblance à laquelle il a été façonné.

Dans son être créé, il subit sans cesse l'empreinte de son image éternelle, à l'égal d'un miroir sans tache où l'image demeure pour toujours, et grâce auquel, à chaque nouveau regard jeté dans le miroir, la connaissance de l'image se renouvelle par de nouvelles clartés.

Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu n'existe pas en soi, mais elle demeure en Dieu, s'écoule de Dieu, est suspendue en Dieu, et retourne en Dieu comme dans sa cause éternelle ; elle ne se sépare pas de Dieu et ne le fera jamais dans le mode dont il est question ici. Car cette unité est en nous dans la nue nature.

Si la créature venait à se séparer de Dieu, elle tomberait dans un pur néant. Cette unité est située au-delà du temps et du lieu, elle est toujours active selon le mode de Dieu, à cette exception près qu'elle reçoit passivement l'empreinte de son image éternelle, parce que celle-ci est une ressemblance de Dieu et qu'elle n'est que créature.

Voilà la noblesse que nous possédons par la nature, dans l'unité essentielle de notre esprit, là où celui-ci est naturellement uni avec Dieu. Elle ne nous rend ni saints ni bienheureux, car tous les hommes, bons ou mauvais, la possèdent en eux, bien qu'elle soit la première cause de toute sainteté et de toute béatitude. Voilà ce qui concerne la rencontre et l'union entre Dieu et notre esprit, dans la nue nature.

2.312 L'union avec ou sans intermédiaire

À présent, sois bien attentif à ce qui va suivre. Si tu comprends bien ce que je veux maintenant te dire et ce que je viens de dire, tu comprendras toute la vérité concernant Dieu que pourrait t'enseigner une créature, et bien au-delà.

Selon un autre mode, notre esprit se tient activement dans cette même unité, et subsiste en lui-même dans son essence créée et personnelle : c'est là le domaine propre des puissances supérieures. Là aussi sont le commencement et la fin de toute activité créée qui se déploie selon le mode des créatures, dans la nature et au-delà de la nature. L'unité n'agit cependant pas en tant qu'elle est unité. Mais toutes les puissances de l'âme, dès qu'elles agissent, possèdent leur pouvoir et leur capacité dans leur domaine propre, c'est-à-dire dans l'unité de l'esprit, là où celui-ci subsiste en sa propre essence.

En cette unité, l'esprit doit toujours ou bien être semblable à Dieu par la grâce et les vertus, ou bien lui être dissemblable par le péché mortel. Puisque l'homme a été fait pour la ressemblance avec Dieu, c'est-à-dire pour la grâce de Dieu (car la grâce est une lumière déi-forme qui nous pénètre et nous fait ressembler à Dieu, et sans cette lumière qui nous rend

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ressemblants, nous ne pouvons pas nous unir à lui surnaturellement), et bien que nous ne puissions pas perdre l'image de Dieu ni l'unité naturelle avec lui, s'il nous arrivait de perdre la ressemblance, c'est-à-dire la grâce de Dieu, nous serions damnés. C'est pourquoi, aussi longtemps que Dieu trouve encore en nous quelque capacité à recevoir sa grâce, par sa libre bonté, il veut nous rendre vivants et semblables à lui par le moyen de ses dons118.

Ce qui se produit toujours lorsque nous nous tournons vers lui avec notre entière volonté : au même moment, le Christ vient à nous et en nous, avec intermédiaire et sans intermédiaire, à savoir avec des dons et au-delà de tous les dons. Et nous aussi, nous venons à lui et en lui, avec intermédiaire et sans intermédiaire, à savoir avec des vertus et au-delà des vertus. Il imprime en nous son image et sa ressemblance, c'est-à-dire lui-même et ses dons ; il nous délivre du péché, et nous rend libres et semblables à lui-même.

Or, dans l'oeuvre elle-même par laquelle Dieu nous délivre du péché et nous rend semblables à lui et libres dans la charité, l'esprit s'immerge, au-delà de lui-même, dans l'amour de fruition. C'est là que la rencontre a lieu, ainsi qu'une union sans intermédiaire et surnaturelle, en laquelle se trouve notre suprême béatitude. Si tout ce que Dieu nous donne par amour et par libre bonté lui est naturel, cela nous est par contre accidentel et, compte tenu du mode qui est le nôtre, surnaturel. Auparavant, nous étions étrangers et dissemblables ; désormais nous obtenons la ressemblance et l'unité avec Dieu.

2.313 Le repos dans l'unité essentielle

Cette rencontre et cette unité, en laquelle l'esprit aimant est établi sans intermédiaire, qu'il obtient en Dieu, ne peuvent qu'avoir lieu dans la saisie /1 essentielle, qui est profondément cachée à notre façon de comprendre, exception faite de la compréhension essentielle, selon le mode de la simplicité.

En cette unité de fruition, il nous faudra sans cesse nous reposer au-delà de nous-mêmes et de toute chose. De cette unité s'écoulent tous les dons, naturels et surnaturels. L'esprit qui aime s'y repose cependant, au-delà de tous ces dons, dans cette unité. Là, il n'y a plus que Dieu, et l'esprit uni avec Dieu, sans intermédiaire. C'est dans cette unité que nous sommes reçus par le Saint-Esprit, et que nous le recevons en même temps que le Père, le Fils et la nature divine. Car Dieu ne peut pas être divisé.

Le penchant fruitif de l'esprit, qui cherche le repos en Dieu, au-delà de toute ressemblance, obtient surnaturellement, dans son être essentiel, tout ce que l'esprit reçut jamais naturellement en celui-ci, et il s'y établit. Tous les hommes bons possèdent cela; mais quant à savoir comment cela se produit, toute leur vie durant cela leur sera caché, s'ils ne sont pas intimes et vides de toute créature.

Au moment même où l'homme se détourne du péché, il est reçu dans sa propre unité essentielle, par Dieu, en la partie supérieure de son esprit, pour se reposer en Dieu, maintenant et â tout jamais. Il reçoit encore, dans le fond propre de ses puissances, la grâce de Dieu et la ressemblance avec lui, afin de toujours croître et augmenter en nouvelles

1. Pour begripe.

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vertus. Aussi longtemps que dure la ressemblance dans la charité et dans les vertus, l'unité elle aussi persiste, dans le repos, et ne peut être perdue par rien, hormis le péché mortel.

2.314 Rôle de la grâce, sans cesse renouvelée

Toute la sainteté et toute la béatitude consistent en ce que l'esprit, grâce à la ressemblance et par l'intermédiaire de la grâce ou de la gloire, est introduit dans le repos en l'unité essentielle. Car la grâce de Dieu est toujours le chemin qu'il nous faut traverser, si nous voulons entrer dans la nue essence où Dieu se donne sans intermédiaire, dans toute sa richesse.

C'est pourquoi les pécheurs et les esprits des damnés se trouvent dans les ténèbres, car leur fait défaut la grâce de Dieu qui les éclairerait, les conduirait et les guiderait vers l'unité fruitive. L'être essentiel de leur esprit est cependant d'une telle noblesse que les damnés ne peuvent souhaiter par eux-mêmes tomber dans le néant, mais c'est le péché qui produit l'intermédiaire, les ténèbres et une si grande dissemblance entre les puissances et l'essence - à l'intérieur de laquelle Dieu vit -, que l'esprit ne peut s'unir à sa propre essence qui lui appartiendrait alors en propre et en laquelle il trouverait son éternel repos, si le péché n'y faisait obstacle.

En effet, celui qui vit sans péché, vit dans la ressemblance et dans la grâce, et Dieu lui appartient en propre. La grâce est ainsi nécessaire pour chasser le péché, préparer le chemin et rendre féconde toute notre vie. C'est la raison pour laquelle le Christ vient toujours en nous par des intermédiaires, à savoir par la grâce et de nombreux dons. Et nous aussi, nous allons à lui par des intermédiaires, comme le sont les vertus et les diverses occupations. Plus intimes sont ses dons et plus subtilement il nous meut, plus intimes et plus délicieuses sont les occupations de notre esprit, comme tu as pu t'en rendre compte dans tout ce qui t'a été montré jusqu'à présent.

Tout cela se renouvelle sans cesse. Car Dieu accorde toujours de nouveaux dons, et notre esprit se recueille toujours à nouveau selon les modes que Dieu réclame de lui et dont il le comble. Lors d'une telle rencontre, l'esprit reçoit chaque fois une nouveauté plus élevée encore, de sorte qu'il croît continuellement vers une vie plus sublime. Cette rencontre-ci, qui a lieu dans les oeuvres, s'effectue toute entière par un intermédiaire. En effet, les dons de Dieu, nos vertus et l'activité de notre esprit constituent l'intermédiaire. Tous les hommes et tous les esprits ont d'ailleurs besoin d'un intermédiaire, car sans l'intermédiaire de la grâce de Dieu et sans une conversion aimante et libre, aucune créature ne serait sauvée.

2.315 Avènement dans l'unité et Avènement dans la ressemblance

Dieu regarde la demeure et le repos qu'il a façonnés avec nous et au-dedans de nous, à savoir l'unité et la ressemblance. Or, il veut sans cesse visiter cette unité par un nouvel avènement de sa naissance sublime, et par un somptueux écoulement de son amour sans fond, car il veut habiter avec opulence dans les esprits aimants. La ressemblance de notre esprit, elle aussi, il veut la visiter avec des dons somptueux, afin que nous soyons plus ressemblants et plus éclairés dans les vertus.

Or, le Christ veut que nous habitions et demeurions dans l'unité essentielle de notre esprit, comblés avec lui, au-delà de toute oeuvre de créature et au-delà de toutes les ver-

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tus. Mais il veut aussi que nous demeurions dans cette même unité avec nos oeuvres, remplis de vertus et comblés de dons célestes. En outre, il veut que nous rencontrions à la fois cette unité et cette ressemblance, en chaque oeuvre que nous accomplissons. Car à chaque instant nouveau, Dieu naît en nous et, à partir de cette sublime naissance, le Saint Esprit s'écoule avec tous ses dons. Or, les dons de Dieu, nous les rencontrons dans la ressemblance, la sublime naissance, dans l'unité.

2.320 Rencontrer Dieu dans les oeuvres, afin de jouir dans l'unité

Comprends maintenant comment il nous faut rencontrer Dieu en chaque oeuvre, croître vers une ressemblance plus grande, et nous établir plus noblement dans l'unité fruitive.

2.321 Par l'intention simple

Chaque oeuvre bonne, aussi petite soit-elle, rapportée à Dieu avec amour et avec une intention droite et simple, mérite un accroissement de la ressemblance et la vie éternelle en Dieu.

L'intention simple rassemble dans l'unité de l'esprit les puissances dispersées, et ajuste l'esprit à Dieu. L'intention simple est le commencement, la fin et l'ornement de toutes les vertus. L' intention simple présente à Dieu louange et gloire et toutes les vertus ; elle traverse et passe au-delà d'elle-même, au-delà de tous les cieux et de toute chose, pour trouver Dieu dans le fond simple d'elle-même.

L'intention est simple qui ne vise que Dieu et toute chose par rapport à Dieu. L'intention simple chasse l'hypocrisie et la duplicité. Tout homme la gardera et la pratiquera en toutes ses oeuvres, par dessus tout. Car elle le tient présent à Dieu, le garde éclairé pour comprendre, zélé pour les vertus et libre de toute peur lui venant de l'extérieur, tant maintenant qu'au jour du jugement. L'intention simple est l'oeil simple dont parle le Christ /1, qui garde le corps entier - c'est-à-dire toutes les oeuvres et toute la vie de l'homme - dans la lumière et pur de péché. L'intention simple est le penchant d'amour de l'esprit, intérieur et éclairé. Elle est le fondement de toute vie spirituelle /2, et contient en elle la foi, l'espérance et la charité, car elle fait confiance à Dieu et lui est fidèle. Elle foule aux pieds la nature, pacifie, chasse le murmure de l'esprit, garde vivantes toutes les vertus, apporte la paix, l'espérance et audacieuse confiance /3 devant Dieu, tant ici-bas qu'au Jugement de Dieu.

C'est ainsi qu'il nous faut habiter dans l'unité de notre esprit, dans la grâce et dans la ressemblance, rencontrer sans cesse Dieu par l'intermédiaire des vertus, et lui présenter, avec une intention simple, notre vie entière et toutes nos oeuvres. De cette façon, à chaque instant et en chacune de nos oeuvres, nous lui ressemblons davantage.

Grâce au fond de l'intention simple, nous passons au-delà de nous-mêmes, nous rencontrons Dieu sans intermédiaire, et nous nous reposons avec lui, dans le fond de la simplicité. C'est là que nous sommes établis dans l'héritage qui nous est préparé depuis l'éternité.

La vie de tous les esprits et toutes les oeuvres de leurs vertus consistent dans la ressemblance et l'intention simple; leur repos le

1. Cf. Mt. 6, 22.
2. Pour gheestelijcheit.
3. Pour coenheit.

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plus élevé, dans la simplicité, au-delà de la ressemblance. Chaque esprit dépasse cependant les autres en vertus et en ressemblance, et chacun est établi dans sa propre essence, conformément à sa noblesse. Dieu contente chacun de façon singulière, et chacun cherche Dieu dans le fond de son esprit, à la mesure de son amour, tant ici-bas que dans l'éternité.

2.322 Par les dons du Saint Esprit dans la vie des oeuvres

Voyons maintenant l'ordre et les degrés qui existent dans les vertus et dans la sainteté, et comment il nous faut rencontrer Dieu dans la ressemblance, afin d'être à même de nous reposer avec lui dans l'unité.

Lorsque quelqu'un vit dans la crainte de Dieu, pratiquant les vertus morales et des occupations extérieures, qu'il est obéissant et soumis à la Sainte Église et aux commandements de Dieu, disposé et prêt à toute chose bonne, avec une intention simple, il ressemble à Dieu par sa fidélité et par sa volonté qui lui est conforme, pour tout ce qui est à faire ou à éviter; et il repose en Dieu au-delà de la ressemblance. En effet, par la fidélité et l' intention simple, il accomplit la volonté de Dieu, et cela plus ou moins, selon le mode de sa ressemblance, tandis que, par l'amour, il se repose dans son Bien-aimé, au-delà de la ressemblance.

Bonté et libéralité

S'il s'occupe comme il faut avec tout ce qu'il a reçu de Dieu, Dieu lui donne l'esprit de bonté et de libéralité. Il acquiert ainsi un coeur libéral, et devient doux et bon, ce qui le rend encore plus vivant et plus ressemblant. En outre, il sent qu'il se repose encore davantage en Dieu, et que sa vertu s'élargit et s'approfondit au-delà de ce qu'elle était auparavant, tandis que, dans la mesure où il ressemble davantage à Dieu, il savoure mieux la ressemblance et le repos.

Science et discernement

S'il s'occupe en cela comme il faut, avec grand zèle, avec une intention simple et en combattant ce qui est contraire à la vertu, il acquiert le troisième don qui est celui de la science et du discernement. Il devient alors raisonnable, sachant ce qu'il lui faut faire et éviter, et sachant quand il faut donner ou prendre. Grâce à l' intention simple et à l'amour de Dieu, un tel homme repose en Dieu au-delà de lui-même, dans l'unité.

En lui-même, il est établi dans la ressemblance; dans ses oeuvres, il l'est avec un plaisir plus abondant. Car il est obéissant et soumis devant le Père, raisonnable et plein de discernement devant le Fils, libéral et bon devant le Saint-Esprit. Il porte ainsi en lui une ressemblance avec la Sainte Trinité. En outre, il se repose en Dieu par l'amour et par l'intention simple. En cela consiste l'ensemble de la vie active.

C'est en cela que l'on s'occupera avec un grand zèle, et c'est ainsi que l'on suivra son intention simple, avec discernement. Que l'on se garde de tout ce qui est contraire à la vertu et que l'on s'abandonne, toujours humblement aux pieds du Christ, et à chaque instant l'on grandira en vertu et en ressemblance. Qui se tient ainsi, ne pourra pas s'égarer.

Malgré cela, un tel homme, de cette manière, demeure toujours dans la vie active, puisqu'il se tient dans ce qui tracasse le coeur, et est davantage occupé par de multiples activités que par la cause et le pourquoi de celles-

1. Pour voeghen.

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ci. Si son occupation s'arrête aux sacrements, aux signes et aux coutumes extérieures plutôt qu'à la cause et à la vérité que ceux-ci signifient, il restera toujours un homme extérieur, mais il sera sauvé par ses oeuvres bonnes, accomplies avec une intention simple.

2.323 Les dons du Saint-Esprit dans la vie intime

Celui donc qui veut se rapprocher de Dieu et élever ses occupations et sa vie, il lui faut, à partir des oeuvres, entrer dans les raisons de celles-ci, et pénétrer dans leur vérité à partir des signes. Il devient ainsi maître de ses oeuvres, il connaît la vérité, et il pénètre dans la vie intime.

La Force

Dieu lui accorde alors le quatrième don, qui est l'esprit de force. Il est ainsi à même de se tenir au-dessus de la prospérité comme de l'adversité, des gains et des pertes, des espoirs et des soucis dans les choses de la terre, ainsi qu'au-dessus de toute sorte d'intermédiaires et de causes de dispersion. Il devient ainsi libre, ne donnant plus prise aux créatures. Lorsque quelqu'un se trouve dégagé des images, il est maître de soi, s'unifie et se fait intime, aisément et sans peine ; il se tourne librement et sans entraves vers Dieu, avec une intime dévotion et de sublimes désirs, avec action de grâces, louange et une intention simple. Il savoure toutes ses oeuvres et sa vie entière, au-dedans comme au-dehors, car il se tient devant le trône de la Sainte Trinité, et il reçoit souvent consolation intérieure et douceur de la part de Dieu. Car celui qui sert à une telle table, avec action de grâces, louange et intime respect, s'abreuve souvent au vin et goûte aux reliefs de la table du Seigneur et aux miettes qui en tombent, en même temps qu'il possède toujours la paix intérieure, grâce à la simplicité de son intention.

S'il veut continuer à se tenir ainsi fermement devant Dieu, en action de grâces, en louange et avec une intention tournée vers le haut, l'esprit de force redouble en lui de vigueur. Ainsi, ce ne sont pas quelque émotion corporelle ou quelque plaisir qui le feraient s'immerger au-delà de lui-même, dans la consolation, dans la douceur, ou dans quelque don de Dieu, ni dans le repos et la paix de son coeur. Au contraire, il veut dépasser tout don et toute consolation, pour trouver celui qu'il aime. Il est donc fort, celui qui abandonne et surmonte l'agitation de son coeur et les choses de la terre. mais il est doublement fort, celui qui passe au-delà et surmonte toute consolation et tous les dons du ciel. Un tel homme s'élève ainsi au-delà de toute créature et il s'est établi en lui-même, puissant et libre, grâce au don de la force spirituelle.

Le Conseil

Dès l'instant où il n'est plus aucune créature qui puisse vaincre un tel homme, ni l'empêcher de rester ainsi fermement debout, grâce à cette force, dans son intention tournée vers le haut et simple, louant Dieu, le cherchant et le visant au-delà de ses dons, alors Dieu lui accorde le cinquième don qui est celui du conseil.

Par ce don, le Père attire cet homme au-dedans et le réclame à sa droite, avec les élus, dans son unité. Le Fils dit spirituellement au-dedans de lui : « Suis-moi jusque chez mon Père : une seule chose est nécessaire /2. » Puis, le Saint-Esprit fait éclore son coeur et l'embrase d'un amour brûlant qui produit au-dedans vie fougueuse et impatience. Car celui qui

1. Littéralement : créature créée.
2. Cf. Lc 10, 42.

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se montre docile à ce conseil, tombe en tempête d'amour, et rien ne peut plus le satisfaire hormis Dieu seul. Il se quitte donc lui-même et toute chose, pour trouver celui en qui il vit et avec qui toute chose est un. Il faut qu'un tel homme vise désormais Dieu simplement, que par la raison il soit maître de lui, qu'il renonce à toutes ses volontés et qu'il attende, en toute liberté, cette unité tant désirée, jusqu'au jour où Dieu la lui donnera.

Le don de conseil opère ainsi en lui d'une double façon. Car celui qui se quitte lui-même et toute chose, et qui, d'un amour inapaisé, fougueux et brûlant, prie : « Que ton Règne vienne », celui-là est grand et il suit les ordonnances et les conseils de Dieu. Mais il est plus grand encore et il suit mieux le conseil de Dieu, celui qui surmonte sa volonté propre et y renonce par amour, et qui, avec respect et soumission, prie Dieu, en disant : « Que ta volonté, non la mienne, soit faite en tout. »

Lorsque le Christ approchait de sa Passion, il prononça cette même parole devant son Père, en s'effaçant /1 humblement. Pour lui, ce fut la parole la plus délectable et la glorieuse qu'il articula jamais ; pour nous, la plus profitable ; pour son Père, la plus aimable ; et pour le diable, la plus injurieuse. Car c'est dans le Christ renonçant à sa volonté propre, selon son humanité, que nous avons tous été sauvés.119

De la sorte, la volonté de Dieu devient la joie la plus sublime de l'homme aimant et humble, et son plus grand plaisir selon le sentir spirituel, même si par impossible il allait en enfer. La nature y est au plus bas de son abais-

1. Pour vernieten sijns selfs.

sement, mais Dieu au plus haut de son exaltation. L'homme est alors capable de recevoir tous les dons de Dieu, car il s'est renié lui-même, il a renoncé à sa volonté propre, et il a donné son tout pour un autre tout. C'est pourquoi il ne réclame ni ne veut rien en dehors de ce que Dieu veut donner. Car la volonté de Dieu est sa joie, et celui qui se livre par amour est l'homme le plus libre qui soit au monde. Il vit sans soucis, car Dieu ne peut pas perdre celui qui lui appartient.

Prends garde : bien que Dieu connaisse tous les coeurs, un tel homme sera visité par Dieu et mis à l'épreuve pour voir s'il est à même de se renier librement lui-même. Il est ainsi en état d'être éclairé, de vivre honorablement pour Dieu et avantageusement pour lui-même. C'est pourquoi Dieu le déplace de temps à autre de sa droite à sa gauche, du ciel en enfer, de la surabondance de délices dans la détresse la plus profonde. Il semble qu'il soit abandonné et rejeté par Dieu et par toutes les créatures. Si auparavant il s'était renié et avait renié sa volonté, avec amour et avec joie, de sorte qu'il ne cherche plus sa volonté, mais la très chère volonté de Dieu, il se renie encore aisément, maintenant qu'il est dans les peines et la détresse, et il ne se recherche pas, mais cherche toujours l'honneur de Dieu. Celui qui est prêt à accomplir de grandes choses, est prêt aussi à souffrir de grandes choses. Cependant, supporter et souffrir avec résignation est plus noble, plus digne de Dieu, et plus délectable aussi à notre esprit, que d'accomplir de grandes oeuvres avec une même résignation, car cela est davantage contraire à notre nature. C'est pourquoi, à amour égal, l'esprit est davantage élevé et la nature est davantage abais-

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sée par une lourde souffrance que par des oeuvres importantes.

Si quelqu'un demeure dans une telle résignation, sans autre préférence, exactement comme une personne qui ne voudrait ni ne saurait autre chose, il possède alors un double esprit de conseil, car il satisfait à la volonté et au conseil de Dieu, dans les oeuvres, dans la souffrance, dans la résignation et dans une obéissance soumise. La nature reçoit ainsi son plus bel ornement, et l'homme est à même d'être éclairé en son esprit.

Le don d'Intelligence et ses trois degrés

Dieu lui accorde donc le sixième don, qui est l'esprit d'intelligence. Plus haut, nous avions comparé ce don à une source possédant trois fleuves, car il fixe notre esprit dans l'unité, il révèle la vérité, et il élargit l'amour jusqu'à la communion.

— La simplicité de l'esprit

Ce don ressemble aussi beaucoup au rayonnement du soleil. En effet, celui-ci remplit l'air d'une clarté simple, met en lumière toutes les formes et fait ressortir les différentes couleurs. Le soleil fait ainsi connaître le pouvoir qui lui appartient en propre, alors que sa chaleur est commune à l'univers entier, pour l'utilité et la fécondité de toutes choses. De la même façon, le premier rayon de ce don rend l'esprit simple, simplicité que traverse une singulière clarté, tout comme l'air du ciel est traversé par la lumière du soleil.

Car la grâce de Dieu, qui est le fondement de tous les dons, se tient, comme une lumière simple, dans notre faculté de connaître /1, là où est l'essence. Grâce à cette lumière simple, notre esprit est rendu stable, simple, éclairé, plein de grâce et de dons divins. Il ressemble ici à Dieu, par la grâce et le divin amour. Parce qu'il lui ressemble et parce qu'il vise Dieu simplement et qu'il l'aime au-delà de tous les dons, il ne se contente pas de la ressemblance ni d'une clarté créée. Dans son fond, il possède, en effet, un penchant, naturel et surnaturel, vers l'essence sans fond dont il s'est écoulé. En outre, l'unité de l'essence divine attire éternellement toute ressemblance dans son unité. C'est pourquoi l'esprit, dans la fruition, s'écoule et s'immerge au-delà de lui-même, en Dieu, comme dans son repos éternel. Car la grâce de Dieu se rapporte à Dieu comme le rayon se rapporte au soleil : elle est l'intermédiaire et le chemin qui nous conduit vers lui. Elle rayonne donc simplement en nous et nous rend « Godvaer /1 », c'est-à-dire « Semblable à Dieu ».

La ressemblance s'immerge à chaque instant, au-delà d'elle-même, en Dieu, pour venir mourir en lui, devenir un avec lui, et demeurer un. Car la charité nous fait devenir un avec Dieu, demeurer et habiter dans l'un. Nous gardons cependant une ressemblance éternelle, dans la lumière de grâce ou dans celle de gloire, où nous sommes établis avec nos oeuvres, par la charité et les vertus. Mais nous gardons l'unité avec Dieu au-delà de nos oeuvres, dans la nudité de notre esprit et dans la lumière divine, là où nous sommes établis en Dieu, au-delà de toutes les vertus, dans le repos.

Car la charité se doit d'être éternellement à l'oeuvre dans la ressemblance, et l'unité

1. Nom propre qui correspond à Godefridus ou Godefroid. Étymologiquement il signifie « semblable à Dieu », comme Ruusbroec l'explique d'ailleurs.
1. Pour moghelijcken verstane.

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avec Dieu se doit d'être éternellement au repos dans l'amour de fruition. C'est cela, faire oeuvre d'amour /1. Car c'est en même temps et au même instant, que l'amour est à l'oeuvre et qu'il est au repos dans son bien-aimé, les oeuvres et le repos se consolidant mutuellement. Plus sublime est l'amour, plus grand est le repos; et plus grand est le repos, plus intime est l'amour, car ils vivent l'un dans l'autre. Celui qui n'aime pas, ne se repose pas ; et celui qui ne se repose pas, n'aime pas.

Certaines personnes, bonnes, ont cependant l'impression qu'elles n'aiment pas Dieu et ne se reposent pas en lui, mais cette impression elle-même leur vient de l'amour. C'est parce qu'elles désirent aimer davantage et qu'elles ne le peuvent, qu'elles ont l'impression d'être en défaut. Et c'est dans cette oeuvre-là qu'elles savourent l'amour et le repos. Car personne n'est à même de comprendre comment aimer dans les oeuvres, et comment se reposer dans la fruition, sauf un homme résigné, dégagé /2 et éclairé. Chaque amant est cependant un avec Dieu et dans le repos, et en même temps semblable à Dieu dans les oeuvres de l'amour.120

Car Dieu lui-même, dans sa sublime nature dont nous portons la ressemblance, se tient à la fois fruitivement dans un repos éternel, selon l'unité de son essence, et il se tient activement en des oeuvres éternelles, selon la Trinité, le repos et l'activité étant chacun la perfection de l'autre, car le repos est sis dans l'unité, et les oeuvres sont dans la Trinité. Repos et oeuvres demeurent ainsi éternellement.

1. Pour minne pleghen.
2. Ici pour ledigh.

C'est pourquoi, si quelqu'un est appelé à savourer Dieu, il lui faudra aimer; et s'il veut aimer, il sera à même de savourer. Mais pour peu qu'il trouve sa satisfaction en d'autres choses, il n'est plus à même de savourer ce que Dieu est. C'est pourquoi il nous faut nous établir en nous-mêmes, dans la simplicité, par les vertus et la ressemblance, et en même temps nous établir en Dieu, au-delà de nous-mêmes, par l'amour, dans le repos et dans l'unité. Voilà le premier point qui concerne la façon dont l'homme de communion est rendu stable.

- Discernement et goût des choses de Dieu

Lorsque l'air est traversé par la lumière du soleil, la beauté et la somptuosité de l'univers entier apparaissent, tandis que les yeux de l'homme sont éclairés et que celui-ci trouve sa joie dans le nombre et la variété des couleurs. De même, lorsque nous sommes simples au-dedans de nous-mêmes, et que notre faculté de connaître /1 est éclairée et traversée par le rayonnement de l'Esprit d'intelligence, nous sommes à même de connaître les sublimes propriétés qui se trouvent en Dieu, et qui sont la source de toutes les oeuvres qui s'écoulent de lui.121

Quoique tout le monde soit capable de comprendre ces oeuvres, et de comprendre Dieu grâce à ses oeuvres, personne ne saurait cependant comprendre, d'une façon sensible et au sens propre, les propriétés des oeuvres de Dieu, selon le mode qui est celui de leur fond, si ce n'est grâce au don d'intelligence. Car ce don nous apprend à regarder /2 et à reconnaître notre propre noblesse. Il nous

1. Pour mogbelijcke verstaen; Surius : intellectus possibilis.
2. Ici pour speculeeren.

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accorde encore le discernement dans les vertus et dans toutes les occupations, pour savoir comment vivre sans nous égarer, conformément à la vérité éternelle. Celui que ce don éclaire est en mesure de se comporter selon l'esprit, et d'examiner et de comprendre avec exactitude, par sa raison éclairée, toute chose au ciel et sur la terre.

C'est pourquoi sa demeure est au ciel /1 où, en compagnie de tous les saints, il regarde et examine la noblesse de son Amant : sa hauteur insaisissable et sa profondeur sans fond, sa longueur et sa largeur /2, sa sagesse et sa vérité, sa bonté et sa libéralité indicible, et tant de propriétés si aimables, que l'on ne peut les compter en Dieu, notre Amant, et qui toutes sont sans fond dans sa sublime nature, car c'est lui-même qui est tout cela. L'homme éclairé jette ensuite un regard vers le bas, sur lui-même et sur toutes les créatures. Il examine comment Dieu les a toutes créées par sa libre libéralité, et comment il les a douées de multiples façons dans leur nature, et encore comment il veut les combler au-delà de leur nature, et les rendre riches de lui-même, pour peu qu'elles le cherchent et le désirent.

Pareil examen accompli par la raison, pour discerner les multiples aspects de la somptuosité divine, réjouit notre esprit, si du moins nous sommes morts à nous-mêmes en Dieu, grâce au divin amour, et si nous vivons et marchons dans l'esprit, savourant les choses qui sont éternelles. Ce don d'intelligence nous montre d'abord l'unité que nous possédons en Dieu et où nous sommes établis grâce à un

1. Littéralement : il marche dans le ciel.
2. Cf. Col 3, 1-2

amour fruitif qui s'est immergé au-delà; ensuite la ressemblance de Dieu que nous possédons en nous-mêmes, par la charité et les vertus. Il nous donne la lumière et la clarté qui nous rendent à la fois capables de marcher dans l'esprit avec discernement, et de regarder /1 et de reconnaître Dieu ainsi que nous-mêmes et toute chose, par des comparaisons spirituelles, selon le mode et la mesure de la lumière, et selon la volonté de Dieu et la noblesse de notre intelligence. Voilà le deuxième point qui concerne la façon dont l'homme de communion est éclairé.

- l'amour de communion

Dans la mesure où l'air est éclairé par la clarté du soleil, la chaleur s'accroît et communique /3 la fécondité. Lorsque notre raison et notre intelligence sont ainsi éclairées, pour connaître la vérité divine avec discernement, la volonté - qui est la puissance aimante - se réchauffe et s'écoule abondamment au-dehors, en fidélité et en un amour qui crée la communion /4. Car ce don fonde en nous un large amour de communion, grâce à la connaissance de la vérité qui est obtenue par la clarté qu'il dispense.

Car les hommes les plus simples sont les plus apaisés, et ils sont parfaitement en paix en eux-mêmes. Ils sont aussi les plus profondément immergés en Dieu, les plus éclairés pour comprendre, les plus riches en oeuvres bonnes variées, et les plus communiants /5 en amour qui s'écoule au-dehors. Moins que les

1. Ici pour speculeeren.
2. Pour ghelijcken.
3. Pour wert ghemeyne.
4. Pour minnen inder ghemeynheit.
5. Pour aire gbemeynst.

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autres ils sont gênés /1, car plus que les autres ils ressemblent à Dieu. Car Dieu est simplicité en son essence, clarté en son intelligence, et amour de communion qui s'écoule au-dehors dans ses oeuvres. Plus nous lui ressemblons sur ces trois points, plus nous sommes unis avec lui. C'est pourquoi il nous faut demeurer simples en notre fond, examiner toute chose avec une raison éclairée, et nous écouler à travers toute chose avec un amour de communion. Tel le soleil dans le ciel, qui demeure en lui-même ce qu'il est, simple et inchangé, alors que l'univers entier se partage sa lumière et sa chaleur.

1. Pour ghehindert.

Essaie maintenant de comprendre comment il nous faut marcher dans l'amour de communion, avec la raison éclairée. Le Père est le principe de toute la divinité, selon l'essence et selon les personnes. C'est pourquoi nous nous inclinerons en esprit, avec humble respect, devant la majesté d'un tel Père, afin de nous établir dans l'humilité, qui est le fondement de toutes les vertus. Puis, nous adorerons intimement, c'est-à-dire nous rendrons gloire et honneur à la majesté du Père, pour être ainsi élevés spirituellement, car c'est lui qui, grâce à sa puissance, crée toute chose à partir de rien et la maintient dans l'existence. Nous offrirons ensuite louange, action de grâces et service éternel à la fidélité et à l'amour de Dieu qui nous a délivrés des chaînes de l'ennemi et de la mort éternelle, pour ainsi devenir libres ; nous présenterons encore à la sagesse de Dieu, en les lui recommandant, l'aveuglement et l'ignorance de la nature humaine, dans le désir que tous les hommes soient éclairés et qu'ils reçoivent la connaissance de la vérité, afin que Dieu soit ainsi connu et honoré par eux. Nous supplierons la miséricorde de Dieu en faveur des pécheurs, afin qu'ils se convertissent et progressent en vertus, de façon à ce que Dieu soit aimé par eux, avec grand désir. Nous partagerons libéralement les biens et les richesses de Dieu avec tous ceux qui en ont besoin, afin qu'ils soient comblés et refluent en Dieu, et que tous soient ainsi établis en lui. Nous offrirons au Père, en toute honneur et dignité, tout le ministère et toutes les oeuvres que Jésus-Christ a jamais accomplis par amour, dans son humanité, pour que toute prière de notre part soit ainsi exaucée. Nous offrirons encore au Père, en Jésus-Christ, tout abandon intime des anges, des saints et de tous les hommes bons, pour être ainsi unis, avec eux tous, pour l'honneur de Dieu. De même, nous offrirons au Père tout ministère de la sainte Église, le sacrifice sublime de tous les prêtres, et tout ce que nous pouvons accomplir et comprendre au nom du Christ. Tout cela, afin d'être rendus capables de rencontrer Dieu, grâce au Christ, de lui ressembler par un amour de communion, d'aller en simplicité au-delà de toute ressemblance, et de nous unir avec lui dans l'unité de l'essence.

À jamais nous demeurerons avec Dieu dans l'unité; à jamais nous nous écoulerons avec Dieu et avec tous les saints dans un amour de communion; à jamais nous retournerons au-dedans de nous pour nous y recueillir avec action de grâces et louange ; à jamais, par un amour de fruition, nous serons immergés au-delà de nous-mêmes dans le repos de l'essence. C'est bien là la vie la plus opulente que

1. Aller au-delà pour overliden.

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je connaisse, grâce à laquelle nous sommes établis dans le don d'intelligence.

Le don de Sagesse

Comprends bien : lorsque l'on retourne au-dedans de soi et que l'on se recueille, l'unité fruitive de Dieu se présente exactement comme une ténèbre sans modes, et comme quelque chose d'insaisissable. Grâce à l'amour et à une intention simple, l'esprit se recueille activement, offrant toute vertu, mais aussi fruitivement, s'offrant lui-même au-delà de toute vertu.122 C'est en ce recueillement amoureux que jaillit le septième don : l'esprit de savoureuse sagesse, qui imprègne de sagesse et de saveur spirituelle la simplicité de notre esprit, notre âme et notre corps.

Cet esprit est une motion et un toucher divin dans l'unité de notre esprit. Il est encore l'irruption et le fond de toute grâce, de tout don et de toute vertu. En ce toucher de Dieu, chacun savoure ses occupations et sa façon de vivre, d'après la force de ce même toucher et selon la mesure de son amour.

Cette motion divine est l'intermédiaire le plus intime entre Dieu et nous, entre le repos et les oeuvres, entre le mode et l'absence de mode, entre le temps et l'éternité. Cette touche spirituelle est ce que Dieu opère en nous en premier lieu, préalablement à tous les dons, bien que proprement nous ne la reconnaissions, et nous ne la savourions qu'en tout dernier lieu.

En effet, après avoir cherché Dieu amoureusement, dans toutes nos occupations, jusqu'au plus intime de notre fond, nous sentons une irruption de toutes les grâces et de tous les dons de Dieu. Nous sentons ce toucher dans l'union de nos puissances supérieures, au-delà de la raison, mais non pas sans la raison, car nous percevons que nous sommes touchés. Mais pour peu que nous cherchions à comprendre en quoi consiste ce toucher, ou d'où il vient, alors défaillent la raison et tout examen par des créatures.

En effet, quoi que l'air soit éclairé par la lumière du soleil, et quand bien même les yeux seraient sains et le regard pénétrant, à vouloir suivre les rayons qui apportent la lumière pour examiner le disque solaire, les yeux auraient à défaillir en une telle entreprise, afin de recevoir passivement, en les subissant/1, les rayons qui viennent y briller. Ainsi, de même, le reflet de la lumière insaisissable est si forte, lors de l'union de nos puissances supérieures, que toute activité de créature qui opère à l'aide de distinctions /2, doit nécessairement défaillir. C'est là que notre activité doit subir celle de Dieu au-dedans de nous. En cela est la source de tous les dons.

Car si nous pouvions recevoir Dieu par notre compréhension, il se donnerait à nous sans intermédiaire, ce qui nous est impossible, car nous sommes trop étroits et trop petits pour le saisir. C'est pourquoi, il est celui qui verse en nous ses dons, à la mesure de notre compréhension et selon la noblesse de nos occupations.

En effet, l'unité féconde de Dieu se tient au-delà de l'union de nos puissances, et réclame sans cesse de nous la ressemblance dans l'amour et dans les vertus. C'est pourquoi, à chaque instant nous sommes à nouveau touchés, afin de nous renouveler chaque fois,

1. Pour lidende.
2. Ici pour ondersceede.

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et de devenir plus ressemblants en vertus. À cause de ce nouveau toucher, l'esprit est en proie à la faim et à la soif, parce qu'il voudrait savourer jusqu'au bout, et traverser de bout en bout, dans une tempête d'amour, la totalité du gouffre divin, pour en être comblé.

Il en naît une éternelle quête /1 d'affamé, dans un défaillir lui aussi éternel. Car tous les esprits qui aiment désirent Dieu et s'élancent vers lui, chacun suivant le mode de sa noblesse et à proportion du toucher par Dieu. Toutefois, Dieu reste à jamais insaisissable, selon le mode de nos désirs et de nos oeuvres /2. C'est pourquoi une éternelle faim subsiste en nous, ainsi qu'un éternel recueillement avec désir, en compagnie de tous les saints.

Lors de la rencontre avec Dieu, la clarté et la chaleur sont tellement grandes et incommensurables, que tous les esprits défaillent en leurs oeuvres, et qu'ils se fondent et dépérissent /3 d'amour sensible, dans l'unité de leur esprit. C'est là qu'il leur faut, tels de simples créatures, subir l'ouvrage de Dieu au-dedans d'eux-mêmes, là où notre esprit, la grâce de Dieu et toutes nos vertus sont un seul amour sensible, sans oeuvres. Car notre esprit s'est épuisé en oeuvres et est devenu lui-même amour.

L'esprit y est simple, capable de recevoir tout don et de posséder toute vertu. Dans le fond de cet amour sensible jaillit la veine bouillonnante, qui est la lumière et l'ouvrage de Dieu au-dedans de nous, qui à chaque instant nous meut, nous excite, nous attire au-

1. Ici pour crighen.
2. Pour na wise onser werkelijcker begherten.
3. Pour verswinen; autre traduction possible : languissent.

dedans, et nous fait nous écouler au-dehors, en nouvelles oeuvres de vertu. Je viens là de t'exposer ainsi le fondement et le mode de toutes les vertus.

2.330 La rencontre sans intermédiaire : présentation

Comprends-moi bien : Dieu rayonne sans mesure, d'une clarté insaisissable, au-dedans de nous. Il est ainsi la cause de tous les dons et de toutes les vertus. Or, cette même lumière insaisissable transforme et traverse le penchant fruitif de notre esprit, sans modes, c'est-à-dire avec la lumière insaisissable elle-même. Dans cette lumière, l'esprit s'enfonce au-delà de lui-même, dans un repos fruitif, car le repos est sans modes et sans fond. Connaître ce repos est en outre impossible, sinon par lui-même, c'est-à-dire par le repos même. Car si nous pouvions le connaître et le saisir, il serait alors retombé en deçà, affecté par les modes et les mesures. Il ne serait plus à même de nous contenter, mais tournerait en éternelle inquiétude.123

C'est pourquoi le penchant amoureux de notre esprit, penchant qui est simple et qui est immergé au-delà de lui-même, produit en nous l'amour de fruition. Or, l'amour de fruition est sans fond. Bien plus, l'abîme de Dieu appelle l'abîme vers le dedans : c'est-à-dire qu'il appelle tous ceux qui sont unis avec l'Esprit de Dieu, en amour de fruition.

Cet appel vers le dedans est un débordement de la clarté de l'essence. Celle-ci, dans l'étreinte de l'amour sans fond, nous fait nous perdre et nous écouler au-delà de nous-mêmes, dans la ténèbre sauvage de la divinité.

1. Allusion au Ps 42, 8, dans la version de la Vulgate : « Abyssus abyssum in-vocat ». Ruusbroec se livre ici à un jeu de mot avec l'affirmation précédente : grondeloes, « sans fond », et afgront, « abîme ».

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Ainsi unis sans intermédiaire avec l'Esprit de Dieu, nous sommes rendus à même de rencontrer Dieu avec Dieu, et d'être établi durablement, avec lui et en lui, dans notre béatitude éternelle.

2.331 Première rencontre : le nu recueillement

Cette vie la plus intime se pratique de trois façons. Parfois l'homme intime se recueille en simplicité au-dedans, suivant le penchant fruitif, au-delà de toutes les oeuvres et de toutes les vertus, par un regard simple vers le dedans, en amour de fruition. Il y rencontre Dieu sans intermédiaire.

La lumière simple rayonne en lui depuis l'unité de Dieu, et lui montre ténèbres, nudité et néant. Entouré de ténèbres, voici qu'il tombe en l'état d'absence de tout mode comme dans un égarement. Dans la nudité, il perd la capacité d'examiner les choses et d'y faire des distinctions, tandis qu'il est transformé et traversé par une clarté simple. Dans le néant, il défaille en toutes ses oeuvres, car dans l'ouvrage de l'amour sans fond, qui est celui de Dieu, Dieu triomphe, et lui est perdant /1. Mais dans le penchant fruitif de son esprit, lui triomphe de Dieu et devient un seul esprit avec celui-ci. Dans cette union en l'Esprit de Dieu, il atteint la saveur de la fruition, et il est établi dans l'essence divine. Dans la mesure où il se trouve immergé dans son être essentiel /2, il est comblé par les délices sans fond et par l'opulence de Dieu.

À partir de cette opulence, l'étreinte et la plénitude de l'amour sensible s'écoulent dans l'unité des puissances supérieures. À partir de cette plénitude d'amour sensible, une saveur

1. Littéralement : il est vaincu.
2. Pour in sinen weselijcken sine.

délicieuse et pénétrante s'écoule dans le coeur et dans les puissances corporelles. Grâce à cette coulée, l'homme est rendu immobile au-dedans de lui, incapable de se gouverner ni de gouverner son activité. Il ne sait ni ne sent autre chose, dans son fond le plus intime, en son âme et en son corps, sinon une singulière clarté, jointe à des délices sensibles et à une saveur pénétrante.

Voilà le premier mode, qui est dénué de toute oeuvre, car il vide l'homme de toute chose, l'élève au-delà des oeuvres et de toutes les vertus, l'unit avec Dieu, et produit une ferme persévérance dans ces occupations, les plus intimes qui se puissent pratiquer. Lorsque par quelque activité ou par quelque occupation s'interposent un intermédiaire ou une image entre l'homme bon et le nu recueillement que celui-ci désire, il s'en trouve gêné, dans le mode présent. En effet, ce mode consiste en un dépassement de toute chose vers le désoeuvrement. Voici la première façon qui concerne les occupations les plus intimes.

2.332 La deuxième rencontre : faim et soif de Dieu

L'homme intime se tourne parfois vers Dieu par le désir et par les oeuvres, pour lui rendre honneur et dignité, et pour s'offrir lui-même et tout ce qu'il peut accomplir, et le consumer dans l'amour de Dieu. Il rencontre alors Dieu grâce à un intermédiaire : le don de la sagesse savoureuse, fondement et source de toute vertu. Ce don excite et meut tout homme bon vers la vertu, selon la mesure de son amour. Parfois il touche l'homme intime et l'enflamme d'amour, de telle manière que tous les dons de Dieu et tout ce que Dieu peut accorder en dehors de lui-même sont bien trop peu et ne sauraient le satisfaire, mais, au contraire, augmentent son impatience.

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Un tel homme, en effet, possède une perception /1 et un sentir intérieurs, dans son fond, là où toutes les vertus finissent et commencent, où il les offre à Dieu avec un grand désir, et où l'amour jaillit /2. Désormais, faim et soif d'amour s'accroissent en cet homme jusqu'à le faire se démettre /3 à chaque instant, s'épuiser dans ses oeuvres et défaillir en elles, et être anéanti dans l'amour, car il a faim et soif de savourer Dieu. Toutes les fois que Dieu jette ses rayons au-dedans de lui, il est saisi par lui, et à nouveau touché, comme s'il s'agissait de la première fois. Vivant, il meurt ; et mourant, il revit. De la sorte, faim et soif passionnées d'amour sont à chaque instant renouvelées en lui.

Voilà le second mode, celui du désir, où l'amour se trouve dans la ressemblance, désirant Dieu et voulant s'unir avec lui. Ce deuxième mode est plus profitable et plus honorable que le premier, car il en est la cause. Personne, en effet, ne saurait entrer dans le repos, au-delà des oeuvres, s'il n'a auparavant aimé par le désir et par les oeuvres. C'est pourquoi la grâce de Dieu et notre amour exprimé dans les oeuvres doivent à la fois précéder et suivre, c'est-à-dire être pratiquées avant et après. Car, sans les oeuvres de l'amour, nous ne pouvons rien mériter, ni atteindre Dieu ni conserver ce que nous avons atteint grâce aux oeuvres de l'amour.

C'est pourquoi, qui est en possession de lui-même /4 et en état de vaquer à l'amour. ne restera pas désoeuvré. Lorsque l'homme bon

1. Pour vernemen.
2. Pour levet.
3. Ici pour overgbeven.
4. Pour die sijns selfs geweldigb es.

s'arrête, ne fût ce qu'un instant, à quelque don de Dieu ou à quelque créature, il est entravé en cette occupation qui est la plus intime qui soit, car celle-ci consiste dans la faim que rien ne peut satisfaire, sinon Dieu seul.

2.333 Troisième rencontre : la véritable vie spirituelle, oeuvres et repos à la fois

Des deux modes en découle un troisième qui est la vie intérieure selon ce qui est juste. Comprends-moi bien: Dieu vient sans cesse en nous avec intermédiaire et sans intermédiaire, réclamant de nous à la fois la fruition et les oeuvres, de façon à ce que l'une n'entrave point les autres, mais que les deux se fortifient toujours mutuellement. C'est pourquoi l'homme intime est établi dans sa vie grâce à ces deux modes, à savoir le repos et les oeuvres.

En chacun d'eux, il est tout entier et sans division, car il est tout entier en Dieu où il se repose dans la fruition, et il est tout entier en lui-même où il aime avec des oeuvres. À chaque instant Dieu l'invite et réclame de lui qu'il renouvelle à la fois le repos et les oeuvres. Or, l'esprit en sa rectitude /1 veut chaque fois payer ce que Dieu réclame de lui. C'est pourquoi, toutes les fois que Dieu rayonne au-dedans de l'esprit, celui-ci se recueille, en ses oeuvres et dans la fruition. Il est ainsi renouvelé dans toutes les vertus, et il s'immerge encore plus profondément dans le repos de la fruition. Car c'est par une seule largesse que Dieu se donne lui-même et ses dons, et que l'esprit, chaque fois qu'il se recueille, se donne lui-même et toutes ses oeuvres.

Car, grâce au rayonnement simple de Dieu dans l'esprit, grâce à son penchant fruitif et à son immersion au-deld par l'amour, l'es-

1. Ici pour gherechticheyt.

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prit est uni avec Dieu et sans cesse emporté dans le repos. De même, grâce aux dons d'intelligence et de sagesse savoureuse, l'esprit est touché en vue des oeuvres, et il est à chaque instant éclairé et enflammé d'amour. Dans son esprit lui est montré et proposé tout ce qu'il est en état de désirer. Il a faim et soif, car il voit l'aliment des anges et le breuvage céleste. Il peine grandement dans l'amour, car il voit son repos; il est pèlerin, et il voit sa patrie ; il lutte dans l'amour pour vaincre, car il voit sa couronne. Consolation, paix, joie, beauté et opulence, et tout ce qui peut le réjouir, tout cela est montré en Dieu, sans mesure et en images spirituelles, à sa raison éclairée. Grâce à ce qui lui est montré ainsi et grâce au toucher de Dieu, l'amour demeure actif.

Un tel homme juste a établi les fondements /1 de la vie véritable dans l'esprit - qui est à la fois dans le repos et dans les oeuvres -, celle qui durera éternellement, et qui, après la vie présente, se changera en un état plus élevé. De cette façon l'homme est comme il convient qu'il soit : il s'approche de Dieu par un amour intime et par des oeuvres qui ne cessent jamais; il pénètre en Dieu avec un penchant fruitif, dans un repos éternel ; et il demeure en Dieu, tout en sortant vers toutes les créatures, avec un amour de communion, avec les vertus et la justice.

Voilà le sommet de la vie intime. Tous ceux qui, dans une seule et même occupation, ne sont pas établis à la fois dans le repos et dans les oeuvres, n'ont pas reçu cette justice. Car l'homme juste, dont il est ici question, ne saurait être entravé dans son recueillement, car

1. Pour heuet gestickt.

il se recueille à la fois pour la fruition et pour les oeuvres. Un tel homme ressemble à un miroir double qui reçoit des images de chaque côté. En la partie supérieure, il reçoit Dieu avec tous ses dons; en la partie inférieure, il reçoit des images matérielles à partir des sens. Or, il est à même de se recueillir toutes les fois qu'il le veut, et de vaquer à la justice sans entrave. Cependant, en cette vie-ci, l'homme est changeant. C'est pourquoi il est souvent tourné vers l'extérieur, et est occupé dans le domaine des sens, sans nécessité et sans injonction de la raison éclairée. Il tombe ainsi dans les fautes vénielles. Toutefois, dès que l'homme juste se recueille amoureusement, toutes les fautes vénielles ne sont plus que goutte d'eau dans la fournaise ardente. J'en termine ici avec la vie intime.

2.3340 Les faux mystiques

Il existe certaines personnes qui semblent bonnes, mais dont la vie est contraire à ces trois modes et à toutes les vertus. Que chacun s'examine et s'éprouve soi-même. Celui qui n'est pas attiré ni éclairé par Dieu, n'a pas été touché par l'amour; il ne s'ajuste pas à Dieu avec des oeuvres et par le désir, ni ne possède un penchant simple d'amour pour le repos de fruition. C'est pourquoi il n'est pas à même de s'unir avec Dieu. Car tous ceux qui vivent sans amour surnaturel sont repliés sur eux-mêmes et cherchent le repos dans les choses étrangères /1. En effet, toutes les créatures sont naturellement portées au repos. Celui-ci est ainsi recherché de bien des façons, par les bons comme par les méchants.

1. Pour vremde dinghen. Pour Ruusbroec, les « choses étrangères » désignent tout ce qui entrave le parcours intérieur qui mène à la contemplation.

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2.3341 le faux désoeuvrement

Vois : lorsque quelqu'un a les sens nus et dépouillés de toute image, et que ses puissances supérieures sont vides et désoeuvrées, il entre dans le repos de par sa nue nature. Ce repos-là, tous peuvent le trouver et s'établir en lui au-dedans d'eux-mêmes, dans la nue nature, sans la grâce de Dieu, s'ils sont capables de se vider des images et de toutes les oeuvres.

Toutefois, celui qui aime ne peut pas y prendre son repos, car la charité et la motion intérieure de la grâce de Dieu ne restent pas tranquilles. C'est pourquoi l'homme intime ne peut persévérer longtemps au-dedans de lui-même, dans ce repos naturel.

Sois attentif à la façon dont on vaque à ce repos naturel. Il s'agit de rester assis et de se tenir coi, sans occupation, ni au-dedans ni au-dehors, dans le désoeuvrement, afin de trouver là le repos, et un repos qui demeure libre de toute entrave. Or, vaquer ainsi au repos n'est pas permis. En effet, celui-ci produit alors en l'homme un aveuglement, une nescience, et un glissement dans sa profondeur /1, sans oeuvre aucune. Un tel repos n'est autre chose qu'un désoeuvrement vide /2 dans lequel on tombe en s'oubliant soi-même en même temps que Dieu et tout ce qui a rapport aux oeuvres. Un tel repos est le contraire du repos surnaturel dans lequel on est établi en Dieu.

Ce dernier, en effet, consiste en un écoulement d'amour au-delà, et va de pair avec un regard simple qui pénètre la clarté insaisissable. Ce repos a lieu en Dieu : il est toujours recherché, avec un désir intime, par des oeuvres ; il est trouvé par le penchant fruitif,

1. Pour een nedersighen in hem selven.
2. Pour ledicheit.

l'écoulement d'amour nous y établit éternellement; et bien que l'on y soit établi, l'on ne cesse néanmoins de le rechercher encore. Ce repos s'élève au-delà du repos naturel, de toute la hauteur dont Dieu est élevé au-delà de toutes les créatures.

C'est pourquoi ils sont trompés tous ceux qui se visent eux-mêmes, qui se laissent glisser dans leur profondeur, en un repos naturel, et qui ne cherchent pas Dieu avec désir, ni ne le trouvent dans un amour de fruition. Car ils sont établis dans un repos qui n'est tel qu'en raison de leur vide, auquel ils sont enclins par la nature et par l'habitude. Or, en ce repos naturel il est impossible de trouver Dieu. Bien sûr, il conduit l'homme à un vide, mais un vide que païens et juifs sont capables de trouver, et même l'ensemble des hommes, quelque méchants qu'ils puissent être, à condition qu'ils vivent dans leur péché sans que leur conscience leur reproche quelque chose, et qu'ils soient en mesure de se vider de toute image et de toute oeuvre. Le repos rencontré par un tel vide est agréable et non négligeable. En lui-même, il n'est pas un péché, puisqu'il est présent en tous les hommes de par la nature, pour peu qu'ils sachent faire le vide en eux.124

Toutefois, si quelqu'un veut pratiquer ce repos et s'y établir sans les oeuvres de la vertu, il tombe dans un orgueil spirituel et dans la complaisance de soi dont on ne guérit que rarement. Parfois même, il se figure posséder et être ce qu'il n'atteindra jamais. Lorsque quelqu'un se trouve ainsi établi dans le repos et dans le désœuvrement /1, et que tout abandon

1. Dans ce passage, ledicheit est traduit par vide ou par désoeuvrement, selon le contexte.

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d'amour /1 lui apparaît comme une entrave, c'est un repli sur lui-même que lui procure un tel repos. Sa vie est alors contraire au premier mode qui unit l'homme avec Dieu, ce qui est le commencement de tous les égarements spirituels.

Voici une comparaison à ce sujet. Les anges qui se recueillaient en Dieu, amoureusement et fruitivement, avec tout ce qu'ils avaient reçu de lui, y trouvaient la béatitude et le repos éternel. Mais ceux d'entre eux qui se replièrent sur eux-mêmes et recherchèrent le repos en se complaisant en eux-mêmes, dans une lumière naturelle, connurent un repos bref et illicite. Ils en furent aveuglés; un intermédiaire se glissa entre eux et la lumière éternelle, de sorte qu'ils tombèrent dans les ténèbres et dans une inquiétude éternelle. Voilà la première contre-voie /2, en laquelle on s'engage par le repos trouvé dans un faux désoeuvrement.

1. Pour minlijc toevoegben.
2. Ici pour contrarie.

2.3342 L'amour et le repli sur soi

Comprends-moi bien : si quelqu'un veut être établi en quelque repos, mais cela dans le désoeuvrement, sans vouloir s'ajuster intimement et avidement à Dieu, il est propre à tous les égarements. Car il est détourné de Dieu et penché vers lui-même avec un amour naturel, recherchant et désirant consolation, douceur et tout ce qui est occasion d'agrément. Il ressemble à un marchand, car, en tout ce qu'il fait, il est replié sur lui-même, recherchant et visant son repos et son gain propre, plutôt que la gloire de Dieu. Un tel homme, qui vit ainsi dans un amour purement naturel, est établi en lui-même, tel un propriétaire, sans s'abandonner /1.

Un tel mène une vie dure, accompagnée de grandes oeuvres de pénitence, afin d'être connu, d'avoir une renommée de haute sainteté, et de mériter encore une grande récompense. En effet, tout amour naturel pense à soi et récolte volontiers de l'honneur dès ce temps-ci et une bonne récompense dans l'au-delà.

Un autre a beaucoup de préférences. Il désire nombre de choses singulières qu'il demande à Dieu, mais il est souvent trompé. Car, par l'entremise de l'ennemi, il lui advient parfois ce qu'il désire, ce qu'il attribue alors à sa sainteté, et lui donne l'idée d'être digne de n'importe quoi. Ce sont des orgueilleux, qui ne sont ni touchés ni éclairés par Dieu. C'est pourquoi ils demeurent repliés sur eux-mêmes. Une menue consolation est à même de les réjouir grandement, car ils ignorent ce qui leur manque encore. En suivant leur agrément, ils sont tout entiers penchés vers la saveur intérieure et le confort spirituel de la nature. Cela s'appelle luxure spirituelle, car il s'agit d'un penchant désordonné vers l'amour naturel, qui est toujours replié sur lui-même et recherche en toutes choses son propre confort.

De plus, de telles personnes sont toujours spirituellement orgueilleuses et entêtées. C'est pourquoi leur désir s'attache parfois si fortement aux choses qu'elles convoitent et dans lesquelles elles mettent leur plaisir, s'entêtant à vouloir les obtenir de Dieu, qu'elles sont souvent trompées par l'ennemi, et que

1. Pour onghelaten; Surius : absque sui resignatione

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certaines deviennent des possédées. Leur vie est entièrement contraire à la charité et au recueillement d'amour, où l'homme, qui ne peut être contenté ou satisfait que par le bien insaisissable, c'est-à-dire par Dieu seul, s'offre lui-même et tout ce qu'il peut accomplir, en son seul honneur et pour son seul amour.

Car la charité est un lien d'amour qui nous transporte au-delà, dans lequel nous renonçons à nous-mêmes et sommes unis avec Dieu, et Dieu avec nous. L'amour naturel, au contraire, se replie sur lui-même et sur son propre confort. Il reste seul, à tout jamais.

Dans les oeuvres extérieures, cependant, l'amour naturel ressemble à la charité, comme deux cheveux de la même tête. Mais leurs intentions diffèrent. L'homme bon, le coeur tourné vers le haut, recherche, vise et désire toujours la gloire de Dieu. Dans l'amour naturel, au contraire, l'homme vise toujours sa propre personne, et son propre avantage. Lorsque l'amour naturel, pesant en sens contraire, l'emporte sur la charité, l'homme tombe dans les quatre péchés qui s'appellent : l'orgueil, la cupidité, la gourmandise et la luxure spirituels.

C'est de la sorte qu'Adam tomba, au Paradis, et toute la nature humaine avec lui. Car il s'aima lui-même d'amour naturel, et d'une façon désordonnée, jusqu'à se détourner de Dieu, méprisant orgueilleusement son commandement. Il désira avidement science et sagesse; il rechercha, avec gourmandise, saveur et plaisir, et finit par être ébranlé, donnant dans la luxure.

La Vierge Marie, au contraire, était un Paradis vivant. Elle retrouva la grâce perdue par Adam, et bien des choses en plus, car elle est la Mère de l'amour. Par ses oeuvres, elle se tourna vers Dieu, en toute charité. Elle reçut le Christ en toute humilité, et elle l'offrit au Père, avec toutes ses souffrances, en toute libéralité. Jamais elle ne savoura avec avidité ni consolation ni don aucun. Sa vie entière était pureté. Qui marche à sa suite triomphe de tout ce qui est contraire à la vertu, et pénètre dans le Royaume où elle règne éternellement avec son Fils.

2.3343 Fausse liberté spirituelle

Lorsque quelqu'un est établi dans le repos naturel et le désoeuvrement, qu'il se vise lui-même en toutes ses oeuvres, et, incorrigible, persévère fermement dans sa volonté propre/1, il n'est pas à même d'être uni avec Dieu, car il vit sans charité et dans la dissemblance. Ici commence la troisième contre-voie /2, nuisible au plus haut point, qui consiste en une vie incorrecte, remplie d'égarements spirituels et de toutes sortes de perversités. Prête maintenant grande attention, afin de bien comprendre.

À ce qui leur semble, ces gens contemplent Dieu et se figurent être les plus saints qui soient, bien que leur vie soit contraire à Dieu, aux saints et aux hommes bons, et ne leur ressemble aucunement. Fais maintenant attention à ce qui va suivre, et tu seras capable de les reconnaître à leurs paroles comme à leur oeuvres.

Grâce au repos naturel qu'ils sentent et en lequel ils sont établis au-dedans d'eux-mêmes, dans le désoeuvrement, ils soutiennent qu'ils sont libres, unis avec Dieu sans

1. Littéralement : en propriété.
2 pour contrarie. La deuxième, que Ruusbroec n'a pas annoncée explicitement, vient d'être décrite comme repli sur soi en 2.3342.

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intermédiaire, et élevés au-delà de toute pratique de la Sainte Église, au-delà des commandements de Dieu, au-delà de la Loi, et au-delà de toute oeuvre de vertu qui puisse de quelque façon être accomplie. Car ils estiment à tel point ce désoeuvrement qu'aucune oeuvre ne doit l'entraver, aussi excellente qu'elle puisse être, ce désoeuvrement étant à leurs yeux plus noble que toutes les vertus.

Ils se tiennent donc dans un pur subir, sans agir aucunement, ni vers le haut ni vers le bas, exactement comme un instrument qui de lui-même ne travaille pas, mais attend le moment où son maître voudra se mettre au travail. S'ils se mettaient eux-mêmes à l'ouvrage avant lui, Dieu s'en trouverait entravé dans le sien.

C'est pourquoi ils sont vides de toute vertu, et désoeuvrés au point qu'ils refusent de rendre grâces et de louer Dieu, et qu'ils n'ont ni connaissance, ni amour, ni vouloir, ni prière, ni désir. Car tout ce qu'ils pourraient implorer ou désirer, ils pensent l'avoir déjà reçu.

Ils sont ainsi pauvres en esprit, car ils sont sans vouloir, ils ont tout laissé, et ils vivent sans avoir la moindre préférence en propre, car il leur semble être vides et désoeuvrés, être arrivés au-delà de tout, et déjà établis dans les choses en vue desquelles toutes les pratiques de la Sainte Église ont été ordonnées et mises en place. D'après ce qu'ils prétendent, personne, pas Dieu même, ne peut leur donner ni enlever quoi que ce soit, car, à leurs yeux, ils sont passés au-delà de toutes les pratiques et de toutes les vertus. Ils sont entrés dans le pur désoeuvrement, et désormais sont quittes de toutes les vertus.

Être ainsi rendu quitte de toute vertu, dans le désoeuvrement, suppose plus d'effort, d'après leurs dires, que d'en acquérir. Ils veulent donc être libres et n'obéir à personne, ni au pape, ni à l'évêque, ni au prêtre. À supposer qu'extérieurement ils fassent montre d'une apparente soumission, au-dedans ils ne sont soumis à personne, ni de volonté ni en oeuvres, car ils sont vides de toute oeuvre, partout où celles-ci sont de coutume dans la Sainte Église. C'est qu'ils prétendent que l'homme demeure imparfait aussi longtemps qu'il se préoccupe de vertu et désire accomplir la douce volonté de Dieu. Car c'est là encore accumuler des vertus et ignorer la pauvreté spirituelle et le désoeuvrement.

À ce qui leur semble, ils sont élevés au-delà de tous les choeurs des saints et des anges, et au-delà de toute récompense que l'on pourrait de quelque façon mériter. Ils prétendent donc qu'ils ne pourront jamais plus croître en vertu ni mériter une plus grande récompense, ni être capables de pécher. Car ils disent vivre sans volonté, ayant donné leur esprit à Dieu dans le repos et le désoeuvrement, et étant un avec Dieu et anéantis en eux-mêmes. C'est pourquoi il leur est permis d'accomplir librement tout ce que la nature corporelle désire, car ils ont atteint l'innocence, et aucune loi ne leur est imposée.

C'est pourquoi, s'il arrive que leur nature soit mise en branle par quelque objet qui leur fasse envie, et que le désoeuvrement de leur esprit soit gêné/1 ou entravé par cet ébranlement, ils satisfont la nature de la façon dont se présente son désir, afin que le désoeuvrement

1. Ici pour ghemiddelt.

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de l'esprit demeure sans entrave. C'est pourquoi ils ne tiennent au jeûne, aux fêtes ou aux commandements que pour autant qu'ils les observent à cause du peuple. Car ils ne se préoccupent en rien de leur conscience.

J'espère qu'il n'y a que peu de gens de cette espèce. Ceux qui en seraient sont les plus méchants et les plus nuisibles qui vivent, et n'ont que peu de chances de se convertir un jour. Par moments, possédés par l'ennemi, ils deviennent si rusés qu'il est difficile d'en venir à bout avec des raisonnements. Mais en suivant la Sainte Écriture, l'enseignement du Christ et la foi qui est la nôtre, l'on peut aisément se rendre compte qu'ils sont dans l'erreur.

2.3344 Fausse passivité spirituelle

L'on rencontre encore une autre espèce de gens pervertis qui, sur certains points, sont contraires aux premiers. Eux aussi estiment de même qu'ils sont vides de toute oeuvre, n'étant que l'instrument avec lequel Dieu fait ce qu'il veut et comme il veut. Ils prétendent donc être sans oeuvres, dans un pur subir, et que les oeuvres que Dieu accomplit avec eux sont plus nobles et plus méritoires que tout ce qu'un autre pourrait mériter, qui accomplirait ses oeuvres en personne, assisté par la grâce de Dieu. Pour cette raison, ils prétendent qu'ils subissent Dieu, et qu'ils n'oeuvrent pas par eux-mêmes, mais que c'est Dieu qui accomplit toutes leurs oeuvres. Ils se disent aussi incapables de commettre le péché, puisque Dieu accomplit les oeuvres, eux-mêmes étant vides de tout, et que c'est lui qui exécute avec eux tout ce qu'il veut et rien d'autre.

Ces gens-là, qui demeurent dans le désoeuvrement, se sont abandonnés /1 au vide au-

1. Ici pour hebben hem ghelaten.

dedans d'eux-mêmes, et vivent sans préférences. Leur comportement est résigné et humble, et ils sont capables de souffrir dignement /1 et de supporter d'égale humeur tout ce qui leur arrive, car ils pensent être un instrument avec lequel Dieu est à l'oeuvre comme il l'entend. Par bien des côtés et en beaucoup de leurs oeuvres, leur comportement est semblable à celui des hommes bons. Sur certains points, cependant, ils leur sont opposés. Car ils estiment que toutes les choses vers lesquelles ils sont intérieurement poussés, qu'elles soient conformes ou non à la vertu /2, leur viennent toutes du Saint-Esprit. Mais en cela ils sont trompés, comme en d'autres choses semblables. Car l'Esprit de Dieu ne veut, ni ne conseille, ni n'accomplit ce qui n'est pas conforme à l'enseignement du Christ ou à celui de la sainte chrétienté.

Il est difficile de reconnaître de tels gens, à moins d'avoir été éclairé et de posséder le discernement des esprits et de la vérité divine. Certains d'entre eux sont, en effet, pleins d'astuce et capables de bien masquer et de travestir tout ce qui en eux est contraire à la vertu. Ils se montrent aussi fort entêtés, et tiennent si obstinément à leur personne et à leur volonté propre qu'ils préféreraient mourir plutôt que d'abandonner l'un ou l'autre des points qu'ils ont conçus. Ils se prennent, en effet, pour les gens les plus saints et les plus éclairés qui soient.

Ces gens-là sont contraires à ceux de la première espèce lorsqu'ils affirment être capables de croître et de mériter, alors que les

1. Pour wel.
2. Pour ghelijc oft onghelijc; on suit l'interprétation de Surius : virtuti consentanea.

200

autres disent ne plus pouvoir mériter, se trouvant établis en eux-mêmes, dans l'unité et dans le désoeuvrement, là où, en l'absence de toute pratique /1, il n'est plus possible de monter davantage. Tous ceux-là sont des gens pervertis, et des plus méchants qui soient. Il convient de les éviter autant que l'ennemi qui est dans l'enfer.

2.3345 Récapitulation : se garder du faux désœuvrement

1. Pour oefeninghe.

Si tu as bien compris l'enseignement que je t'ai dispensé jusqu'ici de tant de façons, tu dois aisément te rendre compte que ces gens sont trompés, car leur manière de vivre est contraire à Dieu, à la rectitude et à tous les saints. Tous sont des précurseurs de l'Antéchrist qui préparent là son chemin vers une totale incroyance. Car ils veulent être libres, sans commandements de Dieu et sans vertus ; désoeuvrés et unis avec Dieu, sans amour et charité. Ils veulent contempler Dieu, sans le regard fixe de l'amour, et être les plus saints qui soient, sans les oeuvres de la sainteté. Ils prétendent se reposer en quelqu'un qu'ils n'aiment pas. Ils se disent élevés en quelqu'un qu'ils ne veulent ni ne désirent. Ils prétendent être vides de toute vertu et de toute application, pour ne pas gêner Dieu dans son agir. Ils confessent bien que Dieu est le créateur et le maître de toutes les créatures, mais ils refusent de le remercier et de le louer. Ils reconnaissent qu'il est infini, puissant et riche, mais prétendent qu'il ne peut leur donner ni leur enlever quoi que ce soit, et qu'eux-mêmes ne peuvent ni croître ni mériter. Parfois ils disent aussi le contraire, affirmant qu'ils méritent une plus grande récompense que les autres, puisque c'est Dieu qui est à l'oeuvre dans leurs travaux, et qu'ils subissent l'ouvrage de Dieu, restant eux-mêmes désoeuvrés mais oeuvrés par Dieu. D'après ce qu'ils prétendent, c'est en cela que consisterait le mérite le plus élevé.

Tout cela est erreur et chose impossible, car l'ouvrage de Dieu en lui-même est éternel et immuable; il est à lui-même son propre ouvrage /1, et n'ouvrage rien d'autre. En cet ouvrage, il n'y a ni accroissement ni mérite pour aucune créature, car il n'y a là rien que Dieu qui, lui, ne peut ni monter ni descendre. Les créatures, au contraire, possèdent des oeuvres, grâce à la puissance de Dieu, et qui leur sont propres, dans la nature, dans la grâce, et aussi dans la gloire. Lorsque ces oeuvres s'achèvent ici-bas dans la grâce, elles durent éternellement dans la gloire.

Si, par impossible, la créature pouvait être réduite à néant quant à ses oeuvres, et devenir aussi désoeuvrée qu'elle l'était alors qu'elle n'existait pas encore, c'est-à-dire si elle pouvait devenir un avec Dieu, exactement comme elle l'était alors, elle ne pourrait pas mériter davantage qu'elle ne le faisait dans cet état. Elle serait donc aussi sainte et aussi bienheureuse que ne l'est une pierre ou un morceau de bois. Car à défaut d'oeuvres qui nous sont propres - comme aimer et connaître Dieu - nous sommes incapables d'être bienheureux. Dieu serait bienheureux comme il l'était de toute éternité, sans que cela nous serve en quoi que ce soit.

C'est pourquoi un tel désoeuvrement n'est qu'imposture. Ces gens veulent travestir tout ce qui est malice et perversité, en le présentant comme plus noble et plus élevé que tout ce qui est vertu. Ils voudraient habiller de

1. Pour hi werket hein selven.

202

subtilités ce qu'il y a de plus mauvais, afin de le faire passer pour le meilleur. Ceux-là sont opposés à Dieu et à tous ses saints, et ressemblent plutôt aux esprits damnés qui sont en enfer. Car ces derniers n'ont ni amour ni connaissance, ils sont désoeuvrés pour l'action de grâces, la louange comme pour l'abandon d'amour, ce qui est la cause de leur éternelle damnation. À de telles personnes il ne manque plus que de passer de ce temps a l'éternité, afin que la justice de Dieu se manifeste sur leurs oeuvres.

2.335 Le Christ exemple de la vie à la fois dans les oeuvres et dans la fruition

Le Christ, Fils de Dieu, est, dans son humanité, la règle et le chef de tous les hommes bons, et leur indique comment vivre. Or lui, avec tous ses membres, c'est-à-dire avec tous ses saints, était toujours en train d'aimer, de désirer, de rendre grâces et de louer son Père céleste ; il l'est encore présentement, et il le sera à jamais. Son âme était cependant unie, et l'est encore, avec l'essence divine et bienheureuse. Il ne pouvait cependant jamais atteindre un tel désoeuvrement, et ne l'atteindra aussi jamais, car son âme glorieuse, à l'égal de tous les bienheureux, s'abandonne éternellement à l'amour, exactement comme quelqu'un qui aurait faim et soif et qui, ayant une fois savouré Dieu, ne peut plus jamais être rassasié. Cette même âme du Christ jouit cependant de Dieu et de tous les saints, au-delà de tout désir, là où il n'y a plus rien d'autre que l'Un, qui est la béatitude éternelle de Dieu et de tous ses élus.

C'est pourquoi, la béatitude du Christ et de tous ses saints se constitue du jouir et de l'agir. Telle est aussi la vie de tous les hommes bons, chacun selon la mesure de son amour. Voilà la justice qui ne passera jamais.

2.34 Conclusion

Revêtons donc l'ornement des vertus et des bonnes moeurs, au-dehors comme au-dedans, comme le firent les saints. Offrons-nous ensuite au regard de Dieu, amoureusement et humblement, avec toutes nos oeuvres. C'est ainsi que nous rencontrons Dieu par l'intermédiaire de tous ses dons, pour être ensuite touchés par l'amour sensible et remplis d'une fidélité qui se répand en communion. De cette façon, nous nous mettons à nous écouler au-dehors et à refluer au-dedans, en une exacte charité, ce qui en même temps nous rend stables et nous fait demeurer fixement au-dedans de nous, dans une paix simple et dans la ressemblance divine. Grâce à celle-ci, à l'amour de fruition et à la clarté divine, nous nous écoulons au-delà de nous-mêmes, dans l'unité, et nous rencontrons Dieu sans intermédiaire, dans le repos de la fruition.

De cette façon, nous demeurons éternellement au-dedans, nous nous écoulons toujours au-dehors, et nous nous recueillons sans cesse, retournant au-dedans. Ainsi sommes-nous établis dans la véritable vie intime, en toute sa perfection. Que Dieu nous vienne en aide, pour qu'il en soit ainsi pour nous. Amen.

204

LIVRE TROISIÈME : LA TROISIÈME VIE

3.01 Introduction. Présentation

L'amant intime de Dieu est établi en Dieu dans un repos de fruition; il est établi en lui-même dans un amour qui s'ajuste à travers des oeuvres, et sa vie entière se passe en vertus, dans la justice. Grâce à ces trois éléments et à une révélation cachée, venant de Dieu, cet homme intime pénètre dans la vie qui permet de contempler Dieu. Il s'agit bien, en effet, d'un tel amant, intime et juste, et que Dieu veut librement préférer et élever à la contemplation suressentielle, dans la lumière divine et selon le mode de Dieu.

Cette contemplation nous établit dans une pureté et une limpidité qui sont au-delà de tout ce que nous pouvons comprendre, car elle est la beauté singulière, la couronne céleste et, en outre, la récompense éternelle de toute vertu et de toute vie. Personne ne peut l'atteindre par le savoir ou la subtilité, ni par quelque pratique que ce soit. Seul celui que Dieu veut unir dans son Esprit et éclairer par lui-même est en état de contempler Dieu, nul autre.

La nature divine cachée est éternellement à l'oeuvre, contemplant et aimant, selon le mode des Personnes ; elle est aussi en continuelle fruition, dans l'étreinte des Personnes, en l'unité de l'essence. En cette étreinte, dans

206

l'unité de l'essence de Dieu, tous les esprits intimes sont Un avec Dieu, en s'écoulant amoureusement au-delà d'eux-mêmes, le même Un que l'essence, telle qu'elle est en elle-même.

Dans cette sublime unité de la divine nature, le Père céleste est source et commencement de tout ouvrage accompli au ciel et sur la terre. C'est lui qui parle au plus caché de notre esprit, la où nous sommes immergés au-delà de nous-mêmes : « Regardez : l'Époux vient ; sortez à sa rencontre /1. » Notre propos est maintenant de développer et d'interpréter ces paroles rapportées à la contemplation sur-essentielle, qui est le fondement de la sainteté et de toute vie qui se puisse être vécue.

Peu d'hommes sont en mesure d'atteindre cette divine contemplation, pour une part du fait de leur propre incapacité, d'une autre, parce qu'est cachée la lumière dans laquelle l'on contemple. C'est pourquoi personne ne pourra à proprement parler pleinement comprendre ce qui va suivre, que ce soit à l'aide de quelque enseignement ou en se livrant en personne à quelque examen pénétrant. Car toutes les paroles et tout ce qui se peut enseigner ou comprendre à la façon des créatures, sont étrangers et bien au-dessous de la vérité que je vise. Seul celui qui est uni avec Dieu, et qui est éclairé au sujet de cette vérité, celui-là seul est en état de la comprendre par elle-même.

Car saisir et comprendre Dieu, au-delà de toute comparaison, tel qu'il est en lui-même, c'est être Dieu avec Dieu, sans intermédiaire ni altérité aucuns qui produiraient quelque entrave qui vienne s'interposer. C'est pourquoi je

1. Mt 25,6

voudrais que tous ceux qui ne comprennent ni ne sentent cela, dans l'unité fruitive de leur esprit, n'en soient point scandalisés, mais qu'ils acceptent que les choses soient comme elles sont. Car ce que je vais dire est la vérité, et a été dit, en maint endroit de son enseignement, par le Christ en personne, qui est la vérité éternelle, si du moins nous sommes capables de le rapporter /1 et de le proposer comme il convient. Celui donc qui voudra le comprendre devra être mort à lui-même, vivre en Dieu et, dans le fond de son esprit, tourner sa face vers la lumière éternelle, là où la vérité cachée se révèle sans intermédiaire.

3.1 Les conditions pour voir

En effet, le Père céleste veut que nous voyions, car il est le Père des lumières /2. C'est pourquoi, de toute éternité, il profère, au plus caché de notre esprit, sans intermédiaire et sans interruption, une seule et unique parole, une parole sans fond, et il ne prononce rien d'autre. En cette parole, il se dit lui-même et toute chose, cette parole qui veut seulement dire : « Voyez ». Elle est la sortie et la naissance du Fils de la lumière éternelle, en qui l'on peut connaître et voir toute béatitude.

3.11 De la part du sujet

Pour que l'esprit puisse contempler Dieu avec Dieu dans cette lumière divine, sans intermédiaire, trois choses sont nécessaires à l'homme.

Il devra d'abord être bien ordonné au-dehors, en toute vertu, et être sans entraves au-dedans, aussi vide et aussi désoeuvré de toute activité extérieure, comme s'il ne travaillait pas. Car s'il est occupé au-dedans par quelque oeuvre vertueuse, il se trouve affecté

1. Ici pour openbaren.
2. Jac 1, 17

208

par des images. Or, aussi longtemps qu'un tel état se prolonge en lui, il n'est pas en mesure de contempler.

Ensuite, il adhérera à Dieu au-dedans de lui, avec une intention et un amour qui s'ajustent à Dieu, comme il en va d'un feu allumé et brûlant qui ne pourrait plus jamais s'éteindre. Durant tout le laps de temps où il se sent lui-même en un tel état, il est en mesure de contempler.

Enfin, il se sera perdu lui-même dans une absence de modes, et dans une ténèbre en laquelle tous ceux qui contemplent s'égarent en jouissant, là où ils ne peuvent plus jamais se retrouver selon le mode des créatures.

3.12 De la part de Dieu

Au fond du gouffre de cette ténèbre, dans lequel l'esprit aimant est mort à lui-même, commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle. Car une lumière insaisissable rayonne et naît dans cette ténèbre ; elle est le Fils de Dieu, en qui l'on contemple la vie éternelle. C'est en cette lumière aussi que l'on commence à voir.

Elle est accordée dans l'être simple de l'esprit, là où celui-ci reçoit la clarté, qui est Dieu lui-même, au-delà de tout don et de toute oeuvre de créature, dans la vacuité vide de l'esprit où il s'est perdu, grâce à l'amour de fruition, et où il reçoit la clarté de Dieu sans intermédiaire. Sans cesse il devient alors cette clarté même qu'il reçoit.

Considère cela : cette clarté cachée en laquelle se contemple, dans le désoeuvrement de son esprit, tout ce que l'on désire, cette clarté est si grande que l'amant qui contemple ne voit ni ne sent rien d'autre dans son fond, en lequel il se repose, que la lumière insaisissable. En outre, selon la nudité simple qui enveloppe toute chose, il se rejoint lui-même en même temps qu'il sent cette lumière par laquelle il voit, et il ne sent rien d'autre. Voilà le premier point qui explique comment l'on se met à voir dans la lumière divine. Bienheureux les yeux qui voient ainsi, car ils sont établis dans la vie éternelle.

3.2 L'Avènement de l'Époux : la naissance éternelle du Verbe

Lorsque nous sommes en mesure de voir de cette façon, nous pouvons aussi contempler, dans la joie, l'avènement éternel de notre Époux. Voilà le deuxième point que nous voudrions maintenant traiter.

Quel est à présent cet avènement éternel de l'Époux ? Il est une nouvelle naissance et une nouvelle illumination, qui jamais ne cessent. Car le fond à partir duquel la clarté rayonne, et qui est cette clarté elle-même, ce fond est vivant et fécond. C'est pourquoi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle sans cesse au plus caché de l'esprit.

Vois comment toute oeuvre de créature et toute pratique de vertu doivent ici succomber /1, car Dieu lui seul est ici à lui-même son propre ouvrage /2, dans la partie la plus noble et la plus élevée de l'esprit. Il n'y a là qu'un contempler et qu'un fixer éternels de la lumière, à l'aide de la lumière et dans la lumière.

L'avènement de l'Époux est si rapide qu'il est toujours déjà là, demeurant au-dedans avec une opulence sans fond, et qu'il est aussi en train de venir, en personne, toujours autre et avec une clarté si neuve qu'il semblerait n'être jamais venu jusqu'alors. Car son avènement a lieu hors du temps, dans le présent éternel, et

1. Pour onderbliven.
2. Littéralement : Dieu s'agit lui-même.

210

est chaque fois accueilli avec un nouveau plaisir et une nouvelle joie.

Fruits dans l'âme

Regarde les délices et l'allégresse qu'un tel Époux apporte lors de son avènement, qui est sans fond et sans mesure, car il est lui-même cet avènement. C'est pourquoi les yeux de l'esprit par lesquels nous contemplons et fixons l'Époux, s'écarquillent si largement qu'ils ne se refermeront plus jamais. Car l'esprit qui fixe et contemple la révélation cachée de Dieu demeure tel éternellement, et sa capacité de saisir est si largement distendue, face à l'avènement de l'Époux, que l'esprit devient lui-même cette étendue qu'il saisit. Dieu est ainsi saisi et vu avec Dieu, ce qui est toute notre béatitude. Voilà le deuxième point qui explique comment accueillir sans cesse en notre esprit l'éternel avènement de notre Époux.

3.3 Notre participation à la vie trinitaire

Voici que l'Esprit de Dieu prend maintenant la parole, là où notre esprit s'est secrètement écoulé au-delà de lui-même : « Sortez », dit-il, pour une contemplation et une fruition éternelles, selon le mode de Dieu.

3.31 L'amour rend possible cette participation

Grâce à l'amour, nous sommes établis dans l'entière richesse naturelle à Dieu, et Dieu est établi en nous, grâce à cet amour sans mesure qui est le Saint-Esprit. Car en cet amour se savoure tout ce qui se peut désirer. C'est donc grâce à cet amour que nous sommes morts à nous-mêmes et que nous sommes sortis de nous-mêmes, dans un écoulement d'amour, vers l'absence de mode et vers la ténèbre. Dans l'étreinte de la Sainte Trinité, l'esprit demeure là, éternellement, au-dedans, en l'unité sur-essentielle, dans le repos et la fruition. En cette même unité, selon le mode de la fécondité, le Père est dans le Fils et le Fils est dans le Père, et toutes les créatures sont dans les deux. Cela dépasse la distinction des Personnes, car c'est la raison qui comprend ici paternité et filiation, dans la fécondité vivante de la nature.

3.32 Notre vie sur-essentielle au sein de la Trinité

C'est ici l'origine et le commencement d'une sortie et d'un ouvrage éternels, qui sont sans commencement. Car il y a ici un commencement qui est sans commencement. En effet, dès que le Père tout-puissant se saisit parfaitement dans le fond de sa fécondité, le Fils, Parole éternelle du Père et deuxième Personne de la divinité, sortit de lui. De cette naissance éternelle vient que toutes les créatures sont éternellement sorties du Père, avant d'avoir été créées dans le temps. Dieu les regardait ainsi et les connaissait en lui-même, les distinguant comme des idées /1 vivantes, autres que lui, mais non pas autres sous tous les aspects : car tout ce qui est en Dieu est Dieu.

Notre essence en Dieu et notre essence dans le temps

Cette sortie et cette vie éternelles que nous possédons de toute éternité en Dieu, et que nous sommes sans nous-mêmes, sont l'origine de notre essence créée dans le temps. Celle-ci est suspendue dans l'essence éternelle, et est un avec elle, selon son être essentiel. Cette essence et cette vie éternelles, que nous possédons et que nous sommes dans l'éternelle sagesse de Dieu, sont semblables à lui. En effet, notre essence demeure éternellement dans l'essence divine, sans distinction, et elle s'écoule aussi éternellement au-dehors, par la naissance du Fils, en une altérité qui est distincte selon l'idée /2 éternelle.125

Grâce à ces deux éléments, notre essence est tellement semblable à Dieu que, sans

1. Pour redene.
2. Idem.

212

cesse, celui-ci se reconnaît dans cette ressemblance et s'y reflète, autant selon l'essence que selon les Personnes. Car même s'il y a ici distinction et altérité selon l'idée /1, la ressemblance est cependant un avec l'image de la Sainte Trinité elle-même, qu'est la Sagesse de Dieu, en laquelle Dieu se contemple lui-même avec toutes les choses, dans un présent éternel, sans passé ni futur.

D'un regard simple, Dieu se regarde lui-même et toute chose en même temps, à savoir l'image de Dieu et sa ressemblance, ainsi que notre image et notre ressemblance, car Dieu s'y reflète et y reflète toute chose. En cette image divine, toutes les créatures possèdent la vie éternelle, sans elles-mêmes, comme dans leur forme exemplaire /2 éternelle. C'est à cette image et à cette ressemblance que la Sainte Trinité nous a faits.

1. Idem.
2. Pour exemplare.


3.33 Avec le Fils, se reposer dans le sein du Père et naître de lui.

C'est pourquoi Dieu veut que nous sortions de nous-mêmes, vers cette lumière divine, pour essayer d'atteindre surnaturellement cette image, qui est notre vie propre, afin de nous y établir avec lui, à la fois par les oeuvres et par la fruition, dans une béatitude éternelle.

Il est, en effet, aisé de remarquer que le sein du Père est notre propre fond et notre propre origine : c'est en lui que nous commençons à vivre et à être. Or, c'est à partir de notre propre fond - c'est-à-dire à partir du Père et de tout ce qui vit en lui - que rayonne la clarté éternelle, qui est la naissance du Fils. Dans cette clarté, à savoir dans le Fils, le Père est révélé à lui-même, avec tout ce qui vit en lui. Car tout ce qu'il est et tout ce qu'il possède, il le donne au Fils, à la seule exception du caractère propre de la paternité, qu'il est et demeure lui-même. C'est pourquoi tout ce qui vit dans le Père, non manifesté dans l'unité, vit aussi dans le Fils, comme écoulant au-dehors, pour être manifesté. Mais le fond simple de notre image éternelle demeure à tout jamais dans la ténèbre et sans mode. Cependant, la clarté sans mesure, qui rayonne à partir de là, manifeste, selon des modes, et produit au-dehors ce qui est caché en Dieu.

Tous ceux qui ont été élevés à une vie de contemplation, au-delà de leur être de créature, sont un avec cette clarté divine, et sont cette clarté divine elle-même. Grâce à cette lumière divine, ils voient, sentent, et découvrent que, selon leur mode incréé, ils sont ce fond simple lui-même, d'où rayonne la clarté sans mesure, selon le mode divin, tout en demeurant au-dedans, éternellement et simplement, sans mode aucun, selon la simplicité de l'essence.

Que les hommes intimes et contemplatifs sortent donc, selon le mode propre à la contemplation, au-delà de la raison, au-delà des distinctions, et au-delà de leur essence créée, regardant à jamais fixement au-dedans, grâce à la lumière innée. C'est ainsi qu'ils sont transformés et deviennent un avec cette même lumière, qu'ils voient, et grâce à laquelle ils voient. Ceux qui contemplent rejoignent ainsi leur image éternelle, pour laquelle ils ont été faits ; ils contemplent Dieu et toute chose sans distinction, par un regard simple, dans la divine clarté.

214

Voilà la contemplation la plus noble et la plus profitable que l'homme puisse atteindre en cette vie. Car nulle part ailleurs que dans une telle contemplation, l'homme ne dispose de lui-même au point d'être suprêmement libre. Il est en mesure de croître dans cette vie sublime, chaque fois qu'il se recueille amoureusement au-delà de tout ce que l'on peut comprendre.

Dans la vie intime, en effet, comme dans les vertus, il demeure libre et dispose de lui. Fixer la lumière divine le maintient au-delà de toute vie intime, de toute vertu et de tout mérite, car ce regard fixe est lui-même la couronne et la récompense vers lesquelles nous soupirons, que nous possédons d'une certaine façon et où nous sommes dès à présent établis126. Car la vie de contemplation est la vie du ciel. Si nous étions délivrés du présent exil, nous serions encore davantage en mesure de recevoir cette clarté, selon notre être créé, et la gloire de Dieu pourrait nous traverser de ses rayons, de toutes les façons possibles, avec encore plus d'efficacité et de noblesse.

Voilà le mode au-delà de tout mode, qui nous dit comment sortir vers la contemplation divine et vers le regard éternellement fixe, et comment être transformé et réformé au-delà de nous-mêmes /1, dans la clarté divine.

Cette sortie de celui qui contemple est aussi une sortie d'amour. Grâce à l'amour de fruition, en effet, l'homme passe au-delà de son être de créature, pour découvrir et savourer l'opulence et les délices que Dieu est lui-même, et qu'il laisse couler sans cesse au plus

1. Pour overformet.

caché de l'esprit humain, là où celui-ci est semblable à la noblesse de Dieu.

3.4 La rencontre amoureuse, au-delà de tout

Lorsque l'homme intime et contemplatif a ainsi rejoint son image éternelle, et lorsque, dans cette limpidité, grâce au Fils, il a trouvé sa place dans le sein du Père, il est éclairé par la vérité divine. À chaque instant, il reçoit la naissance éternelle d'une façon nouvelle, et il sort, selon le mode de la lumière, vers la contemplation divine. C'est ici que le quatrième point prend son origine, qui est aussi le dernier, à savoir la rencontre amoureuse dans laquelle se trouve notre plus haute béatitude, au-delà de tout.

Il faut savoir que le Père céleste, tel un fond vivant, est tourné, par des oeuvres, avec tout ce qui vit en lui, vers son Fils, comme vers son éternelle Sagesse ; et que cette même Sagesse, avec tout ce qui vit en elle, se réfléchit, par des oeuvres, dans le Père, c'est-à-dire dans le fond dont elle est sortie.

De cette rencontre jaillit la troisième Personne, celle qui se tient entre le Père et le Fils, c'est-à-dire le Saint-Esprit, leur commun amour, qui est un avec les deux dans la même nature. Cet amour embrasse et traverse, par les oeuvres et par la fruition, le Père, le Fils et tout ce qui vit en eux, et cela avec une telle opulence et une telle joie que toutes les créatures en sont réduites à un éternel silence. Car la merveille insaisissable, sise en cet amour, dépassera éternellement la compréhension de toute créature.

Lorsqu'une telle merveille est comprise et savourée sans étonnement, c'est que l'esprit se trouve au-delà de lui-même et qu'il est un avec l'Esprit de Dieu, savourant et regardant

216

sans mesure, comme Dieu savoure et regarde, l'opulence qu'il est lui-même, dans l'unité du fond vivant, là où il est établi en lui-même, selon son mode incréé.

Cette délicieuse rencontre, qui a lieu en nous selon le mode de Dieu, est sans cesse renouvelée par les oeuvres. Car le Père se donne dans le Fils, et le Fils se donne dans le Père, dans une complaisance éternelle et une étreinte d'amour; ce qui se renouvelle à chaque instant, dans le lien d'amour. Car de même que le Père regarde sans cesse toutes les choses comme nouvelles, dans la naissance de son Fils, elles sont aussi aimées d'une façon nouvelle par le Père et par le Fils, dans l'écoulement du Saint-Esprit. Voilà la rencontre, par les oeuvres, du Père et du Fils, en laquelle nous sommes amoureusement étreints, grâce au Saint-Esprit, dans un amour éternel.

Dans leur fond cependant, cette rencontre par les oeuvres et cette étreinte d'amour sont fruitifs et sans mode. Car le gouffre qu'est l'absence de tout mode en Dieu est si plein de ténèbre et si dénué de tout mode, qu'il contient, en lui, dans l'étreinte opulente de l'unité essentielle, tous les modes divins, avec les oeuvres et les propriétés des Personnes, et qu'il produit, dans cet abîme sans nom, une fruition divine.

C'est ici le lieu où l'on passe au-delà par la fruition, et où l'on pénètre, par l'écoulement, dans la nudité de l'essence. Là, tous les noms divins, tous les modes et toutes les idées /1 vivantes, qui se reflètent dans le miroir de la vérité divine, tombent tous dans la simplicité sans nom, dans l'absence de modes et de rai-

1. Pour redenen.

sons. Car dans le tourbillon sans fond de la simplicité, toute chose est étreinte dans la béatitude de la fruition, le fond échappant tout entier à notre saisie, sinon par le truchement de l'unité essentielle.

Face à cette unité, les Personnes doivent céder et, avec elles, tout ce qui vit en Dieu. Car rien d'autre n'existe ici qu'un repos éternel, dans l'étreinte fruitive de l'écoulement d'amour. C'est ici l'essence sans modes, que tous les esprits intimes ont préférée au-dessus de tout ; c'est l'obscur silence en lequel tous les amants sont perdus.

Si nous nous préparions ainsi par les vertus,

bien vite de notre corps nous serions dévêtus,

flottant sur les vagues sauvages de la mer,

où plus jamais créature ne pourrait nous rejoindre.

Être établi en fruition dans l'unité essentielle,

et contempler clairement l'Unité dans la Trinité,

puisse le divin amour nous l'accorder,

qui jamais ne refuse à un mendiant.

Amen. Amen.

GLOSSAIRE [voir tome précédent] et TABLE [omise]

Achevé d'imprimer

sur les presses de l'Imprimerie JOUVE

53100 MAYENNE

N° d'imprimeur : 212510Y

Dépôt légal : Septembre 1993

ISBN 2-85589-204-X ISSN 1152-1341

Imprimé en France

LES NOCES SPIRITUELLES (Trad. J.-A. Bizet)

Ruysbroeck, Œuvres choisies, trad. J.-A. BIZET, Aubier, 1946.

PRÉFACE : DES NOCES SPIRITUELLES ENTRE DIEU ET NOTRE NATURE

« Voyez, l'époux vient : sortez à sa rencontre127 » Ces paroles nous sont rapportées par Saint Mathieu l'évangéliste. Et le Christ les a prononcées pour ses disciples et pour tous les hommes dans une parabole qui est lue à l'office des vierges. Cet époux, c'est le Christ et la nature humaine, c'est l'épouse que Dieu a faite à l'image et à la ressemblance de Lui-même. Et Il l'avait placée au commencement au lieu le plus haut, au plus beau, au plus opulent, au plus délicieux de la terre, à savoir au Paradis. Il lui avait soumis toutes les créatures ; Il l'avait ornée de grâces et lui avait donné un commandement pour que par l'obéissance elle pût mériter d'accéder à la stabilité et d'être confirmée dans une fidélité éternelle envers son Epoux, sans jamais tomber dans quelque grief ou dans quelque péché. Survint alors le malin, l'ennemi infernal, qui s'en montra envieux ; il prit la forme d'un serpent qui était plein de ruses, et il trompa la femme ; puis à eux deux ils trompèrent l'homme en qui la nature existait dans sa plénitude.

Et par ses conseils perfides il spolia la nature, épouse de Dieu. Elle fut exilée dans un pays étranger, pauvre et misérable, captive de ses ennemis, opprimée et investie par eux, comme si elle n'avait dû jamais regagner la patrie et obtenir son pardon. Mais quand Dieu jugea que le temps était venu, et que les souffrances (182) de sa bien-aimée émurent sa miséricorde. Il envoya son Fils unique sur la terre dans un riche palais, dans un temple glorieux : c'était le sein de la Vierge Marie. Là Il épousa cette fiancée, notre nature, l'unissant à sa personne dans son corps formé du sang le plus pur de la noble Vierge128.

Le prêtre qui maria cette épouse, ce fut le Saint Esprit. L'ange Gabriel en fit l'annonce. La Vierge glorieuse donna son consentement. C'est ainsi que le Christ, notre Epoux fidèle, s'est uni à notre nature, venant nous visiter sur la terre étrangère et nous instruire par ses moeurs toutes célestes, avec une fidélité parfaite. Et Il a travaillé et combattu comme un champion contre nos ennemis ; Il a forcé notre prison et gagné la bataille, anéantissant notre mort par sa mort; Il nous a rachetés par son sang, et délivrés par le baptême de son eau129 ; Il nous a enrichis de ses sacrements et de ses dons, afin que nous sortions, comme Il dit, par la pratique de toutes les vertus, en nous portant à sa rencontre dans le palais de gloire pour jouir de Lui sans fin dans l'éternité.

Or le Christ, Maître de vérité, dit : « Voyez, l'Epoux vient, sortez au-devant de Lui. » Dans ces mots le Christ notre amant nous enseigne quatre choses. D'abord Il nous donne un ordre en disant « Voyez ». Ceux qui restent aveugles et négligent cet ordre, ils seront tous condamnés. Par la seconde (183) parole Il nous montre ce que nous devons voir : l'avènement de cet Epoux. En troisième lieu Il nous apprend et nous commande ce que nous devons faire, en disant : Sortez. Par la quatrième parole, en disant : au-devant de Lui, Il nous révèle le profit et le fruit de toutes nos oeuvres et de toute notre vie, à savoir la rencontre d'amour avec notre Epoux.

Ces paroles nous allons les exposer et expliquer de trois manières. En premier lieu de la façon commune, les appliquant à une vie commençante qui s'appelle la vie active et qui est nécessaire à tous les hommes qui veulent être sauvés. En second lieu nous expliquerons ces mêmes paroles en les appliquant à une vie intérieure, élevée par le désir de Dieu, à laquelle beaucoup parviennent moyennant leurs vertus et la grâce divine. En troisième lieu nous les interpréterons au point de vue d'une vie contemplative superessentielle, à laquelle un petit nombre seulement peut accéder de cette façon, en goûter la saveur, si grande est son élévation et sa noblesse.

*

LIVRE PREMIER : LA VIE ACTIVE

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ.” DES TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR

Et d'abord le Christ, Sagesse du Père, prononce une parole qu'il a déjà prononcée, intérieurement selon sa divinité, depuis le temps d'Adam s'adressant à tous les hommes : « Voyez. » Car il est nécessaire de voir ; mais remarquez bien que pour voir, soit par les yeux du corps, soit par ceux de l'esprit, trois choses sont requises.

A. DE LA VUE PAR LES YEUX DU CORPS

En premier lieu pour que l'homme puisse voir par les yeux du corps les choses extérieures, il faut qu'il ait la lumière extérieure du ciel, ou une autre lumière matérielle, afin que soit éclairé le milieu à travers lequel il doit voir, à savoir l'air. Ensuite par un acte de sa volonté libre il doit, pour les voir, laisser les objets projeter leur image dans ses yeux. En troisième lieu il faut que les instruments, les yeux, soient sains et sans tache, de sorte que les objets matériels grossiers s'y puissent reproduire en une image subtile. Si l'une de ces trois conditions vient à manquer, le sens physique de la vue fait défaut à l'homme. Ce n'est pas de cette vue toutefois (186) que nous voulons parler, mais d'une vision spirituelle, surnaturelle, en laquelle consiste toute notre béatitude.

B. COMMENCEMENT DE LA VIE ACTIVE MOYENNANT UNE VISION SURNATURELLE

Pour parvenir à cette vision surnaturelle, trois points sont requis : la lumière de la grâce divine, une volonté libre tournée vers Dieu, une conscience que ne souille aucun péché mortel.

a. COMMENT LA GRACE DE DIEU EST OFFERTE A TOUS LES HOMMES EN COMMUN

Maintenant remarquez ceci : Puisque Dieu est un bien commun et que son amour insondable est commun130, Il donne sa grâce de deux manières : la grâce prévenante, et la grâce dans laquelle on mérite la vie éternelle.

La grâce prévenante, tous les hommes l'ont en commun, les païens et les Juifs, les bons et les méchants. Dans l'amour commun que Dieu a pour tous les hommes, Il a voulu que son nom et la rédemption de l'humaine nature fussent prêchés et révélés à toutes les extrémités de la terre. Qui veut se tourner vers Lui, a le pouvoir de se convertir. Tous les sacrements, le baptême avec tous les autres sont préparés pour tous les hommes qui veulent les recevoir, chacun selon ses besoins. Car Dieu veut conserver131 pour Lui tous les hommes et n'en perdre aucun. Et au jour du jugement nul ne (187) pourra se plaindre qu'il n'ait pas été fait assez pour lui, s'il avait voulu se convertir. Aussi Dieu est-Il une clarté commune, une lumière commune qui éclaire le ciel et la terre, et chacun selon ses besoins et sa dignité.

Dieu est commun à tous, comme le soleil brille sur tous les arbres en commun ; pourtant bien des arbres restent sans fruits, et tels autres portent des fruits sauvages qui sont pour l'homme d'un mince profit. C'est pourquoi on a coutume de tailler les arbres et d'y greffer des rameaux d'espèces productives, pour qu'ils portent de bons fruits, savoureux et profitables à l'homme. Il est un rameau productif, lequel provient du vivant paradis sis au royaume éternel, c'est la lumière de la grâce divine. Aucune oeuvre ne peut avoir de saveur ni être de quelque profit pour l'homme, si elle croît à l'écart de ce rameau. Ce rameau de la grâce divine qui rend l'homme agréable à Dieu, et par la vertu duquel on mérite la vie éternelle, est offert à tous les hommes, mais il n'est pas enté chez tous. Car ils ne veulent pas émonder leurs branches sauvages, c'est-à-dire l'infidélité, ou une volonté perverse qui n'obéit pas aux commandements de Dieu.

Mais pour que ce rameau de la grâce divine soit enté dans notre âme, trois choses sont nécessairement requises : la grâce prévenante de Dieu, une volonté libre tournée vers Dieu, une conscience nette. La grâce prévenante touche tous les hommes, car c'est Dieu qui la donne. Mais tous les hommes ne présentent pas la volonté de se toumer librement vers Dieu, ni une conscience nette : c'est pour cette raison que leur fait défaut la grâce divine dans laquelle ils devaient vivre éternellement. (188)

b. COMMENT DIEU AGIT EN TOUS LES HOMMES MOYENNANT LA GRACE PRÉVENANTE

La grâce prévenante touche l'homme soit du dehors soit du dedans. Du dehors dans les maladies, la perte des biens extérieurs, des proches ou des amis ; ou encore par les affronts publics ; il arrive aussi qu'il soit touché par un sermon, par les bons exemples que donnent les saints ou les hommes justes, par leurs paroles ou leurs oeuvres, de sorte que l'homme est amené à se connaîtra lui-même. C'est ainsi que Dieu le touche du dehors. Il arrive parfois que l'homme soit aussi touché du dedans, par la méditation des souffrances endurées par Notre-Seigneur, par celle du bien que Dieu lui a fait ainsi qu'à tous les hommes ; ou bien par la considération de ses péchés, de la brièveté de la vie, la crainte de la mort et celle de l'enfer, la pensée des joies éternelles du ciel, de la miséricorde de Dieu qui l'a épargné dans ses péchés et qui attend sa conversion, ou bien il observe les merveilles que Dieu a créées au ciel et sur la terre en toutes les créatures. Ce sont là les effets de la grâce prévenante qui émeuvent l'homme du dehors ou du dedans de maintes manières. Et aussi l'homme possède naturellement une inclination fondamentale vers Dieu, qui se manifeste par l'étincelle de l'âme et la raison supérieure132 : elle désire tou,iours le bien et déteste le mal. A cet endroit Dieu touche tous les hommes de la façon qui leur convient, chacun selon ses besoins, de sorte que l'homme s'en trouve frappé, qu'il s'accuse, tremble, s'établisse dans la crainte, et demeurant en lui-même, persiste à s'observer. Tout cela n'est encore que grâce prévenante et non grâce de mérite.

Ainsi la grâce prévenante crée une disposition à recevoir l'autre grâce dans laquelle on mérite la vie éternelle. Quand donc l'âme est affranchie de la volonté mauvaise et des oeuvres mauvaises, qu'elle s'accuse et, saisie de crainte, s'interroge sur ce qu'elle doit faire, considérant Dieu, puis elle-même et ses actions mauvaises, il en résulte un repentir naturel du péché et une bonne volonté naturelle. C'est le degré suprême de la grâce prévenante.

c. DE LA GRACE QUI NOUS REND AGRÉABLE A DIEU ET NOUS UNIT A LUI

Quand l'homme fait de son côté ce qui est en son pouvoir, et ne peut plus aller plus loin du fait de sa propre faiblesse, il appartient à la bonté insondable de Dieu de parfaire l'oeuvre.

C'est ainsi que survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l'âme sans mérite de sa part et sans désir adéquat. Car dans cette lumière Dieu se donne par bonté et libéralité toutes gratuites, Lui qu'aucune créature ne peut mériter avant de Le posséder. Et c'est là une intervention mystérieuse de Dieu dans l'âme, au-dessus du temps, et qui meut l'âme avec toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l'autre, c'est-à-dire la lumière surnaturelle. Cette lumière constitue un premier point, et de là résulte le second, lequel a trait à ce qui vient de l'âme : il s'agit d'une libre conversion de la volonté vers Dieu, laquelle s'effectue en un moment du temps; c'est alors que naît la charité dans l'union de Dieu et de l'âme. Ces deux points dépendent si étroitement l'un de l'autre que l'un ne peut s'effectuer sans l'autre. Lorsque Dieu et l'âme s'unissent dans l'unité de l'amour, alors Dieu donne sa lumière de grâce au-dessus du temps ; et l'âme se tourne librement vers Lui, fortifiée par la grâce, en un bref moment du temps ; c'est, alors que naît (190) la charité dans l'âme, de Dieu et de l'âme elle-même ; car la charité est un lien d'amour entre Dieu et l'âme aimante. De ces deux points, à savoir de la grâce de Dieu et de la libre conversion de la volonté éclairée par la grâce, jaillit la charité, c'est-à-dire l'amour divin ; et de l'amour divin résulte le troisième point, à savoir la purification de la conscience. Ces trois points sont tellement liés ensemble que l'un ne peut tenir sans l'autre durant un certain temps ; car celui qui a l'amour de Dieu a un parfait repentir de ses péchés. On peut toutefois saisir en l'occurrence l'ordre des rapports entre Dieu et la créature, comme il est montré ici : Dieu donne sa lumière, et moyennant cette lumière l'homme se tourne vers Lui, volontairement et sans réserve : de ces deux facteurs provient l'amour parfait envers Dieu, et de l'amour résulte le parfait repentir et la purification de la conscience, laquelle s'opère en abaissant les yeux sur les méfaits et sur les taches qui souillent l'âme. Du fait qu'on aime Dieu, on prend un déplaisir de soi-même et de toutes ses oeuvres. C'est là l'ordre selon lequel s'accomplit la conversion. De la charité procèdent un regret sincère, le parfait repentir de tout ce qu'on a fait de mal, et une volonté ardente de ne jamais plus commettre de péchés et de servir Dieu désormais avec une humble obéissance; une confession sincère, sans réticences, sans feinte ou duplicité; une satisfaction parfaite selon le conseil d'un prêtre éclairé ; enfin la résolution de se livrer à la pratique des vertus et de toutes oeuvres bonnes.

Ces trois points donc, comme vous l'avez entendu, sont requis pour voir divinement. Une fois que vous avez acquis ces trois points, le Christ dit en vous : Voyez, et véritablement vous devenez voyants.

C'est là le premier chef des quatre principaux, selon que le Christ a dit : Voyez.

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DEUXIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT”. LES TROIS MANIÈRES SELON LESQUELLES NOUS DEVONS CONSIDÉRER L'AVÈNEMENT DU CHRIST

Il montre ensuite ce qu'on doit voir quand Il dit : L'époux vient. Le Christ notre époux prononce cette parole qui se dit en latin : venit. Ce mot enferme en lui deux temps : le temps qui est passé, et le temps qui est maintenant présent; et en outre Il entend Lui le temps à venir. Pour cette raison nous devons distinguer trois avènements de notre époux. Dans le premier Il s'est fait homme pour l'amour de l'homme, par charité. Le second avènement a lieu quotidiennement et se renouvelle fréquemment de maintes manières dans chaque coeur aimant, apportant de nouvelles grâces, de nouveaux dons, selon que chacun est capable d'en recevoir. Dans le troisième on considère sa venue pour le jugement ou à l'heure de la mort133.

En chacun de ces avènements de Notre Seigneur et dans toutes ses oeuvres, trois choses sont à considérer : la cause et le pourquoi ; le mode intérieur et les oeuvres extérieures. (192)

A. LE PREMIER AVÈNEMENT DANS L'INCARNATION

a. POURQUOI DIEU A FAIT TOUTES SES OEUVRES

Le pourquoi de la création des anges et des hommes, ce fut la bonté infinie de Dieu et sa noblesse qu'Il voulut montrer pour que la béatitude et la richesse qu'Il est en Lui-même fussent manifestées à la créature raisonnable, afin qu'elle en prît le goût dans le temps et la jouissance au-dessus du temps, dans l'éternité134. La raison pour laquelle Dieu s'est fait homme, ce fut son incompréhensible amour et la misère de tous les hommes, car ils s'étaient perdus par la chute originelle et ne pouvaient devenir meilleurs. Quant aux raisons pour lesquelles le Christ, selon sa divinité et aussi selon son humanité, a accompli toutes ses oeuvres sur la terre, elles sont au nombre de quatre : son amour divin qui est immense ; puis l'amour créé, appelé charité, qu'Il avait en son âme par l'union avec le Verbe éternel et la possession des dons parfaits de son Père ; ensuite la grande misère de l'humaine nature ; enfin l'honneur de son Père. Ce sont là les raisons de l'avènement du Christ notre époux et celles de toutes ses oeuvres extérieures et intérieures.

b. COMMENT NOUS DEVONS CONSIDÉRER DANS LE CHRIST TROIS SORTES DE VERTUS

Il convient maintenant que nous considérions chez le Christ, notre époux, pour vouloir Le suivre dans la pratique des vertus, selon notre pouvoir, le mode qu'Il observa du dedans et les oeuvres qu'Il accomplit au dehçrs, à savoir les vertus et actions vertueuses.

Le mode qu'Il observa selon sa divinité nous est inaccessible et incompréhensible, car il s'agit du fait qu'Il est engendré sans cesse par le Père et que le Père en Lui et par Lui connaît, crée, ordonne et gouverne toutes choses au ciel et sur la terre. Il est en effet la Sagesse du Père. Et ils spirent un Esprit, c'est-à-dire un amour qui est un lien de l'un à l'autre, comme entre tous les saints et tous les justes au ciel et sur la terre. De ce mode nous ne parlerons plus, mais nous considérerons les modes qu'il observait de par les dons divins et selon son humanité créée. Ces modes sont particulièrement nombreux ; car autant le Christ avait de vertus diverses en Lui-même, autant le Christ avait de modes intérieurs.

Car chaque vertu a son mode particulier. De vertus et de modes il y avait dans l'âme du Christ un nombre qui dépasse ce que peuvent comprendre et concevoir toutes les créatures. Mais nous n'en retiendrons que trois : son humilité, sa charité, sa patience135 pour supporter les afflictions intérieures et extérieures. Ce sont là trois racines principales, l'origine de toute vertu et de toute perfection.

1. LE PREMIER MODE C'EST L'HUMILITÉ SELON LA DIVINITÉ ET SELON L'HUMANITÉ

Maintenant comprenez bien. On trouve deux sortes d'humilité dans le Christ selon sa divinité. La première, c'est qu'Il a voulu se faire homme, et cette nature qui était bannie et, sous le poids de la malédiction, précipitée au iond de l'enfer, Il s'en est emparé et a voulu ne faire qu'un avec elle dans l'unité de sa personne, de sorte que tout homme, (194) bon ou mauvais, peut dire : le Christ, Fils de Dieu, est mon frère. L'autre humilité, selon la divinité, c'est qu'Il a choisi pour Mère une pauvre Vierge, non la fille d'un roi ; de sorte que la pauvre Vierge devînt Mère de Dieu qui est le Seigneur du ciel, de la terre et de toutes les créatures. On peut ajouter que tous les actes d'humilité que le Christ a jamais accomplis, c'est Dieu qui les a faits.

Mais considérons maintenant l'humilité qui fut dans le Christ selon son humanité, sous l'action de la grâce et des dons divins. Or son âme avec toutes ses puissances s'inclinait avec respect et révérence devant la haute puissance du Père. Mais un coeur incliné est un coeur humble. C'est pour cela qu'il fit toutes ses oeuvres pour l'honneur et la louange de son Père, et ne chercha sa propre gloire en aucune chose selon son humanité. Il était humble et soumis à l'ancienne loi et aux commandements, ainsi que parfois aux coutumes quand c'était de quelque utilité. Et c'est pour cela qu'Il a été circoncis, et porté au Temple, et racheté selon l'usage ; comme les autres Juifs il paya le cens à César. Et Il fut humble et soumis envers sa Mère et messire Joseph. Aussi les servait-Il avec une déférence sincère en tous leurs besoins. Il choisit de pauvres gens méprisés pour en faire sa compagnie, cheminer avec eux et convertir le monde : ce furent les apôtres ; et Il fut humble et modeste parmi eux et parmi tous les hommes. C'est ainsi qu'Il était secourable à tous les hommes, en quelque nécessité qu'ils fussent, intérieure ou extérieure, comme s'Il s'était fait le serviteur de tout le monde. C'est là le premier point de l'humilité qui était dans le Christ notre Epoux.

2. LE SECOND MODE EST LA CHARITÉ ORNÉE DE TOUTES LES VERTUS

Second point. Le second point ce fut la charité, principe et origine de toutes les vertus. Cette charité tenait les puissances supérieures de l'âme dans le silence et la jouissance de la même béatitude que celle dont Il jouit maintenant. Et cette même charité le tenait sans cesse en élévation vers son Père, avec révérence et amour, Le louant, L'honorant, priant avec ferveur pour les besoins de tous les hommes, offrant toutes ses oeuvres pour l'honneur de son Père. Cette même charité incitait le Christ à laisser se répandre les faveurs de sa fidélité adorable vers les bas-fonds de toutes les misères humaines, corporelles et spirituelles ; aussi donna-t-Il par toute sa vie un exemple à tous les hommes, selon lequel ils devaient vivre. Il nourrit tous les hommes, spirituellement par ses enseignements véridiques s'adressant intérieurement à ceux qui étaient capables de les recevoir ; puis par des miracles et des prodiges s'adressant extérieurement aux sens. Il arrivait qu'Il les nourrît même d'aliments corporels, quand ils Le suivaient au désert et qu'ils ne pouvaient se passer de nourriture. Il faisait entendre les sourds, voir les aveugles, parler les muets, Il chassait l'ennemi des possédés ; Il faisait vivre les morts et marcher droit les estropiés, ce qui doit s'entendre du corps et de l'âme.

Le Christ, notre amant, a peiné pour nous extérieurement et intérieurement avec une constante fidélité : sa charité, nous ne pouvons en saisir le fond, car elle jaillissait de Ia source insondable du Saint-Esprit, au-dessus de toutes les créatures qui éprouvèrent jamais de la charité, car Il était Dieu et homme en une seule personne. C'est là le second point, relatif à la charité. (196)

3. LE TROISIÈME MODE CONCERNE LA PATIENCE DANS LES SOUFFRANCES ENDURÉES JUSQU'A LA MORT

Le troisième point est de souffrir avec patience. Ce point nous devons le considérer avec attention, car il fait l'ornement du Christ notre époux dans toute sa vie. C'est qu'Il commença tôt à souffrir : dès qu’il fut né Il connut la pauvreté et le froid. Il fut circoncis et versa son sang. Il fut contraint de fuir en des terres étrangères. Il servit messire Joseph et sa Mère. Il souffrit de la faim et de la soif, de l'opprobre et du mépris, des paroles et des traitements indignes des Juifs. Il jeûna, Il veilla et Il fut tenté par l'ennemi. Il fut soumis à tous les hommes, Il alla de pays en pays et de ville en ville, avec de grands labeurs et un grand zèle, pour prêcher l'évangile. En dernier lieu Il fut capturé par les Juifs qui étaient ses ennemis, et lui eleur ami. Il fut trahi, raillé et injurié, flagellé et frappé, condamné sur de faux témoignages. Il porta sa croix à grnd ahan jusqu’au lieu le plus haut du monde. Il fut dénudé comme un enfant qui vient de naître. Jamais on ne vit corps aussi beau, ni femme aussi défaite, il souffrit affronts, tourments, froidure pour tout le monde. Il était nu et il faisait froid, et ses cheveux flottaient dans ses plaies. Il fut cloué au bois de la croix avec de gros clous, ses membres furent étirés, que ses veines se rompirent. Il fut dressé en croix, puis rejefé de haut en has, que ses blessures saignèrent. Sa tête fut couronnée d'épines ; ses oreilles entendirent les Juifs cruels crier : « Crucifiez-le, crucifiez-le » et tant d'autres paroles indignes ; ses yeux virent l’obstination et la malice des Juifs et la détresse de sa Mère et ils s'obscurcirent dans l'amertume de la douleur et de la mort ; son nez sentait les ordures qu'ils crachaient à sa face de leurs bouches immondes ; sa bouche et son palais furent abreuvés de vinaigre et de fiel ; tout son épiderme sensible fut meurtri par les fouets : le Christ, notre Epoux, Le voici blessé à mort délaissé par Dieu et par toutes les créatures, mourint sur la croix, suspendu comme un bâton auquel nul ne prend garde si ce n'est Marie sa Mère qui ne peut Lui être d'aucun secours. Et le Christ souffrit encore moralement dans son âme de l'endurcissement des Juifs au coeur de pierre, et de ceux qui Le mettaient à mort ; car malgré les signes et les prodiges qu'ils voyaient, ils restaient dans leur méchanceté. Et Il souffrit de leur perte et du châtiment qu'appelait sa mort, car Dieu devait les châtier dans leur âme et dans leur chair. Il souffrit encore de l'affliction et de la détresse de sa Mère et de ses disciples qui étaient dans une grande consternation. Et Il souffrait de ce que sa mort devait être inutile pour tant d'êtres humains, et des jurements impies qui devaient être si souvent proférés, accablant de dérision et d'opprobre Celui qui pour nous mourut d'amour. Or sa nature et sa raison inférieure souffraient de ce que Dieu leur retirait l'influx de ses dons et consolations, les laissant livrées à elles-mêmes dans une pareille détresse ; c'est de quoi le Christ se plaignit en Lui disant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avezvous abandonné136» Mais toutes ces souffrances, notre amant les faisait taire et criait à son Père : « Père pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font137. » Le Christ fut entendu de son Père pour sa révérence138, car ceux qui agissaient par ignorance furent probablement par la suite amenés à se convertir.

Telles furent les souffrances intérieures du Christ, son humilité, sa charité et sa patience dans ses souffrances. Ces trois vertus, le Christ notre Epoux (198) les a gardées toute sa vie et Il est mort à cause d'elles ; Il a payé notre dette selon la justice139, et par son côté ouvert Il a laissé s'échapper ses largesses : des flots de délices s'en répandirent avec les sacrements du salut. Et Il est dans sa toute-puissance monté au ciel ; Il siège à la droite de son Père et règne dans l'éternité.

Tel est le premier avènement de notre époux, lequel est entièrement passé.

B. LE SECOND AVÈNEMENT PAR LEQUEL DIEU VIENT EN NOUS CHAQUE JOUR AVEC DE NOUVELLES GRACES

Le second avènement du Christ notre Epoux a lieu quotidiennement chez les hommes justes, fréquemment et de maintes façons, avec des grâces et avec de nouveaux dons pour tous ceux qui s'y prêtent selon leur pouvoir. Nous ne voulons pas parler ici de la première conversion chez l'homme, ni de la grâce première qui lui fut donnée quand il se convertit du péché à la vertu. Mais nous voulons parler d'une croissance dans de nouveaux dons et de nouvelles vertus qui se fait de jour en jour, et d'un avènement actuel du Christ notre Epoux qui s'accomplit chaque jour dans notre âme. Or nous avons à considérer la cause et le pourquoi, le mode et les effets de cet avènement.

a. LES RAISONS, LA MANIÈRE ET LES EFFETS DE CET AVÈNEMENT, ILLUSTRÉS PAR L’IMAGE DU SOLEIL DANS LA VALLÉE

Les raisons sont au nombre de quatre. La miséricorde de Dieu et notre nécessité, la libéralité de Dieu et l'étendue de nos désirs. Ce sont là les quatre causes qui nous font grandir en vertu et en noblesse. Maintenant comprenez bien : quand le soleil darde ses rayons et envoie sa lumière dans une vallée profonde entre deux hautes montagnes et qu'il se trouve alors au plus haut point du firmament, de sorte qu'il peut éclairer le sol jusqu'au fond de la vallée, il se passe alors trois choses. La vallée s'éciaire davantage, reflétant la lumière des montagnes, et elle s'échauffe davantage ; aussi devient-elle plus fertile qu'un pays plat tout uni. De la même façon quand un homme juste se tient en sa petitesse au plus bas de lui-même et reconnaît qu'il n'a rien, qu'il n'est rien et qu'il ne peut rien de lui-même, ni rester stable, ni progresser. dans la vertu, et aussi qu'il manque souvent de faire le bien ou de pratiquer la vertu, alors il reconnaît sa pauvreté et sa misère : ainsi il creuse une vallée d'humilité. Et parce qu'il est humble et dans le besoin, et reconnaît sa détresse, il montre sa misère et en gémit devant la bonté et la miséricorde de Dieu. Alors il considère la hauteur de Dieu et sa propre bassesse, et c'est ainsi qu'il est une basse vallée. Or le Christ est le soleil de justice et aussi de miséricorde, qui se tient au plus haut point du firmament, c'est-à-dire à la droite de son Père, et Il envoie sa lumière au fond des coeurs humbles ; car le Christ se laisse toujours émouvoir par la misère quand on en gémit et qu'on la montre avec humilité. Alors se dressent là deux montagnes, à savoir un double désir : l'un qui est de servir Dieu et de le louer dignement, l'autre qui est d'acquérir la vertu et d'y exceller. Ces deux montagnes sont plus hautes que les cieux, car ces deux désirs touchent Dieu sans intermédiaire et font appel aux largesses de sa'libéralité. Alors la libéralité divine ne peut se contenir, il lui faut se répandre, car l'âme devient capable de recevoir plus de dons. Ce sont là les raisons d'un avènement nouveau avec de nouvelles vertus. Alors cette vallée, le coeur humble, reçoit trois (200) choses : il devient davantage éclairé, illuminé par la grâce, davantage échauffé par la charité, plus fertile en vertus parfaites et en oeuvres bonnes.

Telles sont les causes, le mode et les effets de cet avènement.

b. CONFIRMATION ET STABILISATION DES MÊMES EFFETS PAR L'AVÈNEMENT DANS LES SACREMENTS

Il est un autre avènement du Christ notre Epoux qui s'accomplit chaque jour dans l'accroissement des grâces et par des dons nouveaux : c'est lorsque l'homme reçoit quelque sacrement, d'un coeur humble, sans rien en lui qui contrarie les effets du sacrement ; alors il reçoit de nouveaux dons et plus de grâces à cause de son humilité et par l'opération mystérieuse du Christ dans les sacrements. Les obstacles aux effets des sacrements, c'est le manque de foi pour le baptême, de contrition dans la confession, l'état de péché mortel ou une volonté perverse quand on reçoit le Sacrement de l'autel, et ainsi de suite pour les autres sacrements. Ceux qui se présentent dans de telles conditions ne reçoivent pas de nouvelles grâces, mais pèchent davantage.

C'est là un autre avènement du Christ notre Epoux, qui s'accomplit actuellement, chaque jour, pour nous. Nous devons le considérer avec un coeur plein de désirs pour qu'il s'accomplisse en nous-mêmes : il le faut nécessairement si nous voulons rester stables ou progresser en vue de la vie éternelle.

C. DU TROISIÈME AVÈNEMENT DE NOTRE SEIGNEUR DANS LE JUGEMENT

a. LES RAISONS DE CET AVÈNEMENT

Le troisième avènement qui est encore à venir, c'est pour le jugement, ou à l'heure de la mort. Les raisons de cet avènement ce sont : l'opportunité du moment, la convenance des causes, la justice du juge. Le moment opportun de cet avènement, c'est l'heure de la mort et celle du dernier jugement de tous les hommes. Quand Dieu a créé l'âme de rien et l'a unie au corps, Il lui assigna un jour déterminé et une certaine heure qui n'est connue que de Lui seul, pour quitter le temps et, dans l'éternité, comparaître en sa présence. La convenance des causes se manifeste dans l'obligation où l'âme se trouve de rendre raison et de répondre devant l'éternelle vérité des paroles et de tous les actes qu'elle a pu faire. La justice du juge est évidente, car c'est au Christ qu'appartient le jugement, c'est à Lui qu'il revient de rendre la sentence, puisqu'Il est le Fils de l'homme et la Sagesse du Père, et qu'à cette Sagesse appartient tout jugement140 : tous les coeurs en effet sont clairs et ouverts pour Elle, au ciel, sur terre et aux enfers. C'est pour cela que ces trois points sont cause de l'avènement universel au jugement dernier, comme aussi de l'avènement particulier que chaque homme verra à l'heure de sa mort.

b. COMMENT LE CHRIST PROCÉDERA AU JUGEMENT

Le mode que le Christ, notre Epoux et notre Juge, observe dans ce jugement, c'est la dispensation équitable des récompenses et des châtiments, car Il rétribuera chacun selon ses mérites. Il donnera aux justes pour chaque bonne action faite en vue de Dieu, ce salaire infini qu'Il est Lui-même et qu'aucune créature ne peut mériter. Mais comme Il coopère aux oeuvres des créatures, en vertu de son concours, elles méritent de Le recevoir Lui-même en récompense, comme il convient à sa justice141. Il livre les damnés (202) à des tourments et châtiments éternels, car ils ont dédaigné et rejeté un bien éternel pour des biens périssables, et ils se sont librement détournés de Dieu, à l'encontre de son honneur et de sa volonté, et se sont tournés vers les créatures. Et ils seront damnés en toute justice. Ceux qui seront appelés à rendre témoignage lors de ce jugement, ce sont les anges et la conscience de chacun. Et l'accusateur c'est l'ennemi infernal. Le juge sera le Christ que personne ne peut tromper.

c. DES CINQ CATÉGORIES D'HOMMES QUI DOIVENT COMPARAÎTRE AU JUGEMENT

Cinq catégories de personnes142 doivent comparaître devant ce Juge. La première catégorie et la plus mauvaise, ce sont les chrétiens qui meurent en état de péché mortel et sans repentir : ils ont en effet méprisé la mort du Christ et ses sacrements, ou ils ont reçu vainement et indignement les sacrements. Et ils n'ont pas pratiqué, dans la charité, les oeuvres de miséricorde envers leur prochain selon le précepte divin ; pour cette raison ils sont damnés au plus profond de l'enfer. Les autres, ce sont les infidèles, païens ou Juifs. Ils doivent tous comparaître devant le Christ. Cependant durant toute leur vie ils ont déjà été condamnés, n'ayant ni la grâce, ni la charité divine, ils sont pour cette même raison établis à jamais dans la mort éternelle de la damnation143. Mais ils doivent endurer de moindres tourments que les mauvais chrétiens, parce qu'ils reçurent de Dieu de moindres dons et qu'ils sont tenus à une moindre fidélité envers Lui. La troisième catégorie ce sont les bons chrétiens qui sont parfois tombés dans le péché et se sont relevés par le repentir et l'expiation de la pénitence, sans avoir achevé pleinement d'expier comme il convient à la justice. Ceux-ci ont leur place dans le purgatoire. La quatrième catégorie, ce sont les hommes qui ont observé les commandements de Dieu; ou, s'ils y ont manqué, ils se sont de nouveau tournés vers Dieu par le repentir, la pénitence et les oeuvres de charité et de miséricorde ; el ils ont accompli leur pénitence de telle sorte que, sans passer par le purgatoire, leur âme s'exhale de leur bouche pour aller au ciel. La cinquième catégorie ce sont ceux qui, au-dessus de toutes les oeuvres extérieures de charité, ont leur conversation dans le ciel, sont unis à Dieu et abîmés en Lui et Dieu en eux, de sorte qu'il ne s'interpose entre Dieu et eux d'autre obstacle que le temps et la condition de cette vie mortelle. Quand ceux-ci sont dégagés des liens du corps, à l'instant même ils jouissent de leur éternelle béatitude. Et ils ne sont pas jugés, mais au dernier jour ils rendront la justice avec le Christ sur les autres hommes. Et alors toute vie mortelle et toute peine temporelle prendront fin sur terre et aussi au purgatoire. Et tous les damnés iront sombrer et s'abîmer au fond de l'enfer, dans la perdition et l'horreur éternelle, sans fin, avec l'ennemi et sa compagnie. Cependant les bénis seront en un clin d'oeil dans l'éternelle gloire, avec le Christ, leur Epoux, et ils contempleront, goûteront l'insondable richesse de l'essence divine et en jouiront à jamais dans l'éternité. Telle est le troisième avènement du Christ que nous attendons tous et qui est encore à venir.

Le premier avènement, dans lequel Dieu s'est fait homme, vivant dans l'humilité et mourant d'amour pour notre salut, nous devons nous y conformer extérieurement par des moeurs parfaitement (204) vertueuses, et intérieurement par la charité et une véritable humilité. Le second avènement qui est toujours actuel, celui par lequel Il vient avec ses grâces en chaque coeur aimant, nous devons le désirer et le demander chaque jour, afin de rester stables et de croître en de nouvelles vertus. Le troisième avènement est celui où Il viendra pour le jugement ou à l'heure de notre mort : nous devons l'attendre avec désir, avec confiance et révérence pour être délivrés de cet exil et parvenir au palais de gloire.

Cet avènement du Christ, selon ces trois manières, constitue le second des quatre points principaux.

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TROISIÉME PARTIE : “SORTEZ” D'UNE SORTIE SPIRITUELLE EN TOUTES LES VERTUS

Maintenant comprenez bien. Le Christ a dit au commencement de ces paroles : « voyez » ; il faut entendre au moyen de la charité et d’une conscience pure, comme vous l'avez appris précédemment. Puis Il nous a montré ce que nous devons voir, c'est-à-dire ses trois avènements. Ensuite voici qu'il nous commande ce que nous devons faire et il dit : « Sortez. » Si vous avez acquis le premier point, étant devenus voyants dans la grâce et la charité, et si vous avez observé comme il convient votre modèle, le Christ, et ses sorties, alors naît en vous, de la charité et de la contemplation amoureuse de votre Epoux, un zèle pour la justice qui vous donne le désir de Le suivre par la pratique des vertus. C'est l'instant où le Christ dit en vous : « Sortez. »

Cette sortie doit s'effectuer de trois manières. Nous devons sortir pour aller vers Dieu, vers nous-mêmes et vers notre prochain, et ce doit être avec charité et selon la justice. La charité en effet tend toujours à s'élever vers le royaume de Dieu, lequel est Dieu Lui-même, car Il est la source d'où elle s’écoule sans intermédiaire et à laquelle, par l'union, elle demeure immanente. La justice, qui naît de ta charité, veut porter à la perfection les moeurs et les vertus dans leur ensemble, lesquelles conviennent à la gloire du royaume de Dieu, à savoir de l’âme elle-même. Ces deux choses, la charité et la justice, jettent les bases du royaume de l'âme, dans lequel (205) Dieu doit demeurer, et cette fondation c'est l'humilité. Ces trois vertus portent tout le poids de l'édifice de toutes les vertus et de toute noblesse. Car la charité tient l'homme en tout temps en présence de l'insondable bonté de Dieu d'où elle émane, afin que par sa vie il Lui fasse honneur, reste stable et croisse dans toutes les vertus et dans une juste humilité. Et la justice tient l'homme en présence de l'éternelle vérité de Dieu, afin que devant elle il se présente à découvert, s'en trouve éclairé et accomplisse sans errement toutes les oeuvres de vertu. Quant à l'humilité, elle tient l'homme en tout temps devant la toute-puissance de Dieu, afin qu'il reste toujours humble et petit, qu'il s'abandonne à Dieu et ne fasse aucun cas de lui-même. Telle est la manière dont l'homme doit se tenir devant Dieu pour croître toujours en de nouvelles vertus.

A. L'HUMILITE BASE ET MÈRE DE TOUTES LES VERTUS144

Maintenant comprenez bien. Puisque nous avons pris l'humilité pour base, nous allons parler de l'humilité au commencement. L'humilité est une disposition basse et profonde de l'âme ; c'est, en dedans, le coeur, l'esprit qui se penchent et inclinent devant la haute majesté de Dieu. Il y a là une exigence, un précepte de justice ; et, du fait de sa charité, un coeur aimant ne peut s'y refuser, Quand l'homme humble et aimant constate que Dieu l'a servi avec une telle humilité, une telle charité, une telle fidélité, et que Dieu possède une telle puissance, une telle noblesse, une telle majesté, alors que l'homme est si pauvre, si petit et si bas, il conçoit dans l'humilité de son coeur un grand respect et une grande révérence envers Dieu ; car rendre gloire à Dieu par toutes ses actions, intérieures et extérieures, c'est l'ouvrage le plus délectable, et le premier que l'humilité commande, le plus savoureux que dicte la charité, le plus convenable selon la justice. Un coeur humble en effet, un coeur aimant, ne saurait assez rendre gloire à Dieu, jusque dans sa noble humanité, ni se placer lui-même assez bas pour ountenter son désir. Aussi semble-t-il aux humbles qu'ils sont toujours défaillants quand il s'agit de procurer la gloire de Dieu et de Le servir en toute humilité. L'homme ainsi disposé est humble et il a de la révérence envers la sainte Eglise et envers les sacrements ; il est sobre dans la nourriture et la boisson, en paroles et en oeuvres, dans ses réponses à chacun, ses démarches, ses vêtements, dans les bas offices, dans sa mine humble, sans feinte ni artifice. Il pratique l'humilité dans les oeuvres extérieures et intérieures, devant Dieu et devant tous les hommes, en sorte que personne ne se choque à cause de lui. Et ainsi il vient à bout de l'orgueil et s'en débarrasse, car c'est la cause et le principe de tous les péchés. Par l'humilité sont rompus les liens de l'ennemi, du péché et du monde ; l'homme est ordonné en lui-même et établi dans un état propre à la pratique de la vertu ; pour lui le ciel s'ouvre, et Dieu est enclin à entendre sa prière ; il se remplit de grâce, et le Christ, le roc inébranlable, est son appui. Celui qui sur cette base construit dans l'humilité l'édifice de la vertu, est sûr de ne pouvoir s'égarer.

a. L'HUMILITÉ ENGENDRE L'OBÉISSANCE

De cette humilité provient l'obéissance, car personne ne peut être obéissant au for intérieur, sans (208) pratiquer l'humilité, l'obéissance, c'est le fait d'une âme humble, soumise et souple et d'une volonté toujours prête à faire le bien. L'obéissance rend l'homme soumis aux commandements, aux interdictions et à la volonté de Dieu. Elle rend les sens et les puissances animales soumis à la raison supérieure, en sorte que l'homme mène une vie convenable et raisonnable. Elle rend l'homme soumis et obéissant envers la sainte Eglise et ses sacrements, les prélats et leurs enseignements, conseils ou commandements, comme aussi envers toutes les bonnes coutumes observées dans la chrétienté. Elle rend aussi l'homme souple et empressé à se plier aux façons de tous les hommes, en conseils et en actes, par toutes sortes de services, matériels et spirituels, selon les besoins de chacun et avec une juste discrétion. Elle chasse la désobéissance qui est fille de l'orgueil et qu'il faut fuir plus que tout venin ou poison. L'obéissance, celle de la volonté et celle qui se manifeste en actions, orne l'homme et le dilate, et elle rend manifeste son humilité. Elle assure la paix des communautés ; quand elle existe chez les supérieurs, de la façon qui leur est convenable, elle entraîne ceux qui leur sont assujettis ; elle maintient la paix et la tranquillité entre égaux, et celui qui la garde se fait aimer de ceux qui lui commandent et sont au-dessus de lui, tandis que Dieu l'élève et l'enrichit de ses dons qui sont éternels.

b. L'OBÉISSANCE ENGENDRE L'ABANDON

De cette obéissance vient l'abdication de la volonté propre et de l'opinion personnelle. Car nul ne peut abdiquer en toutes choses sa volonté entre les mains d'un autre sans s'être exercé à l'obéissance, encore qu'on puisse exécuter les oeuvres extérieures tout en gardant sa volonté propre. L'abdication de la volonté propre fait que l'on vit sans porter son choix sur une chose ou une autre, qu'il s'agisse d'agir ou de s'abstenir, évitant toute bizarrerie comme tout ce qui éloigne des enseignements des saints et de leurs exemples ; mais on recherche toujours la gloire de Dieu et ses commandements, la volonté de ses supérieurs, la bonne entente au sein de son entourage, en se réglant d'après une sage discrétion. Par l'abdication de la volonté propre en tout ce qu'on peut faire ou laisser faire, ou même souffrir, on ôte à l'orgueil toute matière et occasion de s'exercer et on porte l'humilité à son plus haut degré. Alors on est assujetti à Dieu, selon toute l'étendue de sa volonté ; la volonté de l'homme est si bien unie à la volonté de Dieu qu'elle ne peut rien vouloir ni désirer par ailleurs, on a dépouillé le vieil homme et revêtu l'homme nouveau qui est renouvelé et créé selon l'adorable volonté de Dieu. C'est de tels hommes que le Christ a dit : « Bienheureux sont les pauvres en esprit », c'est-à-dire ceux qui ont renoncé à leur volonté propre, « car le royaume des cieux est à eux145.

c. L'ABANDON ENGENDRE LA PATIENCE

De l'abandon de la volonté vient la patience. Car personne ne peut être parfaitement patient en toutes choses sans avoir abdiqué sa volonté propre, se soumettant à la volonté de Dieu et à celle de tous les hommes en tout ce qui est utile ou convenable. La patience consiste à supporter tranquillement tout ce qui peut vous arriver de la part de Dieu ou de toutes les créatures. L'homme patient ne se laisse troubler par aucune chose, ni par la perte des biens terrestres, ni par celle des amis ou des proches, ni par la maladie, ni par les affronts, ni par la mort, ni par la vie, ni par le purgatoire, le démon ou (210) l'enfer. Car on s'abandonne à la volonté de Dieu comme l'exige la charité. N'ayant pas de péchés mortels à se reprocher, on trouve léger à porter tout ce que Dieu ordonne à votre sujet dans le temps et dans l'éternité. Par cette patience l'homme est orné et armé contre le courroux et la colère brutale, contre le refus d'accepter la souffrance, par où si souvent il tombe dans le trouble, intérieur et extérieur, et s'expose à maintes tentations.

d. LA PATIENCE ENGENDRE LA DOUCEUR

De cette patience viennent la douceur et la bonté. Car nul ne peut être doux dans la mauvaise fortune sans avoir acquis la patience. La douceur procure à l'homme paix et tranquillité en toutes choses. L'homme doux est capable de supporter les mauvaises paroles, les mauvais procédés, les gestes ou les actes menaçants, et toute espèce d'injustice, contre lui ou contre ses amis, en demeurant en paix, car la douceur consiste à tout supporter en paix. Grâce à la douceur la puissance irascible demeure en repos ; la puissance concupiscible s'oriente vers les hauteurs de la vertu; la puissance rationnelle qui le reconnaît, s'en réjouit ; la conscience qui en savoure le goût, demeure en paix. La douceur en effet chasse le second des péchés capitaux, l'ire, encore appelée courroux ou colère ; car l'esprit de Dieu repose en l'homme humble et doux, selon que le Christ a dit : « Bienheureux sont les doux, car ils posséderont la terre146», c'est-à-dire leur propre nature et les choses de la terre en toute tranquillité147.

e. LA DOUCEUR ENGENDRE LA BONTÉ

De ce même fond de douceur jaillit la bonté. Car nul ne peut être bon sans acquérir la douceur. Cette bonté donne à l'homme des manières avenantes, elle lui inspire des propos affables et toute espèce de bons procédés envers ceux que la colère égare, dans l'espoir de les amener à rentrer en eux-mêmes et à s'amender. Du fait de la bonté et de l'affabilité, la charité reste vivante et féconde dans le coeur humain. Car le coeur qui est plein de bonté, ressemble à une lampe emplie d'une huile de choix : l'huile de la bonté, en effet, éclaire par de bons exemples le pécheur égaré, elle sauve et guérit ceux qui ont le coeur meurtri, qui cèdent à la tristesse ou à l'irritation, par des paroles, des actes qui consolent. Elle enflamme et illumine du feu de la charité ceux qui s'adonnent à la vertu, et il n'est de défaveur ou de mauvais procédé qui soit capable d'y porter atteinte.

f. LA BONTÉ ENGENDRE LA COMPASSION

De la bonté vient la compassion, une certaine disposition à souffrir en commun avec tous les hommes. Car nul ne peut souffrir avec tous les hommes s'il ne possède la bonté. Cette compassion, c'est un mouvement intime du coeur qui s'apitoie sur les nécessités de tous les hommes, corporelles ou spirituelles. La compassion incite l'homme à pâtir et à souffrir avec le Christ dans sa passion, en considérant les causes de ses tourments, leur mode, et sa résignation, son amour, ses plaies, sa délicatesse, ses douleurs, sa honte et sa noblesse, sa détresse, les opprobres, l'abjection, la couronne dérisoire, les clous, sa bonté, son supplice et sa mort dans la patience. Ces tourments inouïs, multiples, du Christ notre Sauveur et notre Epoux, incitent à la compassion l'homme bon, l'invitent à s'apitoyer sur le Christ. La compassion amène l'homme à faire retour sur lui-même et à considérer ses fautes et ses défaillances dans la pratique de la vertu et la (212) recherche de la gloire de Dieu, sa tiédeur, sa nonchalance, toutes les variétés de ses manquements, les pertes de temps, t'insuffisance actuelle de ses progrès en vertu et en perfection. Et cela fait que l'homme se prend lui-même en pitié selon une juste compassion. En outre la compassion fait ouvrir les yeux sur les errements et égarements des hommes, leur oubli de Dieu et de leur béatitude éternelle, leur ingratitude pour tout le bien que Dieu a fait et tous les tourments qu'Il a soufferts pour eux ; et puis qu'ils soient si étrangers à la vertu, qu'ils l'ignorent et s'abstiennent de la pratiquer, si habiles au contraire et si malins en toute perversité et injustice, si exacts à supputer tes gains et les pertes dans l'ordre des choses terrestres, si négligents et si insouciants à l'endroit de Dieu, des choses de l'éternité et de leur béatitude éternelle : ces considérations amènent l'homme bon à une grande compassion en lui donnant le souci du bonheur éternel de tous les hommes. On doit aussi considérer avec miséricorde les nécessités corporelles de son prochain et les multiples souffrances de la nature. A considérer comment les hommes doivent supporter ta faim et la soif, le froid, la nudité, la maladie, la pauvreté, le mépris, les diverses formes d’oppression auxquelles sont assujettis les pauvres, la tristesse causée par la perte de parents, d'amis, ou par celle des biens, de l'honneur, du repos, les afflictions sans nombre qui pèsent sur la nature humaine, l'homme bon est ému de compassion et il accepte de souffrir avec tous les hommes. Mais sa plus grande soutïrance, c'est de voir les hommes manquer de patience et perdre ainsi leur salaire, souvent même mériter l'enfer. Telle est l'oeuvre de la compassion et de la miséricorde. Cette oeuvre de la compassion et d'une charité commune vient à bout du troisième péché capital et le chasse, à savoir l’envie ou la haine. La compassion est en effet une meurtrissure du coeur qui fait aimer en commun tous les hommes et qui ne peut guérir tant qu'il subsiste quelque souffrance chez un être humain, or c'est à elle seulement, de préférence à toutes les vertus, que Dieu a prescrit de gémir et de souffrir. C'est pourquoi le Christ a dit : « Bienheureux sont les affligés, car ils seront consolés148. » Et ce sera quand ils récolteront dans la joie ce qu'ils sèment par la pitié et la compassion.

g. LA COMPASSION ENGENDRE LA LIBÉRALITÉ

De cette miséricorde vient la libéralité. Car nul ne peut être libéral, dans l'ordre surnaturel, s'acquittant fidèlement et avec inclination de ses devoirs envers tous, sans être enclin à la compassion ; encore qu'on puisse secourir, et même libéralement, certaines personnes par pure faveur, sans charité et sans générosité surnaturelles. La libéralité c'est un large débordement du coeur quand la charité ou la miséricorde l'émeuvent. Quand on considère avec compassion les souffrances du Christ dans sa passion, il en résulte un mouvement de générosité qui incite à rendre au Christ louanges, grâces, honneur et gloire, à cause de ses tourments et de sa charité, ainsi qu’une allègre et humble soumission de corps et d'âme, dans le temps et dans l'éternité. Quand on fait retour sur soi-même avec compassion, et qu'on en vient à se prendre en pitié, considérant le bien que Dieu vous a fait et ses propres manquements, on ne peut que s'abandonner à la libéralité de Dieu, à sa grâce, à sa fidélité, s'en remettant à Lui, avec la volonté entière et libre de Le servir à jamais. L'homme libéral qui considère les errements et égarements des hommes, leur injustice, demande et implore de Dieu avec une profonde confiance, qu'Il laisse se répandre ses dons divins et use de (214) libéralités envers tous les hommes, afin qu'ils Le connaissent et se tournent vers la vérité. Cet homme libéral considère aussi avec compassion les besoins matériels de tous les hommes : il sert, il donne, il prête, il console chacun selon ses besoins, selon ses propres moyens aussi, et avec une juste discrétion. Par cette libéralité-là on se livre à la pratique des sept oeuvres de miséricorde, les riches au moyen de leurs services et de leurs biens, les pauvres de leur bonne volonté, avec une juste propension à en faire autant s'ils le pouvaient. C'est ainsi qu'on pratique à la perfection la vertu de libéralité. Quand la libéralité devient une disposition foncière, toutes les vertus s'en trouvent multipliées et toutes les puissances de l'âme ornées ; car l'homme libéral a toujours l'esprit allègre, le coeur libre de soucis, il déborde de désirs et se dévoue communément à tous les hommes en des oeuvres vertueuses. Celui qui est libéral, en effet, et qui ne s'attache pas aux choses de la terre, si pauvre qu'il soit, il ressemble à Dieu, car il ne vit en lui-même, il ne sent, que pour se répandre et donner. Et c'est ainsi qu'il chasse le quatrième péché capital, l'avarice ou cupidité. De ces hommes-là le Christ a dit : « Bienheureux sont les miséricordieux, car ils trouveront eux-mêmes miséricorde149, le jour où ils entendront cette voix ; « Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est préparé, à cause de votre miséricorde, depuis le commencement du monde150 »

h. LA LIBÉRALITÉ ENGENDRE LE ZÈLE POUR LA VERTU

De cette libéralité naît un zèle surnaturel, une application à toutes les vertus et à tout ce qui est convenable. Nul ne peut éprouver ce zèle sans se montrer libéral et diligent. C'est une impulsion intérieure et pressante à pratiquer toutes les vertus et à ressembler au Christ et à ses saints. Animé par ce zèle on désire appliquer à la gloire et à la louange de Dieu son coeur et son esprit, son âme et son corps, avec tout ce qu'on est, tout ce qu'on a, tout ce qu'on peut obtenir. Ce zèle incite l'homme à veiller avec sa raison et sa discrétion, et à pratiquer la vertu, en son corps et en son âme, selon la justice. Par ce zèle surnaturel toutes les puissances de l'âme s'ouvrent à l'action de Dieu et se disposent à pratiquer toutes les vertus. La conscience se réjouit et la grâce de Dieu s'accroît ; la pratique de la vertu devient plaisante et allègre, les oeuvres extérieures en reçoivent leur ornement. Celui qui obtient de Dieu ce zèle vivant, en lui se trouve chassé le cinquième péché capital, à savoir la paresse spirituelle et la répugnance à pratiquer les vertus indispensables, Parfois aussi ce zèle vivant chasse la lourdeur et la paresse de la nature corporelle. De ces hommes zélés, le Christ a dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés151 », à savoir quand se manifestera à eux la gloire de Dieu, remplissant chacun à la mesure de sa charité et de sa justice.

i. LE ZÈLE POUR LA VERTU ENGENDRE LA MODÉRATION ET LA SOBRIÉTÉ

De ce zèle vient la modération et sobriété intérieure et extérieure. Car nul ne peut garder une juste mesure dans l'ordre de la sobriété, s'il ne s'applique avec un zèle particulier à se maintenir corps et âme dans la jqstice. La sobriété préserve les puissances supérieures et les puissances (216) animales de la démesure et de toute sorte d'excès. La sobriété ne cherche ni à goûter ni à connaître les choses qui ne sont pas permises. La nature incompréhensible de Dieu dépasse toutes les créatures au ciel et sur la terre. Car tout ce que la créature comprend est de l'ordre de la créature. Dieu est au-dessus de toutes les créatures, il est extérieur et intérieur a toutes les créatures. Tout entendement créé est trop étroit pour Le comprendre. Mais pour que la créature conçoive Dieu, Le comprenne et Le goûte, il faut qu'elle soit attirée au-dessus d'elle-même en Dieu, de manière à comprendre Dieu par Dieu. Qui voudrait alors savoir ce qu'est Dieu et pousser en ce sens son étude, ferait là chose non permise : il y perdrait le sens. Ainsi, voyez-vous, toute lumière créée se montre défaillante quand il s'agit de savoir ce qu'est Dieu. La quiddité de Dieu152 dépasse toutes les créatures. Mais qu'Il soit, la nature, les Ecritures, toutes les créatures l'attestent. Les articles de foi, on doit y croire et ne pas chercher à savoir, vu que c'est chose impossible tant que nous sommes ici-bas. C'est là une manière de sobriété. La doctrine cachée et subtile des Ecritures que le Saint-Esprit a inspirées, on ne doit l'expliquer et entendre en un sens qui ne s'accorde pas à la vie du Christ et de ses saints. La nature, l'Ecriture, toutes les créatures, l'homme doit les considérer et en faire son profit, sans aller plus loin : c'est là ce qu'on peut appeler la sobriété de l'esprit.

L'homme doit observer la sobriété dans ses sens, il doit, par la raison, dominer les puissances animales, en sorte que le plaisir bestial ne donne lieu à des débordements au sujet de la bonne chère et de la boisson ; il convient au contraire que l'homme prenne aliments et boissons comme le malade ses potions : à cause de la nécessité où il est de garder ses forces et de les employer au service de Dieu. L'homme doit garder la mesure, avec la manière qui convient, dans ses propos et ses oeuvres, dans le silence et la conversation, dans la nourriture et la boisson, dans ce qu'il fait et dans ce qu'il laisse, selon la coutume de la sainte Eglise et l'exemple des saints.

Par la mesure et la sobriété de l'esprit au dedans, l'homme conserve la fermeté et solidité de sa foi, la netteté de l'entendement, le calme de la raison qui permet de comprendre la vérité, la docilité à la volonté de Dieu pour pratiquer toutes les vertus, la paix du coeur et la sérénité de la conscience : par là il possède une paix stable avec Dieu et avec lui-même. Par la mesure et la sobriété des sens corporels au dehors l'homme conserve souvent la santé et tranquillité de sa nature charnelle, l'honnêteté de ses rapports avec autrui et l'honorabilité de son nom. Et ainsi il a la paix en lui-même et avec son prochain, car il attire et contente tous les hommes de bonne volonté par la modération et la sobriété. Il chasse le sixième péché capital, à savoir l'intempérance, gourmandise et gloutonnerie. De ce genre d'hommes le Christ a dit : « Bienheureux sont les pacifiques, car ils seront appelés enfants de Dieu153 » ; ils ressemblent en effet au Fils qui a établi la paix chez toutes les créatures qui en ont le désir : à ceux qui par la modération et la sobriété font régner la paix, Il donnera leur part de l'héritage de son Père qu'ils doivent posséder avec Lui dans l'éternité.

j. LA SOBRIÉTÉ ENGENDRE LA PURETÉ

De cette sobriété vient la pureté de l'âme et du coirps. Car nul ne peut être parfaitement pur, en son corps et en son âme, sans garder la sobriété du corps et celle de l'âme. La pureté consiste à n'adhé- (218) rer à aucune créature par une inclination sensible, mais à Dieu seul. Car on doit tirer profit de toutes les créatures, mais jouir de Dieu seulement154. La pureté de l'esprit fait adhérer l'homme à Dieu au-dessus de l'intelligence, au-dessus du sentiment et au-dessus de tous les dons que Dieu peut répandre dans l'âme. Car tout ce que la créature reçoit dans son intelligence et dans son sentiment, elle s'y prête passivement et ne cherche qu'en Dieu son repos. On ne doit pas s'approcher du Sacrement de l'autel par goût, ni par désir, ni par plaisir, ni pour y chercher la paix, le contentement, la douceur, ni rien si ce n'est la gloire de Dieu et le progrès dans toutes les vertus. En cela consiste la pureté de l'esprit.

La pureté du coeur consiste, en toute tentation charnelle ou mouvement de la nature, à se tourner vers Dieu, en gardant sa volonté libre, avec une assurance nouvelle, sans hésitation, avec une confiance nouvelle et le ferme propos de demeurer toujours davantage avec Dieu. Car donner son consentement au péché ou à la délectation que la nature charnelle désire comme une bête, c'est là se séparer de Dieu.

La pureté du corps consiste à s'abstenir et se garder d'oeuvres impures, de quelque espèce qu'elles soient, quand la conscience témoigne et met en garde contre l'impudicité et le danger d'enfreindre le commandement de Dieu, d'offenser son honneur et sa volonté. Par ces trois sortes de pureté est vaincu et chasse le septième péché capital, lequel consiste à se détourner en esprit de Dieu pour chercher hors de Lui sa jouissance en quelque chose de créé, à se livrer aux oeuvres impudiques de la chair en dehors de ce que permet la sainte Eglise, à laisser le coeur placer en quelque créature que ce soit ses appétits de jouissance selon la chair. Il n'est pas question toutefois des mouvements rapides d'attachement ou de désir dont nul ne peut se garder.

Or il vous faut savoir que la pureté d'esprit conserve l'homme dans une certaine ressemblance de Dieu, libre de tout souci du côté des créatures, penchant vers Dieu et uni à Lui. La pureté du corps est comparable à la blancheur du lis et à la candeur des anges; quand elle résiste à la tentation, elle évoque la pourpre des roses et la noblesse des martyrs ; quand elle s'inspire de l'amour de Dieu et du soin de sa gloire, elle atteint la perfection et ressemble aux grandes fleurs de soleil, car c'est là un des plus grands ornements de la nature. La pureté du coeur renouvelle et accroît la grâce de Dieu. La pureté du coeur suscite le propos, la pratique, la sauvegarde de toutes les vertus. Elle protège et défend les sens des atteintes du dehors ; elle dompte et enchaîne les instincts bestiaux au dedans ; elle fait l'ornement de toute la vie intérieure ; elle est pour le coeur une clôture qui le ferme aux choses de la terre et à toute duperie, l'ouvrant par contre aux choses du ciel et à toute vérité. C'est pour cela que le Christ a dit : « Bienheureux sont ceux qui sont purs de coeur, parce qu'ils verront Dieu155» Dans cette vision consiste pour nous la joie éternelle, c'est là tout notre salaire et l'accès à notre béatitude. Aussi l'homme doit-il être sobre et garder la mesure en toutes choses, évitant toutes les démarches et toutes les occasions dont la pureté de l'âme ou celle du corps pourrait recevoir quelque souillure.

B. LA JUSTICE, UNE ARME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU

Or si nous voulons acquérir ces vertus et chasser les vices qui leur sont contraires, il nous faut (220) posséder la justice, il nous faut la pratiquer et la conserver jusqu'à la mort dans la pureté du coeur. Car nous avons trois puissants adversaires qui nous tentent et nous attaquent en tout temps et en tous lieux et de maintes manières. Si nous faisons la paix avec l'un ou l'autre de ces trois ennemis, le suivant docilement ensuite, nous sommes vaincus, car ils sont toujours d'accord dans tous les dérèglements. Ces trois adversaires ce sont : l'ennemi infernal, le monde et notre propre chair, laquelle nous serre de plus près et se montre souvent plus rusée et plus nuisible que les autres. Nos convoitises bestiales sont en effet les armes avec lesquelles nos ennemis combattent contre nous. Le désoeuvrement et le manque d'empressement pour la vertu et pour la gloire de Dieu, sont la cause et l'occasion du combat ; toutefois la faiblesse de la nature, la négligence à se tenir sur ses gardes et l'ignorance de la vérité, c'est l'épée dont nos ennemis quelquefois nous blessent, voire même nous vainquent. Pour cette raison nous devons faire en nous-mêmes le partage nécessaire, nous devons nous diviser en nous-mêmes et la partie la plus basse de nous-mêmes, qui tient de la bête, qui nous est contraire à l'endroit de la vertu, qui veut se séparer de Dieu, nous devons la détester, la poursuivre et la tourmenter par la pénitence et par l'austérité de la vie, de sorte qu'elle demeure toujours réduite à l'obéissance et soumise à la raison, et que la justice, avec la pureté du coeur gardent la haute main dans toutes les oeuvres de vertu. Et toutes les souffrances, tribulations et persécutions que Dieu a décrétées sur nous et qui nous viennent de tous ceux qui sont contraires à la vertu, nous devons les supporter de bon gré pour la gloire de Dieu, pour l'honneur de la vertu, pour obtenir la justice et posséder la pureté du coeur. Car le Christ a dit : « Bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. » En effet garder la justice dans la vertu et les oeuvres de vertu, c'est posséder un denier dont le poids contre-balance le royaume de Dieu et qui permet d'acquérir la vie éternelle.

Par toutes ces vertus l'homme effectue sa sortie vers Dieu, vers lui-même et vers son prochain, par l'honnêteté des moeurs, la vertu et la justice.

C. COMMENT GOUVERNER LE ROYAUME DE L'AME

Qui veut acquérir ces vertus et les garder, a le devoir d'orner son âme, de la tenir en son pouvoir et de la gouverner comme un royaume. Le libre arbitre est dans l'âme le roi, étant libre par nature et plus lihre encore par grâce. Il doit ceindre une couronne qui a nom charité. Cette couronne et ce royaume, on les tient, on les possède, on les gouverne et on les garde de par l'Empereur qui est le Seigneur et maître, le Roi des rois. Ce roi, le libre arbitre, doit résider en la ville la plus haute du royjume, à savoir la puissance appétitive de l'âme156. Il doit porter pour ornement et pour vêtement une robe bipartite : la partie droite avec le don divin qui est dit de force, afin qu'il soit fort et puissant pour venir à bout de tout obstacle et avoir sa conversation dans les cieux, au palais de l'Empereur souverain, inclinant avec amour sa tête couronnée devant le souverain Roi, dans son empressement à le servir : c'est là l'oeuvre propre de la charité ; par là on reçoit la couronne, on en fait l'ornement, on garde le royaume et on le possède dans l'éternité. Le côté gauche de la robe doit être une vertu (222) cardinale qui a nom force morale. Par elle le libre arbitre, ce roi, doit vaincre toute immoralité, accomplir toute vertu et tenir jusqu'à la mort le royaume en sa puissance. Ce roi doit choisir des conseillers sur ses terres, les plus sages du pays. Ces fonctions reviennent à deux divines vertus qui sont Science et Discrétion, éclairées par la lumière de la grâce de Dieu. Celles-ci doivent habiter tout près du roi dans un palais nommé la puissance rationnelle de l'âme. Et elles doivent porter pour vêtement et ornement une vertu morale qui a nom tempérance, en sorte que toujours le roi fasse et laisse faire toutes choses à bon escient. Par la Science, on doit purifier la conscience de toutes fautes et l'orner de toutes vertus ; par la Discrétion on doit apprendre à donner et à prendre, à intervenir et à s'abstenir, à se taire et à parler, à jeûner et à manger, à écouter et à répondre, à faire toutes choses avec Science et Discrétion, prenant pour vêtement une vertu morale appelée tempérance ou modération.

Ce roi, le libre arbitre, doit aussi établir dans son royaume un juge, et ce doit être la Justice. C'est une vertu divine Pour autant qu'elle procède de la charité, et c'est aussi la plus haute vertu morale. Ce juge doit résider dans le coeur, au centre même du royaume, en la puissance irascible. Il doit avoir pour ornement une vertu morale appelée prudence, car la Justice ne peut arriver à sa perfection sans la prudence. Ce juge, la Justice, doit parcourir le royaume avec la puissance et l'autorité du roi, avec la sagesse de ses bons conseillers et sa prudence propre. Et il lui appartient de mettre en place et de déposer, de juger et de condamner, de mettre à mort ou de laisser en vie, d'amputer, d'aveugler ou de rendre la vue, d'élever et d'abaisser et de disposer toutes choses selon le droit, de fustiger, de châtier et de détruire tout désordre moral.

Les petites gens de ce royaume, c'est-à-dire toutes les puissances de l'âme, doivent être établies sur le fonds de l'humilité et de la crainte de Dieu, soumises à Dieu et à toutes les vertus, chaque puissance selon ce qui lui appartient.

Celui qui de cette façon possède le royaume de son âme, le garde et le gouverne, a effectué par la charité et toutes les vertus sa sortie vers Dieu, vers luimême et vers son prochain. C'est là le troisième des quatre principaux points.

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QUATRIÈME PARTIE : “A SA RENCONTRE”. D'UNE RENCONTRE SPIRITUELLE ENTRE DIEU ET NOUS

Quand l'homme est devenu voyant par la grâce de Dieu, qu'il a la conscience pure, qu'il a observé les trois avènements du Christ notre Epoux et qu'il a effectué sa sortie par la vertu, alors s'ensuit la rencontre de l'Epoux, et c'est là le quatrième point et le dernier. En cette rencontre gît toute notre félicité, elle est le commencement et la fin de toutes les vérités, et sans cette rencontre aucun acte de vertu ne se fait jamais.

Qui veut donc rencontrer le Christ comme son Epoux bien-aimé, et posséder en Lui et avec Lui la vie éternelle, doit dès ce temps rencontrer le Christ en trois moments ou trois manières. Le premier point est l'obligation d'avoir Dieu en vue en toutes choses par lesquelles on doit mériter la vie éternelle. Le second point est, ce faisant, de ne rien se proposer de poursuivre ou d'aimer au-dessus de Dieu ou à l'égal de Dieu. Le troisième point est de se reposer en Dieu, avec toute son application, au-dessus de toutes les créatures, au-dessus de tous les dons divins, au-dessus de toutes les oeuvres de vertu et au-dessus de toutes les impressions sensibles que Dieu peut répandre dans l'âme et dans le corps. (224)

A. PREMIÈRE VOIE : LA PURETÉ D'INTENTION EN TOUT CE QUI CONCERNE LA BEATITUDE

Maintenant entendez bien. Qui veut diriger son intention à poursuivre Dieu, doit avoir Dieu présent sous une raison divine, c'est-à-dire n'avoir en vue que Dieu seul, qui est le Seigneur du ciel et de la terre et de toutes les créatures, qui est mort pour lui et qui peut et veut donner l'éternelle béatitude. De quelque manière ou sous quelque nom qu'il se représente Dieu comme Seigneur de toutes les créatures, il est toujours dans le bon chemin. Qu'il considère l'une ou l'autre des trois Personnes dans le fond et la puissance de la nature divine, il est dans le bon chemin. Qu'il considère en Dieu le Conservateur, le Sauveur, le Créateur, le Maître qui oummande, la Béatitude, la Puissance, la Sagesse, la Vérité, la Bonté, tout cela sous l'aspect d'infini qui convient à la nature divine, il est dans le bon chemin. Bien qu'ils soient nombreux tous les noms que nous attribuons à Dieu, la nature de Dieu est simple unité, nulle créature ne saurait la nommer. Mais du fait de son incompréhensible noblesse et majesté, nous Lui donnons tous ces noms, parce que nous ne pouvons ni Le nommer ni L'exprimer tout à fait157. Telle est la manière par laquelle nous pouvons connaître Dieu pour nous Le rendre présent dans notre intention. Car poursuivre Dieu en intention c'est voir Dieu en esprit. Cette intention implique aussi un amour, une charité. Connaître Dieu ou Le voir sans amour, ne procure ni goût, ni aide, ni progrès. Aussi l'homme doit-il toujours amoureusement tourner vers Dieu son inclination, dans toutes ses oeuvres, s'il L'aime et Le poursuit par dessus toutes choses. C'est là rencontrer Dieu par l'intention et l'amour. Si le pécheur veut se convertir de ses péchés par une pénitence convenable, il lui faut rencontrer Dieu par le repentir, en se tournant librement vers Lui, avec l'intention sincère de servir Dieu toujours et de ne plus commettre le péché. Alors il reçoit dans cette rencontre de la miséricorde divine une confiance assurée en la béatitude éternelle et le pardon de ses péchés. Il reçoit en outre le fondement de toutes les vertus : la foi, l'espérance et la charité, la bonne volonté de pratiquer toutes les vertus. Pour progresser à la lumière de la foi, ounsidérant tous les travaux du Christ, tout ce qu'Il a souffert, tout ce qu'Il a fait pour nous, tout ce qu'Il nous a promis et tout ce qu'Il doit nous faire au jour du jugement et dans l'éternité, il convient, si on veut tirer profit de ces considérations pour son bonheur éternel, de se préparer à une seconde renountre du Christ en se Le rendant présent par des louanges, des actions de grâces, avec la révérence qui convient, en évoquant tous ses dons, tout ce qu'Il a fait et tout ce qu'Il doit faire dans l'éternité. La foi alors s'affermit et une impulsion plus profonde et plus forte incite à toutes les vertus. Et pour avancer alors dans les oeuvres de vertu, il faut encore rencontrer le Christ par l'anéantissement de soi-même, de manière à ne jamais se chercher et à n'obéir à aucun motif étranger, mais à accomplir tous ses ouvrages avec discrétion, ayant Dieu en vue en toutes choses, sa louange et sa gloire, et persévérant ainsi jusqu'à la mort. Alors la raison s'illumine, la charité s'accroît, la dévotion augmente avec un empressement plus grand pour toutes les vertus.(226)

B. SECONDE VOIE : DE L'EXCLUSION DE TOUTE INTENTION OU AFFECTION RELATIVE A LA CRÉATURE A COTÉ DE DIEU OU AU-DESSUS DE LUI

On doit avoir Dieu en vue dans toute oeuvre bonne ; dans les oeuvres mauvaises on ne saurait le faire. Il faut se garder de poursuivre une double fin par l'intention, c'est-à-dire d'avoir Dieu en vue et quelque chose en outre ; mais tout ce qu'on poursuit à côté doit être mis au-dessous de Dieu, ne pas Lui être contraire, mais se subordonner à sa gloire, comme un secours et un adjuvant pour arriver plus vite à Dieu : alors on est dans le bon chemin.

C. TROISIÈME VOIE : DU REPOS EN DIEU AU-DESSUS DE TOUTES LES CRÉATURES, DE TOUTES LES VERTUS, DES CONSOLATIONS SENSIBLES OU SPIRITUELLES

On doit aussi chercher à se reposer sur Celui et en Celui vers qui se porte et l'intention et l'amour, plus que sur tous les messagers qu'Il envoie et qui sont ses dons. L'âme doit reposer en Dieu de préférence à toutes les parures et tous les présents qu'elle peut elle-même envoyer par ses messagers. Les messagers de l'âme ce sont l'intention, l'amour et le désir ; ceux-ci vont porter à Dieu toutes les bonnes actions et toutes les pratiques vertueuses. Au-dessus de tout cela l'âme doit se reposer en son Bien-aimé, au delà de toute diversité.

Telle est la manière et le mode par lesquels nous devons rencontrer le Christ dans toute notre vie et dans toutes nos oeuvres et dans toutes nos vertus, avec une intention sincère, afin de pouvoir Le rencontrer à l'heure de notre mort dans la lumière de gloire. Ce mode et cette manière, tels qu'ils vous ont été exposés, s'appellent la vie active. Celle-ci est nécessaire à tous les hommes, tout au moins ne doivent-ils pas vivre à l'encontre d'aucune vertu, encore qu'ils n'aient pas toutes les vertus à ce degré de perfection, Vivre à l'encontre de la vertu, c'est en effet vivre dans le péché, selon que le Christ a dit : « Qui n'est pas avec moi, est contre moi158 » Celui qui n'est pas humble, est orgueilleux, celui qui est orgueilleux et non pas humble, n'appartient pas à Dieu. Et il en va de même pour tous les péchés et toutes les vertus : on doit toujours posséder la vertu et être en état de grâce, ou bien alors son contraire et vivre dans le péché, Que chacun s'examine lui-même et vive comme il est montré ici.

D. DU DÉSIR DE CONNAITRE L'ÉPOUX DANS SA NATURE159

L'homme qui vit de la sorte au degré de perfection ici décrit, s'efforçant de rapporter toute sa vie et toutes ses oeuvres à la gloire de Dieu et à sa louange, poursuivant Dieu par l'intention et l'amour au-dessus de toutes choses, est souvent saisi dans son désir de voir, de savoir, de connaître comment est cet Epoux, le Christ qui s'est fait homme pour l'amour de lui et a supporté toute peine avec amour jusqu'à la mort ; qui a chassé ses péchés et le diable ; qui s'est donné en personne, avec sa grâce et les sacrements qu'Il a laissés ; qui a promis son royaume et s'est promis Lui-même en récompense éternelle, accordant le soutien du corps, la consolation (228) et suavité intérieures et des dons sans nombre, de toutes les manières qu'exigent nos besoins. Quand cet homme s'arrête à ces considérations il éprouve un désir extrême de voir le Christ son Epoux et de Le connaître tel qu'Il est en Lui-même ; quand encore il Le connaîttrait dans ses oeuvres, cela ne lui semble pas suffisant. Il doit faire alors comme fit Zachée le publicain qui désirait voir Jésus tel qu'Il était. Il doit prendre les devants sur toute la foule, à savoir la multiplicité des créatures, lesquelles nous rendent petits et courts, si bien que nous ne pouvons voir Dieu. Et il doit grimper sur l'arbre de la foi, qui pousse de haut en bis car il a ses racines dans la divinité. Cet arbre a douze branches, ce sont les douze articles. Les plus basses parlent de l'humanité de Dieu et des points qui touchent notre béatitude, tant pour le corps que pour l'âme. La cime de cet arbre parle de la divinité, de la trinité des personnes et de l'unité de la nature divine. C'est sur cette unité, comme sur la cime de l'arbre, que l'homme doit se tenir, car c'est là que le Christ doit passer avec tous ses dons.

Voici Jésus qui vient, Il voit cet homme et lui parle dans la lumière de la foi : Il lui dit qu'Il est, selon sa divinité, immense et incompréhensible, inaccessible, insondable, et transcendant à toute lumière créée et toute compréhension mesurée. C'est là la plus haute connaissance de Dieu que l'homme peut avoir dans la vie active, à savoir qu'il connaisse à la lumière de la foi que Dieu est incompréhensible et inconnaissable.

Dans cette lumière, le Christ dit, s'adressant au désir de l'homme : « hâte-toi de descendre car il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison160 » Cette prompte descente ne consiste en rien d'autre qu'à se précipiter par le désir et l'amour dans l'abîme de la divinité, où ne peut atteindre nul entendement qui requiert une lumière créée. Mais là où l'intelligence reste à la porte, le désir et l'amour peuvent entrer161. Lorsque l'âme s'incline de la sorte, par 'l'amour et l'intention, vers Dieu, au-dessus de tout ce qu'elle peut comprendre, elle trouve par là en Dieu son repos, elle demeure en Dieu et Dieu en elle. Lorsque l'âme s'élève par le désir au-dessus de la diversité des créatures et au-dessus des opérations des sens, et au-dessus de la lumière naturelle, alors elle rencontre le Christ à la lumière de Ia foi. Elle s'en trouve illuminée, et elle connaît que Dieu est inconnaissable et incompréhensible. Lorsque par le désir elle s'incline vers le Dieu incompréhensible, alors elle rencontre le Christ et elle est comblée de ses dons. Lorsqu'elle aime et repose au-dessus de tous les dons, au-dessus d'elle-même et au-dessus de toutes les créatures, alors elle habite en Dieu et Dieu en elle. C'est ainsi que nous devons rencontrer le Christ au sommet de la vie active.

Une fois que vous avez établi comme fondement la justice dans la charité, ainsi que l'humilité, et construit sur cette base une maison, à savoir les vertus dont il est traité ici, et puis que vous avez rencontré le Christ par la foi, par l'intention et par l'amour, alors vous demeurez en Dieu et Dieu demeure en vous, et vous êtes en possession d'une vie active : c'est la première dont nous voulions parler.

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DEUXIÈME LIVRE : LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU

La vierge sage, c'est-à-dire l'âme pure qui s'est détachée des choses de la terre et vit pour Dieu dans la vertu, a pris dans le vase de son coeur l'huile de la charité et des oeuvres vertueuses, avec la lampe d'une conscience sans tache. Mais quand le Christ, l'Epoux, se fait attendre avec ses dons et son nouvel influx de grâce, l'âme devient somnolente, endormie, indolente. Au milieu de la nuit, c'est-à-dire quand on y pense et compte le moins, un appel spirituel retentit dans l'âme : « Voyez, l'Epoux vient, sortez à sa rencontre. »

De cette vision, de cet avènement intérieur du Christ et d'une sortie spirituelle de l'homme à la rencontre du Christ, nous allons maintenant parler, exposer et expliquer ces quatre points, en les rapportant à un exercice intérieur que le désir anime et auquel beaucoup peuvent atteindre par la pratique des vertus morales et le zèle intérieur.

Par les paroles qu'Il prononce ici, le Christ nous enseigne quatre choses. En premier lieu Il veut que notre entendement soit illuminé d'une clarté surnaturelle. C'est ce que nous allons considérer dans ce mot qu'Il prononce : « Voyez, » Ensuite Il montre ce qu'il nous faut voir, c'est-à-dire l'avènement intérieur de notre Epoux, la Vérité éternelle. C'est ce que nous entendons par ces mots qu'Il prononce : (232) « L'Epoux vient. » En troisième lieu Il nous commande de sortir comme il convient par des exercices intérieurs, et c'est pourquoi Il dit : « Sortez. » Par le quatrième point, Il nous montre la fin et le motif de toute cette oeuvre, à savoir la rencontre du Christ, notre Epoux, dans l'union de simple jouissance avec la divinité.

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ”. LES FONDEMENTS DE LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU

A. DE TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR

Le Christ dit donc d'abord : « Voyez. » Pour atteindre à cette vision surnaturelle par des exercices intérieurs, trois choses sont nécessairement requises. La première est la lumière de la grâce divine sous un mode plus élevé que ce qu'on en peut éprouver dans la vie active et extérieure dépourvue de zèle intime. La seconde est le dépouillement des images étrangères et de tout ce qui peut retenir le coeur, afin de se rendre libre, de se dégager de toute image, de toute préoccupation, de tout souci du côté de toutes les créatures. Le troisième point est une libre conversion de la volonté, toutes les puissances se recueillant celles du corps comme celles de l'âme pour s'affranchir de toute affection déréglée, et refluer au sein de l'unité de Dieu et de l'unité de l'esprit, afin que la créature raisonnable puisse atteindre le sommet de l'unité divine et la posséder surnaturellement. C'est pour cela que Dieu a créé le ciel et la terre et toutes choses, et c'est pour cela qu'Il s'est fait homme, nous laissant sa doctrine et sa vie, et se faisant Lui-même la voie de l'Unité Il est mort, lié par l'amour, Il est monté au ciel et nius a ouvert l'accès à cette même Unité, par laquelle nous pouvons posséder la béatitude éternelle (234)

B. D'UNE TRIPLE UNITÉ QUI EST EN NOUS PAR NATURE

Or faites bien attention : il est une triple unité qu'on trouve chez tous les hommes, dans l'ordre naturel, et chez les justes en outre dans l'ordre surnaturel.

a. LES TROIS UNITÉS, COMMENT ON LES POSSÈDE SELON LA NATURE

La première et la plus haute unité est en Dieu. Or toutes les créatures sont suspendues à cette unité, par leur être, leur vie et leur conservation162 ; et si à cet égard elles viennent à se séparer de Dieu, elles tombent dans le néant et se réduisent à néant. Cette unité nous la possédons essentiellement par nature, que nous soyons bons ou mauvais, et sans notre coopération elle ne peut nous élever ni à la sainteté, ni à la béatitude. Cette unité nous la possédons en nous-mêmes, et pourtant au-dessus de nous-mêmes, car c'est le principe de notre existence et de notre vie, et c'en est le soutien. Il est en nous aussi, de par la nature, une autre union ou unité, c'est l'unité des puissances supérieures, d'où elles tirent leur origine naturelle en exerçant leur activité, et c'est l'unité même de l'esprit parfois appelé mens, C'est la même unité qui est suspendue à Dieu, mais ici nous la considérons dans son activité et là dans son essence163, encore que l'esprit soit tout entier dans chacune selon la totalité de sa substance. Cette unité nous la possédons en nous-mêmes au-dessus de l'activité des sens ; c'est d'elle que dérivent la mémoire, l'entendement et la volonté, toutes nos facultés d'activité spirituelle. Dans cette unité l'âme est appelée esprit. La troisième unité qui est en nous de par la nature, ce sont les puissances d'ordre charnel que nous possédons dans l'unité du coeur, principe et origine de la vie de la chair. Cette unité, l'âme la possède dans le corps, dans la vitalité du coeur, et toutes les opérations du corps, spécialement celles des cinq sens, en émanent, Aussi l'âme s'appelle t-elle âme, parce qu'elle est la forme du corps, qu'elle anime tout notre être de chair, lui donnant la vie et le maintenant en vie. Ces trois unités se trouvent naturellement dans l'homme, constituant une seule vie et un seul royaume. Dans la plus basse nous sommes assujettis à la sensibilité, à l'animalité ; dans l'unité intermédiaire nous sommes doués de raison et capables de vie spirituelle ; dans la troisième nous avons notre soutien essentiel. Et tout cela se trouve naturellement chez tous les hommes.

b. DES TROIS UNITÉS ET DE LEUR POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE ACTIVE

Or ces trois unités, comme un royaume et une demeure éternelle, on les orne surnaturellement et on les possède par la pratique des vertus morales dans la charité et les exercices de la vie active. Par les exercices intérieurs vient s'ajouter un ornement supérieur et une prise en possession plus glorieuse de ce royaume, en comparaison de ce qui a lieu dans la vie active. Toutefois l'ornement le plus glorieux et le plus heureux est celui qu'il reçoit dans la vie de contemplation surnaturelle. (236)

La plus humble unité, qui est d'ordre charnel s'orne et se possède par des exercices extérieurs, commandés par des moeurs parfaites, à l'imitation du Christ et de ses saints ; il s'agit de porter la croix avec le Christ, de soumettre la nature aux commandements de la sainte Eglise et aux enseignements des saints, selon qu'elle peut le supporter, et avec discrétion. La seconde unité, qui réside dans l'esprit et qui est toute spirituelle, s'orne et se possède surnaturellement par les trois vertus théologales : foi, espérance et charité, avec l'infusion des grâces et des dons de Dieu, et l'empressement à toutes les vertus selon l'exemple du Christ et de la sainte chrétienté. La troisième unité, et la plus haute, est au-dessus de notre entendement et de tout ce que nous pouvons comprendre, et pourtant elle existe essentiellement en nous. Nous la possédons surnaturellement quand dans toutes nos oeuvres de vertu nous avons en vue la louange de Dieu et sa gloire, et reposons en Lui au-dessus de, toute intention, au-dessus de nous-mêmes et de toutes choses. C'est là l'unité de laquelle nous sommes issus en tant que créatures, au sein de laquelle nous demeurons essentiellement, et à laquelle, par la charité, un mouvement d'amour nous ramène. Ce sont là les vertus qui ornent ces trois unités dans la vie active.

c. LA PRÉPARATION A LA POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE QU'ANIME LE DÉSIR DE DIEU.

Nous continuerons maintenant à exposer comment ces trois unités sont susceptibles d'ornements plus relevés et d'une possession plus glorieuse, par des exercices intérieurs, en comparaison de la vie active.

Quand l'homme par la charité et l'élévation de ses vues rapporte toutes ses oeuvres et toute sa vie à la gloire de Dieu et à sa louange, et qu'il cherche son repos en Dieu au-dessus de toutes choses, il lui faut humblement, patiemment, dans l'abandon de soi-même, et avec une ferme assurance, attendre de nouvelles richesses et de nouveaux dons, sans s'inquiéter jamais si Dieu les accordera ou ne les accordera pas. Ainsi on se prépare et dispose à recevoir une vie intérieure mue par le désir. Quand la coupe est prête, on y verse une liqueur généreuse. Il n'est de coupe plus noble que l'âme aimante, ni de breuvage plus précieux que la grâce de Dieu. C'est ainsi que l'homme doit rapporter à Dieu toutes ses oeuvres et toute sa vie, avec une intention simple et élevée, puis reposer au-dessus de toute intention, de luimême et de toutes choses, dans l'unité sublime où Dieu et l'esprit aimant sont unis sans intermédiaire.

C. L'ILLUMINATION DANS L'UNITÉ SUPÉRIEURE

De cette unité où l'esprit est uni à Dieu sans intermédiaire, découlent la grâce et tous les dons. C'est du fond de cette même unité, où l'esprit repose au-dessus de lui-même en Dieu, que le Christ, l'éternelle vérité, dit : “Voyez, l'Epoux vient, sortez à sa rencontre.”

Le Christ, qui est la lumière de vérité, dit : « Voyez. » Car c'est par Lui que nous devenons voyants : Il est la lumière du Père et sans Lui il n'est aucune lumière, ni au ciel, ni sur la terre. Cette parole du Christ en nous n'est rien d'autre qu'une infusion de sa lumière et de sa grâce. Cette grâce tombe en nous dans l'unité de nos puissances supérieures et de notre esprit, de laquelle procèdent les puissances supérieures en exerçant leur activité dans la pratique de toutes les vertus moyennant la puissance de la grâce, pour faire retour à cette même unité à laquelle les rattache le lien de l'amour. En (238) cette unité réside la puissance, le principe et la fin de toute activité chez la créature, dans l’ordre naturel et surnaturel, dans la mesure où elle s'exerce selon le mode créé, moyennant la grâce, les dons divins et la puissance propre de la créature. Et pour cette raison Dieu impartit sa grâce dans l'unité des puissances supérieures, afin que l’homme pratique toujours la vertu moyennant la puissance, la richesse, l'impulsion de la grâce. Car Il donne sa grace en vue de l'action, et Il se donne Lui-même au-dessus de toute grâce en vue de la jouissance et du repos. L'unité de notre esprit, c'est notre habitation dans la paix divine et dans les richesses de la charité ; la multiplicité des vertus s'y rassemble pour vivre dans la simplicité de l'esprit. Or la grâce de Dieu, qui émane de Dieu, est une motion intérieure, une impulsion du Saint-Esprit qui meut notre esprit du dedans et l'incite à toutes les vertus. Cette grâce émane du dedans, non du dehors, car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et son activité ou la motion qu'Il exerce en nous, naturellement ou surnaturellement, nous est plus proche et plus intime que notre propre activité; c'est pourquoi l'action de Dieu s'exerce en nous du dedans vers le dehors, et celle des créatures du dehors vers le dedans, Et c'est pourquoi la grâce et tous les dons ou inspirations de Dieu, procèdent du dedans, dans l'unité de notre esprit, non du dehors, dans l'imagination, par images sensibles.

D. LES CONDITIONS REQUISES POUR OBTENIR L'ILLUMINATION

Or le Christ prononce spirituellement dans l'homme appliqué à l'entendre, cette parole : « Voyez. ».

Trois choses, comme j'ai dit précédemment, rendent l'homme voyant dans les exercices intérieurs. La première c'est l'illumination de la grâce divine. La grâce de Dieu dans l'âme est semblable à la chandelle dans la lanterne ou dans un vase de verre, car elle réchauffe, elle éclaire et pénètre de sa lumière le vase, c'est-à-dire l'homme juste. Et elle se manifeste à l'homme qui la possède au dedans de lui-même, pour peu qu'il s'observe intérieurement. Elle se manifeste aussi aux autres hommes à travers lui, dans ses vertus et ses bons exemples. L'irradiation de la grâce de Dieu touche et meut promptement du dedans l'homme intérieur, et cette prompte motion est la première chose qui nous rend voyants.

De cette prompte motion par Dieu procède la seconde condition, laquelle vient de l'homme, c'est le recueillement de toutes les puissances, du dedans et du dehors, dans l'unité de l'esprit, sous le lien de l'amour.

Le troisième facteur est la liberté qui permet à l'homme de rentrer en lui-même dégagé de toute image et de tout obstacle, aussi souvent qu'il le veut, pour concentrer ses pensées sur son Dieu. Il importe par conséquent que l'homme soit affranchi de toute considération de plaisir ou de peine, de gain ou de perte, d'élévation ou d'abaissement, de tout souci étranger, de toute joie et de toute crainte, que nulle créature ne le retienne.

Ces trois facteurs rendent l'homme voyant dans les exercices intérieurs. S'ils sont acquis pour vous, vous possédez la base et le principe des exercices intérieurs et de la vie intérieure.

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DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT, SORTEZ”. DU TRIPLE AVÈNEMENT DU CHRIST ET DE LA MANIÈRE D'Y RÉPONDRE

Quand même les yeux seraient clairs et la vue subtile, si l'objet aimable et délectable fait défaut, la claire vue et l'application ne servent de rien ou n'avancent guère. C'est pour cela que le Christ montre aux yeux éclairés de l'intelligence ce qu'ils doivent voir, c'est-à-dire l’avènement intérieur du Christ son Epoux.

L'avènement particulier du Christ se présente de trois manières chez les hommes qui s'exercent dévotement à la vie intérieure. Et chacun de ces trois avènements élève l'homme à une existence plus haute et à des exercices plus profonds. Le premier avènement du Christ dans les exercices intérieurs, opère du dedans une motion et impulsion sensibles, il attire l'homme avec toutes ses puissances en haut, vers le ciel, et le presse de se tenir en union avec Dieu. Cette impulsion et attraction on la ressent dans le coeur et dans l'unité de toutes les puissances charnelles, en particulier dans la concupiscible. Car cet avènement émeut chez l'homme la partie inférieure et y agit ; il faut en effet qu'elle soit purifiée, ornée, enflammée et entraînée vers le dedans. Cette impulsion intérieure de Dieu, prend en même temps qu'elle donne, elle rend à la fois riche et pauvre, bienheureux et malheureux, elle fait espérer et désespérer, elle réchauffe et glace. Les dons et actions qui s'exercent ici en sens contraire, sont ineffables en (242) toute langue. Cet avènement avec les exercices qui s'y rapportent, se divise en quatre modes, les uns plus élevés que les autres, comme nous montrerons par la suite. Et c'est par là qu'est ornée la partie inférieure de l'homme dans la vie intérieure. La seconde manière selon laquelle se présente l'avènement intérieur du Christ, est d'un ordre plus relevé. Il s'y montre plus hautement semblable à ce qu'Il est en Lui-même, Il y accorde des dons plus hauts et des lumières plus vives, Elle s'effectue dans le reflux au sein des puissances supérieures de l'âme, parmi l'abondance des dons divins qui affermissent, illuminent et enrichissent l'esprit de multiples manières. Pour autant que Dieu se répand, Il exige de l'âme qu'elle s'écoule et puis reflue avec toutes ses richesses vers le même fond d'où provient l'épanchement. Et dans cet épanchement Dieu accorde, Il montre des dons merveilleux. Mais Il exige en retour de l'âme qu'elle Lui rende tous ses dons, démultipliés, au delà de tout ce que la créature peut faire. Cet exercice, ce degré d'existence est plus élevé, il atteint à une plus haute ressemblance avec Dieu que le premier, et c'est par là que les trois puissances supérieures de l'âme reçoivent leur ornement.

La troisième manière, selon laquelle se présente l'avènement intérieur de Notre-Seigneur, consiste en une motion ou une touche intérieure ressentie dans l'unité de l'esprit, au sein de laquelle les puissances supérieures de l'âme ont leur existence, d'où elles émanent, où elles font retour, y demeurant toujours unies par le lien de l'amour, et du fait de l'unité de l'esprit dans l'ordre naturel. Cet avènement porte au degré d'existence le plus haut et le plus profond qui soit dans la vie intérieure, C'est par là que, de maintes façons, l'unité de l'esprit reçoit son ornement.

Or le Christ exige dans chaque avènement une sortie particulière de nous-mêmes, notre vie se conformant à la manière de son avènement. C'est pourquoi il prononce spirituellement cette parole dans notre coeur, lors de chaque avènement : “Sortez par vos exercices et toute votre vie, selon la manière dont ma grâce et mes dons vous y incitent.” Car d'après la manière dont l'esprit de Dieu nous pousse, nous meut, nous attire, exerce en nous son influence, sa touche même, il nous faut sortir et marcher dans la pratique des exercices intérieurs, si nous voulons parvenir à la perfection. Mais si nous résistons à l'esprit de Dieu par les dissonances de notre vie, nous perdons l'impulsion intérieure et fatalement nous restons à court de vertu.

Ce sont là trois avènements du Christ dans les exercices intérieurs. Nous allons maintenant exposer et expliquer chaque avènement en particulier. Mais appliquez votre zèle à y bien faire attention, car celui qui n'a pas éprouvé ces choses-là ne pourra guère comprendre.

A. LE PREMIER AVÈNEMENT LEQUEL SE FAIT DANS LE COEUR

Le premier avènement du Christ dans les exercices que le désir inspire, est une motion intérieure et sensible du Saint Esprit qui nous pousse et incite à toutes les vertus.

a. L’IMAGE DU SOLEIL SUR LES HAUTES TERRES.

Cet avènement nous le comparerons à l'éclat et à la force du soleil qui en un instant, dès qu'il se lève, éclaire le inonde, le pénètre de sa lumière et de sa chaleur. C'est de la même façon que le Christ, soleil de l'éternité, dont la demeure est dans les hautes régions de l'esprit, jette ses rayons, sa clarté, sa lumière ; Il illumine et enflamme les plus basses parties dans l'homme, à savoir son coeur de chair et ses puissances sensibles ; et ceci se produit en moins d'un instant, car l'oeuvre de Dieu est vite faite. Mais celui (244) qui doit en bénéficier, doit être intérieurement par les yeux de l'intelligence, un voyant. Le soleil qui brille sur les hautes terres, au midi de ce monde164, donnant contre les montagnes, produit un été plus précoce, fait mûrir des fruits meilleurs, donne des vins plus forts, et il répand la joie dans le pays. C'est le même soleil qui donne sa lumière dans le bas-pays, à l'extrémité de la terre. La contrée est plus froide, la force de la chaleur est moindre; cependant il y produit nombre de bons fruits, encore qu'on n'y trouve guère de vin. Les hommes qui se tiennent dans la plus basse partie d'eux-mêmes, tout près des sens extérieurs, dès l'instant qu'avec une intention droite ils pratiquent les vertus morales, s'adonnent aux exercices extérieurs, et se montrent dociles à la grâce divine, ils produiront nombre de bons fruits de plus d'une façon. Mais au vin des joies intérieures et des consolations spirituelles, ils ne goûtent guère. L'homme qui veut maintenant sentir l'éclat du soleil intérieur qu'est le Christ lui-même, doit être voyant et établir sa demeure sur les montagnes, dans le haut-pays, dans le recueillement de toutes ses puissances, et en s'élevant de tout son coeur vers Dieu, libre et dégagé de tout souci du côté des joies et des peines, à l'endroit de toutes les créatures. La brille le Christ, soleil de justice, dans la libre élévation du coeur : telles sont les montagnes dont je voulais parler.

Le Christ, Soleil de gloire et Clarté divine, dans son avènement intérieur, éclaire le coeur libre et toutes les puissances de l'âme, Il les pénètre de ses rayons et les enflamme par la vertu de son Esprit. Et c'est là le premier effet de l'avènement intérieur dans l'exercice que le désir commande. De la même manièe que le feu, par sa nature et sa vertu, enflamme toute matière prête à s'enflammer, le Christ enflamme les coeurs préparés, libres et élevés, par l'ardeur intime de son avènement intérieur. Et Il dit dans cet avènement : « Sortez par des oeuvres conformes au mode de cet avènement. »

De cette ardeur provient l'unité du coeur. Nous ne pouvons en effet parvenir à la véritable unité que si l'Esprit de Dieu allume ses feux dans notre coeur. Car le feu rend un, et semblable à lui-même ; et il en va ainsi pour tout ce qu'il peut envelopper et transformer. L'unité consiste à se sentir recueilli intérieurement, avec toutes ses puissances, dans l'unité du coeur. L'unité donne la paix intérieure et le repos du coeur. L'unité du coeur est un lien qui attire ensemble et qui enlace le corps et l'âme, le coeur, les sens et t'outes les puissances dans l'unité de l'amour.

De cette unité vient la ferveur intime. Car nul ne peut être fervent s'il n'est en lui-même recueilli et uni. La ferveur intime consiste à se tenir au-dedans de soi-même tourné vers son propre coeur, de manière à comprendre et sentir l'opération de Dieu dans l'âme et son allqcution intérieure. La ferveur est un feu d'amour qui se'sent, que l'Esprit de Dieu allume et attise. La ferveur consume, elle pousse et excite l'homme du dedans ; et il ne sait d'où cela vient ni ce qui lui arrive.

De la ferveur vient un amour sensible qui pénètre le coeur et la puissance concupiscible de l'âme. Cet amour de désir dont la saveur se fait sentir au coeur, nul ne peut le posséder s'il n'a l'âme fervente. Cette charité, cet amour sensible consiste dans le désir le goût et comme la faim qu'on éprouve à l'endroit de Dieu, vu qu'Il est le Dieu éternel en qui se résument tous les biens. L'amour sensible donne congé à toutes les créatures, par le refus d'en jouir, sinon toutefois de s'en servir. L'amour fervent ressent (246) intérieurement la touche de l'amour éternel qu'il doit cultiver toujours. Il abandonne et méprise facilement toutes choses afin de pouvoir atteindre à ce qu'il désire.

De cet amour sensible vient la dévotion envers Dieu et sa gloire, car nul ne peut en son coeur avoir une dévotion animée de désir que l’homme qui voue à Dieu sa charité et un amour sensible. La dévotion existe quand le jeu de l'amour et de la charité lance vers le ciel sa flamme de désir. La dévotion meut et excite l'nomme extérieurement et intérieurement au service de Dieu. La dévotion épanouit le corps et l'âme dans l'honneur et le respect à l'égard de Dieu et de tous les hommes. La dévotion, Dieu la réclame de nous dans tout le culte que nous devons Lui rendre. Elle purifie le corps et l'âme de tout ce qui peut leur être une entrave ou un obstacle. Elle met sur le droit chemin de la béatitude.

De cet.te dévotion fervente procède l'action de grâces. Car nul ne peut rendre à Dieu louanges et grâces aussi bien que l'homme dévot. Il est juste que nous rendions à Dieu grâces et louanges, car Il nous a appelés à l'existence,de créatures raisonnables, et selon ses disposi.tions, le ciel, la terre, les anges, sont ordonnés à notre service ; à cause de nos péchés, Il s'est fait homme; Il nous a donné son enseignement, sa vie et ses exemples ; Il nous a servis sous une humble forme, et pour nous Il souffrit une mort ignominieuse ; son royaume éternel, ainsi que le don de Lui-même, c'est là ce qu'Il a promis pour nous récompenser et encore nous servir. Et Il nous a épargnés dans nos péchés, prêt encore à pardonner, comme Il a pardonné. Il a répandu sa grâce et son amour dans nos âmes. Il veut demeurer en nous et avec nous pour l'éternité. Tout au long de notre vie Il veut nous visiter dans ses augustes sacrements, comme Il nous a déjà visités, en vue de pourvoir à tous nos besoins. Il nous a laissé son corps pour nourriture et son sang pour breuvage, au gré de l'appétit, du désir de chacun. Il nous a mis sous les yeux et la nature et l'Ecriture, ainsi que toutes les créatures, comme miroir et exemplaire, afin que nous considérions et apprenions la façon de faire tourner tnutes nos oeuvres en actes de vertu. C'est Lui Qui nous confère la santé, la force, la puissance, parfois aussi la maladie, pour notre utilité ; qui suscité en nous la paix et la tranquillité intérieures comme les nécessités extérieures. Nous Lui devons de norter le nom de Chrétiens et d'êtres nés Chrétiens. Voilà de quoi Il nous faut rendre grâces à Dieu ici-bas, afin de le faire là-haut éternellement.

Nous devons aussi louer Dieu par tout ce que nous pouvons faire. Louer Dieu, c'est, de la part de l'homme, rendre gloire à la Toute-puissance divine, l'honorer et révérer par toute sa vie. Louer Dieu, c'est une tâche sans fin, car c'est notre béatitude même, et c'est à juste titre que nous Le louerons dans l'éternité. La ferveur des louanges et actions de grâce engendre une double souffrance dans le coeur, une double peine sensible. On éprouve une première douleur de ne pas suffire à rendre à Dieu grâces, louanges, gloire, tout le culte qui Lui est dû. On en éprouve une autre à ne pas progresser autant qu'on le désire dans la charité, les vertus, la fidélité, la perfection des moeurs, de manière à se rendre digne de rendre à Dieu louanges et grâces et de Le servir comme il convient165. C'est là une autre peine, et toutes deux sont les racines et le fruit, le principe et la fin de toutes les vertus intérieures. La douleur intérieure, les tourments qu'on éprouve de ses défaillances dans la vertu et dans la louange de Dieu, constituent l'oeuvre suprême de ce premier mode des exercices intérieurs, ils en sont l'achévement.

LA COMPARAISON AVEC L’EAU QUI BOUT.

Or faites attention à une comparaison qui montre ce que (248) doivent être ces exercices. Quand le feu naturel, par sa chaleur et sa vertu a porté l'eau ou tout autre liquide à l'ébullition166 il exerce son action suprême ; l'eau bouillonne et retombe vers le fond, puis elle est chassée de nouveau en l'air pour le même effet, lequel tient à la vertu du feu : de sorte que le feu continue à chasser l'eau et que l'eau demeure en ébullition. Il en va de même de l'opération de ce feu intérieur qu'est le Saint-Esprit : Il pousse, Il excite, Il stimule le coeur et toutes les puissances de l'âme, les portant à l'ébullition, c'est-à-dire à rendre à Dieu grâces et louanges de la façon dont j'ai parlé auparavant. Ensuite on retombe sur le même fond où l'Esprit de Dieu est là qui brûle : de sorte que le feu d'amour demeure ardent et que le coeur de l'homme persévère dans ses louanges et actions de grâces, en paroles et en oeuvres, tout en se maintenant dans l'humilité ; de sorte qu'on fait grand cas de ce qu'on devrait faire et ferait volontiers, et peu de cas de ce qu'on Pratique, lorsque vient l'été et que le soleil s'élève, il tire l'humidité de la terre à travers les racines et le tronc même de l'arbre jusque dans les rameaux ; et c'est de là que viennent feuilles, fleurs et fruits167. De la même façon, quand le Christ, Soleil éternel, se lève et monte dans notre coeur, y faisant naître l'été dans la parure des vertus, Il donne sa lumière et sa chaleur à nos désirs et Il détourne le coeur de toute la multiplicité des choses de la terre, faisant régner l'unité et la ferveur ; Il fait croître le coeur, Il y fait pousser les feuilles de l'amour fervent et les fleurs de la dévotion et du désir, Il lui fait porter les fruits de l'action de grâces et de la louange dans l'humilité et la douleur qui naissent d'un sentiment continuel d'insuffisance.

Ici prend fin le premier mode des exercices intérieurs, parmi les quatre principaux qui font l'ornement de la partie inférieure chez l'homme.

b. DEUXIÈME MODE. SURABONDANCE DES CONSOLATIONS

Or puisque nous comparons ces quatre modes de l'avènement du Christ à la lumière et à la puissance du soleil, nous pouvons trouver encore telle vertu et telle opération du soleil qui hâte fort les fruits et les multiplie.

Quand le soleil monte très haut et entre dans le signe des Gémeaux, c'est-à-dire du couple formé par deux êtres de même nature, à savoir au milieu de Mai, à ce moment le soleil exerce une puissance redoublée sur les arbres, les plantes, et tout ce qui pousse sur la terre. Si les planètes qui régissent la nature se présentent alors selon l'ordre que requiert la saison, le soleil répand ses rayons sur la terre et attire l'humidité dans l'air. De là vient la rosée et la pluie, et les fruits croissent et deviennent très nombreux. D'une manière semblable quand ce clair Soleil qu'est le Christ s'élève dans notre coeur audessus de toutes choses et que les exigences de la nature charnelle qui sont contraires à l'esprit, sont bien dominées et réglées avec discrétion, tandis que les vertus sont alors acquises de la manière exprsée dans le mode précédent, et que par l'ardeur de la charité tout le goût et tout le repos que l'on peut trouver dans la vertu sont rapportés à Dieu en offrande d'actions de grâces et de louanges, il s'ensuit parfois une douce pluie de nouvelles consolations intérieures, une rosée céleste de suavité divine. Cela fait croître et redoubler les vertus, quand tout se passe comme il convient. (250)

Il s'agit là d'une nouvelle opération particulière du Christ lors de son nouvel avènement dans le coeur aimant, et l'homme s'en trouve élevé à un mode supérieur à celui où il se tenait auparavant. Parmi cette suavité se fait entendre une parole du Christ : « Sortez selon le mode de cet avènement. » De cette même suavité vient la délectation du coeur et de toutes les puissances charnelles, de sorte que l'homme se croit enserré du dedans par l'étreinte divine de l'amour. Cette délectation et cette consolation comptent davantage, pour l'âme comme pour le corps, elles leur sont plus savoureuses que tout ce que le monde entier pourrait donner de plaisir, même en supposant qu'on pût être seul à en jouir. Parmi cette délectation Dieu se laisse descendre dans le coeur par le moyen de ses dons, avec tant de consolations savoureuses et de joies, que le coeur déborde intérieurement. A cette occasion on constate combien sont misérables ceux qui se tiennent en dehors de l'amour. Ce bonheur fait que le coeur se répand sans qu'on puisse le retenir, vu l'abondance des joies intérieures.

De cette félicité vient l'ivresse spirituelle. L'ivresse spirituelle consiste à recevoir une surabondance de bonheur et de délectations sensibles qui excèdent ce que le coeur de l'homme ou son appétit peuvent désirer et contenir. Les effets de l'ivresse spirituelle sont chez l'homme multiples et étranges. Les uns, elle les fait chanter et louer Dieu de l'abondance du plaisir. A d'autres elle fait verser de grosses larmes à cause du bonheur que le coeur éprouve. Il en est chez lesquels elle provoque une telle impatience dans tous leurs membres, qu'ils ne peuvent s'empêcher de courir, de sauter, de danser. Il en est que cette ivresse excite si fort qu'ils ne peuvent s'empêcher de battre des mains comme pour applaudir. Il en est qui crient à pleine voix et manifestent la surabondance qu'ils ressentent intérieurement. Il en est qui ne peuvent que garder le silence, pour fondre de bonheur dans tous leurs sens. Il semble parfois que le monde entier ressent ce qu'on éprouve soi-même, d'autres fois que personne ne goûte la saveur de ce qui vous émeut. Souvent il vous paraîtra qu'on ne peut ni ne doit perdre ce bonheur; quelquefois on s'étonnera de ce que tous les hommes ne deviennent pas divins, Il arrive qu'on s'imagine que Dieu vont appartient tout entier à vous seul, et qu'Il n'est à personne autant qu'à vous.

D'autres fois on se demande avec étonnement ce que cette félicité peut être, ou bien d'où elle vient, voire même ce qui vous arrive, C'est là, du point de vue de la sensibilité charnelle, la vie la plus heureuse, à laquelle quelques-uns peuvent atteindre sur terre. Quelquefois le bonheur est si grand qu'on s'imagine que le coeur va se rompre parmi cette multiplicité de dons et d'opérations merveilleuses, L'homme doit donc honorer et louer d'un coeur humble le Seigneur qui peut faire tout ceIa, il doit Lui rendre grâces avec une dévotion fervente de ce qu'Il veut bien le faire; et toujours il doit considérer en son coeur, et dire par la bouche en toute sincérité : “Seigneur, je ne suis pas digne de cela, mais j'ai grand besoin de votre bonté infinie et de votre soutien.” Avec ces humbles dispositions il pourra croître et progresser en de plus hautes vertus. Or cet avènement, selon le mode ici décrit, est accordé à des hommes ainsi disposés dès leurs débuts, quand ils se détournent du monde, c'est-à-dire quand ils opèrent une conversion totale et renoncent à toutes les consolations du monde afin d'être tout à Dieu et de ne vivre que pour Lui bien qu'ils soient encore fragiles et qu'ils aient besoin de lait et de douceurs, non de fortes nourritures168, de grandes tentations et du sentiment d'être (252) délaissés de Dieu. A cette époque la gelée blanche et le brouillard gênent souvent ceux qui en sont à cet état, car ils sont au beau milieu du mois de Mai dans le cours de leur vie intérieure. La gelée blanche, c'est la volonté ou l'illusion d'être quelque chose, c'est le cas que l'on fait de soi-même ou la conviction qu'on a mérité les consolations et qu'on en est digne. C'est là une gelée blanche qui est capable de détruire les fleurs et les fruits de toutes les vertus. Le brouillard c'est le désir de se reposer sur les consolations et suavités intérieures : l'atmosphère de la raison s'en trouve assombrie, et les puissances sur le point de se déployer, de fleurir et de porter des fruits, semblent se rétracter. Aussi en vient-on à perdre la connaissance de la vérité. On pourra toutefois garder à l'occasion de trompeuses douceurs : c'est l'ennemi qui les donne, quand il finit par vous égarer.

DE LA COMPARAISON AVEC L’ABEILLE169.

Je vais vous proposer une modeste comparaison afin que vous ne vous égariez pas, mais que vous sachiez vous gouverner dans cet état. Or il vous faut observer l'abeille et imiter sa sagesse. Elle vit en union avec l'assemblée de ses pareilles, et elle sort, non pas sous la tempête, mais quand le temps est calme et serein et que le soleil donne, se posant sur toutes les fleurs dans lesquelles se trouve quelque suave nectar. Elle ne prend son repos sur aucune fleur, ni sur rien qui la délecte par sa beauté ou suavité ; mais elle butine le miel et la cire, c'est-à-dire la douceur et la matière dont s'alimente la claire flamme ; ensuite elle revient à l'unité de l'essaim rassemblé, afin de devenir féconde et de tirer parti de son butin. Le coeur épanoui où resplendit le Christ, soleil de l'éternité, croît sous ses rayons, fleurit et se répand, avec toutes les puissances intérieures, en joie et en douceurs. Or l'homme doit imiter les façons de l'abeille, il doit voler par l'observation, la raison, la discrétion, sur tous les dons et sur toutes les douceurs qu'il lui a jamais été donné de goûter, et sur tous les biens que Dieu a jamais faits, et avec le dard de la charité et du discernement intérieur, il doit faire l'épreuve de toute la diversité des consolations et des biens, sans se reposer sur aucune fleur, à savoir en aucun don ; mais, tout chargé d'actions de grâces et de louanges, il doit reprendre son essor vers l'unité au sein de laquelle il veut prendre avec Dieu son repos et sa demeure pour l'éternité.

C'est là le second mode des exercices intérieurs qui ornent la partie inférieure chez l'homme de multiples façons.

c. TROISIÈME MODE. PUISSANT ATTRAIT VERS DIEU

Quand au ciel le soleil arrive au point le plus haut où il puisse s'élever, à savoir quand il entre dans le signe du Cancer, il ne peut en effet monter plus haut et ensuite il commence à redescendre, alors la chaleur est la plus forte de toute l'année, le soleil attire l'humidité, la terre se dessèche et les fruits atteignent leur plus complète maturité. De la même manière quand le Christ, Soleil divin, s'élève au point le plus haut de notre coeur, c'est-à-dire au-dessus de tous les dons, consolations et douceurs que nous pouvons recevoir de Lui, de sorte que nous ne nous reposons sur aucun goût que Dieu peut répandre en notre âme, si fort soit-il, parce que nous sommes maîtres de nous-mêmes, mais que toujours nous faisons retour, comme il a été dit (254) auparavant, par d'humbles louanges et de ferventes actions de grâces, vers le même fond, d'où découlent tous les dons selon le besoin des créatures et leur dignité : alors le Christ a atteint le point le plus élevé de notre coeur et veut attirer à Lui toutes choses, c'est-à-dire toutes les puissances. Quand il n'est de goûts ni de consolations capables de triompher du coeur aimant ou de l'entraver, mais que celui-ci veut dépasser tous les dons et consolations afin de trouver Celui qu'il aime, alors commence le troisième mode des exercices intérieurs par lesquels l'homme s'élève et s'orne selon son affectivité, en la partie la pIus basse de lui-même.

La première opération du Christ, le début même de ce mode, c'est l'attraction que Dieu exerce sur le coeur, sur les désirs, sur toutes les puissances de l'âme ; Il les attire en haut vers le ciel, Il leur commande de s'unir à Lui, et au fond du coeur Il dit spirituellement : “Sortez hors de vous-mêmes, pour venir à moi, de la même manière dont je vous attire et vous appelle”. Cette attraction, cet appel, je ne puis guère l'exposer à des hommes grossiers et insensibles. Toutefois il s'agit là d'une sollicitation et intimation intérieures qui pressent le coeur de se porter à sa plus haute unité. Cette pression intérieure est pour le coeur aimant plus suave que tout ce qu'il a pu goûter auparavant, car c'est à partir de ce point que commencent un mode nouveau et des exercices plus élevés.

Ici le coeur s'épanouit d'aise et de désir, toutes les veines se dilatent et toutes les puissances de l'âme se tiennent prêtes dans leur désir de satisfaire aux exigences de Dieu, de l'union avec Lui. Cette intimation est une irradiation du Christ, Soleil éternel, et elle produit dans le coeur une joie si délectable, elle l'épanouit si largement, qu'il est difficile de le fermer ensuite.

L'homme en garde intérieurement une blessure au coeur et ressent la navrure d'amour170. Etre blessé d'amour, c'est la sensation la plus suave et le tourment le plus cuisant qu'on puisse supporter. Etre blessé d'amour est un signe certain de guérison future. Cette blessure spirituelle vous remplit d'aise et vous fait mal en même temps. Le Christ, Soleil véritable, se mire et reflète dans le coeur blessé qui demeure ouvert, et de nouveau Il appelle à l'union. Cela renouvelle la blessure et toutes les meurtrissures.

Cet appel intérieur, cette intimation, l'empressement de la créature à se lever et à s'offrir avec tous les moyens en son pouvoir, encore qu'elle ne puisse atteindre et obtenir l'unité, tout cela produit une langueur spirituelle, de sorte que le fond le plus intime du coeur, à la source même de la vie, est blessé d'amour, et qu'on est incapable d'obtenir ce qu'on désire par dessus tout, alors qu'il vous faut demeurer toujours où il ne vous convient pas : de cette double cause provient la langueur. Ici le Christ s'est élevé au point culminant de l'esprit et darde ses rayons divins dans l'avidité du désir, au vif du coeur affamé ; et ils brûlent, ces rayons, ils dessèchent et absorbent toute l'humidité, c'est-à-dire les puissances et énergies naturelles. L'avidité du coeur ouvert et l'irradiation des rayons divins produisent un tourment incessant.

Lorsqu'on ne peut atteindre Dieu, ni prendre sur soi de se passer de Lui, de ces deux choses résulte chez quelques-uns un transport d'impatience, au dehors et au dedans. Tant que l'homme éprouve ce transport il ne place son bien dans aucune créature, en aucune il ne trouve son repos ni quelque agrément, au ciel ou sur la terre. Il arrive en ce transport qu'on perçoive des paroles sublimes et profitables suggérées, prononcées intérieurement, quelque enseignement particulier, quelque doctrine de (256) sagesse. Dans ce transport intérieur on est prêt à endurer tout ce qu'on peut souffrir, afin de pouvoir obtenir ce qu'on aime. Le transport d'amour, c'est une impatience intérieure qui entend difficilement raison, tant qu'on n'obtient pas ce qu'on aime. Le transport intérieur dévore le coeur de l'homme et lui boit son sang. Ici l'ardeur du sentiment intérieur est la plus forte qu'il soit donné de connaître dans une vie d'homme ; la nature charnelle de l'homme en éprouve une meurtrissure secrète, elle s'en trouve épuisée, sans labeur extérieur. Cependant le fruit de la vertu arrive à maturité, avec une précocité plus grande que dans aucun des modes auparavant décrits.

A cette saison de l'année le soleil visible entre dans le signe du Lion, lequel a un naturel violent, du fait qu'il est le maître parmi tous les animaux. De la même façon quand l'homme entre dans cet état, le Christ, le clair Soleil, se trouve dans le signe du Lion. C'est que les rayons de sa chaleur sont alors si ardents que l'homme dans son transport sent bouillir le sang de son coeur. Et ce mode impétueux, une fois qu'il domine, l'emporte sur tous les autres, et les exclut même, car il tend à l'effacement de tout mode, c'est-à-dire de toute manière. Dans cet emportement, on se prend parfois à désirer, à souhaiter impatiemment d'être délivré de la prison du corps, pour s'unir à Celui qu'on aime. On lève alors les yeux de l'âme pour contempler le palais des cieux, plein de gloire et de joie, avec au dedans le Bienaimé qui porte la couronne, et se répand en ses saints dans l'abondance de ses largesses, tandis que soi-même on est réduit à s'en passer. D'aucuns ne peuvent alors empêcher de vraies larmes de couler, il naît en eux un grand désir. Ensuite on abaisse le regard pour considérer la terre d'exil où l'on çst emprisonné et d'où il n'est pas possible de fuir : alors s'échappent des larmes d'accablement et de détresse. Ces larmes naturelles apaisent l'âme et la rafraîchissent; elles sont profitables à la nature charnelle, lui conservant force et énergie, et l'aidant à supporter jusqu'au bout ses transports. Il est profitable, dans cet état d'impétuosité, de s'adonner à des considérations multiples, de pratiquer des exercices comportant certains modes, de manière à garder ses forces et à vivre longtemps dans la vertu.

De ces transports et de cette impatience certains sont parfois tirés, élevés en esprit au-dessus des sens ; et ils perçoivent par des paroles qui leur sont adressées, par des images ou figures sensibles qui leur sont montrées, quelque vérité qu'il leur est nécessaire de connaître, à eux-mêmes ou à d'autres hommes, ou bien l'annonce de choses à venir. C'est là ce qui s'appelle révélations ou visions. Lorsqu'il s'agit d'images sensibles, elles sont reçues dans, l'imagination ; elles peuvent être l'oeuvre d'un ange, lequel agit chez l'homme moyennant la puissance de Dieu171. Lorsqu'il s'agit d'une vérité d'ordre intelligible ou de quelque figure spirituelle dans lesquelles Dieu se montre insondable, elles sont reçues par l'entendement ; elles se laissent d'ailleurs formuler en paroles, dans la mesure où les mots peuvent les exprimer172.

Parfois l'homme peut être élevé au-dessus de lui-même et au-dessus de l'esprit, sans être cependant absolument tiré hors de lui-même, et plongé dans un bien incompréhensible qu'il ne saurait exprimer ou décrire d'une manière adéquate à ce qu'il a vu ou entendu ; car voir et entendre n'est qu'une seule (258) et même chose dans cette opération toute simple, cette simple vision. Et nul autre que Dieu seul ne peut provoquer chez l'homme cette opération, sans intermédiaire, sans la coopération de quelque créature. C'est là ce qui s'appelle le ravissement, par où il faut entendre que l'homme est enlevé à lui-même, emporté au-dessus de lui-même173.

Parfois Dieu donne à certains de brèves lueurs dans l'esprit, quelque chose comme les éclairs dans le ciel. C'est ainsi qu'apparaît une courte lueur d'une singulière clarté, laquelle jaillit du sein de la toute simple nudité174. En un instant l'esprit est alors élevé au-dessus de lui-même, et aussitôt la lumière s'évanouit et l'homme revient à soi. Dieu exerce Lui-même cette action, et c'est là chose très noble, car ceux qui la subissent en deviennent souvent des hommes éclairés.

Ces hommes qui vivent dans le transport d'amour se comportent parfois d'une autre manière; il arrive en effet que brille en eux une certaine lumière que Dieu produit par intermédiaire. Dans cette lumière le coeur, ainsi que la puissance concupiscible s'élèvent vers la lumière. Or dans la rencontre de la lumière le désir et l'assouvissement sont tels que le coeur ne les peut supporter et qu'il éclate de joie et s'exprime par la voix : c'est là ce qui s'appelle jubiler et cette jubilation est une joie qu'on ne saurait rendre par des mots. On ne saurait d'ailleurs contenir pareille émotion ; si l'on veut se porter vers la lumière, le coeur haut et large ouvert, alors la voix échappe à toute contrainte aussi longtemps que durent cet exercice et ce mode. Tels hommes intérieurs reçoivent parfois en songe par l'intermédiaire de leur ange ou bien d'autres anges, maints enseignements au sujet de choses qu'il leur est nécessaire de connaître.

Il se trouve aussi tels hommes qui ont fréquemment des inspirations, à qui sont suggérées intérieurement certaines paroles ou pensées, tout en demeurant assujettis aux sens extérieurs ; ils font des rêves merveilleux, mais ils ne savent rien du transport d'amour; car ils se répandent en soins multiples et ignorent la blessure d'amour : ces songes peuvent être l'effet de la nature, ou bien être produits par le démon, ou aussi par de bons anges, Aussi peut-on y prendre garde, pour autant qu'ils s'accordent avec la Sainte Ecriture et la vérité, et non pas davantage ; si l'on veut en faire plus grand cas, on se laisse facilement tromper175 .

OBSTACLES.

Je voudrais Maintenant vous montrer les obstacles auxquels se heurtent les hommes qui marchent dans un tel transport et les dommages qu'ils encourent. A cette époque de l'année, comme nous l'avons dit, le soleil entre dans le signe du Lion, et c'est la saison la plus malsaine de toutes, encore qu'elle soit profitable ; alors en effet commence la canicule laquelle apporte bien des maux. Il arrive dans cette période que la chaleur soit si anormale et si forte que dans certains pays les plantes et les arbres sèchent sur pied et que dans certaines eaux il se trouve des poissons qui languissent et meurent, comme aussi sur la terre il se trouve des hommes qui dépérissent et meurent. Et la cause de ces maux n'est pas seulement le soleil, car il en serait de même dans tous les pays en général, dans toutes les eaux et pour tous les hommes : mais quelquefois la cause doit être cherchée dans quelque désordre ou quelque perturbation survenue dans la matière soumise à l'action du soleil. D'une manière semblable quand l'homme entre dans cet état d'impatience, il tombe dans une véritable canicule. Et l'éclat des rayons divins est si ardent et si brûlant, tombant de là-haut, le coeur aimant, déjà blessé, s'enflamme si bien du dedans quand s'allument à ce point l'ardeur de ses affections et l'impatience du désir, que l'on cesse de se contenir, pour verser dans l'agitation, tout comme une femme en travail d'enfant qui ne peut voir le terme de ses souffrances. Si l'on veut alors regarder sans cesse dans son propre coeur blessé et vers Celui qu’on aime, la douleur ne fait que s'accroître. Le mal va augmentant jusqu'à ce qu'on se desséche en sa nature de chair, à l'instar de l'arbre dans les pays chauds ; on meurt ainsi dans le transport d'amour et on va au ciel sans purgatoire. Sans doute il a une belle mort celui qui meurt d'amour, mais tant que l'arbre peut porter de bons fruits, mieux vaut ne pas le laisser périr. Quelquefois Dieu se répand avec grande suavité dans le coeur ainsi transporté. Le coeur nage alors dans la félicité comme le poisson dans l'eau, et le fond le plus intime du coeur brûle d'ardeur et de charité du fait qu'il nage avec délices dans les dons de Dieu et qu'il éprouve une bienheureuse impatience dans la ferveur de son amour. Demeurer longtemps dans cet état ravage la nature de chair. Tous ceux qui sont sujets à ces transports doivent se consumer dans cet état ; mais ils ne meurent pas tous s'ils savent bien s'y gouverner.

Je voudrais encore vous mettre en garde contre une chose qui peut causer de grands dommages. Parfois en ce temps chaud tombe une sorte de rosée de miel : elle est d'une fausse douceur et tache le fruit, ou même le gâte complètement ; elle tombe volontiers au milieu du jour, par un clair soleil, en grosses gouttes qu'il est difficile de distinguer de la pluie. De la même façon il se trouve des hommes qui peuvent être privés de leurs sens extérieurs au moyen d'une certaine lumière que le démon produit ; et cette lumière vous environne et vous enveloppe et il peut se faire que différentes images vous y soient montrées, mensonges et vérité, ou bien qu'on y perçoive des paroles, prononcées de maintes façons. Ces choses-là sont perçues et accueillies avec satisfaction. C'est en ce point que tombent parfois des gouttes de miel d'une douceur trompeuse, parmi lesquelles on se complaît. Celui qui veut en faire grand cas, elles lui viennent en abondance : c'est ainsi que l'homme contracte facilement des souillures. Car si l'on veut tenir pour vrai des choses étrangères à la vérité parce qu'elles vous ont été montrées ou annoncées, on tombe dans l'erreur et on est frustré du fruit de la vertu. Mais ceux qui ont gravi les chemins précédemment décrits fussent-ils tentés par un tel esprit et une telle lumière, ils n'en subiraient aucun dommage.

DE LA COMPARAISON DES FOURMIS.

Je vais donner une brève comparaison pour ceux qui vivent dans de tels transports, pour qu'ils se comportent noblement et convenablement dans cet état et parviennent à de plus hautes vertus. Il existe un petit insecte qu'on appelle la fourmi. Elle est forte et sage et a la vie dure. Elle se tient volontiers dans la compagnie de ses semblables, en terrain chaud et sec. Elle travaille l'été et amasse de la nourriture et du grain pour l'hiver, fendant chacun des grains en deux de peur qu'ils ne se gâtent et ne se perdent, et en vue de s'en servir quand on ne trouve plus rien à ramasser (262). Elle évite les chemins inconnus mais toutes suivent le même chemin. Et quand elle atteint le temps voulu, elle est capable de voler. Les hommes en cet état doivent faire de même : ils doivent être forts dans l'attente de l'avènement du Christ : sages à l'endroit des visions et inspirations provoquées par le démon. Ils ne doivent pas choisir de mourir, mais de rechercher toujours la louange de Dieu et d'acquérir pour eux-mêmes de nouvelles vertus. Ils doivent demeurer dans le recueillement de leur coeur et de toutes leurs puissances, et suivre l'appel et l'attraction de l'unité divine. Ils doivent habiter un pays chaud et sec, c'est-à-dire parmi la violence des transports d'amour et de grandes impatiences ; ils doivent travailler durant l'été de ce temps et amasser des fruits de vertu pour l'éternité, sans manquer de les fendre en deux : la première part, c'est qu'ils doivent désirer toujours la haute unité de jouissance, l'autre, c'est qu'ils doivent se dominer eux-mêmes par la raison, autant qu'il leur est possible, et attendre le terme que Dieu a fixé : ainsi le fruit de la vertu se garde pour l'éternité. Ils ne doivent non plus s'engager sur des voies étrangères ou suivre des modes particuliers, mais marcher sur le chemin de l'amour, à travers toutes les tempêtes, vers le but où l'amour les conduit. Et quand on sait attendre le terme, en persévérant dans toutes les vertus, on devient capable de contempler et de voler dans les secrets de Dieu.

d. QUATRIEME MODE. DE LA DÉRÉLICTION

Nous allons maintenant continuer en parlant d'un quatrième mode d'avènement du Christ qui élève l'homme et le conduit à la nerfection par des exercices intérieurs, dans ce qui concerne sa partie inférieure. Or ayant comparé l'avènement intérieur sous ses différents modes à l'éclat du soleil et à sa puissance, selon la progression de l'année, nous continuerons à parler d'autres modes et d'autres opérations du soleil, en suivant le cours des saisons.

Le soleil dans le signe de la Vierge. Quand le soleil commence fort à descendre, du faîte de sa course au point le plus bas, il entre dans un signe qui est dit de la Vierge parce que cette saison, à l'instar d'une pucelle, ne porte pas de fruits. C'est à cette époque que la glorieuse Vierge Marie, Mère du Christ, est montée au ciel, pleine de joies et riche de toutes les vertus. C'est à cette époque que les chaleurs commencent à diminuer et que viennent à maturité des fruits qui se conservent et qu'on peut employer et consommer longtemps après, tels que les grains et le raisin et d'autres fruits durables, lesquels ont attendu la saison où l'on a coutume de les recueillir en vue d'une longue année. Ensuite sur ces mêmes grains on a coutume de prélever la semence, pour qu'ils se multiplient au bénéfice de l'homme, A cette époque se consomme et s'achève tout l'ouvrage que le soleil accomplit durant l'année entière. De la même façon quand le Soleil de gloire, le Christ, après être monté au point le plus élevé du coeur humain comme je l'ai enseigné dans le troisième mode, commence ensuite à descendre, à retirer l'éclat de ses rayons divins et à quitter l'homme la chaleur et l'impatience de l'amour commencent à diminuer.

Le Christ se cache. Que le Christ se cache ainsi et retire l'éclat intérieur de sa lumière et de sa chaleur, c'est la première opération et un nouvel avènement selon ce mode. Alors le Christ dit en esprit au dedans de l'homme : « Sortez selon le mode que maintenant je vous montre. »

Alors l'homme sort et se trouve pauvre, misérable, délaissé. Ici toute tempête, tout transport et toute impatience d'amour s'apaisent ; l'été brûlant se transforme en automne et toute opulence en grande pauvreté. Aussi l'homme commence-t-il à se (264) lamenter, s'apitoyant sur lui-même : où sont parties la chaleur de l'amour, la ferveur, les louanges et actions de grâce dont l'âme se délectait; les consolations intérieures, la joie intérieure, la suavité sensible, comment voit-il lui échapper tout cela ; les violents transports d'amour, et tous les dons qu'il a jamais ressentis, comment a-t-il pu les voir s'évanouir ?

Aussi est-il maintenant comme un homme qui aurait tout désappris et perdu sa nourriture et le fruit de son travail. Il arrive souvent que la nature s'alarme de telles pertes. Parfois ces pauvres gens se voient ravir leurs biens terrestres, leurs amis et leurs proches ; toutes les créatures les délaissent ; ce qu'ils ont acquis de sainteté est méconnu et méprisé ; toute leur vie et toutes leurs oeuvres sont tournées en imperfections. Ils sont un objet de dédain et de rebut pour tout leur entourage. Il arrive qu'ils tombent dans la maladie et différents maux. Certains sont en proie à des tentations d'ordre charnel ou spirituel, ce qui dépasse tout.

De cette détresse résulte la crainte de la chute et du même coup un demi-doute. C'est là le point extrême où l'on puisse s'arrêter sans verser dans le désespoir. Dans cet état on recherche volontiers des hommes de bien, on se plaint auprès d'eux, on leur montre sa misère, on demande le secours et les prières de la sainte Eglise et des saints, comme de tous les justes.

Dans cet état il faut constater avec un coeur humble, qu'on n'a par soi-même rien qu'indigence ; et il faut redire, en toute patience et résignation, les paroles du saint homme Job : « Dieu a donné, Dieu a repris ; il a été fait selon qu'il a plu au Seigneur, que le nom du Seigneur soit béni176 ». Il faut se renoncer soi-même en toutes choses, disant et pensant du fond du coeur : “Seigneur, je veux aussi volontiers être pauvre de tout ce qui m'a été ravi, que riche ; Seigneur, qu'il en soit selon votre volonté et votre gloire. Seigneur, ce n'est pas ma volonté selon la naturel mais votre volonté et ma volonté selon l'esprit qui doivent s'accomplir, Seigneur, car je vous appartiens en propre et je veux aller aussi volontiers en enfer qu'au ciel, si c'est pour votre louange. Seigneur, faites de moi ce qui, par toutes les vertus, peut servir à votre gloire.” Et de toute déréliction l’homme doit se faire une joie intérieure, se remettre entre les mains de Dieu et se réjouir de pouvoir souffrir pour la gloire de Dieu. S'il se comporte bien dans cet état, il ne goûtera jamais joie plus profonde ; car rien n'est plus délectable pour qui aime Dieu que de sentir qu'il appartient en propre à son Bien-aimé. S'il a gravi comme il convient le chemin de la vertu jusqu'à acquérir ces dispositions, même s'il n'a pas connu tous les modes précédemment décrits, il peut s'en trouver dispensé, dès l'instant qu'il sent en lui-même la base de toute vertu, à savoir l'humble obéissance quand il faut agir et une patiente résignation quand vient l'heure de souffrir. Avec ces deux choses-là ce mode s'exerce dans une absolue sécurité.

A cette époque de l'année le soleil entre au firmament dans le signe de la Balance, car le jour et la nuit sont alors d'égale durée et le soleil fait part égale à la lumière et aux ténèbres. De la même façon le Christ est, pour l'homme résigné, dans la Balance. Qu'il envoie douceurs ou amertume, ténèbres ou lumière, quoi qu'il impose dans le plateau, l'homme rétablit l'équilibre. Toutes les choses lui sont indifférentes, hormis le péché qui doit être totalement exclu.

Quand ces hommes résignés sont ainsi privés de toute consolation et qu'ils s'estiment dépourvus de toute vertu et délaissés de Dieu comme de toutes les créatures, s'ils savent bien tout recueillir, la saison (266) est venue où toutes sortes de fruits, grains et raisins, achèvent de mûrir à point, il n'y a pas à s'y tromper. Tout ce que le corps peut endurer, de quelque façon que ce soit, on doit volontiers l'offrir à Dieu, librement, sans contradiction de la volonté supérieure. Toutes les vertus extérieures ou intérieures qu'on a pu jamais pratiquer avec entrain dans l'ardeur de l'amour, on doit maintenant, selon ce qu'on en sait et pour autant qu'on peut, les pratiquer à grand labeur et de bon coeur, et les offrir à Dieu : ainsi jamais elles n'eurent tant de prix au regard de Dieu ; jamais elles n'eurent non plus tant de noblesse ni tant de beauté. De toutes les consolations que Dieu a jamais accordées, on doit volontiers se passer et rester détaché de tout, s'il y va de la gloire de Dieu. C'est cela la récolte des grains et de toutes sortes de fruits arrivés à maturité, sur lesquels il nous faudra vivre dans l'éternité et qui feront devant Dieu notre richesse. C'est ainsi que les vertus arrivent à la perfection et la désolation produit un vin éternel. De ces hommes, de leur vie, de leur patience, tous ceux qui les connaissent et les approchent s'inspirent pour s'amender et s'instruire, C'est ainsi que le grain de leurs vertus sa sème et se multiplie pour le profit de tous les hommes de bien.

Tel est le quatrième mode qui orne l'homme selon ses puissances charnelles et selon la partie inférieure de lui-même, et le conduit à la perfection par des exercices intérieurs. Non pas toufefois qu'il ne puisse croître encore, sans aucun relâche, et atteindre la perfection : mais du fait que ces hommes-là sont assujettis à de rudes épreuves, tribulations, tentations et combats, de la part de Dieu, de toutes les créatures, comme aussi d'eux-mêmes, pour cette raison la vertu de résignation est pour eux une perfection d'une grandeur singulière, quoique l'abandon et le renoncement à toute volonté propre pour se soumettre à la volonté divine, soient absolument nécessaires à tous ceux qui veulent être comptés parmi les élus.

Comme à cette époque de l'année se produit l'équinoxe, le soleil baisse encore et la température se refroidit. Aussi se trouve-t-il des hommes sans précaution qui se chargent d'humeurs mauvaises, lesquelles s'accumulent dans l'estomac et provoquent des indispositions et toutes sortes de maladies ; elles font perdre l'appétit et le goût de toute bonne nourriture ; il arrive qu'elles conduisent d'aucuns à la mort. Du fait de ces humeurs mauvaises certains dépérissent, se chargent d'eau et de ce fait s'épuisent lentement; quelques-uns même en meurent. Ces humeurs profuses engendrent de graves affections et des fièvres; beaucoup s'en trouvent épuisés ei parfois meurent. De la même façon tous les hommes qui sont de bonne volonté ou bien qui ont jamais goûté aux choses de Dieu, lorsqu'ils viennent ensuite à déchoir et à s'éloigner de Dieu et de la vérité, ils dépérissent au point de vue des progrès véritables, parfois ils meurent à la vertu ou de la mort éternelle, par suite de l'une de ces maladies, voire de toutes à la fois. Or spécialement dans cette déréliction l'homme a besoin de grandes forces, il lui faut s'exercer selon le mode précédemment décrit : de la sorte il ne tombe pas dans l'erreur.

Or l'homme qui manque de sagesse et se gouverne mal, tombe facilement dans cette maladie ; la température en effet s'est en lui refroidie. Pour cette raison la nature devient paresseuse à l'endroit de la vertu et des oeuvres bonnes ; elle désire les aises et les satisfactions du corps, quelquefois sans discernement et au delà de toute nécessité. D'aucuns accueilleraient volontiers les consolations divines, si elles leur pouvaient venir sans qu'il leur en coûtât, sans effort de leur part ; d'autres cherchent un soulagement auprès des créatures, d'où s'ensuit fréquemment grand dommage. Il en est qui se croient (268) malades, affaiblis, épuisés et ils tiennent pour nécessaire tout ce qu'ils peuvent se procurer ou tout ce qu'ils peuvent accorder à leur corps en fait de repos et de commodités. Quand l'homme se penche ainsi pour rechercher sans discernement les choses du corps, les aises du corps, ce sont là toutes sortes d'humeurs mauvaises qui s'accumulent dans l'estomac, c'est-à-dire le coeur humain et ôtent le goût et l'appétit de toute bonne nourriture, c'est-à-dire de toute vertu.

Quand l'homme tombe ainsi dans certaines indispositions et dans le refroidissement, il se gonfle parfois d'eau. Il s'agit ici de l'inclination à posséder des biens terrestres. Plus ces hommes reçoivent, plus ils convoitent, du fait qu'ils se gonflent d'eau. Leur corps, c'est-à-dire leur appétit et leur faim, devient énorme, et la soif ne diminue pas. Cependant la face de la conscience et du discernement s'amenuise et amincit ; ils opposent en effet quelque obstacle et intermédiaire aux influences de la grâce divine. S'il arrive que chez eux l'eau des cupidités terrestres s'accumule près du coeur, c'est-à-dire s'ils y prennent leur repos par un attachement de jouissance, ils sont incapables de marcher en pratiquant des oeuvres de charité, du fait de leur faiblesse. Le souffle intérieur, la respiration, sont courts, c'est-à-dire que la grâce de Dieu et la charité intérieure leur manquent. Aussi ne peuvent-ils se débarrasser de l'eau des richesses terrestres; le coeur en est comme enserré et il arrive souvent qu'ils dépérissent jusqu'à la mort éternelle. Toutefois ceux chez lesquels l'eau des choses terrestres s'accumule loin au-dessous du coeur, de telle sorte qu'ils disposent en maîtres de leurs biens et qu'ils sont en état de s'en défaire s'il est nécessaire, bien que languissant dans une inclination déréglée, ils sont cependant susceptibles de guérison.

Il est quatre sortes de fièvres dans lesquelles tombent quelquefois ces hommes gonflés d'humeurs mauvaises, c'est-à-dire de penchants déréglés pour les aises du corps et des consolations particulières qu’ils cherchent auprès des créatures. La première est dite quotidienne : c'est la multiplicité des affections du coeur. Ces hommes-là veulent en effet être renseignés sur toutes choses et dire leur mot sur toutes choses, ils veulent tout reprendre et tout corriger : quant à eux-mêmes, ils s'oublient souvent. Nombreux sont les soucis étrangers dont ils se préoccupent ; souvent il leur faut entendre ce qu'ils ne voudraient pas entendre ; la moindre occasion suffit à les troubler. Multiples sont leurs tourments : tantôt une chose, tantôt une autre ; tantôt ici, tantôt là : c'est comme le vent qui saute. C'est là une fièvre quotidienne, car leurs soins les préoccupent, les accaparent, les dispersent du matin au soir et parfois la nuit même, qu'ils dorment ou qu'ils veillent. Quoique cet état n'exclue pas la grâce de Dieu et n'entraîne pas le péché mortel, il empêche pourtant la ferveur et les exercices intérieurs, il ôte le goût de Dieu et de toutes les vertus, et c'est un éternel dommage.

L'autre fièvre survient un jour sur deux, elle se nomme l'inconstance. Bien qu'elle se fasse attendre plus longtemps, elle est souvent plus inquiétante. Cette fièvre se présente sous deux formes : l'une vient d'une chaleur excessive, l'autre du froid. Celle qui vient d'une chaleur immodérée, certains hommes justes peuvent l'avoir. Car lorsqu'ils ressentent l'attouchement de Dieu, ou quand ils l'ont ressenti et sont ensuite délaissés par Dieu, il peut arriver qu'ils tombent dans l'inconstance, de sorte qu'ils choisissent un jour une manière et le lendemain une autre, et il en va longtemps ainsi. En de certains moments ils se tairont, en d'autres ils parleront ; tantôt ils veulent entrer dans un ordre, tantôt dans un autre ; parfois ils donneraient tous leurs biens (270) pour l'amour de Dieu, d'autres fois ils préfèrent les garder ; il leur arrivera de vouloir voir du pays, ensuite de s'enfermer dans un ermitage ; ils se prendront à recevoir souvent la communion, puis peu après ils n'en feront guère de cas ; certains jours ils réciteront de très longues prières et peu de temps après ils préléreront garder un très long silence. Tout cela n'est que manie du changement et inconstance qui embarrassent l'homme, l'empêche de comprendre la vérité profonde, lui ôte la base et les exercices de toute vie fervente. Comprenez maintenant d'où vient cette inconstance chez des hommes justes. Quand l'homme applique son intention et son activité intérieure plutôt à la vertu et aux modes extérieurs qu'à Dieu et à l'union divine : quoiqu'il demeure dans la grâce de Dieu, car c'est bien Dieu qu'il recherche dans la vertu, sa vie est cependant inconstante, car il ne se sent pas reposer en Dieu au-dessus de toute vertu. Et pour cette raison il possède Celui dont il ne sait rien. Car Celui qu'il cherche dans les vertus et selon des modes multiples, il Le possède en lui-même, au-dessus de toute intention, de toute vertu et de tous les modes. Aussi doit-il, pour venir à bout de cette inconstance, apprendre à reposer, au-dessus de toute vertu, en Dieu et dans la très-haute unité divine. De l'autre fièvre d'inconstance, celle qui vient du froid, souffrent tous ceux qui recherchent Dieu et se proposent en même temps de chercher et viser quelque chose d'une manière déréglée. Cette fièvre vient du froid, car l'ardeur de la charité est bien faible quand des considérations étrangères provoquent et suscitent les oeuvres de vertu. Ces gens-là ont le coeur inconstant, car, en tout ce qu'ils font, la nature recherche secrètement sa part, souvent d'ailleurs à son insu, car ils se connaissent mal. De telles personnes choisissent tantôt un mode, tantôt un autre, pour y renoncer tout aussitôt. Un jour ils voudront se confesser à un tel et lui demander conseil au sujet de toute leur vie, le lendemain ils s'adresseront à un autre. En toute occasion ils veulent prendre conseil, et rarement faire ce qui leur est conseillé, on peut les blâmer ou leur faire affront, ils sont prêts à trouver des excuses. De belles paroles, ils en disent beaucoup, mais on n'en tire que peu de chose. Souvent ils aimeraient tirer gloire de leur vertu, mais à peu de frais quant aux oeuvres. Ils désirent que leurs vertus soient publiées et c'est pour cela qu'elles sont vaines et qu'elles n'ont de saveur ni pour Dieu ni pour eux-mêmes. Ils voudraient en remontrer aux autres, et ils ne se laissent instruire ou reprendre qu'à contre-coeur. Une complaisance naturelle pour eux-mênles et un orgueil secret les rendent inconstants. Ces gens-là vont jusqu'au bord de l'enfer : il suffit d'un faux pas pour qu'ils y tombent.

De cette fièvre d'inconstance naît chez d'aucuns la fièvre quarte, laquelle vous rend étranger à Dieu et à soi-même, à la vérité et à toute vertu, Par là l'homme tombe dans un tel égarement qu'il ne sait pas où il en est ni ce qu'il devrait faire, Cette maladie est plus inquiétante qu'aucune des autres.

De cet égarement on tombe parfois dans une fièvre qui est dite double-quarte, et qui consiste dans la négligence. Alors la fièvre quarte est doublée, et il n'y a plus guère de chances de guérir, car on devient insouciant et négligent de tout ce qui est nécessaire pour la vie éternelle. Ainsi on peut tomber dans le péché tout comme ceux qui n'ont jamais rien su de Dieu. Si cela peut arriver à ceux qui se gouvernent mal dans ce mode du délaissement, combien doivent être sur leurs gardes ceux qui n'ont jamais rien su de Dieu ni de la vie intérieure, ni de ce goût intérieur que connaissent les justes dans leurs exercices. (272)

IL EST MONTRÉ PAR UN EXEMPLE COMMENT NOUS TROUVONS DANS LE CHRIST CES QUATRE MODES PORTÉS A LEUR PERFECTION

Nous devons marcher dans la lumière, afin de ne pas nous égarer, et considérer le Christ qui nous a enseigné ces quatre modes et frayé la voie. Le Christ, ce clair soleil, est monté au ciel de la très-haute Trinité se levant à l'aurore de sa glorieuse Mère la Vierge Marie, laquelle fut et demeure l'aurore et le commencement du jour de toute grâce dans lequel nous devons goûter d'éternelles joies. Or remarquez-le bien, le Christ possédait et possède encore assurément le premier mode, étant le Fils unique, uni à la divinité. En Lui étaient, sont encore rassemblées et réunies toutes les vertus qui furent et qui seront jamais pratiquées, ainsi que toutes les créatures qui ont accompli ou qui accompliront des oeuvres de vertu. Il fut ainsi, le Fils unique du Père, uni à la nature humaine. Il possédait la ferveur, car Il apporta sur la terre le feu qui a enflammé tous les saints et tous les justes, et Il portait une affection sensible et toute sa foi à son Père et à tous ceux qui doivent jouir de Lui éternellement. Sa dévotion, l'amour dont s'exaltait son coeur, se répandirent toute sa vie devant son Père en désirs brûlants pour subvenir aux nécessités de tous les hommes ; et toutes ses oeuvres, extérieures, et intérieures, ainsi que toutes ses parolesi ne furent que louanges et grâces à la gloire de son Père, C'est là le premier mode.

Cet aimable Soleil, le Christ, brillait d'un éclat plus vif et plus ardent, car Il détenait et détient toujours la plénitude de toutes les grâces et de tous les dons. C'est pour cela que le Christ se répandit, avec tout son coeur, toutes ses façons, toutes ses démarches, tous ses services, en bonté et douceur, en humilité et libéralité. Il était si gracieux et si aimable que son attitude et tout son être attiraient tous les hommes de bon naturel. Il était le lis immatulé et la fleur des champs qui s'offre communément à tous, où les hommes justes puisent le miel d'éternelle douceur et d'éternelle consolation. De tous les dons qui furent jamais impartis à son humanité, le Christ, selon sa nature humaine, remerciait et louait son Père éternel, qui est le Père de tous les dons et de tous les bienfaits. Et Il se reposait, selon les puissances supérieures de son âme, au-dessus de tous les dons, au sein de la très-haute unité divine, d'où tous les dons découlent. C'est ainsi qu'Il Possédait le deuxième mode.

Le Christ, Soleil glorieux, brilla plus haut encore, d'un éclat plus vif et plus ardent, car durant toute sa vie ses puissances corporelles, sa sensibilité, son coeur, ses sens, furent appelés et sollicités par le Père de s'élever à cette hauteur de gloire et de félicité dont Il goûte maintenant, selon les puissances inférieures, la jouissance sensible ; d'ailleurs il y était enclin Lui-même par toutes ses affections, naturelles et surnaturelles. Cependant Il voulut attendre en cet exil le temps que le Père avait prévu et ordonné de toute éternité. C'est ainsi qu'Il possédait le troisième mode. Quand vint le temps oportun où le Christ voulut emporter et rassembler dans son royaume éternel les fruits de toutes les vertus qui furent ou qui devaient être jamais pratiquées, alors le Soleil éternel commença à descendre. Le Christ s'abaissa en effet et livra sa vie charnelle entre les mains de ses ennemis, et Il fut ignoré et abandonné par ses amis dans une telle détresse. Sa nature fut privée de toute consolation extérieure et intérieure, elle fut accablée de misères, de tourments, d'opprobres, chargée d'un lourd fardeau, la rançon de tous les Péchés qu'Il devait payer selon la justice. Il porta cette charge avec une humble patience. Et dans cette déréliction Il accomplit de hauts faits d'amour : (274) à ce prix Il obtint de racheter notre droit à l'héritage éternel. C'est ainsi qu'Il fut orné dans la partie inférieure de sa noble humanité, car Il y a supporté tout ce labeur pour nos péchés. C'est pour cela qu'Il est appelé le Sauveur du mondc, qu'Il possède la clarté et la gloire, qu'Il a été exalté pour siéger à la droite du Père et régner dans sa puissance. Et toute créature plie le genou, au ciel, sur la terre et aux enfers, devant son Nom très-haut dans l'étemité.

Comment le premier avènement prépare le second. L'homme qui vit dans la pratique des vertus morales en obéissant comme il convient aux commandements de Dieu, et qui s'exerce en outre dans les vertus intérieures selon le mode et l'instigation du Saint-Esprit, en suivant comme il convient son attraction et ses inspirations, sans se chercher soi-même dans le temps ni dans l'éternité, prêt à tenir la balance égale en supportant avec toute la patience convenable l'obscurité, l'accablement et toutes sortes de misères, à rendre graces à Dieu de toutes choses, et à s'offrir soi-même avec un humble abandon : cet homme-là a reçu le Christ dans son premier avènement selon le mode des exercices intérieurs. Par sa vie intérieure il est sorti et s'est acquis pour ornement la richesse par des vertus et des dons, l'ardeur d'un coeur vivant et l'unité de la sensibilité selon la chair.

Une fois que l'homme est bien purifié, pacifié et rentré en lui-même selon sa partie inférieure, il est en état d'être éclairé intérieurement quand Dieu juge que le temps est venu et qu'Il en donne l'ordre. Il peut fort bien aussi recevoir cette illumination au début de sa conversion, pourvu qu'il se livre entièrement à la volonté de Dieu, et renonce à toute considération d'intérêt personnel : car tout est là. Mais il lui faut ensuite gravir les voies et les modes qui ont été précédemment exposés, aussi bien dans sa vie extérieure que dans sa vie intérieure, ce qui devrait lui être plus facile qu'à un autre qui commence tout en bas son ascension : il a reçu en effet plus de lumières que les autres hommes.

B. LE SECOND AVENEMENT DANS LES PUISSANCES SUPÉRIEURES L'IMAGE DE LA SOURCE ET DES TROIS RUISSEAUX

Nous poursuivrons en parlant du second mode de l'avènement du Christ dans les exercices intérieurs, par où l'homme reçoit ornement, clarté et richesse dans les puissances supérieures de l'âme. Cet avènement nous le comparerons à une source vive, avec trois ruisseaux. La source d'où s'écoulent ces ruisseaux, c’est la plénitude de la grâce divine dans l'unité de notre esprit (1). La grâce y demeure essentiellement, selon qu'elle y a son siège, aussi est-elle comparable à une fontaine débordante; elle s'y exerce en acte selon qu'elle se répand par des ruisseaux dans chacune des puissances de l'âme à la demande de leurs besoins. Ces ruisseaux ce sont les manières particulières dont Dieu influe et agit sur les puissances supérieures, où par le moyen de la grâce son action s'exerce de maintes façons.

PREMIER RUISSEAU : COMMENT IL FAIT L'ORNEMENT DE LA MÉMOIRE

Le premier ruisseau de la grâce divine que Dieu fait couler dans cet avènement, c'est une pure simplicité qui brille dans l'esprit à l'exclusion de toute distinction. Ce ruisseau prend son origine à la source qui jaillit dans l'unité de l'esprit, il coule vers le bas et irrigue toutes les puissances de l'âme, les plus

(1) V. supra, p. 54

hautes comme les inférieures, et les élève au-dessus de toute multiplicité qui les occupe encore ; il produit dans l'homme la simplicité, il lui montre et lui procure un lien intérieur dans l'unité de son esprit. C'est ainsi que l'homme est élevé selon la mémoire et délivré de toute suggestion étrangère et de son instabilité. Or le Christ dans cette lumière presse de sortir, selon le mode de cette lumière et de cet avènement.

Ainsi l'homme sort, et constate que, moyennant cette simple lumière répandue en lui, il se trouve ordonné, apaisé, pénétré et fixé dans l'unité de son esprit et de sa mémoire. Ici l'homme est élevé et établi dans un état nouveau, il rentre en lui-même et dispose sa mémoire au dépouillement total, au-dessus de toute intrusion d'images sensibles et au-dessus de toute multiplicité. Ici l'homme possède essentiellement et surnaturellement l'unité de son esprit et s'y installe comme en sa demeure propre, et dans l'héritage qui de toute éternité lui revient en personne. Toujours il garde une inclination naturelle et surnaturelle vers cette même unité, laquelle doit avoir à son tour, moyennant les dons de Dieu et la simplicité de l'intention, une éternelle inclination d'amour vers cette très-haute unité où le Père et le Fils, dans le lien de l'Esprit saint, sont unis avec tous les saints. Le premier ruisseau, qui appelle à l'unité, ne saurait aller au delà.

DEUXIÈME RUISSEAU : COMMENT IL ÉCLAIRE L'ENTENDEMENT

Par le moyen de la charité intérieure, de l'inclination amoureuse, et aussi de la fidélité divine, jaillit le second ruisseau de la plénitude de la grâce dans l'unité de l'esprit, et c'est là une clarté spirituelle qui se répand dans l'entendement et l'illumine, avec appréhension de notions distinctes, de diverses manières. Car cette lumière fait voir et donne en vérité des notions distinctes en toutes les vertus. Mais tout cela n'est pas en notre pouvoir. En effet quoique nous possédions toujours cette lumière dans notre âme, Dieu fait qu'elle se tait ou qu'elle parle, Il peut la montrer ou la cacher, la donner et l’enlever, selon le moment et selon le lieu, puisque cette lumière est à Lui: et c'est pour cela qu’il opère dans cette lumière comme Il veut, quand Il veut, pour qui il veut et ce qu'il veut. Les hommes qui la reçoivent n'ont pas absolument besoin que quelque révélation leur soit faite ou qu'ils soient attirés au-dessus des sens et au-dessus de toute sensibilité, car leur vie, leur habitation, leur conversation, leur être même est dans l'esprit, au-dessus des sens et de toute sensibilité ; et c'est là que Dieu leur montre ce qu'Il veut et ce dont ils ont besoin, eux-mêmes ou d'autres hommes. Cependant Dieu pourrait, s'Il le voulait, priver ces hommes de leurs sens extérieurs et leur montrer intérieurement quelque image inconnue ou des choses à venir, d'une manière ou d'une autre. Or le Christ veut qu'on sorte et marche dans cette lumière, selon le mode de cette lumière.

Or cet homme illuminé doit ensuite sortir et considérer son état et sa vie intérieure et extérieure, se demandant s'il porte la ressemblance parfaite du Christ selon son humanité et aussi selon la divinité. Car nous avons été créés à l'image et à la ressemblance de Dieu. Et il doit lever ses yeux illuminés, pour s'attacher à la vérité intelligible par la raison éclairée, puis considérer et contempler, selon le mode des créatures (1), la très haute nature de Dieu et les propriétés infinies qui sont en Dieu. Car à une nature infinie conviennent des vertus et des oeuvres infinies.

(1) A ce degré qui est celui du désir, l'âme continue d'observer, de considérer, de raisonner sur des images ou des notions distinctes. Ce n'est que dans la vie contemplative, telle que l'entend Ruysbroeck, qu'elle accède à la contemplation selon le mode divin.

La très haute nature de la divinité est considérée et contemplée du point de vue de son unité et de sa simplicité, de sa hauteur inaccessible et de sa profondeur abyssale; de sa largeur incompréhensible et de sa longueur sans fin ; on y découvre un silence obscur et un désert farouche ; tous les saints y trouvent leur repos pour l'éternité ; jouissant d'elle-même, elle est pour l'éternité la jouissance commune de tous les saints (1). Et l'on pourrait encore considérer bien des merveilles dans cette mer sans fond de la Divinité. Nous devons sans doute nous servir d'images sensibles, vu la grossièreté de nos sens, pour les exprimer, mais ce qu'en vérité on peut considérer et contempler, c'est un bien sans fond et sans mode. Toutefois quand il faut l'exprimer pour autrui, on lui prête des modes et des ressemblances, selon les lumières données à celui qui l'exprime et le présente. L'homme ainsi illuminé doit aussi considérer et contempler ce qui s'approprie au Père dans la Divinité, comment Il est la Force et la Toute-Puissance, le Créateur, le Conservateur, le Moteur, le Commencement et la Fin : de toutes les créatures la Cause et le Principe. C'est là ce que les ruisseaux de la grâce montrent à la raison illuminée dans la clarté. Ils montrent aussi ce qui s'approprie au Verbe éternel ; la Sagesse et la Vérité insondables, l'Exemplaire et la Vie de toutes les créatures ; la Règle éternelle et qui ne varie pas ; un Regard qui fixe et pénètre toutes choses à découvert ; la Lumière qui inonde et illumine tous les saints au ciel et sur la terre selon leur dignité. Or comme ce ruisseau de lumière fait distinguer des modes multiples, il montre aussi à la raison éclairée ce qui s'approprie au Saint-Esprit : la Charité et Libéralité incompréhensibles, la Miséricorde et Bénignité, la Fidélité et la Bienveillance sans fin, une inconcevable Grandeur, une Richesse débordante, une Bonté sans fond qui se répand à travers tous les esprits célestes pour leur félicité, une Flamme ardente qui consume toutes choses et les réduit à l'unité, une Source jaillissante riche de toutes les saveurs pour répondre au désir de chacun; la Préparation et l'Introduction de tous les saints dans leur béatitude éternelle ; l'Embrassement et l'Envahissement des âmes par le Père, le Fils et tous les saints dans l'unité de jouissance.

Tout cela est considéré et contemplé sans division et sans partage dans la nature simple de la Divinité. Et pourtant ces propriétés, à la manière dont elles conviennent aux trois Personnes, s'offrent à notre considération, selon de multiples distinctions ; car puissance, bonté, libéralité, vérité, entre tous ces attributs il exister de notre point de vue, de grandes différences. Cependant ils existent dans l'unité et l'indivis au sein de la très-haute nature de Dieu. De plus les relations qui constituent les propriétés des trois Personnes, subsistent éternellement distinctes ; car le seul nom de Père engendre une distinction. Or le Père engendre sans cesse son Fils, et Lui-même n'est pas engendré. Le Fils est engendré et Il ne peut engendrer, Ainsi le Père a toujours un Fils, de toute Eternité, et le Fils un Père : et ce sont là les relations du Père au Fils et du Fils au Père. Ensuite le Père et le Fils spirent un Esprit (2), à savoir la

(1) Les mystiques allemands ont si nettement opposé la divinité à Dieu que certains historiens leur ont prêté la doctrine d'un devenir divin, étrangère à leur position volontairement orthodoxe. Selon Eckhart Dieu agit, la divinité n'agit pas (Ed. Pf., p. 181). Eckhart se réfère au texte connu de l'épître aux Ephésiens, III, 18, pour évoquer en termes semblables la hauteur, la largeur, la longueur, la profondeur du mystère divin.

(2) Sur ces points de doctrine Ruisbroeck use de vocables identiques à ceux dont se servait Eckhart.

volonté ou l'amour communs à tous deux. Et cet Esprit n'engendre pas, et Il n'est pas engendré, Il doit seulement, jaillissant de l'Un et de l'Autre, être éternellement spiré. Ces trois Personnes ne sont qu'un seul Dieu et un seul esprit. Et tous les attributs avec les oeuvres qui en émanent, appartiennent en commun à toutes les Personnes, car Elles agissent par la vertu de leur nature simple.

La richesse inconcevable, la majesté, la communauté généreuse et débordante de la nature divine, attirent l'homme et le jettent dans l'admiration. Il admire particulièrement la communauté de Dieu et son penchant à se répandre sur toutes choses : il voit en effet que l'Essence incompréhensible est la jouissance commune de Dieu et de tous les saints. Et il voit les Personnes divines se répandre communément pour agir dans la grâce et dans la gloire, dans la nature et au-dessus de la nature, en tous temps et en tous lieux, chez les saints et chez les simples mortels, au ciel et sur la terre, en toutes les créatures, raisonnables ou dépourvues de raison, voire même matérielles, selon la dignité, les besoins et la capacité de chacune. Et il voit comment le ciel et la terre, le soleil et la lune et les quatre éléments avec toutes les créatures et le cours des astres ont été créés pour tous en commun. Dieu appartient communément à tous avec tous ses dons. Les anges appartiennent communément à tous. L'âme se répand communément dans toutes ses puissances, dans tout le corps et dans tous les membres; elle est tout entière en chaque membre car on ne peut la diviser, sinon par une vue de la raison. Les puissances supérieures et les inférieures, l'esprit'et l'âme se distinguent en effet pour la raison, tout en ne faisant qu'un selon la nature. Ainsi Dieu appartient totalement à chacun en particulier, et pourtant Il se donne en commun à toutes les créatures ; car c'est par Lui que toutes choses existent, c'est en Lui et à Lui que sont suspendus le ciel et la terre et toute la nature.

Quand l'homme considère ainsi l'étonnante richesse et la majesté de la nature divine, ainsi que la diversité des dons que Dieu répand et offre à ses créatures, il sent grandir en lui l'admiration d'une richesse aussi diverse, d'une telle majesté, de la fidélité sans bornes qu'Il garde à ses créatures. Il en résulte dans l'esprit une singulière joie intérieure et une haute confiance en Dieu. Et cette joie intérieure embrasse et pénètre toutes les puissances de l'âme ainsi que l'unité de l'esprit.

TROISIÈME RUISSEAU : COMMENT IL CONFIRME LA VOLONTÉ EN TOUTE PERFECTION

Moyennant cette joie, l'abondance de la grâce et la fidélité divine, jaillit et s'écoule le troisième ruisseau dans cette même unité de l'esprit. Ce ruisseau enflamme la volonté à l'instar du feu, il dévore et consume toutes choses, les réduisant à l'unité, puis inonde et envahit toutes les puissances de l'âme, leur conférant l'abondance de ses dons et vue singulière noblesse ; il produit enfin dans la volonté un amour spirituel et subtil qui exclut tout effort (1). Or le Christ dit intérieurement dans l'esprit moyennant ce ruisseau brûlant : « Sortez par les exercices conformes au mode de ces dons et de cet avènement. »

Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l'unité de l'esprit. Moyennant le second ruisseau, qui

(1) Le premier avènement provoquait un amour encore sensible dont l'ardeur produit dans l'âme une sorte d'ébullition. A ce degré plus élevé l'amour s'épure et s'apaise.

consiste en une clarté infuse, l'entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertus, différents exercices et le sens caché des Ecritures d'une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l'esprit, la volonté supérieure est enflammée d'un amour silencieux et dotée de dons abondants. C'est ainsi qu'on devient un homme d'esprit illuminé. Car la grâce de Dieu se présente comme une source dans l'unité de l'esprit, et les ruisseaux qui en découlent produisent dans les puissances un débordement de toutes les vertus. Or la source de la grâce commande toujours un reflux vers le même fond d'où le flot s'échappe.

L'homme, une fois affermi dans le lien de l'amour, doit établir son séjour dans l'unité de son esprit ; et il doit sortir avec sa raison illuminée et une charité débordante, au ciel et sur la terre, puis considérer toutes choses avec un clair discernement, et enrichir toutes choses avec une juste libéralité et selon l'abondance des dons de Dieu.

Ces hommes illuminés sont sollicités et inclinés à sortir de quatre façons. La première les porte vers Dieu et vers tous les saints. La seconde vers les pécheurs et tous les hommes pervertis. La troisième vers le purgatoire. Et la quatrième vers eux-mêmes et tous les justes.

Or entendez bien, l'homme doit sortir et considérer Dieu dans sa gloire avec tous les saints; il doit contempler comment Dieu se répand avec abondance et libéralité, dans l'éclat de sa gloire, se donnant Lui-même parmi d'inconcevables délices au bénéfice de tous les saints, selon le désir de chaque esprit. Puis comment ils refluent eux-mêmes avec tout ce qu'ils ont reçu et tout ce qu'ils peuvent faire au sein de cette même Unité surabondante d'où provient toute félicité. Dieu, en se répandant ainsi, réclame toujours un mouvement de retour, car Dieu est une mer qui a son flot montant et son reflux : sans cesse Il se répand sur tous ceux qu'Il aime, selon les besoins et la dignité de chacun. Puis Il reflue, ramenant tous ceux qu'au ciel et sur la terre Il a comblés de ses dons, avec tout ce qu'ils possèdent et tous ce qu'ils peuvent faire. Il en est auxquels Il demande plus qu'ils ne peuvent donner ; car Il se montre Lui-même si riche et si libéral, si infiniment bon, qu'en se découvrant ainsi Il exige l'amour et la gloire dus à sa dignité. Dieu veut en effet être aimé de nous selon sa noblesse ; sur ce point tous les esprits se montrent défaillants et c'est ainsi que l'amour devient sans mode et sans manière, du fait qu'ils ne savent pas comment donner et produire ce qui leur est demandé, l'amour de tout esprit étant mesuré. Pour cette raison l'amour reprend toujours depuis le commencement, pour que Dieu soit aimé selon qu'Il l'exige et qu'eux-mêmes le désirent.

A cette fin tous les esprits se rassemblent sans cesse et font une flamme brûlante d'amour, de manière à accomplir cette oeuvre que Dieu soit aimé selon sa grandeur. La raison montre clairement que c'est là chose impossible aux créatures. Mais l'amour veut toujours achever l'oeuvre de l'amour, ou bien se fondre et consumer, s'anéantir dans sa défaillance. Et cependant Dieu n'est pas encore aimé de toutes les créatures selon qu'Il en est digne. C'est pour la raison illuminée une grande joie, une grande félicité, que son Amour et son Dieu soit si haut et si riche, qu'Il défie par sa grandeur toutes les puissances créées et qu'Il ne soit aimé de personne selon sa dignité, si ce n'est de Lui-même. Cet homme comblé et illuminé donne à son tour à tous les choeurs et esprits, à chacun en particulier selon sa dignité, ce qu'il a reçu des largesses de Dieu, selon la générosité de son propre fond, lequel est éclairé et inondé de merveilles. Il va, s'adressant à tous les choeurs, toutes les hiérarchies, tous les êtres, considérant comment Dieu habite en eux selon la noblesse de chacun. Cet homme illuminé se transporte rapidement en esprit parmi toutes les phalanges célestes, riche et débordant de charité, rendant toute l'armée des cieux riche et débordante d'une nouvelle gloire ; et tout cela émane des richesses débordantes de la trinité et de l'unité de la nature divine, Telle est la première sortie, celle qui se porte vers Dieu et ses saints.

Cet homme doit parfois descendre vers les pécheurs avec une grande compassion, avec générosité et miséricorde, et les présenter à Dieu avec une dévotion fervente et d'ardentes prières ; il doit rappeler à Dieu tout le bien qu'Il est, qu'Il peut faire, qu'Il nous a fait et promis, tout comme s'Il l'avait oublié. Car Il veut être prié, et la charité veut avoir tout ce qu'elle désire ; pourtant elle ne veut pas être exigeante et opiniâtre, mais elle s'en remet de toutes choses à la bonté surabondante et à la libéralité de Dieu. Dieu en effet aime sans mesure. C'est en cela que celui qui aime trouve le contentement suprême. Or comme cet homme nourrit un amour commun, il demande dans ses prières que Dieu laisse se répandre son amour et sa miséricorde sur les païens, sur les Juifs, sur tous les infidèles, afin qu'Il soit aimé, connu et loué dans le royaume des cieux et que notre gloire, notre joie, notre paix aillent s'accroissant jusqu'aux extrémités de la terre. Telle est la seconde sortie, celle qui se porte vers les pécheurs.

Parfois l'homme doit contempler ses amis dans le purgatoire, et considérer leur misère, leur attente et leur lourde peine. Alors il doit prier et invoquer la clémence, la miséricorde et la libéralité de Dieu, montrant leur bonne volonté et leur grande détresse, ainsi que ce qu'ils attendent de la bonté débordante de Dieu. Il doit faire valoir qu'ils sont morts dans la charité et que toute leur confiance est placée dans sa Passion et dans sa clémence. Or entendez bien, il pourrait parfois se faire que cet homme illuminé soit porté par l'esprit de Dieu à prier spécialement à une intention, pour un pécheur, pour une âme, ou en vue de quelque intérêt spirituel, de telle sorte que cet homme constate à certaines preuves que ce soit là l'oeuvre du Saint-Esprit, et non pas obstination ou entêtement, ni suggestion de la nature. Ainsi on est parfois pris d'une telle ferveur et tellement embrasé dans sa prière qu'on reçoit en esprit une réponse, faisant connaître que la prière est exaucée, et sur ce même signe l'impulsion àe l'esprit et la prière elle-même s'arrêtent.

Enfin l'homme doit en venir à lui-même et à tous les hommes de bonne volonté, goûter et considérer l'union et la concorde qu'ils possèdent dans la charité ; il doit demander à Dieu dans ses prières qu'Il laisse se répandre ses dons ordinaires, pour qu'ils demeurent stables dans son amour et dans sa gloire éternelle. Cet homme illuminé doit instruire et enseigner, reprendre et servir, avec fidélité et discrétion, tous les hommes; il porte à tous en effet un amour commun. Pour cette raison il est un médiateur entre Dieu et tous les hommes. Ensuite il doit opérer une conversion totale vers le dedans, en union avec tous les saints et tous les justes, et posséder en paix l'unité de son esprit ainsi que la très haute unité de Dieu au sein de laquelle tous les esprits reposent. C'est là une vie véritablement spirituelle, car tous les modes et toutes les vertus, intérieurs et extérieurs, ainsi que les puissances supérieures de l'âme y trquvent leur ornement surnaturel, selon une juste convenance.

Comment reconnaître ceux qui s’offusquent de l’amour commun. Il est une sorte d'hommes qui sont fort subtils en paroles et habiles à démontrer des choses élevées, quoiqu'ils n'aient aucune part au mode de l'illumination et à l'amour commun joint à la libéralité. Pour que ces hommes-là apprennent à se connaître eux-mêmes et soient aussi connus des autres, je voudrais vous les présenter à trois points de vue. Au premier point ils pourront se connaître eux-mêmes. Aux deux autres tout homme intelligent pourra les connaître. Pour ce qui est du premier point, alors que l'homme illuminé est simple, stable, et détaché de toute considération particulière, moyennant la lumière divine, ils sont eux divers, instables, abondent en recherches et considérations multiples; ils ne connaissent la saveur d'aucune unité intérieure, ni celle du repos de l'esprit qu'aucune image ne trouble. C'est en cela qu'ils pourront se reconnaître eux-mêmes. Le second point est le suivant : alors que l'homme illuminé possède une sagesse que Dieu lui infuse, dans laquelle il connait la vérité distinctement et sans effort, cet homme-là est sujet à des suggestions subtiles sur lesquelles il échafaude ses imaginations, ses conceptions et considérations ingénieuses. Mais il n'a pas une certaine richesse foncière et manque de largeur dans l'exposé de ses doctrines ; ses enseignements sont multiples, encombrés d'étrangetés, subtils, propres à troubler les hommes intérieurs, à les embarrasser et inquiéter. Ils n'enseignent pas en effet à se conduire sur le chemin de l'unité, ils apprennent seulement à abonder en considérations ingénieuses dans la diversité. Ces gens-là sont obstinés à défendre leurs doctrines et leurs opinions, bien qu'une autre opinion soit aussi bonne que la leur. Et ils se gardent de pratiquer toutes les vertus, voire même de s'en préoccuper. Leur orgueil spirituel se manifeste dans tout leur être. C'est là le second point. Et voici le troisième : alors que l'homme illuminé et aimant se répand pour le bien commun, en oeuvres que la charité inspire, au ciel et sur la terre, comme il a été dit, cet homme-là est particulier en toutes choses. Il s'imagine qu'il est le plus sage et le meilleur. Il veut qu'on fasse grand cas de lui-même et de ses doctrines. Tout ce qu'il n'enseigne pas ou ne conseille pas, tous ceux qui n'imitent pas ses manières et ne se règlent pas sur lui, lui semblent assurément dans l'erreur. Il est large et même laxe quand la nécessité le presse, et de petites défaillances ne pèsent pas lourd pour lui. Cet homme n'est ni juste, ni hniuble, ni généreux, ni secourable pour les pauvres, ni fervent, ni zélé, ni sensible à l'amour divin ; il ne sait rien de Dieu ni de lui-même quand il s'agit de pratiquer la vertu comme il convient. C'est là le troisième point.

Voilà ce que vous devez considérer, professer, éviter en vous-mêmes et chez tous les hommes quand vous le constatez. Mais n'allez pas préjuger de telles choses chez personne, si vous ne pouvez en découvrir les effets, car ce serait pour vous une grave souillure qui vous empêcherait de connaître la vérité divine.

L'exemple du Christ. Pour posséder ce mode commun et le désirer au-dessus de tous les modes dont nous avons parlé, puisqu'il est le plus élevé, nous prendrons le Christ comme exemple, car Il s'est donné sans réserve pour tous en commun, Il le fait encore et le fera éternellement, En effet c'est pour tous en commun qu'Il a été envoyé sur la terre, au bénéfice de tous les hommes qui consentent à le tourner vers Lui. Sans doute Il dit Lui-même qu'Il n'a été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d'Israël et personne d'autre. Or les Juifs ont méprisé l'Evangile et les païens entrèrent et le reçurent, et c'est ainsi qu'Israël tout entier a été sauvé, à savoir tous ceux qui ont été élus de toute éternité.

Or considérez comment le Christ s'est donné Lui-même en commun, avec une fidélité sans reproche. Sa prière, fervente et sublime, se répandait devant son Père, au bénéfice commun de tous ceux qui veulent être sauvés. Le Christ se donnait à tous en commun, par son amour, ses enseignements, ses reproches, quand Il consolait avec douceur, quand Il donnait avec libéralité, quand Il pardonnait avec bonté et miséricorde. Son âme et son corps, sa vie et sa mort, tous ses services furent offerts pour tous en commun et le sont encore. Ses sacrements et ses dons sont un bien commun. Le Christ n'a jamais pris quelque nourriture, ni rien pour satisfaire aux besoins de son corps, sans penser à l'utilité commune de tous les hommes qui doivent être sauvés jusqu'au dernier jour. Le Christ ne possédait rien en propre, rien à Lui; mais tout en commun: son corps et son âme, sa Mère et ses disciples, son manteau et sa tunique. S'Il mangeait et buvait, c'était pour notre utilité : Il a vécu et Il est mort pour notre utilité. Ses tourments, ses souffrances, toute sa détresse lui appartenaient en propre, étaient un bien à Lui : mais le bénéfice et l'utilité qui en reviennent, constituent un patrimoine commun, comme la gloire de ses mérites demeure pour l'éternité un bien commun.

Or le Christ nous a légué sur la terre son trésor et ses rentes, à savoir les sept sacrements et le bien extérieur de la sainte Eglise qu'il a acquis par sa mort et qui devrait constituer un bien commun. Et ses serviteurs qui vivent sur ce patrimoine, devraient se donner à tous en commun. Tous ceux qui vivent d'aumônes, et qui sont dans l'état ecclésiastique devraient être communs, au moins par leurs prières, les gens d'Eglise et tous ceux qui vivent dans les cloîtres et les ermitages. Au commencement de la sainte Eglise et de notre foi, papes, évêques et prêtres, appartenaient à tous en commun, convertissant le peuple, jetant les fondations de la sainte Eglise et de notre foi, qu'ils scellaient par leur mort, et de leur sang. C'étaient des hommes simples et sans détours, ils possédaient une paix stable dans l'unité de l'esprit, et ils étaient illuminés par la sagesse divine, riches et débordants en toute fidélité et charité, envers Dieu et tous les hommes. Mais maintenant c'est tout le contraire. Car ceux qui possèdent aujourd'hui l'héritage et les rentes, remis à leurs devanciers par amour et pour leur sainteté, sont foncièrement inconstants, agités et dispersés. Ils se tournent en effet entièrement au dehors, vers le monde, et ne vont pas au fond des affaires et des choses qu'ils ont entre les mains. C'est pour cela qu'ils prient des lèvres, sans que leur coeur goûte la teneur de leurs prières, à savoir les merveilles secrètes qui se cachent dans l'Ecriture, dans les sacrements et dans leurs offices : cela ils ne le sentent pas. Aussi sont-ils grossiers et lourds, fermés aux lumières de la vérité divine. Ils ne se privent pas de rechercher bons repas et beuveries, ils ne font pas de façons pour se donner leurs aises, et plût à Dieu qu'ils fussent purs en leur corps. Aussi longtemps qu'ils mèneront cette vie, ils ne seront jamais des hommes éclairés. Et autant les anciens étaient larges et débordants de charité, ne gardant rien pour eux, autant eux se montrent parfois rapaces et cupides, si bien qu'il n'est rien qui leur échappe. Tout cela ne ressemble en lien à l'attitude des saints et à leur manière de tout mettre en commun, telle que nous l'avons exposée, c'en est même le contraire. Je parle ici de ce qui se passe généralement ; que chacun s'examine lui-même, s'édifie et se corrige lui-même, s'il se trouve que besoin lui en est. S'il n'en a nul besoin, qu'il trouve sa joie, son repos, sa paix dans Sa bonne conscience, servant et louant Dieu et se rendant utile à lui-même et à tous les hommes pour la gloire de Dieu.

Voulant tout spécialement vanter et exalter ce mode commun, je découvre encore un singulier joyau que le Christ a légué dans la sainte Eglise au bénéfice de tous les justes en commun. Au repas du soir précédant la grande fête de Pâques où le Christ devait passer de cet exil vers son Père, ayant mangé l'agneau pascal avec ses disciples et accompli l'ancienne loi, à la fin de ce repas et de cette fête, il voulut leur servir un Dessert qui avait fait longtemps l'objet de son désir ; par là Il voulait mettre fin à l'ancienne loi et inaugurer la nouvelle. Il prit du pain dans ses mains très dignes et adorables et consacra son propre corps, puis son saint sang; ensuite Il les donna à ses disciples en commun, et les livra en commun à tous les justes pour leur utilité éternelle. Ce don, ce Dessert, est la réjouissance et l'ornement de toutes les grandes fêtes et de tous les festins, au ciel et sur la terre.

En ce don le Christ se donne Lui-même de trois manières. Il nous donne sa chair et son sang et la vie de son corps, glorifiés dans l'abondance des joies et des douceurs. Il nous donne son esprit, avec ses puissances supérieures, pleines de gloire et de dons, de vérité et de justice. Et Il nous donne sa propre personnalité avec sa divine clarté, laquelle élève son esprit et tous les esprits illuminés à la haute unité de jouissance.

Or le Christ veut que nous évoquions sa mémoire toutes les fois que nous devons consacrer, offrir et recevoir son corps. Mais considérez bien comment nous devons le faire en mémoire de Lui. Nous devons considérer et contempler comment le Christ se penche vers nous, avec une affection amoureuse, avec grand désir, avec toute la faim qu'Il ressent en sa nature de chair, et pour laisser son coeur se répandre dans notre propre nature de chair, Car Il nous donne ce qu'Il a reçu de notre humanité, à savoir son corps, son sang, et sa nature charnelle. Nous devons aussi considérer et contempler ce corps précieux martyrisé, transpercé, meurtri par amour et par fidélité pour nous. Tel est notre ornement et notre aliment selon la partie inférieure de notre humanité, la glorieuse humanité du Christ. Il nous donne aussi, par le don sublime du Sacrement, son esprit plein de gloire, de riches dons et vertus, d'ineffables prodiges de charité et de noblesse. C'est là ce qui fait notre aliment et notre ornement, ce qui nous illumine dans l'unité de notre esprit et dans nos puissances supérieures, par l'inhabitation du Christ avec toutes ses richesses. Enfin Il nous donne dans le Sacrement de l'autel sa haute personnalité dans une incompréhensible lumière. C'est là ce qui nous unit et nous transporte jusqu'auprès du Père. Et le Père accueille son fils d'adoption avec son Fils par nature. Ainsi nous parvenons à notre héritage, la Divinité elle-même, dans l'éternelle félicité.

Quand l'homme s'est remémoré toutes ces choses et qu'il les a considérées comme il convient, il doit rencontrer le Christ selon chacun des modes par lesquels le Christ vient à Lui. Il convient qu'il s'élève, afin de rencontrer le Christ avec son coeur, son désir, son amour sensible, Dar toutes ses puissances avec l'ardeur de sa faim. Car c'est ainsi que le Christ s'est reçu Lui-même. Et cette faim ne saurait être trop grande, car notre nature reçoit sa nature, à savoir l'humanité du Christ, glorifiée, pleine de Joie et de majesté. C'est pourquoi je veux que l'homme en cette rencontre fonde et s'écoule en lui-même, de désir, de joie et de félicité. En effet il reçoit Celui qui est le plus beau, le plus gracieux, le plus aimable entre tous les enfants des hommes, et il s'unit à lui. Dans cette attente de tous nos désirs, dans cette fringale, l'homme se voir souvent accorder de grandes faveurs, bien des choses mvstérieuses, des merveilles cachées lui sont révélées à découvert, du fait des richesses de la bonté divine. Quand en recevant le corps précieux du Christ, on se remémore le martyre et toutes les souffrances qu'il a endurés, on tombe parfois dans une dévotion si tendre, dans une telle compassion sensible, qu'on voudrait se faire clouer avec le Christ sur la croix et qu'on brûle de verser tout le sang de son coeur pour l'honneur du Christ. Alors on s'enfonce dans les plaies du Christ notre Sauveur, et dans son coeur ouvert. Dans cet exercice on se voit souvent accorder de grandes révélations et d'insignes faveurs. Cet amour sensible, mêlé de compassion, l'application intense de l'imagination à considérer avec ferveur les plaies du Christ, peuvent aller si loin qu'on croirait ressentir les plaies, les meurtrissures du Christ eu son coeur et dans tous ses membres. Si quelqu'un est disposé à recevoir effectivement les stigmates des plaies de Notre-Seigneur de quelque façon, c'est bien dans ces sentiments-là. C'est ainsi que nous répondrons à ce que le Christ attend de nous selon la partie inférieure de son humanité. Nous devons aussi nous tenir dans l'unité de notre esprit et nous répandre avec une charité débordante au ciel et sur la terre, tout en gardant un clair discernement. De la sorte nous portons l’image du Christ selon l'Esprit, et Lui donnons satisfaction. Nous devons encore, moyennant la personnalité du Christ, nous dépasser nous-mêmes ainsi que la nature créée du Christ, avec une intention simple, dans la jouissance de l'amour, et nous reposer au sein de notre Héritage, à savoir l'Essence divine, pour l'éternité.

C'est là ce que le Christ veut toujours nous donner selon l'esprit, toutes les fois que nous nous livrons à un tel exercice, en nous préparant à L'accueillir en nous. Il veut que nous Le recevions dans le sacrement et en esprit, comme il est convenable, équitable et raisonnable. Même si on n'éprouve pas de tels sentiments et de tels désirs, pourvu qu'on recherche la louange de Dieu et sa gloire, ainsi que son propre avancement et son bonheur personnel, on peut s'approcher librement de la table du Seigneur, à condition d'avoir la conscience nette de tout péché mortel.

C. TROISIÈME AVÈNEMENT LA TOUCHE RESSENTIE DANS L'UNITÉ DE L'ESPRIT. COMMENT DIEU DE PAR SON UNITÉ AMÈNE L'AME A L'UNITÉ. DE L'UNITÉ DE LA NATURE DIVINE DANS LA TRINITÉ DES PERSONNES

La très haute unité superessentielle de la nature divine, au sein de laquelle le Père et le Fils possèdent leur nature en l'unité du Saint-Esprit, au delà de ce que toutes nos puissances peuvent entendre et saisir dans l'essence nue de notre esprit, règne dans le silence des hautes régions, où Dieu échappe à toute créature éclairée seulement par une lumière créée. Cette haute unité de la divine nature est toutefois vivante et féconde. C'est en effet du sein de cette même unité que le Verbe éternel est engendré par le Père, sans aucune cesse ; et par cette génération le Père connaît le Fils et toutes choses dans le Fils. Et le Fils connaît le Père et toutes choses dans le Père, car ils ne sont qu'une seule et simple nature. De cette mutuelle contemplation du Père et du Fils, dans la clarté de la lumière éternelle, émane une connaissance éternelle, un amour infini, et c'est le Saint-Esprit. Et par le Saint-Esprit et l'Eternelle Sagesse, Dieu se penche sur chaque créature nettement distinguée, l'enrichit de ses dons, l'enflamme de son amour, chacune selon sa noblesse et selon l’état où elle a été établie par manière d'élection, du fait de ses vertus et de l'étemelle providence divine. C'est là le principe du mouvement qui anime tous les bons esprits au ciel et sur la terre, selon la vertu et la justice. Or faites bien attention, je vais vous montrer par une comparaison de quoi il s'agit.

D'une comparaison qui montre comment Dieu possède l'âme et la meut naturellement et surnaturellement. Dieu a créé le ciel supérieur comme une pure et simple clarté, enveloppant et entourant tous les cieux ainsi que tout ce que Dieu a créé de corporel et de matériel. Il constitue en effet l'habitation extérieure et le royaume de Dieu et de ses saints, rempli de gloire et d'étemelles joies, or ce ciel étant fait d'une éternelle clarté, pure de tout mélange, il n'y existe ni temps ni lieu, ni mouvement ni changement, car il est stable et immuable, au-dessus de toutes choses. La sphère la plus proche du ciel empyrée est dite premier mobile. C'est là l'origine de tout mouvement, à partir du ciel supérieur, moyennant la puissance de Dieu. Ce mouvement engendre le cours du firmament et de toutes les planètes, et c'est là pour toutes les créatures le principe de leur vie et de leur croissance, chacune selon son espèce.

Or entendez bien, tout pareillement l'essence de l'âme est le royaume spirituel de Dieu, rempli d'une clarté divine, dépassant toutes nos puissances, si ce n'est selon un mode où elles deviennent simples, ce dont je ne veux rien dire encore. Voyez, au-dessous de l'essence de l'âme, où règne Dieu, se trouve l'unité de notre esprit, comparable au premier mobile, car en cette unité l'esprit est mû d'en haut en vertu de la puissance divine, naturellement et surnaturellement. Et cette motion divine, quand elle est surnaturelle, constitue la cause première et principale de toutes les vertus. or c'est dans cette motion divine que sont donnés à certaines personnes illuminées les sept dons du Saint-Esprit, comparables à sept planétes qui éclairent et fécondent toute la vie de l'homme.

Telle est la manière selon laquelle Dieu possède l'unité essentielle de notre esprit comme son royaume, agit et laisse déborder ses dons dans l'unité qui est le principe de toutes nos puissances, et dans toutes nos puissances elles-mêmes.

COMMENT L’HOMME DOIT ÊTRE ORNÉ POUR ACCÉDER AUX EXERCICES LES PLUS INTIMES

Or considérez avec attention comment nous pouvons poursuivre et posséder l'exercice le plus intime de notre esprit à la clarté de la lumière créée. L'homme qui est orné comme il convient par les vertus morales dans la vie extérieure et s'est élevé en noblesse par des exercices intimes, jusqu'à jouir de la paix divine, possède l'unité de son esprit, illuminé par une sagesse surnaturelle, laissant généreusement déborder sa charité au ciel et sur la terre ; il remonte et reflue, rendant gloire à Dieu avec révérence, vers le même fond, au sein de la haute unité de Dieu, d'où vient toute effusion ; car chaque créature, selon qu'elle a reçu de Dieu des dons plus ou moins élevés, est plus ou moins disposée à remonter par l'amour et à se porter avec ferveur vers son origine. Car Dieu, par tous ses dons, nous presse de revenir en Lui, tandis que par la charité et la vertu, par notre ressemblance divine, s'affirme notre volonté de faire retour en Lui.

DU TROISIÈME AVÈNEMENT DU CHRIST QUI NOUS CONDUIT A LA PERFECTION DANS LES EXERCICES INTIMES

Moyennant l'inclination amoureuse de Dieu et son action intime au plus intime de notre esprit, moyennant d'autre part notre amour brûlant et l'immersion totale de toutes nos puissances en cette même unité où Dieu demeure, se produit le troisième avènement du Christ dans les exercices intimes. Et c'est une touche intérieure, une motion du Christ dans sa clarté divine au plus intime de notre esprit. Le second avènement dont nous avons parlé, nous l'avons comparé à une source vive à trois ruisseaux. Cet avènement, nous le comparerons à la veine d'eau dans la source, car de tels ruisseaux n'existent pas sans la source, ni la source sans une veine d'eau vive. C'est d'une façon semblable que la grâce de Dieu se répand en ruisseaux dans les puissances supérieures, enflammant l'homme et l'incitant à toutes les vertus. Et elle se trouve dans l'unité de notre esprit comme une source ; elle jaillit au sein de cette même unité où elle prend naissance, comme une veine d'eau vive jaillissant du fond des richesses divines qui bouillonne de vie et où ne peuvent manquer jamais ni la fidélité ni la grâce. Telle est la touche dont je veux parler. Et cette touche, la créature la subit passivement, car alors s'accomplit l'union des puissances supérieures dans l'unité de l'esprit, au-dessus de la multiplicité de toutes les vertus. En l'occurrence nul autre n'agit que Dieu seul, par une libre initiative de sa bonté, laquelle est la cause de toutes nos vertus et de toute notre félicité. Dans l'unité de l'esprit où jaillit cette veine, on se tient au-dessus de toute opération et de tout raisonnement, sans toutefois que la raison s'efface (1), car la raison illuminée, et particulièrement la puissance aimante, ressentent la touche, mais la raison ne peut comprendre ni saisir quelque mode ou manière, le

(1) Selon les théoriciens de la mystique la raison ne s'efface qu'à un degré supérieur quand elle devient inadéquate à la Vérité contemplée. Cent. S. Thomas, Sum. theol., IIa IIae, q, 180, a, 4, ad, ter, Richard de Saint-Victor, que cite saint Thomas, distingue deux phases successives: supra rationem, quando ex divina revelatione cognoscimus quae humana ratione comprehendi nqn possunt, supra rationem et praeter rationem, quando scilicet ex divina illuminatione cognoscimus ea quae humanae rationi repugnare videntur. De gratia contemplationis, 1, 6.

comment et l'origine de cet attouchement. Car c'est là une opération divine, la source d'où proviennent toutes les grâces et tous les dons, le dernier intermédiaire entre Dieu et la créature. Et au-dessus de cette touche dans l'essence de l'esprit où règne le silence, luit une clarté incompréhensible; et c'est la très-haute Trinité d'où provient l'attouchement. C'est là que Dieu vit et règne dans l'esprit et l'esprit en Dieu.

D'UNE SORTIE DE L'ESPRIT EN SON FOND INTIME SOUS L'ACTION DE LA DIVINE TOUCHE

Or le Christ moyennant cette touche fait entendre intérieurement dans l'esprit cette parole : « Sortez par des exercices conformes au mode de l'attouchement », car cette touche profonde attire notre esprit et l'incite aux exercices les plus intimes que la créature puisse pratiquuer, selon le mode des créatures, s'éclairant d'une lumière créée.

Ici l'esprit s'élève, par la puissance aimante, au-dessus de toute opération, dans l'unité où se fait sentir la touche, pareille à une source jaillissante. Et cette touche presse l'entendement de connaître Dieu dans sa clarté, elle attire et presse la puissance aimante à jouir de Dieu sans intermédiaire. Or c'est là ce que désire l'esprit aimant au-dessus de toute chose, naturellement et surnaturellement.

Par la raison éclairée l'esprit s'élève dans une intime considération, sa contemplation et ses considérations se tournent vers le tréfonds de lui-même où se fait sentir cette touche vivante. Ici la raison et toute lumière créée refusent d'aller plus avant, car la divine clarté qui luit d'eu-haut et provoque cette touche, aveugle par sa présence toute vision créée, du fait qu'elle est infinie. Et tout entendement qui s'éclaire d'une lumière créée se comporte ici comme l'oeil de la chauve-souris à la clarté du soleil (1). Néanmoins l'esprit se sent toujours stimulé et pressé à de nouvelles reprises, par Dieu et par lui-même, de scruter cette motion profonde, et de connaître ce qu'est Dieu et ce qu'est cette touche. Et la raison illuminée recommence toujours à se demander d'où cela vient, à prospecter dans ses profondeurs cette veine de miel. Mais si peu qu'elle en sût le premier jour, elle n'en saura jamais davantage. C'est pourquoi la raison et toute considération reconnaissent : « Je ne sais pas ce que c'est. » La clarté divine qui brille d'en haut, repousse et aveugle tout entendement par sa seule présence. C'est ainsi que Dieu se tient dans sa clarté au-dessus de tous les esprits au ciel et sur la terre. Et ceux qui ont afouillé le fond de leur âme, par la vertu et les exercices intérieurs, jusqu'à la source originelle, c'est-à-dire jusqu'au seuil de la vie éternelle, ceux-là sont capables de ressentir la touche. Ici la clarté de Dieu resplendit d'un tel éclat, que la raison et tout entendement refusent de pousser plus avant, ils doivent se résigner à la passivité et céder à cette incompréhensible et divine lumière.

Quant à l'esprit qui sent cela en son fond, quand bien même la raison et l'entendement se montrent défaillants en présence de la clarté divine et restent dehors devant la porte, la puissance aimante s'efforce toutefois d'aller plus loin, car elle se sent pressée, attirée, autant que l'entendement ; or elle est aveugle et veut jouir. Cependant la jouissance consiste plutôt à savourer et à sentir qu'à comprendre. C'est pour cela que l'amour veut aller plus avant alors que l'entendement reste dehors.

Alors commence une faim éternelle que rien n'apaisera jamais. C'est une avidité et voracité de la puissance aimante et de l'esprit créé à l'endroit d'un bien incréé. Comme l'esprit veut jouir et qu'il

(1) L'image de la chauve-souris, empruntée à Aristote se retrouve chez les scolastiques.

y est pressé et poussé par Dieu, il s'efforce d'y réussir toujours. C'est là le commencement d'une avidité éternelle, d'une aspiration insatiable pour un objet qui se dérobe indéfiniment. Ceux qui l'éprouvent sont les plus malheureux des hommes, car ils sont avides et voraces, ils sont atteints de boulimie. Quoi qu'ils mangent et boivent, ils ne peuvent de cette façon jamais se rassasier : cette faim est en effet éternelle. Un vase créé ne saurait contenir un bien incréé. C'est pourquoi une éternelle fringale se fait sentir et Dieu est comme un flot débordant qui se dérobe toujours, il y a là une grande abondance de mets et de breuvages, dont nul ne connaît la saveur s'il n'y a goûté, Toutefois un seul plat fait défaut ; la jouissance offerte à pleine satiété. C'est pour cela que sans cesse la faim se renouvelle, bien que dans cette touche coulent des ruisseaux du miel le plus délectable. L'esprit savoure ce goût délectable, selon toutes les variétés pour lui concevables et imaginables ; mais tout cela ne sort pas de l'ordre des modes créés, reste donc au-dessous de Dieu et c'est pour cela que la faim, l'impatience se font éternellement sentir. Quand encore Dieu accorderait à ces hommes-là tous les dons que tous les saints possèdent et tout ce qu'Il peut leur conférer sans toutefois se donner Lui-même, l'appétit dévorant de l'esprit ne s'en trouverait pas rassasié. La touche, la motion intérieure de Dieu, excite en nous la faim et le désir car l'Esprit de Dieu pourchasse notre esprit. Plus la touche est véhémente, plus la faim, le désir se font sentir. Et c'est là une vie d'amour dans ses manifestations les plus hautes, au-dessus de la raison et de l'entendement ; la raison en effet est incapable de rien donner ni enlever à l'amour, du fait que notre amour subit l’attouchement de l'amour divin. Dès lors à mon sens il ne saurait jamais plus être question de se séparer de Dieu. La touche divine en nous, pour autant qu'elle nous est sensible, et aussi l'avidité amoureuse sont l'une et l'autre d'ordre créé et ressortissent à la créature : aussi sont-elles susceptibles de croître en intensité aussi longtemps que nous sommes en vie.

Dans cette tempête d'amour deux esprits sont en lutte, l'Esprit de Dieu et notre esprit. Dieu, par le Saint-Esprit, s'incline jusqu'en nous et de la sorte nous incite, par son attouchement, à l'amour. Et notre esprit, moyennant l'action divine et la puissance aimante plonge et s'immerge en Dieu, et c'est ainsi que Dieu se laisse toucher. De ce contact mutuel naît la lutte d'amour : au point le plus profond de leur rencontre, au moment le plus intime et le plus décisif de leur visite, chaque esprit est blessé d'amour. Ces deux esprits, à savoir notre esprit et l'esprit de Dieu, deviennent lumineux l'un pour l'autre, et chacun montre à l'autre son visage Cela incite les esprits à se porter l'un vers l'autre comme des époux, avec l'ardeur de leur amour. Chacun réclame de l'autre tout ce qu'il est, et chacun offre à l'autre et le presse d'accepter ce qu'il est. De là résulte l'effusion d'amour, la touche de Dieu et ses dons, notre avidité amoureuse et ce que nous Lui donnons en retour, c'est là ce qui entretient la stabilité de l'amour. Ce flux et ce reflux fout déborder la fontaine d'amour. Et ainsi l'attouchement de Dieu et notre avidité amoureuse ne forment qu'un seul et simple amour. L'homme est alors possédé par l'amour, au point d'être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour. L'esprit se consume ainsi au feu de l'amour et il plonge en de telles profondeurs sous l'attouchement de Dieu, qu'il se laisse vaincre dans tous ses désirs, réduire à néant dans toutes ses opérations ; il cesse d'être actif, devient lui-même amour au-dessus de tout effort d'application, et possède le fond le plus intime de tout son être créé, au-delà de toute vertu, là où toutes les opérations de sa nature créée ont leur commencemeut et leur fin. Tel est l'amour en lui-même, base et principe de toutes les vertus.

Or notre esprit, et cet amour lui-même, sont vivants et féconds en vertus. C'est pourquoi les puissances ne peuvent demeurer dans l'unité de l'esprit. L'incompréhensible clarté de Dieu et son amour infini se tiennent au-dessus de l'esprit et exercent leur attouchement sur la puissance aimante. Alors l'esprit retombe dans son activité, avec une ardeur plus haute et plus fervente que jamais auparavant, Et plus il est fervent et noble, plus il est prompt à se dégager de toute activité pour se réduire à néant dans l'amour ; ensuite il retombe dans une nouvelle activité, Or c'est là une vie céleste. Toujours l'esprit avide s'imagine qu'il dévore Dieu et L'absorbe, mais sous la touche divine, c'est lui-même qui continue de se laisser absorber : il tombe dans l'incapacité d'exercer aucune de ses activités, devenant lui-même amour au-dessus de toute activité. Car dans l'unité de l'esprit se fait l'union des puissances supérieures. La grâce et l'amour y résident essentiellement, au-dessus de toute activité : là se trouve en effet l'origine de la charité et de toutes les vertus. Il se fait là une effusion éternelle dans la Charité et les autres vertus, ainsi qu'un éternel retour commandé par une faim intime, le désir de goûter Dieu, enfin un éternel séjour dans la simplicité de l'amour.

Or tout cela s'effectue selon le mode créé et au-dessous de Dieu. Tels sont les exercices les plus intimes qu’on puisse pratiquer à la clarté d'une lumière crééé, au Ciel et sur la terre. Au-dessus il n'existe plus que la vie dans la contemplation de Dieu, sous une lumière divine et selon le mode divin, ans cet exercice on ne saurait errer ou se laisser tromper ; il commence ici-bas dans la grâce et doit durer éternellement dans la gloire.

QUATRIÈME PARTIE : « A SA RENCONTRE » COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU EN ESPRIT, AVEC INTERMÉDIAIRE ET SANS INTERMÉDIAIRE

Je vous ai donc montré jusqu'ici comment l'homme affranchi et élevé, moyennant la grâce de Dieu, devient voyant dans les exercices intérieurs, Et c'est le premier point que nous considérons, avec ce que le Christ demande et exige de nous quand Il dit : « Voyez. » Pour ce qui est du deuxième et du troisième point, quand Il dit : « L'époux vient, sortez », je vous ai exposé trois manières selon lesquelles s'effectue l'avènement intérieur du Christ, le premier avènement comportant quatre modes ; je vous ai enseigné ensuite comment nous devons sortir par des exercices, selon les différents modes dont Dieu nous enflamme intérieurement, nous instruit et nous meut, en son avènement. Il convient maintenant de considérer le quatrième et dernier point, à savoir la rencontre du Christ notre époux. Car toute notre contemplation intérieure et spirituelle, dans la grâce ou dans la gloire, et toutes les sorties que nous pouvons effectuer dans la pratique des vertus, par quelque exercice que ce soit, tout cela ne tend qu'à une rencontre et une union avec le Christ notre Epoux, car Il est notre Repos éternel, la Fin et le Salaire de tous nos labeurs.

Vous savez bien que toute rencontre consiste dans le rapprochement de deux personnes venant de lieux différents, opposés et séparés l'un de l'autre. Or le Christ vient de Là-Haut, comme un Seigneur, un Bienfaiteur libéral et tout-puissant. Quant à nous, nous venons d'en-bas comme pauvres valets, ne pouvant rien par nous-mêmes, ayant besoin de tout. Le Christ vient en nous de l'intérieur vers l'extérieur, et nous venons à Lui de l'extérieur vers l'intérieur. C'est pour cette raison que doit se faire ici une rencontre spirituelle.

Cet avènement, cette rencontre du Christ avec nous, s'effectue de deux manières, à savoir avec intermédiaire et sans intermédiaire.

A. LA BASE DE TOUTE UNION AVEC DIEU

a. D'UNE RENCONTRE ESSENTIELLE DE DIEU SELON LA SEULE NATURE ET SANS INTERMÉDIAIRE

Or soyez attentifs à bien entendre ces considérations. L'unité de notre esprit peut être envisagée de deux manières, selon l'essence et selon l'acte. Vous devez savoir que l'esprit, selon son existence essentielle, reçoit le Christ en son avènement, simplement selon la nature, sans intermédiaire et sans interruption. Car l'essence et la vie que nous avons en Dieu dans notre Image éternelle, que nous avons, que nous sommes en nous-mêmes selon notre existence essentielle, excluent tout intermédiaire comme toute séparation. C'est pourquoi l'esprit, en sa partie la plus intime et la plus élevée, reçoit selon la simple nature, l'impression de son Image éternelle et de la Clarté divine, sans aucune cesse ; il est pour l'éternité une demeure de Dieu, que Dieu possède en y résidant éternellement, qu'Il visite sans cesse, renouvelant son avènement, l'illuminant toujours de nouvelles lumières dans le rayonnement de la génération éternelle. Car partout où Il vient, on peut dire qu'Il est, et partout où Il est, Il ne cesse de venir ; mais là où Il ne fut jamais, Il ne viendra jamais car il n'est en Lui ni accident, ni variation ; ce en quoi Il habite, demeure en Lui, car Il ne saurait sortir de Lui-même.

Pour cette raison l'esprit possède Dieu essentiellement, selon la simple nature, et Dieu possède l'esprit, du fait qu'il vit en Dieu et Dieu en lui. Et il est capable, en sa partie la plus haute, de recevoir sans intermédiaire la clarté de Dieu et tout ce que Dieu peut apporter. Du fait de la clarté de son Image éternelle, qui brille essentiellement et personnellement en lui, l'esprit se sent défaillir en lui même, selon les plus élevées de ses forces vives, il s'immerge dans l'Essence divine, au sein de laquelle il possède d'une façon permanente sa félicité éternelle ensuite il se répand de nouveau au dehors avec toutes les créatures, du fait de la génération éternelle du Fils ; il est établi dans son être créé par la libre volonté de la sainte Trinité. Alors il porte la ressemblance de cette image du Très-Haut, à la fois un et trine, d'après laquelle il est fait, or selon son être créé, il reçoit passivement l'impression de son Image éternelle, sans aucune cesse, à la façon d'un miroir sans tache où l'image reflétée se conserverait toujours, et chaque fois que le regard s'y porte, c'est pour la connaissance, le principe d'un renouvellement perpétuel, à la lumière de nouvelles clartés. Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas par elle-même, mais elle demeure en Dieu, elle émane de Dieu, elle dépend de Dieu et elle revient à Dieu comme à son principe éternel ; elle ne se sépare pas de Dieu, elle ne saurait jamais en être séparée quand elle se présente de cette manière. Or cette unité existe en nous, selon notre simple nature. Et si la créature se séparait de Dieu, elle tomberait dans le pur néant. Cette unité est d'autre part au-dessus du temps et de l'espace, et toujours elle demeure agissante, sans relâche, à la manière de Dieu ; toutefois elle reçoit passivement l'impression de son Image éternelle, pour autant qu'elle porte la ressemblance divine, tout en étant par elle-même simple créature.

Telle est la noblesse que nous possédons par nature dans l'unité essentielle de notre esprit, où se fait naturellement son union à Dieu. Cela ne nous rend ni saints ni bienheureux, car tous les hommes, bons ou mauvais, possèdent pareille chose en eux ; mais c'est là sans doute le principe de toute sainteté et de toute béatitude. Voilà en quoi consiste la rencontre et l'union de notre esprit avec Dieu selon la simple nature.

b. DE LA RESSEMBLANCE QU'ON POSSÈDE AVEC DIEU PAR LA GRÂCE ET QU’ON PERD PAR LE PÉCHÉ MORTEL

Or faites bien attention au sens de mes paroles, car si vous comprenez bien ce que je vais vous dire, et ce que je vous ai dit jusqu'ici, vous devrez comprendre toute la vérité divine, que quelque créature que ce soit pourrait vous enseigner, et aller même bien au delà.

D'une autre manière notre esprit se présente en acte dans cette même unité, et subsiste en lui-même comme en son être créé personnel : c'est là le fond originel des puissances supérieures. Et c'est là le commencement et la fin de toute activité créée, s'exerçant selon le mode créé, aussi bien dans l'ordre de la nature que dans l'ordre surnaturel. Toutefois l'unité n'agit pas en tant qu'elle est unité, mais toutes les puissances de l'âme, de quelque manière qu'elles agissent, tiennent toute leur efficacité et toute leur vigueur de leur fond originel, c'est-à-dire de l'unité de l'esprit, là où l'esprit subsiste en son être personnel.

En cette unité l'esprit doit garder toujours la ressemblance divine, moyennant la grâce et les vertus, ou bien alors la perdre par suite du péché mortel. Car si l’homme est fait à la ressemblance de Dieu, il est disposé à recevoir sa grâce, laquelle est en effet une lumière déiforme qui nous pénètre de ses rayons et produit en nous la ressemblance divine : sans cette lumière qui produit en nous la ressemblance divine nous ne pouvons parvenir à l'union dans l'ordre surnaturel. Alors même que nous ne pouvons perdre l'image imprimée en nous, ni l'union naturelle avec Dieu, s'il arrive que nous perdions la ressemblance, c'est-à-dire la Grâce divine, nous sommes voués à la damnation.

Pour cette raison, toutes les fois que Dieu trouve en nous quelque disposition à recevoir sa grâce, de par sa bonté gratuite Il veut nous rendre vivants et semblables à Lui moyennant ses dons. C'est ce qui a lieu toutes les fois que nous nous tournons vers Lui de tout notre vouloir. Au même instant en effet, le Christ vient vers nous, en nous, avec intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par ses dons et au-dessus de tous les dons. Et nous venons aussi à Lui et en Lui, avec intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par la vertu et au-dessus de toutes les vertus. Et Il imprime son image et sa ressemblance en nous, c'est-à-dire Lui-même et ses dons ; Il nous délivre de nos péchés et nous rend libres et semblables à Lui-même.

Or dans cette même opération par laquelle Dieu nous délivre de nos péchés, et nous rend semblables à Lui et libres dans la charité, l'esprit se sent défaillir en Lui-même et s'immerge dans l'amour de simple jouissance. Alors s'accomplit une rencontre et une union qui est sans intermédiaire, et surnaturelle, en laquelle consiste notre suprême félicité.

S'il est naturel à Dieu de donner par amour et par bonté gratuite, pour nous et de notre point de vue, ses dons sont accidentels et d'ordre surnaturel. Nous étions en effet auparavant étrangers et dissemblables, et nous obtenons ensuite la ressemblance et l'unité avec Dieu.

c. COMMENT ON POSSÈDE DIEU PAR LE REPOS DANS L'UNITÉ, AU-DESSUS DE TOUTE RESSEMBLANCE DE GRACE

Cette rencontre et cette unité que l'esprit aimant obtient et possède sans intermédiaire, elle doit s'effectuer dans une étreinte essentielle, dont le secret est impénétrable à tout notre entendement, si ce n'est dans cette appréhension essentielle par un acte simple de l'intelligence. Dans cette unité de jouissance nous devons toujours avoir notre repos, au-dessus de nous-mêmes et au-dessus de toutes choses. C'est de cette unité qu'émanent tous les dons, naturels et surnaturels; cependant l'esprit aimant trouve son repos dans cette unité au-dessus de tous les dons. Et ici il n'y a rien que Dieu et l'esprit uni sans intermédiaire à Dieu. Dans cette unité nous sommes reçus par le Saint-Esprit et nous recevons le Saint-Esprit et le Père et le Fils et la nature divine tout à la fois, car on ne saurait diviser Dieu. Et l'esprit dans son inclination à la jouissance, cherchant le repos en Dieu au-dessus de toute ressemblance, atteint et possède surnaturellement, en son être essentiel, tout ce qu'il y a jamais reçu dans l'ordre naturel.

C'est là ce que tous les justes possèdent. Mais comment cela se fait, c'est ce qui leur reste caché toute leur vie, à moins qu'ils ne soient intérieurs et détachés de toutes les créatures.

Au même instant où l'homme se détourne du péché, il est accueilli par Dieu dans l'unité essentielle de lui-même, au sommet de son esprit, afin qu'il trouve en Dieu son repos, maintenant et à jamais. Et il reçoit la grâce de Dieu et sa ressemblance dans le fond originel de ses puissances, de sorte qu'il puisse croître toujours et grandir en de nouvelles vertus. Aussi longtemps que subsiste la ressemblance dans la charité et la vertu, l'unité demeure dans le repos, et on ne saurait la perdre, si ce n'est par le péché mortel.

d. COMMENT NOUS AVONS BESOIN DE LA GRACE DE DIEU QUI NOUS CONFÈRE LA RESSEMBLANCE ET SANS INTERMÉDIAIRE NOUS CONDUIT A DIEU

Or toute sainteté et toute béatitude consistent en ce que l'esprit, du fait de sa ressemblance divine, et par le moyen de la grâce ou celui de la gloire, est introduit dans le repos au sein de l'unité essentielle. Car la grâce de Dieu est le chemin qu'il nous faut toujours suivre, si nous voulons parvenir à l'essence pure et nue où Dieu se donne sans intermédiaire dans toute sa richesse. C'est pour cela que les pécheurs et les esprits damnés sont plongés dans les ténèbres : la grâce de Dieu qui devait les éclairer, les instruire et les conduire à l'unité de jouissance, leur fait défaut. Cependant l'être essentiel de l'esprit est si noble, que les réprouvés ne peuvent pas vouloir être réduits à néant ; le péché toulefois interpose un tel obstacle entre les puissances et l'essence où Dieu vit, de telles ténèbres, une telle dissemblance, qùe l'esprit ne peut parvenir à l'union en sa propre essence, laquelle, sans le Péché, serait son domaine propre et son repos éter net: Car celui qui vit sans péché, vit dans la ressemblance de Dieu et dans la grâce, et Dieu est son propre domaine. Aussi avons-nous besoin de la grâce qui chasse le péché, prépare la voie, et féconde toute notre vie.

C'est pour cela que le Christ vient toujours en nous par intermédiaire, c'est-à-dire par ses grâces et la diversité de ses dons, Et nous aussi nous allons à Lui par des intermédiaires, à savoir par la vertu et différents exercices. Et à mesure que les dons qu’il accorde sont plus intimes, que la motion qu'il exerce est plus subtile, notre esprit se livre à des exercices plus profonds et plus savoureux, comme il vous a été exposé à propos de tous les modes précédemment décrits. Et c'est là une chose qui se renouvelle toujours. Car Dieu accorde des dons toujours nouveaux, et notre esprit revient toujours à l'unité intérieure, selon la manière dont Dieu le sollicite et le comble de ses dons ; et dans cette rencontre il reçoit des dons nouveaux qui sont toujours plus élevés. C'est ainsi qu'on grandit sans cesse, en vue d'atteindre à une vie plus haute.

Or cette rencontre actuelle se fait toujours par intermédiaire. Car les dons de Dieu et nos propres vertus, ainsi que toute l'activité de notre esprit constituent cet intermédiaire. Et cet intermédiaire est nécessaire chez tous les hommes et pour tous les esprits, car sans l'intermédiaire de la grâce de Dieu et de la conversion amoureuse librement effectuée, nul ne saurait être sauvé.

DE LA VISITATION DE DIEU ET DE NOTRE ESPRIT , DANS L'UNITÉ ET LA RESSEMBLANCE

Or Dieu regarde la demeure, le lieu de repos, qu'Il s'est fait en nous et avec nous, à savoir l'unité et la ressemblance. Cette unité Il veut toujours la visiter, sans aucune cesse, à chaque avènement nouveau qui résulte de sa génération sublime et par l'effusion débordante de son amour infini, car il veut vivre parmi les délices dans l'esprit aimant, il veut aussi visiter et combler de ses dons la ressemblance de notre esprit, afin que nous devenions plus ressemblants encore et plus rayonnants de vertus.

Le Christ veut toutefois que nous établissions dans l'unité essentielle de notre esprit notre demeure et notre perpétuel séjour, riches par Lui au-dessus de toute activité de la créature et au-dessus de toute vertu, et que nous demeurions actuellement en cette même unité, riches et débordants de vertus et de dons célestes. Il veut que nous visitions l'unité et la ressemblance, sans aucune cesse, en chacune des oeuvres que nous exécutons. Car en chaque instant nouveau Dieu naît en nous, et de cette nativité sublime procède le Saint-Esprit avec tous ses dons. Or nous devons rencontrer les dons de Dieu en nous conformant à sa ressemblance, et cette nativité sublime en nous tenant dans l'unité.

B. L'UNION AVEC INTERMÉDIAIRE

a. COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU DANS TOUTES NOS OEUVRES

Or entendez bien comment nous devons rencontrer Dieu en chacune de nos oeuvres, croître en Lui devenant plus ressemblant et posséder d'une manière plus noble l'unité de simple jouissance.

Toute oeuvre bonne, si infime soit-elle, qui est rapportée à Dieu avec amour, une intention élevée et simple, mérite un surcroît de ressemblance et de vie éternelle en Dieu. L'intention simple amène les puissances dispersées à se rassembler dans l'unité de l'esprit et assujettit l'esprit à Dieu. L'intention simple est le principe et la fin et l'ornement de toute vertu. L'intention simple rend à Dieu louanges et gloire, elle Lui fait hommage de toute vertu ; elle se dépasse elle-même, elle pénètre les cieux et toutes choses, et découvre Dieu dans le fond simple d'elle-même. L'intention est simple quand elle n'a en vue que Dieu et toutes choses par rapport à Dieu. L'intention simple chasse toute feinte et duplicité, et il convient de la garder et pratiquer dans toutes ses oeuvres, par-dessus toute chose. Car elle vous tient en présence de Dieu, donnant la clarté à l'entendement, le zèle à la vertu, elle délivre de toute crainte inopportune, tant ici-bas qu'au jour du jugement, L'intention simple, c'est cet oeil simple dont parle le Christ, qui garde le corps, c'est-à-dire toute l'activité et toute la vie de l'homme, dans la lumière et la pureté à l'endroit du péché, L'intention simple, c'est l'inclination intérieure de l'esprit, laquelle se règle sur la lumière et sur l'amour. C'est la base de toute spiritualité. Elle inclut en elle-même la foi, l’espérance et la charité, car elle met sa confiance en Dieu et Lui garde sa foi. Elle foule aux pieds la nature. Elle procure la paix et chasse de l'esprit tout murmure ; elle conserve toutes les vertus bien vivantes et donne la paix, l'espérance, l'assurance en Dieu, aussi bien ici-bas qu'au jour du jugement.

Ainsi nous devons habiter dans l'unité de notre esprit, avec la grâce et la ressemblance divine, et toujours rencontrer Dieu par l'intermédiaire des vertus, Lui offrant toutes nos vertus et toute notre vie et toutes nos oeuvres avec une intention simple : ainsi nous Lui deviendrons chaque instant plus ressemblants, en chacune de nos oeuvres. Par le fond de l'intention simple nous nous dépassons nous-mêmes et rencontrons Dieu sans intermédiaire et reposons avec Lui au fond de la simplicité : c'est là que nous possédons l'Héritage qui nous est préparé de toute éternité.

La vie de tous les esprits et leur activité vertueuse consistent dans la ressemblance divine jointe à la simplicité d'intention ; et tout leur repos suprême consiste dans la simplicité au-dessus de toute ressemblance. Cependant chaque esprit peut surpasser un autre en vertu et ressemblance, et chacun possède en lui-même son essence propre selon sa noblesse. Dieu suffit à chacun en particulier, et chacun cherche Dieu au fond de l'esprit selon la mesure de son amour, tant ici-bas que dans l'éternité.

b. COMMENT s'ORDONNENT TOUTES LES VERTUS AUX SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT.

Or considérez l'ordre et la gradation de toutes vertus et de toute sainteté, ainsi que la façon dont nous devons rencontrer Dieu dans la ressemblance afin de pouvoir reposer avec Lui dans l'unité.

I. Quand l'homme vit dans la crainte de Dieu, pratiquant les vertus morales et les exercices extérieurs, se montrant obéissant et soumis à la sainte Eglise et aux commandements de Dieu, empressé à faire le bien avec une intention simple, alors il porte la ressemblance divine du fait de sa fidélité et de l'accord de sa volonté avec la volonté divine, qu'il s'agisse d'agir ou de s'abstenir ; et il repose en Dieu au-dessus de toute ressemblance. Car moyennant la fidélité et la simplicité d'intention, l'homme accomplit la volonté de Dieu, plus ou moins, selon le degré de sa ressemblance ; et moyennant la charité il repose en son Bien-aimé au-dessus de la ressemblance.

II. Et s'il s'exerce bien en ce qu'il a reçu de Dieu, alors Dieu lui donne l'esprit de piété et de générosité (2). Ainsi il devient large de coeur, doux et miséricordieux, il atteint un plus haut degré de vie et de ressemblance. Et il sent qu'il repose davantage en Dieu, qu'il acquiert plus de largeur et de profondeur qu'auparavant dans la vertu ; la ressem

(2) Rappelons que, suivant de plus près saint Bonaventure que saint Thomas sur ce point, Ruysbroeck rapporte le don de piété à l'amour du prochain plutôt qu'à la pratique des devoirs envers Dieu.

blance et le repos ont pour lui d'autant plus de saveur qu'il devient plus ressemblant.

III. S'il s'exerce bien sur ce point avec zèle et simplicité d'intention, luttant contre tout ce qui est contraire à la vertu, il obtient le troisième don à savoir la science et le discernement : ainsi devient-il raisonnable, il sait ce qu'il doit faire et laisser faire, quand il doit donner et quand il doit prendre ; Moyennant la simplicité d'intention et la charité divine, cet homme-là repose en Dieu au-dessus de lui-même dans l'unité. Il se possède lui-même dans sa ressemblance divine, et pratique toutes ses oeuvres avec une plus grande délectation. Il fait preuve en effet d'obéissance et de soumission envers le Père, de raison et de discernement à l'endroit du Fils, de libéralité et de piété au regard du Saint-Esprit. Et ainsi il porte la ressemblance de la Trinité sainte. Et il repose en Dieu par la charité et la simplicité de son intention. C'est en cela que consiste toute la vie active.

Ainsi l'homme doit s'exercer avec beaucoup de zèle et suivre son intention simple avec discernement. Il doit se garder de tout ce qui est contraire à la vertu et se tenir toujours prosterné aux pieds du Christ, dans une attitude de soumission et d'humilité : ainsi il croît chaque instant en vertu et en ressemblance. Et s'il se comporte ainsi il ne peut s'égarer. Cependant il demeure toujours de cette manière dans la vie active, du fait que l'homme s'applique et s'exerce à des choses qui occupent le coeur et à des oeuvres multiples, plutôt qu'à la recherche de ce qui est la cause et le pourquoi de toute activité. De même s'il s'attache davantage par ses exercices aux pratiques sacramentelles, aux signes et aux usages extérieurs, plutôt qu'à ce qui en est la cause, à la vérité signifiée, il reste toujours un homme extérieur, faisant toutefois son salut par ses bonnes oeuvres, accomplies avec une intention simple.

Pour cette raison, si l'homme veut s'approcher de Dieu et s'élever dans ses exercices et dans toute sa vie, il doit trouver l'entrée qui le conduira des oeuvres à leur pourquoi, des signes à la vérité. Ainsi il deviendra maître de ses oeuvres et connaîtra la vérité, il entrera dans la vie intérieure.

IV. Et Dieu lui accorde alors le quatrième don, à savoir l'esprit de force. Il peut ainsi dominer joies et peines, profits et pertes, espoirs et soucis relatifs aux choses terrestres, toutes sortes d'obstacles et toute multiplicité. De la sorte l'homme devient libre et détaché de toutes les créatures.

Quand l'homme cesse de s'embarrasser d'images, il est maître de lui-même ; il devient facilement, sans effort, uni et intérieur et il se tourne librement et sans obstacle vers Dieu par une dévotion fervente, des désirs élevés, avec louanges et grâces, dans la simplicité de son intention. Il trouve une nouvelle saveur dans toutes ses oeuvres et dans toute sa vie, intérieure et extérieure, car il se tient devant le trône de la sainte Trinité, et souvent il reçoit de Dieu douceurs et consolations intérieures. Celui en effet qui Sert à cette table avec louanges et grâces et révérence intérieure, boit souvent du vin et goûte aux reliefs et aux miettes qui tombent de la table du Seigneur, et toujours il a la paix intérieure du fait de la simplicité de son intention.

S'il se trouve qu'il veuille rester ferme devant Dieu, rendant louanges et grâces et gardant son intention élevee, l'esprit de force redouble en lui. Il ne se laisse pas glisser en lui-même dans les affections charnelles et le désir des douceurs et consolations, d'aucun des dons de Dieu, du repos ou de la paix du

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gné par Dieu et par toutes les créatures. S'il a auparavant renoncé à lui-même et à sa volonté propre avec amour et joie, de manière à ne chercher rien pour soi, mais la volonté adorable de Dieu, il lui est facile de s'oublier lui-même dans les afflictions et la détresse, de manière encore à ne chercher rien pour soi, mais toujours la gloire de Dieu. Celui qui a la volonté de faire de grandes choses, a la volonté de souffrir de grands tourments, mais souffrir et endurer avec abandon est plus noble, a plus de valeur au regard de Dieu, procure à notre esprit plus de satisfaction, que d'accomplir de grandes oeuvres avec le même abandon, ce qui est en effet plus contraire à notre nature. Aussi l'esprit est-il élevé plus haut et la nature réduite plus bas par de lourdes afflictions que par de grandes oeuvres, à égalité d'amour.

Si l'homme demeure dans cet abandon, sans autre choix, comme quelqu'un qui ne voudrait et ne saurait rien d'autre, il possède doublement l'esprit de conseil, car il a satisfait à la volonté et au conseil de Dieu par ce qu'il fait comme par ce qu'il souffre, par l'abandon de lui-même et Dar son obéissance soumise. La nature reçoit alors son ornement suprême et l'homme est capable d'être illuminé selon l'esprit.

VI. C'est pour cela que Dieu accorde alors le sixième don, à savoir l'esprit d'intelligence.

Ce don nous l'avons précédemment comparé à une source avec trois ruisseaux. Car il établit notre esprit dans l'unité, il révèle la vérité et il produit un amour qui se donne largement à la communauté. Ce don est comparable aussi à la lumière du soleil, car le soleil par son éclat emplit l'air d'une simple clarté, il éclaire toute forme et fait paraître la distinction de toutes les couleurs : et par là il fait connaître sa propre puissance, et sa chaleur se répand en commun sur le monde entier pour l'utilité et la fécondité de tous les êtres.

De la même façon la première irradiation du don d'intelligence produit dans l'esprit la simplicité, et celle simplicité est pénétrée des rayons d'une singulière clarté, tout comme l'air, dans le ciel, de la lumière du soleil. Car la grâce de Dieu, qui est la base de tous les dons, habite essentiellement comme une lumière simple notre intellect possible. Et moyennant cette lumière simple notre esprit est stabilisé, simplifié, illuminé, plein de grâces et de dons divins, Ici il porte la ressemblance de Dieu par le moyen de la grâce et de l'amour divin.

Et du fait qu'il porte la ressemblance divine, que son intention et son amour se tournent vers Dieu avec simplicité, au-dessus de tous les dons, il ne se tient pour satisfait ni par la ressemblance ni par une telle lumière créée : il a en effet une inclination fondamentale, à la fois naturelle et surnaturelle, qui le porte vers l'Essence infinie d'où il est issu. Or l'unité de l'Essence divine exerce une attraction éternelle sur tout ce qui porte sa ressemblance pour l'amener à son unité177. C'est pourquoi l'esprit s'évanouit à lui-même dans la jouissance, et il s'écoule en Dieu comme en son éternel repos. Car la grâce de Dieu se comporte vis-à-vis de Dieu comme la lumière vis-à-vis du soleil, et c'est l'intermédiaire et la voie qui nous conduit à Lui ; aussi brille-t-elle en nous d'une clarté simple, et elle nous imprime une marque divine, c'est-à-dire la ressemblance de Dieu. Or cette ressemblance s'évanouit chaque instant à elle-même, pour mourir en Dieu et devenir un avec Dieu, rester et demeurer dans l'unité ; car la charité nous fait agir en union avec Dieu, elle nous fait rester et habiter dans l'unité. Néanmoins nous gardons éternellement la ressemblance dans la lumière de grâce et aussi dans celle de gloire, où nous nous possédons nous-mêmes, quant à notre activité, dans la charité et la vertu. Et nous gardons l'unité avec Dieu au-dessus de toute notre activité dans la nudité de notre esprit, plongés dans la lumière divine où nous possédons Dieu au-dessus de toute vertu, dans le repos. Car dans la ressemblance la charité doit éternellement être active, et dans l'amour de jouissance l'unité avec Dieu doit toujours trouver le repos. Et c'est là s'adonner à l'amour.

Car en un même temps, en un même instant, l'amour agit et se repose en son bien-aimé, les deux choses se renforçant mutuellement. Car plus l'amour est haut, plus profond est le repos ; et plus le repos est profond, plus l'amour est fervent : une chose en effet est impliquée dans l'autre, et celui qui n'aime pas ne trouve pas le repos, comme celui qui n'a pas de repos ne connaît pas l'amour. Cependant il semble parfois au juste qu'il ne trouve en Dieu ni l'amour ni le repos : ce sentiment vient de l'amour ; en effet, désirant aimer plus qu'il n'en est capable, il éprouve un sentiment d'insuffisance. Dr dans cette opération il goûte à la fois l'amour et le repos, car nul ne peut comprendre comment on aime dans l'ac[ion et trouve le repos dans la jquissaùce, si ce n'est l'homme abandonné, détaché et éclairé.

Néanmoins tout amant est un avec Dieu, et plongé dans le repos, il porte en même temps la ressemblance divine dans l'activité que l'amour commande; car Dieu dans sa très haute nature dont nous portons la ressemblance, se tient quant à la jouissance dans un éternel repos selon son unité essentielle, et quant à l'activité dans une opération éternelle selon la Trinité : l'un est le complément de l'autre, car le repos réside dans l'unité, et l'activité dans la Trinité, l'un et l'autre subsistant dans l'éternité. Aussi est-il nécessaire d'aimer pour savourer le goût de Dieu, et qui veut aimer est capable de goûter. Mais si l'on se contente d'autres choses, on est incapable de goûter ce qu'est Dieu. C'est pourquoi nous devons nous posséder nous-mêmes avec simplicité dans la vertu et la ressemblance, et posséder Dieu au-dessus de nous-mêmes, moyennant l'amour, dans le repos et l'unité. C'est là le premier point dans la manière dont l'homme « commun » acquiert la stabilité.

Quand l'air est illuminé par la clarté du soleil, alors se manifeste la beauté et la richesse du monde entier, les yeux de l'homme sont éclairés et il prend plaisir à distinguer la multiplicité des couleurs. De la même façon quand nous sommes simples en nous-mêmes et que notre intellect possible est éclairé et illuminé par l'esprit d'intelligence, nous pouvons connaître les attributs sublimes qui sont en Dieu, causes de toutes les oeuvres qui émanent de Dieu. Bien que tous les hommes puissent comprendre ces oeuvres, et Dieu au moyen de ses oeuvres, nul ne peut cependant comprendre les attributs d'où les oeuvres de Dieu découlent, avoir une intelligence savoureuse et adéquate de ce qu'ils sont en leur fond, si ce n'est moyennant ce don. Il nous apprend en effet à considérer et connaître notre propre noblesse. Il nous rend aptes à discerner dans la pratique des vertus et dans tous nos exercices, comment nous devons vivre sans nous égarer, selon la vérité éternelle. Et celui qu'Il éclaire, il peut marcher selon l'esprit, et par sa raison illuminée observer et comprendre toutes choses comme il convient, au ciel et sur la terre. Aussi dirige-t-il ses pas dans les cieux, considérant et contemplant avec tous les saints la noblesse de son Amant : sa hauteur incompréhensible et son insondable profondeur, sa longueur et sa largeur, sa sagesse et sa vérité, sa bonté et son ineffable libéralité, tous les autres attributs semblables, infiniment dignes d'amour, qui sont en Dieu, notre Amant, innombrables et infinis dans sa nature sublime, puisque Lui-même ne s'en distingue pas.

Alors l'homme illuminé baisse les yeux pour faire retour sur lui-même et sur toutes les créatures ; il considère comment Dieu les a toutes créées par un effet de sa bonté gratuite et enrichies de ses dons dans la nature, de multiples façons ; comment Il veut les doter et enrichir au-dessus de la nature en se donnant Lui-même, pourvu qu'elles aient la volonté et le désir de rechercher pareille faveur. Toutes ces considérations de la raison par voie de distinctions multiples sur les richesses de Dieu, font la joie de notre esprit, dès l'instant que moyennant l'amour divin nous sommes morts à nous-mêmes en Dieu, que nous vivons et marchons selon l'esprit et goûtons la saveur des choses qui sont éternelles.

Ce don d'intelligence nous montre l'unité que nous avons et possédons en Dieu par l'amour fruitif qui nous ravit à nous-mêmes, ainsi que la ressemblance divine que nous portons en nous-mêmes moyennant la charité et la vertu. Il nous donne lumière et clarté pour que nous puissions y marcher selon l'esprit, avec discernement, contempler Dieu et le connaître à travers des figures spirituelles, nous considérer et nous connaître nous-mêmes ainsi que toutes choses selon le mode et la mesure de la lumière, selon la volonté de Dieu et la noblesse de notre entendement. C'est là le second point relatif à la manière dont l'homme commun devient illuminé.

Selon la mesure dont l'air est illuminé par la clarté du soleil, la chaleur est plus ou moins grande et répand plus ou moins communément la fertilité. Lorsque notre raison et notre entendement sont ainsi éclairés pour connaître distinctement la vérité divine, alors la volonté, c'est-à-dire la puissance aimante, s'échauffe jusqu'à s'écouler largement dans sa fidélité et son amour pour la communauté des êtres et des choses ; car ce don suscite en nous un amour large et commun, moyennant la connaissance de la vérité que nous obtenons dans le rayonnement de sa lumière.

Les hommes les plus simples, ce sont les plus tranquilles, ceux qui sont le mieux en paix avec eux-mêmes ; et ils sont profondément immergés en Dieu, ils ont l'intelligence éminemment claire, déploient leur activité dans les oeuvres bonnes les plus diverses, et laissent déborder leur amour dans l'intérêt le plus largement commun. Ils rencontrent moins d'obstacles que d'autres, parce qu'ils portent davantage la ressemblance divine. Dieu est en effet simplicité dans son essence, clarté dans son intelligence; amour commun et débordant dans son activité. Et plus nous ressemblons à Dieu à ce triple point de vue, plus nous Lui sommes unis. C'est pourquoi nous devons rester simples en notre fond, considérer toutes choses à la lumière de la raison éclairée, et imprégner toutes choses d'un amour commun. De la même façon le soleil au ciel demeure en lui-même ce qu'il est, simple et immuable, bien que sa clarté et. sa chaleur se répandent communément sur le monde entier.

Or entendez bien comment nous devons marcher selon la raison éclairée, dans l'amour commun. Le Père est le principe de la Divinité tout entière selon l'essence et selon les personnes. Aussi devons-nous nous prosterner en esprit avec humilité et révérence devant la majesté du Père ; c'est ainsi que nous possédons l'humilité qui est la base de toutes les vertus. Nous devons adorer avec ferveur la puissance du Père, c'est-à-dire lui rendre honneur et gloire, c'est ainsi que nous serons élevés en esprit, car dans Sa toute-puissance il tire toutes choses du néant et les maintient dans l'existence. Nous devons rendre louanges et grâces à la fidélité et à l'amour de Dieu, et les servir éternellement, car nous leur devons d'avoir été délivrés des chaînes de l'ennemi et de la mort éternelle ; c'est ainsi que nous devenons libres. Nous devons représenter à la sagesse de Dieu l'aveuglement et l'ignorance de la nature humaine et les déplorer, demander que tous les hommes soient éclairés et obtiennent la connaissance de la vérité ; c'est ainsi que Dieu sera connu par eux et honoré. Nous devons implorer la miséricorde de Dieu pour les pécheurs, afin qu'ils se convertissent et progressent dans la vertu ; c'est ainsi que Dieu sera par eux désiré et aimé. Nous devons donner largement à tous ceux qui sont dans le besoin, puisant dans les richesses de la bonté divine, afin que tous soient comblés et refluent vers Dieu ; c'est ainsi que tous ils posséderont Dieu. Nous devons offrir au Père avec honneur et révérence tout ce que le Christ, dans son humanité,.a fait pour le servir avec amour : ainsi toutes nos prières seront exaucées. Nous devons aussi offrir au Père dans le Christ Jésus l'empressement fervent des anges et des saints et de tous les justes, ainsi nous nous unissons à eux tous dans la gloire de Dieu. En outre nous présenterons an Père le service de la sainte Eglise, et le sacrifice auguste offert par tous les prêtres, ainsi que tout ce que nous pouvons comprendre et pratiquer au nom du Christ, afin de rencontrer Dieu par l'intermédiaire du Christ, de Lui ressembler par l'amour commun, et de dépasser par la simplicité toute ressemblance, nous unissant à Lui dans l'unité essentielle. Toujours nous devons rester dans l'unité avec Dieu, nous répandre éternellement avec Dieu et tous les saints dans l'amour commun, revenir toujours au sein de l'unité par les louanges et actions de grâces, et par l'amour fruitif nous évanouir à nous-mêmes dans un repos essentiel. Telle est la vie la plus riche que je connaisse, et c'est par là que nous possédons le don d'intelligence.

VII. Or entendez bien, l'unité de jouissance qui est en Dieu, se présente dans le mouvement qui nous y ramène, comme une ténèbre où tout mode s'abolit, comme une pure incompréhensibilité. Moyennant l'amour et la simplicité d'intention, l'esprit fait retour en son sein, activement par l'offrande de toutes ses vertus, et fruitivement par l'offrande de lui-même au-dessus de toutes les vertus.

De cette considération amoureuse résulte le septième don, à savoir l'esprit de sagesse savoureuse : il pénètre la simplicité de notre esprit, notre âme et notre corps de sagesse et de goût spirituel. C'est une touche ou motion divine dans l'unité de notre esprit, fondement et origine de toutes les grâces, de tous les dons, de toutes les vertus. Et dans cet attouchement divin chacun goûte la saveur de ses exercices et de toute sa vie, selon la véhémence de cette touche et la mesure de son amour. Or cette motion divine est l'intermédiaire la plus intime entre Dieu et nous, entre le repos et l'action, entre les modes déterminés et l'indétermination pure, entre le temps et l'éternité.

Cette brûlure spirituelle, Dieu la produit en nous, de prime abord, avant aucun don, quoique à vrai dire nous n'en ayons connaissance et n'en fassions l'expérience savoureuse qu'en tout dernier lieu. Car lorsque nous avons cherché Dieu avec amour dans tous nos exercices, jusqu'au fond le plus intime de notre âme, alors nous éprouvons l'irruption de toutes les grâces et de tous les dons divins. Cet attouchement nous le sentons dans l'unité de nos puissances supérieures, au-dessus de la raison mais non en dehors d'elle, car nous percevons une touche qui nous meut.

Toutefois si nous voulons savoir ce que c'est ou d'où cela vient, notre raison se montre défaillante, comme toute considération d'ordre créé. Car l'air peut être éclairé par la lumière du soleil, nos yeux peuvent être subtils et sains ; si nous voulons suivre les rayons qui apportent la clarté et considérer le disque du soleil, les yeux cessent d'être en état de faire leur oeuvre, ils se contentent de recevoir passivement la lumière des rayons. De la même façon le reflet de la lumière incompréhensible est si intense, tel qu'il se présente à l'unité de nos puissances supérieures, que toute opération d'ordre créé, procédant par distinction, se trouve nécessairement défaillante.

Ici notre activité doit se résoudre à subir passivement l'action de Dieu en nous et c'est là l'origine de tous les dons. Car si nous étions capables de saisir Dieu par notre seule appréhension, Il se donnerait Lui-même à nous sans intermédiaire; cela nous est impossible, car nous sommes trop étroits et trop infimes pour le saisir. C'est pourquoi Il verse en nous ses dons selon la mesure de notre capacité et selon la noblesse de nos exercices.

L'unité féconde de Dieu se tient en effet au-dessus de l'unité de nos puissances et nous sollicite toujours à porter la ressemblance divine dans l'amour et la vertu. Aussi nous sentons-nous à chaque instant incités par une touche nouvelle à nous rénover davantage et à devenir plus ressemblants à Dieu dans la vertu. Du fait de cette touche qui se renouvelle, l'esprit est saisi de faim et de soif : il veut épuiser la saveur de cet abîme sans fond, dans la tempête de l'amour le parcourir de bout en bout, pour pouvoir se rassasier. Il en résulte, sous l'empire de cette faim, un acharnement éternel à passer outre à une insuffisance éternelle ; car tous les esprits qui aiment tendent vers Dieu leurs efforts et leurs désirs, chacun selon le degré de sa noblesse, et selon l'attouchement divin qui se fait sentir en lui. Et pourtant Dieu demeure éternellement insaisissable au gré de nos désirs et des initiatives de notre activité. C'est pour cela qu'il subsiste en nous une faim éternelle et l'éternel désir de rentrer avec tous les saints dans l'unité.

Or dans la rencontre de Dieu la clarté et la chaleur sont si intenses et si démesurées, que tout esprit se montre inapte à poursuivre ses opérations, fond et s'évanouit dans l'amour qu'il ressent en son unité. Il doit alors subir passivement l'action de Dieu en lui en tant que pure et simple créature, de sorte que notre esprit, avec la grâce de Dieu et toutes nos vertus, se réduit à n'être plus qu'un amour sensible, dans l'inaction ; notre esprit est en effet arrivé au terme de son activité et il n'est plus lui-même qu'amour. Ici il est devenu simple, apte à recevoir tous les dons et capable de pratiquer toutes les vertus.

En ce fond de l'amour ressenti jaillit la veine d'eau vive, c'est-à-dire l'illumination ou l'action intérieure de Dieu, qui à chaque instant nous meut, nous stimule, nous attire et nous amène à nous répandre en nouvelles oeuvres de vertu.

Ainsi je vous ai montré le fond et le mode de toutes les vertus.

C. L'UNION « SANS INTERMÉDIAIRE » ET SES TROIS MODES

Or entendez bien, l'illumination de Dieu, sans mesure et d'une clarté incompréhensible, cause de tous les dons et de toutes les vertus, cette lumière incompréhensible, transforme l'inclination fruitive de notre esprit et l'imprègne d'une même clarté incompréhensible dans laquelle tout mode s'efface. Et dans cette lumière l'esprit s'évanouit à lui-même dans un repos de pure jouissance, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c'est-à-dire en s'y livrant. Si nous pouvions en effet le connaître et le comprendre, il se prêterait à quelque mode et quelque mesure : ainsi il ne saurait nous satisfaire, ce ne serait plus la quiétude mais une perpétuelle inquiétude. C'est pourquoi la simple inclination amoureuse de notre esprit, en cette évanescence, produit en nous un amour fruitif, lequel est insondable.

Or l'abîme de Dieu appelle l'abîme, à savoir tous ceux qui sont unis à l'esprit de Dieu par l'amour de fruition. Cet appel, c'est l'inondation d'une clarté essentielle. Et cette clarté essentielle, nous enveloppant d'un amour insondable, nous amène à nous perdre nous-mêmes et à nous écouler dans la ténèbre farouche de la Divinité. Et ainsi unis, sans intermédiaire ne faisant qu'un avec l'esprit de Dieu, nous sommes à même de rencontrer Dieu avec l'aide de Dieu, et de posséder avec Lui et en Lui d'une manière durable notre éternelle félicité.

Cette vie très intime s'exerce de trois manières.

a. LE PREMIER DES TROIS MODES

Parfois l'homme intérieur rentre en lui-même, d'une manière simple, selon l'inclination fruitive, au-dessus de toute activité et de toute vertu, par un simple regard plongeant dans l'amour de fruition. C'est ici qu'il rencontre Dieu sans intermédiaire. De l'unité divine rayonne en lui une simple lumière, et ce que cette lumière lui révèle n'est que ténèbre, nudité, néant. De cette ténèbre il est comme enveloppé : tout mode pour lui s'abolit, comme s'il versait dans l'égarement. Dans cette nudité il perd la faculté de considérer distinctement les choses et se laisse transformer et imprégner de la toute simple clarté. Dans le néant il se sent défaillir en toutes ses oeuvres car l'activité de l'amour infini de Dieu l'emporte sur la sienne.

Or, par l'inclination fruitive de son esprit, il triomphe de Dieu et ne fait plus qu'un esprit avec Lui. Par cette union dans l'esprit de Dieu, il lui est donné de goûter une saveur délectable, il possède l'essence divine. Abîmé en lui-même dans son existence essentielle, il est comblé d'une félicité infinie, des richesses même de Dieu. Et de ces richesses se répand dans l'unité des puissances supérieures la plénitude enveloppante de l'amour ressenti. De cette plénitude de l'amour ressenti se répand dans le coeur et dans les puissances charnelles un goût sensible et pénétrant. Du fait de ce flot débordant l'homme devient immobile intérieurement, impuissant en lui-même et dans toutes ses oeuvres et il ne sait et ne sent rien d'autre au fond le plus intime de son être, dans son âme et dans son corps, qu'une clarté singulière avec un bien-être sensible et un goût pénétrant.

C'est là le premier mode, lequel implique une complète disponibilité. Il détourne l'homme en eflet de toute préoccupation à l'endroit des choses et l'élève au-dessus de toute activité et de toute vertu, il l'unit à Dieu et assure la stabilité des exercices les plus intimes qu'on puisse pratiquer. Aussi chaque fois que l'homme juste s'embarrasse de quelque préoccupation ou de quelque pratique vertueuse pour s'arrêter à des images, au lieu de rentrer en lui-même comme il le désire, il se heurte dans ce mode à un obstacle. Ce mode consiste en effet à s'élever, au-dessus de toutes choses à une entière disponibilité. Voilà ce qu'il y avait à dire sur la première manière des exercices les plus intimes.

b. LE SECOND MODE, D'UN DEGRÉ PLUS ÉLEVÉ

Il arrive parfois que cet homme intérieur se tourne vers Dieu par le désir et par l'action, en vue de rendre à Dieu honneur et gloire, de s'offrir lui-même, avec tout ce qu'il peut faire, et de se consumer dans l'amour de Dieu : ici il rencontre Dieu par intermédiaire. Cet intermédiaire c'est le don de sagesse savoureuse qui est la base et l'origine de toute vertu, incitant et animant tout homme juste à la vertu selon la mesure de son amour ; quant à l'homme intérieur, il le touche et l'embrase parfois d'un amour tel que tous les dons de Dieu, tout ce que Dieu peut donner en dehors de Lui-même, lui semble trop peu et ne saurait lui suffire, ne faisant au contraire qu'accroître son impatience : il possède en effet la faculté de percevoir ou de sentir au fond de son âme, où toutes les vertus ont leur principe et leur fin, où par tous ses voeux il fait offrande à Dieu de toute vertu, où l'amour enfin demeure vivant. Pour cette raison la faim, la soif d'amour deviennent si grandes qu'à tout instant il s'abandonne, renonçant à toute activité qui se trouve défaillante, s'anéantissant dans l'amour. Il a faim et soif dans son désir de connaître le goût de Dieu. Chaque fois qua brille en lui le regard de Dieu, il se sent saisi par Dieu et c'est alors seulement que se renouvelle la touche d'amour. De la sorte, quoique vivant il meurt et quoique mourant il revient à la vie. Et c'est ainsi que la faim et la soif d'amour se renouvellent en lui à chaque instant, attisant son désir.

C'est là le second mode : il est de l'ordre du désir, lorsque l'amour s'appuie sur la ressemblance et aspire de tous ses voeux à l'union avec Dieu.

Ce mode est pour nous d'un plus grand profit et d'un plus grand honneur que le premier, car il est la cause du premier. Personne en effet ne peut parvenir au repos qui se situe au-dessus de toute activité, s'il n'a aimé auparavant et en désir et en action. C'est pourquoi la grâce de Dieu et notre amour actif doivent précéder et suivre, c'est-à-dire qu'il faut s'y exercer avant et après. Car sans les oeuvres d'amour nous ne pouvons ni mériter ni atteindre Dieu, non plus que conserver ce que nous avons acquis par les oeuvres d'amour. Aussi nul ne doit-il se croire quitte de toute activité tant qu'il reste maître de lui-même et en état de se livrer aux oeuvres de l'amour. Ainsi quand l'homme juste s'attarde tant soit peu à quelque don divin ou quelque créature, il rencontre un empêchement dans cet exercice de la vie la plus intime; cet exercice consiste en effet dans une faim que rien ne peut rassasier si ce n'est Dieu.

c. LE TROISIÈME MODE, QUI CONDUIT L'HOMME A LA PERFECTION DE LA JUSTICE

De ces deux modes résulte le troisième, à savoir une vie intérieure selon la justice. Or entendez bien, Dieu vient sans cesse en nous avec intermédiaire ou sans intermédiaire, il nous presse de jouir et d'agir, et de telle sorte qu'une attitude ne soit pas empêchée par l'autre mais plutôt renforcée toujours. C'est pourquoi l'homme intérieur possède sa vie selon ces deux modes, à savoir le repos et l'action.

Or en chacun d'eux il est tout entier et sans partage, car il est tout entier en Dieu où il repose dans la jouissance, et il est tout entier en lui-même où il aime dans l'action. Et à tout instant il lui vient de Dieu l'exhortation, l'intimation de renouveler une attitude et l'autre, le repos et l'action. Et la justice que l'esprit observe, veut payer à tout instant ce que Dieu réclame d'elle. C'est pourquoi à chaque regard que Dieu fait luire en lui, l'esprit rentre en lui-même, agissant et jouissant ; ainsi il se renouvelle en toute vertu et s'immerge plus profondément dans le repos de jouissance. Or Dieu par un même effet de sa largesse, se donne Lui-même «vec tous ses dons, et l'esprit, chaque fois qu'il se recueillu, se donne lui-même avec tous ses dons, et l’esprit, chaque fois qu’il se recueille, se donne lui-même avec toutes ses œuvres.

Mais moyennant la lumière simple que Dieu fait luire au dedans, l'inclination à la jouissance et l'écoulement amoureux, l'esprit accède à l'union divine, et sans cesse il se trouve transporté dans le repos. Moyennant les dons d'intelligence et de sagesse savoureuse, il subit une touche qui l'incite à l'action, et à tout instant il est illuminé et embrasé d'amour. Et il lui est montré, d'une façon toute spirituelle, et représenté tout ce qu'un homme peut désirer. Il éprouve une faim et une soif à la vue d'un aliment dont se nourrissent les anges et d'un breuvage tout céleste. Il peine fort par amour, car il aperçoit son repos; il est pèlerin et il aperçoit le pays ; il combat par amour pour remporter la victoire, car déjà il voit sa couronne. La consolation, la paix, la joie, avec la beauté et la richesse, tout ce qui peut rendre heureux, est montré, apparaît en Dieu sans mesure à la raison éclairée, sous des figures spirituelles. A cette vue et sous la touche divine l'amour demeure actif. Un homme juste de cette espèce a organisé en son esprit une vie véritable qui consiste et dans le repos et dans l'action, propre à durer éternellement ; toutefois au terme de la vie présente, elle sera transformée, portée à un état plus haut.

C'est ainsi que l'homme vit selon la justice : il va vers Dieu avec un amour fervent, par une activité qui est éternelle, et en Dieu, par l'inclination à la jouissance, il entre dans un éternel repos ; et il demeure en Dieu, encore qu'il sorte pour se porter vers toutes les créatures, avec un amour commun, dans la vertu et la justice.

Or c'est là le sommet de la vie intérieure. Tous ceux qui ne trouvent pas en un seul et même exercice et le repos et l'action, ne sont pas parvenus à cette justice. Le juste ainsi disposé, quand il se recueille en Dieu, ne saurait trouver d'obstacles car il se recueille intérieurement et par la jouissance et par l'action. Mais l'homme est semblable à un miroir double, reflétant des images sur ses deux faces. En sa partie supérieure il reçoit en effet Dieu avec tous ses dons, et en sa partie inférieure il reçoit des sens les images corporelles. Or il peut se recueillir en Dieu quand il veut et pratiquer la justice sans empêchement. L'homme toutefois est changeant en cette vie et pour cette raison il arrive souvent qu'il se tourne vers le dehors et s'exerce selon les sens, sans nécessité et sans en recevoir l'ordre de la raison éclairée ; c'est ainsi qu'il tombe dans les fautes quotidiennes. Mais toutes les fautes quotidiennes sont sans le recueillement amoureux de l'homme juste, comme une goutte d'eau dans une fournaise ardente.

Ici je termine ce qui concerne la vie intérieure.

d. COMMENT D'AUCUNS MÈNENT UNE VIE CONTRAIRE A CES TROIS MODES

Il se trouve des hommes qui paraissent bons et mènent pourtant une vie contraire à ces trois modes et à toutes les vertus. Que chacun donc s'examine et s'éprouve lui-même. Tout homme qui n'est pas attiré ni éclairé par Dieu, ne ressent pas la touche d'amour et n'a ni la dévotion active qui se nourrit de désirs, ni l'inclination simple et amoureuse qui porte vers le repos dans la jouissance. Pour cette raison il ne peut accéder à l'union avec Dieu. Car tous ceux qui vivent sans amour surnaturel, se replient sur eux-mêmes et cherchent le repos en des choses étrangères. Toutes les créatures inclinent en effet à chercher le repos et c'est pour cela que les bons comme les mauvais cherchent à se reposer de tant de façons diverses.

Or faites bien attention, une fois que 1'homme est parvenu à se dépouiller et abstraire de toute image à l'endroit des sens, qu’il s'est dégagé de toute activité à l'endroit des puissances supérieures, du seul fait de la nature il parvient au repos. Et ce repos tous les hommes peuvent le trouver et le posséder en eux-mêmes du seul fait de la nature, sans la grâce de Dieu, dès l’instant qu'ils peuvent se dégager de toute image el de toute activité. Mais l'homme aimant ne saurait trouver ici le repos, car la charité et la motion intime de la grâce divine n'en sont pas apaisées. C'est pourquoi l'homme intérieur ne peut durer longtemps dans le repos naturel qu'il trouve en lui-même.

Or considérez de quelle manière on se livre à ce repos naturel. Il suffit de rester tranquillement sur sa chaise sans s'adonner à aucun exercice, intérieur ou extérieur, libre de toute occupation, de manière à trouver le repos sans que rien empêche d'y demeurer. Mais le repos pratiqué de cette façon n'est pas chose permise, car il engendre chez l'homme l'aveuglement dans l'ignorance, il le fait s'affaisser en lui-même dans l’inaction. Or ce repos n est autre chose qu'un désoeuvrement dans lequel on tombe en sombrant dans l'oubli de soi-même, de Dieu et de toutes choses par manière d'acte unique. Ce repos est contraire au repos surnaturel qu'on possède en Dieu, lequel consiste en effet à s’écouler amoureusement avec un simple regard dans l’incompréhensible Clarté. Ce repos en Dieu, qu'il faut chercher toujours activement, par de fervents désirs, qu'on trouve dans l'inclination à la suprême jouissance, qu'on possède éternellement dans l’écoulement d'amour, et une fois qu'on le possède, qui doit néanmoins être cherché toujours, il dépasse par son élévation le repos de la nature, d'aussi haut que Dieu est élevé au-dessus de toutes les créatures.

Aussi se trompent-ils tous ceux qui pensent s'évanouir à eux-mêmes en s'enfonçant dans un repos purement naturel, sans chercher Dieu par le désir ni le trouver par l'amour de fruition. Le repos qu'ils possèdent consiste à se sentir délivré de soi-même, ce à quoi ils sont portés par la nature et l'habitude. Or dans ce repos naturel on ne peut trouver Dieu. Il conduit seulement à un état de loisir auquel Juifs et païens peuvent accéder, ainsi que tous les hommes, si mauvais soient-ils, pourvu qu'ils vivent dans leurs péchés sans remords de conscience, et soient à même de se dégager de toute image et de toute activité.

Dans cet état de loisir, le repos est agréable et profond. Ce repos n'est pas en soi un péché, car tous les hommes y sont portés par nature, dès qu'ils peuvent se dégager de toute occupation. Mais dès l'instant qu'on veut le pratiquer et le posséder sans faire oeuvre de vertu, on tombe dans l'orgueil spirituel et dans un contentement de soi-même dont on guérit difficilement. On s'imagine volontiers qu'on possède ou qu'on est ce à quoi on ne parvient jamais.

Quand l'homme possède ainsi ce repos dans l'affranchissement de toute préoccupation et tient pour un obstacle toute application amoureuse, il reste replié sur lui-même pour demeurer en repos et mène une vie contraire au premier mode qui permet d'accéder à l'union avec Dieu. C'est le principe de tous les égarements de l'esprit.

Or considérez la comparaison suivante : Les anges qui se sont tournés vers Dieu amoureusement et fruitivement, avec tout ce qu'ils avaient reçu de Lui, trouvèrent la félicité et le repos éternel. Mais ceux qui se sont repliés sur eux-mêmes et cherchèrent le repos en se complaisant en eux-mêmes, dans une lumière seulement naturelle, pour eux le repos fut bref et la licence vite ôtée : ils furent frappés d'aveuglement et séparés de la Lumière éternelle, ils tombèrent dans les ténèbres et dans des tourments éternels.

Telle est la première erreur contraire, dans laquelle on donne en cherchant le repos dans une fausse oisiveté.

D'AUTRES HOMMES QUI CONDUISENT LEUR ACTIVITÉ EN OPPOSITION AVEC LE DEUXIÈME MODE.

Or entendez bien, quand l'homme veut posséder quelque repos dans l'oisiveté, sans avoir pour Dieu une dévotion fervente et affamée, il est prêt à donner dans toutes les erreurs. Car il s'est détourné de Dieu pour se porter vers lui-même avec un amour naturel, il cherche et désire consolations et suavités et toute délectation. Il ressemble ainsi à un marchand : dans toutes ses oeuvres en effet, il se replie sur lui-même, cherchant et poursuivant son repos et son bénéfice plus que la gloire de Dieu. Cet homme qui vit ainsi dans un amour purement naturel, s'enferme dans son esprit propre, sans parvenir à aucun détachement.

D'aucuns mènent une rude vie, se livrant à la pratique de pénitences, pour se faire connaître et avoir un renom de grande sainteté, pour mériter aussi grande récompense. Car tout amour naturel se complaît en lui-même et aime recevoir la gloire dans le temps et une grande récompense dans l'éternité.

Il s'en trouve d'autres qui ont de nombreuses préférences, demandant et désirant bien des choses extraordinaires de la part de Dieu : il arrive souvent qu'ils soient trompés. Ils voient quelquefois leur arriver, du fait de l'ennemi, les choses qu'ils désirent ; alors ils en rapportent l'effet à leur sainteté et s'imaginent qu'ils sont dignes de toutes ces faveurs. Car ils sont orgueilleux, sans recevoir de Dieu quelque motion ou illumination : c'est pour cette raison qu'ils s'enferment en eux-mêmes. Une petite consolation est pour eux un grand sujet de joie, car ils ne savent pas ce qui leur fait défaut. Ils sont portés tout à la fois, quant à leurs appétits, à goûter les joies intérieures et à connaître les délectations spirituelles qui tiennent à la seule nature. C'est là ce qui se nomme luxure spirituelle, car c'est une inclination désordonnée, commandée par un amour naturel, qui fait toujours retour sur luimême et cherche en toutes choses sa propre satisfaction. Ces hommes sont aussi toujours orgueilleux et opiniâtres au point de vue spirituel et pour cette raison leur désir et leur appétit se portent parfois si vivement sur les choses qu'ils s'efforcent d'obtenir de Dieu, qu'ils sont trompés et que quelques-uns tombent dans la possession du démon.

Ces hommes mènent une vie en tout point contraire à la charité et au recueillement amoureux dans lequel l'homme s'offre lui-même avec tout ce qu'il peut faire pour l'honneur et l’amour de Dieu et dans lequel on ne saurait se contenter de goûter aucune satisfaction, si ce n'est un bien incompréhensible qui ne peut être que Dieu. La charité est en effet un lien d'amour qui nous transporte et dans lequel nous nous renonçons nous-mêmes et nous unissons à Dieu et Dieu à nous. Mais l'amour naturel fait retour sur lui-même et sur ses propres plaisirs, il demeure toujours seul. Cependant l'amour naturel ressemble autant à la charité dans les oeuvres extérieures qu'un cheveu à un autre sur une même tête. Mais leur intention est dissemblable. Car l'homme juste cherche, poursuit et désire toujours d'un coeur haut la gloire de Dieu. Au contraire dans l'amour naturel l'homme ne recherche toujours que lui-même et son profit.

Lors donc que l'amour naturel l'emporte sur la charité en s'y opposant, l'homme tombe dans quatre péchés, à savoir : l'orgueil, la cupidité, la gourmandise et la luxure dans l'ordre spirituel. C'est ainsi qu'Adam tomba au paradis et toute la nature humaine avec lui. Car il s'aima lui-même d'un amour naturel et d'une façon déréglée ; c'est pourquoi il se détourna de Dieu et, dans son orgueil, méprisa le commandement divin. Il désira la science et la sagesse avec cupidité, il chercha à goûter le plaisir avec gourmandise, et ensuite il fut incité à la luxure. Par contre Marie fut un vivant paradis. Elle trouva la grâce qu'Adam avait perdue et bien davantage encore, car elle est Mère de l'amour. Elle se tourna vers Dieu activement par la charité, elle reçut et conçut le Christ avec humilité, et elle l’offrit au Père ainsi que toutes ses souffrances avec générosité. Or elle ne goûta jamais ni consolation ni la douceur de quelque don avec gourmandise. Et toute sa vie s'écoula dans la pureté. Celui qui la suit surmonte tous les obstacles à la vertu et parvient au royaume où elle règne avec son Fils dans l'éternité.

D'AUTRES ENCORE QUI MENENT UNE VIE CONTRAIRE AUX TROIS MODES ET A TOUTE VERTU

Lors donc que l'homme possède le repos naturel en se dégageant de toute occupation, et dans toute son activité se recherche lui-même et reste obstinément attaché à son esprit propre, il ne peut s'unir à Dieu, car il vit en dehors de la charité et de la ressemblance divine. Ici commence le troisième obstacle qui est le plus nuisible de tous, et c'est une vie contraire à la justice, pleine d'erreurs spirituelles et de toutes perversités. 0r prenez soin de bien faire attention de manière à m'entendre. Ces hommes-là sont, à ce qu'il leur semble, de grands contemplatifs, et ils s’imaginent être les plus saints qui soient en vie. Cependant ils vivent en opposition et dissemblance avec Dieu, tous les saints et tous les justes. Or notez bien cette remarque de manière à pouvoir les reconnaître à la fois dans leurs paroles et dans leurs oeuvres.

Du fait du repos naturel qu'ils sentent et possèdent en eux-mêmes dans leur désoeuvrement, ils se tiennent pour libres, unis à Dieu sans intermédiaire, élevés au-dessus de toutes les pratiques de la sainte Eglise, au-dessus des commandements de Dieu, au-dessus de la loi, au-dessus de toutes les œuvres vertueuses auxquelles on puisse s’adonner de quelque façon. Il leur semble en effet que cet affranchissement est chose si grande, qu'on ne y faire obstacle par aucune oeuvre si bonne soit-elle : un tel affranchissement est en effet plus noble que toute vertu. Aussi se tiennent-ils dans une passivité, sans se livrer à une oeuvre quelconque, ni en haut ni en bas, tout comme l'outil qui de lui-même reste inactif et dans l'attente du moment où son maître voudra travailler. S'ils se livraient à quelque travail, Dieu en serait gêné dans son action. C'est pourquoi ils sont affranchis de toute vertu, tellement affranchis qu'ils se gardent de vouloir louer Dieu ou Lui rendre grâces ; ils n'ont ni connaissance, ni amour, ni volonté, ni prière, ni désir. Car tout ce qu'ils pourraient demander ou désirer, à ce qu’il leur semble, ils le possèdent déjà. Et c'est ainsi qu'ils sont pauvres d'esprit, car ils sont sans volonté, ils se sont détachés de tout et vivent sans se réserver en propre quelque préférence, car il leur semble qu'ils sont dégagés de toutes choses, qu'ils se sont élevés au-dessus de toutes choses, et qu'ils possèdent ce en vue de quoi toutes les pratiques de la sainte Eglise sont ordonnées et instituées. Et, à ce qu'ils disent, personne ne peut rien leur donner, ni rien leur prendre, fût-ce Dieu Lui-même ; car dans leur imagination ils ont dépassé toutes les pratiques et toutes vertus. Ils sont parvenus à un état de pure disponibilité et sont devenus quittes de toutes les vertus. Pour y atteindre il faut se donner plus de peine, disent-ils, pour être quitte de la vertu dans une totale disponibilité, que pour acquérir la vertu.

C'est pourquoi ils veulent être libres et n'obéir à personne, ni au pape, ni à l'évêque, ni au curé. Quoi qu'ils manifestent au dehors en apparence, ils ne sont intérieurement soumis à personne, ni par leur volonté, ni par leurs oeuvres, car ils sont affranchis de tout cela dans la mesure où la sainte Eglise en fait l'objet de quelque prescription, Aussi disent-ils : aussi longtemps que l'homme poursuit la vertu et qu'il désire faire l'adorable volonté de Dieu, c'est encore un homme imparfait. Car il est encore en quête de vertus et ne sait rien de cette pauvreté spirituelle, ni de cette disponibilité. Toutefois dans leur imagination ils sont élevés au-dessus de tous les choeurs des saints et des anges, et au-dessus de toute récompense qu'on puisse mériter de quelque façon. Aussi disent-ils qu'ils ne sauraient jamais croître en vertu, ni mériter une plus grande récompense, non plus que commettre jamais aucun péché.

Or ils prétendent qu'ils vivent sans volonté et qu'ils ont abandonné à Dieu leur esprit dans le repos et la disponibilité totale, qu'ils ne font qu'un avec Dieu et qu'ils sont réduits à néant en eux-mêmes. Aussi quelles que soient les convoitises de la nature charnelle, ils peuvent faire librement tout ce qu'elle désire, parce qu'ils sont parvenus à un état d'innocence et qu'aucune loi n'a été portée pour eux. Pour cette raison si la nature a sujet de se porter vers une chose ou une autre dont elle a envie, de crainte que la disponibilité de l'esprit en subisse quelque empêchement ou entrave, ils donnent satisfaction à la nature selon ses convoitises, afin que la disponibilité de l'esprit demeure sans obstacle. Dès lors ils ne font aucun cas des jeûnes, des fêtes, ni d'aucun commandement, ou ne les observent tant soit peu qu'à cause des gens ; ils vivent en effet sans se faire en quoi que ce soit le moindre scrupule de conscience.

J'espère que de ces hommes-là on n'en trouve pas beaucoup, mais ceux qui sont de cette sorte sont les plus mauvais et les plus nuisibles qui existent et il est difficile qu'ils puissent jamais se convertir. Parfois même ils sont possédés du démon, et alors ils sont si rusés qu'on a bien du mal, par le raisonnement, à en venir à bout. Mais en ayant recours à l'Ecriture sainte, à l'enseignement du Christ et aux dogmes de notre foi on finit bien par constater qu'ils sont dans l'erreur.

D'UNE DERNIÈRE SORTE D'HOMMES PERVERS

On trouve encore une autre sorte d'hommes pervers, qui sont en opposition avec les précédents sur quelques points. Ceux-ci considèrent également qu'ils sont affranchis de toute action et qu'ils ne sont rien d'autre qu'un instrument dont Dieu se sert pour faire ce qu'Il veut et comme Il veut. C'est pourquoi ils disent qu'ils sont dans une pure passivité, sans aucune activité, et que les oeuvres que Dieu opère par eux sont plus nobles et de plus de mérite que celui auquel peut parvenir tout autre qui fait lui-même ses oeuvres dans la grâce de Dieu. Ainsi disent-ils qu'ils se contentent de subir l'action divine, qu'ils ne font rien par eux-mêmes, mais que Dieu opère toutes leurs oeuvres. Ils disent aussi qu’ils ne peuvent faire aucun péché, parce que c'est Dieu qui fait leurs oeuvres et qu'ils sont affranchis de tout : tout ce que Dieu veut se fait par eux et il n'en va pas autrement. Ces hommes-là se sont abandonnés intérieurement, renonçant à toute activité, s'établissant dans une totale disponibilité, et ils vivent sans préférence d'aucune sorte. Ils ont une manière abandonnée et humble, et peuvent fort bien subir et souffrir tout ce qui leur arrive d'une âme égale, car il leur semble qu'ils sont un instrument par lequel Dieu agit à sa guise. A bien des égards et en bien des oeuvres ils se comportent d'une manière qui ressemble à celle des justes ; en d'autres occurrences ils font tout le contraire des hommes de bien, car toutes les choses vers lesquelles ils se sentent portés intérieurement, qu'elles soient licites ou illicites, ils tiennent qu'elles viennent toutes du Saint-Esprit. C'est sur ce point et sur d'autres semblables qu'ils se trompent. Car l'Esprit de Dieu ne saurait vouloir, conseiller ou opérer chez personne des choses contraires à l'enseignement du Christ et de l'Eglise.

Ces hommes-là il est difficile de les reconnaître, à moins d'être éclairé et d'avoir le discernement des esprits et de la vérité divine. Certains sont en effet subtils, et fort capables de se déguiser en affectant des opinions contraires ; or ils sont si opiniâtres et s'enferment si bien dans leur esprit propre, qu'ils mourraient plutôt que de céder sur quelque point auquel ils se sont arrêtés. Car ils se tiennent eux-mêmes pour les plus saints et les plus éclairés qui existent. Ils s'opposent aux précédents en ce qu'ils disent qu'ils peuvent croître et mériter, alors que les précédents considèrent qu'ils ne peuvent plus acquérir de mérites, car ils se possèdent eux-mêmes dans l'unité et la disponibilité, et dans cet état on ne saurait s'élever plus haut puiqu’on ne s'y livre plus à aucun exercice.

Tous ils sont des hommes pervers et les plus mauvais qui existent : il faut les fuir comme les démons de l'enfer. Mais si vous avez bien compris la doctrine que je vous ai exposée en détail, il vous sera aisé de constater qu'ils sont dans l'erreur, car ils mènent une vie contraire à Dieu et à la justice, en opposition avec celle de tous les saints. Or tous ils sont des précurseurs de l'Antéchrist, qui lui préparent la voie en vue de ruiner la foi. Ils veulent en effet être libres, sans obéir aux commandements de Dieu et sans pratiquer la vertu, ils veulent être affranchis de tout et unis à Dieu sans amour et sans charité. Ils veulent être des contemplatifs sans fixer sur Dieu le regard de l'amour. Ils veulent être les plus saints des hommes, sans se livrer aux oeuvres de la sainteté. Ils disent qu'ils se reposent en Celui qu'ils n'aiment pas. Ils dirent qu'ils sont élevés en Celui vers qui ne se tournent ni leur volonté ni leur désir. Ils disent qu'ils sont affranchis de toute vertu et de toute dévotion, de manière à ne pas faire obstacle à Dieu dans son action. Ils confessent bien que Dieu est le Créateur et le Seigneur de toutes les créatures, pourtant ils ne veulent Lui adresser ni louanges ni actions de grâces.

Tout en affirmant que sa puissance et sa richesse n'ont pas de bornes, ils soutiennent qu'Il ne peut rien leur donner ni rien leur prendre, comme ils ne peuvent d'ailleurs ni croître ni mériter. Certains sont d'une opinion contraire et disent qu'ils peuvent mériter une plus grande récompense que d'autres hommes, car c'est Dieu qui opère leurs oeuvres et dans leur état de disponibilité ils subissent passivement l'action divine, se regardant eux-mêmes comme mus par Dieu. Et, à ce qu'ils disent, c'est en cela que consiste le plus haut mérite.

Tout cela n'est qu'un amas d'erreurs et d'impossibilités, car l'activité de Dieu en Lui-même est éternelle et immuable : son activité se termine en effet à Lui-même et à rien d'autre que Lui. Et dans cette activité il ne saurait y avoir place pour la croissance ou le mérite d'aucune créature, puisqu'ici il n'y a rien que Dieu, qui ne peut ni s'élever ni s'abaisser. Pour ce qui est des créatures, elles ont leur activité propre moyennant la puissance de Dieu, dans la nature et dans la grâce, et aussi dans la gloire. Et tandis que toutes les activités se terminent ici-bas dans la grâce, elles durent éternellement dans la gloire. Or s'il était possible - mais c'est une chose qui ne peut être - que la créature s'anéantît au point de vue de son activité, de manière à devenir aussi disponible qu'elle l'était avant d'exister, c'est-à-dire de manière à ne faire qu'un avec Dieu à tout égard comme c'était le cas alors, elle ne pourrait pas davantage mériter qu'elle ne le pouvait alors ; et d'ailleurs elle ne serait pas plus sainte ni bienheureuse que ne l'est une pierre ou un morceau de bois, car sans activité propre, sans l'amour et la connaissance de Dieu, nous ne pouvons atteindre à la béatitude ; Dieu toutefois serait bienheureux comme Il l'est de toute éternité et cela ne nous donnerait rien de plus.

Aussi n'est-ce rien que duperie tout ce qu'ils nomment disponibilité. Car ils veulent déguiser toutes leurs malices et toutes leurs perversités, les exalter comme plus nobles et plus hautes que quelque vertu ; les pires malices ils les enveloppent de subtilités, de manière à les faire passer pour tout ce qu'il y a de mieux. Ces hommes-là sont en opposition avec Dieu et tous ses saints. Par contre on peut les comparer aux esprits damnés qui sont en enfer, car les esprits damnés sont sans amour et sans connaissance et ils sont quittes de toutes louanges et actions de grâces, comme de toute dévotion amoureuse ; c'est même la raison de ce qu'ils demeurent éternellement damnés. A ces hommes-là il ne manque d'ailleurs plus que le temps qu’ils ont à vivre tombe dans l'éternité, et qu'alors la justice se manifeste dans ses œuvres.

Mais le Christ, Fils de Dieu, qui est dans son humanité le Régulateur et le Chef de tous les hommes de bien, leur montrant comment ils doivent vivre, fut et demeure à jamais avec tous ses membres, c'est-à-dire avec tous les saints, rempli d'amour et de désir, de louanges et d'actions de grâces à l'adresse de son Père céleste. Et cependant son âme était, elle est encore unie à l'essence divine et bienheureuse en son sein. Mais à cette prétendue disponibilité Il ne songea jamais à parvenir et n'y parviendra jamais, car son âme glorieuse et tous ceux qui arrivent à la béatitude, gardent éternellement une dévotion qui se manifeste dans l'amour, tout comme ceux que tourmentent la faim et la soif, et qui après avoir goûté la saveur de Dieu, ne peuvent jamais s'en rassasier. Cependant cette même âme du Christ jouit de Dieu, et tous les saints aussi, au delà de tout désir, là où il n'y a plus rien que l'un, à savoir la béatitude éternelle de Dieu et de tous ses élus.

Ainsi jouir et agir, telle est la félicité du Christ et de tous ses saints ; telle est aussi la vie de tous les justes, chacun à la mesure de son amour. Et c'est là une justice qui ne passera jamais. Aussi devons-nous nous orner extérieurement et intérieurement de vertus et de moeurs bonnes, comme ont fait les saints. Et nous devons nous présenter sous le regard de Dieu amoureusement, humblement avec toutes nos oeuvres : ainsi nous rencontrerons Dieu par l'intermédiaire de tous ses dons, puis nous éprouverons la touche de l'amour sensible et nous serons remplis d'un dévouement commun. De la sorte nous connaîtrons le débordement et le reflux d'une juste charité, nous serons établis et confirmés dans la simplicité et la paix, dans la ressemblance avec Dieu. Moyennant cette ressemblance, l'amour de simple jouissance et la clarté divine, nous nous écoulons nous-mêmes dans l'unité et rencontrons Dieu avec l'aide de Dieu, sans intermédiaire, dans le repos et la jouissance. Et c'est ainsi qu'éternellement nous demeurerons en Dieu, débordant toujours au dehors et rentrant sans cesse au dedans. C'est par là que nous possédons véritablement la vie intérieure dans toute sa perfection. Pour que cela nous arrive, veuille Dieu nous aider. Amen.

*

TROISIÈME LIVRE : LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU

Celui qui aime Dieu d'un amour fervent et Le possède dans le repos de jouissance, comme il se possède lui-même dans un amour actif et diligent, menant une vie vertueuse selon la justice, moyennant ces trois choses et la révélation secrète de Dieu, l'homme intérieur en un mot, parvient à une vie adonnée à la contemplation divine. Il est certain que cet amant, homme intérieur et juste, Dieu l'a librement élu pour l'élever à une contemplation superessentielle dans la lumière divine et selon un mode divin. Cette contemplation nous établit dans un état de pureté et de netteté qui dépasse tout notre entendement, car il s'agit d'un, ornement particulier, d'une couronne céleste, et en outre d'une récompense éternelle de toutes nos vertus et de toute notre vie. Nul n'y peut parvenir par son industrie ou par sa subtilité, non plus que par aucun exercice, c'est seulement celui que Dieu veut unir à son esprit et transfigurer par le don de Lui-même, qui peut accéder à la contemplation divine et nul autre.

La nature cachée de Dieu contemple et aime éternellement d'une manière active selon les personnes, et toujours elle jouit dans l'embrassement des personnes selon l'unité de l'essence. Dans cet embrassement qui s'accomplit dans l'unité essentielle de Dieu, tous les esprits intérieurs ne font qu'un avec Dieu en qui ils s'écoulent amoureusement, ils sont cette même unité qu'est l'Essence Elle-même, en Elle-même, selon le mode de la béatitude. Or dans cette unité sublime de la nature divine le Père céleste est la source et le principe de toute activité qui s'accomplit au ciel et sur la terre. Et Il dit dans le mystère où notre esprit s'abîme : « Voyez, l'Epoux vient, sortez à sa rencontre. », Ce sont ces paroles que nous allons maintenant expliquer et élucider, du point de vue d'une contemplation superessentielle qui est la base de toute sainteté et de toute vie à laquelle on puisse accéder.

A cette contemplation divine il en est fort peu qui puissent parvenir, du fait d'une incapacité ou d'une inaptitude qui tient à eux-mêmes, comme aussi à cause du mystère où se cache la lumière dans laquelle on contemple. C'est pourquoi personne ne comprendra vraiment à fond ces explications par les seules ressources de quelques connaissances acquises ou les subtilités de réflexions personnelles. Car toutes les paroles, tout ce qu'il est possible d'apprendre et de comprendre à la manière des créatures, demeure hors de propos, loin en deçà de la vérité dont je veux parler. Mais celui qui est uni à Dieu et éclairé dans cette vérité, est en mesure de comprendre la vérité par elle-même. Car comprendre et entendre Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu'II est en Lui-même, c'est être dieu de par Dieu, sans intermédiaire ou quelque différence capable de s'interposer comme obstacle. Aussi je demande de quiconque ne comprend pas cela et ne le ressent pas dans l'unité fruitive de son esprit, qu'il ne s'en scandalise pas et laisse les choses être ce qu'elles sont. Car ce que je vais dire est vrai, et le Christ, la Vérité éternelle, l’a dit Lui-même dans ses enseignenvents à plusieurs reprises pour autant du moins que nous sommes capables de le découvrir et mettre en lumière. Pour cette raison celui qui veut comprendre doit être mort à lui-même et vivre en Dieu, il doit tourner son visage vers la Lumière éternelle, tout au fond de son esprit où la vérité éternelle se révèle sans intermédiaire,

________µ manque fin p350 et p.351_______________


PREMIERE PARTIE : “VOYEZ” . LES CONDITIONS REQUISES POUR VOIR


Or le Père céleste veut que nous soyons des voyants, car Il est le Père des lumières. C'est pourquoi Il prononce de toute éternité, sans cesse et sans intermédiaire, dans le mystère de notre esprit, une Parole unique et insondable, à l'exclusion de toute autre. Et dans cette Parole Il s'exprime lui-même et toutes choses et ce qu'Il dit par cette Parole, c'est uniquement : « Voyez. » Et c'est ainsi que s'effectue la procession et génération du Fils, la Lumière éternelle, dans laquelle on connaît, on voit toute félicité.

COMMENT ON PARVIENT A VIVRE DANS LA CONTEMPLATION DIVINE MOYENNANT TROIS CONDITIONS

Pour que l'esprit contemple Dieu avec l'aide de Dieu, sans intermédiaire, dans cette lumière divine, l’homme doit nécessairement satisfaire à trois conditions. En premier lieu il doit être bien ordonné extérieurement dans la pratique de toutes les vertus, intérieurement ne butter contre aucun obstacle, et ainsi être aussi dégagé de toute activité extérieure que s'il n'en exerçait aucune. Car s'il se préoccupe intérieurement de telle ou telle oeuvre de vertu, son esprit est envahi d'images, et aussi longtemps que durent ses préoccupations, il est incapable de contempler. En second lieu il doit adhérer à Dieu intérieurement, y appliquant son intention et son amour, comme enflammé d'une ardeur qui ne peut jamais s'éteindre. Dès l'instant qu'il sent en lui-même de telles dispositions, il est capable de contempler. En troisième lieu il doit se perdre lui-même dans l'indétermination sans modes, dans une ténèbre où tous les hommes adonnés à la contemplation s'égarent dans la jouissance, sans pouvoir jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode des créatures.

Dans les profondeurs insondables de cette ténèbre où l'esprit aimant est mort à lui-même, commencent la révélation de Dieù et la vie éternelle. Car au sein de cette ténèbre s'engendre et luit une Lumière incompréhensible, à savoir le Fils de Dieu, dans laquelle on contemple la vie éternelle. Et c'est dans cette lumière qu'on devient voyant. Cette lumière divine est donnée à l'esprit dans la simplicité de son être, où il reçoit la clarté qu'est Dieu Lui-même, au-dessus de tous les dons et de toute activité créée, dans le vide qui s'ouvre dans un esprit dégagé de tout, et où lui-même se perd moyennant l'amour de fruition, et reçoit sans intermédiaire la clarté divine. Il devient sans cesse cette même clarté qu'il reçoit.

Voyez, cette clarté secrète dans laquelle où contemple tout ce qu'on désire, une fois que l'esprit s'est détaché de tout, elle est si grande que l'amant qui commencent la révélation de Dieu et la vie éternelle où il se repose, rien qu'une lumière incompréhensible. Dans la simple nudité qui s'étend à toutes choses il a le sentiment de se trouver lui-même cette lumière à l'aide de laquelle il voit, et rien d'autre.

Tel est donc le premier point où il est montré comment on devient un voyant dans la lumière divine. Heureux sont les yeux qui voient de cette façon-là, car ils possèdent la vie éternelle.

DEUXIÈME PARTIE : “L'EPOUX VIENT” . COMMENT LA GÉNÉRATION DIVINE SE RENOUVELLE SANS CESSE EN LA PARTIE NOBLE DE L'ESPRIT

Une fois que nous sommes ainsi devenus voyants nous pouvons contempler avec joie l'avènement éternel de notre Epoux. C'est là le second point dont nous allons maintenant parler.

Quel est donc l'avènement de notre Epoux qui puisse être éternel ? C'est une génération nouvelle, une illumination nouvelle qui s'accomplit sans cesse. En effet le fond d'où jaillit la clarté et qui est cette clarté même, est plein de vie et de fécondité. Aussi la révélation de la lumière éternelle se renouvelle t-elle sans cesse dans le secret de l'esprit. Voyez, toutes les opérations d'ordre créé et toutes les pratiques de vertu doivent ici se résorber, car ici Dieu s'engendre Lui-même en la plus noble cime de l'esprit. Et il n'y a de place ici pour rien d'autre qu'une éternelle contemplation où l'on fixe la Lumière à l'aide de la Lumière et dans la Lumière. Et l'avènement de l'Epoux est si prompt qu'à vrai dire Il est toujours là, demeurant avec ses richesses infinies, et qu'Il est toujours en train de venir, personnellement, sans cesse ni relâche, d'une venue nouvelle parmi d'aussi nouvelles clartés, tout comme s'Il n'était jamais venu auparavant. Car son avènement tient, hors du temps, dans un instant éternel qu'on saisit toujours avec un nouveau plaisir et de nouvelles joies.

Voyez, les délectations et les joies que cet Epoux apporte en son avènement, sont infinies, immenses, car c'est Lui-même. Aussi les yeux de l'esprit, par lesquels il contemple et fixe son Epoux, sont-ils si largements ouverts qu'ils ne peuvent jamais plus se fermer. La contemplation de l'esprit qui plonge son regard dans la révélation secrète de Dieu, dure en effet pour l'éternité, et pour saisir l'Epoux dans son avènement il s'ouvre si largement, que l'esprit devient lui-même l'Immensité qu'il appréhende.

C'est ainsi que Dieu avec l'aide de Dieu peut être saisi et vu, ce en quoi consiste toute notre béatitude.

Tel est le second point, où il est montré comment nous recevons sans cesse notre Epoux dans son avènement éternel, en notre esprit.

TROISIEME PARTIE : “SORTEZ”. COMMENT NOTRE ESPRIT EST SOLLICITÉ DE SORTIR DANS LA CONTEMPLATION ET LA JOUISSANCE

Or l'Esprit de Dieu prononce dans l'écoulement secret de notre esprit, cette parole : « Sortez pour vous adonner à une contemplation et une jouissance éternelle selon un mode divin. »

Toutes les richesses qui sont en Dieu par nature, nous les possédons par l'amour en Dieu, et Dieu les possède en nous par l'Amour infini qui est le Saint Esprit. Car dans l'Amour on goûte la saveur de tout ce qu'on peut souhaiter. C'est pourquoi du fait de cet Amour nous sommes morts à nous-mêmes, sortis hors de nous-mêmes en nous écoulant amoureusement dans un gouffre où tout mode s'évanouit, au sein de la ténèbre. Alors dans l'embrassement de la Trinité sainte l'esprit demeure pour l'éternité dans l'unité superessentielle, dans le repos et la jouissance. Et c'est dans cette même unité, selon qu'elle est féconde, que le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père, et toutes les créatures en eux. Cela dépasse la distinction des personnes, car ici les notions de paternité, de filiation sont de simples acceptions de la raison, dans la fécondité vivante de la nature.

C'est ici l'origine et le principe d'une sortie éternelle, d'une activité éternelle sans commencement. Car c'est ici un Commencement sans commencement, selon que le Père tout-puissant se saisit Lui-même parfaitement dans le fond de sa fécondité, le Fils, Verbe éternel du Père, sort en constituant une autre personne dans la divinité. Et du fait de cette génération éternelle, toutes les créatures sortent éternellement, avant d'être créées dans le temps. Ainsi Dieu les contemple et les connaît en Lui-même, non pas distinctes cependant à tous égards, car tout ce qui est en Dieu est Dieu.

Cette sortie éternelle, cette vie éternelle que nous avons en Dieu éternellement et qui nous constitue dans ce que nous sommes, en dehors de nous-mêmes, c'est le principe de notre être créé dans le temps. Et notre être créé est suspendu au sein de l'Etre éternel et ne fait qu'un avec Lui selon son existence essentielle. Cet être éternel, cette vie éternelle que nous avons et que nous sommes dans l'éternelle Sagesse de Dieu, s'identifie à Dieu, car elle subsiste éternellement, sans distinction, dans l'essence divine, et moyennant la génération du Verbe elle déborde éternellement pour constituer une entité différente, avec distinction selon la raison éternelle. Moyennant ces deux considérations il est si semblable à Dieu que Dieu se reconnaît et se reflète sans cesse dans cette ressemblance, quant à l'essence et quant aux personnes. Car quoiqu'il y ait ici distinction et différence selon la raison, cette ressemblance ne fait pourtant qu'un avec l'image même de la sainte Trinité, la Sagesse divine dans laquelle Dieu se contemple Lui-même ainsi que toutes choses dans un instant éternel où rien ne précède et rien ne Suit. D'un simple regard Il se contemple Lui-même ainsi que toutes choses : et c'est là l'Image de Dieu, la ressemblance de Dieu, en même temps que notre propre image et notre ressemblance ; ici en effet Dieu se reflète avec toutes choses. Dans cette Image divine toutes les créatures ont une vie éternelle en dehors d'elles-mêmes, comme dans leur exemplaire éternel. C'est à cette image et à cette ressemblance que nous a faits la sainte Trinité.

COMMENT IL NOUS EST DONNÉ DE SORTIR ÉTERNELLEMENT DANS LA GÉNÉRATION DU FILS

Aussi Dieu veut-Il que nous sortions de nous-mêmes dans cette Lumière divine, que nous poursuivions surnaturellement l'Image qui est notre propre vie et que nous la possédions avec Lui, par l'action et la jouissance, dans l'éternelle béatitude. Car nous en venons à découvrir que le sein du Père est notre propre fond et notre origine, c'est là que notre vie et notre être ont leur principe. Et de notre propre fond, c'est-à-dire du Père, et de tout ce qui vit en Lui, jaillit l'éclat d'une clarté éternelle, à savoir la génération du Fils. Or dans cette clarté, c'est-à-dire dans le Fils, le Père se révèle à Lui-même et tout ce qui vit en Lui. Car tout ce qu'Il est et tout ce qu'Il a, Il le donne au Fils, excepté la qualité de paternité qui Lui reste à Lui-même. C'est pourquoi tout ce qui vit dans le Père, encore caché dans l'unité, vit aussi dans le Fils et se manifeste en s'écoulant au dehors. De la sorte le fond simple de notre image éternelle demeure dans les ténèbres, échappant à tout mode. Mais la clarté immense qui en jaillit, révèle et manifeste le mystère de Dieu selon certains modes. Tous les hommes qui sont élevés au-dessus de leur condition de créatures à une vie contemplative ne font qu'un avec cette divine clarté, ils sont cette clarté même. Ils voient, ils sentent, ils découvrent, moyennant cette lumière divine, qu'ils sont eux-mêmes ce même fond simple, selon ce qu'il y a chez eux d'incréé, d'où cette clarté jaillit sans mesure selon un mode divin, tandis que selon la simplicité de l'essence elle demeure éternellement au sein de l'unité où elle échappe à tout mode comme à toute diversité.

Pour cette raison les hommes intérieurs qui s'adonnent à la contemplation, doivent sortir, selon le mode de cette contemplation, au-dessus de la raison et au-dessus de toute distinction, au-dessus même de leur être créé, plongeant éternellement du regard, au sein de l'unité, moyennant la Lumière qui s'y engendre : ils sont ainsi transformés au point de ne plus faire qu'un avec cette même Lumière qu'ils voient et grâce à laquelle ils voient. C'est ainsi que les hommes adonnés à la contemplation poursuivent leur image éternelle, sur le modèle de laquelle ils sont faits, et qu'ils contemplent Dieu et toutes choses, sans distinction, d'un simple regard dans la divine clarté. C'est ici la forme de contemplation la plus noble et la plus utile à laquelle on puisse parvenir en cette vie. Dans cette contemplation l'homme reste en effet parfaitement maître de soi et libre, il est capable de croître, quant à l'élévation de sa vie, chaque fois qu'amoureusement il rentre au sein de l'unité au-dessus de tout ce qu'on peut comprendre. Car il reste libre et maître de lui dans sa vie intérieure et dans la pratique des vertus. Le regard qu'il plonge dans la lumière divine le tient au-dessus de tout exercice intérieur, au-dessus de toute vertu et au-dessus de tout mérite, car c'est la couronne et la récompense à laquelle nous aspirons et qu'alors nous avons et possédons de quelque façon : la vie contemplative c'est en effet une vie céleste. Si nous étions délivrés du présent exil, nous serions plus capables selon notre être créé, de recevoir la clarté, et la gloire de Dieu pourrait mieux nous pénétrer de ses rayons, d'une manière plus noble, et à tous égards.

Tel est le mode au-dessus de tous les modes, selon lequel on sort pour s'adonner à la contemplation divine et plonger du regard dans l'éternité ; c'est ainsi qu'en parvient à se transformer au sein de la divine clarté.

Cette sortie de l'homme adonné à la contemplation, se fait aussi selon l'amour. Car moyennant l'amour de fruition il dépasse son être créé pour découvrir et goûter la félicité que Dieu est en lui-même et qu'Il verse sans cesse dans le secret de l'esprit, où l'homme s'assimile à la noblesse de Dieu.

QUATRIEME PARTIE : « A SA RENCONTRE » D'UNE RENCONTRE DIVINE QUI SE PRÉSENTE DANS LE SECRET DE NOTRE ESPRIT

Quand l'homme intérieur adonné à la contemplation a poursuivi ainsi son image éternelle, et dans cette pureté, moyennant le Fils, possède le sein du Père, il est illuminé par la vérité divine. Il reçoit la génération éternelle, renouvelée à chaque instant, et il sort, selon le mode de la Lumière, pour se livrer à la contemplation divine. Ici commence le quatrième et dernier point, à savoir une rencontre amoureuse qui, au-dessus de tout, fait notre félicité.

Vous devez savoir que le Père céleste, comme un fond vivant, se tourne, avec tout ce qui vit en Lui, activement vers son Fils comme vers sa propre Sagesse éternelle ; et cette même Sagesse et tout ce qui vit en Elle, fait retour activement vers le Père, vers ce même fond d'où Elle vient. Et de cette rencontre résulte la troisième personne entre et le Fils, à savoir le Saint-Esprit, leur Amour mutuel, qui ne fait qu'un avec eux dans une même nature. Et cet Amour embrasse et pénètre activement et fruitivement le Père et le Fils et tout ce qui vit en eux avec tant de largesse et d'allégresse que là-dessus toute créature est réduite à garder éternellement le silence. Car le prodige incompréhensible qui gît en cet amour, dépasse éternellement l’entendement des créatures. Mais quand on comprend, quand on savoure cette merveille sans étonnement, alors l'esprit s'est élevé au-dessus de lui-même et ne fait qu'un avec l'Esprit de Dieu, il savoure et il voit, comme Dieu, sans mesure, la richesse que Dieu est en Lui-même dans l'unité du fond vivant où Il se possède selon ce qu'il y a chez Lui d'incréé.

Or cette rencontre exaltante, selon le mode divin, se renouvelle sans cesse en nous activement. Car le Père se donne dans le Fils, et le Fils dans le Père en une complaisance éternelle et un amoureux embrassement. Et cela se renouvelle à tout instant dans le lien de l'Amour. De la même façon en effet que le Père sans cesse ni relâche contemple à nouveau toutes choses dans la génération du Fils, de même toutes choses deviennent pour le Père et pour le Fils, à nouveau objets d'amour dans la procession du Saint-Esprit.

Telle est la rencontre active du Père et du Fils dans laquelle, moyennant le Saint-Esprit, nous recevons l'embrassement de l'Amour éternel. Or cette rencontre active et cet embrassement amoureux sont en leur fond d'ordre fruitif, échappant à toute détermination modale. Car l'abîme sans mode qu'est Dieu, est si ténébreux, si indéterminé, qu'il renferme en soi tous les modes divins, les opérations et les pro- priétés des personnes : l'unité essentielle les embrasse parmi toutes ses richesses ; c'est là le principe de jouissances divines en cet abîme de l’Etre sans nom. L'esprit trépasse ici dans la jouissance, il s'écoule pour se jeter dans la nudité où tous les noms divins, tous les modes, les idées ou raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la Vérité divine, tombent sans exception dans la Simplicité sans nom, dans l'indétermination où nulle raison n'a prise. Or dans ce gouffre sans fond de la Simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive, le fond y échappe toutefois, sauf dans l'Unité essentielle. A cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n'y a ici qu'un éternel repos dans l'embrassement exultant où tout s'écoule dans l'amour. Et cela se passe dans l'Essence sans mode où, au-dessus de toutes choses, les esprits intérieurs ont élu leur séjour. C'est là que règne un ténébreux silence au sein duquel vont se perdre tous les amants.

Si toutefois par la pratique des vertus, nous pouvions atteindre ce degré de préparation, il nous faudrait bientôt quitter notre corps comme un vêtement, et nous laisser emporter par les vagues furieuses de cet océan ; jamais créature ne pourrait nous ramener.

Pour posséder dans la jouissance l'Unité essentielle, contempler clairement l'unité dans la Trinité, demandons à l'amour divin qu'il nous l'accorde : il ne rebute aucun mendiant.

AMEN. AMEN.








Jan van RUUSBROEC ÉCRITS III - LE ROYAUME DES AMANTS - LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE

SPIRITUALITÉ OCCIDENTALE, n° 4 ABBAYE DE BELLEFONTAINE

Jan van RUUSBROEC

ÉCRITS

Publiés aux mêmes Éditions :
Présentation et Traduction par Dom André Louf, o.c.s.o.
LE ROYAUME DES AMANTS
LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE
III
- Jan van RUSSBROEC, Écrits I,
— La Pierre brillante
— Les sept Clôtures
— Les sept Degrés de l'Amour
— Livre des Éclaircissements
introduction de Paul Verdeyen, s.j., présentation et traduction par Dom André Louf, o.c.s.o., Collection Spiritualité Occidentale, n° 1, 1990.
- Jan van RUSSBROEC, Écrits II,
— Les Noces Spirituelles
présentation et traduction par Dom André Louf, o.c.s.o., Collection Spiritualité Occidentale, n° 3, 1993.
SPIRITUALITÉ OCCIDENTALE, n° 4 ABBAYE DE BELLEFONTAINE
Collection SPIRITUALITÉ OCCIDENTALE

Sur la page de couverture, portrait de Ruusbroec,
réplique de XVIe siècle d'un original perdu
du XVe siècle,
conservée par la Société Ruusbroec, Anvers.
Tous droits réservés
© 1997 - Abbaye de Bellefontaine
F. 49122 Bégrolles-en-Mauges (Maine-&-Loire)
ISBN 2-85589-204-X
ISSN 1152-1341

LE ROYAUME DES AMANTS

Introduction

Date et occasion du traité

Le Royaume des amants est cet opuscule qui introduit à la lecture de Ruusbroec dans les manuscrits rassemblant ses oeuvres complètes, et que Pomerius place en tête de sa bibliographie dans son Histoire du couvent de Groenendael. De cette situation privilégiée faite au Traité on a conclu, sans doute à raison, qu'il représentait un premier essai de synthèse de la mystique chrétienne. À l'époque où il rédige cet ouvrage, Ruusbroec réside encore à Bruxelles, attaché comme chanoine mineur à la collégiale de Sainte-Gudule, selon le témoignage du même auteur qui signale les oeuvres écrites « post ingressum religionis /1 » .. On peut donc avancer une date de rédaction antérieure de quelques années à 1343.

À cette époque de sa vie, grâce à son ministère, Ruusbroec a déjà été mis en contact avec divers courants « spirituels », dans lesquels survivent plus ou moins explicitement certaines tendances condamnées au Concile de Vienne, en 1312, soit du temps de la jeunesse ecclésiastique de Ruusbroec. Plus que personne, celui-ci avait dû sentir le besoin de quelque ouvrage apportant des précisions sur « la sainte doctrine en langue thioise... en raison de quelques opinions fausses et contraires qui avaient alors surgi », comme l'écrira le frère Gérard, moine à la Chartreuse de Hérinnes, proche de Groenendael, ami et

1. G. WARNAR s'est récemment demandé si cette expression ne viserait pas plutôt le moment où la petite communauté de Groenendael, déjà retirée du monde, s'engage par profession dans la vie canoniale selon la Règle de saint Augustin : De Chronologie van Ruusboecs Werken, dans Ons Geestelijk Erf, 68 (1994), p. 185-199.

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correspondant de l'auteur/1. Le texte de notre Traité témoigne de la maturité alors déjà atteinte par Ruusbroec, à la fois quant à l'expérience spirituelle d'où il procède, et quant à la solidité de sa synthèse théologique, dont les grandes lignes ne seront plus modifiées, mais seulement approfondies et inlassablement précisées par la suite.

Curieusement cependant, Ruusbroec ne souhaita pas livrer cet ouvrage au public. Lorsque, une vingtaine d'années plus tard, il en découvrira une copie dans la bibliothèque des chartreux d'Hérinnes, lors d'une visite qu'il leur fit, il s'en montrera fort surpris, et même « peiné que l'ouvrage ait été publié /2 ». Il apparut bien vite que l'un de ses secrétaires, qui devait pourtant être au courant de son désir de ne pas divulguer l'écrit, l'avait à son insu prêté aux chartreux, afin que ceux-ci puissent en réaliser une copie. Mais lorsque le frère Gérard lui proposa courtoisement de lui rendre le manuscrit, Ruusbroec refusa, annonçant en même temps son intention de composer un autre ouvrage pour expliciter certains passages qui semblaient avoir heurté quelques uns de ses lecteurs chartreux. Ainsi naîtra le « Livre des Éclaircissements » où Ruusbroec s'essaie principalement à préciser la fameuse « union sans différence ou sans distinction » qu'il place au degré le plus élevé du parcours mystique. Un essai qui toutefois ne parviendra pas à apaiser entièrement les scrupules de ses lecteurs /3.

Pour quels motifs Ruusbroec avait-il souhaité soustraire ce premier écrit à l'intérêt de ses lecteurs ? Avait-il pressenti que telle expression pouvait être mal interprétée par des esprits moins préparés, comme l'incident avec des amis aussi avertis que les chartreux allait le lui confirmer, cela tout particulièrement à une époque où le soupçon d'hérésie pouvait lui attirer

1. Dans son Prologue, première notice biographique concernant Ruusbroec, édité par W. DE VREESE, dans Bijdragen tot de kennis van bet leven en de werken van Jan van Ruusbroec, dans Het Belfort, 10 (1895), p. 5-20. Traduction française de G. NEEFS en annexe de P. VERDEYEN, Essai de biographie critique, dans P. MOMMAERS et N. DE PAEPE, Jan van Ruusbroec : the sources, content and sequels of bis mysticism (Mediaevalia Lovaniensia Studia I, Studia 12), Leuven 1984, p. 9-13.
2. Ibidem, p. 13.
3. Cf. l'Introduction au Livre des Éclaircissements, Écrits I.

d’embarrassantes complications ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Il n'en reste pas moins vrai qu'au dire du même frère Gérard, qui l'avait entendu de la propre bouche de Ruusbroec, lui-même tenait le Royaume des amants pour « l'ouvrage qui lui était le plus cher parmi tous ceux qu'il avait écrit /1 ». Ce disant, il trahissait peut-être ainsi l'obscur sentiment d'une légitime fierté que lui inspirait son coup d'essai, fort de l'idée cheminant secrètement en lui qu'il fût déjà un coup de maître.

Ses interlocuteurs : les faux mystiques

Quelles étaient donc ces « opinions fausses et contraires qui avaient alors surgi », et auxquelles Ruusbroec trouvait urgent de répliquer ? Il n'est pas aisé de leur donner un nom ni d'identifier un ou plusieurs de leurs chefs de file. Plusieurs tendances et mouvements « spirituel » avaient cours, qui voguaient tous sur les eaux troubles d'une doctrine plus ou moins hétérodoxe, tels les Frères du libre Esprit ou les Bégards et les Béguines, encore insuffisamment entrés dans le champ de la recherche aujourd'hui, dont seules les positions les plus extrêmes auront réellement maille à partir avec l'autorité ecclésiastique. Dans tel de ses Traités, par exemple, Ruusbroec semble se souvenir de Marguerite Porrete, la malheureuse béguine de Valenciennes, morte sur le bûcher à Paris en 1310 /2. Ailleurs encore, il se pourrait qu'il veuille préciser les thèses les plus osées de Maître Eckhart/3. Dans tous les cas, quoi qu'il en soit des réticences évoquées de ses amis chartreux devant telle de ses formules plus obscures, Ruusbroec entend toujours se situer dans la droite ligne d'une orthodoxie qu'il veut sans faille, et qui apparaît même parfois quelque peu sourcilleuse. La seule chose qui l'autoriserait, de son avis, à sortir, non sans précaution, des sentiers battus, c'est la force exceptionnelle de sa propre expérience mystique, qu'il ne saurait mettre en doute, même s'il éprouve d'évidentes difficultés à exprimer celle-ci en un vocabulaire au-dessus de tout soupçon.

1. Cf. Édition du Prologue du frère Gérard, l.c., p. 13.
2. Noces Spirituelles, 2.3340-2.3345, dans Écrits I.
3. Ainsi peut-être dans la deuxième partie de son Traité Les douze béguines.

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À défaut de pouvoir explicitement nommer les fauteurs de trouble à l'adresse desquels s'exerce la mise en garde du solitaire de Groenendael, il est possible de retracer leur portrait en partant des traits que lui-même en a laissés dans ce premier Traité jailli de sa plume.

Ambiguïtés d'une contemplation naturelle

Au moment où Ruusbroec présente les divers « chemins » par lesquels Dieu conduit l'âme à lui, il reconnaît explicitement l'existence d'un chemin qu'il dit « naturel », situé entre celui des sens extérieurs et celui qu'il appelle « surnaturel ». Par ce chemin naturel, l'âme pourrait prétendre atteindre Dieu à travers les diverses puissances dont elle est dotée, puisqu'elle a été créée à l'image de ce dernier, et garde toujours cette image profondément « imprimée » en elle. L'auteur décrit alors une démarche que l'on peut qualifier de « mystique naturelle », qu'il saluera toujours comme possible, mais qui à ses yeux demeure rare, en pratique, et qui, de toute façon, ne peut parvenir à la véritable union mystique sans une intervention particulière de la grâce. « On l'appelle naturel, précise-t-il, parce que l'on peut s'y engager sans la poussée de l'Esprit-Saint et sans les dons surnaturels et divins. Mais il est rare que ce chemin aboutisse noblement, sans la grâce de Dieu /1 ».

Lorsque Ruusbroec s'attache à reconnaître ainsi la validité d'un chemin « naturel » pour atteindre Dieu dans le contexte d'une expérience contemplative qui n'ignore ni le recueillement, ni le repos intérieur, ni même une certaine douceur de fruition, tel qu'il la détaille longuement en 4.2 de notre Traité, il ne pense nullement à la possibilité d'une « mystique naturelle » chez des non-chrétiens. En effet, si ce problème fait bien partie de nos préoccupations les plus actuelles, en revanche, une telle question ne point même pas à l'horizon chez Ruusbroec. Au contraire, fidèle aux conceptions de son temps, il a tendance à ranger tous les infidèles dans une même espèce, vouée à la réprobation finale/1. Il n'en reste pas moins que sa doctrine déjà très élaborée de la possibilité d'une mystique naturelle, fondée sur la présence de l'image de Dieu en l'âme dès l'instant de sa création, constituerait aujourd'hui un point de départ intéressant pour une réflexion théologique au sujet des mystiques d'inspiration non-chrétienne /2.

Des mystiques dans l'illusion

Au contraire, ceux que vise ici l'auteur sont des baptisés qui se contentent de cette voie naturelle, alors qu'à une certaine étape de leur parcours intérieur ils auraient dû « oser faire confiance à la grâce » (4.333) et se laisser attirer par elle, pour être conduits infiniment plus loin. Un peu partout dans ses ouvrages, Ruusbroec en a multiplié les portraits. Dans leur comportement extérieur, deux signes permettent de les distinguer sans équivoque : d'une part leur orgueil et suffisance ; d'autre part, l'absence, chez eux, de tout mouvement de charité pour les autres.

Bien que Ruusbroec admette qu'ils soient réellement « désoeuvrés et élevés à la contemplation naturelle », il dénonce chez eux le comportement arrogant qui les rend insupportables : « Ils aspirent à des choses élevées..., ils veulent toujours être les meilleurs et les plus exceptionnels, et se pensent comme tels. Ils souhaitent recevoir de tous honneur et vénération..., mais ils ne trouvent que peu de gens qui les satisfassent en ce domaine... Ils rabaissent tout ce qui apparaît dans la vie extérieure et intérieure

1. 4.322: « Les païens, même ceux qui vivent présentement dans la justice naturelle, seront damnés, puisque le Nom de Jésus-Christ, ses oeuvres, les prophéties et la Rédemption de la nature humaine ont été prêchés et manifestés jusqu'aux confins de l'univers ». Bien qu'il concède que les « païens qui vivent selon la raison naturelle » seront moins sévèrement punis que ceux qui ne le font pas (4.321).
2. Cette réflexion vient d'être très heureusement menée par deux jésuites, chacun spécialiste dans son propre domaine : Paul MOMMAERS - Jan VAN BRAGT, Mysticism Buddhist and Christian. Encounters with Jan van Ruusbroec, Crossroad, New York 1995. Traduction néerlandaise : Ruusbroec in gesprek met bet Oosten. Mystiek in boeddbisme en cbristendom, Averbode - Kok Kampen 1995.

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des autres, mais ils attachent grande importance à leur propre façon de vivre. Ils veulent enseigner tout le monde..., mais n'acceptent enseignement ou remarque de personne, car ils sont orgueilleux et tiennent à leur volonté propre » (4.326).178

Le second indice est tout aussi patent : « Ils font souvent défaut à leur prochain lorsqu'il est dans le besoin », et non pas parce qu'ils seraient absorbés dans leur contemplation, mais bien par choix et conviction : « Ces gens estiment en effet la contemplation au-delà de n'importe quelle oeuvre de charité », affirmation qui leur attire sur-le-champ une cinglante réplique de la part de notre auteur : « Ce qui est une erreur, car... la contemplation même surnaturelle, sans les oeuvres de charité, ne mène à rien » (4.326).

Ceci vaut pour les indices extérieurs. Mais qu'en est-il du point de vue du fonds de telles personnes ? C'est en explicitant le don de Conseil que Ruusbroec précisera clairement ce dont celles-ci sont naturellement capables, et, en même temps, ce qui leur fera irrémédiablement défaut, aussi longtemps qu'elles ne se livreront pas à la grâce : « Même au cas où, grâce au désoeuvrement et à l'absence de tout souci terrestre, grâce aussi à la clarté de leur raison naturelle et à leurs puissances recueillies dans l'essence, ils sentiraient le penchant naturel que toute âme possède vers son origine (car tout ce qui est créé est suspendu dans sa propre cause comme dans son propre repos), et s'enfonceraient ensuite dans leur essence, s'étant perdus eux-mêmes et n'agissant plus ni au-dehors ni au-dedans (c'est-à-dire sans amour et connaissance), tout cela ne serait que temps perdu, car ils ne ressemblent pas à Dieu. En effet, ni l'Esprit de Dieu ni le divin amour ne sont désoeuvrés dans la grâce ni dans la gloire. C'est pourquoi ces personnes-là ne vont pas au-delà d'elles-mêmes, mais ce qu'elles ressentent n'est que le penchant naturel qu'elles possèdent vers leur origine qui est Dieu. Car personne ne peut savourer la fruition divine à moins de ressembler au Christ ».

Dans cette longue citation, qui nous initie déjà à quelques concepts fondamentaux de l'auteur en matière d'union mystique, les paroles importantes sont : « Ces personnes ne vont pas au-delà d'elles-mêmes ». Elles demeurent, en effet, enfermées dans leur monde intérieur, même si celui-ci recèle l'image de Dieu. Ce qui leur manque, c'est d'être « poussées au-dehors par la grâce de Dieu, vers toutes les vertus..., et à nouveau attirées au-dedans », pour être ensuite « transportées au-delà..., grâce à l'amour de fruition pour savourer Dieu selon le mode de Dieu » (4.33 4.51). C'est ainsi tout l'itinéraire mystique qui, selon Ruusbroec, leur demeure fermé, parce qu'il leur a manqué de se disposer à la grâce.179

Survol de l'ouvrage

La Préface de l'ouvrage annonce le verset d'Écriture à partir duquel Ruusbroec va conduire et développer tout l'exposé. Le procédé lui est familier. Il le reprendra pour les Noces Spirituelles. Il s'agit ici de Sagesse 10, 10, dans la version libre qu'en avait gardée le Bréviaire Romain, aux Laudes d'un Confesseur Pontife : « Le Seigneur a ramené le juste sur des chemins droits, et lui a montré le Royaume de Dieu ». Et voilà toutes trouvées les cinq parties de son ouvrage.

Elles seront de longueur inégale. « Le Seigneur » nous vaut un rapide exposé sur la création. Le commentaire de « à ramené » résume en trois pages le mystère de l'Incarnation et ses prolongements dans les sacrements. Celui de « Le juste », plus bref encore, mais non sans intérêt, trace un abrégé du parcours spirituel, dans ses dimensions active et contemplative, que Ruusbroec ne cessera de développer dans l'ensemble de son oeuvre. Une cinquième partie, un peu en guise d'appendice, décrira les diverses formes concrètes du Royaume de Dieu.

Mais c'est bien la quatrième partie qui prédomine sur les autres et, dans celle-ci, la présentation que fait Ruusbroec du chemin surnaturel, qui requiert de lui les quatre cinquièmes de l'ouvrage. Pour en venir à ce propos, l'auteur a dégagé successivement trois chemins, dans la quatrième partie : celui des sens, celui qu'il qualifie de naturel, et enfin le chemin surnaturel. Avec ce dernier, il expose en détail les effets que produisent dans l'âme les dons de l'Esprit-Saint. Ce chemin répond le mieux aux intentions de Ruusbroec : décrire comment l'action du Saint-

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Esprit, et elle seule, conduit progressivement l'âme jusqu'aux cimes de l'expérience mystique, jusqu'à l'unité d'esprit dans l'amour.

En tête figure une présentation de six catégories de personnes jugées inaptes à l'expérience mystique. C'est la première fois que Ruusbroec sacrifie à ce genre littéraire auquel il va souvent revenir dans ses ouvrages ultérieurs. C'est pour lui un moyen de donner à son lecteur, à l'aide de descriptions parfois hautes en couleurs, où la psychologie et l'humour se mêlent agréablement, quelques critères concrets de discernement spirituel. Il recense parmi les sujets jugés inaptes les pécheurs publics, les mécréants, les hypocrites, les faux prudents, les serviteurs-esclaves, et enfin les orgueilleux, ces faux mystiques dont il a été question plus haut. Tous sont apparemment de bons chrétiens, au moins à s'en tenir à l'attitude extérieure, mais ils manqueront pourtant la porte d'entrée qui mène à la vie d'amour.

La catégorie des serviteurs-esclaves, c'est-à-dire de ceux qui observent les commandements par peur de l'enfer et en s'appuyant sur leurs propres efforts (4.325), mérite une attention particulière. Aux yeux de Ruusbroec, non seulement ceux-ci sont inaptes à l'expérience mystique, mais ils « vivent tous en dehors de la grâce de Dieu et dans le péché mortel, et ne peuvent être sauvés à moins » de se convertir (4.326). La condamnation est sévère et contredit la doctrine traditionnelle selon laquelle un amour imparfait de Dieu, basé sur la crainte, peut suffire au salut. Ruusbroec a-t-il été rappelé à l'ordre pour ce mini-faux pas ? En tout cas, il s'en corrigera. Dans La Pierre brillante, par exemple, les mercenaires et les serviteurs méfiants, ou passablement dénués de confiance, constituent une catégorie qui, pour être imparfaite, n'en est pas moins estimable, car Dieu s'en contente en bien des cas /1 . Comment expliquer cette hésitation chez le jeune Ruusbroec ? Peut-être que seule l'expérience exceptionnelle de l'amour de Dieu qui était la sienne, amour entièrement gratuit et au-delà de tout mérite de l'homme, pourrait l'excuser180. Devant une telle surabondance de miséricorde, la peur de l'enfer ou la prétention de mériter quoi que ce soit, lui aura paru comme une

1. La Pierre Brillante, 3.61, dans Écrits I.

véritable et impardonnable offense faite à celui qui est l'amour par excellence.

Avec la description des sept dons de l'Esprit, Ruusbroec entre dans le vif de son sujet. Sa méthode sera invariablement la même : chaque don est mis en rapport avec l'une des béatitudes évangéliques ; il est le signe de l'un des degrés de la hiérarchie angélique auquel il associe l'âme qui en bénéficie ; il représente une caractéristique de la vie en Dieu et plus particulièrement du Christ-homme à qui il permet ainsi de s'identifier; enfin, il était d'avance préfiguré par les divers éléments du monde et de la cosmologie de son temps : le firmament, le soleil, la lune et les planètes. Ce dernier rapprochement nous apparaît d'autant plus forcé de nos jours qu'il sollicite puissamment l'imagination sinon une subtile habileté, mais il s'agrégeait sans artifice à l'outillage mental dont disposait l'auteur de ce temps pour élaborer une puissante synthèse théologique. En effet, dans cette cosmologie se trouve mise en lumière la profonde unité qui régit à tous les degrés les rapports hiérarchiques et analogiques entre le microcosme humain et le macrocosme d'une part, entre le monde divin et le monde terrestre d'autre part : unité du dessein de Dieu dans la création, les éléments de la terre reflétant ceux du firmament et trouvant leur correspondant dans les puissances de l'âme, dans les divers ministères des anges, et jusqu'au coeur même de la Trinité. C'est l'ensemble de l'oeuvre créatrice et rédemptrice qui révèle ainsi partout, et de façon semblable, l'empreinte et les traces de Dieu-Créateur.

Mais c'est la description des sept dons qui importe surtout à notre auteur. Elle lui permettra de retracer dans le détail le parcours spirituel tout au long duquel l'Esprit conduira l'âme depuis les degrés les plus humbles, jusqu'à l'expérience mystique la plus élevée. Cela, animé par une double préoccupation partout très lisible en filigrane : en premier lieu, tout est oeuvre de la grâce, ce qui suppose dans l'âme une humble disposition foncière et le souci toujours vif de s'ajuster correctement à celle-là; ensuite, Ruusbroec relève que rien ni aucune élévation dans l'union de l'âme à Dieu ne saurait justifier l'abandon par l'âme de la pratique des vertus et des oeuvres de miséricorde. L'allusion faite aux fausses doctrines alors régnantes est transparente.

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En conclusion de la description que l'auteur donne de chaque don, un texte rédigé en vers résume ce qui vient d'en être dit, précise encore quelques conditions qui préparent à le recevoir, et rappelle certaines dispositions de l'âme qui l'empêcheraient de se développer. On a parfois mis en doute, ici et en d'autres écrits du même auteur, l'authenticité de ces passages qui viennent régulièrement interrompre l'exposé de sa pensée. Aujourd'hui, l'on serait plutôt enclin à les reconnaître de la main de Ruusbroec. Nulle part ils ne font défaut dans la tradition manuscrite, mais surtout, leur vocabulaire et la justesse de ton des réflexions qu'ils contiennent ne trahissent jamais le propos de Ruusbroec lui-même.

Le don de Crainte est immédiatement qualifié par l'adjectif « amoureuse ». Il s'agit bien d'une crainte inspirée par l'amour, « qui craint bien plus d'offenser Dieu que de perdre une récompense » (4.3341). C'est là une façon de se démarquer sans attendre de ceux qui n'agissent que par peur du châtiment, et dont Ruusbroec a parlé auparavant. Elle engendre humilité, obéissance et renoncement à soi.

Le don de Bonté est un don de miséricorde universelle qui rend l'homme miséricordieux et patient envers tous ceux qui souffrent et sont dans le besoin. L'objet de ce don est d'abord le Christ dans sa Passion et les saints martyrs aux souffrances desquels l'on compatit ; les âmes du purgatoire qui provoquent à une intercession continuelle ; les besoins de l'Église universelle et les nécessités du prochain. Si cette miséricorde doit s'exprimer au moyen d'oeuvres bien concrètes, il est frappant de voir Ruusbroec relever que ce ne sont pas tant les oeuvres qui importent, que la qualité spirituelle du désir qui habite alors l'âme : « Ce fleuve du désir donne et opère davantage par la qualité intime du désir que tout ce que l'on pourrait accomplir par les oeuvres extérieures de miséricorde » (4.3342).

Le troisième don est celui de Science. Il achèvera de disposer l'âme à une vie active selon Dieu en culminant dans le discernement. Celui-ci régira surtout le comportement moral de l'homme : « quand il convient d'agir; pourquoi et pour qui ; et combien : peu ou prou ; et comment prendre soin de chacun » (4.3343). Le discernement est ainsi « la perfection de toutes les vertus morales. Sans elle, aucune vertu ne pourrait durer, car elle est leur mère ». Le don de Science favorise en outre une exacte connaissance de soi, « à quel point (l'homme) manque souvent à Dieu... et à son prochain » (4.3343), source d'humilité et de repentir. Ruusbroec peut ainsi appliquer à ceux qui ont reçu ce don la béatitude de ceux qui pleurent.

Ruusbroec dédouble le don de Force en deux degrés, le second étant plus élevé que le premier. Par le premier de ces dons, qui est appelé simple, toutes les puissances de désir de l'âme sont fortement attirées vers le haut, à Dieu. Il en résulte une grâce singulière de louange /1 et un accroissement du désir, jusqu'à blesser le coeur d'une douce blessure d'amour, source d'ivresse et de frénésie qui font craindre à l'âme que son coeur ne se rompe ; ivresse à partir de laquelle, à l'image de la flamme d'un feu qui jaillit librement, l'âme atteint une entière liberté dans l'amour.

Le second don de Force est celui d'un amour si ardent pour Dieu et pour sa créature, se manquant si cruellement l'un à l'autre, qu'il se résout en un véritable ministère d'intercession, une prière intime pour les besoins du monde entier, capable de faire merveille.

Le don de Conseil est, lui aussi, dédoublé en une forme simple et une forme plus élevée. Sous sa forme simple, il naît de l'intensité de l'amour, qui maintient l'âme dans une sorte de va-et-vient entre Dieu et les hommes, produisant en elle l'impatience d'amour. C'est alors qu'elle est touchée au-delà de la raison, dans son essence, par une motion qui provient de la génération éternelle du Père engendrant son Fils en elle. Ruusbroec a soin de noter qu'à cette étape, il ne s'agit pas encore de l'unité qui existe au coeur de la Trinité, mais de son reflet, de sa ressemblance, « selon l'amour créé », au plus profond de l'âme. Ce manque ne peut qu'attiser encore davantage sa faim et son impatience jusqu'à la jeter dans ce qu'il appelle la fougue d'amour, car l'âme devine déjà quelque peu, au fond d'elle-même, « comme la veine d'une source d'eau vive, bouillonnant à partir d'un fond vivant - (4.33451), ce fond vivant étant l'unité même de Dieu, invi-

1. Plus particulièrement dans Les sept degrés.

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siblement présente au-dessus de l'unité de ses propres puissances.

C'est aussi l' « étincelle de l'âme », précise Ruusbroec, terme plutôt rare chez lui /1 et qu'il semble emprunter à Maître Eckhart, étincelle dont l'âme, à ce stade-ci, ne peut encore apercevoir que quelque « flammèche ». Mue par l'amour, celle-ci voudrait cependant en connaître davantage, et se demande impatiemment comment elle le pourrait. Peine perdue, pour l'instant, « car un désir créé ne peut pas rejoindre Dieu, puisqu'il agit selon des modes, à la lumière créée et avec un amour de créature » (4.33451). Force lui est bien de demeurer ainsi dans l'impatience et la fougue d'amour.

Avec le don de Conseil sous sa forme la plus élevée, un seuil important et décisif vient d'être franchi. Jusqu'à présent, la progression dans l'amour avait lieu sous un mode créé, dans la ressemblance, située dans l'âme. Mais celle-ci possède un quelque chose de plus qui lui permet d'être attirée au-delà d'elle-même, jusqu'à être unie fruitivement à Dieu, dans l'essence même de Dieu. C'est ce que Ruusbroec appelle son « penchant naturel », qui se trouve dans son fond et qui lui permettra d'être encore « suspendue fruitivement » dans l'essence même de Dieu, comme dans son fond propre.

Cette possibilité lui est offerte parce que « toutes les essences touchent l'essence simple de Dieu... et qu'elles sont suspendues sans intermédiaire » (4.33452) dans cette même essence. Elle se réalise lorsque, « sur la cime de sa pensée », l'âme perçoit une lumière insaisissable, dans laquelle il lui est donné de contempler la simplicité de la nature divine, non plus sur le mode de quelque savoir humain, niais sur le mode expérientiel de ce que Ruusbroec désigne comme fruition, au-delà de la raison. Cette lumière est à la fois le Christ et la Sagesse éternelle naissant dans l'âme. C'est lui, la porte, dans son humanité comme dans sa divinité, dont le passage est obligé. L'âme peut ainsi, au moment où toute son activité défaille, subir la transformation en cette

1. Cf. Le Miroir de l'Éternel Salut, 2.2331, 3.31 et 3.42, Les Noces spirituelles, 1.123, Les douze Béguines, Édition Van Mierlo-Reypens, 1948, p. 34.

même lumière, et s'écouler fruitivement, au-delà d'elle-même, en Dieu.

La dynamique qui sous-tend cette épopée mystique et ce franchissement de frontière, s'il est permis de s'exprimer ainsi, est celle d'un désir et d'un amour qui, malgré leur violence, sont toujours trop pauvres et limités, et même totalement inadaptés à leur objet, qui est Dieu, mais que l'action amoureusement invitante et attirante de ce même Dieu creuse et élargit sans cesse, jusqu'à leur permettre de passer au-delà d'eux-mêmes, « quelque part qui est nulle part » (4.33452), dans une « ténèbre », sans aucun repère créé vérifiable.

En prenant exemple sur la vie à l'intérieur de la Trinité, où les trois Personnes sont à la fois immobiles et au repos dans l'unité et cependant toujours mobiles et agissantes dans l'engendrement du Fils et dans la spiration de l'Esprit, Ruusbroec a soin de rappeler qu'une telle fruition, malgré qu'elle soit « joie incommensurable », ne constitue cependant pas un point d'arrivée définitif. Bien au contraire, même le repos gratifiant du mystique ne lui supprime aucunement la pratique des vertus ni les oeuvres. Lui aussi, à l'image des trois Personnes, est toujours « à la fois au repos et à l'oeuvre ».

L'auteur applique ensuite ce processus amoureux successivement à l'âme humaine du Christ, exemple emblématique de toute expérience mystique authentique, à cette catégorie d'anges qu'on appelle les « Trônes », et finalement à ce que sa cosmologie désigne comme le « firmament supérieur » qui, tout en fécondant la terre en dessous de lui, demeure cependant sans cesse tourné vers son Créateur, subissant passivement son influence.

Ces pages appartiennent sûrement aux plus émouvantes, et aux plus brillantes aussi, de la littérature mystique chrétienne, et même universelle. Pour autant, elles ne sont pas parmi les plus faciles de notre auteur. Leur compréhension suppose déjà une certaine familiarité avec son vocabulaire comme avec sa conception particulière de l'homme, son anthropologie. C'est d'ailleurs en cet endroit que ses amis, les bons chartreux d'Hérinnes, surprendront une formule qui à leurs yeux était obscure, sinon discutable : de tous les êtres ainsi suspendus fruitivement

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dans l'essence de Dieu, Ruusbroec écrit « que Dieu est établi (en eux) comme en son propre trône et repos », et que lui et ces êtres « sont un, sans différence » (4.33452). Ruusbroec essaiera, vers la fin de sa vie, de préciser ces termes /1. Sans trop de succès, d'ailleurs, tant il lui était difficile de traduire en concepts et en paroles une expérience qui les dépasse totalement.

L'étape que nous venons d'analyser, Ruusbroec n'hésite pas à l'appeler une mort, un « mourir en Dieu » (4.3346), pour une vie au-delà de soi-même, qui est cependant la vie la plus authentique pour l'âme créée à l'image de Dieu. C'est ici que prend origine le don d'Intelligence, une clarté sans mesure, qui est l'image du Père à laquelle nous avons été créés et par laquelle nous devenons capables d'être unis avec lui « dans la mesure où nous contemplons au-delà du défaillir, la face glorieuse du Père, qui est la sublime nature de la divinité » (4.3346). C'est ici à proprement parler le don de la contemplation qui « fixe le regard » sur l'essence abyssale du Père. Telle est aussi la vocation particulière des Chérubins, comme elle l'est de l'âme humaine du Christ, « le contemplatif le plus élevé qui ne fût jamais » (4.3346).

Ruusbroec précise encore que cette « lumière sans fond » est présente dans toutes les âmes, où elle passe habituellement inaperçue, l'homme vivant ici-bas, dans le temps, « se trouvant habituellement affecté d'images » et de concepts qui l'empêchent de contempler de fait. Par ailleurs, ceux qui ont reçu ce don peuvent l'exercer quand ils veulent, car il n'y aura jamais adéquation parfaite entre le contemplant et son objet, et « puisque la lumière avec laquelle on contemple est sans mesure, et que l'objet contemplé est sans fond, l'une ne peut jamais rejoindre l'autre » (4.3346).

Enfin, pour couronner le tout, vient le septième don, celui de la savoureuse Sagesse. Celle-ci consiste en une transformation de la volonté, par le Saint Esprit, et en lui, « afin que l'âme savoure, connaisse et goûte combien Dieu est bon » (4.3347). Même si la raison est incapable de saisir cette saveur, elle en est cependant quelque peu affectée dans la mesure où elle peut désormais comprendre plus que jamais à quel point elle en est éloignée. Suit alors un magnifique morceau de Christologie contemplative, qui détaille, avec un luxe d'images et de symboles empruntés à la création sensible, tout ce que l'Époux signifie pour l'âme qui aime et qui est unie à lui, soulignant en même temps les limites de cette connaissance notionnelle, même et surtout lorsque celle-ci est éclairée et comme réchauffée de l'intérieur par une véritable expérience mystique. Peine pas entièrement inutile cependant, puisque une telle théologie est en état de « soulager et de consoler le désir impatient qui se languit extrêmement après la fruition » qui est ce «  trésor caché dans le champ de l'âme » (4.3347).

Ruusbroec s'essaie ensuite à une description, dans la même veine, de l'Esprit-Saint et de son action dans l'âme. Il est une « mer déchaînée », un « divin soleil », un « feu sans mesure », un « tourbillon sans fond », un « clair soleil », une « source sans fond d'eau vive » », une « rosée aux gouttes de miel », toutes images qui disent moins ce que l'Esprit est en lui-même que la façon dont le mystique le ressent lorsqu'il jouit de lui.

C'est ainsi que Ruusbroec achève la description des « chemins droits », annoncée dans son Introduction, par lesquels Dieu conduit le juste « au-delà de tous les chemins, dans un silence éternel » (4.3347).

Dans la cinquième et dernière partie, beaucoup plus brève, Ruusbroec énumère les formes concrètes du Royaume de Dieu, vers lequel l'âme est ainsi conduite. Il en distingue cinq : le Royaume extérieur et sensible, le Royaume de la nature, le Royaume des Écritures, le Royaume de la grâce, et finalement le Royaume divin, « à savoir Dieu lui-même, au-delà de la grâce et de la gloire » (5.0).

La description très originale du monde matériel transformé, après le Jugement Dernier et du corps humain après la résurrection devrait y retenir l'attention. Notons, pour la curiosité, que le Paradis est figuré, comme ailleurs dans son oeuvre, sous les traits de son « plat pays », exempt de collines et de montagnes (5.1) ; seule trace possiblement un tantinet « chauvine » chez cet auteur mystique si universel.

1. Dans le Livre des Éclaircissements.

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Le Royaume des Écritures lui donne l'occasion d'exposer sa méthode de lecture de la Parole de Dieu. On pourrait la qualifier de « spirituelle », même si Ruusbroec n'emploie pas cette expression. Elle est plutôt « mystique » ou « eschatologique », car : « Les Écritures périront, mais leur fruit restera à jamais ». Or, ce fruit demeure caché à ceux qui abordent la Parole de Dieu avec seulement les disciplines humaines : « Un savant habile, même privé de la grâce de Dieu, est capable d'interpréter les Écritures avec clarté, grâce à ses nombreux manuscrits, à l'habileté de son intelligence, et à sa longue pratique des Écoles, mais, sans le divin amour, il sera incapable de savourer le fruit et la douceur cachés au-dedans ». (5.3).

Après un brillant résumé de toutes les étapes de ce parcours mystique, et de leurs fruits respectifs, l'auteur termine son Traité, comme ailleurs dans son oeuvre, par une rapide évocation de l’« homme de partage et de communion », qui se trouve également à l'aise dans la contemplation comme dans l'action, se tenant perpétuellement « sur la cime de sa pensée..., entre la fruition et les oeuvres », s'écoulant avec les vertus comme Dieu s'écoule avec ses dons, et en même temps demeurant « dans la fruition éternelle, étant avec Dieu, au-delà de tous les dons » (6). Ruusbroec fait ainsi droit, une dernière fois, à ce qui était la préoccupation majeure de son oeuvre, face aux courants quiétistes déviants de son temps, et nous procure encore l'une des meilleures descriptions du mystique chrétien authentique, précisée à l'aune de sa propre expérience.


LE ROYAUME DES AMANTS

0.0 Préface Sagesse 10,10

« Le Seigneur a ramené le juste sur des chemins droits, et lui a montré le Royaume de Dieu /1 ». Par ces paroles, le Sage nous apprend cinq choses. En disant : « Le Seigneur », il nous indique quelle est la puissance de celui-ci, car il est le Seigneur de toute créature. En disant ensuite qu'il a « ramené », il nous évoque la chute et l'égarement de l'homme, de même que la compassion et la miséricorde de Dieu lorsque celui-ci le ramena de la chute du péché originel et le conduisit de l'égarement vers le droit chemin et de la mort à la vie. Troisièmement, en parlant du « juste », il nous montre l'amour et la clémence de Dieu. En effet, pour faire de nous des justes, celui-ci souffrit la mort avec grand amour et désir /2. Quatrièmement, lorsqu'il parle des « chemins droits », il nous donne à comprendre quelles sont la sagesse et la libéralité infinies de Dieu dont il a fait preuve par ses dons de toute sorte, qui poussent l'homme vers les vertus : les chemins droits. Enfin, cinquièmement, lorsqu'il dit : « Il lui a montré le Royaume des cieux », nous comprenons le bénéfice et la raison d'être de toute l'oeuvre de Dieu, à savoir que l'homme contemple le Royaume de Dieu, qui est Dieu en personne, et qu'il jouisse de lui pour l'éternité.

1. Sg 10,10.
2. Cf. Lc 22,15.

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1.0 « Le Seigneur » puissance, sagesse, libéralité et justice

Commençons par le premier mot :  « Seigneur » puisque c'est le Seigneur qui est le commencement, l'origine, la vie et la conservation de toute créature. Quatre choses appartiennent à un Seigneur : puissance, sagesse, libéralité ou clémence, et justice. Dieu est la puissance devant laquelle toute chose cède. Dieu est la sagesse infinie devant laquelle toute chose est claire et manifeste. Dieu est la libéralité et la bonté qui accordent toute chose. Dieu est justice qui récompense et punit toute chose. C'est parce qu'il voulut montrer sa puissance, sa sagesse et sa bonté, qu'il créa le ciel et la terre, qu'il orna le ciel avec les anges et avec sa propre personne, de même que la terre avec des hommes et diverses créatures. En créant, il fit montre de sa puissance ; en organisant, de sa sagesse ; en répandant ses dons de toute sorte, de sa bonté et de sa libéralité.

Il créa les natures angéliques, esprits supérieurs et doués d'intelligence/1, et leur accorda la possibilité et la grâce de se tourner vers lui avec humilité, respect, louange, amour et vénération, afin que, une fois tournées vers lui, elles puissent s'établir dans le Royaume sans fond de l'éternelle immutabilité ; que leur entendement soit transformé et traversé par la clarté de la sagesse sans mesure ; que leur volonté, se tournant librement vers lui, soit inondée, pénétrée et traversée par l'amour sans fond; que l'unité de toutes leurs puissances s'enfonce dans la fruition éternelle et sans fond.

Les anges qui se tournèrent vers Dieu sont maintenant bienheureux. Car chaque

1. Pour hogbe verstendegbe gbeesten ; litt.: esprits supérieurs et intellectuels.

puissance se tourne vers lui à sa façon dans la lumière de la gloire, jouit à sa façon dans l'unité de la divinité/1, et subit la clarté de l'essence. Au contraire, ceux qui se détournèrent de lui pour se tourner vers eux-mêmes, se complaisant dans la noblesse de leur nature, sont privés de la béatitude/2. Car leur faculté est à ce point impuissante, entravée par des intermédiaires/3 et privée de la grâce, que jamais plus ils ne pourront se tourner vers lui. Leur entendement est affecté d'images remplies des ténèbres du péché, et séparé de la clarté divine par des intermédiaires/4. Leur volonté est pleine d'amertume et des souffrances de l'éternelle damnation. Du lieu le plus élevé, les voilà précipités au lieu le plus bas, devenus ennemis de Dieu, des anges, des saints et des hommes.

Mais voici que Dieu créa la nature humaine et l'orna de sa grâce afin que, par l'humilité, l'obéissance, le service, la louange, l'amour et la vénération, elle mérite et occupe la place que les anges perdirent par leur attitude contraire.

Ainsi vient d'être expliqué le premier point, celui qui concerne la parole « Seigneur » et qui a trait à sa puissance, car il a créé toute chose de rien ; à sa sagesse, car il a ordonné toute chose au ciel et sur la terre ; à sa bonté et libéralité, car il a orné de dons de toute sorte le ciel et la terre, les anges et les hommes; à sa justice, car il est lui-même la récompense des bons, dans la joie éternelle, et il a rejeté les

1. Ruusbroec emploie rarement ce terme pour décrire l'union la plus élevée, qui est au-delà des Personnes, au contraire de Maître Eckhart. Mais sa doctrine ne semble pas différente sur ce point. Cf. Les Sept Degrés, p. 223, note 1.
2. Pour Sijn onsaligh, c'est-à-dire : sont damnés.
3. Vermiddelt.
4. Vermiddelt.

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méchants dans les souffrances éternelles. Voici le premier des cinq points principaux, celui qui concerne la parole : « Seigneur ».

2.0 « Il a ramené »
2.1 Par l’Incarnation du Fils.

Le deuxième point concerne les paroles : « Il a ramené ». Personne n'a besoin d'être ramené, ni ne l'est de fait, à moins de s'être égaré. La nature humaine est en effet tombée par le péché du premier homme, et celle qui était libre est devenue un cachot, une prison, un exil, une impasse et un chemin d'égarement pour tous ceux qui naissent en elle, car ils sont enfants de la désobéissance. Mais voici que Dieu a pris sur lui notre nature et a ramené l'homme. En effet, par rapport à son Père, il s'y est montré humble, obéissant et soumis ; par rapport à l'homme, digne de foi grâce à son enseignement, son exemple et sa bonté. Il a peiné en charité, il a souffert en douceur et patience, il est mort en amour, il a payé la dette en toute justice, et il a élevé la nature humaine dans la liberté. De la sorte, la nature humaine est affranchie, et tous ceux qui renaissent dans le Christ sont libres.

2.2 Par les sacrements

Celui qui désire renaître dans le Christ et être libre, il lui faut croire et recevoir le premier sacrement qui est celui du baptême, signe de purification spirituelle, qui consiste à se voir remettre, par l'union au Christ, un vêtement nouveau, celui de la vie nouvelle. Il doit encore renoncer à l'Ennemi et à son service, et promettre fidélité au Christ. Il lui est donné le vêtement de l'innocence, à savoir que son âme est revêtue de la mort et des mérites du Christ, vêtement qu'il doit s'engager à apporter, sans tache de péché, au jugement de Dieu. Il reçoit ainsi quatre choses : il est d'abord libéré des souffrances éternelles ; ensuite, il est rendu digne de la joie éternelle ; troisièmement, il reçoit la grâce de Dieu pour progresser à chaque instant en de nouvelles vertus ; enfin, il participe à tout bien qui fût jamais accompli ou qui le sera un jour.

Pour s'acquitter au mieux de cet engagement et augmenter la grâce de Dieu, l'homme recevra le deuxième sacrement, appelé « Confirmation . ou « Confortation », pour désirer porter la croix du Christ à l'encontre de l'Ennemi, du monde et de sa propre chair. Trois choses lui sont ainsi accordées : d'abord, la grâce de Dieu augmente en lui; ensuite, l'Ennemi est affaibli et le craint d'autant plus ; enfin, il est lui-même fortifié en toute vertu. C'est ainsi que l'homme renaît, qu'il est rendu plus beau par le baptême, et rendu plus fort par la confirmation.

Cependant, à cause de l'orgueil de l'esprit /1, la convoitise de l'âme et les envies du corps, l'homme tombe souvent en des péchés qui lui sont personnels, il enfreint sa promesse, souille son âme, perd la grâce de Dieu et fait peu de cas de la mort du Christ et de la Rédemption accomplie par lui. Malgré cette versatilité, le Seigneur, qui a créé l'homme et qui l'a recréé par sa mort, ne veut pas le perdre. Dans son Église, il lui a laissé un troisième sacrement, celui de la pénitence et du repentir pour les péchés. Ce sacrement suppose quatre choses de sa part, que produit un attouchement /2 de Dieu : d'abord un sincère regret de toute faute jamais commise ; ensuite, l'entière volonté de ne plus jamais pécher; troisièmement, la volonté parfaite de satisfaire

1. Ici pour ghemoede.
2. Ici pour beroeren.

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la Sainte Église par une confession et une pénitence selon l'avis du prêtre ; quatrièmement, un chaleureux désir de toujours servir Dieu désormais dans une humble obéissance, de mettre en lui sa confiance en ce qui concerne la béatitude éternelle, et de confesser ses péchés avec grande amertume. Ces quatre points sont absolument nécessaires à l'homme pour que ses péchés lui soient remis, qu'il reçoive davantage de grâce qu'il n'en avait auparavant, et qu'il puisse participer à tous les bienfaits de la Sainte Église.

Il revient ainsi de l'exil à la patrie, de chez des gens étrangers auprès de ses amis, de la pauvreté à la richesse, de la mort à la vie, du repentir à la joie. C'est pourquoi le Christ a disposé le quatrième sacrement pour qu'il soit comme un festin exceptionnel, celui de son corps et son sang, donnés en nourriture et breuvage, afin que nous nous unissions à lui et ne soyons plus jamais séparés de lui. Celui qui recevra ce sacrement le fera avec un humble respect et vénération, car il reçoit celui qui l'a créé et qui a créé toute chose. Il le recevra aussi avec une application intime et plein de désir, car il s'agit de celui qui est mort pour lui par fidèle affection I, et qui veut se donner en personne à lui pour toute l'éternité.

Le cinquième sacrement est celui de l'Ordre. S'il est reçu avec la dévotion qui convient, ce sacrement sépare l'homme des divertissements et des activités de la terre, et l'applique à Dieu, en grande paix et dignité. L'on y reçoit le discernement dans les vertus, et l'on y est orné et établi en une noblesse particulière dont le caractère reste pour toujours.

1. Ici pour minsaembeyt.

Le sixième sacrement est celui du mariage. Ceux qui demeurent dans le monde vivent ainsi comme il convient, chacun promettant fidélité à l'autre et la gardant jusqu'à la mort.

Le septième sacrement est celui de l'onction. Poussé par un désir, on le recevra lorsqu'il semblera que notre vie touche à sa fin, afin d'obtenir le pardon des péchés véniels et des péchés que l'on a oubliés, grâce au sacrement, à la prière du prêtre et à celle de la Sainte Église.

Voici donc les sept sacrements qui ramènent l'homme de la mort éternelle du péché originel, de ses péchés personnels et de ses péchés véniels. En outre, ils lui procurent des armes contre l'Ennemi, le disposent à Dieu, et lui donnent de vivre comme il convient en ce monde-ci.

Nous terminons ainsi le deuxième point parmi les cinq points principaux, à savoir de quelle manière le Seigneur a ramené l'homme à lui, grâce à sa mort et aux sept sacrements.

3.0 « Le juste »
3.1 Les quatre conditions de la vie active

Le troisième point concerne la parole « le juste », car on ne peut être ramené sans avoir été rendu juste ; en effet, rendre quelqu'un juste, c'est le ramener. Quatre points permettent de vérifier si l'on est juste et si l'on a été ramené par le Christ, dans la puissance du Saint Esprit accompagnant les sacrements. Le premier point est de mettre sa confiance en Dieu pour tous ses besoins dans le temps et dans l'éternité, et de lui être fidèle avec tout ce qu'on est, tout ce qu'on a et tout ce qu'on peut. Le deuxième point est de faire preuve d'amour, dans sa volonté et par des oeuvres,

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devant toute détresse humaine, corporelle et spirituelle. Le troisième point est de rester patient et doux en tout ce qui peut nous survenir de la part de Dieu ou des créatures. Le quatrième point est un sentiment /1 élevé, libre, détaché et dégagé de toute créature, qui s'attache /2 inlassablement au Royaume éternel, l'attend dans la joie, et avec une confiance assurée. Ces quatre points nous rendent justes dans la vie active.

3.2 Les quatre points de la vie contemplative

Quatre autres points nous rendent justes dans la vie contemplative. D'abord nous sommes rendus justes lorsque le sentiment /3 libre est amoureusement suspendu et avidement dressé dans l'unité. Ensuite, lorsque l'entendement éclairé par la grâce examine avec émerveillement l'opulence de la Trinité, puis, se fixant en elle, mais désormais sans s'émerveiller, est transformée dans la clarté sans mesure, et est élevée dans la lumière de la simplicité. Troisièmement, lorsque toutes les puissances se penchant fruitivement, sont suspendues /4 et s'écoulent, enserrées, pénétrées et débordées par des richesses et des joies qui sont au-delà de ce qu'elles peuvent désirer. Finalement, lorsque l'homme, s'étant ainsi écoulé au-delà de lui-même, se perd dans cet abîme devant lui. Personne ne saurait marcher dans les ténèbres. C'est pourquoi il y demeure perdu à tout jamais. En cela consiste la suprême béatitude.

Ces quatre conditions, jointes aux quatre premières, rendent un homme juste dans la contemplation comme dans l'action. C'est ainsi

1. Ici pour ghemoede.
2. Ici pour liefde.
3. Ici pour ghemoede.
4. En Dieu.

que le Seigneur a ramené le juste. Cela suffira pour notre troisième point.

4.0 « Les chemins droits »

Le quatrième point concerne les « chemins droits ». Remarque de quelle façon le Seigneur a ramené le juste par des chemins droits. Il y a trois sortes de chemins qui conduisent au Royaume de Dieu : un premier qui est corporel et qui concerne les sens ; un deuxième qui appartient à la nue-nature ; enfin un troisième qui est divin et surnaturel.

4.1 Le chemin des sens

Le premier chemin est extérieur et concerne les sens. Il s'agit des quatre éléments et des trois cieux, chacun orné par Dieu selon ce qui lui convient. Ce Royaume de Dieu est extérieur et concerne les sens ; il est un vestige de Dieu et sa ressemblance rudimentaire. Ce Royaume a été créé et orné pour les besoins de l'homme, afin que celui-ci le regarde de près, l'examine, et demeure ainsi fidèle à Dieu, le serve et le loue pour tout et avec tout.

4.11 Les quatre éléments : terre, eau, air et feu

Dieu a créé l'élément le plus humble, qui est la terre, et il l'a orné avec des arbres et des plantes de toute espèce, qui portent des fruits variés pour les besoins de l'homme, ainsi qu'avec des animaux de tout genre, à son service. De tout cela l'homme est le seigneur.

Dieu a créé le deuxième élément, l'eau, qui entoure et traverse la terre de multiples façons, et qui en est l'ornement. Il a orné l'eau avec de nombreuses espèces de poissons et d'animaux comestibles, elle-même servant à purifier l'homme selon ses besoins.

Le troisième élément est l'air, ornement de l'eau et de la terre, car elle est éclairée par la lumière du ciel et transparente. Sans la lumière matérielle, en effet, ni couleur ni forme ne pourraient être reconnues ni discernées exté-

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rieurement par les sens. Elle est ornée d'oiseaux d'espèces variées /1.

1. Littéralement : de multiples façons.

Le quatrième élément est le feu, qui est l'ornement de la terre, de l'eau et de l'air, et assure leur fécondité. Car sans le feu rien, sur terre, dans l'eau et dans l'air, ne saurait pousser, ni demeurer vivant, ni naître à la vie. Voilà les quatre éléments à partir desquels tout ce qui existe sur terre a été fait.

4.12 Les trois cieux : le firmament, le ciel intermédiaire, le ciel supérieur

Dieu a encore créé le ciel inférieur, à savoir le firmament. Celui-ci orne tous les éléments, car c'est grâce à son mouvement que se meuvent, vivent et croissent toutes les créatures. Dieu l'a orné et éclairé par de nombreuses lumières et par la noblesse des planètes et des étoiles qui régissent la nature. La partie supérieure du firmament est éclairée par la lumière du ciel supérieur qu'elle reflète.

Dieu a aussi créé le ciel intermédiaire, qui s'appelle ciel transparent, ou aquatique, ou cristallin ; non parce qu'il serait de cristal, mais en raison de sa clarté. Ce ciel intermédiaire est l'ornement du firmament. Parce qu'il est transparent, il éclaire la partie supérieure du firmament avec la lumière du ciel supérieur. Il est aussi orné de lumière.

La partie supérieure du ciel s'appelle première motion. Elle est la source et le commencement de tout mouvement dans le ciel et dans les éléments. Toutes les planètes, ainsi que le cours du ciel et l'ensemble des éléments sont soumis à cette motion, et toute nature corporelle agit selon l'influence de cette première motion. Aucune créature créée n'a cependant pouvoir sur les créatures douées de raison, pas même le premier mouvement, car la créature raisonnable est capable de contraindre le cours des cieux et de toute nature, et de vivre au-dessus de tout mouvement naturel, dans la mesure où celui-ci est contraire à la vertu.

Dieu a aussi créé le ciel supérieur qui est une pure et simple clarté, commencement, source et fondement immobile de toute chose corporelle. En lui Dieu a enfermé tous les cieux et les éléments comme dans un globe. Il est plus large, plus profond, plus haut et plus grand que tout ce que Dieu a jamais créé de corporel. Il l'a orné avec lui-même, avec les anges et les saints. Car la clarté créée et corporelle est suspendue dans une clarté spirituelle et incréée : la nature sublime de Dieu. Voilà donc ce ciel, avec tout ce qu'il contient - à savoir toutes les choses corporelles - qui constitue le Royaume de Dieu extérieur, accordé au sens.

L'homme regardera et examinera avec soin ce Royaume, sa disposition et sa beauté, pour louer et servir Dieu à cause d'elles. Ce qui est en dessous du firmament peut être vu et enregistré par les sens extérieurs. Ce qui est au-dessus du firmament, on peut se l'imaginer avec les sens intérieurs et spéculer à son sujet par l'investigation de la raison. Mais là où se terminent les cieux corporels, là se terminent aussi toute imagination et toute activité des sens intérieurs ou extérieurs. Car là où se termine l'élément corporel, là aussi se terminent tous les sens. Car ni Dieu, ni les anges, ni les âmes ne peuvent être saisis par un sens, car ils n'ont pas de figure. Voilà donc le chemin extérieur qui concerne les sens et qui vient en premier.

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4.20 Le chemin de la nature

Le deuxième chemin est celui de la lumière naturelle. L'empruntent tous ceux qui pratiquent les vertus naturelles avec une intention profane /1, sans la poussée de l'Esprit-Saint. L'homme peut s'engager sur ce chemin en se servant des puissances inférieures lorsqu'elles sont ornées avec les vertus morales naturelles, et des puissances supérieures lorsqu'elles sont élevées par le désoeuvrement jusqu'au fond simple de l'essence de l'âme, ce fond qui porte l'image de Dieu, et qui est son Royaume naturel.

4.21 Les quatre puissances inférieures : l'irascible, le désir, la raison et la volonté libre

Selon son corps, l'homme a été créé à partir des quatre éléments ; selon son âme, il a été créé à partir de rien à l'image de Dieu. La première puissance naturelle de l'homme s'appelle puissance irascible. Son rôle est de contenir et de dominer tout ce qui est immoral, animal et penchant de nature. Elle sera ornée de la première vertu morale qui s'appelle prudence. Celle-ci fera que l'homme prenne en considération/ 2 sa condition : d'où il vient, où il est maintenant et où il sera un jour, la brièveté de la vie, l'instabilité du temps présent, l'exil qu'est le monde, la longueur et la durée de la vie à venir. Elle le fera examiner et explorer la noblesse, la convenance et le bienfondé des vertus qui ornent l'homme à l'extérieur comme à l'intérieur. Celui-ci, grâce à la puissance irascible ornée de prudence, chassera tout ce qui est immoral au-dehors et au-dedans.

1. Ici pour vremde.
2. Ici pour mercken.

La deuxième puissance naturelle est celle du désir. Elle sera ornée de la deuxième vertu morale qui s'appelle la tempérance. Son rôle est de contenir le désir et de le garder contre les excès dans le manger et le boire, dans les vêtements et dans les biens de la terre, afin qu'il ne se porte jamais sur le superflu, ni avec trop d'avidité sur le nécessaire.

La troisième puissance naturelle s'appelle la raison. Les deux premières, à moins d'être ornées de vertus, sont animales. La puissance rationnelle, au contraire, distingue l'homme des animaux. Elle sera ornée par la justice afin que l'homme sache donner et prendre, faire et omettre, régir et ordonner toute chose selon un juste discernement.

La quatrième puissance naturelle est la liberté de la volonté. Elle sera ornée par une vertu naturelle qui s'appelle la force morale, afin que l'homme puisse contenir et commander toutes les puissances animales de l'âme : que la force d'âme lui permette de souffrir le dommage et la honte, l'humiliation ou l'élévation, le gain et la perte, l'agréable et le désagréable, ainsi que tout ce qui peut s'abattre sur lui provenant des créatures - qu'il souffre tout cela avec un esprit /1 en paix, qu'il sache pratiquer les oeuvres fortes de la vertu et ne faillir en rien.

Voilà les quatre puissances naturelles, disposées et régies par les quatre vertus morales, qui ornent l'homme à l'extérieur dans sa vie morale. C'est là la partie inférieure du chemin, à parcourir à la lumière naturelle.

1. Ici pour ghemoet.

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4.22 Les trois puissances supérieures de l'âme : la pensée, l'entendement, la volonté

La partie supérieure de ce chemin naturel sont les trois puissances supérieures de l'âme, détournées de l'agitation et de la dispersion, et tournées vers le désoeuvrement dans l'unité.

La pensée qui est élevée et qui se recueille dans la nue-essence cesse toute activité dans cette essence simple. Elle possède un penchant naturel et une envie qui la porte vers son fond simple. Elle retourne et descend vers des oeuvres extérieures, avec la puissance raisonnable de l'entendement et la liberté de la volonté, pour régir et disposer tous les sens et les puissances corporelles. Mais elle se recueille aussi, grâce à son penchant naturel, à partir de l'agitation et de la dispersion, dans la nue-essence de l'âme, comme dans ce qui est son origine et son repos naturel. La pensée s'y trouve face à sa nue-essence, qui est elle-même l'ornement naturel de la pensée.

La deuxième puissance est l'entendement, lorsqu'il est recueilli dans son essence et regarde le vide désoeuvré /l de son fond. L'entendement cesse ainsi naturellement toute activité, et se repose dans l'inaction, enserré qu'il est par la simplicité de son essence. L'homme explore ainsi et expérimente sans difficulté, par lui-même et par l'intermédiaire de toutes les créatures, qu'il existe une cause en laquelle toutes les créatures sont suspendues, et dont elles se sont écoulées, et en laquelle il désire trouver le repos pour toujours. Par l'intermédiaire des êtres créés, il explore la puissance, la sagesse, la bonté et la richesse de la cause première. Celle-ci a tout créé par sa puissance, tout ordonné par sa sagesse, tout orné et richement et abondamment doté par sa bonté et libéralité. Cependant, tout ce qu'elle a de tant de façons distribué aux créatures est demeuré en elle sans mesure, dans la richesse abyssale de sa sublime nature.

1. Ici pour ledicheyt.

La troisième puissance est la volonté. Lorsqu'elle tient enserrés la pensée et l'entendement, ceux-ci sont naturellement penchés vers le dedans, dans leur origine. Car lorsque les puissances supérieures ne sont pas empêchées par les choses temporelles ni par les plaisirs du corps, mais se tiennent dressées dans l'unité, un délicieux repos traverse le corps et l'âme, tandis qu'elles sont pénétrées et transformées dans l'unité de la pensée, et que l'unité est transformée en elles.

4.221 L'essence de l'âme

La partie supérieure de ce chemin naturel consiste dans l'essence de l'âme. Celle-ci est suspendue en Dieu, immobile, plus haute que le ciel supérieur, plus profonde que le fond de la mer, et plus étendue que l'univers entier avec tous les éléments, car la nature spirituelle dépasse toute nature corporelle. Cette essence est le Royaume naturel de Dieu, en même temps que le terme de toute activité de l'âme. Car aucune créature n'est à même d'oeuvrer dans son essence. Dieu seul le peut, car il est l'essence des essences, la vie des vies, l'origine et la subsistance de toute créature.

Voilà le chemin de la lumière naturelle, sur lequel nous pouvons nous engager grâce aux vertus naturelles et au désoeuvrement de l'esprit. On l'appelle naturel parce que l'on peut s'y engager sans la poussée de l'Esprit-Saint et sans les dons surnaturels et divins. Mais il est rare que ce chemin aboutisse noblement, sans la grâce de Dieu.

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4.30 Le chemin surnaturel

Le troisième chemin est surnaturel et divin. L'âme y est mue par le Saint-Esprit, c'est-à-dire par le divin amour qui meut l'homme de sept façons, qui sont les sept modes, appelés aussi les sept dons décrits par Isaïe /1, et qui sont comme sept vertus capitales, origine et racine de toutes les autres.

4.31 Ce chemin est constitué par les sept dons du Saint-Esprit. Comment ils travaillent dans l'âme

L'Esprit de Dieu ressemble à une source d'eau vive, possédant sept veines jaillissantes, et produisant sept fleuves qui sourdent et bouillonnent dans le fond de la source, et qui s'écoulent à travers le Royaume de l'âme, le fécondant de nombreuses façons. L'Esprit de Dieu est libéralité, clarté et ardeur sans mesure. Il allume, fait brûler et étinceler ces sept dons dans la pensée pure de l'âme, tels les sept lampes qui brûlent devant le trône de la sublime Majesté. Le Saint-Esprit, divin amour et clair soleil éternel, produit sept rayons lumineux qui éclairent, illuminent et fécondent le Royaume de l'âme. Ces sept dons sont disposés dans la pensée pure comme les sept planètes le sont dans le firmament : ils régissent et ordonnent le Royaume de l'âme par le divin amour. Ils sont aussi comme sept tresses qui ornent le chef du puissant Samson /2 de l'âme aimante, c'est-à-dire qu'ils ornent la libre volonté, comblée de grâce divine, qui se montre forte et sage face à tous les vices, volonté que l'ennemi voudrait bien raser. Ces sept dons représentent sept façons dont le Saint-Esprit est à l'oeuvre dans l'âme, avec lesquels il l'orne et l'ordonne, la fait ressembler à lui, et la conduit vers sa perfection dans l'éternelle fruition où elle jouira de lui.

1. Is 11,2-3.
2. Cf. Jg 16,13.19.

4.32 Six classes de personnes qui ne peuvent recevoir les dons de l'Esprit

Il y a six espèces de personnes qui ne s'appliquent pas à recevoir cette grâce surnaturelle, autant qu'elles le peuvent et selon qu'il convient à la nature.

4.321 Les pécheurs publics

La première espèce se compose de ceux qui vivent publiquement dans le péché mortel et qui se sont détournés de Dieu vers les plaisirs du corps, vers l'orgueil de l'esprit /1 et le désir des richesses terrestres, contrairement aux commandements et à la gloire de Dieu.

Trois sortes d'hommes vivent publiquement dans le péché mortel.

Les premiers recherchent la gloire, les grandeurs et le profit sur la terre, tandis qu'ils envient les autres et cherchent à les opprimer.

Les seconds sont les ladres avares : ce que Dieu a créé pour l'usage commun de tous, ils voudraient se l'approprier et, s'ils le pouvaient, le posséder seuls. Ils font une injustice à Dieu, car ils ne le servent pas avec ses biens. Ils se font aussi une injustice à eux-mêmes, car ils remplissent leur vie entière d'inquiétude. Enfin, ils font une injustice à leur prochain, car ils ne partagent pas avec lui ce qui a été créé pour couvrir les besoins de tous.

Enfin, il y a les paresseux, les gourmands et les débauchés, qui suivent leurs envies comme font les animaux, gens obtus, grossiers et non éclairés par la lumière divine.

Ces trois points manifestent à tous ceux qui ne sont pas aveugles comment ceux qui s'y conforment sont éloignés et différents de l'amour de Dieu, et étrangers à lui.

1. Ici pour ghemoet.

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Les païens qui ne suivent pas la loi naturelle de la raison, mais plutôt les puissances animales et les envies de la nature, peineront davantage et sont plus étrangers à Dieu et différents de lui, que les autres païens qui vivent selon la raison naturelle.

Les juifs, qui ont reçu les commandements de Dieu, les prophéties et beaucoup d'autres merveilles et dons, qui ont vu et entendu les exemples de leurs prédécesseurs, mais qui méprisent tout cela pour vivre comme des bêtes, en opposition à leur Loi, sont encore plus méchants que les païens ou que les juifs qui suivent la Loi.

Quant aux chrétiens, pour lesquels le Christ est mort et qui les a libérés par cette même mort, à qui il a laissé ses sacrements et de nombreux dons, et à qui il s'est promis en personne en éternelle fruition, eux qui à leur tour lui ont promis fidélité, innocence et service éternel, lors du baptême, mais qui se détournent de lui pour servir le monde, l'Ennemi et leurs envies animales, ceux-là sont plus méchants que les païens ou que les juifs, car ils ont reçu et promis davantage, alors que maintenant ils le méprisent. Cependant, s'ils veulent faire retour, ils se réconcilient facilement, car eux comptent parmi les enfants, alors que les autres sont des étrangers.

Tous ceux-ci constituent la première espèce, celle qui diffère le plus de Dieu et qui est la plus éloignée de lui.

4.322 Les mécréants

La deuxième espèce de méchants comporte les mécréants qui tiennent à l'un ou l'autre point qui va à l'encontre des douze articles de la foi ou des sept sacrements, ou qui s'opposent sur quelque point à la Sainte Église, en secret ou en public, et qui tiennent à rester ainsi. Quand bien même ils posséderaient l'ensemble des vertus morales, toutes les oeuvres de compassion et toute la clarté d'entendement qu'un homme ait jamais possédés, ils seront damnés s'ils tiennent à rester ainsi.

Quatre choses conduisent à la mécréance.

D'abord une volonté et un entêtement tels que l'on ne veuille suivre ni conseil ni sagesse de personne.

Ensuite la complaisance que l'on prend dans l'habileté naturelle et dans les subtilités, ou dans le fait d'avoir adopté extérieurement un mode de vie exceptionnel, qui paraît plus élevé que celui des autres personnes bonnes.

Troisièmement, la facilité à se fier à toute inspiration ou parole intérieure, sans voir de plus près si elles concordent avec ce qu'enseigne la Sainte Église ou si elles lui sont contraires.

Quatrièmement, l'orgueil spirituel par lequel on attache plus de foi à sa propre opinion qu'à celle de la sainte chrétienté. L'on tombe ainsi dans la mécréance et l'on est indigne de la grâce de Dieu.

Ceux qui veulent se convertir doivent renoncer à leur volonté propre, soumettre ce qu'ils savent et comprennent à ce que sait et enseigne la Sainte Église, conduire toute leur vie à sa fin pour la gloire de Dieu, au-dedans comme au-dehors, sans s'élever ; croire au-dedans, sans hypocrisie, ce que croit la Sainte Église ; accomplir au-dehors de toutes les façons tout ce que fait la Sainte Église, chacun selon son état et selon les commandements de cette même Église. Ils pourront ainsi recevoir

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la grâce, et plus tard devenir bienheureux. Les païens, même ceux qui vivent présentement dans la justice naturelle, seront damnés, puisque le Nom de Jésus-Christ, ses oeuvres, les prophéties et la Rédemption de la nature humaine ont été prêchés et manifestés jusqu'aux confins de l'univers. Même les juifs qui vivraient maintenant selon les commandements de Dieu et selon les coutumes et les enseignements des Pères anciens, seraient encore plus gravement condamnés que les païens. Car ils repoussent les prophéties de leur propre Loi, qui parlent de la venue et des souffrances du Christ, comme ils repoussent, par pure et évidente méchanceté, l'avènement, l'enseignement et les oeuvres du Christ. Ils sont même plus méchants que les païens, car ils ont reçu davantage de dons, sans vouloir le reconnaître.

4.323 Les bypocrites

La troisième espèce est constituée par les hypocrites, qui accomplissent les oeuvres bonnes pour une récompense terrestre.

On peut les diviser en quatre groupes.

Les premiers pratiquent le faux-semblant pour séduire leurs supérieurs. Ils font montre de bonnes oeuvres, de justice et de décence en toute vertu, pour être promus au-dessus des autres en honneurs, avantages et richesses. C'est qu'ils souhaitent devenir pape ou évêque, ou avoir quelque autre dignité dans la vie religieuse : prélat, abbé, prieur, abbesse, ou être à la tête des autres, à quelque religion qu'ils appartiennent, ou posséder quelque seigneurie mondaine. C'est pour cela qu'ils pratiquent le faux-semblant, séduisent les autres et se montrent humbles, droits et bien ordonnés en toutes les vertus. Tout cela est oeuvre de l'or- gueil ou de la cupidité, et s'appelle hypocrisie. Comme ces gens sont hypocrites, toutes les oeuvres accomplies par eux avec cette intention, le sont en pure perte.

Ensuite viennent ceux qui simulent et souffrent de grands labeurs pour être appelés saints, ou pour quelque avantage terrestre. Nombreux sont ceux qui souffrent de cette maladie : tous ceux qui pratiquent leurs oeuvres bonnes à la vue de tous, dans l'intention d'en être récompensés par le peuple, sont hypocrites et ne méritent aucune récompense. Il y a le prêtre dont l'intention principale, en célébrant la messe, est un gain temporel ou de paraître pieux : il est hypocrite et mérite punition éternelle. Le moine, la nonne, le religieux, le bégard, la religieuse, la béguine aussi, ou qui que ce soit qui pratiquerait des bonnes oeuvres extérieures comme jeûner, veiller, prier, aller en pèlerinage, marcher pieds-nus, prêcher, porter des vêtements repoussants, garder un silence prolongé, habiter au désert, ou qui adopterait quelque style de vie étrange pour se faire appeler saint ou pour quelque profit temporel : ils seraient tous hypocrites.

Une troisième espèces d'hypocrites sont ceux qui étalent des oeuvres bonnes afin que l'on prenne soin d'eux quant au manger et au boire, et pour mener une vie confortable et agréable. Ceux-là sont parfois habiles et rusés : ils repoussent la gloire mondaine et font peu de cas des biens matériels, mais ils sont par ailleurs gourmets et gloutons, et savent faire la cour à tous ceux dont ils peuvent espérer quelque avantage en la matière.

Une quatrième sorte d'hypocrites sont ceux qui commettent le mal en cachette. Ils

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simulent et se parent de quelques vertus extérieures, afin de couvrir leur malice et de pouvoir la pratiquer d'autant plus aisément.

Toutes ces personnes sont hypocrites et indignes de la grâce de Dieu. Si elles veulent se convertir et être rendues dignes de cette grâce, il leur faut conserver les oeuvres bonnes qu'elles pratiquent maintenant pour la gloire, pour la richesse, pour être élevées au-dessus des autres, pour paraître saint, pour quelque jouissance extérieure des choses de la terre, pour plaire à quelqu'un ou pour couvrir leur malice - toutes ces oeuvres bonnes qu'elles pratiquaient, il leur faut les conserver, mais en changer l'intention fausse, afin de viser désormais par elles la gloire et la louange de Dieu, ainsi que leur béatitude éternelle, et de mépriser toutes les choses temporelles. Elles recevront ainsi le divin amour et la vie éternelle.

4.324 Les prudents à l'envers

La quatrième espèce de méchants sont ceux qui sont prudents à l'envers : les astucieux qui tout en possédant la terre voudraient néanmoins mériter le ciel.

Quatre choses les empêchent d'atteindre la grâce de Dieu.

La première est la duplicité de leur intention, car ils veulent servir et Dieu et le monde, et satisfaire les deux à la fois. Ils jeûnent, observent les fêtes, fréquentent l'église, écoutent la Parole de Dieu et semblent largement observer ses commandements. Ils ont l'impression de faire ce qu'il faut pour satisfaire Dieu, alors qu'ils sont doubles et non pas droits : au-dedans ils peinent dans les soucis et en beaucoup d'habiles réflexions, tandis qu'au-dehors ils multiplient les efforts pour acquérir des biens terrestres. Ils veulent ainsi posséder les deux à la fois : le ciel et la terre, le temps et l'éternité.

Toutes sortes de gens souffrent de cette maladie, des personnes spirituelles et des personnes du monde. Moines et moniales veulent être des spirituels, mais au même moment, avoir autant de biens en propre qu'ils en sont capables. Chanoines ou curés veulent avoir deux ou trois prébendes, ou bien se livrent au commerce, ou encore s'achètent des rentes viagères autant qu'ils peuvent. Qu'on soit homme du monde, artisan, béguine, ou en quelque état que l'on vive : ceux qui recherchent Dieu et en même temps les choses de la terre au-delà de leurs besoins, sont tous doubles, impropres à la grâce de Dieu et indignes d'elle.

L'avarice leur est un deuxième empêchement. Bien qu'ils servent Dieu en bien des domaines, ils ne le font pas par compassion, charité et libéralité. Il leur manque toujours quelque chose, et ils ne savent rien lâcher. Ils sont conscients de tous leurs vices, sauf de leur cupidité et de leur avarice, car leur conscience suit leur volonté propre, et non pas la justice, car ils ne sont pas touchés par le divin amour.

Savoir et habileté naturels leur sont un troisième empêchement. Ces gens prévoient de loin ce qu'ils vont gagner ou perdre. Qu'ils aient affaire à un pauvre ou à un riche, toujours ils cherchent ce qui les avantage, à l'insu ou au su de tous. Personne ne les aime, à cause de leur grande avarice. Comme ils sont avisés par nature, ils font volontiers des largesses lorsqu'ils croient être sur le point de mourir, pour être en mesure d'acheter ainsi la vie éternelle.

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Mais s'ils avaient à vivre éternellement, jamais ils ne feraient aucune aumône.

L'endurcissement et un coeur comme pétrifié leur sont un quatrième empêchement. Qu'ils écoutent des sermons, qu'on leur dise la bonne parole, qu'ils voient de bons exemples, que Dieu les reprenne par la maladie ou par la perte de biens terrestres, toujours ils persévèrent dans leurs vieilles habitudes.

Voilà des gens prudents et astucieux, mais qui savourent peu les biens de Dieu. S'ils doivent être rendus dignes de son amour, il leur faut le viser de tout leur coeur, et repousser à cause de lui toutes les choses de la terre qui vont au-delà de leurs besoins. Ils consumeront leurs possessions auprès des pauvres de Dieu, ils chercheront son Royaume avec zèle et assiduité, et ils ordonneront toute leur vie par la vraie charité et avec discernement. C'est ainsi qu'ils pourront recevoir la grâce ici-bas, et plus tard la vie éternelle.

4.325 Les serviteurs-esclaves

La cinquième espèce est celle des serviteurs qui sont esclaves. Quatre choses font que des hommes sont des serviteurs, les privent de liberté et de noblesse, et les rendent indignes de l'amour de Dieu.

D'abord, ils se visent eux-mêmes avec ce qu'ils peuvent gagner, et ils n'ont de regard que pour ce qu'ils pourraient perdre. Ils voudraient donc bien échapper à la peine éternelle et recevoir la joie éternelle, et c'est pourquoi ils font ou ne font pas certaines choses. Ils sont capables de grands labeurs, car ils ne visent qu'eux-mêmes en tout.

Ensuite, ils sont toujours dans la peur de perdre ou dans l'espoir de gagner. Certains sont même capables de mépriser toutes les choses de la terre pour recevoir celles du ciel.

Troisièmement, ils font grand cas de leurs oeuvres et de leur service, et comptent davantage sur ces oeuvres que sur la liberté des enfants de Dieu, rachetés par le sang du Christ.

Quatrièmement, ils finissent comme mercenaires, car, s'ils n'espéraient pas une récompense de Dieu, ils ne le serviraient aucunement. Ils redoutent davantage le malheur d'être damné que celui d'offenser Dieu, et ils désirent bien plus le Royaume de Dieu et leur bien-être là-haut que de le louer pour toujours et être ses serviteurs libres pour l'éternité.

De telles personnes ignorent la liberté et ne sont pas touchées par la charité, car en toute chose elles se visent elles-mêmes, alors que la charité cherche toujours la gloire de Dieu, donne à l'homme de s'oublier et de se renoncer, le fait espérer et mettre sa confiance en Dieu, lui donne le désir de le servir à jamais dans un véritable attachement maintenant et toujours, et le fait se fier à lui pour obtenir le Royaume, et pour le recevoir lui-même en éternelle fruition. Les serviteurs doivent ainsi tourner leur intention vers Dieu en toute liberté. Ils pourront alors recevoir la grâce de Dieu, sauver leurs oeuvres et obtenir la vie éternelle.

4.326 Les contemplatifs orgueilleux

La sixième espèce est constituée par ceux qui sont orgueilleux de nature, sont habiles en savoir naturel, ont souvent de bonnes manières à l'extérieur, sont désoeuvrés et élevés à la contemplation naturelle, et sont à jamais voués à leur volonté propre. De par leur

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orgueil, ils aspirent à des choses élevées /1. Par leur genre de vie, ils veulent toujours être les meilleurs et les plus exceptionnels, et se pensent comme tels. Ils souhaitent recevoir de tous honneur et vénération, à cause de leur qualité spirituelle, mais ils ne trouvent que peu de gens qui les satisfassent en ce domaine, car pour les satisfaire ils devraient faire grand cas d'eux. Ils rabaissent tout ce qui apparaît dans la vie extérieure et intérieure des autres, mais ils attachent grande importance à leur propre façon de vivre. Ils veulent enseigner tout le monde et se figurent posséder toute la sagesse, mais n'acceptent enseignement ou remarque de personne, car ils sont orgueilleux et tiennent à leur volonté propre. Grâce à leur entendement et à leur savoir naturels, ils se défendent contre toute chose ou raison qui leur seraient contraires, en quoi le savoir naturel est à la fois cause et adjuvant de leur orgueil.

Tous ceux qui n'ont pas été éclairés par la lumière divine, et ne sont pas fondés sur une authentique humilité, font grand cas d'eux, pour leur subtilité et leurs bonnes manières extérieures. A cause du désoeuvrement qui accompagne leur contemplation qui est naturelle, et parce que la grâce de Dieu ne les pousse pas, ils font souvent défaut à leur prochain lorsqu'il est dans le besoin. En effet, ce n'est pas alors la charité qui fait défaut /2 mais c'est la nature qui n'est pas droite, car, dans leur contemplation, celle-ci se vise elle-même. Ces gens estiment en effet la contemplation au-delà de n'importe quelle oeuvre de charité, ce qui est une erreur, car les oeuvres de charité nous sont commandées, mais la contemplation, même surnatu-

1. Littéralement : ils ont un esprit (ghemoede) élevé.
2. Cf. I Cor 13,8.

relle, sans les oeuvres de charité, ne mène à rien. Tout ce qu'ils possèdent ou reçoivent leur semble absolument indispensable, car ils se prennent pour délicats à l'extérieur comme à l'intérieur. Leur entendement naturel plane dans les hauteurs, et leur savoir et qualité spirituels leur procurent beaucoup d'agrément dans la vie. Mais il y a peu de gens sur terre qui se conduisent de cette façon-là, qui est la sixième.

Il s'agit là en effet de la sixième espèce. Ces gens ne sont pas dignes de la grâce de Dieu. S'ils veulent le devenir, il leur faut, d'un coeur humble, viser la louange et la gloire de Dieu dans toutes leurs oeuvres, leur vie durant, apprendre à se connaître, sans s'élever, tenir les autres, qui sont autant qu'eux-mêmes ornés et ordonnés par les vertus, comme aussi bons, et même comme meilleurs qu'eux. Ils conserveront et posséderont la lumière de leur entendement par l'humilité. Et ainsi seront-ils encore davantage éclairés par la lumière divine et, grâce au désoeuvrement et au dégagement des choses de la terre, ils recevront la vie contemplative. Quant au comportement décent envers Dieu, envers le prochain et envers eux-mêmes, qui est dû aux vertus naturelles, ils sauront le conserver par une authentique charité, par la libéralité et la bonté. C'est ainsi qu'ils obtiendront la vie active.

Ceux qui vivent selon l'une de ces six façons, vivent tous en dehors de la grâce de Dieu et dans le péché mortel. Ils ne peuvent pas être sauvés, à moins de se détourner de chacune de ces maladies, comme il vient d'être exposé.

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4.333 Le chemin surnaturel. Son fondement : les vertus tbéologales

La foi divine est le commencement de toute grâce, de tout don et de toutes les vertus théologales. Elle est une lumière surnaturelle et le fondement de tout bien. Tout homme qui voudrait recevoir la foi et devenir enfant du Royaume éternel, doit conduire la nature au plus élevé de ses possibilités. C'est-à-dire qu'il lui faut explorer et examiner comment Dieu a créé le ciel et la terre, par amour, à cause de l'homme, et comment il lui a accordé toutes sortes de dons spirituels et corporels; qu'il est mort à cause de lui, qu'il désire lui pardonner tous ses péchés à condition que l'homme accepte de faire pénitence ; qu'il veut lui donner abondamment le divin amour ainsi que toutes les vertus, et se donner lui-même à lui, tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, en fruition, dans la gloire éternelle, à condition qu'il ose lui faire confiance et qu'il veuille le servir avec une volonté libre dans une vraie obéissance. Parce que Dieu a tout fait par libre volonté et libéralité, et que sa nature consiste à s'écouler sans cesse au-dehors avec ses dons, dans le temps et dans l'éternité, et parce qu'il élève jusqu'à lui tous ceux qu'il a comblés, et les introduit dans la fruition éternelle. À cause de cela, c'est librement que l'homme accomplira toutes ses oeuvres, à la gloire de Dieu, en vraie humilité et authentique obéissance, sans réclamer ou vouloir autre chose que ce que Dieu veut donner, car Dieu est libéral et généreux, et aucun service à lui rendu ne sera perdu ou oublié.

En agissant ainsi, l'homme conduit la nature au plus haut de ses possibilités. Là où celle-ci défaille et ne peut plus aller plus loin, Dieu advient avec la lumière surnaturelle et éclaire l'entendement, de sorte que l'homme vienne à croire davantage et à avoir confiance plus qu'on ne saurait le décrire. Il considère et regarde le bien éternel qu'il attend, et il espère, sans la moindre hésitation, recevoir ce qu'il croit et regarde. Il en jaillit un tendre attachement qui va l'unir avec Dieu en toute liberté.

Voilà les trois vertus théologales : la foi, l'espérance et l'amour. Avec elles, le Saint-Esprit advient dans l'âme humaine, tel une source d'eau vive dont s'écoulent sept fleuves, qui sont les sept dons divins, venus orner et ordonner l'âme, et la conduire à la perfection dans la vie éternelle.

4.334 Description du chemin surnaturel: les sept dons du Saint-Esprit
4.3341 La crainte amoureuse

Le premier des sept dons divins est la crainte amoureuse du Seigneur, qui craint bien plus d'offenser Dieu que de perdre une récompense. Cette crainte fait que l'homme respecte et vénère Dieu et sa noble humanité /1, qu'il désire mener sa vie et accomplir toutes ses oeuvres à la gloire du Christ et à sa ressemblance, qu'il ait respect et grande vénération pour les saints sacrements de la Sainte Église, pour l'enseignement du Christ et de tous ses saints, et pour le service de Dieu, qu'il puisse de bonne grâce respecter ses supérieurs spirituels ou civils, et qu'il vénère tous les hommes bons en qui il reconnaît des vertus et la ressemblance divine.

Humilité

De cette crainte amoureuse naissent la vraie humilité et un désir sincère d'abaissement. L'homme considérera et regardera la grandeur de Dieu et sa propre petitesse, la sagesse de Dieu et sa propre ignorance, la richesse et la libéralité de Dieu et sa propre pauvreté et indigence. L'humilité le met toujours très bas et le rend petit aux yeux de Dieu. Elle l'abaisse en dessous de ses supérieurs, de

1. Dieu incarné, c'est-à-dire le Christ.

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ses égaux et même de ses inférieurs, de sorte qu'il se montre petit et humble, servant avec discernement tous ceux qui ont besoin de lui. Il se contente aussi de peu dans le manger et le boire, selon les possibilités de la nature. Il est modeste dans la façon de se vêtir, selon son état et les convenances, de sorte que personne n'aurait le droit de lui en faire reproche. Il est humble dans son comportement, à l'extérieur comme à l'intérieur, devant Dieu et devant tous les hommes.

Obéissance et renoncement aux désirs propres

De cette humilité naît l'obéissance. L'homme obéit ainsi et se soumet à Dieu et à ses commandements, à ses supérieurs, à la Sainte Église, et à tous les hommes bons, dans toutes les choses bonnes. Ses sens et ses puissances animales obéissent de même, non sans le labeur de la pénitence corporelle, dans la mesure où la nature en est capable, et avec discernement.

De cette obéissance naît le renoncement à la volonté propre. L'homme renonce alors à lui-même en tout son comportement. En toute chose il se comporte selon la volonté de Dieu, celle de son supérieur, et celle de ceux auprès desquels il vit, chaque fois que cela est convenable et utile, et avec discernement.

Pauvreté spirituelle

De celui qui a conduit ainsi la crainte du Seigneur à sa perfection, et qui a renoncé à sa volonté et à son avantage propre, le Christ dit : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux leur appartient »/1. Personne n'est plus pauvre, et n'a quitté davantage, que celui qui sa vie durant sert Dieu, et ne veut, ne réclame, ni ne désire autre chose que ce que Dieu veut donner. C'est lui le disciple et l'imitateur du Christ, car il ne possède rien, et il préfère se fier à Dieu plutôt que d'être en mesure de choisir parmi tous ses dons, pour le temps et l'éternité.

1. Mt 5,3.
À l'image des anges

Un tel homme ressemble à ces anges qui font partie du choeur inférieur. Il est leur compagnon et fait partie de leur choeur. Car les anges portent respect et vénération envers Dieu, envers les autres anges et envers tous les hommes, et ils sont humbles, prêts à servir Dieu et chacun. Ils sont aussi des messagers, obéissant à Dieu, aux hommes et à tous les choeurs des anges. Ils ont uni leur volonté à celle de Dieu. C'est pourquoi leur volonté est toute abandonnée, et eux-mêmes sont éternellement bienheureux.

À l'image de Dieu et du Cbrist

Un tel homme ressemble encore à Dieu dans sa nature divine comme dans sa nature humaine.

Car, dans sa nature divine, Dieu a montré respect et vénération envers la nature humaine, qu'il a élevée au-delà des cieux et de tous les choeurs des anges. Il a montré son humilité, car il a pris sur lui notre nature, et l'a unie à lui. Il a obéi aux désirs et aux supplications des patriarches et des prophètes, et il a abandonné sa volonté de multiples façons, au dire des Écritures, pour faire celle de ses amis.

Dans sa nature humaine, le Christ avait grand respect et vénération pour son Père, dont il recherchait l'honneur, la louange et la gloire en toutes ses oeuvres. Il était petit et humble au service de son Père, humble aussi devant tous les hommes et devant ses disciples, car il les servait dans tous leurs besoins. De par sa grande humilité, il leur essuya les pieds et dit : « Je ne suis pas venu pour être

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servi, mais pour servir /1 ». Il obéit à son Père avec une volonté toute abandonnée, sa vie durant et jusque dans la mort ; à la Loi juive aussi et aux commandements, et parfois aux coutumes des patriarches et des prophètes, chaque fois que cela était utile.

1. Mt 20,28.

Transformation de la puissance irascible

Celui qui a observé ainsi jusqu'à la perfection la crainte du Seigneur, a orné et transformé, avec des vertus divines, le premier des éléments, c'est-à-dire la terre, en même temps que la puissance irascible. La terre est ornée d'arbres qui grimpent en haut et de toute sorte de fruits : voilà l'intention appliquée à Dieu avec respect et vénération. Elle est encore ornée de nombreuses plantes, précieuses par leur parfum et leurs fruits : et voilà le service rendu avec discernement et une sincère humilité. Elle est convenablement ornée d'animaux domestiques et sauvages, à charge pour l'homme de les dominer : ce sont les sens et les puissances animales à tenir en respect par une exacte obéissance. L'homme doué de raison possède encore un meilleur ornement lorsqu'il renonce à lui-même et se soumet à Dieu sans entêtement ni obstination. La terre est ainsi ornée, en même temps que la puissance irascible.

C'est là le paradis terrestre dans lequel cet homme fut déposé pour qu'il le travaille et le garde. Son travail, ce sont ses vertus ; sa garde, ne pas pécher, car s'il péchait, il perdrait et le fruit et le paradis. Au milieu du paradis a été planté l'arbre de vie, qui est l'arbre de la science du bien et du mal. Le bois de cet arbre, ce sont les envies naturelles : plusieurs fruits y apparaissent et poussent, beaux, doux et plaisants à la nature, que l'Ennemi et le monde montrent et offrent aux sens, c'est-à-dire à la femme. Et la femme, ou les sens, les offrent ensuite à l'homme, c'est-à-dire à la raison supérieure à qui Dieu a ordonné de garder le paradis. La raison peut manger de tous les fruits du paradis pour sa consolation et sa joie, et toujours croître en grâce. Mais le fruit des envies lui est défendu, c'est-à-dire de vivre selon la nature, clans les plaisirs. À l'heure où la raison supérieure mange de ce fruit et donne son consentement à la femme, à savoir aux sens et à l'Ennemi /1, à l'encontre de la défense faite par Dieu et de sa volonté, l'homme se voit expulsé du paradis, nu et dépouillé de toutes les vertus, exilé et séparé du Royaume éternel de Dieu.

Si l'homme veut être établi dans cette crainte divine, avec toutes les vertus qui en naissent, dans sa perfection la plus élevée, il lui faut avoir :

L'intention dressée en haut,

et à Dieu donnée,

avec grande ferveur,

pour le servir sans retour,

dans la crainte du Seigneur,

lui rendant louange et honneur.

Il faudra encore connaître,

examiner et rechercher,

par un exact savoir,

comment vaquer à Dieu

et à tous les humains,

dans le service de l'humilité.

Veiller dans les vertus,

sans jamais s'endormir,

avec le sérieux voulu,

1. La femme représentant le côté faible de l'homme est une doctrine courante au Moyen Age.

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et porter dans la joie,

et sans relâche aucune,

les oeuvres de l'obéissance,

la volonté propre renoncée

et toute entière à Dieu livrée,

en vraie abnégation.

Qui vit sans rien choisir,

ne pourra rien perdre,

ni maintenant, ni pour l'éternité.

Si tu veux te tourner vers elle,

voici la crainte du Seigneur

dans sa forme la plus parfaite.

Il y a quatre choses qui empêchent de s'établir dans la crainte divine en sa forme la plus parfaite :

Ceux qui vivent insouciants,

possèdent peu de crainte

pour dignement servir Dieu.


Gens grossiers et stupides

avec peine se rendent à la Cour

pour humblement y servir.


Souvent auront à se plaindre

ceux qui portent tristement

le joug de l'obéissance.


Ceux qui avec peine renoncent à leur volonté,

difficilement s'épanouiront,

car entêtés ils vivront.


Voilà quatre obstacles

qui écartent l'homme

de la parfaite crainte.


Je veux maintenant décrire

quatre choses qui chassent

cette crainte et toute vertu


Ceux qui se tournent vers la créature

et délaissent Notre Seigneur,

de respect manquent envers lui.


Qui ne sait rien, qui ne connaît rien,

il est loin et étranger

à la vie dans l'humilité.


Qui ne prend pas soin de vertu,

comme il a été dit souvent,

hors obéissance vit.


La volonté propre

façonne un enfer

une vie d'entêté.


Ces choses-là de Dieu séparent

et vers la détresse conduisent

de l'éternelle damnation.

4.3342 Le don de bonté

Le deuxième don divin, ornant l'âme de vertus, est celui de la clémence ou de la bonté. Il consiste dans le fait d'être bon, disponible et prêt pour Dieu et pour tous les hommes, attentif et plein d'intérêt pour tous ceux qui sont dans le besoin, dans les soucis et dans le manque.

La compassion

De cet intérêt et de cette bonté naissent la compassion et la condoléance, qui le font souffrir avec le Christ dans sa passion et ses souffrances, et souffrir aussi avec tout homme. De la compassion et de la pitié vient toute oeuvre charitable, car Dieu a commandé à la charité sept oeuvres de miséricorde. Elle est ce serviteur fidèle que Dieu établit sur sa famille, et aux mains duquel il a confié son trésor et toutes ses richesses, pour qu'il partage nourriture et boisson, donne gîte et vêtement, rende visite aux exilés, aux malades, aux infirmes, selon leurs besoins, console avec discernement les prisonniers nécessiteux, arrêtés justement ou injustement, ou même à cause du Nom de Dieu, et qu'il aide à enterrer les pauvres décédés.

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S'il est riche, il le fera avec les biens de Dieu, ses trésors personnels et une vraie charité. S'il est pauvre, avec sa bonne volonté et un coeur généreux, qui serait heureux de pouvoir agir s'il en avait les moyens. Pour Dieu, c'est tout égal. Car la vertu consiste dans la miséricorde et la libéralité, non dans les oeuvres extérieures. Celui qui n'a pas de biens sera tout aussi libéral et bon pour son prochain, affable et fidèle, par le conseil et par les actes, en tout ce qu'il peut faire.

La patience

De la bonté naît la patience, car personne n'est patient sinon l'homme doux et bon. Une telle patience orne et garde l'homme dans la souffrance. Il est alors à même de rester patient dans les pertes, les accidents, le déshonneur, la maladie et en tout ce qui peut arriver inopinément à l'homme de la part de Dieu et de toute créature ; il demeure toujours dans la paix et la tranquillité.

C'est d'eux que parle le Christ lorsqu'il dit : « Heureux les doux, car ils posséderont la terre /1 ». La terre entière appartient à celui qui est bon et qui sert Dieu par la compassion et par les oeuvres de miséricorde. Car, avec tout ce qu'il est, avec tout ce qu'il a et avec tout ce qui se trouve sur terre, il désire, s'il en était le maître, servir Dieu ainsi que son prochain dans le besoin, et cela pour la gloire de Dieu. Il possède aussi sa nature dans la patience et la douceur. C'est pourquoi il est bienheureux, car il se possède lui-même et tout ce que Dieu a créé, selon la volonté et la disposition de Dieu. C'est ce que voulait dire le Christ en parlant de ceux qui posséderaient la terre comme une béatitude.

1. Mt 5,7.

À l'image des archanges

Un tel homme ressemble aussi aux anges du deuxième choeur, qui s'appellent archanges, parce que d'autres anges leur sont inférieurs. Il est leur compagnon et fait partie de leur choeur, car ces anges, pleins de bonté, s'appliquent à tous les hommes, particulièrement à ceux qui leur ressemblent, c'est-à-dire à ceux qui sont dévoués et généreux dans les oeuvres de charité. Car il appartient aux archanges de mettre en mouvement la charité et la miséricorde en tous ceux qui s'y occupent. Ils sont plus grands que les anges inférieurs, car ils sont les messagers de qualité que Dieu envoie aux hommes sous une forme humaine. L'archange Gabriel porta l'annonce à Marie, la Mère de Dieu. Ce fut une annonce de grâce et de bonté, de compassion et de libéralité : Dieu qui se ferait homme. Les archanges sont ainsi toujours au service de la charité et de tous ceux qui la pratiquent avec grand dévouement et zèle.

À l'image de Dieu et du Christ

Celui qui est plein de charité et de bonté ressemble à Dieu dans sa nature divine, et aussi dans son humanité.

Car Dieu est si miséricordieux et si clément selon sa nature divine, qu'il déborde par toute espèce de dons sur tous ceux qu'il meut ou qu'il touche. Il est plein de compassion et de libéralité, car il a créé le ciel et la terre, les destinant, avec toutes les créatures qu'ils contiennent, au service de l'homme, pour que celui-ci lui soit fidèle. Il a encore promis de se donner lui-même en joie insaisissable, si l'homme voulait bien se tourner vers lui. Il est longanime et patient pour attendre le retour de l'homme, et il souffre et supporte, avec grande douceur, toute sa malice et méchanceté.

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Le Christ aussi, dans sa nature humaine, était et est toujours extrêmement bon et doux, dans sa façon d'agir avec les hommes. Il était plein de compassion lorsqu'il versa des larmes sur la ville de Jérusalem à cause de sa ruine, et sur ses habitants, pourtant ses ennemis /1. Il gémit de compassion avec Marie-Madeleine et Marthe devant le tombeau de leur frère /2. Il montra compassion et pitié pour la veuve et pour le peuple, hors des portes de la ville, où il ressuscita le jeune homme de la mort /3. Il était et il est toujours plein de charité et de miséricorde pour tous les hommes qui les désirent. Par sa charité, il nourrit la foule des cinq mille, avec cinq pains d'orge et deux poissons /4. Par charité et miséricorde, il ne fit et ne fait jamais défaut à personne en quelque besoin que ce soit, lorsque l'on ose mettre sa confiance en lui. Il fut patient à l'extrême en toutes ses souffrances, même abandonné par son Père et par tous ses amis, et souffrit toute la désolation que fut la séparation d'avec son corps /5 jusque dans la mort.

1. Lc 19,41.
2. Jn 11,35.
3. Lc 7,13.
4. Jn 5,15.
5. Littéralement : nature corporelle.

Perfection de la puissance de désir

Celui qui a ainsi conduit à sa perfection le don divin de la bonté, a orné avec la beauté singulière d'excellentes vertus le deuxième élément qui est dans l'homme, à savoir l'eau, en même temps que la puissance de désir qui est dans l'âme. La bonté ressemble bien à la source qui était au Paradis terrestre, car elle donne au désir de couler en quatre fleuves, comme la source au Paradis.

Le premier fleuve s'écoule vers le ciel : c'est la compassion pour les souffrances du Christ et pour tous les saints qui ont souffert à cause de lui. Ce fleuve du désir est joyeux et rempli de louange, car la joie y succède aux souffrances passées.

Le second fleuve s'écoule vers le purgatoire : c'est la compassion pour toutes les âmes qui peinent à faire satisfaction pour leurs péchés. Ce fleuve du désir est rempli de prières intimes, adressées à Dieu pour nos amis dans le besoin.

Le troisième fleuve du Paradis de vie traverse la terre entière : ce sont la compassion et la miséricorde pour tout besoin et utilité de la sainte chrétienté. Ce fleuve du désir donne et opère davantage par la qualité intime du désir /1, que tout ce que l'on pourrait accomplir par les oeuvres extérieures de miséricorde.

Le quatrième fleuve s'écoule avec les oeuvres extérieures : ce sont la charité et la libéralité pour tous ceux qui en ont besoin, par un conseil ou un geste, par le corps ou par les biens, en toutes les détresses. Ce quatrième fleuve du désir supporte parfois de grands labeurs.

Voilà donc les quatre fleuves qui ornent de nombreuses façons la vertu de bonté.

Pour qu'un homme possède ce don de la bonté dans sa plus haute perfection, avec toutes les vertus qui en naissent, il lui faut avoir :

une humeur tranquille,

se désintéressant du succès des autres,

et demeurant toujours en simplicité.

1. Pour met begherliker innicbeit.

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Se montrer bon

ne coûte rien

à qui vit dans la douceur.

Miséricorde s'étend

à tous ceux qui se plaignent

d'un vrai besoin ;

ce qui est à examiner de près,

avec les oeuvres de la vertu

et un authentique discernement.

Charité généreuse

ne laisse personne pour compte,

et les oeuvres de miséricorde

font preuve d'un amour commun

à tous, après discernement,

pas seulement aux favoris ou aux proches.

Dans la souffrance et la douleur,

être toujours joyeux,

et louer Dieu avec action de grâce.

Avoir l'esprit /1 libre,

et renoncer à la nature

en exacte patience.

Être homme de douceur

vaut une vie sans douleur

et de haute excellence.

Empêchements à la bonté

Il y a quatre choses qui empêchent de posséder la vertu de bonté dans sa plus haute perfection :


Être vite affecté et de sens sauvages,

déchaîne la tempête au-dehors et au-de-dans,

et empêche la douceur.

Faire preuve de compassion

pour ses amis et ses proches,

plus que pour l'ensemble /2 des hommes.


Il trébuche dans la vertu,

qui fait la charité aux favoris,

1. Ici pour gbemoede.
2. Ici pour gbemeyne.

et non à ceux dont le besoin est patent.


Ceux qui subissent souffrance avec tristesse

sont incapables de se réjouir

en sublime action de grâce.


Voilà ce qui est manquer

à la vertu de bonté,

et non pas l'atteindre.


Je veux encore t'exposer

les quatre choses qui font du tort à l'homme

et lui volent sa béatitude.


Cruauté d'humeur

vit dans la fureur,

sans bonté aucune.


N'avoir compassion pour personne

cause grand déplaisir,

comme de vivre sous un tyran.


Être toujours avare et ladre

est un piètre ornement :

c'est vivre sans libéralité.


Être impatient

cause grande douleur,

et rend cruelle la souffrance,

car prive de la douceur

et conduit à l'éternel malheur.

4.3343 Le don de science

Le troisième don divin, ornement de l'âme, est celui de la science et du savoir divins. Il orne les deux premiers dons, qui sont crainte et bonté, et est constitué par une lumière surnaturelle, infuse dans la puissance rationnelle de l'âme, pour que l'homme conduise la vie morale à sa plus haute perfection.

Le discernement

De cette science naît le véritable discernement. Lorsque, par la foi et la crainte amoureuse, l'homme a secoué le joug de l'Ennemi, c'est-à-dire le péché, et que, par l'humilité et

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l'obéissance, il a renoncé à sa volonté propre, pour se soumettre à Dieu et porter son joug dans toutes les vertus, la puissance irascible de la volonté en reçoit son ornement. Et lorsque, grâce à la bonté, à la compassion et à la libéralité, il vient au secours du prochain en tous ses besoins par les oeuvres de miséricorde, la puissance de désir de la volonté en reçoit ensuite son ornement. Quant à savoir discerner en tout service, - quand il convient d'agir; pourquoi et pour qui ; et combien : peu ou prou ; et comment prendre soin de chacun - c'est-à-dire quant à savoir discerner en toute chose : c'est là l'ornement de la puissance rationnelle.

La vertu de discernement est l'ornement et la perfection de toutes les vertus morales. Sans elle, aucune vertu ne pourrait durer, car elle est leur mère. Elle donne à l'homme d'examiner où est l'honneur de Dieu, où sont l'utilité et l'avantage du prochain, et comment faire droit à chacun.

La connaissance de soi

Du discernement vient la connaissance de soi : grâce à celle-ci l'homme expérimente et examine à quel point il manque souvent à Dieu, en honneur, en respect, en louange, en vénération, et dans le vrai service de l'humilité ; et comment il manque souvent à son prochain par la tiédeur de l'amour et sa négligence.

Il en naît un déplaisir de lui-même et de toutes ses oeuvres, joint à la tristesse, car l'homme reconnaît qu'il ne fait droit ni à Dieu ni à personne, et il en vient ainsi à ne tenir ni à soi ni à ses oeuvres.

La connaissance de nous-mêmes nous fait expérimenter et examiner d'où nous venons, où nous sommes et où nous devons aller. Nous venons de Dieu et nous nous trouvons en exil. Car le désir amoureux veut toujours aller vers Dieu ; il est donc toujours en exil. En ce qui regarde notre corps, nous souffrons de diverses manières à l'extérieur : la faim, la soif, le froid, la chaleur, la maladie et des infirmités de toute sorte. Nous sommes souvent gravement éprouvés et tentés par l'Ennemi et même par les hommes. Tout cela apprend à connaître la science divine, et de ne tirer vanité ni joie des choses périssables ni de nos oeuvres. L'homme sera plutôt dans la peine, parce qu'il est un serviteur inutile de Dieu et une créature qui manque à toutes les vertus. Voilà ce qui est le plus élevé dans le don de la science divine.

C'est de ceux-là que parle le Christ lorsqu'il dit : « Bienheureux les attristés, car ils seront consolés » /1. Ce sont ceux qui sont tristes parce que, tout en faisant leur possible, ils défaillent dans le service de Dieu et dans celui de sa gloire : tristes ils sont d'amour et de fidélité pour Dieu et pour la vertu. Même s'ils pratiquaient toutes les vertus jamais mises en oeuvre, cela leur semblerait encore trop peu, car à celui qu'ils aiment ils souhaitent davantage d'honneur et de service que l'ensemble des hommes est en mesure de lui donner. Ceux-là sont tristes et bienheureux à la fois, car ils seront consolés dans le Royaume éternel de Notre Seigneur.

1. Mt 5,5.

À l'image des Vertus

Ils ressemblent bien aux anges du troisième choeur, dont ils sont les compagnons, et auquel ils appartiennent. Ces anges s'appellent Vertus ou Puissances : deux noms qui leur vont bien.

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Ils s'appellent d'abord Vertus, car ils sont davantage éclairés en discernement que les anges des deux choeurs inférieurs. Il leur appartient donc d'enseigner les hommes et de les éclairer dans leurs oeuvres, car leur science du discernement est plus éclairée que celle des autres. Ils sont en mesure d'éclairer les hommes avec leur lumière ou en suggérant des images et des comparaisons. De même, ils fréquentent volontiers les hommes qui leur ressemblent par une science plus divine et un discernement plus éclairé.

On les appelle aussi Puissances, car ils commandent aux deux choeurs inférieurs, là où ils veulent et où leur présence est utile. Ils sont les plus élevés dans la hiérarchie inférieure, et représentent la perfection de ces trois choeurs. Ils sont aussi les plus élevés parmi les anges qui sont en charge de la vie morale.

À l'image de Dieu et du Cbrist

Celui qui est rempli de science divine et de discernement ressemble à Dieu dans sa nature divine, comme aussi dans sa nature humaine.

Selon la nature divine d'abord, car Dieu, avec sa science éternelle et son discernement, est orienté vers le bas et regarde toutes les créatures. Il orne et dispose le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, avec un juste discernement, selon le besoin de chacun. Il correspond à chaque homme, en toutes ses oeuvres et en toute sa vie, à la façon dont celui-ci s'ajuste à lui, et il éclaire chaque homme, dans la mesure où celui-ci est capable de le recevoir.

Le Christ, dans sa nature humaine, était lui aussi rempli de science divine et de discernement, car, en toute sa vie et en toutes ses oeuvres, il s'est toujours tenu à un juste discernement.

Perfection de la puissance rationnelle

Celui qui conduit ainsi le don de la science divine et du discernement à sa perfection, a orné et éclairé d'une singulière clarté le troisième élément : l'air, c'est-à-dire la puissance rationnelle de l'âme. Cette puissance rationnelle, traversée par la lumière de la science divine, est l'ornement de la terre, c'est-à-dire de la puissance irascible, parce que celle-ci est la puissance inférieure qui abaissa l'homme dans l'humilité et l'obéissance. Elle est aussi l'ornement de l'eau, c'est-à-dire de la puissance de désir, qui donne à l'homme de se répandre en oeuvres de miséricorde. L'air de la puissance rationnelle est ornée d'oiseaux de toute espèce, qui représentent les oeuvres du discernement. Il y a des oiseaux qui marchent sur terre, et d'autres qui nagent dans l'eau. Certains volent dans l'air, et d'autres encore atteignent la partie supérieure des airs pour s'approcher du feu. Ceux qui marchent sur terre sont ceux qui, avec les biens de la terre, servent les pauvres généreusement et avec discernement. Ils sont très utiles aux hommes en ce qui regarde leur corps. Mais ils convient aussi de nager dans l'eau un peu partout dans le monde; c'est-à-dire qu'il faut se répandre avec compassion et miséricorde envers tout besoin de l'homme. Ceux-là sont très utiles dans l'assistance spirituelle des âmes. Il faut aussi voler dans l'air de la puissance rationnelle ; à savoir se regarder soi-même et s'éprouver avec discernement en toutes ses oeuvres et en toute sa vie. Ceux-là sont très utiles à eux-mêmes. Finalement, il faut encore voler au-delà de l'air de la puissance ration-

1. Qu'il faut se répandre ajouté pour clarifier la phrase.

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nelle, jusque dans le feu de l'amour, à l'égal de l'aigle ; à savoir : offrir, avec un grand désir, toute oeuvre et toute vertu pour la gloire de Dieu. Et ceux-là sont les plus élevés devant Dieu.

Les trois puissances de l'âme sont ainsi ornées avec des vertus divines : la puissance irascible, avec la crainte amoureuse, l'humilité, l'obéissance et le renoncement à tout ce qui est propre; la puissance de désir, avec la douceur, la bonté, la compassion et la libéralité ; la puissance rationnelle, avec la science, le discernement et la disposition de toute chose, en connaissance de cause. Ces vertus ainsi conduites à leur accomplissement constituent la vie active parfaite, et nous préparent à toute vertu et à tout don venant de Dieu.

Conditions d'un bon discernement

Pour posséder ce don divin de science, avec tout le discernement qui en découle, il faut avoir :


une humeur tranquille

aux jours fastes,

et bien ordonnée dans la paix.

Toujours supporter d'une âme égale

injures, malédictions, plaintes,

et les singularités de chacun.

Considérer toute chose comme il faut,

connaître sans hésitation

ce que le discernement propose de faire,

donner et prendre,

et bien régir toute chose :

c'est vivre dans la vérité.

S'examiner sans cesse soi-même

et examiner toutes ses oeuvres,

c'est vivre en sachant

qu'on ne fait droit ni à Dieu ni à l'homme,

lambinant sans cesse,

et se donnant ainsi la preuve qu'on est infirme.

C'est pourquoi l'homme se déplaira à lui-même,

en vraie humilité,

et d'un coeur triste toujours se lamentera

de sa défaillance :

c'est ainsi que nous ferons montre de vertu,

avec la noblesse qui convient.

Empêchements au don de science

Il y a quatre choses qui empêchent de posséder le don de science dans sa perfection la plus élevée :

Un grand désir pour la vertu,

mais privé d'un discernement attentif /1,

1. Littéralement : examen de discernement.

fait obstacle à la science et au savoir.


Un coeur agité

dans les oeuvres de la vertu

alourdit le discernement.


Qui se complaît dans sa vertu,

et ne se lamente de sa défaillance,

il manque de connaissance.


Qui vit dans le monde

avec menu désir

de sortir d'exil,

le don de science

lui fait défaut,

et n'est pas atteint.


Je veux maintenant t'apprendre

quatre choses qui corrompent

et chassent la vertu :


Une humeur colérique,

bouillonnante de rage,

enlève la science.


Crier à tue-tête,

maudire et jurer,

c'est manquer de discernement.

72

Beaucoup s'appuyer sur soi

et ne pas se fier à la vertu des autres,

c'est manquer de connaissance.


À qui le monde plaît,

et que le péché ne peine pas,

en enfer il est conduit.

4.33441 Le don de force sous sa forme simple

Le quatrième don divin, qui orne l'âme, est la force spirituelle. De même que les trois premiers dons ornent et ordonnent l'homme, et le conduisent à la perfection, au-dehors comme au-dedans, pour la vie des oeuvres, ce don-ci l'orne, au-dehors comme au-dedans, pour la vie de désir. La force spirituelle élève le sentiment /1 au-delà des choses temporelles, et indique à la raison ce qui est propre à chacune des Personnes divines : la puissance du Père, la sagesse du Fils, la bonté du Saint Esprit. Elle enflamme le désir par un attachement sensible, de sorte que la mémoire se vide et se désencombre de tout, que la raison regarde la vérité éternelle dans toutes ses oeuvres, et que le désir s'imprime /2 sans cesse dans la bonté de Dieu avec un attachement sensible. Ce même désir attire ensuite vers le haut toutes les puissances de l'âme, intérieures et extérieures, et les unit dans le sentiment /3, de sorte que celui-ci ne prête plus aucune attention à tout ce qui est dans le monde, et qu'aucune créature ne puisse ni le forcer ni l'empêcher de s'offrir à la bonté de Dieu, aussi souvent qu'il le veut. C'est pourquoi il est libre et dégagé de toute créature, et donc fort, car il a vaincu les choses de la terre, et, en chacune de ses oeuvres, il a unifié et dressé en haut toutes les puissances de son âme.

1. Ici pour ghemoede.
2. Ici pour baer druckende.
3. ici pour ghemoede.

La louange et la prière

De cette force et de ce désir naissent la louange et la gloire que l'on rend, la dévotion, prière intime, de bouche comme de coeur, avec une intention droite et des oeuvres sincères. Le désir sensible croît ainsi, car son objet - la vérité éternelle, la bonté et la libéralité infinies - est si agréable à regarder que le désir en augmente à chaque occasion. Par ce désir et par ce regard, l'homme est blessé dans son coeur de chair /1. Chaque fois qu'il se tourne vers cet objet, il sent la blessure et en souffre au-dedans de lui. Et plus souvent il se tourne vers l'objet, plus elle lui fait mal. Parfois une si grande douceur et consolation pénètrent en lui qu'il ne sait plus comment se tenir. Il lui semble que le monde entier ressent ce qu'il ressent. Et c'est ainsi qu'il est dans la jubilation, car il ne sait plus comment se tenir. Par moment, lorsqu'il se trouve dans quelque lieu secret - car Dieu ne veut pas couvrir son ami de confusion -, l'impatience s'accroît tellement, au-dehors comme au-dedans, que ses puissances et ses membres se sentent si bien qu'il a l'impression que son coeur ira se rompre.


Ivresse lui en vient et frénésie.

Ainsi Dieu rend-il fou son ami,

qui en perd les rênes

et souvent doit crier,

lorsque Dieu le pique et qu'il s'en rend compte,

ou lorsque dans le nu-recueillement se reflète la lumière divine. À partir de toutes ces oeuvres naît un grand désir de plaire à Dieu en

1. Littéralement : corporel.

74

chaque vertu : et c'est cela que produit le don de la force divine.

De ceux-là le Christ dit : « Heureux ceux qui ont faim et soif spirituelles de la justice /1 ». La justice, c'est d'être désoeuvré et désengagé par rapport à toute créature, et se tenir dressé avec l'intention, le désir, l'âme, le corps, les yeux, les mains, et de tout son possible, pour proclamer les louanges et la gloire de Dieu, dans le temps et dans l'éternité, sans y rechercher d'agrément, ce qui nous rendrait ambigus et entraverait la justice. Toutefois, qui vit ainsi la vie d'amour, jamais grand agrément ne lui manque.

À l'image des Puissances

Celui qui a ainsi conduit à son achèvement le don divin de la force spirituelle, ressemble bien aux anges du quatrième choeur. Il est leur compagnon et appartient à leur choeur. Le nom de ces anges est Puissances ; ils sont des princes puissants et souverains devant le trône de la Trinité. Sans cesse, ils se tiennent dressés de toutes leurs forces et avec un grand désir et en possession d'eux-mêmes, pour contempler la Trinité. Ils sont en mesure d'éclairer, de leur amour/2 dévoué, tous ceux qui leur ressemblent par leur désir dressé vers le haut. Ils régissent aussi les trois choeurs inférieurs de la première hiérarchie, parce qu'ils brûlent davantage d'amour. De même, ils sont davantage éclairés dans leur connaissance que ceux qui ont à régir, à ordonner et à diriger la vie active. Ce sont eux qui, sans interruption et de toutes leurs forces, ne cessent de faire entendre des louanges. Telle est leur activité suprême. Mais ils sont aussi en état de contenir l'Ennemi, afin qu'il ne gêne pas les hommes dans le sens de leurs désirs mauvais.

1. Mt 5,6.
2. Pour minlijcheyt.

À l'image de Dieu et du Christ

Celui qui possède la force spirituelle ressemble à Dieu dans sa nature divine comme dans son humanité.

Dans sa nature divine d'abord, car la mémoire du Père contemple continuellement son infinie Sagesse, qui est son Fils. De même que l'infinie Sagesse, qui est le Fils, contemple sans cesse l'unité de la nature féconde de la Paternité. De cette contemplation des deux Personnes, avec une seule Sagesse qui est le Fils, s'écoule l'Amour infini, qui est le Saint-Esprit.

Amour lie ensemble

les deux Personnes en unité,

où jamais ne cesse

la faim des deux en vie amoureuse /1.

Cette faim est un désir

de s'écouler toujours vers l'unité,

et de séjourner sans cesse

dans la sublime Trinité.

Le Christ, selon sa nature humaine, se tenait et se tient toujours dressé par le désir, avec toutes les puissances de son âme et de son corps, avec tous ses sens et tous ses membres. En toutes ses oeuvres, sa vie durant, il ne visait et ne recherchait que la gloire de son Père, et il louait et rendait grâces en toute vénération.

Il se renonça entièrement,

ce qui était insigne humilité.

Il voulut payer notre dette

et se porter garant de la justice.

1. Ici pour minlijcheyt.

76

Transformation de la libre volonté

Celui qui possède ainsi ce don divin de la force spirituelle a orné de nobles vertus le quatrième élément, le feu, c'est-à-dire la liberté de la volonté. Le feu orne tous les autres éléments, étant lui-même le plus noble parmi eux. De par sa nature et sa noblesse, il tend toujours vers le haut, et son activité est subtile en toute créature. Le feu ressemble bien à la liberté de la volonté, lorsque celle-ci est touchée par le don de la force divine et qu'elle voudrait, à force de grand désir, telle une flamme, monter de mille façons. Cette âme, en effet, a reçu comme un don de Dieu de n'avoir plus d'agrément à demeurer longtemps auprès de créatures qui vivent dans le temps.

Dressée à force de désir,

qu'elle brûle désormais tel un feu,

et sache orner les vertus

de toute l'excellence qui leur convient.

Et que personne ne la critique,

car elle a atteint la noblesse.

Conditions pour recevoir le don de force

Pour être en mesure de posséder le don de force de façon sublime et excellente, il faut :

avoir le sentiment /1 élevé

au-delà de tout ce qui vit,

et dressé en son plus intime.

Regarder la bonté de Dieu,

et fuir tout ce qui ne lui ressemble pas,

voilà la force spirituelle.

À jamais donner à Dieu

louange et gloire,

avec le zèle qu'il faut.

Celui qui a atteint la cour céleste

sans cesse chantera des louanges,

avec un grand désir.

Le désir frappe le coeur

1. Ici pour ghemoede.

de blessures et de langueur,

le rendant impatient.

Qui saurait le souffrir

jusqu'à ce que Dieu panse la blessure,

vivrait en droite noblesse.

Toujours vivre affamé

de donner à Dieu plein plaisir

de louange, gloire et vénération,

voici le comportement

que je ne saurais mieux décrire,

pour entrer dans la béatitude.

Empêchements au don de force

Il y a quatre choses qui empêchent

la force spirituelle,

ou qui en privent :


rechercher le succès étranger,

le sentiment /1 demeurant en friche /2,

entrave la force spirituelle ;


rechercher et désirer

douceur et saveur,

qui sont choses étrangères.


Rechercher et désirer agrément,

cause moufte douleur,

et entrave l'intime ferveur.


Qui vivent avec peu de faim

défaillent /3 et de loin :

ils ne peuvent satisfaire pleinement

à la parfaite justice.


Je veux maintenant te décrire

quatre choses qui chassent

la force spirituelle, et qui en privent :

1. Ici pour gbemoede. vré.
2. Littéralement : désaeu défaillir n'est pas employé ici dans le sens positif Ruusbroec : une défaillance de l'effort humain qui de la grâce. Est-ce un indice que les passages en pas de la main de Ruusbroec lui-méme, mais ont
3. Le terme ontbliven - qu'il a généralement chez provoquera l'intervention strophes du texte ne sont été ajoutés après lui ?

78

un coeur agité

et des oeuvres mauvaises

enlèvent l'intime ferveur.


Qui n'est pas venu à la cour

ignore la louange,

le désir lui faisant défaut.


Blessure d'amour n'a pas reçu,

ni au-dehors ni au-dedans ;

en jalousie lors il vit.


Ceux qui vivent sans faim

- à savoir : sans désir affamé -

ne peuvent guérir.


Qui veut relire ces pages

y trouvera bien décrit

comment est chassée

la faim de justice.

4.33442 Le don de force sous sa forme la plus élevée

Il existe encore des vertus plus élevées et des oeuvres plus spirituelles qui naissent de ce don divin de la force spirituelle. Lorsque ce don sublime a dressé vers le haut le sentiment /1 libre, et toutes les puissances de l'âme, en désir, louange et liberté, pour regarder la sublimité, la sagesse, la bonté, la libéralité et l'opulence sans fond qui s'écoule de cette sublime unité, l'homme se rend compte qu'il manque à Dieu beaucoup de louange, d'honneur et de vénération. Il regarde ainsi les créatures qui errent dans l'exil. De là lui vient la compassion spirituelle qui lui fait explorer et examiner le détriment souffert par les hommes, qui sont si misérables alors qu'ils pourraient posséder tant de richesses, d'honneur et d'opulence, s'ils le voulaient seulement et s'ils s'y prêtaient. Ils pourraient aussi servir Dieu avec beaucoup d'honneur et d'amour, alors que tout cela est maintenant durablement perdu. Cela lui cause une telle souffrance, qu'aucun étranger ne saurait s'en rendre compte.

1. Ici pour gbemoede.

À nouveau il tourne alors le regard vers la bonté infinie de Dieu, vers sa libéralité, sa compassion, sa miséricorde, en même temps que vers les besoins de l'homme dans son exil. De ce regard et de cette considération jaillit un si grand amour pour Dieu et pour l'ensemble /1 des hommes, ou aussi pour tel homme en particulier, s'il se le rappelle soudain et que son désir en est touché sans que cela l'embarrasse ni ne l'affecte d'images dans son ascension vers Dieu - de ce regard jaillit un si grand amour, qu'il se tient tel un médiateur et un artisan de paix entre Dieu et tous les hommes.

La prière intime d'intercession

De là vient la prière intime. Cette prière est tellement puissante qu'elle est capable de choses inexprimables, car la bonté de Dieu se montre si libérale, si riche, si bienveillante et si disposée à se répandre en faveur de tous /2, et elle rend celui qui prie si audacieux, qu'il lui semble pouvoir obtenir tout ce qu'il désire. Il ne saurait cependant rien implorer ni désirer avec entêtement ou obstination, car sa volonté se meurt dans la bonté infinie de Dieu, lorsqu'il comprend que l'amour que Dieu porte à l'homme est sans mesure et plus grand qu'aucun amour qui ne lui fût jamais porté. C'est à cet amour et à cette libéralité infinis qu'il recommande la sainte chrétienté avec tout ce qui lui est nécessaire et utile. Il regarde ainsi comment les hommes bons et les saints dans le Royaume éternel sont traversés par les dons divins de grâce et de gloire, et comment Dieu s'épanche et s'écoule, semblable à une mer

1. Ghemeinlycke.
2. Uutvloeyende.

80

déchaînée, avec des délices insaisissables, en tous ceux qui sont capables de le recevoir, et comment le même Dieu ensuite reflue et les attire au-dedans de la mer déchaînée de son unité. Il leur est impossible de persévérer par eux-mêmes dans l'unité qui leur est proposée, ce qui les oblige à s'écouler et à refluer dans une vie amoureuse, selon ce qui convient. Tout cela augmente encore la faim de conduire la justice à sa perfection.


Voilà les sublimes géants

qui montent en noblesse.

Personne ne les blâmera :

ils vivent en vérité.

De ceux-là le Christ dit : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés /1 ». Rassasiés ici-bas, lorsque leur volonté meurt dans celle de Dieu, avec une telle joie et liberté qu'ils ne peuvent choisir ni désirer que sa volonté, pour le temps et l'éternité. Rassasiés aussi dans le Royaume éternel de Dieu, car tout y sera accompli selon une juste disposition, et à chacun sera donné ce qui lui revient en justice, au ciel, sur terre et en enfer. C'est ce qui rassasiera les saints, car droite est leur volonté.

1. Mt 5,6.

À l'image des Princes

Ceux qui ont ainsi conduit à sa perfection la force spirituelle ressemblent bien aux anges du cinquième choeur, dont ils sont les compagnons et auquel ils appartiennent. Ces anges s'appellent Princes, c'est-à-dire Souverains sublimes. Ils sont beaucoup plus élevés que les Puissances du quatrième choeur. Celles-ci se tenaient continuellement dressées vers Dieu dans une singulière louange et avec grand désir, mais ceux-là se tiennent dressés avec des louanges plus excellentes encore et avec intime ferveur. À cause de l'amour qu'ils portent à Dieu, et parce qu'ils voudraient augmenter ses louanges et sa gloire, puisqu'ils ne peuvent s'en acquitter selon l'ardeur de leur désir et selon sa dignité insaisissable, il leur semble que Dieu demeure comme sans louange, et qu'il n'est désiré ni par eux ni par aucune créature. Ils se tournent donc vers le bas, pour regarder les créatures raisonnables qui ont été faites, autant qu'eux, pour louer et honorer Dieu. C'est ainsi qu'ils voient les hommes dans leur exil, si aveuglés, si égarés, si démunis de pouvoir sur eux-mêmes et sur toutes leurs puissances, à cause des péchés et de leur perversité. Ces anges y puisent grande compassion et miséricorde. Ils s'appliquent amoureusement et désirent que Dieu répande sa bonté et les tire vers le haut, loin des choses étrangères, afin de recevoir louange de la part de toutes les créatures, et que celles-ci le savourent pour une durée éternelle.

Ce sont des Souverains puissants, car ils se tiennent dressés en haut vers Dieu, en même temps que penchés en bas vers les créatures, pour se redresser ensuite en même temps que celles-ci. Ils sont aussi en mesure de commander aux Puissances du quatrième choeur, d'éclairer et de garder les hommes qui se tiennent dressés en haut, afin qu'ils continuent à se tenir ainsi debout, dans la louange de Dieu. Car les Puissances se tiennent bien dressées en haut, mais elles ne savent pas se tourner pareillement vers le bas : cela va au-delà de ce qu'elles sont. C'est pourquoi elles sont capables d'éclairer, de garder et de mener à un plus grand bien les hommes qui sont leurs égaux et ceux qui sont au-dessous d'elles

82

dans la vie active et dans la hiérarchie inférieure des anges.

À l'image de Dieu et du Christ

Celui qui a conduit la force spirituelle à sa perfection, ressemble bien à Dieu dans sa nature divine, comme aussi dans son humanité.

Selon sa nature divine d'abord, car c'est ainsi que Dieu se regarde lui-même avec toute sa richesse, sa surabondante splendeur, sa bonté et libéralité. Et c'est de la même façon qu'il regarde tous les étrangers en exil, qui se sont détournés de lui, avec une volonté perverse, vers des objets pauvres et étrangers, négligeant Dieu et tous ses dons. Dieu a ainsi grande compassion et miséricorde pour ces pauvres en exil, parce qu'il ne peut pas se donner à eux, ni leur accorder ses dons, eux-mêmes n'en ayant ni l'envie ni le désir.


Il leur envoie donc vols et incendies,

pour se faire par eux reconnaître ;

aux uns la maladie, aux autres la santé,

aux uns les richesses, aux autres moultes charges,

aux uns la joie, aux autres la peine,

à certains, déshonneur sans fin,

afin qu'ils sachent le reconnaître

et penser à leur bonheur -

par fidélité et amour, tout cela il le fait.

Ceux qui veulent se tourner alors

vers leur Seigneur véritable,

pourront chasser les vices

et demeurer dans son amour.

Si je décris et développe toutes ces façons d'agir de Dieu, c'est pour louer son immense sagesse, sa grande miséricorde et libéralité. Il se tourne encore vers chaque homme bon avec un amour particulier, selon qu'il en est digne. La sagesse infinie regarde les désirs amoureux qui se dressent au ciel et sur la terre, et voit comment ils s'écoulent vers la sublime unité, avec forte instance, zèle intime, et avec toutes les puissances rassemblées. L'amour et la libéralité sans fond se déversent alors avec toutes les richesses que Dieu lui-même est, et avec les trésors de ses dons.181

Qui peut puiser, qu'il saisisse

et en remplisse tous ses vases.

Ce qui est puisé cependant est chose créée,

c'est pourquoi ils ne peuvent continuer longtemps.

Ils puisent néanmoins de tout côté, et boivent,

sans vouloir se rappeler

que tout sera à payer,

avant de pouvoir prendre congé.

Qu'ils boivent autant qu'ils le peuvent,

tout leur sera enlevé.

Le demi-denier est d'un bon profit,

s'il rapporte un denier plein.

C'est pourquoi rien de ce qu'ils acquièrent

ne pourra rester à eux,

car ils se tiennent devant l'unité qui réclame davantage que ce qu'ils peuvent payer. Ils refluent alors au-dedans, avec tout ce dont ils sont capables, et savourent l'unité. De cette sorte, les fleuves de la grâce et de la gloire refluent, selon la noblesse de chacun. Ce flux et reflux creuse une faim éternelle : ils ont faim lorsqu'ils s'écoulent avidement au-dedans ; ils savourent lorsqu'ils se tiennent dans l'unité. Mais parce qu'ils sentent toujours cette unité, la faim aussi est là, avec une forte envie/1.

1. Ayant encore conscience de l'unité, ils sentent en même temps la différence qui subsiste entre Dieu et eux.

84

Selon son humanité, le Christ possédait le don de la force spirituelle dans sa plus haute perfection. Car il se tenait toujours dressé vers le haut, en toute liberté, à la gloire et à la louange de son Père, et avec un grand désir. En même temps, il était et il est toujours tourné vers le bas, vers toute détresse humaine et vers tout pécheur, avec grande compassion et miséricorde, adressant des prières intimes à son Père pour toute détresse humaine. Celui qui oserait lui faire confiance, recevrait tout ce qu'il est capable de désirer. Il était et il est si amoureusement tourné vers tous les hommes bons, qu'il a voulu nous racheter et nous payer avec sa propre personne. Il nous a donné son corps à manger et son sang à boire, pour nous traverser et s'écouler en nous, corps et âme avec toutes nos puissances, afin de nous manger, c'est-à-dire de nous attirer tout entiers en lui, comme il le veut, pour que nous soyons établis en lui avec un amour de désir, et que lui, en retour, soit établi en nous avec une saveur qui traverse tout /1.

Voilà ce qui est manger et être mangé. Oui, j'oserais même affirmer : à peine quelqu'un ouvre-t-il la bouche, que le voilà dévoré à belles dents /2.

Puisque le Christ est le chemin et notre Médiateur, celui qui est ainsi dévoré par lui, s'écoule tout entier dans l'unité, car le désir du Christ est sans mesure :

quoi d'étonnant si nous sommes mangés

par sa grande convoitise /3 ?

Manger ainsi et être mangé,

1. Cf. Le Miroir de la Béatitude éternelle, 2,23.
2. Verbeten : mordu jusqu'à être réduit à rien.
3. Littéralement : désir.

voilà la seule faim véritable,

et notre occupation toute la vie durant,

et à jamais dans l'éternité.

Transformation de la libre volonté

Celui qui a été ainsi établi dans ce don, a orné le quatrième élément qui est le feu. Celui-ci représente la liberté de la volonté, qui ressemble au feu de quatre façons.

Le feu veut toujours s'élancer vers le haut, à cause de la noblesse de sa nature.

Par ailleurs, à cause de la nature puissante du firmament et la disposition de Dieu, le feu est aussi chassé vers le bas.

Il possède encore une activité subtile, invisible et spirituelle, dans toutes les créatures, grâce à laquelle celles-ci vivent, croissent et sont maintenues en vie, sur terre, dans l'eau et dans l'air.

Le feu reste aussi à sa place, au-dessus de tous les autres éléments. Il y éclaire, réchauffe et rend fécond tout ce qui existe sur terre. Or, ces quatre traits, je les retrouve dans la liberté de la volonté, lorsque celle-ci est ornée par la force spirituelle.

Ainsi ornée, la libre volonté a rejeté et renié le service de l'Ennemi et de toute créature, dans le vice et l'imperfection. Elle a élevé le sentiment et toutes les puissances de l'âme pour louer Dieu éternellement et à jamais, et elle a été établie dans l'unité, pour une durée éternelle.

Elle s'est tournée vers le bas pour regarder les besoins de chaque homme avec une authentique miséricorde, et pour rendre féconde

1. Ici pour ghemoede.

86

toute créature, car elle souffre aussi longtemps que cela lui manque.

Finalement, elle flambe à nouveau et monte, avec une grande et intime ferveur, tel le feu qui consume et dévore tout, et qui fait monter dans l'unité. Voilà pour ce qui a trait au feu, dont j'ai maintenant assez parlé.


Celui qui veut ainsi

être établi en tout cela,

il habitera le désir

de fuir toute agitation,

de regarder la bonté de Dieu

et son opulente libéralité,

de regarder aussi les créatures

qui s'ajustent au monde

en grande détresse.

C'est bien grande misère

que de ne pas louer Dieu

autant qu'on le pourrait,

et que manquent les délices

où il y a à boire et à manger,

et qui procurent exquise ivresse.

Dieu sera prié

de leur faire grâce

et de laisser s'écouler sa douceur,

pour qu'ils se convertissent,

en rendant louange et gloire,

et refluent dans l' unité.

Ceux qui vivent affamés

de faim de justice,

sont bel et bien guéris.

Celui qui se retrouve

dans ce qu'il vient de lire,

qu'il soit assuré

d'être monté

dans la plus haute force spirituelle.

87

Empêchements au don de force

Je veux encore t'apprendre

quatre choses qui empêchent grandement

de posséder le don de force :

Ne pas considérer la bonté de Dieu,

ni les oeuvres perverses des hommes,

est manquer de savoir.


Ceux qui ne sentent pas

à quel point ils s'égarent,

et comment Dieu leur demeure caché,

ont reçu mesquine miséricorde.


Qui ne désire pas de tout son coeur

se convertir

pour louer Dieu et lui rendre gloire,

est trop mol en amour /1.


Ceux qui vivent de menus désirs,

ne sont pas montés bien haut.

En ceci je puis bien le constater :

ils n'ont guère faim.


Je veux maintenant te faire savoir

quatre choses qui empêchent

toute vertu, et qui en privent.


Ne respecter Dieu ni personne

est honte et déshonneur,

ténèbre aveuglée.


Qui ne s'ajuste pas à Dieu,

là où coulent les fleuves,

et tristesse aucune n'en ressent,

est sans miséricorde.


Qui ne se convertit pas

pour louer son Seigneur,

ni ne le désire pour personne,

est rempli de haine et de jalousie.


Ceux qui vivent sans faim

de satisfaire pleinement

tout ce que réclame la justice

1. Ici pour Minlijcheit.

88

ne sont pas encore montés

- c'est bien en cela que je le constate -

jusque dans la force spirituelle.

4.33451 Le don de conseil dans sa forme simple

Le cinquième don divin qui orne l'âme humaine est celui du conseil de Dieu. Lorsque l'homme est dressé vers Dieu avec louange et intime ferveur, grâce au don divin de la force spirituelle, qu'en même temps il est tourné vers le pécheur en bas, avec compassion et miséricorde, et lorsqu'il se dresse à nouveau vers Dieu, avec désir et supplications, afin que Dieu prenne en pitié les misérables et leur accorde la grâce de se convertir à sa louange, alors la faim, l'amour et le désir croissent en lui, afin d'obtenir tout cela et de louer Dieu. Dieu, en effet, se montre si libéral, si riche, si aimable, et si plein de délices, de joies insaisissables et de douceur !

On y voit le caractère propre du Saint-Esprit, car c'est lui qui est l'amour sans mesure. Ayant reconnu que l'amour est sans fond, l'homme sait fort bien qu'il lui faudra suivre ce qui est propre à l'amour, car la bonté sans fond est remplie de vertus sans fond. Lorsqu'il considère, examine et ressent cet amour, comme l'ensemble des dons divins que Dieu a déversés en lui, l'homme constate sans difficulté que Dieu est toujours en train de s'écouler, à tout instant, avec lui-même et tous ses dons. Il en devient impatient d'amour et ne peut se contenir. Il lui faut alors refluer, avec toutes ses puissances, dans la bonté insaisissable, dans la sublime Trinité et la suave unité, aussi loin qu'il en est capable. Il retombe ainsi dans le désir et s'écoule en cette même unité.

C'est là que jaillit le don de divin conseil. Il est un toucher ou une motion dans la pensée de l'homme, qui vient de la génération éternelle du Père engendrant son Fils dans la pensée sublime, c'est-à-dire au-delà de la raison, dans l'essence de l'âme. Par ce toucher, l'âme devient très noble et très surnaturelle, bien qu'elle ne puisse saisir ni comprendre la nature de ce qu'elle sent. Elle aimerait cependant tellement savoir, mais plus elle y regarde, moins elle en reçoit profit. C'est là l'ouvrage particulier du Père dans la pensée de l'âme. Celle-ci l'a reçu à force de s'enfoncer, avec tant d'amour et avec un désir si affamé, dans l'unité sublime de sa propre pensée.

Non pas qu'il s'agisse là de l'unité de la nature divine, à partir de laquelle le Père engendre son Fils, où le Père, en sa nature féconde, est établi dans le Fils, et où les Personnes ne cessent de refluer, dans la puissance d'un amour sans mesure. Car, au degré dont il s'agit ici, l'âme ne sent pas l'unité selon le mode divin, sans quoi elle serait tombée dans l'absence de modes et dans l'amour de fruition. Mais elle sent l'unité selon l'amour créé, ce qui est moins élevé, car seulement une ressemblance de l'unité divine, et ce qui produit l'impatience.

Transformation de l'entendement

À partir de ce toucher dans l'âme, et à partir de la génération du Fils, Sagesse éternelle, une claire lumière advient dans l'entendement de l'âme, qui illumine et éclaire la raison avec une singulière clarté. C'est la Sagesse de Dieu qui donne cette lumière, pour rendre l'entendement de l'âme semblable à elle, pour l'éclairer et pour l'élever. La raison reçoit cette lumière et cette clarté, aussi souvent qu'elle se dresse et qu'elle s'enfonce dans l'unité, avec un désir vrai.

90

Prise de conscience du toucher de Dieu au fond de l'âme

La raison ainsi éclairée aimerait bien savoir ce qui l'empêche de durer dans cette unité qui lui est si douce, et d'où vient ce toucher, et en quoi il consiste. Elle s'examine alors de plus près, et elle trouve, dans le fond de la pensée, comme la veine d'une source d'eau vive, bouillonnant à partir d'un fond vivant et fécond. Ce fond est l'unité de Dieu où s'originent les Personnes /1, et la source de l'âme, car ce fond est fécond, commencement et fin de toute créature. Cette veine bouillonnante - qui est le toucher - est si merveilleuse, si agréable à l'entendement, si tendre à la volonté, et si singulièrement désirable, que l'âme tombe en impatience, en fougue d'amour et en grand désir.

1. Pour Die grant dat is... eygbendom der Person, en suivant Surius : origo Personarum.

L'étincelle de l'âme

Une nouvelle fois, alors, elle se demande quel pourrait être l'obstacle qui l'empêche de durer ainsi en Dieu et en elle-même. Elle veut passer en revue le royaume de son âme de fond en comble, et sa raison y déploie une extraordinaire agilité. Elle en examine la partie supérieure où elle s'est enfoncée dans l'unité de sa pensée, là où les trois puissances supérieures jaillissent, prennent origine et retournent dans l'unité. C'est là que le toucher est vivant, la veine bouillonnante de la source divine. Voilà l'étincelle de l'âme, la fontaine où sont donnés tous les dons divins, selon la dignité et l'élévation des vertus. À ce degré-ci cependant, cette étincelle demeure inconnue, sauf par quelque flammèche qui s'en manifeste dans l'impatience du sentiment amoureux.

Par contre, ceux qui sont dans la vie active ne la sentent pas selon ce mode élevé. Néanmoins, toute leur bonne volonté, leur amour et leurs vertus se font vivants et sont gardés en vie par cette étincelle. Qu'ils ne la sentent pas selon ce mode élevé provient du fait qu'ils sont trop peu élevés dans le royaume de l'âme et dans le désir, alors que l'étincelle est suspendue en Dieu /1, sur la cime de l'âme. Dans la mesure où l'âme saisit et sent, il s'agit de choses créées ; mais dans la mesure où elle ne peut saisir, il s'agit de Dieu ; et c'est cela qui produit l'impatience.

1. Pour bet is een inbangben Gods. Nous suivons l'interprétation de Surius. Autre traduction possible : l'étincelle est Dieu suspendu dans la cime de l'âme.

La fougue d'amour

L'âme demeure ici toujours en l'unité, dans la mémoire, et s'écoule au-dehors en travaillant, avec ses puissances, alors que selon le fond propre des puissances /2 elle demeure toujours au-dedans, dans l'unité de la pensée. Volontiers cependant, elle suivrait à la trace cette veine melliflue à travers l'unité, pour trouver la source vivante dont celle-ci s'échappe, mais plus son désir s'y porte, plus elle devient impatiente et plus elle ressent la fougue d'amour. Car un désir créé ne peut pas rejoindre Dieu, puisqu'il agit selon des modes, à la lumière créée et avec un amour de créature. En ce degré-ci, l'âme demeure donc toujours en fougue d'amour, ce qui est grande noblesse et une ressemblance élevée avec la Trinité.

2. Surius interprète cette expression par une glose : sine essentia, l'essence.

Pauvreté en vertus et miséricorde

Lorsqu'elle constate que rien ne lui profite et que tout est peine perdue, la mémoire supérieure s'interroge à fond au sujet du royaume de l'âme, pour voir si l'on n'a pas omis d'y ordonner ou d'y régir quelque chose. Elle dépêche donc deux messagers en bas, dans ce royaume de l'âme : le premier est la

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raison illuminée, qui est éclairée par la divine Sagesse ; l'autre messager est l'agilité, qui est excitée et poussée par le toucher du Père et par la fougue d'amour qui habite l'âme. L'agilité s'empresse de parcourir le royaume, grâce au Seigneur qui la dépêche, et grâce à son impulsion, c'est-à-dire grâce au toucher divin et à la fougue d'amour. La raison éclairée examine tout de près, car elle est au service de la Sagesse éternelle. Agilité et raison éclairée courent ainsi de concert dans le royaume, régissant et disposant toute chose.

Elles y trouvent grande pauvreté et grand manque de vertus, le royaume étant tout entier un désert privé de l'ornement d'oeuvres nobles. Mais bien que la raison soit en mesure de s'en apercevoir, elle n'a pas de quoi donner. Ensemble elles remontent donc et retournent vers l'unité, pour en rendre compte et s'en plaindre auprès du sublime amour qui est en train de languir en impatience et fougue pour savourer parfaitement son Dieu. Mais lorsqu'amour apprend ce message, et que le bien et l'ornement des vertus y manquent à tel point, il prend avec lui ses deux filles, miséricorde et libéralité, de même que sa compagne, raison éclairée, ainsi que leur serviteur à tous, agilité, et ensemble ils courent en bas vers le royaume de l'âme. La raison éclairée régit et dispose tout comme il convient; et amour donne toute chose libéralement, et prend pitié de toute détresse miséricordieusement.

De cette façon, l'homme a régi et disposé selon la raison le royaume de l'âme tout entier, il a jeté un regard de miséricorde sur toute détresse, il a donné libéralement à tous les nécessiteux, et il s'est établi dans le royaume avec amour, dans l'unité. Voilà ce qui s'appelle la véritable vie de désir : le conseil de Dieu y est noblement suivi, à savoir que Dieu y est aimé par l'âme dans sa totalité.

C'est à leur sujet que le Christ a dit « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde/1 ». Ils sont les véritables miséricordieux, car ils sont poussés par Dieu et par l'amour divin vers le haut et vers le bas dans le royaume de l'âme, pour prendre toute détresse en pitié, en même temps qu'ils ont suivi la miséricorde de Dieu jusque dans cette unité où ils ne peuvent aller plus loin.

1. Mt 5,7.

À l'image des Dominations

Ils ressemblent tout à fait aux anges du sixième choeur, auquel ils appartiennent et dont ils sont les compagnons. Ces anges s'appellent Dominations, c'est-à-dire Seigneuries, car ils possèdent seigneurie sur les cinq choeurs des anges, et ils éclairent, ordonnent et régissent tous les ordres angéliques ainsi que ceux des esprits qui leur sont inférieurs, car ils sont davantage éclairés et mieux ornés de vertus que ne le sont les autres. Ils sont aussi en relation spirituelle avec les hommes qui leur ressemblent quant à la vertu et quant à la clarté de leur vie. Ils mettent le ciel en branle pour tous les besoins des créatures, sur terre, dans les eaux et dans l'air.

A l'image de Dieu et du Christ

De tels hommes ressemblent aussi à la nature sublime et féconde de Dieu. Car cette noble nature, cause principale de toute créature, est féconde. Elle ne peut donc pas rester dans l'unité de la paternité. Au contraire, grâce au toucher qui veut la rendre féconde, elle doit sans cesse engendrer l'éternelle Sagesse. le Fils du Père. Toujours et sans cesse, le Fils de Dieu naît, il est engendré, et il demeure non-né, tout

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en étant chaque fois le même et unique Fils. Lorsque le Père regarde son Fils, qui est l'éternelle Sagesse, et toute chose en cette même Sagesse, c'est alors que le Fils naît et est une personne différente du Père. Mais là où le Père regarde le même Fils avec cette même Sagesse, le Fils est sans cesse engendré. Et là où la paternité demeure à tout jamais féconde, le Fils est encore non-né. Là où la nature est féconde, le Fils est dans le Père, et le Père dans le Fils. Là où le Père est en train d'engendrer son Fils, le Fils est à partir du Père. Et là où le Père regarde son Fils et toute chose en lui, le Fils naît. À chaque fois cependant, il s'agit du même et unique Fils.

L'amour, c'est-à-dire le Saint-Esprit, ne s'écoule ni à partir de la nature féconde, qui est la paternité, ni à partir du Père en train d'engendrer son Fils, mais à partir du Fils naissant comme une personne différente du Père. Le Père regarde le Fils naissant, et toute chose en lui et avec lui, qui est la vie de toute chose ; et le Fils en retour regarde le Père, fécond dans le fait d'engendrer, et il se regarde lui-même et toute chose dans le Père. De ce regard mutuel /1, à l'intérieur de la même et unique nature féconde, jaillit l'amour, qui est le Saint-Esprit, celui qui lie le Père au Fils, et le Fils au Père. Par cet amour, les Personnes sont étreintes et traversées ; par lui aussi, elles refluent dans l'unité à partir de laquelle le Père engendre sans cesse.

Cependant, quand bien même elles refluent ainsi dans l'unité, elles ne peuvent cependant pas y rester, car la nature est féconde. Cette génération et ce reflux dans l'unité, voilà

1. Pour sien ende wedersien.

l'ouvrage de la Trinité, et comment il y a en elle Trinité des personnes et unité de la nature. En cette Trinité, Dieu opère toutes ses oeuvres. À partir de l'unité, il y a génération et reflux des Personnes, en faim d'amour et en grand désir. Celles-ci n'y demeurent cependant pas, car l'unité est féconde et le fond propret d'où proviennent les Personnes. Elle est donc le mode le plus élevé, au dessous de l'absence de modes.

Dans ce mode cependant, cette unité n'est pas la béatitude fruitive de Dieu, car elle consiste dans la fécondité de la nature, où il ne peut y avoir de fruition qui se prolonge. Car la béatitude fruitive de Dieu est située dans l'absence de modes, là où les Personnes s'écoulent au-delà en l'essence sans modes de Dieu, chacune selon sa propriété personnelle. Parce que cette sublime nature est remplie de sagesse éternelle, de bonté, de libéralité, d'amour infini et de miséricorde, le Père tout-puissant s'incline vers le bas et regarde tout ce qu'il a créé avec sagesse. Il l'ordonne et le régit avec discernement, il l'ajuste à lui avec amour, et il enfonce' dans l'unité tous ceux qui en sont dignes par la vertu.

Ceux qui, en ce degré, ont conduit à sa perfection le don divin de conseil, ressemblent au Christ dans son humanité.

L'on peut trouver trois sortes de personnes qui ressemblent à la sublime Trinité de Dieu et à sa digne humanité : les premières sont ressemblantes par nature, mais imparfaites; les secondes le sont surnaturellement et

1. Pour eygbendoem.
2. Pour fait pénétrer. La traduction respecte l'image forte utilisée ici par Ruusbroec : indrucken.

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sont parfaites, chacune dans son degré ; les troisièmes sont ressemblantes et bienheureuses, chacune selon la noblesse de ses mérites.

Image naturelle de Dieu

La première ressemblance, naturelle mais imparfaite, se trouve chez tous ceux qui pratiquent les vertus sans l'impulsion du Saint-Esprit et sans le divin amour : Ils pratiquent des oeuvres bonnes avec une intention étrangère, c'est-à-dire pour un avantage temporel ou pour quelque motif étranger à Dieu ; ou ceux qui les pratiquent en mécréants ou en étant opposés en quelque point à la sainte Église, aux sacrements ou à la foi. Quelle que soit la ressemblance dont ils font montre, ou quelles que soient les grandes oeuvres qu'ils opèrent, ils ne peuvent être parfaitement ressemblants sans la grâce de Dieu.

Même au cas où, grâce au désoeuvrement et à l'absence de tout souci terrestre, grâce aussi à la clarté de leur raison naturelle et à leurs puissances recueillies dans l'essence, ils sentiraient le penchant naturel que toute âme possède vers son origine (car tout ce qui est créé est suspendu dans sa propre cause comme dans son propre repos), et s'enfonceraient ensuite dans leur essence, s'étant perdus eux-mêmes et n'agissant plus ni au-dehors ni au-dedans (c'est-à-dire sans amour et sans connaissance), tout cela ne serait que temps perdu, car ils ne ressemblent pas à Dieu.

En effet, ni l'Esprit de Dieu ni le divin amour ne sont désoeuvrés dans la grâce ni dans la gloire. C'est pourquoi ces personnes-là ne vont pas au-delà d'elles-mêmes, mais ce qu'elles ressentent n'est que le penchant naturel qu'elles possèdent vers leur origine qui est Dieu. Car personne ne peut savourer la fruition divine à moins de ressembler au Christ et à la Sainte Église. En effet, c'est par le moyen de cette ressemblance que l'on peut être uni à Dieu.

Parce que ces personnes ne sont pas parfaitement ressemblantes, elles veulent se vouer au repos et renoncer aux oeuvres des vertus. Car elles se visent elles-mêmes dans toute leur vie, se prenant pour de grands esprits puisqu'elles savourent leur fond et sentent l'absence de modes. Mais si elles étaient poussées au-dehors par la grâce de Dieu vers toutes les vertus, dans le divin amour, et à nouveau attirées au-dedans, grâce à l'impatience et à la fougue d'amour, et si elles étaient ensuite transportées au-delà /1, dans la sur-essence de Dieu, grâce à l'amour de fruition, pour savourer Dieu selon le mode de Dieu, elles pratiqueraient toutes les vertus, semblables en cela au Christ et aux saints, et elles leur seraient ressemblantes sur le plan des modes, tout en étant sans cesse suspendues dans l'absence de modes, avec un amour de fruition.

Image surnaturelle

La deuxième ressemblance est surnaturelle et parfaite, pour chacun selon son degré. Il s'agit de tous ceux qui sont mus par la grâce de Dieu et par le divin amour, en vue de quitter le péché, de pratiquer la vertu, et de viser Dieu, sa gloire et leur propre béatitude. Tous ceux-là sont parfaitement ressemblants, chacun selon son degré. Selon qu'ils ont davantage de grâce et pratiquent plus de vertus, ils sont plus élevés et plus ressemblants. En ce degré, ils en restent cependant toujours à la ressemblance et n'accèdent pas à l'unité.

1. Pour overgehaelt.

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Image bienheureuse dans la gloire

La troisième espèce est celle des bienheureux qui sont dans la gloire. Ils sont aussi ressemblants dans la lumière de la gloire, chacun selon ce qu'il a mérité dans la lumière de la grâce. Comme le Christ dans son humanité était la ressemblance la plus parfaite en grâces et en dons divins, il est aussi la ressemblance la plus élevée dans la gloire, car c'est de sa plénitude que nous avons tous reçu /1, et ce que nous sommes dans la grâce et ce que nous serons dans la gloire. Le Christ aussi était sans cesse poussé hors de l'unité, grâce au toucher de son Père, vers toute vertu et vers tout besoin corporel et spirituel, et il refluait à nouveau vers elle, grâce au désir et à l'impatience d'amour. Il ne pouvait cependant pas prendre son repos dans l'unité, à cause du toucher du Père, et parce que, à ce degré-là, il était et il est toujours la ressemblance de la Trinité, elle qui est féconde en elle-même et qui ne peut demeurer dans l'unité de la nature.

À ce degré, le Christ était et est toujours ressemblant; il possédait la grâce et il possède maintenant la gloire, à la mesure de sa capacité de saisir en tant que créature /2. À ce degré, tous les hommes bons portent la ressemblance de Dieu dans la grâce et aussi dans la gloire. Et comme tous sont ressemblants, tous aussi s'écoulent vers l'unité. Ils ne peuvent cependant pas atteindre cette unité à la manière dont les Personnes divines y sont établies, car l'unité des hommes bons est située dans le fond propre des puissances, à savoir dans le mode créé qui est le plus élevé, mais qui reste en dessous du mode divin. Car un mode créé est mesurable, tandis que le mode des Personnes divines est sans mesure.

C'est pourquoi l'on ne peut atteindre le mode divin à l'aide de la lumière créée, ni non plus l'unité des Personnes, qui est la Paternité. Car l'unité des créatures est une ressemblance de cette autre unité, et celle-ci, qui est divine, se tient au-delà de la première. C'est pourquoi celle-là est impatiente, parce qu'elle doit rester éternellement ressemblance et ne pourra savourer Dieu selon son mode à lui. C'est bien là toute la noblesse de ce degré, car l'homme y connaît et y aime à la lumière créée, c'est-à-dire dans la grâce et dans la gloire. Il ne peut donc savourer l'unité vers laquelle s'écoulent les Personnes avec une sagesse sans mesure et un amour insaisissable. En effet, en ce degré, les saints demeurent toujours une ressemblance de Dieu, dans la grâce et dans la gloire, et ni la grâce ni la gloire ne pourront jamais être si grandes qu'elles deviennent sans mesure.

1. Jn 1,16.
2. Pour na mate sijns gbescapen begrijps.

C'est pourquoi aucune ressemblance ne peut être établie dans l'unité, tout en demeurant ressemblance. Or, en ce degré, il nous faut à jamais demeurer ressemblance, car la gloire subsiste toujours dans la vie éternelle, et ne peut disparaître. Que ce soit dans la grâce ou dans la gloire, l'homme n'y connaît que selon son mode à lui, qui est un mode créé, à la lumière de la grâce ou de la gloire. C'est bien là toute la noblesse de ce degré, car c'est de là que naissent la faim et l'impatience du désir, parce que l'on ne peut atteindre ni savourer celui qu'on aime, selon son mode à lui, dans un rassasiement parfait.

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Chaque homme cependant, qu'il soit dans la grâce ou dans la gloire, est établi dans cette unité d'une façon particulière. Selon qu'il a reçu de Dieu et selon les vertus et le divin amour qu'il possède, il savoure et sent cette unité. Il ne s'agit pas là d'une seule unité unique, mais tout homme qui se trouve dans la grâce ou dans la gloire, possède en lui-même son unité qui lui est particulière, avec ses oeuvres et selon sa noblesse propres. Cette unité est située dans la mémoire, là où toutes les puissances s'enfoncent grâce au lien d'amour. Chacun la sent selon la noblesse qu'il a reçue, c'est-à-dire dans l'unité qui est propre à son fond. C'est là que chacun reçoit beaucoup ou moins, selon qu'il en est digne.

L'unité divine des Personnes se tient au-delà de toutes ces unités, correspondant à chacune selon sa noblesse propre, soit qu'elle pousse au-dehors vers toute sorte de vertus, soit qu'elle attire au-dedans en amour impatient. Plus quelqu'un ressemble à la Trinité, plus vivement il est mis en mouvement, et plus amoureusement il reflue au-dedans. Toute cette activité, celle de la grâce ou celle de la gloire, est mesurable, de sorte qu'elle n'est qu'une ressemblance de la Trinité, sans laquelle cependant personne ne peut devenir un avec Dieu, dans le temps ou dans l'éternité.

À l'image du firmament et des planètes

Celui qui, grâce au don du conseil divin, a de la sorte conduit cette ressemblance à sa perfection, est semblable au firmament du ciel, car il est touché par la toute-puissance divine, et mis en mouvement par le pouvoir des anges, comme la pensée qui vit en impatience à cause du toucher divin. Le firmament éclaire tous les objets de la terre, de même que la raison illuminée, éclairée par l'éternelle Sagesse, éclaire à son tour tout le royaume de l'âme. Le firmament partage sa chaleur avec toute créature, de sorte que toutes les choses puissent en vivre et en recevoir la croissance ; de même l'homme partage la chaleur de son amour et de sa compassion pour que vivent par elle et croissent en vertu toutes les puissances de l'âme.

Le firmament du ciel est encore orné de sept planètes qui éclairent et régissent toutes les choses matérielles au-dessous du firmament. Les sept planètes ressemblent aux sept jours qui renferment l'ensemble du temps.

La planète la plus puissante et la plus lumineuse est le soleil. De même, la lumière la plus claire et la plus puissante de la pensée, lorsqu'elle est tournée vers le bas, est la raison éclairée. C'est elle qui fait les dimanches et les jours fériés dans le royaume de l'âme, et par qui se reposent toutes les puissances de l'âme, afin qu'elles entendent et prêtent attention aux choses que la raison éclairée leur commande, et se laissent par elles régir pendant toute la semaine, c'est-à-dire leur vie durant.

Le deuxième jour de la semaine, qui est un jour ouvrable, est le lundi. La lune, c'est-à-dire le discernement, est son ornement. Celle-ci emprunte sa lumière au soleil de la raison éclairée, afin de vivre durant toute la semaine - c'est-à-dire en tout temps - dans le discernement qui convient. La lune est le discernement ; elle accompagne la terre de près, car elle dirige la vie active. Le soleil, par contre, est la raison éclairée ; elle se trouve en position plus élevée, car elle dirige au-dedans la vie de désir.

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Le mardi est orné par la planète appelée Mars, qui signifie l'humilité et l'obéissance dans toutes les vertus.

Le mercredi est orné par la planète Mercure, qui est charité et libéralité. Car nous nous trouvons avec elle au milieu de la semaine, c'est-à-dire à mi-chemin du temps ouvrable. Si nous négligeons le temps, vite il passera. Arrive la fête éternelle, nous n'y trouverons que néant.

Le jeudi est orné par la planète qui s'appelle Jupiter. Elle est le désir dressé vers Dieu en attachement sensible, amour et louange, car la fête approche rapidement, et avec elle le moment d'arriver à la Cour.

Le vendredi est orné par la planète Vénus, qui est le toucher divin. Elle se lève à l'aurore, c'est-à-dire à la source où toutes les oeuvres créées prennent leur origine, à savoir dans l'unité de l'âme. Le soleil - ici la raison éclairée - se met ensuite à répandre sa lumière. Lorsque le toucher, cette étoile du matin, se lève à l'aurore, le royaume de l'âme tout entier se réjouit, parce qu'il sent que le rayon de cette étoile vient du ciel immuable de l'unité de Dieu.

Souvent, à cause de la clarté du soleil et de l'ardeur de l'amour, cette étoile du matin est à tel point transformée qu'il semble que l'on ne pourra jamais atteindre ce que l'on aime. Cela arrive vers l'heure de midi, lorsqu'on paie la dette que l'on apprend à connaître. Quand nous regardons la grandeur de Dieu et notre petitesse, et que nous apprenons à connaître notre dette devant Dieu et devant tous les hommes, il nous semble partout défaillir et ne faire justice ni à l'un ni aux autres. Car la charité est tellement grande, et la raison éclairée brille si fortement. Nous tombons ainsi en humilité, à cause de nos défaillances, ce qui nous rend à même de payer toutes nos dettes.

Cette étoile s'appelle aussi étoile du soir, lorsque, avec la raison éclairée et avec l'ardeur d'amour, l'on a satisfait à chacun. Jusqu'à présent, la raison éclairée - le soleil - a poussé devant elle l'étoile du matin - qui est l'amour - vers toute vertu. Mais lorsqu'on a satisfait aux uns et aux autres, selon son possible, l'étoile du soir se met à suivre le soleil. Elle est alors l'amour qui voudrait éternellement se reposer dans l'unité, si seulement il pouvait atteindre celle-ci.

Le samedi est orné par Saturne - la rage - qui est faim et impatience parce que Dieu devra nous manquer. Car Saturne est la faim. Il se tient dans la partie supérieure de la puissance de désir, car cette faim-ci est plus grande que celle causée par le fait que nous manquons à Dieu quant aux vertus. Elle est en effet une faim de la fruition, tandis que l'autre faim est une faim des oeuvres de vertu. La première regarde Dieu, et l'autre se regarde soi-même. Les deux faims se tiennent cependant dans le même et unique désir, même si leurs oeuvres ne sont pas semblables.

Fougue et tempête d'amour

La faim de la fruition est une planète violente, qui produit dans le royaume de l'âme des éclairs et des tonnerres terrifiants, des vents et de violentes tempêtes. L'éclair, c'est le toucher qui meut l'âme en impatience, et lui montre le ciel ouvert de la pensée et le Bien-aimé couronné de joies insaisissables. C'est alors qu'intervient le coup de tonnerre, qui est la fougue d'amour causée par le fait que l'on ne peut at-

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teindre le Bien-aimé. De là vient grande et rageuse tempête dans le royaume de l'âme, sur les sommets comme dans les bas-fonds, à tel point que, si la raison éclairée n'était pas présente, ajustée par Dieu à cette impatience, le royaume de l'âme ne serait pas capable d'attendre plus longtemps la fête et l'avènement de l'Époux. Car la raison éclairée révèle et montre à l'évidence, aux yeux de tous, qu'il pourra sans tarder s'occuper du Bien-aimé en toutes délices et selon toutes les puissances de son envie. Et c'est ainsi que l'amant peut attendre dans la patience.

Comme il vient d'être montré ici en tous ces degrés, la vie de l'homme doit être dressée de la sorte, s'il veut atteindre la vie sur-essentielle, c'est-à-dire la vie de contemplation, qui est selon le mode de Dieu.

Conditions pour recevoir le don de conseil

Pour qu'un homme puisse ainsi être établi dans le don divin de conseil, il lui faudra :

posséder une vie de désir,

être élevé sublimement,

et enfoncé dans l'unité.

C'est là qu'il sera touché,

et à nouveau poussé dehors,

en grande impatience.

La raison en devient éclairée,

qui voudrait à nouveau pénétrer au-dedans,

pour savourer ce qu'est ce toucher.

De là provient fougue d'amour,

qui ne peut comprendre,

et qui lie dans l'amour.

La raison éclairée veut alors

parcourir le royaume d'en bas,

pour orner de noblesse toutes les puissances.

Agilité veut l'escorter,

pour être plus vite de retour

dans le sublime sentiment /1.

1. Ici pour ghevoellycheyt.

Miséricorde et amour sont fort libéraux,

et veulent tout payer,

pour refluer vers les régions sublimes.

Si tu veux y réfléchir comme il convient,

tu pourrais y reconnaître

une ressemblance de la Trinité.


Empêchements au don de conseil

Quatre choses empêchent,

font courir deçà delà,

et entravent l'unité :


Ne pas sentir le toucher

fait manquer

la sublime unité.


C'est pourquoi défaille la raison éclairée

qui devrait descendre en bas

pour orner de noblesse le royaume.


Agilité peu rapide,

à ce qu'il semble,

fait défaillir la ferveur.


Miséricorde et amour

tièdes et bien minces

rendent libéralité menue.


Si tu veux y réfléchir comme il faut,

tu reconnaîtras aisément

combien peu, au-dehors comme au-dedans,

cela ressemble à la Trinité.

Si tu veux me croire, je te montrerai

quatre choses qui font tort

à la béatitude, et qui l'enlèvent :


Ceux qui se livrent à une activité étrangère

ont de quoi se déplaire :

ils perdent l'unité.


Qui a la raison aveuglée

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souffre sérieux dommage,

vivant comme il ne convient pas.


Qui s'est choisi la paresse,

et a complètement perdu l'agilité :

il n'a plus de désir.


Amour et miséricorde

lui manqueront toujours,

et il ignore la libéralité.

Si tu veux bien faire attention,

tu le vois à ses oeuvres :

il est loin de la béatitude.

4.33452 Le don de conseil sous sa forme plus élevée

Je veux maintenant t'exposer une dignité plus excellente encore, ainsi que les vertus qui proviennent de ce don du conseil divin. Lorsque l'âme, grâce au toucher, qui est la source de ce don, se trouve poussée vers toute vertu, par la force du Père, et qu'elle est illuminée par la clarté du Fils pour connaître Dieu avec la raison éclairée, selon le mode créé et en une clarté sublime, elle reçoit du Saint-Esprit, à partir de ce toucher et de la raison éclairée, une impatience d'amour pour savourer son Dieu dans une joie insaisissable. L'âme ressemble alors à la sublime Trinité et à la féconde unité. Si Dieu lui accordait tout ce qu'il peut créer, mais sans se donner lui-même, elle resterait en impatience, non apaisée. Car elle n'est que ressemblance, et elle aspire à l'union fruitive. Grâce à cette ressemblance, elle s'est dressée vers l'unité, aussi haut qu'elle en est capable, en quoi consiste le sommet de la ressemblance.

C'est ici que commence un degré plus élevé de ce même don de conseil. Car toutes les créatures raisonnables, anges ou hommes, que Dieu a faites semblables à lui-même dans la grâce ou dans la gloire, toutes, grâce à cette ressemblance, s'écoulent dans l'unité de leur pensée et possèdent un penchant naturel vers leur fond, en même temps qu'elles sont suspendues fruitivement, avec toutes leurs puissances rassemblées, dans la sur-essence de Dieu, comme dans leur fond propre. Car toute pensée, qui s'est recueillie dans son essence, se comporte à la façon de l'essence, non pas à la façon des oeuvres, et toutes les essences touchent l'essence simple de Dieu, et sont suspendues en elle comme dans leur propre cause. Son caractère créé ne fait plus fonction d'intermédiaire, car la créature s'y trouve au-delà des oeuvres, dans l'essence.

Or, toutes les essences sont suspendues sans intermédiaire dans l'essence divine, tandis que les Personnes divines s'écoulent dans l'unité, et sont suspendues, naturellement et fruitivement, dans cette même essence. L'abîme se tient de la sorte, comme une lumière simple. Il est l'essence elle-même, resplendissant dans l'unité des Personnes et dans l'unité de toute pensée qui s'est recueillie, en toute créature qui aspire à la fruition sur la cime de sa pensée. Cette lumière insaisissable éclaire l'entendement de la pensée recueillie, car elle est la Sagesse éternelle qui naît dans l'âme.

Dans cette lumière, l'on peut contempler la simplicité dont celle-ci est née, à savoir la nature de Dieu. Car il est impossible de regarder l'essence insaisissable sur le mode fruitif, sinon dans cette lumière uniquement, car cette lumière est le Christ. C'est lui la porte qu'il faut traverser, selon sa nature humaine, mais aussi selon sa nature divine, car personne ne pénètre dans le palais de la fruition éternelle, sans vivre conformément à l'humanité du Christ, et

La lumière simple de l'Essence de Dieu dans l'essence de l'âme

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sans contempler et refluer vers le dedans, grâce à sa clarté sans mesure.

L'unité fruitive des Personnes de la Trinité et de toutes les âmes en elle

Cette lumière simple de l'essence est sans fond, sans mesure et sans mode. Elle embrasse l'unité des Personnes divines, non moins que l'unité des âmes et de toutes les puissances dans l'âme, de sorte que cette lumière simple embrasse, pénètre et éclaire de bout en bout leur penchant naturel vers leur fond et vers la suspension fruitive en Dieu de tous ceux qu'il a unis avec lui dans cette lumière, de sorte que tout devienne une seule unité fruitive de Dieu et de tous les esprits qui aiment. Car tous les esprits s'écoulent ici au-delà d'eux-mêmes dans l'unité fruitive selon le mode divin et avec une lumière sans mesure.182

En effet, dans cette lumière sans modes, en laquelle on s'écoule, l'activité de Dieu et celle de toute créature défaillent. Car dans l'essence de Dieu il n'y a aucune activité ni de Dieu ni d'aucune créature, car les Personnes y sont emportées dans le tourbillon fruitif, chacune selon sa propriété personnelle, alors que, par ailleurs, leur nature étant éternelle, elles ne peuvent pas périr. Tout cela se produit grâce au penchant fruitif vers cette essence sans fond et sans modes. Dieu et tous ceux qui sont unis avec lui, subissent ici la transformation en cette lumière simple. En ce subir, l'âme se rend bien compte que celui qu'elle aime est en train de venir, car, dans l'unité fruitive, elle reçoit davantage qu'elle n'est capable de désirer.183 Et chacun de ceux qui sont unis, reçoit, en ce subir, joie et fruition insaisissables. Leur joie et leur béatitude ne sont cependant pas pareilles, car chacun d'eux se trouve être noble et élevé selon la faim qui est la sienne, selon son impatience et son élévation en vertu. Il reçoit maintenant un bien commun, dont chacun est plus ou moins pénétré et qui déborde en lui selon sa faim et l'impatience qui est la sienne. Il en reste cependant pour tous, car l'opulence sans fond est sans mesure et sans mode.

C'est ainsi que le Christ déborde dans son âme créée, elle qui a reçu plus qu'elle n'était capable de désirer. Car l'âme du Christ est un être créé, et le bien dont il s'agit ici est sans fond. Le divin amour est une propriété sans mesure, capable de désirer et d'aimer selon un mode qui lui aussi est sans mesure. Cette opulence est sans mode et est située dans l'essence de Dieu. Mais les Personnes oeuvrent selon des modes, chacune selon leur être personnel /1, alors qu'elles jouissent dans l'absence de modes, au niveau de l'essence.

C'est là que les Personnes débordent vers l'absence de modes, c'est-à-dire qu'il leur faut subir la clarté abyssale et recevoir davantage qu'elles ne sont capables de désirer, c'est-à-dire selon leur essence. De là vient que tous ceux qui sont traversés et pénétrés jusqu'au bout par cette fruition, s'écoulent au-delà d'eux-mêmes, grâce à cette lumière, dans l'absence de modes. Car cette lumière abyssale, lors de cette fruition, se trouve être sans modes. Lorsqu'ils se sont ainsi écoulés au-delà d'eux-mêmes, dans l'absence de modes, ils sont établis dans cette lumière abyssale, quelque part qui est nulle part /2, c'est-à-dire qu'ils y sont établis comme en une chose insaisissable, ce qui constitue leur joie la plus grande.

1. Pour persoenlijcbeyt.
2. Pour nieuwerincs.

110

Car puisque, grâce à la fruition, ils se sont écoulés au-delà d'eux-mêmes jusqu'à se perdre, et qu'ils ont été établis en Dieu comme en une absence de modes et en une opulence insaisissable, Dieu s'est à présent établi en eux, dans cette même absence de modes. Cette essence sans modes n'est jamais atteinte par des oeuvres, ni par Dieu ni par aucune créature, car elle est la fruition de Dieu et de tous ses saints. Voilà comment Dieu et tous les esprits aimants sont fruitivement suspendus dans l'essence simple de Dieu.184

L'oeuvre des Personnes de la Trinité et de toutes les âmes unies à elle

Cependant comme l'unité des Personnes jouit sans cesse dans l'essence, selon le regard vers le dedans des Personnes et leur penchant fruitif, comme tu l'as entendu, cette même unité est aussi féconde et ne cesse d'engendrer l'éternelle Sagesse ; et de cette génération et de cette naissance s'écoule le Saint-Esprit : tel est l'ouvrage de Dieu. Il est sans cesse à l'oeuvre car, selon la fécondité de sa nature, il est pur ouvrage. S'il n'oeuvrait pas, ni il ne serait ni ne serait aucune créature du ciel ou de la terre. Il est donc sans cesse à l'oeuvre, et sans cesse en fruition.

À la fois en fruition et à l'oeuvre

En cette sublime unité de la nature de Dieu, Dieu est établi fruitivement en lui-même, selon le penchant qui l'incline au-dedans de son essence; et dans cette même unité, il est fécond et engendre sans cesse son Fils, l'éternelle Sagesse. Cette unité est le trône de la Trinité et le divin triomphe de la toute-puissance paternelle, car la sublime nature est sans cesse établie en elle-même, entre la fruition et les oeuvres, à la fois en train de jouir et en train d'oeuvrer. Tous ceux qui lui ressemblent, dans la grâce ou dans la gloire, sont touchés par le Père qui engendre, chacun selon sa noblesse. Ils pratiquent toutes les oeuvres vivantes des vertus comme une ressemblance de la sublime Trinité, et ils sont sans cesse suspendus fruiti-vement dans la béatitude éternelle.

De ceux-là le Christ a dit : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde /1 ». Ils se sont montrés miséricordieux envers eux-mêmes, afin de ne pas manquer à Dieu dans les vertus et une vie parfaite, et que Dieu non plus ne leur manquât pas dans ses délices de fruition. En plus de la bonté de Dieu, voici la cause de ce qu'ils ont pu obtenir la miséricorde de Dieu jusqu'à cette fruition sans fond, et de ce qu'ils sont immergés au-delà d'eux-mêmes dans cet abîme, pour y devenir le trône et le repos de la sublime Trinité.

À l'image des Trônes

Pour cette raison, les anges, établis en ce degré dans le Royaume de Dieu, portent le nom de Trônes, car ils sont établis en Dieu, et Dieu, en retour, est établi en eux. Ils se tiennent entre la fruition et les oeuvres, pratiquant les deux à la perfection. Ils appartiennent au septième choeur, et sont les moins élevés dans la troisième hiérarchie. Mais ils sont plus éclairés et plus élevés que tous les autres appartenant aux six premiers choeurs. Tous ceux qui l'ont obtenu des dons de Dieu et des oeuvres de vertu, dans la grâce ou dans la gloire, sont des trônes, c'est-à-dire qu'ils sont établis en Dieu étant suspendus fruitivement dans la sur-essence de Dieu, et que Dieu est établi en eux, comme en son propre trône et repos. Car, dans la fruition simple de l'essence, ils sont un sans différence.

1. Mt 5, 7.

112

Dans cette pure simplicité /1 de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni oeuvrer, car elle est un abîme sans modes, qui ne peut jamais être atteint ni saisi par des oeuvres. C'est cela que le Christ demandait dans sa prière : que nous devenions un185, comme lui et son Père sont un, grâce à l'amour fruitif et à l'immersion au-delà, dans la ténèbre sans modes, où toute activité de Dieu ou d'une quelconque créature vient à se perdre et à s'écouler au-delà d'elle-même.

1. Simplere eenvuldicheyt, littéralement : simple simplicité.

À l'image du firmament et des planètes

Celui qui a ainsi conduit à sa perfection le don du conseil divin ressemble bien au firmament du ciel, qui est orné de planètes et d'étoiles. Toutes les créatures vivent et croissent sur terre, dans les eaux et dans l'air, grâce au cours des planètes et des étoiles au firmament. Or, la partie supérieure du firmament reste passive face à l'influx venu de la première motion, et face à tout mouvement d'ange ou de la toute-puissance divine. Le firmament est ainsi toujours à l'oeuvre par rapport à ce qui se trouve en dessous de lui, mais il est lui-même passif par rapport à ce qui est au-dessus de lui.

Conditions pour recevoir le don de conseil sous sa forme la plus élevée

Pour posséder ce don du divin conseil dans sa plus haute perfection, il faut

avoir reçu ressemblance sublime,

et être élevé avec amour,

suspendu dans la sur-essence.

Ceux qui se penchent dans la sur-essence,

jamais n'auront à attendre,

privés de fruition.

Le resplendissement simple,

ils recevront avec joie,

dans l'unité des puissances.

Et ainsi devront s'écouler au-delà,

sans regret aucun,

dans la simplicité de cette lumière.

Et là voudront habiter,

et ne jamais s'en retourner,

s'étant perdus au loin.

Et en eux voudra se reposer,

avec tous ses invités,

la délicieuse Trinité.

Ainsi nous aspirerons,

sans jamais défaillir,

à la sur-essence,

toujours redescendant

pour régir le royaume

avec les vertus et la ressemblance.


Empêchements au don de conseil sous sa forme la plus élevée

Je veux maintenant t'exposer

à part quatre points

qui entravent la fruition :


Qui ont menu désir,

ne sont pas fermement suspendus

dans la sur-essence.


Lumière ne reçoivent pas,

et en absence de mode ne sont pas touchés,

mais en eux-mêmes ils demeurent.


Et puisque lumière leur manque,

ils ne peuvent aspirer

au loin, jusqu'à se perdre.


Et parce qu'ils sont ici en défaut,

ne seront jamais consommés

dans la bouche de la béatitude.


Je vais maintenant t'expliquer

quatre points qui rendent lourde

la vertu et l'enlèvent.


Ceux qui sont tournés au-dehors,

et cherchent louange et gloire,

114

sont loin de l'unité.


La clarté simple

ne peuvent percevoir,

alors qu'ils sont en exil.


Ressuscités, ils ne sont pas,

car s'attache à eux la paresse,

dans les créatures ils se reposent.


S'ils voulaient cependant la chasser,

vers le haut ils pourraient aspirer,

le toucher de Dieu savourer,

et être établis en éternité.

4.3346 Le don d'intelligence

Le sixième don divin qui orne l'âme de noblesse, est le don d'intelligence /1. Tout homme, en effet, grâce au toucher intérieur qu'il tient du Père, grâce à la raison éclairée par le Fils, et grâce à l'impatience d'amour qui lui vient du Saint-Esprit, est ainsi constitué en ressemblance parfaite. Il est cependant en mesure de croître continuellement en vertus et en une ressemblance plus grande encore. Car il ne pourrait pas autant mériter que Dieu ne serait pas capable de donner davantage encore. Il ne pourrait non plus être si éclairé d'entendement que Dieu ne pourrait l'éclairer davantage encore. Il ne pourrait pas non plus avoir si grand amour que Dieu ne pourrait lui en accorder plus grand encore.

1. Verstandicheyt est traduit par intelligence, pour respecter la terminologie classique des sept dons. Par contre, verstane est rendu par entendement.

Néanmoins, grâce à la motion intérieure, à la raison éclairée et à l'ardeur d'amour, l'homme est une ressemblance parfaite de Dieu. Or, comme l'homme, quant à son âme, a été créé de rien, un rien que Dieu prit de nulle part, il a suivi ce rien, qui est de nulle part, et il s'est écoulé au-delà de lui-même, jusqu'à se perdre, en s'immergeant dans l'essence simple de Dieu, comme en son propre fond, et il est mort en Dieu. Mourir en Dieu, c'est être bienheureux, chacun selon sa propre noblesse ; ce qui n'est aucunement semblable dans la grâce ou dans la gloire.

Une telle béatitude consiste à saisir Dieu, à être saisi par lui dans l'unité fruitive des Personnes divines, et à s'écouler, grâce à l'unité, dans la sur-essence de Dieu. Comme cette unité est fruitive lorsque l'on se recueille, et féconde lorsque l'on se tourne vers le dehors, la source de l'unité s'écoule de la façon suivante. Le Père engendre son Fils, Vérité éternelle, qui est l'image du Père, en lequel celui-ci se connaît et connaît toute chose. Cette image est la vie et la cause de toute créature, car en cette image toutes les choses vivent selon le mode divin. Grâce à cette image, toutes les choses ont été faites parfaitement. Par rapport à ce modèle /1 ont été ordonnées toutes les choses avec sagesse. En outre, grâce à la raison de l'image, toutes les choses ont été ajustées à leur fin, dans la mesure où il appartient à Dieu de le faire ; car toute créature raisonnable a reçu suffisamment pour obtenir la béatitude.

La créature raisonnable cependant, en tant qu'elle s'écoule comme créature, n'est pas l' image du Père. Parce qu'elle s'écoule comme créature, elle connaît et aime avec mesure, dans la lumière de grâce ou de gloire. Car nul n'est établi dans la nature divine, avec ses oeuvres, selon le mode divin, sauf les Personnes divines elles-mêmes. Car aucune créature ne peut oeuvrer selon un mode qui est sans mesure. Si elle oeuvrait ainsi, elle serait

1. Exemplaer.

116

Dieu et non une créature. Grâce à cette image, Dieu a fait les créatures semblables à lui par leur nature. Celles qui se sont tournées vers lui, il les a faites plus ressemblantes encore, au-delà de toute nature, dans la lumière de grâce ou de gloire, chacune selon sa capacité de recevoir, en son état et en sa dignité.

Or, tous ceux qui sentent le toucher intérieur, qui possèdent une raison éclairée et l'impatience d'amour, et à qui l'absence de modes a été montrée, ceux-là sont fruitivement recueillis dans la sur-essence de Dieu. Or, Dieu est suspendu fruitivement dans son essence, contemplant cette essence dont il jouit. Selon le mode de la fruition, la lumière de Dieu /1 défaille sans cesse dans cette essence sans mode, mais selon que l'âme contemple et fixe son regard, celui-ci ne peut périr. Car il faut toujours contempler ce dont on jouit.

1. Dans l'âme de celui qui jouit.

La contemplation simple du Père

Le mode où l'on défaille sans cesse dans la lumière de Dieu concerne ceux qui se reposent en fruition, dans le désert sauvage où Dieu est établi fruitivement en lui-même : la lumière y défaille dans la sublime essence, dans le repos et l'absence de mode. Dieu y est son propre Trône, et tous ceux qui sont établis en Dieu selon ce degré, dans la grâce et dans la gloire, sont des trônes et des tabernacles de Dieu : ils sont morts en Dieu, dans un éternel repos.

De cette mort provient la vie sur-essentielle, c'est-à-dire la vie qui contemple Dieu. Et c'est ici que prend son origine le don d'intelligence. Car là où Dieu contemple sans cesse l'essence même dont il jouit, et là où il donne l'impatience lorsqu'il rend ressemblant, il accorde aussi repos et fruition là où il unit. Mais là où l'on est un dans l'essence et dans l'écoulement au-delà, il n'y a plus ni donner ni prendre. Car là où Dieu donne la raison éclairée lorsqu'il rend ressemblant, il accorde une clarté sans mesure lorsqu'il unit. Cette clarté sans mesure est l'image du Père. À cette image nous avons été créés, et par elle nous sommes capables d'être unis avec lui dans une unité plus haute que celle des Trônes, dans la mesure où nous contemplons, au-delà du défaillir, la face glorieuse du Père, qui est la sublime nature de la divinité.

Cette clarté sans fond est accordée en commun à toute pensée qui jouit, dans la grâce et dans la gloire. Elle coule ainsi pour tous, telle la clarté du soleil. Ceux qui la reçoivent n'en sont cependant pas pareillement éclairés. Le soleil est plus lumineux lorsqu'il traverse le verre que lorsqu'il traverse la pierre, et plus lumineux encore lorsqu'il traverse le cristal que lorsqu'il traverse le verre. De même, chaque pierre précieuse étincelle et révèle sa noblesse, sa qualité et sa couleur, dans la clarté du soleil. Chacun se trouve ainsi éclairé selon la noblesse de sa capacité de recevoir, que ce soit dans la grâce ou dans la gloire, bien que celui qui est le plus éclairé dans la grâce le soit encore moins que dans la gloire.

La lumière de gloire ne constitue cependant pas un intermédiaire entre l'âme et cette clarté sans mesure, mais ce sont notre état, le temps et notre mobilité qui nous entravent; c'est la raison pour laquelle nous autres, dans la grâce, nous méritons encore, alors que, dans la gloire, eux ne méritent plus.

118

Cette sublime clarté est la contemplation simple du Père et de tous ceux qui contemplent fruitivement et qui fixent l'un du regard, avec une seule et unique lumière insaisissable, chacun selon qu'il en est éclairé. Car cette lumière sans fond resplendit sans cesse dans toutes les pensées, mais l'homme, qui vit ici-bas dans le temps, se trouve souvent affecté d'images, de sorte qu'il n'est pas toujours effectivement en train de contempler et de fixer du regard la sur-essence, grâce à cette lumière. Cependant, celui qui a reçu ce don, y est établi selon l'essence, et il est capable de l'exercer dès qu'il le veut. Car, du fait que la lumière avec laquelle on contemple est sans mesure, et que l'objet contemplé est sans fond, l'une ne peut jamais rejoindre l'autre. Contempler et fixer du regard s'effectuent 1 donc éternellement en absence de mode, dans cette face de fruition, qui est celle de la sublime majesté, là où le Père, grâce à la Sagesse éternelle, regarde et fixe, selon ce mode qui est le sien, son essence abyssale.

1. Littéralement : se tiennent.

À l'image des Chérubins

Tous ceux qui sont traversés et éclairés par cette Sagesse s'appellent Chérubins, puisqu'ils appartiennent à leur choeur. Ils vaquent à cette oeuvre pour toute l'éternité, chacun selon sa noblesse, car tous ne sont pas également éclairés. Ils ne manquent cependant jamais aux vertus, ni à aucune créature, en ce qui concerne la ressemblance, tout en fixant sans cesse le regard dans la simplicité, au-delà de la ressemblance.

À l'image de Dieu et du Christ

Dieu, qui est le Seigneur de la contemplation, contemple et oeuvre sans cesse.

Le Christ, selon son humanité, était et est, dans son âme créée, le contemplatif le plus élevé qui fût jamais, car il était un avec la Sagesse, étant lui-même cette Sagesse avec laquelle on contemple. Néanmoins, il contentait tous les hommes au-dehors, dans les oeuvres de la charité, alors qu'il contemplait sans cesse la face de son Père. Voilà la noblesse de ce don : oeuvrer et contempler, et demeurer ainsi sans entrave, aussi longuement /1 que l'on peut.

C'est d'eux que le Christ dit : « Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu /2. » N'étant pas affectés par les images des choses de la terre, se désintéressant des plaisirs du corps, étant ressemblants dans les vertus et la justice, et contemplant l'absence de mode dans la nudité, ils sont vraiment bienheureux, car la contemplation divine n'est pas autre chose.

À l'image du ciel intermédiaire

De tels hommes ressemblent au ciel intermédiaire, qui s'appelle cristal, car tel un cristal ils laissent apparaître le ciel supérieur, c'est-à-dire la Sagesse éternelle du Père. Voilà la vie sur-essentielle de contemplation, où l'entendement recueilli est orné du don d'intelligence, qui est Dieu lui-même, l'éternelle Sagesse.

Conditions pour recevoir le don d'intelligence

Afin qu'un homme puisse être établi en ce don, et que celui-ci puisse en retour s'établir en lui, quatre choses lui sont nécessaires :

Qui veut être éclairé

doit voguer au-delà,

jusque dans la sur-essence.

La clarté sans mesure

il y percevra,

1. Littéralement : loin.
2. Mt 5,8.

120

en la simplicité de ce fond.


Des flots le traverseront,

et tout entier de plaisir le pénétreront,

en la lumière de la vérité.


Lumière commune, qui resplendit

sur tous les purs,

éclairés, chacun selon sa dignité.


Ils peuvent ainsi fixer

et contempler sans tarder

la face de fruition.


Toujours il faudra contempler

fidèlement celui dont on jouit,

au loin, dans la perte de soi.


Le bien-aimé vogue au loin, au-delà.

Fixons donc toujours, à perte de vue,

la sublime béatitude.

Ainsi sera-t-elle saisie, sa bien-aimée,

et le bien-aimé par elle possédé,

dans l'unité, au désert.

Ainsi nous resterons,

et toute notre vie aspirerons

vers le sublime abîme.

Empêchements au don d'intelligence

Quatre choses encore,

qui entravent le don d'intelligence,

je dois te faire connaître,

si tu réfléchis bien :


Ceux qui toujours ferment les yeux,

pour penser fruition

dans la sur-essence,


ils ne peuvent être éclairés,

car leur regard ils ne fixent pas

en la simplicité de cette lumière.


Et voilà ce qui les entrave

pour connaître, avec les Chérubins,

le bien-aimé en telle noblesse.


Ils voudraient prendre leur plaisir,

et c'est ainsi qu'ils font défaut

devant la face de la majesté.


Quatre choses encore, qui emportent avec les vagues

et enlèvent le don d'intelligence,

je veux maintenant t'expliquer.


Qui cherche saveur terrestre

ne peut atteindre

la sublime fruition.


Il ne peut être éclairé,

se trouvant surchargé

par les images des choses qui passent.


À grand-peine va-t-il ressusciter,

car il persiste en gourmandise,

par la faute du boire et du manger.

Voilà mon enseignement :

toutes ces choses dévoient

de la béatitude, et en privent.

4.3347 Le don de la sagesse savoureuse

Le septième don divin est celui de la savoureuse sagesse. Elle est accordée sur la cime de la pensée recueillie, traversant l'entendement et la volonté qui se tiennent recueillis sur cette cime. Cette saveur est sans mesure et sans fond. Elle s'écoule du dedans vers le dehors, et traverse le corps et l'âme, selon la capacité de la puissance de chacun, jusqu'au sens le plus extérieur /1, qui est le sentiment corporel. Les autres sens, tel le regard et l'ouïe, prennent leur joie au-dehors, dans les merveilles créées par Dieu pour sa gloire et les nécessités de l'homme. Mais cette saveur insaisissable, au-delà de la pensée, dans les étendues de l'âme, est sans mesure : elle est le Saint-Esprit, l'amour insaisissable de Dieu. En dessous de la pensée, le sentiment est mesurable,

1. On suit la leçon de Surius : extimus; au lieu de inwendicbsten, intérieur.

122

mais, parce que les puissances sont suspendues /1, toutes débordent.

1. Sous-entendu : dans l'essence de Dieu.

Transformation de la volonté

Le Père éternel a orné la pensée recueillie avec la fruition de l'union, et avec le saisir et l'être saisi, lorsqu'elle s'écoule au-delà, pour être le trône et le repos de Dieu. Le Fils, à son tour, Sagesse éternelle, a orné l'entendement recueilli avec la clarté qu'il est lui-même, pour contempler la face de fruition. Or, à présent, voici que le Saint-Esprit veut orner la volonté recueillie, ainsi que l'unité suspendue des puissances, afin que l'âme savoure, connaisse et goûte combien Dieu est bon. Cette saveur est si grande qu'il semble à l'âme que le ciel, la terre et tout ce qu'ils contiennent pourraient se liquéfier et être anéantis dans cette saveur sans fond.

Ces délices se trouvent en haut et en bas, au-dedans et au-dehors. Elles traversent de fond en fond le royaume de l'âme et le tiennent tout entier enserré. C'est ainsi que l'entendement contemple la simplicité, à partir de laquelle toutes ces délices s'écoulent. La raison éclairée se met alors à examiner, bien qu'elle sache fort bien qu'il lui faudra toujours défaillir dans la connaissance de ces délices insaisissables, car elle examine à la lumière créée, et cette joie est sans mesure. C'est pourquoi la raison défaille lors d'un tel examen. Mais l'entendement, transformé par cette clarté sans mesure, contemple et fixe sans cesse le regard dans la joie insaisissable de la béatitude.

Le peu que la raison en peut comprendre

La raison examine cependant de très près, selon le mode des créatures et à la lumière créée, pour se recréer et se réjouir en des images rationnelles, et dans les oeuvres qui jaillissent de cette divinité sans fond. C'est ainsi que la raison se rend bien compte que son bien-aimé est si grand qu'il ne pourra jamais être saisi par elle, selon son mode à lui, ni par aucune créature ; si élevé qu'il ne pourra jamais être rejoint selon le mode des créatures ; si simple que toute multiplicité doit se terminer et commencer en lui.

Il est la beauté qui orne ciel et terre ; l'opulence dont toutes les créatures se sont écoulées, tout en demeurant en elle selon leur essence; l'honneur du ciel et de la terre, et de toutes les créatures. Il est la vie en laquelle trouve vie tout ce qui était ou sera jamais. Il est la victoire par laquelle on triomphe de tout. Il est la couronne dont sera couronné le vainqueur. Il est la santé : qui l'aura reçue sera guéri pour toujours. Il est la paix en laquelle tous les amants se reposent. Il est assurance : qui l'a reçue ne manquera de rien. Il est béatitude, celle que donne la fruition. Il est la consolation qui réjouit les désolés. Il est la douceur qui traverse ceux qui désirent. Et il est joie : c'est en lui que les amants se glorifient.

Il est aussi la source de la joie : en lui se liquéfient tous ceux qui jouissent. Il est jubilation, la joie que l'on ne peut traduire en paroles, quand sens et puissances défaillent. Il est la récompense vers laquelle nous soupirons tous. Il est la volupté qui nulle part ne laisse l'homme tranquille. Il est ardeur, qui voudrait enflammer et consumer tous les amants. Il est toute-puissance, qui peut tout tenir en main. Il est la divinité qui peut tout remplir. Il est l'éternité qui a créé la totalité du temps. Il est la bonté qui veut accorder tous les dons. Il est libéralité qui veut s'écouler à travers ciel, terre et toute chose.

124

Il est l'amour sans mesure, qui veut unir avec lui tous ceux qui vivent en vertu. Il est noblesse, qui a tout disposé convenablement et noblement. Il est limpidité, avec qui ni faux ni retors ne pourraient s'unir. Il est fécondité : grâce à elle le firmament se meut, et toutes les choses naturelles et corporelles croissent et vivent ; et grâce à cette même fécondité, les amants reçoivent surnaturellement tout don divin et spirituel, et, dans la gloire, la vie éternelle et la fruition. Il est la vigueur qui peut tout. Il est la sagesse, capable d'orner, de régir et de disposer toute chose.

Il est la persévérance qui attend les pécheurs pour qu'ils se relèvent, et les justes pour les couronner. Il est la fidélité qui n'abandonne personne. Il est la vérité qui connaît tous les coeurs. Il est sainteté, qui désemplit l'homme des choses de la terre. Il est chaleur, qui l'enflamme pour toute vertu. Il est lumière, qui révèle toute vertu. Il est rassasiement, produisant faim éternelle dans la ressemblance, et accordant, dans l'union, davantage que l'on ne peut désirer. Il est force, capable de soulever l'homme au-delà de tout. Il est justice, qui peut damner et récompenser selon les oeuvres. Il est la pureté qui, au dernier jour, repoussera tous les impurs, et s'unira avec tous les purs.

Voilà tout ce que la raison éclairée examine dans la divinité sans fond : ce sont des images rationnelles, extraites de l'essence simple de Dieu, selon le mode créé. Lorsque la raison saisit ces images, ce sont des images créées et des ressemblances abstraites de la nature divine. Mais là où toutes commencent et se terminent, quand le regard se porte dans l'essence sans fond, là, raison et examen défaillent, car là est la nature simple de Dieu. C'est ainsi que la raison éclairée a coutume d'étudier /1 son bien-aimé, en toute cette noblesse, et qu'elle tombe dans l'émerveillement devant une telle opulence, lorsqu'elle voit comment il est établi en tout, au-delà d'elle-même, où elle ne peut le saisir. Cela produit un tel désir et une telle impatience qu'elle doit contempler et fixer le regard dans la simplicité de cette lumière, pour soulager et consoler le désir impatient qui se languit extrêmement après la fruition. Lorsqu'elle fixe ainsi le regard, elle contemple sans distinction, et tous les flots s'écoulent sur la cime de ce royaume.

L'unité fruitive

De là vient que le royaume s'enflamme et prend feu tout entier. Ce feu est le Saint-Esprit qui brille dans la fournaise de la divine unité. Dans cette sublime unité, tous les esprits sont inondés et traversés de lumière, dans une tendresse /2 insaisissable. Cette unité fruitive est le trésor caché dans le champ de l'âme. Celui qui bêche son champ et savoure le trésor, se vend lui-même et se renonce, et il vend toutes les choses et y renonce dans la mesure où elles sont plaisantes, afin d'être en mesure de posséder le champ, c'est-à-dire de tels délices /3. Le Saint-Esprit est le trésor de Dieu et de l'âme, car il est un lien d'amour, étreinte et pénétration, lui qui traverse et enserre tous les esprits recueillis dans l'unité fruitive.

Voilà le tendre attachement d'amour /4 qui, de fougue, fait périr les amants. Voilà le doigt de Dieu qui a créé le ciel, la terre et toute créature, dans leur nature ; qui a aussi comblé de dons ceux qui, au-delà de la nature, se sont

1. Ici pour merken.
2. Minsamheyt.
3. Cf. Mt 13,44.
4. Liefde.

126

tournés vers lui, chacun selon sa dignité; et qui a enfin uni en lui tous ceux qu'il a comblés.

Le Saint-Esprit est comme une mer déchaînée dont tout bien s'est écoulé, tout en demeurant au-dedans d'elle, sans mesure ; comme un divin soleil, ardent et lumineux, qui a orné le royaume de l'âme avec sept rayons principaux et surnaturels, que sont les sept dons sublimes. Il est un feu sans mesure, qui transforme et traverse de sa lumière tous les esprits recueillis, dans la grâce et dans la gloire, et qui se sont liquéfiés comme l'or dans la fournaise de l'unité divine. Chacun jouit et savoure selon son état et sa dignité. Ce divin feu brûle cependant sans distinction, même si on y trouve du cuivre, du plomb, du fer, et finalement de l'argent et de l'or et toutes sortes de métaux, fondus ensemble dans le feu insaisissable. Or chaque métal, c'est-à-dire chaque esprit, possède son propre entendement et sentiment, et subit la transformation par l'amour essentiel de Dieu selon sa noblesse et sa dignité, bien que l'amour qui s'écoule soit le même pour tous186 ; ce qui produit une différence dans la fruition. Dans celle-ci, cet amour sans fond est essentiel, et non traduit par des oeuvres, car, grâce au débordement de l'amour sur-essentiel, le Père, le Fils et tous les esprits suspendus en eux ont été emportés et se sont écoulés au-delà des oeuvres, dans la fruition. Par ailleurs, grâce au même amour qui s'écoule du Père et du Fils, toute vertu est opérée et accomplie en toute créature.

L'amour de Dieu est ainsi actif lorsqu'il s'écoule et pousse les hommes vers toutes les vertus ; mais il est essentiel lorsqu'il retourne s'écouler au-dedans, et fait déborder tous ceux qui sont unis vers une saveur insaisissable. Voilà le tourbillon sans fond, dans lequel sont suspendues, en fruition, toutes les pensées nobles, et dans lequel elles sont immergées jusqu'à la perte d'elles-mêmes.

Voilà le clair soleil, qui resplendit et brûle sur la cime de l'âme, attirant l'entendement vers le haut, pour contempler et être éclairé, et donnant de fixer sans défaillir l'éternité. Voilà la source sans fond d'eau vive, qui s'écoule du dedans au dehors, avec sept fleuves principaux qui sont les sept dons, rendant le royaume de l'âme fécond en toute vertu. Ces veines vivantes et bouillonnantes, les esprits sublimes les ont suivies jusque dans le fond vivant d'où cette source prend son origine. C'est là qu'ils se sont écoulés et ont été transportés, en s'écoulant de clarté en clarté, de délices en délices. Car c'est là que tombe une rosée aux gouttes de miel, la rosée des joies inexprimables qui donnent de se liquéfier et de s'écouler dans les délices de la béatitude divine.187

À l'image des Séraphins

Ces esprits sont des Séraphins, les esprits supérieurs de ce royaume éternel, car ils brûlent et se liquéfient devant la face de la fruition. Tous ceux qui ont été ainsi établis de cette façon en ce don divin ressemblent aux Séraphins, chacun selon la clarté qui est la sienne. Car il y a distinction aussi dans la clarté, dans l'amour et dans la fruition, chez les Séraphins. De même tous les esprits, dans la grâce et dans la gloire, connaissent des distinctions dans la connaissance, l'amour et la saveur. Mais le plus petit dans la lumière de gloire connaît, aime et savoure davantage de joie que le plus élevé dans la grâce. Dieu accorde cependant ses délices de façon égale, mais ceux qui les reçoivent ne sont pas égaux. Il en reste

128

néanmoins pour tous, selon la fruition dans l'union.

Mais là où tous se perdent, dans le désert de la ténèbre, il n'en reste plus. Car là, il n'y a plus ni don ni prise, mais uniquement l'essence qui est toute simplicité /1. Dieu, et tous ceux qui lui sont unis, y ont été immergés et s'y sont perdus. Ils ne pourront plus jamais se retrouver dans cette essence sans modes, car elle est pure toute-simplicité /2 : voilà la plus haute béatitude dans le Royaume de Dieu. Tous ces esprits doivent cependant s'en retourner en bas, clans les oeuvres de la charité et dans toutes les vertus, car plus un homme est élevé et noble, plus il partage et communie avec tous ceux qui ont besoin de lui, pour leur corps ou pour leur esprit.

1. Een sempel eenvuldich wesen.
2. Een puer simpele eenvuldigheyt.

À l'image de Dieu et du Christ

Dieu jouit en lui-même au-delà de tous les saints, selon un mode qui est sans mesure. Son recueillement est sans fond, mais son essence aussi est sans mode. Si son essence n'était pas sans mode, il n'y aurait pas de fruition parfaite. Or, c'est dans l'essence sans mode que défaille l'activité des Personnes. C'est pourquoi Dieu jouit au-delà de tous les esprits créés qui n'ont reçu qu'avec mesure noblesse et dons. Il est néanmoins sans cesse à l'oeuvre, et s'écoule avec toutes sortes de dons corporels et spirituels, au ciel et sur la terre.

Le Christ, selon son âme créée, était et est encore le contemplatif, l'amant et le jouissant le plus élevé qui jamais ne fût. Selon sa nature divine, il était lui-même l'objet de la fruition. Il ne manquait cependant jamais à personne, aujourd'hui non plus, car il partage avec tous ceux qui le désirent. Il éprouve même de la peine pour ceux qui ne le désirent pas, et il prie et s'offre lui-même, et toutes ses souffrances, à son Père pour eux tous. Tous les saints les plus élevés, ceux qui sont assis sur le trône du ciel, partageaient, lorsqu'ils étaient sur terre, et partagent encore maintenant qu'ils sont au royaume éternel, par leurs prières et leurs désirs en notre faveur188. Les Séraphins supérieurs, et tous ceux qui appartiennent à ce choeur, au ciel et sur terre, intercèdent en faveur de la béatitude des hommes, et la désirent davantage que ceux qui appartiennent à quelque autre choeur que ce soit, car ils connaissent plus clairement et ils aiment davantage. C'est pourquoi ils partagent aussi davantage, et désirent davantage la gloire de Dieu et la béatitude des hommes.

De ceux-là le Christ a dit : « Bienheureux les pacifiques (ou ceux qui font la paix), car ils sont appelés fils de Dieu /1 ». Les esprits sublimes ont fait la paix avec Dieu, avec toutes leurs puissances et avec toutes les créatures. Ils ont orné et disposé toute chose, chacune selon sa dignité, ils sont établis dans le royaume avec la paix qui convient, et ont été engloutis dans le fond de la simplicité. Voilà ce qu'il y a de plus élevé dans le royaume de la béatitude éternelle.

À l'image du ciel supérieur

En ce mode, le royaume ressemble bien au ciel supérieur, car celui-ci est une clarté pure, simple, immobile, source et commencement de toutes les choses corporelles, le royaume créé et corporel de Dieu et de tous les saints.

1. Mt 5,9.

130

Voilà les chemins droits par lesquels le Seigneur a conduit le juste, au-delà de tous les chemins, dans un silence éternel. C'était le quatrième point parmi nos cinq points principaux.

Conditions pour recevoir le don de sagesse

Pour posséder ce don supérieur en toute dignité,

il faut être traversé au-dedans

par l'amour sans mesure,

et avoir débordé de saveur ;

prêter une attention claire

aux oeuvres qui s'écoulent

de la simplicité d'un tel fond.

De là provient émerveillement

pour les dons de toutes sortes

et pour l'opulence insaisissable.

Émerveillement donne de s'ennuyer

et d'être suspendu en désir

après la sublime fruition.

Ainsi faut-il fixer le regard

et soulager le désir

au-delà de toute oeuvre.

L'amour sans mesure

brûle dans tous les sens,

en la fournaise de l'unité.

Il donne de se liquéfier

et d'être englouti tout entier

dans les délices de la fruition.

Ainsi de part en part imprégnés,

dans le sans-mode ils s'échappent et s'écoulent,

en la ténèbre du désert,

où il n'y a plus ni don ni prise,

ni occupation d'amour,

mais seulement la pure toute simplicité /1.

1. Sempele eenvuldicbeyt.

Empêchements au don de sagesse

Je dois encore t'expliquer

quatre choses qui endommagent

et entravent la saveur de la sagesse :


Fixer le regard sans prêter attention

aux oeuvres qui s'écoulent,

empêche la saveur.


Ne pas être suspendu d'émerveillement,

c'est s'ennuyer moins,

sans l'impatience qu'il faudrait.


L'amour sans mesure

en brûle moins au-dedans,

sur la cime de ce royaume.


Comme ils fixent la nudité,

mais sans être emportés en fougue,

la sublime limpidité en est entravée.


Quatre choses encore je dois

te rapporter, qui détruisent

béatitude, et en privent :


Les aveugles et stupides

courent de-ci de-là,

cherchant agrément étranger.


Ils examinent et connaissent

gain misérable et pauvre,

et se reposent en bassesse.


Amour détourné

rend fou les pauvres sens,

et aveugle la raison de l'homme.


Recherchant saveur étrangère,

ils ne pourront atteindre

où coulent les délices dans l'unité.


Vivre en luxure

rend lourd et difficile

de recevoir éternelle clarté.

5.0 « Il leur montra le Royaume de Dieu »

Voici maintenant le cinquième point, et aussi le dernier, indiqué par le Sage : « Et il lui montra le Royaume de Dieu ». Lorsqu'un homme a été établi dans tous ces dons, en

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haute dignité, le Royaume de Dieu lui est montré de cinq façons : le royaume extérieur et sensible ; le royaume de la nature, le royaume des Écritures, le royaume de la grâce, au-delà de la nature et des Écritures ; le royaume divin, à savoir Dieu lui-même, au-delà de la grâce et de la gloire. Connaître tout cela d'une façon claire s'appelle mener la vie de communion et de partage.

5 . 1 Le Royaume sensible et le Dernier Jugement

Au début de cet ouvrage, tu as déjà entendu parler du royaume sensible et extérieur, à savoir des quatre éléments et des trois cieux, et comment Dieu les a ornés. Tu apprendras maintenant comment Dieu les ornera, de même que le corps de l'homme, après la dernière résurrection.

Au dernier jour, le feu traversera, débordera et consumera tout ce qui est sur terre. Il y aura quatre espèces de feu : le feu de l'enfer, le feu du purgatoire, le feu des éléments et le feu matériel. Le feu de l'enfer brûlera dans les âmes damnées ; celui du purgatoire purifiera les hommes bons des péchés véniels et de toute dette ; le feu des éléments purifiera, renouvellera et affinera les éléments ; le feu matériel consumera tout ce qui est sur terre, ainsi que le corps humain, et les réduira en cendre.

Tout de suite après, le Christ apparaîtra comme Juge de l'univers. Il ordonnera aux hommes de se lever et de se présenter au jugement avec leur corps et leur âme. Par la puissance de Dieu, corps et âme seront réunis au jour du Jugement. Les bons apparaîtront dans une grande clarté ; les damnés par contre, sous un aspect horrible. Le Jugement aura lieu dans la Vallée de Josaphat, car celle-ci se trouve au centre du monde en un endroit connu par tous les hommes, puisque c'est tout près de là que le Christ a souffert et est mort. Celui-ci se tiendra dans les airs, avec les saints, alors que les grands pécheurs se tiendront sur terre. La sentence des damnés sera : « Maudits, allez au feu éternel /1 », parole terrible. Mais aux bons le Christ dira : « Venez », ce qui est une parole d'amour; « bénis », ce qui est plus aimable encore ; « possédez le Royaume », ce que l'on entend encore plus volontiers ; «  de mon Père », ce qui contient encore davantage de saveur ; « qui vous a été préparé depuis le commencement du monde », ce qui remplit d'action de grâces et de louanges éternelles, puisque ceux-là ont été choisis avant d'avoir été créés.

Dès que le Jugement sera terminé, et les damnés projetés au fond de l'enfer, le ciel et les éléments se renouvelleront, car le feu sera si grand que tout ce qui est sur terre sera consumé et réduit en cendre.

Transformation de l'univers matériel

Grâce au feu, Dieu renouvellera ainsi les éléments en clarté, et les affinera en une forme plus belle qu'auparavant. Parce que les éléments ont été souillés par le péché des hommes, ils ont à être purifiés par le feu, et parce qu'ils ont été au service d'hommes bons, ils ont à être récompensés par la clarté et la finesse, afin que le monde aussi ressemble aux corps glorifiés, et que l'homme puisse contempler avec les sens la beauté du ciel et de la terre.

La nature supérieure, le ciel et les planètes, parce qu'ils sont distants de la terre, sont purs et sans mélange, et n'ont pas besoin

1. Mt 25, 41.
2. Mt 25, 34.

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d'être purifiés. Mais ils s'immobiliseront, et recevront une clarté plus grande. Ce sera leur trépas et leur renouvellement. Le soleil se tiendra à l'Orient, et la lune à l'Occident, tels qu'ils ont été créés. Le ciel et les planètes ont été faits pour les besoins de l'homme, et cela de deux façons. D'abord, pour que l'homme et toute créature corporelle naissent, vivent et croissent selon la motion et l'influence du ciel. C'est la raison pour laquelle le ciel sera alors au repos, car plus aucune créature ne vivra de façon mortelle, mais de façon glorieuse. L'autre raison pour laquelle le ciel a été créé est sa beauté et sa clarté ; celles-ci augmenteront de multiples façons.

La terre sera claire comme le cristal, aussi plane qu'une paume de main d'homme. Les eaux seront plus pures et plus claires qu'elles ne le sont maintenant, et demeureront dans cette forme et substance. L'air sera clair, car le soleil, la lune et toutes les étoiles resplendiront sept fois plus lumineux que présentement. Il n'y aura ni nuage, ni grêle, ni pluie, ni vent, ni éclair, ni tonnerre. Il ne fera jamais nuit, mais éternellement jour, et la clarté aussi sera éternelle, au ciel comme sur terre.

Ce qu'il y a d'obscurité dans l'air, de lourdeur dans la terre, de froidure dans l'eau et d'ardeur brûlante dans le feu s'enfonceront tout entiers dans l'enfer. Par contre, demeureront la transparence de l'eau et de l'air, et la clarté du feu, chacune dans sa sphère, mais en plus grande clarté encore. C'est de cette façon que ciel et terre trépasseront /2 sans périr, mais en étant renouvelés en un mode beaucoup plus

1. Pour Overlijden. Ruusbroec joue sur le double sens de ce mot : dépasser (être transformé) et trépasser.
2. Cf. la note précédente.

élevé. Voilà pour le royaume extérieur et sensible de Dieu et de tous ses saints. Les corps glorieux des hommes seront désormais établis dans ce royaume du ciel et de la terre, en une joie éternelle.

Les qualités des corps glorieux

L'âme séparée du corps mortel, qui l'entrave et l'alourdit, possède une essence plus parfaite que lorsqu'elle est avec lui. Mais quand l'âme occupe le même corps en son état glorieux, celui-ci ne lui cause plus entrave ni souffrance, mais, au contraire, allégresse et joie éternelles. Pour que le corps soit la joie de l'âme et ne la gêne plus dans les oeuvres de la béatitude, il lui faut avoir reçu quatre dons.

La clarté

Le premier de ces dons est celui de la clarté. Car l'élément eau est glorifié dans le corps. Celui-ci en devient clair et transparent, comme il l'est à cause de son esprit, qui est établi en lui et qui, lui aussi, est clair et glorieux. Comme le corps est transparent, la gloire de l'âme s'écoule à travers lui, et il en devient sept fois plus lumineux que le soleil. La clarté des corps ne sera cependant pas égale pour tous, car le corps sera plus clair lorsque l'âme aussi sera plus noble et plus claire. Comme une étoile est plus claire qu'une autre, ainsi y aura-t-il distinction entre les corps glorieux dans la vie éternelle. Quant aux enfants morts avant l'âge de la discrétion, ils ressemblent à la lune, car la lumière qui est en eux ne vient pas de leurs mérites, mais du soleil glorieux, c'est-à-dire qu'ils sont éclairés par la mort et les mérites du Christ.

L'impassibilité

Le deuxième don est celui de l'impassibilité, car l'élément terre est ainsi glorifié dans le corps devenu force et solidité jusqu'à ne plus pouvoir pâtir. Par ailleurs, les éléments ne s'y

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opposeront pas entre eux, ni ceux-ci à l'homme, et c'est pourquoi le corps sera impassible. Parce que l'âme glorieuse occupera son propre corps, qui lui aussi sera bienheureux, le corps ne pourra pâtir de rien. Adam ne souffrait pas avant de pécher. Il ne pouvait même pas souffrir en cet état. Mais c'est après le péché qu'il devint capable de souffrir, comme cela s'est vérifié par la suite. Les enfants morts sans baptême, qui n'ont jamais commis de péchés, ne souffrent aucunement dans les limbes. Ils ne tirent pas cela de leur propre force, car ils ne sont pas bienheureux, mais de la miséricorde de Dieu. Par contre, quand bien même les corps glorieux des saints, seraient en enfer, sous la terre ou au fond de la mer, ils n'en souffriraient aucunement.

La subtilité

Le troisième don qui orne les corps glorieux est la finesse ou subtilité. C'est l'élément feu qui est ainsi glorifié en eux, les rendant si subtils que rien ne peut les entraver ou retarder. C'est aussi l'âme noble qui occupe son corps avec grande subtilité, qui se l'a uni, s'est emparé de lui et l'a rendu subtil, sans grossièreté aucune.

L 'agilité

Le quatrième don qui orne le corps en gloire est celui de l'agilité. L'élément air est ainsi glorifié en lui. Pour que le corps soit glorifié, il doit être dépourvu de lourdeur, car l'âme glorieuse doit pouvoir en un clin d'oeil se porter là où elle le veut avec son corps glorieux. L'âme plus noble sera cependant plus claire et plus agile que les autres. Voilà ce qu'il en est pour les dons que recevront les corps glorieux, après la résurrection.

Le Christ a apporté la preuve de ces quatre dons dans son propre corps lorsqu'il était sur terre. Il a montré la clarté lors de la Transfiguration ; l'impassibilité, en se donnant en nourriture, le Jeudi Saint, avec la joie du désir et sans souffrance aucune ; la subtilité, en naissant sans douleur de la virginale pureté ; l'agilité, en marchant sur le lac.

Les corps glorieux auront encore une allégresse particulière dans le Royaume de Dieu, quant à la vue et à l'ouïe. Car ils verront de leurs yeux corporels le corps glorieux du Christ et de Marie, sa digne mère, tous les nobles corps des saints, au comble de la gloire et pleins de délices, ainsi que la beauté et la grande clarté du ciel et de tous les éléments. En une seule heure, ils auront parcouru ciel et terre, pour être de retour au ciel. De tout leur pouvoir, ils loueront Dieu par des cantiques, et le son glorieux en sera le plus agréable qui se puisse écouter : telle sera leur occupation pour l'éternité. La gloire de l'âme s'écoulera et pénétrera de fond en fond toutes ses puissances corporelles, y compris le sentiment, chose si extraordinaire que nous ne pouvons le saisir pour l'heure. Et ces délices-là se perpétueront, sans aucune interruption, pour toute l'éternité.

Voilà le royaume extérieur et sensible de Dieu, qui est ce qu’il ya de moins élevé dans la gloire. Il est ainsi présenté à l’homme, pour qu’il soupire après lui et pratique la vertu, noblement189.

5.2 Le Royaume naturel de Dieu

Aux amants, le Royaume de Dieu est encore montré à la lumière naturelle. Car ni la grâce ni la gloire ne chassent la lumière naturelle, qui est seulement rendue plus claire. Car lorsque la nature n'est pas affectée par les

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images du péché, l'homme est capable de connaître naturellement ciel et terre, avec tout ce que Dieu a créé pour sa gloire et pour les besoins de l'homme, afin que celui-ci loue Dieu avec tout et pour tout, et le serve. Cette louange et ce service sont le royaume caché, que Dieu montre à la lumière naturelle, mais que les étrangers ignorent, bien qu'ils soient éclairés par cette même lumière. Ceux-là peuvent connaître, de façon naturelle, la belle ordonnance des puissances de l'âme et de leurs sens, au-dehors comme au-dedans. Ils peuvent aussi connaître à la lumière naturelle celle de toutes les créatures. C'est là le royaume naturel de Dieu, car Dieu est établi dans toutes créatures comme dans son propre royaume. A de tels hommes est montré ce royaume naturel de Dieu, que l'on peut connaître sans la grâce de Dieu, et sans qu'en résulte louange ou récompense. Au contraire, ceux qui sont dans le divin amour ne peuvent ni regarder ni examiner ces choses sans louer Dieu, et donc sans en recevoir une récompense.

5.3 Le Royaume des Écritures

À l'homme noble, le Royaume de Dieu est encore montré dans les Écritures, à travers l'enseignement du Christ et de ses saints, comme par l'exemple qu'ils nous ont laissé, afin que nous le suivions et obtenions ce qu'ils ont reçu. Celui à qui Dieu montre ce royaume des Écritures les comprend de façon authentique, même s'il ne comprend peut-être pas toutes les significations astucieuses qu'il recèle. Mais il n'en a pas besoin. Car il comprend tout ce qui vient de Dieu et tout ce qui conduit à Dieu, connaissant ainsi toute la vérité, car toutes les vertus et tous les vices s'y trouvent enfermés.

Il reconnaît bien aussi la voix de ceux qui semblent des pasteurs, mais qui sont en fait des brigands et des assassins /l . Il s'agit de ceux qui interprètent les Écritures autrement que les saints, et dont la vie ne ressemble pas à la leur; ceux-là détournent de la vertu et recherchent davantage les choses temporelles que la béatitude des hommes. Ce sont des étrangers, et non pas le Pasteur. Au contraire, ce royaume doit être accompli par Dieu et par l'homme bon, au point qu'aucune syllabe n'en sera retranchée, en paroles, en oeuvres et en toute vertu.

1. Cf. Jn 10, 1-10.

C'est là le royaume des Écritures qu'il nous faut accomplir, car il s'est écoulé à partir du Saint-Esprit, par l'intermédiaire du Christ et de ses saints. Les Écritures périront, mais leur fruit restera à jamais. Un savant habile, même privé de la grâce de Dieu, est capable d'interpréter les Écritures avec clarté, grâce à ses nombreux manuscrits, à l'habileté de son intelligence et à sa longue pratique des Écoles. Mais, sans le divin amour, il sera incapable de savourer le fruit et la douceur cachés au-dedans. C'est donc bien aux amants que le Royaume de Dieu est montré, afin qu'ils vivent en conformité avec les Saintes Écritures, et en savourent la douceur et le fruit, dans le temps et dans l'éternité. La vertu, la consolation intérieure et l'espérance de la vie éternelle : tel est le Royaume de Dieu, caché dans les Écritures, qui est révélé aux amants, mais que les étrangers ne peuvent savourer, au prix d'aucun artifice ni d'aucune habileté, sans la grâce de Dieu.

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5.4 Le Royaume de la Grâce

Pour la quatrième fois, Dieu montre son Royaume à l'homme noble, dans la lumière de grâce ou de gloire. Il le montre au-delà des sens et de la lumière naturelle, au-delà aussi de tout ce qui peut s'apprendre dans les Écritures, mais sans jamais aller à l'encontre de celles-ci. Car l'Écriture ne peut enseigner le bien et les délices que Dieu montre à ses amis dans cette lumière. Non plus qu'il est possible de les décrire avec autant de sentiment et de perfection que lorsque Dieu les montre aux esprits qui aiment.

Ce royaume, montré aux amants, est le fruit et la saveur de toutes les vertus; il est la nourriture des anges, des saints et de tous les hommes bons. Car il y a aujourd'hui beaucoup d'hommes bons qui pratiquent les oeuvres de la vertu sans la vertu, c'est-à-dire sans le divin amour, et qui ne savourent pas le fruit des oeuvres. D'autres pratiquent les oeuvres de la vertu, en possédant la charité et le divin amour. Ils ne sont cependant pas suffisamment éclairés pour en savourer le fruit, tel que nous en parlons. Mais celui à qui ce royaume sera montré et qui doit en savourer le fruit, Dieu le placera au milieu du royaume de son âme, sur la cime de sa pensée, c'est-à-dire entre la vie sur-essentielle de contemplation, qui est suspendue en Dieu, et la vie qui s'écoule dans les oeuvres.

Tu as ainsi entendu parler des oeuvres et de la contemplation. Nous voulons maintenant parler de la vertu, dans la lumière de la grâce et dans celle de la gloire. Car toutes les oeuvres des vertus et toutes les occupations extérieures prendront fin, mais leur fruit nous sera nourriture et boisson éternellement et pour toujours. À cet homme, on montre six espèces de fruits et de saveurs sensibles, dans les oeuvres et dans le regard de la pensée qui se porte vers le bas, dans la lumière de grâce ainsi que dans celle de gloire, bien que l'on ne sente pas dans la grâce comme dans la gloire.

Les fruits de la grâce dans la vie active

Tous ceux qui arriveront au ciel auront le premier fruit et la première saveur, et tous ceux qui sont déjà bienheureux avec Dieu les savourent dès à présent. Ce fruit et cette saveur sont un sentiment /1 qui s'incline et demeure soumis à la haute toute-puissance de Dieu, une humble obéissance, dans les commandements comme dans les interdits, nécessaire à tout homme voulant devenir bienheureux.

Le second fruit est de se sentir un fond débordant de libéralité, indulgent lorsqu'il faut juger, patient et doux lorsqu'il s'agit de subir.

Le troisième fruit est que l'homme sente en lui et reconnaisse comme son essence propre cette humble soumission qui se tient inclinée, cette libéralité et cette patiente douceur. Tels sont les fruits de la vie active.

Les fruits de la grâce dans la vie contemplative

Le quatrième fruit est un amour d'attachement sensible /2, dressé vers Dieu, avec l'âme, le corps et toutes les puissances, ainsi qu'un désir sensible d'accomplir, avec tout ce que l'on est capable de faire au-dehors et au-dedans, ce pour quoi Dieu a créé l'homme et toutes les créatures, à sa louange et à sa gloire. On désire cela d'un intime désir, et que des créatures y manquent constitue une douleur que l'on ne peut oublier.

1. Ghemoede.
2. Ici pour bevoelijcke liefde.

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Le cinquième fruit du royaume éternel est l'amour sensible et impatient, sans cesse touché par en haut, qui veut toujours être uni avec celui qu'il aime, et qui doit toujours pratiquer toutes les vertus ; ce que l'amour tient de sa noblesse.

Le sixième fruit du royaume est un regard clair jeté sur tous ces fruits et l'attention prêtée à tout ce que l'on ressent ainsi. L'homme regarde le royaume sensible tel qu'il est présentement, et tel qu'il sera dans l'éternité. Il regarde aussi le royaume de la nature, comment Dieu l'a créé et orné naturellement et surnaturellement, et comment il l'ornera dans la gloire. Il regarde encore tous les anges et les saints glorieux, comment ils s'écoulent et refluent dans la louange de Dieu. Il regarde enfin la libéralité de Dieu, comment celui-ci est la cause principale de toute vertu et de tout ce que l'on ressent, et comment il s'écoule avec lui-même et avec tous ses dons. Tout cela rend l'homme impatient de ressembler à Dieu, et d'être uni avec lui dans une éternelle fruition. Voilà quels sont les fruits dans la vie de désir.

5.5 Le Royaume que Dieu est en lui-même

Une cinquième fois, le Royaume de Dieu est montré aux amants, au-delà de toute lumière créée, dans la lumière divine sans mesure ; ce qui doit se passer au-delà de la raison, dans la pensée recueillie en la sur-essence de Dieu. L'homme y reçoit trois fruits : une clarté sans mesure, un amour insaisissable, et une fruition divine.

Le premier fruit consiste en une clarté sans mesure, qui est la cause de toute clarté rencontrée dans la contemplation et dans les oeuvres. Cette lumineuse clarté est si savoureuse à l'entendement, que celui-ci s'en trouve immergé en elle, au-delà d'elle-même, au niveau de l'essence, et devient un avec elle qui est sans mesure.

Le deuxième fruit est un amour insaisissable, s'écoulant à travers tout le royaume de l'âme, dans la mesure où chaque puissance est capable de la recevoir ; un amour qui fait que l'âme se liquéfie dans l'amour simple et essentiel.

Grâce à cette clarté sans mesure et à cet amour insaisissable, l'âme imprégnée et traversée de fond en fond entre en fruition; c'est là le troisième fruit. Cette fruition est si grande que Dieu, tous les saints et tous les hommes qui ont été élevés y sont engloutis et s'y enfoncent /1 dans l'absence de mode, c'est-à-dire dans la nescience et dans l'éternelle perte d'eux-mêmes. S'enfoncer ainsi dans cette perte de soi, voilà où se trouve la saveur la plus sublime.

6. Conclusion : l'homme de partage et de communion

L'homme sera maintenant un être de communion, établi dans sa pensée comme un roi est établi dans son royaume. La pensée retournera sans cesse vers le bas, vers toute vertu, afin que cet homme porte la ressemblance parfaite de la féconde unité de Dieu qui, dans les Personnes, s'écoule continuellement avec toute sorte de dons pour tous les besoins des créatures.

Mais, en même temps, il sera sans cesse suspendu au niveau de l'essence avec cette même pensée, pour être transformé et transfiguré au-delà /2, en cette clarté sans fond,

1. Nous lisons Versonken, avec tous les autres mss contre Versmolten (liquéfié), retenu par l'édition de Reypens (Lannoo 1944). Correction aimablement signalée par le Père J. Alaerts.
2. Overbeelt.

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pareil aux Personnes divines qui à chaque instant sont emportées dans le tourbillon de l'essence sans fond et débordent au-delà, dans la fruition. Selon la distinction des Personnes dans la nature féconde, celles-ci s'écoulent cependant et sont à l'oeuvre éternellement. C'est ainsi que l'homme de communion se tiendra sur la cime de sa pensée, entre l'essence et les puissances, c'est-à-dire entre la fruition et les oeuvres, toujours suspendu, quant à l'essence et s'écoulant au-delà dans la fruition, en même temps qu'immergé en son néant, c'est-à-dire dans la ténébre de la divinité. Voilà la béatitude suprême de Dieu et de tous les esprits.

C'est ainsi que l'homme est transformé de clarté en clarté - c'est-à-dire de la clarté créée dans la clarté incréée - grâce à son image éternelle, la Sagesse du Père. Celle-ci est l'image et l'exemplaire de toutes les créatures, car toute chose corporelle et spirituelle vit en elle. Grâce à cette même image, toutes les créatures s'écoulent en essences créées, et reçoivent la ressemblance avec Dieu. L'homme noble de communion est cependant le plus ressemblant, car il s'écoule avec toutes les vertus, ressemblant ainsi à Dieu qui s'écoule avec tous ses dons. Mais il demeure en même temps dans la fruition éternelle, étant avec Dieu, au-delà de tous les dons.

Voilà l'homme éclairé, homme de communion, en toute sa noblesse.

Afin d'obtenir tout cela,

et que rien ne nous en manque,

que nous assiste la sainte Trinité.

Amen.

LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE

Introduction

Titre, date et intention de l'auteur

Dans la tradition manuscrite, ce Traité se présente avec deux titres différents. Le plus ancien semble avoir été « Du (Saint) Sacrement ». Il se rencontre parfois seul, ou encore accompagné d'un sous-titre, « Le miroir de la béatitude éternelle ». Ailleurs, le sous-titre seul a survécu. C'est ce dernier que nous adopterons pour nous conformer ainsi à l'usage le plus répandu.

L'hésitation des copistes en la matière est aisément compréhensible : elle tient au genre et à l'unité du Traité. Selon toute apparence, il s'agirait là d'une lettre, longue il est vrai, au destinataire unique. Cette correspondance privée, sans visée de publication, n'appelait donc initialement, pour l'une et l'autre raison, aucun titre particulier. Enfin, à la différence de la plupart des ouvrages de Ruusbroec, écrits pour un large cercle de lecteurs, ce Traité ne présente pas le signe attendu d'une unité organique qui caractérise ordinairement ceux-ci.

Qu'il ait été avant tout considéré comme un Traité sur l'Eucharistie s'explique par le fait qu'un peu plus des deux tiers de l'écrit sont effectivement consacrés à ce thème. Le reste se répartit entre des considérations sur divers aspects de la vie religieuse, sorte de directoire spirituel sur lequel s'ouvre le Traité, et un exposé plus technique sur lequel il se referme, où Ruusbroec précise le rôle de la « vie vivante » de Dieu dans l'expérience spirituelle, et plus particulièrement dans ses stades les plus avancés.

La préférence donnée par la tradition au titre de « Miroir de la Béatitude éternelle » n'est pas pauvre de raisons. Il se pourrait que les copistes se soient en cela ralliés à un usage assez répandu depuis le Moyen Âge de désigner comme « Miroir » tout ouvrage retraçant les conditions et les étapes de la vie spirituelle.

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Dans cette perspective, le lecteur est alors invité à conformer sa vie à l'image réfléchie par tout opuscule ainsi dénommé. Cependant, et avec plus de pertinence peut-être, ce titre se serait progressivement imposé comme par hypallage190, les copistes finissant par assimiler l'ensemble du Traité au contenu de la dernière partie. L'exposé technique développe effectivement une théorie de l'âme comme miroir dans lequel le mystique, à la fois, contemple l'image et expérimente la réalité de ce qui sera plus tard, et de ce qui aujourd'hui est déjà quelque peu, sa béatitude éternelle. En ce dernier cas, le titre retenu soulignerait la dynamique profonde qui sous-tend de fait les trois parties de l'ouvrage : montrer comment la vie religieuse tout entière, et en particulier sa pratique de l'Eucharistie, culmine dans la découverte de ce « miroir intérieur » comme du lieu de la plus haute union avec Dieu191.

Quoi qu'il en soit des hésitations de la tradition manuscrite mettant bien en relief le caractère composite de l'ouvrage, une certaine unanimité se fait-elle, par contre, autour de l'année 1359, date présumée de la rédaction du Traité. Un seul manuscrit en fait état, en même temps qu'il donne de précieuses informations sur le destinataire : une moniale clarisse. Il est ordinairement admis de reconnaître sous ce demi anonymat le nom de Marguerite van Meerbeke. Par le passé, Ruusbroec lui avait déjà adressé « Les Sept clôtures », et il se peut encore qu'il ait été le conseiller spirituel de cette dernière lorsqu'il était encore chapelain à la collégiale Sainte Gudule à Bruxelles.

Ce ne serait pas rendre justice à la valeur de ce Traité que d'en ignorer l'accord profond avec le reste de l'oeuvre de Ruusbroec. Vers la même époque, Ruusbroec aura l'occasion de consacrer la majeure partie de l'un de ses écrits à la façon dont la Prière des Heures et le ministère de la louange constituent à la fois un chemin vers la contemplation, mais aussi le lieu d'où Dieu pouvait élever une âme jusqu'aux cimes de l'union la plus intime avec lui. C'est un même parcours que l'auteur retrace dans le « Miroir », en l'appliquant au sacrement de l'Eucharistie, qui fait l'objet, rappelons-le, de la majeure partie de l'ouvrage, et plus particulièrement à la réception de celle-ci, ainsi qu'aux effets de la présence réelle au coeur de celui qui accède à la table de communion.

Structure du traité

Dans une première partie, sans chercher à être complet dans son propos, Ruusbroec s'attarde à détailler quelques aspects de cet itinéraire en son commencement, dans la mesure où ceux-ci semblent convenir plus particulièrement à sa correspondante. Sans doute reflètent-ils aussi l'intérêt particulier de l'auteur, au moment où celui-ci le rédige. Ces aspects renvoient la plupart du temps au premier stade de la vie spirituelle, celui que dans les « Noces spirituelles » Ruusbroec avait désigné comme « vie active » et qu'il appelle ici la « vie dans les vertus ». Mais non pas exclusivement cependant. À plusieurs reprises, la plume de Ruusbroec s'échappe de ce premier stade, le déborde pour couvrir les stades ultérieurs - « vie de désir » et « vie de contemplation » - et rappeler ainsi quelle est l'orientation générale de toute visée spirituelle.

Contrairement à ce que suggère une glose marginale, figurant dans un seul manuscrit, et qui a séduit certains commentateurs, il ne semble pas qu'il faille reconnaître dans le « Miroir » la même division tripartite stricte que celle qui structure les « Noces spirituelles ». Si le début de la première partie débute ici indubitablement avec le premier stade de la vie en Dieu, ce qui ne saurait étonner, et si la troisième partie ne traite effectivement que de la vie de contemplation proprement dite, celle consacrée à l'Eucharistie mêle allègrement des éléments qui appartiennent aux trois stades. Et cela non plus ne devrait pas étonner. On ne saurait, en effet, faire de la communion au corps eucharistique du Christ la caractéristique de la seule « vie de désir » ou « vie intime ». Au contraire, l'intention de notre auteur est précisément de montrer comment l'Eucharistie soutient et nourrit chacun de ces trois stades, mais différemment : elle aide à lutter contre le mal sous toutes ses formes dans la « vie vertueuse » ; elle attise la faim mystique dans la « vie intime »; elle demeure enfin la source de l'union la plus élevée, dans la « vie de contemplation » au coeur de la Trinité.

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Survol de l'ouvrage

Conseils d une moniale

Dans la première partie de l'ouvrage, à côté de nombre de conseils judicieux intéressant la vie d'une moniale contemplative, l'on retiendra sans doute plus particulièrement le passage traitant du double thème de la déréliction et de la consolation. Ruusbroec tient à le développer de façon détaillée, en prenant exemple sur l'attitude du Christ abandonné par son Père et par tous ses amis, lors de sa Passion. Cette remise totale de soi du Fils à son Père, dans le sentiment d'une grande pauvreté et détresse spirituelles, sera aussi pour l'âme le chemin par lequel elle entrera dans une liberté spirituelle de plus en plus grande, dont l'expérience mystique constitue le point culminant. Il n'est pas exclu de reconnaître à travers ces pages sur la véritable liberté spirituelle une certaine volonté polémique contre les sympathisants des « Frères du libre esprit », ce mouvement d'alors, aux frontières de l'hérésie, condamné par le Concile de Vienne.

Un commentaire des huit béatitudes donne ensuite à l'auteur l'occasion d'appliquer celles-ci aux stades successifs de l'aventure mystique. La dernière béatitude - « Bienheureux êtes-vous si l'on vous persécute » - et qui fait suite à la description de l'union mystique promise aux coeurs purs et aux artisans de paix - permet à Ruusbroec de rappeler qu'aucun des sommets spirituels ne mettra jamais le mystique à l'abri des souffrances inhérentes aux luttes d'ici-bas. Il n'hésitera jamais à redescendre vers ces dernières, se mettant en cela à la suite du Christ dans sa Passion. Telle est la condition pour être « gardé dans sa grâce » (1.12), faute de quoi le mystique risquerait de s'égarer dans l'impasse du repos quiétiste.

Petit traité de l'Eucharistie

Grâce à Dieu, une table a été préparée « face à tous ceux qui nous causent tribulations et souffrance ». Cette citation du psaume 22, 5 permet à Ruusbroec d'amener le thème central de sa lettre : le sacrement de l'Eucharistie. Après une introduction consacrée à la Vierge Marie présentée comme figure emblématique et exemplaire du fidèle qui reçoit le corps eucharistique du Christ, puisqu'elle a eu le privilège de recevoir son corps charnel dans son propre sein, Ruusbroec développe systématiquement, en cinq points, un véritable petit traité de théologie. Il y insiste plus particulièrement sur la dimension de la présence réelle et sur la réception du sacrement eucharistique dans l'âme lorsque le croyant communie, puisque son intérêt se porte prioritairement sur leurs effets spirituels, et éventuellement mystiques, chez ce dernier. Si Ruusbroec n'ignore pas dans ce petit Traité le lien entre la Pâque de l'Ancienne Alliance et celle du Christ, pas plus qu'il n'omet d'y mettre en lumière la théologie de la présence sacrificielle du Christ dans l'hostie, en revanche certains aspects de l'Eucharistie devenus ou redevenus explicitement tout aussi fondamentaux pour nous depuis Vatican II sont passés sous silence, comme le veut la théologie de l'époque.

Le point le plus remarquable qui frappera sans doute le lecteur moderne, et qui est conforme à l'intention de l'écrivain, concerne cette « ivresse d'amour » (2.23) qui peut prendre l'âme au moment de la communion eucharistique. En effet, Ruusbroec insiste alors moins sur la faim de l'homme en la circonstance que sur celle du Christ, avide de l'âme, désireux de s'en emparer : « Il nous réclame (...) plus que nous ne sommes capables de produire. Sa faim est grande, au-delà de toute mesure. Il nous consume à fond jusqu'à épuisement, car il est un avide glouton et il souffre de fringale. Il nous consume jusqu'à la moelle des os. Cependant, nous le lui permettons de bon coeur, et plus nous le lui permettons, mieux nous le savourons... Quoique nous soyons pauvres, il n'en fait aucun cas... Si nous pouvions voir l'âpre envie du Christ pour notre bonheur, nous ne pourrions pas nous retenir, mais nous nous précipiterions dans son gosier ». Quoique Ruusbroec perçoive l'audace d'un tel langage et comprenne que certains lecteurs puissent en être heurtés, il ose cependant encore en souligner le bien-fondé, ajoutant : « Même si mes paroles sonnent étrangement, ceux qui aiment me comprennent bien ».

Toutefois, le Christ n'apaise pas alors sa propre faim seule, mais encore la nôtre. Celui qui le reçoit dans l'Eucharistie est en effet nourri, et cela à trois niveaux : sensible, intime, mystique. La vertu du sacrement touche ainsi la vie sensible « afin que nous le suivions (le Christ) dans toutes les vertus » ; la vie intime encore,

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car le Christ nous « donne aussi son âme, pleine de grâce, afin que nous nous tenions toujours avec lui, dressés dans l'amour, dans les vertus et dans la louange de son Père ». Finalement, la vie de contemplation se trouve rejointe, comme le souligne le choix des formules que Ruusbroec lui réserve ordinairement : « nous élever au-delà de nous-mêmes, dans un amour sur-essentiel », parce que tel est le mouvement engendré en nous par l'étonnement, lorsque nous considérons la présence de la divinité dans l'hostie reçue. En effet, c'est bien la véhémence de ce que le communiant expérimente au moment de la rencontre sacramentelle avec le Christ qui doucement le force, pour ainsi dire, à se laisser entraîner dans cet au-delà de l'échappée mystique, « sinon nous tomberions en pâmoison, à force de nous émerveiller et de nous impatienter devant la table du Seigneur » (2.231). Au fond, possédée par une certaine intensité d'expérience, l'âme n'a plus que deux issues : perdre l'usage de ses sens et s'évanouir, ou se laisser entraîner au-delà d'elle-même, « dans un attachement divin qui est au-delà de la raison ». C'est là que l'Esprit « brûle et consume notre esprit et toutes ses oeuvres, et les attire avec lui dans l'unité, où nous ressentons repos et béatitude » (2.231).

L'Eucharistie devient ainsi, aux yeux de Ruusbroec, le sommet des largesses d'amour que Dieu n'a cessé de dispenser à l'âme. Après l'avoir créée par amour, à son image et à sa ressemblance, après avoir envoyé auprès d'elle, dans la même nature humaine, son propre Fils, après l'avoir rachetée par sa Passion, il lui octroie maintenant, sous les espèces eucharistiques, tout ce que son Fils est dans son humanité comme dans sa divinité,  «  afin qu'il vive en nous éternellement, et nous en lui, Dieu et homme » (2.233).

Ayant ainsi épuisé sa matière sur la vertu du sacrement dans l'âme croyante, Ruusbroec se penche alors sur la dignité de cette dernière à participer de ses effets, non sans avoir préalablement, et de façon originale, rendu raison du mode caché de la divine présence dans l'eucharistie, et de l'économie sacramentelle de signes. Toutes ces considérations faites, il commence un directoire pastoral, relativement étendu, sur la pratique de la communion eucharistique selon les différentes catégories de personnes croyantes ou incroyantes, plus ou moins avancées dans l'expérience spirituelle. Comme ailleurs dans ses oeuvres, il y fait à nouveau preuve d'un sens psychologique aigu et d'une grande expérience dans l'accompagnement des personnes. Les normes de pratique eucharistique qu'il propose s'accordent évidemment avec celles qui avaient cours à une époque où la communion fréquente, voire journalière, restait exceptionnelle. De fait, Ruusbroec réserve cette dernière à ceux qui ont atteint les sommets de l'expérience mystique, qui sont à la fois recueillis en Dieu et disponibles pour leurs frères.

Dans la catégorie de ceux qui doivent être écartés de la communion, provisoirement ou définitivement, nous retrouvons une fois de plus la description de ceux qui se sont égarés sur les voies d'une mystique purement naturelle, et qui d'ailleurs ne tiennent aucun compte des prescriptions de l'Église en matière de pratique sacramentelle.

La troisième partie de son ouvrage, peut-être la plus originale et la plus brillante, décrit en détail l'expérience de personnes qui, « au-delà de toute pratique des vertus, sentent et expérimentent en elles-mêmes une vie vivante où se trouvent réunis le créé et l'incréé, la créature et Dieu » (3.0). Ceci nous vaut un commentaire étendu et précis de la notion de « vie vivante », en Dieu et dans l'âme, notion qui, dans l'ensemble de son oeuvre, ne se rencontre qu'une seule fois ailleurs/1.

Cette vie vivante, qui est d'abord en Dieu, est la source de celle que nous avons naturellement reçue dans notre âme, étant créés à l'image et à la ressemblance de Dieu. Elle est donc un bien commun à tout homme : « Tous, nous possédons la vie éternelle avec le Fils, dans le Père, cette même vie éternelle qui s'écoule et naît du Père avec le Fils, et que le Père a éternellement connue et aimée avec le Fils, dans le Saint-Esprit... Nous y sommes un seul esprit et une seule vie avec Dieu » (3.1). Un bien commun donc par le seul fait que l'homme a été créé, même si une telle réalité n'est expérimentée que par un petit nombre, par ceux-là que, précisément, Dieu a élevés à la conscience expérimentale de cette réalité, « sur la cime de leur être de créature ».

1. Dans le Livre des Éclaircissements, 3.61, où il est question de la vie vivante dans la Trinité.

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« Passons donc au-delà » (3.1), recommande notre auteur, attirés et conduits par la lumière qui resplendit au fond de notre être. Par elle, Dieu « élève notre pensée à la pureté, notre esprit a la liberté divine, et notre intelligence à la nudité sans images. Il nous éclaire par son éternelle sagesse, et nous apprend à regarder fixement et à contempler l'opulence sans fond. Là sont la saveur et le sentiment de l'éternelle béatitude, en parfait rassasiement, sans tristesse aucune »(3.1).

C'est alors que naît un dialogue entre notre « vie vivante » . qui est au coeur de Dieu, et celle que nous possédons dans le miroir de notre âme, un dialogue d'amour, entretenu et attisé par l'amour même qu'est Dieu. « Quant à l'amour sans mesure qui est Dieu lui-même, il règne dans la pureté de notre esprit, tel un brasier de charbons ardents. Il émet des flammèches brûlantes et étincelantes qui touchent et embrasent d'amour brûlant le coeur et les sens, la volonté, le désir et toutes les puissances de l'âme, en une tempête, une fougue et un amour impatient et sans modes » (3.22).

Ce dialogue d'amour est une lutte d'amour, dans laquelle l'âme se mesure, pour ainsi dire, avec son amant, à l'aide d'armes que lui-même lui a procurées : « Voici les armes avec lesquelles nous luttons contre l'effrayant et sauvage amour de Dieu qui veut consumer et engloutir en lui-même tous les esprits qui aiment. C'est bien lui, cependant, qui nous donne des armes en nous octroyant ses dons... Il nous apprend comment nous défendre et lutter, et comment nous tenir debout face à lui dans l'amour, aussi longtemps que nous le pouvons »(3.1). Jusqu'à ce que, dans ce combat inégal, l'âme cède et que Dieu triomphe, attirant l'âme en lui et la transformant dans sa propre simplicité : « C'est ici que notre raison doit céder, et toute oeuvre qui s'accomplit par des puissances différentes, car celles-ci deviennent simples dans l'amour, le silence et le penchant vers la face du Père ».

Ce sont les yeux de la raison qui baissent alors les armes devant cette lumière divine et insaisissable, et qui s'effacent pour ainsi dire devant, « l'oeil simple, qui est au-delà de la raison, dans le fond de l'intelligence, (et qui) est toujours ouvert. Avec un nu-regard, il contemple et fixe la lumière, à l'aide de cette même lumière. L'oeil s'y trouve face à l'oeil, le miroir face au miroir, l'image face à l'image » (3.23). Description saisissante du dialogue et du combat qui s'instaurent entre Dieu et l'âme.

Ce dialogue est sous-tendu par une dialectique nouvelle que Ruusbroec exprime par le couple union-unité. Les deux ne signifient pas une même expérience. Aussi longtemps que l'union est consciente, même aussi intime que possible, il n'y a pas encore unité d'esprit. Dans l'étreinte de l'union, l'époux et l'épouse se touchent et se sentent encore différents l'un de l'autre. Dans l'unité d'esprit, au contraire, ce sentiment de la différence disparaîtra entièrement. Dans la simple union, « nous sentons que nous touchons et que nous sommes touchés, que nous aimons et que nous sommes aimés, que nous nous renouvelons sans cesse et retournons en nous-mêmes, allant et venant tels les éclairs dans le ciel ». La lutte devient même très âpre et serrée : « car tous nos élans et nos luttes d'amour sont comme si nous nagions à contre-courant : impossible de traverser notre être de créature ni de passer au-delà » (3.31).

Avant d'aborder l'unité d'esprit, étape ultime du parcours mystique, Ruusbroec se plaît encore une fois à nous en présenter l'exemple dans l'âme humaine de Jésus-Christ, « notre règle et notre miroir selon lequel il nous convient de vivre » (3.32). Ici encore, sa première intention sera de réfuter les personnes qui prétendent que, dans leur propre expérience, elles sont devenues identiques au Christ, ou même à Dieu.

La « vie vivante »

Dans une dernière partie, l'auteur aborde enfin une description plus précise de cette « vie vivante » qui est à la fois en Dieu et en nous. À l'intérieur de la simple union entre l'âme et Dieu, celle-ci connaît Dieu à l'aide de l'image qu'elle reçoit de lui. « Mais lorsque nous sommes transportés au-delà et transformés dans sa clarté, nous nous oublions nous-mêmes et nous sommes un avec lui. Nous vivons ainsi en lui, et lui en nous » (3.41). C'est l'unité d'esprit, ou l'union sans différence, au sujet de laquelle

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Ruusbroec a soin d'ajouter : « nous demeurons cependant toujours séparés selon la substance et la nature ».

Cette « vie vivante » possède des occupations particulières qui ont lieu entre nous et Dieu. Lors de l'union, c'est l'offrande et le don mutuel des deux amants : « L'on attire et l'on suit, l'on donne et l'on prend, l'on touche et l'on est touché ». Car « les occupations de l'amour sont libres et ne connaissent pas de pudeur. Sa nature est d'être avide et libérale à la fois. Il veut toujours réclamer et offrir, donner et prendre ». Mais Dieu réclame toujours davantage que l'âme ne peut donner. La voilà de nouveau acculée à défaillir dans ses élans d'amour, car même «  si elle désire se fondre et s'anéantir dans l'amour, elle doit subsister éternellement et ne peut périr ». Mais l'âme qui aime, elle aussi, est « particulièrement goulue et avide. Elle bâille largement et veut avoir tout ce que l'on lui montre ». Hélas ! « elle est créature et elle ne peut ni engloutir ni saisir la plénitude de Dieu. Elle devra donc éternellement aspirer et s'élancer, et demeurer assoiffée et affamée. Plus elle aspire et s'élance, plus elle sent que l'opulence de Dieu lui fait défaut. » C'est ce qu'on appelle, ajoute Ruusbroec avec une expression que nous retrouvons à plusieurs reprises sous sa plume, et qui décrit bien le peu que saurait être l'effort humain tout au long de l'expérience spirituelle, « s'élancer et défaillir » (3.42).

Il ne reste alors plus à l'âme que de se laisser emporter par Dieu dans un au-delà d'elle-même, pour y être un avec lui, « au-delà de toute occupation d'amour; c'est-à-dire au-delà de toute activité et passivité, dans un bienheureux désoeuvrement, au-delà de l'union avec Dieu, dans l'unité, là où personne n'est plus capable d'oeuvrer sinon Dieu seul. Car son ouvrage, c'est lui-même et sa nature. Lorsqu'il est à l'oeuvre, nous sommes désoeuvrés et transformés, un avec lui dans son amour ». Encore une fois, Ruusbroec a soin de préciser, pour éviter toute fausse interprétation : « Mais non pas un dans sa nature, car nous serions alors Dieu et anéantis en nous-mêmes, ce qui est impossible ».

Une telle transformation ressemble à une véritable mort, une mort qui est cependant une « vie vivante »et  « notre accomplissement dans une même et éternelle fruition ». « Nous sommes sans cesse vivants dans notre essence grâce à l'amour, et nous mourons sans cesse dans l'essence de Dieu grâce a la fruition. C'est la raison pour laquelle on appelle cela la vie mourante et la mort vivante, car nous vivons avec Dieu, et nous mourons en Dieu. Bienheureux les morts qui vivent et meurent ainsi. car ils ont reçu Dieu et son Royaume en héritage » (3.44).

C'est jusqu'à ces sommets que la communion eucharistique est appelée à conduire l'âme aimante. Que tel fut bien le propos principal de Ruusbroec en composant son ouvrage, nous pouvions déjà le voir dans l'admirable prière qu'il a mis sur les lèvres de ceux qui, menant à la fois la vie de contemplation et le service fraternel, sont admis par lui à la communion fréquente. voire même journalière. Nous ne pourrions mieux terminer cette introduction, et donner envie de passer sans tarder au texte même du Traité, qu'en la transcrivant ici :

« Seigneur, tu as dit : "Sans moi, vous ne pouvez rien faire". Et de même : "Si vous ne mangez pas ma chair et ne buvez pas mon sang, vous n'avez pas la vie en vous". Et encore : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui ». Seigneur, je suis un pauvre pécheur, indigne de cette nourriture céleste que tu es toi-même. Néanmoins, Seigneur. tu t'es livré et abandonné au pécheur déçu de lui-même, qui confesse ses péchés et les regrette, et qui a mis en toi une vraie confiance. C'est bien ainsi qu'il te plaît, car tu nous as appris que tu n'es pas venu pour appeler le juste, mais le pécheur, pour que celui-ci se convertisse et fasse pénitence pour ses péchés. C'est pourquoi, je suis audacieux et franc, en m'oubliant moi-même et toutes mes défaillances dans ta grâce. N'as-tu pas dit : "Venez à moi. vous qui peinez et portez des fardeaux et je vous soulagerai » .Tu as dit de même que tu es notre pain vivant, descendu du ciel, et que celui qui en mange vivra éternellement. Tu es aussi la source vivante qui jaillit pour nous du coeur de ton Père, grâce au Saint-Esprit. C'est pourquoi, Seigneur, plus je mange, plus j'ai faim; et plus je bois, plus j'ai soif, car je ne puis t'engloutir ni te consumer. Or, je t'en prie, Seigneur, à cause de ta noblesse, Seigneur, engloutis-moi et consume-moi, de sorte que je devienne une vie avec toi et en toi, et que, en ta vie, je puisse m'élever moi-même au-delà de tout mode et de toute occupation, dans l'absence de modes. Je veux

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dire : dans l'amour sans modes, où tu es ta propre béatitude et celle de tous les saints. C’est là que je trouve le fruit de tous les sacrements, de tous les modes et de toute sainteté. (2.253).



Le miroir de la béatitude éternelle

0.0 Prologue
0.1 Poème d'introduction

Que ce livre soit un miroir

où lire en vérité

Dieu, toute vertu et la vie éternelle.

Un nom lui fut pour cela donné :

LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE.

Celui qui s'y contemple pratique la sagesse.


Que le nom glorieux de Notre Seigneur,

entouré de grand honneur et de respect

par tous les anges et les saints,

le nom qui ressuscite

en éternelle béatitude

les morts qu'il touche de sa puissance,

onction répandue de l'amour,

dont la douceur

fait perdre les sens à tous les esprits,

que ce nom soit loué, honoré et béni,

maintenant et dans l'éternité.


0.2 Exbortation à un abandon total dans la vie religieuse

Chère bien-aimée en Notre Seigneur, j'espère et j'ai pleine confiance en lui, sans jamais en douter, qu'il t'a prédestinée /1, appelée, choisie et aimée depuis toute éternité. Et non pas toi seulement, mais encore toutes celles qui font une véritable profession, devant sa face glorieuse, dans son couvent ; toutes celles

1. Littéralement : prévue.

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qui choisissent librement et sincèrement de le servir, de le louer et de l'aimer éternellement. Cela leur est un témoignage véridique et un signe sûr que Dieu, de par sa libre bonté, les a prédestinées, choisies et appelées de toute éternité, en même temps que ses amies bien-aimées dans son couvent.

Si tu es encore novice, accueille ce genre de vie /1 et fais-y profession avec amour et avec une vraie sainteté. Fais ton choix sans feinte et d'un coeur libre, et tu sentiras que tu as été choisie par Dieu de toute éternité. Car c'est à cause de ses élus et de ses bien-aimés qu'il a envoyé son Fils unique, un avec lui selon sa substance, et un avec nous selon notre nature. C'est pour nous qu'il a vécu et qu'il a donné son enseignement, c'est nous qu'il a aimés jusqu'à la mort. Il nous a rachetés et délivrés de tous nos ennemis et de tous nos péchés. Il a accompli cela pour nous tous ensemble /2, il l'a partagé avec nous tous et il nous l'a confié dans tous ses sacrements. C'est pourquoi, si tu fais ton choix par amour, c'est là le signe que tu as été choisie.

1. Pour Ordene.
2. Pour Voor ons allen ghemeine.

Afin que tu lui donnes foi et entière fiance, il t'a donné et confié sa chair et son sang en nourriture et en breuvage, dotés d'une saveur qui pénètre toute ta nature, et qui te sera nourriture et aliment jusque dans la vie éternelle. Car il désire vivre et habiter en toi, être lui-même ta vie, lui qui est Dieu et homme, et être entièrement à toi, si tu veux bien être entièrement à lui et vivre et habiter en lui comme quelqu'un de céleste et de divin.

Voici le parcours et le mode /1 de l'amour éternel : que tu sois à lui et non à toi-même, et que tu vives pour lui et non pour toi. C'est ainsi qu'il fut à toi et qu'il vécut pour toi, et qu'il reste à toi pour l'éternité.

C'est pourquoi, vis pour lui et loue-le, vise-le et aime-le, et sers-le aussi pour son honneur éternel, non pour une récompense ou pour un avantage, ni pour une saveur ou une consolation, ni pour rien qui puisse ainsi t'advenir. Car un amour vrai ne se recherche pas. Il possède ainsi Dieu et toute chose, car, la grâce aidant, il l'emporte sur la nature.

Donne-toi donc au Christ, ton époux, avec tout ce que tu es, possèdes et peux faire, et cela d'un coeur libéral et libre. En échange, il te donnera alors tout ce qu'il est et tout ce qu'il peut faire : jamais tu ne verras jour plus joyeux.

Car il ouvrira pour toi son coeur glorieux et plein d'amour, ainsi que le plus intérieur de son âme, débordant de gloire, de grâce, de joie et de fidélité. Ce sera ta joie, et tu en croîtras et grandiras en attachement sensible et cordial. La blessure ouverte de son côté sera ta porte pour la vie éternelle, et l'entrée au paradis vivant qu'il est lui-même. Là, tu savoureras le fruit de la vie éternelle qui a poussé sur l'arbre de la croix. Nous l'avions perdu par l'orgueil d'Adam. Nous le regagnons par l'humble mort de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui est notre paradis vivant. Car c'est en lui et à partir de lui que jaillit la source du salut éternel. De ses plaies s'écoule un baume qui guérit toutes les maladies, dont l'odeur est si pénétrante qu'elle chasse tous les serpents diaboliques, ressuscite

1. Littéralement : Ende dit es de ordene ende de maniere.

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tous ceux qui sont morts dans le péché, et octroie la grâce et la vie éternelle.

Au-dedans de Notre Seigneur Jésus-Christ se répandent des coulées de miel dont la saveur et la douceur dépassent tout ce que l'on peut se figurer. S'il t'arrivait d'y pénétrer et d'être en mesure de savourer et de sentir ton Seigneur, tu triompherais facilement du monde, de toi-même et de toute chose. Car il te montrerait alors le chemin de l'amour qui conduit à son Père, le chemin qu'il a emprunté lui-même et qu'il est en personne.

Il t'y montrerait alors comment son humanité est pour son Père une offrande digne. Il t'en a fait don, avec tout ce qu'il a souffert, afin que tu puisses te présenter avec elle, sans peur, à la cour de son Père céleste. Car il a fait la paix et nous sommes libres. Tu peux donc présenter ton offrande, le Christ, et l'offrir d'un coeur humble et libéral, comme ton trésor grâce auquel tu as été affranchie et rachetée. Lui-même t'offrira, avec lui, à son Père céleste, comme son fruit bien-aimé, pour lequel il est mort, tandis que le Père t'accueillera, avec son Fils, dans l'étreinte d'amour.

Vois : tous les péchés y sont pardonnés, toute dette y est payée, toutes les vertus y sont accomplies, et la bien-aimée y est établie dans l'amour /1. Lorsque tu y seras établie, tu expérimenteras et tu sentiras comment tu vis dans l'amour et comment l'amour vit en toi. Voilà la source de la vraie sainteté. Car personne ne vient au Père sinon par le Fils /2, par sa passion et par sa mort, et qui ne pratique l'amour.

1. Ici pour Lieve.
2. Mt 11,27.

Tous ceux qui veulent monter et entrer par un autre chemin se trompent ; ce sont des voleurs et des assassins /1 : ils sont tous destinés au feu de l'enfer.

1. Cf. Jn 10,8-10.

Au contraire, si tu t'es offerte au Père avec le Fils et avec sa mort, tu es étreinte dans l'amour, et l'amour t'est donné comme un gage par lequel tu as été rachetée pour servir Dieu, et comme les arrhes grâce auxquelles tu hérites du Royaume de Dieu. Or, Dieu est incapable de racheter son gage, car celui-ci est tout ce qu'il est lui-même et tout ce qu'il peut. Vois, ce gage et ces arrhes sont le Saint-Esprit, qui est ta dot et la rente de tes épousailles, grâce auxquelles Jésus, ton époux, t'a donné le royaume de son Père en héritage.

1.1 Trois espèces de personnes dans le parcours de la vie spirituelle

Sois donc attentive et applique-toi assidûment à tenir et à garder ta dot et la rente de tes épousailles en unité d'amour avec Jésus, ton époux bien-aimé. Car ceux qui vivent honnêtement pour Dieu et à son service renaissent sans cesse dans l'unité d'amour. Il s'agit de trois espèces de personnes qui embrassent l'ensemble de la famille de ceux qui servent Dieu.

La première espèce comprend les personnes de bonne volonté et de vertu, qui résistent toujours au péché et meurent à lui.

La deuxième espèce comprend les personnes intimes, riches et vivantes, qui pratiquent avec excellence toutes les vertus.

La troisième contient les personnes élevées et éclairées, qui meurent sans cesse en amour, et sont anéanties dans l'unité avec Dieu.

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Voilà trois états ou trois façons de vivre /1 qui contiennent tous les modes selon lesquels la sainteté peut être vécue. Lorsque ces trois états se rencontrent dans la même personne, celle-ci vit selon la très chère volonté de Dieu.

Considère ces états et ces façons de vivre avec leurs différences. Je vais te les montrer et te les commenter afin que tu te reconnaisses pour ce que tu es, sans t'estimer meilleure ou plus sainte que tu ne l'es.

1.2 Début de la vie vertueuse : viser et aimer Dieu sincèrement

La première vie, et la plus modeste parmi celles qui sont nées de Dieu, données et animées par le Saint-Esprit, s'appelle la vie vertueuse. Elle meurt au péché et grandit en vertus. Voici comment elle commence.

Le Saint-Esprit fait apparaître sa grâce dans le coeur de l'homme. Si celui-ci désire recevoir la grâce de Dieu, il ouvre son coeur et sa volonté à Dieu, et il reçoit avec un coeur joyeux /2 la grâce et l'action de Dieu au-dedans de lui.

1. Ici pour Ordene.
2. Pour Met bliden moede.

Or l'attachement pour Dieu pèse plus lourd que tout attachement désordonné pour les créatures, et l'emporte sur celui-ci, mais non pas sur tous les penchants désordonnés ni sur toute envie de la nature. Car vivre saintement est une chevalerie : on ne peut s'y tenir qu'en combattant.

C'est pourquoi, si tu veux commencer une vie bonne et y persévérer sans fin, il te faut viser et aimer Dieu sincèrement au-dessus de tout. La visée te conduira toujours là où tu aimes; et, en aimant, tu t'occuperas toujours de ce que tu aimes, tu l'étreindras et y seras établie. Il te faut fonder toute ta vie en cela, et sans cesse fréquenter ton bien-aimé avec envie. Chaque fois que tu te recueilleras, tu savoureras et tu sentiras la bonté de Dieu, de quoi l'aimer en toute pureté pour son honneur éternel, et pouvoir l'aimer ainsi pour toujours. Voici la racine d'une vie sainte et d'un amour véritable qui ne passera pas, et que tu pratiqueras inlassablement dans l'oubli et le reniement de toi.

Avant tout, garde-toi donc de rechercher dans l'amour ton propre avantage : ni saveur, ni consolation, ni rien que Dieu pourrait te donner pour ton aise dans le temps ou dans l'éternité. Tout cela est contraire à la charité et appartient à l'ordre de la nature qui dessèche le véritable amour, et que l'homme lâche et insensé, se croyant sage et ne prisant que ses intérêts, surmonte très difficilement.

1.3 Les quatre façons de l'amour

Tu le sais cependant : tout ce que tu peux désirer, et bien davantage, l'amour te le donnera sans que tu y sois pour quelque chose. Car si tu possèdes le divin amour véritable, tu as tout ce que tu peux désirer : rien d'autre que d'aimer Dieu sans cesse, toujours et pour l'éternité. Ainsi tu mourras à toute propriété, et amour sera ta vie.

Amour au-delà de ce que tu en saisis : voilà l'Esprit de Dieu. En lui, il te faut être élevée, te reposer et habiter dans l'unité avec Dieu, au-delà de ton intelligence raisonnante.

Quant à l'amour qui est en toi, il est la grâce de Dieu et ta bonne volonté. En lui, tu possèdes opulence et plénitude de vertus. Avec lui, Dieu vit et habite au milieu de toi, accompagné de ses grâces et de ses dons. C'est

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là que tu peux sans cesse croître et grandir en sa complaisance.

Quant à l'amour qui est entre toi et Dieu, il est un saint désir qui s'élève en honneur de Dieu, avec action de grâces, louange et avec toutes sortes d'occupations d'amour. Cet amour, ainsi que ses occupations, entre toi et Dieu, se renouvelleront sans cesse grâce au toucher du Saint-Esprit, et à la bonne volonté et l'attachement sensible de ton coeur.

Enfin, l'amour qui est en dessous de toi consiste en un écoulement de charité vers ton prochain, avec des oeuvres de miséricorde, selon tout ce dont il a besoin et que tu es en état de connaître. En cet amour, il te faut garder tes bonnes coutumes et ta règle, les bonnes moeurs et les bonnes oeuvres, et toute convenance bien ordonnée quant à l'extérieur, selon les commandements de Dieu et les prescriptions de la Sainte Église.

Si tu connais l'amour et que tu lui satisfais de ces quatre façons, tu seras maître de toi, tu l'emporteras sur le monde et tu mourras toujours davantage au péché en pratiquant une vie vertueuse.

C'est pourquoi, dégage-toi des images, sois maître de toi et tiens ton âme entre tes mains. Chaque fois que tu le souhaites, tu peux ainsi lever les yeux et le coeur vers le ciel, là où se trouve ton trésor et ton bien-aimé, et garder ta vie unie à la sienne /1 .

Ne permets pas que la grâce de Dieu en toi soit sans fruit /2, mais occupe-toi d'un amour qui est droit, qui monte vers Dieu en louange,

1. Littéralement : Te garder une vie avec lui.
2. Littéralement : Vide.

et qui descend en vertus et bonnes oeuvres de toute sorte.

Dans toutes les oeuvres extérieures, sois sans soucis, avec un coeur non affecté /1, de façon à pouvoir regarder, à travers tout et au-delà de tout, celui que tu aimes, et cela dès que tu le veux. C'est chose facile pour celui qui aime. Car là où est le bien-aimé, là se porte le regard, et là où est le trésor de l'homme, là est son coeur, comme Notre Seigneur le dit lui-même /2.

1. Littéralement : Vide.
2. Mt 6,21.

C'est pourquoi tu vaqueras à l'amour, avec grande ferveur et attachement de coeur, devant la face de Notre Seigneur. Voilà le conseil de Dieu, ainsi que la meilleure part de ta vie que tu pratiqueras et préféreras au-dessus de tout. Toutefois, même s'il s'agit là de la meilleure part et de la plus sublime, il faut cependant garder ta façon de vivre et tes règles, les bonnes moeurs et tes bonnes habitudes, et toutes les bonnes oeuvres et pratiques extérieures. Il s'agit là de la plus modeste et moindre partie de la vie sainte que Dieu attend de toi et de tous les hommes, et que tu lui dois en justice et à cause de ses commandements. Ce seront tes occupations et ton activité, sans préoccupation et sans agitation de coeur, sans cesse sous le regard de Dieu. Car les oeuvres extérieures sont fort recommandées par les Écritures, mais la préoccupation est objet de reproche.

1.4 La prière vocale

Ensuite, si tu lis, chantes ou pries, et que tu es en mesure de comprendre les paroles, fais attention à leur sens et à leur signification, car c'est devant la face de Dieu que tu célèbres.

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Si tu ne les comprends pas, ou que tu te trouves élevée à un état supérieur, demeures-y et garde ton regard simple tourné vers Dieu, aussi longtemps que tu le peux, et vise et aime sans cesse la gloire de Dieu.

Si des idées ou des images étrangères te surviennent lorsque tu récites la prière des Heures ou au cours de tes occupations, - d'où qu'elles proviennent : cela est égal - et que tu t'en aperçoives et reviennes à toi, ne t'en préoccupe pas, car nous sommes instables, mais hâte-toi de retourner, par la visée et par l'amour. Même si l'ennemi te montre ses denrées et ses marchandises, ne les achète pas par quelque attachement sensible, et elles ne resteront pas.

1.5 Le recueillement et la garde des sens

Si tu veux donc en triompher facilement, choisis plutôt de garder ton intérieur /1 recueilli et élevé, de façon à préférer t'appliquer aux occupations intérieures de l'amour plutôt qu'aux modes extérieurs des bonnes oeuvres.

1. Ici pour Ghemuede.

Même si tu possèdes l'art des occupations intérieures et du recueillement en Dieu, mais qu'en même temps le penchant de ta nature te pousse à parler et à écouter volontiers à l'extérieur, selon ce qui est commode et qui plaît aux sens, si tu suis alors la nature selon son content, l'amour et toutes les vertus diminueront et se refroidiront en toi, tu échapperas à la grâce de Dieu, et Dieu te méprisera et te rejettera. Tu deviendras pire qu'un homme du monde qui n'a jamais senti Dieu. Au contraire, si tu veux combattre les plaisirs et les envies de la nature, tu l'emporteras sûrement, la grâce, l'amour, et la louange de Dieu croîtront et augmenteront de plus en plus et de jour en jour.

Si quelqu'un de simple et de fruste souhaite vivre selon la plus chère volonté de Dieu, que d'un coeur humble il désire et supplie Dieu de lui accorder l'esprit de sagesse, pour vivre selon son bon plaisir et sa plus chère volonté. S'il est en état de conduire convenablement cet art et cette sagesse sans en tirer vaine gloire ou sans s'élever, Dieu les lui accordera sûrement. Si tel n'est pas le cas, qu'il demeure dans sa simplicité et serve Dieu dans son innocence, comme il peut l'entendre. C'est là ce qui lui convient le mieux.

Si tu es contrainte de parler à quelqu'un, homme d'Église ou homme du monde, use de discernement, sois circonspecte et bien rangée en paroles et en façons, afin que personne ne puisse se scandaliser, et préfère toujours le silence et l'écoute à la parole.

Sois droite, sincère et sans feinte, en paroles et en oeuvres, en actions et en omissions. Marche toujours sous le regard de Dieu au-dedans de toi. S'il arrive, lors d'une conversation que des images et des intermédiaires soient introduites entre toi et Dieu, et que tu t'en rendes compte et le ressentes, tu en rougiras et bien vite tu te recueilleras à nouveau, en une contemplation simple, devant la face de ton Dieu. Aussi longtemps que tu te tiens en main et que tu peux te recueillir chaque fois que tu le veux, tu garderas la paix et tu vivras sans crainte de péché mortel.

C'est pourquoi je te conseille d'éviter et de fuir les soucis et l'agitation du coeur, l'instabilité et la dispersion des hommes, ainsi que les personnes singulières, inexpérimentées dans la vie spirituelle et mondaines. Recherche et désire la vie unie, intime et recueillie, et pratique-la aussi longtemps que le recueillement et le regard intérieur, avec les yeux spirituels /1, te sont aussi faciles et aussi aisés que l'attention et le regard extérieurs, avec les yeux du corps.

1. Ici pour Verstendegh.

Lorsque tu dois te servir de tes cinq sens pour tes propres besoins ou pour ceux de ton prochain, garde tes oreilles et tes yeux pour ne pas attirer en toi, avec plaisir, envie et attachement, quelque objet qui puisse s'introduire comme une image ou un intermédiaire entre toi et Dieu. Car une envie désordonnée ou un attachement sensible te ferait captive. Tu perdrais ton empire sur toi-même et la possibilité de te recueillir librement en Dieu, en quoi consiste tout ton bonheur.

Garde-toi aussi dans le manger et le boire et dans toutes les nécessités du corps, afin de ne pas vivre selon les prétentions de la chair ou l'envie de la nature. Car, si tu recherches plaisir et agrément en toi-même ou en quelque créature, tu t'es détournée de Dieu et tu ne peux pas vivre pour lui ni mourir au péché.

1.6 Tentations de la chair

Ensuite, si des images impures se présentent à toi, soit pendant le sommeil, dans tes rêves, soit à l'état de veille, à travers le regard, l'ouïe, les pensées, ou par quelque intervention de l'ennemi, de sorte que te mettent en émoi des penchants impurs et l'envie de la nature, fais le signe de croix sur ton coeur, dis un Ave Maria et demande â Dieu de te prendre en pitié. Désire l'aide et la prière de tous les saints et de tous les hommes bons. Représente-toi le risque de perdre la gloire de Dieu, de recueillir les peines de l'enfer, de fâcher Dieu et d'être

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séparée de lui et de tous ses bien-aimés. Voilà bien ce qu'il convient de craindre et pourquoi il faut courageusement lutter et mettre ta confiance dans la mort de Notre Seigneur, dans son aide et sa grâce. Il ne t'abandonnera pas, et tu peux être sûre de l'emporter et de croître sans cesse en grâce et en vertus toujours plus nombreuses.

Si tu viens à ton prêtre pour te confesser, il n'est pas nécessaire de lui raconter tes rêves, ni ce qui t'arrive en pensées, car il arrive que ce soient choses inconvenantes qui couvrent de confusion celui qui en parle ou qui l'entend. D'ailleurs, un rêve ou une pensée subite ne sont pas encore péché, car personne ne peut les éviter, puisqu'ils ne viennent pas de notre activité. Mais l'envie et le plaisir qu'ils produisent sont péché véniel. Puis, lorsqu'on sent et reconnaît le plaisir et que l'on s'y arrête volontairement sans lutter, le péché augmente. Et lorsqu'on désire le plaisir et qu'on le recherche en se concentrant sur des images impures, le péché est encore plus grave.

Lorsqu'on manque de réserve lors de la fréquentations de certaines personnes, en paroles, actions ou en signes, en quelque façon que ce soit, et qu'on veut persévérer dans une telle conduite, l'on devient affecté par des images et l'on perd son empire sur soi. Envies et désirs impurs augmentent de plus en plus, la raison est aveuglée, l'amour de Dieu s'affaiblit, et l'homme tombe dans la vie animale, même si extérieurement il n'accomplit pas le péché. Celui qui se sent en un tel état, s'il veut se réconcilier avec Dieu, qu'il confesse ses péchés devant lui et devant le prêtre, d'un coeur contristé et humble. Il est assuré de trouver la grâce.

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1.7 Déréliction et consolation spirituelles

Si tu ressens indolence, lourdeur et tristesse dans la nature, et que tu te trouves dénuée de saveur et d'envie, sans ferveur dans les choses spirituelles, pauvre, esseulée, désolée, abandonnée de Dieu et privée de consolations, accablée, sans saveur ni envie pour quelque occupation que ce soit, au-dehors comme au-dedans, aussi pesante que si tu allais t'enfoncer à travers terre : ne crains pas pour toi, mais abandonne-toi dans les mains de Dieu et désire que s'accomplisse sa volonté et son honneur. Le noir nuage de tristesse passera vite, et la lumière du soleil éclatant, Notre Seigneur Jésus-Christ, jettera ses rayons sur toi avec des consolations et des grâces plus grandes que jamais auparavant tu n'as ressenties. Tu l'auras obtenu pour t'être renoncé dans un humble abandon, en toute peine et en tout abattement.

C'est pourquoi la grâce de Dieu te remplira et éclairera ton intérieur tout entier. Tu sentiras alors que Dieu t'aime et que tu lui plais192. Ton coeur et tes sens s'en réjouiront, ta nature sera toute entière ravivée par une consolation divine et par un bien-être sensible dans le corps et dans l'âme. Ton sang s'échauffera dans tes veines et se répandra dans tous tes membres. Ton coeur s'épanouira devant les dons nouveaux de Dieu, avec grande envie d'une vie nouvelle, et ton désir montera vers Dieu tel une flamme ardente, plein de dévotion, en action de grâces et en louanges.

Éprouvant /1 ton indignité, tu t'abaisseras dans un humble mépris de toi. La raison te montrera tes péchés, tes fautes et le grand nombre de tes défauts. Tu en éprouveras dé- plaisir et tristesse, et tu t'estimeras indigne de toute consolation et de tout honneur de la part de Dieu, en pensant qu'il agit ainsi par fidélité éternelle, par bonté libre et libérale, et par sa miséricorde envers toi. Ton désir s'en trouvera encore davantage attisé, en action de grâces et en louanges.

1. Ici pour Ghemuede.

C'est pourquoi, si tu te connais, tu t'abaisseras sans cesse dans l'indignité et le mépris de toi, et tu remonteras en même temps avec grand respect et dignité vers Dieu qui t'a épargnée dans tes péchés et qui maintenant, sans mérite de ta part, t'a gratuitement comblée par sa consolation et par ses dons divins. C'est pourquoi, monte vers Dieu avec ton désir, et descend vers toi en humilité. De cette façon tu croîtras et tu grandiras dans les deux, et la grâce de Dieu s'écoulera en toi.

Le bien-être de ta nature te fera parfois rire, parfois pleurer, tel un homme qui est ivre. Tu goûteras et tu sentiras bien des modes insolites qu'expérimentent ceux qui s'adonnent à un tel amour. Car l'envie et l'attachement sensible épanouiront ton coeur, et tu aimeras, remercieras et loueras Dieu. Mais en même temps, tu défailliras et tu resteras en défaut en tout cela, car quoi que tu puisses faire, cela te semblera peu et comme rien par rapport à ce que tu souhaiterais faire et à ce que l'amour réclamera de toi, et dont il est d'ailleurs digne. Le désir te blessera alors le coeur avec une douleur sensible. Cette douleur fera toujours plus mal et se renouvellera dès que tu seras occupée par cet attachement sensible pour Dieu et le désir qui l'accompagne, et tu en languiras d'amour.

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Il te semblera parfois que ton coeur et tes sens vont se déchirer et défaillir, et que ta nature périra et rendra l'âme en impatience de désir, et que cette impatience ne pourra plus jamais cesser aussi longtemps que tu es en vie. Cependant, à l'heure où tu y penses et le soupçonnes le moins, Dieu se cachera et retirera sa main. Entre toi et lui, il mettra une ténèbre que tu seras incapable de percer. Tu te plaindras alors, tu gémiras et te lamenteras telle une pauvresse abandonnée et misérable : « À Dieu, les pauvres désormais s'abandonnent », comme dit le prophète /1. Alors, laisse-lui ce qui lui appartient : toi, préfère vivre rejetée et méprisée dans sa maison, plutôt que d'habiter sous la tente des orgueilleux /2.

1.8 Exemple du Christ dans la déréliction spirituelle

Si Dieu s'est caché devant ta face, toi, tu n'en es pas pour autant cachée devant la sienne. Car il vit en toi et il t'a donné et laissé son miroir et son image, à savoir son Fils, Jésus Christ, ton époux. Tu le porteras dans les mains, devant tes yeux et dans ton coeur.

Voici ce que saint Paul dit de lui : le Fils de Dieu s'est abaissé, est descendu du ciel et a pris la forme d'un serviteur afin d'être à notre service en celle-ci /3. Sa grande humilité lui fait dire par le prophète : « Je suis un ver, non pas un homme ».

Ayant servi son Père du ciel ainsi que nous-mêmes, avec amour et honneur, durant trente-trois ans, vint pour lui le temps de vouloir parachever son service et de mourir en droit amour, pour l'honneur de son Père et à cause de nous. Lorsque sa détresse fut extrême, il fut abandonné de Dieu, des amis qu'il s'était choisis et du monde entier, sans consolation aucune selon la partie la plus humble de lui-même. De la part de ses ennemis jurés, il reçut railleries et moqueries, confusion et honte, et plaies sans nombre.

Il obéit jusqu'à la mort à son Père et souffrit librement et amoureusement toutes les bassesses que ses ennemis, conseillés par le diable, pouvaient imaginer et ourdir. Il intercéda pour nous et pour eux, excusant les péchés et disant : « Père, pardonne leur péché, car ils ne savent pas ce qu'ils font /1 ». Il fut exaucé à cause de sa déférence /2, pour tous ceux qui ne recevraient jamais repentir et connaissance de leurs péchés.

Bien qu'il ait su, dès le moment où son âme fut créée, qu'il aurait à souffrir et à mourir pour les péchés du monde, lorsque vint l'heure de sa mort, sa nature délicate fut cependant triste et angoissée de détresse. Il pria son Père éternel, si c'était possible, de lui enlever le calice de sa passion afin qu'il n'eût pas à le boire. Il ne fut pas exaucé, car son Père ne voulait pas l'épargner, mais le châtier et le livrer à la mort. Selon la partie supérieure de lui-même, il était toujours une seule volonté avec son Père : alors même que sa nature était triste et angoissée, il n'en obéit pas moins et surmonta sa volonté sensible en disant : « Non pas ma volonté, mais que ta volonté se fasse /3 ».

Ceci nous vaut un enseignement : lorsque nous prions pour nos péchés ou pour les péchés des autres, il ne faut abandonner ni s'arrêter avant d'avoir été exaucé. Au contraire,

1. Cf. Ps 19,4. 1. Lc 23,34.
2. Cf. Ps 83,11. 2. Hb 5,7.
3. Cf. Ph 2,7. 3. Mt 26,39.
4. Ps 21,7.

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lorsque nous demandons et désirons que cessent les détresses et les peines que nous souffrons pour nos péchés ou ceux des autres, nous saurons renoncer à nous-mêmes et patienter en toute obéissance, même s'il nous fallait souffrir jusqu'à la mort.

1.9 La vie d'abandon et de pauvreté spirituelle, chemin vers la contemplation

C'est pourquoi, si nous vivons dans la souffrance sans préférer quoi que ce soit, nous gagnerons toujours sans jamais perdre. Voici comment.

Lorsque le Christ s'abandonna dans la volonté de son Père, l'amour était si fort, dans cet abandon même, et si ardent dans son esprit, et la peur était si grande dans la nature que son corps répandait une sueur de sang qui coulait jusqu'au sol. Dans son abandon volontaire, il nous a rachetés avec son amour, afin que nous puissions le servir ainsi que son Père. Par sa passion et sa mort, il a effacé et payé à notre place le montant de notre dette.

C'est pourquoi, il nous faut nécessairement lui appartenir, bienheureux au ciel, ou damnés en enfer.

Le Père céleste nous a créés à partir du néant : nous lui appartenons en toute justice. Le Fils de Dieu nous a libérés par sa mort : il est juste que nous mourrions au péché pour le servir et vivre pour lui. Le Père et le Fils, avec le Saint-Esprit, nous ont aimés de toute éternité et se sont établis en nous avec amour : Que nous les aimions en retour n'est que justice. Les trois Personnes sont un seul Dieu, une seule substance et une seule nature. Les servir, c'est toujours servir les trois : celui qui sert l'un, sert aussi l'autre ; et qui méprise l'un, méprise aussi l'autre.

Voici comment le Christ parle dans l'évangile de Matthieu : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice /1 ». Il est juste de donner à Dieu ce que nous lui devons. Lorsque le Christ a remis sa volonté dans la volonté de son Père, il nous a rachetés, et par sa mort il en a payé le prix à notre place. Si donc nous voulons le suivre, il nous faut renoncer à notre volonté propre et vivre selon sa volonté. De la sorte est confirmé en nous notre rachat par lui.

Il nous faut soumettre nos sens, surmonter notre nature, porter notre croix et suivre le Christ. Nous remboursons ainsi notre dette à l'égard de ce qu'il a payé à notre place. Grâce à sa mort et à notre pénitence spontanée, nous lui sommes unis, nous devenons ses serviteurs confiants et sommes destinés à son royaume.

Mais quand nous mourons à notre volonté propre en sa volonté, et que sa volonté devient nôtre, nous sommes ses disciples et les amis qu'il s'est choisis.

Ensuite, lorsque nous sommes élevés grâce à l'amour, et que notre pensée se tient nue et dégagée de toute image, telle qu'elle a été créée par Dieu, nous sommes conduits par l'Esprit de Dieu, devenus son ouvrage/2 et fils de Dieu /3.

Sois attentive à ces paroles et à cette sentence, et conforme-leur ta vie. Lorsque le Christ, le Fils de Dieu, voulut mourir pour nous par amour, il livra sa vie aux mains de ses en-

1. Mt 5,6.
2. Pour Werden si gewracht van den Gheeste Gods.
3. Cf. Rm 8,14. Ruusbroec interprète habituellement ce verset ainsi, le aguntur (qui sont conduits) de la Vulgate étant traduit, littéralement, par qui sont oeuvrés.

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nemis, jusqu'à la mort incluse. De la sorte, il fut un serviteur obéissant de son Père et du monde entier.

Il livra encore sa volonté propre à la volonté de son Père, et accomplit ainsi la plus éminente justice et nous enseigna toute la vérité.

Il éleva son esprit dans une fruition éternelle et bienheureuse, disant au même moment : « C'est accompli /1 » et « Père, entre tes mains je remets mon esprit /2 ».

Dans le même verset /3, le prophète David répond en chaque homme bon qui marche ainsi à la suite du Christ : « Seigneur, Dieu de vérité, tu m'as libéré ». Car nous ne sommes pas capables de nous racheter nous-mêmes. Par contre, lorsque nous suivons ainsi le Christ, comme je viens de le montrer, avec tout ce que nous sommes capables de faire, nos oeuvres sont unies à ses oeuvres et ennoblies par le moyen de la grâce. Il nous a rachetés ainsi, non dans nos oeuvres, mais dans les siennes, et il nous a rendus libres et nous a rachetés.

1.10 La liberté spirituelle dans l'union mystique

Cependant, pour sentir cette liberté et être établi en elle, son Esprit doit consumer notre esprit dans l'amour, et lui donner de s'enfoncer dans l'abîme de ses grâces et de sa libre bonté. Notre esprit y est baptisé, rendu libre et uni avec son Esprit. C'est ainsi que notre volonté propre /4 y meurt dans la volonté de Dieu, de telle sorte que nous ne puissions ni ne soyons plus capables de vouloir autre chose

1. Jn 19,30.
2. Lc 23,46.
3. Du psaume 30,6.
4. Pour Eighenheid ons willen.

que ce que Dieu veut. Car la volonté de Dieu est devenue notre volonté. Là est la racine de la charité véritable.

Lorsque nous renaissons de l'Esprit de Dieu, notre volonté est libre, car elle est faite une avec la volonté libre de Dieu. Grâce à l'amour, notre esprit y est alors élevé et assumé en un seul esprit, une seule volonté, une seule liberté avec Dieu. En cette liberté divine, l'esprit de l'homme se trouve élevé, en amour, au-delà de la nature qui est la sienne ; c'est-à-dire au-delà de la peine, de l'effort et de la mauvaise humeur, au-delà de l'angoisse, des préoccupations, et de la peur de la mort, de l'enfer et du purgatoire, au-delà de toute contrariété qui puisse survenir au corps ou à l'âme, dans le temps et dans l'éternité. En effet, être consolé ou désolé, donner ou prendre, mourir ou vivre, et tout ce qui peut arriver d'agréable ou de désagréable : tout cela reste en dessous de l'amoureuse liberté qui est celle de l'homme dont l'esprit est uni à l'Esprit de Dieu.

1.11 Les huit Béatitudes appliquées au parcours spirituel

Voilà les pauvres de coeur, ceux qui n'ont rien gardé en propre et qui, à cause de cela, sont bienheureux, car l'amour de Dieu est leur vie.

Ils sont bienheureux avec surcroît, s'ils sont doux et humbles. C'est pourquoi, quoique la nature soit affligée et contrariée outre mesure, ils possèdent toujours la paix du coeur et de l'esprit.

Ils sont trois fois bienheureux, s'ils accusent et pleurent leurs chutes et leurs défaillances quotidiennes, les péchés de tous les hommes ainsi que le fait que Dieu soit si peu connu, si peu aimé et honoré selon sa haute dignité.

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De là provient la quatrième béatitude : la faim, la soif et une éternelle et ardente envie que Dieu soit aimé et loué par toutes les créatures au ciel et sur la terre.

Vient ensuite la cinquième béatitude, à savoir un désir cordial, humble et libéral que Dieu laisse se répandre sa grâce et ses dons au ciel et sur la terre, afin que tous soient comblés par eux et ainsi lui rendent grâce et célèbrent ses louanges éternellement.

De là vient le sixième mode de béatitude qui concerne ceux qui reçoivent la grâce et les dons de Dieu avec un coeur pur et dégagé de toute image, et qui se tiennent ainsi debout en louange et action de grâces : ceux-là contemplent Dieu.

Cette contemplation produit le septième mode de béatitude, à savoir un recueillement amoureux en Dieu et en la paix divine, tandis que le coeur et les sens, le corps et l'âme, avec toutes leurs puissances, de même que tous ceux qui sont bienheureux ou capables de le devenir rejoignent à leur tour ce recueillement amoureux en Dieu et en la vision de la divine paix. Ceux qui expérimentent en eux-mêmes ce mode sont bienheureux et des artisans de paix. Car ils sont en paix avec Dieu, avec eux-mêmes et avec toutes les créatures. On les appelle donc fils de Dieu, ceux dont parle le prophète lorsqu'il dit : « Vous êtes des dieux et des fils du Très-Haut /1 ».

Mais il ajoute tout de suite : « Vous mourrez comme des hommes, et vous tomberez comme l'un des princes /2 ». Par ces paroles l'on entend le dernier mode, celui qui parfait notre béatitude. Car de même que, dans la force de Notre Seigneur Jésus-Christ, nous montons dans la vision de la paix divine, lorsque nous sommes les fils de Dieu, il nous faut aussi descendre avec lui en pauvreté, misère et tentations : dans le combat contre notre chair, contre le diable et contre le monde. C'est dans un combat qu'il nous faut vivre et mourir comme des pauvres, comme le fit le Christ, le Fils du Dieu vivant, lui qui est Prince au-dessus de toutes les créatures. Il est descendu, plus même : il a chuté sous les pieds de tous les pécheurs, en pauvreté et misère, en faim et soif, en tentations et mépris, en combats et détresse, en confusion et honte, en toutes contrariétés qu'il pouvait souffrir au-dehors comme au-dedans. Il est resté en cela obéissant et doux comme un agneau, et, afin de nous garder dans son Royaume, il est mort comme un pauvre et un misérable.

1. Ps 81,6.
2. Ps 81,7.

1.12 Demeurer cependant toujours avec le Christ dans ses souffrances

Cependant, si nous voulons être bienheureux et demeurer éternellement avec lui, il nous faut nous garder dans sa grâce. C'est-à-dire qu'il nous faut châtier et crucifier notre chair, en résistant au péché, aux tentations, au mauvais vouloir et aux mauvaises envies qui pourraient se lever en nous contre l'honneur de Dieu. Nous pourrons ainsi toujours monter, avec Notre Seigneur Jésus-Christ, vers son Père céleste, tels de libres fils, mais aussi descendre avec lui, en souffrances, tentations et toutes sortes de contrariétés, tels des serviteurs confiants. Quand bien même nous serions à tel point habitués à la pratique d'une vie sainte /1 et des vertus que nous puissions nous recueillir avec le Christ chaque fois que nous le

1. Pour Al waren wi alsoe gheleeft ende gheufent, en suivant l'interprétation de Surius.

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voudrions, nous aurions quand même à souffrir des persécutions, car nous sommes instables et dispersés dans nos pensées et dans les images qui nous assaillent, aussi longtemps que nous vivons en ce temps-ci.

C'est pourquoi le Christ nous dit :  « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le Royaume des cieux leur appartient /1. ». Le Royaume de Dieu signifie le Christ, vivant en nous avec sa grâce. Or, le Royaume de Dieu souffre violence /2, et c'est dans la violence du Christ, qui vit en nous et combat avec nous, que nous gagnons et saisissons le Royaume. Si les hommes nous maudissent, nous rejettent, nous persécutent et disent toute sorte de mal à notre sujet, sans raison et en mentant, parce que nous servons Dieu, nous nous réjouirons en ces jours, nous dit le Christ, car notre récompense sera à son comble et débordante dans les cieux /3. Personne ne recevra de couronne à moins d'avoir combattu comme il faut.

C'est pourquoi il est préférable d'être avec le Christ dans les tribulations et la souffrance, que sans lui dans la joie et l'opulence. Ne dit-il pas par le prophète : « Je libérerai celui qui est dans la souffrance, et je le protégerai parce qu'il a mis son espoir en moi; parce qu'il a confessé mon nom et qu'il m'a invoqué, je l'exaucerai ; je suis avec lui dans la souffrance, je le rachèterai et je le comblerai de gloire /4 ». Le même prophète David dit encore en un autre passage : « Seigneur, tu nous as préparé une table face à tous ceux qui nous causent tribulations et souffrance /1. ».

2.0 Le rôle de l'Eucbaristie dans le parcours spirituel

Cette table est l'autel de Dieu où nous recevons une nourriture vivante qui nous donne la vie, nous fortifie en toute sorte de souffrances, et nous donne de surmonter tous nos ennemis et tout ce qui peut nous causer un dommage. C'est pour cela que le Christ dit en s'adressant à tous les hommes : « Si vous ne mangez pas ma chair et ne buvez pas mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous /2 ». Et plus loin : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang aura la vie éternelle /3, « car il demeure en moi, et moi en lui » /4. Cette inhabitation mutuelle, telle est la vie éternelle. Parce qu'ici-bas il nous faut vivre dans le combat spirituel, nous avons besoin d'une nourriture capable de nous fortifier, pour triompher en combattant et pour combattre en triomphant. Il s'agit d'un pain céleste et caché, qui n'est donné à personne hormis à qui triomphe en combattant, que personne non plus ne connaît sauf celui qui le savoure et le reçoit. Écoute maintenant mes paroles, et prête attention à leur sens et signification.

2.1 Dispositions pour recevoir l'Eucharistie : celles de Marie au moment de l'Incarnation

Si tu veux recevoir le corps de Notre Seigneur dans le Saint Sacrement de façon honorable pour Dieu et salutaire pour toi, il te faut posséder quatre choses que possédait Marie, la Mère de Dieu, et qu'elle pratiquait, lorsqu'elle reçut Notre Seigneur. C'est ainsi que tu seras sa disciple et sa camériste, assise à ses pieds, afin qu'elle t'enseigne par son exemple

1. Mt 5,10. 1. Ps 22,5.
2. Mt 11,12. 2. Jn 6,53.
3. Mt 5,11-12. 3. Jn 6,54.
4. Ps 90,14-15. 4. Jn 6,56.

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comment vivre, car elle est la maîtresse principale de toutes les vertus et de toute sainteté.

La première chose possédée par Marie et qu'il te faut posséder à ton tour, est la pureté. La deuxième : une connaissance exacte de Dieu. La troisième : l'humilité. La quatrième : un désir spontané.

2.11 La pureté

Prête attention au premier point dans ce miroir qu'est Marie pour toi : il s'agit de la pureté. Dès le premier instant de sa conception, elle était pure de toute défaillance et de tout penchant pour défaillir, de façon vénielle aussi bien que mortelle. C'est pourquoi, l'ange Gabriel, le messager de Dieu, s'adressa ainsi à elle : « Que Dieu te salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi »/1.

1. Lc 1,28.

Tout ce qui est plein de grâce est pur, et tout ce qui est pur est plein de grâce. Si donc tu veux être pleine de grâce et recevoir Notre Seigneur, il te faut être pure avec Marie.

Pratique de la confession

Examine donc attentivement l'état de ta conscience. Tout ce que tu y trouves qui puisse déplaire à Dieu, tu l'accuseras et le confesseras d'un coeur humble devant Dieu et devant ton prêtre.

Tout ce qui te semble plus sérieux ou qui te pèse davantage et te cause plus de honte, ne l'oublie ni ne le manque, mais accuse-t'en comme si tu étais ton ennemi mortel. C'est ainsi que tu deviendras pure et intègre.

Les autres défaillances, celles qui sont de tous les jours et communes à tout le monde, et dont personne ne saurait se préserver, mentionne-les brièvement sans t'en préoccuper.

Néanmoins, aie grand repentir et amertume de coeur pour tous tes péchés, avec le bon vouloir de toujours bien agir et de te garder de tout péché, véniel ou mortel. Mais, pardessus tout, donne grande créance et amoureuse confiance à Dieu, car c'est elles qui remettent les péchés, comme Notre Seigneur le dit à plusieurs reprises dans l'évangile : « Ta foi t'a guéri /1 ». Voilà le premier point : comment être pure avec Marie pour recevoir Notre Seigneur.

1. Mt 9,22 et passim.

Surtout, garde-toi de longues confessions qui n'en finissent pas. Elles te rendraient inquiète, incertaine et scrupuleuse. Si tu consacres beaucoup de paroles à la confession, même lorsqu'il s'agit de péchés véniels, c'est que tu veux te rassurer toi-même plus par ce que tu fais que par ta confiance en Dieu. Dans ce cas, tu resteras toujours privée de lumière. Dieu ne t'instruira pas, et tu ne pourras pas t'y retrouver ni faire une distinction entre tes grandes et petites défaillances, entre celles importantes et les moindres.

S'il t'arrive d'oublier quelque chose que tu as coutume de confesser selon tes habitudes, mais qu'il n'est pas nécessaire de confesser, tu es troublée, triste et affectée d'images, comme si tu ne t'étais pas confessée ou pire encore. Dans ta conscience où devraient se trouver, foi, espérance et amour de Dieu, se rencontrent angoisse, peur et amour propre et naturel de toi-même. De tout cela il convient de te garder, si tu veux être pure et demeurer avec Marie en son logis.

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2.12 La vraie connaissance de Dieu

Vient ensuite le deuxième point, que personne ne peut posséder s'il n'est pur de coeur, à savoir une vraie connaissance de Dieu. Marie la possédait mieux que tout homme qui vînt jamais au monde, après son fils qui, lui, était la Sagesse même de Dieu.

Cependant, lorsque l'ange lui apporta l'annonce, elle prit peur et se demanda quelle pouvait être cette salutation. L'ange lui dit : « Ne crains pas, Marie, car tu as trouvé grâce devant le Seigneur. Tu concevras et mettras au monde un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé le fils du Très-Haut. Le Seigneur (c'est-à-dire le Père céleste) lui donnera le trône de David son Père (c'est-à-dire la puissance de David), et il régnera dans la maison de David pour toujours, et son règne n'aura pas de fin ». Marie dit alors à l'ange : « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais pas d'homme (c'est-à-dire je resterai pure) ? « L'ange lui répondit : « Le Saint-Esprit descendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre. C'est pourquoi, l'être saint qui naîtra de toi sera appelé fils de Dieu. Vois, ta cousine Élisabeth a conçu un fils dans sa vieillesse, et voici le sixième mois pour celle qu'on appelait stérile, car rien n'est impossible à Dieu /1 ». Lorsque Marie entendit ces paroles et les comprit correctement, elle était instruite par l'ange, mais encore bien davantage par l'Esprit-Saint.

2.13 L'humilité

Elle dit alors : « Voici la servante du Seigneur /2 ». Lorsque Dieu l'éleva au plus haut, elle se mit au plus bas. La Sagesse de Dieu le lui avait appris. Car l'élévation ne peut tenir que dans l'humilité, à preuve la chute des anges qui ont été précipités du ciel. En effet, qu'y a-t-il de plus élevé que le Fils de Dieu, et de plus bas que le serviteur de Dieu et du monde entier, comme était le Christ ? Et qu'y a-t-il de plus élevé que la mère de Dieu, et de plus bas que la servante de Dieu et du monde entier, comme était Marie ?

1. Lc 1,29-37.
2. Lc 1,38.

2.14 Un désir spontané

Ensuite, elle livra aussi sa volonté, avec grand désir, à la liberté de Dieu, et dit à l'ange :

« Qu'il me soit fait selon ta parole/1. » Lorsque le Saint-Esprit entendit ces paroles, celles-ci plurent à tel point à l'amour de Dieu qu'il envoya le Christ dans le sein de Marie, lui qui nous libéra de tout mal. Voici comment Marie et l'ange nous enseignent, et comment nous avons reçu le Fils de Dieu dans notre nature.

2.2 Une théologie de l'Eucharistie

Il convient ensuite de savoir comment recevoir ce même Fils de Dieu dans notre corps et dans notre âme, lorsque nous recevons le Saint Sacrement. La loi juive nous l'apprend en figure, et la loi chrétienne, dans les Écritures. Mais la foi chrétienne nous élève au-delà de la nature, de l'Écriture et de tout doute, et nous confirme dans la grâce de Dieu. L'Écriture nous l'apprend aussi, ainsi que les pratiques des saintes Églises qui ont existé depuis les débuts de la sainte chrétienté, et qui ne sauraient être dans l'erreur. De même, les nombreux exemples que nous ont présentés les saints.

Je te parlerai donc de cinq points concernant ce Saint Sacrement, qui sont utiles à être connus par tous les chrétiens.

1. Lc 1,38.

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Le premier point concerne le moment où Notre Seigneur se livra lui-même à ses disciples dans le Sacrement.

Le second parle de la matière et de la forme du Sacrement.

Le troisième point traite du mode et de la façon dont il s'est donné.

Le quatrième, de la raison et du motif pour lesquels il s'est donné à couvert et caché dans le Sacrement, et non pas de façon manifeste tel qu'il était alors et tel qu'il est présentement au ciel.

Le cinquième point consistera en un discernement des personnes qui s'approchent du Saint Sacrement, certaines pour la béatitude éternelle, d'autres pour leur damnation.

2.21 Le temps de l'Institution de l'Eucharistie

Comprends maintenant le moment et la figure de notre Sacrement. Lorsque Dieu, par l'entremise de Moïse, fit sortir les enfants d'Israël d'Égypte (c'était le quatorzième jour de la lune d'Avril, qui commence toujours en Mars : telle était la première Pâque des juifs), celui-ci ordonna de la part de Dieu que l'on consommât en chaque maison un agneau rôti, et que l'on enduisît les montants et le linteau de la porte de la maison avec le sang de cet agneau. De la sorte, ils furent protégés d'une mort subite et de tout mal. Dans cette même nuit, en effet, Dieu mit à mort tous les premiers-nés dans toute l'Égypte, les hommes comme les animaux.

Moïse fit ensuite sortir d'Égypte le peuple de Notre Seigneur à travers la Mer Rouge et le conduisit au désert où Notre Seigneur le nourrit pendant quarante années d'un pain du ciel. Celui-ci était signe de notre sacrement.

Tous les signes et les figures des juifs ont trouvé leur accomplissement. Nos sacrements subsisteront jusqu'à la fin du monde pour disparaître à leur tour. Mais la vérité qui est cachée en eux, à savoir la vie éternelle, subsistera éternellement.

Comprends bien. Lorsqu'un grand roi ou un sage gouverneur veut s'en aller en pèlerinage vers un pays lointain, il convoque les princes de sang et leur confie son pays, son peuple, ses enfants et sa famille, pour qu'ils le gouvernent et les gardent en harmonie et en paix, jusqu'au moment de son retour dans le pays.

De la même façon, le Christ, Sagesse éternelle de Dieu, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, lorsqu'il acheva son pèlerinage sur cette terre d'exil, a-t-il voulu s'en aller vers sa patrie et revenir au dernier jour pour le Jugement.

C'est pourquoi, la veille de sa mort, il organisa une grande fête, qui fut une Cène, à laquelle il invita les princes les plus importants de la terre, à savoir ses apôtres, car il voulut leur léguer et confier ses sacrements, son peuple et son royaume.

Lors de cette fête, on prépara l'agneau pascal qu'ils mangèrent ensemble selon la cou-turne de la loi juive. Cet agneau pascal était la figure qui précédait notre sacrement. Ainsi s'acheva la figure qui avait subsisté durant mille quatre cent soixante-huit années, depuis l'époque où Moïse fit sortir le peuple juif d'Égypte. Lors de cette fête, le Christ donna

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congé à la loi juive, car ce fut sa dernière Pâque, tandis qu'il inaugura notre Loi et notre première Pâque.

Il était puissant, sage, opulent et libéral, sans mesure. Alors même qu'il se trouvait affligé dans la nature, il se montra dans l'esprit un hôte libéral et joyeux, car il avait des invités qui lui était exceptionnellement chers: ses apôtres. Comme il allait mourir le lendemain et être séparé d'eux, il voulut faire son testament, le laisser à ses apôtres, et, par leur entremise, à tous les croyants jusqu'au dernier jour. Ce testament, il l'a solidement scellé par sa mort, comme l'ont fait tous les apôtres après lui. Le testament qu'il nous laissa, c'était lui-même dans le sacrement, avec tout ce qu'il peut procurer, comme Dieu et comme homme. C'est pourquoi cette fête est grande, car elle est bienheureuse et éternelle.

Jésus-Christ, né de Marie, roi du ciel et de la terre, a institué cette fête. Il a aussi été choisi par son Père céleste afin d'être le premier évêque de la chrétienté. Il célébra donc la toute première messe, pendant laquelle il ordonna ses prêtres et sacra des évêques. Comme le fit Moise, lorsqu'il célébra le premier sacrifice de la loi juive, où il consacra et ordonna Aaron et ses fils pour être prêtres et évêque, qu'il leur donna aussi pouvoir et souveraineté pour gouverner le peuple de Dieu jusqu'au temps de la venue du Christ.

Pour cette raison, lorsque le Christ vint et qu'il nous eut servi pendant trente-trois ans, en Dieu et en homme, il donna congé à la loi juive, car elle était la figure, et il inaugura en personne le premier sacrifice dans la loi chrétienne, car il était le premier évêque. Il y ordonna ses prêtres et ses évêques, et leur donna, ainsi qu'à leurs successeurs, son pouvoir, pour qu'ils gouvernent et organisent son peuple dans l'état spirituel, jusqu'au dernier jour, lorsqu'il reviendra pour le Jugement. C'est à l'heure des vêpres qu'il inaugura le ministère de notre Messe.

2.22 Matière et forme de l'Eucharistie

Comme Melchisédech, le Grand-Prêtre au temps d'Abraham, offrit du pain et du vin, véritable figure en même temps que la matière de notre sacrement, ainsi le Christ, notre Grand-Prêtre, lors de son sacrifice, prit du pain dans ses mains saintes et vénérables, leva les yeux au ciel, vers son Père tout-puissant, rendit grâce, bénit le pain et le rompit en disant : « Prenez et mangez : ceci est mon corps ». Ensuite, de la même façon, prenant dans ses mains saintes et vénérables la coupe avec le vin, il rendit grâce à nouveau à son Père, bénit le vin et le donna à ses disciples en disant : « Buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang d'une Alliance nouvelle et éternelle, un signe caché de la foi, qui sera versé pour vous et pour beaucoup, en rémission des péchés ».

Telles sont la matière et la forme de notre sacrement. Pain et vin en sont la matière. La forme, les paroles de Notre Seigneur qui disait : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ».

Mode de la présence du Christ dans l'Eucharistie

Lorsqu'il dit : « Ceci est mon corps », il changea la substance du pain en la substance de son corps. Non pas de façon à ce que le pain fût réduit à néant, mais en ce sens que la cessation du pain devint l'avènement du corps

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de Notre Seigneur /1. Ce n'était pas un corps nouveau, mais le même corps qu'ils avaient devant eux dans le sacrement, tel qu'ils le voyaient de leurs yeux extérieurs, assis à table, mangeant et buvant avec eux, ses disciples. Ceci leur causait une grande joie. Mais de voir, avec les yeux intérieurs de la foi, le même corps dans le sacrement leur causait une joie plus grande encore.

1 . Sijn ontwerden wert de Lichame Ons Heren : formule éliptique et hautement synthétique, fondée sur un jeu de mot dans la langue originale : ont-werden - werden.

Personne parmi eux ne lui demanda : « Maître, comment cela peut-il se faire ? », car ils ne savaient que trop combien celui qui fit ciel et terre et toute chose à partir du néant est capable aussi de changer une substance en une autre, lorsqu'il le veut. Lui qui, instantanément, changea toutes les eaux de l'Égypte en sang et la femme de Lot en pierre, lui qui fit jaillir d'un rocher sec une puissante coulée d'eau, et qui réalisa de nombreux autres miracles décrits dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, car tout lui est possible et tout lui est soumis.

Prête attention. Tout le pain qui était devant lui au moment de la consécration, et celui que tous les prêtres ont devant eux, en tous lieux et sur tous les autels du monde entier, tout cela est une seule nature de pain et se rassemble au moment de la consécration comme une seule matière et comme une seule substance simple du corps de Notre Seigneur, dans le sacrement, grâce à l'intention droite et aux paroles de la consécration. Tout ce qui était pain auparavant devient le corps de Notre Seigneur. Même si les hosties sont réparties à toutes les extrémités de l'univers, ce sacrement est unique, et le corps vivant de Notre Seigneur est unique et indivisé dans le sacrement tout entier.

Voici ce qu'il faut encore croire : la consécration du vin dans le sang de Notre Seigneur a lieu dans sa totalité dans chaque calice, et dans l'ensemble des calices à travers le monde entier, et il n'y en a pas davantage que dans un seul, car on ne peut diviser, ni diminuer, ni augmenter le sang.

Bien que les consécrations du corps et du sang de Notre Seigneur soient séparées et différentes quant à la matière et à la forme, dans les paroles, dans leur apparence et jusque dans leur signe, elles convergent toutes en une seule réalité, et elles sont un seul sacrement et un seul Christ. Car le corps vivant de Notre Seigneur dans l'hostie n'existe pas sans son propre sang, ni le sang, dans le calice, ne peut exister sans son corps dans lequel il vit. C'est pourquoi le Christ est indivisé et tout entier dans chaque partie du sacrement.

Aucune autre nourriture ni breuvage ne peuvent servir à notre sacrement que du pain de blé sans levure et du vin avec un peu d'eau. Cela signifie que le Christ était innocent, doux et sans arrogance parmi les hommes. Il était le grain de blé noble, mort et tombé en terre, qui produisit de nombreux fruits, à savoir : notre vie à tous dans la foi chrétienne.

Il est aussi la vraie vigne que son Père planta dans notre vignoble : ses plaies répandent pour nous du baume et du vin : noble odeur et saveur qui enivrent les amants.

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2.23 Mode selon lequel Jésus se donne dans l'Eucharistie
2.231 Une nourriture

Qui veut donc s'enivrer d'amour, qu'il regarde attentivement, pour s'en émerveiller, deux aspects dans l'amour que le Christ nous a montré, et qui sont si grands et si profonds que personne n'est en état de les saisir ou de les comprendre à fond.

Le premier aspect nous apprend que le Christ a donné son corps à notre âme en nourriture, et son sang en breuvage. Pareille merveille d'amour jamais auparavant ne fut entendue.

Or telle est toujours la nature de l'amour : donner et prendre, aimer et être aimé, les deux choses se trouvant en chacun de ceux qui aiment.

Comment le Christ a faim de nous

L'amour du Christ est avide et libéral. S'il est vrai qu'il nous donne tout ce qu'il possède et tout ce qu'il est, il prend aussi en retour tout ce que nous sommes et possédons. Il nous réclame même plus que nous ne sommes capables de faire. Sa faim est grande, au-delà de toute mesure. Il nous consume intégralement jusqu'à épuisement, car il est un avide glouton et il endure une fringale. Il nous consume jusqu'à la moelle des os. Cependant, nous le lui permettons de bon coeur, et plus nous le lui permettons, mieux nous le savourons. Quoi qu'il nous prend, il ne pourra jamais être comblé, car il endure la fringale et sa faim est sans mesure. Bien que nous soyons pauvres, il n'en fait aucun cas et ne veut pas nous laisser en paix.

Il commence par préparer sa nourriture, en brûlant dans l'amour tous nos péchés et nos défaillances. Lorsque nous avons été purifiés et rôtis dans l'amour, il ouvre largement la bouche tel un vautour qui veut tout engloutir. Car il veut changer et consumer notre vie de péché dans sa propre vie, pleine de grâce et de gloire, qui nous est toujours offerte pourvu que nous renoncions à nous-mêmes et abandonnions le péché.

Si nous pouvions voir l'âpre envie que le Christ a de notre bonheur, nous ne pourrions pas nous retenir, mais nous nous précipiterions /1 dans son gosier. Même si mes paroles puissent sonner étrangement, ceux qui aiment me comprendront bien.

Comment il nous nourrit

L'amour de Jésus est noble : là où il vient prendre, il nourrit aussi. Même si Jésus nous consume entièrement en lui, il se donne lui-même à la place. Il nous donne une faim et une soif spirituelles de le savourer avec un plaisir éternel.

À notre faim spirituelle et à notre affectivité sensible /2 il nous donne son corps en nourriture. En le mangeant et en le digérant en nous avec une dévotion intime, son sang chaud et glorieux se répand à partir de son corps dans notre nature et dans toutes nos veines. De la sorte, nous nous enflammons d'amour et d'attachement sensible pour lui, tandis qu'une délectation et une saveur spirituelles s'écoulent et nous pénètrent corps et âmes tout entiers.

Il nous donne ainsi sa vie, remplie de sagesse, de vérité et d'enseignements, afin que nous le suivions dans toutes les vertus. C'est alors qu'il vit en nous, et nous en lui. Il nous donne aussi son âme, pleine de grâce, afin que nous nous tenions toujours avec lui, debout dans l'amour, dans les vertus et dans la louange de son Père. Au-delà de tout cela, il nous

1. Pour vliegben ; littéralement : voler.
2. Pour : bertelike liefde.

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montre et nous promet sa divinité pour une fruition éternelle. Quoi d'étonnant à ce qu'ils éclatent en jubilation ceux qui savourent et expérimentent cela !

Lorsque la reine d'Orient /1 eût considéré la richesse, l'honneur et la gloire du roi Salomon, elle s'étonna tant que son esprit défaillit, qu'elle perdit connaissance et tomba en pâmoison. Vois combien toute la richesse et la gloire de Salomon étaient bien peu de chose face à la richesse et la gloire que le Christ est en lui-même et qu'il nous a préparées dans le Saint Sacrement. En effet, quand bien même nous pourrions recevoir tout ce qui appartient à son humanité, et continuer à exister, lorsque nous regardons sa divinité qui est devant nous dans le Sacrement, elle nous étonne à tel point que, en esprit, il nous faut nous élever au-delà de nous-mêmes, dans un amour sur-essentiel, sous peine de tomber en pâmoison, à force d'émerveillement et d'impatience devant la table de Notre Seigneur.

Affamés du Christ, nous sommes dévorés par lui

Nous mangeons et consumons l'humanité de Notre Seigneur dans notre nature, avec une dévotion et un attachement sensible et cordial, car l'amour sensible /2 attire en lui tout ce qu'il aime. Avec un tel attachement sensible Notre Seigneur consume et attire notre nature en lui, et nous remplit de sa grâce. Nous croissons alors grandement et montons au-delà de nous-mêmes dans un attachement divin au-delà de la raison. Tu verras que, lorsque nous mangeons, consumons et aspirons à entrer, avec le nu-amour, dans sa divinité, c'est alors que nous rencontrons son Esprit, qui est

1. De Saba.
2. Ici pour liefde.

son amour grand et sans mesure. C'est lui qui brûle et consume notre esprit et toutes ses oeuvres, et les attire avec lui dans l'unité, où nous ressentons quiétude et béatitude.

Voilà comment il nous faut sans cesse manger et être mangé, en même temps que monter et descendre avec amour; ce qui est notre vie éternelle. C'est ce que le Christ avait dans l'esprit lorsqu'il disait à ses disciples : «  J'ai désiré d'un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir /1 ».

Une nourriture spirituelle, une et indivisible sous les deux espèces

Pâques signifie pour nous le Christ que nous mangeons dans le Sacrement, de la même façon que les disciples, réunis avec le Christ à la Cène, reçurent ensemble le Saint Sacrement comme une seconde nourriture qui alimentait leur corps.

Mais chacun y reçut aussi le corps de Notre Seigneur comme sa nourriture éternelle, grâce à la foi, l'amour et le désir. Car la foi et l'amour sont la bouche de l'âme, au moyen de laquelle ils reçurent et mangèrent le corps de Notre Seigneur avec tous ses membres. Non pas le corps physique tel qu'il se tenait assis à table. Cet aspect physique, il l'avait caché dans la substance de son corps, comme il le fit dans le Sacrement, car son corps était, à l'époque, encore périssable, et s'ils l'avaient croqué de leurs dents, ils l'auraient fait souffrir. Mais il leur donna, au-delà de la nature, la vie pleine d'amour de son corps et de son sang, à savoir son âme et sa divinité. Telle est la nourriture spirituelle, qui était la leur et qui est aussi la sienne.

1. Lc 22, 15.

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Il demeurait cependant en lui-même, avec tout ce qu'il était, sans division ni changement dans sa nature. Il leur donna l'entière substance qu'il avait reçue de la Vierge Marie, sa mère, à savoir sa nature humaine. Il se donna tout entier, sans division, de deux manières : son corps sous l'apparence du pain, et son sang sous l'apparence du vin. Il est en chacun d'eux tout entier et sans division. Car son corps maintient le sang en vie, et le sang fait de même pour le corps, l'âme étant leur vie à tous deux. Ces trois ensemble : le corps, le sang et l'âme, sont une seule vie indivise, qui est le Christ, qu'il donna à ses disciples et nous laissa dans le Sacrement.

Car de même que, au moment de la consécration, toutes les hosties tenues par chaque prêtre devant eux sont toutes une seule substance indivisée, celle du pain, elles sont aussi, à partir de la consécration, une seule substance, celle du corps de Notre Seigneur, qu'on ne peut pas diviser. Et de même quant au vin qui est consacré en sang de Notre Seigneur.

C'est pourquoi en chaque goutte du calice et en chaque morceau de l'hostie consacrée, même minuscule, mais où l'apparence de pain subsiste, le Christ est tout entier présent, comme il l'est au ciel. Car même si les morceaux et les hosties sont divisées dans tous les pays et de mainte façon, le sacrement, lui, est unique, comme est unique et indivis dans le sacrement tout entier, le Christ à travers l'univers.

En effet, comme l'âme humaine est vivante en tous ses membres et en chacun tout entière indivise et sans être circonscrite par un lieu, ainsi vit le corps glorieux de Notre Seigneur dans le sacrement entier, à travers le monde entier, indivis et sans être circonscrit par un lieu, pour qu'il puisse être partagé /1 à tous ses membres, c'est-à-dire à tous ceux qui désirent Notre Seigneur selon la foi chrétienne.

Il est tout entier à chacun d'une manière particulière, selon que chacun a besoin de lui et le désire. C'est ce que l'on appelle Communio, c'est à dire Partage /2. Car nous recevons tous le corps de Notre Seigneur en commun, et chacun reçoit en outre de manière particulière ce que les autres reçoivent en commun /3. Alors même que durant la Messe les prêtres reçoivent le Saint Sacrement de deux façons, ils ne reçoivent cependant pas davantage que les laïcs, car si la consécration opère une division entre le calice et l'hostie, le Christ est tout entier sans division en chacun de ceux-ci.

Institution du sacerdoce

Quelque incroyant un peu sot pourrait maintenant penser et raisonner comme suit : « Les apôtres qui étaient avec le Christ ont entièrement consommé le sacrement que celui-ci venait de consacrer. Que peuvent désormais confectionner les prêtres ? » Le Christ en personne a répondu à cette question, lorsque, sitôt après la consécration, il dit à ses apôtres : « Aussi souvent que vous ferez cela, vous le ferez en commémoration de moi /4 », c'est-à-dire de mon amour, de ma passion et de ma mort, et du fait que je suis vrai Dieu et vrai homme, ayant pouvoir sur toute chose au ciel et sur la terre. Les apôtres ont reçu ces paroles de la bouche de Notre Seigneur selon la visée qu'il

1. Pour Opdat Hi gbemeine sijn moghe.
2. Pour Ghemeiningbe. Cf. Glossaire : Communion.
3. Pour Ghemeinheit.
4. Cf. Lc 22,19; I Cor 11,24-25.

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leur prêta : à la fois comme une prophétie et un commandement, et comme le don de son pouvoir divin, à eux et à leurs successeurs, d'accomplir ce ministère jusqu'au dernier jour. C'est pourquoi, aussitôt après son Ascension, lorsqu'ils avaient reçu le Saint-Esprit qui leur enseigna toute la vérité, ils ont commencé le ministère de la Messe, tenant la personne de Notre Seigneur Jésus Christ. C'était son Esprit qui parlait à travers leur bouche, au moment de la consécration : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». C'était de sa part et en son nom qu'ils ordonnaient des évêques et des prêtres, en leur donnant le pouvoir qu'ils avaient reçu de Dieu, d'accomplir le ministère sacerdotal dans le monde entier.

Voilà comment la Sainte Église a été fondée dans le Christ, comment le Christ vit en elle et est uni à elle dès les débuts, et comment elle subsistera, debout, avec son ministère, jusqu'au dernier jour. Lors de la consécration du Saint Sacrement, tous les prêtres sont des instruments dociles de Notre Seigneur Jésus Christ qui parle par la bouche de chacun et par la bouche de tous : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Chaque prêtre consacre véritablement le corps de Notre Seigneur, et l'ensemble des prêtres ne consacre pas davantage que ce même corps véritablement.

Je termine ainsi le premier point qui traitait de l'amour que le Christ nous a montré et enseigné dans le Saint Sacrement.

2.232 Un sacrifice

Le second point au sujet de l'amour, qui va maintenant suivre, concerne les paroles que le Christ a dites lors de la consécration : « Ceci est la coupe de mon sang, qui sera versé pour vous et pour beaucoup d'hommes, pour la rémission des péchés ». Il prononça ces paroles lorsqu'il consacra son sang comme breuvage pour les apôtres et pour nous tous, le sang qu'il allait verser sur-le-champ en mourant d'amour pour tous nos péchés.

Plus grand amour jamais ne fut entendu : le Fils de Dieu livrant sa vie à la mort pour nous racheter, grâce à cette mort, à la justice de son Père, afin que nous vivions à jamais avec lui. Par sa mort sans éclat, il s'offrit lui-même, et nous avec lui, à la clémence de son Père. Celui-ci nous a admis avec son Fils dans l'héritage céleste de celui-ci.

C'est pourquoi le Christ partagea sa consécration en deux. Nous commémorons le calice de sa passion qu'il but par amour, et par lequel il nous délivra de la mort éternelle et acheta pour nous auprès de son Père la vie de grâce et de gloire ; ce que nous apprend la consécration de son saint sang.

La consécration du corps de Notre Seigneur, par contre, nous montre la grandeur de son amour puisqu'il veut nous nourrir et nous sustenter spirituellement de lui, afin de vivre en nous et nous en lui, comme il a été dit auparavant. Il mourut d'amour, afin que nous vivions, et il vit en nous, afin que nous demeurions éternellement vivants en lui.

Ces deux points concernent un amour si grand que personne n'est à même de le concevoir pleinement. Chaque fois que nous entendons la Messe ou que nous nous approchons du Sacrement, il nous faut nous occuper de ces images /1 et nous souvenir de son amour, afin de nous oublier nous-mêmes et de

1. Verbeelden est ici utilisé dans un sens positif.

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renoncer, en son honneur, à tout a m o u r étranger.

Si souffrances et douleurs nous adviennent, nous nous souviendrons de ses souffrances et nous le suivrons en obéissance et abandon de nous-mêmes, jusqu'à la mort incluse. De cette façon, nous savourerons son amour, l'amour avec lequel il nous a choisis et aimés, de toute éternité, sans commencement.

2.233 Un quadruple don d'amour

L'amour éternel de Dieu me suggère quatre points, si élevés et si grands que l'ensemble des saintes Écritures s'y enracine dès les débuts.

D'abord, que Dieu a créé l'homme par amour, à son image et à sa ressemblance.

Ensuite, que le Fils de Dieu, la Sagesse éternelle, a pris sur lui la nature humaine, par amour, et a imprimé /1 en elle sa Personne.

Troisièmement, que ce même Fils de Dieu, Jésus-Christ, est mort par amour, nous a délivrés par son sang précieux, et nous a purifiés, dans le baptême, de tous nos péchés. De cette façon, il nous a unis avec lui, au-delà de notre nature, dans l'Esprit de son amour.

Finalement, qu'il nous a donné son corps et son sang, avec tout ce qu'il a reçu de notre nature, et avec tout ce qu'il est, Dieu et homme, pour nourriture et pour breuvage, afin de vivre en nous éternellement, et nous en lui, Dieu et homme /2.

Sois très attentive à ces quatre points que je vais encore mieux t'expliquer. Dieu, de toute

1. Pour Heeft ghebeelt.
2. God ende mensche, omis avec Surius et plusieurs mss.

éternité, a tellement aimé le monde qu'il nous a donné son Fils unique de ces quatre façons.

2.2331 Il nous a créés à son image et à sa ressemblance

Concernant le premier point, la Sainte Écriture nous apprend que Dieu, le Père du ciel, a créé tous les hommes à son image et à sa ressemblance /1 .

Son image est son Fils, la Sagesse éternelle que Dieu est lui-même. En elle vit toute chose, comme le dit saint Jean : « Tout ce qui a été fait était vie en lui /2 ». Cette vie n'est autre chose que l'image de Dieu, en laquelle Dieu a connu toute chose depuis l'éternité, et qui est la cause de toute créature. L'image, qui est le Fils de Dieu, est ainsi éternelle et antérieure à toute la création.

L'image comme un miroir de Dieu en chaque âme

Tous, nous avons été faits à cette image éternelle. En effet, selon la partie la plus noble de notre âme, qui est le lieu propre /3 de nos puissances supérieures, nous avons été faits tel un miroir vivant et éternel de Dieu, en lequel Dieu a imprimé son image, et où d'autres images ne pourront jamais pénétrer.

Ce miroir reste ainsi sans cesse devant la face de Dieu. C'est pourquoi il est rendu éternel grâce à l'image qu'il a reçue. Dans cette image, Dieu nous connaissait en lui-même, avant que nous fussions créés ; depuis que nous avons été créés dans le temps, il nous connaît comme créés à son image /4.

Cette image appartient à l'essence et elle est personnelle en chaque être humain. Chacun la possède dans sa totalité, entière et

1. Gn 1,26.
2. Jn 1,3-4.
3. Pour Eigbendoem.
4. Pour Toe hem selven ; littéralement : À lui, puisque nous avons été créés à son image.

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sans division, et l'ensemble des hommes n'en possèdent pas davantage qu'un homme seul. De cette façon, nous sommes tous un, unis dans notre image éternelle, qui est l'image de Dieu et notre origine à tous, notre vie et notre devenir, image en laquelle notre essence créée et notre vie se trouvent suspendues, sans intermédiaire, comme dans leur cause éternelle.

Néanmoins notre être créé n'en devient pas Dieu, ni l'image de Dieu, créature. Car nous avons été créés à l'image, c'est-à-dire pour la recevoir. Cette image est incréée et éternelle : elle est le Fils de Dieu. Cette image est dans l'essence de Dieu, elle est l'essence, et elle appartient à l'essence /1 ; elle est dans sa nature et elle est la nature même. Cette nature est féconde, elle comprend une paternité et un Père. Dans la nature féconde, le Père est dans le Fils, et le Fils est dans le Père. À l'intérieur du Père cependant, le Fils est filiation non-née /2, comme un fruit immanent /3 de sa nature. La nature y est paternité, engendrant sans cesse, et filiation, naissant sans cesse. Mais dans la naissance elle-même, le Fils est une personne autre, sortant éternellement du Père, tandis que le Saint-Esprit, qui est la troisième personne, s'écoule comme un brasier brûlant de leur mutuel amour dans toutes les créatures qui s'y trouvent préparées.

1. Pour Weselec.
2. Pour Soonlec ende ongheboren.
3. Pour Inblivende.

Or, la partie supérieure de notre âme est toujours préparée, car elle est nue et sans images. Elle regarde sans cesse son origine et se penche vers elle. C'est la raison pour laquelle elle est un miroir vivant et éternel de Dieu, qui sans cesse reçoit en elle la naissance éternelle du Fils, l'image de la Sainte Trinité, en laquelle Dieu se connaît lui-même : tout ce qu'il est selon son essence et selon les Personnes. Car l'image est à la fois dans l'essence et elle est dans chaque Personne tout ce que cette Personne est dans la nature.

Nous possédons cette image comme étant la vie éternelle, sans nous, avant notre être créé. Dans notre être créé, l'image est la sur-essence de notre essence et la vie éternelle.

L'image comme lieu de l'expérience mystique

Il s'ensuit que la substance de notre âme possède trois choses en propre, qui sont unes dans la nature.

La première chose qui est propre à l'âme est la nudité sans images, sur le plan de l'essence. Grâce à elle, nous ressemblons au Père et à sa divine nature, et nous lui sommes unis.

La deuxième peut s'appeler la raison supérieure de l'âme, qui est une clarté de miroir. C'est en elle que nous recevons le Fils de Dieu, la vérité éternelle. En cette clarté, nous ressemblons au Fils, mais lorsque nous le recevons, nous sommes un avec lui.

La troisième propriété de l'âme, nous l'appelons étincelle de l'âme. Il s'agit du penchant intérieur et naturel de l'âme vers son origine. En elle, nous recevons le Saint-Esprit, l'amour de Dieu. Dans le penchant intérieur, nous ressemblons au Saint-Esprit, mais lorsque nous le recevons, nous devenons un seul esprit et un seul amour avec Dieu.

Ces trois propriétés constituent la substance indivise de l'âme, le fond vivant, fondement et source /1 des puissances supérieures.

1. Fondement et source traduit ici Eigbendoem, en suivant Surius.

206

Cette ressemblance et cette union se trouvent en nous tous en raison de la nature. Elles sont cependant cachées aux pécheurs, dans leur propre fond, à cause de la grossièreté du péché.

C'est pourquoi, si nous voulons sentir et expérimenter le Royaume de Dieu caché en nous, il nous faut posséder une vie vertueuse au-dedans et bien ordonnée au-dehors, en vraie charité, imitant le Christ de toutes les façons, de sorte que la grâce, l'amour et les vertus puissent nous élever jusqu'à la partie supérieure de nous-mêmes, là où Dieu vit et règne. Car nous ne sommes pas capables de contempler ou de sentir la béatitude que Dieu est, à l'aide de la lumière naturelle, avec quelque adresse ou habileté, sans la grâce de Dieu.

Vers la ressemblance

C'est pourquoi Dieu a créé les puissances supérieures de notre âme pour recevoir sa ressemblance, c'est-à-dire sa grâce et ses dons. Nous y sommes renouvelés et élevés au-delà de la nature et nous lui sommes semblables en amour et en vertus. Grâce à la ressemblance surnaturelle que nous possédons avec Dieu dans la grâce et les vertus, notre mémoire est élevée à la nudité sans images, et notre intelligence à la vérité simple, et notre volonté à la liberté divine. Nous sommes ainsi semblables à Dieu par la grâce et les vertus, et nous sommes unis avec lui, au-delà de la ressemblance, dans la béatitude.193

Voici le premier signe d'amour que Dieu a montré à la nature humaine, en ce qu'il nous a faits à son image et à sa ressemblance.

2.2332 L 'Incarnation

Lorsque Adam, le premier homme, désobéit en transgressant le commandement de Notre Seigneur, le péché lui enleva la ressemblance, et il perdit le Paradis et l'accès au Royaume de Dieu, et nous tous le perdîmes avec lui. De là provient le deuxième signe de l'amour que Dieu nous a montré à tous : il envoya son Fils unique dans notre nature, pour être homme avec nous et le frère de tous.

Il s'est abaissé et nous a élevés; il s'est fait pauvre et nous a enrichis ; il s'est couvert de mépris et nous a couverts d'honneur. Cependant, bien qu'il se soit abaissé il n'a pas perdu sa noblesse, car il est resté tout ce qu'il était tout en prenant sur lui ce qu'il n'était pas. Il est resté Dieu et devint homme, afin que l'homme devînt Dieu.

Il a revêtu le vêtement de notre humanité, comme un roi se revêt des vêtements des membres de sa suite et de ses serviteurs, de sorte que nous appartenions tous, avec lui, à l'unique vêtement de la nature humaine.

L'âme et le corps, qu'il reçut de la très pure Vierge Marie, il les a revêtus d'un vêtement spécial au-dessus de tout, un vêtement de roi : sa personne divine. Ce vêtement-là n'appartient à personne par nature, mais uniquement à lui, car il est à la fois Dieu et homme en une seule personne.

Si nous devions être vêtus de la même façon, avec lui, cela ne pourrait l'être que par sa grâce. Il nous faudrait l'aimer à un point tel que nous serions en état de renoncer à nous-mêmes et de passer au-delà de notre personne créée, pour être ainsi unis à sa personne, qui est la vérité éternelle.

Tu sais bien, en effet, que tous, nous sommes nés enfants de la colère par nature /1,

1. Eph 2,3.

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assassins et usurpateurs dans le Royaume de Dieu, à cause du premier homme qui désobéit à Dieu et perdit la grâce qu'il avait reçue pour subvenir aux nécessités de tous ceux qui naîtraient de lui dans la nature humaine. Pour effacer ce péché, le Père nous envoya son Fils, le Fils recevant la nature humaine et l'Esprit-Saint opérant sa naissance en notre humanité.

2.2333 Il nous a rachetés par sa mort

Il ne suffit pas que le péché nous fût pardonné. Dieu voulut encore le punir justement. Il livra donc son Fils à la mort pour le péché, et le Fils lui obéit jusqu'à la mort, ouvrage que le Saint-Esprit accomplit dans l'amour. Voilà le troisième point concernant l'amour, qui est que le Fils de Dieu nous a délivrés par sa mort, rachetés devant son Père, en acquittant le prix avec son sang précieux, de sorte que nous vivons présentement grâce à sa mort.

Il nous a lavés dans la source qui coula de son côté, nous a délivrés par son sang et unis avec son Esprit, dans l'amour, de sorte que nous demeurions toujours en lui, car en lui nous sommes une seule vie spirituelle. Cela nous est signifié par l'eau ajoutée au vin dans le calice où sera consacré son sang. En effet, par l'eau qui est unie au vin de la consécration, nous entendons le peuple du Christ, uni avec lui et vivant par son sang.

Cette vie, personne ne saurait la posséder ni la sentir, hormis les chrétiens croyants qui sont unis avec le Christ dans son amour.

2.2334 Il nous a partagé sa vie dans l'Eucharistie

Vient ensuite le quatrième point. Il concerne l'amour que le Christ a signifié par ce qu'il a laissé à ses amis choisis, vivant en lui, à savoir : qu'il les nourrit et les maintient en vie avec une nourriture et un breuvage nobles, sa chair et son sang, qui appartiennent à eux seuls de droit, comme lui-même l'atteste :  « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui /1 ». ; et de même : « Il ne mourra pas mais vivra éternellement /2 », c'est-à-dire qu'il vivra spirituellement, comme le font les anges et les saints, eux qui mangent et boivent le Christ sans denture ni bouche.

Car le Christ est le pain vivant du ciel, envoyé par le Père au monde, que nous mangeons et consommons avec amour, dans notre esprit, comme le font les anges et les saints dans le ciel, et comme le Christ lui-même qui nous consomme tous en lui, par son amour. Ceux qui consomment et sont consommés ainsi, possèdent la vie éternelle dans le Christ ; ils peuvent sans cesse manger et boire, chaque fois qu'ils se souviennent avec amour de leur Bien-aimé.

Ils désirent cependant s'approcher plus fréquemment du Saint Sacrement, car ils y sont plus à même et y sont mieux préparés que quiconque. Toutefois ils respectent /3 les façons de faire et la pratique de la Sainte Église, telles que le Christ les a ordonnées et établies à sa gloire et pour l'utilité de son peuple. Ils grandissent donc sans cesse et augmentent en grâce et en toutes vertus, au-dedans comme au-dehors. En effet, tout ce qu'ils possèdent au-dedans dans l'esprit, ils le reçoivent encore au-dehors dans le Saint Sacrement, de sorte qu'ils sont saints lorsqu'ils le reçoivent, plus saints encore lorsqu'ils le possèdent, et pleinement saints lorsqu'ils le possèdent et le reçoivent à la fois.

1. Jn 6,56.
2. Jn 6,58
3. Ici pour minnen.

210

Au contraire, ceux qui reçoivent le Saint Sacrement de façon indigne, en état de péché mortel, se condamnent eux-mêmes. Ceux qui ne le reçoivent ni dans l'esprit ni dans le Sacrement, sont morts devant Dieu, car ils vivent dans la nue-nature, sans la grâce. De quelle façon il nous faut recevoir, manger et être mangé, je l'ai expliqué plus haut.

2.24 Pourquoi le Christ s'est donné comme caché

Il y a beaucoup de gens grossiers et stupides qui veulent être plus avisés que le Christ, qui est la Sagesse de Dieu. Ils raisonnent et s'interrogent sur la cause et le motif pour lesquels le Christ s'est donné dans le Saint Sacrement d'une façon cachée et voilée, et non pas à découvert comme il était en ce temps-là et comme il est présentement au ciel.

Voici comment la Sainte Écriture nous répond : « Tout ce que Dieu a fait est très bon, et tout ce qui vient de Dieu est bien ordonné /1 ». Le prophète Isaïe dit qu'une lumière s'est levée pour « le peuple qui marchait dans le royaume et l'ombre de la mort /2 ». Cette lumière est le Christ. D'elle, saint Jean dit qu'elle « éclaire dans les ténèbres, mais que les ténèbres ne pouvaient pas la saisir /3 ». Car saint Paul nous dit que nous voyons maintenant « comme dans un miroir et dans une ressem-blance /4 ». Dans la vie éternelle, par contre, c'est face à face que nous verrons la gloire de Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous le connaîtrons en toute clarté comme il nous connaît maintenant.

1. Cf. Gn 1,31.
2. Cf. Is 9,2.
3. Jn 1,5.
4. Cf. I Cor 13,12.

Ici-bas, nous pouvons le connaître à la lumière de la foi, comme le firent les apôtres avant sa mort comme aussi après sa résurrection. Ils voyaient un homme et ils croyaient que cet homme était Dieu et que la divinité était cachée dans son humanité.

C'est ainsi que nous regardons le Saint Sacrement avec nos yeux extérieurs, et que nous croyons que le corps de Notre Seigneur y est caché pour nous. Car si nous devions voir Notre Seigneur glorieux dans l'état de clarté qui est le sien au ciel, nous ne serions pas à même de le supporter. Car nos yeux sont mortels et ils y perdraient la vue, et tous nos sens se mettraient à défaillir devant la seule clarté du corps de Notre Seigneur. À partir de quoi tu peux voir la grandeur, impossible à saisir, de la clarté spirituelle de son âme et de sa divinité.194

Le rôle des signes sacramentels

C'est qu'il faut savoir que tous les dons de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui constituent notre vie spirituelle, sont voilés et enveloppés en des sacrements et en des signes extérieurs tombant sous les sens.195 Tel le saint baptême, qui est l'entrée dans notre vie spirituelle, et qui s'accomplit avec de l'eau et avec les paroles qui lui appartiennent. De nombreux autres dons, que le Christ accorde dans la Sainte Église, sont voilés, chacun d'une façon particulière : dans l'eau, dans l'huile, en des paroles, dans une action, en des signes et des sacrements, exactement comme ils ont été ordonnés selon que chaque homme en a besoin.

Très particulièrement, le Seigneur de tous les dons, Jésus-Christ, a voilé et nous a caché dans le Saint Sacrement sa chair et son sang, par la puissance de ses paroles, de sorte que, pour tous ses dons, il nous faut cheminer ici-

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bas dans une foi ferme, non dans la contemplation claire et glorieuse. Car c'est grâce à une foi intègre que nous méritons une contemplation éternelle.

Seules donc des personnes sottes voudraient faire entrer la vie éternelle et la gloire de Dieu à l'intérieur du temps, ou faire entrer le temps à l'intérieur de l'éternité : les deux sont impossibles. Si nous voyions Notre Seigneur tel qu'il est au ciel, il serait impossible et même inhumain de manger son corps et de boire son sang. Aujourd'hui nous mangeons le Sacrement avec nos dents, mais dans le Sacrement nous mangeons sa chair et buvons son sang dans notre âme, par la foi et l'amour. Ainsi nous sommes unis en lui, et lui en nous.

Cette union d'amour, le Christ, la Sagesse de Dieu, l'a inventée dans son esprit et l'a accomplie en fait, dans une oeuvre de vérité, telle qu'elle avait été pratiquée auparavant en des figures et des images, depuis le commencement du monde. C'est là que tu peux considérer cette union d'amour que le Christ veut avoir avec nous tous.

En effet, toutes les hosties qui sont posées devant les prêtres dans le monde entier sont une unique substance de pain, avant qu'on les consacre. Lors de la consécration, la substance du pain change dans la substance du corps de Notre Seigneur, par la puissance de Dieu. Il s'agit de la même substance et du même corps qui se trouve au ciel, et que nous recevons tous en commun, sur le mode de la substance.

Dans la substance, nous recevons tout ce qui est essentiellement un avec elle, à savoir : la longueur, la largeur, la hauteur et tout ce qui appartient au corps dans la mesure où cela est uni à la substance ; tout cela nous le recevons dans le Sacrement. De la sorte, grâce au Sacrement, le corps de Notre Seigneur se trouve dans tous les pays, tous les lieux et en toutes les églises. Nous sommes ainsi en mesure de le soulever et de le déposer, de le tenir et de le porter en des custodes et des ciboires, de le prendre et de le donner de maintes façons.

Par ailleurs, tel qu'il est au ciel, avec ses mains, ses pieds et avec tous ses membres, en toute sa gloire, à la vue des anges et des saints, tel il leur reste toujours présent et ne change pas de lieu. D'ailleurs, nous ne pouvons pas le recevoir dans ce mode-là, ni maintenant ni jamais.

Nous le verrons corporellement au ciel

Après le dernier Jour, lorsque nous pénétrerons au ciel avec notre corps glorieux, nous serons tous avec lui et auprès de lui, et nous contemplerons sa face glorieuse avec les yeux de notre corps. Nous entendrons sa voix tendre et douce avec nos oreilles extérieures. Notre coeur et tous nos sens seront remplis de sa gloire, de sorte que nous fondrons d'amour et d'allégresse en lui, et lui de nouveau en nous. Il s'agira là de la gloire la plus infime du ciel, parce qu'elle vient du dehors et est soumise au sens. Néanmoins, nous ne sommes pas capables de contempler la face de Notre Seigneur en une telle clarté aussi longtemps que nous nous trouvons ici-bas, car nos sens ne pourraient le supporter.

Il nous faut donc aujourd'hui cheminer dans la foi chrétienne, et recevoir le Saint Sacrement dévotement, avec honneur et

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amour, afin de savourer et d'expérimenter l'éternelle béatitude après cette vie.

2.25 Le discernement des personnes qui viennent communier

Nous dirons maintenant comment distinguer entre elles les personnes qui vont recevoir le Saint Sacrement, tant les clercs, les religieux que les laïcs.

2.251 Les personnes impressionnables

Je commencerai par le premier groupe : les personnes impressionnables /1 par nature.

Lorsqu'elles sont touchées par la grâce de Dieu, et qu'elles lui obéissent et la suivent, leur puissance d'aimer /2 et leur envie s'enflamment si fortement et sont à tel point mues par un attachement sensible pour l'humanité de Notre Seigneur, qu'elles méprisent et renoncent facilement à tout ce qui est au monde et s'occupent de leur Bien-aimé pour la satisfaction et le contentement de leurs désirs.

1. Littéralement : au coeur mou.
2. Pour affectie.

Lorsqu'elles ne peuvent s'approcher de Notre Seigneur dans le Sacrement, elles tombent en impatience, à cause de l'attachement intime et le désir insatisfait qu'elles portent au Saint Sacrement. À tel point qu'il leur semble parfois qu'elles vont perdre leur sens et périr si elles ne peuvent recevoir le Saint Sacrement.

De telles personnes ne sont pas nombreuses. Peu d'hommes, mais plutôt des dames ou des demoiselles, car celles-ci ont une complexion plus tendre et ne sont ni élevées ni éclairées dans leur esprit. Leurs occupations sont ainsi sensuelles et pleines d'envie, entièrement affectées par l'image de l'humanité de Notre Seigneur. Elles ne peuvent ni sentir ni comprendre comment Notre Seigneur peut être reçu dans l'esprit, même sans recevoir le Sacrement. C'est pourquoi, elles languissent au-dedans d'envie et de désir de Notre Seigneur.

Personne n'est en mesure de les conseiller, ou soulager, ou aider, ou apaiser, avant qu'elles n'aient reçu le Sacrement. Après quoi elles sont entièrement contentes et s'occupent de leur Bien-aimé dans le repos et dans la saveur spirituelle, et avec une abondante douceur dans l'âme et dans le corps. Jusqu'au moment où la grâce et cette pratique se renouvellent dans la nature et dans les puissances de l'âme. Elles retombent alors en envie, en désir et en impatience, comme si elles ne l'avaient jamais reçu auparavant. Comme si elles étaient hors de leurs sens, leur coeur aspire à recevoir à nouveau le Saint Sacrement et bâille après.

Ces personnes ressemblent bien au notable qui pria Jésus de descendre à Capharnaüm pour y guérir son fils en train de mourir. Notre Seigneur lui répondit : « Si tu ne vois pas des miracles et des signes, tu ne crois pas /1 ». Le notable lui dit : « Seigneur, descends avant que mon fils ne meure ». Notre Seigneur, croyait-il, n'avait pas pouvoir de guérir son fils, à moins de venir auprès de lui dans sa maison, et de lui poser la main sur la tête, ou de faire quelque autre signe pour le guérir.

De la même façon, ces personnes sont tombées amoureuses /2 du Saint Sacrement, le signe véritable du Corps de Notre Seigneur qui s'y tient présent. C'est pourquoi elles languissent d'impatience à cause de l'envie et du désir qu'elles ont du Sacrement. Elles crient au prêtre et à Notre Seigneur : « Seigneur, descends

1. Jn 4,48.
2. Pour Met liefden ghevallen.

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dans ma maison, dans le Saint Sacrement, avant que je ne meure d'amour ».

Ces personnes sont entreprenantes et intrépides, innocentes de péchés graves et rendues libres par Dieu, aussi longtemps que ce mode se prolonge. Elles peuvent donc recevoir le Sacrement le dimanche, et même les autres jours si l'on consent à le leur accorder. Mais si l'on ne veut pas, c'est que telle est la volonté de Dieu. Elles se souviendront alors attentivement de la parole que Notre Seigneur dit au notable : « Va, ton fils vit ». Car une âme qui croit, qui aime et qui désire recevoir le Saint Sacrement, est remplie de grâces : elle vit en Dieu et Dieu vit en elle. Elles se consoleront ainsi, autant qu'elles le peuvent.

Ces personnes possèdent une complexion tendre, et sont impressionnables par nature. C'est pourquoi, lorsqu'elles sont en prière et veulent se fixer /1 sur l'humanité de Notre Seigneur, avec envie et attachement sensible, elles sont parfois vite touchées et émues par quelque plaisir des sens, malgré elles et contre leur volonté. Car leur occupation est encore soumise aux sens et se passe dans la chair et le sang. Plus elles se regardent elles-mêmes et ce mouvement désordonné de leur corps, plus celui-ci s'accroît et pousse la nature vers des désordres et des défaillances.

1. Ici pour ufenen.

Si elles veulent surmonter cela et garder pure leur nature au service de Notre Seigneur, il faut qu'elles s'oublient elles-mêmes et qu'elles tournent leur visage tout entier vers celui qu'elles aiment. De la sorte, c'est son image qui les affectera, dans leur âme et dans leur corps, dans leur coeur et dans leurs sens. Elles deviendront ainsi pures et surmonteront tout ce qui pourrait les entraver.

Voici la première espèce de ceux qui reçoivent dignement le Saint Sacrement.

2.252 Des personnes recueillies qui luttent encore contre la chair

Vient ensuite la deuxième espèce, plus élevée que la précédente. Ces personnes ont l'esprit subtil et intelligent, mais elles sont en même temps impressionnables et impudiques par nature.

Lorsque ces personnes reçoivent la grâce de Dieu et demeurent en elle, elles doivent souvent lutter, car la chair est contraire à l'esprit. C'est pourquoi elles préfèrent une vie recueillie pour s'occuper dans l'esprit devant la face de Notre Seigneur. Elles échappent ainsi à toutes les tentations et à toutes les motions et résurgences de la chair et du sang.

Si elles mettent davantage de foi, d'espérance et de confiance en Dieu plutôt que dans leurs occupations ou leurs oeuvres, elles sont élevées au-delà de leur intelligence rationnelle dans la lumière divine. Ensuite, si elles demeurent ainsi élevées dans la lumière divine, et qu'elles visent et désirent ce qui est au-delà de la raison et de toute saisie, plutôt que ce qu'elles peuvent en éprouver et comprendre par l'intelligence, alors leur foi est parfaite et leur amour véritablement fondé. Elles sont libres et apprennent à connaître Dieu, la vérité et les racines de toutes les vertus.

La nature reste cependant vivante dans la chair et le sang, dans les envies, l'indolence, la paresse, et dans tous les penchants désordonnés qu'elles avaient auparavant. Lorsque ces personnes ressentent et remarquent cela en elles, elles laissent tomber et méprisent tout

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ce qui en elles est contraire à Dieu et à leur esprit et tout ce qui les entrave et les gêne pour poursuivre ce qui est meilleur pour elles. Elles laissent tomber le sensuel et, en esprit, s'enfuient au-dedans devant la face de Notre Seigneur, avec foi, avec dévotion et avec une humble prière, comme le fit saint Paul lorsqu'il fut tenté dans la chair /1. L'Esprit de Notre Seigneur répond alors à cette humble prière pour laquelle la grâce de Dieu est assez puissante pour résister à toutes les tentations : « Car la vertu est rendue parfaite dans la faiblesse » en tous ceux qui luttent et s'enfuient, en esprit et en priant devant la présence de Dieu.

Ces personnes ressemblent à celui qui portait le nom de Centurion, qui croyait en esprit, alors qu'il était païen et incirconcis de nature /2. Il avait une centaine d'hommes armés sous ses ordres, qui le servaient et lui obéissaient en tout temps. Il possédait aussi un serviteur qui gisait impotent dans sa maison, violemment tourmenté par la goutte. Il pria donc Notre Seigneur de le guérir. Celui-ci répondit : « Je viendrai et je le guérirai ». Mais le Centurion lui répondit : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu viennes sous mon toit, mais dis une seule parole et mon serviteur sera guéri ». Et le Seigneur se réjouit de la foi de cet homme, et au même moment le serviteur de celui-ci fut guéri.

1. Cf. II Cor 12,9.
2. Cf. Mt 8,5.

De la même façon, aussi longtemps que ces personnes ressentent dans la nature des penchants impudiques et l'envie de pécher, l'envie et l'attachement sensible pour l'huma- nité de Notre Seigneur sont entravés par un intermédiaire, tandis que leur serviteur, à savoir leur nature corporelle, s'oppose à Dieu et à l'esprit en elles, car elle est violemment tourmentée par l'ennemi, et elle ne veut pas suivre l'esprit, avec envie et attachement sensible, dans le service de Notre Seigneur.

Regarde : ces personnes n'ont ni envie ni désir du Saint Sacrement, aussi longtemps qu'elles luttent ainsi. Mais elles disent d'un coeur humble : « Seigneur, je suis impure. Je ne suis pas digne que ton saint corps vienne sous le toit de mon corps impur dans le Sacrement. Seigneur, je suis tout aussi indigne de tout honneur, de tout bien et de toute consolation que les hommes bons reçoivent de toi. Il me faut donc pleurer sans cesse, me plaindre et marcher devant ta face dans une foi ferme. Même si je suis pauvre et abandonnée, moi, je ne t'abandonnerai pas, mais je crierai et prierai sans relâche jusqu'au moment où ta grâce et ma foi guériront mon serviteur. Je te louerai alors et te servirai avec mon âme et mon corps, avec tout ce que je suis et tout ce que je puis ».

Tu vois ainsi comment vivent la deuxième espèce de personnes spirituelles qui plaisent encore davantage à Dieu que les premières, car même si elles sont malades, livrées à la tentation dans leur nature, et dépourvues de toute consolation et douceur de la part de Dieu, elles sont cependant remplies de foi, de dévotion et de divin amour dans leur esprit. Il leur faut souvent lutter contre le diable, le monde et contre leur propre chair. C'est pourquoi leur esprit a besoin d'une nourriture forte avec laquelle elles pourront tout surmonter : le corps de Notre Seigneur dans le Sacrement. Elles pourront toujours le recevoir lorsque les

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réglements de leur Ordre le leur permettront, ou leur ministère, ou la bonne coutume d'autres personnes spirituelles auprès desquelles elles habitent.

2.253 Des personnes recueillies avec un esprit élevé et libre

Ensuite vient la troisième espèce d'hommes bons, qui sont encore plus saints et plus élevés dans l'esprit et dans la nature. Il s'agit des personnes recueillies, celles qui, par la grâce de Dieu, lorsqu'elles se recueillent, marchent devant la face de Dieu avec un esprit élevé et libre qui attire au-dedans, à sa suite, le coeur et les sens, l'âme et le corps et toutes les puissances corporelles.

De telles personnes contrôlent leur esprit et leur nature, et ont ainsi trouvé la paix véritable. Car même s'il leur arrive de temps à autre d'être ébranlées dans la nature, elles luttent et triomphent sans retard. Aucune motion défaillante ne peut durer en elles, car elles possèdent la vraie connaissance de Notre Seigneur, à savoir celle de sa divinité et de son humanité. Elles s'occupent de cette connaissance de deux façons. D'abord, lorsqu'elles se recueillent, leur esprit, désaffecté de toute image, est élevé, dans le nu-amour, jusque devant la nature de la divinité. Ensuite, lorsqu'elles se tournent vers le dehors, leur esprit est affecté d'un attachement sensible pour l'image de l'humanité de Notre Seigneur.

Plus elles connaissent et aiment, plus elles savourent et ressentent. Et plus elles savourent et ressentent, plus elles désirent et ont envie ; plus elles recherchent et scrutent, plus elles expérimentent ce qu'elles aiment avec leur coeur, leur âme et leur esprit.

Ces personnes ressemblent bien à cet homme du nom de Zachée dont parle l'évangile de saint Luc /1 . Il souhaita voir qui était Notre Seigneur Jésus, mais il n'y réussit pas à cause de la foule, car il était de petite taille. Il courut en avant de la foule et grimpa sur un arbre, là où Jésus devait passer. Lorsque Jésus arriva, il regarda l'homme et dit : « Zachée, hâte-toi de descendre, car aujourd'hui je dois demeurer dans ta maison ». Il accueillit Notre Seigneur dans sa maison avec une grande joie et dit : « Seigneur, voici que je donne la moitié de mes biens aux pauvres, et si j'ai fait du tort à quelqu'un, je le dédommagerai quatre fois ». Notre Seigneur lui répondit : « Aujourd'hui le salut a été opéré dans cette maison, car cet homme est devenu fils d'Abraham en esprit ». Il grimpa sur l'arbre grâce à sa foi, et il vit et reconnut ce Jésus qu'il désirait. Lui obéissant, il descendit, et reçut humblement dans sa maison ce Jésus qu'il avait reconnu et qu'il aimait. Débordant de bonté, il a partagé ses biens et il a payé quatre fois pour ses injustices. C'est ainsi qu'il a été fait juste. Voilà sa vie et son nom, et la raison pour laquelle il est saint et bienheureux. Jésus continue d'habiter en lui, ici et dans l'éternité.

1. Cf. Lc 19, 1. Même comparaison dans les Noces spirituelles, 1.51.

Regarde comment les personnes dont je viens de te parler ressemblent à Zachée. Elles désirent voir Jésus afin de savoir qui il est, ce pour quoi toute raison et toute lumière naturelle sont de trop petite taille. Elles courent donc au-devant de toute la foule et de toute dispersion des créatures. Par la foi et l'amour, elles grimpent au sommet de leur pensée, là où l'esprit se tient désaffecté de toute image et sans entrave aucune dans sa liberté. C'est là que Jésus est vu, reconnu et aimé dans sa divinité. Car il y est toujours présent à tous les esprits

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libres et élevés qui, en l'aimant, ont été élevés au-delà d'eux-mêmes. C'est là qu'il déborde en plénitude de dons et de grâces.

Il dit cependant à chacune d'elles : « Descends vite, car une liberté élevée de l'esprit ne peut se maintenir que grâce à un esprit /l d'humble obéissance. Car il te faut me reconnaître et m'aimer comme Dieu et comme homme, à la fois exalté au-delà de tout, et abaissé en dessous de tout. C'est de la sorte que tu me savoureras lorsque moi, je t'élève au-delà de tout et au-delà de toi-même, en moi, et lorsque toi, tu t'abaisses en dessous de tout et en dessous de toi-même, avec moi et à cause de moi. Il me faut alors venir dans ta maison, y rester et y demeurer avec toi et en toi, et toi, avec moi et en moi ».

1. Pour Moede.

Lorsque quelqu'un connaît cela, le savoure et le ressent, il descend vite, ne s'estimant pour rien, et disant avec un coeur humble, déçu de sa vie et de toutes ses oeuvres : « Seigneur, je ne suis pas digne, mais, au contraire, je suis indigne de recevoir, dans la demeure de péché que sont mon corps et mon âme, ton corps glorieux dans le Saint Sacrement. Mais toi, Seigneur, montre-moi ta grâce et prends pitié de ma pauvre vie et de toutes mes défaillances ».

Voici, aussi longtemps que de telles personnes se voient elles-mêmes avec leurs défaillances et leurs insuffisances, elles se déplaisent et, devant le regard de Dieu, elles pratiquent une crainte amoureuse, une humble mésestime d'elles-mêmes et une authentique espérance en lui. Ainsi, dans la mesure où elles descendent en déplaisir et mésestime d'elles-mêmes et en vraie humilité, dans cette même mesure elles plaisent à Dieu et elles montent devant sa face, en l'honorant en vérité.

Leur vie et leur occupation consistent donc à se recueillir en Dieu et à sortir en direction d'elles-mêmes. Se recueillir vers Dieu et en Dieu, avec un esprit élevé et libre, en l'honorant amoureusement; sortir en direction d'elles-mêmes en déplaisir et anéantissement de soi. Toutes les oeuvres bonnes qu'elles accomplissent ou sont capables d'accomplir, au-dehors et au-dedans, elles n'en font aucun cas et ne leur accordent aucun poids. Ces oeuvres leur semblent ne rien valoir devant la face de Notre Seigneur.

Elles sont toujours maîtresses d'elles-mêmes /1, également prêtes à regarder au-dedans d'elles et à regarder au-dehors d'elles, comme elles le veulent. Leur regard vers l'extérieur est raisonnable, enraciné dans la charité, occupé par de bonnes moeurs et des oeuvres saintes, bien ordonné en toutes vertus, et chemine devant la face de Notre Seigneur. C'est pourquoi elles gardent toujours une conscience pure et limpide, elles croissent et augmentent sans cesse en grâces et en toutes vertus, devant Dieu et devant tous les hommes.

1. Pour Haer-selfs altoes gbeweldegh.

Leur regard vers l'intérieur est à certains moments raisonnable et affecté d'images et de modes, à d'autres moments, au-delà de la raison, sans images ni modes.

Lorsque ce regard est raisonnable, il est aussi plein de désir et de sagesse. Car ces personnes se tiennent devant la face de l'amour et de la bonté de Dieu, où l'on apprend toute sa-

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gesse. Elles sont vraiment humbles et libres. C'est pourquoi elles se représentent l'humanité de Notre Seigneur Jésus Christ, et s'adressent à lui avec ces paroles : « Seigneur, tu as dit : "Sans moi, vous ne pouvez rien faire /1". Et de même : "Si vous ne mangez pas ma chair et ne buvez pas mon sang, vous n'avez pas la vie en vous /2". Et encore : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui /3". Seigneur, je suis un pauvre pécheur, indigne de cette nourriture céleste que tu es toi-même. Néanmoins, Seigneur, tu t'es livré et abandonné au pécheur dégoûté de lui-même, qui confesse ses péchés et les regrette, et qui a mis en toi une vraie confiance. C'est bien ainsi qu'il te plaît, car tu nous a appris que tu n'es pas venu pour appeler le juste, mais le pécheur /4, pour que celui-ci se convertisse et fasse pénitence pour ses péchés. C'est pourquoi, je suis audacieux et franc en oubliant dans ta grâce moi-même et toutes mes défaillances. N'as-tu pas dit : "Venez à moi, vous qui peinez et portez des fardeaux et je vous soulagerai /5" ? Tu as dis de même que tu es notre pain vivant, descendu du ciel, et que celui qui en mange vivra éternellement /6. Tu es aussi la source vivante qui jaillit pour nous du coeur de ton Père, grâce au Saint-Esprit. C'est pourquoi, Seigneur, plus je mange, plus j'ai faim ; et plus je bois, plus j'ai soif, car je ne puis t'engloutir ni te consumer. Or, je t'en prie, Seigneur, à cause de ta noblesse, Seigneur, engloutis-moi et consume-moi, de sorte que je devienne une vie avec toi et en toi, et que, en ta vie, je puisse m'élever moi-même au-delà de tout mode et de toute occupation, dans l'absence de modes. Je veux dire : dans l'amour sans modes, où tu es ta propre béatitude et celle de tous les saints. C'est là que je trouve le fruit de tous les sacrements, de tous les modes et de toute sainteté ».

1. Jn 15,5.
2. Cf. Jn 6,53.
3. Jn 6,56. 4, Cf. Mt 9,13.
5. Mt 11,28.
6. Cf. Jn 6,51.

Cependant, ce fruit, il nous faut le rechercher avec des modes, avec les sacrements et une vie sainte. Mais nous le trouverons sans modes et sans mesure dans l'amour éternel et sans fond.

Pour toute l'éternité, nous demeurerons en nous-mêmes, bienheureux et bien ordonnés selon le mode de la gloire, chacun de façon particulière, dans la mesure de ses vertus et de son amour. Et nous serons en même temps au-delà de nous-mêmes, dans la fruition de Dieu, vivant en lui sans modes, au-delà de tout ordre, dans l'amour sans fond qu'il est lui-même.

Ceux qui comprennent et qui vivent selon ce qui vient d'être dit peuvent recevoir tous les jours le Saint Sacrement, si on veut le leur donner. Car ils sont bien ordonnés, pleins de grâce et de vertus, dans le recueillement au-dedans comme lorsqu'ils sortent d'eux-mêmes vers l'extérieur, et dans toutes leurs occupations. Ils constituent le troisième groupe et le plus élevé de ceux qui s'approchent noblement du Sacrement.

Leur vie et leurs occupations peuvent se résumer en quatre points. D'abord, leur conscience est pure de péchés grossiers. Ensuite, ils possèdent l'art surnaturel et la sagesse lorsqu'ils regardent au-dedans d'eux-

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mêmes comme lorsqu'ils regardent au-dehors d'eux-mêmes, c'est-à-dire dans la contemplation comme dans les oeuvres. Troisièmement, ils sont vraiment humbles de coeur, de volonté et d'esprit, dans leur comportement, leurs paroles et leurs oeuvres. Enfin, ils sont morts à toute propriété ; à savoir à leur volonté propre, pour entrer dans la libre volonté de Dieu ; morts aux images de la raison, pour entrer dans la vérité sans images qui est Dieu lui-même. En effet, la nue simplicité de la pensée, voilà la demeure de la divinité.

Exemple de Marie

Remarque comment ces quatre points constituaient la vie et l'occupation de Notre

Douce Dame, lorsqu'elle conçut Notre Seigneur. En effet, elle était pure, chaste, vierge et toute remplie de la grâce de Dieu. Elle fut avisée et sage, en interrogeant l'ange et en lui répondant, celui-ci l'instruisant de la vérité toute entière. Elle devint humble toute entière, et attira de la sorte le Fils de Dieu du ciel vers notre vallée. Et elle dit : «Voici la servante du Seigneur. Il me faut désirer sa volonté. Qu'il me soit fait selon ta parole 1/ ». Lorsque le Saint-Esprit l'entendit, cette parole convint si bien à l'amour de Dieu qu'il nous envoya dans le sein de Marie le Fils de Dieu, qui nous a délivrés de toute misère.

1. Lc 1,38.

Considère donc et instruis-toi. Bien que Marie eût été choisie de préférence à toute autre créature pour être la mère de Dieu, la reine du ciel et de la terre, elle-même préférait être la servante de Dieu et du monde entier. C'est pourquoi, à peine eut-elle conçu Notre Seigneur, qu'elle se rendit en grande hâte dans la montagne, telle une humble servante se mettant au service de sainte Élisabeth, la mère de saint Jean-Baptiste, pendant tout le temps qui précéda la naissance de celui-ci.

De même, notre doux Seigneur Jésus-Christ, son fils, après avoir consacré le Saint Sacrement, l'avoir partagé avec ses disciples et en avoir pris lui-même, se ceignit d'un tablier, s'agenouilla devant ses disciples, leur lava les pieds et les essuya à l'aide du tablier en disant :  « Je vous donne un exemple afin que, comme je l'ai fait moi-même, vous aussi, vous vous serviez les uns les autres /1 ».

Ne jamais se dispenser du service des frères

C'est pourquoi même les religieux dont la vie est élevée en contemplation, et qui reçoivent tous les jours Notre Seigneur, doivent, lorsqu'on leur confie un emploi, le faire volontiers et de bon coeur. De même, si on les choisit comme supérieurs, de sorte qu'ils doivent être au service de la communauté en tout ce qui est utile et sans péché.

Dans leur recueillement et leur prière, ils pourront en ressentir quelque gêne et être affectés d'images provenant de ce qui leur a été confié et qu'ils doivent gérer. De même, ils pourront avoir le coeur préoccupé par des choses extérieures qui regardent la communauté. Néanmoins, ils n'arrêteront pas, ni ne cesseront leur emploi, ni se démettront de leur charge, mais ils obéiront jusqu'à la mort incluse à Dieu, à leur supérieur et aux frères du monastère /2, en tout ce qui est honorable, bon et utile à la communauté. Cela, aussi longtemps qu'ils gardent amour, crainte et respect de Dieu dans leur recueillement en lui, et qu'ils se comptent pour peu de chose et s'anéantis-

1. Cf. Jn 13,15.
2. Littéralement : au monastère.

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sent lorsqu'ils se tournent vers l'extérieur. Tout ce qu'ils peuvent faire ou souffrir, ils le compteront pour peu de chose ou même pour rien, par vraie humilité. Auprès de la communauté et auprès de tous les hommes, ils seront doux, joyeux et généreux, disponibles pour chacun dans ses besoins, avec discernement, et toujours paisibles.

Ceux qui s'accordent avec cette règle, qu'ils soient supérieurs ou subordonnés, peuvent s'approcher du Sacrement chaque fois qu'ils le veulent, comme ils le faisaient auparavant. En effet, désormais ils ressemblent encore davantage que jadis à ce que fut la vie de Notre Seigneur Jésus Christ, aux Écritures et aux saints les plus sublimes. Car ils possèdent les vraies racines de la véritable contemplation, des oeuvres et de toutes les vertus.

J'affirme la même chose de tous ceux qui vivent en dehors de la vie religieuse, mais qui gardent le recueillement et l'unité en Dieu, sans pour autant omettre de se tourner à l'extérieur vers le prochain, avec des oeuvres de charité, dès que celui-ci en a besoin. Tous ceux-là sont plus nobles, plus élevés, plus proches de Notre Seigneur et lui ressemblent davantage que ceux qui s'appliquent uniquement au regard intérieur et au recueillement, sans se tourner à l'extérieur avec des oeuvres de charité, à condition qu'ils sachent se dominer et que le prochain en ait besoin, dans quelque nécessité qu'il se trouve.

Mais celui qui ne s'applique qu'au regard

intérieur et au recueillement,

et qui fait défaut à son prochain dans le besoin :

jamais ne posséda recueillement ni vie de contemplation,

mais il a été tout entier trompé.

Avant toute chose, garde-toi d'un tel homme.

2.254 Religieux et laïcs fidèles à leur devoir

Vient ensuite le quatrième groupe de personnes spirituelles qui souhaitent s'approcher du Sacrement. Il s'agit de gens de bonne volonté qui visent Dieu sincèrement ainsi que leur propre salut ; qui s'efforcent, selon l'Ordre auquel ils appartiennent, de garder leur règle et tous les bons usages qui leur ont été enseignés et que les anciens qui les ont précédés ont formulés, en paroles et en oeuvres ; à savoir : comment se tenir au choeur, au chapitre, au réfectoire, au dortoir, à l'infirmerie ; à quel moment se taire ou parler, jeûner, prendre la discipline, qu'ils soient malades ou en bonne santé ; et toujours conformément à la règle et selon les possibilités de la nature, avec un exact discernement.

Renoncer à toute volonté propre en humble obéissance, s'occuper toujours de quelque bien lorsqu'on est en bonne santé, ou se montrer doux et patient en cas de maladie, toujours lutter et l'emporter sur la chair, le sang et les choses mondaines : voilà la règle commune à tous les bons moines et moniales.

Mais lorsqu'ils se montrent négligents, en action ou en omission, par une vie mal ordonnée, en faisant trop ou pas assez, dès qu'un remords de conscience témoigne et fait sentir qu'il y a péché, ils s'accuseront humblement et se confesseront d'un coeur repenti devant le prêtre, feront pénitence selon sa volonté, et mettront toute leur confiance en Dieu.

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De cette façon ils pourront s'approcher du Sacrement, en toute liberté et en se fiant à la grâce de Dieu, chaque fois que la règle commune de leur Ordre y consentira, ou qu'ils le feront selon la bonne coutume.

Les autres personnes spirituelles, qui n'appartiennent pas à un ordre religieux, mais qui vivent en de bonnes occupations, soumises à Dieu, à la Sainte Église et à leurs supérieurs, en ce qui concerne le jeûne, les célébrations et les règles des bons chrétiens, et qui le font selon leurs possibilités et avec discernement, celles-là peuvent aussi s'approcher du Sacrement, en suivant le conseil de leur prêtre et selon la coutume du lieu où elles habitent.

2.255 Les soi-disant spirituels, dans l'illusion

Le cinquième groupe de ceux qui s'approchent du Sacrement est formé de personnes étranges qui se complaisent en elles-mêmes, s'imaginant qu'elles sont justes et saintes, perspicaces et sages, en actions et en omissions, plus que toutes les autres. Comme elles n'ont pas été éclairées par Dieu, elles se croient grandes avec leurs oeuvres. Leur façon de vivre donne la plupart du temps dans les apparences, car elles veulent paraître saintes et être tenues pour telles.

Toujours elles veulent des privilèges que les autres n'ont pas, qu'il s'agisse de confession ou de recevoir le Sacrement. Que quelqu'un les précède, elles se fâchent et s'attristent, car il leur semble qu'injustice leur est faite si quelqu'un passe devant elles. Car elles sont d'humeur chagrine et susceptibles. Elles aiment les louanges et les honneurs et supportent mal les humiliations et les avanies, comme elles accueillent volontiers les compliments et le confort de la nature, et apprécient d'être appelées saintes. Elles n'acceptent ni reproche, ni observation, ni instruction en quoi que ce soit. Au contraire, elles prétendent réprimander, instruire et faire des observations à tous ceux qui les approchent. Même si, à l'église, elles se montrent occupées à la lecture, à la prière, aux génuflexions et s'y tiennent bien, à peine rentrées à la maison, elles sont rusées et dures, bougonnes et injurieuses, et difficiles à vivre pour leurs domestiques et pour tous ceux qui sont avec elles.

Elles sont cependant hardies et audacieuses pour s'approcher souvent du Sacrement, car tout ce qu'elles font, elles l'estiment correct et bien fait. Quant à leurs manquements, elles les tiennent pour négligeables ou les imputent aux voisins. C'est pourquoi, aussi longtemps qu'elles se plaisent en elles-mêmes, elles sont encore orgueilleuses d'esprit, et elles n'arrivent pas facilement à reconnaître les défauts qui proviennent de ces racines. Il leur semble, en effet, qu'elles sont dignes de tout et qu'elles ont raison en tout.

Bien que tout cela n'entraîne pas de péché mortel, à cause de leur inconscience et de leurs fréquentes confessions, leur vie est cependant pleine de dangers. En confession, il faut souvent se montrer ferme avec elles, leurs faire des reproches et les réprimander pour leur orgueil, et s'adresser ainsi à elles en toute vérité : • Par la grâce de Notre Seigneur et non sans crainte, l'on peut vous donner le Saint Sacrement aux solennités, de peur que vous ne tombiez dans le désespoir ou dans l'exaspération. Mais si vous étiez douces et humbles, vous pourriez consommer le Christ chaque fois que l'occasion se présente, vivre et grandir en lui, et croître en toutes les vertus

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2.256 Les chrétiens fidèles

Le sixième groupe de ceux qui peuvent recevoir le Saint Sacrement est constitué par l'ensemble de tous ceux qui sont attachés à Notre Seigneur et à leur propre béatitude au point de ne jamais vouloir commettre un péché mortel consciemment et de propos délibéré. Grâce à la crainte et à l'amour de Dieu et d'eux-mêmes, ils veulent garder les commandements de Dieu et de la Sainte Église, dans tout ce qu'ils font ou ne font pas, et en tout ce qui est obligatoire en droit et par nécessité.

Une fois l'an, à Pâques, ils s'approcheront de la pénitence et confesseront leurs péchés à leur prêtre, péchés petits et grands, sans hypocrisie, tels qu'ils ont été commis et selon le degré de leur culpabilité, dans la mesure où ils peuvent le reconnaître. Ils recevront ensuite le Saint Sacrement selon la prescription et la coutume des bons chrétiens. Ils obéiront volontiers et feront pénitence pour leurs péchés, suivant le désir de leur prêtre et selon le mode et les circonstances de leur faute.

Ceux qui vivent de la sorte marchent sur la voie commune qui conduit au ciel. Elle est nécessaire à tous les chrétiens s'ils veulent être sauvés, et encore non sans quelque sérieuse pénitence ou un long purgatoire.

2.257 Les indignes

Le groupe suivant, qui est le septième, est constitué de tous ceux que Dieu mésestime et tient pour indignes. On ne leur donnera jamais le Saint Sacrement, ni dans la vie ni dans la mort, à moins qu'ils ne se convertissent et ne fassent pénitence.

2.2571 Les mécréants et les apostats

Il y a d'abord les païens et les Juifs, ainsi que tous les peuples infidèles. Ensuite, les mauvais chrétiens, qui blasphèment et méprisent le Christ et n'affectionnent pas le Saint Sacrement ; ou bien qui ne croient pas à la présence du Christ, avec sa chair et son sang, dans le Sacrement de l'autel. La damnation est leur sort.

Toutefois, une idée passagère ou une tentation, sans que la volonté y consente, nous peuvent survenir sans que nous quitte la grâce. Il y aura donc à lutter et à vaincre par la foi, ce qui vaut une récompense et non la damnation. Cependant, marcher dans la simplicité, au-delà de la raison et dans la foi, sans labeur et sans lutte, est plus saint, plus facile et meilleur.

2.2572 Les faux mystiques

On trouve encore d'autres personnes, mauvaises et diaboliques, qui prétendent être le Christ ou Dieu. Leurs mains auraient façonné le ciel, la terre et toutes choses, qui en dépendraient encore. Elles seraient élevées au-delà des sacrements de la Sainte Église, dont elles n'auraient pas besoin et dont par conséquent elles ne veulent pas. Elles ont peu d'estime pour les dispositions et les modes de la Sainte Église, et les méprisent, comme tout ce que les saints ont couché sur parchemin. Mais elles tiennent pour saintes et grandes l'absence de modes, leur méchante secte et les coutumes bestiales qu'elles ont elles-mêmes inventées. Elles ont chassé de soi la crainte et l'amour de Dieu. De la connaissance du bien et du mal, elles veulent être dégagées. Ayant expérimenté en elles l'absence de mode qui est au-delà de la raison, elles se figurent dans leur illusion qu'au dernier jour toutes les créatures raisonnables, les bonnes comme les mauvaises, les anges comme les démons, deviendront une seule essence sans modes. Cette essence, ajoutent-elles, sera Dieu, bienheureux de nature, sans connaissance ni volonté.

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Réfutation de leurs doctrines

Regarde et fais bien attention : voilà l'opinion la plus sotte et la plus méchante qui ait jamais été entendue depuis le commencement du monde. Ils sont cependant nombreux ceux qui se laissent tromper par cette opinion ou par d'autres semblables. Ces gens semblent spirituels, mais ils sont pires que les démons. Leur foi erronée est contredite par les païens et les juifs, par la nature, la loi et la raison, par l'ensemble des écrits des bons ou des mauvais, par les anges et les démons, enfin par les paroles et les oeuvres de Dieu.

En effet, notre foi commune nous apprend que Dieu est Trinité dans l'Unité, et Unité dans la Trinité. Sa nature est de se connaître, de s'aimer et de jouir de lui-même, en lui-même : trois opérations qui sont immuables et éternelles, sans commencement ni fin.

En lui-même, il est ordre et mode, le miroir de toutes les créatures. D'après l'exemple qu'il nous en donne en lui, il a tout fait avec ordre et modes, poids et mesure. Il est ainsi présent en toute chose, et toute chose est en lui. Par ailleurs, la vie que nous possédons en Dieu est une avec Dieu et naturellement bienheureuse. Nous possédons cependant une autre vie, avec les anges, que Dieu a créée du néant et qui demeurera éternellement. Cette vie-là ne peut être naturellement bienheureuse, mais elle peut le devenir au moyen de la grâce de Dieu. Lorsque la grâce nous est donnée, à savoir la foi, l'espérance, la connaissance et l'amour, nous pratiquons des vertus qui plaisent à Dieu et nous sommes ainsi élevés au-delà de nous-mêmes et unis avec Dieu. Aucune créature cependant ne peut devenir Dieu.

De la même façon étaient les anges dans le ciel. Ils n'avaient pas été créés pour être naturellement bienheureux, mais pour recevoir la grâce de Dieu. Ceux qui se sont tournés vers lui, le connaissant et l'aimant, deviennent bienheureux, sont durablement confirmés et sont unis à Dieu dans une fruition éternelle. Mais ils ne deviennent pas Dieu ni ne pourront jamais le devenir. Tous se tiennent debout devant la face de Notre Seigneur, chacun d'une manière particulière, selon les différences de l'état ou de l'ordre qui sont les siens, tels qu'il les a reçus de Dieu, dans la grâce et dans la gloire, et avec ses mérites propres.

Ils resteront ainsi éternellement, et nous avec eux tous, connaissant et aimant Dieu, lui rendant grâce et le louant, et, au-delà, jouissant de lui, chacun dans son état et dans son ordre, avec les anges, selon qu'il en est digne et qu'il l'a mérité ici-bas par ses vertus. C'est ainsi que Notre Seigneur a dit que nos anges contemplent sans cesse la face du Père qui est dans les cieux /1.

1. Mt 18,10.

De même que les anges bons se sont tournés vers Dieu et sont maintenant bienheureux, les faux anges se sont orgueilleusement détournés de lui vers eux-mêmes, se complaisant dans la noblesse et la beauté que Dieu avait accordées à leur nature. Ils ont méprisé la grâce et la conversion à Dieu. À l'instant même, ils ont été damnés et sont tombés du haut du ciel dans les ténèbres de malédiction où ils devront éternellement demeurer.

Ils sont plus méchants que n'importe quel diable, ces gens hypocrites et sans foi qui méprisent Dieu, sa grâce, la Sainte Église et

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tous ses sacrements, la Sainte Écriture et toute pratique des vertus. Ils prétendent vivre sans mode et au-delà de tout mode, être vides comme s'ils n'étaient pas, ne posséder ni connaissance, ni amour, ni volonté, ni désir, ni pratique de vertus : ils sont vides de tout et désoeuvrés en tout /1 .

Parce qu'ils désirent pécher et commettre l'impureté et le mal sans remords et sans crainte, ils poursuivent prétendant qu'au jugement, le dernier jour, les anges et les diables, les bons et les méchants deviendront une seule substance simple de la divinité. En elle, tous seront une unique béatitude essentielle, sans connaissance ni amour de Dieu. Et ils ajoutent que, dès lors, Dieu ne voudra ni ne connaîtra, ni ne s'aimera plus soi-même, ni aucune créature. Voilà la mystification la plus grande et la mécréance la plus méchante et la plus folle dont on n'a jamais entendu parler.

À ceux-là, ni vivants ni mourants, on ne donnera le Saint Sacrement, non plus qu'ils seront enterrés parmi les chrétiens. Ils mériteraient d'être brûlés au poteau. Car ils sont damnés devant Dieu, et leur place est dans le gouffre de l'enfer, au loin et au plus profond, en dessous de tous les diables.

2.2573 Les pécheurs

En outre, tous ceux qui sont en état de péché mortel, qui suivent le monde en menant une vie proche de celle des animaux, sans crainte, ni amour, ni respect de Dieu, qui lui désobéissent ainsi qu'à la Sainte Église et à la loi chrétienne, n'approcheront pas du Saint Sacrement ; non plus que les orgueilleux et ceux qui oppriment leur prochain.

1. Leedigh est ici traduit par ses deux composantes, toujours plus ou moins impliquées : vide et désoeuvré.

Avares, cupides, durs ils sont,

colériques, envieux, cruels, criminels;

ils invectivent, jurent, blasphèment et bataillent,

pressurent, préemptent et ne reculent devant rien ;

roués et rusés, ils trompent et conseillent mal

faux comme ils sont et perfides en tout ce qu'ils font ;

pesants et lents, à aucune vertu disposés ;

zélés et vifs, rapides et ardents pour tout péché ;

jamais dégrisés, gloutons comme un goret,

ivres du matin jusqu'au soir ;

nul étonnement qu'ils soient insensés ;

ils mangent, boivent : leur ventre est leur Dieu,

ce en quoi les démons se moquent d'eux.

Tous leurs récipients, ils voudraient les remplir

de nourriture et de boisson, le tout sans mesure.


Ces gens-là rarement s'améliorent.

Car la source d'une vie impure,

c'est de donner son plaisir au corps,

en paroles, oeuvres et comportement.


Voilà bien les réceptacles du diable,

car ils sont les esclaves du péché :

le diable est justement leur Seigneur.


Garde-toi de cette foule de méchants :

de la grâce de Dieu ils se sont échappés.

Le Sacrement ne leur sera pas donné,

car leur vie entière est une chute,

à moins qu'ils ne se convertissent et ne se repentent,

et cherchent la grâce de Notre Seigneur.

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La grâce de Dieu est prête pour tous,

qui désirent se corriger de ce qui lui déplaît.

C'est pourquoi, lorsqu'un pécheur se convertit, s'accuse, confesse ses méfaits devant un prêtre et désire faire pénitence, Dieu l'a déjà accueilli. Le prêtre se réjouira avec les anges et les saints, et il lui donnera le Saint Sacrement quelle que soit l'époque de l'année.

Mais ceux qui, ignorants d'eux-mêmes, continuent à vivre dans leur méchanceté, sans conversion ni repentir, qu'ils soient mourants ou en vie, on ne leur donnera pas le Sacrement et on ne les enterrera pas avec les chrétiens. Car aussi longtemps que quelqu'un persévère dans sa mauvaise volonté, sans repentir de ses péchés, même le pape ne peut l'absoudre, ni tous les prêtres du monde. S'il meurt dans cet état, il devra être damné.

2.258 Les personnes faibles

On rencontre aussi des personnes possédant un naturel heureux et un bon tempérament. Elles sont d'humeur joyeuse, généreuses et compatissantes. Mais elles ont le sang chaud, sont vite touchées et mises en mouvement vers le bien ou vers le mal selon l'entourage avec lequel elles vivent. De temps à autre, elles tombent dans des péchés graves et nombreux. Mais lorsqu'elles voient ou entendent quelque bien accompli par des hommes bons, elles sont vite touchées par la crainte et la peur à cause de leurs péchés, et elles se convertissent dans le repentir et la pénitence. D'autres parmi elles arrivent à se connaître à l'occasion d'une maladie et de la peur de mourir. D'autres encore le font à l'occasion d'un temps approprié, comme celui du Carême, grâce à des prédications ou à quelque coutume de pénitence qui sont alors d'usage commun dans la Sainte Église. Elles sont ainsi touchées de repentir au-dedans d'elles-mêmes, de sorte qu'elles reconnaissent leur méfait, suivent la grâce de Dieu, s'accusent, se confessent de leurs péchés et désirent satisfaire à Dieu, à la Sainte Église et à tous les hommes, selon leurs possibilités

De cette façon, elles deviennent une seule volonté avec Dieu, et elles peuvent approcher du Sacrement, en s'appuyant sur sa grâce. Même si elles tombent souvent, elles sont chaque fois vite émues et mieux disposées à se relever que certaines autres personnes qui sont dures et rusées de nature. Si elles se maintiennent debout, elles croissent aussi en grâce et en vertus, davantage que d'autres, personnes dégénérées et impitoyables.

2.259 Les « pascaliens »

Il y a encore tous ceux qui en Carême se confessent sincèrement et avec un coeur repentant, selon la bonne coutume, qui reçoivent une pénitence de leur prêtre, et qui désirent désormais vivre selon la volonté de Dieu, dans leurs faits et gestes, en droite charité pour Dieu et leur prochain. Ceux-là pourront recevoir Notre Seigneur à Pâques, avec sa grâce, selon l'avis de leur prêtre, en vraie humilité d'âme et de corps.

2.2510 Les hommes de bonne volonté, vivant dans le monde

Tous ceux qui vivent dans le monde en quelque état que ce soit, conformes à Dieu et à la Sainte Église, qui sont de bonne volonté de façon à se tenir debout avec l'aide de Dieu, à s'abstenir de péchés grossiers, dans le mariage ou en dehors, dans leur métier ou leur service, dans leurs achats et leurs ventes et en toute sorte de gagne-pain, dans le travail ou dans un commerce juste ; ceux qui ne mentent ni ne

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trompent personne consciemment et volontairement, qui ne prennent ni ne refusent à personne ce qui lui appartient, mais qui, en toute vérité et droiture, désirent et visent à vivre en toute chose selon les commandements de Dieu ; qui ne haïssent ni n'envient ni ne jalousent personne, mais se montrent bons et pleins de miséricorde pour ceux qui ont besoin d'eux ; qui aiment entendre la Messe et écouter les sermons ; qui ont crainte, respect et amour pour Dieu et pour tous les hommes bons, qui s'accusent humblement et confessent leurs défauts au prêtre, et qui obéissent à la pénitence qui leur est donnée et dans toutes les choses bonnes ; bien que toutes ces personnes soient occupées et dispersées par les choses extérieures, pour gagner leur vie et celle de leurs proches, ou pour partager avec les pauvres, par grâce de Dieu, il leur est cependant permis de recevoir librement le Saint Sacrement à chaque jour de solennité, si elles le désirent. Quoiqu'elles tombent souvent dans les défauts de tous les jours, elles font ce qu'elles peuvent pour être de bonne volonté et justes en toutes choses.

Considère attentivement qui sont ces personnes de bonne volonté, dont la volonté concorde avec celle de Dieu dans tout ce qu'elles font et souffrent.

La bonté de la volonté est causée par le Saint-Esprit et naît de lui. La volonté est ainsi un instrument vivant et docile avec lequel Dieu opère ce qu'il veut.

La bonté d'une volonté d'homme est l'amour infus de Dieu, avec lequel il s'occupe de Dieu et de toute vertu.

La bonté de notre volonté est la grâce de Dieu et notre vie surnaturelle, par laquelle nous combattons et sommes vainqueurs de tous les péchés.

La volonté bonne unie à la grâce de Dieu nous libère, nous élève au-delà de nous-mêmes et nous unit avec Dieu dans une vie de contemplation.

La volonté bonne qui se recueille en Dieu, c'est l'esprit couronné avec l'amour éternel. Et lorsqu'elle se tourne vers l'extérieur, elle y dirige et gouverne toutes ses oeuvres bonnes. Elle-même est le royaume où Dieu règne avec la grâce. En elle vit la charité, l'amour de Notre Seigneur. Au-delà d'elle-même, elle est bienheureuse et unie à Dieu. Grâce à elle, nous mourons à nos péchés et recevons une vie vertueuse. En elle, nous sommes en paix et en harmonie avec tout.

Vivant ainsi, nous pouvons toujours recevoir Notre Seigneur dans le Sacrement, lorsque nous le désirons, ou l'accueillir avec amour dans notre esprit.

3.0 De la « vie vivante » de Dieu et de son expérience en nous
3.1 Notre vie créée et notre vie incréée

Il existe des personnes qui, au-delà de toute pratique des vertus, sentent et expérimentent en elles-mêmes une vie vivante où se trouvent réunis le créé et l'incréé, la créature et Dieu.

Il faut savoir que nous possédons une vie éternelle dans l'image de la Sagesse de Dieu. Cette vie demeure toujours dans le Père, elle s'écoule à l'extérieur avec le Fils, et elle reflue dans cette même nature avec le Saint-Esprit. Nous vivons ainsi de toute éternité en notre image, dans la Sainte Trinité et dans l'Unité du Père.

242

À partir de cette vie éternelle, nous possédons une vie créée qui s'écoule de cette même Sagesse de Dieu. En cette vie, Dieu connaît sa sagesse et sa bonté. Elle est son image avec laquelle il vit en nous.

À partir de son image, notre vie possède trois propriétés grâce auxquelles nous ressemblons à cette image que nous avons reçue. En effet, notre vie est toujours, elle voit toujours et elle se penche toujours vers la source de son être de créature, là où nous vivons toujours à partir de Dieu et tournés vers lui, là où Dieu vit en nous et nous en lui. Voilà la vie vivante qui est en nous tous au plan de l'essence, dans la nue-nature. Cette vie est au-delà de l'espérance et de la foi, au-delà de la grâce et de la pratique des vertus. C'est pourquoi en elle tout est un : son essence, sa vie et ses oeuvres. Cette vie est cachée en Dieu et dans la substance de notre âme.

Fausses conceptions

Puisque cela est naturellement en nous tous, certaines personnes peuvent le comprendre sans la grâce, sans la foi ni aucune pratique de vertus. Ce sont des personnes désoeuvrées et qui se sont recueillies au-delà des images provenant des sens, dans la nue simplicité de leur essence. Il leur semble alors être saintes et bienheureuses, et certaines s'imaginent même être Dieu. Elles n'estiment aucune chose bonne ou mauvaise, à condition qu'elles soient en état de sortir des images, d'expérimenter le nu-désoeuvrement de leur propre essence et d'y être établies.

Il s'agit là de personnes fausses et mécréantes, dont j'ai parlé plus haut, dans la septième partie, auxquelles il ne faut pas accorder le Sacrement, car elles se trompent en tout et sont maudites par Dieu et par la Sainte Église.

Relations entre notre vie incréée et notre vie créée

Lève maintenant les yeux au-delà de la raison et au-delà de toute pratique de vertus et fixe-les, d'un regard d'esprit aimant, sur la vie vivante qui est la source et la cause de toute vie et de toute sainteté.

On peut la regarder comme l'abîme glorieux de la richesse de Dieu, et comme la fontaine vivante par laquelle nous nous sentons unis avec Dieu, et qui s'écoule dans toutes nos puissances avec la grâce et de nombreux dons, en chacun d'une façon particulière selon son besoin et sa dignité.

Dans la fontaine de notre vie nous sommes tous réunis avec Dieu, alors que dans les rivières de sa grâce nous sommes différents, recevant chacun différemment ce qui lui convient. Nous demeurons cependant tous réunis les uns aux autres tant dans la charité que dans la nature humaine, mais avant tout dans la vie vivante par laquelle nous sommes tous unis avec Dieu.

L'union que nous possédons avec Dieu est au-delà de la raison et des sens. Nous y sommes un seul esprit et une seule vie avec Dieu. Personne ne peut voir cette vie, ni l'expérimenter, ni être établi en elle à moins d'être mort à lui-même dans la vie vivante, par l'amour et la grâce de Dieu ; à moins d'avoir été baptisé dans cette fontaine et d'être né à nouveau de l'Esprit de Dieu en divine liberté ; à moins de demeurer sans cesse dans cette vie vivante, uni à Dieu, et à moins de se renouveler sans cesse, grâce à l'opulence et à la plénitude de son amour, et de s'écouler au-dehors en grâces et en toute sorte de vertus.

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Voilà la vie éternelle et céleste, qui est née du Saint-Esprit et qui se renouvelle sans cesse en amour entre nous et Dieu, car l'oeuvre de Dieu ne cesse jamais dans le désoeuvrement de notre âme. Tous, nous possédons la vie éternelle avec le Fils, dans le Père, cette même vie éternelle qui s'écoule et naît du Père avec le Fils, et que le Père a éternellement connue et aimée avec le Fils, dans le Saint-Esprit. Nous possédons ainsi une vie vivante qui est depuis toujours en Dieu, avant toute créature.

Dieu nous a créés de cette vie, mais non pas à partir de cette vie ni à partir de sa substance, mais à partir de rien. Notre vie créée est suspendue dans sa vie éternelle, celle que nous possédons en Dieu, comme dans sa cause éternelle qui lui est propre de par la nature. C'est pourquoi notre vie créée est une seule vie avec la vie que nous possédons en Dieu, sans intermédiaire.

La vie vivante que nous possédons en Dieu est une avec Dieu, sans intermédiaire. Car Dieu est l'exemplaire vivant de tout ce qu'il a fait, la cause et l'origine de toutes les créatures. Il se connaît lui-même et toute chose en un seul regard. Tout ce qu'il connaît comme différent dans le miroir de sa sagesse - des images, des formes, des raisons - tout cela est vérité et vie, lui-même étant cette vie, car il n'y a rien en lui qui ne soit sa propre nature.

Toutes les choses qui sont en lui y sont cependant sans elles-mêmes, comme dans leur propre cause. C'est pourquoi saint Jean dit que « tout ce qui a été fait était vie en lui /1 », lui-même étant cette vie. Tous nous possédons la vie éternelle en Dieu, au-delà de notre être de créature, comme dans notre cause vivante qui nous a faits et nous a créés à partir de rien. Cependant, nous ne sommes pas Dieu et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes.

1. Jn 1, 3-4.

De plus, nous ne nous sommes pas naturellement écoulés de Dieu. C'est parce que Dieu nous connaît et nous a voulus de toute éternité en lui-même, qu'il nous a faits, non par un droit de nature 1 ni par nécessité, mais de sa libre volonté. Il connaît toute chose, et tout ce qu'il veut, il peut le faire sur la terre comme au ciel.

Élévation à notre vie incréée par la contemplation

Dieu est en nous lumière et vérité. Il se montre sur la cime de notre être de créature, et il élève notre pensée à la pureté, notre esprit à la liberté divine, et notre intelligence à la nudité sans images. Il nous éclaire par son éternelle sagesse, et nous apprend à regarder fixement et à contempler l'opulence sans fond. Là est la vie sans peine, dans la fontaine de toute grâce. Là sont la saveur et le sentiment de l'éternelle béatitude, en parfait rassasiement, sans tristesse aucune.

Passons donc au-delà

de tout se qui se corrompt avec le temps,

afin de pouvoir nous réjouir en amour,

puisque la vie éternelle nous est préparée.

3.2 Les deux miroirs
3.21 Le miroir vivant de l'âme

Au commencement du monde, lorsque Dieu a voulu faire le premier homme dans notre nature, il a parlé comme une Trinité des personnes : « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance /2 ». Dieu est esprit : pour lui, parler est connaître, vouloir est faire.

1. Pour van natueren.
2. Gn 1,26.

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Or, il peut tout ce qu'il veut, et tout ce qu'il fait est gracieux et bien ordonné.

Il a créé l'âme de chacun comme un miroir vivant dans lequel il a imprimé l'image de sa nature. C'est ainsi qu'il vit imprimé avec son image en nous, et nous, imprimés en lui, car notre vie créée est une, sans intermédiaire, avec l'image et avec la vie que nous possédons de toute éternité en Dieu.

La vie que nous possédons en Dieu est, elle, une en Dieu, sans intermédiaire.196 Elle vit non-née, avec le Fils, dans le Père ; elle naît aussi, avec le Fils, à partir du Père, et elle s'écoule de ces deux avec le Saint-Esprit. Nous vivons ainsi en Dieu de toute éternité, et Dieu en nous. Car notre être de créature vit dans notre image éternelle, celle que nous possédons dans le Fils de Dieu, comme notre image éternelle est une avec la sagesse de Dieu et vit dans notre être de créature.

3.22 Comment Dieu nous invite, et comment nous luttons avec lui

C'est pourquoi la naissance éternelle et l'écoulement du Saint-Esprit se renouvellent toujours et sans discontinuer dans le désoeuvrement de notre âme. Car Dieu nous a de toute éternité connus et aimés, appelés et élus. Si nous voulons en retour le connaître, l'aimer et le préférer, nous serons saints et élus pour toute l'éternité.

Notre Père des cieux nous montrera sa clarté divine sur la cime de notre âme, car nous sommes son royaume et il. habite et règne en nous. Tout comme le soleil au ciel de ses rayons transperce, éclaire et rend fertile le monde entier, ainsi agit la clarté de Dieu qui règne sur la cime de notre pensée. Elle émet des rayons lumineux et éclatants dans toutes nos puissances. Ce sont les dons divins : science, sagesse, claire intelligence, sage attention et discernement concernant toutes les vertus. Le Royaume de Dieu dans notre âme en est orné.

Quant à l'amour sans mesure qui est Dieu lui-même, il règne dans la pureté de notre esprit, tel un brasier de charbons ardents. Il émet des flammèches brûlantes et étincelantes qui touchent et embrasent d'amour brûlant le coeur et les sens, la volonté, le désir et toutes les puissances de l'âme, en une tempête, une fougue et un amour impatient et sans modes.

Voici les armes avec lesquelles nous luttons contre l'effrayant et sauvage amour de Dieu qui veut consumer et engloutir en lui-même tous les esprits qui aiment.

C'est bien lui cependant qui nous donne des armes en nous octroyant ses dons. Il éclaire notre raison, il nous ordonne, nous conseille et nous apprend comment nous défendre et lutter, et comment nous tenir debout, face à lui, dans l'amour, aussi longtemps que nous le pouvons. Il nous donne force, science et sagesse pour cela. Il attire toutes nos puissances sensibles dans un seul sentiment intérieur. Il fait que notre coeur aime, désire et savoure, que notre âme contemple et fixe du regard. Il nous donne dévotion et il nous fait monter telle une flamme ardente. À notre intelligence, il donne la connaissance et la saveur de la sagesse éternelle. Il touche la puissance d'amour et fait que l'esprit de l'homme brûle et se liquéfie de respect devant sa face.

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3.23 Miroir contre miroir

C'est ici que notre raison doit céder, et toute oeuvre qui s'accomplit par des puissances distinctes /1, car celles-ci deviennent simples dans l'amour, le silence et le penchant vers la face du Père. Car la révélation du Père élève l'âme au-delà de la raison, dans une nudité sans images. L'âme y est simple, limpide et pure, vide et désoeuvrée /2 de tout.

1. Pour Met onderscbeede.
2. Leedegb est ici rendu par deux mots : vide et désoeuvré.

Dans ce pur désoeuvrement, le Père montre sa divine clarté. Celle-ci ne peut être atteinte ni par la raison, ni par les sens, ni par l'examen, ni par le discernement. Tout cela doit rester en dessous, car la clarté sans mesure aveugle à tel point les yeux de la raison que ceux-ci doivent céder devant la lumière insaisissable. Mais l'oeil simple, qui est au-delà de la raison, dans le fond de l'intelligence, est toujours ouvert. Avec un nu-regard, il contemple et fixe la lumière, à l'aide de cette même lumière. L'oeil s'y trouve face à l'oeil, le miroir, face au miroir, l'image face à l'image.

Tous trois nous rendent semblables à Dieu et nous unissent à lui, car la pupille de notre oeil simple est un miroir vivant, fait par Dieu à son image, et dans lequel il a imprimé son image, c'est-à-dire sa divine clarté. Avec elle, il a abondamment rempli le miroir de notre âme, de sorte qu'aucune autre clarté ni image ne pourrait jamais y pénétrer. Cette clarté, cependant, n'est pas un intermédiaire entre nous et Dieu, car elle est cela même que nous voyons, et en même temps la lumière avec laquelle nous voyons, tout en n'étant pas notre oeil qui voit. En effet, alors même que l'image de Dieu se trouve sans intermédiaire dans le miroir de notre âme et lui est unie, l'image n'en est pas pour autant le miroir, car Dieu ne devient pas créature. Mais l'union de l'image dans le miroir est si grande et si noble que l'âme est appelée image de Dieu.197

En outre, cette même image de Dieu que nous avons reçue et que nous portons dans notre âme est le Fils de Dieu, le miroir éternel, la Sagesse de Dieu, en qui nous vivons tous et dont nous avons tous reçu l'image. Mais nous n'en sommes pas pour autant la sagesse de Dieu, car nous aurions dû nous faire nous-mêmes, ce qui est impossible et contraire à la foi. En effet, tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons, nous le tenons de Dieu et non pas de nous-mêmes.

Quand bien même serait grande la noblesse de notre âme, elle est toutefois cachée aux pécheurs et même à bien des hommes bons. Tout ce que nous pouvons connaître à la lumière naturelle, est imparfait, sans saveur ni sentiment. Car nous ne pouvons pas contempler Dieu ni expérimenter son royaume dans notre âme, sans l'aide de sa grâce et sans fréquenter véritablement son amour.

3.30 Nature de cette élévation
3.31 Dans l'âme du mystique

Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ qui est un libre /1 miroir de lui-même /2 : Il se montre à qui il veut. A savoir à ceux qui se renoncent et suivent sa grâce dans tout leur comportement et en toutes les vertus ; qui de plus, grâce à la foi, l'espérance et l'amour, ont été élevés, au-delà de leurs oeuvres, dans le nu-regard de l'âme, c'est-à-dire dans l'oeil simple qui est toujours ouvert, au-delà de la raison,

1. Ici pour willegb.
2. Certains rattachent ce membre de phrase à la phrase précédente. Dans les deux cas le sens reste obscur.

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dans le fond de notre intelligence. C'est là que leur apparaît la vérité éternelle remplissant le nu-regard qui est l'oeil simple de notre âme. L'essence, la vie, l'oeuvre de celui-ci est de contempler, de voler et de courir, et de s'élever sans cesse au-delà de notre être de créature, sans regarder ni retourner en arrière.198

Bienheureux les yeux qui voient, à qui Dieu montre son royaume et sa gloire, qu'il est lui-même. Car notre Père du ciel vit dans le royaume de notre âme comme en lui-même. C'est là qu'il nous donne sa clarté insaisissable, au-delà de notre compréhension, dans le fond /1 de notre intelligence. Le Père et le Fils laissent s'écouler en nous leur amour sans fond, au-delà de la volonté et des oeuvres. Notre volonté, au fond de notre volonté bonne, est l'étincelle ardente, la vie vivante de l'âme. C'est là que le Père engendre son Fils, et que s'écoule sans fond leur amour.

Mais nous ne sommes pas capables de saisir cette oeuvre de Dieu, et notre compréhension ne peut y pénétrer, car toutes nos puissances, avec leurs oeuvres, doivent céder et subir une transformation par Dieu. Là où nous sommes agis par l'Esprit de Dieu et que notre esprit passe au-delà /2, là nous sommes fils de Dieu /3, par grâce non par nature. Nous y sommes rendus simples. Car toutes nos puissances y défaillent dans leurs oeuvres propres, se fondent et s'écoulent dans la face de l'éternel amour de Dieu. C'est pourquoi on appelle une telle vie : une vie d'anéantissement dans l'amour.

1. Ici pour Eygbendoem, avec Surius.
2. Pour Overgheesten.
3. Allusion à Rm 8,14, comportant, comme ailleurs, un leu de mots avec le « qui Spiritu Dei aguntur », où ce dernier mot peut signifier à la fois être conduit et être agi.

Comprends bien, avec un esprit élevé. L'homme est ainsi élevé au-delà de toutes ses puissances et de ses oeuvres. Il pénètre dans son état de vide et de désoeuvrement, dans son naturel /1, simple, dans la pureté d'esprit.

1. Pour Aert.

Notre état de vide et de désoeuvrement, c'est la nudité sans images. Notre naturel simple, c'est la contemplation de la vérité éternelle. La pureté d'esprit, c'est être uni avec l'Esprit de Dieu. C'est là que nous nous sentons un avec Dieu et unité en Dieu, spiré avec Dieu et expiré au-delà, en Dieu.

L' union vivante que nous sentons avec Dieu concerne les oeuvres, et se renouvelle sans cesse entre nous et lui. Lorsque nous nous étreignons et nous touchons l'un et l'autre, nous sentons la différence qui ne nous laisse pas demeurer en nous-mêmes. Car même si nous nous trouvons présentement au-delà de la raison, nous n'y sommes pas sans la raison. C'est pourquoi nous sentons que nous touchons et que nous sommes touchés, que nous aimons et que nous sommes aimés, que nous nous renouvelons sans cesse et retournons en nous-mêmes, allant et venant tels les éclairs dans le ciel. Car tous nos élans et nos luttes d'amour sont comme si nous nagions à contre-courant : impossible de traverser notre être de créature ni de passer au-delà.

C'est pourquoi son toucher et nos élans cachés et intimes constituent l'ultime intermédiaire entre nous et Dieu, là où nous nous unissons avec lui en une rencontre réciproque

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d'amour. Car la fontaine vivante du Saint-Esprit, où nous nous unissons avec Dieu, possède une veine bouillonnante : le toucher de Dieu.199 Celui-ci est si fort et si résistant que nous ne pouvons pas pénétrer jusque dans l'abîme de son amour sans fond. Sans cesse, nous continuons donc à nous tenir debout en nous-mêmes, au-delà de la raison, dépouillés de toute image, fixant l'opulence insaisissable, et nous élançant vers elle.

Voici trois propriétés de l'âme qui la rendent semblable à Dieu, au sommet de sa noblesse : la nature, sa vie et ses oeuvres.

Là où elle correspond à la Trinité éternelle de Dieu, la nature de l'âme est désœuvrée et dépouillée de toute image. Elle est la demeure du Père, son temple et son royaume. Il engendre son Fils, qui est sa clarté, dans l'oeil écarquillé qui fixe du regard. Il laisse s'écouler son Esprit, qui est son amour, dans les élans intimes de l'esprit, lorsque celui-ci toujours et toujours s'élance.

En nos propres oeuvres, nous demeurons toujours en la ressemblance, dans la pureté de notre esprit. Car nous sentons que nous contemplons et que nous nous élançons vers un autre que nous-mêmes, demeurant en cela dans la ressemblance. Mais dans ses propres oeuvres, c'est nous qui sommes agis par son Esprit et qui subissons la transformation par sa clarté et son amour, nous trouvant en cela au-delà de la ressemblance, étant fils de Dieu par grâce.

Lorsque nous sentons en nous-mêmes que nous agissons, que nous nous élançons vers lui, que nous subissons et que nous sommes agis par lui, nous le reconnaissons dans sa clarté, nous le savourons et le sentons dans son Esprit, qui est son amour.

Dans l'union, nous sommes un seul Esprit et une seule vie avec lui. Nous demeurons cependant toujours des créatures, car quand bien même nous serions transformés au-delà dans sa lumière et spirés au-delà dans son amour, nous nous connaissons et nous nous sentons différents de lui.

C'est pourquoi il nous faut sans cesse le contempler et nous élancer vers lui, ce qui demeurera à tout jamais notre ouvrage. En effet, nous ne pouvons perdre notre être de créature, ni passer si totalement /1 au-delà que nous ne devions pas pour toujours demeurer autre que Dieu. Car même si le Fils de Dieu a pris sur lui notre nature et s'est fait homme en personne, il ne nous a pas faits Dieu. Car nombreux sont les hommes qui vivent dans le péché et dans le malheur, et qui seront damnés.

1. Pour Puer.

3.32 Dans l'âme du Christ

Par contre, il a créé une âme à partir de rien, et ensuite un corps à partir du sang très pur de la Vierge Marie. Cette âme et ce corps, il les a assumés et se les est unis, de façon à être le Fils de Dieu et le fils de Marie, Dieu et homme en une seule personne. Comme l'âme et le corps font un seul homme, ainsi le Fils de Dieu et Jésus, qui est le fils de Marie, font un seul Christ vivant, Seigneur et Dieu du ciel et de la terre, car son âme est conforme à la Sagesse de Dieu.

Cependant son âme n'est pas Dieu ni de nature divine, tout comme la nature divine ne peut devenir créature. Au contraire, les deux

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natures se retrouvent sans mélange dans une seule Personne divine, Jésus-Christ, notre doux Seigneur.

Il est seul avec Dieu, Prince puissant et vivant au ciel et sur la terre, au-dessus de toutes les créatures, et personne ne lui ressemble davantage. Car son humanité était remplie de tous les dons de Dieu et de la plénitude de toute sainteté. Tous ce que les autres saints ont pu posséder depuis le commencement du monde, ou pourront encore posséder, est divisé en parts, selon la volonté de Dieu. Mais seule l'humanité de Notre Seigneur a reçu la plénitude indivise de tous les dons, avec laquelle il remplit et peut combler toutes les créatures. Lui seul est la source de tout le bien que nous possédons et pouvons recevoir de Dieu.

Que la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ nous éclaire sur toute vérité dont nous avons besoin. Au commencement, lorsque son âme avait été créée et unie à la Sagesse de Dieu, sa raison était si éclairée et son intelligence si débordante de clarté, que son âme connaissait distinctement toutes les créatures qui ont jamais existé et qui jamais existeront. Son humanité reçut d'en haut, de son Père céleste, pouvoir et puissance sur toute chose au ciel et sur la terre. Il pouvait ainsi donner et prendre, mettre à mort et rendre vivant, faire des signes et des miracles, autant qu'il le voulait lui-même, pardonner les péchés et accorder grâce et vie éternelle. Car tout ce que Dieu a fait était soumis à son humanité, selon toutes ses volontés.

Le Saint-Esprit reposa dans son âme et dans sa nature humaine avec tous ses dons. Il l'enrichissait et le rendait libéral et débordant de biens en tous ceux qui avaient besoin de lui et qui le désiraient. Il était humble, patient, doux et miséricordieux, plein de grâce et de fidélité, obéissant, abandonné dans sa volonté et innocent.

Il se livra lui-même, méprisé et rejeté plus bas que tous les hommes. Il plia le genou et adora son Dieu et son Père, et se livra à la mort pour que nous puissions être sauvés et vivre avec lui éternellement. Il est notre règle et notre miroir selon lequel il nous convient de vivre. Son humanité est la lanterne de la clarté de Dieu qui a illuminé le ciel et la terre, et les illuminera éternellement.

Son nom béni, Jésus, a été prévu, appelé et choisi de toute éternité, et il fut annoncé par l'ange à la Vierge Marie, sa mère, qu'il serait le Fils de Dieu et aussi le sien, Dieu et homme en une seule personne. C'est ainsi qu'il nous a comblés, qu'il a vécu pour nous, qu'il a servi et enseigné, et qu'il nous a rachetés et sauvés par sa mort, nous lavant de nos péchés dans son sang très saint.

Il est ensuite monté au-delà de tous les cieux et de tous les choeurs des anges, et il s'est assis à la droite de son Père, égal à lui en gloire et en puissance. Devant lui plient tous les genoux, car il est le Seigneur de tous les seigneurs et le Roi de tous les rois, et son règne n'a ni commencement ni fin.

3.33 Réfutation des faux mystiques qui se croient le Christ

Certaines personnes mécréantes et inintelligentes prétendent qu'elles sont le Christ ou Dieu, alors qu'elles ne possèdent ni sagesse, ni grâce de Dieu, ni puissance, ni vertu. C'est pourquoi elles sont destinées au feu de l'enfer. Car il n'y a qu'un seul Dieu et un seul Christ.


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Celui-ci est Dieu et homme, et aucun autre ne l'est. Au dernier jour, lorsqu'il jugera les bons et les méchants, elles auront bien la preuve qu'elles sont damnées et qu'elles ne sont pas Dieu.

Je veux te prouver en toute évidence qu'elles ne sont pas le Christ non plus. En effet, l'humanité de Notre Seigneur Jésus-Christ n'a pas d'existence en elle-même, car elle n'appartient pas à une personne humaine /1, comme c'est le cas pour les autres hommes, mais au Fils de Dieu qui est son hypostase /2 et sa forme. C'est pourquoi elle est de même forme que Dieu. Grâce à cette union, l'humanité de Notre Seigneur est douée de sagesse et a pouvoir sur tout ce qui est en dessous de Dieu. Elle est ainsi reçue en Dieu, elle est noble et sage, sainte et bienheureuse, au-delà de toutes les créatures.

Notre Seigneur est le seul héritier dans le Royaume de Dieu, à la fois par nature et par grâce. Car il est le Premier-né de son Père comme de sa mère, prince et souverain de tous ses frères. S'il le veut, et si nous en sommes dignes, dans sa grâce, il nous fera héritiers à notre tour et participants du Royaume de son Père. Il nous a promis que, si nous le servions, nous serions là où il est, c'est-à-dire que nous serons avec notre âme et notre corps dans le palais de sa gloire. Nous y serons avec lui, pour toute l'éternité, chacun dans la gloire de l'état qui est le sien, revêtus de nos oeuvres, ornés et conduits à la perfection des vertus et de l'amour.

1. Littéralement : Car elle n'est pas la personne de la nature.
2. Pour Onderstant, avec Surius.

Jésus nous montrera sa face de gloire, plus lumineuse que le soleil. Nous entendrons sa voix séduisante, plus douce que toute autre mélodie. Nous serons assis à sa table et il nous servira comme un noble prince le fait pour les membres très aimés de sa suite et pour ses amis préférés. Il nous donnera l'honneur et la gloire qu'il a reçus de son Père céleste, et que nous souhaitons pour lui plutôt que pour nous. Tel fut le sens des paroles qu'il prononça : « Père, je veux que tous ceux que tu m'as donnés soient avec moi là où je suis, afin qu'ils voient la clarté que tu m'as donné » /1. Cette clarté, nous la verrons et elle nous revêtira bien au-delà de nos oeuvres et de nos mérites. Nous nous réjouirons ainsi, et nous nous glorifierons en nous et en lui. La joie sera dans notre coeur, notre âme, nos sens, notre corps ; une plénitude qui débordera éternellement et sans fin. Telle sera la béatitude, mais encore la moindre, qui sera la nôtre avec notre doux Seigneur Jésus-Christ, dans son Royaume éternel.

3.4 La « vie vivante »

Élevez tous vos coeurs /2 et votre nu-regard au-delà de tous les cieux et de toute créature, car je veux vous montrer la vie vivante, cachée en nous, en laquelle consiste le sommet de notre béatitude, dont j'ai parlé plus haut sans toutefois suffisamment l'expliquer. Même si je n'ai pas ainsi procédé d'une façon ordonnée, je l'avais prévu et je l'ai fait à dessein. Ce qui me manquait alors, je veux maintenant le compléter.

Regardez et comprenez, vous tous qui avez été élevés dans la lumière divine. Je ne

1. Jn 17, 24.
2. Ici pour Ghemuede.

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parle à personne d'autre car ils ne pourraient le comprendre.

La vie vivante que Dieu a instituée en nous comporte quatre points. D'abord, sa nature ; ensuite, ses occupations; troisièmement, son essence; enfin, sa sur-essence.

3.41 Nature de la « vie vivante »

La nature de la vie éternelle en nous, est d'être née à partir de Dieu ; elle est une avec Dieu, elle vit à partir de Dieu en nous, et revient en lui à partir de nous.

En effet, c'est librement que notre Père céleste nous a engendrés et choisis dans son Fils. Nous sommes ainsi fils de Dieu par grâce, non par nature. Car la grâce de Dieu est notre surnature et la vie éternelle. Personne ne peut la voir ni l'expérimenter sans la grâce.

Si nous voulons voir et expérimenter en nous-mêmes la vie éternelle, il nous faut, grâce à l'amour et la foi, monter au-delà de nous-mêmes et de la raison jusque dans notre oeil simple. Là, nous expérimentons la clarté de Dieu née en nous. Elle est l'image de Dieu qui a transformé notre oeil simple, dans lequel aucune autre image ne peut pénétrer. Nous pouvons cependant connaître, par une lumière qui nous est donnée, tout ce qui est moins grand que Dieu, à condition qu'il veuille nous le montrer.

Chaque regard reçoit l'image de Dieu intégralement, indivise et entière ; elle est toute entière à chacun ; elle demeure cependant en elle-même, indivise et une.

Nous connaissons cette image à l'aide de l'image elle-même que nous recevons. Mais lorsque nous sommes transportés au-delà et transformés dans sa clarté, nous nous oublions nous-mêmes et sommes un avec lui. Nous vivons ainsi en lui, et lui en nous. Nous demeurons cependant toujours séparés selon la substance et la nature.

La clarté de Dieu, que nous voyons en nous, n'a ni commencement ni fin, ni temps ni lieu, ni chemin ni sentier, ni forme, ni apparence, ni couleur. Elle s'est entièrement emparée de nous, nous a saisis et pénétrés, et elle a si largement écarquillé notre regard simple que notre oeil devra éternellement rester ouvert, car nous ne pourrons plus le fermer.

Voilà le premier point concernant la nature de la vie éternelle qui est née de Dieu.

3.42 Les occupations de la « vie vivante »

Le deuxième point traitera des occupations qui sont celles de la vie vivante entre nous et Dieu.

Comprends bien et élève tes yeux intimes sur la cime de toi-même, là où tu es un avec Dieu. Car être un avec Dieu est notre état de vivant /1 qui est éternel, où Dieu habite en nous, et nous en lui. Cette union est vivante et féconde et ne saurait être désoeuvrée, car elle se renouvelle sans cesse en amour et en de nouvelles visitations, grâce à l'inhabitation de l'un dans l'autre, les deux ne pouvant être séparés. L'on attire et suit, l'on donne et prend, l'on touche et l'on est touché.

En effet, notre Père céleste habite en nous, nous visite avec lui-même, et nous élève au-delà de la raison et de toute considération. Il nous dépouille de toutes les images, et nous attire dans notre origine, là où nous ne trouvons que désert sauvage et nudité sans images, qui correspond sans cesse à l'éternité200. C'est là

1. Littéralement : Notre état vivant.

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que le Père nous donne son Fils, que le Fils visite notre regard, dépouillé de toute image, avec la clarté sans fond qu'il est lui-même. C'est là qu'il réclame de nous que nous fixions et contemplions cette clarté avec la clarté même, et nous l'apprend. Nous y trouvons la clarté de Dieu en nous, et nous en elle, et unis avec elle.

La clarté nous a saisis, mais nous, nous ne pouvons pas la saisir, car notre saisie est celle d'une créature, et elle est Dieu. C'est pourquoi nous laissons notre regard courir derrière elle et la poursuivre, en longueur et largeur sans fin, en hauteur et profondeur, le tout sans modes et sans façons. Même si nous sommes unis avec elle sur le mode de la simplicité, nous ne pouvons ni rejoindre ni atteindre ce qui est insaisissable pour nous.

Nous y voyons le Père dans le Fils, et le Fils dans le Père, car ils sont un dans la nature. Ils vivent ainsi en nous et nous donnent le Saint-Esprit, leur amour mutuel, qui est une seule nature et un seul Dieu avec eux, et qui habite en nous avec eux. Car Dieu est indivis en lui-même. Le Saint-Esprit se donne lui-même, nous visite et touche l'étincelle ardente de notre âme, ce qui est là le commencement et l'origine d'un amour éternel entre nous et Dieu.

Les occupations de l'amour sont libres et ne connaissent pas de pudeur. Sa nature est d'être avide et libérale à la fois. Il veut toujours réclamer et offrir, donner et prendre.

L'amour de Dieu est avide. Il réclame de l'âme tout ce qu'elle est et tout ce qu'elle peut. L'âme est riche et libérale, et elle veut tout donner à l'amour avide, tout ce qu'il réclame et désire, mais elle n'est pas en état de l'accom- plir, car elle doit rester éternellement créature, et ne peut ni s'échapper de cet état ni l'abandonner. C'est pourquoi : même si l'amour dévore, consume, et brûle tout en elle, et réclame d'elle l'impossible, et même si l'âme désire se fondre et s'anéantir dans l'amour, elle doit subsister éternellement et ne peut périr.

De plus, l'amour de Dieu est aussi d'une libéralité sans fond. Il offre et montre à l'âme tout ce qu'il est et ce qu'il veut lui donner librement. Or, l'âme qui aime est particulièrement goulue et avide. Elle bâille largement et veut avoir tout ce qui lui est montré, mais elle est créature et ne peut engloutir ni saisir la plénitude de Dieu. Elle devra donc éternellement aspirer et s'élancer, et demeurer assoiffée et affamée. Plus elle aspire et s'élance, plus elle sent que lui fait défaut l'opulence de Dieu. C'est ce qu'on appelle : s'élancer et défaillir.

Vois comment l'amour peut à la fois donner et prendre, ce qui est l'occupation de l'amour dans notre vie vivante. Ceux qui se vouent à cet amour sont en état de voir et de sentir la vérité de ce qui vient d'être dit.

3.43 L'essence « vivante »

Le troisième point traite de l'essence vivante, où nous sommes un avec Dieu au-delà de toute occupation d'amour, en une fruition éternelle ; c'est-à-dire au-delà de toute activité et passivité' dans un bienheureux désoeuvrement, au-delà de l'union avec Dieu, dans l'unité, là où personne n'est plus capable d'oeu-vrer sinon Dieu seul. Car l'ouvrage de Dieu, c'est lui-même et sa nature. Lorsqu'il est à l'oeuvre, nous sommes désoeuvrés et transformés, un avec lui dans son amour. Mais non

1. Pour Boven werken ende ghedooeghen.

262

pas un dans sa nature, car nous serions alors Dieu et anéantis en nous-mêmes, ce qui est impossible. Nous y sommes au-delà de la raison et sans la raison, dans un clair savoir.201

Nous n'y sentons plus de séparation entre nous et Dieu, car nous y sommes spirés au-delà de nous-mêmes et au-delà de tout ordre, dans son amour. Là on ne réclame plus et on ne désire plus, on ne donne ni ne prend. Là il n'est plus que l'essence désoeuvrée et bienheureuse, qui est la couronne et la récompense, dans l'ordre de l'essence, de toute sainteté et de toute vertu.

Tel fut le désir de Notre doux Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il pria : « Père, je veux que tous ceux que tu m'as donnés soient un comme nous sommes un /1. » Non pas selon tous les modes, car lui est un avec le Père dans sa nature, puisqu'il est Dieu. Il est aussi un avec nous dans notre nature, puisqu'il est homme. Il vit en nous et nous en lui par sa grâce et par nos oeuvres bonnes. Il est ainsi unis avec nous, et nous avec lui. Dans sa grâce, nous aimons et nous fréquentons avec lui notre Père céleste.

1.Cf. Jn17, 11-12.

Dans l'amour et dans les occupations, nous sommes unis avec notre Père céleste, mais non pas un. Car le Père nous aime, et nous l'aimons en retour. Entre le fait d'aimer et celui d'être aimé, nous sentons toujours une séparation et une altérité : telle est la nature de l'amour éternel.

Mais lorsque, au-delà de toutes les occupations d'amour, nous sommes étreints et enlacés avec le Père et le Fils dans l'unité du Saint-Esprit, nous sommes tous un202, comme le Christ, Dieu et homme, est un avec son Père dans l'amour sans fond des deux autres. En ce même amour, nous atteignons notre accomplissement dans une même et éternelle fruition, c'est-à-dire dans l'essence bienheureuse et désoeuvrée, qui ne peut être saisie par aucune créature.

3.44 La sur-essence de la « vie vivante »

De plus, dans notre être désoeuvré, où nous sommes un avec Dieu dans son amour, commencent la contemplation et le sentiment sur-essentiels, qui sont ce qu'il y a de plus élevé à exprimer en paroles : c'est la vie mourante et la mort vivante, mourant à partir de notre essence vers la béatitude suressentielle.

Lorsque, par grâce et Dieu aidant, nous nous gouvernons nous-mêmes jusqu'à être capable de nous dépouiller de toute image, dès que nous le voulons, et cela jusqu'à pénétrer dans notre être désoeuvré, où nous sommes un avec Dieu dans l'abîme sans fond de son amour, cela nous satisfait amplement. Car nous possédons Dieu en nous, et nous sommes bienheureux dans notre essence, grâce à Dieu qui y est à l'oeuvre, avec qui nous sommes un dans l'amour, non pas dans l'essence ni dans la nature. Par ailleurs, nous sommes bienheureux et la béatitude même dans l'essence de Dieu, là où celui-ci jouit de lui-même et de nous tous, dans sa sublime nature. Voilà le noyau de l'amour, caché pour nous dans les ténèbres et une nescience sans fond.

Cette nescience est la lumière inaccessible, qui est l'essence de Dieu et notre sur-essence, et qui n'est essentiel qu'à lui. Car il est sa propre béatitude et fruition de lui-même dans sa nature.

264

Dans sa fruition à lui, nous sommes morts, enfoncés au-delà de nous-mêmes et perdus, cela selon le mode de notre fruition, non selon le mode de notre essence. Car notre amour et son amour sont toujours semblables et un dans la fruition, lorsque son Esprit a absorbé et englouti notre amour en lui-même, dans la fruition et dans une seule béatitude avec lui.203

Lorsque je prétends que nous sommes un avec Dieu, il faut comprendre en amour, non dans l'essence ni dans la nature. Car l'essence de Dieu est incréée et la nôtre est créée. Une telle dissemblance est sans mesure : Dieu et la créature. C'est pourquoi les deux peuvent s'unir, mais non pas devenir un. Car si notre essence venait à être anéantie, il serait impossible de connaître, d'aimer et d'être bienheureux.

Notre être de créature doit être considéré comme un désert âpre et sauvage, dans lequel Dieu vit, lui qui nous gouverne. En ce désert, il nous faut errer, sans modes et sans façons. Car nous ne pouvons sortir de notre essence pour pénétrer dans notre sur-essence autrement que par l'amour.

C'est ainsi que nous sommes bienheureux dans notre essence, si nous vivons dans l'amour. Et nous sommes béatitude dans l'essence de Dieu, si, dans l'amour, nous mourons à nous-mêmes dans sa fruition à lui. Nous sommes sans cesse vivants dans notre essence grâce à l'amour, et nous mourons sans cesse dans l'essence de Dieu grâce à la fruition. C'est la raison pour laquelle on appelle cela la vie mourante et la mort vivante, car nous vivons avec Dieu, et nous mourons en Dieu. Bienheureux les morts qui vivent et meurent ainsi, car ils ont reçu Dieu et son Royaume en héritage.

4. Conclusion

Hâtez-vous, tous, et priez

Notre doux Seigneur,

en droit amour,

pour tous ceux qui ont composé

et écrit ceci,

afin que nous l'apprenions ;

ainsi que pour ceux qui le lisent ou entendent :

qu'ils soient élus

dans le royaume d'en-haut,

où tous les compagnons

loueront Dieu

éternellement et sans fin.

Afin que nous l'obtenions

et montions vers les sommets,

que nous aide Jésus, le Fils de Dieu ;

qu'avec lui, tous ensemble,

nous puissions recevoir la couronne

devant notre Père éternel.


Là est la vie éternelle

et l'occupation joyeuse :

avoir toujours Dieu comme récompense,

là où brillent les yeux du Bien-aimé

et résonnent de nobles voix

en glorieuses mélodies.

Là, nous nous réjouirons

et trépasserons en amour :

Le visage de notre Bien-aimé est de toute beauté.

En lui nous nous glorifierons

et nous jubilerons sans cesse.

Là, nous sommes libres et paisibles.

Avec Dieu nous régnerons,

qui nous donnera notre place :

à chacun son trône.

Là, nous vaquerons à son amour,

et lui à nous se donnera.

Nous habiterons en lui.

Si nous nous aimons entre nous,

nous trouverons sa grâce

et sa familiarité.


Gardons donc son commandement,

car il est le Dieu véritable

dans la Trinité des Personnes.

À raison, nous l'aimerons

celui que nous connaissons si noble

et si puissant dans son agir.

Il mérite éternelle louange.

Bienheureux celui qui le désire.

Puisse-t-il advenir

celui que nous aimons tant,

afin qu'affamés, nous nous sachions rassasiés,

et en fruition sans cesse.

Dis Amen, fiat, fiat. Amen.

Jan van RUUSBROEC ÉCRITS IV - LES DOUZE BÉGUINES - LES QUATRE TENTATIONS - LA FOI CHRÉTIENNE - LETTRES

LES DOUZE BÉGUINES

Introduction

Dans l'état en lequel il nous est parvenu, le traité Les douze Béguines appartient aux toutes dernières années de la vie de Ruusbroec. Les listes de ses publications le mentionne toujours en dernier lieu, après le Livre des Éclaircissements. Il comporte cependant un certain nombre d'énigmes qui pourraient justifier une date plus ancienne, au moins pour certaines parties.

La première énigme est celle du titre : Les douze Béguines, qui n'a de lien avec la presque totalité de l'ouvrage que par un bref prélude où douze béguines prennent effectivement la parole à tour de rôle, en un texte rimé, pour partager entre elles les thèmes développés par Ruusbroec dans l'ensemble de son oeuvre. Mais une fois leur petite poésie récitée, elles disparaissent de la scène, laissant l'auteur broder pendant quelques pages sur les qualités demandées par la vie de béguine. Après quoi, de béguines il ne sera plus nulle part question jusqu'à la fin du livre.

L'autre énigme se rapporte à l'extrême complexité de l'oeuvre en laquelle on a, de tout temps et sans difficulté aucune, distingué quatre parties différentes, formant chacune un ensemble plutôt cohérent, en apparence autonome, dont le lien avec les autres parties ne s'impose pas immédiatement à l'esprit.

Ainsi, après l'introduction traitant des béguines, une première partie décrit les divers modes de la vie de contemplation et de la vie dans l'amour. Une deuxième partie s'attache à mettre en garde contre les mystiques déviantes, et à proposer les façons orthodoxes de se livrer à l'amour de Dieu. Vient ensuite une troisième partie, de loin la plus longue, qui pourrait s'intituler : Astrologie mystique. Elle décrit l'influence des astres, en particulier des planètes, sur la vie spirituelle, ainsi que les concordances que Ruusbroec pense découvrir entre les deux. La quatrième partie

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enfin, bien que prétendant commenter la Liturgie des Heures, est en fait une longue méditation sur la Passion et la Mort de Jésus.

À l'intérieur de ces parties, l'homogénéité n'est pas plus évidente, ce qui accroît encore l'impression d'être en présence d'un conglomérat de petits traités, jadis isolés et dispersés, ayant fini par être regroupés. Ainsi, ce que tous les commentateurs présentent aujourd'hui comme une introduction à l'ensemble de l'oeuvre, le fameux dialogue rimé entre les douze béguines et les réflexions, également en rimes, qui le suivent, pourrait bien avoir existé au préalable, comme un petit Directoire à leur usage. Mais c'est surtout la troisième partie, consacrée aux astres, qui semble contenir plusieurs éléments indépendants à l'origine, qui auraient été insérés après coup, et plutôt laborieusement, dans un traité qui ne peut gommer leur effet de digressions plutôt déconcertantes pour le lecteur moderne. Citons comme petits ensembles plausibles : Les Balances de l'Amour; Les quatre Fleuves du Paradis ; L'Autorité dans l'Église ; Origine, Décadence et Réforme de la vie religieuse. De même, dans la quatrième partie, la longue évocation de la Passion de Jésus est interrompue par un développement presque aussi important, que Ruusbroec appelle Le Testament de Jésus, mais qui, lui aussi, contient plusieurs sous-thèmes : Les six classes de pécheurs ; Les trois modes parfaits de l'Amour ; Les trois exercices de la vie éternelle ; Les dix péchés contre la charité ; Les quatre joyaux de la Charité parfaite.

L'impression d'avoir en main un recueil tardif de plusieurs textes préexistants est encore confirmée par les nombreuses répétitions, parfois presque littérales, qui se rencontrent tout au long du traité, et qui rendent parfois la lecture fastidieuse204 ; défaut qui étonne plutôt chez l'auteur dont les oeuvres antérieures nous avaient habitués à une grande rigueur de pensée, tant par le plan de ses exposés que par le développement des idées. Cependant force est d'admettre qu'une telle hypothèse se fonde principalement sur la critique interne de l'ouvrage, puisque, exception faite de deux traces relativement légères, aucune tradition manuscrite ne vient la corroborer /1. Au contraire, dès le début, l'oeuvre

1. Le mss G, originaire de Groenendael, signale une rupture entre le récit des douze béguines et la partie doctrinale qui suit, en notant : Ici commence un enseignement. Le mss F en garde une trace sous la forme d'un espace plus marqué (entre 1 et 2 de notre division) ; cf. H. KIENHORST et M.M. KORS, Corpus-vorming van Ruusbroec 's werken, dans Ons Geestelijk Erf, 72 (1998), 44-45.

semble être apparue comme un tout, sous le titre Les douze Béguines, et a été connue comme telle par ses tout premiers lecteurs. Deux siècles plus tard, son traducteur latin, le chartreux Surius, modifiera ce titre, le trouvant sans doute inadéquat au contenu de l'ouvrage. Il intitule notre traité, sans que l'on doive le soupçonner d'un quelconque humour : Traité célèbre sur la véritable contemplation, décrivant abondamment les exercices de celle-ci, suivant un ordre suggéré par l'Esprit Saint ; titre qui correspond assez bien à son contenu parfois prolixe, et qui tient compte de son ordonnance intérieure plutôt embrouillée.

Comme il vient d'être dit, la première partie du livre, le dialogue des douze béguines, se présente comme un condensé du parcours spirituel selon Ruusbroec, chacune d'elles personnifiant l'une des étapes. On y rencontre celle à qui Dieu se cache provisoirement, parce que les soucis, les distractions et le manque d'engagement la maintiennent dans une sorte d'apathie spirituelle ; celle aussi qui a jadis connu les consolations de son amour, mais à qui Dieu, de façon déroutante, s'est comme soudain dérobé, et qui le poursuit désormais obstinément ; celle encore qui souffre les tourments de l'amour, cette faim que rien ne peut rassasier sinon Dieu lui-même, ou qui se sent consumée à son égard par des exigences qu'elle ne peut satisfaire. D'autres s'expriment dans le vocabulaire typiquement ruusbroechien qui essaie de décrire les étapes les plus élevées de l'expérience spirituelle : l'errance, la nescience, la perte de soi, le sentiment d'avoir été engloutie sans retour par Dieu, comme dans un abîme sans fond. Enfin, la douzième et dernière des béguines offre le portrait, si souvent prisé par Ruusbroec, de l'âme qui est également à l'aise dans la vie contemplative et dans la vie active, présentant ainsi l'image d'un amour qui ne saurait être désoeuvré, et qui réclame par conséquent la pratique des vertus, tout en ne cessant, au même moment, de fixer la divinité et de se liquéfier en elle.

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Toutes les béguines n'en sont évidemment pas là, et Ruusbroec, qui en est bien conscient, ne manque pas l'occasion de signaler le relâchement dans lequel certaines végètent. En effet, un tableau sans ménagements de leurs défauts actuels précède ensuite le portrait de la béguine vertueuse dont la charité est plus particulièrement soulignée. Cette dernière se signale aussi par sa dévotion à l'eucharistie, spécialement sous la forme de la communion que l'on peut supposer relativement fréquente. Un dialogue eucharistique entre Dieu et l'âme se termine par la description de l'intense désir spirituel que la communion suscite dans le communiant, désir que le sacrement ne saurait entièrement combler car, note Ruusbroec, « le mode ne peut rejoindre l'absence de modes, car mode et absence de modes font deux qui jamais ne deviennent un seul », c'est-à-dire que la communion sacramentelle ne peut passer d'elle-même en expérience mystique. Elle pointe seulement vers celle-ci et en porte la faim et la soif jusqu'à leur point d'incandescence. Signe provisoirement sensible, qui cache encore en partie la réalité spirituelle qu'il contient, le sacrement est cependant indispensable si l'on veut « recevoir, au-delà de la raison, la vie de contemplation ».

À condition, bien sûr, d'y être disposé. Si beaucoup de croyants sincères ne la reçoivent pas, c'est en grande partie, pense notre auteur, en raison de la dispersion de leur coeur distrait et extraverti, vivant seulement dans les sens et se désintéressant de la vie qu'ils portent au-dedans d'eux-mêmes. Rien d'étonnant alors .si le tableau, qui détaille ensuite les vertus préparant l'âme « à l'heure où il (Dieu) se montrera », insiste particulièrement sur le recueillement et sur l'intériorité : « regard au-dedans », « demeure au-dedans », « séjour au-dedans », « clos devant toute image » apportée par les sens, et « béant vers l'éternelle vérité ».

Se proposant ensuite d'expliquer en quoi consiste la vie de contemplation, Ruusbroec commence par présenter celle-ci sous la forme d'un poème, avant d'abandonner bientôt la rime, comme une « absence de modes », un « au-delà de la raison », c'est-à-dire un au-delà des modes et des façons dans lesquels notre connaissance évolue habituellement. Elle est le « miroir limpide dans lequel Dieu brille de sa clarté éternelle », une image qui échappe d'ailleurs à toute définition dont les éléments seraient empruntés au monde des choses : elle est « au-delà de tout, ni ceci, ni cela ».

Reprenant le même enseignement en prose, c'est encore sur l'attitude indispensable de recueillement au-delà des sens que Ruusbroec insiste, « au plus haut de ta vie intime », l'âme ne cessant de louer Dieu et de lui rendre grâces : « Que ta pensée soit nue, dépouillée de toute image sensible. Que ta raison soit ardente et élevée en amour, jusqu'à la vérité éternelle. Que ton esprit soit à découvert, tel un miroir vivant, pour recevoir l'image éternelle de Dieu ». C'est alors que Dieu prendra l'initiative et fera apparaître sa lumière « que ni sens, ni nature, ni raison, ni étude éclairée (par la foi) sont à même de saisir ». Sans plus attendre, Ruusbroec part de suite vers les sommets de cette expérience, toujours caractérisés par les deux temps inséparables : unité et fruition en Dieu, d'une part ; ressemblance avec lui dans les oeuvres extérieures et les vertus, de l'autre.

La description des quatre modes différents selon lesquels Dieu se donne dans la contemplation a l'avantage d'être illustrée par quelques exemples concrets. Ainsi, la « jubilation », qui se produit encore au niveau des sens, est expliquée par l'image d'un miroir concave, tourné vers le soleil, où les scories de nos péchés sont consumées par le feu qui s'y allume spontanément. Le « regard simple », ouvert en nous par un rayon venant de Dieu et frappant la pensée dépouillée, est explicité par l'image du rayon de soleil qui, fixé par le regard, conduit l'oeil infailliblement jusqu'au coeur de l'astre. Ruusbroec présente ensuite ce qu'il appelle la « speculatio », à savoir le regard de l'âme au travers du miroir (speculum) de l'entendement dans lequel Dieu a envoyé son Esprit. Il s'agit d'une connaissance moins parfaite, puisqu'elle a lieu par l'intermédiaire d'images et de concepts, constituant ainsi le domaine privilégié d'une théologie savoureuse, tout entière ordonnée à l'adoration et à la louange, différente cependant de la contemplation décrite précédemment et réservée à l'oeil simple de l'âme. Une page remarquable évoque ensuite le passage de cette spéculation déjà priante à ce que l'on pourrait appeler l'expérience mystique proprement dite, au-delà des modes, et montre comment, sous l'action de Dieu, l'oeil simple de l'esprit s'y ouvre dans l'entendement lui-même. Le quatrième mode, le plus élevé,

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s'appelle « occupation d'amour ». Il donne à l'auteur l'occasion de décrire les tourments de cette dernière étape où l'âme est sans cesse effleurée par le toucher de l'Esprit qui lui réclame toujours plus d'amour, au-delà même de ce qu'elle peut donner et recevoir, jusqu'à être acculée à « défaillir dans l'amour », ultime limite, infranchissable par ses propres moyens, où Dieu viendra la cueillir pour l'entraîner dans une expérience ineffable d'union avec lui, sans plus aucun intermédiaire.

Le même itinéraire spirituel est ensuite examiné d'un autre point de vue, celui de l'amour en lui-même. Reprenant en partie une gradation développée plus amplement dans La Pierre brillante (3. 6), Ruusbroec distingue l'amour des amis, l'amour de ceux qui s'adonnent à la vie intime, l'amour des fils, et enfin le nu-amour de ceux qui ont « expiré au-delà » d'eux-mêmes, en Dieu. Variété de l'amour que l'auteur rattache ici à la vie intime de la Trinité et à la distinction entre Dieu et la divinité, entre l'Unité et la Trinité, entre le désoeuvrement immobile de la nature divine et l'activité incessante des trois Personnes. Parmi celles-ci, c'est l'Esprit qui est continuellement à l'oeuvre dans l'homme spirituel, par ses touchers et ses « attractions » qui vont toujours dans une double direction : vers l'extérieur pour les oeuvres, et vers l'intérieur dans le recueillement.

Avant de terminer cette partie de l'ouvrage, Ruusbroec saisit l'occasion pour préciser ce qu'il entend exactement par les diverses formes d'unité et d'altérité entre Dieu et nous. Six aspects, apparemment contradictoires, sont successivement analysés. Il y a d'abord cette union entre Dieu et nous qui préexiste à notre création, puisque, Dieu étant hors du temps, tout ce qu'il créera un jour préexiste éternellement en lui. Il s'agit là d'une noblesse propre à toute créature raisonnable, sans aucun mérite de sa part et sans lien avec une éventuelle sainteté. Cependant, c'est bien vers cette image préexistante que le spirituel sera élevé par la grâce, lorsque cette dernière voudra lui en donner l'expérience. En deuxième lieu, il y a la ressemblance dans l'altérité, que Ruusbroec situe dans les puissances supérieures de l'âme, grâce à laquelle, et grâce aux dons de l'Esprit qui s'y répandent, l'âme peut toujours davantage ressembler à Dieu dans une vie vertueuse. Lors de la troisième étape, le toucher de Dieu commence à se faire sentir, qui invite l'âme à la fois vers les oeuvres extérieures et vers un recueillement au-dedans d'elle-même, et déjà au-delà d'elle-même par le plus profond d'elle-même. Vient ensuite une première expérience de l'union avec Dieu, lorsque l'âme, sans cesse pressée par son toucher et incapable de répondre pleinement à cette motion intérieure, est acculée à défaillir dans toutes ses activités, et en vient à être réduite à subir l'activité souveraine de Dieu. C'est alors qu'elle accède peu à peu à ce que Ruusbroec appelle l'union dans le nu-amour, décrite par lui comme « un feu consumant qui (...) nous fait sortir hors de nous-mêmes et nous engloutit avec Dieu dans l'unité » (1. 55). Avant-goût de ce que l'auteur définira comme l'unité essentielle, qui se passe donc au niveau de l'être profond, dans la fruition. Celle-ci nous introduit dans le repos des Personnes, au coeur de la Trinité. Ce repos se définit comme « unité des Personnes, désoeuvrement nu, allégresse débordante, béatitude sans fond, couronne et récompense du parfait amour pour l'éternité. » (1. 56).

Après cette remarquable synthèse de tout son enseignement sur le parcours spirituel, nous abordons, en deuxième partie, une critique des doctrines spirituelles erronées et des faux mystiques à propos desquels la vigilance de Ruusbroec ne se relâche jamais complètement au fil de ses écrits. Elle commence par une affirmation qui lui tient à coeur, et dans laquelle il voit le fondement de toute contemplation : « Tous les hommes bons qui sont éclairés par la grâce de Dieu, trouvent au-dedans d'eux-mêmes le Royaume de Dieu, et lorsqu'ils se recueillent au-delà de la raison, dans leur essence propre, ils trouvent Dieu dans son Royaume ». Le mot trouver garde ici le sens fort du moyen-néerlandais vinden, qui pourrait la plupart du temps être rendu par ressentir ou expérimenter. Cette vie de contemplation va cependant toujours de pair, nous l'entendons une nouvelle fois, avec une vie active dans les oeuvres d'une vie vertueuse. Et c'est là que le bât blesse chez la plupart de ces faux mystiques. Ils s'en tiennent, en effet, à une mystique naturelle, accessible aux puissances naturelles de l'âme — ce que Ruusbroec concède sans ambages — mais qui, à elles seules, sans grâce ni vertus, demeurent incapables de ressentir en elles le Royaume. De cet étrange mélange d'objectivité et de sub-

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jectivité naissent toutes les erreurs dont Ruusbroec détaille le catalogue, sans doute assez complet, où se retrouve sans difficulté l'écho de plusieurs déviances qui avaient alors cours dans les milieux dits du Libre Esprit, et auprès de certains cercles de béguards et de béguines, soit qu'ils se soient attribué ce qui est prérogative de chacune des trois Personnes, soit qu'ils aient prétendu à un faux anéantissement débouchant curieusement sur un véritable nihilisme avant la lettre, Dieu tout comme les hommes n'étant plus « rien ».

Pour réfuter le faux désoeuvrement auquel aboutit la mystique purement naturelle, Ruusbroec détaille une nouvelle fois les quatre occupations d'amour, l'amour étant toujours nécessairement constitué par un « donner » et un « prendre ». Commentant le fameux texte de Deutéronome 6, 45 : « Aimer Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces et de toute sa pensée », sa plume reprend, du point de vue des activités successives de l'âme, le parcours amoureux qui nous est maintenant familier, depuis les oeuvres extérieures, à travers les diverses invitations à l'amour au-dedans de nous-mêmes, jusqu'à l'amour apaisé, qu'il annonce comme le degré le plus parfait puisque « en lui n'existe ni va ni vient, ni fougue d'amour, ni fougue de vertu » (2. 23), ce qui n'empêche pas l'auteur de présenter un ultime degré « au-delà » des trois premiers, où « nous passons au-delà de nous-mêmes en aimant, vers le Saint-Esprit qui nous a aimés éternellement. Nous nous livrons alors au-delà de nous-mêmes à notre Père du ciel qui nous a créés au commencement. Et nous nous épuisons au-delà de nous-mêmes vers l'éternelle Sagesse de Dieu, en qui notre image existe depuis toujours, sans commencement » (2. 24). C'est bien cela, pour Ruusbroec, l'aboutissement du parcours amoureux : passer au-delà de nous-mêmes, au coeur de la Trinité.

Avant de clore cette partie, Ruusbroec reprend encore une fois l'itinéraire spirituel en l'éclairant cette fois-ci par le mystère même de la Trinité. Comme celle-ci est à la fois désoeuvrée dans la nature, mais éternellement à l'oeuvre dans les Personnes, ainsi, au sommet de l'expérience spirituelle, notre âme est-elle éternellement désoeuvrée en la nature de Dieu où « nous avons expiré au-delà de nous-mêmes, dans notre sur-essence, avec Dieu, en cette béatitude simple qui ne peut jamais être connue autrement que par elle-même », et est-elle toujours à l'oeuvre dans ses puissances spirituelles, âme raisonnable et volonté libre, comme dans ses sens, grâce aux « moeurs honnêtes » et aux « oeuvres saintes » (4. 4).

C'est alors que débute un tout autre type de réflexions, et sans doute aussi un nouvel écrit ayant existé d'abord séparément et qui a fini par être inséré dans ce recueil dont il constitue désormais la partie la plus volumineuse. Il pourrait porter le nom de « Traité d'astrologie et de mystique comparées ». En donnant son avis sur l'ensemble des Douze Béguines, Geert Groote avait exprimé quelques réticences au sujet de cette partie de l'ouvrage, non pas, comme nous le penserions aujourd'hui, parce qu'une telle comparaison lui eût semblé incongrue en principe, mais parce qu'il reprochait à l'auteur de s'être appuyé sur une astrologie un peu obsolète et insuffisamment mise à jour, au regard des avancées de cette science à l'époque. Le principe lui-même d'une telle étude comparée ne le choquait donc aucunement. L'université faisait siennes les discussions sur les rapports existant entre les astres du firmament et les créatures raisonnables. Une telle conception reflétait à sa façon la foi dans un unique Créateur de l'univers qui avait tout fait à son image, et dont la trace devait se retrouver à chaque degré de l'être. « La nature des cieux et le cours des planètes, écrit Ruusbroec, nous sont un enseignement (...), car tout ce que Dieu a fait, dans la nature comme dans la grâce, est bien ordonné » (3. 13). Tels les astres évoluant au firmament et amenant une succession de jours et de nuits, d'hivers et d'étés, la vie intérieure des êtres doués de raison se devait de refléter dans ses mutations quelque chose d'un tel parcours, même si tous s'accordaient pour penser que cette influence des astres n'allait jamais jusqu'à compromettre la liberté de l'homme : « Personne n'a de pouvoir sur notre libre volonté, écrit encore Ruusbroec, ni les natures célestes (les astres), ni aucune créature, sauf Dieu et nous-mêmes » (4. 21).

Ce sera donc l'occasion pour Ruusbroec de préciser d'une façon originale plusieurs étapes de ce parcours. Surtout, ce Traité des astres glissera par moments vers un véritable Traité de caractérologie, où connaissance de la psychologie humaine et expé-

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rience des voies spirituelles seront également mises à profit, pour esquisser les linéaments d'une thérapie spirituelle, étonnante pour l'époque, des maladies de l'âme qui guettent celui qui s'engage sur le chemin de l'union à Dieu. Certes, pour Ruusbroec, les astres peuvent nous aider à mieux comprendre ce qu'ils représentent pour l'homme, peut-être même à faire meilleur usage de leur influence, mais surtout, en cas de dispositions astrologiques néfastes, à leur faire face, à l'aide de la grâce, d'une façon plus efficace.

Ainsi, si Dieu a créé une terre, un ciel inférieur et un ciel supérieur, c'est pour nous signifier que nous devons le servir sur la terre avec nos sens, dans notre ciel intérieur avec nos vertus spirituelles, et finalement dans notre ciel supérieur par la contemplation. Ce dernier, tel qu'on le supposait alors, reflète en effet Dieu dans sa nature cachée, là où il est déjà uni avec toutes ses créatures, tandis que le firmament et ses astres reflètent notre vie intérieure. C'est ainsi que Ruusbroec peut entamer une étude détaillée de chacune des sept planètes, étude qui sera occasionnellement interrompue par des digressions parfois importantes s'y rapportant avec plus ou moins de bonheur.

Saturne, la plus néfaste des planètes, imprime son image en ceux qui sont nés sous son signe : pécheurs invétérés, adonnés à la vie dans les sens. Heureusement, le croyant dispose d'un antidote contre l'influence pernicieuse de cette planète : le Nom de Jésus et la puissance que celui-ci recèle. Ce qui nous vaut une longue digression où Ruusbroec passe en revue toute l'Histoire du Salut, depuis Adam jusqu'à l'Incarnation et la Pâque de Jésus, telle que la répercutent les fêtes de l'Année liturgique et l'expérience intérieure, tout à la fois et chacune pour leur part.

La planète Jupiter, étant en tous points l'opposé de Saturne, donne à Ruusbroec l'occasion de décrire l'opposition entre les bons et les méchants tout au long de l'histoire. Il en profite pour présenter une description des différentes catégories de pécheurs, parmi lesquels il loge cette fois-ci la catégorie des mercenaires, celle de « ceux qui aiment Dieu, non par amour, mais à cause d'eux-mêmes et de leur profit personnel (...). Celui qui sert Dieu pour quelque motif que ce soit qui n'est pas Dieu lui-même, n'aime pas Dieu, il n'est ni sage ni bon » (3. 2). Il reprend ainsi le jugement sévère qu'il leur avait réservé dès son premier ouvrage, Le Royaume des Amants, mais qu'il avait atténué quelques années plus tard dans La Pierre brillante.

Mars et le Soleil sont traités plus rapidement. Si les caractéristiques de l'astre de la guerre se retrouvent dans ceux qui sont nés sous son signe - agressivité et violence - celles du soleil - source de lumière et de fécondité - se reflètent dans les enfants qui s'en réclament en un naturel avantageux, assurant leur succès auprès des grands de ce monde. La planète Vénus, au sujet de laquelle Ruusbroec ne tarit pas d'éloges, est à l'origine des natures riches, aimables et gracieuses, ses enfants sont « gourmands et enclins à tous les plaisirs » (2. 51). Malgré leurs évidentes qualités, ils ont cependant autant que les autres besoin de la grâce pour plaire à Dieu.

La conjonction, périlleuse aux yeux de l'auteur, de Vénus et du Soleil dans le signe zodiacal du Taureau, au mois d'avril, est providentiellement conjurée par l'arrivée du Carême et du jeûne qui l'accompagne. Par contre, la conjonction, favorable pour Ruusbroec, des deux mêmes planètes dans le signe de la Balance, au mois de septembre, époque des moissons et des fruits, lui inspire un nouvel exposé sur les différentes facettes de l'amour de Dieu, tenu en équilibre sur les plateaux de quatre balances, qui correspondent à quatre aspects différents de l'amour. Après l'amour commun à tous, parce qu'il est vécu dans notre image au coeur de Dieu, il y a l'amour qui se donne dans la grâce et qui attend d'être mis en équilibre par nos vertus, celles-ci constituant notre réponse à la grâce, au travers des consolations et des sécheresses, acceptées avec une égale soumission. Vient ensuite l'amour envisagé sous les différentes formes qu'il prend à partir de la conversion jusqu'à la fougue d'amour, celle-ci précédant de peu l'union apaisée et silencieuse, sans différence. Finalement, Ruusbroec décrit l'amour comme il est vécu dans les commandements de Dieu dont la pratique évolue à l'image de la succession des saisons.

Un portrait du parfait chrétien complète cette section, portrait qui met particulièrement en relief l'humble amour dans

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les relations avec les autres, une vertu que l'auteur apprécie entre toutes et que, dans la vie des oeuvres ou active, il semble situer à égalité avec l'expérience mystique la plus élevée : « Expérimenter l'humilité dans son esprit purifié, c'est vivre au-delà de tout effort, c'est le fond et la racine de toute sainteté (...). On ne peut l'expérimenter que grâce à elle-même » (3. 54). L'une ne peut aller sans l'autre, car l'âme est sujette en même temps à un double mouvement de montée et de descente : montée dans le nu-amour, et descente dans l'humble abaissement.

Ruusbroec commence alors ce qui ressemble à un traité d'anthropologie ou de psychologie spirituelle, en se proposant de décrire l'âme comme une source dont jaillissent quatre fleuves. Mais en s'étendant sur l'Histoire du Salut, celle des anges comme celle des hommes, et en rappelant l'inégalité hiérarchique existant chez les uns comme chez les autres, il glisse vers des considérations sur l'Église comme institution hiérarchique, aux tâches et aux dignités diverses. C'est Jésus-Christ qui est la source et l'origine de toute autorité dans l'Église, une autorité et des dignités qui ne peuvent être ni vendues ni achetées. Ruusbroec stigmatise alors les pratiques simoniaques qui produisent des pasteurs indignes, « orgueilleux, envieux, avares, cupides, gloutons, impudiques, pécheurs publics », en des termes qui ne les ménagent guère. « Si c'était possible et s'ils en avaient le pouvoir, ils vendraient le Christ pour de l'argent aux pécheurs, avec sa grâce et la vie éternelle » (3. 572). Mais il y a heureusement encore quelques bons pasteurs qui survivent parmi les autres, dont l'auteur nous trace un portrait plein de saveur évangélique.

La règle commune que le Christ a laissée à tous ses disciples dans son évangile, l'amène ensuite à tourner le regard vers la vie religieuse dont il rattache les origines à la période de relative aisance que connut l'Église grâce à la paix constantinienne. C'est alors que plusieurs furent a poussés de la part de Dieu à quitter le monde et à se réfugier au désert, afin de pouvoir servir Dieu inlassablement, intimement et sans entraves » (3. 5740). Ce faisant, ils ne faisaient que reprendre la règle et la formation que Jésus avait données à ses apôtres durant sa vie au milieu d'eux, sous la forme des conseils : prendre sa croix et le suivre, tout vendre et donner aux pauvres. La façon dont Jésus a éduqué ses apôtres préfigurait, selon Ruusbroec, la formation ultérieure à la vie religieuse. Ils reçurent de lui non pas un habit matériel, différent de celui de leurs contemporains, mais un triple habit spirituel dans lequel Ruusbroec retrouve les trois étapes principales du parcours de l'âme : celui des oeuvres extérieures, celui de l'amour sensible et celui, spirituel et intime, du nu-amour. En plus de ce triple habit, les apôtres revêtirent encore le vêtement le plus excellent : « l'humble obéissance et l'abandon volontaire à la volonté de Dieu ».

Hélas ! la vie religieuse que l'auteur a sous les yeux ne correspond guère à cette vision. La paresse, ou acedie, la gloutonnerie et le vice de propriété s'y étalent. Une restauration de la vie religieuse, que Ruusbroec appelle de ses voeux, supposerait une conformité renouvelée au Christ, à la fois dans sa Passion et dans sa relation d'amour avec son Père.

Après un nouveau résumé de ce qu'il entend par vie de contemplation, Ruusbroec revient ensuite à l'étude des astres en abordant la planète Mercure et le tempérament de ceux qui sont nés sous son signe. L'astre du négoce l'amène à comparer l'acquisition du Royaume de Dieu à un commerce de marchands sages qui sont prêts à payer n'importe quel prix pour acquérir un bien qui n'a pas de prix. Si les enfants de Mercure sont favorisés, quant à leur naturel, par une brillante aptitude aux relations humaines qui leur assure de grands succès dans les affaires, eux aussi cependant « ne peuvent ni voir ni expérimenter le Royaume de Dieu sans la grâce de Dieu. Car la nature ne peut pas oeuvrer au-delà d'elle-même ».

Avant d'achever cette partie, Ruusbroec nous propose encore un petit Traité, si on peut l'appeler ainsi, sur le renoncement à la volonté propre, condition absolue de l'union avec Dieu, cette union ne pouvant se réaliser que dans l'union de notre volonté avec celle de Dieu. Car notre volonté nous a été donnée expressément pour cela. Elle appartient à Dieu et « celui qui la garde et la possède pour lui-même est un voleur et un assassin, car il enlève à Dieu ce qui appartient de droit à lui seul » (2. 7). Ce renoncement est aussi la condition du véritable bonheur. Ruusbroec n'hésite pas à côtoyer le paradoxe pour le faire comprendre

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à son lecteur : « Ceux qui, en enfer, seraient morts à leur volonté propre, n'y brûleraient pas. De même, ceux qui, au ciel, tiendraient à leur volonté propre, contre la volonté de Dieu, y seraient malheureux ».

Enfin, la dernière partie de l'ouvrage présente la vie liturgique à la suite du Christ. D'abord vient l'année liturgique qui se déploie tel un sacrement annuel de l'Histoire du Salut, célébrée autour des trois fêtes principales de Noël, de Pâques et de la Pentecôte, et s'ouvrant sur la perspective d'une quatrième fête encore à venir : celle du second Avènement du Christ à la fin des temps. Car c'est toujours le Christ qui est à la fois « notre rituel et notre bréviaire », surtout dans sa Passion et dans sa mort dont le souvenir devrait nous accompagner toujours.

C'est ce que Ruusbroec voit se réaliser dans le déroulement des sept sections de la Liturgie des Heures, de nuit comme de jour, dont il compose une longue méditation qui suit, scène après scène, le déroulement du procès et de la mise à mort de Jésus, cela grâce à une savante recomposition des événements où les quatre évangiles sont tour à tour mis à contribution.

Une fois Jésus mis en croix, Ruusbroec expose ce qu'il appelle le « Testament de Jésus », un résumé du dessein de Dieu dans la création des anges et des hommes, et dans la rédemption de ces derniers, testament confirmé et scellé dans la mort du Christ. C'est l'occasion, pour l'auteur, d'entamer une nouvelle description des diverses classes des pécheurs, mises cette fois en relation avec les acteurs et les témoins de la Passion de Jésus, telles que Ruusbroec les reconnaît encore dans l'Église de son temps. Le piètre état du clergé de l'époque, à côté d'un portrait émouvant du prêtre fervent, est encore une fois monté en épingle.

La suite donne à nouveau l'impression d'être un assemblage de plusieurs écrits indépendants, ce qui donne à l'auteur l'occasion de revenir, parfois brillamment, souvent longuement et de façon répétitive, sur les thèmes majeurs de son enseignement, déjà développés ailleurs dans l'ouvrage. Il présente ainsi successivement trois modes d'amour de l'homme pour Dieu (attachement sensible, humble abaissement, unité avec altérité) ; deux modes de l'amour parfait ; trois occupations de la vie éternelle ; quatre joyaux de la charité (humble abaissement, amour débordant, fruition dans l'unité, repos dans la sur-essence) ; et, à nouveau, sept classes de pécheurs qui s'opposent à la charité. Parmi ces derniers, nous retrouvons encore les serviteurs-mercenaires, ceux qui aiment Dieu en vue de la récompense. Notons aussi ce qu'il appelle le péché de faiblesse, un péché vite pardonné, dont les apôtres, par leur débandade lors de l'arrestation de Jésus, et surtout Pierre par son reniement, ont donné un exemple célèbre et encourageant pour nous.

None, Vêpres et Complies sont ensuite évoqués rapidement, en accompagnement de la mort et de la mise au tombeau de Jésus.

Avant de terminer le traité, Ruusbroec tient encore à affirmer, non sans quelque audace dans la formulation, ce qu'il conçoit comme une vie qui lui semble être désormais à l'abri du péché : « Tel est le mode de tous les saints qui sont morts à eux-mêmes en Dieu, avec amour. Ils ne pourraient pas quitter Dieu, car ils ont expérimenté en lui la charité parfaite, celle qui est Dieu et qui n'a peur de personne. Ils vivent dans l'esprit, sans angoisse, sans peur, sans souci ni affliction quelconque. Dans leur esprit, ils possèdent le témoignage de l'Esprit de Dieu qu'ils sont les fils élus de Dieu, un témoignage que personne ne peut leur enlever. Car ils ressentent la vie éternelle dans leur esprit ». Ruusbroec s'est-il aperçu que de tels propos pourraient prêter à des interprétations osées ? Ou craint-il un instant les sourires amusés et sceptiques de ses lecteurs ? Mais il ne peut parler autrement, car il se sent autorisé d'en appeler à sa propre expérience : « Il m'est souvent arrivé d'écrire de telles paroles, mais je me renonce et m'abandonne sous la vérité éternelle, sous la foi de la sainte chrétienté et sous les docteurs qui, grâce au Saint-Esprit, ont expliqué les Saintes Écritures. Cependant, ce que je ressens ne peut pas me quitter, et je ne puis le chasser de mon esprit. Même si je devais ainsi gagner l'univers entier, je suis incapable d'en douter ou de refuser ma confiance à Jésus, en pensant qu'il pourrait me damner. Mais si j'entends une opinion contraire, je suis prêt à me taire. Désormais, je n'écrirai plus guère davantage ». Confession émouvante d'un véritable témoin.

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Grâce à l'extrême obligeance de Mihel Kors, collaborateur du Ruusbroecgenootschap d'Anvers, qui prépare l'édition critique du Traité, notre traduction, d'abord faite sur l'édition critique ancienne du Père Van Mierlo (Tielt, 1948), a pu bénéficier des apports du nouveau texte critique déjà préparé. Qu'il en soit ici remercié. Les rares cas où nous nous en sommes écartés sont toujours signalés en note.


Les douze béguines

1.1 Directoire pour des béguines
1. 11 Introduction : Dialogue des douze béguines entre elles

Douze béguines étaient assises,

devisant sur Jésus, le gracieux Seigneur,

chacune selon sa pensée/1 :


Chantons de l'amour la louange !

Il est suave dans ses débuts,

et doux à l'extrême.


La première béguine prit la parole et dit :


Je veux en moi porter l'amour de Jésus,

sans interroger personne.

Que Dieu m'en donne la force !

L'aimer est chose équitable,

lui que nous savons de si noble

et de si haut lignage.


La deuxième béguine dit :


Je voudrais bien l'aimer,

si je savais par où débuter.

À mes yeux il se dissimule.

Mon coeur est dispersé.

Souvent, je me confesse et plaide coupable

vivant incessamment dans le souci.


La troisième béguine dit :


Il vint à moi tel un saint personnage,

et se présenta à moi en beauté.

Aujourd'hui, il s'enfuit de moi, tel un gueux de passage,

Et rien de lui ne peut plus m'appartenir.

Je le poursuis tant que je puis.

Peu sage, celui qui loue la journée


1. La pensée étant, dans le vocabulaire de Ruusbroec, le siège de l'expérience mystique, c'est de cette expérience que les béguines entendent témoigner.

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avant d'en avoir vu le soir,

doux et suave.


La quatrième béguine dit :


L'amour de Jésus m'a enjôlée,

coeur et sens élevés au-delà.

Je ne sais à qui l'imputer.

Il me consume de jour comme de nuit,

me réclame plus que je ne puis :

quel négoce indu !


La cinquième béguine dit :


De me fâcher j'aurais tort,

si l'on ne veut anticiper ma paie.

Rien de surprenant

si cela arrive souvent :

à qui peu a peiné,

peu de biens il a portés.


La sixième béguine dit :


Quelles paroles s'entendent ici ?

Quelles questions posées ?

Jésus peut-il de la sorte affoler ?

Nos béguines se trompent de chemin,

devenues scandale pour Jésus.

Si légères sont leurs paroles

Qu'elles feraient mieux de s'en confesser.


La septième béguine :


Si grande est la faim de mon âme

que je ne pourrais me rassasier,

même si je possédais

tout ce que Dieu fit exister,

s'il ne se donnait pas lui-même. J'en meurs,

si forte m'accable mon impatience

que personne ne peut deviner.


La huitième béguine :


Le Seigneur Jésus est source si pure

dont jaillit toute joie.

Chez lui je me suis installée /1 :

Il est à moi et je suis à lui ;

il ne saurait me manquer,

lui, la part que j'ai reçue.

Il m'est une noix très douce :

Sots, ceux qui ne la cassent pas :

son noyau est tout délice.

Même souveraine de l'univers,

je choisirais Jésus pour Dieu :

m'occuper de lui est toute ma joie.


La neuvième béguine :


L'amour du Seigneur Jésus m'a abandonnée.

Je le poursuis en des chemins inconnus,

vivant en errance.

Avant je possédais ; maintenant, plus rien.

J'en souffre pesante tristesse :

Mon coeur, il me l'a volé.


La dixième béguine :


L'amour de Jésus est si exquis,

il a empli mon coeur.

Un noble vin, il me verse,

à grands flots sans cesse.

Mon Dieu ! Comment être plus joyeux

lorsqu'il me présente son gracieux visage,

et que je m'abreuve d'un si noble vin ?

Ils ont tort qui mal en prétendent.


La onzième béguine :


J'ignore si un désir me reste encore,

car me voilà perdue

en nescience sans fond.

En sa bouche j'ai été engloutie,

dans un abîme sans fond :

impossible que j'en revienne.

1. Littéralement : Chez lui est ma taverne.

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La douzième béguine :


Faire toujours le bien est mon vouloir,

car amour ne saurait être désoeuvré.

Pratiquer la vertu en droite fidélité,

et, au-delà de vertu, contempler Dieu,

voilà ce que je loue /1.

Fixer la fine divinité,

me liquéfier dans la face d'amour,

et d'amour m'enivrer sans relâche,

voilà une bien noble façon.


Restons ensemble et entre nous,

pour parler sans fin de choses célestes :

voilà une bien noble vie.

Notre Père céleste nous a aimées,

nous a envoyé son Fils,

celui qu'il nous a donné,

qui nous a délivrées par sa mort

- éternelle consolation pour nous.

C'est lui que nous louerons,

et nous prierons notre Dieu du ciel

d'accomplir son commandement,

à sa louange toujours.

En cette vallée de larmes,

puissions-nous vaincre les maux de l'enfer

et rejoindre sa cour.


1. 12 Qualités des béguines
1. 121 Leurs vertus

Voici comment sont de bonnes béguines

qui font grand effort vers la vertu,

celles qui étaient ici aux jours d'antan,

et qui le sont encore aujourd'hui.

Leur état cependant a bien dépéri,

seule infidélité en fut la cause.

Veux-tu être vraiment fidèle,

ton coeur doit s'attacher à Dieu

avec amour, droite vérité

1. Première apparition du couple de mots « contemplation » (impliquant un certain désoeuvrement) et « oeuvres » de vertu, sur lequel Ruusbroec reviendra sans cesse.

et simplicité sans feinte.

Sois douce et humble sous celles

qui, vite enflammées et susceptibles,

bougonnent et fulminent dans leur arrogance,

vite s'irritent, rarement se réconcilient – quel dommage ! -

sont butées, entêtées, et ne suivent personne,

âpres et amères, rapides à la colère,

emportées, jalouses et impitoyables,

rusées, cruelles et hargneuses.

Voilà ce que n'est pas l'état de béguine.

Elles n'ont ni vie ni apparence de vie.

Souffre et supporte ce genre méchant,

et Dieu bénira ta vie.


Si tu veux reconnaître les hommes bons,

observe-les au-dehors et au-dedans.

Toute sainteté vient de Dieu

à ceux qui pratiquent ses commandements.

Ceux qui méprisent le monde cordialement

peuvent monter les marches vers le ciel,

comblés de la grâce de Dieu,

à condition de suivre son conseil.

Ceux qui ont laissé les choses du monde

se remplissent de charité.

La charité est d'un noble poids,

plus lourd qu'amis et parents.

Elle triomphe de la chair et du sang,

se hâtant vers toute vertu.

Ceux qui s'adonnent à la charité

sont les plus riches qui vivent maintenant,

hardis et fort vaillants,

car en un tel sentiment,

de personne n'ont plus besoin,

de soucis ne peuvent avoir,

car l'Esprit du Seigneur est leur gage.

Ils ne cherchent pas à se faire voir,

car ils ne désirent pas être loués.

Ils ne préfèrent pas les façons singulières,

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mais veulent ressembler aux autres hommes bons.

Ils fréquentent les saintes églises,

avec tout ouvrage bon et saint.

Ils estiment grandement tous les sacrements,

en lesquels vit la bonté de Dieu.


1. 122 Leur dévotion à l’Eucharistie

Lorsqu'elles s'en vont recevoir le Saint Sacrement

à nous envoyé par Dieu,

et en lequel vit le corps de notre Seigneur,

vénéré justement par-dessus tout ;

tout homme bon se mettra en présence du Christ,

se présentera à lui, l'éternelle vérité,

s'éprouvera en observant

sa vie, ses paroles et son ouvrage.

Dira ensuite, le coeur attristé :

« Aie pitié de moi, Amour éternel,

il me faut fort déplaire à moi-même.

Depuis les jours de ma jeunesse, j'ai péché

et perdu mon temps.

Aie pitié de moi, Seigneur, plein de grâce.

Je ne suis pas digne que tu viennes en moi,

gravement blessé comme je suis de péchés.

Jamais je ne guérirais,

si ta douce bouche ne me consolait,

ne me disait parole qui me convienne,

venant de ta grandeur.

Oh ! femme, ta prière, je l'ai entendue.

Ce qui me revient, je veux le faire

et répondre à ton chagrin.

Je veux te faire selon ta confiance.

Sois allègre, hardie et sans peur.

Je veux faire tout ce que tu désires,

être ta nourriture, ton cuisinier et ton hôte.

Tourne-toi entièrement vers moi.

Ma chair a été rôtie à point

sur la croix, en ta faveur.

Mon sang est vivant et brûlant :

il traverse l'âme et le corps.

Nous mangerons et boirons ensemble.

Tu te souviendras de ma passion et de ma mort,

en même temps que de mon éternel amour.

Si tu fais cela, tu auras la paix.

Ma bien-aimée, j'ai cru comprendre

que tu aimerais recevoir le Sacrement.

Le sacrifice de la messe est terminé ;

si tu es prête, tu peux le recevoir.

Seigneur, tu viens de dire ce que je voudrais.

Béni sois-tu, volontiers je reçois le Sacrement.

Il m'est un vénéré présent.

Ton saint corps j'y reçois

qui m'est doux et agréable,

mon pain du ciel.

Qui n'en mange pas est mort.

Il est aussi la nourriture des anges.

Qui le savoure est un sage.

Le monde ne peut le savourer,

son plaisir et sa peine sont ailleurs.

Seigneur, tu t'étais engagé

à manger en ma compagnie avec moi.

Seigneur, j'aspire, je bâille et je désire,

et ne puis te consommer.

Plus je mange, plus j'en ai envie,

plus je bois, plus j'ai soif.

Toujours il m'en reste davantage

que ne peuvent consommer tous les vivants.

Seigneur, tu es un hôte prodigue :

tu paies tout ce que l'on consomme.

Seigneur, j'aime tant boire ton sang vivant

qui jaillit de ton côté

et de ton saint corps,

sang noble et de grand prix,

doux à mon palais.

Ivre à moitié, je ne saurais le cacher.

Seigneur, ton sang est plus noble que la grenade.

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Je veux en remplir tous mes cratères,

hardie que je suis et fort intrépide.

Au-dehors, je n'ai que faire,

quoique je sois remplie, j'en désire encore.

Ce que j'ai, consommer je ne le puis,

et tout ce que je possède, je l'estime pour rien

et poursuis celui qui m'échappe.

Mon désir doit le poursuivre, je le sais bien,

même si le mode jamais ne rejoint absence de modes /1.


1. 123 L'entrée dans l'absence de modes

Mode et absence de modes font deux

qui jamais ne deviennent un seul,

car ils doivent rester différents entre eux.

L'un ne peut déloger l'autre.

La foi, l'ordre, les bonnes façons /2

sont justement louables.

Car les pratiques dans la sainte Église

sont ordre, modes, et oeuvres bonnes.

Sans modes, en effet, personne ne pourrait vivre,

ni au ciel ni sur terre.

Avec ordre et modes, poids et mesure

Dieu créa toute chose.

À nous de vivre ainsi dans le mode de la raison,

afin de recevoir, au-delà de la raison, la vie de contemplation.


1. 1231 La dispersion du coeur les en empêche

Car beaucoup ont été trompés,

incapables d'éprouver ni contemplation ni absence de modes.

Ils ont tous leurs entraves

1. L'Eucharistie, autour de laquelle se développe ce dialogue d'amour, appartient au régime des modes, alors que l'expérience mystique se développe au-delà, dans une absence de modes. C'est cependant exactement le même dialogue, de désir, de faim, de non-rassasiement, qui y sera repris, ce qui met en lumière le lien que Ruusbroec entrevoit entre l'ordre sacramentel et celui de l'expérience mystique. Le passage suivant explique ce que Ruusbroec entend par le régime des modes.
2. Ici pour Wise.

qui ne peuvent éprouver ni contemplation ni absence de modes.

Leur coeur est dispersé.

De près, ils observent leurs voisins,

ploient sous des soucis étrangers,

concernant amis et proches,

et se préoccupent de leurs propres besoins :

l'opulence de Dieu leur reste cachée.

Discernement qui prévoit est chose bonne,

mais qui trop se soucie n'est qu'un sot.

Être tourné au-dehors vers la vie des sens

prive du véritable ouvrage intime.

Qui se contente des sens au-dehors

n'éprouve aucune aise au-dedans.

Lent et mal pourvu au-dehors,

il est désordonné au-dedans, bon an mal an,

même sans péché mortel aucun,

l'homme est empêché d'atteindre son fond.

Ceux qui sont remplis d'images étrangères,

ne sauraient trouver ni contemplation ni absence de modes.


1. 124 Comment l'on se prépare à contempler

Si tu veux te préparer à contempler,

marcher il te faudra sur le chemin qui t'y conduit.

Conscience pure et sans tache ;

vie innocente, bien ordonnée ;

moeurs bien réglées et honorables ;

dans les sens, sobriété

qui retient la nature des penchants désordonnés ;

être bonne pour elle, selon raison et discernement ;

tournée au-dehors selon l'usage, pleine de bonté,

vers ceux qui ont besoin de toi ;

recueillement, être désoeuvrée, close devant toute image ;

regard au-dedans, élevé et béant vers l'éternelle vérité ;

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demeure au-dedans, simple, silencieuse en droite paix ;

séjour au-dedans, sans tourment, immobile et égale ;

attachement sensible, brûlant et intime ;

dévotion telle une flamme ardente, s'élevant vers la bonté de Dieu ;

âme aimante, désirant être avec Dieu pour l'éternité ;

renoncement à toute propriété, en la libre volonté de Dieu ;

rassemblement de toutes les puissances de l'âme en unité d'esprit ;

rendre grâce à Dieu, le louer, l'aimer et le servir en éternel respect.

Si tu veux, par amour, t'occuper en ces vertus,

tu peux espérer la vie de contemplation.

Car si tu vis pour Dieu et pour toi, fidèlement,

l'heure où il se montrera, tu contempleras.


1. 125 En quoi consiste leur contemplation

La contemplation est un savoir sans modes,

toujours demeurant au-delà de la raison.

Descendre dans la raison, elle ne le peut,

ni raison la rejoindre au-delà d'elle-même.

Absence de modes éclairée est le miroir limpide

dans lequel Dieu brille de son éternelle clarté.

Absence de modes est un sans façon

dans lequel toutes les oeuvres de raison défaillent.

Absence de modes n'est pas Dieu, mais la lumière avec laquelle on voit.

Ceux qui marchent en l'absence de modes, dans la lumière divine,

voient en eux-mêmes une immensité dépeuplée/1.205

1. Ongestichte, proche de Vide, que Surius traduit par Vastitas.

Absence de modes est au-delà de raison, mais non sans elle.

Elle voit toute chose sans s'étonner.

Étonnement est en deçà :

vie de contemplation ignore l'étonnement.

Absence de modes voit, mais ignore quoi ;

c'est au-delà de tout, ni ceci ni cela.206


Il me faut désormais abandonner la rime,

si je veux clairement décrire la contemplation.


1. 2 La vie de contemplation
1. 20 Ses fondements
- rentrer en soi et se recueillir dans la nu-pensée

Si tu veux expérimenter en toi la vie de contemplation, tu te recueilleras au-delà de la vie de tes sens, au plus haut de ta vie intime, ornée de toutes les vertus dont j'ai parlé. Occupe-toi de Dieu en rendant grâces, avec des louanges et avec un éternel respect. Que ta pensée soit nue, dépouillée de toute image sensible. Que ta raison soit ouverte et élevée en amour, jusqu'à la vérité éternelle. Que ton esprit soit à découvert, tel un miroir vivant, pour recevoir l'image éternelle de Dieu.

- pour y accueillir la lumière de Dieu

Regarde : la lumière spirituelle /1 s'y montre, elle que ni sens, ni nature, ni raison, ni étude éclairée sont à même de saisir. Cette lumière nous donne liberté et audace envers Dieu. Elle est plus noble et plus sublime que tout ce que Dieu a créé dans la nature. Car elle est la perfection de la nature et l'intermédiaire éclairé entre nous et Dieu. Notre pensée nue et dépouillée de toute image est le miroir vivant dans lequel brille cette lumière.207

1. Ici pour Verstendich.

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- pour y vivre uni à lui, dans notre image, et tendre à la ressemblance, grâce aux vertus

Celle-ci nous demande la ressemblance et l' unité avec Dieu. Dans le miroir vivant de notre nu pensée, Dieu vit en nous avec sa grâce, et nous vivons en lui par la vertu et les oeuvres bonnes. En ce miroir vivant, nous ressemblons à notre image éternelle qui est Dieu, car nous vivons en conformité avec l'éternelle providence de Dieu.

Cette lumière s'écoule au-dehors en ressemblance, et attire au-dedans en unité. Nous la percevons au-delà de la raison, dans le recueillement de notre nu-intelligence. C'est là que la vérité de Dieu parle ainsi dans notre esprit : « Regarde-moi comme je te regarde, et connais-moi comme je te connais ; aime-moi comme je t'aime ; jouis de moi comme je jouis de toi ; et comme je suis à toi, intégralement et tout entier, je veux que tu sois à moi, intégralement et tout entière ».

« Je t'ai vue en moi depuis toute éternité et avant toute créature, comme étant un avec moi et comme moi-même. C'est là que je t'ai connue, aimée, appelée et élue. Je t'ai créée à mon image et à ma ressemblance. J'ai assumé ta nature /1 et j'y ai imprimé mon image, afin que tu sois un avec moi, sans intermédiaire, dans la gloire de mon Père. J'ai créé mon âme avec ses puissances, et je l'ai remplie de tous les dons, afin de pouvoir servir et obéir, en notre commune humanité, ton Père et mon Père, ton Dieu et mon Dieu, avec tout ce que je pouvais, et cela jusqu'à la mort. À partir de ma plénitude de grâce et de dons, j'ai rempli ton âme et tes puissances, afin que tu me ressembles et que tu puisses servir, rendre grâce et louer notre Dieu, avec ma force et mes dons, éternellement et sans fin ».

1. Jusqu'ici, la parole semblait au Père. Maintenant, c'est le Fils qui la prend.

Regarde : nous sommes ainsi tous un avec Dieu dans notre image éternelle, qui est la sagesse de Dieu, celle qui a assumé notre nature entière. Même si nous sommes un avec Dieu, dans notre image, puisque notre nature a été assumée, il nous faut aussi lui ressembler en grâce et en vertus, si nous voulons expérimenter que nous sommes un avec Dieu dans notre image éternelle qu'il est lui-même. L'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ était et est ainsi élevée, et est un avec la sagesse de Dieu, tandis que son âme et toutes ses puissances étaient remplies, et le sont encore, de la plénitude de tous les dons. Il est pour nous comme une source vivante dont nous recevons tout ce qui nous est nécessaire.

Lui-même dit : « Mon Père m'a envoyé comme Dieu et homme, pour vivre pour tous ceux qui me désirent. Mon élue et ma bien-aimée, constate-le par toi-même : je suis entièrement à toi. J'ai vécu pour toi, je t'ai initiée et instruite, et je suis mort pour toi. Je t'ai offerte à mon Père par ma mort, et j'ai payé ta dette avec mon saint sang. Je suis glorieusement ressuscité avec mon âme et mon corps, afin que tu puisses ressusciter au dernier jour, avec ton âme et ton corps, et contempler ma gloire, ainsi que celle de mon Père, éternellement et sans fin. Je suis monté à la droite de mon Père, au-dessus de tous les choeurs et de tous les ordres des anges et des hommes. J'ai préparé une place à chacun, selon la dignité et le mérite de ses vertus et de sa vie. Je descendrai au dernier jour dans ma gloire, avec mes anges et mes saints, et je jugerai chacun, les bons

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comme les méchants, suivant le mode de ses mérites et en toute justice.

Fais attention, ma bien-aimée, à ce que j'ai encore fait de plus pour toi. Je t'ai donné et laissé ma chair et mon sang vivants, en nourriture et en breuvage, dotés d'une saveur pénétrante et céleste, selon le mode adapté à ce que chacun est en mesure de désirer, de savourer et de sentir. J'ai nourri ton désir et la vie de tes sens, et je les ai remplis de mon corps torturé et glorieux. J'ai nourri ton amour et ta vie rationnelle, et je les ai remplis de mon esprit, de tous mes dons et de tous les mérites grâce auxquels je plais à mon Père. J'ai nourri ta contemplation et l'élévation de ton esprit, et je les ai remplis de ma personne, de sorte que tu vives en moi et moi, qui suis Dieu et homme, que je vive en toi, dans la ressemblance des vertus et dans l'unité de la fruition. Mon Père et moi, nous avons rempli l'univers de notre Esprit, de nos dons et de nos sacrements, selon le désir et le besoin de chacun.

Homme, regarde-moi et vois qui je suis, comment j'ai vécu pour toi, à ton service, tout ce que j'ai souffert pour toi et tout ce que je t'ai promis : sois reconnaissant et rends-moi pour tout cela, selon ce que tu le peux ».


1. 21 Les quatre modes selon lesquels Dieu se donne dans la contemplation
1. 211 Premier mode : le Jubilus ou amour sensible

« Seigneur, prends pitié de moi : je ne suis rien, je n'ai rien et je ne puis rien sans ton aide et ta grâce. Je vois bien, à la lumière de ma nature, que tu es mon créateur et le Seigneur du ciel, de la terre et de toutes les créatures. Dans la foi, je vois et je crois tout ce qui appartient à la foi, et je désire accomplir entièrement ta loi et tes commandements, selon ce que je peux, avec l'aide de ton secours et de ta grâce. Seigneur, tout cela est commun à tous tes membres et à tous les chrétiens qui doivent être sauvés. Seigneur, tu réclames mon esprit au-dedans /1, afin que je te voie comme tu me vois, et que je t'aime comme tu m'aimes ».

1. Appel particulier à la vie de contemplation dont la description suit. Outre le choix de Dieu, elle suppose détachement total et recueillement au-dedans de soi.

Comprends-moi bien. Lorsqu'un homme bon et intime se recueille en lui-même, qu'il est détaché et vide de toutes les choses de la terre et que son coeur est ouvert vers le haut, avec respect, et vers l'éternelle bonté de Dieu, alors le ciel caché s'ouvre et une lumière soudaine rayonne à partir de la face de l'amour de Dieu, tel un éclair, dans le coeur béant de l'homme. Dans cette lumière, l'Esprit de notre Seigneur parle au coeur béant et aimant : « Je suis à toi, et tu es à moi. J'habite en toi et tu vis en moi ». Lorsque se rencontrent la lumière et l'attouchement, la joie et les délices de l'âme et du corps sont si intenses dans le coeur élevé, que l'homme ne sait pas ce qui lui arrive ni comment il pourra le supporter. C'est ce qu'on appelle le « Jubilus », que personne ne peut traduire en paroles ni connaître, hormis celui qui le ressent. Ce « Jubilus » vit dans un coeur qui aime, et qui est ouvert à Dieu et fermé à toutes les créatures. De là provient la « Jubilatio », c'est-à-dire un attachement sensible du coeur, une flamme ardente jointe à la dévotion, à l'action de grâces, à la louange et à un éternel respect pour Dieu. Par contre, celui qui ressent cette douceur, qui s'en réjouit et y cherche sa satisfaction, sans remercier ni louer Dieu, se trompe du tout au tout.208

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Tel est le premier mode et le plus humble, selon lequel Dieu se montre dans une vie de contemplation. Et voici maintenant un exemple concret que je donne à l'intention de ceux qui ne ressentent pas cela. Prends un miroir qui est creux à l'intérieur comme une assiette. Dépose dans le miroir des matériaux secs et inflammables, et oriente le creux du miroir vers les rayons du soleil. Le matériau sec s'enflammera et prendra feu grâce à la chaleur du soleil et l'aspect concave du miroir. C'est ce qui se passe dans ton recueillement. Si ton coeur est vivant et béant, respectueusement élevé vers Dieu, la lumière de sa grâce brille dans le coeur ouvert et béant, purifie la conscience et brûle tous les défauts qui sont dans l'homme, par le feu de l'amour de Dieu.209

Voici donc le mode le plus humble dans la vie de contemplation. Il se pratique avec un coeur pur, un regard élevé, un attachement sensible, dans l'action de grâce et la louange, avec dévotion et désir, et dans la présence de Dieu.

1. 212 Deuxième mode : le regard simple

Suit le deuxième mode de la vie de contemplation. Ceux qui ont été élevés dans la pureté simple de leur esprit, grâce à l'amour et le respect qu'ils portent à Dieu, se tiennent en présence de Dieu, la face découverte et nue. Une lumière simple rayonne alors à partir de la face du Père jusque sur la face de la pensée, qui est nue et sans images, et qui se trouve élevée au-delà des sens et des images, au-delà de la raison et sans raison, dans la pureté élevée de l'esprit. Cette lumière n'est pas Dieu, mais elle est un intermédiaire entre la pensée qui voit et Dieu. On appelle cette lumière un rayon de Dieu ou le souffle du Père. Dieu se montre dans cette lumière sur un mode simple, non pas selon la distinction ou le mode des Personnes, mais dans la nudité de sa nature et de sa substance. Dans cette lumière, l'Esprit du Père parle dans la pensée qui est élevée, nue et dégagée des images : « Regarde-moi comme je te regarde ». Au même moment, les yeux simples, s'ouvrent par le Père, grâce à la lumière simple et infuse, et ils voient, d'un regard simple, la face du Père, qui est la substance ou la nature de Dieu, au-delà de la raison et en dehors de toute considération. Cette lumière et cette révélation de Dieu donnent aux esprits qui contemplent de connaître vraiment qu'ils voient Dieu, tel qu'on peut le voir en cet état mortel.

Afin que tu me comprennes bien, je veux t'en montrer un exemple emprunté aux sens. Si tu te tiens dans le rayonnement lumineux du soleil, en détournant tes yeux de toutes les couleurs, de toute observation, de tout discernement et de tous les objets éclairés par le soleil, et si, de ton regard, tu suis simplement la lumière et les rayons qui partent du soleil, tu seras conduite dans l'objet lui-même qui est le soleil.

De même, si tu suis l'éclat du faisceau de lumière qui, à partir de la face de Dieu, rayonne dans ton regard simple, celui-ci te conduira à la source de ton être de créature, et tu n'y trouveras rien d'autre que Dieu seul.

1. Sempele eenvuldegbe ogben.

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1. 213Troisième mode : la Speculatio ou le regard à travers les ressemblances
1. 2130 Résumé

Suit alors le troisième mode qui appartient à la vie de contemplation. On l'appelle « Speculatio », ce qui veut dire « regarder dans un miroir ». Car l'entendement de celui qui contemple est un miroir vivant où le Père et le Fils envoient leur Esprit de vérité, afin que la raison soit éclairée et connaisse toute la vérité qui puisse être connue dans les modes, les images, les formes et les ressemblances.

Quant au mode dans lequel on voit la face de Dieu, au-delà de la raison et sans la raison, dans le nu-entendement et dans la pensée dégagée des images /1, ni examen ni raison ne peuvent l'atteindre. En effet, l'aigle noble est en mesure de contempler la clarté du soleil sans se détourner, à cause de la capacité de sa vue et de ses yeux ; par contre, la chauve-souris doit détourner ses yeux à cause de leur faiblesse et de celle de sa vue.

Les yeux simples /2 de l'âme qui est élevée au-delà de la raison et sans la raison dans un simple nu-regard, ne cessent de voir la face du Père, comme le font les anges qui sont à notre service. Car l'oeil simple /3 n'a pas d'autre objet en dehors de l'image qui est Dieu lui-même. C'est là qu'il voit Dieu et toutes les choses dans la mesure où elles sont un avec Dieu, en un seul et simple regard. Cela lui suffit. Ce regard, on l'appelle « Contemplatio », c'est-à-dire le fait de voir Dieu sur le mode simple.

1. L'auteur revient ici au mode précédent dans lequel aucun raisonnement ne peut pénétrer.
2. Sempele eenvuldlgbe ogben.
3. Idem.

1. 2131 Connaissance des créatures à travers les sens

De même, l'entendement /1 est une puissance de l'âme, qui est un miroir vivant dans lequel Dieu habite avec sa grâce. Il lui a donné son Esprit de vérité. Grâce à sa lumière, l'oeil de la raison est éclairé de sorte que celle-ci puisse reconnaître Dieu et toutes les créatures en des formes, des images et des ressemblances, dans la mesure où Dieu veut le révéler. Après l'avoir éclairée, Dieu commande à la raison de régir et d'ordonner la vie des sens selon la loi de Dieu et les prescriptions de la sainte Église, en toute charité et avec un exact discernement.

1. 2132 Connaissance de Dieu dans le miroir de l'entendement

L'homme raisonnable, qui a reçu de Dieu l'Esprit de vérité, marchera une nouvelle fois devant la face du Seigneur pour ordonner et orner sa vie intérieure avec toutes les vertus, selon la très douce volonté de Dieu. Il peut ainsi entendre la douce voix du Père qui lui parle dans son Esprit : « Regarde-moi ; connais-moi comme je te connais ; examine/2-moi de près pour savoir ce que je suis et qui je suis ».

Lorsque Dieu réclame ainsi, l'âme et toutes les puissances intérieures de l'homme se réjouissent. Les yeux de son entendement sont alors béants et éclairés, et elle désire voir ce pour quoi Dieu la réclame et l'invite. Dieu se montre à l'âme dans le miroir vivant de son entendement, non pas tel qu'il est dans sa nature, mais en des images et des ressemblances, afin que la raison éclairée puisse le saisir et le comprendre. La raison, qui est éclairée par Dieu, voit clairement et sans erreur, dans les images de l'entendement, tout

1. L'auteur revient au troisième mode dont il avait commencé à parler : la contemplation à travers les ressemblances créées.
2. Dans ce mode apparaît le verbe Merken, Examiner ou Considerer, réservé à la connaissance rationnelle, éclairée par la foi.

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ce qu'elle n'a jamais entendu sur Dieu, sur la foi et sur toute vérité qu'elle désire.

Elle ne peut cependant pas saisir l'image qu'est Dieu lui-même, même si on la lui proposait. Les yeux de son entendement doivent alors céder devant la lumière insaisissable. Parce qu'elle est sage et éclairée par l'Esprit de vérité, elle regarde Dieu grâce aux images de l'entendement : comment il est puissance, sagesse, vérité, justice, bonté et clémence, miséricorde, richesse et libéralité, vivante fidélité, consolation et douceur.

Elle voit aussi la distinction des Personnes, et comment chacune est Dieu et toute-puissante, égale aussi selon le pouvoir de la nature, unité dans la trinité et trinité dans l'unité, fécondité dans la nature et désoeuvrement simple dans l'essence; comment chaque Personne est Dieu, et comment elles sont la divinité dans leur substance commune. Car la raison qui est éclairée par l'Esprit de vérité voit Dieu dans son miroir sous tous les modes, formes et images qu'elle peut elle-même imaginer /1 ou qu'elle désire voir de quelque façon que ce soit.

1. 2133 Connaissance de Dieu au-delà des images

La faculté de l'entendement se penche et est par Dieu réclamée à voir ce que Dieu est et qui il est/2. L'âme qui contemple s'adresse donc ainsi à lui : « Seigneur, montre-nous ta face, au-delà des images et des ressemblances, nue et à découvert. Nous serons ainsi heureux, et cela nous suffira ». Alors, l'Esprit du Seigneur

1. Avec Surius nous lisons ghedincken au lieu de ghedrincken : absorber.
2. La connaissance rationnelle de Dieu, même éclairée par la foi, ne saurait suffire à l'âme. Ruusbroec décrit ici comment, à l'invitation de Dieu, elle passe à un autre mode, mais non sans que défaillent ses facultés dans une transition qui est normalement en dehors de sa portée.

répond à la raison éclairée : « Regarde-moi et vois qui je suis et ce que je suis ».

C'est alors que l'oeil de son entendement s'ouvre pour voir ce qu'elle désire et ce que Dieu réclame d'elle. L'ceil simple, qui simplement regarde dans la lumière divine, voit tout ce que Dieu est sur le mode de la simplicité. L'oeil de l'entendement suit la lumière et voudrait savoir et expérimenter dans cette même lumière ce que Dieu est et qui il est. Mais, devant la face du Seigneur, la raison et tout examen opérant des distinctions défaillent. La faculté de l'entendement est élevée dans l' absence de modes, et son regard devient sans modes, c'est-à-dire sans façons, ni ainsi ni autrement, ni ici ni là. Car l'absence de modes a tout envahi, et son regard a été élevé et élargi au-delà d'elle-même. Elle ignore où elle regarde et elle ne peut atteindre ce qu'elle regarde, car son regard est sans modes et s'écoule sans fin et sans retour au-delà d'elle-même. Ce qu'elle saisit, elle ne peut le saisir pleinement ni le recevoir entièrement. Car sa saisie est sans modes et sans façons. C'est pourquoi elle est elle-même saisie par Dieu de façon plus sublime qu'elle ne peut saisir à son tour.

Regarde : la pratique de cette façon, qui est sans modes, constitue un intermédiaire entre la contemplation qui se sert d'images et de ressemblances, et la nu-contemplation au-delà de toute image, dans la lumière divine.

1. 214 Le quatrième mode : l'occupation d'amour

Suit maintenant le quatrième mode qui constitue la perfection d'une vraie vie de contemplation, selon toutes les formes de celui qui contemple. Ce mode s'appelle une occupation d'amour, élevée et éclairée, selon la

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très chère volonté de Dieu. Ce mode et ses occupations sont nés de Dieu /1.

Notre Seigneur dit dans l'évangile : « Si tu ne renais pas de l'Esprit Saint, tu ne peux voir le Royaume de Dieu ni y entrer /2. » Le Saint-Esprit est une source vivante dans laquelle les esprits aimants sont baptisés et dans laquelle ils vivent et habitent. Dans notre esprit il donne l'eau vivante de sa grâce en laquelle nous sommes purifiés de tous nos péchés. Il habite en nous avec sa grâce, et nous habitons en lui par le moyen des vertus et d'une vie sainte. L'Esprit du Seigneur, comparable à une source vivante dans laquelle nous vivons au-delà de notre être de créature, est la source dont jaillissent les veines de l'eau vivante de ses grâces et dont s'écoulent dans notre esprit les fleuves de ses dons sans nombre. C'est ainsi que l'Esprit vit et habite en nous.

Il /3 touche notre esprit du doigt, c'est-à-dire avec son Esprit, et nous adresse la parole : « Aime-moi comme je t'aime et comme je t'ai aimée de toute éternité. » Cette voix et ce qu'elle réclame intérieurement est si cruelle à ressentir que tout en elle s'ébranle pour une tempête d'amour. Toutes les puissances de l'âme répondent et se parlent entre elles : « Aimons l'amour sans fond qui nous a aimées « de toute éternité. »

1. Les modes précédents concemairnt la connaissance ; ce mode-ci investit la puissance d'amour. C'est d'ailleurs le Saint-Esprit qui y fait son apparition
2. Cf. Jn 3, 5.
3. Dieu dont l'Esprit est le doigt qui effleure ou touche la puissance d'aimer de l'homme

L'âme s'ouvre en désirs, et toutes les puissances des sens la suivent avec un attachement sensible pour Dieu. L'âme vivante avance au-delà d'elle-même avec une droite visée, une action de grâces intime, oubliant et méprisant tout ce qui peut la gêner et l'entraver dans l'amour de notre Seigneur. L'entendement éclairé et la libre volonté avancent devant la face de l'éternel amour, avec action de grâce, louanges, respect et honneur rendus.

Tout ce qui est né de Dieu est Dieu et esprit. Cela est aussi Dieu avec Dieu, un seul amour et une seule vie dans son image éternelle. Cela est encore esprit et ressemble à Dieu, par la grâce, en adhérant amoureusement à Dieu. Cela est saint, fort et libre, et l'emporte sur tout dans les occupations d'amour.

C'est là, entre le fait d'être un avec Dieu dans l'amour et le fait de lui ressembler dans la grâce, que se pratique l'occupation d'amour sous tous ses modes. Car Dieu effleure et touche notre esprit, et réclame notre amour comme lui nous aime. Son amour est sans mesure, car il est lui-même l'amour. Notre amour par contre possède une mesure. C'est pourquoi nous ne pouvons accomplir ce que l'amour réclame de nous, mais nous tombons en impuissance et notre amour se fait sans modes et sans façons devant la face de son amour.

L'amour n'est ni froid ni chaud, ni lumineux ni obscur, il n'est ni nourriture ni breuvage. Rien dans le monde ne peut être proprement comparé à l'amour. L'amour de Dieu pour nous est une motion ou un toucher spirituels, par lesquels il partage sa grâce et ses dons à chacun en particulier, tel que cela soit utile à chacun pour qu'il en vive dans les vertus.

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1.3 Les quatre modes de l’amour
1. 30 Leur description

Il y a quatre modes de l'amour dans lesquels consiste toute sainteté. Le premier mode est imposé : il est le propre des amis. Le deuxième mode est conseillé : il appartient aux esprits qui sont élevés et qui mettent en pratique les conseils de Dieu. Le troisième mode n'est ni imposé ni conseillé : il est celui des fils de Dieu qui subissent l'ouvrage de Dieu dans le nu-amour. Le quatrième mode est pour ceux qui sont un avec Dieu dans l'amour.

1. 31 Le mode des amis de Dieu

Comprends-moi bien. Le premier mode de l'amour consiste à craindre Dieu et à l'aimer au-delà de toute chose, et à lui obéir, à lui et à la sainte Église, dans la foi chrétienne, les vertus et toutes les oeuvres bonnes. C'est le mode des amis de Dieu qui lui plaisent dans ce mode qui est le plus humble selon lequel l'on peut vivre pour Dieu.

1.32 Le mode de la vie intérieure

Vient ensuite le deuxième mode de l'amour : ce sont ceux qui vivent pour Dieu au-dedans, en esprit et en vérité. L'homme bon s'occupe alors davantage de viser et d'aimer Dieu que de pratiquer au-dehors des oeuvres bonnes à cause de Dieu. De cette façon, il est touché par l'Esprit de notre Seigneur qui lui réclame d'aimer toujours davantage. Et plus il aime, plus il est touché.

Il pénètre ainsi dans un sentiment de béatitude, qui est sans modes : c'est l'amour sans façons/1. Il est ainsi pur esprit, il adhère à Dieu avec un amour sans modes et s'épuise/2 à chaque instant en oeuvrant, jusqu'à atteindre le désoeuvrement. Là, il ressent un nouveau

1. Sans préambule, l'auteur aborde déjà ici le mode suivant de l'amour qu'il annoncera et reprendra un peu plus loin.
2. Pour Hi werct hem ute.

toucher et s'épuise encore davantage en oeuvrant, car toutes ses puissances défaillent dans un amour sans modes. C'est là ce que signifie aimer Dieu et être aimé. Cependant, ce que l'amour est en lui-même, on ne peut le comprendre, mais telles sont ses oeuvres.

L'amour donne plus que ce que l'on peut prendre, et réclame davantage que ce qui est permis ou possible de payer. Les requêtes de l'amour ressemblent parfois à un feu qui brûle de désir dans le coeur, à une fougue ardente et à une impatience dans l'âme et le corps, à une faim aussi et à une envie qui consument l'esprit.

Le feu de l'amour consume les oeuvres de l'esprit en un désoeuvrement simple, et c'est alors que débute le regard fixe de l'entendement et le penchant de l'amour vers une brise/1 délicieuse et douce. L'amour sans modes est alors parfait. En effet, le regard fixe de l'entendement et le penchant de l'amour sont deux flûtes célestes qui sonnent sans mélodie et sans notes. Ils progressent toujours dans la vie éternelle sans jamais regarder en arrière ni y revenir. Ils tiennent la dominante, accordés à toute la sainte Église. Car c'est le Saint-Esprit qui souffle le vent qui les fait résonner, et ils sont un intermédiaire entre l'amour sans modes et le nu-amour qui est désoeuvré.

1.33 Le mode de l’amour élevé

Vient ensuite le troisième mode de l'amour élevé et éclairé dans la lumière de Dieu. Dans ce mode, les esprits sont désoeuvrés, nus et élevés au-delà de toutes les oeuvres dans le nu-entendement et le nu-amour. Ils n'oeuvrent pas, mais ils sont agis et

1. Pour Locht, en suivant Surius qui traduit Aura.

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oeuvrés par l'Esprit de notre Seigneur /1. Ils sont eux-mêmes grâce et amour, et sont appelés fils de Dieu.

Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes en Dieu, et à toute propriété, en faveur de la très douce volonté de Dieu, leur vie est cachée avec le Christ en Dieu /2 et ils renaissent à chaque instant du Saint-Esprit comme fils choisis de l'amour de Dieu, au-delà de la grâce et de toutes leurs oeuvres.

Ils peuvent maintenant s'anéantir et fondre en amour /3. Car ils sont devenus conformes à Dieu, ont été transformés dans le Christ et façonnés au-delà d'eux-mêmes /4 par l'Esprit du Seigneur, de même que du fer incandescent est transformé et uni au feu. Dans la mesure où le fer est fer, il est feu, et dans la mesure où le feu est feu, il est fer, chacun conservant cependant sa matière et sa nature. De la même façon, l'esprit de l'homme ne devient pas Dieu, mais il est rendu conforme à Dieu. Il se sent /5 largeur, longueur, hauteur et profondeur, et, dans la mesure où Dieu est Dieu, l'esprit aimant est uni à Dieu dans l'amour.

1.34 Le mode de l'union dans le nu-amour

Le quatrième mode210 est ainsi un état de désoeuvrement, uni à Dieu dans le nu-amour et dans la lumière divine, dégagé et désaffecté de toute occupation d'amour, au-delà des oeuvres, subissant /6 un amour simple et sans

1. Cf. Rm 8, 14.
2. Cf. Col 3, 3.
3. Avant de l'avoir annoncé explicitement, l'auteur décrit déjà ici le quatrième mode.
4. Ici pour Overformt.
5. Au lieu de Es, nous lisons ghevoelt hem, avec le mss D et Surius.
6. Au sommet de l'expérience mystique, Ruusbroec décrit ici un moment de passivité totale, mais qui ne pourra jamais dispenser des oeuvres des vertus par ailleurs.

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plis /1, qui consume et anéantit en lui-même l'esprit de l'homme, de façon à le faire s'oublier, ne connaissant plus ni soi-même, ni Dieu, ni aucune créature, mais seulement l'amour qu'il savoure et ressent et qui s'est installé en lui dans le désoeuvrement simple.

Il se sent comme largeur, avec l'amour qui est sans mesure et qui a tout saisi, tout en demeurant lui-même insaisissable. Il se sent uni à la longueur éternelle, qui est immobile, sans commencement ni fin, précédant et suivant toutes les créatures. Il se comprend comme élevé en hauteur avec Dieu qui domine et règne au ciel, sur terre et dans toutes les créatures. Il se voit aussi comme profondeur, élevé dans sa sur-essence, qui est l'essence de Dieu, et s'y expérimente comme une seule béatitude sans fond,. avec Dieu et avec tous les saints. Cette béatitude est essentielle à Dieu, sur-essentielle à nous /2. Elle est au-dessus de tout et en dessous de tout, un fondement vide, c'est-à-dire ce quelque chose qui est sans fond et qui fait subsister Dieu et tout ce qui a été créé /3. L'on ne peut jamais la connaître autrement que par ce qu'elle est elle-même. Pour Dieu elle est une connaissance désoeuvrée et essentielle ; pour nous, une nescience insaisissable.

Lorsque nous savons et connaissons, nous sommes bienheureux et unis à Dieu dans l'amour ; mais lorsque nous ne savons pas, nous sommes béatitude désoeuvrée avec Dieu /4, au-delà de notre être de créature : nous

1. Sempel eenvuldigh.
2. Elle a lieu dans notre sur-essence qui est en Dieu.
3. Pour Onthout Gods ende alle dies datghescapen is.
4. Opposition entre deux moments de l'expérience mystique : avec les oeuvres et dans les modes — désoeuvré au-delà de tout mode.

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avons expiré, sans notre esprit et hors de notre esprit, au-delà de nous-mêmes, dans notre béatitude sur-essentielle, avec Dieu au-delà de notre être de créature, dans l'abîme sans fond qui est l'essence de Dieu, jamais mise en mouvement ni par Dieu ni par aucune créature.

C'est ainsi que nous comprenons la distinction et la différence qui existent entre Dieu et la divinité, entre les oeuvres et le désoeuvrement/1. Dans la nature féconde des Personnes, il y a Trinité dans l'Unité et Unité dans la Trinité, éternellement à l'oeuvre dans une distinction qui est vie. Mais l'essence simple de Dieu est un éternel désoeuvrement de Dieu et de toute créature. Nous y sommes tous une béatitude simple et sans fond, sans différence, qui est essentielle à Dieu seul et sur-essentielle à nous. Car nous y sommes au-delà de notre être de créature, tous ayant expiré, sans notre esprit et hors de notre esprit, au-delà de nous-mêmes dans notre béatitude sur-essentielle qui est sans fond et qui ne peut jamais être connue qu'avec ce qu'elle est elle-même.

Bien que nous soyons tous une seule unité essentielle avec Dieu, au-delà de notre être de créature, éternellement désoeuvrés et sans activité, nous sommes aussi, avec Dieu, la Trinité féconde des Personnes, qui est vivante et est à l'oeuvre au-delà de tout ce qui est être de créature. Nous nous comprenons comme

1. Les deux moments de cette expérience sont mis en relation avec une distinction que Ruusbroec introduit dans le concept de Dieu : Dieu actif et fécond dans les trois Personnes ; et Dieu-divinité, désoeuvrement et repos éternels vers lequel les trois Personnes refluent sans cesse, distinction que l'on trouve déjà chez Maître Eckhart. Ainsi, le mystique est à l'oeuvre et est fécond à l'image du Dieu en trois Personnes, et il est en même temps sans cesse attiré au-dedans de la divinité, dans une unité parfaite, pour un moment de repos et de fruition.

vie éternelle, dans notre Père céleste, la source qui nous a créés. En son Fils nous nous reconnaissons vérité vivante, qui est notre image éternelle, en qui nous avons tous la vie au-delà de nous-mêmes, créés avec discernement, ordonnés et reconnus dans sa sagesse éternelle. Et nous sentons aussi dans l'Esprit Saint qu'il nous a éternellement aimés et voulus en vue de toutes les vertus, et pour être un avec lui dans l'amour. Il nous envoie au-dehors, pleins de grâce et de dons, pour accomplir sa volonté dans toutes les vertus, pour vivre sa très douce volonté en toutes oeuvres bonnes, et pour suivre le Christ en tout ce que nous connaissons et pouvons.

1. 4 La double action de l'Esprit : il nous envoie au-dehors, il nous attire au-dedans

De même que le Père a envoyé son Fils Jésus-Christ pour nous servir, vivre et mourir à cause de nous, de même Jésus-Christ, son Fils, nous envoie et nous donne son Esprit, afin que nous vivions les uns avec les autres en charité, vertus et en toutes oeuvres bonnes. C'est ainsi que nous sommes ses disciples lorsque nous gardons sa loi et ses commandements, que nous nous aimons et que nous sommes fidèles les uns aux autres. Nous croissons et grandissons de la sorte en grâce, en vertus et en ressemblance avec la vie de notre Seigneur Jésus-Christ. La grâce de Dieu augmente en nous toujours davantage, comme aussi la faim et la soif de la vertu et de la vérité, comme je te l'ai montré plus haut en parlant de la montée vers une vie sainte.

En plus, de même que l'Esprit du Seigneur nous envoie au-dehors pour vivre dans la vertu et dans toutes oeuvres bonnes, de même il nous attire au-dedans en des occupations intérieures. II nous réclame et nous ordonne de rendre grâce à Dieu, de le louer, de

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l'aimer et de l'honorer, toujours et à jamais, comme je te l'ai enseigné plus haut. Plus nous connaissons et aimons, plus nous avons envie de connaître et d'aimer. Ainsi nous nous élevons au-delà de nos sens.

L'Esprit de Dieu nous attire au-dedans, il nous montre le visage de l'amour, il nous dégage et nous dépouille de nous-mêmes, des bonheurs et des malheurs et de toutes les créatures, il nous donne la plénitude de sa grâce et nous apprend l'occupation du parfait amour, c'est-à-dire Dieu et nous : se contempler l'un l'autre, se savourer et se connaître, s'aimer et se complaire, se fondre et s'écouler dans l'amour. Car Dieu se donne lui-même à nous, mais nous ne pouvons pas le saisir.

À partir de lui s'écoulent ses nombreux dons dans notre âme et notre corps, dans notre coeur et nos sens, dans toutes nos puissances. Nous savourons et nous sentons la consolation et la douceur de son amour. Il mange et boit avec nous, et nous avec lui ; à savoir : au-delà de ce que peuvent comprendre les sens. Plus nous mangeons, plus nous avons envie ; plus nous buvons, plus nous avons soif. Mais c'est l'amour qui en paie tout le prix.

Les dons de Dieu nourrissent et rassasient, car ils sont eux-mêmes aliment et breuvage. Ils abondent et remplissent tous nos récipients, cependant qu'il nous en reste toujours une faim et une soif secrètes. Car nous convoitons ce bien et bayons après lui, ce bien qu'est l'amour en lui-même, au-delà de tous les dons et sans mesure. Voilà le mode selon lequel l'Esprit de Dieu se donne, si nous pouvions le saisir.

Il nous attire aussi au-dedans et réclame de nous d'être un seul amour avec lui. En effet, toutes les paroles de notre Seigneur Jésus-Christ peuvent se réaliser. Or, il désirait et priait son Père céleste que nous soyons un avec lui et avec son Père /1, comme lui-même est un avec Dieu dans l'amour, selon son humanité, et cela non par la nature mais par la grâce. Il désirait et voulait encore que nous soyons là où il est lui-même, afin que nous voyions la gloire et l'honneur que son Père céleste lui a donnés.

1.5 Six aspects de notre union avec Dieu

De ce qui précède tu pourras examiner avec discernement six points dans lesquels consiste la connaissance la plus sublime qui a lieu entre nous et Dieu.

1.50 Présentation

D'abord, comment nous sommes un avec Dieu dans l'amour et dans l'Esprit Saint.

Ensuite, comment nous sommes autres que Dieu dans la grâce et dans les vertus.

Troisièmement, comment nous nous unissons avec Dieu au-delà de nous-mêmes.

Quatrièmement, comment nous demeurons en nous-mêmes et ne pouvons parvenir au-delà de nous-mêmes.

Cinquièmement, comment nous sommes affamés et assoiffés en nous-mêmes, et comment nous ne pouvons saisir Dieu.

Sixièmement, comment, au-delà de nous-mêmes, nous sommes rassasiés, débordants et bienheureux en amour éternel.

1.51 L'union dans notre image éternelle

Examine maintenant ces six points avec discernement. Je vais te les développer et te les expliquer. Fais attention et regarde bien.

1. Cf. Jn 17, 21. 24.

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Tous, nous sommes une seule vie avec Dieu, dans notre image éternelle, au-delà de notre être de créature /1. Nous sommes encore une seule humanité créée par Dieu, et une seule nature humaine dans laquelle Dieu a imprimé l'image de sa Trinité, et qu'il a assumée par amour, afin d'être Dieu et homme avec nous. Tous les hommes ont également reçu cette image, qu'ils soient bons ou méchants, car il s'agit là de la noblesse et de la sublimité de notre nature. Cela ne nous rend ni saints ni bienheureux. Lorsque la grâce et les vertus nous élèvent jusque dans la vacuité /2 nue et désoeuvrée de notre esprit, là où Dieu règne, nous nous trouvons un avec Dieu et avec tous les saints. Nous y sommes tous accomplis et parfaits en un seul amour qui est Dieu, commencement et fin de notre vie éternelle.

1. 52 L'union et l'altérité dans la ressemblance

Ensuite, nous sommes autres que Dieu et nous ne pouvons pas devenir un avec lui, mais devons demeurer éternellement dans cette altérité, lorsque nous nous tenons en nous-mêmes, chacun dans sa propre personne. Là, Dieu nous a rendus conformes à lui, dans la nu-nature, selon le mode de nos puissances supérieures. Cette ressemblance que Dieu nous a donnée à tous en commun, dans la nature, ne nous rend ni saints ni bienheureux, mais ce sont la grâce et les dons de Dieu, descendant d'en haut en nous, qui nous donnent de vivre une vie vertueuse. De la sorte, nous ressemblons à Dieu au-delà de notre nature, et nous lui demeurons éternellement semblables dans la grâce comme dans la gloire.

1. C'est le moment sur-essentiel de notre existence, mais dans un certain sens le plus réel.
2. idelbeit. Pratiquement synonyme de Vide ou Désoeuvré.

1.53 L'union au-delà de nous-mêmes grâce au toucher de Dieu

Vient ensuite le troisième point : comment nous sommes un avec Dieu au-delà de nous-mêmes, et comment nous lui demeurons éternellement semblables, en nous-mêmes. C'est le toucher de Dieu qui nous l'apprend, lui qui éclaire notre raison, qui nous envoie au-dehors et réclame de nous une vie vertueuse, et qui, en même temps, nous attire au-dedans et réclame de nous l'union avec lui. Lorsque nous sommes également obéissants à ce double toucher, nous vivons selon la très douce volonté de Dieu. Ce toucher est l'intermédiaire éternel et vivant entre nous et Dieu, de telle sorte que nous lui demeurions éternellement semblables en nous-mêmes, et que nous demeurions un avec Dieu, au-delà de la ressemblance.

1.54 L'union en défaillant dans nos oeuvres et en subissant l'oeuvre de Dieu

Vient ensuite le quatrième point : à partir du toucher de l'Esprit Saint, nous sommes entièrement mis en mouvement au-dedans et nous recevons un désir insatisfait et une envie insatiable, que raison ni créature aucune ne peuvent retenir ni combler. Car l'Esprit de Dieu réclame de notre esprit que nous sortions entièrement de nous-mêmes pour nous donner en Dieu, et en même temps d'appréhender et de saisir Dieu entièrement en nous. Or, l'un comme l'autre nous sont impossibles. Car nous ne pouvons sortir de nous-mêmes pour entrer en Dieu et perdre notre être de créature, et il nous faut rester éternellement autres que Dieu et simple créature. Car aucune créature ne peut devenir Dieu ni Dieu devenir créature.

Il nous est tout aussi impossible de saisir Dieu en nous, car il est grandeur sans mesure. Impossible aussi de le rattraper ou de le rejoindre, car il est longueur sans fin, profondeur

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sans fond, hauteur au-delà de tout ce qu'il a créé.

Cependant, ce qui nous est impossible lui est possible. Car lorsque notre esprit et toutes nos puissances défaillent dans leurs oeuvres, l'Esprit de Dieu oeuvre au-delà de nos puissances et de nos oeuvres. C'est là que nous sommes oeuvrés par l'Esprit du Seigneur /1, et que nous subissons son oeuvre propre, au-delà de toutes nos oeuvres. C'est alors qu'en subissant nous le saisissons. Dans nos propres oeuvres, nous défaillons toujours et nous ne pouvons pas le saisir. Mais au-delà de nos oeuvres, là où lui-même est à l'oeuvre et où nous, nous subissons, nous saisissons en subissant au-delà de toutes nos oeuvres. Cela s'appelle saisir Dieu sur le mode insaisissable, c'est-à-dire en subissant, sans saisir.

1. Cf. Rm8,14.

1. 55 L'union dans le nu-amour

Vient ensuite le cinquième point qui nous rend entièrement parfaits dans les occupations de l'éternel amour, comme je l'ai dit plus haut, lorsque nous sommes oeuvrés par l'Esprit du Seigneur au-delà de toutes nos oeuvres. Nous y sommes désaffectés de nous-mêmes et de toute chose, et unis à Dieu dans l'amour. I1 y a cependant renouvellement incessant de l'union entre nous et Dieu. Car l'Esprit de Dieu à la fois s'écoule au-dehors et attire au-dedans. Il remue notre esprit et le touche, et il nous réclame de vivre selon la très douce volonté de Dieu, et de l'aimer comme il en est digne.

Pénétrer jusqu'au bout ce toucher, qui fait intermédiaire entre nous et Dieu, nous est impossible. Ce qu'est ce toucher dans son fond, et ce qu'est l'amour en lui-même, nous ne pouvons le savoir. Là où nous nous épuisons à oeuvrer /1, nous recommençons à nouveau, car les dons de Dieu ne nous laissent pas désoeuvrés.

L'écoulement du Saint-Esprit nous rend riches et remplit nos récipients avides de dons divins, de nourriture éternelle et de breuvage spirituel. La faim et la soif et une éternelle envie nous demeurent, cependant, de rattraper et d'atteindre celui qui est sans mesure, ce qui nous est impossible. C'est pourquoi il nous faudra nous élancer et rester pour toujours affamés et assoiffés dans nos oeuvres. Bien que nous consommions Dieu jour et nuit, bayant et soupirant après lui, nous ne pouvons cependant ni le saisir, ni l'absorber, ni le consommer jusqu'à le consumer. Il nous faut toujours nous élancer là où nous défaillons. La faim, la soif et une éternelle envie jamais ne pourront se taire.

De même que Dieu nous envoie au-dehors avec tous ses dons pour vivre selon sa très douce volonté, son Esprit nous attire au-dedans pour l'aimer comme il en est digne. Or, sa dignité réclame à notre esprit un amour sans mesure, car il est lui-même sans mesure et il nous aime avec lui-même tel qu'il est. Son amour est tellement cruel, attire tellement au-dedans, et consume tellement tout ce qu'il touche ! Lorsque nous le sentons, c'est au-delà de la raison, là où notre amour est sans modes et sans façons. Car nous ne pouvons ni ne savons comment répondre à son amour, qui est si avide qu'il dévore et consume en lui-même tout ce qui s'approche de lui.

Devant cet amour notre amour doit céder, car nous ne pouvons pas nous défendre. Notre amour y devient entièrement nu, vide et

1. Uutwerken.

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sans oeuvres. L'amour de Dieu est un feu consumant qui nous consomme jusqu'à nous consumer, nous fait sortir hors de nous-mêmes et nous engloutit avec Dieu dans l'unité.

Regarde : nous sommes alors rassasiement, surabondance et une seule et éternelle plénitude avec Dieu. Nous demeurons néanmoins toujours affamés en nous-mêmes, où nous vivons dans l'altérité et oil nous aimons les commandements de la vertu. De la sorte, nous sommes toujours rassasiés au-delà de nous-mêmes, avec Dieu dans l'unité, et nous sommes en même temps affamés en nous-mêmes, oil nous aimons et vivons pour la justice. Cela signifie être rassasié et être affamé à la fois, oeuvrer et jouir, et vivre dans la vérité.

1.56 L'union dans la fruition

Au-delà de tout ceci, il y a encore un sixième point, à savoir la fruition en Dieu lui-même. Cette fruition de Dieu et de nous tous, qui sommes un avec lui dans l'amour, est l'unité essentielle, désoeuvrée et glorieuse, au-delà de la distinction des Personnes. Là il n'y a plus, de la part de Dieu, ni écoulement au-debors ni attraction au-dedans. Au contraire, les Personnes y sont désoeuvrées et un dans la fruition de l'amour, qui est l'unité désoeuvrée et glorieuse des Personnes.

Là sont le repos, la fruition et l'allégresse sans fond. Tous les esprits qui aiment y sont une seule fruition bienheureuse avec Dieu, sans distinction. La fruition de Dieu est unité des Personnes, désoeuvrement nu, allégresse débordante, béatitude sans fond, couronne et récompense du parfait amour, pour l'éternité.

Lorsque nous sommes unis avec Dieu dans l'amour, par sa grâce et nos oeuvres bonnes, chacun reçoit une grâce et une gloire particulières, plus ou moins grandes selon ce qu'il a mérité dans la grâce, avec l'aide de Dieu. Nous sommes alors tous différents, et chacun reçoit de façon particulière grâce et mérites, gloire, rang et louange, selon la justice et la sage disposition de Dieu.

Mais lorsque nous sommes un avec Dieu, sans intermédiaire, au-delà de toute altérité, là Dieu est notre fruition en même temps que la sienne, dans une béatitude éternelle et sans fond.

1. 6 Récapitulation

Même si nous donnons plusieurs noms à Dieu selon notre point de vue, sache que sa nature est une en trois Personnes distinctes, le Père, le Fils, le Saint-Esprit, une seule nature, féconde dans la Trinité des Personnes. C'est ainsi qu'il nous faut le comprendre, le sentir et le vivre. C'est pour cela que Dieu a créé et a appelé tout ce qui est né de la semence d'Adam. Hélas ! les païens, les juifs et tous les infidèles méprisent l'appel de Dieu, et ils en seront maudits. Les mauvais chrétiens qui vivent dans le péché mortel, et les hypocrites qui restent et meurent ainsi, quoiqu'ils paraissent bons, sont également rejetés et damnés par Dieu. Néanmoins, les chrétiens qui ont été baptisés dans le sang du Christ sont tous appelés et même invités à l'éternelle joie de Dieu.

Si nous voulons être reçus et élus dans cette éternelle joie de Dieu, il nous faut nous revêtir avec la vie de notre Seigneur Jésus-Christ, et lui être unis en nous-mêmes, par le moyen de la grâce et de nos oeuvres bonnes. Le Christ vit ainsi en nous, et nous vivons en


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lui, selon la mesure de ses grâces et de notre vie sainte.

Il nous faut aussi être un avec Dieu au-delà de nous-mêmes, dans l'amour et la fruition. Nous sommes ainsi un avec lui, un seul amour et une seule fruition avec lui, débordant de béatitude éternelle.

L'étincelle vivante de l'âme/1, qui est la lumière et le feu du Saint-Esprit, est l'intermédiaire entre la ressemblance qui est en nous et l'unité qui est en Dieu.

1. Formule eckhartienne, plutôt rare chez Ruusbroec, mais à laquelle il donne ici une définition très précise.

La lumière nous fait voir que nous sommes un avec Dieu dans l'amour et dans la fruition, et que nous lui sommes semblables par le moyen de la grâce et de nos vertus.

Le feu du Saint-Esprit brûle et consume tout ce qui est dissemblable en nous, nous garde sans cesse en état de connaître et d'aimer, nous console, nous donne un avant-goût de la gloire de Dieu et nous rend assurés de notre béatitude éternelle.

Ceux qui comprennent cela, qui le vivent et le ressentent, ceux-là sont les hommes bons, élus par Dieu. Que cela nous soit accordé par le Père, le Fils et le Saint-Esprit, un seul vrai Dieu en trois Personnes, qui est notre récompense et notre couronne. Amen.


2. Le faux amour et le véritable amour
2.0 Introduction : la vie de contemplation et la vie active

La Sagesse éternelle de Dieu, Jésus-Christ, Dieu et homme, nous a appris dans l'évangile de saint Matthieu que « là où deux ou trois sont réunis en mon nom, là je suis au milieu d'eux /1 ». Tous les bons chrétiens sont réunis en une seule foi, dans la loi de l'Évangile et des commandements de Dieu, en une seule volonté, un seul amour, en grâce, en vertus, dans la gloire rendue à Dieu et dans la vraie vie de notre Seigneur Jésus-Christ.

Au contraire, tous ceux qui manquent de foi sur quelques points, ou qui doutent ou qui tiennent des opinions contraires à la foi commune de la sainte chrétienté, sont tous damnés. Tous ceux qui vivent dans le péché mortel et désobéissent à leur supérieur et à la sainte Église, dans le domaine des bonnes coutumes et pratiques, sont tous séparés et coupés des autres, dans leurs nombreux péchés et leur malice. Ils sont rejetés et honnis par Dieu et par tous ses saints. S'ils restent en cet état et y meurent, le démon est leur seigneur et ils sont destinés au feu de l'enfer.

Comprends-moi bien et examine avec grande attention ce que je te dirai et dont tu as besoin si tu veux vivre pour Dieu en toute vérité, sans erreur spirituelle : tous les hommes bons, qui sont éclairés par la grâce de Dieu, trouvent au-dedans d'eux-mêmes le Royaume de Dieu, et lorsqu'ils se recueillent au-delà de la raison, dans leur essence propre, ils trouvent Dieu dans son Royaume. Cela s'appelle la vie de contemplation, qui nous est réclamée et conseillée par l'Esprit du Seigneur. Lorsque nous sortons au-dehors de nous-mêmes, nous occupons nos sens par les vertus et des oeuvres

1. Mt 18, 20.

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bonnes, avec discernement et une charité sincère. Cela s'appelle la vie active qui nous est commandée et qui nous est nécessaire si nous voulons être sauvés. Mais lorsque les oeuvres et la contemplation sont convenablement ordonnées dans la même personne, on appelle cela une vie bienheureuse et sainte.

2. 1 Les faux contemplatifs

Il est maintenant tout à fait nécessaire de bien me comprendre. L'on rencontre, en effet, de ces gens pervers et trompés, qui ne possèdent ni vie contemplative ni vie active, et qui se prennent cependant pour les gens les plus sages et les plus saints qui soient au monde. Ils sont dégagés des images de toute chose, se trouvent dans la n u-nature, sans grâce ni vertu, recueillis au-delà de la raison, dans leur essence propre où ils éprouvent désoeuvrement, repos et nudité dégagée des images.

Voilà le sommet le plus élevé que peut atteindre la nature sans la grâce et sans les vertus. Cependant, comme ceux-là ne sont pas baptisés dans l'Esprit de notre Seigneur et dans la vraie charité, ils ne peuvent voir ni trouver son glorieux Royaume dans leur essence. Ils expérimentent leur propre essence : un désoeuvrement apaisé et dégagé de toute image, et il leur semble qu'ils y sont bienheureux pour toujours.

De là proviennent quatre modes d'incroyance, d'erreur et de toute malice qui puisse être accomplie en ce monde. Le premier mode mauvais va contre le Saint-Esprit et sa grâce. Le second, contre notre Père du ciel et sa puissance. Le troisième, contre notre Seigneur Jésus-Christ et sa digne humanité. Enfin, le quatrième est contraire à Dieu et à toute la sainte Trinité.

2. 11 L'erreur contre le Saint-Esprit

Prends garde à ces faux prophètes, afin qu'ils ne te trompent pas. Ils prétendent qu'ils sont l'essence de Dieu, au-delà des Personnes divines, et qu'ils sont aussi vides et désoeuvrés que s'ils n'existaient pas. Car l'essence de Dieu n'oeuvre pas, mais le Saint-Esprit, lui, est à l'oeuvre.

Ils se figurent donc être au-delà du Saint-Esprit, et n'avoir besoin ni de lui ni de sa grâce. Car ils prétendent qu'aucune créature, ni même Dieu, ne peut leur donner ou prendre quoi que ce soit.

Certains disent que leur âme a été créée de la substance de Dieu, et qu'après leur mort ils seront les mêmes qu'ils étaient auparavant. Comme lorsque quelqu'un puise un seau d'eau à une source et reverse ensuite l'eau dans la source, l'eau est identique à ce qu'elle était auparavant.

Ils disent encore davantage. Selon eux, celui qui pourrait traverser le ciel entier n'y trouverait aucune différence entre les anges, les âmes, les rangs, la gloire et la récompense de chacun. Car il leur semble qu'il n'y a là rien d'autre qu'une seule essence simple et bienheureuse, sans oeuvres. Ils ajoutent qu'après la fin du monde, les méchants comme les bons, et Dieu lui-même, nous serons tous l'essence de Dieu, vide et sans oeuvres, pour l'éternité.

C'est pourquoi ils ne veulent ni savoir ni connaître, ni vouloir ni aimer, ni rendre grâce ni louer, ni désirer ni posséder. Car ils veulent être au-delà de Dieu et sans Dieu, ils ne le cherchent et ne le trouvent nulle part, et se

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disent de toute vertu quittes. C'est ce qu'ils appellent la parfaite pauvreté d'esprit /1.

Mais une telle pauvreté ne se trouve pas au ciel, ni en Dieu, ni chez les anges, ni chez les saints, non plus que chez les hommes bons dans le monde entier. Il s'agit donc bien d'une illusion du diable et d'une pauvreté d'enfer.

Car c'est là, en enfer, qu'il n'y a ni connaissance ni amour, ni action de grâce ni louange, ni vertu ni vérité, ni sagesse ni justice, mais seulement confusion et souffrances, le feu de l'enfer et l'éternel malheur.

Ceux qui sont nés du Saint-Esprit et vivent /2 pour lui, pratiquent toutes les vertus. Ils connaissent, ils aiment, ils cherchent, ils trouvent, ils savourent et possèdent gloire et grâce, ainsi que l'allégresse éternelle sans mesure qui est Dieu lui-même. Car ils sont vraiment pauvres en esprit, morts à eux-mêmes dans l'amour, ils vivent dans l'Esprit Saint et ils jouissent de l'éternelle béatitude.

Mais ceux qui veulent s'élever par eux-mêmes, sans l'Esprit de notre Seigneur et sans sa grâce, même s'ils expérimentent le désoeuvrement dans leur fond, au-delà de leur essence propre et de leur nature, ils n'expérimentent pas en quoi consiste leur béatitude éternelle. Car ils pèchent contre le Saint-Esprit, lui qui est le donateur de toute grâce, de toute gloire et de tout ce qui est béatitude.

Voilà la première espèce d'incroyance qui fait se fourvoyer des gens stupides et aveugles, et cause leur damnation.

1. Termes qui rappellent ceux de Marguerite Porrete dans Le Miroir des âmes simples.
2. Leven au lieu de loven, avec Surius.

2. 12 L'erreur contre le Père

Voici maintenant le second mode d'incroyance qui est dirigé contre le Père céleste et sa puissance éternelle : il s'agit de ceux qui prétendent être Dieu par nature.

Chacun de ces maudits raisonne comme suit : « Lorsque je me tenais dans mon fond, dans mon essence éternelle, je n'avais pas de Dieu. Ce que j'étais, je le voulais ; et ce que je voulais, je l'étais. Je suis sorti dans l'existence de par ma libre volonté. Si je l'avais voulu, je n'aurais pas existé et je n'aurais pas été créature. Car Dieu ne sait, ni ne veut, ni ne peut rien sans moi. Car je me suis créé moi-même et toute chose avec Dieu. À ma main sont suspendus le ciel, la terre et toutes les créatures. Tout l'honneur rendu à Dieu, m'est rendu à moi. Car, dans mon essence, je suis Dieu par nature. Je n'espère pas en Dieu et je ne l'aime pas, de même que je n'ai ni confiance ni foi en lui, et que je ne puis ni le prier ni l'adorer. Car je ne lui donne ni honneur ni position privilégiée. Car il n'y a aucune distinction en Dieu : ni Père, ni Fils, ni Esprit Saint. Il n'y a rien d'autre qu'un seul Dieu, avec lequel je suis un, le même un qui est identique à ce qu'il est. Avec lui j'ai créé toute chose, et sans moi rien n'existe /1.

Garde-toi de cette mécréance scandaleuse. Des personnes qui ont un tel sentiment d'elles-mêmes sont rebelles à tout enseignement et incapables de comprendre la droite vérité de la foi chrétienne. Car leur orgueil spirituel est grand et d'une si indigne sottise : en effet, elles vont à la messe et aux sermons et entendent tous les jours la foi chrétienne

1. Ce passage contient l'écho de certaines affirmations obscures de Maître Eckhart dont Ruusbroec se désolidarise vers la fin de sa vie. Cf. Paul VERDEYEN, Introduction au tome I de la présente traduction, p. 29.

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décrite et enseignée par les apôtres, à savoir que Dieu, le Père céleste a créé et façonné de rien le ciel, la terre et toute chose. De même, le prophète Moïse parle ainsi : au commencement du monde, Dieu créa et façonna le ciel et la terre, le soleil et la lune, les éléments et toutes les créatures. Au-dessus de tout cela, il fit les anges dans le ciel, et, à partir du limon de la terre, il fit le premier homme et lui infusa un esprit vivant. De cet homme-là nous descendons tous corporellement.

Comment Dieu crée et façonne les âmes, cela, je le laisse à son savoir et à sa vérité. Le Prophète David dit : • Dieu nous a faits, nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes /1 ». Voilà notre foi commune depuis le commencement du monde : Dieu a créé les anges et toutes les créatures. Nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. C'est pourquoi l'ange Lucifer, que Dieu avait placé et orné au-dessus de tout, et qui voulut être l'égal de Dieu, chut jusqu'au fond de l'enfer. Ceux qui ne se veulent pas égaux de Dieu mais Dieu lui-même, ceux-là sont encore plus méchants et seront davantage damnés que Lucifer et toute sa troupe.

1. Ps 99, 3.

2. 13 L'erreur contre le Christ

La troisième espèce d'incroyance concerne ceux qui pèchent contre le Christ, Fils de Dieu, et contre sa vénérable humanité. Ils disent la vérité, mais mélangée à une foi erronée.

La vérité et la foi chrétienne témoignent qu'il n'y a qu'un seul Christ, au ciel et sur la terre. Il est né du Père, de toute éternité, dans sa nature divine, et il est né dans le temps de sa mère, dans la nature humaine. Il est ainsi Dieu et homme en une seule Personne.

« C'est ce que moi, je suis », prétend l'incroyant, « et cela de toutes les façons, rien excepté. Car je suis, avec lui, vie éternelle et sagesse éternelle, né du Père dans la nature divine, et tout ce qu'il est lui-même. Je suis né avec lui dans le temps, dans la nature humaine, étant tout ce qu'il est. Ainsi, je suis un avec lui, Dieu et homme, de toutes les façons. Je n'en excepte aucune. Car tout ce que Dieu lui a donné, il l'a donné à moi en même temps qu'à lui, rien de moins. Qu'il soit né d'une vierge m'importe peu, car ce n'est là qu'un accident dont ne dépendent ni la sainteté ni la béatitude. Il m'aurait été aussi agréable qu'il fût né d'une femme comme les autres. Il fut envoyé dans une vie active pour être à mon service, vivre et mourir pour moi, tandis que moi, je suis envoyé dans une vie contemplative qui est encore plus élevée, dans le but de me recueillir, désoeuvré et libéré /1 de toute forme et de toute différence, et pour sentir /2 que je suis la sagesse de Dieu qu'il est lui-même dans sa Personne. S'il avait pu vivre plus longtemps, son âme aurait atteint la vie de contemplation que moi j'ai atteinte. Voici que tout l'honneur qui lui est rendu m'est rendu à moi et à tous ceux qui ont atteint cette vie supérieure. Car nous sommes un avec lui dans la nature divine et dans la nature humaine. C'est pourquoi, tout l'honneur qui lui est rendu, l'est à moi. Dans le sacrement, lorsque l'on élève son corps à l'autel, c'est moi que l'on élève. Et lorsque l'on transporte son corps, c'est encore moi que l'on transporte. Car je suis avec lui la même chair

1. Pour Ontcommert.
2. Pour Vinden.

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et le même sang /1, une seule personne que l'on ne peut diviser Il y a encore bien plus dans cette incroyance, dont je n'ai pas entendu parler.

La sainte Écriture, la foi chrétienne, le Christ lui-même ainsi que tout homme bon peuvent répliquer à cela. Écoute donc et fais attention, homme aveugle, sans raison et sans foi : quelle merveille que d'être si imbécile et si ignorant que de te prendre pour le Fils de Dieu par nature. Notre Père du ciel engendre de toute éternité son Fils à partir de lui-même pour être une deuxième Personne dans la nature de la divinité. Par ce même Fils, qui est sa sagesse, il a façonné et créé de rien le ciel, la terre et toutes les créatures. Il ne fit pas appel à tes conseils, car tu n'existais pas encore. Et si tu avais existé, il n'avait aucun besoin de toi.

Lorsqu'il façonna le premier homme, il te connaissait bien, mais tu ne t'en souviens plus. Au dernier jour, lorsqu'il jugera le monde, il te connaîtra bien, mais toi tu n'en sais rien. Il maintient, dirige et ordonne le ciel, la terre et tout ce qui a été créé, et il ne t'interroge pas. Il connaît tout ce qui existe et qu'il a pu façonner, mais toi, tu ne te connais pas toi-même.

Même s'il est vrai que tu possèdes la vie éternelle dans la Sagesse de Dieu, sans toi-même /2, tu n'es cependant pas la Sagesse de Dieu. Et même si Dieu vit dans toutes les créatures, et si toutes les créatures vivent en Dieu, les créatures ne sont pas Dieu, ni Dieu les créatures. Car le créé et l'incréé feront toujours deux, et resteront loin l'un de l'autre, à une distance sans mesure. Même si Dieu est devenu homme, et l'homme, Dieu, cependant la divinité n'est pas l'humanité, ni l'humanité la divinité. Elles seront éternellement deux, créée et incréée, Dieu et la créature.

De même, la Parole éternelle du Père a assumé notre nature, la chair, le sang et une âme vivante, de sorte que le Christ est Dieu et homme en deux natures. Car il est né de toute éternité à partir de la substance de son Père, lui qui est Fils de Dieu et vraiment Dieu. Et il est né dans le temps à partir de la substance de sa mère, la Vierge Marie, vrai homme dans notre nature. Il est ainsi Fils de Dieu et fils de Marie, et les deux par nature. Car, selon son humanité, il est le fils de Marie, la Vierge pure, et son corps a été fait à partir du sang noble et précieux de celle-ci, grâce à l'Esprit Saint. Il est ainsi son fils unique dans notre nature, et il n'en est aucun autre que lui seul. Il est en même temps le Fils éternel de Dieu, né à partir de la nature de la divinité, et il n'en est aucun autre que lui seul. Le Christ est ainsi Fils de Dieu et fils de Marie, Dieu et homme, deux natures en une seule Personne divine qui est le Fils de Dieu lui-même. Son humanité, âme et corps, a été élevée en honneur et dignité, au ciel et sur la terre, au-delà de tout ce que Dieu a jamais fait ou fera encore.

Homme aveugle et incroyant, tu peux ainsi remarquer que tu n'es pas le Christ, le Fils de Dieu, Dieu et homme en deux natures, car tu te trompes en tout.

Tu prétends encore davantage : que Dieu t'a donné tout ce qu'il a donné à l'humanité du Seigneur, rien de moins et sans rien excepter. Voilà un grossier mensonge, facile à voir, à

1. Littéralement : Car je suis chair et sang avec lui.
2. Dans ton existence en Dieu, depuis toujours, comme son image.

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palper et à sentir. En effet, à l'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu a donné tout pouvoir au ciel et sur la terre, au-dessus de toute créature. C'est pourquoi il pardonna les péchés aux pécheurs qui le désiraient et qui le lui demandaient, et leur donna la grâce et sa faveur ; il ressuscita les morts ; il appela et fit sortir les âmes de l'enfer et les corps des tombeaux, et tous ceux qui le touchaient ou l'effleuraient, ou qui seulement s'approchaient de lui avec foi, étaient guéris de tous leurs maux. Il était capable de réaliser tout ce qu'il voulait, et il fit aux croyants tout ce qu'ils souhaitaient pour leur âme et pour leur corps, de toutes les façons, comme cela leur était profitable.

Pauvre homme, constate donc à quel point tu délires et comment un tel pouvoir ne t'a pas été donné par Dieu !

À l'âme du Christ, Dieu a donné une telle sagesse qu'elle connaissait Dieu, son Créateur, toutes les créatures au ciel et sur la terre, comme elle voulait les connaître, jusqu'aux paroles, oeuvres et pensées de chaque homme, ainsi que toutes les choses avec leurs différences. Le Christ connaissait tout le passé, tout le présent et tout le futur, depuis le commencement du monde jusqu'au dernier jour. Rien n'était caché à son âme de ce qui existe au ciel et sur la terre. Il prédit sa passion, et sa mort et ses diverses tortures, telles qu'il les souffrirait et subirait, de même que sa résurrection au troisième jour, son ascension au ciel dans sa gloire, son Esprit Saint qu'il enverrait à tous ceux qui s'y prépareraient, ainsi que son retour au dernier jour pour juger les bons et les méchants.

Tu prétends en outre, pauvre homme et indigne que tu es, que le Christ a été envoyé dans la vie active « pour te servir et pour mourir pour toi et tous les hommes, mais qu'il n'aurait atteint la vie de contemplation que s'il avait pu vivre plus longtemps, cette vie qui est plus élevée et plus noble, et qui est celle que tu as atteinte ».

Homme méprisable et aveuglé, constate donc que l'âme du Christ était davantage éclairée par la Sagesse de Dieu, plus lumineuse et plus hautement contemplative que tous les hommes qui ont jamais existé ou qui jamais n'existeront. Quant à toi, tu ne possèdes ni vie contemplative, ni vie active, ni quelque vertu que ce soit qui puisse plaire à Dieu ou te rendre bienheureux. Ta béatitude est celle d'un chien qui, dans son sommeil, rêve qu'il tient un morceau de viande dans sa gueule, et qui, à son réveil, constate qu'il n'en est rien. C'est exactement ce qui t'arrive. Un faux désoeuvrement t'a trompé, jusqu'à te faire croire que tu contemplais Dieu, alors que tu le connais fort peu ou même pas du tout. En effet, dans ton recueillement désaffecté de toute image, au-delà de la raison et de toutes les puissances de l'âme, et sans examiner quoi que ce soit, tu trouves la nu-essence de ton âme, qui est naturellement dégagée et désoeuvrée, telle que Dieu l'a créée. Tu crois alors que cette essence désoeuvrée est Dieu, que tu vois Dieu et que tu es toi-même la Sagesse de Dieu, le Christ, Dieu et homme. C'est bien là que tu te trompes, car tu penses que tu es le Christ et que tu es un avec lui.

Tu te figures encore que tout l'honneur rendu au Christ est rendu à toi, et rien de moins •, ce qui est faux et contraire à la foi.

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Car nous adorons le Christ, nous croyons et nous espérons en lui, car il est notre Dieu. Si nous faisions de même vis-à-vis de toi, nous serions mécréants et maudits, comme tu l'es.

Tu ajoutes encore, lourdaud indigne, que le corps du Christ est ton corps, car il te semble être sa chair et son sang, et faire un seul avec lui. Lorsqu'on consacre son corps saint, qu'on l'élève et le transporte dans le sacrement, tu te figures qu'il s'agit de toi-même. C'est pourquoi tu n'as ni envie ni respect pour le corps de notre Seigneur lorsqu'il s'agit de le voir, pas plus que n'en aurait un chien venu assister à la messe en compagnie de sa maîtresse. Tu regardes aussi volontiers le mur que le Saint Sacrement dans la main du prêtre.

Fais attention, âne insensé, je t'expliquerai la droite vérité. Lors du repas du soir, lorsque le Christ consacra son saint corps et son sang honorable, il prit du pain dans ses mains saintes et respectables, et il leva les yeux au ciel vers Dieu son Père céleste tout-puissant, il lui rendit grâce, le loua, bénit le pain, le rompit en disant à ses disciples « Prenez et mangez-en tous : ceci est mon corps ». Jésus-Christ est la vérité éternelle qui ne peut mentir ni nous tromper. Ensuite, de la même façon, il prit la coupe avec le vin dans ses mains saintes et respectables, il rendit grâce et loua une nouvelle fois son Père céleste, il bénit la coupe avec le vin et dit à ses disciples : « Prenez et buvez-en tous, ceci est la coupe de mon sang, qui sera versé pour vous et pour beaucoup d'hommes, en rémission des péchés. Aussi souvent que vous offrirez ce sacrifice, vous vous souviendrez de moi », à savoir de mon amour, de ma passion et de ma mort. Voici que, dès le commencement, Jésus-Christ a institué lui-même ce sacrifice à l'aide de son corps saint et de son sang précieux. Les quatre évangélistes en témoignent, ainsi que la pratique de la sainte Église, depuis le temps où le Christ envoya son Saint-Esprit aux apôtres et à tous les croyants qui veulent bien s'y préparer.

De plus, aucun saint n'eut jamais l'audace de pouvoir ou d'oser dire que le corps du Christ était son corps, et le sang du Christ, son sang. Même Marie, la Mère de Dieu ne peut pas dire que le corps de son fils soit son corps, car le corps de son fils est uniquement à lui, qui est Dieu et homme, et à personne d'autre. C'est pourquoi nous honorons et nous adorons son corps dans le Sacrement, et nous l'offrons à Dieu en martyr d'amour pour nos péchés et pour le bénéfice de toute la sainte chrétienté.

Au Christ, tu ne donnes aucun avantage ni en honneur ni en louange. Selon toi, sa naissance d'une vierge fut pour lui un hasard, auquel tu ne t'attaches pas. « S'il était né d'une femme ordinaire, cela te plairait tout autant ». Tu blasphèmes ainsi contre Dieu et la Vierge pure, lorsque tu compares à une femme ordinaire celle qui a été choisie de toute éternité, au-dessus de toutes les créatures, pour être la Mère de Dieu. Si tu n'avais mal agi qu'en cela, tu aurais déjà mérité l'enfer, et ici-bas le bûcher. Car tu es mécréant, excommunié, maudit et méprisé de Dieu, de tous ses saints et de la sainte Église.

La grâce de Dieu est cependant immense et sans mesure. Il a comblé le Christ, son Fils, de tous les dons et de toute la richesse de la grâce et des vertus, jusqu'à débordement. Le

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Christ a pouvoir au-dessus de toutes les créatures au ciel et sur la terre, et il est mort par amour. Prends pitié de toi, rougis pour de bon et humilie-toi, oh ! coeur empesté et fier, et ne désespère pas, mais cherche la grâce et la bonté de Dieu, prosterne-toi aux pieds de notre Seigneur et devant la majesté de sa glorieuse Mère. De cette façon, tu trouveras sûrement et sans aucun doute grâce et pardon de tous tes péchés.

Voici maintenant la quatrième espèce d'incroyance qui a englobé toutes les autres, et qui s'oppose à Dieu, à la sainte Écriture et à toute la sainte chrétienté.

2. 14 L erreur qui englobe toutes les autres : faux anéantissement et faux désoeuvrement

Elle méprise aussi bien le mode que l'absence de mode : contempler, désirer, connaître, aimer, savoir, posséder ; ainsi que les pratiques de la sainte Église et tous les sacrements, les commandements et les conseils, ce qu'enseignent les saints Évangiles ou le Christ, et de ce dernier sa vie, ses saintes vertus, sa passion et sa mort ; les Personnes divines, toutes les oeuvres que Dieu a jamais accomplies ou accomplira jamais. Ils méprisent la vie éternelle que nous possédons dans la Sagesse de Dieu et dont parle saint Jean lorsqu'il dit : « Tout ce qui a été fait était vie en Dieu /1 ». Ils passent au-delà d'eux-mêmes et de tout ce qui est créé, au-delà de Dieu et de la divinité, en disant : « Dieu n'est rien, et nous aussi ne sommes rien. Rien n'est bienheureux ni malheureux, ni à l'oeuvre ni désoeuvré, ni Dieu ni créature, ni bon ni mauvais ».

1. Jn 1, 3.

Voilà qu'ils ont perdu leur être de créature et sont devenus rien, comme Dieu n'est rien, à ce qui leur semble. Le ciel, la terre et tout ce que Dieu a fait possèdent être et existence, mais ces mécréants disent qu'ils ne sont rien et que Dieu n'est rien. La Sagesse de Dieu dit cependant : « Je suis le commencement et la fin de toute créature /1 », tout comme Dieu s'adressa à Moïse : « Dis aux enfants d'Israël : Celui qui est m'a envoyé /2 ». Lui-même a encore dit : « Je suis le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob /3 ». De son côté, saint Bernard dit : « Il n'est pas une partie, mais il est tout /4 ». Le Prophète nous dit cependant que ce sont les insensés qui disent : « Il n'y a pas de Dieu /5 ». Voilà ce qui t'est arrivé lorsque tu as prétendu que Dieu n'était rien, et que tu trouvais tout en ce rien.

1. Ap 1, 8.
2. Ex 3, 14.
3. Ex 3, 15.
4. Citation non identifiée, peut-être d'un écrit apocryphe
5. Ps 13, 1.

Voilà bien un mensonge éclatant. Si tu n'es rien, tu ne cherches rien et tu ne trouves rien. Et si tu n'es rien et que Dieu n'est rien, toutes les créatures ne sont rien. Car il est le vivant qui maintient tout ce qu'il a créé : il vit en nous, et nous en lui. Il est l'artisan vivant et éternel. Il nous donne sa grâce et il réclame de nous des oeuvres éternelles et vivantes, à savoir que nous le confessions, connaissions et aimions, remerciions et louions. Telles sont les oeuvres éternelles et vivantes qu'il opère en nous et avec nous, car elles ont leur origine en lui, et elles sont accomplies grâce à lui et en lui. Au-delà de ces oeuvres, on ne peut plus que jouir de lui et avec lui, dans une béatitude éternelle. Car il est notre vie et tout ce qui nous est nécessaire et que nous désirons dans le temps et dans l'éternité. Il est un quelque

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chose /1 de vivant et d'éternel, qui est plus haut, plus profond, plus long et plus large que tout ce qu'il a créé ou aurait pu créer.

Comprends bien : tout ce qui existe est ou bien Dieu, ou bien créature. Or, certaines personnes étourdies prétendent qu'elles ne sont rien, et que Dieu n'est rien, ce qui est impossible. Car être et non-être sont proprement contraires. Cependant, c'est ainsi que les choses se seraient passées pour elles. Car Dieu fit tout de rien, mais le rien qu'elles sont a échappé à Dieu : il ne put le faire. Car il s'agit là de péché, de faux désoeuvrement et de désobéissance : ce rien-là, elles en sont l'auteur. Mais tout ce que Dieu a fait est un quelque chose, mais non pas le péché qui, selon saint Jean a été fait sans lui /2.

1. Pour Yet.
2. Cf. Jn 1, 3. Une interprétation possible du texte de la Vulgate : « Sine ipso factum est nihil ».

Ce premier rien du péché a été fait dans le ciel lorsque Dieu fit l'ordre et les hiérarchies angéliques, et leur ordonna d'oeuvrer pour lui, de lui obéir, de l'aimer, de lui rendre grâce et de le louer. Ceux qui agirent de la sorte ont persévéré dans leurs oeuvres et sont de toute éternité bienheureux dans la gloire de Dieu. Ceux qui désobéirent par orgueil, qui méprisèrent le commandement et les oeuvres de Dieu ont été précipités du ciel dans le rien ténébreux du péché et dans le faux désceu-vrernent, à tel point qu'ils ne pourront plus jamais connaître ni aimer Dieu, ni lui rendre grâce, ni le louer, ni pratiquer la vertu. Car le rien du péché et le faux désoeuvrement sont intermédiaires entre eux et Dieu, de sorte qu'ils ne peuvent s'unir à lui.

En outre, tu peux remarquer qu'en lui-même le rien n'est ni bon ni mauvais, ni bienheureux ni malheureux, ni pauvre ni riche, ni Dieu ni créature. Or, certaines personnes étourdies prétendent que l'essence de l'âme n'est rien, et que l'essence de Dieu n'est rien aussi pour l'âme désoeuvrée, ce qui est faux et contraire à la foi. Car Dieu est tout en toute chose, un quelque chose éternel, tout-puissant, illimité et incréé, le créateur de tout ce qui a été créé. Tout ce qu'il a créé en témoigne et le confesse de multiples façons devant un regard raisonnable. Il vit avec sa grâce dans les puissances de notre âme, et il réclame de nous que nous accomplissions des oeuvres bénies et éternelles. Car lui-même est un ouvrage qui ne s'arrête jamais. Nous lui ressemblons par nos oeuvres bonnes et éternelles, et nous ne cessons de toujours croître avec lui et d'augmenter en grâces toujours plus grandes.

Il vit avec lui-même dans le nu-être de notre âme, au-delà de sa grâce et au-delà de nos oeuvres bonnes. Nous y sommes unis avec lui et élevés dans une vie sainte et bienheureuse. Entre l'union avec lui au-delà de nous-mêmes et la ressemblance avec lui au-dedans de nous-mêmes, les oeuvres bénies qui lui plaisent, qu'il a commandées et conseillées, font intermédiaire. Sinon, il nous serait impossible de nous unir avec lui ou d'être saints ou bienheureux.

2. 2 Les quatre occupations d’amour

Ces oeuvres bénies, qui nous rendent saints et bienheureux, s'opèrent et s'accomplissent de quatre façons qui ont leur origine en Dieu, et que nous réalisons avec son aide. Elles se renouvellent et recommencent sans cesse et demeurent éternellement et sans fin. Il s'agit de quatre modes de l'amour qui nous

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sont commandés et conseillés et que nous devons exercer et pratiquer avec l'aide de sa grâce. En effet, entre Dieu et nous il y a seulement occupation d'amour, c'est-à-dire un donner et un prendre, ce qui fait durer l'amour. L'amour nous rend semblables à Dieu, et un avec lui dans l'amour. Non pas que nous puissions devenir Dieu ni lui ressembler en puissance, sagesse, connaissance, amour, et en tout ce qu'il est dans sa nature. Car même l'âme de notre Seigneur Jésus-Christ, comme tout ce qui est créé, demeure en dessous de Dieu et lui est inférieure.

Il nous a ordonné et enseigné de nous occuper à l'amour de quatre façons, là où il dit : « Écoute, Israël, ton Dieu est unique. Tu l'aimeras de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes puissances et de toutes tes pensées /1. ». Voilà les quatre façons de l'éternel amour, par lesquelles nous pouvons apprendre ce que Dieu nous donne et ce que nous lui devons en retour de plein droit, si nous voulons être sauvés.

1. Dt 6, 4-5.

2. 21 Première occupation d'amour : de tout son coeur

La première façon d'aimer se dit : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeu ». Fais bien attention pour apprendre comment pratiquer le véritable amour et répondre à l'amour de Dieu.

Il nous a librement aimés de toute éternité, et il a rendu notre nature noble et libre, dans le premier homme, afin qu'elle puisse aimer et pratiquer des oeuvres libres, pour recevoir ainsi la liberté et persévérer éternellement en elle. Parce que le premier homme méprisa Dieu, il fut chassé du Paradis et conduit en cet exil que nous goûtons et éprouvons tous les jours.

Notre Père céleste a ensuite considéré notre grande détresse, en même temps que sa grâce sans fond. Par amour, il nous envoya son Fils unique, dans notre nature, lui qui nous a aimés à tel point qu'il s'abaissa et s'humilia, et qu'il éleva notre nature et la conduisit avec lui au-dessus des séraphins. Il veut être entièrement à nous. Il s'est mis à notre service, il a vécu, a enseigné et il est mort pour nous par amour. Il nous a donné et laissé sa chair et son sang, avec tout ce qu'il est et ce qu'il peut, lui qui est Dieu et homme. Il nous attend et il nous a préparé une gloire et une vie éternelles. Il nous commande d'y correspondre en l' aimant en retour de tout notre coeur.

Pour ce faire, il nous faut abandonner le péché et tenir pour peu de chose tout ce qui nous gêne dans son amour et dans son service : crainte et amour désordonnés, bonheur et malheur venant de choses passagères, soucis et préoccupations du coeur, et toutes les choses profanes qui pourraient être pesantes pour nous. Il nous faut ensuite le servir avec un esprit' libre, une charité sincère et un attachement sensible du coeur, garder ses paroles et ses commandements. Nous expérimentons ainsi le Christ, vivant en nous avec sa grâce, et nous nous expérimentons nous-mêmes comme vivant en lui grâce à nos vertus et à l'attachement sincère que notre coeur lui porte. Nous pouvons ainsi redire après saint Paul : « Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, selon les

1. Pour Moede.

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délices de la nature, mais c'est le Christ qui vit en moi /1. »

Il nous faut encore chercher le Christ, le trouver et l'aimer au-dessus de nous, dans le ciel, là où il est assis à la droite de son Père, dans la gloire de Dieu. C'est là que nous habiterons et que nous vivrons avec tous les saints, en présence de Dieu. Il nous faut nous élever au-dessus des cieux, avec un esprit libre, une visée simple, des prières intimes, une dévotion ardente et avec un attachement sensible du coeur, qui s'écoule jusque devant la face glorieuse de notre Seigneur Jésus-Christ. Avec les yeux de l'entendement et avec notre raison éclairée, nous y verrons le Père qui est dans le Fils, le Fils qui est dans le Père, ainsi que le Fils qui, dans son humanité, est assis à la droite de son Père, puissant et prestigieux au ciel et sur la terre. Notre coeur aimant s'y réjouira et y demeurera, élevé avec Dieu. C'est alors que nous pourrons dire avec l'Apôtre : « Notre façon de vivre est au ciel /2 » avec délices et un attachement sensible du coeur, non sur terre, accablés par la tristesse de d'exil.

1. Cf. Ga 2, 20.
2. Ph 3, 20.

Il nous faut ensuite chercher le Christ au-dedans de nous-mêmes et dans le Saint Sacrement, là où sa chair est une nourriture éternelle pour ses bien-aimés, et son sang un breuvage glorieux. Cette nourriture, il nous la faut chercher avec un grand désir, la trouver avec une vraie foi, la manger et la savourer avec une avide envie. Nous nous dégageons ainsi du péché, et nous grandissons et croissons dans toutes les vertus. Nous désirons et nous sommes désirés. Nous le consommons, et il nous consume en lui-même. Nous désirons être consumés par lui, de façon à pouvoir être un seul Christ vivant, qui se tient devant la face de son Père. Alors, notre désir et celui du Christ seront un, car nous nous écoulerons en lui avec un attachement sensible du coeur, et, de concert avec lui, nous nous écoulerons au-delà de nous-mêmes dans l'allégresse éternelle de Dieu. Là, l'amour de notre coeur tout entier, tel que Dieu nous l'ordonne, sera accompli et parfait /1. »

2.22 Deuxième occupation d'amour : de toute son âme

Le second point consiste en ce que nous aimions Dieu de toute notre âme. Car le Père et le Fils nous ont donné le Saint-Esprit, qui est leur amour commun. Quant au Saint-Esprit, il se donne lui-même à nous, avec tous ses dons. Le Saint-Esprit est l'amour de Dieu. Il réclame de nous l'amour, et rien d'autre.

Les dons qui s'écoulent de lui nous réclament les vertus au-dedans et les oeuvres bonnes au-dehors, selon la très chère volonté de Dieu. C'est ainsi que nous devons obéir à son éternel amour avec un éternel amour en retour. Nous devons volontiers obéir à sa volonté et à ses dons libres, au-dehors comme au-dedans, dans les vertus et les oeuvres bonnes. Nous ferons ainsi librement tout ce qu'il ordonne, et nous supporterons sans répugnance tout ce qu'il permet à notre égard. C'est là notre solidité : d'être en mesure de vouloir et de pouvoir seulement ce que Dieu veut. Nous ressemblons alors à notre doux Seigneur Jésus-Christ, lui qui exécuta et supporta la volonté de son Père jusque dans une mort amère. Il a ainsi satisfait de toute son âme à l'amour.

1. Dès la première occupation d'amour, l'auteur indique déjà ce qui en sera le sommet, dans la troisième occupation

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À nous aussi, il nous est prescrit d'aimer de toute notre âme. Il nous faut donc élever notre âme vivante au-delà de la vie de nos sens, car notre âme est esprit. Il nous faut alors renoncer à nous-mêmes et à tout ce qui est désordonné. De la sorte, nous tenons notre âme en nos mains et en notre pouvoir. Ainsi, nous pouvons nous recueillir et adhérer en amour à l'amour, et nous écouler de toute notre âme, avec amour, dans l'éternel amour de qui nous sommes nés. Là, nous demeurerons dans l'amour avec amour. Car • Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu, et Dieu en lui' •, comme dit saint Jean. Notre âme s'écoulera sans cesse, avec amour, dans l'éternel amour, tout en défaillant continuellement et en se renouvelant dans l'amour en retour. Voilà la vie éternelle. L'âme devient ainsi un seul et vivant amour avec Dieu, et, dans cette simplicité de l'amour, elle ignore toute différence entre aimer et être aimé. Car, dans la mesure où elle demeure dans l'amour, elle est vide d'elle-même et de toutes ses oeuvres. Car elle est amour en Dieu, au-delà d'elle-même et de toutes ses oeuvres. Voilà comment tu aimeras de toute ton âme ; ce qui est la deuxième façon d'aimer.

1. 1 Jn 4, 16.

2. 23 Troisième occupation d'amour : de toutes nos forces

Voici maintenant le troisième point : comment aimer Dieu de toutes nos forces. Dieu est un dans sa nature, mais sa nature est féconde en s'écoulant éternellement dans la Trinité des Personnes. Elle vit et oeuvre, selon la différence des Personnes, elle connaît et aime, elle crée et façonne le ciel, la terre et toutes les créatures. Par ailleurs, de toute éternité Dieu reflue aussi sans cesse en son essence, désoeuvré, sans ouvrage, avec un amour éternel, dans l'unité du Saint-Esprit. Nous y sommes, au-delà de nous-mêmes, un seul amour et une seule fruition avec lui. En s'écoulant au-dehors avec sa grâce, il nous rend semblables à lui, et en refluant au-dedans de lui, il nous attire avec lui dans l'unité de son amour. Le Saint-Esprit, qui est l'amour éternel de Dieu, nous ordonne alors d'aimer de toutes nos forces, afin de devenir un avec Dieu dans l'amour. C'est en vue de cela que notre coeur et nos sens, notre âme et notre corps, et toutes nos puissances tant spirituelles que corporelles se rassemblent en nous, et nous font monter vers ce que nous pouvons accomplir de plus élevé. Nous y expérimentons l'unité de tous les esprits qui sont aimés dans la source de la grâce de Dieu, qui est plénitude de tous les dons, et qui est au plus près de l'amour éternel de Dieu. Tous les esprits qui aiment y sont une seule unité spirituelle, en laquelle Dieu habite et vit avec tous ses dons. À chaque amant, il accorde grâce et faveur selon sa dignité.

Personne ne peut expérimenter ni sentir cette unité hormis ceux dont les puissances dans leurs oeuvres ont défailli /1, jusqu'à atteindre l'amour apaisé qui ressemble aux séraphims. En effet, dans les occupations de l'amour, celle-ci est au-delà de tous les degrés. Elle est plénitude de toute grâce, commencement et fin de toutes les occupations des vertus.

1. Pour Die al hoer Grachten utewerken.

L'amour apaisé est au-delà de tout. Il n'a d'autre occupation que lui-même et rien

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d'autre/1. Il est la beauté parfaite de toutes les vertus. Il est au-delà de toute brûlante chaleur comme un brasier de charbons ardents qui consume en lui-même toute matière et toute dissemblance. Il est le degré le plus élevé dans l'amour. En lui n'existe ni va et vient, ni fougue d'amour ni fougue de vertu. L'huile qui, en bouillant, a brûlé et consumé toute dissemblance, s'est maintenant apaisée ; elle est transparente, ardente à l'extrême, et plus chaude que le chaud.

1. Réminiscence de saint Bernard : Serinons sur le Cantique des Cantiques, 83, 4.

L'amour apaisé vit en Dieu, et Dieu en lui. Rien d'autre ne saurait y pénétrer. Il nourrit et entretient toutes les vertus, et il est au-delà de tout, ne prenant sa nourriture qu'en Dieu.

Il ressemble bien au soleil qui envoie sa chaleur au-dehors et donne fécondité à l'univers, sans toutefois se donner lui-même. La source aussi envoie ses rivières, tout en demeurant pleine en son fond vivant. Telle est la noble unité de tous les esprits qui aiment, dans laquelle Dieu vit avec sa grâce, et dans laquelle nous vivons avec lui en amour apaisé, d'où s'écoulent vers nous tous les dons et toute la sainteté en laquelle nous vivons. Mais elle-même demeure au-delà de tout, immobile.

Lorsque nous oeuvrons jusqu'à passer au-delà de nous-mêmes et de toutes nos puissances /2 dans l'amour, nous expérimentons l'unité de tous les esprits qui aiment, en même temps que Dieu qui est uni à nous en amour apaisé.

2. Pour Ons selven uerwerken ende alle cracbte.

Au-delà de cette unité, il n'y a plus rien sinon l'unité du Saint-Esprit, en laquelle notre unité à tous, avec notre amour apaisé, s'enracinent comme dans leur fond vivant. Lorsque nous nous épuisons à aimer au-delà de nous-mêmes et de toutes nos puissances /1, c'est là que nous voyons Dieu, et nous-mêmes avec Dieu ainsi que tous les esprits qui aiment, unis à Dieu, en un seul regard et sur un mode simple. C'est ainsi que Dieu est aimé par nous avec toutes les puissances de notre âme.

2.24 Quatrième occupation d'amour : de toute sa pensée

Vient maintenant le quatrième point : comment aimer Dieu avec toute sa pensée. Comprends bien : notre âme raisonnable possède trois puissances différentes, avec lesquelles nous pratiquons la vie intime et toutes les vertus. Mais lorsque, en aimant, nous passons au-delà des puissances /2 dans l'unité de notre esprit, nous expérimentons en nous un amour apaisé, et nous sommes unis avec Dieu, dans l'amour et avec l'amour. Car au-delà de notre nu pensée il n'y a rien d'autre que l'éternel amour qui est Dieu lui-même.

C'est pourquoi il nous faut, en aimant, aller au-delà de notre pensée et de notre esprit, s'il nous faut expérimenter que nous sommes en unité d'amour avec Dieu. Cependant, même si nous nous sentons au-delà de nous-mêmes, en unité d'amour avec Dieu, nous demeurons éternellement autres que Dieu, dans notre esprit et dans notre pensée. C'est entre cette unité que nous sommes avec Dieu, et cette altérité que nous demeurons en nous-mêmes, que nous vivons sans fin notre épuisement d'amour /3 vers Dieu, en qui se trouve notre

1. Pour Ons selven ende al once cracbte uut-minnen.
2. Pour Die cracbte uut-minnen.
3. Pour Onse eeuwigbe uut-minnen. Autre traduction : Le fait de passer sans cesse au-dell de nous-mêmes en aimant. On s'est inspiré de la circonlocution de Surius : In amando exinanitio sim (ut sic dicam) exbaustia

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béatitude/1. Car l'Esprit de Dieu nous réclame de passer au-delà de nous-mêmes vers Dieu, en aimant, tandis que notre esprit voudrait se quitter soi-même pour être un seul amour avec Dieu. Cependant, passer au-delà de nous-mêmes et demeurer autres que Dieu, voilà des opérations qui durent éternellement, et que nous ne pouvons pas supprimer. C'est la raison pour laquelle, en nous-mêmes, il nous faut éternellement demeurer des êtres créés.

Nous passons au-delà de nous-mêmes en aimant, vers le Saint-Esprit qui nous a aimés éternellement. Nous nous livrons au-delà de nous-mêmes /2 à notre Père du ciel, qui nous a créés au commencement. Et nous nous épuisons au-delà de nous-mêmes /3 vers l'éternelle Sagesse de Dieu, en qui notre image est depuis toujours, sans commencement. Grâce à ces trois mouvements /4, nous nous écoulons hors de nous-mêmes, nous coulons à l'intérieur de Dieu et nous refluons en nous-mêmes /5. Ces opérations se renouvellent sans jamais cesser. Nous demeurons cependant toujours autres que Dieu, puisque nous sommes des créatures.

En effet, notre nu pensée est l'image créée de Dieu. Lorsque nous nous recueillons, nous éprouvons toujours une différence et une altérité entre notre amour et Dieu, sauf lorsque nous expirons au-delà dans l'amour, là où nous perdons la différence entre notre amour et celui de Dieu. Là, nous ne sentons rien

1. Formule qui résume la tension amoureuse qui n'est jamais définitivement résolue entre Dieu et sa créature, et qui constitue cependant l'essentiel de la béatitude, selon Ruusbroec.
2. Pour uut-gbeven.
3. Pour uut-leven.
4. Ici pour Poenten.
5. Double étape au sein de la même expérience : s'écouler en Dieu au-delà de soi-même, vers l'unité, et refluer en soi-même, en vue des oeuvres.

d'autre que le seul amour de Dieu. Mais dans les oeuvres, lorsque, en aimant, nous passons au-delà de nous-mêmes en Dieu, nous comprenons et nous sentons l'altérité et la différence entre notre amour et celui de Dieu. S'il n'en était pas ainsi, toute oeuvre et toute occupation d'amour entre nous et Dieu disparaîtraient, et nous ne serions ni saints ni bienheureux.

Dieu nous a donc faits à son image et à sa ressemblance. Si nous mourons au péché et si nous renonçons à nous-mêmes et à tout ce que nous avons en propre, en faveur de la volonté de Dieu, nous ressemblons à Dieu et nous sommes en état de croître et de devenir toujours plus ressemblants. Entre nous et Dieu n'existe aucun autre intermédiaire, sinon ses dons et ses oeuvres bonnes. Nous nous complaisons de la sorte en Dieu, et Dieu, en retour, se complaît en nous. En cette mutuelle complaisance entre nous et Dieu consiste la véritable occupation d'amour.

Nous opérons toutes nos vertus et nos oeuvres bonnes avec lui. Sans lui, nous ne pouvons faire aucun bien. Mais contre notre volonté et sans notre collaboration, nous ne pourrions pas ressembler à Dieu, ni lui non plus ne pourrait nous rendre saints ou bienheureux. C'est pourquoi, si nous souhaitons ressembler à Dieu dans les vertus et dans une charité sans feinte, Dieu vit en nous et nous en lui. Notre âme raisonnable et toutes ses puissances se remplissent de grâces et de tout don spirituel. Ainsi, nous demeurons dans la ressemblance avec Dieu et riches en vertus, dans sa complaisance éternelle. En outre, au-delà de la ressemblance, nous sommes, sans retard aucun, unis à lui en amour.

2. 240 Récapitulation

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2.3 L’amour à l'intérieur de la Trinité elle-même possède, lui aussi, le même double aspect : amour à l'oeuvre et amour désoeuvré

Considère maintenant la sublime nature du Dieu en trois Personnes. Elle produit éternellement tout bien et toute vertu en chaque homme qui en a besoin et qui le désire. Il a créé l'âme raisonnable avec ses trois puissances. Lorsque celles-ci sont remplies de grâce, l'homme ressemble à Dieu. Il est apte, sage et fort pour vaincre tout péché et accomplir toute vertu. Il est capable de se régir et de s'ordonner soi-même, au-dedans comme au-dehors, en toutes bonnes manières et en toutes vertus, selon la plus chère volonté de Dieu. Il ressemble ainsi à Dieu, par le moyen de la grâce et de sa vie vertueuse.

Au-delà de cette ressemblance, qui consiste dans la grâce et dans les vertus, Dieu a créé l'homme à son image. Dieu est l'image de lui-même et l'image de toutes les créatures. II se connaît lui-même, avec lui-même et en lui-même, et il connaît ainsi toute chose. Il est la sur-essence de toute essence. Sa divinité est un tourbillon sans fond. Celui qui pénètre en lui reste égaré.

Dieu est un dans la nature, trine dans les Personnes. La Trinité demeure éternellement au-dedans d'elle-même, dans l'unité de la nature, comme l'unité de la nature demeure dans la Trinité des Personnes. De cette façon, la nature est vivante et éternellement féconde.

L'essence de Dieu est désoeuvrée, un commencement et une fin éternels, le soutien /1 vivant de tout ce qui a été créé. Cette même essence est une nature qui est féconde et qui est le fondement des Personnes, ce fondement devenant des Personnes grâce à trois caractères propres à chacune d'elles, à savoir la paternité, la filiation, ainsi qu'un troisième caractère, caché dans les deux premiers : la libre /1 spiration /2.

1. Pour Ontbout : ce qui maintient dans l'être.

1. Pour Willlgb.
2. Passage subtil que Surius a rendu en l'abrégeant : Cette même essence est la nature des Personnes auxquelles appartiennent trois propriétés, d savoir la paternité, la filiation et la spiration volontaire.

Or, une nature ne peut manquer de Personne, ni la Personne manquer de substance, car celle-ci est le vivant soutien des Personnes. C'est ainsi que la nature est une en elle-même, féconde dans la Trinité, et Trinité dans l'Unité, l'Unité étant vivante dans la Trinité. La Trinité est féconde en elle-même. En elle, il n'y a pas de distinction réelle, mais uniquement une distinction de raison, car la Trinité coïncide avec l'Unité de la nature.

La nature produit les Personnes qui, elles, sont distinctes à la fois selon la raison et en réalité, à savoir le Père, le Fils et le Saint-Esprit, trois Personnes distinctes. Elles constituent une seule divinité qu'on ne peut d'aucune façon partager ni diviser. C'est là notre foi en un seul Dieu qui existe en trois Personnes.

Les trois Personnes n'existent pas en raison de leur distinction comme Personnes, mais elles sont une seule essence, une seule nature, un seul Dieu, que l'on ne peut ni partager ni diviser d'aucune façon. Chaque Personne est cependant Dieu, car elle contient la nature entière. Nous ne pouvons cependant pas parler de trois dieux, comme nous croyons en trois Personnes, car elles sont une seule Unité indivise dans la nature, que l'on ne pourrait séparer.

Le Père est un éternel commencement parmi les Personnes, un commencement essentiel

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et personnel. Les autres Personnes sont le même commencement avec le Père, depuis toujours, sans avant ni après, sans plus ni moins, égales de toutes les façons selon l'essence, la vie et les oeuvres. Le Père est cependant la première Personne dans la nature, selon la raison, selon l'ordre de succession, et aussi selon le mode exprimé dans la sainte Écriture.

Le Père engendre sa Sagesse éternelle, c'est-à-dire son Fils, égal à lui et une seule substance avec lui. Il connaît son Fils, son unique engendré, comme éternellement non-engendré en lui, sans cesse naissant à nouveau de lui, et toujours né et sorti/1 de lui, mais aussi toujours un avec lui dans la nature. Ce Fils est la Sagesse du Père ; il regarde son origine, c'est-à-dire son Père, et connaît son Père. De même, il se voit lui-même comme non-né dans la nature, et en même temps comme s'écoulant de la substance du Père, pour être une Personne distincte et autre, une Personne différente du Père, et cependant demeurant sans cesse avec le Père au-dedans de la nature.

1. Pour uutgheboren.

C'est à l'intérieur de ce regard mutuel du Père vers le Fils et du Fils vers le Père que s'écoule une complaisance éternelle, qui est le Saint-Esprit, la troisième Personne qui s'écoule des deux premières. Car celui-ci est une seule volonté et un seul amour dans les deux, et il s'écoule des deux éternellement et reflue dans la nature de la divinité. C'est ainsi que la nature sublime de la divinité comprend à la fois la Trinité des Personnes distinctes et l'Unité de la nature sur un mode simple, sans distinction.

Tu tiendras ces choses de cette façon, et tu croiras dans le Fils avec le Père, dans l'unité du Saint-Esprit, trois Personnes, une seule nature, Dieu véritable qui vit et règne au ciel et sur la terre, au-delà de toutes les créatures, dans le temps et dans l'éternité.

2. 4 L'amour entre la Trinité et ses créatures raisonnables : amour désoeuvré et amour à !'oeuvre

Nous croyons et nous confessons le Dieu tout-puissant, notre Père des cieux, qui est essence éternelle dans sa nature, vie, connaissance et volonté. Par sa libre volonté, et au moyen de sa Sagesse éternelle, il a créé toute chose de rien, selon le modèle qu'il est lui-même.

Il nous a donné, quant à notre corps, une vie mortelle comme celle des animaux, assemblée à partir des éléments. Quant à notre âme, il nous a donné une vie éternelle comme celle des anges au-dessus du firmament. Vois comment Dieu a fait l'homme en deux natures qui ne se ressemblent pas en elles-mêmes, et sont même contraires l'une à l'autre, à savoir : l'âme et le corps, la chair et l'esprit, l'animal et le rationnel, la vie et la mort, le temps et l'éternité, la mort sur terre et la vie dans le ciel, en dessous de Dieu et semblable à lui, image de Dieu et sa figure.

Lui-même est éternel et non-créé ; il est sa propre béatitude et celle de tous ses bien-aimés. Il est la sur-essence de toute essence, le bonheur de tous les bienheureux, le premier objet de la pensée surélevée en nudité. La nu-béatitude sur-essentielle comprend en elle, sans distinction, les Personnes divines et tous les esprits élevés au-delà d'eux-mêmes, en simple désoeuvrement. Là, il n'y a ni temps ni lieu, ni

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avant ni après, ni chemin ni sentier, ni avoir ni désir, ni donner ni prendre, ni vice ni vertu, ni occupation d'amour, ni aisance ni lourdeur, ni ténèbres ni clarté, ni jour ni nuit, ni rien qui se puisse exprimer : nous y sommes morts à nous-mêmes en Dieu et cachés en lui /1, là où il n'y a ni commencement ni fin, là où personne ne pourrait nous trouver. Nulle part est notre demeure, au-delà de toute créature. Nous y avons expiré au-delà de nous-mêmes, dans notre sur-essence, avec Dieu, en cette béatitude simple qui ne peut jamais être connue autrement que par elle-même. Car personne ne peut éprouver le désoeuvrement dans la sur-essence, ni y être établi, sinon ceux qui aiment, qui sont éclairés par la lumière divine, qui sont unis à Dieu dans l'amour et qui ont expiré avec lui dans la béatitude sur-essentielle et désoeuvrée qui est Dieu lui-même. Car Dieu est l'essence éternellement désoeuvrée, et sa nature est toute-puissante. Connaître, aimer et vouloir, voila ses oeuvres éternelles qu'il est lui-même. Car rien en lui n'appartient au passé ni est à venir, car toute chose lui est connue et présente. C'est ainsi que son essence est désoeuvrée, et que sa nature opère tout.

1. cf. Col 5, 3.

À l'image de cette dignité, Dieu a fait les anges et les hommes. Dès le commencement du monde, il nous a donné son Royaume, si nous vivons pour lui, car son Royaume, c'est lui-même. Si nous le servons, lui seul, il nous appartient. Il a fait ciel et terre à cause de nous. Au-delà de la raison, il nous donne la liberté de l'esprit et la nudité désaffectée de toute image dans la pensée. Si nous adhérons librement à lui, grâce au penchant de notre esprit, nous nous élevons au-delà de notre nature et devenons un seul esprit avec lui, uni à lui dans cet éternel amour qu'il est lui-même. Voilà ce qu'on appelle la vie de contemplation. Elle est offerte à tout homme qui est capable de se désaffecter de toute image, servant et aimant librement Dieu seul dans son esprit. Ainsi, Dieu habite en nous, et nous en lui.

Dieu nous a encore donné une âme raisonnable et une volonté libre. Si nous quittons et méprisons le péché, notre raison est éclairée et illuminée d'en haut. Nous menons ainsi une vie dans la grâce, qui plaît à Dieu. Dieu vit en nous avec sa grâce, et nous vivons en lui avec nos vertus. De cette façon, nous pouvons toujours croître et grandir dans sa bienveillance, pendant que nous ornons, éclairons et enrichissons toutes nos puissances intérieures avec de nouvelles vertus. Voilà la vie intérieure dans les vertus, qui nous est nécessaire si nous voulons être sauvés.

Dieu nous a encore faits comme des hommes doués de sens et mortels, ayant chair et sang, et il a revêtu notre âme vivante d'un corps mortel, né d'un père et d'une mère, afin que nous vivions pour lui et le servions dans l'abstinence, la pénitence, avec des moeurs honnêtes et des oeuvres saintes à l'extérieur, comme lui-même nous a servis, étant Dieu et homme, dans sa vie comme dans sa mort, et cela jusqu'à la mort sur la croix. Comme le Christ a été obéissant à son Père des cieux, nous le suivrons de la même façon, si nous voulons être ses disciples. Nous porterons notre croix et nous renoncerons à nous-mêmes de maintes façons. C'est ainsi que nous pouvons accéder librement, dans le Christ, en lui et avec lui, jusqu'à son Père, qui est aussi

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notre Père, le servir et lui obéir jusqu'à la mort même ; obéir aussi à ses commandements et à notre raison, aux évangiles et aux saintes Écritures, à la foi et à la loi chrétiennes, nous humiliant et nous soumettant à tous les bons usages et aux bonnes moeurs auxquels s'occupent les bons chrétiens. Voilà la vie active dont nous avons tous besoin, si nous voulons suivre le Christ et régner avec lui dans son royaume éternel.

Lorsque ces trois modes se rencontrent et sont pratiqués par la même personne, celle-ci ressemble au Christ et est son disciple. Elle suit le Christ jusque dans la vie éternelle. C'est ce que j'ai l'intention de te prouver par la nature, avec la raison, à l'aide des saintes Écritures, avec des exemples et avec toutes les créatures, avec la vérité que Dieu est lui-même et avec tout ce qu'il a créé depuis le commencement du monde.

3. Les astres et la vie spirituelle

Comme Moïse le prophète nous l'enseigne, c'est au commencement du monde et des saintes Écritures que Dieu a créé le ciel et la terre à notre service, afin que nous le servions au-dehors, ici sur terre, par des oeuvres bonnes et des moeurs honnêtes. Mais aussi, afin que nous le servions au ciel par des vertus spirituelles, par une vie sainte, et par des occupations au-dedans de nous-mêmes. Finalement, afin que nous le servions dans le ciel supérieur, dans une vie de contemplation, étant unis à Dieu dans la fruition et dans l'amour. Voilà la raison pour laquelle toute chose a été faite. La nature en témoigne, par des exemples et des figures, ainsi que la sainte Écriture et la vérité éternelle que Dieu lui-même est.

3.1 Le ciel supérieur

En effet, Dieu a formé le ciel supérieur selon sa figure à lui, comme une clarté de feu, simple et sans éléments /1, dans sa nature et dans son essence, éternellement tranquille et immobile. Dieu est éternellement immobile dans son essence simple, mais sans cesse en mouvement dans sa nature. Le ciel supérieur est transparent, léger et éclairé au-delà de toute chose, grand, haut et large, incorruptible, espace éternel qui contient tout ce que Dieu a fait de matière. Voilà la nature supérieure du ciel, demeure, siège et trône /2 de la toute-puissance de Dieu, en laquelle Dieu vit et règne avec toute sa cour.

1. Pour Sempele, eenvuldigbe.
2. Nous lisons Trone avec Surius, au lieu de Crone (couronne).

Lui-même est un ciel spirituel et caché, dans l'unité et la Trinité de sa nature. Il est ainsi au-delà de tous les cieux, de toutes les créatures et de tout ce qu'il a créé selon sa figure. C'est de la sorte aussi que nous l'avons suivi au-delà de notre être de créature, en fruition et éternel amour, jusque dans notre béatitude sur-essentielle qu'il est lui-même.

Bien qu'il soit au-delà de tous les cieux et au-delà de tout ce qu'il a créé de corporel et de spirituel, il est aussi dans tous les cieux, dans le monde entier et dans toutes les créatures qu'il régit et ordonne selon sa volonté. Il est d'une façon très particulière dans la nature supérieure des cieux qu'il a faite à son exemple et selon sa figure, ornée de lui-même et de sa gloire. Car la nu-essence du ciel supérieur est immobile, sans ouvrage, tranquille et désoeuvrée, inébranlable, au-delà de tout ce que Dieu a fait de matière, au ciel et sur la terre.

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La nature supérieure des cieux, appelée le premier moteur, qui meut tout ce qui est mobile dans les créatures matérielles, est transparente et laisse passer à travers elle une clarté sensible, si grande et si étonnamment lumineuse qu'aucun oeil ne peut la voir sinon les yeux glorieux des bienheureux.

Voilà le Royaume des cieux où Dieu vit et règne avec ses saints. Ce Royaume ressemble à Dieu sur trois points : dans son essence qui est éternellement désoeuvrée ; dans sa nature qui est éternellement à l'oeuvre, et quant au fait qu'essence et nature sont remplies d'une clarté simple qu'elles laissent transparaître.

Remarque donc et comprends : l'essence sublime de la Trinité de Dieu est éternellement désoeuvrée, sans ouvrage et immobile, selon son être essentiel. Mais la nature des Personnes est féconde, éternellement à l'oeuvre selon le mode des Personnes. En effet, le Père engendre son Fils à partir de sa nature, comme un autre que lui. Le Fils naît du Père en tant que Sagesse éternelle de Dieu, autre comme Personne, mais un avec le Père dans la nature. Le Père et le Fils laissent s'écouler d'eux le Saint-Esprit, qui est de même nature qu'eux. Il y a donc unité dans la nature, et Trinité dans les Personnes.

Dans les relations mutuelles des Personnes, il y a connaissance et amour entre elles, flux et reflux entre le Père et le Fils, grâce au Saint-Esprit qui est l'amour des deux. L'unité du Saint-Esprit, dans laquelle les Personnes vivent et règnent, est active lorsqu'elle s'écoule et devient féconde en opérant toute chose, selon la libre noblesse, la sagesse et la puissance des Personnes. Par contre, lorsque les Personnes refluent en retour, l'unité du Saint-Esprit attire au-dedans vers la fruition, et retient les Personnes en elle, au-delà de toute distinction, en une seule fruition d'amour sans fond, qui est Dieu lui-même en son essence et en sa nature.

Voilà comment Dieu vit en lui-même et avec lui-même, en se connaissant, en s'aimant, en se possédant, et en jouissant de lui-même au-delà de toute créature. Il s'agit là du mode vivant le plus sublime qui puisse être exprimé au sujet de Dieu.

Dieu vit ainsi dans la nature supérieure du ciel, mais il vit aussi, selon notre mode à nous, d'une façon plus proche et plus noble, dans notre être de créature. Il nous a appelés et élus : si nous le cherchons, nous le trouverons en nous-mêmes, et aussi au-delà de nous-mêmes, là où, avec ses élus, il vaque à lui-même, contemplant, connaissant, aimant, jouissant, et s'écoulant à travers tout avec une éternelle béatitude.

J'en termine ainsi avec la vie de contemplation que Dieu est lui-même et qu'il accorde à ceux qui se sont renoncés eux-mêmes et ont suivi son Esprit, jusque là où cet Esprit vaque à lui-même, avec ses élus, dans la gloire éternelle. Si, avec ta raison, tu veux monter de la terre jusqu'au ciel supérieur, il te faut passer au-delà des éléments et de tous les cieux qui font intermédiaire entre toi et lui. Et c'est ainsi que tu trouveras Dieu dans son Royaume, avec ta foi.

De même, si tu veux monter au-delà de la foi jusqu'à la cime de ton être de créature, dans ce qui est un ciel caché, il te faut être ornée au-dehors avec toutes les oeuvres

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bonnes, et au-dedans avec les vertus et de saintes occupations.

Alors tu passeras au-delà de tes sens, de ton imagination, de toutes les images, corporelles et spirituelles, au-delà des raisons et des formes, et de tout examen rationnel /1. De la sorte, tu seras élevée dans une vision nue et sans images, dans la lumière divine. Tu pourras y contempler le Royaume de Dieu en toi, ainsi que Dieu dans son Royaume. Dans l'exemple qui va suivre maintenant, tu pourras examiner cela avec précision.

1. Pour Ghemerc.

3.2 Les astres
3. 21 Le firmament, les étoiles et les planètes

En effet, Moïse nous enseigne que Dieu fit le firmament, à savoir le ciel où se tiennent les étoiles. Celui-ci se tient au-dessus des éléments, car il sépare la nature des éléments et celle des cieux, et fait intermédiaire entre elles. De même, il sépare les eaux qui sont en dessous des cieux et celles qui sont au-dessus, c'est-à-dire le ciel de cristal qui ressemble à l'eau que le gel a transformée en glace. Ce dernier est un ciel qui fait intermédiaire entre le firmament et la première motion du ciel. Il s'écoule en clartés et en subtilités célestes, comme une mer sauvage. Il est aussi transparent de clarté, tout comme le firmament où se tiennent les étoiles. Quant aux planètes, elles ne sont pas transparentes, mais elles reçoivent la lumière et reflètent la clarté du soleil et des cieux.

Les étoiles suivent le mouvement du firmament, en montant ou en descendant, chacune en son lieu, et de la façon dont elles ont été mises en place par Dieu. Les sept planètes se trouvent placées en sept anneaux, qui, eux, sont mus par la première motion du ciel, non pas selon le cours du firmament, mais chacun de façon particulière comme l'a ordonné la sagesse de Dieu qui a bien disposé toutes les créatures selon nos besoins.

C'est pourquoi les planètes ne se ressemblent pas, et sont même contraires les unes aux autres dans leur nature, leurs oeuvres, leurs formes et leurs apparences. En cas de besoin, elles régiraient les éléments et la nature de toutes les créatures qui sont ici-bas.

Pour autant, les planètes et les étoiles ne sont ni chaudes ni froides, ni sèches ni humides en elles-mêmes, mais elles donnent leur force à toutes les créatures ici-bas, et accomplissent avec elles tout ce qui arrive et qui se fait, selon le cours du ciel et selon les propriétés qui sont en chaque créature.

C'est pourquoi la nature céleste du firmament et des planètes oeuvre par en haut, plus ou moins, en bien ou en mal, selon les penchants et les caractères naturels des hommes, de sorte que ceux-ci accomplissent ce qu'ils font selon le penchant de leur nature.

Personne cependant n'a de pouvoir sur notre libre volonté, ni les natures célestes, ni aucune créature, hormis Dieu et nous-mêmes. Dieu nous aide toujours pour tout ce qui est bien, et il nous détourne et nous garde de tout ce qui est mal, à condition que nous voulions bien le suivre lorsqu'il nous enseigne par lui-même ou par ses créatures.

3.22 Le firmament intérieur

Fais maintenant bien attention et essaie de comprendre. Toutes les créatures nous montrent et nous enseignent comment vivre. La nature des cieux et la disposition que Dieu leur a données sont pour nous un exemple et une figure authentique pour savoir comment il

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nous faut vivre /1 pour Dieu, au-delà de tous les éléments qui sont dans, les cieux, grâce à une vie intérieure, cachée et spirituelle, que personne ne connaît ni ne ressent sinon celui qui en vit, qui la met en pratique /2 et la cultive. Or, cette vie intérieure et spirituelle commence ainsi.

1. Nous avons lu Leven au lieu de Belijen, avec D, G et Surius.
2. Ufenen.

Notre Père du ciel produit au-dedans de nous un firmament intérieur et spirituel, à condition que nous suivions le penchant naturel de notre âme, que Dieu nous a donné à tous et qui, par sa nature, désire toujours le bien. En effet, ce penchant est la première matière créée par Dieu dans notre âme, et qui, de par sa nature propre, désire toujours le bien. Il est cependant souvent offusqué à cause de la grossièreté des péchés. Même si la nature telle qu'elle a été créée par Dieu est bonne et plaît à Dieu dans la nu-nature, elle a cependant besoin de l'aide de sa grâce, si elle veut arriver au-delà d'elle-même. C'est pourquoi, nous arrêter de pécher grossièrement et nous mettre à chercher et à désirer la grâce de Dieu est ce que nous pouvons faire de plus élevé en vertu de notre nature. Mais aussi longtemps que la volonté est mauvaise, et qu'elle désire rester ainsi, l'homme s'oppose à Dieu et à tous ses dons, et il ne peut vivre ni comprendre la vertu, la sagesse et la vérité. Il est repoussé par Dieu et il ne participe en rien aux biens qu'on désire au ciel et sur la terre.

Une volonté mauvaise est le fondement et la source de tout mal. Celui qui reste et meurt en cette disposition ne trouvera place nulle part ailleurs qu'en enfer, en compagnie des esprits damnés. Par contre, la volonté bonne, en laquelle Dieu vit et règne avec tous ses dons, ressemble bien au firmament du ciel. Elle est sans cesse mue par le haut, grâce au Saint-Esprit, lui qui est le premier à mouvoir vers toute sainteté. Ce firmament est transparent et éclairé par Dieu qui habite en lui, et par le soleil de Sagesse qui vit en lui.

C'est pourquoi ce firmament est l'intermédiaire spirituel, qui sépare et distingue les eaux du ciel de celles de la terre, c'est-à-dire les vertus des oeuvres de la vertu, le temps de l'éternité, une vie active au-dehors d'une vie intérieure et spirituelle, la grâce de la nature, les signes de la réalité siginifiée /1, les oeuvres des sens qui périssent des oeuvres spirituelles, accomplies dans la grâce, qui demeurent éternellement.

1. Ici pour Waerbeit.

3.23 Les étoiles intérieures

La nature du ciel comprend trois cieux principaux. Le premier s'appelle firmament ; le second, cristal ; et le troisième, lumière de feu. Chacun des trois est une clarté transparente, l'habitation et la demeure où Dieu règne et vit avec ses saints.

Le ciel supérieur, dans lequel Dieu habite, est pour nous le signe de la vie de contemplation, comme il a été dit plus haut.

Les deux autres cieux nous signifient la vie cachée, intérieure et spirituelle, dans laquelle nous fréquentons Dieu et où Dieu nous fréquente, par sa grâce ou par sa gloire. Le premier ciel, auquel les étoiles sont accrochées, nous signifie la puissance éternelle de notre Père céleste, qui nous attire au-dedans et nous élève au-delà de toutes les oeuvres des sens vers un sentiment intérieur et spirituel,

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dans lequel toutes les vertus vivent et sont pratiquées. Nous y ressemblons aux étoiles du ciel : elles sont grandes là-haut en présence de Dieu, mais elles semblent petites ici-bas aux yeux des hommes, qui n'y reconnaissent que des signes des vertus qu'ils entendent et voient à l'extérieur dans les oeuvres bonnes.

Ces étoiles ne sont pas transparentes comme le sont les cieux. Elles possèdent une forme ronde et elles changent de place avec le firmament dans lequel elles se tiennent, chacune à sa place particulière, plus haute ou plus basse, plus grande ou plus petite, différentes de nature, d'apparence, de puissance et de clarté, aussi bien ici-bas que là-haut, chacune à la manière dont Dieu l'a rendue belle et l'a disposée. D'elles-mêmes les étoiles n'éclairent pas, comme le font les cieux, mais elles reçoivent lumière et clarté du soleil et des cieux. Elles brillent et elles réfléchissent, comme des vases en or reflètent la clarté du soleil.

Par contre, les puissances de notre âme ne sont pas transparentes, car elles sont élevées jusque tout contre le Soleil de la Sagesse éternelle, comme un vase d'or ou comme un miroir. C'est là qu'elles reçoivent une clarté et une couleur différentes, selon ce qu'elles sont et selon la noblesse des vertus qu'elles présentent à Dieu.

Les étoiles tournent avec le firmament dans lequel elles se tiennent. C'est ainsi que font les puissances intérieures des âmes bonnes, qui suivent toujours, avec des vertus et des oeuvres bonnes, la Sagesse et la Puissance de Dieu dans lesquelles elles vivent.

Les étoiles du ciel sont chacune de forme ronde, sans fin et sans commencement. C'est ainsi que sont les puissances des âmes nobles dans leurs oeuvres. Car elles produisent toutes les vernis à partir de Dieu et pour Dieu, de sorte qu'elles vivent en Dieu qui est sans commencement ni fin.

Elles éclairent la nuit et indiquent aux matelots le port auquel ils aspirent. Mais de jour, elles s'effacent devant la clarté du soleil. Elles communiquent de leur puissance aux éléments ici-bas, dans tout ce qui vit et pousse sur la terre et au-dessus de la terre, dans les eaux comme dans les airs.

3.24 La vie intérieure à l'image des astres

Fais attention pour comprendre maintenant comment les cieux et les étoiles nous apprennent la vie intérieure et céleste.

Les cieux sont transparents dans leur clarté, comme notre vie intime est transparente dans sa clarté spirituelle, par la grâce et par l'inhabitation de Dieu, avec qui nous sommes unis.

Toute vie intérieure qui ne possède pas la forme ronde, mais des angles et des coudes qui lui viennent de visées ou d'amours étrangères, est fausse et hypocrite et ne peut plaire à Dieu.

Certaines étoiles sont blafardes, d'autres sont lumineuses, d'autres encore sont rouges comme du feu. Lorsque notre mémoire se souvient de nos péchés et de nos défauts devant la justice puissante de Dieu, notre coeur prend peur, pâlit et s'effraie, à la pensée du jugement de Dieu à supporter lors de notre dernière heure et au Dernier Jour. Nous ressemblons alors aux étoiles blafardes du ciel.

Mais lorsque nous élevons notre faculté d'entendement, dépouillée d'images, jusqu'au-

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près de la Sagesse éternelle de Dieu, alors la Vérité, que Dieu est, brille dans la face de notre âme. Regarde alors comment celle-là brille et se reflète entre Dieu et nous, comme si le soleil rayonnait entre deux montagnes couvertes d'or. C'est alors que nous devenons innocents, purs et clairs, comme les étoiles qui se tiennent au ciel.

Lorsque nous élevons notre puissance d'amour et notre désir jusqu'auprès de la bonté de Dieu, notre esprit brûle d'ardeur intime/1. C'est là que jaillissent les flammèches de la fougue ardente et de l'amour impatient, qui doivent brûler jusqu'à ce que les esprits défaillent dans l'amour. Les esprits ressemblent alors aux étoiles de feu qui étincellent dans le ciel.

3.3 Les sept planètes

Dieu a encore produit sept cercles aux firmament, dans lesquels se tiennent les sept planètes qui ornent, régissent et fécondent le ciel et la terre, selon la disposition de sa Sagesse.

3.31 Saturne
3.311 Nature et influence

La planète la plus élevée dans le firmament est froide et sèche dans son action : il s'agit de Saturne qui est froide et sèche, pâle de couleur, méchante, sans pitié et cruelle. Elle produit ici-bas la grêle et la neige, les inondations, l'orage et mainte catastrophe dans la création, car elle règne au coeur de l'hiver, lorsque le soleil se trouve dans le Capricorne, c'est-à-dire dans les cornes du bouc, et dans le Verseau, c'est-à-dire dans l'homme des eaux, c'est-à-dire dans les dixième et onzième mois de l'année.

1. Pour Soe wert onsen gheest invierich.

Au sens spirituel, Saturne règne déjà maintenant dans le monde, tant en hiver qu'en été, car la charité s'est notablement refroidie. Les hommes sont secs et stériles en oeuvres bonnes, pâles, laids et sans la couleur des bonnes moeurs, avares, cupides, remplis de haine et d'envie, méchants, orgueilleux et rusés pour se berner mutuellement.

Pour ceux qui ne vivent que pour le péché et pour la nature, le soleil se tient toujours dans le Capricorne, c'est-à-dire dans les cornes du bouc. Le bouc est un animal puant par nature, et qui ressemble par là au pécheur qui répand une mauvaise odeur devant Dieu et devant tous les saints. La come de sa force et de sa beauté est sèche ; elle ne mérite que le feu éternel. Sa progéniture est des petits de bouc qui se tiendront du côté gauche lors du Jugement de Dieu. Tous seront damnés et relégués au feu éternel.

En hiver, le soleil se tient aussi dans un autre signe qui s'appelle Aquarius ou Verseau. Ce signe nous indique quels sont ceux qui vivent selon les penchants et les envies de la nature. Ils sont lents et paresseux dans le service de notre Seigneur, gloutons et immodérés, désordonnés dans le manger et le boire, dans une vie licencieuse et dans ce que désire le corps. Les hommes jeunes et sains selon la chair et le sang vivent sans la grâce, sans conscience, sans crainte de Dieu, suivant les penchants des envies qui vivent dans leur nature. Ils ressemblent bien au Verseau, car leur vie entière s'écoule en péchés et dans les jouissances de leur volonté méchante et perverse, en opposition à la volonté et à l'enseignement de notre Seigneur Jésus-Christ, dont le Nom soit loué et béni éternellement.

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3.312 L'antidote de Saturne : la vie et la mort du Christ, célébrées dans l'année liturgique
- La puissance du Nom de Jésus

Le Nom très noble de Jésus est respecté, élevé et ravissant /1 au-delà de tous les noms qui sont au ciel et sur la terre, au-delà de toutes les créatures, et au-delà de toute mesure, éternellement et sans fin.

1. Ici pour Gheciert.

Notre Père du ciel et notre Mère de la terre nous ont donné leur Fils, avec son Nom qui est Jésus. Notre Père éternel a envoyé son Fils, en même temps que son Nom, à la vierge Marie, par l'intermédiaire de l'ange Gabriel. Marie reçut le Fils et son Nom en son corps précieux, avec un coeur humble et grand respect. Car Jésus et son Nom sont notre louange, notre honneur, notre titre de noblesse, le commencement et la fin de toute dignité.

Cela se passa durant le printemps, au premier mois de l'année sous la Loi ancienne. C'est au même moment que Dieu établit le ciel et la terre, le temps, le cours des cieux, les étoiles, les planètes et toute chose, selon son bon plaisir. Au même moment de l'année, Dieu voulut renouveler et élever toute chose, avec lui-même, dans un état supérieur. C'est alors qu'il envoya son Fils dans le corps de la Vierge, avec un Nom nouveau qui n'avait pas encore été entendu auparavant. La noble Vierge cacha son Fils et son Nom, durant neuf mois, dans son corps pur et précieux. Cela se passait au printemps et durant tout l'été, jusqu'à l'hiver. Lorsqu'elle mit son fils au monde, à partir de son corps pur, immaculé et sans tache, les anges au ciel d'ici-bas chantèrent gloire et honneur à Dieu, l'univers entier étant en paix.

Huit jours plus tard, lorsqu'il fallut circoncire l'enfant selon la Loi de Moïse, Marie livra son Fils et révéla son Nom, celui qu'elle avait entendu et reçu de la part de Dieu par l'intermédiaire de l'ange Gabriel. L'enfant fut alors circoncis et versa son sang pour nos péchés, alors que le Nom de Jésus lui fut imposé, comme Dieu l'avait prévu depuis toute éternité.

- L'Annonciation

La première fête, et aussi la plus grande qui fût jamais célébrée au sujet de son Nom, eut lieu au printemps, lorsque notre Père céleste envoya son Fils, avec son Nom, dans le corps de Marie. À cette fête ne furent présents que Jésus, Marie et l'ange Gabriel comme messager de Dieu. Bien que cette fête fût importante et constituât le commencement de notre béatitude, elle était cachée et ignorée du monde entier.

- Noël

La fête la plus proche après celle-là, eut lieu pendant l'hiver, lorsque Marie mit au monde son fils, à Bethléem, dans la ville de David. Jésus, Marie et Joseph y étaient présents, et les anges chantèrent louange et gloire à Dieu, paix et tranquillité aux hommes de bonne volonté. Des pasteurs arrivèrent ensuite pour

adorer et honorer

l'enfant avec sa mère, avec grand respect.

- La Circoncision et l'octroi du Nom

Cette fête possède le jour octave le plus grand et le plus joyeux qui fût jamais célébré dans les figures de la Loi ancienne. Car c'est alors que Marie apporta son fils pour le faire circoncire, et pour révéler au monde entier son Nom, celui qu'elle avait reçu de la part de Dieu et de l'ange, et qu'elle avait gardé caché dans son coeur jusqu'à ce jour. À cette fête étaient présents Jésus, Marie et Joseph, les juifs

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et les proches de Marie, qui circoncirent l'enfant, selon la Loi et la coutume des juifs depuis l'époque d'Abraham. L'enfant fut appelé Jésus, Nom si noble et si grand qu'il a rempli d'une nouvelle liesse le ciel et l'univers entier, et que jamais il ne périra.

C'est au printemps que le Père nous envoya son Fils, car c'est à cette époque qu'il fit le ciel et la terre et toute chose, et c'est à la même époque qu'il a voulu restaurer et renouveler toute chose.

À cette époque de l'année, le soleil se tient dans un signe appelé Aries, c'est-à-dire Bélier, celui qui est le père des brebis. Ce qui signifie pour nous que Jésus est le père et le pasteur de ses brebis. Car il nous a acquis, et il nous garde et nous nourrit d'un aliment céleste, et nous fait entrer dans le bercail de sa gloire.

Jésus naquit et fut circoncis durant l'hiver, lorsque le soleil se tient dans le signe appelé Aquarius, c'est-à-dire Verseau. Car Jésus est une source vivante qui s'écoule à travers ciel et terre, et qui y déborde avec les eaux de sa grâce et de sa bonté. C'est pourquoi, au temps où Jésus fut circoncis et que son Nom fut révélé à l'univers entier, toute chose fut renouvelée. Lorsque Dieu fit le premier homme, toutes les choses étaient nouvelles dans leur commencement, le ciel et la terre, le soleil et la lune, le temps, les années, les mois et les jours, le mouvement des cieux, des étoiles et des planètes. Mais lorsque Dieu en personne se fit homme à Nazareth, dans cette fleur de lis qu'était la pure vierge Marie, l'univers entier, qui avait vieilli dans le péché, fut renouvelé. Lors de sa naissance, une étoile nouvelle appa- rut à l'Orient, qui conduisit les Rois mages à Bethléem. Ils offrirent de dignes cadeaux, et ils honorèrent et adorèrent l'enfant avec sa mère.

L'enfant est maintenant circoncis et le Nom de Jésus lui reste éternellement. La sainte Église s'en réjouit d'une si grande allégresse qu'en ce jour elle commence une année, un mois et un jour nouveaux, ce qui n'était pas la coutume auparavant. Tu peux ainsi constater comment Jésus réjouit la sainte Église par sa naissance et sa circoncision, car il se donne lui-même à nous avec son Nom. Son Nom est une huile répandue l qui s'est écoulée à travers l'univers entier, avec des signes, des miracles et des guérisons, en faveur de tous ceux qui l'invoquent et le désirent.

-Le Baptême de Jésus

Lorsque Jésus approcha de ses trente ans, - selon son humanité, il fut baptisé dans le Jourdain par saint Jean-Baptiste. Celui-ci dit alors : « Voici l'Agneau de Dieu qui porte les péchés du monde /2 ». D'en haut, le Père ajouta : « Voici mon Fils bien-aimé, en qui je me complais /3 ». Le Saint-Esprit se montra sous la ressemblance d'une colombe et rendit témoignage à la vérité.

Jésus se trouvait sous les mains de Jean. Il sanctifia ainsi les eaux avec ce qu'il est lui-même, et grâce à ces figures il honora notre baptême qui a lieu dans cette eau qui est la sienne et dans son sang très saint /4.

Une année plus tard, vers la même époque, il changea l'eau en vin à l'occasion de

1.Ct 1, 3.
2.Jn 1, 29.
3. Mt 1, 17.
4. L'eau et le sang qui ont coulé de son côté après sa mort, figures du baptême.

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noces, comme nous l'apprend saint Jean. Ses disciples le virent, se réjouirent et crurent en lui. Une année plus tard, vers la même époque, il nourrit cinq mille personnes avec cinq pains d'orge et deux poissons.

- La première Création

Néanmoins, c'est le premier jour où Dieu s'est fait homme qui est la fête la plus grande de l'année. Car ce jour-là est le commencement et l'accomplissement de toute notre béatitude. Et voici comment. Au commencement, lorsque Dieu fit le monde, il institua une grande fête solennelle qui durerait éternellement. Pour ce faire, il disposa des rois, des princes et des grands seigneurs, les anges dans le ciel et les hommes sur la terre. Leur service serait de rendre grâce et de louer, d'aimer et d'honorer avec le respect qui convient. Ceux-ci régneraient avec lui dans la béatitude éternelle. Toutes les créatures sans raison les serviraient et leur seraient soumises, en vertu de la disposition voulue par la sagesse de Dieu.

- La chute des anges

Au même moment, au commencement des temps, il y eut une fraction importante parmi les anges qui s'éleva et voulut régner contre l'honneur dû à Dieu. Mais ils furent sur-le-champ expulsés du ciel vers les ténèbres extérieures. Ce fut là un péché impardonnable qui n'a jamais été remis.

- La désobéissance d'Adam

Adam, le premier homme dans notre nature, désobéit à son tour et méprisa le service de notre Seigneur. Il fut expulsé du Paradis et exilé, de sorte qu'il n'aurait jamais pu entrer en contemplation, à moins que le péché ne fût puni, pour lui et pour sa descendance, selon l'importance du péché et la justice de Dieu. C'est ainsi qu'en même temps que notre premier père, nous aussi, nous tombâmes tous dans le péché originel et nous fûmes soumis à la punition de Dieu.

- Les saints de l'Ancien Testament

Même si ce péché était héréditaire, il ne devait pas durer éternellement pour ceux qui se repentiraient, qui chercheraient la grâce et invoqueraient notre Seigneur. Depuis ce jour, cinq mille années ont passé avant que Dieu se fit homme. Pendant ce temps, il y eut plusieurs saints qui ont bien vécu et qui ont plu à Dieu : les Patriarches et les Prophètes, tels David, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse et plusieurs autres grands prophètes et hommes saints qui, depuis le commencement du monde jusqu'au dernier jour, ont prophétisé par le passé et prophétiseront dans l'avenir. Ils ont prédit la venue de notre Seigneur, sa vie, ses oeuvres, sa Passion, sa sainte mort et toutes ses souffrances, avec précision et en détail, sa Résurrection, son Ascension, la venue du Saint-Esprit et, au dernier Jour, le Jugement de Dieu. Tous les rites /1 de la sainte chrétienté, ils les pratiquaient en images et en figures et donnaient la dîme et les prémices de leurs produits en l'honneur de Dieu. Abraham et sa descendance étaient circoncis, en figure de notre baptême. Moïse construisit le tabernacle en l'honneur de Dieu, il établit des prêtres conformément à la volonté de Dieu, et il prescrivit des sacrifices, des rites et des cérémonies, afin que l'on sût servir Dieu dans son tabernacle, selon les commandements de Dieu et les figures dans lesquelles la sainte Église sert Dieu aujourd'hui. David et Salomon construisirent le temple à Jérusalem où l'on servait Dieu dans ce qui étaient les figures de la sainte chrétienté.

1. Oefeninghe

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- La première Pâque

Comprends-moi bien et comme il faut, afin de confronter les figures de jadis avec la vérité de la Loi chrétienne. Tu as pu voir comment les enfants d'Israël, qui étaient de la descendance d'Abraham, étaient fortement opprimés et méprisés en Égypte. Lorsque vint le temps où Dieu voulut les libérer, il envoya Moïse en Égypte qui ordonna à tout le peuple d'Israël, de la part de Dieu, et à chaque maison et famille, de tuer un agneau mâle, âgé d'un an, qu'ils devaient rôtir ensuite pour le consommer debout, le bâton à la main, tout prêts à suivre Moïse au désert. Voilà la toute première Pâque qui fût jamais célébrée dans le monde entier, et qui était la figure de la nôtre.

En cette nuit, l'ange frappa, de la part de Dieu, tous les premiers-nés en Égypte, des hommes et des bêtes. Moïse conduisit ensuite son peuple à pied sec à travers la mer jusqu'au désert. Le roi Pharaon se mit à leur poursuite, mais se noya, avec tous ses gens, dans la Mer Rouge.

Cinquante jours plus tard, Moïse reçut la Loi des commandements, écrite par le doigt de Dieu sur deux tables de pierre, en haut du Mont Sinaï. Pendant quarante ans, les juifs ont vécu grâce au pain céleste que Dieu leur procura au désert. Ils triomphèrent ensuite de tous leurs ennemis et occupèrent le pays que Dieu avait promis à Abraham, un pays où coulaient le lait et le miel.

C'est à propos de tout cela que Paul nous enseigne par ces paroles : « Lorsque vint la plénitude des temps, prévue par Dieu depuis toute éternité, le Père céleste envoya son Fils en ce monde, originaire de la descendance de David et de celle d'Abraham selon son humanité /1 », et fit sortir son peuple de l'Égypte, des ténèbres, des ennemis et des péchés, et le conduisit au désert où nous vivons d'un pain céleste.

- La Pâque de Jésus

Car lorsque Jésus eut trente-trois ans, depuis le temps où il prit sur lui la nature humaine, comme l'on note l'âge dans les chartes, les lettres et les contrats, il rassembla ses disciples sur le mont Sion et y consomma avec eux l'agneau pascal, selon la loi juive. Après cela, il se donna lui-même dans le Sacrement, tel un agneau pascal vivant, convenablement grillé dans le feu de l'amour.

Le lendemain, cet agneau fut soumis à la torture et grillé sur la croix à cause de nos péchés, pour être à notre goût. C'est ainsi qu'il nous a conduits à travers la Mer Rouge de sa Passion et de son saint Sang, là où tous nos péchés et tous nos ennemis se noyèrent et moururent dans la Mer Rouge, dans sa mort et dans son sang très saint qu'il versa. Si nous marchons à sa suite dans le désert de sa grâce, il nous y nourrira et restaurera avec le pain céleste de son Corps et le breuvage glorieux de son Sang. Il mourut ainsi d'amour à cause de nos péchés, et ressuscita dans sa gloire. C'est pourquoi, si nous mourons au péché, nous pouvons vivre pour lui dans la vertu, et mourir et ressusciter avec lui, glorieux dans l'âme et le corps.

Le quarantième jour, il monta ensuite au ciel, où il a préparé le lieu de sa gloire pour ceux qui le servent. Dix jours plus tard, Jésus envoya son Saint-Esprit à ses disciples et à nous tous qui vivons pour lui. Il demeurera avec nous, car il est notre vie, notre savoir et

1. Cf. Ga 4, 4.

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notre loi de charité. Il déborde pour nous de lait et de miel, c'est-à-dire de douceur, de pureté et de tout ce dont nous avons besoin, et cela jusqu'au dernier Jour, lorsque Jésus viendra juger les vivants et les morts, c'est-à-dire les bons et les méchants.

3.313 Saturne régnera à la fin des temps

En ces jours-là, c'est Saturne, la planète terrifiante, qui régnera sur le monde, lorsque Jésus viendra avec les anges et les saints pour juger en justice et sans pardon tous ceux qui n'auront pas vécu pour lui et qui seront morts dans le péché mortel. Les cieux se mettront en mouvement, la terre tremblera et toutes les créatures seront terrifiées à cause de l'arrivée de la justice divine. Les pécheurs souhaiteront que les montagnes et la terre s'ouvrent pour qu'ils puissent s'y cacher devant la face terrible de notre Seigneur.

Aujourd'hui est le temps approprié pour que chacun craigne avec raison le dernier Jour, abandonne le péché, cherche et implore la grâce, alors que l'on peut la trouver. Maintenant, Jésus est entièrement disponible pour tous ceux qui délaissent le péché et se tournent vers la vertu et la vérité.

Il ne faut donc pas avoir crainte excessivement, car une crainte désordonnée enlève la confiance et désespère, ce qui serait un grand péché mortel, car cela vient d'un fond mauvais et sans pitié, qui est contraire à l'Esprit Saint. La nature des cieux et le cours des planètes nous sont un enseignement à ce sujet, car tout ce que Dieu a fait, dans la nature comme dans la grâce, est bien ordonné. C'est pourquoi Saturne est l'étoile la plus élevée dans le ciel. Elle règne durant l'hiver et est mauvaise, cruelle et sans pitié, froide et aride, et ne porte aucun fruit. En tous ceux qui vivent sans la grâce, dans la nu-nature, elle fomente orgueil, colère, haine et rivalité.

3.32 Jupiter

La planète qui est ensuite la plus proche parmi celles que Dieu a faites s'appelle Jupiter. Elle règne au printemps. Elle est pâle, étincelante et lumineuse, chaude et humide ; féconde dans toutes les créatures, attrayante et aimable, car elle est secourable pour toute chose et ne cause de tort à personne.

3.321 Jupiter est opposé à Saturne, comme les enfants de la grâce le sont aux enfants du péché

Remarque comment ces deux planètes sont opposées l'une à l'autre, dans leur nature comme dans leurs oeuvres. Les deux sont cependant utiles et nécessaires, mais chacune en son temps. Car toutes les créatures sont parfaites lorsqu'elles oeuvrent selon que Dieu les a établies.

3.322 Histoire du péché

Au commencement, Dieu fit deux créatures destinées à sa louange, l'une au ciel, l'autre sur la terre. Tous ceux qui leur appartenaient étaient nobles, libres et parfaits selon leur nature. Ils plaisaient à Dieu, ils connaissaient le bien et le mal, et Dieu leur donna le pouvoir et la libre volonté pour choisir et pour accomplir ce qu'ils voulaient.

Ceux qui se complaisaient en eux-mêmes et s' aimaient de façon désordonnée, ont désobéi. Ils ont méprisé Dieu, sa grâce, sa volonté et son service. Tels des éclairs flamboyants, ils ont été rejetés du ciel, et leurs péchés dureront éternellement, sans repentir, dans les souffrances de l'enfer. Au contraire, ceux qui, avec leur libre volonté, ont honoré, adoré et aimé Dieu, ont reçu grâce et gloire, et pourront s'y tenir à jamais stables devant la face du Seigneur, chacun selon son rang plus ou moins élevé, selon la noblesse de sa nature, la

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dignité de son service et la grandeur de ses oeuvres.

Le premier homme dans la nature humaine s'est rendu désobéissant. Il a méprisé Dieu, sa volonté et son commandement, et il a donc été expulsé du Paradis. Son péché ne durera cependant pas éternellement, car il a été gracié, et nous avons tous été graciés avec lui, à condition de rechercher le pardon de nos péchés, avec repentir et bonne volonté.

Les péchés qui dominent dans le monde peuvent être rangés en quatre catégories. Tous ceux qui vivent et meurent en eux sont damnés.

La première catégorie comporte les païens et les juifs, ainsi que les mauvais chrétiens qui s'opposent sur quelques points à la foi chrétienne commune.

La deuxième comporte ceux qui vivent volontairement et consciemment dans le péché mortel, en opposition et contraires aux commandements de Dieu et à la sainte chrétienté.

La troisième partie est constituée par les personnes hypocrites et fausses qui présentent une apparence de sainteté à l'extérieur, mais sont dénuées de vertus à l'intérieur, non pas à cause de Dieu, mais en vue de biens périssables.

La quatrième partie comporte ceux qui servent Dieu, non par amour, mais à cause d'eux-mêmes et de leur profit personnel. Ils sont mercenaires et serviteurs à gages. Celui qui sert Dieu pour quelque motif que ce soit qui n'est pas Dieu lui-même, n'aime pas Dieu, il n'est ni sage ni bon.

Celui qui aime Dieu, son amour lui suffit. Il ne désire rien d'autre. Aimer, c'est le servir. Qui sert Dieu pour un profit ou un avantage, n'aime pas Dieu, car le véritable amour ne se recherche pas /1. Celui qui s'aime soi-même ou quelque autre créature plus que Dieu, n'aime pas Dieu. Se rechercher et se viser en toute chose vient de la nature et d'un orgueil caché, même si l'on n'en est pas conscient. Ce qui est né de la chair est chair /2, et la nature est chair et sang qui ne peuvent ni voir ni expérimenter Dieu. Mais l'esprit, qui est né de Dieu, dépasse la nature, la chair et toute chose. Il voit Dieu et expérimente son Royaume caché en lui.

1. 1 Co 13, 5.
2. Jn 3, 6.

Les enfants de la nature s'opposent ainsi aux fils qui sont nés de Dieu. Car la nature sans la grâce est bâtarde, mais les enfants qui sont nés de Dieu sont les héritiers légitimes de son Royaume.

Réfléchis bien pour comprendre qui sont les enfants de la nature : ceux qui sont soumis aux éléments et qui servent le cours des cieux et des planètes. Par contre, les fils, qui sont nés de Dieu, dominent au-delà de la nature, du cours des cieux et des planètes, et toute chose leur est soumise.

3.323 Comparaison entre les enfants de Saturne et ceux de Jupiter

La nature humaine est divisée en sept humeurs ou caractères /3 que nous avons reçus à notre naissance de la part des sept planètes. Nous leur ressemblons ainsi selon notre naissance corporelle. Car elles règnent sur notre nature, mais non sur notre esprit qui, au moyen de la grâce, est né de Dieu, au-delà de la nature.

3. Wasen van complexiën.

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- Ceux qui sont nés sous le signe de Saturne

Les enfants de Saturne, la planète la plus élevée, lui ressemblent dans leur nature. Car ils sont froids dans le sentiment de l'amour, desséchés, stériles en vertus, malveillants, méchants et cruels, corrompus, incolores et déformés, entêtés, querelleurs et prétentieux. Lorsqu'ils veulent devenir spirituels, ils se montrent désordonnés dans leurs peurs, leurs préoccupations et leur crainte d'être damnés. Car ils se visent et s'aiment eux-mêmes seuls, et pour eux-mêmes, selon le mode naturel. Par moments, ils sont ainsi froids et desséchés quant à leur bonne volonté et le sentiment spirituel ; à d'autres moments, ils sont froids et humides, c'est-à-dire sans goût ni consolation de Dieu, mais pleins de convoitises /1 et jamais rassasiés dans leur nature, exagérés dans leurs doutes et leurs peurs désordonnées et étrangères à Dieu. En effet, ils vivent durant l'hiver, lorsque règne Satume.

1. Pour Gheerlijc.

Au premier moment, celui-ci est froid et desséché, comme les cornes d'un bouc, mais sur le point de disparaître, lorsqu'il s'approche du Verseau, il est froid et humide et apporte la pluie, la neige, des inondations et mainte catastrophe.

Il leur faut donc mépriser et déprécier le caractère méchant avec lequel ils sont nés, et renoncer à leur volonté, à leurs opinions personnelles et à leur peur désordonnée de la justice de Dieu. Ils fermeront les yeux sur les jugements de la justice divine, et ne se moqueront ni ne se méfieront du Saint-Esprit et de sa grâce. Il s'agirait là d'un péché passible de l'enfer, que Dieu a en abomination au-delà de tous les autres péchés: Il leur faut croire dans les saintes Écritures qui sont pleines de divines consolations ; croire aussi que le Christ est mort pour tous les pécheurs sans exception. Ils se laisseront conduire par des hommes bons et se fieront à eux plus qu'à eux-mêmes. Enfin, ils ouvriront leur coeur et toutes leurs puissances avec le désir de recevoir la grâce de Dieu.

- Ceux qui sont nés sous le signe de Jupiter

Après Saturne vient la planète qui s'appelle Jupiter, et qui lui est opposée. Car celle-ci est chaude et humide, blanche et lumineuse, douce et onctueuse comme le lait. Elle règne au mois de février, lorsque le soleil se trouve dans le signe du Poisson. Le soleil monte alors et le temps se réchauffe. Les eaux se mettent à couler, et les poissons, qui se tenaient groupés durant l'hiver, nagent délicieusement.

Cette planète est aimable et gracieuse, bienfaisante pour toutes les créatures d'ici-bas. Ceux qui sont nés sous son signe lui ressemblent. Ils sont ardents pour les bons désirs, humides et répandent des oeuvres bonnes, beaux et éclatants de corps, gracieux, humbles, doux, libéraux et bienveillants, joyeux, sociables et aimables de comportement, courtois, affables et accommodants de nature.

Fais cependant attention : si la naissance du corps est noble et bonne, elle appartient cependant à la chair et au sang. Elle n'est pas sage ni avisée pour toujours, car elle méprise Dieu, son Royaume et les biens éternels, tandis qu'elle recherche, préfère et aime dans le monde tout ce qui est périssable et qu'elle devra perdre un jour.

Par contre, ceux qui renoncent à eux-mêmes, qui meurent au péché et qui quittent les choses, ceux-là renaissent de Dieu, gra-

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cieux, riches, bienheureux, et héritiers avec les saints et les anges dans la gloire de Dieu.

3.33 Mars

L'on trouve ensuite, en descendant, la troisième planète qui s'appelle Mars. Elle est chaude et sèche, rusée, envieuse et cruelle, et ressemble sur plusieurs points à Saturne.

- Ceux qui sont nés sous le signe de Mars

Ceux qui naissent sous le signe de Mars sont secs de nature, passionnés, vicieux, méchants, sauvages, amis de personne, ne faisant le bien qu'à ceux qui leur paraissent des amis et des bienfaiteurs. Leur caractère est bouillant et cruel, ils sont impulsifs de tempérament, susceptibles, ombrageux et s'enflamment vite de colère, longtemps rancuniers et pardonnant à contrecoeur, volontiers vengeurs, facilement contristés, rusés en paroles. Ils pensent toujours avoir raison, car un orgueil inconscient se cache en eux.

Lorsque ces gens veulent devenir spirituels, ils adoptent des apparences hypocrites à l'extérieur pour plaire ainsi aux hommes. Ils se chargent d'oeuvres importantes de pénitence, mais qui sont inhabituelles chez les hommes bons ; par exemple : se taire longuement, pérorer sur des sujets élevés s'ils sont de nature subtile ; condamner et juger tous ceux à qui leur sainteté ne plaît pas.

Voilà des gens orgueilleux et hypocrites, incapables de recevoir la grâce de Dieu. Cependant, ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu qui peut tout.

3.34 Le Soleil

Ensuite vient le soleil, la quatrième planète qui se trouve au centre et que toutes les autres se partagent. Il est blanc et lumineux, aux reflets dorés. Il est sec et chaud lorsqu'il se trouve dans son signe, qui est le lion, au milieu de l'été. Sa lumière lui vient uniquement de lui-même, et il éclaire trois planètes qui sont au-dessus de lui, trois autres en dessous de lui, et tout ce qui est créature en haut ou en bas. C'est lui qui fait porter fruit, qui donne la vie, la croissance et la maturation. Il est l'oeil et la lumière du monde, la source vivante de tout ce qui est clarté et chaleur. Sans lui, aucun fruit ne pourrait croître, avoir du goût, ni se développer. Il nous apporte le jour et la nuit, l'été et l'hiver. Son volume fait huit fois celui de la terre entière. Il donne lumière à toutes les étoiles, bien que, durant la journée, lorsque lui-même éclaire et brille de sa lumière, nous ne pouvons pas les voir. Il fait mal à l'oeil malade, mais il est agréable à voir pour l'oeil qui est sain.

- Ceux qui sont nés sous le signe du Soleil

Ses enfants, qui sont nés sous son signe, sont lumineux, clairs et gracieux de visage, frugaux, sobres et tempérés dans le manger et le boire et dans tout leur comportement. Ils sont secs et résistent à toute envie désordonnée. Ils ont le sang chaud et sont valeureux, courageux, magnanimes comme le lion qui est prince et roi des animaux sauvages, comme l'est aussi le soleil, roi et prince de tout ce qui vit et pousse dans la nature. Les enfants du soleil sont disponibles pour tous ceux qui ont besoin d'eux, plus particulièrement pour ceux qu'ils en jugent dignes. Car ils désirent tout ce qui est bon et bien ordonné. Ils sont doux et humbles de tempérament et de nature. Ils aiment le jour de la vertu et de la vérité, et haïssent la nuit du péché et de la malice. Ils ont l'esprit joyeux et le coeur généreux. Ils sont polis, aimables et de commerce agréable. Les grands seigneurs leur sont souvent attachés et ils obtiennent ainsi une belle situation. Ils sont dociles, capables et sages pour comprendre la

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vertu et la vérité, et leur nature est apte à recevoir la grâce de Dieu.

3.35 Vénus

Voici maintenant la cinquième planète qui est en dessous du soleil ; son nom est Vénus. Elle est lumineuse et rayonnante et renvoie la lumière. De nature, elle est chaude et humide.

On l'appelle aussi Lucifer, ce qui signifie celui qui apporte la lumière. En effet, elle se lève à l'aube, se montre claire et lumineuse et est suivie par le soleil. C'est pourquoi on l'appelle étoile du jour. Mais à l'approche du soir, lorsque c'est elle qui suit le soleil, on l'appelle Vesperus ou Hesperus, c'est-à-dire étoile du soir.

Elle est la plus lumineuse de toutes les étoiles. Elle est bienveillante et son action est douce et bonne. Elle retient et tempère la malice de Saturne, ainsi que la perversité des autres planètes. Elle règne lorsque le soleil se trouve dans « Taurus » c'est-à-dire dans le Taureau. Et de même lorsque le soleil se trouve dans « Libra », c'est-à-dire dans la Balance, à savoir au mois de « Spelmaent /1 », ou septembre, en latin. Lorsqu'elle règne, elle tempère la haine et l'envie, et elle fortifie et consolide l'amour et la fidélité chez tout homme, selon la capacité de sa nature.

2. 351 Ceux qui sont nés sous le signe de Vénus

Les enfants qui lui naissent lorsqu'elle règne ressemblent sur beaucoup de points à ceux de Jupiter, les Joviens. Ils sont pâles, lumineux, gracieux, joyeux de visage, sociables, de moeurs courtoises et généreux, chaleureux et humides de nature ; à savoir impudiques, gourmands et enclins à tous les plaisirs désor-

1. Littéralement mois de l'épeautre, moyen-néerlandais pour Septembre.

donnés et à tous les désirs du corps. Ils évitent la haine et l'envie, et font l'entente et la paix, l'amitié et la concorde chez tous les hommes, selon qu'ils le peuvent.

Cependant, s'ils sont nobles et bons de nature, et bien ordonnés aux yeux des hommes et selon les manières du monde, ils ne peuvent pas plaire à Dieu sans sa grâce. Ils sont nés à l'aube et ont reçu le tempérament de l'Étoile du matin. Lorsqu'ils ont ouvert les yeux du corps, ils ont reçu la lumière du soleil et des cieux. Ils vivent selon les envies des sens, car ils sont chaleureux et humides. Ils aiment donc le monde et tout ce que celui-ci contient. Leur esprit est ainsi aveugle, et les yeux de leur entendement ne peuvent recevoir la lumière de la grâce de Dieu. L'astre du jour nous apporte la lumière du soleil, c'est-à-dire le jour du monde. Ils sont jeunes, en bonne santé et servent le monde sans crainte ni mauvaise conscience. Ils ont le coeur joyeux et se consacrent à leurs plaisirs. Ils chantent et dansent, et ne se préoccupent pas de savoir comment finir la journée.

L'astre du soir se couche, car il suit toujours le soleil. Ses enfants sont vaincus. Ils meurent dans le péché mortel, enchaînés pour toujours. Plus jamais ils ne verront le rire joyeux ; leur part est d'être damnés. Observe-toi avec soin, si tu es sage. Être prévoyant au-dedans est avantageux pour toute chose.

3.352 Conjonction de Vénus et du Soleil dans le Taureau

La nature apprend à l'homme à pécher. Verser le sang pour le péché était commun sous la Loi juive. La prière intime, le vrai repentir et la belle confiance en Dieu sont capables de chasser le péché, et nous obtiennent la grâce de demeurer toujours unis à Dieu.

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C'est ce que nous apprennent la nature, les figures de la Loi juive et toutes les saintes Écritures. Voici comment la nature nous apprend le péché.

Lorsque le soleil se trouve réuni avec la planète Vénus dans le signe appelé Taurus c'est-à-dire taureau ou taurillon (une bête impure et d'un naturel valeureux), et qu'ils règnent ensemble au mois d'avril, cette époque de l'année est chaude et alerte, et toute la création se réjouit en vue de l'été qui approche. La terre produit une herbe verte avec des plantes de toute espèce, les arbres se couvrent de feuilles et de fleurs, les poissons nagent allègrement dans l'eau, les oiseaux volent et emplissent le ciel de leurs chants, et toute la nature se réjouit en vue de l'été.

- Nécessité du jeûne

Les hommes qui possèdent un bon tempérament sont chaleureux et allègres de nature. Ils sont facilement touchés pour pencher vers le péché. C'est pourquoi Dieu ordonna aux juifs d'immoler, de brûler et d'offrir à Dieu pour les péchés des petits taureaux, des boucs et des béliers, animaux impurs et nauséabonds.

L'Église nous commande, de la part de Dieu, de faire pénitence à cette époque de l'année : pendant quarante jours, de jeûner, de veiller et de prier pour nos péchés passés, présents et à venir.

Moïse jeûna pendant quarante jours sur le Mont Sinaï, sans manger ni boire, pour être digne de recevoir la Loi de Dieu. De même, le prophète Élie jeûna pendant quarante jours ; après quoi il fut conduit au Paradis terrestre dans un chariot de feu.

Jésus-Christ, à son tour, jeûna quarante jours et quarante nuits pour nos péchés, et choisit ensuite ses disciples. Sa vie et son enseignement étaient le jeûne, la veille, la prière, la pauvreté, la sobriété et la pureté. Ses disciples firent de même, après son Ascension, comme aussi l'Église, à ses débuts, et tous les Ordres et familles religieuses.

Aujourd'hui, le jour de la grâce s'est beaucoup refroidi. Car, dans tous les Ordres et familles religieuses, on aime manger et boire ce qu'il y a de mieux, ce qui coûte le plus cher et qui est le plus appétissant. On s'y habille comme dans le monde, en teintes et en laines, s'il y a moyen de les acquérir. Même si l'on y possède une apparence de vie religieuse, la Règle des apôtres n'y est pas suivie. La loi de l'évangile ne témoigne pas qu'ils suivront aussi le Christ dans la gloire de Dieu.

3.353 La conjonction de Vénus et du Soleil dans la Balance

La nature du ciel nous enseigne encore lorsque, au mois de septembre, la planète Vénus se trouve réunie avec le soleil dans le signe qui s'appelle Libra ou Balance : à cette époque de l'année, la terre est riche, pleine de blé, de vin et de tous les fruits dont notre nature a besoin. C'est là l'ceuvre de l'amour de Dieu, qui pèse plus lourd que tout et donne pleine opulence à ses serviteurs. La noble balance de l'amour de Dieu se divise en quatre modes différents que Dieu a établis, bénis et sanctifiés, pour sa louange et pour notre éternelle béatitude.

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3. 40 Petit Traité des quatre Balances de l'Amour de Dieu
3. 41 La première Balance : l'amour de Dieu commun à tous

Le premier mode, qui est la première balance de l'amour, le premier qui fût jamais pratiqué, nous enseigne que Dieu nous a faits du néant, et qu'il s'est donné lui-même à nous avec tout ce qu'il a fait.

Cet amour, que Dieu est, est commun à tous, et en même temps particulier à ceux qui aiment, et tout entier à chacun d'eux. Il est un, au-delà de tout nombre et sans nombre ; éternel, au-delà de tout temps et sans le temps, au-delà de toute mesure et sans mesure. Il est un pur esprit, sans lieu. Telle est la noble balance de l'amour que Dieu nous a donnée avec tout ce qui est en son pouvoir.

C'est pourquoi, il nous faut tout quitter et renoncer à tout, si nous voulons nous consacrer à la balance du suprême amour.

Car Amour est un fleuve refluant, profitable au-delà de toute vertu. Son ouvrage est une ardeur brûlante, consumant tout ce qu'elle aborde.

La nature de l'amour est toujours de donner et de prendre, alors que lui-même est essence désoeuvrée. Donner et prendre sont éternellement différents dans la pratique de l'amour.

Voilà la balance suprême de l'amour qu'aucun profane ne peut connaître, ni sentir, ni se figurer.

3. 42 La deuxième Balance : la grâce, les vertus et le temps

Ensuite vient la deuxième balance de l'amour qui pèse tout également et équitablement, attribuant à chacun ce qui lui appartient.

L'amour de Dieu nous donne la grâce, les vertus et le temps, et chacun de ces trois éléments est équitablement divisé en deux. Voici maintenant de quelle manière cela se vérifie.

- La grâce en équilibre avec les Vertus

L'amour de Dieu se donne lui-même à nous avec sa grâce. En retour, il nous réclame nous-mêmes, les vertus et la vérité, en droite visée et en amour. Lorsque nous accueillons l'amour et que nous lui répondons de cette façon, la balance est en équilibre. Car l'amour se dépose lui-même dans son plateau sur la balance avec sa grâce, et, de notre côté, nous nous déposons dans notre plateau, avec nos vertus, la droite visée et l'amour, de sorte que la balance est en équilibre des deux côtés. Ainsi, lorsque les vertus et notre amour augmentent dans le plateau que nous présentons à Dieu, la grâce de Dieu et son amour augmentent aussi dans leur plateau que celui-ci nous donne en retour. Nous nous trouvons ainsi en équilibre sur la balance, demeurant toujours un avec lui en amour, et lui ressemblant en grâce et en vertus.

- La Grâce équilibrant sécheresses et consolations

L'amour de Dieu a aussi partagé équitablement le temps en deux. Car le soleil se lève au milieu de l'hiver et monte toujours jusqu'au milieu de l'été. À ce moment, le temps se trouve à sa moitié, tandis que les jours s'allongent et que les nuits se raccourcissent. Il retourne ensuite jusqu'au milieu de l'hiver dans le même signe dans lequel il avait commencé à monter. C'est alors que l'année et le temps sont accomplis.

Le pécheur, lui aussi, vit au milieu de l'hiver, étant de mauvaise volonté, froid et sec, stérile en vertus. Mais lorsqu'il s'en rend compte, le regrette et s'en humilie, croit, espère et cherche la grâce, le soleil de la grâce se lève dans son coeur. Cela fait un premier

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jour dans le temps de la grâce. Lorsqu'il monte de même avec le soleil de la grâce, et suit celle-ci avec des vertus et de saintes occupations, il arrive au milieu de l'été, à savoir qu'il adhère à Dieu avec un amour sans crainte, qu'il est détaché et vide de lui-même et de toute créature, ce qui est la vertu la plus haute lorsque monte la grâce de Dieu. Avec le soleil de la grâce, il progresse alors en humble soumission de lui-même au milieu des souffrances et de tout ce que Dieu veut pour lui et pour toute créature. Il est alors détaché /1 et bien consolé. Il expérimente ainsi en lui-même un fond d'humilité et de douceur que ne peut entamer aucune souffrance qui pourrait lui arriver dans le temps. L'hiver et l'été y sont pareils, et il trouve en toute chose la paix du coeur et de sa conscience. Le Saint-Esprit habite et repose en lui dans le fond de son humble soumission, et nous reposons et habitons en lui par une adhésion amoureuse, en toute liberté et dignité. La balance se trouve ainsi en équilibre entre nous et Dieu, dans l'amour.

3. 43 La troisième Balance : le temps, la vie spirituelle, nos biens

Vient ensuite la troisième balance dans l'amour, celle qui ordonne et divise tout en trois parties : le temps, la vie et la matière /2 dont nous vivons dans le temps.

- Dieu nous a aimés dans l'histoire

1. Ici pour Ledich.
2. Ici pour Substantie.

Réfléchis et discerne comment Dieu nous a servis, aimés et honorés avec sa propre personne dans le temps, et cela de trois manières.

Au commencement du temps, il a fait l'homme à son image et à sa ressemblance. Le service était grand, l'honneur était plus grand encore, mais l'amour était le plus grand et sans mesure.

Au milieu du temps, il est descendu dans notre nature, avec sa propre personne. Il a vécu pour nous, il nous a servis, enseignés, et aimés jusqu'à la mort sur une croix incluse. Il est mort d'amour pour nous, et par sa mort il a mis à mort la mort de notre péché. Il est ressuscité dans sa gloire, il est monté vers son Père et il nous a envoyé son Esprit qui vit et habite en nous. C'est ainsi que nous sommes refaits et renouvelés, au temps de la grâce. Il nous a ensuite donné et laissé sa chair et son sang en nourriture et breuvage, de sorte que, si nous le servons, l'honorons et l'aimons, nous sommes en mesure de le savourer. Il nous a promis, en droite fidélité, de revenir au dernier jour, c'est-à-dire à la fin du monde, accompagné de ses anges et en grande puissance. Il nous ressuscitera glorieux d'âme et de corps, et nous conduira avec lui à son Père, là où, avec le Père et le Fils, nous nous réjouirons et nous régnerons, dans l'unité du Saint-Esprit, éternellement et sans fin.

Voilà la balance de l'amour que nous avons reçue de Dieu et que nous lui devons en retour, selon que nous le pouvons. Il nous a donné ce que nous sommes, ce que nous avons et ce que nous pouvons, et en même temps ce qu'il est lui-même, ce qu'il possède et tout ce qui est en son pouvoir. Il nous a servis et honorés, et il nous aime éternellement.

- Dieu réclame de nous que notre vie tienne en équilibre les dons de son amour

Voilà la balance de son amour, celle qu'il nous a donnée et qu'il réclame de nous en équilibre, si notre vie doit lui plaire. Pour cela, il a divisé pour nous en trois le temps de

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l'année qui nous apporte ce qu'il faut à notre corps pour vivre. Il donne aussi sa grâce de trois façons qui nous indiquent, nous enseignent et nous rendent capables de vivre pour lui dans les vertus. Notre vie dans les vertus possède aussi trois modes qui nous rendent parfaits dans l'amour et dans les vertus, et nous conduisent dans la vie éternelle et bienheureuse.

- Au moment de la conversion

En voici maintenant un exemple et une figure. Au milieu de l'hiver, lorsque le soleil se met à monter, le temps est froid et sec, et la saison, privée de fruits. De même, le pécheur est froid, desséché, et privé du fruit des vertus. S'il vient à mourir sans la grâce, dans le froid hiver du péché, il sera éternellement damné. Servir le péché, c'est perdre son temps, abandonner et répudier la vie. C'est donc volontiers que nous pouvons combattre et triompher, avec l'aide de Dieu, sur le froid hiver du péché, afin de porter des fruits de vie éternelle durant le chaud été de la grâce de Dieu.

Le cours du soleil et les diverses saisons de l'année nous l'enseignent. Car, lorsque, par le péché, nous perdons la grâce de Dieu reçue au baptême, nous sommes perfides et infidèles à Dieu.

Mais il ne nous abandonne pas, si nous cherchons et désirons la grâce. Car au milieu du froid hiver de nos péchés commence le temps de la grâce, tout comme le soleil se met à monter au coeur du froid hiver. Il lutte pendant quatre mois, jusqu'en avril, avant de vaincre complètement la froidure de l'hiver. C'est ainsi qu'à l'aide de la grâce de Dieu nous combattrons le péché, les occasions de péché, les mauvaises habitudes et tout attachement désordonné, la chair et le sang, le diable et ses tentations. Car « Tout ce qui est né de Dieu, dit saint Jean, a vaincu le monde /1 ». Et non seulement le monde, mais tout ce qui est à l'intérieur du monde, le plaisant et le déplaisant, et tout ce qui pourrait entraver, gêner ou remplir d'images /2 la libre ascension, intime et pleine de désir, vers Dieu. En effet, le désir élevé de Dieu et de toute vertu ressemble bien à l'ascension du soleil durant le mois d'avril. Il fait pousser et fleurir, réjouissant le monde entier, et prépare toutes les créatures à porter fruit, chacune selon sa nature, durant le chaud été qui suivra.

- Dans la vie intime de désir

De même, lorsque le désir libre et élevé, détaché et vide de toute créature, est fermé au monde et ouvert à Dieu et à ses dons, le soleil de la grâce pénètre dans le coeur ouvert et élevé, qui désire Dieu et toutes les vertus. Les puissances de l'âme se réjouissent alors lorsqu'elles ressentent à nouveau la grâce de Dieu. Car à l'âme élevée, Dieu se montre tel qu'il est dans sa nature, c'est-à-dire nu et dégagé de toute image, sans forme ni mode, sans mesure et sans fond. Il est ainsi objet pour un désir élevé et pour une âme vide.211 Même s'il est, dans sa nature, au-delà de tous les noms et sans nom, le coeur qui aime lui donne de nombreux noms dans ses oeuvres. Car il est à lui et il est tout ce qu'il désire, et encore bien plus que ce qu'il est capable de désirer. Pour chacun, il est tout ce dont il peut avoir besoin et qu'il pourrait savourer. Il est abondance de tout bien pour tous ceux qui le désirent.

Le coeur intime, qui est élevé vers Dieu, est avide et libéral. Il veut toujours donner et

1. 1 Jn, 5, 4.
2. Ici pour Verbeelden.

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prendre. Lorsqu'il donne, il touche Dieu ; lorsqu'il reçoit, il est touché par Dieu. Ces deux mouvements doivent toujours croître et augmenter, car en eux consiste la vie vertueuse et intime.

Se toucher et être touché mutuellement s'appelle Jubilus. Le Jubilus est vivant dans le coeur qui reçoit les dons de Dieu. Un désir libre et libéral qui rend tout à Dieu est une vie de délices et de bonheur pour celui qui la ressent en lui-même et qui la comprend bien. Donner et prendre mutuellement, entre Dieu et nous, ces deux mouvements croissent ensemble jusqu'à la vie éternelle.

Au contraire, ceux qui servent Dieu dans la nu-nature, pour leur avantage personnel, ne peuvent ni connaître ni savourer Dieu, car ils sont avides et avares. Ils veulent toujours recevoir de Dieu ce qu'ils désirent, mais ils ne savent pas rendre. Le soleil au ciel donne chaleur et lumière, tandis que la terre donne vie et fruits. En cela consiste toute vie naturelle. Dieu nous donne sa grâce, et nous lui rendons tout ce que nous pouvons, en gloire, en vertus et en toute oeuvre bonne. En cela consiste toute notre vie spirituelle.

- Dans la fougue d'amour

Là n'est cependant pas notre vie la plus élevée. Voici comment tu peux le constater : aussi longtemps que le soleil monte dans le ciel jusqu'au signe qui s'appelle le Cancer, tous les fruits sur terre croissent et se développent. Mais ils ne sont pas encore mûrs ni à point pour notre usage. Mais lorsque le soleil commence à baisser dans un autre signe, appelé Lion, il se fait plus chaud encore. C'est alors que les fruits mûrissent, sont achevés et à point, pour servir aux nécessités et à l'avantage de toute créature.

De même, lorsqu'un homme détaché et vide de toute créature s'élève vers Dieu, avec un libre désir, au plus haut dont il est capable, le soleil de la grâce y rayonne et éclaire ce même désir libre et élevé. Toutes les puissances de l'âme sont touchées pour satisfaire la grâce de Dieu que celle-ci ressent. Il en vient impatience et insatisfaction du désir. Tout ce que I'homme donne à Dieu ou reçoit de sa part lui semble trop petit, car il ressent entre lui et Dieu un intermédiaire qui est autre que Dieu, à savoir la grâce de Dieu qu'il ne peut pas dépasser. Car il s'aime soi-même en même temps que Dieu, et c'est pourquoi son désir vit en fougue ardente et en impatience. Car ce qu'il désire, en donnant et en prenant, lui manque, et il s'exclame avec l'Apôtre lorsque celui-ci éprouva impatience et grand désir : « Je souhaite me dissoudre pour être avec le Christ /1 ». Car l'âme vient d'arriver dans le Cancer, qui est le lieu le plus élevé qu'elle puisse atteindre avec le soleil de la grâce de Dieu. Elle éprouve altérité entre elle et Dieu, et en même temps elle aime et désire l'unité, ce qui est son bon droit, car elle est digne d'un honneur plus grand que celui de la grâce de Dieu en laquelle elle vit.

Elle ne ressent cependant pas ce qui est le plus élevé dans l'amour /2, car en elle survit encore quelque chose de sa volonté propre. Comme elle ne peut monter plus haut à l'aide de la grâce, elle descend en prononçant les paroles du Christ : « Seigneur, non pas ma vo-

1. Ph 1, 23.
2. Nous préférons la leçon de D et G contre Dat boocbste van minnender graden Gods (Le plus élevé dans la grâce aimante de Dieu).

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lonté, mais que ta volonté se fasse /1 Voilà ce qu'il y a de plus élevé dans sa vie. Elle retourne alors à elle-même et se consacre à ses occupations, avec l'aide de la grâce, comme elle avait coutume de les accomplir auparavant. Mais pour peu que ces occupations perdent leur chaleur, elle perdra aussi la grâce de Dieu et tout ce qu'elle avait reçu en même temps que la grâce et les vertus.

Si nous voulons ressentir le plus élevé dont amour est capable, il nous faut nous élever, par la grâce et le désir et avec toutes nos puissances, jusqu'au plus haut que nous le pouvons, c'est-à-dire jusqu'au Cancer, là où toutes nos puissances défaillent en fougue et en impatience d'amour. Si l'esprit le plus élevé de l'amour doit maintenant se développer en nous, il nous faut nous renoncer entièrement nous-mêmes et nous adresser en ces termes avec le Christ à notre Père céleste : « Seigneur, entre tes mains je remets mon esprit /2 ». Nous nous abandonnerons ensuite à la puissance de Dieu qui est capable de tout.

1. Mt 26, 39.
2. Lc 23, 46.


- Dans le désoeuvrement et l'union sans différence

Nous arrivons ainsi dans le Lion, roi et prince de tous les animaux sauvages. Ses dents sont si aiguës qu'il croque les os avec la chair. Il ressemble ainsi à l'amour de Dieu qui dévore, consume et brûle tout ce qui pénètre en lui. Lorsque nous sommes élevés dans notre pur esprit, au-delà de tout ce que Dieu a créé, le Saint-Esprit envoie dans notre esprit sa clarté éternelle qui est lumière et feu. Notre esprit ressemble alors à une huile vivante et bouillante, qui vit et bout dans le feu du divin amour. Aussi longtemps que l'huile se couvre d'écume, crépite et frémit, la différence /1 est toujours là. Mais lorsque le feu a consumé et brûlé toute différence, l'huile est pure et plus ardente qu'ardent, calme et immobile, tel le feu. Il nous est possible de ressentir cela dans notre esprit, comparé ici à de l'huile. Lorsque nous sommes élevés dans la pureté de notre esprit, au-delà de l'impatience des désirs et au-delà des occupations de la vertu, nous sommes vides et sans ouvrage. Le Saint-Esprit y donne son éternelle clarté dans notre pur esprit. Nous y sommes oeuvrés et nous pâtissons, car le Saint-Esprit est un feu consumant, qui consume et dévore dans ce qu'il est lui-même tout ce dont il s'empare.

1. Ici pour Onghelijc.

C'est alors qu'il fait le plus chaud, lorsque notre esprit brûle et pâtit l'amour de Dieu. Mais lorsqu'il est consumé et pâtit la transformation en Dieu, il fait plus que chaud. Et lorsqu'il est consumé et devenu un seul esprit avec Dieu, il est amour désoeuvré et essentiel. Voilà la plus haute balance de l' amour que je comprenne.

- Dieu réclame nos biens matériels

Dieu nous a encore honorés et servis avec des biens extérieurs procurés par lui et dont nous vivons. Il les a divisés en trois parts : les fruits et les animaux sur la terre ferme, une grande diversité de poissons dans les eaux et de nombreuses espèces d'oiseaux dans les airs. Avec eux, nous le servirons et l'honorerons de trois façons.

Nous offrirons sur son autel la dîme, les prémices et ce qu'il y a de plus noble parmi nos biens. Nous les donnerons avec respect et grande joie pour ses constructions, ses ornements et ses vases précieux, avec lesquels ses

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prêtres et ses saints le servent, eux qui portent nos péchés et tiennent lieu de médiateurs entre nous et Dieu, grâce à leur vie sainte et leurs ferventes prières. Cette façon de faire dure depuis le commencement du monde.

De la deuxième part de nos biens, nous pourrons vivre, avec grande crainte, avec mesure et sobriété dans le manger et le boire, dans les vêtements et dans tout ce dont nous avons besoin pour notre corps.

La troisième part de nos biens appartient aux pauvres. Nous les partagerons avec eux d'un coeur joyeux et généreux et avec discernement, car ils sont les membres de Dieu. Au dernier jour, le Christ dira à ceux qui ont servi les pauvres : « Ce que vous avez fait aux plus petits en mon nom, c'est à moi que vous l'avez fait. Venez, bénis, entrez dans le Royaume de mon Père qui vous a été préparé depuis le commencement du monde /1 »

1. Mt 25, 34.

3. 44 La quatrième Balance : les commandements de Dieu
- Le parcours spirituel à l'image des quatre saisons

Voici maintenant la quatrième balance de l'amour, celle des commandements de Dieu que nous devons tous apprécier et estimer, si nous voulons être sauvés. Dieu les a divisés en quatre modes qui constituent ensemble la vie vertueuse qui plaît à Dieu. La nature du ciel nous indique le temps de l'année, réparti en quatre parties, dans lequel nous vivons, à savoir l'été, l'hiver, l'automne et le printemps. Ces quatre parties de l'année vont et viennent depuis le commencement du monde jusqu'au dernier Jour. Dieu nous donne encore sa grâce de quatre façons, au-delà du temps et de la nature, pour qu'avec elle nous vivions et le servions jusqu'au jour de notre éternité. Nous lui rendons notre service par quatre sortes de vertus qui ne passeront jamais. Personne ne peut faire ce service sinon les personnes humbles et obéissantes. Car celles qui sont orgueilleuses et désobéissantes ont été rejetées du ciel, du Paradis et de la sainte Église.

- L'hiver de la conversion

Afin que ces vertus nous reviennent en grâce et nous obtiennent miséricorde, quatre points sont requis. D'abord la crainte naturelle de la justice de Dieu. Ensuite le mépris du péché et le désir de la vertu, qui sont à confesser à la Vérité qui est Dieu lui-même. Troisièmement, l'on cherchera et désirera la grâce d'un coeur qui se fait humble devant l'éternelle bonté de Dieu. Quatrièmement, l'on mettra sa confiance dans la munificence de Dieu, opulente et sans fond, et cela sans douter, sans craindre et sans aucune préoccupation. Si l'homme ressent cela en lui-même, c'est que l'hiver du péché est passé et que le temps de la grâce lui est accordé. Il peut alors pratiquer le premier mode de la vertu, à savoir aimer Dieu au-dessus de tout, et s'aimer soi-même afin de vivre pour Dieu et de le servir, d'aimer son prochain comme soi-même, pour le service de Dieu, en toute vérité, sans feinte et de toutes les façons. Voilà le premier commandement et le plus grand. Voilà aussi le premier mode d'obéissance que nous devons à Dieu, et la première balance de l'amour qui peut nous rendre bienheureux. Car ce commandement contient toute la Loi de Dieu et les Prophètes. C'est pourquoi il est la première partie de l'année dans la nature, la grâce et les vertus. Car c'est ici que le soleil commence sa remontée au coeur de l'hiver, et c'est encore ici que nous recevons le soleil de la grâce de Dieu qui nous éclaire et nous aide à progresser dans toutes les vertus.

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- Le printemps des premiers fruits

Le soleil ne peut s'arrêter.

Après l'hiver, il ne tarde pas à donner

la deuxième partie de l'année

qui est le printemps, comme chacun sait,

qui fera porter fruit à tous les éléments.

Il est le temps le plus joyeux lorsqu'il nous approche.

Il est chaud, humide et bienveillant.

Les oiseaux chantent, chacun à sa façon.

La grâce de Dieu est noble et délicate.

Dieu veut que nous lui obéissions,

surtout au cours du printemps.

Béni soit Dieu,

parce que le Christ est mort pour nos péchés,

afin que nous soyons trouvés purs.

Il nous a rachetés avec son sang très saint.

Il veut nous avoir sous sa garde.

Nous nous purifierons donc

de nos péchés, en son honneur,

et nous vivrons ensuite dans la pénitence,

le jeûne, les veilles, les aumônes,

en confessant et en accusant nos fautes,

vivant ensuite selon les conseils du prêtre.

Obéissant toujours à la sainte Église

en vertus et oeuvres bonnes,

nous pourrons recevoir le Saint Sacrement,

et progresser dans une vie sainte.

- L'été de l'esprit élevé en Dieu

La troisième partie de l'année est l'été. Lorsque le soleil est monté aussi haut qu'il le peut, à savoir au milieu de l'été et de l'année, le temps est clair, chaud et sec, et les fruits croissent et mûrissent rapidement.

L'été dure douze semaines. Pendant la moitié de ce temps, le soleil monte dans le ciel ; pendant l'autre moitié, il redescend vers la terre. Lorsque le soleil monte, les fruits mûrissent et s'améliorent à l'est. Lorsqu'il descend,

TRADUCTION 141

ils mûrissent à l'ouest, dans le pays que nous habitons.

Fais attention à la réalité cachée dans cette figure. Dans le troisième mode de la grâce et de la vie spirituelle, Dieu nous apprend à obéir à notre raison et à notre conscience. C'est pourquoi, lorsque, par la grâce et par notre vie vertueuse, nous sommes élevés au plus haut de ce que peuvent atteindre nos puissances, en action de grâce, louange, amour, et en honneur rendu, celles-ci défaillent pour monter et progresser encore davantage. Notre mémoire y est élevée en la nudité sans images, notre puissance raisonnable est élevée dans la vérité divine, et notre puissance d'amour se penche en Dieu avec un amour nu et essentiel. En cette nudité sans images, nous ressemblons aux Trônes qui ont triomphé de tout ; dans la clarté, nous ressemblons aux Chérubins qui y ont reçu le clair rayon de Dieu au-dedans d'eux-mêmes ; et dans l'amour essentiel qui se penche, nous ressemblons aux Séraphins qui sont unis à Dieu dans le nu-amour.

Voici le mode de la grâce de Dieu et d'une sainte vie, occupée à monter. Tous les fruits des vertus y sont arrivés à maturité et sont désormais parfaits à l'est, c'est-à-dire, lorsqu'ils font monter leurs hommages vers Dieu.

L'été de la grâce et notre raison éclairée commandent à notre esprit de monter comme le soleil, avec toutes nos puissances et avec tout ce dont nous sommes capables, en éternel honneur de Dieu, à tel point que nous ne cessons de défaillir en désir et en envie d'être un avec l'amour en Dieu.

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Mais la même grâce et notre raison exigent et nous commandent de descendre en nous-mêmes, tel le soleil, pour nous abandonner dans la libre volonté de Dieu, en patience, sans rien préférer, que Dieu vienne ou qu'il s'en aille, qu'il donne ou qu'il prenne, et qu'il fasse avec nous tout ce qu'il voudra, en ce temps et dans l'éternité. En effet, lorsque l'amour monte, la nature peut avoir quelque chose qui lui est propre, mais lorsqu'il descend, nous nous renonçons nous-mêmes en faveur de la libre volonté de Dieu, car le fruit de l'occupation d'amour y est parfait. De même, la balance de l'amour entre nous et Dieu s'y trouve en équilibre, car nous trouvons la paix en Dieu, et Dieu la trouve en nous, grâce à la libre montée et descente d'une droite charité.

- L'automne du partage

Vient ensuite la quatrième partie de l'année, l'automne, qui se situe entre l'été et l'hiver. L'automne est naturellement agréable, chaud et froid, sec et humide avec mesure. Il est abondant et riche en fruits, libéral, généreux et prompt à partager avec toutes les créatures, avec les hommes, les oiseaux et les animaux. Comme il a reçu de la part de Dieu et des planètes, du soleil et de la lune, il partage équitablement avec les riches et les pauvres, et avec tous ceux qui en ont besoin. Les riches avares, au contraire, s'approprient des biens communs plus qu'il ne leur convient. J'ai exposé plus haut en quatre parties, en traitant de la quatrième balance de l'amour, comment l'on partagera la substance des choses de ce monde.

3. 45 Portrait du chrétien vertueux

« Observez les commandements, obéissez et soumettez-vous à toutes les créatures en l'honneur de Dieu /1, nous dit l'Apôtre, de même que Dieu nous obéit avec sa personne et avec toutes les créatures, de toutes les façons, afin de pourvoir à nos besoins.

- Obéissance

Toutes les créatures sans raison, que Dieu a faites, obéissent à Dieu et sont à son service ainsi qu'au nôtre. Toutes les créatures raisonnables, les anges, les saints et les hommes qui vivent dans la grâce de Dieu, obéissent à Dieu et à nous, et nous leur obéissons en retour, de sorte que nous sommes une seule famille entre nous, un seul service et un seul honneur rendu à Dieu.

Les pécheurs qui méprisent Dieu et son service mais sont au service du péché, Dieu les supporte et leur permet de mépriser, d'opprimer et de mettre à mort les hommes bons, et leur assure ainsi une grande récompense. De cette façon, eux aussi, à leur insu, sont au service de Dieu et des gens de bien qu'ils persécutent, car viser et faire le mal est une vie de démon ; mais endurer, souffrir et supporter est la vie du Christ.

- Imiter le Christ

Si tu veux être disciple du Christ /2, il convient de lui ressembler. Si l'Esprit du Christ doit se développer en toi, il faut te renoncer et te détacher de toi-même. Aimer le pécheur, mais haïr le péché : tu tiens la règle du Christ. Aimer le Christ, te haïr toi-même et laisser le Christ agir en toute chose. Aimer tous les hommes et ne haïr personne. Si tu hais tes ennemis, tu es misérable car tu vis en dehors

1. 1 Pierre 2, 13.
2. Ici commence un texte rimé, suite de conseils spirituels qui ont trait à la vie dans les sens.

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de la charité. Ne mépriser, ni opprimer, ni juger ou damner personne : voilà en quoi manquent souvent les personnes fausses. Méprise-toi toi-même, juge-toi toi-même, jauge-toi toi-même, mais ne te maudis pas toi-même. Car Dieu est près de toi qui veut te réconcilier. Reconnais-toi et confesse-toi toujours malfaiteur, mais prie Dieu avec foi et espérance qu'il te fasse grâce. Si tu es pauvre, méprisé, misérable, réjouis-toi grandement : c'est ainsi que vivait le Christ en son temps.

- L'humilité

Même si tu es pauvre, ne demande rien à l'avare avide : de te donner lui ferait de la peine. Mais demande sans hésitation au riche libéral, car de te donner lui est une joie. Aime et désire toujours l'humble abaissement, et tu vivras sans peine dans ton esprit. Ne contrarie personne et ta colère se gardera silencieuse et paisible. Trouve ta joie dans ce qui te fait souffrir ou ce que tu fais, et tu seras simple, sage et prudent en toi-même.

Il ne faudra pas vouloir dominer, diriger et conduire les hommes, car l'orgueil se cache en ceux qui désirent avoir des responsabilités sur les autres. Cependant, celui qui est élevé sans l'avoir voulu ni désiré, qu'il obéisse et se tienne tranquille et silencieux. S'il peut rester humble et effacé, il sera accepté par /1 son peuple, et fera de lui ce qu'il voudra. Car celui qui est humble est chéri et estimé par les gens de bien. L'orgueil caché mais non réprimé, au contraire, fournit la matière de tous les péchés. Celui qui est capable de mépriser les petits, sans scrupule ni hésitation, mépriserait plus volontiers les grands, s'il pouvait le faire. Ceux qui murmurent et se plaignent lorsqu'ils

1. Littéralement : Il recevra grâce de la pan de son peuple.

souffrent ne peuvent grandir ni croître dans la balance de l'humilité. Qui observe de près les autres et les punit avec rigueur ressemble aux hypocrites. Qui est rusé au-dehors comme au-dedans ne viendra pas à bout de l'orgueil. Qui souhaite honneur plus qu'un autre n'est digne d'aucun honneur. Ceux qui t'envient, t'oppriment ou te critiquent, supporte-les volontiers à cause de Dieu, car ils te procurent des jours de grâce. Garde-toi des calomnies qui excitent la colère des gens ; ainsi tu seras sage et prudent, et tu progresseras dans la vertu. Supporte tout, ne te défends pas, quoi qu'on te fasse, quoi qu'il t'arrive ; tu apprendras ainsi à savourer l'humilité. Veux-tu reprendre, conseiller, enseigner, dans un esprit de douceur, cela rend sage les gens bien éduqués. Si tu viens à te complaire en toi-même, c'est là le fléau de quelqu'un d'inexpérimenté. S'il te vient ainsi des pensées d'orgueil, ferme la bouche et garde le silence avec tous. Si tu n'arrives pas à repousser l'orgueil, aie honte, apprends par l'expérience à te taire. Ceux qui combattent l'orgueil par l'humilité sont bacheliers en théologie. S'ils veulent l'emporter dans le combat et acquérir la Maîtrise, ils doivent fouler l'orgueil aux pieds. L'orgueil est un méchant serpent qui envoie ses disciples dans les peines de l'enfer.

Qui a expérimenté l'humilité dans son esprit, celui-là vit en homme affable. Car la véritable humilité est désoeuvrement au-delà de toute occupation de vertu. Au-delà de toutes les vertus est la patience empreinte d'innocence /1 ; et au-delà de toute épreuve est la paix dans l'esprit, ainsi que souffrir et supporter tout avec douceur. Expérimenter l'humilité

1. Onnosel.

146

dans son esprit purifié, c'est vivre au-delà de tout effort, c'est le fond et la racine de toute sainteté. Il nous faut rechercher et désirer la modeste humilité, c'est-à-dire la simplicité immobile qui est vivante dans la pureté de notre esprit. On ne peut l'expérimenter que grâce à elle. Elle est la simplicité de tous les saints, la solidité de tous les hommes bons, elle rend patient dans la souffrance, elle est le commencement et la principale de toutes les vertus, elle reste modeste dans les honneurs, elle est paix infinie, la vie vivante de toute vie sainte, elle en qui toutes les vertus aboutissent et commencent dans notre innocence la plus élevée.

Même si nous pouvons expérimenter, obtenir cette vie et être établis en elle dans la pureté de notre esprit, nous ne pouvons pas chasser l'inconstance de nos sens. Il nous faut ressentir la faim et la soif et de nombreuses envies désordonnées. Il nous faut boire et manger, et bien souvent oublier notre Dieu. Il nous faut nous taire et parler, et tomber ainsi en maints défauts. Voilà la vie dans nos sens, à cause de laquelle nous tombons tous les jours, même si notre esprit est mortifié et si nous vivons sans préoccupations, profondément cachés en Dieu /1.

S'il nous faut ressentir et vivre le mode le plus élevé de vie que l'on puisse atteindre en ce temps-ci, notre esprit doit être distingué de notre âme, celui-ci s'élevant au-delà de la raison, au-delà des images et au-delà des occupations de vertu. Il nous faut, avec le nu-regard, lever les yeux au-dedans de nous-mêmes, dans la lumière divine, et adhérer à Dieu dans le nu-amour.

1. Ici prend fin le texte en rimes, commencé plus haut.

3. 46 Le parcours spirituel comme montée et descente
- la montée en Dieu

Lorsque nous agissons, nous sentons une distinction et une altérité entre nous et Dieu. Mais lorsque nous expirons au-delà de nous-mêmes en Dieu et en sa hauteur infinie, nous éprouvons notre repos et notre demeure avec Dieu, une seule unité essentielle, qui reste toujours avec Dieu, immobile et désoeuvrée, en un désoeuvrement éternel.

C'est ainsi que nous nous reposerons et oeuvrerons éternellement : voilà une vie sans effort. C'est là le mode le plus élevé où nous pouvons ressentir une vie divine, éclairée par la vérité éternelle. Voilà le premier mode dans lequel notre esprit monte librement, avec le nu-amour, jusque dans la hauteur infinie de Dieu.

- la descente dans l'humble abaissement

Le deuxième mode de notre esprit, qui lui fait suite, consiste en l'humble mépris de nous-mêmes, en dessous de tous les hommes, et en dessous de toutes les sortes d'humilité imaginables par la raison, avec lesquelles nous pourrions satisfaire à l'humilité, à savoir être renoncés et morts à nous-mêmes, sans préférence aucune, en humble abandon, le regard tourné au-dedans, immergés au-delà, et éternellement nous immergeant dans la profondeur sans fond de Dieu. Là-bas, dans cette profondeur, il n'y a plus rien. Dans notre humble abandon, nous sommes le Royaume de Dieu, où Dieu vit et règne, et où nous vivons et régnons avec lui, en dessous de tous les êtres créés. Voilà le deuxième mode de notre esprit, lorsque nous nous abaissons et lorsque nous nous renonçons nous-mêmes, dans la profondeur sans fond de Dieu.

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Dans ces deux modes, l'esprit est élevé au-dessus de l'âme. Cependant, l'esprit et l'âme constituent une seule vie. Mais la vie de l'âme est dans la croissance, dans l'ordre et dans les nombreuses occupations des vertus. Celle de l'esprit est au-delà de la raison et des occupations de vertu. Elle est unie à Dieu dans le nu-amour, sans images.

3. 47 L'âme comme une source à plusieurs fleuves

L'âme raisonnable remplie de la grâce de Dieu ressemble bien à la source vivante du Paradis, dont jaillissent quatre fleuves d'un grand prix. C'est ainsi que l'âme raisonnable agit dans la nu-nature. En dessous d'elle, elle possède la nature mortelle avec les cinq sens : l'ouïe, la vue, l'odorat, le goût, et le toucher. Mais elle-même est spirituelle, raisonnable et éternelle. Elle possède trois puissances en elle : la mémoire, l'intelligence et la volonté, de façon à choisir dans la nature tout ce qu'elle veut, le bien ou le mal. Au-dessus d'elle, elle a Dieu et sa grâce.

Si elle choisit la méchanceté et le péché, elle est fausse et mauvaise, et ne dirige rien selon l'ordre et le droit. Car la sagesse et la vérité ne peuvent pénétrer dans l'âme méchante. À l'heure de la mort, cependant, elle devra se plier à la justice : le corps pécheur sera livré aux vers, l'âme qui aura servi le péché sera liée avec des chaînes de feu — ce seront ses péchés confirmés pour toujours, tels que les diables les ont mis en oeuvre — et l'esprit qui n'a pas aimé Dieu sera repoussé et méprisé par lui, et rejeté dans les ténèbres extérieures qui ne connaîtront jamais plus de fin.

3. 471 Le premier fleuve s'occuper de Dieu

L'âme raisonnable que Dieu a remplie avec la source de ses grâces laisse s'écouler en elle les quatre fleuves de grâce que sont les quatre modes des vertus. Le premier fleuve, parmi les grâces de Dieu, nous apprend comment nous occuper de Dieu en trois modes. Le premier mode appartient aux sens, le second est spirituel, le troisième, divin.

- dans les occupations sensibles

Le premier mode, celui des sens, est commun aux méchants comme aux bons. Il nous apprend comment nous occuper de Dieu dans le service sensible, de façon raisonnable et ordonnée, selon les prescriptions de la sainte Église, en paroles et en actes, en étant tournés vers l'Orient.

Ce mode appartient plus particulièrement aux prêtres. En effet, à la Messe, à la prière, au moment de rendre justice, ils se tiennent debout, le visage découvert, tournés vers l'Orient, en position d'attente, guettant l'Avènement de notre Seigneur Jésus-Christ, qui viendra pour juger depuis l'Orient. C'est pourquoi, nous aussi, vivants ou morts, nous avons le visage tourné vers l'Orient, face à l'Avènement de notre Seigneur qui nous délivrera et nous conduira à la vie éternelle.

Il faut cependant se rappeler qu'une occupation sensible du corps, même importante et honorable, ne rend ni saint ni bienheureux, car méchants et hommes bons la réalisent tous pareillement. Au contraire, ce sont la visée et l'amour, ordonnant ce mode corporel. à la gloire de Dieu, qui le rendent saint et bienheureux. Tous, laïcs ou savants, sont tenus, particulièrement pendant la Messe, d'avoir le coeur élevé vers Dieu, avec une visée droite et avec amour. Car l'on y offre à notre

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Père des cieux la Passion, l'humble mort et la sainte effusion du sang de son Fils, pour la rémission de nos péchés. Voilà le mode sensible dans les occupations que nous devons au Christ qui nous a délivrés par sa mort de la mort éternelle du péché.

- dans une occupation élevée au-dessus des sens

Le même fleuve de la grâce de Dieu nous apprend un deuxième mode de vertu que nous devons tous à notre Père des cieux. Celui-ci réclame à notre âme raisonnable un mode plus élevé de vertu, qui a été pratiqué depuis le commencement du monde par tous ceux qui ont plu à Dieu, anges ou saints, depuis le premier homme jusqu'au dernier. Ce mode-là est éternel et bienheureux. Il nous apprend à tenir notre âme raisonnable élevée dans les cieux jusqu'auprès de notre Père céleste, au-delà de toute occupation des sens et au-delà des oeuvres bonnes à l'extérieur.

La raison nous l'apprend en même temps que la nature, les Écritures, la loi des païens et des juifs, et celle des saints Évangiles. Toutes les créatures nous enseignent et nous montrent par elles-mêmes qu'il nous faut chercher et expérimenter Dieu, notre créateur, au-dessus de nous, dans les cieux. Le Christ en personne le dit avec nous : « Notre Père, qui es aux cieux ; que ton nom soit sanctifié/1 ». C'est pourquoi l'âme raisonnable doit, avec l'aide de la grâce, se tenir élevée, au-dessus de toute chose, au ciel, en présence de Dieu. Elle doit y croire et avoir confiance, espérer et désirer, aimer et craindre, remercier et louer, glorifier, confesser et bénir, prier et adorer le nom de Dieu. C'est là que jaillissent les fleuves de la grâce qui réclament de l'âme qu'elle entre au- dedans d'elle-même, et qu'elle épuise toutes ses forces à aimer : c'est de cette façon qu'elle triomphera.

1. Mt 6, 9.

Le Père parle à l'âme,

et celle-ci répond, elle ne sait comment.

Entre la parole et sa réponse, elle est terrassée /1,

1. Vercracbt, littéralement : violée.

et s'effondre en impuissance.

Elle doit se taire,

s'incliner devant le Père :

c'est ainsi qu'elle est oeuvrée.

Sa lumière qui brille en elle

et son toucher

illuminent le jour de l'amour.

Lorsqu'il parle

et qu'elle défaille,

est payé le fermage de l'amour.

Mais l'heure passe et s'en va ;

elle descend à nouveau,

et s'occupe de vertus selon son habitude antérieure.

- Dans une occupation au-delà des modes

Vient ensuite le troisième mode du premier fleuve de la grâce de Dieu, celui qui nous conduit à Dieu et nous unit avec lui. Ce mode s'appellerait mieux absence de mode que mode. Il commence lorsque l'âme raisonnable a épuisé toutes ses puissances et tout son pouvoir en amour. Là commence l'amour sans modes. Il est au-delà de l'amour ordonné, une nu-compréhension sans images, qui est au-delà de la compréhension rationnelle, des vertus qui sont au-delà des vertus, un désœuvrement qui est au-delà de toute occupation de vertu, une absence de mode qui est au-delà des modes, une vie de contemplation qui est au-delà des occupations intimes de la raison.212

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Car lorsque Dieu se révèle et qu'il s'y montre à nous, la raison de l'âme est comme l'oeil de la chauve-souris qui est aveuglé par la lumière du soleil. C'est là que commencent l'esprit qui aime et la vie vivante de l'âme qui sans cesse adhère à Dieu avec amour. Cet esprit ressemble à l'aigle noble qui, sans reculer, contemple et fixe du regard la clarté du soleil.

C'est ainsi que se comporte l'oeil parfaitement simple/1 de l'esprit aimant, lorsqu'il reçoit au-dedans de lui le rayonnement de la clarté de Dieu, au-delà de la raison et sans intermédiaire. Le Père des cieux s'y adresse de la sorte à l'esprit aimant : « Ouvre largement ton oeil simple et regarde qui je suis : essence, vie, sagesse, vérité, béatitude éternelle, amour sans commencement. Je te rends libre ; reste avec moi ; perds-toi en moi et tu te trouveras en moi, et moi en toi, en même temps que tous les esprits aimants qui sont élevés avec toi et unis en moi. Sois libre en toi, et liberté en moi. Sois bienheureuse en toi, et béatitude en moi. Je te donne une connaissance simple et claire de moi en toi213 ; et je te donne en même temps une nescience sans fond et impénétrable de moi-même. Anéantis-toi et renonce à toi-même en toi, et sois avec moi béatitude simple sans distinction ». Ici s'achève le troisième mode du premier fleuve de la grâce de Dieu, qui nous unit avec Dieu sur un mode simple.

1. Die sempele eenvuldigbe oge.

3. 472 Le deuxième fleuve : la grâce dans l’histoire des anges et des hommes

Le deuxième fleuve de la grâce de Dieu coule de l'Orient en Occident, à savoir à partir de l'Esprit Saint, à travers l'âme raisonnable, jusque dans la vie de nos sens. Ce fleuve possède dans sa vie quatre modes.

Le premier mode nous purifie de nos péchés, nous orne de la grâce, et nous unit avec Dieu en amour. Tout ce que Dieu a fait dans la nature est bon, et il le regarde avec grande complaisance. Il a fait le ciel et la terre de sorte que toutes les créatures sans raison le servent en nous, chacune selon son rang, tel que la sagesse de Dieu l'a ordonné et établi. Dieu a fait deux créatures raisonnables : les anges au ciel et les hommes sur la terre, afin qu'elles le servent, lui rendent grâce et le louent.

- Les anges

Les anges au ciel se sont divisés en deux partis. Tous plaisaient à Dieu par leur nature, mais il y eut ceux qui se sont tournés vers Dieu en amour, avec un nu-regard et une libre volonté : leurs oeuvres sont devenues éternelles, tandis qu'eux-mêmes sont devenus bienheureux et ont été confirmés dans la gloire de Dieu. Puis, il y eut ceux qui se sont complus en eux-mêmes à cause de la beauté que Dieu leur avait donnée : ils ont méprisé Dieu et ont voulu régner et être égaux à Dieu en grandeur et en honneur.

Ce fut là le début du premier combat qui s'est livré entre les méchants et les bons. Car les bons anges voulaient attirer les méchants, leur apprendre et leur enseigner comment aimer Dieu, le servir, lui rendre grâce et le louer. Mais le parti des méchants voulait attirer les bons pour qu'ils méprisent Dieu et son service avec eux, comme eux-mêmes le firent.

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Un tel combat ne pouvait se prolonger longtemps. Car Michel, le Prince des anges, avec son parti et avec la puissance de Dieu, repoussa le cruel dragon rouge, Lucifer et son parti, et les projeta du ciel dans l'air ténébreux, sur terre et au fond de l'enfer. Ainsi Jérusalem, la Cité de Dieu, des anges et de tous les saints, demeure dans la paix et la gloire éternellement et sans fin. Mais à ceux qui furent damnés, restent la haine, la colère et l'envie à l'encontre de Dieu et de tous ceux qui le servent et l'aiment.

De cette façon, les anges ont été divisés et répartis, les uns avec Dieu, les autres contre lui, les méchants et les bons, les bienheureux et les réprouvés ; cette division devant durer éternellement.

- Les hommes

Ensuite, au commencement du monde, Dieu fit la nature de l'homme en deux personnes : homme et femme, Adam et Ève, des âmes raisonnables en des corps mortels. Ils étaient innocents, nobles et libres, à son image et à sa ressemblance. Il leur donna puissance et sagesse, et ils lui plaisaient extrêmement. Il les mit dans le Paradis et leur commanda d'obéir en leur faisant savoir qu'ils mourraient à l'heure où ils lui désobéiraient et rompraient son commandement, c'est-à-dire dans le péché. C'est alors qu'un mauvais ange, qui avait été exclu du ciel, intervint sous la forme d'un serpent. Il contredit la parole de Dieu et trompa les premiers parents avec des mensonges et de fausses promesses, de sorte qu'ils mangèrent du fruit qui leur avait été interdit. À cause de cette désobéissance, ils furent exclus du Paradis, méprisés par Dieu, en même temps que tous les fruits qui naîtraient d'eux selon le cours naturel. Ils ont cependant conservé la liberté de la nature que Dieu leur avait donnée, car leur péché n'a pas été rendu éternel. Au contraire, ils ont fait pénitence et ont cherché la grâce, de sorte qu'ils sont bienheureux et sauvés. Quoique la porte du Paradis ait été fermée devant eux, de même que la porte du ciel, et bien que la face glorieuse de Dieu leur ait été cachée, ainsi qu'à tous ceux qui naîtraient d'eux dans la nature, ils conservèrent néanmoins la noblesse et la liberté de leur volonté. Ils ont connu la mort et la vie, le bien et le mal. Ils ont aimé le bien et haï le mal, se tournant ainsi vers Dieu et faisant l'expérience de la grâce.

Tous ceux qui sont nés d'Adam, qui croyaient en Dieu, le vénéraient et l'aimaient, lui ont plu et reçurent de lui grâce et bienveillance. Abel, leur fils, en rendit témoignage. Il était bon et droit, vénérant et aimant Dieu, de sorte que son sacrifice lui agréa. Au contraire, Caïn, son frère, était avare et cupide, irascible et plein de haine, de sorte que son sacrifice fut dédaigné et méprisé devant Dieu. C'est pourquoi il assassina son frère innocent et juste, qui devint ainsi le premier de tous les martyrs jamais mis à mort à cause de leur vertu et de leur justice.

Le Royaume de Dieu est divisé entre bons et méchants. Tout ce que Dieu a créé constitue son Royaume. Les méchants méprisent Dieu et son service. Ils préfèrent tout ce qui est périssable : les richesses et les honneurs du monde, les plaisirs du corps et une longue vie, si elle leur échoit. Ils tombent ainsi sous le juste jugement de Dieu et sont damnés. Les bons méprisent le péché, le monde et tout ce qui peut les détourner du bien. Ils préfèrent Dieu, son honneur, son amour et son service.

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Ils sont ainsi élevés dans la bienveillance de Dieu.

Tous ceux qui depuis le commencement du monde ont cru en Dieu, l'ont vénéré, aimé et servi, et qui ont ainsi persévéré jusqu'à la mort, sont sauvés. Ceux qui sont tombés dans le péché, mais qui en sont revenus dans la pénitence et ont cherché la grâce en laquelle ils ont persévéré et sont morts, ceux-là sont aussi tous sauvés, grâce à leur contrition et à la grâce de Dieu. Les mécréants, au contraire, qui ont été au service du diable et du péché et qui ont vécu et sont morts ainsi, ceux-là sont pour toujours damnés et réprouvés par la justice. de Dieu.

Voilà la loi, l'arrangement, la règle et la juste disposition de la Sagesse de Dieu, qui a ordonné convenablement toute chose, qui vit dans toutes les créatures, régit chaque nature avec discernement et qui a disposé comme il faut chaque créature pour l'honneur de Dieu et pour le service et l'utilité de tous les hommes.

Toutes les personnes qui naissent dans la nature humaine, Dieu leur a pareillement donné noblesse et liberté, afin qu'elles puissent se détourner de lui ou se tourner vers lui, car un service contraint est le propre des esclaves ; ceux-là ne sauraient plaire à Dieu ni être établis dans le Royaume comme le sont les fils.

3. 50 Le Royaume, Institution hiérarchique

Bien que tous ceux qui naissent dans la nature humaine soient nobles et libres, un grand nombre ont reçu de la part de Dieu, dès le commencement du monde, une dignité, un rang, un honneur et une excellence plus grands, au-dessus des autres hommes de leur génération.

- Chez les anges

De même, si tous les anges sont nobles et de purs esprits par leur nature, néanmoins il existe une grande diversité parmi eux, en supériorité et en rang : primats, puissances, dominations et seigneuries. Certains commandent, d'autres leur obéissent. Les uns brûlent d'amour, les autres fixent et contemplent Dieu dans une claire connaissance. Certains sont à notre service ici-bas /1, en d'autres Dieu s'est établi dans une paix éternelle. Il y en a qui protègent les villes contre les ennemis et le mal, tandis que d'autres en font autant pour les provinces et les districts. Entre eux tous règne la concorde, comme de l'un à l'autre en particulier. Bien que la gloire, qui est Dieu, leur est commune, chaque individu y puise avec ses propres mesures. On y trouve une joie grande et sans limite, et une vie qui dure toujours et ignore la mort. Pour tous, Dieu est la récompense surabondante et sans mesure, alors que chacun reçoit celle-ci avec mesure, selon ce qu'il a accompli. On y trouve la connaissance, la saveur et le sentiment, un amour éternel qui jamais ne se refroidit. Car aimer Dieu, c'est cela, au-delà de la compréhension et de l'amour. Là sont la connaissance, l'amour, la possession et la fruition dont tous les pécheurs sont exclus. C'est là qu'on se liquéfie et qu'on s'écoule au-delà, dans une profondeur sans fond. De tout ce que l'on peut posséder, on peut dire que c'est au-delà de tout langage. Ceux qui se tiennent cois dans le silence, au-delà de tout effort, le savent bien. Être un avec Dieu dans l'amour, c'est se tenir coi et, au-delà de toute occupation des vertus, vivre et mourir en Dieu, puis ressusciter. Voilà le don le plus sublime

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de Dieu, d'après ce que je crois. Le péché y est chassé, la vérité intérieure y est reçue de la part de Dieu et l'on y vit pour un éternel amour, sans jamais chanceler. Voilà ce que Dieu doit nous donner à tous /1.

1. Fin du passage en rimes.

- Chez les hommes

La deuxième nature créée par Dieu est celle des hommes. Tous appartiennent à une même descendance, remontant aux mêmes parents, Adam et Ève. Tous ceux qui en descendent sont égaux, nobles et libres dans leur nature. Cependant la sagesse de Dieu en a excepté certains pour les mettre au-dessus du commun des hommes, au moins en ce temps-ci, mais non pas dans l'éternité, au cas où ils ne le mériteraient pas en ne vivant pas dans la charité et selon sa très chère volonté. Ceux-ci sont plus élevés que les autres par la naissance. Ils sont rois, ducs ou comtes, princes de ce monde, puissants et influents de multiples façons. S'ils vivent bien et gouvernent convenablement le peuple de Dieu qui leur est soumis, ils recevront une récompense plus grande et davantage de bonheur que le commun des hommes. Mais s'ils vivent dans le péché, gouvernent mal et servent le diable, ils auront davantage de tourments infernaux et des souffrances plus grandes que le commun des hommes.

Certains ont été élus par Dieu dès le commencement du monde ainsi que maintenant, dans le temps : tous sont saints et bons. D'autres sont choisis par les hommes. Dieu les tolère et les supporte, comme les empereurs, les papes, les évêques, les abbés, les moines, les princes et les prélats. Parmi eux, d'aucuns servent Dieu et les vertus, gouvernent leur peuple vertueusement et selon la justice : ils plaisent à Dieu et méritent la grâce et la vie éternelle. Au contraire, ceux qui désobéissent à Dieu et sont injustes, qui servent le diable, le monde et leur chair, quel que soit leur état, appartiennent tous à l'enfer. Ceux qui ont été élus et appelés à un état spirituel, comme le fut Aaron, ceux-là sont authentiques et plaisent à Dieu. Mais ceux qui se choisissent eux-mêmes et qui s'élèvent au-dessus des autres pour leur être supérieurs, sont rejetés par Dieu.

3.51 Jésus-Christ, source de toute autorité dans l'Église

Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est le supérieur le plus élevé dans l'Église. Beaucoup d'hommes bons, par respect pour la mort qu'il a subie à cause de leurs péchés, lui ont présenté des charges et des dignités, des seigneuries et des héritages qu'il a mérités par sa mort bénie. Or, il veut qu'on les attribue à ceux qui possèdent son Esprit, qui sont sans péché, sages, instruits et capables de gouverner son peuple et de lui apprendre, par la parole, les oeuvres et une vie sainte, comment atteindre la vie éternelle.

Tous ceux qui achètent ou vendent l'héritage du Christ sont les enfants de Simon le magicien, car ils achètent et vendent ce qui appartient à Dieu et qu'il faudrait attribuer gratuitement à ceux qui sont capables de servir Dieu, non aux orgueilleux, aux envieux, aux avares, aux cupides, aux gloutons, aux impudiques, ni aux pécheurs publics. Car ces derniers ne sont pas dignes d'être établis dans l'héritage du Christ et d'en vivre. Ils n'entrent

pas par la porte de la vie qu'est notre Seigneur Jésus-Christ. Car ils détruisent le mur de la loi de l'évangile ainsi que la loi de la vie de notre Seigneur Jésus-Christ, et ils entrent par le côté

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dans le bercail, par la force ou la violence, avec des requêtes, avec des cadeaux, en armes ou en simulant et affectant la sainteté. Ceux-la ne sont ni des brebis ni des bergers, mais des loups rapaces, des voleurs et des assassins. Ils tuent, volent et corrompent tous ceux qui sont sous leurs ordres, étant à l'origine et au commencement de nombreux péchés dont ils ne sont même pas conscients eux-mêmes.

Tout pouvoir bien ordonné descend du Père des lumières. Depuis toute éternité, celui-ci a élu Jésus-Christ comme notre prélat, et il lui a donné pouvoir sur tout ce qu'il a créé au ciel comme sur la terre. Il lui a ordonné de rassembler l'ensemble de son peuple, séparé et dispersé dans le péché, depuis le premier homme jusqu'au dernier jour, et de l'amener à lui dans la gloire de son Père. En vue de cela, il lui a donné la plénitude de toute grâce, ordonnance et loi, afin qu'il sache comment vivre et mourir pour le bonheur de son peuple et du monde entier. Tout cela, il l'a accompli selon la très chère volonté de son Père. C'est pourquoi son nom a été élevé au-dessus de tout nom, car il est également mort pour tous les hommes, sans exception, dans la mesure où cela dépendait de lui. Il a acheté la vie éternelle pour tous les disciples qui lui ressembleraient et le suivraient dans les vertus.

Notre Seigneur Jésus-Christ a fondé, racheté et rassemblé la sainte Église par sa mort sainte. Il donne la grâce et la gloire à ceux qui le servent dans la foi chrétienne. En l'honneur de sa mort, il a toléré et supporté que maints hommes bons, en son honneur et pour leurs péchés, ont donné beaucoup de richesses, seigneuries, héritages et grandes dignités à ceux que Dieu a élus pour le servir.

Aux débuts de la sainte Église, le Christ a choisi dans le monde douze apôtres et beaucoup d'autres disciples, leur donnant son Esprit et son pouvoir sur son peuple et sur le monde entier. Son Esprit et son pouvoir demeurent à ses disciples dans la sainte Église, jusqu'au jugement de Dieu. Les disciples qu'il choisit n'étaient cependant pas tous saints ni bons. En effet, l'apôtre Judas était un voleur et un assassin, et ressemblait au diable. Bien qu'il ait été choisi, il ne choisit pas à son tour. À cause de son avarice, il méprisa son Maître, Jésus-Christ, et le livra à la mort, aux mains des juifs cruels. Tout en ressemblant aux apôtres par son apparence extérieure, il était un suppôt de Satan, faux et infidèle au-dedans. De la sorte, la sainte Église est divisée en deux parties, les méchants et les bons, même s'il semble que Satan possède plus de disciples que le Christ.

3.52 Les pasteurs aujourd'hui : mauvais et bons pasteurs

Les règles que le Christ et ses disciples ont établies au commencement, Satan et ses disciples les mettent à mal. Le Christ et ses disciples étaient pauvres en biens du monde, mais riches en vertus du ciel. Les prélats et les prêtres qui gouvernent actuellement la sainte Église sont riches en biens et pauvres en vertus. On trouve néanmoins nombre de bons prélats et de saints prêtres. Tu peux cependant remarquer qu'il n'y eut qu'un seul méchant et fourbe parmi les douze apôtres. Aujourd'hui, sur cent prélats et prêtres qui gouvernent la sainte Église et vivent du patrimoine acheté par le Christ avec son sang, on n'en trouverait à peine qu'un seul qui suive le Christ à l'extérieur comme à l'intérieur, tel que le faisaient les apôtres.

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Le Christ et ses disciples ont fondé et institué la vie sainte et la religion véritable, au commencement de la sainte chrétienté, car ils étaient remplis de grâce, ils méprisaient tout ce qui était périssable et cherchaient et expérimentaient ce qui est éternel. Mais la plus grande partie de ceux qui gouvernent aujourd'hui la sainte Église, dans la foi chrétienne, sont des disciples de Judas. Ils sont vides de grâce et de vertus, car ils recherchent ce qui est périssable et méprisent ce qui est éternel, ce qu'ils montrent d'ailleurs au monde entier par leurs oeuvres. Car on n'y trouve plus beaucoup de pharisiens, mais plutôt des publicains, c'est-à-dire des pécheurs publics.

Sans mérites de notre part, le Christ s'est donné et s'est abandonné à nous dans le Saint Sacrement : il a donné sa passion et sa mort, sa grâce et ses dons, ses sacrements et tout ce qui est en son pouvoir, lui, Dieu et homme. Il a ordonné à ses disciples de distribuer au service de tout homme, quel qu'il soit, sans rien attendre en retour, en droite charité, tous les sacrements et tous les biens spirituels reçus de Dieu. C'est de la sorte qu'agissaient les apôtres et les saints prêtres au commencement, et c'est ainsi qu'agissent encore ceux qui suivent le Christ et ses disciples, vivant selon les règles enseignées par lui, telles qu'elles sont décrites dans la Loi de l'évangile et de la sainte chrétienté.

Or, les disciples de Judas qui gouvernent maintenant et régissent la sainte Église sont avares, envieux et cupides. Ils mettent en vente tous les biens spirituels. Si c'était possible et s'ils en avaient le pouvoir, ils vendraient le Christ aux pécheurs pour de l'argent, avec sa grâce et la vie éternelle. Car ils ressemblent à leur maître qui vendit la vie du Christ pour de l'argent à ces pécheurs de juifs, et qui se pendit pour aboutir aux souffrances éternelles de l'enfer. La même chose se passe encore avec ceux qui abandonnent le Christ pour un gain matériel, qui méprisent sa vie et sa grâce et le mettent à mort en eux-mêmes : ceux-là sont tous méprisés par Dieu, rejetés par lui et sont pendus pour aboutir à la mort éternelle de l'enfer. Même s'ils vendent aux pécheurs l'absolution sainte, l'excommunication et tout ce qui est périssable, ils ne peuvent vendre ce qui est éternel, à savoir la grâce de Dieu et les nombreux dons qui sont cachés dans les sacrements saints, et qui ne peuvent ni être vendus ni être achetés, que le Christ donne à ceux qui en sont dignes.

L'on trouve encore dans la sainte Église de vrais pasteurs, élus par le Christ et envoyés par lui à son peuple, composé de bons et de mauvais, qui leur donnent son Esprit, son pouvoir et sa sagesse. Voilà les clés du ciel qu'il donna à Pierre, aux autres apôtres et à ceux qui les suivent. Ils gouvernent l'Église jusqu'au dernier Jour. Avec la main du Christ et en son Nom ils ouvrent le ciel à ceux qui sont sans péché, mais aussi aux pécheurs qui confessent leurs péchés avec foi et un vrai repentir, sans hypocrisie, et qui cherchent la grâce auprès de la miséricorde de Dieu. Ceux-là ne peuvent se tromper.

Le Christ est le grand prêtre, puissant au ciel et sur la terre, qui est à même de fermer et d'ouvrir, et sans lequel un prêtre ne peut rien. C'est pourquoi, même un prêtre qui serait en état de péché mortel et destiné à l'enfer, ne serait pas en état de contaminer ou d'infecter les sacrements. Même en étant indigne, il

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pourrait toujours lier et délier avec le pouvoir de Dieu, dans la personne du Christ. Dans l'administration des sacrements, le Christ donne son pouvoir aux mauvais prêtres comme aux bons, institués et établis sur le peuple de notre Seigneur qui leur est confié. Car la sainte Église ne peut être dans l'erreur ni les gens simples être trompés à cause de la méchanceté des prêtres. Si tu veux donc sauver ton âme dans la vie éternelle, il convient de faire attention à la différence entre les pasteurs que le Christ a élus et qu'il a placés à la tête de son peuple, et les mercenaires qui se visent eux-mêmes et la richesse, et qui recherchent et désirent dominer sur le peuple de notre Seigneur, dans la sainte Église.

- Comment discerner les bons pasteurs des mauvais

Regarde maintenant comment sont les vrais bergers qui suivent le Christ et qui gouvernent son peuple selon sa très chère volonté.

Ils quittent et méprisent le monde et tout ce qui peut attirer loin de Dieu, ils visent et aiment Dieu véritablement, au-dessus de tout, et ils s'aiment eux-mêmes et tous les hommes à cause de Dieu, afin de mourir au péché, de vivre pour Dieu et de parvenir ainsi au glorieux Royaume des cieux. Ils sont sobres et purs, doux et humbles de coeur, pleins de bonté, paisibles et libéraux, patients, obéissants et d'un vouloir abandonné, simples, sages et avisés, persévérants dans la vertu, mûrs de comportement, pleins de savoir et de conseils, joyeux d'esprit, élevés de coeur, riches en vertu. La vérité est dans leur bouche, la discrétion dans leurs paroles, la douceur se répand dans leur voix. Leur coeur est épanoui, leur intérieur est ouvert et plein de miséricorde pour toute nécessité. Ils se contentent de peu dans le manger et le boire, ne se soucient pas d'un vêtement grossier, ne dépassent pas le strict nécessaire et donnent le reste aux pauvres. Telle est la vie d'un prêtre bon. Tout ce que Dieu donne au-delà de ce qui est nécessaire appartient de droit aux plus pauvres.

Les curés cupides,

qui toujours aspirent à posséder,

doivent demeurer vides.

S'ils voulaient avoir pitié d'eux-mêmes

et donner largement aux pauvres,

ils recevraient la paix.

Donne tout à cause de Dieu,

et garde ses commandements,

pour être rassuré.

Si tu es vrai,

tu seras toujours heureux

et béni éternellement.

Tout ce qui est né de l'Esprit de Dieu triomphe de la chair et du sang et vit pour Dieu. Ceux-là sont fils de Dieu et disciples de notre Seigneur Jésus-Christ : voilà les prêtres et les prélats véritables, qui lui ressemblent, le suivent et gouvernent son peuple selon sa très chère volonté. Mais tout ce qui est né de la seule chair est chair, et vit pour la chair, s'opposant à Dieu et ne ressemblant pas au Christ, à ses disciples et aux pasteurs et prêtres bons dont je viens de parler. Car ce sont des mercenaires qui gouvernent et qui servent dans la sainte Église pour un gain temporel. Le Christ les appelle des voleurs et des assassins, qui pillent et qui tuent, égarant le peuple de notre Seigneur par une vie pitoyable, de mauvais exemples et par toutes sortes de péchés qui appartiennent au monde.

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Le Christ a laissé à son Église son héritage avec ses intérêts, à savoir des biens extérieurs et les sacrements saints, pleins de merci et de grâce. Il les a reçus et gagnés avec sa mort sainte. Les biens extérieurs sont indispensables au corps s'il veut rester en vie. Les sacrements, pleins de grâce, sont indispensables à notre âme, si nous voulons vivre spirituellement dans la vertu. Le Christ a donné et laissé ces biens aux mains des prélats et des prêtres, et il désire qu'on les distribue et partage avec les disciples qui le servent et qui en sont dignes, mais sans les acheter ni les vendre. Car son bien est libre, et lui-même donne librement, par amour. Nul n'en est digne, hormis ceux qui le servent librement, par amour, pour son honneur éternel

Tout bon ouvrier, qui sert et qui aime Dieu, est tout à fait digne des moyens pour vivre. Mais ceux qui vivent publiquement dans le péché, qui servent le diable, le monde et leur chair, ne sont pas dignes de consommer le patrimoine que le Christ a acheté avec sa mort bénie. Pour ceux qui l'achètent ou qui le vendent, et qui en vivent, il se fait poison et mort éternelle. Il est bien permis, dans la sainte Église, aux prêtres et aux clercs dans le besoin, à ceux qui font les lectures, qui assurent le chant et qui servent Dieu et les hommes avec les sacrements, de louer et de vendre leur travail et leur service pour en vivre. Mais la grâce et les choses saintes, cachées dans les sacrements et que le Christ donne à ceux qui en sont dignes, ne sauraient être achetées ou vendues. Car cela relève du pouvoir de Dieu et est son ouvrage à lui; au-dessus de toute capacité d'un homme, quelque saint qu'il puisse être, et en quelque état qu'il se trouve.

Nous prendrons ce dont nous avons besoin afin de pouvoir servir Dieu et son peuple, car servir Dieu est plus noble que vivre selon les sens. Nous mangerons donc et boirons afin d'être en mesure d'être à son service. Mais nous ne servirons pas Dieu afin de manger ou de boire, ou pour tout ce qui est périssable, mais pour lui-même et en son honneur éternel.

Voilà l'ordre qui plaît à Dieu et qui nous rend saints et bienheureux. Cet ordre est fort ignoré et guère mis en pratique. C'est pourquoi, ceux qui veulent appartenir à Dieu et le servir peuvent bien désirer et crier : « Seigneur, reste avec nous, car le soir tombe /1 ». Le jour de grâce et de vertu est ignoré, la vérité a bien dépéri, et le clergé est fort aveuglé et s'est égaré loin du droit chemin de la vérité. Nous ne pouvons juger personne dans notre coeur, ni flétrir ni mépriser, choses qui appartiennent à Dieu seul. Cela nous est particulièrement défendu lorsqu'il s'agit de nos supérieurs qui nous gouvernent de la part de Dieu dans la sainte Église. Mais nous pouvons flétrir le péché et louer la vertu. Telle fut la règle de notre Seigneur Jésus-Christ et de ses saints, dès le commencement.

1. Lc 24, 29.

Tu peux bien voir que le Christ a confié et laissé aux princes, aux prêtres et aux supérieurs dans l'Église et dans la chrétienté, l'héritage, le pouvoir et l'autorité qu'il a mérités avec son sang et sa mort sainte, afin qu'ils en vivent et y prélèvent ce dont ils ont besoin, avec ordre et mesure, en droite sobriété. Le

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surplus est de droit à partager avec les pauvres, selon un juste discernement.

Ceux qui sont au-dessus du peuple de Dieu et qui le gouvernent à la place du Christ devraient être humbles, miséricordieux et justes, fidèlement secourables pour chacun, tels des serviteurs du Christ. Tu peux ainsi voir qui sont ceux qui servent Dieu, et qui est son peuple selon la loi chrétienne et le droit de l'évangile, et ceux qui ne le sont pas : ceux qui possèdent en abondance l'héritage du Christ en seigneuries, richesses, aisance, plaisirs corporels, ceux qui louent très cher leur sceau, qui vendent au prix fort leur cire et leurs attestations, au point que les gens pauvres et innocents ne peuvent guère les obtenir. Ces derniers sont cependant obligés de donner ce que les premiers veulent avoir, s'ils veulent obtenir ce qui leur est indispensable, ou qu'ils recherchent et désirent. Tout cela paraît plus près de l'avarice que de la charité, comme ils l'entendront sûrement dire de la bouche du Christ, à l'heure de leur mort : « Rends compte de ta gestion, car tu ne peux plus être gérant /1 ».

1. Lc 16, 2.

Pour le moment, le Christ tolère que de mauvais prélats et de faux bergers se choisissent et s'élèvent eux-mêmes, achètent et obtiennent quelque prélature ou autorité spirituelle sur son peuple. Ceux-là estiment peu le Christ, sa vie, son enseignement et ses commandements. Ils régissent et gouvernent le peuple de Dieu, non pas comme des bergers mais comme des tyrans. Ils sont fourbes, envieux, avares et cupides. Ils ne nourrissent ni n'alimentent les pauvres âmes avec leur vie, leurs oeuvres et leurs bons exemples, ni les corps des pauvres avec les biens de la terre qui leur appartiennent et sont en leur possession, mais qu'ils gèrent mal ou dont ils usent, au-delà de leurs besoins, pour le péché.

Ils enrichissent leurs proches avec les biens qui appartiennent aux pauvres. Ils tolèrent les péchés de toute sorte, s'ils peuvent ainsi gagner quelque bien de la terre. L'usurier peut faire l'offrande et servir à l'autel s'il a beaucoup d'argent à donner, et lorsqu'il meurt, on l'enterre devant l'autel, selon son désir, car on préfère les fonds à une grande pénitence pour les péchés. Tout pécheur peut s'installer en situation irrégulière, dans le péché, année après année, selon la taxe qu'il paie en proportion de ses biens. Mais s'il quitte le péché pour vivre selon les moeurs de la sainte Église, il est obligé d'acheter sa démarche avec de l'argent sous peine de ne pas l'obtenir.

3.53 La Règle commune à tous les disciples du Christ

Depuis le commencement du monde, tous les hommes sont répartis en deux catégories, les bons et les mauvais. Les bons sont justes, et l'honneur de Dieu vit en eux. Ils visent Dieu en droite simplicité. Tout ce qu'ils possèdent ou sont est une offrande pour Dieu, à sa gloire et sans hypocrisie. Ceux qui vivent de la sorte, ou qui ont vécu de la sorte depuis le commencement du monde, sont des disciples du Christ et sont éternellement bénis avec lui. Mais ceux qui vivent d'une façon contraire et qui méprisent le Christ jusque dans leur mort seront ensevelis dans la poix de l'enfer.

Le Christ et ses disciples ont fondé et établi la sainte Église dans la foi chrétienne, et nous ont laissé une règle commune d'après

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laquelle nous devrions vivre. Cette règle, ils l'ont eux-mêmes vécue, enseignée et mise par écrit, et ils l'ont scellée par leur mort.

Le fondement de cette règle est la foi chrétienne, établie sur la fidélité et l'amour mutuels, telle que le Christ nous en rend témoignage. La largeur de cette règle consiste en ce que tous les biens appartiennent en commun aux pauvres dans le besoin. Sa hauteur, en ce que Dieu soit aimé et que l'on s'occupe continuellement de lui jusqu'à la mort. Voilà la règle enseignée par le Christ et qu'il a donnée à ceux qui veulent venir avec lui jusque dans le sein de son Père.

Ceux qui reçurent la règle de notre Seigneur et firent profession dans la foi chrétienne ont été baptisés dans sa mort, purifiés du péché, et ont été remplis du Saint-Esprit. Ce couvent n'était pas grand. Personne n'y possédait un bien en propre, mais tous mettaient en commun tout ce qu'ils avaient. Personne n'y était pauvre, mais tous vivaient également des biens communs. Le groupe était petit et fidèle, mais ils avaient de nombreux ennemis, païens et juifs, et même le monde entier. Les juifs méprisaient le Christ et sa foi, n'ayant d'estime que pour leur propre foi et la loi de Moïse. Les païens adoraient le soleil et la lune, le bois et la pierre, des images confectionnées par eux, toutes sortes d'idoles ainsi que leur Mahomet.

Le Christ, une fois monté auprès de son Père céleste, envoya son Esprit à ses disciples et à tous ceux qui croyaient en lui. Ils devinrent libres, hardis et courageux, car ils n'avaient besoin de personne. Ils enseignèrent et baptisèrent en tous pays, au nom du Christ. et reçurent tous ceux qui vinrent à eux avec foi, les baptisèrent et leur enseignèrent la loi chrétienne.

Lorsque les païens et les juifs virent cela et à quel point le nom du Christ s'en trouvait magnifié, la haine, l'envie, la colère et le mépris augmentèrent à tel point en eux qu'ils projetèrent de mettre à mort tous les chrétiens. De cette façon, ils pensaient garder leur loi et leurs dieux, triompher de tous les chrétiens, ruiner et chasser le nom du Christ. Ils se saisirent donc de tous ceux qui croyaient au Christ, pape et évêques, jeunes et vieux, femmes et hommes, adolescents et jeunes filles. Mais ils ne réussirent pas à enlever leur pureté aux vierges, car le Christ ne voulut ni le permettre ni le tolérer. Ils se saisirent des chrétiens, comme des loups avides le feraient d'innocentes brebis. Ils frappèrent, crucifièrent, mirent à mort et firent de nombreux martyrs qu'ils envoyèrent dans la gloire de Dieu. Dans le parti des bourreaux, le Christ amena certains à croire en lui et les envoya dans la sainte Église, de sorte que son parti à lui augmentait à la fois au ciel et sur la terre. Les chrétiens se réjouissaient pour les martyrs qui montaient au ciel, et pour les nouveaux confesseurs qui les rejoignaient dans la foi chrétienne. Bien que les tourments des martyrs duraient longtemps et étaient pénibles et intenses, eux-mêmes étaient persévérants, patients et les enduraient jusqu'à la mort. La persécution et le martyre de l'ensemble des chrétiens se sont prolongés pendant environ deux cents ans avant que la foi chrétienne fût prêchée, enseignée et professée en toute clarté et évidence, publiquement, face au monde entier.

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3. 540 La vie religieuse. Ses origines

Dès le commencement, lorsque notre Seigneur monta au ciel, existaient de nombreuses personnes bonnes qui avalent été converties par les apôtres, et auxquelles ceux-ci avaient enseigné comment il fallait vivre dans la vertu et la foi chrétienne. Mais lorsque les empereurs et les rois furent baptisés et reçurent la foi chrétienne, ils octroyèrent des privilèges à la sainte Église, ainsi que le pouvoir de fonder et d'établir des églises, des monastères et des maisons-Dieu où Dieu pouvait être servi. Ils attribuèrent des dîmes, des prémices, des héritages et des biens à ceux qui allaient servir Dieu dans l'état spirituel. Ils promurent et couvrirent d'honneurs, au-dessus d'eux-mêmes et de tous les princes du monde, les responsables et les prélats qui seraient au service de la sainte Église dans l'état spirituel.

En ces temps-là, nombreux étaient les hommes bons que Dieu poussait à quitter le monde et à se réfugier au désert, afin de pouvoir le servir inlassablement, intimement et sans entraves, selon sa très chère volonté. C'est ainsi qu'agissaient beaucoup d'hommes bons, vivant dans des grottes, des rochers, des cavernes, et construisant des huttes et des cellules pour y habiter. Certains vivaient d'herbes, de racines, de fruits de palmiers, de figuiers ou d'autres arbres sauvages qui peuplaient les forêts. D'autres vivaient d'un pain que des anges leur apportaient du ciel.

3.541 Sa Règle de perfection, édictée par Jésus-Christ

D'autres encore vivaient ensemble en grand nombre. Ceux-là avaient des prêtres avec eux qui célébraient la messe à leur intention et leur assuraient les sacrements. Ils confectionnaient des paniers et des corbeilles, ou d'autres objets que leurs serviteurs allaient vendre en ville. Ils en prenaient ce qu'il leur fallait pour vivre, comme on peut le lire dans « Les Vies des Pères du Désert ». À cette époque, le Christ donnait son Esprit au monde entier, de sorte que beaucoup d'hommes bons étaient incités à vivre selon la règle des apôtres, qui est au-dessus des commandements et de la loi, et au-dessus de la façon de vivre commune de la sainte Église.

Jésus-Christ a rédigé une règle, dont lui-même vivait et qu'il a enseignée à ses disciples et à tous ceux qui veulent le suivre. Ils sont encore nombreux ceux qui font profession de cette règle et qui s'engagent, par serment, de la garder, mais moins nombreux sont ceux qui l'observent en vérité et vivent selon elle. Elle n'est pas objet d'un commandement, mais elle est seulement conseillée par l'Esprit Saint ; elle n'est pas obligatoire, mais s'adresse à la libre volonté. Le Christ parle ainsi : « Celui qui veut me suivre, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive 1 ». Et encore :  « Qui veut être parfait, qu'il vende tout ce qu'il a, et qu'il possède avec amour, qu'il le donne aux pauvres, puis qu'il vienne et me suive /2 », devenant ainsi un pauvre volontaire, pour la gloire de Dieu. De la sorte, il lui est permis de vivre des biens qui sont communs à ceux qui sont volontairement pauvres, et qui n'ont rien ni ne possèdent rien en propre dans le monde entier. Ils sont citoyens du ciel et vivent dans la vie éternelle, avec le Christ qui est leur abbé et leur roi.

1. Lc 9, 23.
2. Cf. Mt 19, 21
- Conseil et voeu de pauvreté

Le Christ est entré dans ce monde comme dans un royaume qui lui appartient, par la nature, par le droit et par la grâce. Car il était Dieu et homme, roi des rois, créateur de

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toutes les créatures, prince et régent au-dessus de tous les hommes et de tout ce qui était sous son pouvoir et sous son autorité. Mais il a quitté le monde et tout ce que celui-ci pouvait lui procurer, pour choisir la pauvreté et être un pauvre serviteur parmi les hommes. Lui-même a dit, en effet, que son royaume n'était pas de ce monde /1. Tout ce qu'il était et possédait, et tout ce qu'il pouvait, il l'a donné à ses disciples et aux pauvres volontaires, jusqu'au dernier jour. Lui-même et ses disciples vécurent de biens possédés en commun, qui n'étaient la propnété de personne, chacun selon ses besoins, avec discernement et en droite charité. Voilà le premier point de la règle dont le Christ a vécu et qu'il a enseignée à tous ceux qui veulent le suivre et qui y sont aptes.

- Conseil et voeu de chasteté

Le deuxième point dans la même règle concerne la pureté de l'âme et du corps. Si quelqu'un est lié par quelque loi, ou se trouve en quelque état de religion, qu'il garde le lien ou ses voeux, et qu'il soit fidèle. Voilà la justice de Dieu et son commandement /2.

1. Jn 18, 36s.
2. Ruusbroec fait allusion à la fois à la chasteté dans le mariage (loi, lien) et au célibat.

Jésus, fils de Dieu et de Marie, la Vierge pure, Dieu et homme, et les deux par nature, était au-dessus de toute loi et de tout état de religion, pur et innocent extérieurement et intérieurement, incapable de commettre le péché véniel ou mortel. Car il était libre et sans entraves, étant conçu et étant né par l'intervention de l'Esprit Saint. Il crucifiait son âme et son corps avec tout ce qu'il avait reçu de sa mère en notre nature. Il vivait dans son esprit, méprisant la vie des sens et le penchant de la nature, bien que ceux-ci soient sans péché.

C'est pourquoi il pouvait dire « Celui qui fait la volonté de mon Père, c'est lui ma mère, ma soeur et mon frère/1 ». Et en un autre endroit « Les renards ont des tanières, les oiseaux ont leurs nids. mais le Fils de l'homme n'a rien pour y appuyer sa tête/2 ». Il supporta la faim et la soif, la chaleur et le froid, il endurait tout, doux et humble qu'il était comme un agneau, pour nos péchés et pour la gloire de son Père.

Ceux qui encore jeunes s'engagent devant Dieu dans le célibat, dans la vie religieuse ou en dehors d'elle, doivent vivre avec des personnes chastes. Il leur faut jeûner, veiller et prier, écouter la Parole de Dieu, et aimer être toujours seul. Qu'ils ne recherchent ni ne désirent plaisir ou jouissance, ni en Dieu ni dans la créature, mais qu'ils portent l'image de Jésus dans leur coeur, Jésus torturé, crucifié par amour et mis à mort pour tous les pécheurs qui le servent, qui l'aiment et qui désirent sa grâce. Ceux qui demeurent ainsi triompheront de la chair et du sang, de l'ennemi, du monde et de toutes les tentations de l'âme et du corps.

- A l’exemple du Christ

C'est ce que le Christ nous enseigne en sa propre personne. Car lorsqu'il a voulu rédiger et établir sa règle, il vint auprès de Jean-Baptiste pour se faire baptiser. L'Esprit le conduisit ensuite au désert, loin de tous les hommes, où il jeûna, veilla et pria. Il voulut être tenté par le diable, par la gourmandise, l'orgueil spirituel et l'avidité. Mais il chassa l'ennemi par sa propre puissance, avec les paroles de Dieu et les saintes Écritures, à la gloire de son Père. Survinrent les anges pour

1 Mt 12, 50.
2. Mt 8, 20.

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le servir, puisqu'il servit Dieu seul et tous les hommes pour la gloire de Dieu.

- À l'exemple des apôtres. Leur noviciat

Il se promena ensuite le long du lac de Galilée et choisit ses disciples à partir de toutes les tribus d'Israël. Ils entendirent sa voix, quittèrent tout et le suivirent dans la pauvreté et la pureté.

D'esprit, ils n'étaient pas obéissants à son esprit ; ils étaient différents, contraires à lui et imparfaits en charité. Car lui voulait supporter, souffrir et mourir pour les péchés du monde, puis monter au ciel. Mais eux voulaient vivre sans mourir, se lier à lui avec plaisir et avec l'attachement sensible de leur coeur, et demeurer avec lui ici-bas, jusqu'au dernier jour du monde, si cela avait été possible.

Il descendit du ciel, prit l'aspect d'un serviteur et s'anéantit lui-même en obéissant jusqu'à la mort de la croix, pour la gloire de son Père et pour notre béatitude /1. Il annonça à ses disciples que le Fils de l'homme allait être livré aux princes, aux prêtres et aux scribes qui devaient le condamner à mort et le livrer aux païens qui l'insulteraient, le flagelleraient, cracheraient sur lui, le crucifieraient et le mettraient à mort, mais qu'il devait ressusciter le troisième jour /2. Mais les apôtres ne voulurent pas l'entendre ni le comprendre. Saint Pierre répondit même : « Que cela s'éloigne de toi /3 ». Mais Jésus lui rétorqua : « Mets-toi derrière moi, Satan, tu m'es une pierre d'achoppement. Tu ne savoures pas les choses de Dieu /4 ».

1. Cf. Ph 2, 6s.
2. Mt 16, 21 ; 20, 18-19.
3. Mt 15, 22.
4. Mt 16, 23.

On a pu le constater la nuit où notre Seigneur Jésus fut capturé : tous s'enfuirent loin de lui, et Pierre, le plus hardi de tous, qui avait prétendu aller avec lui en prison et dans la mort, prit tellement peur à la voix d'une femme, qu'il le renia et jura ne pas le connaître. Son péché fut grand, mais il pouvait être pardonné, car il pécha par faiblesse, non par méchanceté. De même les autres apôtres. Car la frayeur et la peur de la mort refroidirent leur coeur, le remplirent et l'occupèrent /1 à tel point qu'ils en oublièrent l'attachement sensible qu'ils portaient à Jésus. Mais Jésus ne les oublia point. Dans sa souffrance extrême, il se retourna et jeta un regard plein de clémence sur Pierre. Pierre, de son côté, le regarda aussi d'un coeur plein d'amertume. Dans ce regard réciproque, l'attachement sensible se renouvela entre eux, plus grand qu'il n'était auparavant. Car la grâce et l'attachement sensible, le repentir intérieur, une grande confiance, la honte et la confusion remplirent son coeur et tout son intérieur. Son âme fondit comme la neige devant le soleil et comme la cire devant la brûlure d'un feu. De son âme jaillirent des larmes, amères et douces : amères à cause de ses péchés, douces et joyeuses à cause de la fidélité qu'il voyait et ressentait de la part du Christ. Comment cela peut se produire, personne ne le sait à moins de l'avoir ressenti lui-même.

Les autres apôtres étaient dans le même état. Aussi longtemps qu'ils furent des novices par rapport à la règle du Christ, jusqu'au jour où ils allaient recevoir le Saint-Esprit, ils eurent toujours peur des juifs et vécurent dans l'espoir de la grâce de Dieu en laquelle ils mettaient

1. Ici pour Verbeelden

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leur confiance. À l'époque, ils n'étaient pas encore parfaits dans leur esprit avec la charité la plus haute qui chasse toute crainte temporelle et profane. C'est pourquoi ils résidaient ensemble, les portes étant closes à cause de leur peur de la mort.

Tout vient en son temps. Dieu fit le ciel et la terre, avec toutes les créatures, au temps convenable qu'il avait prévu depuis toute éternité, et il se fit homme à la plénitude des temps. Lorsque son heure fut venue, il voulut mourir pour les péchés du monde. En ce temps-là, il devint triste, et tous ses disciples avec lui. Le ciel, la terre et tous les éléments montrèrent de la tristesse, lors de sa mort, alors que les juifs qui le mirent en croix étaient dans la joie.

Il en va maintenant encore ainsi dans le monde. Les pécheurs crucifient notre Seigneur avec leurs péchés, comme les juifs et les païens le firent de leurs mains. Les hommes bons pleurent et prient pour leurs propres péchés et pour ceux du monde entier. Ceux qui cherchent et qui désirent la grâce auprès de Dieu sont toujours exaucés. Le Christ l'a dit lui-même : « Heureux ceux qui pleurent et s'attristent, car ils seront consolés /1 », lorsqu'ils obtiendront ce qu'ils désirent. Ce qui est advenu aux apôtres qui ont été consolés d'une profonde tristesse et se sont grandement réjouis. Car, au troisième jour, le Christ envoya des anges, ses messagers, qui leur annoncèrent que le Christ était ressuscité et était guéri de ses plaies. Il vint d'ailleurs lui-même et se montra à saint Pierre et aux autres apôtres, leur parlant face à face /2. Il demeura avec eux pendant quarante jours, allant et revenant avec des consolations toujours nouvelles et de nombreuses révélations. Il s'en allait et revenait selon son humanité, mais il demeurait et habitait en eux selon sa divinité. Pendant quarante heures, sa mort les rendit tristes, mais pendant quarante jours sa résurrection les remplit de joie et de consolation.

1. Mt 5, 5.
2. Littéralement : de la boucbe à la boucbe.

Ils demeuraient cependant toujours dans la crainte et la peur de la mort. Car ils ne s'étaient pas encore parfaitement renoncés dans l'amour. Ils vivaient encore davantage pour la chair que pour l'esprit. Ils aimaient plus Jésus tel qu'il était né de sa mère dans le temps, que tel qu'il naissait de son Père dans l'éternité. Leur puissance d'entendement n'avait pas encore été éclairée par la lumière divine ; leur puissance d'amour n'avait pas été remplie par le don de la sagesse de Dieu ; leur esprit n'avait pas encore été entièrement imprégné par la saveur éternelle du parfait amour de Dieu. Leur vie et leur amour étaient donc davantage dans le temps que dans l'éternité. Car ils souhaitaient que le Christ demeurât avec eux et ne montât pas auprès de son Père. C'est pourquoi il leur adressa un reproche : « Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez parce que je vais vers mon Père, car le Père est plus grand que moi/1. » Et encore : « Il vous est nécessaire que je vous quitte. Si je ne vous quittais pas, le Consolateur, le Saint-Esprit ne viendrait pas auprès de vous. Si je vous quitte, je vous enverrai l'Esprit de vérité qui vous apprendra toute vérité /2 ».

Lorsque les quarante jours avant l'Ascension de Jésus furent achevés, il apparut à ses

1. Jn 28.
2. Jn 16, 7. 13.

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disciples là où ils étaient réunis, autour d'une table. Il leur reprocha leur foi lente et la dureté de leur coeur pour comprendre la vérité. Il les conduisit hors de Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, et il leur ordonna d'aller dans le monde entier pour prêcher l'évangile à toutes les créatures : « Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé. Celui qui ne croira pas sera condamné /1. » Il leva ses mains bénies lorsqu'une nuée lumineuse apparut. Il s'éleva ensuite, par ses propres forces, jusque dans la nuée, et à la vue de Marie, de ses disciples et de tous ceux qui étaient là, il monta au ciel, avec une grande troupe d'anges et d'âmes qui l'avaient servi depuis le commencement du monde, pour s'asseoir à la droite de la puissance de Dieu. C'est ainsi qu'il viendra au dernier Jour pour juger les vivants et les morts, les méchants et les bons, comme l'attestèrent les anges aux apôtres et à tous ceux présents. Les apôtres retournèrent dans la ville comme le Christ le leur avait ordonné. Ils jeûnaient, veillaient et priaient jour et nuit, avec grande ferveur, attendant le Saint-Esprit que Jésus-Christ et son Père céleste leur enverraient

1. Mc 16, 15.

- Leur profession d la Pentecôte

Après dix jours, le temps fut accompli, comme le voulait Jésus, pour que ses disciples fissent profession dans son Ordre et selon sa règle, car jusque-là ils n'étaient que novices et imparfaits en charité. Ils craignaient encore la mort et résidaient en des demeures fermées, par peur des juifs. À la troisième heure de ce jour survint le bruit d'un grand vent qui remplit toute la maison où ils étaient assis, alors que des langues de feu pointues se posèrent et reposèrent sur la tête de chacun. Ils furent intérieurement remplis de l'Esprit Saint et enflammés, au-delà de la raison, dans la pureté de leur esprit. Ils y furent enseignés par Dieu, et reçurent les langues de feu d'un attachement du coeur pour louer et aimer Dieu, et pour enseigner la vérité à tous les hommes, en droite charité.

- Leur habit extérieur

Il ne leur donna aucun habit extérieur, aucun vêtement, sinon celui dans lequel lui-même avait vécu : une vie innocente et humble, des façons honnêtes, douces et bienveillantes, le mépris du monde, l'amour du labeur et de la peine, la fidélité à tous les hommes, servir, mourir, enseigner et vivre ce qu'on enseigne, accueillir également tout le monde, obéir à son Père du ciel et à nous tous jusqu'à la mort. Voilà l'habit extérieur dont il a revêtu ses disciples. Ceux qui aujourd'hui en religion portent un habit spirituel et vivent d'une façon contraire, cela leur sera cause de confusion et de honte, ici-bas et pour l'éternité.

- Leur habit intérieur

Le Christ a aussi donné son habit intérieur à ses disciples, dont il est vêtu et orné au-delà de toutes les créatures, habit que son humanité avait reçu de son Père du ciel, à savoir son libre pouvoir et autorité sur toutes les créatures au ciel et sur la terre, pour baptiser, enseigner, pardonner les péchés en son nom, convertir les hommes et les arracher à l'enfer pour les élever au ciel, grâce à la foi chrétienne.

Il leur a donné aussi son esprit et sa vie intérieure : un esprit de pauvreté pour être capable de mépriser d'un coeur joyeux les richesses, les honneurs et les avantages du monde, ainsi que tout ce que celui-ci pourrait apporter. Il leur enleva la crainte et la peur, les préoccupations et les soucis par rapport aux

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diables, aux hommes et à toutes les créatures qui pourraient les opprimer, les contrister, les mettre à mort ou leur faire peur. Il leur donna encore un esprit persévérant /1, soumis à la très chère volonté de Dieu, pour supporter tout ce qu'il voudrait leur envoyer dans le temps et dans l'éternité.

1. Pour Ghetadicb blivendre gbemuede.
- Le vêtement de la vie spirituelle ou intime

Voilà le premier vêtement que Jésus-Christ donne à ses disciples qui méprisent le monde et suivent son conseil et sa vie dans une vie spirituelle. Mais le Christ donne encore un deuxième vêtement à ceux qui se méprisent eux-mêmes, qui font violence à leur nature sensuelle, et suivent ses requêtes et conseils dans une vie intérieure et spirituelle. Ce vêtement a été tissé de trois couleurs, à savoir la pureté de l'âme, du corps et de l'esprit ; continence dans le corps, chasteté dans le cceur, pureté dans l'esprit.

Si tu veux vivre, au-delà des commandements de Dieu, selon ses conseils,

il te faut mépriser en toi la chair et le sang.

Si tu veux être trouvé pur,

il te faut éviter et fuir l'occasion de péché.

Si tu veux suivre le Christ en innocence,

il te faut, avec sa grâce, conquérir le roc de la pureté.

Si tu veux, avec la grâce de Dieu, vaincre la chair et le sang,

il te faut combattre, avec ton esprit, les plaisirs et les envies des sens.

Avec Dieu, il te faut aimer et haïr,

si tu veux garder la charité,

et prendre parti entre l'esprit et la chair.

Ainsi, pureté pourra croître en toi.

Ne cherche pas quelqu'un qui te plaise particulièrement, mais aime tous les hommes également, à la louange et à la gloire de Dieu. Ne juge ni ne méprise personne. Hais les péchés, mais aime le pécheur, car tu ignores qui Dieu a élu et qui il a rejeté. Ne souhaite plaire à personne pour un motif éphémère. N'attire personne à toi et ne te laisse attirer par personne dans un attachement sensible et désordonné, par des fréquentations sous couleur de sainteté, car tu peux perdre ta pureté. Aime ceux qui sont purs d'âme et de corps, et qui cherchent et désirent la gloire de Dieu en toi et dans tous les hommes. Mais évite et fuis les relations entachées de sensualité /1, quelles que saintes qu'elles paraissent. Écoute et parle volontiers sur Dieu, en peu de paroles, et sur des sujets qui sont utiles à vous et aux autres. Préfère toujours te taire au lieu de parler sans profit et sans nécessité. Garde tes yeux et tes oreilles de tout examiner de près, afin qu'un penchant ne se lève en toi, pour désirer et avoir envie de choses qui ne sont pas permises. Sois sobre et modéré dans le manger et le boire, selon que ta nature en est capable. Car la gourmandise et le désir de plaire par les vêtements sont pour bien des personnes occasion et cause de nombreux autres péchés. Sois chaste de bouche et retiens ta langue de paroles vaines et inutiles, et qui ne portent aucun fruit. Le badinage et les plaisanteries sont une perte de temps non moins qu'un grand défaut chez les hommes bons. Mais le mensonge, la calomnie envieuse, le faux témoignage, les jurons, les serments, les blasphèmes contre le nom de Dieu sont des péchés condamnables et dignes de l'enfer.

1. Pour Gheneychde wandelingbe.

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Si tu veux être trouvé pur,

garde-toi avec soin de ces péchés.

Aime être seul, recueille-toi en toi-même et cherche la grâce de Dieu avec une visée sincère. Jeûne, veille et prie. Sois persévérant et fidèle, et mets toute ta consolation en Dieu. C'est ainsi que tu pourras obtenir la pureté de ton corps, et la garder moyennant la grâce de Dieu.

La pureté corporelle suppose une attitude spirituelle : la pureté d'un coeur qui a été élevé, par la grâce de Dieu, avec envie et désir, jusqu'au Christ et jusqu'à son Père du ciel. Celle-ci ressemble à une lampe pleine d'huile brûlante, qui lance sa flamme en hauteur, vers le ciel. C'est de la sorte que se tient un coeur pur, fermé vers en bas et vers le monde, mais ouvert vers en haut, pour recevoir la grâce de Dieu. Cette grâce produit la bonne volonté, ainsi que les oeuvres bonnes, dans un coeur pur ; elle est l'huile dans la lampe. Le Christ accorde le feu de sa charité dans l'huile des bonnes oeuvres, afin que la lampe puisse brûler sans cesse. Celle-ci est ainsi nourrie par la grâce, par le désir et par les oeuvres bonnes, accomplies entre nous et Dieu, toujours davantage.

Mais lorsque le désir ne s'occupe pas d'oeuvres bonnes, il se refroidit et perd toujours plus le goût et l'envie de la vertu. Car la pureté de coeur et la chasteté de vie se corrompent ou sont entièrement chassées de trois façons, à savoir par l'ennemi, par le monde ou par la paresse naturelle.

L'ennemi qui nous vient de l'enfer tente l'homme pur par des pensées inutiles, des images impures, des imaginations étranges et toutes sortes d'idées folles, qui font que l'homme oublie Dieu et perd son temps.

Le monde tente aussi l'homme pur avec la prospérité et l'adversité, avec des soucis et les préoccupations venant des proches et des amis, avec de multiples occupations terrestres qui surchargent le coeur, le font retomber dans le régime de l'image et le souillent de diverses façons

La paresse naturelle réclame de bien manger et de boire, de dormir, d'avoir ses commodités et ses aises et de trouver consolation dans les créatures et en tout ce qui peut être raisonnable et qui est à notre opinion exempt de péché.

Voilà ce qui contamine la pureté du coeur, ou même qui la corrompt et la chasse entièrement. Il nous faut donc nous battre contre tous nos ennemis, si nous voulons gagner la victoire. Ce qui est né de la chair est chair ; mais ce qui est né de l'esprit est esprit /1. Les deux s'opposent entre eux. Si nous vivons maintenant selon la chair, nous mourrons dans le péché. Mais si nous sommes nés de Dieu selon l'esprit, nous sommes en mesure, la grâce aidant ainsi que notre foi et notre confiance en Dieu, de maintenir la nature soumise à la raison et aux commandements, sous la loi et la volonté de Dieu.

1. Jn 3, 6.

Cependant, la nature devra rester la nature, aussi longtemps que nous vivons dans le temps. C'est pourquoi il nous faut nous armer avec les armes de notre Seigneur Jésus-Christ, grâce auxquelles il nous a délivrés de tous nos ennemis et de la mort éternelle. C'est


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en lui que nous nous réjouirons légitimement portant son nom et sa vie dans notre mémoire et dans notre coeur, avec envie et attachement sensible : sa naissance éternelle à partir de son Père, sa naissance dans le temps à partir de Marie, sa mère, sa vie bénie, comme Dieu et comme homme, sa sainte doctrine, son humble service jusqu'à la mort, sa passion, son sang versé, sa mort, sa glorieuse résurrection, son admirable ascension au-delà des cieux. C'est là qu'il nous faut le suivre et plier nos genoux intérieurs devant lui et devant son Père céleste, en éternelle vénération. C'est ainsi que nous vaincrons les imaginations insolites, les pensées inutiles et les images impures. En portant dans notre coeur l'image du Christ, Dieu et homme, crucifié, torturé, vivant et mourant par amour à cause de nous, c'est lui qui vit en nous et nous qui vivons en lui. Nous triomphons ainsi de la chair et du sang, du monde, de l'ennemi et de toutes ses tentations.

Au-delà de cette occupation et au-delà de toutes les images du Christ, empruntées aux sens, il nous faut être élevés, grâce à la pureté de l'esprit, à une vie intérieure et spirituelle, et à des images empruntées à l'entendement, pour connaître la sagesse, la vérité ainsi que toutes les vertus qui ornent et éclairent l'esprit en présence de Dieu.

Et encore au-delà de tout ceci, il nous faut posséder, dans la lumière divine, le nu-regard, dégagé de toute image, tourné vers la vérité éternelle qu'est le Christ. La pureté du coeur et celle de l'esprit y sont parfaitement accomplies. Là, nous verrons Dieu, et le Christ nous revêtira du vêtement de la pureté qu'il est lui-même. C'est là la vie de pureté qui est celle des anges. Elle est aussi un conseil divin et le deuxième commandement dans tous les états de la vie religieuse. Celui qui la promet et qui tient bien sa promesse, en la vie religieuse ou en dehors d'elle, se revêt du Christ. Son habit intérieur, c'est la vie du Christ. S'il demeure pur jusqu'à la mort, extérieurement et intérieurement, il sera bienheureux, éternellement et sans fin.

- L'humble obéissance

Vient ensuite le dernier ornement, qui est la perfection de toutes les vertus, parmi les ornements que le Christ a apportés du ciel, dont il était revêtu dans le temps, et dans lesquels il a vécu, est mort, est ressuscité et est monté aux cieux ; parmi les ornements aussi dont il a revêtu tous ses anges et tous ses saints, et tout particulièrement tous ceux qui marchent à sa suite et vivent selon ses conseils. Ce vêtement est l'humble obéissance et l'abandon volontaire à la très chère volonté de Dieu. Il est le manteau qui embellit et couvre toutes les vertus dans la complaisance de Dieu. A celui qui est revêtu de ce manteau, le ciel est ouvert et la gloire de Dieu lui est connue. Celui qui défait cette robe de noce, dans l'Église, demeure dévêtu et nu. S'il meurt dans cet état, il a les pieds et les mains liés, destiné qu'il est à la mort éternelle. C'est pourquoi une vie vraiment sainte, exempte de chutes, suppose l'obéissance à Dieu, à la sainte Église, aux supérieurs et à tous les hommes, jointe à un discernement correct. Il s'agit là d'un vêtement qui est commun à tous, dont tous ont besoin s'ils veulent être sauvés.

3. 542 Décadence de la vie religieuse

Il y en a beaucoup, dans les ordres ou dans l'état de religion, qui ont fait voeu de vivre selon les conseils de Dieu, mais qui ne vivent ni selon les conseils ni selon les commandements.

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Ils ont fait voeu de pauvreté et de ne rien posséder en propre, de chasteté, et d'obéissance à Dieu et à leurs supérieurs jusqu'à la mort. C'était là l'habit intérieur dont le Christ était revêtu, qu'il imposa à ses disciples et à ceux qui les suivraient, eux qui allaient vivre de la rente qu'il leur avait achetée avec sa mort bénie. Quant aux rentes, on les accepte volontiers, mais quant à l'habit intérieur, il est fort méprisé et foulé aux pieds. Même l'habit extérieur est maintenant rendu aussi semblable que possible à ceux qui se portent dans le monde, quant à la couleur et quant à toutes sortes de mélanges destinés à plaire à des regards mondains. Quant à l'habit intérieur des vertus, il s'est fort détérioré : le diable a triomphé du monde qui lui est maintenant soumis. Il a pris les armes contre le clergé et contre tous ceux qui vivent de biens spirituels avec leurs péchés. Il possède sa famille, qui est à son service, habillée de son vêtement d'enfer : cruauté, impureté et désobéissance. L'état ecclésiastique se trouve ainsi entièrement mis en déroute. Ils ont des yeux, mais ne voient pas ; des oreilles, mais n'entendent pas ; des pieds, mais ne marchent pas, des mains, mais ne travaillent pas. Tout ce qui est la vraie vie leur est une charge, car ils sont totalement tournés vers les choses extérieures, et peu ou même aucunement vers celles qui sont intérieures.

Au commencement de la vie religieuse, les personnes étaient remplies de charité, intimes et ferventes, unanimes, humbles et toutes à l'unisson dans le service de Dieu, sans feinte, visant et aimant Dieu, fidèles entre elles, miséricordieuses, clémentes, sages et avisées, bien établies dans la vertu et dans les oeuvres bonnes. Aujourd'hui, la charité s'est beaucoup refroidie, envers Dieu comme envers le prochain chrétien. En ces temps-là, tout bien était commun, et, de ce bien commun, l'on donnait à chacun ce dont il avait besoin, et tous en étaient aussi satisfaits. Maintenant, chacun possède ses rentes propres qu'il a réussi à obtenir. Au couvent comme dans l'assemblée chrétienne, il y a des riches et des pauvres, comme dans le monde. Les riches mangent et boivent ce qui leur plaît, sont bien vêtus, se constituent des pécules, mais ne donnent rien ou peu aux pauvres. Même si leurs propres voisins de table souffrent de faim, de soif et de grande nécessité, ils n'en ont cure. De tels supérieurs retirent au couvent ce qui est le bien commun, comme s'il était le leur propre qu'ils tiendraient de leurs parents, pour le consacrer à l'entretien de leur train de seigneur. Ils ne sont pas de véritables pasteurs, mais des loups voraces, qui n'épargnent personne et qui dépensent mal le bien commun qui appartient à Dieu.

Tous ceux qui servent la chair et le monde, et qui méprisent le service de Dieu, ne peuvent lui plaire, quel que soit leur état, leur place dans la hiérarchie ou l'habit qu'ils portent. La dignité, l'état religieux, le sacerdoce ou la place hiérarchique ne sont en eux-mêmes ni saints ni bienheureux, car méchants et bons les reçoivent pareillement. Mais ceux qui les ont reçus et qui ne vivent pas en conséquence, seront d'autant plus damnés. Ceux qui désirent un habit qui plaise, les ornements et la gloire du monde, sont destinés à l'enfer, ou, s'ils se repentent, à un long purgatoire.

Il y a trois péchés qui dominent dans le monde, ainsi que dans le clergé et dans les

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états de la religion qui devraient vivre des biens de l'Église, depuis les plus grands jusqu'aux plus humbles, avec bien peu d'exceptions. Ce sont :

la paresse, la gourmandise et l'impureté : elles chassent la véritable sainteté.

- La paresse ou acédie

La paresse est un sentiment de tristesse et de dégoût pour Dieu et pour son service. L'on manque d'attention pour son enseignement, pour sa grâce et sa gloire ; il n'y a plus de crainte pour sa justice ni d'espoir dans sa grâce ; l'on est immortifié quant aux péchés, oublieux de la Passion du Seigneur ; la lecture, le chant, la prière, la célébration de la Messe ou le fait d'y assister, se font sans ferveur, sans dévotion ni attention intérieure, sans goût et sans consolation de la part de Dieu, ou sans le sentiment intérieur de sa grâce. Le coeur est inconstant, rempli d'images mondaines, vide et sans application aux oeuvres bonnes au-dehors. L'on recherche et désire les commodités et l'aisance corporelle en toutes choses : des habits moelleux, des couches molles et un sommeil prolongé. De telles personnes ne peuvent goûter la vie de notre Seigneur Jésus-Christ.

- La gourmandise

De ce méchant vice de paresse naît un autre péché, celui de gourmandise. C'est lui qui fit sortir du Paradis Adam, notre premier père, puisqu'il enfreignit le commandement de Dieu en mordant dans la pomme. Il fut banni vers cet exil d'ici-bas, et nous tous le fûmes avec lui. Ce péché est peu reconnu et peu estimé, mais le plus pratiqué par tout le monde. Il règne dans l'univers entier, au couvent et dans l'ermitage, dans les Ordres et dans tous les états de religion. Tous sont au service de leur gosier, avec un penchant désordonné pour le plaisir trouvé dans le manger et le boire. Ils méprisent la mesure et la sobriété dans lesquelles le Christ a vécu et qu'il nous enseigna. Bien qu'il eût jeûné durant quarante jours et quarante nuits, il accepta de souffrir la faim dans sa nature humaine. Même tenté par la faim et par l'ennemi, il refusa de manger. Lorsqu'il fut fatigué par la chaleur et qu'il s'assit à Sichar, près du puits de Jacob /1, souffrant beaucoup de la soif, il ne voulut pas boire. Mais lorsqu'il fut sur le point de mourir et qu'il eut grande soif, sa nourriture et sa boisson furent du vinaigre mêlé de fiel. Il nous a servis de la sorte en toute sobriété, jusqu'à la mort.

C'est ainsi qu'ont vécu les anciens Pères au désert : ils buvaient l'eau avec mesure et mangeaient leur pain après l'avoir pesé. Le Christ nous l'a enseigné dans l'évangile par l'exemple de l'homme riche qui allait, drapé dans la pourpre et le brocart /2, vivant dans les délices, la gaieté et dans l'abondance de tout ce qui lui plaisait. Devant sa porte gisait un pauvre infirme qui aurait été heureux de manger les restes de sa table. Mais le riche, étant avare et cupide, glouton et sans pitié, ne lui donna rien. Le riche mourut, et les démons l'enterrèrent en enfer. Le pauvre aussi mourut, mais les anges le conduisirent dans le sein d'Abraham. Le riche aurait souhaité une seule goutte d'eau sur sa langue en feu, mais elle ne lui fut pas accordée.

Choisis maintenant le lieu de ta sépulture : avec le riche ou avec le pauvre. Il t'arrivera selon tes oeuvres. Tous ceux qui sont au

1. Cf Jn 4.
2. Cf. Lc 16.

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service de leur gosier, dans les délices et la gloutonnerie, ne peuvent goûter Dieu ni sa grâce. L'ivresse, le désordre et toutes sortes d'excès seront leur part : les insultes, les blasphèmes, les serments, les rixes, les bagarres, l'impudicité, tout cela sont des oeuvres de la chair, incapables d'obtenir le Royaume de Dieu. On les trouve dans les Ordres et parmi les personnes spirituelles, comme dans le monde.

- Le vice de propriété

On rencontre encore un péché diabolique dans les Ordres, dans tous les états de la religion, là où des personnes se rassemblent. à savoir la difficulté à partager ensemble /1, de coeur et d'âme, les biens terrestres, là où des pauvres et des riches, des seigneurs et des serviteurs vivent d'un bien commun. Les seigneurs et les supérieurs dorment longuement et soignent leur confort. Ils trônent dans leur chambre d'apparat, entourés de leur suite. Ils ont des plats nombreux et le meilleur vin qui se puisse trouver. Mais les frères qui assurent le choeur et vont manger au réfectoire, reçoivent des légumes et du pain avec deux oeufs, ce qui semble suffisant aux yeux de ces messieurs. Si les premiers expriment des murmures à cause de leur régime différent, les supérieurs n'y prêtent aucune attention. Ceux qui possèdent beaucoup en propre, ou à partir du bien commun, peuvent dépenser beaucoup, ou mettre de côté et garder pour soi. Les riches dans le monde sont fiables et bons pour les malades et les pauvres. Mais les riches au couvent, qui n'auraient aucun droit à posséder en propre, laissent leurs soeurs et leurs frères abandonnés auprès d'eux, bien qu'ils soient malades, affamés et altérés, et qu'ils se dégradent à force de misère. La cléricature et les couvents sont remplis d'orgueil, de trahison, d'avarice, de mépris, de colère, d'amertume, de haine et d'envies ; et pas seulement parmi ceux qui vivent des biens communs, mais aussi dans les Ordres mendiants qui vivent chaque jour d'aumônes. Le Christ est un inconnu aujourd'hui ; sa vie, sa doctrine, ses oeuvres ne sont pas aimées par tous ceux qui sont au service du péché et font leur volonté propre.

1. Pour Onghemeynbeit.

3.543 Restauration de la vie religieuse
- En se revêtant du vêtement ensanglanté du Cbrist

Notre Seigneur Jésus-Christ a revêtu ses disciples du vêtement qu'il porte dans la vie éternelle, le même qu'il portait ici-bas, dans le temps, comme une figure de la vie éternelle.

Lorsque les temps furent accomplis et que notre Seigneur voulut mourir pour nos péchés, il fut capturé par les juifs et livré à Pilate afin que celui-ci le fit mettre à mort. Il fut alors fouetté et battu, jusqu'à ce que son sang très saint coulât le long de son corps. Ils le revêtirent ensuite d'un manteau de pourpre, teinté d'un rouge couleur de sang, obtenu à partir du sang de poisson. À l'intérieur, il y avait une doublure d'un rouge flamboyant, obtenu à partir du sang de vers. Ils l'adoraient ainsi pour se moquer de lui, comme s'il était le roi des juifs.

Voilà une figure qui nous signifie ce qui restera éternellement vrai. En ce temps-là, le Christ était jeune et vigoureux, vif et plein de santé, le plus noble, le plus beau, le meilleur de tous dans le monde entier. Il était plein de toute grâce, de tous les dons et vertus. Il était grandement aimé de ses parents et de ses amis, mais encore, et au-delà de tout, de son Père céleste. Il possédait une nature riche, comme celle d'un poisson dans l'eau. Son

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corps était pour lui son habit de fête. Mais au jour de la grande solennité, lorsque les juifs ont mis à mort ce noble poisson, le noble vêtement de son corps fut entièrement teinté de pourpre, couleur de sang, d'un rouge flamboyant, grâce à son propre sang. Il s'est revêtu de cet habit, et nous tous l'avons revêtu avec lui, pour sa gloire, si nous portons sa croix et si nous sommes ses disciples, dans la foi chrétienne.

Ce manteau était de pourpre et de rouge flamboyant à l'extérieur ; à l'intérieur il était teinté de coccinus, un rouge flamboyant obtenu à partir du sang de vers. Par là nous entendons l'unité intérieure que possédait l'âme raisonnable du Christ avec Dieu, par la volonté et par l'amour. Voilà le manteau dont il était revêtu, et dont sont revêtus tous ses disciples qui veulent être un avec lui, par la volonté et par l'amour.

L'unité avec Dieu dans l'amour ne réclame de notre esprit que le nu-amour, dégagé des images et éternel, c'est-à-dire qu'il réclame de ne rien posséder d'un amour désordonné, ni hors de nous, ni au-dedans de nous, ni notre propre personne. Il nous faut être vides de nous-mêmes et de toute chose, rendus semblables à Dieu, et transformés au-delà, dans l'amour essentiel. Voilà ce qui est le plus noble et le plus élevé, en quoi nous pouvons être établis, et que nous pouvons goûter ou ressentir en cette vie. Notre esprit est ainsi uni avec Dieu, dans l'amour essentiel.

Comprends bien la droite vérité de cette vie. Si tu veux expérimenter en ton esprit l'unité avec Dieu dans l'amour, et être établi en cette unité, ton âme raisonnable et toutes tes puissances devront être unies, au-dedans de toi, à sa volonté, pour vivre selon sa loi et ses commandements. En effet, le Christ dit à nous tous : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez et habiterez dans mon amour, comme moi-même j'ai gardé les commandements de mon Père et j'habite dans son amour/1 ». Car une vie élevée ne saurait subsister sans l'humble obéissance des vertus. C'est pourquoi l'apôtre Paul s'adresse ainsi à nous tous : « Ressentez en vous ce que le Christ ressentait en lui. Car il était le Fils de Dieu et il s'est abaissé en prenant la forme d'un serviteur, et il fut obéissant jusqu'à la mort. C'est pourquoi son nom a été élevé au-dessus de tout nom, et en son nom plient tous les genoux, au ciel, sur terre et aux enfers /2 ». Le Père a parlé par son prophète : « Tu es mon Fils, aujourd'hui je t'ai engendré /3 ». C'est-à-dire, dans l'éternité. De même, le Père dit en parlant de lui : « Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis toute ma complaisance, et qui me plaît beaucoup : écoutez-le /4 ». Le Père dit encore à son Fils : « Assieds-toi à ma droite jusqu'à ce que je mette tous tes ennemis sous tes pieds, comme un escabeau... Tous les rois le proclameront et tous les anges l'adoreront /5 ». Mais lui-même dit par la bouche du prophète : « Je suis un ver et non un homme, la risée des hommes et le rebut du peuple /6 ».

Dieu a élevé notre humanité et l'a ornée et ennoblie dans le Christ, au-dessus de tout ce qu'il a fait au ciel et sur la terre. Mais le Christ

1. Jn 15, 10.
2. Ph 2, 5-10.
3. Ps 2, 7.
4. Mt 3, 17.
5. Ps 109, 1 ; 137, 4 ; 96, 8.
6. Ps 21, 7.

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s'est abaissé lui-même dans notre humanité, plus bas que toutes les créatures, et il s'est comparé à un ver qui grandit et vit de la fange de la terre. Selon son humanité, il s'est renoncé lui-même et il a mortifié sa volonté propre dans la volonté de son Père, de sorte qu'il est une seule volonté avec Dieu. Il a mortifié son esprit créé, il l'a anéanti et consumé dans l'amour, pour être un seul esprit avec l'Esprit de Dieu. Voilà notre noble ver de terre qui a grandi à partir de la terre de Marie, la vierge pure. Il a mortifié sa volonté créée et il l'a anéantie dans l'amour, expérimentant ainsi la liberté en Dieu. II est un avec la volonté de Dieu et avec l'amour de Dieu. Voilà le manteau à la doublure de rouge flamboyant dont il est revêtu, comme tous ceux qui sont unis avec lui en amour.

- En se revêtant de la tunique sans couture du Christ

Le Christ est encore orné et revêtu d'une tunique entièrement tissée sans couture. Par elle nous comprenons ses deux natures, divine et humaine. Cette tunique n'appartient qu'à lui du fait de sa nature, qu'il a reçue de son Père et de sa mère. À nous, elle appartient par grâce, si nous sommes ses disciples et unis à lui par la foi chrétienne et la charité, et y persévérant jusqu'à la mort. C'est ainsi que nous sommes revêtus de lui. On ne peut ni déchirer ni partager cette noble tunique, car tous nous sommes ses membres vivants, lui étant notre tête. Cette tunique a été tirée au sort en notre faveur, grâce à la sainte chrétienté. Nous sommes ainsi tous revêtus d'un vêtement unique qui est le Christ.

C'est ainsi que nous pouvons voir, connaître et aimer, goûter et ressentir, avec un esprit joyeux, l'éternelle charité et les glorieuses occupations qui existent entre Dieu et l'âme noble de notre Seigneur Jésus-Christ. Voilà la beauté de la tunique dont nous sommes revêtus pour une gloire éternelle avec Dieu. Voilà la joie et l'allégresse insaisissables214 que l'apôtre saint Paul nous décrit quand il dit: « Qui pourrait nous séparer de la charité de Dieu qui vit dans le Christ Jésus /1 ». Il veut dire que rien de ce qui est créature en dessous de Dieu ne peut nous séparer de l'amour /2 qui existe entre Dieu et Jésus-Christ, notre doux Seigneur, lui qui est notre vie éternelle, si nous demeurons sans cesse avec lui, en amour éternel.

La source vivante du Saint-Esprit déborde en quatre fleuves, comme nous l'avons dit plus haut.

3. 55 Reprise et conclusion du thème des Quatre fleuves

Le premier fleuve de grâces et de vertus coule à l'Orient, c'est-à-dire à la source de notre vie. Il touche notre puissance d'aimer et réclame de notre esprit aimant que nous suivions le Christ jusqu'en Dieu, et que nous soyons établis avec lui en unité d'amour. Nous vivons ainsi en Dieu, et Dieu vit en nous. Nous y sommes établis en une liberté d'esprit sans contrainte, immobiles, sans obstacle ni entrave, élevés au-delà de toute créature.

Le deuxième fleuve de la grâce coule de haut en bas, en Occident, c'est-à-dire en notre vie dans les sens. Il éclaire notre raison et touche notre désir. Il réclame de nous de dominer et de vaincre la chair et le sang pour obéir à Dieu et à la sainte Église, et pour régir et ordonner tous nos sens extérieurs et nos oeuvres extérieures, en droit discernement et selon la très chère volonté de Dieu. De la

1. Rm 8, 35. 39.
2. Ici pour liefde, habituellement rendu par Attachement sensible.

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sorte, notre nature demeure toujours dans la paix, sans préoccupations ni soucis, simple et sans complications, en droite quiétude.

Le troisième fleuve de la grâce de Dieu coule au Nord de notre vie. Il touche notre coeur et notre intérieur/1, nous ordonne et réclame de nous d'être patients, doux et humbles de coeur, abandonnés et mortifiés en dessous de toutes les créatures, pour être en mesure de supporter et de souffrir tout ce que Dieu permet contre nous de la part de l'ennemi et des pécheurs. Nous sommes ainsi fils de Dieu, et notre âme et notre vie intérieure sont établies dans le repos et la patience, sans querelles ni contestations, dans la paix.

Le quatrième fleuve de la grâce de Dieu coule à partir du Saint-Esprit. Il est ardent et lumineux et se propage du côté Sud de notre vie spirituelle, c'est-à-dire au plus intérieur de nous-mêmes, dans notre âme et dans toutes nos puissances. Il nous touche et nous remplit de grâce, réclamant de nous une charité sans feinte pour Dieu et pour tous les hommes, en particulier pour tout prochain chrétien, ceux qui ont été baptisés avec nous dans la mort de notre Seigneur, et qui ont reçu le nom du Christ dans la foi chrétienne. Nous leur devons tout l'amour dont nous sommes capables, selon une droite ordonnance de Dieu.

- Résumé du parcours de la vie de contemplation

Ceux qui sont nés de Dieu, vivent de Dieu, tournés vers Dieu et en Dieu, et Dieu vit en eux. Ils visent et aiment Dieu, établis en lui au-delà de Dieu lui-même et au-delà de tout ce qu'il a créé. Ils se trouvent /2 avec Dieu, dans

1. Ici pour Gbemoede.
2. Ici pour Wandelen.

les cieux, et le fruit de leurs oeuvres est éternel. Ils haïssent et méprisent leur volonté propre, née de la chair, ainsi que tout plaisir désordonné ou attachement sensible qui soustraient à Dieu. Ils évitent et fuient tout ce qui ramènerait leur coeur au régime de l'image, que ce soit la bonne ou la mauvaise fortune, et qui gênerait ou empêcherait leur nu-recueillement dans la vérité que Dieu est. Ils se présentent devant Dieu en faveur de tous les pécheurs, avec un grand désir, un coeur humble, et avec des prières intimes, lui demandant de les épargner et de pardonner leur crime, et de sauver tous ceux qu'il a appelés et choisis pour sa vie éternelle.

Dieu veut être entièrement à nous, avec la totalité de ce qu'il est. Il réclame une réponse à ce qui est le plus intérieur en nous, afin que nous soyons à lui avec la totalité de ce que nous sommes, tout ce que nous sommes et tout ce dont nous sommes capables, de sorte que nous le servions, lui seul, et toutes les créatures en son nom. Nous devons à Dieu, avec toutes les créatures, de vivre pour lui, pour être, sans interruption, ses fidèles serviteurs.

C'est ainsi que toutes les créatures sont à notre service, les méchantes comme les bonnes, pour notre bonheur éternel. Il nous faut donc être mutuellement au service les uns des autres, en oeuvres bonnes et en toutes vertus : c'est là la justice de Dieu. Les anges glorieux servent Dieu et nous servent : c'est là leur bonheur éternel. Le Christ, Fils de Dieu, nous a été envoyé pour nous servir en droite humilité. Il nous a servi ainsi que son Père céleste jusqu'à la mort, en droite obéissance, et son nom a été exalté au-dessus de tout nom,

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en gloire éternelle. Il nous a rachetés par sa mort pour que nous vivions pour lui en éternelle liberté. Nous vivons pour lui, et lui vit pour nous. Nous vivons en lui, et lui vit en nous. Il nous aime, et nous l'aimons en retour. Il est un avec nous dans l'amour, et nous sommes un avec lui et avec tous ses bien-aimés en grâce et en gloire215. C'est ainsi que nous sommes rassemblés en une seule Église sainte, en grâce et en amour, et en une seule et sainte chrétienté, au ciel et sur la terre. Le Christ nous a choisis et aimés en son esprit, avec tous les saints et tous les anges. Il nous a élevés avec lui, comme sa famille bien-aimée, nous conduisant jusque devant le trône de son Père du ciel. C'est là que nous nous tenons, unis avec lui et avec tous les siens, en un seul Esprit d'amour, dans l'action de grâces, la louange, la vénération, l'amour, et en gloire éternelle.

Telle est l’occupation du Christ et de ses bien-aimés en présence de Dieu. C'est là que nous ressentons une unité avec Dieu dans l'amour et dans le Saint-Esprit. Cette unité dans l'amour est la source et l'origine de tous les dons et vertus, de toute sainteté et de toutes les oeuvres bonnes. Elle s'écoule sans cesse avec la grâce, en chacun de façon particulière, selon sa tâche et sa dignité, et suivant le mode dans lequel il sert Dieu. Elle attire à l'intérieur, dans l'unité d'amour, tout ce qu'elle a distribué dans une variété de grâces et de vertus. Cependant, l'unité dans l'amour demeure toujours à l'intérieur, immobile, un abîme sans fond, en fruition et béatitude. D'après ce que je puis comprendre, c'est là le chemin le plus court qui conduise à la vie, dans les vertus et dans la vérité.

3. 6 Mercure
3. 61 Les marchands sages et les marchands insensés

Deux royaumes sont en vente depuis le commencement du monde. Le premier royaume est le Royaume des cieux avec toute sa gloire, et avec Dieu en son milieu. Le Christ l'a acheté par sa mort pour tous ceux qui croient en lui et qui le servent jusqu'à la mort. Quant au royaume du monde et à tout ce que possède la nature, il l'a donné en commun aux bons comme aux méchants, aux insensés comme aux sages. Tous sont des marchands, nés de Dieu.

Les marchands sages méprisent la richesse du monde, les envies désordonnées de la nature et tout ce qu'ils pourraient posséder avec amour en ce temps-ci. Ils achètent et préfèrent le Royaume des cieux, la grâce, la gloire et la vie éternelle, et avoir le Christ comme Seigneur. Il est la perle précieuse : celui qui le cherche et qui le trouve, vend tout ce qu'il possède pour acheter cette pierre noble à laquelle rien de ce qui a été créé n'équivaut. Le trésor de la sagesse est caché au monde, dans le champ de la vie spirituelle, mais le marchand sage, qui a trouvé le trésor, vend dans la joie tout ce qu'il possède et tout ce qu'il pourrait posséder en ce temps-ci, pour acheter le champ de la vie spirituelle, dans lequel est caché le trésor des richesses divines, comme cela a été montré à son esprit.216

Les marchands insensés sont de toutes les façons opposés aux sages, car ils se trouvent devant un échange qui leur permettrait de gagner un grand bien et la vie éternelle, mais ils se perdent eux-mêmes, et sont trompés avec tout ce qu'ils semblent posséder. Car tout ce qu'ils ont rassemblé reste ici-bas, tandis qu'eux ne possèdent rien et ne trouvent que les peines de l'enfer et le feu éternel. Ce sont

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des changeurs insensés qui méprisent le Christ, Dieu, la grâce, la gloire et la vie éternelle, car ils choisissent, contre la volonté et la gloire de Dieu, comment servir le péché et le diable, et comment plaire à ce dernier comme à leur père et seigneur. Lui les récompensera comme il l'a été lui-même pour son péché, avec les peines de l'enfer, sans aucune consolation ni espérance, oubliés par Dieu et réprouvés dans un exil éternel. La justice de Dieu en témoigne : toute vertu doit recevoir sa récompense, et tout péché doit être vengé. La raison naturelle nous l'apprend également, tout comme les exemples et les Écritures, depuis le commencement du monde ; de même le Christ, sa vie et son évangile, tout comme les apôtres par leur vie et par la foi chrétienne qu'ils ont expliquée : les justes vont à la vie éternelle et les pécheurs vont au feu éternel. Les anges bons et les mauvais ont combattu entre eux dans le ciel, mais les bons, qui aimaient Dieu et le servaient gagnèrent le combat et triomphèrent avec la grâce de Dieu. Les mauvais, au contraire, furent battus et jetés au-dehors dans les peines de l'enfer, damnés pour toujours.

L'Esprit du Seigneur a doté ses disciples, qui le servent, de sept dons et de toutes les vertus. Mais le diable s'est établi dans les disciples avec sept démons et avec toutes sortes de péchés. C'est ainsi que les méchants et les bons se combattent mutuellement en ce temps-ci, et ceux qui persévèrent dans la vertu gagnent le combat. Ils suivent le conseil de Dieu et sont de la sorte bénis.

Nous avons encore un ennemi, le plus proche de nous, que nous sommes obligés de vêtir et de nourrir, qui forme une seule per sonne avec notre esprit dans la nature humaine : notre vie dans les sens qui est opposée à notre vie dans l'esprit. Car nos sens sont nés en bas, de la chair, alors que notre esprit est né en haut, de Dieu. Il nous faut donc lutter et nous battre, à l'aide de l'Esprit et de la grâce de Dieu, contre notre propre chair et contre sa nature. Il nous faut la haïr, la soumettre et la tenir pour peu de chose, mais non la tuer ; au contraire, il faut la rendre utile au service de Dieu. Nous sommes ainsi capables de triompher, de grandir et de croître en grâce et en vertus, toujours pour la gloire de Dieu. Mais si nous vivons selon la chair, et selon les envies de la nature et les plaisirs du corps, nous mourrons dans le péché, pour une damnation éternelle.

La sagesse du monde et la sagesse répandue en nous par Dieu sont opposées l'une à l'autre et se combattent mutuellement : la grâce et la nature, la vertu et le péché, les bons et les méchants, les insensés et les sages ; tous sont des marchands.

Ceux qui méprisent le monde et tout ce qui est périssable, et qui choisissent Dieu, le servent et l'aiment, trouveront tout ce qui est bienheureux et éternel ; ce sont des marchands sages. Mais ceux qui méprisent Dieu, son Royaume et la vie éternelle et bienheureuse, et qui choisissent le monde, la richesse, la gloire et tout ce qui est périssable, sont des marchands insensés. Ils suivent Lucifer qui est leur seigneur. Il était beau, riche et noble de nature. Mais il était rempli d'orgueil, se complaisait en lui-même et méprisait son Dieu, sa gloire et son service. Au contraire, saint Michel et ses anges possédaient la sagesse et la force de Dieu, car ils aimaient et servaient Dieu.

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Ils se combattirent donc mutuellement, les méchants contre les bons. Les bons gagnèrent le combat, et Lucifer et son parti furent expulsés du ciel et jetés dans les peines de l'enfer, malheureux et damnés sans fin.

Tu peux le remarquer : en combattant l'on triomphe de la nature. Adam, notre premier père, fut battu par l'ennemi sans avoir combattu. Il était noble et riche, beau et sage, fort au-dessus de tout homme qui eût jamais existé dans la nature humaine. Mais il était un marchand insensé. Car il vendit Dieu et sa faveur, la vie éternelle et le paradis terrestre pour la bouchée d'une pomme. Au contraire, le Christ, fils de Dieu et de Marie, était un marchand sage et un combattant vigoureux dans la lutte. Il a triomphé de tous nos ennemis, de sorte que personne ne pourrait plus nous nuire contre notre volonté et sans notre consentement. Il triompha du monde et de l'ennemi qui s'était établi dans le monde. Il brisa les portes de l'enfer, rompit les verrous de fer et délivra ses amis préférés de la prison du diable. Il triompha de la faim et de la soif, de la chaleur et du froid, et nous apprit à être sobre et à ne pas vivre selon les plaisirs et les envies des sens. Il surmonta sa volonté sensible et sa vie dans les sens. Obéissant, il s'abandonna aux mains de son Père et à la volonté de ses ennemis, jusqu'à une mort amère sur la croix. Il nous enseigne ainsi à nous renoncer nous-mêmes, au-dessous de toutes les créatures, et à nous abandonner, sans rien préférer, à la libre volonté de Dieu. C'est ainsi que nous pouvons expérimenter le Christ vivant en nous, ainsi que sa paix qui doit nous rester pour toujours.

Le Christ est un sage marchand. Il nous acheta la vie éternelle par sa mort dans le temps, il abandonna ce qui lui était cher pour plus cher encore, accepta une souffrance temporaire pour un bonheur qui durerait éternellement. Il s'est fait notre serviteur par amour, afin que nous soyons seigneurs avec lui. Il a été pauvre pour nous faire riches. Il nous a donné sa chair et son sang en nourriture et en breuvage, afin d'habiter en nous, et nous en lui. Ce fut le triomphe de tout combat.

3.62 L'influence précise des planètes sur les vivants

Les planètes s'opposent entre elles dans leurs oeuvres, et se combattent les unes les autres. Certaines sont méchantes, cruelles et sans pitié ; d'autres sont douces, généreuses, débordantes et bienveillantes en toutes choses. D'autres encore maîtrisent les méchants, confortent les bons et favorisent la concorde de mille façons. Ainsi est la nature des planètes, et chacune d'elles garde le naturel dont Dieu l'a pourvu. Chaque homme qui vit dans la nu-nature suit la planète sous laquelle il est né, et qui règne sur lui de façon naturelle. Les planètes règnent et dominent sur la vie dans les sens, chez les animaux et chez les hommes, mais elles n'ont aucun pouvoir sur la raison, car la raison naturelle maîtrise tout ce qui appartient aux sens et qui est désordonné dans la nature.

Les éléments aussi sont opposés les uns aux autres, mais ils ne se combattent pas. Chacun garde son lieu et la nature que Dieu lui a donnés. Mais le corps des hommes et des animaux, qui sont composés des quatre éléments, reçoivent leur vie naturelle de Dieu et des planètes. Or, cette vie doit lutter et mourir du fait de sa nature. Car ils ont été assemblés pour la vie naturelle qui est chaude et froide,

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sèche et humide. Ces quatre éléments constituent la vie mortelle de notre être, celle que nous possédons à l'égal des animaux, que nous avons reçue et qui est régie par le cours des cieux et des planètes.

Lorsque les éléments qui sont en nous s'harmonisent et s'accordent bien avec les planètes, notre nature est en bonne santé. Mais si nous ne sommes pas accordés avec elles et que nous leur sommes même contraires, étant ou trop chauds ou trop froids, ou trop secs ou trop humides, nous voilà malades. Et si l'un des quatre éléments est entièrement réduit par les autres et vient à manquer dans la nature, nous sommes contraints de mourir.

- Elle ne concerne pas la vie spirituelle

Dans notre âme vivante, il existe cependant encore une vie rationnelle, octroyée par Dieu, qui est éternelle et ne peut pas mourir, ni par le bien ni par le mal, et qui nous fait ressembler aux anges. Nous sommes établis dans notre vie mortelle à partir du cours des cieux et des planètes, mais les oeuvres de notre nature nous viennent de la puissance de Dieu qui les a établies en elle. Nous sommes tous enfants des planètes selon le mode de notre nature mortelle, mais nous sommes enfants de Dieu selon le mode de notre nature spirituelle qui ne peut pas dépérir. Car les deux natures sont contraires l'une à l'autre, comme le temps l'est à l'éternité, et la mort à la vie éternelle.

3. 63 Mercurius et ses enfants

Par notre nature, nous sommes tous des marchands, nés sous le cours les planètes : acheter et vendre, voilà notre façon d'échanger ; échanger ce qui nous est cher pour une chose qui nous est plus chère encore.

Mercurius, qui est la sixième planète, est seigneur des marchands dans la nature. Elle s'accorde avec toutes les planètes, étant méchant avec les méchants, et bon avec les bons. Car elle est en harmonie avec toutes. Son cours est toujours proche de celui du soleil. Pour cette raison, la planète Mercurius est toujours blanche, étincelante et lumineuse, à cause de la proximité du soleil et de sa lumière. On ne peut la voir qu'avec peine, à cause du soleil qui est tout proche.

Elle règne toujours à la fin des mois de mai et d'octobre, qui sont les périodes les plus joyeuses et les plus éclatantes de l'année. Au mois de mai, tout pousse, et en octobre tout mûrit. Or, Mercurius est chaude et humide de nature, comme sont les enfants qui naissent sous son signe : chauds, frais, sanguins, de bonne complexion, bienveillants et joyeux de nature, tout comme les enfants qui naissent sous le signe du soleil. Car ces deux planètes sont compagnes, et leurs enfants se ressemblent en beaucoup de choses.

Ils sont naturellement sages, astucieux et malins. Ils s'arrangent bien avec les bons comme avec les méchants, avec les riches comme avec les pauvres. Ils parlent bien et intelligemment, doués qu'ils sont pour la parole comme de bons avocats ; ils savent réconcilier les gens, acheter et vendre, s'entremettre, mentir et tromper selon qu'ils le peuvent, ou parce qu'ils ont été payés pour cela. Ils sont liants, sages, doués en paroles, en oeuvres, en façons, en manières, en procédés, et cela dans toutes leurs entreprises. Ainsi sont-ils souvent mis en vue, connus et aimés par les grands seigneurs, et obtiennent-ils ainsi une belle situation, fortune et gloire, à la façon du

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monde. Cependant, même si les mercuriaux, c'est-à-dire les enfants de Mercurius, sont sages, astucieux et malins de nature, grâce à la nature qu'ils possèdent de naissance, ils ne peuvent ni voir ni expérimenter le Royaume de Dieu, ni être établis en lui, sans la grâce de Dieu. Car la nature ne peut pas oeuvrer au-delà d'elle-même.

Chaque planète donne aux enfants qui sont nés sous son signe la nature qu'elle a reçue de Dieu. C'est la raison pour laquelle les hommes sont différents de nature, de complexion, de comportements et de façons de vivre, bien qu'ils soient tous un dans la nature humaine. Mais, quant à la naissance charnelle, chaque homme suit la nature de la planète sous le signe de laquelle il est né. Tout ce qui naît de la semence d'Adam sous le cours des cieux, des astres et des planètes, est chair et sang, appartient au monde des sens et est mortel par nature. Les planètes ne possèdent d'elles-mêmes ni volonté, ni savoir, ni vie, ni pouvoir quelconque. C'est par la puissance de Dieu vivant en elles qu'elles donnent à toutes les créatures sous le firmament, et jusque dans le fond des mers, la vie, la croissance et une grande diversité de nature, le sexe, sur terre, dans les eaux et dans les airs ; diversité avec laquelle Dieu a orné le monde depuis le commencement, pour sa gloire et pour nos besoins.

Notre besoin est de nous connaître nous-mêmes, de nous occuper de Dieu et de l'aimer. Nous sommes tous nés de la chair et mortels par nature, et donc aussi enfants des planètes qui règnent sur nous, et qui règnent au-dessus de nous dans la vie des natures mortelles. Mais lorsque nous sommes élevés au-delà de la nature, et que nous renaissons de l'Esprit de Dieu, nous devenons fils de Dieu par grâce, et c'est Dieu qui règne dans notre esprit avec son Esprit, et qui nous accorde ses sept dons qui nous régissent et nous établissent dans toutes les façons de la vertu, en une claire connaissance, élevés au-delà de nous-mêmes dans l'amour, et unis avec lui dans la vie éternelle.

3. 7 Conclusion de la partie consacrée aux astres : Petit Traité du renoncement à la volonté propre

Dieu a créé l'âme raisonnable entre la vie naturelle et celle de la grâce. Cette âme est en rapport avec les sens qui sont au-dessous d'elle, avec la raison qui est en elle ; et elle est spirituelle au-delà d'elle-même. Mais ces trois éléments constituent une seule vie dans l'homme, de par sa nature. À cette âme raisonnable, Dieu a donné en mains une balance, en laquelle il s'est déposé lui-même et tout ce qu'il a créé. Il réclame et ordonne à notre raison et à notre puissance d'aimer, de peser toutes choses avec précision, selon ce qu'elles valent, et de choisir ensuite ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire lui-même. Même la raison naturelle atteste que c'est ainsi que nous devons faire, car tous, nous penchons toujours naturellement dans le sens de ce que nous croyons être meilleur.

Prête maintenant vivante et fervente attention à ce qui suit, car nous en avons besoin. Dieu nous a regardés et connus, de toute éternité, dans sa sagesse, et il veut que nous aussi, nous ouvrions nos yeux intérieurs pour le regarder en une simplicité sans feinte. Il nous a appelés de toute éternité, et il veut que nous dressions nos oreilles intérieures pour écouter sa grâce qui nous parle au-dedans. Il nous a choisis de toute éternité, et il veut que nous le choisissions de préférence à

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toute créature. Il nous aime, et il nous a aimés de toute éternité, et il nous ordonne de l'aimer en retour éternellement — ce qui n'est que justice217. Lorsque le bien-aimé est uni à la bien-aimée, les deux côtés de la balance sont à l'horizontale et se tiennent en équilibre. L'amour est éternel. Il a son origine en Dieu, touche notre esprit et réclame de nous un amour en retour. C'est ainsi que l'on s'occupe d'amour entre Dieu et nous, comme un anneau d'or qui n'a ni début ni fin. Notre amour commence en Dieu, et en lui il s'accomplit. Dieu se donne lui-même dans notre esprit, et nous nous donnons en retour dans son Esprit. C'est alors que la balance de l'amour ne bouge plus, et que nous portons l'image de Dieu dans notre esprit. Nous vivons ainsi avec Dieu, tournés vers Dieu, en Dieu et un avec lui. Nous sommes alors des marchands sages. Car nous nous sommes dépouillés de tout ce que nous sommes pour tout ce qu'il est, et nous nous sommes établis en tout ce que nous sommes en nous établissant en tout ce qu'il est, nous acquérant nous-mêmes en lui. C'est alors que nous sommes des fils qui portons en notre esprit l' image de Dieu pour laquelle nous avons été faits. Une telle vie est au-delà de toute ordonnance, au-delà de la raison et des sens. Nous y sommes un avec Dieu, sans rien perdre ni rien gagner.218

Tu remarqueras que nous ne sommes pas seulement faits à l'image de Dieu, pour être un avec lui ; nous avons aussi été faits à sa ressemblance. Ressembler à Dieu signifie être bien ordonné dans l'attachement sensible, dans l'amour, dans la charité et dans toutes les vertus.

La charité ne recherche pas son propre bien, mais à vivre selon la très chère volonté de Dieu pour sa plus grande joie. C'est pourquoi il nous faut renoncer à nous-mêmes et à notre volonté propre, en tout ce que nous faisons ou omettons, et cela dans la patience, sans résistance ni préférence pour autre chose. Dieu a créé notre volonté pour qu'elle ne nous appartienne pas, mais qu'elle soit à lui qui l'a créée. Et c'est pourquoi, celui qui la garde et la possède pour lui-même est un voleur et un assassin, car il enlève à Dieu ce qui appartient de droit à lui seul, et il se met au service de ce qui lui est propre, à lui, dans le péché. Il devient ainsi serviteur du péché, et étant serviteur du péché, il l'est aussi du diable. Or, celui qui sert le diable se met à mort et perd la liberté de se tourner vers Dieu en amour. Le diable l'en récompensera d'ailleurs comme il a coutume de le faire avec ses serviteurs, à savoir avec les souffrances éternelles de l'enfer, s'il meurt à son service. Tous ceux qui vivent dans la grâce et dans la gloire n'ont qu'une seule volonté : la très chère volonté de Dieu. Car ils sont tellement unis dans la libre volonté de Dieu qu'ils ne peuvent ni ne sont capables de vouloir autre chose que ce que Dieu veut. Ils sont tous une seule vie avec Dieu, unis en sa volonté. Il vit en eux tous, avec ses grâces et de nombreux dons. C'est ainsi que tous lui ressemblent, chacun avec sa différence, en de nombreux modes de vertus.

La volonté propre veut marcher en tête afin que Dieu la suive et fasse comme elle veut, non comme lui voudrait. La volonté propre est orgueilleuse et désobéissante. Elle détourne de Dieu et constitue le fond de toute méchanceté.

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La volonté propre voudrait dominer sur Dieu et sur tous les hommes, si c'était possible. Elle est entêtée et désordonnée en tout, et ne s'entend longtemps avec personne. Au ciel, elle ne peut venir ; sur terre, elle n'est jamais en paix ; en enfer, elle est enterrée : sa tombe est une opposition rageuse.

Notre volonté propre nous appartient par la nature. Elle ne peut rien de bon d'elle-même comme venant d'elle-même, car toute capacité nous vient de Dieu /1. C'est pourquoi Dieu nous commande de renoncer à nous-mêmes et à tout ce qui nous est propre, pour nous abandonner à sa libre volonté. De cette façon, nous sommes capables de tout, avec lui, car nous sommes une seule liberté avec lui.

1. 2 Co 3, 5.

Il nous ordonne de viser et d'aimer sa volonté au-dessus de nous-mêmes et de toutes les créatures, sans regarder à la récompense, car amour est récompense et vie éternelle. Nous l'aimerons sans regarder ni revenir en arrière. Car aimer afin d'être aimé, cela appartient à la nature, mais est désordonné eu égard au caractère de l'amour.

Nous serons un avec sa libre volonté, afin de vivre sans soucis ni préoccupations. Avec lui, nous donnerons et nous prendrons, nous agirons et nous omettrons d'agir, nous aimerons et nous haïrons : nous sommes ainsi unis avec lui dans la liberté, et une seule volonté avec lui. Nous préférerons croire et espérer en lui, et lui faire confiance, plutôt que d'être sûrs de la vie éternelle. Nous choisirons librement de le servir, de le remercier et de le louer éternellement, comme le font les anges et les saints : voilà la vie éternelle.219

Nous serons tellement dépouillés de nous-mêmes et de notre volonté propre, étant morts dans sa libre volonté à lui, que, quoi qu'il fasse avec nous en ce temps-ci ou dans l'éternité, cela sera notre plus grande joie. Il nous ordonne de l'aimer éternellement, mais non pas de choisir une récompense220. Si quelqu'un ne veut pas être où Dieu le veut, mais où lui-même voudrait être, c'est que la nature et la volonté propre sont encore vivantes en lui : il n'est pas adulte dans l' amour. Ceux qui, en enfer, seraient morts à leur volonté propre, n'y brûleraient pas. De même, ceux qui, au ciel, tiendraient à leur volonté propre, contre la volonté de Dieu, y seraient malheureux.

La justice de Dieu veut damner les méchants, et la clémence de Dieu veut sauver les bons. Or, il y en a certains qui prétendent ne pas vouloir être damnés, même si Dieu le voulait ; ou vouloir être bienheureux contre Dieu, même si Dieu ne le voulait pas. Ceux-là ressemblent bien au diable et aux damnés qui s'opposent de toutes les façons à Dieu : ils ne veulent pas être damnés lorsque Dieu le veut, et ils voudraient être bienheureux contre la volonté de Dieu : voilà des péchés mortels qui durent éternellement dans tous les esprits damnés et en tous les hommes de mauvaise volonté qui vivent opposés à Dieu et meurent ainsi. Dieu est capable de tout ce qui est bien ordonné, mais non pas de faire que ceux qui l'aiment soient damnés, comme saint Pierre et tous les autres saints ; et non plus que soient sauvés ceux qui ne l'aiment pas, comme Judas, Pilate et d'autres méchants. Les hommes bons préfèrent la volonté de Dieu à leur volonté propre. C'est pourquoi ils préféreraient être en enfer conformément à la volonté de

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Dieu qu'au ciel contre sa volonté. Les pécheurs sont opposés à la volonté de Dieu, car ils veulent être bienheureux sans aimer Dieu, ce qui est impossible et désordonné, et qui équivaut à une vie dans le péché mortel.

Celui qui n'aime pas Dieu, fût-il au ciel, sera malheureux et damné, et celui qui aime Dieu, fût-il en enfer, sera néanmoins bienheureux et béni par Dieu. Car il constitue une seule volonté avec Dieu, et se trouve ainsi en une paix éternelle. Si tu veux être sauvé, méprise ta volonté propre lorsqu'elle est opposée à Dieu, et préfère vivre selon la volonté de Dieu, afin d'être uni avec lui, dans sa gloire, dans la vie bienheureuse et éternelle.

C'est pourquoi, si tu veux vivre pour Dieu et lui ressembler, il faut haïr et aimer comme lui, sans rien qui te soit propre. Il faut haïr ce qu'il hait : le péché et les occasions de péché, les penchants désordonnés et l'attachement sensible aux plaisirs corporels et aux envies désordonnées des sens. Il te faut porter ta croix, suivre le Christ, mépriser ta volonté propre, tes opinions et l'impression que tu as d'être plus sage et meilleur que les autres. Il te faut combattre tout cela et en triompher. Tu acquiers ainsi une volonté bonne qui concorde avec la volonté de Dieu, car tu hais ce que lui hait. Telle est la volonté de Dieu : que nous soyons tellement morts, dans sa volonté, à ce qui nous est propre, que nous puissions prier comme il le fit à l'heure de sa mort : « Père, non pas ma volonté, mais ta volonté doit se faire /1 ».

1. Mt 26, 39.

Dieu veut encore que nous aimions comme lui tout ce qu'il aime. Dieu a créé le ciel, la terre et toutes les créatures, pour être avec eux au service de notre vie mortelle. Il veut que nous l'en remerciions, avec notre âme et notre corps, que nous le louions et le servions pour sa gloire éternelle, avec toutes les créatures qui nous sont utiles dans nos besoins : voilà ce qui est équitable et juste.

Il nous a tellement aimés qu'il nous a donné son Fils unique pour être homme avec nous tous. Il l'a abaissé jusqu'à la mort, et il nous a élevés jusqu'à la vie éternelle. Son Père du ciel l'a voulu ainsi, et sa vie dans la raison ne pouvait vouloir autre chose que ce que Dieu voulait. De même, tous ceux qui veulent avec lui tout ce que lui veut, sont tous nés de Dieu et disciples du Christ.

Or, Dieu veut sauver tous les hommes dans la vie éternelle, mais ceux qui méprisent son enseignement et ses commandements sont nés du conseil du diable.

La volonté bonne est le fond de toutes les vertus, mais l'unité avec la volonté de Dieu est au-delà de toutes les vertus. Lorsqu'un homme de bonne volonté se renonce et renonce à sa volonté propre pour s'abandonner à la libre volonté de Dieu, sa volonté bonne est parfaite : il vit sans peur et sans souci de lui-même. Il a foulé aux pieds sa vie mortelle et tout ce qui est périssable, et il sent qu'il est assuré de la vie éternelle. Il veut comme Dieu tout ce que Dieu veut. Il possède la paix avec Dieu et en Dieu, une paix que personne ne peut troubler. Car il est doux et humble, il naît de Dieu et le Christ vit en lui avec tous ses dons.

C'est de la sorte qu'il agit en nous tous, à condition que nous nous renoncions et vivions

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pour lui seul. Il nous enseigne ses chemins, ceux qui sont communs à tous les hommes, et ses sentiers intérieurs et cachés, c'est-à-dire ses commandements et ses conseils célestes. Il nous apprend que c'est par amour qu'il est descendu auprès de nous, qu'il nous a enseignés et qu'il a vécu pour nous, et qu'il est mort aussi par amour, à cause de nous. De même, il nous montre sa glorieuse résurrection, par laquelle il est vivant en nous, son admirable ascension, le lieu de gloire qu'il a préparé pour nous, son amour et son Saint-Esprit qu'il répand en nous. Il nous promet de revenir au dernier Jour, de juger le monde entier, pour que nous soyons avec lui, et lui avec nous. C'est là notre joie et notre espérance en tous temps. Ainsi, nous vivons en lui, et lui vit en nous.

Voilà notre foi et la règle commune de la sainte chrétienté, prévue depuis toujours et écrite dans le livre de vie qu'est la Sagesse de Dieu. Le Christ nous a apporté cette règle, il l'a vécue et nous l'a enseignée, et les apôtres avec les saints l'ont développée pour nous et expliquée. Cette même règle avait été enseignée, dès le commencement du monde, aux patriarches et aux prophètes, dans la loi de la nature et dans celle des Écritures, et elle est revenue sous maintes formes en des paraboles et des comparaisons.

Mais depuis lors, le Christ a apporté sur terre la loi des évangiles, dans la règle de la sainte chrétienté, il en a vécu et il l'a enseignée à ses disciples, c'est-à-dire à tous ceux qui le suivent. Ceux qui méprisent le Christ et sa règle et meurent ainsi, sont tous damnés. Car la vie du Christ et sa règle sont le fondement de tous les Ordres, fondement présent dans tous les états de la religion, dans toutes les façons de vivre saintement et dans toutes les occupations de la sainte Église, les sacrifices, les sacrements et tout ce qui se peut vivre.

La foi chrétienne est fondée sur le Christ et sur sa vie. Or, sa vie, c'est sa règle, et sans sa règle, personne ne sera sauvé. La règle de notre Seigneur Jésus-Christ nous ordonne à tous de garder tous les commandements de Dieu, en droite obéissance, et de supporter la très chère volonté de Dieu en tout ce qu'il permet qui nous arrive, en humble patience. Voilà la loi des commandements et des évangiles dont le Christ a vécu et qu'il a enseignée à tous ceux qui veulent être sauvés.

Le Christ nous enseigne ensuite, si nous voulons lui ressembler et suivre ses conseils, comme il a vécu et nous a instruits, qu'il nous faut mépriser le monde, renoncer à nous-mêmes, renoncer à notre volonté propre dans la liberté de sa volonté, ainsi qu'à tout ce en quoi nous pourrions être établis avec amour. C'est ainsi que nous devons le suivre, sans entraves, avec un esprit pur, jusqu'auprès de son Père céleste. L' occupation qui en découle, c'est de nous tenir sans feinte face à la vérité éternelle ; c'est-à-dire viser et aimer Dieu, le bénir, le remercier et le louer, lui rendre gloire, le supplier et l'adorer en esprit et en vérité. Voilà la règle de tous ceux qui veulent être parfaits selon les conseils et la vie de notre Seigneur Jésus-Christ.

La règle de notre Seigneur Jésus-Christ nous ordonne d'obéir et de lutter contre notre volonté propre et contre le penchant de notre nature, pour suivre le Christ dans les commandements selon lesquels il a lui-même vécu e

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qu'il a enseignés. De la sorte, nous pouvons plaire à Dieu et être établis avec lui dans la vie éternelle. Mais, au-delà des commandements, si nous voulons être parfaits dans cette règle, le Christ et cette même règle nous conseillent de mépriser le monde, de renoncer à nous-mêmes et à tout ce qui nous est propre, dans la liberté de Dieu. De cette façon, nous suivons le Christ dans le simple amour et dans la pureté de l'esprit.

Ainsi, avec lui et avec tous les saints, nous pouvons expérimenter en Dieu repos et béatitude apaisée, et être établis en eux. Commandements et conseils y ont atteint leur perfection, là où nous sommes établis avec Dieu dans l'amour, ce qui est la noblesse la plus élevée.

4.0 La vie liturgique avec le Christ
4. 1 L'année liturgique

L'agencement de notre règle contient quatre fêtes particulières dans le courant de l'année, qui se renouvellent toujours au moment qui convient dans la sainte Église, avec une joie nouvelle en de nombreuses occupations. La première a lieu en hiver, la deuxième au printemps, et la troisième en été.

La première fête se rencontre en hiver : elle est le commencement de la vie éternelle et de toute béatitude, le Père donnant son Fils en notre nature, conçu et né de la Vierge Marie, Dieu et homme, pour être avec nous.

La deuxième fête se rencontre au printemps. Elle nous apprend que le Christ, Fils de Dieu, s'est donné lui-même à nous, afin que nous puissions le recevoir dans le Saint Sacrement ; qu'il s'est livré à la volonté de son Père et aux mains des juifs cruels, pour mourir en faveur de ceux qui croiraient en lui et qui, en son honneur, voudraient mourir au péché. Ceux-là ressusciteront tous avec lui dans la gloire de Dieu. C'est là la fête de Pâques qui réjouit tous les croyants avec une joie particulière, qui est celle de la vie éternelle.

La troisième fête se rencontre en été, lorsque, au jour de la Pentecôte, le Père et son Fils donnèrent leur Esprit aux apôtres, qui remplit le ciel et la terre. Tous ceux qui croient et qui espèrent en lui, et qui l'aiment, sont comblés de joie et de béatitude éternelles.

La quatrième fête est encore à venir. Nous l'attendons, nous la souhaitons, nous croyons en elle et nous la désirons : il s'agit du dernier Jour du monde, lorsque le Christ descendra du ciel sur la terre, avec grande puissance et force, avec les anges et ses saints, pour juger les bons et les méchants. Ce jour-là, toutes les fêtes et solennités qui sont passagères seront accomplies en une seule fête et en un seul jour de gloire qui durera éternellement. Alors le Christ bénira ceux qui l'ont servi et ont servi son Père céleste, et les conduira dans sa gloire, celle qui leur a été préparée depuis le commencement du monde. Il maudira ceux qui pour l'heure le méprisent avec ses commandements, et sa justice les dépêchera, avec le diable, au feu de l'enfer qui ne s'éteindra plus jamais. C'est là la doctrine ordinaire de la sainte Église, dans la foi chrétienne. Celui qui n'y croit pas sera damné.

Il existe de nombreuses autres fêtes dans le courant de l'année, fêtes de notre Seigneur et des saints, qui sont vénérées et célébrées par l'ensemble de la sainte Église. D'autres fêtes sont particulières et ne sont célébrées que dans les pays où ces saints ont habité, ont vécu et où ils sont morts pour la gloire de

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Dieu. Toutes ces fêtes seront accomplies au Dernier Jour, en une seule gloire de Dieu, celle qui est commune à toutes et particulière à chacune, selon sa dignité. Voilà le Royaume de Dieu et de sa famille.

4.2 Le Christ, notre rituel et notre bréviaire

Le Christ est lui-même notre règle. Sa vie et son enseignement sont notre rituel et notre bréviaire commun à tous, dans l'univers entier. Il nous faut l'emporter avec nous, où que nous soyons : que sa Passion et sa mort soient dans notre mémoire, sans que nous l'oubliions ; que son amour et sa fidélité soient dans notre coeur, et que nous soyons établis en eux avec envie et attachement sensible ; que sa vie dans la gloire habite notre âme aimante. C'est là notre nourriture dont nous pourrons manger toute l'éternité durant. $

Il est notre bréviaire qui est commun aux laïques et aux savants. Ceux qui vivent selon ce bréviaire et sont fidèles à leurs offices pourront, à l'heure du jugement de Dieu, répondre avec confiance au Christ : « Seigneur, nous avons voulu te plaire, te louer et te servir éternellement ».

C'est pourquoi nombreux sont les saints qui ont fondé des Ordres et des états de religion, différents par l'habit, le style de vie, l'organisation, les façons, les occupations, et aussi l'office, avec lesquels ils louaient et servaient Dieu. Chacun d'eux désirait et visait à vivre et à mourir dans la façon qu'il s'était proposée selon la très chère volonté de Dieu. C'est pourquoi tous les Ordres et tous les états de religion sont groupés et fondés sur le fondement qu'est le Christ Jésus. Il est le commencement et la fin de tout bien, et c'est grâce à lui et en son nom que toutes choses sont parfaites et s'ordonnent convenablement, au ciel, sur la terre et en tous les hommes bons qui le servent.

C'est pourquoi la sainte Église, en son nom, pour la gloire de son Père et par le Saint-Esprit, a mis en place de nombreuses façons de le servir : des sacrifices, des offrandes, des occupations intérieures, des oeuvres bonnes à l'extérieur, des messes, des pénitences, des abstinences pour les péchés, avec la pratique des sept sacrements et celle des sept Heures de l'Office, que tous les hommes dans la foi chrétienne doivent respecter de la manière laissée à leur choix, et avec lesquelles ils désirent vivre pour Dieu, selon son bon plaisir.

4.3 La Liturgie des Heures avec la Passion du Christ
4.31 Les Matines

Dans la sainte Église, la première Heure de l'Office durant la nuit s'appelle Matines. Les bons croyants ouvriront alors leur bréviaire pour lire les leçons de notre Seigneur Jésus-Christ et des saints. Ils se souviendront de Dieu avec un attachement sensible du coeur et avec un esprit élevé. Chacun dira en le ressentant /1 : « Seigneur, ouvre mon coeur et mes lèvres, et je proclamerai ta louange et ta gloire. Seigneur, regarde-moi, viens vite à mon secours, pour que je puisse accomplir ta louange et ton service. Depuis toute éternité, tu m'as regardé, appelé, choisi, visé et aimé, pour voir si je croyais en toi et si je voulais te servir librement jusqu'à la mort. Car tu nous as créés à ton image, à savoir pour être un avec toi en amour. Et tu nous as créés aussi à ta ressemblance, afin que, à l'aide de ta grâce, nous puissions te ressembler par toutes les façons des vertus. Tu t'es abaissé plus bas que tout, et tu nous as élevés au-dessus de tout ce que tu

1. Pour In sijn ghevoelen.

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as créé. Tu nous a tellement aimés que tu nous as visités en cet exil. Tu as assumé notre humanité et tu t'es revêtu d'elle. Tu es né de la Vierge Marie durant la nuit et tu as été déposé dans une crèche, petit et humble entre deux animaux. Tu as orné la nuit par ta naissance. Les anges chantèrent ta louange, et les hommes de bonne volonté, qui vivent pour toi, ont été établis en toi, dans une paix éternelle ».

Nous commençons alors le premier nocturne, ou première heure de nos matines, en nous souvenant de la Passion de notre Seigneur lorsqu'il donna sa chair et son sang à ses disciples dans le sacrement, et lorsqu'il leur essuya les pieds en humble abaissement, et les servit avec grand respect. Il leur fit ensuite un long sermon que saint Jean a transcrit dans son évangile. Puis, il prit ses disciples avec lui, traversa un cours d'eau, appelé Cédron, et les introduisit dans un jardin où il avait coutume d'aller souvent. Il leur dit alors : « Asseyez-vous ici, veillez et priez pour ne pas tomber en tentation ». Il prit ensuite à part, avec lui, Pierre et les fils de Zébédée, Jacques et Jean, continua encore un peu à marcher, se montra triste et dit : « Mon âme est triste jusqu'à la mort, attendez-moi ici et veillez avec moi ». Il alla encore de l'avant à la distance d'un jet de pierre et, s'agenouillant, il tomba la face contre terre et supplia d'un coeur humble et affligé, en disant : « Abba, Père, toute chose est en ton pouvoir. Si possible, enlève-moi cette heure et ce calice. Cependant il faut que se fasse non pas ma volonté, mais ce que tu veux ». Il se releva ensuite de sa prière, vint auprès de ses apôtres et les trouva endormis. Il dit alors à Pierre :  « Ne pouvais-tu pas veiller une heure avec moi ? Veille et prie, afin de ne pas tomber en tentation. Mon /1 esprit est prêt, mais la chair est faible. »  Jésus-Christ nous apprend ainsi qu'il nous faut veiller et prier, et lutter avec notre esprit et avec la grâce de Dieu, pour triompher de notre chair et de notre nature, et obéir à Dieu en toute affliction jusqu'à la mort. Voilà la première heure de la nuit en laquelle nous suivons le Christ pour lui ressembler.

En la deuxième heure, Jésus quitta ses disciples pour aller prier seul. Il leva les yeux au ciel et dit : « Père, si ce calice ne peut passer loin de moi sans que je le boive, que ta volonté soit faite ». Obéissant et humble, il se livra alors, corps et âme, avec toute sa nature créée, dans les mains puissantes de son Père, désirant que s'accomplisse entièrement en lui tout ce qui avait été prévu et ordonné dans l'éternelle sagesse de Dieu. Il se livra librement, sans rien préférer, à la très chère volonté de Dieu. C'est là qu'il trouva repos et paix dans son esprit. Mais lorsqu'il contempla son corps et sa nature si délicats, ainsi que la gravité de sa Passion et des souffrances qu'il aurait à supporter et qu'il ne refusait pas, son coeur fut grandement affligé. Il prit peur et devint triste, avec toute sa vie sensible, son âme et son corps, son coeur et ses sens. Car il était vigoureux et en bonne santé, plein de vie et encore jeune, le plus beau et le plus gracieux de tous les hommes qui vinrent jamais sur terre. Il se laissa tomber à terre, en se lamentant, tout déconcerté. Car selon l'esprit il voulait mourir, mais selon la chair il voulait vivre. Vint alors un ange du ciel pour le consoler dans son combat. Son esprit était élevé au-delà de tout, désoccupé et détaché, bien-

1. Ruusbroec applique ici à l'expérience de Jésus à Gethsémani les paroles rapportées en Mt 26, 41, soulignant ainsi le côté dramatique de son agonie.

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heureux et uni à Dieu en amour. Son âme raisonnable était remplie de grâce, de sagesse et de lumière, intime et dévote, priant avec grand désir en faveur de ceux pour qui il voulait mourir. Mais ses sentiments étaient dans l'angoisse et dans la peur, remplis d' images de la Passion et d'une mort amère. C'est pourquoi il prolongea sa prière, triompha, par amour, de la chair et du sang, et se livra à la volonté de son Père. Mais sa peine était si grande en cette victoire que de tous ses membres coula une sueur de sang qui se répandit par terre. Il se redressa ensuite et retourna auprès de ses disciples et les trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis de sommeil et ils ne surent comment lui répondre.

À la troisième heure de la nuit, il quitta ses disciples pour rendre grâce et gloire à son Père céleste, parce que, à l'aide de sa grâce, il avait triomphé de sa volonté propre. Il pria pour tous ceux qui allaient le suivre dans l'amour, en renonçant à eux-mêmes, afin qu'ils soient baptisés dans le Saint-Esprit, et que leur vie intérieure soit remplie de la grâce de Dieu. Il se releva ensuite de sa prière et revint auprès de ses disciples pour leur dire : « Dormez maintenant et reposez-vous ; cela suffit. La première veillée de la nuit et ses trois heures sont passées. La quatrième heure de la nuit arrive maintenant, celle durant laquelle le Fils de l'homme sera livré au pouvoir des pécheurs. Levez-vous, partons : celui qui va me livrer est proche. »

Lorsque Jésus eut prononcé ces paroles, Judas survint, lui qui avait fait partie des douze disciples, accompagné d'une grande troupe de la populace, avec des lanternes, des armes, des glaives et des torches. Ils avaient été envoyés par les princes des prêtres et par les anciens du peuple. Celui qui le trahit leur avait donné un signe : « Celui à qui je donnerai un baiser, c'est lui ; saisissez-le et emmenez-le prudemment ». Il s'avança ensuite jusqu'à Jésus et lui dit : « Je te salue, Maître », et il lui donna un baiser. Jésus répondit : « Judas, est-ce que tu livres le Fils de l'homme avec un baiser ? Mon ami, comment en es-tu arrivé là ? » Ensuite, il s'avança et dit : « Qui cherchez-vous ? » Ils répondirent : « Jésus de Nazareth ». Jésus leur répliqua : « Je le suis ». A ce moment, ils perdirent toute leur force et, à reculons, tombèrent à terre. Jésus leur demanda une nouvelle fois : « Qui cherchez-vous ? » De nouveau, ils répondirent : « Jésus de Nazareth ». Et lui :  « Je vous ai dit que c'est moi. Si vous me cherchez, laissez partir ceux-là ». Alors ils se précipitèrent en avant, le saisirent et l'arrêtèrent. Lorsque les disciples virent cela, ils dirent : « Seigneur, pouvons-nous frapper avec le glaive ? » Simon Pierre tira en effet son glaive et trancha l'oreille droite du serviteur du grand prêtre. Mais Jésus dit à Pierre : « Rentre ton glaive. Le calice que le Père m'a donné, je le boirai. Ne sais-tu pas que je puis prier mon Père de m'envoyer douze légions d'anges ? Mais comment s'accomplirait alors l'Écriture ? Car les choses doivent se passer ainsi ». Jésus remit alors l'oreille du serviteur, et celui-ci fut guéri.

Il y eut ensuite la cinquième heure de la nuit au cours de laquelle Jésus s'adressa à la troupe des gens venus pour s'emparer de lui : « Vous êtes venus pour me saisir avec des glaives et des bâtons, comme si j'étais un assassin. Tous les jours, je vous enseignais dans le Temple, et vous ne m'avez pas arrêté. Mais

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cette heure-ci est la vôtre, celle de la nuit et des ténèbres. Tout cela se passe ainsi afin que s'accomplissent les Écritures des prophètes ». Alors les disciples l'abandonnèrent et s'enfuirent loin de lui.

À la sixième heure de la nuit, les serviteurs des juifs le saisirent, le jetèrent à terre, à leurs pieds, et lièrent ses mains bénies. Ils le conduisirent ensuite, les mains liées, jusqu'à la maison d'Anne, le beau-père de Caïphe qui était le grand prêtre cette année-là. Simon-Pierre le suivit de loin, avec un autre disciple, jusque devant l'auditoire du grand prêtre. Le disciple plus jeune étant connu du grand prêtre entra avec lui dans la cour intérieure devant l'auditoire, Pierre restant dehors et se tenant devant la porte. L'autre jeune homme, celui qui était connu du grand prêtre, sortit alors et s'adressa à la servante qui gardait la porte, afin qu'elle laissât entrer Pierre. Lorsque la servante vit Pierre, elle lui dit : « N'es-tu pas l'un des disciples de cet homme ? » Pierre répondit à la femme : « Je ne comprends pas ni ne sais ce que tu dis ». À l'intérieur de la cour se tenaient aussi les serviteurs et les domestiques qui se chauffaient auprès d'un feu, car il faisait froid. Pierre se joignit à eux et se chauffait, afin de voir ce qu'on ferait à Jésus. Survint une autre servante qui, voyant Pierre, dit à ceux qui se tenaient là : « Celui-là était aussi avec Jésus de Nazareth ». Les autres qui étaient présents dirent à leur tour à Pierre : « Vraiment, tu es l'un des disciples, car ton accent te trahit ». Mais Pierre nia sous serment et jura de ne pas connaître cet homme. Un peu plus tard, l'un des serviteurs du grand prêtre lui dit : « Ne t'ai-je pas vu dans le jardin avec lui ? a Mais Pierre nia une troisième fois. Le coq chanta alors pour la deuxième fois. Jésus se retourna et jeta son regard sur Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que Jésus lui avait adressée : « Avant que le coq n'ait chanté deux fois, tu m'auras renié trois fois ». Il sortit alors et pleura amèrement.

À la septième heure, les serviteurs conduisirent Jésus devant le grand prêtre Anne. Celui-ci interrogea Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. Jésus lui répondit : « J'ai parlé publiquement dans le monde. J'ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le Temple où tous les juifs se rassemblent. Je n'ai jamais parlé en des lieux secrets. Pourquoi m'interroges-tu ? Interroge ceux qui ont entendu mes paroles ». Lorsque Jésus eut terminé, l'un des serviteurs du grand prêtre qui se tenait là lui administra une gifle au visage en disant :

« Est-ce ainsi que tu réponds au grand prêtre ? ». Mais Jésus lui rétorqua : « Si j'ai mal parlé, rends témoignage du mal, mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? ».

À la huitième heure de la nuit, Anne envoya Jésus menotté à Caïphe qui était grand prêtre cette année-là. Les princes des prêtres et la troupe de gens ainsi que les scribes y étaient rassemblés devant lui. Ils cherchaient de faux témoins contre Jésus afin de pouvoir le mettre à mort, mais ils n'en trouvèrent pas, bien qu'il y eût beaucoup de faux témoins qui se présentèrent avec leurs témoignages, mais ceux-ci ne concordaient pas.

À la neuvième heure, deux faux témoins se présentèrent qui dirent : « Nous l'avons entendu dire : J'ai le pouvoir de détruire le Temple de Dieu, construit de mains d'hommes, et d'en faire un autre en trois jours,

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qui n'est pas fait de mains d'hommes ». Jésus se tut et ne leur répondit pas. Le prince des prêtres se leva alors et se mit au milieu, face a Jésus, pour lui demander : « Ne réponds-tu rien à tout ce dont on témoigne contre toi ? » Jésus se tut et ne répondit rien. Mais le grand prêtre l'interrogea encore : « Je t'adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu ». Jésus lui répondit : « Tu le dis, car je le suis. Si je te le dis, tu ne me crois pas. Si je te le demande, tu ne me réponds pas et ne me laisses pas aller. Cependant je te le dis : désormais tu verras le Fils de l'homme siéger à la droite de la puissance de Dieu, et revenir sur les nuées du ciel ». Alors le grand prêtre déchira ses vêtements en disant : « Blasphemavit ! c'est-à-dire, il a maudit Dieu. Pourquoi avons-nous encore besoin de témoins ? Vous avez entendu le blasphème de sa propre bouche. Qu'en pensez-vous ? » Tous répondirent : « Il mérite la mort ». Ils lui crachèrent alors au visage et le giflèrent. Lorsqu'ils se furent ainsi moqués de lui, il en vint d'autres qui le frappèrent en plein visage et se moquèrent de lui en disant : « Christ, fais le prophète, qui est celui qui t'a frappé ? » Et ils le chargèrent de bien d'autres insultes qui n'ont pas été mises par écrit. Cela dura pendant trois heures, jusqu'à l'aube.

À cette époque-là, quand Jésus voulut souffrir à cause de nous, la nuit comptait douze heures, c'est-à-dire quatre veilles, chacune d'elles comptant trois heures.

À la première veille de la nuit, Jésus, humble et obéissant, renonça à lui-même et à sa volonté propre, en méprisant la souffrance et en ne préférant rien, et cela jusqu'à la mort.

La deuxième veille de la nuit nous raconte comment Jésus donna pouvoir aux serviteurs des juifs de le saisir, de le lier et de le conduire ainsi à la maison d'Anne.

À la troisième veille de la nuit, Jésus supporta sans les contredire, en silence et humblement, de faux témoins et des traîtres qui l'accusaient devant le grand prêtre Caïphe. Parce que Jésus avait dit la vérité face au grand prêtre et au peuple, il fut méprisé et maltraité par tous, comme un mécréant qui aurait médit de Dieu et aurait mérité une juste mort.

À la quatrième veille de la nuit, Jésus se livra librement, se soumettant à la populace, humble, innocent et patient, pour que celle-ci pût le couvrir de mépris, de moqueries et de crachats, selon son bon vouloir et autant que Dieu le permettrait.

Le Christ veut ainsi que nous nous méprisions nous-mêmes et que nous le suivions dans toutes nos souffrances, humbles, obéissants et abandonnés sous la volonté de Dieu et sous les serviteurs du péché, sous les prélats de la sainte Église, spirituels comme séculiers, et sous tous ceux qui nous haïssent et nous méprisent, nous tourmentent et nous persécutent jusqu'à la mort221. Voilà notre Office de nuit, que nous appelons Matines.

4. 32 Prime

La première Heure de la journée est appelée Prime ; elle se prolonge pendant deux heures.

À la première heure de la journée, les serviteurs des juifs conduisirent Jésus au tribunal et le livrèrent à Ponce Pilate, le juge. Eux-mêmes n'entrèrent cependant pas au tribunal, afin de ne pas contracter d'impureté et pouvoir manger l'agneau pascal. Pilate sortit donc

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auprès d'eux et leur dit : « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? » Ils répondirent : « S'il n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. Car nous l'avons trouvé en train de retourner notre peuple en lui défendant de payer la taxe à l'empereur. Et il disait de lui-même qu'il était le Christ ». Pilate leur dit alors : « Prenez-le vous-mêmes et jugez-le selon votre loi ». Mais les juifs lui répondirent : « Il ne nous est pas permis de mettre quelqu'un à mort ».

Lorsque Judas, celui qui l'avait trahi, se rendit compte qu'il allait être condamné à mort, il se repentit et rendit aux princes des prêtres et aux anciens du peuple les trente deniers d'argent pour lesquels il avait vendu Jésus, en disant : « J'ai livré un sang juste ». Mais ceux-ci lui répondirent : « En quoi cela nous regarde-t-il ? Occupe-toi de tes affaires. » Judas jeta alors les trente deniers dans le Temple. Il s'éloigna, prit une corde et se pendit. Bien que Judas se repentît de ce qu'il avait fait, il ne chercha cependant pas la grâce et n'eut pas l'espoir que Dieu lui pardonnerait. C'est pourquoi son repentir ne lui profita en rien : il doit rester damné et enfant de l'enfer pour toujours.

Après cela, Pilate retourna au tribunal et appela Jésus devant lui. Il lui dit : « Es-tu le roi des juifs ? » Jésus répondit : « Dis-tu cela de toi-même, ou est-ce que d'autres ont dit cela à mon sujet ? » Pilate lui répliqua : « Suis-je un juif, moi ? Ton peuple et tes princes t'ont livré à moi. Qu'as-tu fait ? » Jésus répondit : « Mon royaume n'est pas de ce monde. Si mon royaume avait été de ce monde, mes serviteurs n'auraient pas permis que je sois livré aux juifs. Maintenant, mon royaume n'est pas de ce monde ». Pilate lui dit : « Alors, tu es donc roi ? » Jésus lui répondit : « Tu le dis, car je suis roi. Je suis né et je suis venu pour rendre témoignage à la vérité. Tous ceux qui sont nés de la vérité, entendent ma voix ». Pilate dit alors : « Qu'est-ce que la vérité ? » Ayant dit cela, il sortit à nouveau auprès des juifs et s'adressa aux princes des prêtres et à la populace : « Je ne trouve aucun motif de mort en cet homme ». Mais les juifs crièrent : « Il a soulevé le peuple, enseignant à travers la Judée et depuis la Galilée jusqu'ici. » Lorsque Pilate entendit parler de la Galilée, il demanda si l'homme était originaire de Galilée. Lorsqu'il comprit qu'il relevait de la juridiction d'Hérode, il le lui envoya, car ce dernier se trouvait à Jérusalem en ces jours-là.

Lorsque Hérode vit Jésus, il se réjouit beaucoup. Car il souhaitait depuis longtemps le voir, ayant entendu raconter beaucoup de choses à son sujet, et espérant voir quelque signe de lui. Il l'interrogea avec force paroles, mais Jésus ne lui répondit rien. Les princes des prêtres se tenaient là aussi et l'accusèrent honteusement de beaucoup de choses. Mais Hérode et les siens le méprisèrent et se moquèrent de lui en lui mettant un habit blanc, et le renvoyèrent à Pilate. Hérode et Pilate devinrent alors amis en ce jour, d'ennemis qu'ils étaient auparavant.

À la deuxième heure de la journée, alors que Jésus était revenu auprès de Pilate, celui-ci sortit et convoqua les princes des prêtres et du peuple pour leur dire : « Vous m'avez amené cet homme comme s'il était un fomentateur de troubles au sein du peuple, et je l'ai interrogé devant vous. Mais je ne trouve en cet homme rien de tout ce dont vous l'accusez. Ni Hérode,

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non plus, qui nous l'a renvoyé et qui n'a trouvé en lui aucun motif de condamnation à mort. Je vais donc le faire flageller et le laisser partir ». Le peuple se mit alors à crier : « Prends-le et crucifie-le ! » Pilate répondit : « Prenez-le vous-mêmes et crucifiez-le, car je ne trouve en lui aucun motif de condamnation ». Les juifs lui répondirent : « Nous avons une loi, et selon cette loi il doit mourir, car il se prétend le Fils de Dieu ». Lorsque Pilate entendit ces raisons, il prit peur. Il retourna au tribunal et dit à Jésus : « D'où es-tu ? » Mais Jésus ne répondit rien. Pilate lui dit alors : « Tu ne me parles pas ? Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te crucifier ou de te laisser aller ? » Mais Jésus lui répondit : « Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait pas été donné d'en haut. C'est pourquoi, ceux qui m'ont livré à toi, ont commis un plus grand méfait ». A partir de ce moment, Pilate chercha une occasion d'épargner la mort à Jésus. Lorsque les juifs s'en aperçurent, ils s'adressèrent à Pilate : « Si tu le laisses aller, tu n'es pas l'ami de César. Car quelqu'un qui se fait roi est l'adversaire de César. » Lorsque Pilate entendit cela, il prit encore davantage peur. Il fit sortir Jésus et le conduisit au siège où il rendait justice, au lieu appelé Lycostratos /1, en hébreu Gabbatha /2.

1. Sic !
2. Les mss lisent Golgata, de façon erronée.

Dieu a orné de multiples façons cette première Heure de l'Office de la journée. Car c'est à l'heure de Prime qu'il déposa le premier homme au Paradis, lui donnant sa grâce et son innocence. Il lui ordonna de travailler et de garder le Paradis, et lui défendit de manger du fruit de l'arbre. Le premier homme désobéit, grâce aux conseils concordants du diable et de la femme. Il fut ainsi expulsé du Paradis et jeté dans cet exil-ci avec tout ce qui s'ensuivrait.

La conscience bonne, pleine de grâce, est notre Paradis. Aussi longtemps que nous travaillons les vertus et que nous nous gardons du péché, nous plaisons à Dieu et nous vivons dans le Paradis de notre bonne conscience.

Le maître de maison sage sortit à l'heure de Prime embaucher des ouvriers pour un denier par jour, afin qu'ils travaillassent dans sa vigne. La vigne de Dieu est la sainte Église. Le denier à la journée est la grâce de Dieu que le Christ, gérant de la vigne, lui donne. Les ouvriers qui travaillent sans regarder à la récompense sont payés les premiers, car ils sont les premiers dans la grâce, et les plus proches du soir et du repos dans la gloire éternelle, que l'on achète avec le denier de la grâce. Celui qui persévère en elle, le Royaume de Dieu lui appartient.

C'est à l'heure de Prime que Jésus est allé au temple pour en expulser ceux qui achetaient et vendaient. Il leur dit : « Ma maison est une maison de prière ». C'est pourquoi, tous les avares et les cupides, qui sont au service du monde, ne peuvent plaire à Dieu, car ils ne peuvent ni prier ni adorer. Ils ne désirent que les choses de la terre.

Et c'est à l'heure de Prime du troisième jour après sa mort que le Christ

ressuscita de la mort,

notre allégresse à tous, immense.

Ce fut l'aube la plus joyeuse

qui jamais ne fût trouvée

lorsqu'en public, à ses bien-aimés il se montra.

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Si nous abandonnons le péché,

et, pour lui, vivons en toute vertu,

nous recevrons sa récompense.

L'Office de Prime contient deux heures :

ceux qui persévèrent en vertu,

vivront sans peur.

La première heure : vivre les commandements de Dieu,

et adhérer à lui avec amour,

de façon à ne rien désirer hors lui.

La deuxième heure : souffrir toute sa volonté :

l'on peut ainsi toujours monter en vertu,

et vivre sans affliction.

4.33 Tierce

Vient ensuite la troisième Heure parmi les sept, celle que l'on appelle Tierce, parce qu'elle correspond à la troisième heure de la journée. Elle se prolonge pendant trois heures, de Tierce à Sexte.

En la première heure de Tierce, Pilate chercha une occasion pour sauver Jésus de la mort. Lorsque les juifs s'en aperçurent, ils lui dirent : « Si tu le laisses aller, tu n'es pas l'ami de l'empereur, car celui qui se fait roi est l'adversaire de l'empereur. » Lorsque Pilate l'entendit, il prit encore davantage peur. Il fit sortir Jésus et le conduisit auprès du siège du tribunal où il siégeait pour rendre ses jugements, un lieu qui s'appelle Lycostratos, en hébreu Gabbatha /1. Lorsque les juifs virent Jésus, ils crièrent tous de concert : « Sors-le ! Sors-le ! En croix ! » Pilate répondit : « Vais-je crucifier votre roi ? Mais les princes du peuple répliquèrent : « Nous n'avons pas d'autre roi que l'empereur. » Les chefs des prêtres et les grands prêtres se mirent alors à accuser Jésus

1. Cf. la note précédente.

de beaucoup de choses, mais Jésus ne répondit rien, de sorte que le juge s'en montra très étonné. C'était vendredi, précisément à la sixième heure de la journée. Une coutume voulait que le juge relâchât un prisonnier au peuple, à la fête de Pâques, celui qu'ils voulaient. Or, il y avait alors un prisonnier du nom de Barabbas, accusé de meurtre. Pilate convoqua les juifs pour leur dire : « C'est la coutume de vous relâcher et d'amnistier un prisonnier à l'occasion de la fête de Pâques. Qui voulez-vous que je vous accorde, Barabbas ou Jésus qui s'appelle Christ ? » Ils crièrent tous ensemble : « Barabbas ! » Pilate leur répondit : « Que ferai-je avec Jésus qui s'appelle Christ ? » Ils crièrent tous : « Crucifie-le, crucifie-le ! »

À la quatrième heure de la journée, Pilate dit aux juifs cruels : « Quel mal a-t-il fait ? » Mais ils crièrent encore plus fort : « Il est à mettre en croix ». Lorsque Pilate vit que tout ce qu'il faisait ou disait ne servait à rien, mais que les cris redoublaient parmi la populace, il fit apporter de l'eau au vu de tout le peuple et s'essuya les mains en disant : « Vous le voyez, je suis innocent du sang de ce juste ! » Alors tout le peuple cria d'une seule bouche : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » Pilate rendit alors le jugement : que Jésus soit mis en croix, et Barabbas, libéré. Pilate le livra ensuite à ses serviteurs pour être flagellé. Ils emmenèrent Jésus à l'intérieur du tribunal, le dépouillèrent de ses vêtements et le fouettèrent de verges, faisant d'innombrables plaies sur son corps béni.

À la cinquième heure de la journée, ils emmenèrent Jésus dehors, devant le peuple, et Pilate leur dit : « Voici l'homme ! «  Mais ils crièrent tous : « À bas ! À bas ! Crucifie-le ! 

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Crucifie-le ! » Ils rassemblèrent ensuite toute la populace devant lui, le revêtirent d'une robe de pourpre, le couvrirent d'un manteau de coccinus, d'un rouge flamboyant aux reflets d'or, et lui tressèrent une couronne d'épines qu'ils lui mirent sur la tête. Ils lui donnèrent un jonc de roseau dans les mains, s'agenouillèrent devant lui et lui dirent insolemment : « Je te salue, roi des juifs ! ». Ils lui crachèrent au visage et, avec le jonc de roseau, ils le frappèrent à la tête, de sorte que le sang coulait jusqu'à terre. Lorsqu'ils se furent suffisamment moqués de lui, ils lui enlevèrent le manteau et la robe de pourpre, et lui remirent ses vêtements. Ils lui chargèrent ensuite les épaules de la croix et le conduisirent dehors, au lieu du Calvaire où ils devaient le mettre en croix.

En cette Heure de Tierce, Jésus veut que nous le suivions à l'intérieur du tribunal de notre conscience pour examiner, reconnaître, corriger, mépriser et haïr tout ce qui est péché en nous ; pour remarquer aussi et fuir tout ce qui est apparence de sainteté, sans pratique des vertus. Nous nous présenterons devant la vérité éternelle, en toute simplicité et sans feinte, pour nous juger nous-mêmes, nous accuser et confesser tous nos péchés et défauts devant Jésus, notre juge et Grand Prêtre, devant son Père céleste, ainsi que devant notre confesseur qui tient la place de Dieu. Si nous regrettons nos péchés et si nous nous en repentons, nous devons croire, espérer et avoir une ferme confiance dans la clémence de Dieu. Nous nous livrerons volontiers à une pénitence, sous la justice de Dieu, en nous mettant plus bas que tous les pécheurs qui nous haïssent, nous calomnient, nous jugent, nous persécutent et nous flagellent, et qui nous volent notre honneur et notre bien. Nous nous mettrons plus bas que les esprits damnés et que les hypocrites qui désirent leur propre gloire et qui nous méprisent, et plus bas que toutes les créatures qui nous tourmentent. Il nous faut supporter cela, nous taire et patienter, pour la gloire de Dieu et en pénitence pour nos péchés. Nous ne haïrons ni ne mépriserons personne, quoi que l'on nous fasse, mais nous souffrirons tout à cause de Dieu. Cela est tout à l'avantage de l'amour. Regarde, c'est ainsi que nous suivrons Jésus et que nous lui ressemblerons en nos souffrances ; c'est ainsi que nous vivons en lui, et que lui vit en nous. Il nous enverra son Esprit qu'il donna à ses disciples, à cette Heure de l'Office, à la troisième heure au jour de Pentecôte.

4.34 Sexte

Vient ensuite la sixième heure du jour de la Passion de notre Seigneur, celle qui s'appelle midi dans notre Office des Heures. Les soldats de Pilate et les serviteurs des juifs se saisirent alors de Jésus et le conduisirent dans un lieu impur, appelé Calvaire, où l'on avait coutume de mettre à mort les criminels. Parce que Jésus était le premier prêtre de la chrétienté, il voulut que l'on prépare l'autel sur lequel il allait célébrer le sacrifice suprême et l'offrande la plus noble qui fût jamais présentée ou qui pourrait jamais être présentée à l'avenir. Cette offrande est le commencement, la fin et la cause de notre béatitude. Les soldats firent ensuite percer trois trous dans la croix de notre Seigneur. Ils tenaient trois clous grossiers, guère plus gros qu'un doigt d'homme. Ils dépouillèrent Jésus de ses vêtements et le mirent tout nu. Puis, ils le déposèrent sur le bois de la croix et, à l'aide

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d'un clou enfoncé dans le trou inférieur, ils clouèrent ses deux pieds à la croix. Ils étirèrent ensuite ses mains et ses bras, comme on étire un drap sur un châssis. À travers chaque main ils passèrent un clou grossier, de chaque côté de la croix. Ils le soulevèrent ensuite en l'air et le placèrent au milieu des deux assassins. Avec le sang précieux qui ruisselait de ses mains et de ses pieds, il bénit et consacra l'autel de la croix sur lequel il servit Dieu et s'offrit lui-même jusque dans la mort.

Les soldats partagèrent ensuite ses vêtements en quatre parts, une pour chacun d'eux. Quant à la tunique tissée sans couture, ne voulant pas la déchirer, ils jetèrent le sort pour savoir à qui elle reviendrait.

Pilate fit ensuite écrire un écriteau, contre la volonté des juifs, à mettre au-dessus de la tête de Jésus : « Jésus de Nazareth, roi des juifs ». Les prêtres et les anciens du peuple se postèrent ensuite devant la croix de notre Seigneur et, de là où ils se trouvaient, lui crachèrent au visage en disant : « Eh ! Toi qui détruis le temple de Dieu et qui le reconstruis en trois jours, si tu es le Fils de Dieu, descends d'ici, et nous croirons en toi ! » Ils disaient entre eux : « Il en a guéri d'autres, mais il ne peut pas se sauver lui-même ! S'il est le Fils de Dieu, que Dieu le sauve s'il le veut ! Roi d'Israël, descends de la croix, et quand nous l'aurons vu, nous croirons ! » Le soleil abandonna alors ses rayons et l'air devint obscur dans le monde entier. Ils lui infligèrent bien plus de mépris et d'insultes, en paroles et en gestes, mais lui garda le silence et ne répondit même pas une seule parole. Il se tenait là, cloué à la croix par les mains et les pieds, et son désir était de sauver tous ceux qui chercheraient la grâce auprès de lui.

4. 341 Le Testament de Jésus

Autour de la septième heure, Jésus voulut rédiger son testament car il était de plus en plus proche de la mort. Il leva les yeux au ciel et offrit à son Père céleste, en humble obéissance, son être de créature en louange et en action de grâce : sa vie et tout ce qu'il avait reçu. Il montra à ses anges qu'il était le Fils de Dieu, Dieu et homme, élevé au-dessus de tout ce que Dieu créa, mais qu'il était, selon son humanité, un serviteur comme eux, afin de servir Dieu et tous les hommes, pour la gloire de Dieu. Cela leur causa une nouvelle joie qu'ils ne connaissaient pas auparavant, et fut à l'origine d'un nouveau testament qui leur restera éternellement.

Il nous a aimés avant que nous n'existions, et c'est pourquoi il nous a créés à son image et à sa ressemblance, afin que nous l'aimions éternellement en retour. Cela nous a valu, à nous aussi, un testament nouveau et éternel qui nous rend saints et bienheureux. Il nous a montré dans les faits qu'il est semblable à tous les hommes quant à ses besoins corporels. Car il a créé le ciel, la terre et toutes les créatures réunies pour répondre aux besoins de tous les hommes, afin qu'ils l'aiment, lui seul, et qu'ils le servent au-dessus de tout, et qu'ils puissent bénéficier d'eux-mêmes et de toutes les créatures, et les mettre au service de sa louange, afin que vie éternelle s'ensuive.

Avec sa propre personne, il a montré un amour plus grand encore pour tous les hommes. Car il est descendu du ciel supérieur jusque dans notre exil, et il a pris sur lui la nature de tous les hommes. Il nous a ensei-

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gnés par sa vie et par sa peine jusqu'à la mort à cause de nos péchés, afin que nous fuyions le péché jusqu'à la mort et que nous l'aimions et gardions ses commandements. Jésus, homme et Dieu, aime et souhaite que le monde entier soit bienheureux, car il veut que tous les hommes soient sauvés et qu'aucun ne se perde. Ceux qui veulent ce qu'il veut seront tous sauvés. C'est pourquoi il a donné une volonté libre à tous les hommes, ainsi qu'une nature raisonnable et un penchant de nature vers leur origine qui est Dieu.

C'est là un testament éternel de Dieu, mis en pratique dès le commencement du monde, concernant les anges et les hommes. En son temps, Jésus a renouvelé ce testament, et il a envoyé ses apôtres, ses docteurs et ses prophètes dans le monde entier pour qu'ils témoignent et enseignent qu'il reviendra, comme rédempteur et sauveur du monde entier et de toutes les créatures. Ceux qui veulent croire librement en lui, être baptisés dans sa mort, lui faire confiance, l'aimer et le servir, sont tous sauvés. Car il est le Fils de Dieu, et sa grâce est offerte à tous ceux qui veulent s'approcher de lui. Mais les incroyants et ceux qui le méprisent, lui et son Père du ciel, ainsi que les lois de la chrétienté et les commandements de Dieu, qui servent le monde, le péché, le diable et leur chair, et qui restent et meurent en cet état, sont tous damnés. Celui qui choisit le Christ avec amour, a été lui-même choisi ; mais qui le méprise est perdu. Voilà le testament de Jésus, qu'il a laissé pour tous dans le monde entier.

Aux jours où Jésus acheva son testament, l'établit, le confirma et le scella par sa mort, il le fit en présence de nombreux notaires venant de tous les pays et de toutes les langues, car on célébrait alors la plus grande fête de toute l'année. Ceux-ci observèrent et mirent par écrit la Passion de notre Seigneur, le grand miracle qu'ils contemplèrent et comment tout s'était passé en ces jours-là. Mais tous leurs écrits n'ont pas été acceptés dans la sainte Église /1, hormis l'évangile écrit par les quatre évangélistes, qui est proclamé, prêché et révélé au monde entier, et qui est reçu avec foi dans toute la sainte chrétienté.

4.3411 Les six classes de pécheurs présents d la Passion, et encore aujourd'hui

Fais maintenant attention et comprends bien, si tu veux vivre pour Dieu et garder le testament de notre Seigneur. Le jour où Jésus est mort pour nos péchés, il y avait six catégories de pécheurs qui péchaient contre Dieu et contre Jésus, et cela de six manières.

Les trois premières catégories de pécheurs ont reçu grâce et pardon de leurs péchés, par la mort du Seigneur. Les pécheurs des trois autres catégories, qui ont méprisé Jésus et sa mort et qui ont persévéré ainsi, ont tous été damnés. Fais maintenant attention, choisis et conseille-toi toi-même comme il faut, pour savoir dans quelle catégorie tu veux vivre et mourir. En effet, ces six catégories de pécheurs, avec les six façons de pécher, dominent encore en ce monde, aussi longtemps que Dieu veut le permettre.

- Les disciples

La première catégorie de ceux qui péchèrent contre notre Seigneur furent ses disciples qui s'enfuirent lorsque les serviteurs des juifs se saisirent de lui et le ligotèrent. Ils possédaient cependant un esprit d'attachement sensible à l'humanité de notre Seigneur, leur permettant d'abandonner et de mépriser tout

1. Allusion aux apocryphes.

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afin d'être avec lui. Mais leur peur et leur angoisse étaient très grandes, leur coeur et leurs sens étaient tombés dans le régime des images et des intermédiaires/1, refroidis par la peur de mourir ; et c'est ainsi qu'ils tombèrent. Leur attachement ne périt pas pour autant dans la totalité de leur coeur, mais il continua sans cesser, car leur chute avait été permise par Dieu, à cause du fruit qui en adviendrait par la suite. L'esprit de la force de Dieu, qui triomphe de tout, leur fit défaut. Leur foi douta, car l'esprit de la sagesse de Dieu, qui éclaire toute chose, leur fit défaut. Leur manqua aussi l'esprit de la charité parfaite qui consume et chasse toute crainte. C'est ainsi qu'ils demeurèrent dans la peur et le souci jusqu'au jour de la Pentecôte, lorsqu'ils reçurent le Saint-Esprit. Bien qu'ils eussent abandonné Jésus, lui ne les abandonna pas. Au contraire, il resta avec eux et leur envoya des anges et des messagers, et se montra à eux de nombreuses manières. Eux demeuraient toujours dans l'espérance et la paix, attendant le Saint-Esprit, le Consolateur de l'éternelle béatitude, qu'il leur avait promis.

1. Pour Verbeelt ende vermiddelt.

La première catégorie de pécheurs, pour lesquels Jésus est mort par amour, est celle des hommes de bonne volonté. Ils suivent Jésus avec une visée et un amour sans feinte, ils sont simples, innocents, doux et humbles de coeur. Lorsqu'ils tombent dans le péché, c'est parce que leur amour est infirme, ou à l'occasion de grandes tentations, ou par peur de la mort, ou entraînés par leur mauvais entourage. Mais ils ne peuvent rester longtemps dans le péché, car la sainte Écriture les réprimande et les corrige du dehors, tandis que le Saint-Esprit les appelle et les réveille au-dedans de leur coeur. Ils se sentent comme s'ils avaient bu un poison, et ne pourraient trouver ni repos ni répit avant de s'en être soulagé.

- Les soldats de Pilate et les serviteurs des Juifs

Vient ensuite la deuxième catégorie de pécheurs qui ont péché contre Jésus au jour de son martyre : les soldats de Pilate et les serviteurs des juifs, qui se saisirent de Jésus, le ligotèrent, le flagellèrent, le crucifièrent et le firent mourir. Mais ils étaient contraints par leurs chefs, et ils le firent avec compassion et malgré eux, non sans se demander, avec crainte, s'il n'était pas le Fils de Dieu. C'est pour eux que Jésus implora son Père du ciel, parce qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Il fut exaucé, car ils reçurent la grâce après sa mort. Mais quant à ceux qui savaient fort bien qu'ils agissaient mal, rusés et pleins de haine qu'ils étaient, sans crainte et malfaiteurs, qui flagellèrent Jésus, le frappèrent, le mirent en croix et à mort, sans la moindre compassion, pour ceux-là Jésus ne demanda pas qu'ils reçussent grâce.

Cette détestable catégorie existe encore parmi nous aujourd'hui : ce sont ceux qui, sans craindre ni mort ni enfer, persécutent les hommes bons, les fustigent et s'emparent d'eux, prennent et volent tout ce qu'ils peuvent saisir. Voilà le monde méchant qui méprise Jésus et ses membres, et pour lequel Jésus n'a pas prié. Car ils ne sont pas capables de recevoir la grâce de Dieu. Après cette vie les attendent les souffrances de l'enfer et une affliction éternelle.

- Les deux larrons crucifiés avec Jésus

À la troisième catégorie de pécheurs appartiennent les larrons qui ont été crucifiés avec Jésus, car Jésus tenait à mourir au milieu

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de deux brigands, lui qui ne méprise aucun pécheur. Il n'est pas venu pour les condamner mais pour les sauver tous. Il appelle tous les pécheurs à la pénitence et à sa grâce, car sa mort pèse plus lourd que l'ensemble des péchés, et elle donne la vie éternelle à tous ceux qui gardent confiance au sujet de leurs péchés, qui font pénitence et qui croient en lui.

Le larron qui était suspendu à la gauche de notre Seigneur était méchant et cruel. Il méprisa notre Seigneur et aurait encore ajouté à ses péchés s'il avait pu vivre plus longtemps, car il ne possédait pas de véritable repentir ni la volonté de ne plus pécher. Il ne croyait pas que Jésus fût le Fils de Dieu. Il jeta sur lui un regard méchant et dit avec un coeur insolent : « Si tu es le Fils de Dieu, sauve-toi toi-même et nous avec ». Jésus garda le silence et ne lui répondit pas. Car sa prière n'était ni spirituelle, ni bonne, ni raisonnable. L'autre larron, au contraire, qui était suspendu à la droite de Jésus, se repentit de ses péchés. Il blâma son compagnon et dit : « Tu ne respectes donc pas Dieu, puisque tu es sujet à une même condamnation. Car nous recevons le salaire de nos oeuvres, mais lui n'a fait aucun mal. » Il se tourna ensuite vers Jésus et lui dit d'un coeur humble et d'une voix éplorée : « Seigneur, souviens-toi de moi lorsque tu entreras dans ton royaume ! » Jésus le regarda comme un ami qui l'était depuis toujours, fidèlement et en vérité, et lui dit : « Dès aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis ! » L'un des pécheurs fut ainsi justement reçu dans la miséricorde de Dieu, tandis que l'autre fut abandonné par Jésus à sa justice.

Cette catégorie méchante de pécheurs est restée encore parmi nous aujourd'hui. Il s'agit des mécréants qui ne respectent pas Dieu, ne craignent pas l'enfer et n'espèrent pas le Royaume des cieux. Ils se moquent de sa Passion, de sa mort et de son martyre par leurs jurons méchants et malséants, par leurs comportements impudiques au-dedans comme au-dehors, par leurs oeuvres mauvaises et leurs paroles grossières. Ceux qui demeurent en cette mort, sans repentir ni confession, n'obtiendront jamais la grâce.

- Les prêtres, les scribes et les anciens

La quatrième catégorie de ceux qui péchèrent contre notre Seigneur furent les grands prêtres et les prêtres des juifs, les scribes et les anciens du peuple. Tous passaient à l'extérieur pour des personnes spirituelles et des disciples de Moïse qui les avait fait sortir d'Égypte par la puissance de Dieu. Ils étaient orgueilleux, désobéissants, rusés, cruels, avares et cupides. Ils adorèrent le veau d'or qu'ils avaient fabriqué, les idoles des païens et les veaux que Jéroboam, roi d'Israël, fit faire. Ils méprisèrent Moïse et Aaron, ainsi que la loi de Dieu pour observer les lois des païens. Ils méprisèrent les prophètes qui leur apprirent et prêchèrent la venue de notre Seigneur Jésus-Christ, avec tout ce qu'il allait souffrir et supporter de leur part. Mais ils ne voulurent point être enseignés ni réprimandés à cause de leurs péchés. Par haine et envie, ils achetèrent Jésus pour le mettre à mort - ce qu'ils firent - parce que sa vie et sa doctrine leur étaient contraires.

Il y avait, cependant, des prélats et des prêtres bons en ce temps-là, ainsi que beaucoup d'hommes bons qui vivaient bien selon la loi juive. Il en va de même à notre époque. On y trouve encore beaucoup de prélats et de

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prêtres bons, et beaucoup d'autres personnes bonnes, qui sont disciples du Christ et imitateurs des apôtres en leur vie, leurs paroles et leurs oeuvres. Mais on trouve aussi beaucoup d'autres prélats, prêtres et religieux qui ont à gouverner l'Église et qui vivent du patrimoine que le Christ a acheté par sa mort, mais qui néanmoins méprisent le Christ, sa vie et son enseignement, et qui servent consciemment et volontairement le diable, le monde et leur chair. Ils connaissent cependant bien les saintes Écritures, mais ils ne possèdent pas l'Esprit de Dieu. Ils ressemblent ainsi à Judas. Ils ne croient pas, ils sont opposés et infidèles à Dieu, car ils aiment l'argent, l'or et la souveraineté sur le monde plus que Dieu. Ce sont là leurs idoles à qui ils rendent leur culte /1 nuit et jour. Tout ce qu'ils sont en état de faire, et même davantage, est à vendre au bénéfice des riches qui apportent de l'argent. Les choses n'étaient pas ainsi au commencement de la foi chrétienne, lorsque le Christ, ses disciples et beaucoup de saints papes, d'évêques, de prêtres et de saints méprisaient le monde et suivaient le Christ, prêchant, enseignant et vivant la vérité et la foi chrétienne dans l'univers entier. Ils étaient humbles, remplis de charité et patients en toute souffrance. Ils étaient méprisés et haïs dans le monde entier. Ils étaient bons et fidèles envers tous. Ils intercédaient pour leurs amis et leurs ennemis, pour ceux qui les persécutaient et qui les mettaient à mort. La persécution était générale et s'est prolongée pendant plusieurs années, mais Dieu opérait à travers eux des signes, des miracles et des prodiges si impressionnants que leurs ennemis devaient reculer. En effet, il ouvrit les yeux des empereurs, des rois et des princes de la terre afin qu'ils comprennent la vérité, embrassent la foi et se laissent baptiser dans la foi chrétienne. Ils accordèrent ensuite beaucoup de liberté à la sainte Église, et ils couvrirent d'honneurs les prêtres et le sacerdoce au-dessus de tous les autres états. Ils fondèrent des églises et des couvents, accordant de nombreuses dignités et des rentes à ceux qui servaient Dieu. La religion devenait importante et objet de grande vénération, et la sainte Église croissait, fleurissait et produisait de grands fruits de sainteté et de vertu. Aussi longtemps que les prélats de la sainte Église et les prêtres furent humbles et aimèrent la pauvreté, même s'ils n'étaient pas réellement pauvres, et aussi longtemps qu'ils vécurent pour le Christ, l'aimant et le servant au-dehors et au-dedans, c'est le Christ qui régnait au-dessus d'eux, et la sainte Église était en honneur et en paix avec tous les hommes.

Mais depuis que les prélats et les prêtres se mettent en valeur et se complaisent en eux-mêmes, grâce aux richesses et aux honneurs qu'on leur accorde, et qu'ils méprisent Dieu et son service, c'est Satan qui règne au-dessus d'eux. Car ils sont devenus orgueilleux, avares et cupides, et sans pitié pour leurs sujets, comme je l'ai rappelé plus haut. Ils achetèrent et vendirent l'héritage du Christ, comme cela se passe encore aujourd'hui. La simonie règne partout : évêchés, abbayes et riches dignités doivent être achetés. L'argent et l'or ont grand pouvoir, par les temps qui courent. Le denier est plus puissant que Dieu, que le droit, que la grâce, et plus puissant que les commandements de Dieu.222

1. Pour Oefenen.

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Les bons prêtres sont des vases sacrés, remplis de dons célestes au-delà de toute mesure, car ils sont purs d'âme et de corps, sobres, mesurés en tous leurs besoins. Ils sont tout ordonnés au service de notre Seigneur et portent l'image du Christ dans leur coeur. Chaque jour, ils s'occupent dans leurs pensées avec sa Passion, sa mort, sa fidélité et son amour. Ils sont médiateurs entre les pécheurs et Dieu, remplis de pitié et de bonté pour tous ceux qui en ont besoin. Ils offrent Jésus torturé et en appellent au Dieu tout-puissant, avec une dévotion intime, pour tous les besoins et nécessités de la sainte chrétienté. Ils ne cherchent à plaire à personne pour recevoir consolation ou réconfort, ni aucune chose matérielle, mais ils désirent pour tous la gloire de Dieu et le bonheur de tous les hommes. Le Christ leur a confié le trésor et les rentes de la sainte Église, à savoir les sept sacrements, pour les distribuer et les donner à tous ceux qui en ont besoin, selon la manière et l'ordonnance de la sainte chrétienté, sans les vendre ni réclamer de salaire en échange. Car il s'agit des dons opulents de Dieu que le Christ a accordés et laissés à son peuple dans la sainte Église, qui sont la loi et l'ordonnance d'une vie sainte et de moeurs respectables dans tous les états de vie. Les bons prêtres sont le miroir de la sainte Église et de tous ceux qui souhaitent vivre raisonnablement et convenablement. Car ils donnent le bon exemple devant leurs yeux, la bonne parole à leurs oreilles, et la réputation d'une sainte vie à leur odorat. Le Saint Sacrement a une saveur exquise dans la bouche de qui est en bonne santé. Ils donnent aussi une nourriture et un breuvage : la chair et le sang du Christ, aux âmes nobles, c'est-à-dire à ceux qui en ont faim et soif, qui y aspirent, qui soupirent après et qui sont blessés d'amour. Car la nourriture et le breuvage éternels gardent en bonne santé un esprit qui aime. Ceux qui aiment Dieu sont toujours joyeux et doux d'esprit. C'est pourquoi toute chose coopère à leur bien. En compagnie des anges et de tous les saints, vénérons et adorons donc le Christ et son Père céleste, pour être à jamais gardés de ce qui nous serait occasion de ravage éternel. Voilà la règle des bons prêtres. Ceux qui vivent à l'opposé de cela pourront bien dormir trop longtemps /1.

1. Proverbe moyen-néerlandais, rendu par Surius : superf ui et miserisunt : sont en trop et misérables.


-Hérode et Pilate

La cinquième catégorie de pécheurs, constituée par ceux qui livrèrent et mirent à mort notre Seigneur, fut celle de deux rois païens et d'un juge hypocrite qui lui aussi était païen. Le premier de ces rois était Hérode, qui régnait en Judée et à Jérusalem au nom de l'empereur, au moment de la naissance de Jésus. Lorsqu'il entendit parler de la naissance du roi des juifs, il en fut grandement troublé, et tout son peuple avec lui. Il craignait, en effet, de perdre ce règne parce qu'il était un étranger et que celui-ci ne lui appartenait pas de droit. Et lorsqu'il apprit que le Christ naîtrait à Bethléem, la cité de David, de la tribu de Juda, il attendit encore un court moment, et envoya ensuite ses soldats, ses serviteurs et ses gens pour mettre à mort, à Bethléem et dans ses environs, tous les jeunes garçons en dessous de deux ans. Hérode fut ainsi le premier à chercher et à vouloir mettre à mort Jésus, après sa naissance. Vint ensuite son fils, qui portait lui aussi le nom d'Hérode, qui était roi de Galilée, au moment de la Passion et de la mort du Christ à cause de nous. C'est lui qui fit

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mourir saint Jean-Baptiste à cause de sa vertu et de sa justice. Lui aussi qui, après la mort du Christ, fit mettre à mort saint Jacques, l'apôtre qui était le frère de saint Jean l'évangéliste. Lorsque Pilate mit la main sur le Christ, il l'envoya tout ligoté à cet Hérode pour voir ce qu'il lui ferait. Mais Hérode le lui renvoya, ligoté, en le bafouant et en se moquant de lui, afin qu'il le fit mettre à mort. C'était là le second roi Hérode, roi de Galilée, qui livra le Christ pour le faire mettre à mort.

Cette méchante catégorie de pécheurs régna pendant de longues années, après la mort du Christ, parmi les empereurs, les rois, parmi les païens comme parmi les juifs, chez tous ceux qui persécutèrent le Christ et tous ceux qui crurent en lui jusqu'à la mort.

4.3412 Les dons spirituels accordés aux hommes bons

Le Christ, la Sagesse éternelle du Père, a bien ordonné toute chose au ciel et sur la terre. Il a partagé son Royaume entre les méchants et les bons. Aux méchants, qui sont ses ennemis, il a laissé la terre avec toutes les richesses du monde. Car ils sont ses frères bâtards, nés dans la nature humaine, comme lui aussi l'est selon son humanité. Mais ils sont les messagers et les serviteurs de l'Antéchrist. Ils sont sans pitié et sans scrupule pour le Christ, leur frère, et pour ses serviteurs. C'est pourquoi, à ces derniers, qui croient en lui et le servent, il a donné et promis le Royaume des cieux, Royaume orné de lui-même et de toute sa gloire. En plus, il les a ornés et remplis de dons spirituels de nombreuses façons, ceux qui le servent et lui appartiennent en ce temps-ci.

- La foi, la sagesse et trois modes de làmour

Le premier don qu'il accorde à ses élus est celui d'une foi véritable, exempte de doutes. La foi chrétienne est le fondement de toute sainteté et de toute vertu. Celui qui aime Dieu et qui croit en lui, ressent en son esprit une béatitude inébranlable que personne ne peut lui enlever.

Le deuxième don spirituel que Dieu accorde à ses bien-aimés est la sagesse céleste qui enseigne toute vérité. Elle donne de mépriser le monde et tout ce qui pourrait entraver et faire empêchement, ou qui pourrait entreposer des images au moment de se recueillir, d'aimer et de reconnaître Dieu et d'être établi en lui en totale simplicité /1.

1. Pour Eenvuldigber sempelbeit.

Le troisième don est celui de la force intérieure qui triomphe de tout attachement sensible et désordonné. Celle-ci accorde trois modes d'aimer qui élèvent l'homme à Dieu et qui l'ornent et le perfectionnent dans tous les modes de la vertu et de la sainteté, selon la très chère volonté de Dieu.

- Le premier mode : l’attachement sensible

Le premier mode consiste en un attachement sensible à Dieu, qui méprise tout plaisir et saveur avec tout ce qui est désordonné lorsqu'on est occupé de cet attachement sensible envers Dieu. Il situe l'homme dans l'humble abaissement et dans un déplaisir le concernant, et le fait crier avec un désir intime : • Seigneur, aide-moi à t'aimer -. Plus il crie et désire, plus il aime ; plus il sent l'envie d'aimer, plus il savoure. Plaisir et saveur traversent le coeur et les sens, l'âme et le corps. Dieu réclame et ordonne à tous les hommes de l'aimer. Ceux qui entendent sa voix et qui lui obéissent, répondent : - Seigneur, donne-

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moi ta grâce, et aide-moi pour que je puisse t'aimer ! » Celui qui aime n'est pas un mercenaire, il ne cherche ni salaire ni gain, mais il aime parce qu'il aime /1. Plus nombreux sont les dons qu'il reçoit de Dieu, plus pauvre il est, car tous les dons de Dieu réclament le don en retour. Plus il mange de nourritures célestes, plus il a faim ; plus il boit, plus il a soif. Plus il savoure, plus forte est l'envie. Car l'âme qui aime demeure vide, ni apaisée ni rassasiée, mais le fait de recevoir et de rendre est un début dans les moeurs de l'amour. Le flot des dons est si grand qu'il déborde sur la vie des sens. Mais ceux-ci ne peuvent supporter les délices de l'âme, de sorte que le coeur qui aime désire mourir pour la gloire de Dieu et pour le bénéfice de la sainte chrétienté. La vie des sens est ivre et ne possède pas de jugement, mais plus elle est enivrée plus l'entendement raisonnable est sage et éclairé. L'âme méprise toute volonté propre et dit : « Seigneur, fais avec moi tout ce que tu veux », car elle ne choisit ni de vivre ni de mourir, ni rien de ce qui lui est propre. C'est alors que les sens défaillent dans les délices, les sentiments, et dans le plaisir, et qu'ils tombent en impuissance, car ils ne peuvent s'emparer du flot de la grâce de Dieu. L'âme raisonnable s'oublie elle-même et chacune des vertus en particulier, et se prosterne devant la dignité de Dieu. Elle ne connaît rien d'autre en dehors de l'attachement sensible à Dieu et à sa dignité.

1. Réminiscence de saint Bernard : Sermon sur le Cantique des cantiques, 83, 4.

Voilà le premier mode dans les occupations de l'amour qui sont le propre de la vie spirituelle. Tout ce que Dieu est en mesure de donner sans se donner lui-même, elle l'estime comme rien, car elle s'est quittée elle-même et a abandonné toutes choses pour en préférer une seule, mais qui se dérobe à elle.

- Le deuxième mode : l'humble abaissement

C'est alors que commence le deuxième mode dans les occupations de l'amour. L'Esprit de Dieu parle ainsi dans l'âme qui aime :  « Donne-moi, et je te donne ! » L'âme tombe alors dans un humble abaissement d'elle-même, en dessous de tout ce qui a été créé, pour dire : « Seigneur, non pas ma gloire, mais que la tienne s'accomplisse ! » L'humble abaissement, voilà la demeure de Dieu avec tous ses dons. Il montre ensuite à l'âme qui aime sa hauteur éternelle, plus haute que tous les dons et que toute créature.

Celui qui veut vivre selon le conseil de Dieu, au-delà des commandements, doit se renoncer lui-même et s'abandonner au-dessous de toutes les créatures dans l'humble abaissement dans lequel le Christ a vécu, et dans lequel nous devons vivre avec lui. La vie du Christ était, et est encore, humble abaissement. Qui vit pour le Christ, vit selon l'esprit de force, il surmonte tout et reste immobile en son fond, quelles que soient les circonstances, agréables ou désagréables, profitables ou désastreuses. Il ne méprise personne, mais aime à être méprisé lui-même. Il porte et supporte tout, sans en avoir le coeur /1 ému. Le Christ habite en lui, produit en lui des fruits considérables de vertus et lui montre son élévation infinie, là où il habite avec le Christ en Dieu, au-delà de tous les dons, de toutes les vertus et de toute créature.

1. Ici pour Moede.

L'occupation qui appartient à ce mode est la louange, l'action de grâce, le respect et la

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vénération pour Dieu, ce que l'âme est incapable d'accomplir. Car son esprit défaille en amour et meurt en Dieu ; elle s'anéantit, tout en renouvelant sans relâche la même occupation, sans jamais l'interrompre. Voilà le mode le plus élevé de l'amour et des occupations par rapport à Dieu : dans l'humble abaissement l'âme surmonte le monde et tous les péchés. Car le Christ vit en elle avec son esprit de force, et elle-même vit dans une hauteur infinie avec le Christ en Dieu, tandis qu'elle ressent en elle-même une béatitude inébranlable. Voilà le deuxième mode de l'amour parfait, selon la très chère volonté de Dieu, un mode qui dure toujours et ne peut finir, en ce temps-ci et pour l'éternité.

- Le troisième mode : l'unité et l'altérité avec Dieu dans l’amour

Vient ensuite le troisième mode de l'amour qui est caché à tous ceux qui n'ont pas été anéantis dans les occupations de l'amour. L'Esprit de la sagesse de Dieu s'y révèle et y montre et donne de ressentir, d'une part ce qu'est l'unité en amour avec le Christ en Dieu, d'autre part ce qu'est l'altérité lorsqu'on se tient avec le Christ devant la face de Dieu en éternelle vénération. L'unité en amour ne peut devenir altérité, et l'altérité ne peut devenir unité, les deux se trouvant ainsi départagées dans le même Esprit. L'altérité est bienheureuse lorsqu'elle se tient devant la face de Dieu, le regardant avec un éternel respect. L'unité dans l'amour avec Dieu est, elle aussi, béatitude : repos et fruition pour toujours. Voilà le mode le plus élevé que l'on puisse ressentir en ce temps-ci, par la grâce et la bienveillance de Dieu. Il sera parfait et éternel, avec Dieu, dans sa gloire.

4.3413 La vie des fils légitimes de Dieu

Tous ceux qui sont nés de Dieu sont des enfants, des héritiers et des fils légitimes de Dieu. Ils ont été baptisés dans le Saint-Esprit, dans le sang vivant de notre Seigneur Jésus-Christ. Ils sont ainsi nés une deuxième fois et vivent avec le Christ en Dieu.

- Leur lutte avec les bâtards

Les bâtards, au contraire, qui sont nés de la chair et du sang, sont des fils bâtards de Dieu. Bien qu'ils soient nés en vue du Royaume de Dieu, ils méprisent Dieu et le Royaume des cieux, et préfèrent le monde et tout ce qui est périssable. Car ils ne sont pas renés du Saint-Esprit. Ils ne peuvent donc pas voir le Royaume de Dieu, ni y entrer, car ils méprisent et haïssent les fils légitimes qui sont nés de Dieu.

Tu peux le constater depuis le commencement du monde. Adam avait deux fils dont le mauvais haïssait le bon pour sa vertu. Abraham avait, lui aussi, deux fils dont Ismaël, le bâtard, haïssait Isaac, le fils légitime. Isaac avait aussi deux fils : Ésaü et Jacob. Or, Ésaü haïssait et méprisait Jacob pour sa vertu. Jacob avait de nombreux fils qui haïssaient et méprisaient Joseph pour sa vertu.

Les bâtards luttent et combattent entre eux pour le royaume du monde. Un roi combat l'autre, l'un se dresse contre l'autre, une tribu contre l'autre, un voisin contre son voisin, un homme contre un autre homme. Les puissants et les riches ont des enfants bâtards, des fils et des serviteurs, mais ils méprisent souvent l'innocent sans raison, en parlant ainsi à leurs bâtards et à leurs serviteurs : « Va et coupe-lui le pied, ou la main, perce-lui les yeux, prends-lui tout ce qu'il possède C'est là la vie des bâtards qui sont puissants et

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riches au-dessus des autres hommes. Ils sont cruels et sans pitié tels des démons. C'est à peine s'ils chercheront ou trouveront grâce.

- Leur désœuvrement

Les fils légitimes de Dieu, qui sont nés de Dieu, ne commettent d'injustice envers personne. Ils sont intègres, souffrent et supportent tout ce qu'on leur inflige. Ils prient et intercèdent pour leurs ennemis et pour le salut de tous les hommes. C'est ainsi qu'ils vivent en paix et en repos avec Dieu, dans le temps et l'éternité. Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes dans la volonté même de Dieu, et qui sont morts à tout ce qui leur est propre dans la très chère volonté de Dieu, ont trouvé en lui vie éternelle et béatitude sans fin. Ils sont élevés au-delà de tout ce qui les détournerait de Dieu ou les tournerait vers lui, au-delà de toute vertu et de toute occupation d'amour, dans un désoeuvrement sans images. C'est là qu'ils ont reçu l'opulence sans fond et une liberté sans contrainte, de sorte qu'ils sont en mesure de sortir d'eux-mêmes vers toute oeuvre bonne, de se recueillir en eux-mêmes en toute vertu et occupation d'amour, pour y demeurer, habitant au-dedans, immobiles, affermis avec Dieu, en unité d'amour que personne ne peut leur enlever.223 Car ils habitent en Dieu, et Dieu habite en eux, de sorte qu'ils sont assurés de la vie éternelle. Car ils se sont écoulés au-delà d'eux-mêmes, dans l'amour, en une éternelle perte de soi, que personne ne peut rejoindre. Ils y sont assurés de la vie éternelle, que personne ne peut leur enlever. Ils ne peuvent tomber en péché mortel à cause de l'habitation de Dieu qu'ils expérimentent en eux, en laquelle ils sont établis et qu'ils ressentent nuit et jour. Tous leurs péchés véniels sont consumés dans le recueillement amoureux en Dieu, où ils sont établis sans entraves, en unité d' amour avec Dieu, que personne ne peut leur enlever.

L'on ne peut apprendre à personne ce mode élevé de vie : il est caché et inconnu. Mais ceux à qui Dieu l'accorde, qui y sont aptes, sont en mesure de le recevoir. Par la grâce de Dieu, ils ont renoncé à eux-mêmes, sont morts en Dieu et en amour dégagé des images et essentiel : ceux-là expérimentent le Royaume de Dieu au-dedans d'eux-mêmes. Car la révélation de Dieu est vivante dans leur esprit, et lui-même se montre en eux dans leur pensée élevée et dégagée des images. C'est cela que l'on appelle la vie de contemplation. L'opulence en est sans mesure, et le jour de l'amour se met à y briller, que seul Dieu donne et dont personne ne peut parler ici-bas.

- Les deux modes de l'amour parfait

La charité parfaite possède deux modes : d'abord le mode le plus élevé de l'amour, comme il vient d'être dit. L'amour y est accompli, infiniment aimé en Dieu. Un deuxième mode de vie et d'amour en fait aussi partie, que Dieu réclame et ordonne à tous, à savoir qu'il doit être aimé au-dessus de tout ce qu'il a créé. Le Christ a vécu ce mode de l'amour en son humanité, il nous l'a enseigné en paroles et en oeuvres, et en ce mode il mourut. Il a ensuite conduit ce mode au ciel, où les anges, les saints et tous les hommes bons le pratiquent, et où il durera éternellement.

La charité parfaite est enracinée et fondée en Dieu, et elle a le Saint-Esprit en personne comme fondement. Une âme raisonnable comprend cela naturellement : la raison l'enseigne ainsi que la nature laissée à elle-même, comme la sainte Écriture et toutes les créatures : Dieu

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doit être aimé au-dessus de tout. Lorsqu'une âme raisonnable choisit d'aimer le Christ au-dessus de tout, lui-même vit en elle avec tous ses dons et lui apprend sa vérité et toutes les vertus. La charité envers Dieu possède tant de poids qu'elle pèse plus que toute autre chose, et elle plaît si bien à Dieu que celui-ci ne l'aurait pas assez récompensée s'il lui avait donné tout ce qu'il avait créé ; elle lui plaît même tellement qu'il ne pourrait pas la satisfaire aussi longtemps qu'elle ne posséderait pas celui qu'elle aime au-dessus de tout.

L'âme raisonnable est pareille à un marchand qui est à la recherche de perles précieuses. S'il en trouve une, il vend tout ce qu'il possède pour acheter la pierre de grand prix. Celui qui aime Dieu au-dessus de tout, a trouvé la perle. Il méprise facilement tout ce qu'il pourrait aimer par ailleurs, ou qui l'empêcherait d'aimer Dieu au-dessus de tout. Aimer Dieu par-dessus tout, voilà le trésor des anges, des saints et des hommes parfaits, un trésor caché dans le champ de la sagesse de Dieu.

Le don de la sagesse de Dieu montre le trésor de l'amour à l'âme, ce trésor que la sagesse du monde ne peut pas repérer. Car la sagesse du monde est folie devant Dieu /1 et périra avec le temps en affliction éternelle. Mais la sagesse de Dieu enseigne un amour éternel et donne la gloire et la béatitude sans fin.

1. 1 Co 3, 19.

L'âme raisonnable possède trois modes dans lesquels elle vit pour Dieu. Le mode le plus élevé est celui du nu-amour, dans lequel un esprit qui est pur est uni à Dieu. Cet esprit est né de Dieu et est ramené en Dieu. Il a expérimenté une béatitude éternelle et ne peut tomber hors de celle-ci dans le péché mortel.

Le deuxième mode fait monter l'âme raisonnable vers Dieu, avec actions de grâce, louanges et vénération. En ce mode, elle n'est pas non plus capable de pécher. Car elle ressemble bien à un arbre bon qui ne peut pas produire des fruits mauvais. En effet, adhérer à Dieu avec amour, respect et vénération, c'est la vie éternelle qui accueille Dieu et ne peut dépérir. L'homme raisonnable qui vise et aime Dieu, et qui désire vivre selon la très chère volonté de Dieu dans toutes les vertus et avec discernement, est planté en Dieu et est né de Dieu : il produit de nombreux fruits en vertus, en amour et en occupations. Car le Christ vit en lui avec sa grâce, et met en oeuvre avec lui les commandements et les conseils. Il commence par l'humble abaissement, l'obéissance spontanée, l'affable bonté, l'innocence, la justice, un fort désir d'accomplir la très chère volonté de Dieu et de n'être méchant ni cruel envers personne. Le recueillement en Dieu avec amour est à sa portée. Lorsque quelqu'un vit dans la charité, quoi qu'on lui fasse, il est incapable de haïr.224 Il est en mesure de supporter toute injustice sans murmurer. Il peut tout souffrir et supporter. Il lui faut sans cesse croître et monter en amour et en vertus. I1 aime le pécheur, mais hait le péché : c'est là la justice de Dieu. Il est miséricordieux envers tous, bon conseiller et bienfaisant, car l'esprit de pitié vit en lui. Il est intime et unifié, fixé en Dieu pour toujours 1, là où il a expérimenté paix et béatitude. Il ne peut pas mourir, ni périr, ni tomber en péché mortel, car il vit en

1. Pour Gheeewicht.

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Dieu et Dieu vit en lui, sans changement. Ses péchés véniels lui sont facilement pardonnés, car son occupation est la vie éternelle.

4.3414 Les trois occupations de la vie éternelle

L'occupation de la vie éternelle possède trois modes: deux de ces modes sont spirituels, le troisième appartient à la vie des sens. Le Christ a vécu ces trois modes et les a enseignés à ses disciples en son temps. Aujourd'hui encore, il les enseigne à tous ceux qui le suivent et qui renoncent à eux-mêmes.

- L'éternel désoeuvrement dans le nu-amour

Il conduit ses disciples avec lui au ciel, auprès de son Père céleste. Celui-ci leur apprend à choisir et à préférer /1, avec le Christ et en lui, comme lui a été choisi, et de même que tous les autres ont été choisis, avec lui et en lui, dans la vie éternelle. Il leur apprend à rendre grâce avec lui, à louer, à aimer et à servir son Père céleste, en vénération éternelle ; et encore à s'établir avec lui et avec son Père céleste dans l'unité du Saint-Esprit, et d'en jouir en une béatitude éternelle. Voilà la clôture de l'amour : une pensée dégagée de toute image, avec le nu-amour, dans un éternel désoeuvrement. Voilà le premier mode spirituel que le Christ nous enseigne, lorsque nous sommes établis dans la sublime nature de la divinité.

1. Nous lisons Verkiesen au lieu de Verliesen, avec D, G et Surius.

- L'humble abaissement

Dans le deuxième mode spirituel, le Christ nous conduit en bas avec lui, et nous apprend à mourir à nous-mêmes et à notre volonté propre dans la libre volonté de Dieu et dans l'humble abaissement, à tel point que personne ne pourrait jamais nous éprouver comme méchant et cruel.

Le Christ donne son Esprit /1, sa vie et ses sentiments de patience à ceux qui le servent dans les vertus sans se refroidir. Son Esprit est partagé par tous ceux qui se gardent purs de péchés et qui le servent avec respect : la vie éternelle leur est préparée. Leur vie est de vivre pour Dieu et de supporter toute injustice sans murmurer et sans se plaindre.

1. Début d'un passage en rimes.

Il donne cela à ceux qui peuvent le supporter. Son sentiment de patience consiste en un humble abaissement en dessous de tous, en la prière et l'intercession pour tous les hommes, en une vie et une mort pour accomplir la justice de Dieu. Ceux qui le suivent de la sorte, lui ressemblent. Il nous veut obéissants, accessibles, dociles et patients jusqu'à la mort. La nourriture de ceux qui vivent ainsi est le pain du ciel. Il nous veut de moeurs honnêtes et remplis d'oeuvres bonnes, afin d'être toujours en paix avec lui. Il nous veut raisonnables et de bon jugement, afin que tous les vices nous quittent. Et aussi que nous soyons désireux d'apprendre, écoutant volontiers la Parole de Dieu au-dehors comme au-dedans, afin de lutter avec elle contre le péché et de gagner toutes les vertus. Il nous veut agréables compagnons avec tous les hommes bons, en bonne intelligence et unanimes dans l'amour; ainsi nous pourrons expérimenter toute vérité et toute vertu. Nous ne serons ni amers ni bourrus, mais doux de sentiment, joyeux dans l'esprit, généreux de coeur, apportant la vertu et des oeuvres bonnes à tous ceux qui ont besoin de nous. Il nous donne ainsi son esprit de bonté qui déborde en de nombreux ruisseaux. Ceux qui en boivent sont pleins de bonté. Ils ne peuvent mépriser l'autre sans

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raison, ni l'attrister ou le mettre dans l'embarras, ni lui faire une injustice ou l'affliger, mais ils arrangent tout pour un mieux. Ceux-là sont les disciples de notre Seigneur : ils sont en mesure d'enseigner et d'apprendre aux autres, de les reprendre, consoler, régir et blâmer, et de conseiller toutes les vertus, car ils sont remplis de la grâce de Dieu.

- Et son contraire : l'homme orgueilleux

Le Christ supporte et tolère le pécheur dans son péché. Les hommes de bonne volonté sont liés avec lui dans l'amour. Le pécheur qui recherche et désire la grâce lui est cher et précieux. Mais le pécheur qui méprise le Christ et sa grâce et qui continue de vivre ainsi jusqu'à la fin, ne pourra trouver de grâce en Dieu. D'autres affichent une apparence de spirituel et se figurent être des disciples du Christ : ils sont abattus, pusillanimes et ne supportent rien, ni les choses agréables ni les désagréables. En bien des circonstances, ils se montrent méchants et cruels, et certains sont souvent endoloris et remplis de chagrin. S'ils avaient l'esprit /1 simple, ils n'en souffriraient pas /2.

1. Pour Moede.
2. Fin d'un passage en rimes.

Dieu, notre Père céleste, a créé dans la nature humaine liberté et pouvoir, qui sont accordés à tous, de sorte que chacun est en mesure de choisir librement de se tourner ou de se détourner d'une chose, du bien ou du mal. C'est en cela que consiste la noblesse suprême de notre nature. Dieu, tous ses saints et ses anges, veulent que nous nous tournions vers lui dans l'amour, l'action de grâces et la louange, et Dieu est disposé à nous donner sa grâce, afin que nous en ayons le pouvoir. Il veut et nous ordonne que nous lui rendions grâces et que nous le louions pour être ainsi ses disciples à qui il donnera la vie éternelle. À ceux qui méprisent sa volonté, son commandement et sa grâce, et qui servent le diable, le monde et leur chair, sa justice promet le feu éternel et les souffrances de l'enfer. C'est ici que se vérifie la différence entre le bien et le mal, entre les disciples de Dieu et ceux de Satan, selon qu'ils se détournent ou se tournent vers l'un ou vers l'autre.

Dieu donne ensuite à tous les hommes son commandement de s'aimer les uns les autres et de cultiver entre eux la fidélité et la justice. Cette loi et ce précepte ont leur commencement en Dieu et demeurent éternellement. Ceux qui, dès le commencement /1, ont aimé, honoré et adoré Dieu, ont été établis dans la béatitude éternelle qu'ils ont expérimentée.225 Ceux qui se sont détournés de lui, qui ont adoré le bois et la pierre, ou les images qu'ils se faisaient, sont damnés pour toujours. Ceux qui aiment tous les hommes en vue de Dieu et de sa grâce, sont disciples de notre Seigneur, pleins de bonté et de grâce.

Les disciples de Satan, au contraire, sont remplis de dureté et de cruauté : ils pillent, tuent, volent, se battent et sont remplis de méfaits. Certains affichent un air spirituel et veulent être disciples du Christ, mais ils sont méchants et cruels, abattus, pusillanimes et mal disposés à la vertu. Ils vocifèrent, se mettent en colère, se battent, mentent, blasphèment et jurent, incapables qu'ils sont de se défaire de leur méchanceté. D'autres dédaignent leur prochain, et le manifestent en paroles, en attitudes, par leurs silences ou par leurs gestes, ou

1. Début d'un passage en rimes.

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encore par un visage qui reflète le mépris. Tous ceux-là sont des vases qui sont vides de la grâce, et remplis de péchés. Ils ont abandonné Dieu, se sont faits les disciples de Satan et sont maudits par Dieu.

- L’amour encore imparfait de beaucoup de disciples du Christ

Le Christ ordonne à ses disciples, qui l'aiment et qui le servent, de souffrir et de supporter toute injustice sans murmurer ni se plaindre. Ils pourront ainsi obtenir toute béatitude en Dieu et se réjouir éternellement avec tous les saints.

Certains disciples ne sont pas encore morts en Dieu. Le Royaume de Dieu leur est caché. Ils ont encore beaucoup de craintes et de soucis, et certains événements les affectent considérablement. S'ils étaient des disciples parfaits, il n'en serait pas ainsi. Bien sûr, ils ne veulent faire de mal à personne, ni causer de scandale, ni nuire aux autres, ni abaisser les autres par la calomnie, ni les gêner ni les mépriser, mais ils sont faibles et vite débordés. Le Christ donne cependant sa grâce à ses disciples. Il veut qu'ils méprisent les choses du monde et qu'ils suivent son conseil, qu'ils fassent grande attention à eux-mêmes, pour abandonner et punir le péché : c'est ainsi que son Esprit grandira en eux. Ils se déplairont à leurs propres yeux et accuseront leurs péchés devant Dieu, les manifesteront au prêtre, sans les cacher ni les excuser, et ils mettront toute leur confiance en Dieu, sans jamais en douter : voilà le signe d'un vrai repentir. Ils devront lui rendre grâce, avec un amour sincère, le louer et se mettre à pratiquer la vertu. Ceux qui appliquent cela, leur vie est sans fin. Dieu leur montre sa bonté qui est sans fond, sa miséricorde qui s'écoule de lui, et comment ils habitent avec lui pour toujours. C'est ainsi que le véritable repentir grandit en eux, avec l'espérance et la fidélité. Devant sa face, leur occupation est amour brûlant et respectueux. Ils connaissent la vérité tout entière et aiment tous les hommes avec Dieu, pour leur béatitude éternelle /1. Ils ne peuvent se battre ni se quereller avec personne, mais doivent tout souffrir en silence. Ceux qui agissent ainsi sont personnes sages et avisées ; ils progressent en toute vertu.

1. Depuis quelque temps, ce texte est en vers, difficiles à départager, ce qui explique les répétitions et le décousu, souvent commandés par la rime...

Ceux qui ont grande audace et dont le sang n'est pas maîtrisé s'émeuvent vite ; s'ils s'y habituent, ils auront toute une vie de malchance. Ceux qui ne visent ni n'aiment Dieu sont aveugles pour connaître ; ils ne peuvent se vaincre, et toute leur vie est folie. Ceux qui ne se déplaisent pas à eux-mêmes et qui portent volontiers des soucis qui ne sont pas les leurs, ressentent souvent prospérité et adversité ; ils ne sont pas préparés aux vertus et doivent souvent souffrir et s'attrister. S'ils étaient morts à eux-mêmes, ils n'en seraient pas là. Qu'ils se plaignent donc des autres, mais s'ils se voyaient eux-mêmes, ils garderaient le silence et supporteraient tout, afin de vivre pour eux-mêmes et pour Dieu, et de tout supporter sans s'affliger.

Ceux qui se déplaisent à eux-mêmes, qui s'accusent et se rendent compte de leurs péchés, seront bénis par Dieu. Jésus nous a donné sa mort, par laquelle il a acheté la vie éternelle. Nous l'offrirons à son Père céleste, pour que nous soyons tous, par grâce, les enfants de Dieu.

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Beaucoup de gens s'élèvent eux-mêmes et ne supportent personne au-dessus d'eux. Ils possèdent une volonté propre qui est orgueilleuse, et ils aiment leur opinion personnelle au-dessus de celle des autres. Ceux-là ne sont pas nés de Dieu, ils vivent rarement exempts d'affliction et de colère, car ils veulent dominer au-dessus des autres, les enseigner et les instruire. Ils veulent que leur opinion soit suivie et se mettent en colère si cela ne se passe pas ainsi. Lorsqu'ils se rassemblent avec leurs semblables dans le vice, ils doivent vociférer et se battre, car aucun ne veut céder devant l'autre. Leur vie se passe volontiers à se plaindre et à ne rien supporter : à mentir, menacer, promener un visage dédaigneux, blasphémer, jurer. Car ils sont des vases vides et leur infidélité est sans regret. Voilà une vie contre la charité.

L'humilité, au contraire, qui est fille du Christ, est morte à elle-même, sage et avisée ; elle a mis le monde sous ses pieds. Elle peut souffrir et supporter toute injustice ; c'est pourquoi elle monte toujours en vertus. Elle s'est chargée de sa propre croix et marche derrière le Christ avec des oeuvres bonnes. Elle peut tout supporter et suivre le Christ jusqu'à la mort. Ceux qui agissent ainsi recevront une grande récompense. Ils l'attendront et se prépareront pour elle jusqu'à la fin ; avec le Christ ils trouveront la vie éternelle. Aucune chose ne peut les émouvoir, car ils sont rivés dans le repos avec Dieu, ce que personne ne peut leur enlever. Ils sont pitoyables pour tout homme ; c'est pourquoi riches et pauvres les aiment. Le Christ leur a promis la vie éternelle ; lui qui ne peut mentir et qui la leur donnera. Ils sont généreux et riches aux yeux du Christ, ceux qui servent les pauvres avec tout ce qu'ils sont et peuvent /1.

1. Fin d'un passage en rimes.

-L'exemple du Christ et notre vie en lui

Dieu, notre Père céleste, est une source de grâces sans fond. Il a créé le ciel, la terre et toutes les créatures. Il a envoyé son Fils dans notre nature, afin de nous purifier du péché et de nous conduire avec lui dans sa gloire.

Le Christ, notre ami pour toujours, a été notre serviteur par sa mort. Il veut nous donner ses mérites, si avec lui nous vivons de la grâce. Son histoire, ses paroles, sa doctrine et sa vie ont été mises par écrit pour nous. Il veut que nous le suivions sans trébucher. Sa vie dans les sens était innocente : faim et soif, chaleur et froidure, peine et effort. Sa vie intérieure était sagesse, observant la vérité avec discernement ; sa fidélité et .son amour étaient comme une bonté qui s'écoulait. Sa vie dans la contemplation était plus élevée que tout : rendre grâces à son Père, le louer, l'honorer et l'aimer avec grand respect. Sa vie de souffrance était soumise à la volonté de son Père et aux mains de ses ennemis, en grande patience : mourir, vivre et tout souffrir en un loyal abandon. Sa vie parfaite consistait à se livrer volontairement aux mains de son Père jusqu'à la mort, en son martyre, son sang versé, dans le vinaigre mélangé de fiel comme nourriture et breuvage, dans le fait de tout souffrir et de tout supporter, et finalement dans une mort, en humble obéissance. Après son Ascension, il nous a laissé sa chair vivante et son sang très saint, en loyale charité. Nous sommes en mesure de manger et de boire, en faisant mémoire de lui avec une saveur qui nous pénètre tout entiers. Il nous a donné son

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âme glorieuse, remplie de pitié, de gloire et de grâce, qui peut nous combler de grâces et d'oeuvres bonnes. Il nous a donné son esprit créé qui nous a mérité la vie éternelle. Il nous a donné aussi son Esprit incréé, qui est un seul Dieu avec lui et avec son Père céleste, et qui s'écoule à travers nous et déborde en tout notre intérieur avec une douceur céleste : ceux qui le servent ressentent une béatitude éternelle. Il nous a donné tout ce qu'il est et tout ce qu'il peut. Mais il ne peut donner à personne d'être comme lui, Dieu et homme en une seule personne : cette majesté et cette noblesse appartiennent et demeurent à lui seul. Il n'y a qu'un seul Christ, Dieu et homme en deux natures, celui que nous devons aimer, remercier et louer pour une durée éternelle. Il nous a donné sa divinité au-delà de toute essence créée, ainsi que sa sur-essence, en laquelle nous sommes établis, en éternelle béatitude, au-delà de nous-mêmes et en nous-mêmes /1. Si tu veux l'expérimenter : c'est là où toute raison se termine, où se trouve la vie sans plus aucune peine.

1. Pour Boven ons selven in ons selfsheit

Voilà la règle du Christ, sa doctrine et sa vie : si nous voulons le suivre, il nous enseignera toute vérité. Il nous fera voir son essence glorieuse dans le Royaume de son Père. Il veut que nous portions son joug avec lui, et que nous aimions les méchants comme les bons, pour le service de Dieu et pour sa grâce.

Le joug de l'amour est doux et léger, et soulagement de tous les péchés. Le fardeau du Christ est d'un poids infime : le Christ aide à porter tout ce dont il nous charge. Il envoie ses disciples comme des agneaux au milieu des loups : ils ne souhaitent dominer sur personne et se sentent les plus petits de tous les hommes. Ils ne pensent pas à vivre en orgueilleux, même s'ils gagnaient ainsi l'univers entier. Ils se tiennent abaissés avec le Christ en tant que serviteurs de tout le monde : voilà l'état le plus élevé selon la raison, et qui l'est aussi de droit. Ils ne sont pas avares ni cupides, ayant renoncé à toutes les choses du monde. Même s'ils possèdent peu de biens, ils distribuent, en même temps que Dieu, tous les présents et les dons, au ciel et sur la terre. Ils ne sont pas envieux, mais incapables de vengeance. Toutes les offenses qu'on leur fait sont instantanément oubliées. Ni haine ni colère ne peuvent entrer en eux, car ils sont nés de Dieu.

Voilà une génération élevée, riche en vertus et puissante en pouvoirs. Ils sont assis à l'endroit le plus bas, pour l'avantage de tous les hommes bons. Ils sont morts à eux-mêmes avec le Christ, en humble abandon, et ils se sont en même temps enfoncés et se sont écoulés au-delà, avec tous les esprits qui aiment, en une béatitude sans fond.

4.3415 La vie éternelle expérimentée dans les sens

C'est ici que commence le troisième mode de la vie éternelle, lorsque les sens s'occupent d'elle. La raison éclairée par Dieu leur commande de se contenir, de régir et d'ordonner toute la vie humaine à la gloire de notre Seigneur. C'est pourquoi ceux qui vivent ainsi haïssent et méprisent tous les penchants désordonnés de la nature : confort, plaisir, consolation et soulagement, ainsi que le bien-être trouvé dans toutes les créatures. À ce qui appartient à l'animal en eux, ils accordent ce dont il a besoin, comme à un serviteur. Ils sont sobres et chastes, et servent Dieu seul en des

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oeuvres bonnes et bien ordonnées, et cela jusqu'à leur mort. Ils servent Dieu sans relâche avec la vue et l'ouïe, l'odorat, le goût, le toucher et les sentiments. Ils se servent de leurs sens pour des oeuvres bonnes, avec lesquelles ils servent Dieu et se servent eux-mêmes jusqu'à la mort, ce qui est grande sagesse. Ils méprisent et haïssent les penchants désordonnés de la nature, ce qui est grande nécessité. Car ceux qui méprisent Dieu et suivent leurs sens dans le confort, le goût et les plaisirs sont pires que des morts. Ceux qui sont éclairés par Dieu aiment les vertus et les oeuvres bonnes, avec lesquelles ils servent Dieu, eux-mêmes et les autres de beaucoup de façons. Tous leurs péchés véniels leur sont facilement remis, car ils sont liés à Dieu en amour. Ils sont aussi préparés à se tourner au-dehors en oeuvres bonnes qu'à se recueillir en Dieu par l'amour, car ils sont unis avec Dieu au-dessus de ce qui leur plaît ou déplaît. L'amour et le recueillement consument tout ce qu'ils font de mal en cette vallée d'exil, car leurs vertus et leurs oeuvres bonnes sont sans nombre. Ceux-là ont obtenu de triompher au-delà de tout combat ; seuls les méchants ne le leur accordent pas.

La sagesse de Dieu et les saintes Écritures nous enseignent les trois modes, et Jésus-Christ en a vécu, en lesquels toute vie parfaite doit s'occuper. Le premier mode est celui des sens et doit être dominé par la raison. Le second est spirituel et se pratique dans la raison et dans la sagesse. Le troisième mode se passe au-delà de la raison, élevé qu'il est au-delà de toutes les raisons. Ces trois modes possèdent un fondement plus profond que l'enfer, plus élevé que le Royaume des cieux, plus large que l'univers entier, plus long que l'éternité. Ce fondement nous apprend à aimer Dieu au-dessus de tout ce qu'il a fait, ainsi que nous-mêmes pour lui, à cause de lui et en lui, et tous les hommes comme nous-mêmes.

Le premier mode dans lequel nous vivons pour Dieu nous est commun avec les bêtes et les animaux : à lui, aucun mérite, rien, mais il est l'ornement sensible de la nature raisonnable.

Le penchant qu'ont les sens et la nature pour le confort et les plaisirs est péché véniel ; un penchant non dominé et désordonné, contre la nature, la raison et la loi de Dieu, est péché mortel. Consentir à se détourner de Dieu et à se tourner avec envie et plaisir vers les créatures, est péché mortel. Le dégoût par rapport à Dieu d'un côté, l'envie des choses de la terre et le fait de s'en occuper volontairement de l'autre, équivalent au mépris de Dieu et rendent incapable de le servir : voilà ce que l'on appelle acédie /1. Le premier péché dans la vie des sens est de rechercher saveur et plaisir dans le manger ou le boire, dans les vêtements, les soulagements, le confort, le fait de plaire aux hommes : voilà ce qui est manque de sobriété et gourmandise. Ceux qui sont au service de leur ventre ont leur ventre comme Dieu. Ceux qui servent les penchants impurs de la chair, en consentant à des images ou à des oeuvres licencieuses, méprisent Dieu. Ils sont au service du diable et du péché, et se trouvent ensevelis dans une vie impure. Ces gens-là sont tous nés de la chair et incapables de goûter ni vertu, ni vérité, ni la vie qui appartient à Dieu.

1. C'est ainsi que Surius rend ici Traecbeit, littéralement : Paresse.

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Au contraire, ceux qui sont renés de Dieu possèdent un fondement éternel qui surmonte tout ce qui est péché et est contraire à Dieu. Ils servent Dieu avec la vie de leurs sens, et ils haïssent tout ce que Dieu hait en eux. Ils méprisent de se détourner de Dieu et ils aiment se tourner vers lui. Ils dédaignent toute envie désordonnée des sens. Grâce à ces derniers, ils s'occupent de toutes sortes d'oeuvres bonnes, selon la volonté de Dieu et selon ce que demande la sainte chrétienté. Ils peuvent supporter tout ce que Dieu permet qu'il leur arrive : honte et déshonneur, mépris, malaises, maladies et tout ce qui peut arriver en cette vie ; ils le supportent sans regimber, en humble abandon. Ils ne peuvent vouloir que ce que Dieu veut, car ils sont si fermement liés à Dieu, dans l'amour, qu'ils ne peuvent ni le mépriser, ni le lâcher, ni servir le diable dans le péché mortel. Grâce à la foi, ils sont nés de Dieu, fils libres par grâce, non par nature. Ils ont triomphé du monde, c'est-à-dire des péchés du monde. Le Christ vit en eux et ils vivent dans le Christ ; ils sont morts avec lui en Dieu, et leur vie est cachée au monde entier /1. Ils sont ressuscités avec lui et ils se trouvent avec lui au ciel, devant son Père céleste. Ils savourent et recherchent les choses éternelles, quittant et méprisant tout ce qui est d'ici-bas. Ils ressentent une liberté sans contrainte en Dieu, et une charité parfaite qui ne peut se tromper.

1. Col 3, 3.

La charité vit dans une liberté sans contrainte, et la liberté vit en une charité éternelle. La charité dans un esprit pur n'est au service de personne sinon de Dieu seul, et elle est exempte de tout péché. Mais elle possède une fille qui est la charité bien ordonnée, égale pour le monde entier. Celle-ci vit dans les puissances de l'âme et est tenue de servir le monde entier en vertus et en amour. Elle est toute remplie de la grâce de Dieu.

C'était l'état des apôtres après qu'ils eurent reçu le Saint-Esprit : personne ne pouvait plus les contraindre, ils ne craignaient plus ni mort, ni soucis, ni douleurs, ni aucune nécessité. Ainsi se comportaient aussi les martyrs, les confesseurs et les vierges, au commencement : ils préféraient mourir avec Dieu en amour plutôt que de posséder le monde entier avec ses délices, à l'encontre de la volonté et des commandements de Dieu. Ils étaient libres dans leur esprit et liés à aucune chose : ni bonheur, ni malheur, ni créature aucune ne pouvaient les attirer dans le péché, car en Dieu ils avaient été établis dans la charité parfaite qu'ils expérimentaient.

4.3416 Les péchés contre l’amour parfait

Celui qui veut ressentir et expérimenter en lui la charité parfaite doit mépriser et haïr tout ce qui lui est contraire dans le péché. Or, il y a sept modes qui s'opposent et sont contraires à la charité.

- La volonté mauvaise

Le premier mode est celui de la mauvaise volonté, prête à tout péché. Elle est la racine et le commencement de toute méchanceté, et est incapable d'entrer au ciel. Celui qui meurt dans ce mode devra pour toujours habiter en enfer avec le diable.

- La sainteté hypocrite

Le second mode consiste en la sainteté hypocrite. Il comporte ceux qui voudraient paraître bons, mais qui ne le sont pas : toute leur peine est perdue. Ils voudraient plaire aux hommes, mais ne craignent pas de déplaire à la vérité éternelle. Dans toute leur méchanceté,

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ils ressemblent bien aux pharisiens, aux hypocrites et à Judas qui trahit Jésus. Ceux qui restent et meurent dans ce mode, Jésus les damnera et les jugera selon sa justice.

- Désespérer de la miséricorde

Le troisième mode de péchés consiste dans le désespoir qui dédaigne la bonté de Dieu. Il pèche contre l'Esprit de notre Seigneur et contre sa miséricorde. Ceux qui restent ainsi et y meurent sont haïs et méprisés par Dieu et par tous ses saints pour toute l'éternité.

- L'orgueil spirituel

Le quatrième mode de péchés contraires à la charité est celui de l'orgueil spirituel. Les orgueilleux désirent être au-dessus de tous les hommes pour l'honneur, la vénération et la dignité. Ils méprisent les gens simples et les toisent en paroles et en gestes. Ils ont l'esprit altier, tout ce qu'ils veulent leur semble bon. Ils désirent que leur bon plaisir soit suivi et se fâchent si tel n'est pas le cas. Ils veulent enseigner, amender, corriger et dominer sur tous ceux qui ne suivent pas leur bon plaisir. Ils sont pressés de tempérament, vite affectés et ne maîtrisent pas la colère. À leurs yeux, ils sont sages et avisés au-dessus des autres, ce qui est fâcheux pour toutes les vertus. Le Satan orgueilleux, qui jadis se trouvait au ciel, ne voulut céder devant personne, mais il souhaita ressembler à Dieu et exercer domination avec lui : il fut expulsé avec tous ses compagnons et tomba en enfer. Mais Jésus, Fils de Dieu et fils de la Vierge Marie, doit être légitimement loué et béni. Il est descendu du ciel ici-bas et il a pris sur lui notre humanité. Il est notre serviteur et notre ami pour toujours. Il nous a servi avec sa mort. Il a souffert une mort amère, pour nous sortir d'un grand dénuement. Voilà son honneur pour toujours, et sa gloire est immense et sans mesure. Si nous le servons, il nous conduira jusque dans le sein du Père.

-La colère, la haine et l’envie

Voici maintenant le cinquième mode contraire à la charité : il s'agit de la colère, de la haine et de l'envie : une trinité toute fausse que celle-là ! Elle est méprisée par Dieu et maudite à jamais. Car l'amour mutuel et la fidélité envers tous les hommes lui font défaut pour être en mesure de posséder Dieu pour toujours.

La colère naît de la nature et d'un méchant tempérament. L'emportement est un péché qui est ressenti dans les sens non maîtrisés.

La haine est un péché spirituel longtemps entretenu dans une volonté mauvaise.

L'envie non maîtrisée est un péché diabolique solidement ancré dans l'esprit, racine, source et commencement de toute méchanceté et du péché. L'emportement, la susceptibilité, la colère, l'insulte rusée et cruelle, indisposent pour toute vertu. Épier, juger, blâmer amènent beaucoup d'affliction. Si ces gens étaient doux et s'ils aimaient Dieu, ils n'en ressentiraient rien. Ils se souviennent du mal qu'on leur a fait, et se le rappellent longtemps. Ils veulent se venger, ne pas oublier, et pardonnent difficilement : tout cela ne dispose pas à la vertu. Chaque fois qu'ils récitent le Notre Père, ils demandent jugement et vengeance sur eux-mêmes.

La colère longtemps entretenue, sans regret ni déplaisir, choit en haine. Celui qui s'y adonne est maudit et condamné par Dieu, car elle est un péché spirituel qui méprise Dieu, contraire à la grâce et à la charité. Celui qui meurt en elle est condamné par Dieu. La co-

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lère et la haine sont filles de la jalousie qui est la mère de toute méchanceté. Elle ne sait pas se dominer et doit toujours jalouser, haïr et chercher à se venger. Elle veut toujours prendre vengeance et ne pas oublier. Elle ne craint pas l'enfer et ne possède aucun espoir de vie éternelle ; c'est pourquoi elle vit dans l'obscurité. Elle ne cherche pas à influencer Dieu ni ne désire sa bonté. Elle est alliée à la méchanceté sans fond et engloutie par elle. Elle est possédée par l'ennemi, oublieuse de la bonté de Dieu.

Mais tout ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu et à sa miséricorde. Le Christ est notre charité. Il nous apprend à aimer sans mesure, et à vivre et à mourir dans sa bonté. Sa grâce est immense et sans mesure. Elle nous a délivrés de la mort éternelle, et veut nous donner sa béatitude pour toujours.

- L'avarice et la cupidité

Vient ensuite le sixième mode d'un péché qui tient beaucoup de monde lié et aveuglé par la folie. Il s'agit de la cupidité et de l'avarice qui sont deux soeurs. La cupidité veut toujours prendre et l'avarice n'aime pas donner : c'est ainsi qu'elles cohabitent dans le péché. La cupidité vit contre l'honneur de Dieu car elle se moque de Dieu, aimant, comme son dieu, l'argent, l'or et les choses de la terre. L'avarice est contraire à la générosité de Dieu dont les richesses débordent sur l'univers entier. Bourse fermée ne ressent rien de ce que Jésus loue et magnifie, de ses menaces ou de ses promesses, de ce que l'on prêche et de ce qui se fait, de ce que l'on entend ou de ce que l'on voit. L'avare s'est fermé à l'intérieur, à toute miséricorde, et, à l'extérieur, il a fermé sa bourse au pauvre. Les cupides et les avares ne peuvent entrer dans le Royaume des cieux, car ils n'ont pas mis le vêtement de noces. Ils sont maudits et condamnés par Dieu, car ils vivent sans charité.

Jésus, plein de bonté, a appelé ses disciples à lui, ceux qui ont confiance en lui et qui le cherchent. Il a largement ouvert les bras pour les embrasser et les tenir ainsi enlacés. Il a largement ouvert son côté, et il s'est intérieurement ouvert le coeur, pour les accueillir, afin qu'ils y habitent en paix et sans peur. Sur la croix, il a penché la tête pour nous donner un baiser et nous unir avec lui pour l'éternité, lorsque toute amertume sera apaisée et oubliée dans la béatitude. Il s'est donné lui-même dans le Saint Sacrement : sa chair, son sang, son âme et sa vie, son esprit et sa divinité ; là est la vie éternelle au-delà de tout effort. Son Père céleste lui a donné tout pouvoir sur toutes les créatures, au ciel et sur la terre, un pouvoir qui durera éternellement. Il cherche, désire et aime la louange et l'honneur de Dieu, en même temps que notre plus grande béatitude. Avec raison nous le louerons, nous lui rendrons grâce, nous l'aimerons et le servirons pour toujours.

- L'impureté

Vient ensuite le septième mode des péchés : les péchés grossiers de ceux qui ont expérimenté des vices impurs. Ils méprisent Dieu et son Fils Jésus, et n'ont l'habitude d'aucune vertu. Ils maudissent, jurent, mentent et blasphèment contre Jésus et contre son Père du ciel. Ils vivent sans crainte et sans grâce. Conseillés par le diable, ils commettent des serments impies, des gestes et des paroles obscènes et des crimes considérables. Le Christ, sa Passion et sa mort, les saintes plaies à lui infligées à cause de leurs péchés, tout leur est objet de dérision. Ils sont plus méchants que le

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diable, car leur méchanceté ignore tout frein. Ils inventent et imaginent tout ce qu'ils peuvent rêver de plus obscène concernant Jésus. Toute leur vie n'est qu'impureté, contraire à Dieu et à leur salut éternel. Ils sont maudits par la justice de Dieu.

- Les mercenaires qui servent Dieu pour la récompense

Vient ensuite le huitième mode de pécheurs : ce sont les serviteurs mercenaires qui servent Dieu pour la récompense et pour leur avantage. La grâce ne peut pas entrer en eux. Ils disent qu'ils ne serviraient pas Dieu s'il ne les en récompensait pas. Ils méprisent la couronne de la charité juste. Ils ne savourent pas la douceur préparée par Dieu pour ceux qui aiment. Ils ignorent l'orientation intime vers lui, pour l'aimer, lui, ainsi que ses commandements. Ils s'aiment eux-mêmes de façon déraisonnable. Une telle attitude détourne de Dieu dans le péché. Ceux qui meurent ainsi sont maudits : ils n'ont pas trouvé le vêtement de la droite charité.

- L'endurcissement dans le péché

Le neuvième mode des péchés consiste en la défaite causée par le diable et par la chair. Ces pécheurs vivent selon le sang en de nombreux péchés : paresse, impureté, gloutonnerie, qui les attirent loin de Dieu dans une vie animale ; paresse et manque de foi dans les choses de Dieu, sommeil et repos désordonnés pour le corps, plus que de besoin et sans raison. S'ils possédaient l'amour, ils supporteraient cela. Chercher la gourmandise dans le manger ou le boire, c'est vivre pour le ventre, mépriser et haïr sensiblement la sobriété. Des images impures au-dedans, des sentiments obscènes dans les sens, des paroles grivoises dites avec plaisir, le commerce inconsidéré avec des personnes sans expérience spirituelle /1 font perdre la pureté. Ceux-là servent le diable et la chair dans l'impureté. Ils méprisent Dieu, son pouvoir et son service, et vivent en opposition avec lui, aveugles et ignorants. Ceux qui vivent et meurent ainsi sont méprisés et haïs par Dieu et seront rejetés avec le diable dans les ténèbres de l'enfer. Ceux, au contraire, qui cherchent et désirent la grâce auprès de Dieu, qui quittent et méprisent les plaisirs désordonnés des sens et du corps, et qui servent Dieu jusqu'à la fin, s'appuyant sur sa grâce, tout leur sera pardonné : ils ne prendront pas de retard.

1. Pour Ongheleefden personen.

- Le péché de surprise et de faiblesse

Le dixième mode du péché concerne les hommes de bonne volonté qui vivent dans la grâce de Dieu, suivent le Christ, ont tout méprisé et quitté, qui aiment Dieu et ses commandements et qui s'occupent de toutes les oeuvres bonnes qui sont habituelles dans la sainte Église. Ils peuvent cependant tomber en des péchés grossiers, car ils ne sont pas morts à eux-mêmes en Dieu, ni n'ont abandonné et méprisé leur volonté propre pour la libre volonté de Dieu. Ils n'ont pas abandonné non plus la liberté naturelle que Dieu leur avait donnée pour cette liberté que Dieu est lui-même. C'est pourquoi ils connaissent souvent prospérité et adversité, peurs et soucis, doutes et craintes, l'appréhension de l'enfer et d'être damné, ou la peur de tomber dans le péché mortel ou dans le purgatoire. Ils veulent vivre à la fois pour Dieu et pour eux-mêmes. Ils sont préoccupés et soucieux pour beaucoup de choses. Ils voudraient volontiers prendre d'auprès de Dieu consolations et soulagements et de grands sentiments. Si Dieu ne les donne pas, ils deviennent tièdes. À l'occasion de

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grandes tentations de la part du diable, du monde ou de leur corps, ils peuvent tomber dans le péché mortel.

Tu peux le constater dans la vie des apôtres qui avaient été élevés si haut : ils préféraient vivre avec Jésus en cet exil-ci plutôt que mourir avec lui pour la gloire éternelle. Lorsqu'ils furent tentés par la mort, tous tombèrent. Même saint Pierre, qui était le plus brave quant aux sentiments, se fit tiède devant la peur et la frayeur de la mort. Car il avait dit à Jésus : • Seigneur, je suis prêt d'aller avec toi dans la prison et jusque dans la mort Mais la voix d'une femme le rendit si lâche qu'il répondit en grande panique, jurant et protestant à trois reprises ne pas connaître Jésus. Ainsi firent tous les apôtres qui aimaient Jésus. La peur et l'angoisse leur sont restées jusqu'au jour de la Pentecôte, quand Jésus leur donna son Esprit de charité parfaite. Mais dès qu'ils reçurent son Esprit, plus personne ne fut en mesure de leur faire violence. Ils avaient surmonté toute panique et étaient prêts à mourir, si Dieu voulait le permettre ou le leur ordonner. Le Christ vivait dès lors en eux, et eux vivaient en lui, et tant le Christ qu'eux-mêmes tenaient à conserver leur demeure dans l'autre ; ainsi devaient-ils rester unis avec Dieu.

-La vie à l'abri du péché

Tel est le mode de tous les saints qui sont morts à eux-mêmes en Dieu, avec amour. Ils ne pourraient pas quitter Dieu, car ils ont expérimenté en lui la charité parfaite, celle qui est Dieu et qui n'a peur de personne. Ils vivent dans l'Esprit, sans angoisse, sans peur, sans souci ni affliction quelconque. Dans leur esprit ils possèdent le témoignage de la part de l'Esprit de Dieu qu'ils sont les fils élus de Dieu, un témoignage que personne ne peut leur enlever. Car ils ressentent la vie éternelle dans leur esprit.

Il m'est souvent arrivé d'écrire de telles paroles, mais je renonce à moi-même et je m'abandonne sous la vérité éternelle, sous la foi de la sainte chrétienté et sous les docteurs qui, grâce au Saint-Esprit, ont expliqué les saintes Écritures. Cependant, ce que je ressens ne peut pas me quitter, et je ne puis le chasser de mon esprit. Même si je devais ainsi gagner l'univers entier, je suis incapable d'en douter ou de refuser ma confiance à Jésus en pensant qu'il me damnerait. Mais si j'entends une opinion contraire, je suis prêt à me taire. Désormais, je n'écrirai plus guère davantage sur les vertus et les vices.

4.3417 Les quatre joyaux de l’amour parfait

À ceux qui vivent dans la charité parfaite, Dieu a donné et laissé quatre joyaux qui ne sont pas le lot de tous les hommes bons, mais seulement de ceux qui ont été choisis pour cela par lui : ceux-là peuvent voir et entendre le mode céleste qui est le sien.

- L'humble abaissement

Le premier mode, que Dieu aime au-dessus de tout et par lequel toute sainteté commence, est pleinement connu par peu de personnes. Notre Père céleste et son Fils donnent à leurs élus un humble abaissement, mais sans abattement, qui permet de tout supporter dans l'esprit, tout en restant toujours libres et en ne se sentant guère chargés. Cet abaissement est capable de tout souffrir sans murmures ni plaintes, et doit toujours croître en vertus et en oeuvres bonnes, car Dieu habite en lui avec tous ses dons.

- L'amour débordant

Le deuxième mode mérite grande louange. Le Père et le Fils y donnent aux esprits cachés une latitude d' amour sans mesure. Ce

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mode remplit tous les vases nobles ; on l'appelle charité, et elle déborde sans mesure. Elle est le commencement et la source de toutes les vertus. Autant tu pourras soupirer après elle, autant tu la goûteras. Elle est au-dedans de tout et non-close ; elle est au-dehors de tout et ne peut être saisie. Elle apprend l'amour sans relâche, car elle s'est établie tout entière en ceux qui vivent pour elle.

- L'unité avec Dieu et la fruition

Le troisième mode céleste consiste en l'unité dans le Saint-Esprit avec le Père, le Fils et tous les bien-aimés. Celle-ci est la fête suprême au ciel et sur la terre : elle consiste à jouir de Dieu sans fin ; car c'est ainsi qu'il nourrit et désaltère toute sa famille. Jouir de Dieu, c'est Dieu qui s'écoule en nous, et nous qui nous nous écoulons au-delà, en lui226. La table à laquelle nous mangeons est la présence de Dieu : Dieu apporte à chacun la nourriture que chacun a préparée, à savoir l'amour, les vertus et les oeuvres bonnes qu'il a offerts à Dieu et qu'il a envoyés au-devant de lui, avant de se trouver, comme maintenant, en présence de Dieu et de ses saints. Le Christ est assis au milieu de la table et désire manger avec tout le monde. Son amour, ses vertus, sa fidélité, sa vie, sa mort par amour à cause de nous, ne sont nullement oubliés. Il y règne grande allégresse sans mesure, vie éternelle sans mort, et chacun y reçoit ce qu'il a mérité. Mais la joie accidentelle est commune à tous, car ils sont purs, ceux qui sont assis à la table.

- Le repos dans la sur-essence

Le quatrième mode est une élévation au-delà de tout mode, qui est préparée pour tous les esprits qui aiment : une élévation au-delà de toutes les essences créées jusque dans la sur-essence de la divinité. Nous y dormirons, nous nous y reposerons et nous y habiterons avec Dieu et avec tous les saints, au-delà de toute distinction, en une éternelle béatitude.

Le testament du Christ est ainsi parfait et achevé, et restera pour toujours. Le Christ est bon et juste : il donnera à chacun ce qui lui appartient. Aux méchants il laissera sa justice ; aux bons, sa bonté, ce qui leur restera à tous et durera toute l'éternité.

Le Christ a scellé et écrit ce testament avec son sang précieux, et l'a confirmé par sa mort bénie. Ceux qui croient en lui, il les conduira jusqu'au sein de son Père.

4.35 La huitième heure

L'heure suivante est la huitième de la journée en laquelle Jésus fut suspendu à la croix en grande affliction : son corps était raide, exsangue et rouge vermillon. Il vit sa mère et le disciple qu'il aimait se tenant auprès de la croix. Il dit à sa mère : « Femme, voici ton fils », et au disciple qu'il aimait : « Voici ta mère ». Celui-ci reçut la noble vierge sous sa garde, comme si elle avait été sa propre mère par la grâce et la nature. Marie, la mère de Jésus, en fut affectée, car le glaive d'affliction et de compassion traversa son corps, son coeur et ses sens, comme si elle devait mourir.

Lorsque Jésus vit cela, il envoya son Esprit pour lui rappeler les paroles de l'ange Gabriel, lui affirmant que son fils s'appellerait et serait le Fils du Dieu tout-puissant, qu'il siégerait sur le trône de David, son père, et qu'il régnerait éternellement avec Dieu sur la maison de David pour un règne sans fin. Marie se souvint des miracles et des paroles que Jésus avait dites dès le commencement, et de celles des prophètes et des saintes Écritures, à

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savoir que son fils, Jésus, devait souffrir et mourir à cause des péchés et du salut des hommes. L'Esprit de Dieu lui donna une telle charité qu'elle aurait souhaité mourir elle-même de cette mort amère, si cela avait été possible, pour le salut et à cause de la détresse de tous les hommes. Si les clous étaient sortis de ses mains et de ses pieds, elle les aurait enfoncés à nouveau, pour le pardon de nos péchés. Elle se pencha et se laissa tomber dans les bras de Jean. Au-dedans elle était établie en allégresse et grande paix qui lui resteront dans la vie éternelle. Lorsque le larron qui était suspendu à la droite de notre Seigneur vit et entendit cela, il s'écria d'une voix forte : « Seigneur, souviens-toi de moi lorsque tu viendras dans ton Royaume ». Jésus lui répondit :  « Amen, je te le dis, aujourd'hui encore, tu seras avec moi au Paradis ». Le larron le crut sans difficulté, car il avait les sens sages et avisés. Jésus s'écria alors d'une voix humble : « J'ai soif ». Les serviteurs des juifs mirent du vinaigre mêlé de fiel sur une éponge, attachée à une canne de roseau, et présentèrent l'éponge devant sa bouche. Mais lorsque Jésus eut goûté le breuvage, il ne voulut pas en boire. Alors il s'écria d'une voix forte : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » À ce moment, il vit dans son esprit tout ce que Dieu avait prévu et ordonné à son sujet de toute éternité, et tout ce que les prophètes avaient prédit en rendant témoignage sur lui, depuis le commencement du monde. Il s'en porta garant en affirmant avec un esprit tout joyeux : « Tout est accompli ».227 Il pencha ensuite la tête sur la poitrine en disant : « Père, entre tes mains je recommande mon esprit ». Lorsqu'il prononça ces paroles, son regard se brisa, son coeur se déchira et il envoya son esprit dans la gloire de son Père.

4.36 None, Vêpres et Complies
- None

C'était alors la neuvième heure de la journée, celle que nous appelons None. La terre trembla, les rochers s'ouvrirent et la courtine qui pendait dans le temple se déchira en deux morceaux. Beaucoup de défunts se levèrent de leur tombeau et apparurent à de nombreuses personnes dans la ville sainte. Un centurion se tenait tout près, un gentilhomme ayant une centaine de soldats sous ses ordres. Lorsqu'il vit et entendit cette merveille, il dit : « Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu ». Tous les gens qui se trouvaient autour prirent peur et chacun, se frappant la poitrine, s'en retourna dans la ville.

- Vêpres

À la dixième heure de la journée, que nous appelons Vêpres, les juifs se présentèrent à Pilate et lui demandèrent de pouvoir briser les jambes de ceux qui y étaient suspendus, afin de hâter leur mort et de permettre qu'on les détachât de la croix, afin qu'ils n'y restent pas exposés le jour de la grande fête de Pâques. Pilate leur en donna la permission. Les soldats et les serviteurs des juifs y allèrent donc. Ils rompirent les jambes du premier et du second. Mais lorsqu'ils arrivèrent auprès de Jésus, ils le trouvèrent déjà mort. Ils ne rompirent donc pas ses jambes, mais l'un des soldats lui ouvrit le côté droit avec une lance, et il s'en écoula du sang et de l'eau. Celui qui a vu cela en a rendu témoignage, et nous savons que son témoignage est véridique : ce sont là les paroles de l'évangéliste saint Jean.

Après cela, à l'approche du soir, à la onzième heure de la journée qui fait encore partie des Vêpres, un gentilhomme du nom de

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Joseph d'Arimathie, ayant dix personnes sous ses ordres, qui était en secret disciple de Jésus, se présenta devant Pilate et lui demanda qu'on lui confiât le corps. Lorsque Pilate eut demandé si Jésus était déjà mort et qu'il lui fut répondu par l'affirmative, il ordonna de donner le corps à Joseph. Celui-ci prit avec lui Nicodème, tous deux d'importants personnages et de grand pouvoir, amis de Jésus, qui se tenaient cachés à cause de leur peur des prêtres juifs. Car Jésus ne voulut pas souffrir que des personnes méchantes, quelles qu'elles fussent, païennes ou juives, puissent s'approcher de son corps ou le toucher après sa mort. Ces deux-là étaient de bonnes personnes, croyantes, qui attendaient le Royaume de Dieu. Ils enlevèrent le corps de la croix et l'enveloppèrent dans deux linges de lin blanc qu'ils avaient préparés. Quant à sa tête bénie, ils la mirent dans un suaire

- Complies

Comme c'était alors la dernière heure de la journée, celle que nous appelons Complies, ils ne pouvaient pas travailler plus longtemps. Auprès de l'endroit où Jésus avait été mis en croix, se trouvait un jardin contenant un tombeau récemment creusé dans le rocher. En hâte, à cause de la fête et pour respecter le repos rituel, ils y déposèrent le corps. Ils avaient préparé des espèces précieuses de noble parfum, de la myrrhe et de l'aloès, environ cent livres, qu'ils versèrent sur le corps de Jésus et sur ses blessures, là où il gisait dans ce tombeau neuf dans lequel personne n'avait encore été enseveli. Ils roulèrent ensuite une grosse pierre, en guise de dalle, devant l'entrée du tombeau. Puis, ils se retirèrent d'un coeur léger et en grande paix, cette paix que Jésus tient préparée pour les disciples qui gardent ses règles, dans lesquelles il a vécu, qu'il a enseignées et dans lesquelles il est mort et ressuscité, dans la gloire de son Père. Amen.


LES QUATRE TENTATIONS

Introduction

Le traité des Quatre Tentations est généralement daté des dernières années du séjour de Ruusbroec à Bruxelles, peu avant sa retraite dans la forêt de Soignes, en 1343. Plusieurs listes de ses ouvrages le rattachent à cette période, y faisant mention avant le Traité de la Foi chrétienne qui fut sûrement écrit avant son départ de la grande cité. Selon une suggestion récente, l'auteur préciserait lui-même la date de la composition à la fin du traité, dans un passage plutôt obscur où par allusion à l'année du Jubilé il aurait discrètement évoqué l'âge qui était le sien alors, cinquante ans. La mention du « pèlerinage à Rome » serait alors à interpréter comme une annonce discrète de son prochain départ en solitude /1.

Le Traité débute par une brève introduction qui a toute l'apparence d'un petit Directoire pour la Lectio divina. Seuls ceux qui ont des « oreilles pour entendre » peuvent percevoir l'authentique Parole de Dieu sous l'enveloppe de la lettre. On peut les reconnaître à trois conditions. Ils lisent la Parole pour vivre d'elle plutôt que pour la connaître. Elle est pour eux « une nourriture qui les conduit à savourer Dieu caché en elle ». Finalement, ils se recueillent « en simplicité au-dedans d'eux-mêmes - pour y - habiter et demeurer auprès de la Parole intérieure de Dieu ».

Cette mise en garde contre ceux qui pensent connaître les Écritures amène Ruusbroec comme naturellement aux quatre tentations, et de là aux quatre grandes illusions qui guettent tous ceux qui prétendent s'appliquer à la vie intérieure. En effet, il ne

1. R. LIEVENS, Ruusbroecs Roemse vaert, dans Pascua Mediaevalia, Studies voor Prof. Dr. J.M. De Smet, Leuven, 1983, p. 383-397. Cf. cependant H. Not, Veertig- en vijftigjaren als tekstkritisch probleem in Ruusbroecs Becoringben ; Ons Geestelijk Erf, 59 (1985), p. 3-16.

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vise pas ceux qui se savent pécheurs et se reconnaissent tels, mais bien plutôt ceux qui, parfois de bonne foi, se croient le contraire, et « s'égarent dans le doute, l'illusion et dans une sainteté apparente ».

La première illusion est la plus grossière, mais aussi la plus commune : elle égare « un nombre exceptionnellement élevé » d'hommes religieux. Il s'agit de ceux qui confondent l'expérience spirituelle avec le confort des sens. Sans qu'ils s'en aperçoivent, la chair domine encore dans toutes leurs démarches. Malgré leur assiduité aux offices, par exemple, « ils n'en tirent aucune saveur, car ils sont extravertis et vivent selon la chair », incapables de reconnaître en eux les « motions du Saint-Esprit ».

La deuxième illusion est plus difficile à démasquer, car les apparences y sont particulièrement trompeuses : vie en tous points édifiante, avec un penchant marqué pour l'excès et les singularités dans les oeuvres extérieures. Mais, pense Ruusbroec, chaque fois que cette ascèse par trop visible ne va pas de pair avec une profonde humilité du coeur, elle suffit à elle seule à trahir l'aveuglement de l'amour-propre, un « orgueil spirituel qui se juge digne de telles particularités ». Un tel spirituel, « même s'il aime et sert Dieu, le fait entièrement pour son propre profit ». Le chemin de l'expérience intérieure lui reste irrémédiablement fermé.

La troisième illusion est encore plus subtile. Le prétendu spirituel n'est plus seulement singulier dans ses oeuvres, il se croit aussi passé maître dans l'enseignement des voies spirituelles. Au moins, à ce qu'il lui semble. De telles personnes ont un « esprit subtil » et sont « malins et doués dans leur intelligence naturelle », brillants même de « sagesse naturelle et de science érudite ». Mais s'ils excellent dans un savoir naturel de Dieu, ils ne peuvent aboutir qu'à une théologie insipide qui n'en est pas une car elle s'est faite « sans l'aide surnaturelle de Dieu », et partant « sans charité ni humilité d'esprit ».

La quatrième illusion est « celle qu'il faut craindre par-dessus tout », car elle peut accompagner l'expérience mystique elle-même. Ruusbroec a dû être témoin des ravages qu'elle opère, car « ceux qui tombent par elle s'égarent si loin de Dieu et de toute vertu que c'est à peine s'ils peuvent jamais en revenir ». Ruusbroec n'a jamais douté de la possibilité de cette mystique qu'il appelle « naturelle », sans grâce, ni charité, ni oeuvres, mais qui, à ses yeux, chez tous doit finir en parfaite illusion, dans « un désoeuvrement vide et aveugle de leur essence », sans jamais atteindre le véritable amour de Dieu. Cet amour dont Ruusbroec a souvent répété qu'il ne peut être vrai sans les oeuvres, car « même Dieu, précise-t-il ici, s'il n'oeuvrait pas ne serait ni Dieu ni bienheureux ». De cette mystique sans les vertus, l'auteur nous laisse une description si précise, et par certains côtés si « tentante », que l'on a parfois l'impression que lui-même l'a éprouvée à un certain moment de son cheminement spirituel228, avant d'en avoir été arraché providentiellement par un mystérieux secours de la grâce : « Leur façon de faire, écrit-il, c'est d'avoir le corps tranquillement assis, sans ouvrage, les sens étant vides et désaffectés de toute image, eux-mêmes recueillis au-dedans d'eux. Parce qu'ils sont sans occupation et parce qu'ils n'adhèrent pas amoureusement à Dieu, ils ne vont pas au-delà d'eux-mêmes, mais ils se reposent dans leur propre essence. Leur essence devient ainsi leur idole. Car ils pensent avoir et être une seule essence avec Dieu, ce qui est impossible. C'est pourquoi ils se trompent très lourdement, comme je l'ai souvent rappelé ».

Comment alors résister à ces tentations, surtout à la dernière qui préoccupe tellement notre auteur ? La première condition, indispensable, est l'humilité, à savoir « se mettre à la place la plus humble, en dessous de tous, comme un pécheur qui (...) ne peut ni ne veut rien sans l'aide et sans la grâce de Dieu », criant sans cesse au-dedans de lui-même : « Seigneur, aie pitié de moi, pauvre pécheur », et « cherchant (ainsi) un éternel refuge dans la bonté de Dieu ». Le parallèle avec les traditions bénédictines — Règle de saint Benoît, chapitre 7 — et byzantines — la Prière de Jésus — pour inattendu qu'il soit, saute aux yeux.

Ensuite, il y a la pratique, indispensable, des commandements et des vertus. Mais cela ne suffit pas, comme Ruusbroec aime à le répéter, car il y a mieux, ou plutôt plus profond et plus intime, à découvrir. Il s'agit de descendre plus bas encore dans son « intériorité », pour « faire l'expérience, de façon plus claire et plus serrée, de l'opulence de Dieu vivant en notre esprit », par la

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voie d'un recueillement qui permet de livrer à Dieu l'entendement dépouillé de toute image. Mais celui-ci va de pair à la fois avec une descente et une montée. Une descente, pour imiter et accompagner l'abaissement du Christ, jusque dans une « profondeur sans fond, insondable à jamais », en nous soumettant humblement à tout ce que Dieu permettra qui nous arrive. Puis une montée, « à partir de cette bassesse profonde », qui permettra d'aimer Dieu « dans la hauteur suprême », pour y « défaillir (encore une fois) dans ses oeuvres » et ses efforts, et ainsi faire place à l'union elle-même, « cédant à la fruition », au-delà de tout ouvrage. « Là-haut règne un silence éternel, dans notre sur-essence. Aucune parole n'y est prononcée, dans l'unité des Personnes ».229

Personne n'est exclu de ce parcours, mais, hélas ! il en est peu qui en trouvent le chemin : « Beaucoup seraient capables d'atteindre rapidement à une vie aussi élevée, s'ils s'occupaient vaillamment et sagement comme je viens de le décrire ». Mais la plupart demeurent désespérément prisonniers, sans même s'en douter, de leur amour-propre, de leur narcissisme dirions-nous aujourd'hui, jusque dans les exercices et les oeuvres qui semblent les plus spirituels. C'est le cas, estime Ruusbroec, de la plupart de ceux qui n'ont pas atteint l'âge de cinquante ans, le temps du Jubilé selon la Bible, dont le symbole, emprunté au livre du Lévitique (25, 8 s.), lui sert à décrire une dernière fois cette expérience dont il est l'ardent témoin, et qu'il voudrait rendre plus accessible à ses lecteurs que travaille secrètement un amour dont ils n'osent soupçonner les incroyables merveilles.

La traduction a été faite sur le texte critique préparé par Drs. H. Noé, publié dans les Opera Omnia de Ruusbroec, tome 10, Tielt-Turnhout, 1991.


Les quatre tentations

« Celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende ce que l'Esprit de Dieu dit aux Églises », c'est-à-dire à la sainte chrétienté. « Le vainqueur, dit l'Esprit de notre Seigneur, ne sera pas blessé par la seconde mort /1 ». C'est-à-dire, celui qui triomphe de sa propre chair, du monde et de l'ennemi, ne sera pas blessé par la mort éternelle. Celui qui possède un plus grand penchant pour le dedans et pour Dieu qui parle à l'intérieur, que pour le dehors et pour les paroles des hommes, et qui a plus envie d'écouter la Parole de Dieu pour en vivre que pour la connaître, à qui la Parole de Dieu est une nourriture qui le conduit à savourer Dieu en elle au-delà de tout, celui, enfin, qui demeure simplement auprès de la Parole intérieure, avec foi et confiance, celui-là possède des oreilles pour entendre. Car il est en mesure de comprendre toute vérité que Dieu veut lui révéler. C'est lui qui surmonte tous les péchés - voilà la première mort - et qui n'est pas blessé par les peines éternelles - voilà la seconde mort qui suit toujours le péché. Mais celui qui est dispersé et qui se sert des Écritures pour sortir toujours de lui-même en se complaisant dans sa personne et dans son savoir, celui-là veut toujours enseigner. Ceux qui le suivent n'atteindront jamais la droite vérité, ni lui avec eux. Car il détourne sa face de la lumière simple de la vérité qui est au-dedans de lui, et la tourne vers la dispersion des Écritures. C'est pourquoi il reste privé de la lumière de Dieu. Car il ne veut pas céder devant l'Esprit de Dieu ni devant personne, mais il suit toujours la lettre et veut tout comprendre et enseigner selon son opinion propre et son jugement. C'est pourquoi il est souvent contraire à la saine doctrine, aux hommes bons et à la véritable sainteté. Voilà qui engendre beaucoup de luttes et de disputes, divise les coeurs et empêche grandement la vraie charité. Si on résiste à un tel homme, il se met en colère ; si on le laisse faire, il

1. Cf. Ap 2, 1.1.

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s'enfle d'orgueil. C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Celui qui pense être debout, qu'il prenne garde de ne pas tomber /1 ». Car si nous voulons rester debout et nous garder de tomber en des péchés graves, il nous faut apprendre à nous connaître et à nous examiner, nous recueillir en simplicité au-dedans de nous, habiter et demeurer auprès de la Parole intérieure de Dieu. C'est là que nous entendrons et que nous apprendrons la vérité et la vie droite, et c'est alors que notre vie concordera avec les saintes Écritures et avec tous les saints. Grâce à l'amour de la vertu et à une vraie humilité, nous souhaiterons être repris et enseignés par l'Écriture et par tous les hommes, et nous aurons toujours plaisir à entendre et à voir la saine doctrine et une vie sainte. Voilà ce qui révèle un homme bon. Au contraire, tout cela est très pénible à entendre et à savoir par ceux qui ne se quittent pas entièrement, qui ne renoncent pas volontairement à tout ce qui leur est propre, dans les choses présentes et futures, en mortifiant leur nature, la chair et le sang, leurs sens, l'activité de leur raison, comme ils en ont été exhortés, enseignés et incités, de mainte façon, par Dieu et par ses saints amis.

1. 1 Co 10, 12.

En effet, quatre tentations règnent présentement dans le monde, grâce auxquelles chacun peut contrôler s'il est dans l'erreur ou s'il suit véritablement notre Seigneur Jésus-Christ. Car il s'agit de quatre modes d'erreurs. Tous ceux qui paraissent spirituels, mais ne sont ni vrais ni vertueux dans leur vie, se laissent séduire dans l'erreur par l'un de ces quatre modes. Fais maintenant attention pour bien comprendre les causes qui engendrent ces erreurs. Celui qui ne vise et n'aime pas Dieu au-dessus de lui-même et de toute chose, quel qu'il soit, est toujours insoucieux et négligent pour ce qui concerne l'honneur de Dieu, toutes les vraies vertus et Dieu lui-même. Il est ainsi disponible pour tous les modes de tentation. Car il est infirme et ignorant, et peut être séduit, à son insu, par de nombreuses erreurs. Je ne veux pas parler ici de ceux qui vivent publiquement en des péchés mortels grossiers, car leurs oeuvres sont évidentes, mais de ceux qui s'égarent dans le doute, l'illusion et dans une sainteté apparente.

La cause de la première erreur, celle qui tient la plupart des hommes, est dans une nature non dominée. Il s'agit de tous ceux qui vivent selon les plaisirs du corps et des sens, quant au regard, l'ouïe, la parole, quant à leur comportement qui poursuit le confort, les penchants et les envies de la nature, quant à leur désir de plaire les uns aux autres, de s'attirer mutuellement par des cadeaux, des paroles, des gestes, des amabilités, avec des lettres et des messagers ; ils se montrent raffinés pour la nourriture et la boisson, pour les vêtements aux couleurs superbes et pour les habits de confection singulière ; de même, pour la préciosité extravagante et le nombre des costumes et de tous ces objets avec lesquels on s'efforce de rendre plus beau le sac immonde qui sera la nourriture des vers, afin de plaire au diable et à ses messagers qui sont à son service. Et ils ont encore bien d'autres conforts et commodités grâce auxquels ils servent le corps en cachette et en public, et qui sont souvent déraisonnables et sans nécessité. Voilà la première erreur, et qui est fort commune, car elle a presque corrompu et chassé la religion hors de la sainte chrétienté. Elle règne dans les couvents et les ermitages, dans les Ordres et chez les supérieurs, et dans tous les états de la sainte Église, depuis le plus élevé jusqu'au plus humble. La véritable connaissance de la vertu se trouve ainsi fort offusquée. Certains prétendent que plaire aux autres, c'est cultiver une chasteté que Dieu aime. Ils ajoutent qu'ils sont infirmes, délicats et de noble complexion, ce qui nécessite beaucoup de confort et de commodités. D'ailleurs, un homme bon mérite beaucoup d'honneur et de bonnes choses, ce qu'ils pensent être leur cas. Voilà leur erreur. Bien qu'ils lisent et chantent beaucoup, et qu'ils récitent des Notre Père, ils n'en retirent aucune saveur. Car ils sont extravertis et vivent selon la chair, non selon l'esprit, ils sont des aveugles qui n'obéissent pas à la vérité ni aux motions du Saint-Esprit. C'est pourquoi les écrits des saints de jadis, qui sont maintenant bienheureux, frappent d'anathème et maudissent, par leur vie comme par leurs paroles, tous ceux qui pensent être saints, mais qui vivent pour la chair et le sang. Car ils détruisent ce que le Christ et les saints de jadis ont sanctifié et fondé à la gloire de Dieu, par leur sang, leur vie et leur mort. Voilà la première tentation qui domine dans la chair, par laquelle un nombre exceptionnellement élevé de gens s'égarent.

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Après elle suit une deuxième tentation qui produit un deuxième mode d'erreur qui, lui, est opposé au premier. Car cette erreur-ci procède d'un esprit hypocrite qui fait montre de grande sainteté là où il n'y en a aucune. L'on peut ainsi contrôler qu'ils sont nombreux ceux qui tombent et s'égarent éternellement, alors qu'ils paraissent cependant spirituels et saints. Comprends-moi bien : tout homme qui met un habit méprisable, entreprend une vie de dure pénitence, qui renonce à sa parenté, à ses amis, aux biens et à toute consolation du monde, s'il aime et s'il vise sa propre personne et son avantage plutôt que la gloire de Dieu, sera inconstant et sujet à des pensées mauvaises, à des saillies stupides et à toutes les tentations et erreurs spirituelles. Car tout ce qu'il fait, il l'accomplit à partir de ce qui lui est propre. Il est replié sur lui-même. Même s'il aime et sert Dieu, il le fait entièrement pour son propre profit. C'est pourquoi son amour vient de la nature, non pas de la grâce. Car il n'est pas mort à lui-même et ne veut pas se soumettre à la libre volonté de Dieu, parce qu'il ne veut pas mettre sa confiance en Dieu. Car sa nature ne veut pas céder, mais elle veut être assurée. C'est pourquoi il désire posséder Dieu selon sa volonté ou pour son confort, c'est-à-dire qu'il voudrait que Dieu soit particulièrement à lui avant de l'être aux autres, et qu'il lui envoie un ange ou un saint qui lui dise et enseigne comment vivre et si sa vie plaît à Dieu. Certains désirent que Dieu leur envoie une missive personnelle, écrite avec des lettres d'or, ou qu'il leur révèle sa volonté en des visions ou des songes. Cela provient le plus souvent d'un orgueil spirituel qui se juge digne de telles particularités. Bien que cela soit arrivé à quelques saints, l'on ne devrait pas s'en faire un exemple. C'est pourquoi ceux-là se trompent souvent. Ils estiment peu ce que les saints vivaient et enseignaient, mais ils voudraient suivre un chemin particulier qui n'a jamais été vu ni entendu. Lorsqu'on vise sa propre gloire davantage que celle de Dieu, on produit de l'hypocrisie, c'est-à-dire une vie orgueilleuse et simulée. C'est pourquoi ils entreprennent, à l'extérieur, des façons de vivre singulières, qui captent les regards, pour être appelés saints et, grâce à elles, plaire aux autres. Car dès que l'on rencontre une vie de dure pénitence ou une façon extérieure de vivre qui attire les regards, sans une grande humilité de coeur, l'hypocrisie s'y mêle toujours. C'est pourquoi ceux-là supportent mal qu'un autre soit appelé saint à leur place, ou qu'un autre soit plus aimé qu'eux. Car ce sont des orgueilleux spirituels, comme l'étaient les pharisiens. Ils se croient intelligents et sages, mais ils sont grossiers et lourds, car ils mettent la plus haute sainteté dans les oeuvres extérieures. Et si notre Seigneur accepte que l'ennemi se révèle à eux — avec sa permission — en des songes et des visions, en lesquels ils se glorifient et se complaisent, ils s'égarent encore davantage et deviennent si obstinés en eux-mêmes /1, que c'est à peine s'ils peuvent encore se convertir. Voilà la seconde façon avec laquelle l'ennemi tente les personnes obstinées qui n'ont pas abandonné leur volonté et qui sont établies en elles-mêmes avec un attachement désordonné qui les replie sur elles-mêmes /2.

La troisième tentation qui suit maintenant, est encore plus subtile à comprendre. Ceux qui y tombent et qui s'y égarent, grâce au conseil de l'ennemi, sont ceux qui veulent conduire un mode spirituel. Possédant un esprit subtil et étant malins et doués dans leur intelligence naturelle, ils veulent que leur nature s'occupe selon ses envies, mais sans charité ni humilité d'esprit. Car leur nature et leurs sens intérieurs s'écoulent dans une lumière naturelle et se glorifient en celle-ci. Ils sont établis en elle avec de telles délices et avec un tel sens propre /3, qu'il leur semble saisir et comprendre toute la vérité que l'on peut vivre sans l'aide surnaturelle de Dieu. En quoi ils se trompent, et ils tombent, sur le conseil de l'ennemi, dans un orgueil spirituel qui les exalte à tel point qu'ils ne peuvent que rarement se convertir. Certains se figurent atteindre et saisir la première Vérité, grâce à la lumière naturelle. Avec leur science, ils veulent creuser et approfondir les secrets cachés des Écritures, cependant composées par l'Esprit de Dieu et par la sagesse éternelle. Grâce à leur orgueil, ils pensent les comprendre d'une façon plus lumineuse, plus serrée et meilleure que n'ont pu le faire les saints qui les ont écrites, enseignées et vécues. Car ils pensent être les plus sages du monde entier. Toute leur occupation consiste à se présenter intérieurement les Écritures, en les étudiant et en argumentant à partir d'elles, aussi fortement qu'ils osent le faire.

1. Pour Soe eyghen in hem selven.
2. Pour Die si tot hem selven hebben.
3. Pour Eyghenheit.

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Les autres qui vivent une vie simple et sainte, ou une vie de dure pénitence, sont méprisés par eux comme des ânes grossiers et comme des bêtes, car ils se complaisent en eux-mêmes au-dessus de tous les autres. Ils trouvent davantage de saveur et de joie intérieure dans ce qu'ils expérimentent et comprennent au-dedans par la raison, que dans les choses qui sont au-delà de la raison, celles qu'il faut croire et qui nous donnent la béatitude éternelle. Ils ressemblent à des païens mécréants qui sont inconscients de Dieu. Ils veulent toujours proclamer des choses nouvelles, avec un plaisir naturel. Car ils agissent et ils parlent à partir de leur sens propre /1. C'est pourquoi ils doivent se complaire en eux-mêmes, rechercher leur propre gloire et promener leur orgueil partout, même si eux-mêmes ne s'en aperçoivent pas. La plupart du temps, ils affichent à l'extérieur une mine grave, un visage mûr et solennel, mais se comportent de façon arrogante et indigne avec les autres. Pour les besoins de leur corps, ils s'allouent ce qu'il y a de plus cher en tout, et veulent être honorés et estimés au-dessus des autres. Voilà le troisième mode de tentations qui trompe toutes les personnes subtiles qui s'élèvent et se complaisent en elles-mêmes par leur sagesse naturelle ou leur science érudite, et qui veulent grimper vers le sommet par elles-mêmes et par leur lumière naturelle, sans la grâce de Dieu.

Il y a ensuite une quatrième tentation, celle qu'il faut craindre par-dessus tout. Ceux qui tombent par elle s'égarent si loin de Dieu et de toute vertu que c'est à peine s'ils peuvent jamais en revenir. Tous ceux-là expérimentent leur être essentiel et sont établis en lui avec une intelligence désaffectée des images, dans le nu-désoeuvrement de leur esprit et de leur nature, mais sans s'occuper de vertus. Car ils tombent dans un désoeuvrement vide et aveugle de leur essence, et deviennent négligents pour toutes les oeuvres bonnes, au-dehors comme au-dedans. Ils méprisent, en effet, toute oeuvre intérieure, c'est-à-dire vouloir, savoir, aimer, désirer et s'ajuster à Dieu par quelqu'oeuvre que ce soit. S'ils avaient aimé Dieu et savouré la vraie vertu ne fût-ce qu'une seule heure durant toute leur vie, ils n'auraient pas pu en arriver à une telle mécréance. Car même les anges, les saints et le Christ en personne doivent éternellement oeuvrer, aimer et dési-

1. Pour Eyghenheit haers selfs.

rer, rendre grâce et louer, vouloir et connaître. Sans ces oeuvres, ils ne pourraient pas être bienheureux. Et même Dieu, s'il n'oeuvrait pas, ne serait ni Dieu ni bienheureux. C'est pourquoi ces misérables se trompent lourdement. Car ils s'endorment et s'immergent au-delà d'eux-mêmes, dans le repos naturel de leur essence. Lorsqu'ils expérimentent ce repos sans amour et sans occupation de vertus, ils veulent s'y établir et s'y installer. De là proviennent une grande mécréance et une liberté d'esprit perverse et fausse. Tous ceux qui en arrivent là sont des gens simples, ou des personnes jeunes qui ne savent comment s'occuper des vertus, ou des personnes qui ne sont pas mortes à elles-mêmes, bien qu'elles se soient longtemps occupées par de grandes pénitences, mais sans viser droitement ni aimer Dieu. Leur façon de faire, c'est d'avoir le corps tranquillement assis, sans ouvrage, les sens étant vides et désaffectés de toute image, eux-mêmes recueillis au-dedans d'eux. Parce qu'ils sont sans occupation et parce qu'ils n'adhèrent pas amoureusement à Dieu, ils ne vont pas au-delà d'eux-mêmes, mais ils se reposent dans leur propre essence. Leur essence devient ainsi leur idole. Car ils pensent avoir et être une seule essence avec Dieu, ce qui est impossible. C'est pourquoi ils se trompent très lourdement, comme je l'ai souvent rappelé.

Il nous reste à voir comment chacun peut résister à ces quatre tentations et même à toutes, les surmonter et mener une vie qui rende gloire à Dieu et qui est utile à eux et à tous les hommes bons.

Ainsi, celui qui le souhaite doit emprunter des chemins vers le Royaume de Dieu différents de ce que tu viens d'entendre. En effet, il doit se mettre à la place la plus humble, au-dessous de tous, comme un pauvre pécheur qui, de lui-même, ne possède que tous les défauts, et qui ne peut ni ne veut rien sans une aide et sans la grâce de Dieu. C'est sur une telle humilité qu'il peut fonder une vie élevée, aussi longtemps qu'il crie sans cesse au-dedans de lui-même : « Seigneur, aie pitié de moi, pauvre pécheur ! », et aussi longtemps qu'il cherche un éternel refuge dans la bonté de Dieu. Il entreprendra d'observer les commandements de Dieu et de la sainte Église, et il visera à les garder et à demeurer en eux durant tout le temps de sa vie. Il suivra et obéira

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à sa raison ainsi qu'à tous les hommes avec qui il vit, dans la mesure où il a pu comprendre qu'une telle obéissance profite à la paix, à la vertu et à sa propre mortification. Il lui faut dominer et résister à sa nature et à ses sens, contre toute envie désordonnée. II s'efforcera de renoncer et de mourir à lui-même et à ses opinions en toutes les choses où il le peut, lorsque cela est avantageux pour la vertu. Il portera sa croix et marchera à la suite du Christ, dans la pénitence et l'abstinence, avec discernement et selon les capacités de son corps et de sa nature. Il aura de la bienveillance, de la fidélité et un amour commun pour tous, sans excepter personne230. Il obéira à Dieu et n'aura qu'une seule volonté avec lui, en toute chose. Il sera joyeux et patient en toute affliction, doux et bienveillant pour tous ceux en qui il sent quelque inclination pour la vertu. Il respectera sans feinte ses supérieurs et tous les hommes bons où qu'ils soient. Il mettra en oeuvre la charité et la miséricorde dans tous les besoins, avec bienveillance, en paroles et en actes, avec tout ce qui est en son pouvoir et avec discernement. Lorsqu'il connaît et aura reconnu un hypocrite, il affichera envers lui une mine triste et sévère, il lui parlera rudement et lui montrera un visage grave. Il s'efforcera de vivre, selon son pouvoir et avec discernement, tout ce que la raison, les saintes Écritures et tous les hommes bons enseignent. Je pourrais encore ajouter bien des points en matière de bonnes moeurs et de saintes occupations, mais si tu possèdes le fondement que je viens de t'exposer, tu trouveras en toi-même, Dieu aidant, tout ce qu'il te faut. Il s'agit là d'un mode de vertus qui est commun et nécessaire à tous les hommes qui veulent plaire à Dieu et surmonter toutes les tentations.

Mais je souhaite examiner de façon plus approfondie notre intériorité, afin de faire l'expérience, de façon plus claire et plus serrée, de l'opulence de Dieu vivant en notre esprit. Pour ce faire, il nous faut nous recueillir au-dedans de nous-mêmes et livrer notre nu-entendement, désaffecté de toute image, à la vérité insaisissable de Dieu. Nous expérimenterons ainsi son image en nous, et le reflet de notre image en celle-ci, et nous serons un avec elle. C'est là la voix la plus claire avec laquelle nous pouvons appeler le Fils de Dieu au-dedans de nous, pour être établis avec lui dans son héritage et dans le nôtre.

Parés de cet honneur élevé, nous retournerons à nous-mêmes et nous nous inclinerons devant la bonté toute-puissante de Dieu en nous anéantissant nous-mêmes et en supportant de souffrir tout ce que Dieu permettra qu'il nous advienne dans le temps et dans l'éternité231. Et voilà la voix la plus gracieuse. C'est ainsi que le Christ est descendu auprès de l'humanité et nous a mérité la vie éternelle. Avec cette voix nous invoquons la justice de Dieu et nous descendons avec le Christ dans une profondeur sans fond, insondable à jamais.

À partir de cet abaissement profond, nous nous redresserons, avec un esprit /1 libre jusque dans la hauteur suprême. Avec tous les anges et tous les saints, nous y aimerons Dieu, nous lui rendrons grâce et nous le louerons, dans le Christ Jésus, maintenant et pour toujours. Voilà la voix la plus joyeuse, avec laquelle nous invoquons la Sainte Trinité. Nous l'expérimenterons habitant au-dedans de nous, avec la plénitude de tous ses dons, et nous nous expérimenterons nous-mêmes comme ramenés dans l'unité divine.

1. Moede.

À partir de cette opulente unité, nous nous écoulerons librement avec la bonté libérale de Dieu et nous répandrons avec un coeur libéral, à travers ciel et terre, la grâce et la gloire, et tous les biens dont chacun a besoin. Voilà la voix la plus douce avec laquelle nous invoquons le Saint-Esprit qui nous établit dans l'étendue de l'amour, et nous unit avec lui. Lorsque l'amour a ainsi saisi l'esprit dans l'unité, il touche la vie vivante de celui-ci et lui fait savourer son opulence sans fond. Toute l'intériorité de l'homme est ainsi mise en mouvement avec délice, et lui donne de convoiter l'infini de l'amour et de soupirer après lui. Et voilà la voix la plus cachée avec laquelle nous invoquons l'amour, pour qu'il nous consume et nous dévore dans son abîme. C'est là que tous les esprits défaillent dans leurs oeuvres et cèdent devant la fruition. C'est là aussi que se révèle l'obscur silence qui se tient désoeuvré au-delà de tous les modes. Nous y sommes morts et nous y vivons au-delà de nous-mêmes. Car là est notre fruition et notre suprême béatitude. Là-haut règne un silence éternel dans

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notre sur-essence. Aucune parole n'y est prononcée, dans l'unité des Personnes.

Personne ne peut y pénétrer sans amour et sans juste occupation de vertu. C'est pourquoi ils se trompent ceux qui parlent de leur faux désoeuvrement232. C'est de la sorte que nous serions en mesure de surmonter toutes les tentations et toutes les astuces de l'ennemi. Beaucoup seraient capables d'atteindre rapidement à une vie aussi élevée s'ils s'occupaient vaillamment et sagement comme je viens de le décrire. Mais cela est très difficile, et jouit de peu de sympathie. Nombreux aussi sont ceux qui ne savent même pas comment mourir à la chair, au sang et à leur volonté propre. C'est pourquoi il ne faut pas rapidement croire ou soupçonner qu'on soit saint. Car ce que l'on croit ou se figure être de la grande sainteté n'est trop souvent qu'une forte affectivité, qui n'est que le plaisir naturel inné, ou de l'obstination et de la présomption, ou l'amour des nouveautés. Car, aussi longtemps que quelqu'un n'a pas dépassé la quarantaine, il demeure très versatile, impressionnable et inconstant de nature, et, sans le savoir, il recherche confort, saveur et volupté dans ses occupations qui se trouvent ainsi mêlées de naturel. Pensant nourrir son esprit et une vie sainte, il nourrit son amour-propre /1 et sa nu-nature. C'est pourquoi saint Grégoire note que les prêtres de la Loi ancienne travaillaient et servaient dans le Temple jusqu'à l'âge de cinquante ans, pour être ensuite gardiens du Tabernacle /2, car le naturel s'était alors refroidi et diminuait chez eux. Ils en étaient ainsi mûrs et apaisés au-dedans d'eux-mêmes, grâce à des oeuvres bonnes prolongées. Dans la Loi juive, on laissait la terre en repos, la cinquantième année, et toute dette était remise, tous les prisonniers étaient libérés, et tous les esclaves, libres de naissance, étaient libérés. Chacun retournait à la terre qui était la sienne ou qui avait été celle de ses ancêtres. Voilà ce que je veux dire : lorsque nous recevons en nous la naissance de Jésus-Christ, nous commençons à vivre. Il nous faut ensuite servir, travailler et peiner dans le Temple de Dieu — c'est-à-dire au-dedans de nous-mêmes — avec la pénitence et avec de saintes occupations aussi longtemps qu'avec l'aide de Dieu nous chassons et surmontons

1. Pour Eyghenbeit sijns selfs.
2. Dialogues II, Vie de saint Benoit, 2 ; PL 66, 132. 134. Cf. Nb 8, 23-25.

notre vie mondaine de péché, et tout ce qui est contraire à Dieu et à la vertu, en paroles, en oeuvres et en toutes nos occupations. Et cela, afin que l'amour devienne tellement puissant en nous qu'il puisse nous élever dans cette hauteur suprême qu'il est lui-même. Sa bonté s'écoulera alors au travers de notre intériorité tout entière et la remplira avec d'autant plus de délices et de joie que notre terre sera vide et au repos. Car notre homme extérieur se tiendra alors désoeuvré et vide de toute occupation. Nous serons alors âgés de cinquante ans233 ; ce sera l'année de la rémission et de la joie qu'on appelle Jubilé en hébreu. Cela fera cinquante ans à partir de l'époque où le Christ, Fils de Dieu, naquit en nous, cela sera le moment pour nous d'entreprendre le saint pèlerinage vers Rome. Toute dette de péché y est remise et absoute, et tous les captifs sont délivrés, car tous les liens d'attachement désordonné à quelque créature que ce soit sont brisés et réduits à rien. De même, tous les esclaves qui appartiennent à la noblesse libre sont libérés, à savoir les puissances supérieures de l'âme qui deviennent tellement libres que, dans leur élévation, elles sont à même d'aimer Dieu, de lui rendre grâce, de le louer et de le servir de toutes les façons, sans aucun empêchement de la part de l'ennemi, du monde ou de la chair. Cependant les sens et les puissances animales doivent toujours rester esclaves, partout où elles agissent, car elles sont chair et sont nées de la chair. C'est pourquoi, si on les laissait faire, elles suivraient et serviraient la chair, et leurs oeuvres seraient imparfaites, déraisonnables et désordonnées. Regarde comment nous retournons ainsi à la terre qui était notre propriété, mais que nous avions vendue et abandonnée par nos péchés. Nous devenons ainsi de véritables gardiens du Tabernacle de Dieu lorsque, comme saint Paul l'enseigne, nous possédons notre corps dans la sainteté et le respect /1, lorsque nous sommes en mesure de surmonter toutes les tentations avec la force de notre Dieu, et de nous élever, avec un esprit /2 libre et sans entraves, au-delà de tout, jusque dans le bien éternel qui est notre héritage et notre béatitude.

1. Cf. 1 Th 4, 4.
2. Pour Moede.

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Puisse Jésus-Christ nous aider, afin qu'il en soit ainsi avec nous, lui qui a été tenté pour nous par l'ennemi, et souvent par le monde, et qui, avec son sang précieux, nous a racheté l'héritage de son Père. Nous y serons établis, sans entraves, avec lui et en lui, pour l'éternité. Amen.


DE LA FOI CHRÉTIENNE

Introduction

Il est généralement admis que Ruusbroec écrivit ce petit catéchisme vers la fin de son séjour à Bruxelles, avant sa retraite dans la forêt de Soignes. Les circonstances de son élaboration ne nous en sont pas connues, mais une certaine insistance à mettre la foi en rapport avec l'expérience spirituelle, voire mystique, ferait penser que les fausses doctrines qui avaient cours autour de lui n'y ont pas été étrangères.

Non seulement la foi est absolument nécessaire, selon notre auteur, pour l'expérience de Dieu, mais elle est elle-même déjà une première étape qui y conduit. Ruusbroec l'affirme dès les premières lignes de l'ouvrage : « C'est par le moyen de la foi que l'âme est unie avec Dieu, et qu'elle l'épouse comme une épouse se marie avec son époux ». Car la foi n'est pas de l'ordre du savoir, elle est d'abord un acte de confiance au travers duquel une connaissance d'un autre ordre sera accordée : « La foi conduit l'âme à faire confiance à Dieu, et lui donne la connaissance bienheureuse de Dieu et de tout ce qui est éternel ». Connaissance progressive, dont la part reçue dès ici-bas n'est qu'un avant-goût, et dont la pleine saveur est réservée à l'au-delà : « Cette connaissance commence ici-bas et sera parfaite dans la vie éternelle, car c'est là que l'on contemple Dieu dans la clarté éternelle, face à face, tel qu'il est ». La véritable expérience mystique ne se détachera donc à aucun moment de ce parcours de la foi, pour prendre quelque tangente ou chemin singulier, ce qui la distingue précisément d'une fausse mystique. Cette dernière, comme Ruusbroec le dira ailleurs, « veut savoir mais non pas croire ». Peine perdue, car « même si l'aigle vole haut, il ne vole pas au-delà de lui-même /1. »

1. Van den geesteliken tabernakel, édition Stracke, Tielt, 1946, p. 336-337.

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Le traité consiste principalement en un survol plutôt rapide de tous les articles du Credo dit de Nicée-Constantinople, sauf a s'attarder, non sans un plaisir manifeste, sur quelques points choisis. L'auteur insiste en particulier sur l'Église, la communion des saints et la vie éternelle, cette dernière avec son double volet : les joies surabondantes du ciel et les tourments non moins variés de l'enfer. Dans la description de la vie au ciel, l'on retiendra l'importance accordée à la glorification des corps et, partant, le grand rôle que continuent à y jouer les sens extérieurs désormais transformés et mis entièrement au service d'un corps devenu lumineux et agile.

Quant au bonheur qui attend les sens intérieurs, on ne sera pas étonné de lui voir appliqué le vocabulaire spécifique de la mystique Ruusbroequienne. Dieu nous y attire en un perpétuel renouvellement, l'on pénètre en lui, l'on jouit de lui dans une fruition au-delà des modes et dans un repos au-delà de l'essence, dans un endormissement au-delà de soi-même, dans la ténèbre non-essentielle. Une phrase semble caractériser ce jeu du bonheur, mais qui résume aussi tout le parcours spirituel que Ruusbroec propose partout à ses lecteurs : « Avec amour, nous saisirons l'amour, et nous serons saisis par lui »234. Mais là encore, comme ici-bas, ce repos ira de pair avec des oeuvres et des occupations, sans lesquelles l'amour ne serait plus l'amour. Ruusbroec n'aurait pas pu insinuer plus clairement la totale continuité entre les sommets de l'expérience spirituelle sur terre et la vie qui nous attend au ciel.

Tout différent sera le sort des mécréants, éternellement condamnés, et dont l'auteur détaille les peines avec une verve généreuse. Leur plus grande souffrance sera d'être à jamais privés de Dieu, la peine du dam. Les autres souffrances, infligées aux sens, seront proportionnées à la gravité des péchés commis et affecteront plus particulièrement les sens incriminés. La description, terrifiante /1 à souhait, de ces tourments révèle un auteur à l'imagination féconde et déliée, et qui se montre finalement sans pitié pour les damnés. Une telle âpreté, que l'on retrouve d'ail-

1. Cf. à ce sujet Claude-Henri ROCQUET, Ruysbroeck l'Admirable, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p. 171-173.

leurs tout au long de son oeuvre, peut étonner chez un mystique qui avait par ailleurs une telle expérience de l'amour miséricordieux de Dieu, et engendrer un malaise chez le lecteur moderne. Elle est corrigée par cette étonnante propension divine à faire miséricorde au pécheur animé par le moindre mouvement de repentir, et sur laquelle Ruusbroec revient en maints endroits. Elle s'explique aussi par la culture de son époque. La Divina Comedia de Dante n'est pas loin, et nous sommes à la veille des innombrables Jugements derniers que produiront précisément des peintres flamands, que l'on croirait parfois inspirés par certaines pages de notre auteur sur les affres de l'enfer. La même remarque peut d'ailleurs être faite au sujet des splendeurs, même corporelles, du ciel, fixées sur le polyptyque de l'Adoration de l'Agneau à Gand, par les frères Van Eyck, et qui doivent peut-être quelque chose aux joies célestes telles que les pressent ici Ruusbroec. Il est vrai aussi qu'en d'autres époques et sous d'autres cieux, certains mystiques oseront aller plus loin que Ruusbroec, en étendant audacieusement les merveilles de la miséricorde de Dieu jusqu'à un certain « après-l'enfer », s'il est permis de parler ainsi, parmi lesquels Origène, mais aussi plusieurs Pères des Églises de langue syriaque, viennent spontanément à l'esprit. Ruusbroec est théologien trop averti, et trop prudent, pour oser un tel pas.

La présente traduction a été faite sur le texte critique établi par Dr. G. de Baere, dans les Opera Omnia de Ruusbroec, tome 10, Tielt-Tumhout, 1991.


De la foi chrétienne

À celui qui veut être sauvé et atteindre la vie éternelle, il est indispensable de posséder la foi chrétienne, et de la garde jusqu'à la fin. Car c'est par le moyen de la foi que l'âme est un avec Dieu, et qu'elle l'épouse comme une épouse se marie avec son époux. La foi conduit l'âme à faire confiance à Dieu, et lui donne la connaissance bienheureuse de Dieu et de tout ce qui est éternel. Cette connaissance commence ici-bas et sera parfaite dans la vie éternelle, car c'est là que l'on contemple Dieu dans la clarté éternelle, face à face, tel qu'il est. La foi chrétienne nous apprend comment vivre, et tout ce que Dieu a fait pour nous, par amour, et ce qu'il veut encore faire dans l'éternité. C'est pourquoi personne ne peut vivre convenablement sans la vraie foi, ni plaire Dieu, ni devenir bienheureux, quelles que soient les oeuvr.es bonnes qu'il ferait par ailleurs.

La foi chrétienne nous enseigne en premier lieu que tout croyant doit, sans douter ni craindre, sentir/1 et proclamer par bouche, d'un coeur sincère et libre : JE CROIS EN UN SEUL DIEU, PÈRE TOUT-PUISSANT, CRÉATEUR /2 et artisan DU CIEL ET DE LA TERRE, DE TOUTES LES CHOSES VISIBLES ET INVISIBLES, à savoir la matière, les choses corporelles et les choses spirituelles, tels les anges et les âmes. Tout cela, Dieu l'a créé et façonné sans matière et de rien.

Notre foi se poursuit ainsi : JE CROIS EN NOTRE SEIGNEUR JESUS-CHRIST, LE FILS UNIQUE DE DIEU, NÉ DU PÈRE AVANT TOUT L'UNIVERS — c'est-à-dire qui est sans commencement, éternellement — DIEU DE DIEU, LUMIÈRE DE LUMIÈRE, VRAI DIEU DU VRAI DIEU, NÉ, NON FAÇONNÉ, UNE SEULE SUBSTANCE, c'est-à-dire une seule nature, AVEC LE PERE, sans différence. PAR CE MÊME FILS, TOUT A ÉTÉ FAIT, car il est la

1. Ici pour meinen, avec Surius exceptionnellement.
2. Les caractères en petites majuscules des citations du Credo viennent du traducteur.

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Sagesse du Père et toute chose vit en lui. Bien qu'il y ait altérité et différence entre les Personnes, le Fils est une seule nature avec le Père.

Nous croyons que ce même Fils unique de Dieu EST DESCENDU DU CIEL POUR NOUS, LES HOMMES, ET POUR NOTRE SALUT, qu'il a assumé notre nature humaine, QU'IL A ÉTÉ CONÇU DE L'ESPRIT SAINT, c'est-à-dire grâce à l'oeuvre et à la puissance du Saint-Esprit, et QU'IL EST NÉ DE LA VIERGE MARIE ET QU'IL S'EST FAIT HOMME véritable. Car, comme l'âme et le corps constituent ensemble un seul homme, ainsi le Fils de Dieu et le fils de Marie constituent ensemble un seul Christ.

POUR NOTRE SALUT IL FUT martyrisé, torturé et CRUCIFIÉ, IL EST MORT ET A ÉTÉ ENSEVELI SOUS celui qui à l'époque était juge à Jérusalem et s'appelait PONCE PILATE. Sur-le-champ son âme DESCENDIT AUX ENFERS, avec grande force et grande joie, brisa avec sa puissance divine les portes de bronze et les verrous de fer, et délivra les patriarches et les prophètes qui avaient cru en lui et qui l'avaient attendu d'un grand désir. Il délivra en même temps tous ceux qui l'avaient fidèlement servi et qui étaient morts sans péché mortel, depuis le commencement du monde. Mais il ne délivra personne d'autre : ceux qui n'ont pas aimé Dieu, et qui ont été méchants et infidèles, comme les diables, doivent y rester à jamais, comme le dit Abraham au riche avare qui avait été enseveli au plus profond de l'enfer /1, loin en dessous de tous ceux qui appartenaient à Dieu.

1. Cf. Lc 16, 25-26.

LE TROISIÈME JOUR, LE CHRIST SE RELEVA DE LA MORT avec sa puissance propre, ce que personne d'autre ne serait capable de faire. Car son âme glorieuse et vivante était un avec Dieu dans les limbes, et son cadavre était un avec Dieu au tombeau. Lorsque l'âme et le corps se rassemblèrent, le Christ se releva glorieux, et beaucoup d'autres corps se relevèrent avec lui, en l'honneur de son Père et pour la gloire et la joie de tous les anges, de tous les saints et de tous les hommes bons. Puissance et honneur furent donnés à son humanité, au ciel, sur terre et aux enfers. Par lui et en lui tout pouvoir existe dans la sainte Église. Et comme il a ressuscité des morts, avant sa mort comme après, avec sa propre puissance, ainsi des saints ont souvent ressuscité des morts, corporellement ou spirituellement, grâce à son pouvoir, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament.

Après cela, au quarantième jour, IL MONTA AU CIEL, au-delà de tous les cieux matériels, comme l'affirme l'Apôtre/1, jusqu'aux cieux spirituels, où sont les anges ; mais encore au-dessus de tous les anges, dans le ciel caché, c'est-à-dire dans la dignité cachée en laquelle il a été élevé au-dessus de tous les esprits. Car, selon son humanité, il est assis à la droite du Dieu tout-puissant, son Père. Il ne faudrait pas te figurer que Dieu, le Père céleste, soit assis ou qu'il se tienne debout, ni qu'il possède une main droite, car il est esprit. Mais la noble nature humaine qui est dans le Christ a été élevée et est assise au-dessus de toutes les natures créées, dans la puissance la plus élevée et le bien le plus noble que Dieu puisse accorder.

Après cela, au dernier jour, IL DOIT REVENIR, avec gloire et divine puissance, accompagné de la grande multitude de tous les anges et des saints. IL JUGERA et donnera sentence sur LES VIVANTS ET LES MORTS, c'est-à-dire sur les bons et les mauvais. ET SON RÈGNE N'AURA PAS DE FIN.

Ensuite, il faut encore croire que cinquante jours après la résurrection de notre Seigneur, le Père et le Fils envoyèrent le Saint-Esprit, leur amour commun.. Tous les apôtres le reçurent, avec tant de pouvoirs et de sagesse que depuis ce moment-là ils ne craignirent plus personne, mais enseignèrent et convertirent, dans le monde entier, tous ceux qui étaient capables du Royaume de Dieu. C'est pourquoi tout chrétien devra suivre la sainte Église et proclamer d'un coeur aimant /2 et avec un esprit libre : JE CROIS DANS LE SAINT-ESPRIT QUI EST SEIGNEUR ET QUI DONNE IA VIE. Car il est l'amour éternel du Père et du Fils, IL PROCÈDE DU PÈRE ET DU FILS, ET IL EST ADORÉ ET GLORIFIÉ AVEC LE PÈRE ET LE FILS, ENSEMBLE. Car ces trois Personnes sont un seul Dieu, c'est-à-dire une substance dans l'unité de la nature, et comme la Parole de Dieu est le Fils de Dieu, ainsi l'amour de Dieu est le Saint-Esprit. C'est pourquoi tout homme bon qui aime Dieu possède le Saint-Esprit en lui, et c'est

1. Cf. Eph 4, 10.
2. Ici pour Melde, avec Surius : Pius.

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grâce à lui qu'il pratique toutes ses oeuvres bonnes. C'est pourquoi notre foi confesse que LE SAINT-ESPRIT A PARLÉ PAR LES PROPHÈTES, pendant l'Ancien Testament, avant la venue de notre Seigneur.

Il nous faut ensuite croire que le Saint-Esprit est un amour qui s'écoule, remplissant le ciel et la terre de tout bien. Grâce à cet amour, la sainte Église est une et commune dans le monde entier. Elle est appelée apostolique parce que le Grand Prince, saint Pierre, avec les autres apôtres, l'ont établie et fondée sur un rocher ferme qui est le Christ Jésus. Celui-ci est notre fondement, et nous sommes tous des pierres vivantes dans le temple de Dieu, comme le dit saint Pierre/1, à savoir : aussi longtemps que nous gardons la charité et la foi chrétienne. Le rassemblement de tous ceux qui croient est la sainte Église. Car, grâce au Saint-Esprit, qui est le lien de l'amour, tous sont réunis en une seule foi, un seul baptême/2, une seule loi des commandements et des sacrements. C'est pourquoi personne ne peut en sortir par quelque doute ou opinion sur certains points que la sainte Église tient et garde en commun, sans devenir mécréant.

1. Cf. 1 Pierre 2, 4-5.
2. Cf. Eph 4, 5.

La vraie foi, embellie par l'amour, telle est la joie la plus intime et la plus élevée que je connaisse pour ce temps-ci. L'assemblée unie de tous les croyants est sainte, car tous ont été lavés par le sang de notre Seigneur Jésus-Christ, ont été oints avec la grâce du Saint-Esprit et ont été sanctifiés par la Sainte Trinité qui habite en eux. C'est pourquoi l'unité de la sainte Église ressemble à celle de l'arche de Noé. Tous ceux qui restent en dehors se perdent. Ce sont ceux qui se séparent de la sainte Église, ou qui sur quelques points s'opposent à elle et à la foi chrétienne, avec de fausses doctrines, une fausse espérance, de faux doutes ou opinions ; ceux qui mettent leur espoir et consolation en fictions, en sorcelleries, en songes, en diseurs de bonne aventure, dans la magie, dans l'invocation du diable ; tous ceux qui honorent, craignent ou aiment quelque créature plus que Dieu, ou qui ont davantage de confiance et d'espoir en quelque créature plus qu'en Dieu.

Tous ceux-là sont des membres séparés et corrompus qui ne vivent pas dans l'unité de la sainte Église. Car de même qu'une âme et un corps possèdent plusieurs membres, ainsi le Christ et la sainte Église ont aussi plusieurs membres qui vivent tous par le Saint-Esprit. Et comme un homme alimente et nourrit tous ses membres à travers la même bouche, et que chaque membre vit et sert les autres, ainsi le Christ, de même que chaque homme bon, grâce à ses oeuvres bonnes, alimentent et nourrissent tous les membres de la sainte Église. Car tous les saints et tous les croyants sont un dans notre Seigneur Jésus-Christ, et chacun est membre de l'autre. Le Christ est le membre principal de la sainte Église, car il est notre tête et nous sommes ses membres, une tête qui donne la vie à tous les membres. Ceux qui ne possèdent pas en eux l'Esprit et la vie du Christ ne sont pas ses membres : ils sont des membres séparés et morts. C'est pourquoi les apôtres poursuivent, en nous apprenant à CROIRE DANS LA COMMUNION DES SAINTS. Car, comme je viens de le dire, notre Seigneur Jésus-Christ alimente et nourrit, avec son Esprit et avec sa vie, les saints au ciel, les âmes au purgatoire et les hommes bons sur la terre, chacun selon son état. Car tous ceux-là constituent une seule Église sainte, une seule communion des saints et une seule communion de tout bien.

Afin que personne ne demeure en dehors de cette sainte communion, le Saint-Esprit nous dit, à travers les apôtres. de CROIRE DANS LA RÉMISSION DES PÉCHÉS. Cela d'abord grâce au baptême,. lorsque nous avons été baptisés et purifiés dans le sang de notre Seigneur, et que nous sommes revenus à la vie grâce à sa mort sainte. Toute la dette et la peine de tous les péchés commis auparavant ont alors été pardonnées. Mais l'on ne peut recevoir le baptême qu'une seule fois. Néanmoins, le Saint-Esprit ne veut pas nous perdre s'il nous arrive de souiller par le péché ce premier vêtement. Un second baptême de la pénitence a été préparé pour tous les pécheurs qui regrettent leur péché, cherchent la grâce et désirent la communion des saints et de la sainte Église. Tous sont baptisés dans le Saint-Esprit, c'est-à-dire dans la surabondante bonté de Dieu, pour qui aucun péché n'est trop grand ou trop fréquent, si l'on cherche la grâce selon les droites prescriptions de la sainte Église.

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Le Saint Esprit nous apprend ensuite, par la bouche des apôtres à croire et à ATTENDRE, avec tous les saints, LA commune RÉSURRECTION de tous les corps, depuis le premier homme jusqu'au dernier. Chaque âme recevra à nouveau son corps, le sien propre, qu'elle a porté et dans lequel elle a vécu sur terre. Car Dieu, qui est tout-puissant, qui a créé toute chose et la prime matière de rien et qui a façonné le corps d'Adam à partir de la glaise de la terre, est bien assez puissant pour refaçonner nos corps à partir de la même poussière qui vient de celui-ci, aussi loin que cette poussière aura été dispersée et répandue sur la terre. Dieu a considéré de toute éternité qu'il était convenable et juste que les hommes bons reçoivent leur récompense dans leur âme et dans leur corps, puisqu'ils ont aimé et servi Dieu avec les deux. Comme il est juste aussi que les méchants soient torturés et tourmentés dans leur âme et dans leur corps, puisque c'est de la même façon qu'ils ont été au service du diable et du péché, sans jamais, tout au long de leur vie, avoir voulu se corriger ou se convertir. C'est pourquoi, au dernier jour, c'est-à-dire au jour du jugement, lorsque les trompettes sonneront, tous les morts se lèveront, comme l'écrit saint Paul /1. Le Christ, Fils de Dieu, descendra alors du ciel dans les airs, accompagné de tous les anges et de tous les saints, avec gloire et grande puissance. Cela se passera près de Jérusalem, là où il façonna le premier homme et là aussi où il le refaçonna par sa sainte mort, dans toute la mesure où il le pouvait. C'est là qu'il descendra et qu'il fera entendre sa voix et ses ordres, tel un seigneur et un juge puissant sur le monde entier. Grâce à son pouvoir et à son ordre, tous les corps humains seront refaçonnés et se relèveront, en un clin d'oeil. Leurs situations et leurs récompenses ne seront pas semblables, mais leur âge le sera, car ils auront l'âge qu'avait notre Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il mourut pour nous. Le centenaire et l'enfant âgé d'une seule nuit auront des corps de même taille. Même si des hommes bons sont estropiés ici-bas, paralysés et aveugles, ils se relèveront intègres, avec tous leurs membres, sans tache ni souillure, glorieux comme le corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ce qui arrivera aux méchants qui seront damnés sera le contraire en tous points. Regarde, c'est ainsi que chaque âme revêtira son

1. Cf. 1 Co 15, 52.

propre corps et se présentera au jugement de Dieu avec son âme et avec son corps. Comme le dit le saint homme Job, c'est avec nos yeux de chair que nous verrons Dieu/1, c'est-à-dire que nous verrons notre Seigneur Jésus-Christ dans son humanité. Car il apparaîtra à tous dans la même forme et figure avec lesquelles il a vécu et est mort à cause de nous. Les bons verront son visage joyeux et glorieux. Mais aux mauvais il apparaîtra comme une épouvante, avec grand dédain et redoutable colère. Grâce à la justice et à la sagesse de Dieu, qui connaît tout clairement, chacun recevra un jugement juste pour ses paroles, ses actions et pour tout ce qu'il a jamais accompli. Ce jugement ne sera plus jamais commué. Car les méchants seront damnés et perdus pour toujours, et les bons seront éternellement sauvés.

Le Saint-Esprit nous apprend ensuite, par la bouche des apôtres, que nous devons CROIRE À LA VIE ÉTERNELLE, et la désirer. C'est pourquoi, à la fin du Credo, les apôtres et la sainte Église répondent : AMEN, en signe de notre attente et de notre désir de la future béatitude, promise par Dieu. Car là se trouvent la fin et l'accomplissement parfait de tout ce que nous croyons présentement.

La béatitude parfaite consiste en ceci : après cet exil-ci nous serons élevés, avec notre âme et notre corps, dans la gloire de Dieu, et nous le connaîtrons clairement, nous l'aimerons et nous serons établis en lui, en une fruition éternelle. Car, au-delà de tout, Dieu est en personne notre récompense essentielle, lui en qui nous croyons et en qui nous mettons notre confiance au-delà de tout, et en vue de qui nous pratiquons toutes nos vertus. Lorsque nous recevrons cette récompense et lorsque nous serons établis en elle, toutes choses seront accomplies, au plus haut qui soit possible, et au plus noble. Car c'est alors que nous connaîtrons Dieu pour toujours, que nous l'aimerons avec une envie ardente au-dedans de nous, et que nous lui rendrons grâce et le louerons, infatigablement. Chaque saint aura sa récompense particulière selon sa dignité et sa sainteté. Les récompenses acces-soires/2 seront aussi nombreuses que le nombre des saints pré-

1. Jb 19, 26-27.
2. Pour Toevalleg. Autre traduction : Accidentelles.

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sents. Car chacun se réjouira du bonheur de l'autre comme du sien propre. Mais seul Dieu connaît le nombre des récompenses et des joies que chacun aura pour sa part et à travers tous les autres, et lui seul peut le révéler à qui il veut. Toute sagesse sera là, car nous connaîtrons et nous saurons tout ce que nous souhaitons. Tout pouvoir y sera aussi, car nous serons des rois et des fils de Dieu, capables de faire tout ce que nous voudrons. Toute opulence sera là qui s'écoulera et nous débordera au-delà de tout ce que nous pourrons saisir, beauté éternelle qui ne peut se flétrir, et paix éternelle que personne ne pourra troubler. Il y aura là débordement de toute opulence, un écoulement de toute jouissance au-dedans de nous, un concours de tout bien et une juvénile jouvence sans mortalité.

Rien ne pourra affliger quelqu'un, mais tout sera occasion de joie. La joie, l'allégresse et la béatitude surabondante seront si grandes, si diverses, si infinies, que l'on ne pourra jamais les partager, ni les mesurer, ni les concevoir, ni les décrire, ni en parler, ni les révéler en quelque façon que ce soit. Car elles seront plus abondantes que ce que nous pouvons saisir par l'espoir, par le désir ou par n'importe laquelle de nos puissances. Car Dieu, qui est insaisissable et incommensurable, veut être en personne notre récompense, notre joie et notre allégresse. Il dira : « Bon et fidèle serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur /1 ». C'est pourquoi, lorsque tous nos vases seront remplis et déborderont de la gloire de Dieu, nous entrerons dans la joie de notre Seigneur, cette joie qui est sans mesure et sans fond. C'est en elle que nous nous perdrons nous-mêmes, et que nous demeurerons dans notre essence, en une éternelle fruition.

1. Mt 25, 21.

Nous nous tiendrons debout en nous-mêmes, chacun dans son état et à son rang. Dans le Christ Jésus, nous serons dressés vers notre Père céleste, le glorifiant et le louant éternellement. En nous, nous posséderons la beauté du ciel, de la terre et de tous les éléments, qui recevront leur ornement après le dernier jour. À nos côtés, nous aurons les anges glorieux et les saints qui, avec nous, aimeront et loueront Dieu éternellement. Dans notre corps glorieux, nous posséderons une âme vivante, ornée de toutes les vertus. Nos corps seront sept fois plus lumineux que le soleil, ils seront transparents comme le cristal ou le verre, et à tel point impassibles que tout le feu de l'enfer et tous les glaives qui ont jamais été fabriqués ne pourront le moins du monde nous blesser ou nous faire tort. Nos corps seront aussi agiles que la lumière : là où l'âme souhaitera être, elle y entraînera le corps en un clin d'oeil ; et aussi très subtils : même un mur de métal d'une épaisseur de cent milles, les corps le traverseront comme la lumière du soleil traverse le verre.235

De nos yeux corporels nous verrons notre Seigneur Jésus-Christ et sa glorieuse mère, avec tous les saints, ainsi que toute la beauté des corps dont j'ai parlé auparavant. Avec nos yeux intérieurs, nous verrons le miroir de la sagesse de Dieu, dans lequel tout ce qui jamais a été fait et peut nous réjouir brillera et rayonnera. Avec nos oreilles corporelles, nous écouterons les mélodies et les chants suaves des anges et des saints qui loueront Dieu éternellement. Avec nos oreilles intérieures, nous écouterons la Parole de Dieu le Père, qui naît au-dedans de nous. En cette Parole, nous recevrons toute science et toute vérité. Le parfum du Saint-Esprit flottera devant nous, un parfum plus doux que tous les baumes et toutes les herbes précieuses qui ont jamais existé. Ce parfum nous attirera hors de nous-mêmes dans l'amour éternel de Dieu. Nous savourerons la bonté de Dieu, plus douce que tout le miel. Elle nous nourrira, pénétrera et traversera notre âme et notre corps. Après cela, nous aurons toujours faim et soif, et grâce à cette faim et cette soif, la saveur et la nourriture demeureront pour toujours et se renouvelleront sans cesse.

Voilà en quoi consiste la vie éternelle. Avec amour nous saisirons l'amour, et nous serons saisis par lui. Dieu sera établi en nous, et nous, en retour, serons établis en lui, dans l'unité. Nous jouirons de Dieu et, unis avec lui, nous nous reposerons dans la béatitude. Cette fruition au-delà des modes et ce repos au-delà de l'essence, voilà le fond le plus élevé de notre béatitude. L'on y est englouti au-delà de la faim et du rassasiement. Aucune faim ne peut y pénétrer, car rien n'y existe sinon l'unité. Tous les esprits qui aiment s'y endormiront au-delà d'eux-mêmes, dans la ténèbre sur-essentielle. Ils vivront cependant, et veilleront toujours, dans la lumière de la gloire, chacun dans son état et à sa place, avec

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toute la beauté et toutes les glorieuses occupations dont je viens de parler.

Que personne ne te trompe donc en parlant d'un faux désoeuvrement. Ce que je vous dis ici est attesté par notre foi et par les saintes Écritures, car c'est la vérité éternelle. Nous aimerons et nous jouirons, nous allons oeuvrer et nous nous occuperons de repos, établis en celui-ci, et tout cela dans le moment présent, sans avant ni après. Ne crois pas ceux qui prétendent le contraire. Je pourrais encore te parler de la récompense particulière et de la dignité éminente des martyrs, des vierges et des docteurs, mais j'y renonce. Cela suffira comme paroles. Voilà donc la vie éternelle qui attend ceux qui se trouveront du côté droit lors du jugement de Dieu, lorsque le Christ dira : « Venez les bénis de mon Père, prenez possession du Royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ».

Tout de suite après, il se tournera vers sa gauche, vers les mécréants et tous ceux qui sont morts dans le péché mortel depuis le commencement du monde jusqu'au dernier jour. Et il leur dira : « Partez loin de moi, maudits, pour le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses messagers /1 », c'est-à-dire pour Lucifer et pour tous les pécheurs, avec les diables. Car le pécheur est le messager et le serviteur et le serf du diable ; et pas seulement du diable, mais encore du péché, comme notre Seigneur lui-même l'a dit /2. Sur-le-champ le Christ montera dans la vie éternelle avec les anges et les justes, tandis que le diable et les siens s'abîmeront dans le gouffre et les tourments éternels de l'enfer. Parce que les damnés ont péché durant leur vie contre un Dieu infini et éternel, et parce que leur volonté perverse demeure éternellement souillée par les taches des péchés, la peine qui correspond à leurs péchés est, elle aussi, éternelle. Ils ont volontairement et consciemment chassé d'eux la grâce de Dieu, et ils ont préféré des choses matérielles aux choses éternelles. Parce qu'ils ont dédaigné Dieu et sa grâce, ils devront pour toujours se passer de lui. Ce que l'on vend volontairement et consciemment et à quoi l'on renonce, il est normal que l'on en soit privé. La

1. Mt 25, 41.
2. Cf. Jn 8, 34.

privation éternelle de Dieu et de toute béatitude est une souffrance qui provient d'un préjudice /1.

1. la peine du dam. Surius traduit Pbena damni.

Cette souffrance est spirituelle et elle est plus grande que toute peine qui vient d'une sensation du corps. Les petits enfants qui meurent sans baptême avant d'avoir atteint l'âge de discrétion sont seulement privés de Dieu à cause du péché originel, mais ils ne souffrent pas d'une autre peine. Mais pour ceux qui, par volonté propre se détournent de Dieu, l'abandonnent et le dédaignent, la privation éternelle de Dieu est la peine principale et la plus lourde. Parce qu'ils se sont tournés vers les créatures avec un amour désordonné et contraire à l'honneur de Dieu, le feu éternel correspondra à cet amour désordonné. Mais quant à savoir si ce feu est spirituel ou matériel, ou les deux en même temps — ce qui est plutôt mon opinion — je laisse cela à Dieu. Car Dieu est assez puissant pour faire brûler un feu matériel dans l'âme et dans le corps.

Vient ensuite une troisième souffrance qui est encore plus intime : une éternelle et infernale froidure. Car celui qui n'aime pas Dieu apporte un froid extrême, dans lequel il doit éternellement dépérir. Celui qui aime les créatures de façon désordonnée doit brûler, car il apporte lui-même le feu, à savoir cet amour désordonné. Mais celui qui vient au jugement sans l'amour de Dieu, c'est l'intériorité de son esprit qui devra grelotter d'un froid infernal. De celui qui apporte un amour pervers et déplacé, l'âme et le corps brûleront d'un feu infernal. Leurs péchés leur vaudront une obscurité au-dedans d'eux-mêmes, et ils seront privés de toute lumière venant du dehors, sauf de celle requise pour voir les horribles apparences des diables, ainsi que celle des corps damnés et de leur demeure souillée. Le ver de leur conscience ne mourra pas, il les mordra sans cesse, les reprendra et leur rappellera qu'ils auraient pu mériter la vie éternelle, alors que c'est par suite de leurs péchés et de leurs fautes qu'ils en sont venus à ces souffrances éternelles. Ils gémiront et se plaindront dans une grande angoisse, non pas de repentir ou par haine du péché, mais à cause des horreurs de la peine éternelle. Sans cesse ils mourront, et de nouveau ils mourront, et n'auront jamais fini de

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mourir. C'est pourquoi la peine de l'enfer est appelée une mort éternelle. « La mort les consumera », comme l'a dit le prophète /1. Car de même que la gloire de Dieu nourrit les saints avec la joie, la souffrance de l'enfer consume les damnés avec une tristesse éternelle. Le désespoir y sera sans fin, car ils seront assurés que la peine ne se terminera jamais.

1. Ps 48, 15.

Comme les péchés d'ici-bas sont nombreux et se commettent de plusieurs façons, ainsi chaque péché particulier aura une peine qui lui correspondra. Ceux qui sont arrogants et orgueilleux ici-bas y seront les plus abaissés, tels des paillassons à l'usage des diables et des damnés. Car l'enfer est la prison de la justice de Dieu, où tout sera vengé selon un juste jugement. Une flamme ardente, tel de l'argent ou de l'or incandescent, ou tel du métal fondu, sera répandue de part en part dans les coeurs avides et avares, et les remplira entièrement. Ils en viendront à souhaiter la mort, ce qui ne peut plus leur arriver. Entre eux règneront la haine et la jalousie, de chacun pour l'autre, plus grandes qu'il n'en fut jamais sur terre. Ils doivent cependant rester éternellement groupés, comme un élément unique, bouillis dans la même marmite. Il y aura des colères furieuses et de l'exaspération, comme s'ils étaient des chiens enragés et que chacun voulait dévorer et croquer l'autre236. La torpeur y sera si grande, dans les âmes et les corps, qu'ils ne pourront jamais plus ni pratiquer ni désirer quelque vertu. Leurs corps seront plus lourds et plus difficiles à déplacer que des meules, comme s'ils étaient enchaînés et attachés avec des menottes de fer. Quant aux gloutons et aux fines bouches qui oublient Dieu aujourd'hui et qui mettent toute leur consolation et leur bien-être dans les plaisirs du gosier, s'ils en restent là et meurent en cet état, le soufre et la poix bouillante seront leur nourriture et leur boisson. Ces aliments brûlants leur causeront des flots de sueur infernale. S'il était possible qu'un homme soit de fer, une goutte de cette sueur infernale le ferait fondre.

À ce sujet, voici une histoire que j'ai entendu raconter. Il y avait trois moines gourmands outre-Rhin, qui avaient la coutume de manger hors du couvent parce qu'ils voulaient une nourriture particulière. Deux d'entre eux moururent subitement, à l'improviste. L'un fut étranglé et l'autre se noya en prenant un bain. Un de ces morts revint et fit savoir au troisième commensal encore en vie l'annonce de sa damnation. Le moine survivant lui demanda si sa souffrance était grande. L'autre se prit la main et laissa tomber une goutte de sueur sur un chandelier d'étain ou de métal qui se trouvait là. Celui-ci fondit à l'instant même comme de la suie ou de la cire dans un four ardent. Et la puanteur était si forte que les moines furent obligés de nettoyer le couvent pendant trois jours. Celui qui vit cela abandonna le couvent et se fit frère mineur. Celui qui me l'a raconté avait été moine dans le même endroit, mais s'était fait ensuite frère prêcheur. Je pourrais encore vous citer un exemple que j'ai lu au sujet de ceux qui vivent et meurent dans l'impureté, sans repentir ni confession. Mais je préfère l'omettre car il serait inconvenant de l'écouter. Mais sache bien que l'importance des peines correspondra à l'importance des plaisirs recherchés et vécus à l'encontre des commandements de Dieu et des prescriptions de la sainte Église ; et que l'on sera particulièrement torturé et tourmenté dans les membres mêmes avec lesquels on a servi le diable et la chair. Car la main puissante de la justice de Dieu tire vengeance par le feu de l'enfer.

C'est pourquoi ce feu brûle plus ou moins en chaque pécheur selon qu'il l'a mérité et selon la forme et le mode de son péché. Ce feu demeurera éternellement sans être éteint et sans diminuer, car les damnés ne pourront plus jamais bien agir ni bien désirer. C'est pourquoi notre Seigneur ordonna dans l'évangile de saint Marc de jeter, pieds et mains liés. dans les ténèbres les plus grandes, celui qui ne portait pas de vêtement de noce, c'est-à-dire celui qui se présente au jugement de Dieu sans charité ; et les ténèbres les plus grandes, c'est de devoir oublier à tout jamais toute consolation et toute grâce. « Il y aura là, dit notre Seigneur, des pleurs et des grincements de dents/1 ». ; c'est là le chant de l'enfer qui durera éternellement. On y entendra et on y sentira les cris et les hurlements des diables et des damnés, et tout ce qu'il y a de plus horrible. Voilà ce qui sera dans le gouffre de l'enfer : un feu éternel, le tremblement, les gémissements et les grincements de dents, ténèbres et fumée. larmes intérieures,

1. Mt 22, 11-13.

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clameurs pitoyables, contemplation des diables et des visages brûlants et se consumant des damnés, opprobre et honte, dessèchement par la chaleur, dépérissement par la soif et la privation de tout bien, enchaînement dans la prison de l'enfer, la puanteur du soufre, la terreur atroce, l'abjection et la douleur amère, le ver de la conscience qui ne cesse de ronger, la haine et la jalousie, une colère éternelle et le regret d'être privé de contempler la face de Dieu. Voilà tout ce qui appartient aux peines de l'enfer. Au jour du jugement, l'enfer recevra tous les damnés, où qu'ils soient, et, en plus d'eux, toute la puanteur et toute la crasse du monde. Il sera fermé par le dessus, et ni diable ni âme qui vive n'en sortira désormais, car il sera bouché et couvert en haut comme une marmite à l'intérieur de laquelle on fait mijoter. Du fait de la justice de Dieu et à cause de leur méchanceté, les damnés vont y bouillir et y rôtir éternellement, sans fin.

Je vous dis donc, à vous tous qui vous trouvez encore dans le temps de la grâce, de choisir et de décider de la société que vous préférez et avec laquelle vous voulez vivre et mourir. Si la gloire de Dieu ne suffit pas pour vous attirer, qu'au moins les souffrances de l'enfer vous fassent peur pour vous faire abandonner le péché et commencer une vie dans la vertu. Car ce que je viens de vous proposer est la foi chrétienne, conforme aux paroles et aux sentences des saints, et la vérité éternelle. Priez Dieu pour que nous gardions la foi chrétienne et que nous soyons assez ornés de vertu pour entendre, lors du jugement de Dieu; les paroles du Christ : « Venez, les bénis de mon Père, possédez le Royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde/1 ». Puissent le Père, le Fils et le Saint-Esprit l'accorder à nous tous. Amen.

LETTRES

Introduction

Plusieurs témoignages anciens signalent l'existence d'un Liber epistolarum, d'un recueil de Lettres de Ruusbroec, qui n'a pas été retrouvé jusqu'à présent. Le chartreux Surius en a édité sept en traduction latine dans les Opera omnia de Ruusbroec (Cologne, 1552). Tant leur doctrine que leur vocabulaire correspondent à tel point à ceux de notre auteur que leur authenticité n'a jamais été mise en doute. D'un certain nombre de ces lettres, le destinataire nous est connu, ce qui permet parfois d'en déduire approximativement la date. Mais on peut penser aussi que de telles lettres, comme c'était la coutume à l'époque, étaient de fait destinées à un plus large public.

La première lettre est adressée à Marguerite de Meerbeke, cette clarisse de Bruxelles à l'intention de laquelle Ruusbroec avait composé son Traité des Sept clôtures, et peut-être aussi le Miroir de la Béatitude éternelle ainsi que les Sept degrés. L'occasion aussi nous en est connue. Lors d'une récente visite à sa fille spirituelle, Ruusbroec l'a trouvée triste et accablée, et il se demande quelle en serait la cause. Peut-être, suggère-t-il, son trouble vient-il d'un attachement trop fort à un confesseur ou à quelque autre soeur ? Or, un tel attachement, prévient-il, serait non seulement une entrave pour l'intimité entre elle et son Époux, mais il est souvent à l'origine de clans et de divisions à l'intérieur de la communauté. Quelques tableaux particulièrement réussis de cette possible discorde communautaire révèlent un auteur bien au fait de la psychologie de groupe et des scénarios inépuisables et riches en péripéties diverses qu'elle peut engendrer : « Ce qui est préconisé par un parti est combattu par l'autre. De là naissent de part et d'autre la haine, la jalousie, le désaccord en paroles et en actes, des remontrances, des altercations, des insultes, des calomnies, des oppositions, des méchancetés et des dissensions, ce qui trans-

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forme les couvents en demeure de démons ». Il est alors bien difficile de dissoudre les deux factions qui sont à l'origine du schisme, puisque « telles des chauves-souris qui voient mal la lumière, elles sont suspendues les unes aux autres ».

La destinataire de la deuxième Lettre ne nous est connue que par son nom, cependant bien spécifié dans l'intitulé. Il s'agit d'une Dame Mechtilde, veuve du Seigneur Chevalier Jean van Kulenborch. Puisque Ruusbroec y fait mention de « notre couvent » la Lettre doit être postérieure à mars 1350, date de sa retraite dans la forêt de Soignes. Certains passages laissent entendre que la Dame en question n'était pas une inconnue pour les frères du couvent, puisque Ruusbroec les associe à la formule de salutation qui ouvre la Lettre, et qu'elle-même se voit concéder une participation dans les prières et les bonnes oeuvres de sa communauté. Peut-être s'agissait-il d'une bienfaitrice, ainsi remerciée pour quelque service rendu ? Cette deuxième Lettre est la plus longue de toutes. Elle contient un exposé général de la vie chrétienne, peut-être sollicité par sa correspondante, comportant en particulier une présentation des sept sacrements. Ruusbroec s'y laisse à nouveau entraîner, comme ailleurs dans son oeuvre, à un exposé plus détaillé sur le sacrement « plus saint et plus vénérable que tous les autres et (qui) se révère avec un plus grand respect », celui de l'Eucharistie. La présence réelle du Christ, à la fois sous les signes du sacrement et dans la réalité du ciel, se trouve au coeur de l'exposé, liée à une réflexion sur ce que l'on pourrait appeler la triple manducation eucharistique, chacune d'entre elles correspondant à l'une des trois étapes du parcours spirituel selon Ruusbroec. La première manducation est simplement corporelle : absorption des signes sensibles du pain et du vin ; la deuxième est spirituelle : communion au corps et au sang du Christ, grâce à la foi et à l'amour ; la troisième enfin touche au domaine de l'expérience mystique : grâce à l'élévation de l'esprit « au-delà des sens et de la raison elle est réception de la Sagesse de Dieu elle-même : « La bonté de Dieu, venant de Dieu le Père, éclaire leur esprit qui se tient déployé et simple, et transforme la nu-pensée de leur âme... Elle éclaire l'intelligence par un certain savoir qui est au-delà de la connaissance et de la foi. » Il est toujours bien évident que, pour Ruusbroec, la vie mystique s'enracine dans la vie sacramentelle, en particulier dans l'intimité eucharistique, tout comme les sacrements sont appelés à porter leur fruit ultime dans l'union la plus grande possible ici-bas entre l'âme et Dieu. Ruusbroec peut conclure : « C'est ici que commence le mode suprême de la vie de contemplation ». Cette affirmation amène l'auteur à rappeler à sa correspondante un bref raccourci des trois modes de la vie de contemplation, ici particulièrement attribués aux trois Personnes de la Trinité, selon la doctrine qu'il n'a cessé d'enseigner dans ses oeuvres.

La troisième lettre est adressée à trois ermites ou reclus qui s'étaient établis dans la proximité de l'abbaye bénédictine de saint Pantélimon à Cologne. Leurs noms nous sont connus et une charte, récemment retrouvée, nous en apprend davantage sur les circonstances de leur projet. Elle date de 1364 et octroie aux trois intéressés la permission de s'établir sur le domaine de l'abbaye et d'y construire chacun un ermitage pour s'y retirer avec les siens. Malgré le titre de « inclusi » que Surius leur attribue, leur réclusion n'était sans doute pas aussi rigoureuse qu'il était coutume qu'elle le fût à une certaine époque, durant le Haut Moyen Âge. Nous savons par d'autres documents que les trois reclus étaient tous de noble extraction, et qu'ils gardèrent l'administration de leurs biens, puisque l'un des trois les léguera à l'abbaye lors de son décès. Néanmoins, leur décision de rompre avec le monde et de se retirer dans un lieu relativement désert, un peu comme l'avaient fait Ruusbroec et ses compagnons, exprime une claire intention de mener désormais une vie intérieure particulièrement fervente. C'est d'ailleurs ce que supposent les conseils que l'auteur de la lettre leur prodigue. Nous ne savons rien sur les circonstances qui sont à l'origine de la rédaction de cette lettre, sans doute postérieure à la date de leur établissement en solitude. À moins que l'insistance avec laquelle Ruusbroec les encourage à persévérer dans une vocation qui étonne et édifie à la fois les séculiers à l'extérieur, permette de deviner que les trois reclus se seraient trouvé affrontés à la tentation de retourner à la vie séculière, et auraient interrogé Ruusbroec à ce sujet : « Je vous demande d'être attentifs au fait d'avoir été choisis par Dieu et placés là comme un spectacle et un miracle pour les saints anges et pour tous les hommes ». En effet, Ruusbroec semble leur rappeler que c'est

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avant de bâtir une tour qu'il aurait fallu se concerter pour savoir si l'on avait de quoi l'achever, sous peine de devenir ensuite la risée du monde. Les conseils qu'il donne les orientent vers un dépouillement favorable au recueillement intérieur où ils devront s'établir pour contempler la personne de Jésus : « Car Jésus, le doux Seigneur, est notre frère, notre nourriture et notre breuvage, notre vie, notre couronne, notre récompense, notre lutteur et notre victoire. Il nous a rachetés par son sang précieux et de grand prix, et il a payé nos dettes par sa mort amère. Il a largement étendu ses bras suaves dans lesquels il nous faut prendre refuge (...). Il nous faut vivre dans son coeur aimant, habiter dans son côté ouvert d'où s'écoulent les fleuves de toute faveur et de toute grâce. C'est là que se trouvent la plénitude du Saint-Esprit et l'amour éternel. » La spiritualité de Ruusbroec demeure on ne peut plus centrée sur la personne du Christ.

De la quatrième lettre, seul le nom de la destinataire nous est connu. Le contexte permet de penser qu'il s'agit d'une célibataire qui souhaite s'engager plus à fond dans un parcours spirituel. Ruusbroec en détaille les éléments, depuis une confession générale et l'exercice de ses vertus préférées, jusqu'à ce qu'il appelle l'occupation intérieure sur laquelle il ouvre discrètement une fenêtre : « Recueille-toi au-dedans de ton esprit, en simplicité, dégagée des images et avec un nu-regard : c'est là que tu expérimenteras la vérité et la lumière. Cherche à habiter et à te réfugier en Dieu, dans le désoeuvrement, de sorte que ni fantaisies subites ni images étrangères ne puissent te causer dommage, car ta demeure se trouve au-delà de tout ce qui pourrait émouvoir l'esprit ». Vers la fin de la lettre, nous lisons un écho de la triple manducation eucharistique, telle que Ruusbroec l'a expliquée dans la Lettre II. Celle-ci débouche sur un avant-goût de la béatitude éternelle, telle qu'elle est pressentie dans l'expérience mystique. Le vocabulaire ne trompe pas : « Enfin, il (Dieu) nous a donné, au-delà de notre être de créature, là où nous sommes un avec lui dans l'amour, tout ce qu'il est comme Personne et comme substance de sa divinité. C'est là que nous sommes tous élevés au-delà de nous-mêmes, dans l'élévation de notre esprit, désoeuvrés et apaisés avec Dieu, dans la béatitude simple ».

Des lettres V à VII le nom des destinataires est inconnu, mais leur contenu laisse entendre qu'il s'agit chaque fois d'une Dame de condition, puisqu'elles disposent d'un entourage de serviteurs. Dans un cas, il est question aussi de ses enfants. Comme, en chacune de ses lettres, mention est faite du « couvent », et même une fois du « prieur », elles doivent avoir été écrites à partir de la retraite de l'auteur à Groenendael. Elles contiennent un résumé des conseils, principalement pratiques, que Ruusbroec a dû souvent adresser aux séculiers qui lui demandaient un encouragement spirituel. L'expérience plus directement mystique n'y est pas traitée d'office, mais on la sent présente en filigrane. Ruusbroec n'entendait pas anticiper sur la grâce.

La traduction a été faite sur le texte critique établi par Dr. Th. Mertens pour les Opera Omnia de Ruusbroec, tome 10, Tielt-Turnhout, 1991. Là où un texte moyen-néerlandais était disponible, nous l'avons préféré à la traduction latine et l'avons marqué par l'usage de petites capitales. Ce qui ne survit que dans la traduction de Surius figure en lettres ordinaires. En ce dernier cas, nous avons essayé de respecter le vocabulaire technique de Ruusbroec, chaque fois qu'on pouvait le deviner, sans arbitraire, à travers les termes choisis par le chartreux de Cologne. Partant, nous avons continué à signaler par des italiques les renvois au glossaire.


LETTRE I

À LA SOEUR MARGUERITE DE MEERBEKE,

MONIALE AUPRÈS DE SAINTE CLAIRE

DANS LE BOURG DE BRUXELLES

JE TE SOUHAITE LE SALUT, SI DU MOINS TOI-MÊME LE SOUHAITE.

CELUI QUI AIME DIEU EST DIGNE DE TOUT HONNEUR. SI TU VEUX VAQUER À LA VRAIE CHARITÉ ET TE CONSACRER À ELLE, IL FAUT TE TENIR PRÊTE À TOUTE SOUFFRANCE ET AFFLICTION, ET RENONCER À TOUT PLAISIR DÉSORDONNÉ. L'AMOUR T'APPRENDRA AINSI TOUTE LA VÉRITÉ, CHASSERA ET VAINCRA, PAR LA PUISSANCE DU SEIGNEUR, TOUT CE QUI LUI EST OPPOSÉ.

EN EFFET, L'AMOUR EST LA RACINE ET LE FRUIT DE TOUTES LES VERTUS. L' OCCUPATTON D'AMOUR, C'EST RÉPUDIER, QUITTER, MÉPRISER ET HAÏR TOUT CE QUI EST PROVISOIRE ET PÉRISSABLE, DANS LA MESURE OÙ CELA CONSTITUE UN INTERMÉDIAIRE OU UN OBSTACLE AUX VERTUS ET À L'OCCUPATION D'AMOUR.237 VOILÀ L'ORDONNANCE ET LA RÈGLE DE TA VIE QUE TU AS PROMIS DE GARDER JUSQU'À TA MORT, ET À L'OBSERVANCE DE LAQUELLE TU ES DONC STRICTEMENT OBLIGÉE.

JE T'EXHORTE ALORS DE RENONCER À TOI-MÊME PAR AMOUR ET DE TE LIVRER LIBREMENT DANS LES MAINS DU SEIGNEUR, DE VÉNÉRER LE DIEU QUE TU AIMES ET DE T'OCCUPER DE LUI RESPECTUEUSEMENT, AVEC TON CORPS ET TON ÂME, AVEC TOUTES TES PUISSANCES ET TOUT CE QUE TU PEUX. AINSI TU SERAS ÉTABLIE EN LUI, DANS L'AMOUR, AVEC LE RESPECT QUE TU AS POUR LUI, ET LUI, À SON TOUR, SERA ÉTABLI EN TOI DANS L'AMOUR, PAR LA BONTÉ AVEC LAQUELLE IL TE POURSUIT. PERSONNE NE POURRA ALORS TE SÉPARER OU T'ÉCARTER DE LUI, NI INTRODUIRE QUELQUE INTERMÉDIAIRE ENTRE TOI ET LUI.

EN TOUTES TES OCCUPATIONS, ET EN TOUT CE QUE TU FAIS OU OMETS DE FAIRE PAR AMOUR, NE RECHERCHE NI CONSOLATION, NI RÉCOMPENSE, NI RIEN D'AUTRE, MAIS NE DEMANDE ET NE RÉCLAME QUE LUI EN PERSONNE.

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SOIS TOUT ENTIÈRE À LUI, CONFIE-TOI TOTALEMENT À LUI, ET TU EXPÉRIMENTERAS EN TON ESPRIT LA VRAIE LIBERTÉ, CELLE QUI CONSISTE ÊTRE UNIE À LUI PAR AMOUR, AU-DELÀ DE TOUTES LES OCCUPATIONS DES VERTUS, DANS LE TÉMOIGNAGE QUE REND L'ESPRIT À TON ESPRIT QUE TU ES LA FILLE CHOISIE DE DIEU238, DEPUIS TOUTE L'ÉTERNITÉ, ET SON HÉiu. TIERE. TOI-MÊME, TU TE SEN77RAS ALORS SOULEVÉE PAR DIEU AU-DELÀ DE TOI-MÊME ET AU-DELÀ DE TOUT, ET COMBIEN LUI AUSSI DÉSIRE ÊTRE À TOI.

TU LUI RÉPONDRAS QUE TOI, À TON TOUR, TU DÉSIRES ÊTRE À LUI. PLACE-TOI ENSUITE DANS LE LIEU LE PLUS BAS, AU-DESSOUS DE TOUTES LES CRÉATURES, RENONCE-TOI TOTALEMENT EN SA TOUTE LIBRE VOLONTÉ, POUR FAIRE, OMETTRE ET SUPPORTER TOUT CE QUI LUI AURA PARU BON. TA VIE SERA DE LA SORTE ÉLEVÉE AU-DELÀ DE TOI-MÊME DANS UNE ÉTERNELLE LIBERTÉ QUI N'EST SUBORDONNÉE À AUCUN POUVOIR, TOUT EN ÉTANT AU MÊME MOMENT ABAISSÉE ET SOUMISE DANS UN HUMBLE ABANDON SANS FOND, ET FINALEMENT ÉLARGIE DANS UNE CHARITÉ INSAISISSABLE QUI REMPLIT TOUT ET QUI FINIRA PAR S'ÉTENDRE DANS IA DURÉE, EN UNE ÉTERNELLE LOUANGE DE DIEU, SANS FIN.

QU'AUCUN SOUCI TE CONCERNANT NE TE PRÉOCCUPE, ET NE VEUILLE NI SAVOIR NI EXPLORER CE QUE DIEU FERA DE TOI, MAIS ABANDONNE-TOI ENTIÈREMENT À LUI. SI DIEU T'ÉLÈVE OU T'EXALTE, ABAISSE-TOI TOI-MÊME ET HUMILIE-TOI. C'EST AINSI QUE LA BIENHEUREUSE ET TOUJOURS VIERGE MARIE RÉPONDIT À L'ANNONCE QU'ELLE DEVIENDRAIT LA MÈRE DE DIEU, ANNONCE QUE L'ARCHANGE GABRIEL VENAIT DE LUI APPORTER, EN DISANT : « VOICI LA SERVANTE DU SEIGNEUR ». DE MÊME le Christ, bien que son âme fût unie au Verbe éternel de sorte qu'il était Dieu et homme, se fit le serviteur soumis au monde entier. II n'appartient d'ailleurs à personne en particulier, mais il est commun à tous ceux qui le désirent et à chacun.

Toi aussi, si tu veux être à lui et non pas à toi, comme tu l'as promis, partage avec celui qui est dans le besoin, et non avec un seul en particulier. De cette façon, aucune tristesse désordonnée ne te troublera si ton ami venait à mourir, ou s'il venait à te mettre de côté pour en choisir une autre.

Dernièrement, lors de mon passage en ton couvent, tu m'as semblé triste. J'AI DONC PENSÉ QUE TU AVAIS ÉTÉ ABANDONNÉE PAR DIEU OU PAR QUELQUE AMI PARTICULIER EN QUI TU AVAIS GRANDE CONFIANCE, À MOINS QUE TU N'AIES ÉTÉ TOURMENTÉE PAR QUELQUES TENTA- TIONS QUI T'ASSAILLAIENT AU-DEHORS OU AU-DEDANS. C'EST POURQUOI J'AI VOULU T'ÉCRIRE CECI.

SI TU DÉSIRES GARDER LA LIBERTÉ D'ESPRIT ET LA VÉRITABLE OCCUPATION D'AMOUR ENTRE TOI ET DIEU, ET SI TU VEUX RESTER MAÎTRESSE DE TOI, DONNE-TOI TOTALEMENT À DIEU AVEC UN COEUR LIBRE, ET NE TE LIE PAS À QUI POURRAIT T'ENTRAÎNER ET À QUI TU ADHÉRERAIS AVEC PLAISIR ET ATTACHEMENT SENSIBLE, OU QUI ADHÉRERAIT AINSI À TOI, QU'IL SOIT TON CONFESSEUR OU UNE AUTRE PERSONNE DE L'EXTÉRIEUR OU DE L'INTÉRIEUR DE TON COUVENT.

C'EST LE PLUS GRAND DOMMAGE QUE JE CONNAISSE, PARTOUT DANS LE MONDE PARMI LES PERSONNES QUI DEVRAIENT ÊTRE SPIRITUELLES : TOUTES VEULENT AVOIR COMMERCE AVEC QUELQU'UN239. CHACUNE DÉSIRE POSSÉDER QUELQUE BÂTON POUR S'Y APPUYER. ELLE EN ATTIRE UNE AUTRE À ELLE EN LUI DISANT : « SOIS FIDÈLE À MOI, ET JE VEUX ÊTRE FIDÈLE À TOI. DONNE-MOI QUELQUE CHOSE, ET J'EN FERAI AUTANT POUR TOI. TOUT CE QUI EST À MOI EST À TOI, ET CE QUI EST À TOI EST À MOI. RESTONS TOUJOURS ENSEMBLE, SANS NOUS SÉPARER, POUR QUE PERSONNE NE PUISSE NOUS NUIRE. CHACUN AIDERA L'AUTRE EN TOUT BESOIN, À LA VIE ET À LA MORT ».

Un tel pacte et un tel commerce ne peuvent être solides, car leurs racines ne sont pas en Dieu, et bien qu'il puisse peut-être parfois tenir sans péché mortel, il ne le peut pas sans de nombreux et graves péchés véniels. De telles personnes, en effet, désirent se rencontrer aussi souvent qu'elles le désirent, matin et soir, pour échanger entre elles, et ne supportent pas de remarques à ce sujet. Si quelqu'un leur fait une remontrance, elles le tiennent pour un ennemi. Même si elles scandalisent les autres, elles n'en ont cure. C'est pourquoi elles ne peuvent que reculer et faiblir, aussi bien dans les bonnes moeurs que dans les vertus intérieures comme extérieures. Car celui qui attire à soi quelqu'un qu'il aurait dû orienter vers Dieu, est une créature fausse qui s'oppose à Dieu. Et celui qui recherche quelque avantage ou plaisir dans les hommes ou dans les choses périssables est opposé aux saints, et très différent d'eux, en toute vertu.

C'EST POUR CETTE RAISON QUE JEAN, LE BAPTISTE DU SEIGNEUR, BIEN QU'IL EÛT ÉTÉ SANCTIFIÉ DÈS LE SEIN DE SA MÈRE, QUITTA SON PÈRE, SA MÈRE ET LE SACERDOCE PATERNEL QUI LUI REVENAIT DE DROIT, AVEC

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TOUS LES HONNEURS ET RICHESSES DU MONDE, ET S'ENFUIT AU DÉSERT AFIN DE NE PAS ÊTRE ATTIRÉ PAR LES CRÉATURES. LUI-MÊME, D'AILLEURS, N'ATTIRAIT PERSONNE À LUI, MAIS IL ORIENTAIT VERS DIEU240 AUSSI BIEN SES DISCIPLES QUE TOUTES LES AUTRES CRÉATURES. MAIS JEAN NE S'APPROCHAIT PAS DE JÉSUS. IL CRAIGNAIT, EN EFFET, QUE SA PUISSANCE AFFECTIVE ET SON DÉSIR N'ADHÉRASSENT TROP SENSIBLEMENT À L'HUMANITÉ DU CHRIST, DE SORTE QUE LA MONTÉE PURE ET LIBRE DE SON ESPRIT VERS DIEU N'EN SOUFFRÎT QUELQUE ENTRAVE OU NE FÛT AFFECTÉE DE QUELQUE IMAGE.

JÉSUS-CHRIST, LE FILS DU DIEU VIVANT, N'ATTIRAIT PERSONNE À LUI, MAIS IL PRÉCÉDAIT ET CONDUISAIT SES DISCIPLES ET TOUTES LES CRÉATURES VERS SON PÈRE CÉLESTE. SON ASPECT ÉTAIT SI GRACIEUX, AGRÉABLE ET AIMABLE AUX YEUX DE TOUS CEUX QUI L'AIMAIENT, QU'ILS N'ARRIVAIENT PAS À SE CONTENIR SANS S'ÉCOULER AVEC ENVIE ET AVEC ATTACHEMENT SENSIBLE EN SA FACE BÉNIE, DE SORTE QU'ILS FURENT TELLEMENT REMPLIS D'IMAGES GRAVÉES, TELS DES INTERMÉDIAIRES, DE SA NOBLE NATURE HUMAINE, QU'ILS NE POUVAIENT PLUS ÊTRE ÉLEVÉS, DANS LEUR ESPRIT, À LA CONTEMPLATION DE SA SUBLIME NATURE DIVINE. C'EST POURQUOI LUI-MÊME DIT À SES DISCIPLES : « IL VOUS EST BON QUE JE M'EN AILLE LOIN DE VOUS, CAR SI JE NE M'EN ALLAIS PAS, LE PARACLET, LE SAINT-ESPRIT, NE VIENDRAIT PAS À VOUS/1 ». REMARQUE BIEN QUE LES SAINTS APÔTRES, QUE LE SEIGNEUR AVAIT APPELÉS ET CHOISIS DANS TOUT LE GENRE HUMAIN, FURENT INCAPABLES DE RECEVOIR LE SAINT-ESPRIT, AUSSI LONGTEMPS QUE LE CHRIST FUT AUPRÈS D'EUX AVEC SON CORPS MORTEL, CAR ILS AVAIENT CONTRACTÉ DES IMAGES ET DES INTERMÉDLAIRES, QUI LES AVAIENT AFFECTÉS À. PARTIR DE L'ATTACHEMENT SENSIBLE ENVERS SA TRÈS DIGNE HUMANITÉ. MAIS LORSQUE, AYANT SOUFFERT LA MORT, IL RESSUSCITA DANS SA GLOIRE ET QU'IL MONTA GLORIEUX AU-DELÀ DES CIEUX, C'EST ALORS QU'IL ATTIRA TOUTE CHOSE À LUI.

1. Jn 16, 17.

CAR IL A DONNÉ SON ESPRIT À TOUS LES SIENS QUI SE RENIENT EUX-MÊMES ET SE RENONCENT PAR AMOUR, QUI VIVENT POUR LUI ET POUR LES VERTUS, QUI SONT MORTS AU PÉCHÉ, QUITTENT ET MÉPRISENT LE MONDE, QUI REFUSENT TOUT ATTACHEMENT TERRESTRE ET QUI SUIVENT DIEU AVEC AMOUR, JUSQUE DANS SON RÈGNE. CEUX-LÀ VIVENT DE LA VIE CÉLESTE, PUISQUE LE CHRIST, DIEU ET HOMME, VIT EN EUX. DE CETTE FAÇON, À LA FOIS ILS POSSÈDENT DES IMAGES ET ILS EN SONT EXEMPTS. ILS EN POSSÈDENT, CAR ILS PORTENT LES IMAGES DE LA VIE ET DE LA PASSION DU SEIGNEUR JÉSUS, ET CELLES DE TOUTES LES VERTUS. MAIS, DANS LEUR ESPRIT, ILS SONT DÉGAGÉS, VIDES ET DÉSAFFECTÉS DES IMAGES DE TOUTES LES CHOSES ; POUR CELA ILS SONT DÉPOUILLÉS DE TOUTE IMAGE ET TRANSFORMÉS DANS LA CLARTÉ DIVINE. DE CETTE FAÇON, ILS PEUVENT SORTIR ET ENTRER, POUR TROUVER TOUJOURS DES NOURRITURES DE VIE. ILS SORTENT, PORTANT SUR EUX PEINTES LES IMAGES DE L'HUMANITÉ DU CHRIST, POUR TOUT CE QUI REGARDE LES BONNES MOEURS, LES OCCUPATIONS SAINTES ET TOUTES LES VERTUS. MAIS ILS ENTRENT AUSSI, SANS IMAGES, DANS LA DIVINITÉ, AVEC L'ESPRIT DE NOTRE SEIGNEUR, POUR Y EXPÉRIMENTER UNE CLARTÉ ÉTERNELLE ET ÊTRE ÉTABLIS EN ELLE, DANS UNE OPULENCE INFIME, UNE SAVEUR ET UNE CONSOLATION BIEN PLUS GRANDES QUE CE QU'ILS POURRAIENT SAISIR OU COMPRENDRE. ET C'EST AINSI QUE, À LA FOIS ABONDAMMENT ÉCLAIRÉS EN HAUT ET PARTAGEANT TOUT CONVENABLEMENT EN BAS, ILS ONT EXPÉRIMENTÉ LA VÉRITABLE NATURE DE L'AMOUR. CAR ILS S'AIMENT EUX-MÊMES ET TOUTES LES CRÉATURES EN DIEU, POUR DIEU Fr A CAUSE DE DIEU.

ILS S'AIMENT EN DIEU, CAR ILS SONT UN PAR L'AMOUR, DANS LE CHRIST ET AVEC TOUS LES SAINTS, ENLACÉS AVEC DIEU EN ÉTERNELLE BÉATITUDE. C'ÉTAIT LÀ CE QUE LE CHRIST VISAIT LORSQU'IL S'ADRESSA AINSI À SON PÈRE : « JE VEUX QU'ILS SOIENT UN COMME NOUS SOMMES UN /1 », A SAVOIR EN UNITÉ D'AMOUR.

ILS S'AIMENT AUSSI EUX-MÊMES ET TOUTES LES CRÉATURES POUR DIEU241, LORSQUE, UNIS À DIEU ET À TOUS LES SAINTS, ILS SE TIENNENT EN PRÉSENCE DE DIEU, LUI OFFRANT HONNEUR ET LOUANGE ÉTERNELS, AUTANT QU'ILS SONT CAPABLES DE LE FAIRE.

ILS S'AIMENT EUX-MÊMES ET TOUTES LES CRÉATURES À CAUSE DE DIEU, LORSQU'ILS MEURENT À EUX-MÊMES ET SORTENT DE TOUTE VOLONTÉ PROPRE POUR ENTRER DANS LA TRÈS CHÈRE VOLONTÉ DE DIEU, POUR AVOIR UNE SEULE VOLONTÉ AVEC DIEU EN TOUT CE QU'ILS FONT, SUPPORTENT OU OMETTENT DE FAIRE, ET ÊTRE AINSI ENTIÈREMENT LIBRES ET DÉGAGÉS À LA FOIS D'EUX-MÊMES ET DE TOUT CE QUI POURRAIT LEUR ARRIVER DANS LE TEMPS ET DANS L'ÉTERNITÉ. DE LA SORTE, ILS AURONT TROUVÉ LA VÉRITABLE PAIX EN DIEU, EN EUX-MÊMES ET EN TOUS LES MORTELS. CAR ILS S'AIMENT EUX-MÊMES ET TOUTES LES CRÉATURES À CAUSE DE DIEU, C'EST-A-DIRE QU'ILS OBÉISSENT À DIEU ET LUI SONT SOUMIS

1. Jn 17, 11.

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DANS UNE CHARITÉ VRAIE, PAR DE BONNES MOEURS ET PAR TOUTES LES VERTUS. CES HOMMES-LA SONT PARFAITS, ÉGAUX AUX APÔTRES ET À TOUS LES SAINTS.

MAIS NOMBREUX SONT CEUX QUE L'ON PEUT RENCONTRER DANS LES MONASTÈRES, PARMI LES RECLUS ET DANS N'IMPORTE QUEL ÉTAT DE VIE RELIGIEUSE, QUI NE PEUVENT ATTEINDRE À UNE TELLE SAINTETÉ. CEUX-LÀ NE S'AIMENT PAS EN DIEU, NI POUR DIEU, NI À CAUSE DE DIEU, MAIS ILS RECHERCHENT ET DÉSIRENT, SOIT EN EUX-MÊMES SOIT DANS LES CHOSES DE LA TERRE, CONSOLATIONS, CONFORT, HONNEURS ET PRIVILÈGES, ET VEULENT ÊTRE ÉLEVÉS AU-DESSUS DES AUTRES. ILS SE COMPLAISENT EN EUX-MÊMES ET S'ESTIMENT DIGNES DE TOUS LES HONNEURS. TOUT CE QU'ILS FONT OU NE FONT PAS, PENSENT ET ORDONNENT, À LEUR AVIS, NE POURRAIT ÊTRE AMÉLIORÉ. Car ils se tiennent pour plus sages et plus intelligents que tous ceux auprès de qui ils habitent. CE QUI EXPLIQUE QUE PERSONNE NE SOIT CAPABLE DE LEUR ENSEIGNER QUELQUE AMENDEMENT, DE LES INFORMER OU DE LES REPRENDRE, PUISQUE LES AUTRES SONT NATURELLEMENT SOTS ET ORGUEILLEUX242.

MAIS ILS OBSERVENT LES AUTRES DE PRÈS, LES JUGENT ET LES METTENT EN CAUSE. CAR ILS S'IGNORENT EUX-MÊMES. ILS SONT ENCORE VOUÉS À LEUR VOLONTÉ PROPRE ET À LEUR ENTÊTEMENT. ILS S'EFFORCENT DE COUVRIR ET DE DÉFENDRE TOUT CE QU'ILS FONT OU OMETTENT DE FAIRE, COMME S'ILS AVAIENT RAISON EN TOUS POINTS, AVEC CETTE CONSÉQUENCE QUE PERSONNE N'EST EN ÉTAT DE RÉSISTER À LEUR OPINION, NI DE LES AMENER À ÊTRE DOCILES. EN EFFET, ILS AIMENT TELLEMENT LEUR VOLONTÉ ET LEUR OPINION QU'ILS SONT INCAPABLES DE SE SOUMETTRE À QUI VEUT AUTREMENT QU'EUX.

Ils sont naturellement orgueilleux et n'ont pas encore eu l'occasion de se dominer. Personne ne tient à vivre auprès d'eux, à moins de savoir qu'il faudra feindre pour leur obéir. Ils gardent le coeur amer envers tous ceux qui sont en désaccord avec eux, et les dédaignent en paroles, ou par leur comportement et leur mine. Quant à la nourriture, la boisson, les vêtements, et à tout ce qui leur appartient, ils sont délicats et extravagants. Comme les gens du monde, ils se réjouissent ou s'attristent pour des choses temporelles. Le souci, la crainte, l'angoisse pour tout ce qui pourrait leur arriver dans le temps ou dans l'éternité, les préoccupent et leur pèsent. Ils s'estiment fidèles, mais croient que personne ne leur est fidèle ni attaché. Dans toute contrariété, ils sont intérieurement impatients et Dieu leur est extérieur et inconnu, puisqu'ils ne sont aucunement morts à eux-mêmes ni résignés d'aucune façon.

LORSQUE DEUX PERSONNES DE CETTE ESPÈCE S'UNISSENT EN UNE AMITIÉ PLUS PRONONCÉE, NUL NE PEUT PLUS LES SÉPARER. ILS PRÉFÉRERAIENT EXASPÉRER TOUT LE GENRE HUMAIN PLUTÔT QUE DE FAIRE TORT À L'AUTRE PAR QUELQUE PAROLE OU ACTION, CAR ILS SONT TELLEMENT SOUDÉS ET PENDUS L'UN À L'AUTRE QUE CE QUI A ÉTÉ FAIT D'AGRÉABLE OU DE DÉSAGRÉABLE À L'UN LEUR PARAÎT ÊTRE FAIT À EUX-MÊMES. LORSQU'ILS COMPLOTENT QUELQUE CHOSE ENTRE EUX, QU'ILS NE SONT PAS CAPABLES DE LE RÉALISER, ILS SE COMPORTENT ET AGISSENT À L'EXTÉRIEUR EN AMIS. DE CETTE FAÇON, ILS EN ATTIRENT D'AUTRES ET SE LES ADJOIGNENT ET DEVIENNENT AINSI PLUS FORTS POUR RÉALISER CE QU'ILS VEULENT.

MAIS LORSQUE LES AUTRES S'EN APERÇOIVENT, CEUX-LÀ ORGANISENT LEUR PROPRE PARTI, DE SORTE QUE LA CHARITÉ ENTRE FRÈRES, DANS UN TEL COUVENT, SE TROUVE AINSI DÉTRUITE ET COMPROMISE. CE QUI EST PRÉCONISÉ PAR UN PARTI EST COMBATTU PAR L'AUTRE243 ; DE LA NAISSENT DE PART ET D'AUTRE LA HAINE, IA JALOUSIE, LE DÉSACCORD EN PAROLES ET EN ACTES, DES REMONTRANCES, DES ALTERCATIONS, DES INSULTES, DES CALOMNIES, DES OPPOSITIONS, DES MÉCHANCETÉS ET DES DISSENSIONS, CE QUI TRANSFORME LE COUVENT EN DOMAINE DES DÉMONS. COMME AUCUN DES DEUX PARTIS NE VEUT TOLÉRER OU SUPPORTER L'AUTRE, IL S'ENSUIT QUE LES DIABLES RÈGNENT DES DEUX CÔTÉS. SI UN MEMBRE D'UN PARTI TOUCHE UN MEMBRE DU PARTI ADVERSE, TOUS LES MEMBRES SE METTENT EN MOUVEMENT, CAR, TELS DES CHAUVES-SOURIS QU'AVEUGLE IA LUMIÈRE, ILS SONT SUSPENDUS LES UNS AUX AUTRES244. C'EST AINSI QUE SE COMPORTENT DE TELLES PERSONNES. COMME CHACUN JUGE SA POSITION CORRECTE, ILS NE VEULENT PAS CÉDER DEVANT LES AUTRES NI NE PEUVENT SE SUPPORTER, MAIS CHACUN OPPRIME LES AUTRES ET VEUT SE MESURER À EUX. CEUX QUI SONT LES PLUS FORTS VEULENT AUSSI ÊTRE LES MEILLEURS. C'EST AINSI QU'AGIT LE MONDE, CE MONDE, DIRAIS-JE, QUI PROPOSE À TOUS LES MORTELS SON VENIN.

FAIS BIEN ATTENTION : TU VOIS COMMENT CETTE ESPÈCE PERVERSE PEUT ÊTRE LÉGITIMEMENT COMPARÉE À LA MAUVAISE HERBE DONT LE SEIGNEUR A DIT DANS L'ÉVANGILE QU'ELLE A ÉTÉ SEMÉE PAR LE DIABLE AU MILIEU DU BON GRAIN, C'EST-À-DIRE PARMI LES HOMMES BONS RÉPANDUS

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DANS TOUT L'UNIVERS. CAR LE SEIGNEUR VEUT QUE LES MAUVAIS ET LES BONS CROISSENT ENSEMBLE. CES DERNIERS SONT AINSI ÉPROUVÉS PAR LES MAUVAIS, PAR DES AFFLICTIONS, DES VEXATIONS ET PAR LE MÉPRIS, ET C'EST AINSI QUE LA CHARITÉ PREND RACINE, S'AFFERMIT ET SE STABILISE JUSQU'À LA MORT. C'EST ALORS QUE LE SEIGNEUR ENVERRA LES MOISSONNEURS, C'EST-À-DIRE LES DIABLES, LIER LA MAUVAISE HERBE EN BOTTES POUR ÉTRE BRÛLÉE DANS LE FEU DE L'ENFER. MAIS LUI-MÊME, ACCOMPAGNÉ DE SES ANGES, RASSEMBLERA LE BON GRAIN, C'EST-À-DIRE LES HOMMES BONS, POUR LES CONDUIRE DANS LA GRANGE DE SA GLOIRE. Comme il s'agit là des paroles du Seigneur lui-même, elles devraient faire peur aux méchants et aux mauvais. C'est avec raison que de telles gens devraient se couvrir de honte et trembler de peur devant la justice de Dieu et devant ses anges et ses saints, mais plus particulièrement devant notre Seigneur Jésus-Christ qui, à l'heure de la mort, prononcera la sentence pour les bons et pour les méchants. À ces derniers, il dira : « Amen, je ne vous connais pas, car, même si vous portez des vases jolis, ils sont vides de l'huile de la charité. Retirez-vous de devant moi, maudits, pour aller au feu éternel, préparé pour le diable et ses anges, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. C'est là qu'ils seront couverts d'ignominie éternelle, qu'ils entendront le rugissement des démons émettant des sons horribles, là où la sagesse du monde sera tournée en folie et en fureur, où ils seront dévorés par les démons pour être recrachés ensuite, en des tourments et des peines qui seront sans cesse renouvelés. Ils seront emportés de tous les côtés dans les flammes de l'enfer, tels des étincelles d'air brûlant, leur nourriture sera le soufre et la poix, et jamais ils ne se sentiront à l'aise. Crois-moi, ce que l'on peut raconter des peines de l'enfer, comparé à ce qu'elles sont en réalité, est moins qu'une goutte d'eau comparée à la mer entière. Cependant toutes les peines de l'enfer sont modestes et pour ainsi dire rien si on les compare à la privation et à l'absence éternelle de la vision de Dieu.

Voilà ce que j'ai voulu écrire à toi et à tes compagnes, et même à tous ceux qui voudraient l'entendre et l'apprendre, pour savoir comment l'on doit éviter le péché et vivre pour Dieu.

SOIS MAINTENANT BIEN ATTENTIVE : SI TU VEUX VIVRE POUR DIEU, GARDE L'OBSERVANCE ET TA RÈGLE, LES BONS USAGES DE TON ORDRE, ET AVANT TOUT LA LOI ET LES COMMANDEMENTS DE DIEU. SOIS DOUCE ET PATIENTE, HUMBLE ET TOLÉRANTE, SOUMISE À DIEU, À TA SUPÉRIEURE ET À TOUTES CELLES AVEC QUI TU VIS, ET CELA EN UNE CHARITÉ VRAIE. Sois simple et candide. Que ton coeur soit libre, nu et dépouillé, désaffecté d'images, et Dieu t'accordera sa sagesse. Élève ton coeur et ton esprit au-delà de toutes les choses de la terre, et tu pourras demeurer au ciel. Livre-toi et donne-toi entièrement à ton Dieu, pour être en mesure de recevoir son Esprit. Aime et désire un seul, le Seigneur ton Dieu, et personne en dehors de lui, et tu expérimenteras sa saveur. Montre-toi fidèle, bienveillante, affectueuse et aimable et essaie d'être utile à toutes celles qui désirent ton aide, et tu seras ainsi riche en vertus. NE T'OCCUPE DE PERSONNE EN PARTICULIER, ET NE DÉSIRE RIEN DE TERRESTRE, DE SORTE QU'AUCUNE INJUSTICE NE POURRAIT T'ATTRISTER. AIME ÊTRE SEULE ET GARDE TA CONSCIENCE PURE ; TU SERAS AINSI AGRÉABLE À DIEU. Aussi longtemps que tu es en bonne santé, qu'aucune torpeur ni fatigue ne te cause souci, mais sois constamment fidèle au choeur, dévoue-toi pour le chant, pour la lecture, la louange et l'action de grâce, ce qui te rendra semblable aux anges.

Voilà qu'il me semble déjà avoir écrit beaucoup et suffisamment. Si tu as décidé de vivre pour Dieu, tout va bien pour toi. Je t'en supplie, contente-toi de Dieu seul et ne désire rien en dehors de lui, et aucune chose ne pourra t'affliger.

Demandons maintenant au Seigneur, notre Dieu, de nous tourner tellement vers lui que nous obtenions son aide et son secours et que nous demeurions à jamais en lui, par notre Seigneur Jésus-Christ, son Fils, notre vie et notre couronne, et que nous soyons tenus pour dignes de régner éternellement dans le Royaume d'en haut, et d'être inscrits et comptés parmi ses concitoyens et sa famille, là où il y aura une abondance d'allégresse qui ne connaîtra jamais de fin.


LETTRE II

À LA DAME MECHTILDE, VEUVE,

JADIS ÉPOUSE DU CHEVALIER JEAN VAN KULENBORCH

Béni soit Dieu, et couvert soit-il de louange et d'honneur par toutes ses créatures au ciel et sur la terre.

Je t'adresse, Madame, un profond salut, avec tous ceux qui, en notre monastère, combattent avec moi et avec la grâce de Dieu pour le Christ. Nous te faisons participer autant que nous-mêmes, et dans la mesure où cela nous est possible, à toutes les oeuvres bonnes que la bonté et la grâce de Dieu nous font accomplir. Car toutes les vertus et toutes les oeuvres bonnes, du fait de leur nature, réclament la réciprocité, soit en compensation soit en récompense équitable.

Dieu a spontanément aimé tous les mortels de toute éternité, il les a appelés et choisis pour qu'ils le servent et le couvrent de louanges. Sa volonté est que nous l'aimions en retour, spontanément et librement, et que nous le choisissions et le louions de préférence à toutes les créatures.

En outre, il désire, et nous l'ordonne, de nous ranger et d'obéir jusqu'à la mort à tout ce qu'il a commandé ou défendu, et en plus, d'avoir foi et de nous fier à lui pour tout ce qui nous est nécessaire en ce temps-ci et pour l'éternité. Cette règle existe depuis le commencement du monde dans la loi naturelle, elle a continué dans la loi de Moïse qui est la loi de la raison, et ensuite dans la loi du Christ qui est la loi de la chrétienté. Tous ceux qui, parmi les anges et les hommes, ont gardé cette règle et la gardent encore aujourd'hui, sont bienheureux.245

Le premier don que Dieu accorde aux amis qu'il s'est choisis est la foi chrétienne et catholique par laquelle nous l'aimons et mettions toute notre confiance en lui. Cette foi comporte douze articles que les apôtres ont mis par écrits, eux qui sont les douze portes par lesquelles nous sommes introduits dans la ville de Jérusalem, c'est-à-dire dans la vie éternelle. Si quelqu'un méprise l'un ou l'autre de ces articles et refuse de lui accorder sa foi, il est un mécréant et sera damné.

Mais ceux qui cultivent véritablement la foi chrétienne sont aptes et peuvent recevoir les sept dons du Saint-Esprit, qui nous confèrent sept vertus différentes, grâce auxquelles autant de péchés mortels sont vaincus et mis en déroute.

Le Père céleste en personne a transmis à tous les mortels, vivant sur terre ou dans l'univers, sa règle, ses institutions ou son régime et sa loi, à savoir le décalogue ou les dix commandements. Ceux qui les observent, vivant et mourant en eux, sont tous sauvés. Mais ceux qui volontairement et sciemment les violent et les méprisent, et qui atteignent leur dernier jour sans pénitence ni contrition sont rebelles et désobéissants à Dieu, et seront ainsi frappés d'éternelle damnation.

De plus, ceux qui se seront liés par voeux à garder les conseils de Dieu, au-delà de ses commandements, — c'est-à-dire à vivre dans la chasteté et l'obéissance, n'ayant rien en propre — se disposent au péché mortel, s'il leur arrivait d'agir autrement par mépris et en connaissance de cause. De même, ceux qui dédaignent les institutions ou occupations communes de la sainte Église, ses rites et ses usages, vivent dans le péché mortel.

Dieu, notre Père du ciel, nous a aimés de toute éternité, et nous a envoyé son Fils, la vérité éternelle, afin qu'il prenne sur lui notre nature. C'est ce qu'il fit en se faisant homme à nos côtés ; il nous a enseignés et instruits, et il a souffert la mort à cause de nous, c'est-à-dire à cause de nos péchés et afin que nous vivions selon sa très chère volonté.

À partir de sa mort, nous avons reçu par l'entremise du Saint-Esprit les sept sacrements de l'Église, qui sont les sept occupations dans lesquelles il nous faut vivre et mourir, si nous voulons être sauvés.

Le premier sacrement est celui du baptême, dans lequel nous avons été lavés de tous nos péchés dans le sang précieux du Christ. L'administration de ce sacrement est le propre des prêtres, bien qu'en cas de nécessité n'importe quel chrétien puisse baptiser un enfant ou un adulte qui est croyant, et qui désire le pardon de ses péchés.

Le deuxième sacrement est appelé confirmation. Il nous affermit et nous rend forts contre tous les péchés. Seul l'évêque peut le conférer. Si quelqu'un dédaigne ce sacrement et refuse de le recevoir, même s'il en a facilement l'occasion, il est coupable de péché mortel.

Le troisième sacrement est celui de l'ordre ou du sacerdoce, honneur et dignité de l'Église. C'est encore l'évêque qui peut seul le conférer.

Le quatrième sacrement, celui de l'absolution ou du pardon des péchés, ne peut être conféré que par les seuls prêtres selon la constitution de l'Église. Cette absolution est conférée aux fidèles et aux croyants qui regrettent leurs péchés et les confessent devant Dieu et devant le prêtre agissant en son nom, à condition que celui-ci possède le pouvoir de délier et de lier.

Le cinquième sacrement est plus saint et plus vénérable que tous les autres et se révère avec un plus grand respect que les autres : il s'agit de la consécration du corps du Christ ou eucharistie. Ce sacrifice ou action sainte, au cours de laquelle la consécration doit avoir lieu, ne peut être accomplie que par les seuls prêtres qui en ont reçu l'initiation et ont été consacrés ou ordonnés par l'évêque.

Jésus-Christ, Dieu et homme, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, Grand Prêtre au ciel et sur la terre, a institué ce sacrement pour notre salut, un sacrement qui doit demeurer et durer jusqu'au dernier jour des siècles présents. Les quatre saints évangélistes en décrivent la pratique, l'institution et le rite.

Notre Seigneur Jésus-Christ, sur le point de souffrir et de mourir pour l'abolition de nos péchés, à la veille du jour où l'on observait la vraie Pâque, INSTITUA UNE CÈNE GRANDE ET ÉMINENTE, DURANT LAQUELLE, AVEC TOUS SES APÔTRES RÉUNIS, IL MANGEA L'AGNEAU PASCAL, APPRÊTÉ AVEC UNE SAUCE D'HERBES SAUVAGES, SELON LA COUTUME DE LA LOI JUIVE.

IL PRIT ENSUITE DU PAIN AZYME EN SES MAINS SAINTES ET VÉNÉRABLES ET, LEVANT LES YEUX AU CIEL VERS SON PÈRE, IL LUI RENDIT

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GRÂCES EN LE BÉNISSANT, ROMPIT LE PAIN EN DISANT : « MANGEZ-EN TOUS ». Ces paroles et ces gestes, décrits par les évangélistes, précèdent la consécration du vénérable sacrement. Tout de suite après, le Christ ajouta : « CAR CECI EST MON CORPS ». PRONONÇANT CES PAROLES, IL CHANGEA LA SUBSTANCE DU PAIN EN LA SUBSTANCE DE SON CORPS. C'EST AINSI QUE SON ESPRIT PARLE PAR LA LANGUE DES PRÊTRES, LORSQU'ILS CÉLÈBRENT LE SACRIFICE CÉLESTE. Ensuite, le Christ dit à ses disciples : « Vous ferez ceci en mémoire ou en commémoration de ma passion et de ma mort » et, PAR SES PAROLES, ORDONNA ÉVÊQUE LES APÔTRES ET LEURS SUCCESSEURS, QUI SONT MAINTENANT PRÊTRES JUSQU'AU DERNIER JOUR. CE FUT LÀ LA TOUTE PREMIÈRE MESSE JAMAIS CÉLÉBRÉE DANS LA SAINTE CHRÉTIENTÉ.

Les apôtres mangèrent par la bouche les espèces du pain, c'est-à-dire le sacrement, mais ils mangèrent la substance du corps du Christ avec leur âme rationnelle, grâce à la foi et à l'attachement sensible avec lequel ils suivirent le Seigneur.

Il fit de même avec la coupe en disant : « Voici la coupe de l'Alliance nouvelle et éternelle dans mon sang qui sera versé en rémission des péchés. Chaque fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez à cette coupe, vous annoncerez la mort du Seigneur ».

Lorsque le Seigneur Jésus, le Fils de Dieu, accomplit ce sacrifice, il était assis à la table, au milieu de ses disciples. Par sa consécration, il changea la substance du pain et du vin en la substance de son corps et de son sang, tout en demeurant au milieu d'eux, inchangé dans tous ses membres. La double figure du pain et du vin constituait deux signes et deux espèces, mais un unique sacrement et l'unique réalité de son corps et de son sang. Le Seigneur rompit le sacrement en plusieurs parties pour le donner à ses disciples, mais chacune des particules contenait la totalité et l'intégrité de la substance de son corps, et donc le Christ entier. Car si les morceaux de pain étaient divisés, la substance vivante du Christ ne pouvait être fragmentée ni morcelée. De même, si le sacrement de son sang pouvait être divisé, sous chaque goutte se trouvaient toute la substance du sang du Christ ainsi que le Christ total et intégral. C'est ainsi que cela se passe encore aujourd'hui dans le monde.

De leurs yeux corporels les apôtres virent le Seigneur assis avec eux, et ils virent de la même façon le sacrement, mais de leurs yeux spirituels, ils observèrent dans le sacrement la substance de son corps et de son sang. Car Dieu, qui est la vérité même, ne pouvait pas mentir. Ils vénérèrent donc le Christ et ils vénérèrent le sacrement éminent et ils adorèrent son corps et son sang. Comme je l'ai dit, ils consommèrent le sacrement par la bouche, mais par la foi et l'attachement sensible, ils mangèrent sa chair et burent son sang, et c'est ainsi enivrés spirituellement qu'ils protestèrent au Seigneur d'être prêts à l'accompagner en prison et jusque dans la mort.

Car il ne pouvait leur montrer ni manifester charité plus grande qu'en se levant de table, IL ENLEVA SON VÊTEMENT ET LE MIT AUTOUR DE SES REINS. ALORS LE DIEU TRÈS HUMBLE ET SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST S'AGENOUILLA DEVANT EUX, TEL UN SERVITEUR, LEUR LAVA LES PIEDS, LES LEUR SÉCHA AVEC LE VÊTEMENT QU'IL AVAIT MIS AUTOUR DES REINS, FIT UN SIGNE DE CROIX SUR EUX ET LES BAISA. CE FUT LÀ LA PLUS GRANDE HUMILITÉ QU'IL PUT LEUR MONTRER.

APRÈS CELA, DANS LA MÊME SOIRÉE, IL SE RENONÇA PAR AMOUR, ET SE LIVRA À CAUSE DE NOUS AUX MAINS ET À LA VOLONTÉ DE SON PÈRE AINSI QU'À LA VOLONTÉ DES JUIFS PERFIDES, ET À UNE MORT AMÈRE. JAMAIS ON NE PUT ENTENDRE PARLER D'UN AMOUR PLUS GRAND QUE CHEZ CE FILS DE DIEU QUI VOULUT MOURIR À CAUSE DES PÉCHÉS DU MONDE.

IL ÉTAIT TOUJOURS OBÉISSANT À SON PÈRE CÉLESTE DANS NOTRE DÉTRESSE, COMME IL L'EST TOUJOURS ENCORE AUJOURD'HUI. C'EST POURQUOI, IL LIVRA SA VIE ET TOUT CE QUI ÉTAIT MORTEL EN LUI, ET QU'IL AVAIT REÇU DE LA SUBSTANCE DE SA TRÈS BÉNIE ET TRÈS SAINTE MÈRE MARIE, EN PRENANT SUR LUI NOTRE NATURE, AUX MAINS ET À LA MÉCHANTE ET CRUELLE VOLONTÉ DE SES ENNEMIS JUSQU'À LA MORT. MAIS SON ESPRIT CRÉÉ PAR DIEU, ET QUI NE POUVAIT MOURIR, IL L'OFFRIT À SON PÈRE, À L'HEURE DE SA MORT. Aucune offrande plus digne ne pénétra jamais les cieux, car en elle sont fondées toutes vertus, toute sainteté et tous les sacrements et sacrifices de l'Église. Tellement grande fut l'humilité du même Seigneur Jésus, qu'il se choisit la mort la plus ignominieuse parmi toutes celles que l'on pourrait se figurer : émettre son dernier soupir, suspendu à une croix au milieu de deux brigands246.

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Après sa mort, un soldat, de sa lance, ouvrit son côté, et il en sortit sur-le-champ du sang et de l'eau. Par l'eau, nous avons été lavés de tous les péchés ; par le sang, nous avons été rachetés et délivrés. Sa mort nous a ouvert le ciel, nous a obtenu l'amour du Père, notre réconciliation avec lui, ainsi que la vie éternelle, avec lui et en lui.

Il n'a pas voulu que quelque homme mauvais ou mécréant s'approchât de son corps ou le touchât, mais il a envoyé un homme noble, qui était un disciple caché, à savoir Joseph d'Arimathie, pour demander à Pilate que lui fût donné le corps de Jésus. Il l'obtint et, ayant acheté un linceul propre, et s'étant associé Nicodème, qui lui aussi était un disciple caché du Seigneur, il déposa le corps de la croix, l'enveloppa d'un linceul et le mit dans un tombeau neuf qui avait été creusé à proximité dans un rocher. Au préalable, ils avaient répandu sur son corps de la myrrhe et de l'aloès, des aromates précieux, pour un poids de cent livres. Ayant ensuite roulé une grande pierre devant l'entrée du tombeau, ils s'en retournèrent avec joie et intérieurement en paix.

Le corps du Seigneur gisait ainsi inanimé dans le tombeau, mais son esprit, uni à la sagesse divine dans l'unité de sa personne, se trouvait au ciel. Quant à son âme raisonnable, pleine de grâce et de vérité, elle était au paradis terrestre, puissante au ciel et sur la terre, au-dessus de toutes les créatures. Tout en se trouvant en trois lieux différents, il demeurait ni divisé ni désagrégé, mais un seul Christ, vrai Dieu et vrai homme. Il envoya cependant son âme raisonnable vers les enfers pour en faire sortir les âmes de tous les élus qui l'avaient servi depuis le commencement du monde.

Le troisième jour, unissant et mêlant son sang à son corps inanimé, au tombeau, il suscita de la mort sa vie qui, pleine de gloire, avait expiré sur la croix, et sortit du tombeau avec son âme et son corps, à nouveau vivant. C'est ce qu'il nous a promis à nous tous qui croyons en lui, à savoir de ressusciter au dernier jour.

Le même jour, il apparut à Marie-Madeleine, à Pierre et aux autres apôtres, et mangea et but avec eux. Ensuite, il leur apparut de temps à autre sous diverses formes, et leur pardonna le péché qu'ils avaient commis contre lui en le reniant ou en s'enfuyant par peur de la mort. Enfin, le quarantième jour, il apparut à ses disciples alors qu'ils étaient à table et leur reprocha leur manque de foi et la dureté de leur coeur, puisqu'ils n'avaient pas cru à ceux qui l'avaient vu ressuscité. Et il leur dit : « Allez dans le monde entier, prêchez l'évangile à toute créature, les baptisant toutes au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Il les conduisit ensuite à Béthanie, au Mont des Oliviers, et lorsqu'il les bénit, une nuée lumineuse l'accueillit tandis que, de leurs yeux de chair, ils le virent monter au ciel auprès de son Père céleste. L'ayant adoré, ils s'en retournèrent tout joyeux à Jérusalem.

Après cela, le cinquantième jour, alors que le Seigneur Jésus était assis au milieu des anges et des âmes saintes qui étaient montées avec lui à la droite du Père, un bruit se fit soudain entendre au ciel, comme le bruit d'un vent puissant qui s'approchait, et il remplit la maison tout entière où les apôtres étaient assis, précisément là où peu de temps auparavant ils avaient mangé la Pâque avec le Seigneur Jésus. Tous furent remplis du Saint-Esprit qui se posa sur chacun d'eux sous la forme de langues de feu partout répandues, et qui se mit à parler, à travers eux, dans les langues de tous les peuples. Habitaient alors à Jérusalem des hommes religieux provenant de toutes les nations de la terre (car ce jour, appelé Pentecôte, était pour les juifs l'une des solennités principales de l'année). Or, chacun d'eux les entendait parler, dans leur langue, des merveilles de Dieu et des choses admirables que Dieu allait opérer, et qu'il avait déjà opérées au ciel et sur la terre, quoique tous les apôtres fussent des galiléens.

Ils prêchèrent ensuite et enseignèrent la foi chrétienne, et baptisèrent ceux qui avaient cru au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ils liaient et déliaient les péchés, comme ils en avaient reçu le pouvoir du Christ, leur Seigneur et leur Maître.

Le Saint-Esprit leur rappela le sacrifice que le Christ avait accompli peu de temps avant sa mort, lorsqu'il était à table avec eux, quand il leur donna dans le sacrement son corps et son sang, sous le voile du pain et du vin. Ils choisirent ensuite les disciples

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qui étaient avec eux pour qu'ils soient, comme eux, revêtus de l'épiscopat et du sacerdoce. Ils commencèrent ainsi à mettre en pratique le sacrifice que le Christ leur avait confié et, après eux, désormais à tous les prêtres, jusqu'au dernier jour quand il viendra juger les vivants et les morts.

En effet, cet Esprit du Seigneur avait, de nombreuses façons, rempli le ciel et la terre de lui-même, de sa grâce et de sa gloire, ainsi que de ses dons. C'est lui qui avait conduit jusqu'à nous le Fils de Dieu, né dans notre nature, Dieu et homme, de la substance de la Vierge Marie, vierge intacte, qui nous laisserait les sacrements, son évangile, sa loi, ses commandements, et finalement sa propre personne avec sa chair et son sang. Ce très saint Sacrement de l'autel est unique et indivis dans le monde entier. C'est le même Sacrement que nous soulevons et déposons, que nous tenons en mains et que nous goûtons, que nous sentons et que nous savourons, et que nous vénérons et honorons, à cause de la substance du corps du Seigneur qui est cachée en lui.

Le Sacrement est présenté également aux bons et aux mauvais, car il est la nourriture commune de notre vie. Mais à ceux qui croient en lui et qui l'aiment par-dessus tout, le Seigneur Jésus donne sa chair et son sang, qui s'y cachent, avec une certaine saveur qui pénètre le corps et l'âme, que personne ne peut expérimenter ni sentir hormis ceux qui le servent par une vie sincère et sans feinte.

Tout comme le Sacrement est lui-même unique et non morcelé dans l'univers entier, la substance de sa chair et de son sang est présente dans la totalité du Sacrement. Bien sûr, il est maintenant assis au ciel avec tous ses membres glorieux, comme il était assis à table avec ses apôtres lorsqu'il institua ce Sacrement et le leur passa afin qu'ils le mangent. Car nous ne pourrions manger la masse extérieure de son corps, mais nous mangeons et nous buvons la substance de son corps et de son sang, grâce à notre âme et à notre vie rationnelles qui croient et qui aiment.

C'est avec tous les hommes bons qui croient en lui que nous mangeons en commun cet aliment. C'est pourquoi on l'appelle aussi communion, puisque nous y sommes tous réunis dans le Christ, en une même foi et charité. Il nous donne aussi le pain du ciel, qui est le Fils même de Dieu et de la Vierge Marie, et que nous mangeons avec tous les anges, de sorte que lui vit en notre esprit, et que notre esprit vit en lui. C'est bien ce que je dis : c'est lui qui vit en nous et nous en lui, ce qui nous donne de ressentir, avec lui, avec les anges et tous les saints, une béatitude simple que, si nous le voulions, nous ne pourrions jamais perdre.

Le même Seigneur, notre Grand Prêtre le Christ Jésus, a institué trois modes selon lesquels toute occupation spirituelle s'accomplit et atteint sa fin. Le premier mode appartient à l'ordre sensible : il fréquente le sacrement de l'autel en tant que sacrement. Le second est spirituel et regarde le corps glorieux du Seigneur : il appartient à notre âme rationnelle. Le troisième mode est divin : il appartient à notre esprit élevé au-delà de lui-même, lorsque, élevés nous-mêmes au-delà des sens et de la raison, nous recevons la sagesse de Dieu dans la pureté de notre esprit. Fais maintenant bien attention.

Il nous faut croire et sentir que cet éminent Sacrement est unique et indivis dans l'univers entier. De même que le pain qui se trouve devant tous les prêtres sur l'autel n'est qu'une seule nature ou substance avant la consécration, il devient, après la consécration, la substance du corps et du sang du Seigneur. Les espèces du pain et du vin qui restent sur l'autel, et tout ce qui d'elles est touché, manipulé ou ressenti, tout ce qui est tenu en mains ou déposé, mangé, bu et savouré sensiblement, ou selon les sens extérieurs, tout cela est Sacrement sous lequel se cache le corps du Seigneur.

En ce Sacrement nous pouvons faire l'expérience de trois mets qui nourrissent et alimentent notre vie sensible. De voir, avec les yeux de notre corps, comment les papes, les empereurs, les rois et tous les hommes, qu'ils soient mauvais ou bons, s'agenouillent devant ce vénérable Sacrement par respect et vénération, apporte une joie immense à notre âme. Voilà le premier mets que nous procure le Sacrement.

Il nous faut ensuite nous réjouir de toutes les pratiques et du culte de l'Église ainsi que de tout office et ministère qui soient acquittés et rendus au Seigneur Jésus et à son Père céleste : les messes, la liturgie des Heures, les sacrifices, tous les états de

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religion, les oeuvres bonnes, les moeurs honnêtes, les jeûnes, les veilles, les prières et toutes les choses qui plaisent à Dieu. Il faut de même nous réjouir parce que notre Père céleste à voulu prévoir tout ce qui nous est nécessaire et dont nous avons besoin : le firmament, la terre, le soleil, la lune, toutes les étoiles et les planètes, les éléments, les esprits bienheureux des anges, et toutes les créatures qui sont à notre service. Et voilà le deuxième mets présenté à notre vie sensible.

Troisièmement, il y a la joie peu banale que notre Père céleste nous a procurée en envoyant son Fils très aimé auprès de nous. Celui-ci a vécu pour nous et nous a servis jusqu'à une mort ignominieuse sur une croix. Alors qu'il avait déjà décidé de mourir à cause de nous, il fut le premier à célébrer la messe sainte, en livrant son corps et son sang à ses disciples dans le Sacrement, et en y joignant l'ordre qu'eux-mêmes et leurs successeurs qui croiraient en lui devraient célébrer ce sacrifice jusqu'au dernier jour.

Tout ce qui s'accomplit selon les sens dans ce sacrifice, les bons comme les mauvais prêtres peuvent l'exécuter, mais exulter de joie pour ce même sacrifice et pour les dons et les bienfaits de Dieu n'appartient qu'aux bons prêtres, à ceux qui servent Dieu par amour et qui s'occupent à des oeuvres bonnes et à des moeurs honnêtes.

Ensuite vient le deuxième mode, tout à fait spirituel, que ne peuvent ressentir que les prêtres bons ainsi que tous les hommes bons qui visent et aiment Dieu sincèrement au-delà de tous les gestes qui se font avec les sens, au-delà d'eux-mêmes aussi et de toute créature. Voilà le premier mode des anges dans le ciel, qui était aussi la première occupation du Christ par rapport à son Père lorsqu'il était encore dans le sein maternel, une occupation qui se poursuit encore aujourd'hui, car elle est éternelle. Or, le Christ désire que nous le suivions avec une visée simple et sincère et avec une charité sans feinte.

Mais au-delà de cette visée et de cet amour, nous habitons en Dieu, par une certaine expérience, pleine d'allégresse et de béatitude, que personne ne connaît hors celui qui la ressent.

Cependant, il nous faut aussi descendre avec le Christ au-dedans de nous-mêmes, dans un humble abaissement de nous-mêmes et une profonde humilité, pour supporter avec bienveillance nos ennemis, et tous ceux qui nous méprisent et nous oppriment, comme le fit le Seigneur Jésus lui-même. C'est ainsi que lui vit en nous et que nous serons ses disciples spirituels.

Vient enfin le troisième mode, bien plus sublime que les autres, que nous pouvons dire saint, bienheureux, éternel et divin. Si nous voulons y atteindre, il nous faut viser, aimer, vénérer Dieu et nous occuper de lui au-delà de toutes nos oeuvres bonnes, à un point tel que le recueillement de notre esprit vers le dedans, afin d'adhérer dignement et respectueusement à Dieu, nous soit aussi spontané et facile que le fait de respirer. C'est ainsi que nous serons des esprits bons et des hommes choisis par Dieu. Nous pourrons ensuite nous renoncer nous-mêmes, renoncer à notre volonté et à tout ce qui nous est propre, en la très libre volonté de Dieu, et rejeter et repousser, pour l'amour de Dieu, tout amour désordonné pour nous-mêmes ou pour n'importe quelle créature. Et c'est ainsi, par une occupation prolongée de cette pratique, que nous sentirons en nous la volonté bonne unie à l'humilité. Cette volonté bonne, ou bonté de la volonté, naît de Dieu, est remplie de la grâce divine, s'écoule de Dieu et vit en Dieu. Elle est ensuite ramenée à Dieu et retourne vers lui, avec toutes les vertus. Elle est immuable, infiniment au-dessus de cette bonne volonté fluctuante et éphémère qui est instable et devient parfois tiède, ou froide, et qui finit par périr.

Au contraire, cette volonté bonne de l'esprit est la racine ferme et stable de toutes les vertus. Elle ne peut certainement pas être reçue par ceux qui bavardent plus volontiers qu'ils ne prient, qui parlent plus facilement et sans utilité qu'ils ne se taisent, qui se plaisent en se tournant au-dehors vers les créatures plutôt qu'en se recueillant au-dedans vers Dieu, qui sont impliqués dans les soucis et les images des affaires de la terre, s'emportent facilement et peinent à faire la paix, qui sont d'une complexion torve et amère et s'émeuvent et se troublent facilement, qui condamnent les autres, les jugent, les oppriment et les méprisent au-dedans de leur âme, qui veulent parfois être pris pour de petits saints aux yeux des autres hommes bons, mais qui ne ressentent

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aucune crainte pour leurs péchés et sont imparfaits dans la charité. Ils revêtent les dehors de la sainteté plutôt que sa vérité, c'est-à-dire qu'ils préfèrent paraître saints plutôt que de l'être, et qu'ils font attention aux regards des hommes plutôt qu'à celui de Dieu. Ce qu'ils commettent envers les autres, en paroles, en actes, en gestes de mépris, en manifestant leur dédain pour leurs semblables, ils le tolèrent à peine de quiconque à leur égard, car ils sont contents d'eux-mêmes en tout. Beaucoup de choses leur pèsent et leur déplaisent alors que, s'ils étaient vraiment humbles, ils n'en ressentiraient aucune gêne. Comme ils ne surmontent, ni ne reconnaissent, ni ne chassent ces vices et ces défauts, ils ne peuvent atteindre le degré le plus élevé de la vie sainte.

Tous ceux qui sont renés de Dieu par la vraie foi sont fils de Dieu, non par nature mais par grâce. Seul le Christ Jésus est Fils de Dieu à la fois par nature et par grâce. Selon sa divinité, ils ont créé ensemble le ciel et la terre, en commun avec le Père, mais selon son humanité, il est Fils de Dieu seulement par grâce, et le pouvoir divin lui a été conféré sur toutes les créatures, puisqu'il est, comme le dit l'évangéliste Jean, plein de grâce et de vérité/1. Comme je viens de le dire, tous ceux qui sont nés de Dieu sont fils par la grâce et par la foi, ils imitent le Christ et ils adhèrent à Dieu par la charité. Ils possèdent deux ailes, grâce auxquelles ils peuvent s'envoler jusqu'à Dieu, devant sa face, à savoir la visée et l'amour, par lesquelles ils tendent vers Dieu et devant lesquelles le ciel s'ouvre quand ils le veulent. La clarté divine, venant de Dieu. le Père, éclaire leur esprit qui se tient déployé et simple, et transforme la nu pensée de leur âme. Cette lumière n'est cependant pas Dieu, mais elle éclaire l'intelligence par un certain savoir qui est au-delà de la connaissance et de la foi. C'est ici que commence le mode suprême de la vie de contemplation.

En effet, LA VIE CONTEMPLATIVE PARFAITE SE VIT SELON TROIS MODES, CHACUN DE CES MODES POSSÉDANT TROIS DIVISIONS. LE PREMIER MODE ATTIRE AU-DEDANS, VERS LE PÈRE ; LE SECOND S'ÉCOULE VERS L'EXTÉRIEUR ; LE TROISIÈME DEMEURE ÉTERNELLEMENT AU-DEDANS.

LE PREMIER DE CES MODES CONCERNE LE PÈRE QUI S'ADRESSE AINSI À TOUTES LES CRÉATURES RAISONNABLES : « REGARDE-MOI, CAR JE SUIS L'ESSENCE ET L'EXISTENCE /1 QUI EST AVANT TOUT CE QUE J'AI CRÉÉ ». Cela nous est aussi attesté par la nature, les Écritures, la foi et par le Seigneur Jésus en personne qui dit avec nous tous : « Notre Père qui es aux cieux ». VOILÀ LE PREMIER ARTICLE DE TOUTE VIE CONTEMPLATIVE ET SAINTE.

1. Pour Ysticheit, que Surius rend par Existentia.

LE PÈRE DIT ENSUITE À LA RAISON QU'IL ÉCLAIRE : « CONSIDÈRE-MOI AVEC ATTENTION ET GRAND SOIN, COMMENT J'AI ORNÉ LE CIEL, LA TERRE ET TOUTES LES CRÉATURES AVEC MES DONS ET MES BIENFAITS. C'EST MON NOM QUI S'ÉCOULE AINSI, CONNU PAR TOUS CEUX QUI ONT ÉTÉ DIVINEMENT ÉCLAIRÉS, QUI PREND DE MULTIPLES FORMES SELON MES DONS, ACTIONS ET EFFETS AU CIEL ET SUR LA TERRE. L'ON ME DIT JUSTE, LA JUSTICE MÊME, SAGE, LA SAGESSE MÊME, LA BONTÉ, BIENVEILLANT ET LA BIENVEILLANCE MÊME ; INNOMBRABLES SONT LES NOMS ET LES APPELLATIONS QUI NE S'APPLIQUENT AU SENS PROPRE QU'À MOI SEUL ET À NUL AUTRE ». VOILÀ LE DEUXIÈME ARTICLE DE LA VIE CONTEMPLATIVE ET QUE PEUVENT COMPRENDRE TOUS CEUX QUI SE SERVENT DE LEUR RAISON.

LE PÈRE PARLE UNE TROISIÈME FOIS DANS LA MI-PENSÉE, DÉGAGÉE DE TOUTE IMAGE247 : « REGARDE-MOI, VOILÀ QUE JE TE DONNE MA LUMIÈRE. REGARDE-MOI, CE QUE JE SUIS EN MOI-MÊME, AU-DELÀ DE TOUS CES NOMS QUI PEUVENT ÊTRE EXPRIMÉS EN PAROLES. CAR DANS LA LUMIÈRE CRÉÉE DE MA GRÂCE JE TE MONTRE MA LUMIÈRE INCRÉÉE, CELLE QUE JE SUIS MOI-MÊME. DANS TA VISÉE ÉCLAIRÉE TU POURRAS ME VOIR AUTANT DE FOIS QUE TU LE VOUDRAS ». VOICI LE TROISIÈME ARTICLE DU PREMIER MODE DE LA VIE QUI CONTEMPLE.

VOICI MAINTENANT LE PREMIER POINT DU DEUXIÈME MODE QUI EST UN ÉCOULEMENT DE LA SAGESSE DE DIEU. LE PÈRE Y DIT : « VOICI QUE JE TE DONNE, DANS TA RAISON ÉCLAIRÉE, MA SAGESSE, C'EST-A-DIRE MON FILS, QUI T'ENSEIGNERA TOUTE VÉRITÉ ». CELUI-CI PARLE À IA PUISSANCE D'AIMER DE L'ÂME : « DE TOUTE ÉTERNITÉ JE T'AI AIMÉE, ET JE T'AIME ENCORE MAINTENANT. TOI, AIME-MOI DONC EN RETOUR ».248

LE DEUXIÈME POINT SONNE AINSI : « JE ME DONNE À TOI, DONNE-TOI À MOI EN RETOUR ».

LE TROISIÈME POINT SONNE : « JE VIS ET JE DEMEURE EN TOI ; TOI, DE MÊME, VIS ET DEMEURE EN MOI. JE VEUX QUE LÀ OÙ JE SUIS, TU SOIS AUSSI, AFIN QUE TU VOIES LA GLOIRE, L'HONNEUR ET LE POUVOIR QUE LE

1. Jn 1,14.

358

PÈRE M'A ACCORDÉS. » LE CHRIST, SAGESSE DU PÈRE, S'ÉCOULE AVEC SA GRÂCE ET REMPLIT TOUTES LES PUISSANCES DE L'ÂME AVEC DES GRÂCES, DES FAVEURS ET DES DONS MULTIPLES, ET IL RÉCLAME QUE NOUS REFLUIONS EN RETOUR EN LUI, AVEC DES LOUANGES, DES ACTIONS DE GRACES ET AVEC TOUT CE QUI EST EN NOTRE POUVOIR. C'EST EN CE FLUX DE DIEU EN NOUS ET EN NOTRE REFLUX EN LUI, QUE NOUS NOUS OCCUPONS DE VIE ÉTERNELLE. CEPENDANT, LORS DE NOTRE REFLUX EN LUI, TOUTES NOS PUISSANCES DÉFAILLENT, CAR NOUS NE SOMMES PAS EN MESURE DE CORRESPONDRE À TOUT CE QUE NOUS AVONS REÇU ET ACQUIS DE LUI. C'EST AINSI QU'EN SA PRÉSENCE NOUS TOMBONS EN DÉFAILLANCE, NE CONNAISSANT ET NE RESSENTANT QUE LE NU AMOUR ET LE NU-REGARD, DÉSAFFECTÉ DE TOUTE IMAGE, VERS LA CLARTÉ DIVINE.

C'EST ALORS QUE LE CHRIST TRAVERSE NOTRE ESPRIT AVEC SA LUMIÈRE ET PARLE AU-DEDANS DE NOUS : « JE VEUX QUE NOUS SOYONS UN EN AMOUR, COMME LE PÈRE ET MOI, AVEC MON ESPRIT CRÉÉ, NOUS SOMMES UN EN MON ESPRIT INCRÉÉ ». C'EST ALORS QUE COMMENCE DÉJÀ LE PREMIER POINT DU TROISIÈME MODE, À SAVOIR UN DÉSIR ÉTERNEL QUI BRÛLE ENTRE DIEU ET NOUS, NOUS CONSUMANT ET NOUS ATTIRANT AU-DELÀ DE NOUS-MÊMES, DANS L'AMOUR.

LE SECOND POINT EST L'UNITÉ QUE NOUS RESSENTONS EN UNE ÉTREINTE DIVINE, AVEC DIEU ET AVEC TOUS SES ANGES ET SES SAINTS, DANS L'AMOUR, LORSQUE NOUS Y SOMMES TOUS UNE SEULE FAMILLE ET UNE SEULE UNITÉ EN DIEU.

LE TROISIÈME POINT EST D'ÊTRE UN AVEC DIEU DANS L'AMOUR ET DANS LA FRUITION, LORSQUE L'AMOUR DE DIEU NOUS A CONSUMÉS ET ANÉANTIS, CAR L'ESPRIT DE DIEU EST COMME UN GOUFFRE SANS ORIFICE QUI CONSUME, CALCINE ET ENGLOUTIT DANS SON ABÎME TOUS LES ESPRITS QUI AIMENT. CE POINT NOUS REND PARFAITS SELON IA TRÈS CHÈRE VOLONTÉ DE DIEU, EN CE TEMPS-CI ET POUR L'ÉTERNITÉ249.

AU-DELÀ DE TOUT CECI, IL Y A ENCORE TROIS POINTS SUR-ESSENTIELS QUE NOUS VOYONS ET RESSENTONS DANS NOTRE ESPRIT. PREMIÈREMENT, IL Y A LÀ UN PENCHANT ESSENTIEL VERS NOTRE SUR-ESSENCE QUI EST DIEU, ET QUI NOUS VIENT DE LA NATURE COMME DE LA GRACE. ENSUITE, IL Y A UN ÉCOULEMENT AU-DELÀ, SANS RETOUR. ENFIN, IL Y A LA PERTE DE NOUS-

1. Autre traduction : un gosier sans embouchure. Ruusbroec utilise une rime qui permet le jeu de mots Slond sonder mont.

MÊMES DANS NOTRE BÉATITUDE SUR-ESSENTIELLE, EN DIEU. C'EST ALORS QUE TOUT CE QUE DIEU A PRÉVU DE TOUTE ÉTERNITÉ SE TROUVE ACHEVÉ.

Le sixième sacrement est celui du mariage légitime, autorisé par Dieu et par la sainte Église. Toute incontinence qui se vit en dehors du mariage, en quelque état ou de quelque façon que ce soit, est toujours péché mortel.

Enfin le septième sacrement est celui de l'extrême-onction par lequel, grâce aux mérites et au sang du Christ, l'âme est purifiée des péchés et des fautes non encore enlevés, et est préparée à accéder plus sûrement et plus rapidement à la gloire de Dieu.

AMEN


LETTRE III

À TROIS GENTILSHOMMES,

LE SEIGNEUR DANIEL DE PESS,

LE SEIGNEUR DE BONGARDEN

ET LE SEIGNEUR GOBELIN JUDE, RECLUS À COLOGNE,

AUPRÈS DU MONASTÈRE DE SAINT PANTÉLIMON

JÉSUS-CHRIST, SAGESSE ÉTERNELLE DE DIEU, PARLE AINSI DANS L'ÉVANGILE : « TOUTE PLANTATION QUE MON PÈRE CÉLESTE N'A PAS PLANTÉE SERA DÉRACINÉE /1 ». MAIS CELLES QU'IL A PLANTÉES, IL LES IRRIGUERA PAR LA ROSÉE CÉLESTE DE SA GRÂCE, POUR QU'ELLES CROISSENT TOUJOURS ET AUGMENTENT AFIN DE PRODUIRE DES FRUITS DE SALUT ÉTERNEL.

CELUI QUI VEUT CONSTRUIRE LA TOUR HAUTE ET ÉLEVÉE D'UNE VIE SAINTE, PAR OÙ MONTER AU CIEL, DOIT D'ABORD S'ASSEOIR, ÉVALUER ET EXAMINER SAGEMENT CE QU'IL EN FAUT. CAR S'IL POSE LES FONDATIONS ET EST INCAPABLE D'ACHEVER L'OUVRAGE, TOUTE SA BÂTISSE SERA OBJET DE RAILLERIES ET DE SARCASMES DE LA PART DU PEUPLE. ILS DIRONT : CET HOMME A COMMENCÉ À CONSTRUIRE MAIS IL N'A PU ACHEVER /2 ».

C'est pourquoi il faut savoir que la sagesse de Dieu a posé pour nous un fondement solide, afin que, lorsque souffleront les vents de l'orgueil et que les flots des tentations, des contrariétés et de toutes sortes de souffrances nous submergeront, ils ne puissent cependant pas ébranler le fondement ni faire s'écrouler la maison, car elle est fondée sur un rocher solide, à savoir Jésus-Christ lui-même. Sa Passion, sa mort amère, l'effusion généreuse de son sang précieux, saint et très cher, sa grâce et sa vie sainte, voilà tout ce qu'il nous a donné, afin de nous rendre stables et de nous faire tenir debout dans son saint service jusqu'à la mort.

Le Père du ciel nous a lui-même envoyé son Fils pour qu'il sème en nous sa semence, à savoir le saint évangile, et tout ce qui est nécessaire à nos besoins et nécessités, et qui correspond aussi à nos voeux et désirs. Il l'a fait en paroles, en actes, par sa mort et

1. Mt 15, 13.
2. Lc 14, 30.

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sa vie, par ses bienfaits et ses dons et par tous les sacrements qui sont en usage dans la sainte Église. Tout cela est la semence que le Christ Jésus, Dieu et homme, nous a donnée et a partagée avec l'ensemble de l'Église sainte et catholique, afin que nous la fassions fructifier pour la vie éternelle.

Remarquez bien que toute semence qui tombe sur la pierre, c'est-à-dire dans un coeur orgueilleux qui n'a pas été amolli par la grâce divine, se dessèche sans tarder et ne produit aucun fruit. La semence qui tombe le long du chemin est piétinée par les hommes, c'est-à-dire par les soucis, les préoccupations, les affaires et les occupations du monde, les réflexions de toutes sortes, les imaginations ou les images qui s'introduisent, envoyées par un méchant démon, qui écrasent la semence de la grâce divine et l'enlèvent sans aucun fruit. D'autres semences de la grâce divine tombent entre les ronces, c'est-à-dire en des coeurs cupides et tenaces, qui veulent tenir le ciel en même temps que la terre et s'efforcent de vivre à la fois pour Dieu et pour le monde. Mais comme ces deux ne peuvent aller ensemble, les ronces oppressent les fruits et les étouffent. Même s'il semble y avoir quelques fruits, en réalité il n'y en a aucun. Car les richesses jointes à l'avarice à la gourmandise et à une vie de débauche chassent au loin et éliminent les vertus.

Une quatrième semence de grâce divine tombe finalement dans la bonne terre, c'est-à-dire dans un coeur humble qui aime Dieu et qui est fermé au monde et à toutes les choses périssables de la terre. Elle produira du fruit au centuple : en cette vie-ci, la paix et le repos de l'âme, la consolation et la joie en Dieu ; au siècle futur, la vie éternelle dans le Royaume d'en haut.

Le Seigneur Jésus a dit : « Beaucoup ont été appelés, mais peu ont été élus/1 ». Celui qui choisit Dieu a été choisi par lui. Celui qui a reçu la grâce de Dieu et qui dirige sa vie selon elle, celui-là plaît à Dieu. Mes très chers, si vous voulez plaire à Dieu, être ses disciples et suivre le Christ, il vous faut abandonner le monde et vous mépriser vous-mêmes ainsi que tout ce qui est dans le monde et pourrait vous éloigner et vous détourner de son service. Et c'est ainsi que vous ferez l'expérience du Christ

1. Mt 20, 16.

mourant et vivant en vous. C'est lui le Royaume de Dieu, c'est lui la perle précieuse, c'est lui le trésor excellent, cachés au monde mais révélé à ceux qui aiment Dieu. Pour être en mesure de le trouver, il vous faut creuser la terre par la louange, l'action de grâces, les humbles prières, un amour sans relâche, en vous consacrant à la ferveur et à la vie intérieure, et en progressant toujours et sans cesse dans les vertus. Car celui qui met la main à la charrue et qui regarde en arrière ne peut pas marcher droit devant lui ni n'est apte au Royaume de Dieu.

Abandonnez-vous et offrez-vous tout entiers à Dieu pour vivre et mourir en son honneur, comme le Christ s'est offert sur l'autel de la croix, vivant et mourant à cause de vous, en honneur de son Père. C'est pourquoi même le nom qu'il porte en tant qu'homme a été exalté au-dessus de tout nom, dans la gloire de Dieu, et tout genou fléchit au ciel, sur terre et aux enfers devant sa puissance illustre et suprême. Souvenez-vous de cela sans relâche et donnez au Christ et à son Père céleste ce que vous avez promis, car vous vous êtes donnés et offerts à Dieu pour le servir et le vénérer éternellement.

Si vous enlevez à Dieu ce qui lui appartient, puisque vous le lui avez spontanément donné, pour le confier à l'ennemi de l'enfer et au monde, vous ne le pouvez sans danger d'être à jamais damné, et sans grand déshonneur, confusion et opprobre de tous vos amis et de tous les hommes bons qui vous auront connus.

Je vous prie d'être attentifs au fait d'avoir été choisis par Dieu et placés là comme un spectacle et un miracle pour les saints anges et pour tous les hommes, en exemple de la vie parfaite, afin qu'ils puissent l'imiter. Car une seule chose est nécessaire, c'est d'aimer Dieu au-dessus de tout et de mener aux yeux de tous les hommes une vie sincère, juste et aucunement hypocrite. C'est là le commandement du Seigneur, et la voie commune qui nous mène à Dieu et qu'il nous faut prendre si nous voulons être sauvés.

En plus de cette voie, il existe encore celle des conseils de Dieu, une certaine voie cachée et intérieure, une occupation intérieure aussi, qui fait que ni prospérité ni adversité ne nous

364

affectent, mais que nous soyons libres et dégagés de cela et de toutes les autres choses dont le monde s'occupe et se charge. Ainsi désoeuvrés et libres, nous pourrons nous recueillir sans difficulté au-dedans de nous, avec amour et désir, pour contempler les plaies du Seigneur Jésus. C'est là que nous nous nourrissons et refaisons nos forces.

CAR JÉSUS, LE DOUX SEIGNEUR, EST NOTRE FRÈRE, NOTRE NOURRITURE ET NOTRE BREUVAGE, NOTRE VIE, NOTRE COURONNE, NOTRE RÉCOMPENSE, NOTRE LUTTEUR ET NOTRE VICTOIRE. IL NOUS A RACHETÉS PAR SON SANG PRÉCIEUX ET DE GRAND PRIX, ET IL A PAYÉ NOS DETTES PAR SA MORT AMÈRE. IL A LARGEMENT ÉTENDU SES BRAS SUAVES DANS LESQUELS IL NOUS FAUT PRENDRE REFUGE. IL NOUS PROTÉGERA CONTRE TOUS NOS ENNEMIS. IL NOUS FAUT VIVRE DANS SON COEUR AIMANT, HABITER DANS SON CÔTÉ OUVERT D'OÙ S'ÉCOULENT TOUS LES FLEUVES DE TOUTE FAVEUR ET DE TOUTE GRÂCE. C'EST LÀ QUE SE TROUVENT LA PLÉNITUDE DU SAINT-ESPRIT ET L'AMOUR ÉTERNEL. RENOUVELEZ-VOUS SANS CESSE DANS SA MORT, POUR DEVENIR TOUJOURS PLUS VIVANTS. L'ARDEUR DE SON SANG PRÉCIEUX ET TRÈS CHER VOUS RENDRA FORTS ET INTRÉPIDES POUR LE SERVIR ET L'AIMER À JAMAIS. Ô HOMMES ! REGARDEZ BIEN QUEL EST CELUI QUI VOUS A AIMÉS JUSQU'À LA MORT, ET SUIVEZ-LE DE PRÈS JUSQU'AU SEIN DE SON PÈRE. CELUI QUI LUTTE MAINTENANT COURAGEUSEMENT ET SURMONTE TOUT, RECEVRA LA COURONNE, MAIS CELUI QUI REDOUTE LES PEINES ET LES ADVERSITÉS DE LA TERRE, RÉCOLTERA LE DÉSHONNEUR. OCCUPEZ-VOUS VOLONTIERS DE IA PASSION DU SAUVEUR, ET IL VOUS APPRENDRA TOUTE VÉRITÉ. SOYEZ PETITS ET HUMBLES DEVANT LA MAJESTÉ DU PÈRE ÉTERNEL. MONTREZ VOTRE VISÉE ET VOTRE DÉSIR DE SA VÉRITÉ ÉTERNELLE, ET LIVREZ-VOUS TOUT ENTIERS À SON IMMENSE BONTÉ.

Persévérez dans le lieu où vous vous êtes reclus, c'est là le conseil de Dieu, mais aussi son commandement. Entre vous, soyez joyeux, patients, doux, humbles et pacifiques, demeurez ainsi et vivez ensemble dans la charité. C'est cela qui rend gloire à Dieu, qui profite à votre salut et qui donne à tous les hommes un bon exemple à imiter en menant une vie droite et sincère

Priez Dieu pour nous, comme nous le faisons pour vous, afin que nous puissions demeurer et habiter pour toujours ensemble, avec Dieu, au palais de la gloire céleste, dans la béatitude éternelle.


LETTRE IV

À CATHERINE DE LOUVAIN,

UNE VIERGE PIEUSE À MALINES

QUE LA SAGESSE ÉTERNELLE DE DIEU DAIGNE VOUS ACCORDER UNE VOLONTÉ BONNE, CAR TOUS CEUX QUI LA POSSÈDENT OBÉISSENT À DIEU ET À LA SAINTE ÉGLISE, ET SONT CAPABLES DE RECEVOIR LA GRÂCE DE DIEU. CEUX QUI SONT DE MAUVAISE VOLONTÉ, AU CONTRAIRE, SONT INCAPABLES DE RECEVOIR NI LA GRÂCE DE DIEU NI SA SAGESSE QUI S'ÉCOULE DE LUI ET QUI ENSEIGNE TOUTE VERTU ET TOUTE VÉRITÉ.

C'EST POURQUOI, SI TU VEUX RECEVOIR LA SAGESSE DE DIEU AU-DEDANS DE TOI, PURIFIE-TOI DE TOUS LES PÉCHÉS GRAVES COMMIS DEPUIS TON ENFANCE, AUSSI LOIN QUE TU PEUX LES TROUVER, DEVANT UN CONFESSEUR POSSÉDANT DU DISCERNEMENT, QUI PEUT TE COMPRENDRE ET POSSÈDE LE POUVOIR DE T'ABSOUDRE SELON LES DISPOSITIONS DE LA SAINTE ÉGLISE. SI TU AS FAIT CELA UNE FOIS, CELA TE SUFFIT DEVANT LA VÉRITÉ ÉTERNELLE DE DIEU. AINSI TU AS LA PAIX DEVANT DIEU ET DANS TA CONSCIENCE PURE. SOIS SIMPLE ET SANS FEINTE DEVANT LA VÉRITÉ QUI EST DIEU. VISE ET AIME DIEU AU-DESSUS DE TOUT CE QU'IL A CRÉÉ. AIME DIEU À CAUSE DE LUI-MÊME, POUR SA GLOIRE ÉTERNELLE. CROIS EN LUI ET AIE CONFIANCE EN LUI ET EN SA BONTÉ ET CLÉMENCE SANS FOND, ET NE CHERCHE À VIVRE NI À PLAIRE À PERSONNE D'AUTRE SINON À LUI SEUL250. VISE-TOI TOI-MÊME ET AIME-TOI TOI-MÊME AINSI QUE TOUS LES HOMMES, AFIN DE LES AMENER À DIEU, AUTANT QUE TU LE PEUX. SI TU TE SENS POUSSÉE À PLAIRE AUX HOMMES PAR IA BEAUTÉ NATURELLE QUE DIEU T'A DONNÉE, EN TES MAINS, TES PIEDS, TES YEUX, TON VISAGE, EN TOUS TES MEMBRES, PAR TES TALENTS, TON COMPORTEMENT, TA CONVERSATION, TON VISAGE ATTIRANT, PAR DES VÊTEMENTS RECHERCHÉS, MÉPRISE ET HAIT CELA EN TOI COMME DES OCCASIONS DE PÉCHÉS GROSSIERS. CAR SI TU SUIS CE PENCHANT' EN TOI, VOLONTAIREMENT ET SCIEMMENT, EN Y CONSENTANT, TON FOND EST IMPUR ET IMPUDIQUE ET TU VIS DANS LE PÉCHÉ GRAVE. S'IL T'ARRIVE AUSSI DE SOUHAITER PLAIRE AU PRÊTRE QUI TE CONFESSE, OU À D'AUTRES PERSONNES SPIRITUELLES, PAR UN SEMBLANT SPIRITUEL DE SAINTETÉ, PAR DES PAROLES SUBTILES, PAR DES CONFESSIONS REMARQUÉES, PAR DES FAÇONS HUMBLES, UN VÊTEMENT NÉGLIGÉ OU PAR

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QUELQUES MANIÈRES SPIRITUELLES EN LESQUELLES TU TE COMPLAIS ET DÉSIRES PLAIRE VOLONTAIREMENT ET SCIEMMENT PLUS QU'A DIEU, TU ES DANS L'ERREUR. CAR LÀ EST LE FOND DE L'ORGUEIL SPIRITUEL ET TOUTES LES OEUVRES QUI SONT ACCOMPLIES À PARTIR DE LÀ SONT DES PÉCHÉS GRAVES ET LES CAUSES DE TOUTES SORTES DE PÉCHÉS.

SI TU VEUX OBTENIR TOUT CE QUE TU VEUX ET SURMONTER TOUT CE QUI T'ENTRAVE OU TE NUIT, METS-TOI À LA PLACE LA PLUS BASSE, MÉPRISE-TOI TOI-MÉME, ET ESTIME-TOI PETITE ET TOUTES TES OEUVRES ET TOUT CE QUE TU PEUX FAIRE COMME NÉANT SANS LA GRÂCE DE DIEU.

RECUEILLE-TOI AU-DEDANS DE TON ESPRIT, EN SIMPLICITÉ, DÉSAFFECTÉE DES IMAGES ET AVEC UN NU-REGARD : C'EST LÀ QUE TU EXPÉRIMENTERAS LA VÉRITÉ ET LA LUMIÈRE. CHERCHE À HABITER ET À TE RÉFUGIER EN DIEU, DANS LE DÉSŒUVREMENT, DE SORTE QUE NI FANTAISIES SUBITES NI IMAGES ÉTRANGÈRES NE PUISSENT TE CAUSER DOMMAGE, CAR TA DEMEURE SE TROUVE AU-DELÀ DE TOUT CE QUI POURRAIT ÉMOUVOIR L'ESPRIT251. OCCUPE-TOI DE DIEU AVEC AMOUR ET RESPECT, ET LUI TE RÉPONDRA TOUJOURS DANS TES OCCUPATIONS INTÉRIEURES. SOIS DOUCE ET HUMBLE DE COEUR ET L'ESPRIT DE DIEU REPOSERA AINSI DANS TON ÂME. SOIS BIENVEILLANTE, ZÉLÉE ET GÉNÉREUSE ENVERS TOUS CEUX QUI ONT BESOIN DE TOI. CONTENTE-TOI DE PEU POUR LE MANGER, LE BOIRE ET POUR TOUS TES BESOINS, ET TU VIVRAS SANS SOUCIS ET PRÉOCCUPATIONS TE CONCERNANT.

SOIS ATTENTIVE À TOI-MÊME ET À TOUS TES DÉFAUTS, JUGE-TOI TOI-MÊME, POUR L'EXTÉRIEUR ET POUR L'INTÉRIEUR, DEVANT LA VÉRITÉ QUI EST DIEU, ET NE JUGE PERSONNE QUI NE T'EST PAS CONFIÉ, ET TU VIVRAS SANS ANXIÉTÉ, COLÈRE NI DÉSIR DE VENGEANCE DANS LE COEUR, ET TU TROUVERAS LA PAIX EN TOI ET LA MISÉRICORDE EN DIEU.

SOIS PATIENTE EN TOUTE SOUFFRANCE ET ABANDONNE TA VOLONTÉ SOUS LA VOLONTÉ DE DIEU. LE CHRIST VIVRA AINSI EN TOI AVEC SA CONSOLATION, IL SOUFFRIRA AVEC TOI ET T'AIDERA À PORTER TOUT TON FARDEAU, CAR IL EST PUISSANT. PERSONNE NE POURRA TE CHARGER AU-DELÀ DE CE QUE TU PEUX PORTER252. SI QUELQU'UN T'OFFENSE, SUPPORTE-LE ET NE TE VENGE POINT, NI À L'EXTÉRIEUR NI À L'INTÉRIEUR, PAR DES PAROLES OU DES ACTES, NI VOLONTAIREMENT. L'ESPRIT DE NOTRE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST ET DE TOUS SES SAINTS VIVRA AINSI EN TOI, CEUX QUI ONT AIMÉ LEURS ENNEMIS JUSQU'À LA MORT.

SI TU AS UNE VOLONTÉ BONNE ET SI TU DÉSIRES PLAIRE À DIEU DANS TOUTES LES VERTUS, TU POSSÈDES LE SAINT-ESPRIT EN TOI, TU AS LA PAIX AU-DEDANS DE TOI ET TU NE PEUX PAS TOMBER FACILEMENT DANS LE PÉCHÉ MORTEL. MAIS TU NE PEUX VIVRE SANS LES DÉFAUTS QUI SONT DE TOUS LES JOURS.

SOIS HUMBLE ET SANS FEINTE, VIS SANS SOUCIS ET SANS TE PRÉOCCUPER DE TOI. MANIFESTE ET ACCUSE AVEC UN COEUR HUMBLE TES DÉFAUTS ET TES PÉCHÉS, DEVANT DIEU ET DEVANT TON PRÊTRE, EN PEU DE MOTS ; ACCUSE-TOI ET DEMEURE EN PAIX. CAR UN FLOT DE PAROLES MET LA CONFUSION DANS LA CONSCIENCE ET CONDUIT VERS UNE PEUR DÉSORDONNÉE. PLUS ON SE CONFESSE, PLUS ON VOUDRAIT SE CONFESSER. CAR PERSONNE NE PEUT PAR LUI-MÊME OU PAR TOUT CE QU'IL POURRAIT FAIRE NI S'APAISER NI SE TRANQUILLISER. MAIS IL CONVIENT DE S'EXPOSER A LA VÉRITÉ ÉTERNELLE, DE CRAINDRE LA JUSTICE DE DIEU ET D'ESPÉRER AVEC CONFIANCE EN SA BONTÉ. ABANDONNE-TOI À LA BONTÉ DE DIEU, ET DEMEURE EN PAIX EN ELLE.

SI TU VEUX T'APPROCHER DU SAINT SACREMENT, SOUVIENS-TOI QU'IL A DONNÉ ET LAISSÉ SON CORPS TRÈS SAINT À CEUX QUI SONT PURS DE PÉCHÉS GRAVES ET QUI L'AIMENT ET LE DÉSIRENT AVEC UN ATTACHEMENT SENSIBLE DU COEUR. Car il a donné et laissé son corps et son sang en nourriture et breuvage, dotés d'une saveur qui traverse tout et qui dépasse de loin toute saveur et toute consolation naturelles.

IL VEUT QUE NOUS PORTIONS SON IMAGE IMPRIMÉE DANS NOTRE COEUR : SA PASSION, SON SANG VERSÉ, SON AMOUR, SA FIDÉLITÉ JUSQU'À LA MORT, LUI QUI A VÉCU ET QUI EST MORT POUR NOUS. À NOTRE ÂME AIMANTE, IL DONNE SA VIE GLORIEUSE, AFIN QU'ELLE CROIE, ESPÈRE ET AIME, ET QU'ELLE VIVE AINSI À JAMAIS EN LUI : «CELUI QUI MANGE ET BOIT, ETC. /1 ». A NOS PUISSANCES D'AMOUR, IL A DONNÉ SON ÂME GLORIEUSE, PLEINE DE GLOIRE, AFIN QUE NOUS CROISSIONS TOUJOURS ET GRANDISSIONS EN AMOUR ET EN VERTUS. A NOTRE ESPRIT QUI AIME ET QUI EST AVIDE ET GOURMAND, IL A DONNÉ SA PERSONNE, DIEU ET HOMME, POUR QUE NOUS L'ACCUEILLIONS, ET AFIN QUE, DE LA SORTE, NOUS AIMIONS ET SOYONS AIMÉS, QUE NOUS CONSOMMIONS ET SOYONS CONSOMMÉS, QUE NOUS DÉVORIONS ET SOYONS DÉVORÉS, ET QU'AINSI NOUS SOYONS UN SEUL ESPRIT ET UN SEUL CHRIST AVEC LUI, DANS L'AMOUR. ENFIN, IL NOUS A DONNÉ, AU-DELÀ DE NOTRE ÊTRE DE CRÉATURE, LÀ OÙ

I. Cf. Jn 6, 56.

368

NOUS SOMMES UN AVEC LUI DANS L'AMOUR, TOUT CE QU'IL EST PERSONNE ET COMME SUBSTANCE DE SA DIVINITÉ. C'EST LÀ QUE NOUS SOMMES TOUS ÉLEVÉS AU-DELÀ DE NOUS-MÊMES, DANS L'ÉLÉVATION DE NOTRE ESPRIT, DÉSOEUVRÉS ET APAISÉS AVEC DIEU, DANS LA BÉATITUDE SIMPLE. AMEN.


LETTRE V

L'Esprit du Seigneur te comble de sa grâce, chère Dame, afin que tu puisses vivre selon sa très chère volonté.

MÉPRISE LE MONDE ET TOUT CE QU'IL POURRAIT TE DONNER EN CONFORT ET EN PLAISIRS. CRAINS ET AIME DIEU ; AIME SA LOI ET SES COMMANDEMENTS ; CHOISIS-TOI LE CHRIST COMME ÉPOUX GLORIEUX QUI RESTERA À JAMAIS AVEC TOI.

VISE ET AIME LA VRAIE VIE SPIRITUELLE. SOIS HUMBLE, DOUCE ET BIEN ORDONNÉE EN TOUTE CHOSE. SOIS SOBRE DANS LE MANGER, LE BOIRE ET LE VÊTEMENT. SOIS BONNE, MISÉRICORDIEUSE ET GÉNÉREUSE POUR LES PAUVRES ET POUR TOUS LES HOMMES. SOIS FIDÈLE À DIEU ET À TOI-MÊME, LE SERVANT ET LE VÉNÉRANT POUR TOUJOURS. ÉVITE ET FUIS TOUTE COMPAGNIE QUI POURRAIT TE DÉTOURNER DE DIEU VERS LE PÉCHÉ ET VERS LE MONDE. EVITE LES OCCASIONS DE PÉCHÉ ET TOUT CE QUI POURRAIT ÊTRE ENTRAVE ET INTERMÉDIAIRE DANS LE SERVICE DE NOTRE SEIGNEUR. AIME ÊTRE SEULE ET FRÉQUENTE LES PRATIQUES DES SAINTES ÉGLISES : LES PRIÈRES, LES JEÛNES, TOUTES LES OEUVRES BONNES, AVEC DISCERNEMENT ET SELON CE QUE TU PEUX. Ne te choisis pas quelque confesseur particulier qui pourrait te détourner de Dieu. Souvent, ils [les confesseurs] semblent être seulement esprits et spirituels, mais à force de les fréquenter et de les approcher trop souvent, la relation se dégrade complètement dans le charnel. Sois ATTENTIVE À CEUX QUI TE DÉTOURNENT DE DIEU, OU QUI ATTENDENT DE TOI DES DONS ET DES CADEAUX : ÉVITE-LES ET FUIS-LES. CEUX QUI TE DÉTOURNENT D'EUX-MÊMES ET T'INDIQUENT DIEU SONT TES AMIS. CONFESSE-TOI BRIÈVEMENT, SANS RIEN CACHER ET SANS FEINDRE, EN PEU DE MOTS.

Reçois le vénérable Sacrement humblement, pieusement, avec grand respect, pour la rémission de tes péchés et pour la gloire éternelle de Dieu. Choisis-toi des serviteurs de bonne volonté et loyaux, qui craignent et aiment Dieu, qui te soient fidèles et qui gardent les commandements de Dieu comme ceux de l'Église.

370

Que le Seigneur soit avec toi, et toi avec lui, dans les siècles sans fin. Prie Dieu pour moi et pour notre monastère, afin que nous y demeurions ensemble, unis dans l'amour de Dieu et dans la béatitude éternelle. Amen.


LETTRE VI

Très chère dans le Christ, notre Prieur vous salue, ainsi que moi-même et tout notre monastère, avec toutes nos prières et tout le culte et ministère qui s'accomplissent chez nous en honneur de Dieu.

Sois attentive à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu, et sois donc pieuse, fervente et courageuse dans toutes les oeuvres bonnes. Celui qui a mis la main à la charrue et regarde en arrière n'est pas apte pour le Royaume de Dieu /1. LE TEMPS EST BREF, LA PEINE QUE NOUS POUVONS PRENDRE EST PETITE, MAIS LA RÉCOMPENSE EST ÉTERNELLE ET GRANDE. Qui sème chichement moissonnera chichement /2. La récompense que nous attendons est Dieu lui-même et tout ce qu'il est en mesure de nous donner. Sois donc prompte, persévérante, pieuse et allègre pour toute oeuvre bonne, mais aussi prudente, pleine de discernement et modérée en toute action. Occupe-toi de crainte et d'amour devant le regard de Dieu. SI TU REÇOIS CONSOLATION SENSIBLE DE LA PART DE DIEU, SACHE QUE C'EST AFIN QUE TU NE TOMBES PAS LOIN DE LUI DANS LE PÉCHÉ ET DANS LE MONDE. SOIS EFFACÉE ET HUMBLE EN TOUTES TES ACTIONS, CAR DE TOI-MÊME TU N'AS QUE DES DÉFAUTS. SOIS PATIENTE EN TOUTE AFFLICTION, ET ABANDONNE-TOI SOUS LA MAIN DE DIEU SANS PRÉFÉRENCE NI MAUVAISE VOLONTÉ253. Obéis à Dieu, à l'Église et à ta raison, et sois sage et prudente dans une activité modérée. Échange volontiers et tiens conversation avec des hommes bons. À l'église, sois attentive aux occupations pieuses et tiens-toi convenablement devant Dieu et devant tous les hommes, afin que personne ne souffre scandale par toi. Vis en paix entre les murs de ta maison avec ta domesticité, et ne contriste ni n'opprime personne, car même à ton service ils restent des hommes égaux à toi. Sois sobre et tempérée dans le manger et le boire et contente-toi de peu de nourriture. Montre-toi raisonnablement miséricordieuse, bonne et généreuse pour les pauvres, dans la mesure de leurs besoins et de

1. Lc 9, 62.
2. 2 Co 9, 6.

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tes possibilités. Dans les vêtements et dans tout ce qui regarde le corps, observe la façon et la retenue qui conviennent à ton état, afin qu'ils ne plaisent pas trop aux hommes, mais qu'ils ne soient pas non plus trop vils et méprisables.

Sois intime, fervente et persévérante en t'occupant du Seigneur, ton Dieu. PORTE, AVEC BEAUCOUP DE COMPASSION, LE CHRIST TORTURÉ, IMPRIMÉ DANS TON COEUR, car c'est lui qui a copieusement versé son sang et qui, à cause de toi, a souffert la mort par amour. MÉPRISE-TOI TOI-MÊME ET ESTIME-TOI ET TOUTES TES OUVRES POUR PEU DE CHOSE. SOIS HUMBLE ET ABAISSE-TOI DEVANT LA SUBLIME MAJESTÉ DE TON PÈRE DU CIEL QUI N'ACCUEILLE PERSONNE SINON L'HOMME HUMBLE. SOIS VRAIE ET SANS HYPOCRISIE DEVANT LA VÉRITÉ ET LA SAGESSE ÉTERNELLES DE DIEU, C'EST-À-DIRE DEVANT LE FILS DE NOTRE PÈRE CÉLESTE, QUI NE RECONNAÎT ET NE REÇOIT DANS SON ROYAUME QUE L'HOMME SIMPLE, SANS COMPLICATION ET VRAI. OUVRE-TOI AU-DEDANS, ÂME ET TOUTES TES PUISSANCES, POUR LA BONTÉ IMMENSE DE DIEU, C'EST-À-DIRE POUR LE SAINT-ESPRIT, L'AMOUR DU PÈRE ET DU FILS, LA SOURCE VIVANTE D'UNE OPULENCE SANS FOND, QUI S'ÉCOULERA EN TOI ET DÉBORDERA DE TOI AVEC LUI-MÊME ET AVEC TOUS SES DONS. LA JOIE Y EST GRANDE ET LA VIE Y IGNORE LA MORT. IL DEMEURERA ET HABITERA AVEC TOI, ET TOI AVEC LUI, ÉTERNELLEMENT, SANS FIN.254

Voici la lettre que je voulais t'envoyer. Que le Seigneur Dieu te rende la pareille et te récompense, et qu'il t'accorde l'honneur et la couronne dans son Royaume.

Prie Dieu pour nous, comme nous le faisons pour toi, afin que nous parvenions ensemble auprès de Dieu, et que nous demeurions et habitions éternellement avec lui et en lui. Amen.


LETTRE VII

À UNE AUTRE DAME

MADAME, J'AI CRU COMPRENDRE QUE TU DÉSIRAIS DE LA PART DE DIEU, PAR MON INTERMÉDIAIRE, UNE BONNE PAROLE, POUR FONDER SUR ELLE UNE VIE SAINTE ET OBTENIR AINSI LA BÉATITUDE ÉTERNELLE. JE TE DIS D'ABORD D'ÊTRE HUMBLE DEVANT DIEU, DE TE DÉPLAIRE À TES PROPRES YEUX EN TOUTE TA VIE, ET D'ACCUSER TES DÉFAUTS DEVANT DIEU ET TOUS SES SAINTS. CLAME, SUPPLIE, DÉSIRE ET ESPÈRE OBTENIR TOUJOURS SON AIDE ET SA GRÂCE. SOIS SOBRE ET MODÉRÉE DANS LE MANGER ET LE BOIRE, DANS LE VÊTEMENT ET EN TOUT CE QUI APPARTIENT AU CORPS. FRÉQUENTE VOLONTIERS LA SAINTE ÉGLISE, SOIS INTIME ET FERVENTE DANS TES PRIÈRES ET CHOISIS-TOI LE CHRIST COMME ÉPOUX. IL VIENDRA TE VISITER ET TE DEVIENDRA FAMILIER. MÉPRISE LE MONDE ET TOUT CE QUI LUI APPARTIENT DANS LA MESURE OÙ IL T'EST UN EMPÊCHEMENT ET UNE ENTRAVE POUR ALLER VERS DIEU, ET TU EXPÉRIMENTERAS LE ROYAUME DE DIEU AU-DEDANS DE TOI. SOIS BONNE, MISÉRICORDIEUSE ET GÉNÉREUSE DE COEUR ENVERS TOUS CEUX QUI ONT BESOIN DE TOI, ET TU SERAS AINSI REMPLIE DE LA GRÂCE DE DIEU. SOIS PAISIBLE, DOUCE ET PATIENTE EN TOUTE AFFLICTION, ET DIEU RESTERA À DEMEURE AU-DEDANS DE TOI. ABANDONNE-TOI LIBREMENT À LA VOLONTÉ DE DIEU ET SOIS LA MÊME DANS LA PROSPÉRITÉ ET L'ADVERSITÉ ET EN TOUT CE QUI POURRAIT TOMBER SUR TOI, QUELQUE PESANT QUE CELA PUISSE ÊTRE, ET TU VIVRAS SANS COLÈRE, SANS DÉSIR DE VENGEANCE OU MAUVAISE HUMEUR, EN TOUT SEMBLABLE AU FILS DE DIEU. AIME-TOI TOI-MÊME POUR DIEU255, POUR SON SERVICE ET SA LOUANGE, ET AIME DE MÊME LES ANGES, LES SAINTS ET TOUTES LES CRÉATURES : TELLE EST LA DROITE CHARITÉ. SOIS BONNE POUR TOUS. DONNE AUX PAUVRES, DÉSALTÈRE-LES, NOURRIS-LES ET CONSOLE-LES : C'EST AINSI QUE TU ACHÈTES LE ROYAUME DES CIEUX ET QUE LE CHRIST VIT EN TOI ET TOI EN LUI. GARDE TOUJOURS LA CRAINTE BIEN ORDONNÉE DE NOTRE SEIGNEUR : NE SOIT PAS SI PEUREUSE JUSQU'À DÉSESPÉRER DE SA GRÂCE NI AUSSI INSOLENTE JUSQU'À PÉCHER SOUS SES YEUX. INSTRUIS TES SERVITEURS ET VIS AVEC EUX DE TELLE FAÇON QU'ILS CRAIGNENT ET AIMENT DIEU ET QU'ILS GARDENT SES COMMANDEMENTS. PROTÈGE TES ENFANTS ET TOUTE TA FAMILLE DE MAUVAISES RELATIONS OU DE MAUVAISES COM-

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PAGNIES, DE MENSONGES, DE SERMENTS ET DE TOUTE MALICE, ET APPRENDS-LEUR À GARDER LA LOI ET LES COMMANDEMENTS DE DIEU, AUTANT QUE TU LE PEUX.

QUE DIEU SOIT AVEC TOI ET AVEC TOUS CEUX POUR QUI TU LE DÉSIRES. PRIE POUR NOUS ET POUR NOTRE MONASTÈRE. Amen.



Glossaires

GLOSSAIRE FRANÇAIS - MOYEN-NÉERLANDAIS

Abîme, Abis : La profondeur insondable et sans fond de l'essence de Dieu ou de l'homme, insaisissable par la raison. C'est dans cet abîme divin que l'âme est mystérieusement immergée en Dieu, lors de l'expérience de l'unité avec lui. Dans l'homme, l'abîme est la profondeur où Dieu est présent et entre en union avec l'âme.

Absence de toute image, Beeldeloesheit, beeldeloes : Voir : Image.

Agitation, Onlede : Les oceupations extérieures en tant quelles sont un obstacle au recueillement. Le terme s’emploie parfois en parallèle avec dispersion, Menichfuldicheit.

Aimer, Minnen : Voir : Amour

Ajuster (s), Toevoeghen (sich) : Voir : Ranger (se).

Altérité, Anderheid : Distinction entre personnes différentes.

Amour, Minne : l'amour en tant qu’orientation spirituelle de la personne vers une autre personne, dans le but de sunir à elle. À distinguer d’attachement sensible (liefde), terme que Ruusbroec réserve aux aspects sensibles et subalternes de l'amour.

Anéantir (s), Vernieuten, te niete verberren, te niete verteeren : Expérience de l'âme qui prend conscience de son néant face à la grandeur de Dieu. Aux stades les plus avancés de la vie mystique, le terme désigne le processus au cours duquel la créature a le sentiment de se perdre au-delà de ses limites. Te niete verberren ‘consumer’ et anéantir. Cette expression a souvent un lien implicite avec la mort et la résurrection du Christ. Cf. Phil. 2, 5-11 et la kénose du Christ, à laquelle le même terme est appliqué. Ruusbroec se rapproche ici du vocabulaire de Marguerite Porete, l'auteur du Miroir des âmes simples anéanties, béguine de Valenciennes, un peu256 rapidement condamnée et brûlée comme hérétique en 1310.

Appliquer (s), Application, Toevoeghen : Voir : Ranger (se).

Attache(ment) sensible, Liefde : l'amour humain ou divin dans son retentissement sur l’affectivité sensible. Voir : Amour.

Attirer, attirance (au-dedans), Intrecken : Activité caractéristique de l'essence divine attirant au-dedans d'elle-même tant les Personnes divines que les contemplatifs. Cette attraction se perçoit dans la vie intime, au plus profond de l'âme. Quant aux sources bibliques probables, on peut penser à Cant. 1,4 : "Entraîne-moi sur tes pas »; ainsi que Jn 6, 44 : « Personne ne vient à moi si le Père ne l’attire. » Voir : Inviter, réclamer au-dedans.

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Au-delà, Ont- : Cet adverbe ajouté à certains verbes français essaie de rendre le sens de ceux que le moyen-néerlandais compose avec le préfixe ont-. Ruusbroec sen sert fréquemment pour décrire le processus par lequel l'homme est enlevé à son mode d'être de créature (son essence), afin d'être, pour ainsi dire, projeté dans ce qu'il appelle sa sur-essence, c'est-à-dire l'essence de Dieu. Ontsincken : s’immerger (s'enfoncer, s’engloutir) au-delà; onthoghen : être élevé au-delà; ontgaen : s’échapper au-delà; ontvlieten : s'écouler au-delà; ontgheesten : expirer au-delà.

Céder, Wiken : Attitude des puissances humaines devant la grâce, au moment où elles défaillent et abandonnent leur mode d’agir habituel. En ce sens, wiken soppose à sich toevoeghen; voir : Ranger (se).

Combustion, Verberren : Résultat obtenu par le feu de l'amour, lorsque celui-ci consume celui qu'il investit, au sommet de l'union.

Commun, Communion, Ghemeyne : Qui est partagé avec tous. Het ghemeyne leven, le plus souvent traduit par vie de communion (et de partage), est un état où l’on partage avec les autres les dons reçus dans la contemplation, toujours supposée au préalable, même si celle-ci implique un retour au service du prochain. Pour Ruusbroec, il s'agit d'un sommet où la vie contemplative et la vie active sont également à la portée de l'âme, sans jamais se gêner l'une l’autre.

Complaisance, Behaghen : Joie mutuelle éprouvée par les amants.

Conseil, Rade : Invitation particulière adressée par Dieu à certains, pour les conduire au-delà de ce que les commandements prescrivent. La vie intérieure, la vie intime, la vie de contemplation, au sens où Ruusbroec les entend, font partie des conseils.

Consumer, Verteeren : Voir : Anéantir, Combustion.

Contempler, contemplation, contemplatif, Scouwen, anescouwen : Voir Dieu sans l'intermédiaire de concepts ou d'images. Voir aussi : Fixer, Regard fixe (plutôt réservés à Staren).

Défaillir, Défaillance, Fallieren, ghebreken, ontbliven : Épuisement de l’effort (crighen) de l'homme, lorsque celui-ci échoue dans sa collaboration active avec l'action de Dieu, qui le déborde désormais de toute part, et qu'il ne peut dès lors que subir ou pâtir. Ce moment est crucial dans l'expérience spirituelle, et le scénario s’en répète à toutes les étapes importantes. Ce terme se trouve déjà chez Béatrice de Nazareth.

Dégagé, Ont- : Voir : Au-delà, Désaffecté.

Dépouiller, Dépouillement, Ontblooten, ontblotinghe, bloot, blootheid : Se dégager de toute image, concept ou représentation de Dieu, qui servirait d’intermédiaire pour le connaître. Celui qui est ainsi dépouillé est à même de recevoir l’illumination directe venant de Dieu. Voir : Désaffecté, Nu.

Désaffecté, Ledigh : Privé de toute affectation ou de tout mode. Ledigh peut aussi avoir le sens de vide, dépouillé, désoeuvré. Toutes ces significations sont proches les unes des autres et décrivent, à l’aide d'images voisines, l'état de l'âme désormais rendue disponible pour subir l'action directe de Dieu. Ce terme appartient au vocabulaire de Hadcwijch II.

Désaffecter(é) de toute image, Ontbeelden, beeldeloes, onghebeeltheit : Passer au-delà des images, pour atteindre Dieu directement. Onghebeeltheit est l'état de celui qui perçoit Dieu au fond de lui-même, sans intermédiaire. Il est don de la grâce et fruit de l'amour257. Atteint par les seules forces naturelles, sans l’aide de la grâce et sans l'amour (ce que Ruusbroec croit cependant possible), il expose à toutes les illusions. Voir : aussi Image, Nudité.

Désert, Woestine, woeste : Image décrivant le lieu mystique (en fait : l'unité de Dieu), situé au-delà de la raison et des modes, dans lequel l'âme a l'impression d’errer et de s'égarer dans la nescience et la ténèbre silencieuse. Ce terme appartient au vocabulaire de Hadewijch II.

Désoeuvré, Désoeuvrement, Ledigh : Être libéré de toute activité de créature, et disponible pour être mu par Dieu (cf. Rm 8, 14). Voir aussi : Désaffecté, Vide.

Différence, Differentie : Inégalité entre deux natures. Toutefois lorsque Ruusbroec décrit la plus haute union entre l'âme et Dieu, et qu'il l’appelle « sans différence », il n’emploie pas cette expression dans un sens strictement métaphysique. Son intention est seulement de dire, comme le prouvent clairement les explications ajoutées (voir surtout Les Eclaircissements) que tout sentiment ou conscience de la différence est alors aboli. Cette formule - "union sans différence "- lui causera cependant quelques incompréhensions de son vivant, et des ennuis après sa mort. Maître Eckhart utilise la même terminologie, et avec le même sens, semble-t-il.

Discernement, Discret, Besceedenheit, ondersceed : Capacité de distinguer entre le bien et le mal, ou entre les envies naturelles et le toucher - ou attraction - du Saint-Esprit au-dedans. Ondersceed a parfois le sens de "distinction". Est discret celui qui possède le discernement, ou ce qui a été accompli avec discernement.

Dispersion, Dispersé, Menichfuldicheit : État d'un coeur qui a perdu sa simplicité, en s’éparpillant dans les distractions du monde extérieur. Voir : Agitation.

Dissemblance, Onghelijcheit : État de l'homme après le péché originel, qui lui fit perdre la ressemblance de Dieu selon laquelle il fut créé.

Distinction, Ondersceed : La séparation entre Dieu et les créatures, qui demeure toujours, même lorsque l'âme en perd le sentiment; ce qui arrive notamment quand elle se sent tout entière consumée dans la simplicité et l'unité de Dieu. Voir : Différence.

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Échapper (s) (au-delà), Ontgaen : Ce terme décrit le passage de l'âme dans sa sur-essence qui est l'essence de Dieu. Voir : Au-delà.

Écouler (s), Écoulement, Utevloeyen, utevlieten : Image fréquemment utilisée par Ruusbroec, et terme-clé de son vocabulaire, dont il se sert pour décrire la façon dont la vie et les dons de Dieu se propagent dans l'âme, ou la manière dont l'âme partage ces mêmes dons autour d'elle. Il emploie une image similaire pour indiquer la procession du Saint-Esprit, ainsi que la façon dont l'homme, pré-existant en Dieu de toute éternité, sortit de l'essence de Dieu, au moment de sa création.

Égarer (s), Égarement, Verdolen : Comportement de l'âme qui se sent dépaysée et qui à perdu tout repère, après son passage dans la vie sur-essentielle. Voir : Errer, Désert, Nescience. Ces termes appartiennent au vocabulaire de Hadewijch II.

Emporter dans le tourbillon, Verwielen : Image qui souligne le caractère irrésistible de l'action de Dieu, aspirant le mystique comme un maelström aspire un nageur, et qu'il lui semble perdre pied et être entraîné au-delà de son essence, dans sa sur-essence qui est l'essence de Dieu. Voir : Engloutir, Immerger, Enfoncer.

Endormir (s) (au-delà), Ontslapen: Image décrivant la mort mystique où l'âme trépasse a dans l'au-delà de l'essence de Dieu. Voir : Expirer, Trépasser.

Enfoncer (s) (au-delà), Ontsincken : Terme qui décrit le passage dans notre sur-essence et dans l'essence de Dieu. Voir : Au-delà.

Engloutir (s), Verswelghen: Voir : Enfoncer (s) (au-delà).

Entendement, Verstaen, verstendicheit, verstennesse : Faculté de comprendre. Lorsque celle-ci est élevée jusqu'à l'expérience mystique, elle est dépouillée, dans cette élévation même, de toutes les formes et images a des créatures, pour contempler Dieu d'un regard simple a et fixe.

Éprouver, Proeven, bevinden : Faire l'expérience de quelque chose. Associé à mercken, le terme indique plutôt une démarche de la raison dans le but de faire la preuve de quelque chose. Voir aussi : Examiner, Explorer. Lorsqu'il s'agit de l'expérience mystique, le mot traduit, dans quelques rares cas, ufenen, lorsque ni « exercer », ni "être oceupé à " ne pouvaient convenir.

Errer, Dolen : Voir : Égarer. Le jeu de mots (et de sens) doten en verdolen est rendu par errer et s'égarer.

Essence, Wesen : En Dieu, l'essence signifie l'unité des trois Personnes dans l'amour. Dans l'homme, elle indique le point de contact entre Dieu et sa créature, le lieu où celle-ci reçoit de lui son être, et où elle est appelée à le rencontrer dans l'expérience mystique. Le terme « essence » est un concept dynamique : celle-ci est vie et mouvement vers Dieu, la vraie vie, ou la « vie vivante », de l'homme. Le lecteur moderne se souviendra donc que ce terme n’a rien de commun avec l'emploi courant qui en est fait, où l'essence d’un être représente son

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concept ou sa définition. Il est tout aussi étranger à la notion métaphysique aristotélico-thomiste d’essence, qui met celle-ci en rapport avec l'acte d'exister dans un couple dynamique qui culmine en Dieu, où essence et acte d'exister s’identifient dans l'infini de son Être. Au contraire, sous ses dehors spéculatifs, le terme essence veut en fait uniquement mettre en lumière la qualité de l'union amoureuse entre Dieu et l'âme.258

Essence pure, Istecheit, istech wesen : Le seul fait d'être, abstraction faite de toute autre détermination. Ruusbroec combat l'erreur des faux mystiques qui prétendent que la béatitude du ciel abolira toute distinction entre Dieu et eux, et se réduira à cette identité sur le plan de l'exister, privée de tout amour et de toute connaissance, et où il n’y aura plus aucune différence de degré ni de récompense entre les personnes.

Étincelle (de l'âme), Vonke : Lieu secret au coeur de l'homme, le plus élevé qui existe en lui et le plus sensible à la grâce, « suspendu en Dieu à la cime de l'âme », où Dieu communique ses dons et se communique soi-même. Aux stades ordinaires de l'expérience spirituelle, ce lieu est habituellement caché et ne se manifeste que par une certaine impatience du désir amoureux. On aura reconnu la Scintilla animae des scolastiques, qui, chez Maître Eckhart (Seelenfünklein), joue un rôle si important comme lieu de l'expérience mystique, et dans lequel celui-ci voit « une fine étincelle de la nature divine, une lumière divine, un rayon et une empreinte de la nature divine ».

Examiner, Examen, Mercken, ghemerc : Activité naturelle de la raison saisissant son objet. Elle est suspendue par l'expérience mystique lorsque celle-ci a lieu au-delà de la raison; la reprise de cette activité par l'âme ferait sortir celle-ci de l'expérience. Autres traductions parfois employées : « considérer », « considération » (dans le sens du De Consideratione de saint Bernard), « méditer ».

Expérimenter, Expérience, Bevinden, bevenden : Avoir un contact concret et vivifiant avec un objet de connaissance ou d'amour. Le terme est quelquefois rendu par « constater ». Surius le traduit habituellement par experiri.

Expirer (au-delà), Ontgheesten : Voir : Au-delà, Endormir, Trépasser

Explorer, Proeven : Voir : Éprouver.

Extraverti, Uutghekeerd : État de l'âme dont les puissances sont sorties de l'unité où elles sont normalement établies, en son fond, pour se disperser dans les choses du dehors. Opposé à Recueilli, Inghekeerd.

Fixer, (Regard) fixe, Staren : Voir Dieu sans l'intermédiaire de concepts ou d'images. Le mot semble parfois synonyme de Contempler (scouwen). La traduction par "fixer "ou "regard fixe" essaie de sauvegarder la nuance particulière de staren en moyen-

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néerlandais, qui suggère une intensité et unc stabilité plus fortes du regard absorbé en contemplation.

Fond, (sans fond), Grond(eloes) : Profondeur de l'essence de l'homme, où Dieu est présent et entre en contact avec lui. Être sans fond : qui ne peut être saisi par la raison; être immense ou infini. Quelquefois traduit par "insondable "ou "infini ».

Fruition, Ghebruken : Jouissance éprouvée lors de l'union passive la plus élevée avec Dieu, à laquelle Ruusbroec réserve ce terme, comme l'avaient fait avant lui Béatrice de Nazareth et Hadewijch dAnvers. Employé comme verbe, ghebruken est traduit par « jouir ». Exceptionnellement, le substantif a été rendu par « jouissance ».

Fougue (ardente) (d'amour), Woed, Orewoet : Sommet de l'expérience amoureuse, lorsque le sujet se sent tiraillé, comme exaspéré, entre le toucher intérieur de Dieu qui réclame toujours plus d'amour et l'incapacité qui tient l'âme de le satisfaire. C'est à ce moment précis, où l'activité humaine défaille, que l'âme trépasse a mystiquement au-delà, pour passer dans l'essence de Dieu. L’expression est propre au vocabulaire mystique moyen-néerlandais, et se rencontre déjà chez Béatrice de Nazareth. D’autres traduisent : « colère d'amour », « fureur d'amour ». Voir : Impatience.

Humeur, Ghemoede : l'âme, dans la mesure où elle est sujette à des sensations variables. Dans certains cas (chaque fois signalés en note), ghemoede indique l'ensemble de l'intériorité de quelqu'un; le mot est alors rendu par « esprit » ou « âme ».

Image, Beelt, verbeelden, verbeellheit : Intermédiaire au moyen duquel Dieu est atteint par celui dont l'entendement n'a pas été élevé au régime de la nudité et de la simplicité. Lc terme ne désigne pas seulement les images sensibles, mais englobe aussi les représentations intellectuelles que sont les idées ou les concepts. Verbeelden (verbeellheit) : être ou retomber sous le régime de l'image.

Immerger (s) (au-delà), Ontsincken : Décrit le passage de l'âme vers sa sur-essence, qui est l'essence divine. Voir : Au-delà, Enfoncer (s).

Impatience, Ongheduer : Caractéristique de l'amour lorsque celui-ci se sent à la fois continuellement attiré par Dieu, et à tout jamais incapable de le satisfaire ou de se rassasier pleinement de lui. Ongheduer van minnen : impatience d'amour.

Intérieur, Inwendigh, inwendigheit : ce qui se passe au-dedans de l'âme, par opposition à ce qui se passe au-dehors. à distinguer de Intime, Innigh, lequel ajoute une qualité spirituelle particulière de ferveur et de recueillement, qui n'est pas implicite ici.

Intention, Meyninghe : Orientation vers quelqu'un par la pensée ou par l'amour. Voir : Viser

Intermédiaire, Middel : Moyen terme dont l'âme, dans son régime naturel, a besoin pour entrer en contact avec Dieu. Ruusbroec fait une claire distinction entre l'union avec intermédiaire (la grâce, les ver-

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tus, les oeuvres) et l'union sans intermédiaire, où l'âme est directement unie à Dieu, au-delà de la raison et des modes. En sens inverse, signifie : ramener de l'union sans intermédiaire avec Dieu au régime ordinaire des modes et des intermédiaires.

Intime, Intimité, Intime ferveur, Innich, Innicheit : Il s'agit d'une certaine qualité de l'intériorité, caractérisée à la fois par un recueillement et une ferveur sensible, qui s'impose irrésistiblement sous l'action du Saint-Esprit, en particulier de son toucher dans l'âme, et conduit celle-ci à l'unification de ses puissances, lointaine annonce de l'unité de l'esprit. Voir : Intérieur.

Inviter au-dedans, Inmanen: Voir : Attirer*.

Jouir, Jouissance, Ghebruken : Voir : Fruition.

Liquéfier (se), Versmellen : Image employée pour décrire le sentiment de se perdre en Dieu lorsque l'âme est unie avec lui. Parfois utilisée avec anéantir ou consumer. Ce terme fait partie du vocabulaire mystique traditionnel; cf. Cant., 5, 6, dans la Vulgate : « Anima mea liquefacta est ».

Mode, Wise: Façon dont quelqu'un agit ou se comporte, en conformité avec son être de créature. Ce comportement est radicalement dépassé au sommet de l'expérience de l'amour : le mystique est alors projeté au-dehors ou au-delà de ses critères et repères habituels. Ruusbroec dit de lui qu'il se tient ou qu'Il agit "en dehors de tout mode "(in onwise), "sans mode, "en l'absence de tout mode (wiseloes). Ce terme appliqué à l'union avec Dieu fait partie du vocabulaire de Hadewijch II. Maître Eckhart disait seulement que Dieu est un « mode sans mode »259.

Nescience, Onwetene, niet wetene : Caractéristique de la suprême union d'amour, lorsque celle-ci échappe totalement à l'emprise de la raison. Il s'agit non seulement de l'union qui est « au-delà de la raison mais non sans la raison » (ce qui est le propre de l'union sans intermédiaire qui donne encore de contempler et de percevoir)260, mais de l'union qui est « au-delà de la raison et sans la raison », où l'âme est immergée dans la fruition de l'essence divine. Ce terme fait partie du vocabulaire de Hadewijch II.

Nu, Nudité, Bloet, bloetheit : État originel de l'âme, ou de l'une de ses facultés, avant que celles-ci n'aient été affectées d'images; ou bien : l'âme et ces mêmes facultés, désormais dépouillées de toute image, et ainsi rendues capables de recevoir l'union. Ce terme appartient au vocabulaire de Hadewijch II.

Occupation, Être oceupé à, Ufeninghe, ufenen : Nous traduisons habituellement ainsi ufenen et ses dérivés, de préférence à "s’exercer "ou "exercice, termes qui auraient une nuance trop activiste alors qu'il s'agit de grâces reçues passivement. On se souviendra qu'en moyen-néerlandais ufenen peut aussi avoir le sens de "fréquenter"ou même d"expérimenter. C'est pourquoi, en quelques rares cas,

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ufen'en est rendu par "éprouver, "expérimenter"ou "fréquenter, quelquefois par "pratiquer.

Passer au-delà, Overliden, -ont : Voir : Au-delà, Trépasser.

Pâtir, Liden : Seule façon d’accueillir l'action de Dieu lorsque celle-ci fait pénétrer l'âme au-delà de ses modes habituels, dans l'essence de Dieu, et que l'activité de l'âme doit défaillir et céder. En ce sens Pâtir soppose à s’Ajuster, s’Appliquer, se Ranger, se Rendre, termes qui caractérisent la collaboration de l'âme avec la grâce qui la travaille selon les modes ordinaires. Nous traduisons liden également par "subir, les deux termes étant équivalents dans notre traduction. Dans les cas où Liden est synonyme de Ghedoeghen, nous traduisons par "souffrir.

Pencher, Penchant, Neyghen, neyghinge : Dynamisme de l'amour, tant humain que divin, qui pousse l'amant vers l'objet de son désir.

Pensée, Ghedachte : Lieu propre de l'expérience mystique, au plus profond de l'âme, où les puissances retrouvent leur unité originelle261. Correspond au noûs grec, au latin, dans le vocabulaire mystique traditionnel. On a préféré "pensée, avec le sens que lui accorde le français classique, à "intellect qui aurait été une autre traduction possible. Dans les Sept Clôtures, 3.12 (p. 116, note 2), Ruusbroec identifie explicitement Ghedachte et Gheeste, "pensée" et « esprit ».

Perte (de soi), Verlorenheit (ons selfs) : Sentiment attaché à l'expérience d'être emporté dans l'essence de Dieu, caractéristique de l'union la plus élevée où tout sentiment de différence avec Dieu disparaît. Ce terme appartient au vocabulaire de Hadewijch II.

Propre, Propriété, Propriétaire, Eyghen, eyghenscap : En Dieu, le terme désigne ce qui constitue chacune des Personnes divines. Appliqué à l'homme, il a le plus souvent un sens péjoratif : ce qui entrave l'action de Dieu en lui. Se dépouiller de tout ce qui est beseten met eyghenscap (possédé en propriétaire), est la condition nécessaire pour être en mesure de se ranger et de se plier à l'action de Dieu. En ce sens, l'obéissance et l'abandon, en tant que renoncement à la volonté propre, ou la pauvreté effective, en tant qu'absence de toute propriété matérielle, ont une grande portée aux yeux de Ruusbroec. Les premières grâces mystiques pourraient, elles aussi, être « possédées en propriétaire ». C'est ce qui empêcherait les « amis familiers » de Dieu de devenir des "fils cachés.262

Raison(nable), Redene, redelic(heit) : Principe de connaissance intellectuelle ou de conscience morale. Dans l'expérience de Dieu, ce qui est boyen redene (au-delà de la raison), est encore perçu par la raison, même si celle-ci ne peut le saisir complètement; au contraire, ce qui est sonder redene (sans la raison ou hors-raison) n'est même plus perçu par elle.

Ramené (être), Wederboecht (syn) : Se dit des Personnes divines lorsqu'elles refluent vers l'unité de l'essence divine. Se dit aussi de l'âme lorsque celle-ci, unie au Fils, reflue dans la même unité.

Ranger (se), Toevoeghen (sich) : Attitude de l'âme qui s'adapte à l'action ordinaire de Dieu, action qui précède alors toujours la sienne. La traduction littérale serait « se plier ». Voir : s’Appliquer. Mais lorsque l'âme est conduite par Dieu dans l'au-delà de l'expérience mystique, elle n'est plus capable de se ranger, mais elle est désormais réduite à céder, pâtir, subir, trépasser263.

réclame (au-dedans), Ineyschen : Voir : Attirer.

Recueillir (se), Recueillement, Inkeren, Inkeer : Acte par lequel l'âme se retire de ce qui est extérieur pour se rendre attentive à l'activité de Dieu au-dedans d'elle-même. Condition indispensable à toute vie intérieure, le recueillement est déjà lui-même un fruit de cette activité de Dieu qui ne cesse de toucher l'âme, de l'attirer, de la réclame au-dedans. Opposé à uutekeren, uutghekeert, extraverti.

Regard fixe, Staren : Voir : Fixer.

Rendre (se), Toevoeghen (sich) : Voir : Ranger (se).

Ressemblance, Ghelikenesse, gelijcheit : Créée à l'image de Dieu, l'âme acquiert la ressemblance avec lui grâce à la vie active dans les vertus. Certains traduisent le toe du "ad imaginem et similitudinem "par "pour "ou "vers" la ressemblance. Cette traduction trouve une justification dans la lexicographie. Il faut cependant se rappeler que Ruusbroec traduit de la même façon Gen 1, 26.

Ressentir, Ghevoelen: Voir : Sentir.

Sauvage, Welde, wilt, woeste : Caractéristique du lieu mystique, au-delà de la raison, et de la contemplation, où l'âme se sent transportée comme dans un désert, et se trouve réduite à errer* et à s'égarer a dans l'essence a divine Ce terme appartient au vocabulaire de Hadewijch II.

Sentir, Sentiment, Ghevoelen : Prendre conscience d'une expérience intérieure. Pour Ruusbroec, le "sentir "va toujours plus loin que le « connaître ou le « savoir, et suppose le plus souvent l'absence de tout intermédiaire. Voir aussi : Éprouver, Expérimenter. Ces trois termes ne se recouvrent pas.

Simple, Simplicité, Eenvoldigh, eenvoldigheit : Qualité propre à l'unité de l'essence divine. Les créatures y participent dans la mesure où elles sont élevées au-delà de leur propre statut ou mode, qui se caractérise par la dispersion et la multiplicité. Ce terme rappelle le vocabulaire de l'auteur du Miroir des âmes simples anéanties, la béguine de Valenciennes, Marguerite Porete.

Spirituel, Gheestelic : Etat d'un homme ayant dépassé le stade des vertus morales ou extérieures, et pratiquant les vertus intérieures et intimes.

280

Subir, Liden : Voir : Pâtir.

Sur-essence, Sur-essentiel, Overwesene, overwesenlic : Ce qui de toute créature préexiste dans l'essence ou la pensée divine. l'unité sur-essentielle n’exprime pas une rencontre ou une union des essences, ni un regard jeté sur l'essence divine, mais elle décrit une rencontre amoureuse au fond de l'âme264. Lc terme est emprunté au vocabulaire de Denys l’Aréopagite.

Tempête d'amour, Storm (van minnen) : État dans lequel tombe l'âme lorsqu'elle est tiraillée entre le toucher de Dieu, qui ne cesse de la provoquer, et le sentiment de ne pouvoir donner tout ce que Dieu lui réclame. Voir aussi : Fougue, Impatience.

Toucher, Gherinen : Intervention répétée de Dieu au plus profond du coeur de l'homme, l'invitant, suivant les cas, à agir et à se laisser faire, renouvelant ainsi et faisant croître inlassablement l'expérience de l'amour265. Ce terme fait partie du vocabulaire de Hadewijch d’Anvers.

Tourbillon, Verwielen : Voir : Emporter dans le tourbillon.

Transformation, Transformer, Overforminghe, transformeren : Grâce à l'action de Dieu passivement subie, prendre forme au-delà de son être créé, afin d'être en mesure de participer à la vie incréée des Personnes divines.266

Trépasser, Overliden : Processus par lequel l'âme est entraînée au-delà de son être de créature, et s'enfonce, pour y perdre pied, dans sa sur-essence, c'est-à-dire dans l'essence de Dieu. Voir : Emporter dans le tourbillon, Engloutir (s), Immerger (s).

Union, Eninghe : Le fait d'être uni à Dieu au-dedans de soi, mais sans atteindre l'unité proprement dite.

Unité, Enicheit : Se dit d'abord de l'unité des trois Personnes dans l'unique nature divine; ensuite, de cette même Unité dans la mesure où l'homme y est accueilli pour faire l'expérience suprême d'union avec Dieu; se dit finalement de l'unité de toutes les puissances dans le fond de l'âme, lorsque celle-ci, sous l'action du toucher a de Dieu, se recueille et accède à la vie intime. Seul un tel homme, unifié au-dedans de lui-même, peut être invité à communier spirituellement à l'unité des trois Personnes divines. C'est alors l’unité d'esprit, dans laquelle l'âme devient "un seul esprit "avec Dieu, selon une interprétation de I Cor 6, 17, que Ruusbroec doit à Guillaume de Saint-Thierry, et qu’utilisaient déjà avant lui Béatrice de Nazareth et Hadewijch dAnvers.267

Vide, Ledecheyt, ledech : Le fond a de l'âme, désaffecté de toute image et de toute activité. Ledech signifie souvent à la fois vide, désoeuvré, désaffecté, notions que le terme connote toujours plus ou moins. On la parfois traduit par "vide et désoeuvré.

Vie vivante, Levendicheit : Fond secret de Dieu ou de la créature raisonnable. Elle est, en Dieu, le lieu d'où jaillissent les opérations divines : génération, spiration, étreinte, complaisance (Éclaircissements, 3.61); dans la créature, le lieu où est déposée l'image de Dieu (Les sept degrés, 5.44).

Viser, Meynen: S’orienter vers quelqu'un par la pensée et par l'amour. Ruusbroec affectionne l’allitération meynen ende minnen : "viser et aimer. Voir : Intention.

GLOSSAIRE MOYEN-NÉERLANDAIS - FRANÇAIS

Anderheit : Altérité.

Anescouwen : Contempler.

Beeldeloes(heit) : Absence de toute image, désaffecté de toute image.

Beelt : Image.

Behaghen : Complaisance.

Besceeden(heit) : Discernement, discret.

Bevinden : Éprouver, expérimenter, expérience.

Bevoelen : Sentir, expérimenter, sentiment, expérience.

Bloot, Blootheit : Nu, nudité.

Differentie : Différence.

Dolen : Errer.

Eenvoldigh(eit) : Simple, simplicité.

Enichelt : Unité.

Eninghe : Union.

Eyghen, Eyghenscap : Propre, propriété, propriétaire.

Fallieren : Défaillir, défaillance.

Ghebreken : Défaillir, défaillance.

Ghebruken : Jouir, fruition, jouissance.

Ghedachte : Pensée.

Gheestelic : Spirituel.

Ghelijcheit, Gelikenesse : Ressemblance.

Ghemerc : Examen, étude.

Ghemeyne : Commun, communion et partage.

Ghemoede : Humeur, disposition (âme, esprit).

Gherinen : Toucher.

Ghesaetheit : Quiétude.

Ghevoelen : Ressentir, sentir, sentiment.

Idelheit : Vide.

Ineyschen : Réclamer au-dedans.

388

Inkeren, Inkeer : Se recueillir, recueillement.

Inmanen : Inviter (attirer) au-dedans.

Innich, Innicheit : Intime, intimité, intime ferveur.

Intrecken : Attirer, attirance au-dedans.

Inwendigh, Inwendigheit : Intérieur, intériorité.

Istecheit, Istech Wesen : Essence pure.

Ledigh : Désoeuvré, vide, désaffecté, dépouillé.

Levendicheit : Vie vivante.

Liden : Pâtir, subir, souffrir.

Liefde : Attachement sensible.

Menichfuldic(heit) : Agitation, dispersion, dispersé.

Mercken : Examiner, examen.

Meynen, Meyninghe : Viser, visée, intention.

Middel : Intermédiaire.

Minnen : Aimer, amour.

Neyghen, Neyghinge : Pencher, penchant.

te Niete verberren, Verteeren : Anéantir.

Niet wetene : Nescience.

Ondersceed : Discernement, distinction.

Onghebeeltheit : Désaffecté de toute image.

Onghelijcheit : Dissemblance.

Onlede : Agitation.

Ont- : Au-delà, dégagé de.

Ontbeelden : Désaffecter de toute image.

Ontbiaven : Défaillir, défaillance.

Ontblooten, Ontblotinghe : Dépouiller, dépouillement.

Ontgaen : S'échapper au-delà.

Ongheduer : Impatience.

Ontgheesten : Expirer au-delà.

Onthoghen : S'élever au-delà.

Ontsincken : S'immerger, s'enfoncer, s'engloutir au-delà.

Ontslapen : S'endormir au-delà.

Ontvlieten, Ontvlotenheit : S'écouler au-delà, écoulement au-delà.

Onwetene : Nescience.

Onwise : Sans mode.

Orewoet : Fougue (ardente) (d'amour).

Overformen, Overforminghe : Transformer, transformation.

Overladen : Passer au-delà, trépasser.

Overwesene, Overwesenlic : Sur-essence, sur-essentiel.

proeven : Éprouver.

Rade : Conseil.

Redene, Redelic(heit) : Raison(nable).

Scouwen : Contempler, contemplation.

Staren : Fixer, regard fixe.

Storm (van minnen) : Tempête (d'amour).

Toevoeghen (sich) : S'ajuster, se ranger, se rendre, s'appliquer, application. Ufenen, Ufeninghe : Être occupé à, occupation, fréquenter, expérimenter. Utevloeyen, Utevlieten : S'écouler.

Verberren : Combustion.

Verbeelden, Verbeeltheit : Être (ou retomber) sous le régime de l'image.

Verdolen : S'égarer, égarement.

Verlorenheit (ons selfs) : Perte de soi.

Vernieuten : Anéantir.

Versmelten : Se liquéfier.

Verstaen, Verstendicheit, Verstennesse : Entendement.

Verswelghen : (S')engloutir.

Verteeren : Consumer.

Verwielen : Tourbillon, emporter dans le tourbillon.

Versancken : S'enfoncer.

Vonke : Étincelle (de l'âme).

Wederboecht syn : Être ramené.

Weide, wilt : Sauvage.

Wesen : Essence.

Wiken : Céder.

Wise : Mode.

Wiseloes : Sans mode, en l'absence de tout mode.

Woed : Fougue (ardente) (d'amour).

Woestine, Woeste : Désert, sauvage.



TABLE DES MATIÈRES [omise]


Achevé d'imprimer

sur papier Offset 80 grammes non acide "COROT'

à l'imprimerie JOUVE - 53100 MAYENNE

N° d'imprimeur : 275168K

Dépôt légal : décembre 1999


Fin du Ruusbroec français !

Relevés pour florilèges



Passages appréciés signalés précédemment en notes de bas de pages

ici assemblés en vue d’un florilège français:


note 8

3.3 La fruition; l’immersion dans la profondeur; dans la hauteur; dans la largeur

En cet amour nous brûlerons et nous serons consumés sans fin, éternellement, car c'est là que réside la béatitude de tous les esprits. Il nous faut donc fonder toute notre vie sur un abîme sans fond, de façon à pouvoir éternellement nous enfoncer dans l'amour, et y être immergés au-delà de nous-mêmes, dans cette profondeur sans fond. Avec le même amour nous serons élevés en hauteur pour aller au-delà de nous-mêmes sur les cimes insaisissables, et y errer dans l'amour sans mode. Celui-ci nous conduira au-delà, vers l’étendue sans mesure de l'amour de Dieu. En lui nous coulerons et nous nous écoulerons au-delà de nous-mêmes, vers les délices inconnues de l’opulence et de la bonté de Dieu. En lui nous nous liquéfierons et serons dissous, nous tournerons tel un tourbillon et nous serons emportés vers la gloire de Dieu, éternellement.268


note 9

Malentendu entre « extravertis "et « recueillis ": Marthe et Marie

C'est pourquoi certaines personnes frustes et extraverties jugent et blâment toujours les personnes recueillies, car celles-ci leur semblent désoeuvrées269. Ce fut pour cette raison que Marthe se plaignit auprès de notre Seigneur de ce que Marie, sa soeur, ne l’aidât point à servir. Il lui semblait en effet accomplir un service important et être fort utile, alors que sa soeur se tenait assise, désoeuvrée et inefficace (Luc 10, 38-42).


note 10

Être propriétaire ou passer vers le dépouillement

Les amis possèdent cependant leur vie intérieure comme leur propriété à eux, car ils choisissent d’adhérer amoureusement à Dieu comme ce qu'il y a de meilleur et de plus élevé qu'ils puissent ou veuillent atteindre. C'est pourquoi ils ne peuvent passer au travers d’eux-mêmes et de leurs oeuvres pour entrer en la nudité sans images, car ils sont affectés par eux-mêmes et par leurs oeuvres comme par des images qui sont des intermédiaires. Même s’ils sentent l'union avec Dieu dans leur adhésion amoureuse à lui, ils éprouvent cependant toujours distinction et altérité dans l'union entre Dieu et eux. Car ils ne connaissent ni ne désirent le passage au-delà, passage simple, en la nudité sans modes. C'est pourquoi leur vie intérieure la plus élevée reste toujours à l'intérieur de la raison et des modes270. Même s’ils comprennent et discernent clairement ce qui a trait aux vertus raisonnables, le regard simple de la pensée béante, se fixant dans la clarté divine, leur demeure caché. Même s’ils se sentent dressés vers Dieu en une forte ardeur d'amour, ils gardent la propriété d’eux-mêmes, et ne sont ni consommés, ni consumés, ni anéantis en l'unité d'amour. Même s’ils veulent pour toujours vivre au service de Dieu et lui plaire éternellement, ils ne veulent pas mourir en lui à toute propriété de l'esprit, ni mener une vie 74 uniforme avec celle de Dieu. Même s’ils estiment peu et n’accordent aucun poids à toute consolation et repos qui viendraient du dehors, ils font grand cas des dons de Dieu, de leurs oeuvres intérieures et de la consolation et douceur qu'ils ressentent au-dedans. Ils prennent ainsi leur repos en chemin, et ne meurent pas intégralement pour obtenir la faveur la plus élevée, qui est celle du nu-amour qui est sans modes. Même s’ils pratiquent et savent reconnaître avec discernement tout ce qui concerne l’adhésion amoureuse et toutes les ascensions intimes qui peuvent nous occuper en présence de Dieu, le passage au-delà, sans modes, et l’égarement opulent dans l'amour sur-essentiel, où l'on ne pourra plus jamais trouver fin ni commencement, mode ni manière, leur demeurent cependant cachés et inconnus.


n11

Dieu laisse libre en tout ce qui n'est pas contre les commandements

Dieu permet ou tolère que ses amis se comportent comme ils veulent en tout ce qui n'est pas contre ses commandements. Quant à ceux qui sont liés au conseil de Dieu, ce lien même leur est un commandement. C'est pourquoi personne ne désobéit à Dieu ni ne s’oppose à lui, sauf celui qui ne garde pas ses commandements271.


n12

Nous passons ensuite au-delà de nous-mêmes et, dans notre ascension vers Dieu, nous devenons à tel point simples que le nu-amour peut nous étreindre, sur cette cime où l'amour vaque à lui-même /1, au-delà de toute occupation de vertu, c'est-à-dire dans notre source, celle dont nous naissons spirituellement. C'est là qu'il nous faudra être défaits et, en Dieu, mourir à nous-mêmes et à toute propriété. C'est dans cette mort que nous devenons des fils cachés de Dieu, et prenons conscience d'une vie nouvelle en nous, qui est la vie éternelle. Saint Paul dit de tels fils : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col. 3, 3).

1. Lexpression "l'amour qui vaque à lui-même "se trouve dans la Lettre XVII de Hadewijch dAnvers.

Avec les oeuvres et sans les oeuvres

Comprends-moi bien : voici donc l’enchaînement à respecter. En accédant à Dieu, il nous faut nous présenter, avec toutes nos oeuvres, comme une éternelle offrande à Dieu. Mais une fois en sa présence, il nous faut nous abandonner nous-mêmes, avec toutes nos oeuvres, et, mourant dans l'amour, trépasser au-delà de tout ce qui est créature, jusque dans l’opulence suressentielle de Dieu, où nous serons établis en lui, dans un mourir éternel de nous-mêmes.272


n13

La vie de contemplation; savourer Dieu; sentir la vie éternelle

Mais par-dessus tout, si nous voulons savourer Dieu et sentir en nous la vie éternelle, il nous faut entrer en Dieu par la foi, au-delà de la raison, et y demeurer, simples, désoeuvrés, désaffectés de toute image, élevés grâce à l'amour dans la nudité béante de notre pensée. Car lorsque, dans l'amour, nous trépassons au-delà de toute chose et mourons à tout examen rationnel pour entrer dans la nescience et les ténèbres, nous sommes travaillés et transformés par le Verbe éternel, qui est l'image du Père. Dans la désaffectation /1 de notre esprit, nous recevons la clarté insaisissable qui nous étreint et nous irradie, comme la clarté du soleil irradie l’air. Cette clarté n'est autre que le regard fixe et la contemplation qui sont sans fond. Nous fixons du regard ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous fixons /2. Car notre pensée, notre vie et notre essence sont élevées et unies, en simplicité, à la vérité qui est Dieu. C'est pourquoi, dans ce regard simple, nous sommes une seule vie et un seul esprit avec Dieu. C'est ce que j’appelle la vie de contemplation. Lorsque nous adhérons à Dieu avec amour, nous pratiquons la meilleure part, mais lorsque notre regard fixe la sur-essence, nous sommes intégralement établis en Dieu.273

1. Pour ledeghen sine. Autres traductions possibles: désoeuvrement, vide, vacuité. Ruusbroec emprunte ici le vocabulaire de Hadewijch II.
2. Le regard qui contemple se confond avec l'unité de Dieu qui nous est offerte.

L’anéantissement; l’immersion en notre sur-essence; toujours tendre vers et toujours défaillir; impatience d'amour

Une occupation sans modes se trouve toujours être liée à cette contemplation : la vie d’anéantissement. Car là où nous sortons de nous-mêmes dans les ténèbres sans mode et sans fond, là resplendit sans cesse le rayon simple de la clarté de Dieu, dans laquelle nous sommes fondés, et qui nous tire hors de nous-mêmes vers la sur-essence et l’immersion au-delà, en l'amour.


n14

La vie de contemplation; savourer Dieu; sentir la vie éternelle

Mais par-dessus tout, si nous voulons savourer Dieu et sentir en nous la vie éternelle, il nous faut entrer en Dieu par la foi, au-delà de la raison, et y demeurer, simples, désoeuvrés, désaffectés de toute image, élevés grâce à l'amour dans la nudité béante de notre pensée. Car lorsque, dans l'amour, nous trépassons au-delà de toute chose et mourons à tout examen rationnel pour entrer dans la nescience et les ténèbres, nous sommes travaillés et transformés par le Verbe éternel, qui est l'image du Père. Dans la désaffectation /1 de notre esprit, nous recevons la clarté insaisissable qui nous étreint et nous irradie, comme la clarté du soleil irradie l’air. Cette clarté n'est autre que le regard fixe et la contemplation qui sont sans fond. Nous fixons du regard ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous fixons /2. Car notre pensée, notre vie et notre essence sont élevées et unies, en simplicité, à la vérité qui est Dieu. C'est pourquoi, dans ce regard simple, nous sommes une seule vie et un seul esprit avec Dieu. C'est ce que j’appelle la vie de contemplation. Lorsque nous adhérons à Dieu avec amour, nous pratiquons la meilleure part, mais lorsque notre regard fixe la sur-essence, nous sommes intégralement établis en Dieu.274

1. Pour ledeghen sine. Autres traductions possibles: désoeuvrement, vide, vacuité. Ruusbroec emprunte ici le vocabulaire de Hadewijch II.
2. Le regard qui contemple se confond avec l'unité de Dieu qui nous est offerte.

L’anéantissement; l’immersion en notre sur-essence; toujours tendre vers et toujours défaillir; impatience d'amour

Une occupation sans modes se trouve toujours être liée à cette contemplation : la vie d’anéantissement. Car là où nous sortons de nous-mêmes dans les ténèbres sans mode et sans fond, là resplendit sans cesse le rayon simple de la clarté de Dieu, dans laquelle nous sommes fondés, et qui nous tire hors de nous-mêmes vers la sur-essence et l’immersion au-delà, en l'amour. Une occupation sans modes de l'amour est toujours liée à cette immersion au-delà en l'amour, et la suit, car l'amour ne saurait être désoeuvré. Il voudrait connaître et savourer jusqu'au bout l’insondable opulence qui vit dans son fond. Ce qui lui vaut une faim jamais rassasiée. Toujours s’élancer et toujours défaillir, c'est comme nager à contre-courant. Impossible de le lâcher ou de le saisir; de s’en passer ou de le faire sien; d’en parler ou de le taire. Il est au-delà de la raison et de l'entendement, et dépasse toute créature. C'est pourquoi l'on ne peut ni l’atteindre ni le rejoindre. Mais il nous faut regarder au-dedans de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous pousser et attiser en nous l’impatience d'amour. Il nous faut aussi regarder au-delà de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous attirer hors de nous pour nous consumer et nous anéantir en ce qu'il est lui-même, c'est-à-dire en l'amour sur-essentiel avec lequel nous sommes un, et en lequel nous sommes établis plus profondément et plus largement qu'en toute autre chose.275


n16

Être ainsi établis en amour consiste en une saveur simple et sans fond de tout bien et de la vie éternelle. Nous sommes engloutis dans cette saveur, au-delà de la raison et sans elle, dans le profond silence, toujours immobile, de la divinité/1. Que cela corresponde bien à la vérité ne peut être connu que par le sentir, jamais autrement. Comment cela se passe, qui en est touché, où cela se trouve, en quoi cela consiste, ni la raison ni nos oceupations ne pourront jamais l’atteindre. C'est pourquoi l’occupation qui s’ensuit pour nous demeure toujours sans mode, c'est-à-dire sans forme. Car ce bien sans fond que nous savourons et dans lequel nous sommes établis, nous ne pouvons ni le saisir ni le comprendre, tout comme nous sommes à jamais incapables d'y entrer par nous-mêmes et avec nos occupations.

l'union des contraires en une seule vie; avoir faim et être rassasié; oeuvrant et désoeuvrés; en nous et en Dieu

c'est pourquoi en nous-mêmes, nous sommes pauvres, mais en Dieu, riches; en nous-mêmes nous avons faim et soif, mais en Dieu nous sommes ivres et rassasiés; en nous-mêmes nous sommes à l'oeuvre, mais en Dieu, totalement désoeuvrés. 276


n16 à 20

Les deux « sentir » : la grâce et l’occupation d'amour

En effet, nous ne pouvons devenir entièrement Dieu et perdre notre être de créature, cela est impossible. Par ailleurs, si nous demeurions entièrement en nous-mêmes et séparés de Dieu, nous serions des exilés et des malheureux. C'est pourquoi il nous faut nous sentir à la fois entièrement en Dieu et entièrement en nous. Entre ces deux sentirs, nous n’avons conscience que de la grâce de Dieu uniquement, et de l’occupation de notre amour.

L’immersion dans l'amour simple

A partir de notre sentir le plus élevé, la clarté de Dieu rayonne en nous, qui nous apprend la vérité et nous pousse vers toutes les vertus et un amour éternel de Dieu. Nous suivons cette clarté à la trace, sans jamais nous arrêter, jusque dans le fond d'où elle sort. Et là nous ne sentons plus rien d’autre que ceci : que nous expirons et que nous sommes immergés, au-delà sans retour, dans un amour simple et sans fond. Si nous demeurions toujours là, avec un regard simple, nous le sentirions toujours ainsi. Car notre immersion au-delà, dans la transformation en Dieu, demeure éternellement et sans fin, à condition d'être sortis de nous-mêmes et d'être établis en Dieu, en immersion d'amour.277

appartient à l'essence,

Car si nous sommes établis en Dieu, en immersion d'amour, c'est-à-dire en perte de nous-mêmes, Dieu est alors notre propriété, et nous sommes la sienne, éternellement 84 perdus à nous-mêmes pour être immergés /1 sans retour en notre propriété à nous, qui est Dieu. Cette immersion appartient à l'essence/2, et s’accompagne d'un amour habituel, que nous dormions ou que nous soyons éveillés, que nous le sachions ou que nous l’ignorions. En ce sens, cette immersion ne mérite aucun nouveau degré de récompense, mais elle nous garde établis en Dieu et dans tous les biens que nous avons obtenus.

1. "Perdus à nous-mêmes pour être immergés "pour traduire ici ons selfs ontsinckende.
2. Est naturelle aux croyants, même si elle n'est pas actuellement ressentie par l'expérience.
3. La simplicité, avec tout ce quelle implique, est la condition pour que ce qui est secrètement propre à chaque croyant affleure à sa conscience et soit ressenti dans l'expérience.


ne cesse jamais

Cette immersion ressemble aux fleuves s’écoulant sans cesse et sans retour vers leur lieu propre : la mer. Si nous sommes ainsi établis en Dieu seul, l’immersion de notre essence s'écoule sans cesse et sans retour, avec un amour habituel, dans un sentir sans fond dans lequel nous sommes établis, et qui nous est propre278. Si nous étions alors toujours simples, et si nous regardions toujours tout entiers de façon semblable, nous sentirions cela de même et indéfiniment /3.

Le penchant éternel vers un autre; distinction la plus intime; ténèbre et nescience; transformation dans la simplicité

Cette immersion est au-delà de toute vertu et de toute occupation d'amour, car clle n'est autre chose qu'une sortie éternelle hors de nous-mêmes, en même temps qu'un clair pressentiment de quelque « autre », vers lequel nous penchons hors de nous-mêmes, comme vers la béatitude. Car nous sentons un penchant éternel hors de nous-mêmes en une altérité autre de ce que nous sommes. C'est là la distinction la plus intime et la plus cachée que nous pouvons sentir entre nous-mêmes et Dieu, car au-delà il n’y a plus jamais de distinction /1. Notre raison cependant, les yeux écarquillés, continue à se tenir dans les ténèbres, c'est-à-dire dans une nescience sans fond.279 Dans ces ténèbres, la clarté sans fond nous demeure voilée et cachée. Car son immensité sans fond/2 aveugle notre raison, lorsqu'elle nous advient, mais elle nous étreint en la simplicité et nous transforme en ce quelle est elle-même. Nous voilà ainsi démis et remis par Dieu, jusqu'à l’immersion d'amour au-delà de nous-mêmes, où nous sommes établis en béatitude et un avec Dieu.

Un savoir vivant, un amour agissant

Lorsque nous avons été ainsi unis à Dieu, il nous en reste un savoir vivant et un amour agissant. Car nous ne pouvons être établis en Dieu sans le savoir, ni être et demeurer unis à lui sans occupation d'amour. En effet, si nous pouvions être heureux sans le savoir, une pierre aussi pourrait l’être, elle qui est privée de savoir ! Si j’étais seigneur de la terre entière, mais sans le savoir, quel profit pourrais-je en tirer ? c'est pourquoi, lorsque nous savourons et sommes établis en Dieu, il nous faut toujours davantage le savoir et le sentir.280 Le Christ en personne en témoigne lorsqu'il s'adresse ainsi à son Père à notre sujet : « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi seul, l'unique vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ (Jn 17, 3). Tu peux ainsi constater comment notre vie éternelle consiste en une connaissance avec discernement.

1. Voir la mira quaedam et quodammodo indiscreta commixtio, "un certain mélange étonnant et en un sens sans distinction », chez saint Bernard, Sermo in Cant., 2, 2.
2. « Limmensité sans fond » traduit grondeloesheit.

86

3.66 La distinction qui demeure entre Dieu et nous

Bien que je vienne d’affirmer que nous sommes un avec Dieu selon le témoignage des saintes Écritures, je veux maintenant ajouter qu'il nous faut éternellement demeurer autre que Dieu, également selon le témoignage des Écritures. Il nous faut comprendre et sentir ces deux choses en nous, si nous voulons être comme il convient.

Quatre façons de la sentir:

Je prétends donc qu'une clarté rayonne dans notre face intérieure, partant de la face de Dieu ou de notre sentir le plus élevé, qui nous apprend la vérité sur l'amour et sur toutes les vertus. Elle nous enseigne plus particulièrement comment sentir Dieu, et comment nous sentir nous-mêmes, et cela de quatre manières.

sentir Dieu présent avec sa grâce;

Selon la première manière, nous sentons Dieu en nous avec sa grâce. Dès que nous en prenons conscience, nous ne pouvons demeurer sans oeuvres. Car tout comme le soleil de sa clarté et de sa chaleur éclaire, réjouit et rend fertile le monde entier, ainsi agit Dieu par sa grâce : Il éclaire, réjouit et rend féconds tous les hommes qui veulent bien lui obéir. Car s’il nous faut sentir Dieu en nous, et si le feu de son amour doit éternellement brûler en nous, il nous faut de notre libre volonté aider Dieu à attiser ce feu de quatre manières.

Il nous faut d'abord rester unis au feu au-dedans de nous-mêmes, intimement.

Il nous faut ensuite sortir de nous-mêmes vers tous les hommes, en toute confiance et amour fraternel.

Il nous faut encore descendre en-dessous de nous-mêmes, dans la pénitence, dans toutes sortes de bonnes oeuvres, et dans la résistance à nos plaisirs désordonnés.

Il nous faut encore nous élever au-dessus de nous-mêmes, en même temps que les flammes de ce feu, avec dévotion, action de grâces, avec des louanges et des prières intimes, et sans cesse adhérer à Dieu avec une intention droite et un attachement sensible.

Dieu continue ainsi à habiter en nous avec sa grâce, car ces quatre modes comprennent toutes les occupations que nous pouvons avoir avec la raison et selon un mode. Sans ces occupations, personne ne saurait plaire à Dieu. Celui qui est le plus parfait en elles, se trouve aussi le plus près de Dieu. Ces occupations sont donc nécessaires à tous, et personne ne saurait aller au-delà, sauf ceux qui s’adonnent à la contemplation. Si donc nous voulons appartenir à Dieu, il nous faut d'abord sentir Dieu présent en nous avec sa grâce.

dans la vie de contemplation : sentir la clarté intermédiaire entre Dieu et nous;

Ensuite, si nous menons une vie de contemplation, nous sentons que nous vivons en Dieu, et à partir de cette vie où nous nous sentons au-dedans de Dieu, une clarté rayonne dans notre face intérieure, qui éclaire notre raison et fait intermédiaire entre nous et Dieu. Si nous continuons à nous tenir dans cette clarté avec notre raison éclairée, au-dedans de nous-mêmes, nous sentons que notre vie créée, selon son essence, s’immerge sans cesse au-delà d'elle-même, en sa vie éternelle. Suivant cette clarté à la trace, au-delà de la raison, avec un regard simple et nous-mêmes docilement penchés, jusque dans notre vie la plus élevée, il nous est donné d'y être transformés281 par Dieu en ce qui est notre

88

plénitude. Nous sentons alors que nous sommes entièrement étreints par Dieu.


n21

4.00 La vie de communion et de partage :
instrument docile de la tendresse de Dieu,

Celui qui, à partir de ces cimes, est envoyé par Dieu vers le bas monde, est rempli de la vérité et riche de toutes les vertus. Il ne se recherche pas lui-même, mais il recherche l'honneur de celui qui l’a envoyé. C'est pourquoi il est droit et authentique en tout ce qui est à lui. Il possède un fond de richesse et de libéralité, fondé sur l’opulence de Dieu. Il doit donc sans cesse se répandre en tous ceux qui ont besoin de lui, car la source vivante du Saint-Esprit est sa richesse, laquelle est inépuisable.282 Il est un instrument vivant et docile pour Dieu, avec lequel celui-ci accomplit ce qu'il veut et comme il le veut. Ne s’en attribuant rien à lui-même, cet homme en donne tout l'honneur à Dieu. C'est pourquoi il demeure docile et prêt à faire tout ce que Dieu ordonne, fort et courageux pour souffrir et supporter tout ce que Dieu permet pour lui.

À l’aise dans la contemplation comme dans le partage

Il mène donc la vie de communion, car la contemplation et les oeuvres sont également à sa portée, et il se trouve être parfait dans les deux. Personne ne peut mener une telle vie de communion sans être un homme de contemplation. Et personne ne peut contempler Dieu ni jouir de lui, sans posséder les six points dans l'ordre dans lequel je viens de les énumérer.


n22

C'est pourquoi il te faut beaucoup aimer, au point que l'amour éternel de Dieu te saisisse, et que tu deviennes un seul esprit et un seul amour avec lui.283


Mais si tu désires être oceupée à la sainteté et établie en son degré le plus élevé, il te faut dépouiller de toute image ta puissance d’entendement, et élever celle-ci, par la foi, au-delà de la raison, là où resplendit le rayon du soleil éternel. C'est lui qui t’éclairera et t’enseignera toute vérité. Et cette vérité te rendra libre, et fixera ton nu-regard dans l'absence de toute image. Bienheureux les yeux qui voient cela, car la puissance d’aimer et le nu-amour suivent toujours un tel regard, tandis qu’au même moment ne cessent de couler les fleuves de la grâce de Dieu, qui introduisent cette âme jusque dans la fontaine vivante de l'esprit-Saint, où viennent jaillir les veines d'une douceur d’éternité, celles qui enivrent l'âme, l’élèvent au-delà de la raison et lui donnent de s'égarer dans le désert de la béatitude éternelle.284


3.23 L’élargissement

Le troisième mode nous envoie au-dehors, avec des oceupations intimes, dans les étendues de la charité, lorsque nous honorons tous les saints, que nous nous réjouissons dans leurs mérites et leurs louanges, et que nous désirons leur aide et leur prière, afin d'être rendus dignes avec eux, en mérites et par l’éternelle louange de Dieu. Grâce aux vertus et à l'amour mutuel, nous nous unirons avec tous les hommes bons, afin que tous ensemble nous soyons en mesure de vaincre, de remporter la victoire et de conserver ce triomphe jusqu'à notre fin. Nous prierons encore pour nous-mêmes et pour tous les pécheurs, désirant que Dieu nous prenne en pitié, nous tire du péché et nous réunisse au nombre des élus. Voilà le troisième mode de la vie intime, qui nous fait sortir vers notre prochain, dans les étendues de l'amour, cet amour qui a rempli ciel et terre avec les richesses de la grâce et des vertus.285


4.4 La quatrième clôture : le renoncement par amour à la volonté propre

Celle-ci est de vouloir renoncer, par tendre attachement, à nous-mêmes et à tout ce qui nous est propre, en faveur de la libre volonté de Dieu, de sorte qu'il ne nous soit plus possible ni permis de vouloir autre chose que ce que Dieu veut. Notre volonté est alors volontairement captive et amoureusement enclose dans la volonté de Dieu, sans retour. C'est ainsi que nous faisons profession à Dieu dans l'ordre de l’authentique sainteté, quel que soit l’habit que nous portons ou l'état dans lequel nous nous trouvons. Mais aussi longtemps que nous préférons nos assurances à la confiance en Dieu, et que notre volonté n'est pas unie à Dieu dans le vouloir et dans le non-vouloir, que nous préférons que lui nous suive selon notre volonté, au lieu que nous le suivions selon la sienne, nous ne pouvons pas encore faire entièrement profession dans l'amour, et il nous faut encore rester novice. Car le feu de l'amour de Dieu n'a pas encore brûlé ni consumé le cuivre qui est dans l’or, c'est-à-dire qu'il n'a pas encore consumé tout ce qui, dans notre amour, est encore de notre propriété, tout ce en quoi nous nous recherchons et nous nous visons nous-mêmes.286


nous sommes éternellement aimés. Voilà ce qui est agréable à entendre !287


5.31 contempler et fixer

Dieu nous a donc donné une vie qui est au-delà de nous-mêmes, et cette vie est divine. Elle ne consiste en rien d’autre que de contempler et de fixer Dieu, d’adhérer à lui en nu-amour, de savourer, de jouir, de se liquéfier en amour, et d'être sans cesse renouvelé en cette vie. Car là où nous sommes élevés, au-delà de la raison et de toutes nos oeuvres, dans un nu-regard, nous sommes oeuvrés par l'esprit du Seigneur (cf. Rom. 8, 14). Nous y subissons l'oeuvre de Dieu en nous, et nous sommes éclairés par une clarté divine, de même que l’air par la lumière du soleil. Et comme le fer est pénétré par la puissance et la chaleur du feu, c'est ainsi que nous sommes transformés et transportés de clarté en clarté (cf. II Cor. 3, 18)288,


Dieu est une nourriture commune et un bien commun289


6.414 Au-delà de tout mode: la fruition

Au-delà de tout mode divin, et par le même regard au-dedans qui est sans modes, il comprendra l'essence sans modes de Dieu, elle qui est absence de tout mode. Car cette essence ne peut être explicitée ni avec des paroles, ni avec des oeuvres, ni par des modes, ni par des exemples, ni par des comparaisons, mais elle se révèle elle-même au regard simple, tourné vers le dedans, d'une pensée dégagée de toute image. On peut, bien sûr, baliser la route avec des exemples et des comparaisons qui préparent l'homme à voir le Royaume de Dieu. Imagine-toi voir, par exemple, un immense brasier où toutes choses sont consumées dans un feu apaisé, incandescent et immobile. C'est ainsi que l’on peut se représenter l'amour apaisé et essentiel qui consiste en une fruition de Dieu et de tous les saints, au-delà de tout mode, oeuvre et occupation de vertus. Cet amour est un fleuve apaisé et sans fond, d’opulence et de joie, dans lequel tous les saints se sont écoulés et perdus avec Dieu, au-delà d’eux-mêmes dans la fruition sans modes.

1. Se sont écoulés et perdus traduit vervloeyen.

Cette fruition est sauvage et farouche, comme si l'on s'était égaré. Car il n’y a là ni mode, ni chemin, ni sentier, ni demeure, ni mesure, ni fin, ni commencement, ni chose qui puisse être exprimée ou décrite. Voilà notre béatitude simple, l'essence de Dieu et notre sur-essence, au-delà de la raison et sans raison. Si nous voulons éprouver cette béatitude, il nous faut expirer vers elle, au-delà de notre être créé, jusqu’en ce point éternel où toutes nos lignes/1 commencent et se terminent. Arrivées en ce point, elles perdent leur nom et toutes leurs distinctions, elles sont un avec ce point, de la même unité qui est la sienne, de telle façon toutefois qu'en elles-mêmes elles demeurent toujours des lignes en train de converger.290

Voilà comment, dans notre essence créée, nous demeurons toujours ce que nous sommes, alors que, en expirant, nous trépassons toujours au-delà, jusque dans notre sur-essence. C'est en elle que nous sommes emportés en hauteur, immergés en profondeur, emportés en largeur et en longueur /2, dans un égarement sans retour.


Ton troisième livre est ainsi la vie du ciel, avec ses trois sortes de clarté et ses trois nuances de vert : la première est sensible; la deuxième, spirituelle, la troisième, divine. Ce livre est intégralement écrit avec de l’or pur. Car tout recueillement amoureux en Dieu constitue un verset écrit avec de l’or. La véritable connaissance de Dieu, de nous-mêmes et des vertus, est la clarté de notre livre. Les nombreux modes, la diversité et les oceupations multiples des vertus sont la teinte verte de notre livre. Quant au désir intime, l’adhésion amoureuse et l'union divine, ce sont les versets éternels, écrits avec de l’or dans notre livre céleste. C'est pourquoi, au livre de l’Apocalypse, notre Seigneur compare la vie du ciel au saphir ou à l’arc-en-ciel (cf. Ap. 4, 3; 21, 19). Car tous les deux sont composés de couleurs variées. Le saphir est jaune et rouge, violet et vert, le tout mélangé à de la poudre d’or. L’arc-en-ciel, lui aussi, est composé de couleurs variées, de même que les saints possèdent parmi eux plusieurs modes et une grande diversité de vertus, le tout mélangé à de la poudre d’or, c'est-à-dire pénétré d'amour et uni en Dieu.291


L'amour est à lui-même sa propre vie et sa propre récompense.292

L'union sans intermédiaire

Au-delà de cet intermédiaire, nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-delà de la grâce et de toute vertu. En effet, au-delà de cet intermédiaire, nous avons reçu l’image de Dieu dans la vie vivante de notre âme, là où nous lui sommes unis sans intermédiaire, sans toutefois devenir Dieu. Néanmoins nous gardons toujours la ressemblance avec Dieu, lui vivant en nous, et nous vivant en lui, par sa grâce et nos oeuvres bonnes. De cette façon, nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-delà de toute vertu, là où nous portons son image à la cime de notre être créé; et nous lui ressemblons par ailleurs toujours au-dedans de nous-mêmes, et nous sommes unis à lui, par sa grâce et par notre vie vertueuse. Nous ressemblons ainsi éternellement à Dieu dans la grâce et dans la gloire, mais, au-delà de la ressemblance, nous sommes un avec lui dans notre image éternelle.293


Celui qui veut éprouver cela, qu'il offre à Dieu toutes ses vertus et toutes ses oeuvres bonnes, sans viser quelque récompense que ce soit. Avant tout, qu'il s’offre lui-même et s’abandonne au libre pouvoir de Dieu, et qu'il ne cesse de progresser, sans jeter un regard en arrière, dans le culte vivifiant de Dieu. C'est ainsi qu’avec la grâce de Dieu il se préparera à la vie de contemplation, si tant est qu'il doive obtenir celle-ci.

La vie de ses sens au-dehors sera convenable aux yeux de tous, et bien ordonnée en oeuvres bonnes.

Sa vie intérieure sera remplie de grâce et de charité, sincère, droite dans son intention, riche de toutes vertus.

Sa mémoire sera sans préoccupations ni soucis, libre, dégagée et de toute image désaffectée. Son sentiment sera libre, épanoui, élevé au-delà de tous les cieux. Sa pensée sera inoccupée /1, sans rien scruter, à l'état nu en Dieu. Telle est la clôture des esprits qui aiment, où toutes les pensées pures se rassemblent dans une pureté simple.294


7.5 La vie de communion

L'esprit de Dieu nous souffle au-dehors pour l'amour et la pratique des vertus, mais il nous attire à nouveau au-dedans de lui pour le repos et la fruition. Telle est la vie éternelle. Comme est notre vie mortelle dans la nature : exhaler l’air qui est en nous, pour inhaler ensuite un air nouveau.

Bien que notre esprit en vienne à expirer et à défaillir en son ouvrage pour passer à la fruition et à la béatitude, il est cependant inlassablement renouvelé en grâce, en charité et en vertus.

C'est donc bien ceci que je veux dire, à savoir qu'il faut à la fois entrer dans la fruition sans oeuvres, sortir pour les oeuvres bonnes, et demeurer à jamais uni à l'esprit de Dieu. De même que ouvrir nos yeux sensibles, voir et les refermer se passe si rapidement que nous n’en sentons rien295


ces trois sortes d'unions se vivent en même temps, dans un va-et-vient continuel : il s'agit de « monter et refluer comme la marée ».296 On n'est jamais établi une fois pour toutes dans l'union sans différence. Ensuite, même au sommet de l'expérience mystique, l'activité du corps et des puissances inférieures n'est pas abolie. Au contraire, elle demeure entière, mais s'y trouve harmonieusement intégrée, le corps prenant sa part dans les joies de l'union. Enfin, non sans un brin d’humour quelque peu désabusé, Ruusbroec se demande à l'intention de qui il a bien pu écrire ce livre. Car ceux qui, parmi ses lecteurs, se trouvent établis dans cette expérience n’en ont pas besoin : « Amour leur apprendra. Quant aux autres, à qui recoivent consolation de choses étrangères à ce propos, ce qui leur fait défaut ne leur manque guère.


Mais lorsque la balance de l'amour s’abaisse et que Dieu se cache avec toutes ses grâces, l'homme retombe dans la désolation, les afflictions et le sombre exil, dont il semblerait ne plus jamais guérir. Alors il ne se sent rien d’autre qu'un pauvre pécheur, qui sur Dieu ne sait que peu ou rien. Toute consolation que pourraient donner les créatures lui est désolation. Ni saveur ni consolation ne lui viennent de la part de Dieu. Bien plus, la raison lui dit au-dedans : « Où est-il maintenant ton Dieu ? Où s’est échappé tout ce que tu as jamais pu sentir de Lui ? ». Les larmes sont alors sa nourriture, jour et nuit, comme dit le Prophète (cf. Ps. 41,4 ).

252

Passer de l’enfer au ciel en renonçant à sa volonté et en aimant Dieu

Pour que l'homme guérisse de ce mal, il faut qu'il considère et sente qu'il n’appartient pas à soi, mais à Dieu. Pour cela, il faut qu'il veuille se renoncer pour entrer dans la libre volonté de Dieu et le laisser advenir avec cette volonté dans le temps et pour l'éternité. S’il peut faire cela sans abattement de coeur, avec un esprit libre, il est guéri sur-le-champ, et il conduit le ciel dans cet enfer, et cet enfer au ciel. En effet, que le poids de la balance d'amour monte ou descende, lui-même est toujours en équilibre et égal à lui-même. Car quoi que l'amour veuille donner ou prendre, celui qui renonce à soi et qui aime Dieu y trouve toujours la paix.297


Car le feu ne devient pas fer, ni le fer, feu. Leur union est cependant sans intermédiaire, car le fer est au-dedans du feu, et le feu au-dedans du fer298. De la même façon, l’air est dans la lumière du soleil, et la lumière du soleil est dans l’air. C'est ainsi que Dieu est toujours dans l'essence de l'âme, et que les puissances supérieures, lorsqu'elles se recueillent avec un amour agissant, sont unies à Dieu sans intermédiaire, dans un savoir simple de toute vérité, et dans un sentir et savourer essentiels de tout bien /2.

C'est grâce à l'amour essentiel que l’on est établi dans un tel savoir et un tel sentir simples de Dieu, mais ceux-ci sont mis en oeuvre /3 et se conservent grâce à l'amour agissant. C'est pourquoi ils sont accidentels aux puissances et leur adviennent grâce au recueillement qui meurt en amour. Mais ils sont essentiels à l'essence, et demeurent toujours en elle. C'est pour cette raison qu'il nous faut toujours nous recueillir et nous renouveler en amour, si nous voulons éprouver l'amour avec l'amour. C'est ce que saint Jean nous enseigne lorsqu'il dit : « Celui qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu et Dieu en lui » (I Jn 4, 16).


3.6 Vers la béatitude au-delà de l'essence, dans la Trinité

Ce dernier sentir constitue notre béatitude sur-essentielle : la fruition de Dieu et de tous ses bien-aimés, le silence obscur qui se tient à jamais désoeuvré. En Dieu, cette béatitude est essentielle; dans les créatures, sur-essentielle. Car il faut savoir que les Personnes y cèdent devant l'amour essentiel et sont emportées dans son tourbillon, c'est-à-dire dans l'unité qui est fruition, alors quelles subsistent toujours selon leurs propriétés personnelles, dans les oeuvres de la Trinité.

258

3.61 La Trinité à la fois agissante et désoeuvrée

Tu peux ainsi comprendre/1 en quoi la nature divine est éternellement à l'oeuvre, selon le mode des Personnes, et en quoi elle se tient éternellement désoeuvrée, en dehors de tout mode, selon la simplicité de son essence. Pour cette raison, tout ce que Dieu a choisi et saisi d'un amour éternel et personnel, il l’a possédé dans son essence, d'un amour essentiel, dans la fruition et l'unité. Car les Personnes divines s’étreignent mutuellement dans l'unité, avec une complaisance éternelle et un amour agissant et sans fond. Cette oeuvre-là ne cesse de se renouveler dans la vie vivante de la Trinité. Car il y a là toujours génération nouvelle dans une connaissance nouvelle, complaisance nouvelle et spiration nouvelle dans une étreinte nouvelle, avec un torrent nouveau d'amour éternel.

3.62 Toutes les créatures suspendues à la complaisance mutuelle des Personnes

En cette complaisance, tous les élus se trouvent étreints, anges et hommes, du dernier jusqu'au premier. À cette complaisance sont suspendus le ciel et la terre, l'essence, la vie, les oeuvres et la conservation de toutes les créatures, exception faite de cette aversion de Dieu qu’est le péché, qui provient de la méchanceté aveugle, propre aux créatures. De la complaisance de Dieu s'écoulent la grâce et la gloire, et tous les dons au ciel et sur la terre, et cela en chaque être particulier, selon son besoin et sa capacité de recevoir.299 Car la grâce de Dieu est préparée pour tous, elle attend le retour de chaque pécheur. Dès que celui-ci, mû par la grâce, veut bien se prendre en pitié et invoquer Dieu avec confiance, il trouve toujours grâce.


Sans intermédiaire

Deuxièmement, à ces mêmes gens intimes et éclairés, l'amour de Dieu est proposé à leur regard intérieur, chaque fois qu'ils le désirent, amour qui les attire et les invite au-dedans, en l'unité. Car ils voient et ils sentent que le Père et le Fils, par le saint-Esprit, s’étreignent et étreignent tous les élus, et sont ramenés vers l'unité de leur nature, avec un amour éternel. Cette unité attire et invite sans cesse au-dedans tout ce qui est né d'elle, selon la nature ou selon la grâce. C'est pourquoi les gens éclairés sont élevés au-delà de la raison, avec un sentiment/1 de totale liberté, dans le nu-regard qui est dépouillé de toute image, là où vit l'unité de Dieu qui invite sans cesse au-dedans.

Avec leur nu-entendement, dégagé de toute image, ils passent au travers de toute oeuvre, oceupation ou objet, jusqu'à la cime de leur esprit. Là, leur nu-entendement est pénétré par une clarté éternelle, de même que l’air est pénétré par la lumière du soleil. La nue-volonté, surélevée, est transformée et pénétrée par un amour sans fond, de même que le fer est pénétré par le feu300. La nue-pensée, elle aussi surélevée, se sent saisie et immobilisée dans la désaffectation sans fond de toute image. Et c'est ainsi que l'image créée de Dieu est unie de trois façons, au-delà de la raison, à son image éternelle, source de son essence et de sa vie. l'homme conserve cette

1. Ici pour moede.

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source, et est établi en elle, dans l'essence et dans l'unité, avec la contemplation simple et dans le désoeuvrement dégagé de toute image. Il est ainsi élevé au-delà de la raison, trine dans l’Unité, et un dans la Trinité.

Une distinction demeure cependant

La créature ne devient cependant pas Dieu. Car l'union a lieu par le moyen de la grâce et de l'amour ramené en Dieu. C'est pourquoi la créature, en son regard intime vers le dedans, sent qu'il y a distinction et altérité entre elle et Dieu. Car, même si l'union a lieu sans intermédiaire, les oeuvres nombreuses que Dieu opère au ciel et sur la terre demeurent cachées à son esprit. Et même si Dieu se donne, clairement perceptible /1, tel qu'il est, il se donne dans l'essence de l'âme, là où les puissances de celle-ci sont rendues simples au-delà de la raison, et subissent la transformation dans le mode simple de Dieu. Là, tout est plénitude et surabondance. Car l'esprit se sent comme une seule vérité, une seule opulence et une seule unité avec Dieu. Il y subsiste cependant encore un certain penchant en avant de l'essence, qui est la distinction essentielle entre l'essence de l'âme et celle de Dieu. Voilà la distinction la plus élevée qui se puisse sentir.301

1. Pour met claren onderschede. Nous suivons ici Surius et admettons que Ruusbroec joue sur le double sens de onderschede : « Discernement » et « Distinction »

4.1 L'unité sans différence : dans la fruition selon l'essence de la divinité

Ensuite vient l'unité sans différence. En effet, l'amour de Dieu ne doit pas seulement être considéré comme un amour qui s'écoule au-dehors avec tous les biens, ou comme un amour qui attire au-dedans vers l'unité, mais encore comme un amour au-delà de toute distinction, dans la fruition essentielle, selon la nue-essence de la divinité /1. C'est pour cela que les gens éclairés expérimentent en eux un regard fixe au-dedans, regard de l'essence au-delà de la raison et sans la raison, en même temps qu'ils expérimentent un penchant fruitif qui passe au travers de tout mode et essence, regard et penchant qui sont immergés, au-delà deux-mêmes, dans l'abîme sans mode de la béatitude sans fond, là où la Trinité des Personnes divines possèdent leur nature dans l'unité de l'essence. Voici que la béatitude y est à tel point simple, à tel point dégagée de tout mode, que tout regard fixe de l'essence, tout penchant et distinction des créatures disparaissent en elle. Car tous les esprits surélevés se liquéfient et sont anéantis, par fruition, dans l'essence de Dieu, qui est la sur-essence de toute essence.


4.2 Là où, dans la Trinité, les Personnes cèdent devant l'unité de l'essence

Ils y tombent au-delà deux-mêmes, en une perte et une nescience sans fond.302 Toute clarté s'y trouve ramenée en ténèbre, là où les trois Personnes cèdent devant l'unité de l'essence, et jouissent sans distinction de la béatitude de l'essence.


4.3 Là où tous sont une seule fruition sans différence, la créature ne devenant jamais Dieu

Tous les esprits qui aiment sont pourtant une seule fruition et une seule béatitude avec Dieu, sans différence. Car cette essence bienheureuse, qu’est la fruition de Dieu et de tous ses bien-aimés, est si intégralement simple, qu'il n’y a en elle ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, selon la distinction des Personnes, ni aucune créature. Car tous les esprits éclairés y sont élevés au-delà d’eux-mêmes dans une fruition sans mode, qui est la surabondance au-delà de toute plénitude qu’aucune créature n'a jamais reçue ni ne pourra jamais recevoir.303 Car tous les esprits surélevés y sont, dans leur sur-essence, une seule fruition et une seule béatitude avec Dieu, sans différence. La béatitude y est tellement simple qu’aucune distinction ne saurait jamais y être introduite. C’était là le désir du Christ lorsqu'il pria son Père pour que tous ses bien-aimés soient consommés dans l'unité, comme lui-même est un avec le Père dans la fruition, par le Saint-Esprit. C’était là l'objet de sa prière et de son désir: que lui devienne un en nous, et nous un en lui et en son Père du ciel, dans la fruition, par le Saint-Esprit. Il me semble que ce fut là la prière la plus débordante d'amour que le Christ ait jamais faite concernant notre béatitude.304


La prière du Christ trouve son achèvement en ceux qui sont unis à Dieu de ces trois façons. Avec lui, ils vont monter et refluer comme la marée305, et toujours se tenir désaffectés et désoeuvrés, dans la possession comme dans la fruition. Ils vont agir et pâtir, et sans crainte prendre leur repos dans leur sur-essence. Ils sortiront et rentreront, et trouveront leur nourriture des deux côtés. Ils sont ivres d'amour et se sont endormis au-delà, en Dieu, dans une obscure clarté.


Like the "natural intermediaries", they bring God near, not as the necessary Supreme Being, certainly, but as a living Person. Here man discovers that the Creator, who "must" maintain everything in existence and who is in everything everywhere, also takes unpredictable initiatives and does "new" things: God also seems to be Someone who, outside everything and always other, comes to pay a visit to His own creature. The supernatural intermediaries, then, are not the elements of a structure in which God and man as Creator and creature have their fixed place, but they are the playful signs that the living God gives to the personal being called man306.


they fall into idolatry: "they consider themselves as being God in the ground of their simplicity" (98-99). One can say, then, that the "false" mystic allows himself to be misled through—or more exactly, perhaps, is obsessed by—the immanence-aspect of God. He finds God only in so far as He is in him, in His creature. Thus, he does not come out of himself, and the genuine meeting with the "wholly Other" escapes him307:




Essence, Wesen : En Dieu, l'essence signifie l'unité des trois Personnes dans l'amour. Dans l'homme, elle indique le point de contact entre Dieu et sa créature, le lieu où celle-ci reçoit de lui son être, et où elle est appelée à le rencontrer dans l'expérience mystique. Le terme « essence » est un concept dynamique : celle-ci est vie et mouvement vers Dieu, la vraie vie, ou la « vie vivante », de l'homme. Le lecteur moderne se souviendra donc que ce terme n’a rien de commun avec l'emploi courant qui en est fait, où l'essence d’un être représente son

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concept ou sa définition. Il est tout aussi étranger à la notion métaphysique aristotélico-thomiste d’essence, qui met celle-ci en rapport avec l'acte d'exister dans un couple dynamique qui culmine en Dieu, où essence et acte d'exister s’identifient dans l'infini de son Être. Au contraire, sous ses dehors spéculatifs, le terme essence veut en fait uniquement mettre en lumière la qualité de l'union amoureuse entre Dieu et l'âme.308


Mode, Wise: Façon dont quelqu'un agit ou se comporte, en conformité avec son être de créature. Ce comportement est radicalement dépassé au sommet de l'expérience de l'amour : le mystique est alors projeté au-dehors ou au-delà de ses critères et repères habituels. Ruusbroec dit de lui qu'il se tient ou qu'Il agit "en dehors de tout mode "(in onwise), "sans mode, "en l'absence de tout mode (wiseloes). Ce terme appliqué à l'union avec Dieu fait partie du vocabulaire de Hadewijch II. Maître Eckhart disait seulement que Dieu est un « mode sans mode »309.


Nescience, Onwetene, niet wetene : Caractéristique de la suprême union d'amour, lorsque celle-ci échappe totalement à l'emprise de la raison. Il s'agit non seulement de l'union qui est « au-delà de la raison mais non sans la raison » (ce qui est le propre de l'union sans intermédiaire qui donne encore de contempler et de percevoir)310, mais de l'union qui est « au-delà de la raison et sans la raison », où l'âme est immergée dans la fruition de l'essence divine. Ce terme fait partie du vocabulaire de Hadewijch II.


Pensée, Ghedachte : Lieu propre de l'expérience mystique, au plus profond de l'âme, où les puissances retrouvent leur unité originelle311.


Propre, Propriété, Propriétaire, Eyghen, eyghenscap : En Dieu, le terme désigne ce qui constitue chacune des Personnes divines. Appliqué à l'homme, il a le plus souvent un sens péjoratif : ce qui entrave l'action de Dieu en lui. Se dépouiller de tout ce qui est beseten met eyghenscap (possédé en propriétaire), est la condition nécessaire pour être en mesure de se ranger et de se plier à l'action de Dieu. En ce sens, l'obéissance et l'abandon, en tant que renoncement à la volonté propre, ou la pauvreté effective, en tant qu'absence de toute propriété matérielle, ont une grande portée aux yeux de Ruusbroec. Les premières grâces mystiques pourraient, elles aussi, être « possédées en propriétaire ». C'est ce qui empêcherait les « amis familiers » de Dieu de devenir des "fils cachés.312


Ranger (se), Toevoeghen (sich) : Attitude de l'âme qui s'adapte à l'action ordinaire de Dieu, action qui précède alors toujours la sienne. La traduction littérale serait « se plier ». Voir : s’Appliquer. Mais lorsque l'âme est conduite par Dieu dans l'au-delà de l'expérience mystique, elle n'est plus capable de se ranger, mais elle est désormais réduite à céder, pâtir, subir, trépasser313.


Sur-essence, Sur-essentiel, Overwesene, overwesenlic : Ce qui de toute créature préexiste dans l'essence ou la pensée divine. l'unité sur-essentielle n’exprime pas une rencontre ou une union des essences, ni un regard jeté sur l'essence divine, mais elle décrit une rencontre amoureuse au fond de l'âme314. Lc terme est emprunté au vocabulaire de Denys l’Aréopagite.


Toucher, Gherinen : Intervention répétée de Dieu au plus profond du coeur de l'homme, l'invitant, suivant les cas, à agir et à se laisser faire, renouvelant ainsi et faisant croître inlassablement l'expérience de l'amour315. Ce terme fait partie du vocabulaire de Hadewijch d’Anvers.


Unité, Enicheit : Se dit d'abord de l'unité des trois Personnes dans l'unique nature divine; ensuite, de cette même Unité dans la mesure où l'homme y est accueilli pour faire l'expérience suprême d'union avec Dieu; se dit finalement de l'unité de toutes les puissances dans le fond de l'âme, lorsque celle-ci, sous l'action du toucher a de Dieu, se recueille et accède à la vie intime. Seul un tel homme, unifié au-dedans de lui-même, peut être invité à communier spirituellement à l'unité des trois Personnes divines. C'est alors l’unité d'esprit, dans laquelle l'âme devient "un seul esprit "avec Dieu, selon une interprétation de I Cor 6, 17, que Ruusbroec doit à Guillaume de Saint-Thierry, et qu’utilisaient déjà avant lui Béatrice de Nazareth et Hadewijch dAnvers.316


Les faux mystiques de l'époque estiment vivre une union substantielle avec Dieu, ce que récusera toujours Ruusbroec avec force317. Même au coeur de la plénitude de l'union, la personne ne cesse jamais d'exister dans sa différence et son unicité, et Dieu n'absorbe jamais l'âme en lui, « ce qui serait impossible », précise-t-il ailleurs /2. Chez lui, de telles expressions, qui ne sont qu'hyperbole calculée, traduisent uniquement la force et la violence de l'expérience que le mystique subit et ressent. C'est au seul niveau de la fruition éprouvée que l'âme semble perdue et anéantie, non au niveau de la substance318.


1.132 - la libre volonté et la charité

Lorsque l'homme fait ce qu'il est en son pouvoir, et ne peut plus aller plus loin à cause de la faiblesse qui lui est propre, il appartient alors à la bonté sans fond de Dieu d'achever l'ouvrage. Une lumière plus élevée de la grâce de Dieu, tel un rayon de soleil, survient alors et est répandue dans l'âme, sans mérite ni désir de sa part qui seraient proportionnés à la dignité de Dieu. Car c'est par sa souveraine bonté et munificence que Dieu se donne dans cette lumière, lui qu'aucune créature ne peut mériter avant de le posséder. Dieu est alors secrètement à l'oeuvre à l'intérieur de l'âme, au-delà du temps, et il la meut en même temps que toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l'autre, c'est-à-dire la lumière surnaturelle.319


1.512 Descendre de l'arbre : couler à pic dans la divinité

C'est dans cette lumière que le Christ s'adresse au désir de l'homme : « Descends vite, dit-il, car il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison /1. » Descendre ainsi rapidement, ce n'est rien d'autre que de couler à pic /2, avec désir et amour, dans l'abîme de la divinité320 qu'aucun savoir ne peut atteindre à la lumière créée. Mais là où l'intelligence reste au dehors, désir et amour, eux, pénètrent. Lorsque l'âme se penche ainsi en Dieu, l'aimant et le visant, au-delà de tout ce qu'elle comprend, au même moment elle se repose en Dieu et habite en lui, et Dieu se repose en elle et y habite.


La grâce de Dieu, qui s'écoule de lui, est une poussée ou une impulsion intérieures du Saint Esprit qui pousse et excite notre esprit au-dedans à toutes les vertus. Cette grâce s'écoule au-dedans, non pas au-dehors. Car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et sa poussée ou activité au-dedans de nous, naturelle ou surnaturelle, nous est plus proche et plus intime que

1. Pour bem opdragbende es.

86

notre propre activité. C'est pourquoi Dieu est à l'oeuvre au-dedans de nous, de l'intérieur vers l'extérieur, alors que toutes les créatures le sont de l'extérieur vers l'intérieur.321 C'est pourquoi la grâce et tous les dons de Dieu et sa parole intérieure /1 nous surviennent au-dedans, dans l'unité de notre esprit, non au dehors, dans l'imagination, sous la forme d'images sensibles.


De cette chaleur mit l'unité du coeur. Car nous ne pouvons recevoir la véritable unité, si l'Esprit de Dieu n'allume pas son feu dans notre coeur. Le feu, en effet, unit et rend semblable à soi tout ce qu'il peut envahir et transformer. L'unité dans un homme signifie qu'il se sent rassemblé au-dedans de lui-même, avec toutes ses puissances, dans l'unité de son coeur. L'unité produit la paix intérieure et le repos du coeur. L'unité du coeur est un lien qui attire et resserre le corps et l'âme, le coeur et les sens, avec toutes les puissances du dehors et du dedans, en l'unité de l'amour.322


...dans la sublime unité de Dieu, dont tous les dons s'écoulent.323


La sublime nature de la divinité sera considérée et regardée : comment elle est simplicité sans complication, hauteur inaccessible et profondeur abyssale, largeur insaisissable et longueur éternelle, silence obscur et désert sauvage, repos éternel de tous les saints dans l'unité, fruition commune de lui-même et de tous les saints pour l'éternité. Nombreuses sont encore les merveilles à considérer dans cette mer sans fond de la divinité. Même si nous utilisons des ressemblances sensibles, à cause de nos sens grossiers, pour l'exprimer au-dehors, néanmoins, dans la réalité c'est le bien sans fond et sans modes qui est considéré et regardé au-dedans. Mais lorsqu'il faut l'exprimer au-dehors, on lui attribue toutes sortes de ressemblances et de modes, d'après le degré de lumière reçu par la raison de celui qui l'exprime et le conçoit.324


2.2234 La quatrième sortie : vers soi-même et vers tous les bommes de bonne volonté

Enfin, l'homme ira vers lui-même et vers tous les hommes de bonne volonté, pour savourer et considérer quelle est leur solidarité et leur concorde dans l'amour. Avec grand désir, il désirera que Dieu laisse se répandre ses dons habituels, et l'en suppliera, afin que ceux-là demeurent fermes dans son amour et dans la vénération qu'ils lui doivent éternellement. Un tel homme éclairé pourra instruire et enseigner, corriger et servir tous les hommes, fidèlement et avec discernement, car il est porteur d'un amour de communion. C'est pourquoi il est médiateur entre Dieu et tous les hommes.325


De personne à personne

Dans le sacrement de l'autel, il nous fait encore don de sa sublime personne, en une lumière insaisissable. Nous sommes ainsi unis au Père, et transférés auprès de lui, où il accueille les fils de son élection en même temps que son fils selon la nature. Nous rejoignons ainsi l'héritage qui est le nôtre, la divinité, pour une atitude éternelle.326


Dans l'unité de l'esprit

Il nous faut aussi habiter dans l'unité de notre esprit, et nous écouler au-dehors, au ciel comme sur la terre, avec une ample charité et un discernement éclairé. En cela, nous possédons la ressemblance avec le Christ et nous lui donnons satisfaction selon l'esprit.327


Défaillance de la raison

Grâce à la raison éclairée, l'esprit s'élève dans une attention /1 intime. Il contemple et observe /2, au plus intime de son esprit, en ce lieu où le toucher est vivant. C'est à ce moment que la raison et toute lumière créée défaillent, incapables d'aller au-delà. Car la clarté divine, qui flotte au-dessus et qui produit ce toucher, parce qu'elle est sans fond, aveugle tout regard créé au moment même où elle le rencontre, étant à l'égard de toute intelligence qui opère dans la lumière créée, ce que la clarté du soleil est aux yeux de la chauve-souris.

Et cependant, sans cesse et à nouveau l'esprit est réclamé et éveillé par Dieu et par lui-même, pour scruter cet attouchement dans son fond, pour savoir ce que Dieu est et ce qu'est ce toucher. De même, la raison éclairée n'a de cesse qu'elle s'interroge toujours à nouveau pour savoir d'où cela vient, et elle redouble d'effort dans ses recherches pour remonter jusqu'en la source /3 de ce filet de miel. En vain : elle n'en saura jamais davantage que ce qu'elle en savait le premier jour. La raison et toute considération l'avouent : « Je ne sais pas ce que c'est. » Car la clarté divine qui flotte au-dessus d'elle refoule et aveugle toute intelligence au moment même où celle-ci la rencontre.328 Dieu se tient ainsi dans sa clarté, au-delà de tous les esprits qui sont au ciel et sur la terre.


L'intelligence cède; seul l'amour peut aller plus avant

Ceux qui, avec des vertus et des occupations intimes, auront creusé leur fond jusqu'au tréfonds /4, où est leur source, qui est la porte de la vie éternelle, seront en mesure de sentir

1. Pour ghemerke.
2. Pour merket.
3. Ici pour gronde.
4. Pour die baren grant dore graven bebben.

152

le toucher. La clarté de Dieu y rayonne si puissamment que la raison et toute intelligence défaillent en voulant poursuivre, et doivent subir et céder en présence la clarté insaisissable de Dieu. Cependant, l'esprit le sent dans son fond, et quoique la raison et l'intelligence défaillent devant la clarté divine et restent au-dehors, à la porte, la puissance d'amour veut poursuivre. Car elle est réclamée et invitée comme l'intelligence, quoiqu'elle soit aveugle, et elle voudrait jouir. Or jouir est situé dans ce que l'on savoure et sent, non dans ce que l'on sait. C'est pourquoi, là où l'intelligence reste au-dehors, l'amour voudrait pénétrer.329


...s'il nous arrivait de perdre la ressemblance, c'est-à-dire la grâce de Dieu, nous serions damnés. C'est pourquoi, aussi longtemps que Dieu trouve encore en nous quelque capacité à recevoir sa grâce, par sa libre bonté, il veut nous rendre vivants et semblables à lui par le moyen de ses dons330.


« Que ta volonté, non la mienne, soit faite en tout. »

Lorsque le Christ approchait de sa Passion, il prononça cette même parole devant son Père, en s'effaçant /1 humblement. Pour lui, ce fut la parole la plus délectable et la glorieuse qu'il articula jamais ; pour nous, la plus profitable ; pour son Père, la plus aimable ; et pour le diable, la plus injurieuse. Car c'est dans le Christ renonçant à sa volonté propre, selon son humanité, que nous avons tous été sauvés.331

Chaque amant est cependant un avec Dieu et dans le repos, et en même temps semblable à Dieu dans les oeuvres de l'amour.332


- Discernement et goût des choses de Dieu

Lorsque l'air est traversé par la lumière du soleil, la beauté et la somptuosité de l'univers entier apparaissent, tandis que les yeux de l'homme sont éclairés et que celui-ci trouve sa joie dans le nombre et la variété des couleurs. De même, lorsque nous sommes simples au-dedans de nous-mêmes, et que notre faculté de connaître /1 est éclairée et traversée par le rayonnement de l'Esprit d'intelligence, nous sommes à même de connaître les sublimes propriétés qui se trouvent en Dieu, et qui sont la source de toutes les oeuvres qui s'écoulent de lui.333


Le don de Sagesse

Comprends bien : lorsque l'on retourne au-dedans de soi et que l'on se recueille, l'unité fruitive de Dieu se présente exactement comme une ténèbre sans modes, et comme quelque chose d'insaisissable. Grâce à l'amour et à une intention simple, l'esprit se recueille activement, offrant toute vertu, mais aussi fruitivement, s'offrant lui-même au-delà de toute vertu.334


2.330 La rencontre sans intermédiaire : présentation

Comprends-moi bien : Dieu rayonne sans mesure, d'une clarté insaisissable, au-dedans de nous. Il est ainsi la cause de tous les dons et de toutes les vertus. Or, cette même lumière insaisissable transforme et traverse le penchant fruitif de notre esprit, sans modes, c'est-à-dire avec la lumière insaisissable elle-même. Dans cette lumière, l'esprit s'enfonce au-delà de lui-même, dans un repos fruitif, car le repos est sans modes et sans fond. Connaître ce repos est en outre impossible, sinon par lui-même, c'est-à-dire par le repos même. Car si nous pouvions le connaître et le saisir, il serait alors retombé en deçà, affecté par les modes et les mesures. Il ne serait plus à même de nous contenter, mais tournerait en éternelle inquiétude.335


Notre essence en Dieu et notre essence dans le temps

Cette sortie et cette vie éternelles que nous possédons de toute éternité en Dieu, et que nous sommes sans nous-mêmes, sont l'origine de notre essence créée dans le temps. Celle-ci est suspendue dans l'essence éternelle, et est un avec elle, selon son être essentiel. Cette essence et cette vie éternelles, que nous possédons et que nous sommes dans l'éternelle sagesse de Dieu, sont semblables à lui. En effet, notre essence demeure éternellement dans l'essence divine, sans distinction, et elle s'écoule aussi éternellement au-dehors, par la naissance du Fils, en une altérité qui est distincte selon l'idée /2 éternelle.336


Si je décris et développe toutes ces façons d'agir de Dieu, c'est pour louer son immense sagesse, sa grande miséricorde et libéralité. Il se tourne encore vers chaque homme bon avec un amour particulier, selon qu'il en est digne. La sagesse infinie regarde les désirs amoureux qui se dressent au ciel et sur la terre, et voit comment ils s'écoulent vers la sublime unité, avec forte instance, zèle intime, et avec toutes les puissances rassemblées. L'amour et la libéralité sans fond se déversent alors avec toutes les richesses que Dieu lui-même est, et avec les trésors de ses dons.337


L'unité fruitive des Personnes de la Trinité et de toutes les âmes en elle

Cette lumière simple de l'essence est sans fond, sans mesure et sans mode. Elle embrasse l'unité des Personnes divines, non moins que l'unité des âmes et de toutes les puissances dans l'âme, de sorte que cette lumière simple embrasse, pénètre et éclaire de bout en bout leur penchant naturel vers leur fond et vers la suspension fruitive en Dieu de tous ceux qu'il a unis avec lui dans cette lumière, de sorte que tout devienne une seule unité fruitive de Dieu et de tous les esprits qui aiment. Car tous les esprits s'écoulent ici au-delà d'eux-mêmes dans l'unité fruitive selon le mode divin et avec une lumière sans mesure.338

En effet, dans cette lumière sans modes, en laquelle on s'écoule, l'activité de Dieu et celle de toute créature défaillent. Car dans l'essence de Dieu il n'y a aucune activité ni de Dieu ni d'aucune créature, car les Personnes y sont emportées dans le tourbillon fruitif, chacune selon sa propriété personnelle, alors que, par ailleurs, leur nature étant éternelle, elles ne peuvent pas périr. Tout cela se produit grâce au penchant fruitif vers cette essence sans fond et sans modes. Dieu et tous ceux qui sont unis avec lui, subissent ici la transformation en cette lumière simple. En ce subir, l'âme se rend bien compte que celui qu'elle aime est en train de venir, car, dans l'unité fruitive, elle reçoit davantage qu'elle n'est capable de désirer.339 Et chacun de ceux qui sont unis, reçoit, en ce subir, joie et fruition insaisissables. Leur joie et leur béatitude ne sont cependant pas pareilles, car chacun d'eux se trouve être noble et élevé selon la faim qui est la sienne, selon son impatience et son élévation en vertu. Il reçoit maintenant un bien commun, dont chacun est plus ou moins pénétré et qui déborde en lui selon sa faim et l'impatience qui est la sienne. Il en reste cependant pour tous, car l'opulence sans fond est sans mesure et sans mode.

C'est ainsi que le Christ déborde dans son âme créée, elle qui a reçu plus qu'elle n'était capable de désirer. Car l'âme du Christ est un être créé, et le bien dont il s'agit ici est sans fond. Le divin amour est une propriété sans mesure, capable de désirer et d'aimer selon un mode qui lui aussi est sans mesure. Cette opulence est sans mode et est située dans l'essence de Dieu. Mais les Personnes oeuvrent selon des modes, chacune selon leur être personnel /1, alors qu'elles jouissent dans l'absence de modes, au niveau de l'essence.

C'est là que les Personnes débordent vers l'absence de modes, c'est-à-dire qu'il leur faut subir la clarté abyssale et recevoir davantage qu'elles ne sont capables de désirer, c'est-à-dire selon leur essence. De là vient que tous ceux qui sont traversés et pénétrés jusqu'au bout par cette fruition, s'écoulent au-delà d'eux-mêmes, grâce à cette lumière, dans l'absence de modes. Car cette lumière abyssale, lors de cette fruition, se trouve être sans modes. Lorsqu'ils se sont ainsi écoulés au-delà d'eux-mêmes, dans l'absence de modes, ils sont établis dans cette lumière abyssale, quelque part qui est nulle part /2, c'est-à-dire qu'ils y sont établis comme en une chose insaisissable, ce qui constitue leur joie la plus grande.

1. Pour persoenlijcbeyt.
2. Pour nieuwerincs.

110

Car puisque, grâce à la fruition, ils se sont écoulés au-delà d'eux-mêmes jusqu'à se perdre, et qu'ils ont été établis en Dieu comme en une absence de modes et en une opulence insaisissable, Dieu s'est à présent établi en eux, dans cette même absence de modes. Cette essence sans modes n'est jamais atteinte par des oeuvres, ni par Dieu ni par aucune créature, car elle est la fruition de Dieu et de tous ses saints. Voilà comment Dieu et tous les esprits aimants sont fruitivement suspendus dans l'essence simple de Dieu.340


Dans cette pure simplicité /1 de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni oeuvrer, car elle est un abîme sans modes, qui ne peut jamais être atteint ni saisi par des oeuvres. C'est cela que le Christ demandait dans sa prière : que nous devenions un341, comme lui et son Père sont un, grâce à l'amour fruitif et à l'immersion au-delà, dans la ténèbre sans modes, où toute activité de Dieu ou d'une quelconque créature vient à se perdre et à s'écouler au-delà d'elle-même.


Il est un feu sans mesure, qui transforme et traverse de sa lumière tous les esprits recueillis, dans la grâce et dans la gloire, et qui se sont liquéfiés comme l'or dans la fournaise de l'unité divine. Chacun jouit et savoure selon son état et sa dignité. Ce divin feu brûle cependant sans distinction, même si on y trouve du cuivre, du plomb, du fer, et finalement de l'argent et de l'or et toutes sortes de métaux, fondus ensemble dans le feu insaisissable. Or chaque métal, c'est-à-dire chaque esprit, possède son propre entendement et sentiment, et subit la transformation par l'amour essentiel de Dieu selon sa noblesse et sa dignité, bien que l'amour qui s'écoule soit le même pour tous342


Voilà le clair soleil, qui resplendit et brûle sur la cime de l'âme, attirant l'entendement vers le haut, pour contempler et être éclairé, et donnant de fixer sans défaillir l'éternité. Voilà la source sans fond d'eau vive, qui s'écoule du dedans au dehors, avec sept fleuves principaux qui sont les sept dons, rendant le royaume de l'âme fécond en toute vertu. Ces veines vivantes et bouillonnantes, les esprits sublimes les ont suivies jusque dans le fond vivant d'où cette source prend son origine. C'est là qu'ils se sont écoulés et ont été transportés, en s'écoulant de clarté en clarté, de délices en délices. Car c'est là que tombe une rosée aux gouttes de miel, la rosée des joies inexprimables qui donnent de se liquéfier et de s'écouler dans les délices de la béatitude divine.343


Il a créé l'âme de chacun comme un miroir vivant dans lequel il a imprimé l'image de sa nature. C'est ainsi qu'il vit imprimé avec son image en nous, et nous, imprimés en lui, car notre vie créée est une, sans intermédiaire, avec l'image et avec la vie que nous possédons de toute éternité en Dieu.

La vie que nous possédons en Dieu est, elle, une en Dieu, sans intermédiaire.344


Tous trois nous rendent semblables à Dieu et nous unissent à lui, car la pupille de notre oeil simple est un miroir vivant, fait par Dieu à son image, et dans lequel il a imprimé son image, c'est-à-dire sa divine clarté. Avec elle, il a abondamment rempli le miroir de notre âme, de sorte qu'aucune autre clarté ni image ne pourrait jamais y pénétrer. Cette clarté, cependant, n'est pas un intermédiaire entre nous et Dieu, car elle est cela même que nous voyons, et en même temps la lumière avec laquelle nous voyons, tout en n'étant pas notre oeil qui voit. En effet, alors même que l'image de Dieu se trouve sans intermédiaire dans le miroir de notre âme et lui est unie, l'image n'en est pas pour autant le miroir, car Dieu ne devient pas créature. Mais l'union de l'image dans le miroir est si grande et si noble que l'âme est appelée image de Dieu.345


dans le nu-regard de l'âme, c'est-à-dire dans l'oeil simple qui est toujours ouvert, au-delà de la raison,

1. Ici pour willegb.
2. Certains rattachent ce membre de phrase à la phrase précédente. Dans les deux cas le sens reste obscur.

250

dans le fond de notre intelligence. C'est là que leur apparaît la vérité éternelle remplissant le nu-regard qui est l'oeil simple de notre âme. L'essence, la vie, l'oeuvre de celui-ci est de contempler, de voler et de courir, et de s'élever sans cesse au-delà de notre être de créature, sans regarder ni retourner en arrière.346


C'est pourquoi son toucher et nos élans cachés et intimes constituent l'ultime intermédiaire entre nous et Dieu, là où nous nous unissons avec lui en une rencontre réciproque

252

d'amour. Car la fontaine vivante du Saint-Esprit, où nous nous unissons avec Dieu, possède une veine bouillonnante : le toucher de Dieu.347


En effet, notre Père céleste habite en nous, nous visite avec lui-même, et nous élève au-delà de la raison et de toute considération. Il nous dépouille de toutes les images, et nous attire dans notre origine, là où nous ne trouvons que désert sauvage et nudité sans images, qui correspond sans cesse à l'éternité348.


3.43 L'essence « vivante »

Le troisième point traite de l'essence vivante, où nous sommes un avec Dieu au-delà de toute occupation d'amour, en une fruition éternelle ; c'est-à-dire au-delà de toute activité et passivité' dans un bienheureux désoeuvrement, au-delà de l'union avec Dieu, dans l'unité, là où personne n'est plus capable d'oeu-vrer sinon Dieu seul. Car l'ouvrage de Dieu, c'est lui-même et sa nature. Lorsqu'il est à l'oeuvre, nous sommes désoeuvrés et transformés, un avec lui dans son amour. Mais non

1. Pour Boven werken ende ghedooeghen.

262

pas un dans sa nature, car nous serions alors Dieu et anéantis en nous-mêmes, ce qui est impossible. Nous y sommes au-delà de la raison et sans la raison, dans un clair savoir.349

Nous n'y sentons plus de séparation entre nous et Dieu, car nous y sommes spirés au-delà de nous-mêmes et au-delà de tout ordre, dans son amour. Là on ne réclame plus et on ne désire plus, on ne donne ni ne prend. Là il n'est plus que l'essence désoeuvrée et bienheureuse, qui est la couronne et la récompense, dans l'ordre de l'essence, de toute sainteté et de toute vertu.

Tel fut le désir de Notre doux Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il pria : « Père, je veux que tous ceux que tu m'as donnés soient un comme nous sommes un /1. » Non pas selon tous les modes, car lui est un avec le Père dans sa nature, puisqu'il est Dieu. Il est aussi un avec nous dans notre nature, puisqu'il est homme. Il vit en nous et nous en lui par sa grâce et par nos oeuvres bonnes. Il est ainsi unis avec nous, et nous avec lui. Dans sa grâce, nous aimons et nous fréquentons avec lui notre Père céleste.

1.Cf. Jn17, 11-12.

Dans l'amour et dans les occupations, nous sommes unis avec notre Père céleste, mais non pas un. Car le Père nous aime, et nous l'aimons en retour. Entre le fait d'aimer et celui d'être aimé, nous sentons toujours une séparation et une altérité : telle est la nature de l'amour éternel.

Mais lorsque, au-delà de toutes les occupations d'amour, nous sommes étreints et enlacés avec le Père et le Fils dans l'unité du Saint-Esprit, nous sommes tous un350, comme le Christ, Dieu et homme, est un avec son Père dans l'amour sans fond des deux autres. En ce même amour, nous atteignons notre accomplissement dans une même et éternelle fruition, c'est-à-dire dans l'essence bienheureuse et désoeuvrée, qui ne peut être saisie par aucune créature.

3.44 La sur-essence de la « vie vivante »

De plus, dans notre être désoeuvré, où nous sommes un avec Dieu dans son amour, commencent la contemplation et le sentiment sur-essentiels, qui sont ce qu'il y a de plus élevé à exprimer en paroles : c'est la vie mourante et la mort vivante, mourant à partir de notre essence vers la béatitude suressentielle.

Lorsque, par grâce et Dieu aidant, nous nous gouvernons nous-mêmes jusqu'à être capable de nous dépouiller de toute image, dès que nous le voulons, et cela jusqu'à pénétrer dans notre être désoeuvré, où nous sommes un avec Dieu dans l'abîme sans fond de son amour, cela nous satisfait amplement. Car nous possédons Dieu en nous, et nous sommes bienheureux dans notre essence, grâce à Dieu qui y est à l'oeuvre, avec qui nous sommes un dans l'amour, non pas dans l'essence ni dans la nature. Par ailleurs, nous sommes bienheureux et la béatitude même dans l'essence de Dieu, là où celui-ci jouit de lui-même et de nous tous, dans sa sublime nature. Voilà le noyau de l'amour, caché pour nous dans les ténèbres et une nescience sans fond.

Cette nescience est la lumière inaccessible, qui est l'essence de Dieu et notre sur-essence, et qui n'est essentiel qu'à lui. Car il est sa propre béatitude et fruition de lui-même dans sa nature.

264

Dans sa fruition à lui, nous sommes morts, enfoncés au-delà de nous-mêmes et perdus, cela selon le mode de notre fruition, non selon le mode de notre essence. Car notre amour et son amour sont toujours semblables et un dans la fruition, lorsque son Esprit a absorbé et englouti notre amour en lui-même, dans la fruition et dans une seule béatitude avec lui.351


1. 125 En quoi consiste leur contemplation

La contemplation est un savoir sans modes,

toujours demeurant au-delà de la raison.

Descendre dans la raison, elle ne le peut,

ni raison la rejoindre au-delà d'elle-même.

Absence de modes éclairée est le miroir limpide

dans lequel Dieu brille de son éternelle clarté.

Absence de modes est un sans façon

dans lequel toutes les oeuvres de raison défaillent.

Absence de modes n'est pas Dieu, mais la lumière avec laquelle on voit.

Ceux qui marchent en l'absence de modes, dans la lumière divine,

voient en eux-mêmes une immensité dépeuplée/1.352

1. Ongestichte, proche de Vide, que Surius traduit par Vastitas.

Absence de modes est au-delà de raison, mais non sans elle.

Elle voit toute chose sans s'étonner.

Étonnement est en deçà :

vie de contemplation ignore l'étonnement.

Absence de modes voit, mais ignore quoi ;

c'est au-delà de tout, ni ceci ni cela.353


Il me faut désormais abandonner la rime,

si je veux clairement décrire la contemplation.


1. 2 La vie de contemplation
1. 20 Ses fondements
- rentrer en soi et se recueillir dans la nu-pensée

Si tu veux expérimenter en toi la vie de contemplation, tu te recueilleras au-delà de la vie de tes sens, au plus haut de ta vie intime, ornée de toutes les vertus dont j'ai parlé. Occupe-toi de Dieu en rendant grâces, avec des louanges et avec un éternel respect. Que ta pensée soit nue, dépouillée de toute image sensible. Que ta raison soit ouverte et élevée en amour, jusqu'à la vérité éternelle. Que ton esprit soit à découvert, tel un miroir vivant, pour recevoir l'image éternelle de Dieu.

- pour y accueillir la lumière de Dieu

Regarde : la lumière spirituelle /1 s'y montre, elle que ni sens, ni nature, ni raison, ni étude éclairée sont à même de saisir. Cette lumière nous donne liberté et audace envers Dieu. Elle est plus noble et plus sublime que tout ce que Dieu a créé dans la nature. Car elle est la perfection de la nature et l'intermédiaire éclairé entre nous et Dieu. Notre pensée nue et dépouillée de toute image est le miroir vivant dans lequel brille cette lumière.354

1. Ici pour Verstendich.

Dans cette lumière, l'Esprit de notre Seigneur parle au coeur béant et aimant : « Je suis à toi, et tu es à moi. J'habite en toi et tu vis en moi ». Lorsque se rencontrent la lumière et l'attouchement, la joie et les délices de l'âme et du corps sont si intenses dans le coeur élevé, que l'homme ne sait pas ce qui lui arrive ni comment il pourra le supporter. C'est ce qu'on appelle le « Jubilus », que personne ne peut traduire en paroles ni connaître, hormis celui qui le ressent. Ce « Jubilus » vit dans un coeur qui aime, et qui est ouvert à Dieu et fermé à toutes les créatures. De là provient la « Jubilatio », c'est-à-dire un attachement sensible du coeur, une flamme ardente jointe à la dévotion, à l'action de grâces, à la louange et à un éternel respect pour Dieu. Par contre, celui qui ressent cette douceur, qui s'en réjouit et y cherche sa satisfaction, sans remercier ni louer Dieu, se trompe du tout au tout.355

40

Tel est le premier mode et le plus humble, selon lequel Dieu se montre dans une vie de contemplation. Et voici maintenant un exemple concret que je donne à l'intention de ceux qui ne ressentent pas cela. Prends un miroir qui est creux à l'intérieur comme une assiette. Dépose dans le miroir des matériaux secs et inflammables, et oriente le creux du miroir vers les rayons du soleil. Le matériau sec s'enflammera et prendra feu grâce à la chaleur du soleil et l'aspect concave du miroir. C'est ce qui se passe dans ton recueillement. Si ton coeur est vivant et béant, respectueusement élevé vers Dieu, la lumière de sa grâce brille dans le coeur ouvert et béant, purifie la conscience et brûle tous les défauts qui sont dans l'homme, par le feu de l'amour de Dieu.356


1.34 Le mode de l'union dans le nu-amour

Le quatrième mode357 est ainsi un état de désoeuvrement, uni à Dieu dans le nu-amour et dans la lumière divine, dégagé et désaffecté de toute occupation d'amour, au-delà des oeuvres, subissant /6 un amour simple et sans

1. Cf. Rm 8, 14.
2. Cf. Col 3, 3.
3. Avant de l'avoir annoncé explicitement, l'auteur décrit déjà ici le quatrième mode.
4. Ici pour Overformt.
5. Au lieu de Es, nous lisons ghevoelt hem, avec le mss D et Surius.
6. Au sommet de l'expérience mystique, Ruusbroec décrit ici un moment de passivité totale, mais qui ne pourra jamais dispenser des oeuvres des vertus par ailleurs.

51

plis /1, qui consume et anéantit en lui-même l'esprit de l'homme, de façon à le faire s'oublier, ne connaissant plus ni soi-même, ni Dieu, ni aucune créature, mais seulement l'amour qu'il savoure et ressent et qui s'est installé en lui dans le désoeuvrement simple.


- Dans la vie intime de désir

De même, lorsque le désir libre et élevé, détaché et vide de toute créature, est fermé au monde et ouvert à Dieu et à ses dons, le soleil de la grâce pénètre dans le coeur ouvert et élevé, qui désire Dieu et toutes les vertus. Les puissances de l'âme se réjouissent alors lorsqu'elles ressentent à nouveau la grâce de Dieu. Car à l'âme élevée, Dieu se montre tel qu'il est dans sa nature, c'est-à-dire nu et dégagé de toute image, sans forme ni mode, sans mesure et sans fond. Il est ainsi objet pour un désir élevé et pour une âme vide.358


Car lorsque Dieu se révèle et qu'il s'y montre à nous, la raison de l'âme est comme l'oeil de la chauve-souris qui est aveuglé par la lumière du soleil. C'est là que commencent l'esprit qui aime et la vie vivante de l'âme qui sans cesse adhère à Dieu avec amour. Cet esprit ressemble à l'aigle noble qui, sans reculer, contemple et fixe du regard la clarté du soleil.

C'est ainsi que se comporte l'oeil parfaitement simple/1 de l'esprit aimant, lorsqu'il reçoit au-dedans de lui le rayonnement de la clarté de Dieu, au-delà de la raison et sans intermédiaire. Le Père des cieux s'y adresse de la sorte à l'esprit aimant : « Ouvre largement ton oeil simple et regarde qui je suis : essence, vie, sagesse, vérité, béatitude éternelle, amour sans commencement. Je te rends libre ; reste avec moi ; perds-toi en moi et tu te trouveras en moi, et moi en toi, en même temps que tous les esprits aimants qui sont élevés avec toi et unis en moi. Sois libre en toi, et liberté en moi. Sois bienheureuse en toi, et béatitude en moi. Je te donne une connaissance simple et claire de moi en toi359


- En se revêtant de la tunique sans couture du Christ

Le Christ est encore orné et revêtu d'une tunique entièrement tissée sans couture. Par elle nous comprenons ses deux natures, divine et humaine. Cette tunique n'appartient qu'à lui du fait de sa nature, qu'il a reçue de son Père et de sa mère. À nous, elle appartient par grâce, si nous sommes ses disciples et unis à lui par la foi chrétienne et la charité, et y persévérant jusqu'à la mort. C'est ainsi que nous sommes revêtus de lui. On ne peut ni déchirer ni partager cette noble tunique, car tous nous sommes ses membres vivants, lui étant notre tête. Cette tunique a été tirée au sort en notre faveur, grâce à la sainte chrétienté. Nous sommes ainsi tous revêtus d'un vêtement unique qui est le Christ.

C'est ainsi que nous pouvons voir, connaître et aimer, goûter et ressentir, avec un esprit joyeux, l'éternelle charité et les glorieuses occupations qui existent entre Dieu et l'âme noble de notre Seigneur Jésus-Christ. Voilà la beauté de la tunique dont nous sommes revêtus pour une gloire éternelle avec Dieu. Voilà la joie et l'allégresse insaisissables360


Il nous aime, et nous l'aimons en retour. Il est un avec nous dans l'amour, et nous sommes un avec lui et avec tous ses bien-aimés en grâce et en gloire361.


Il est la perle précieuse : celui qui le cherche et qui le trouve, vend tout ce qu'il possède pour acheter cette pierre noble à laquelle rien de ce qui a été créé n'équivaut. Le trésor de la sagesse est caché au monde, dans le champ de la vie spirituelle, mais le marchand sage, qui a trouvé le trésor, vend dans la joie tout ce qu'il possède et tout ce qu'il pourrait posséder en ce temps-ci, pour acheter le champ de la vie spirituelle, dans lequel est caché le trésor des richesses divines, comme cela a été montré à son esprit.362


3. 7 Conclusion de la partie consacrée aux astres : Petit Traité du renoncement à la volonté propre

Dieu a créé l'âme raisonnable entre la vie naturelle et celle de la grâce. Cette âme est en rapport avec les sens qui sont au-dessous d'elle, avec la raison qui est en elle ; et elle est spirituelle au-delà d'elle-même. Mais ces trois éléments constituent une seule vie dans l'homme, de par sa nature. À cette âme raisonnable, Dieu a donné en mains une balance, en laquelle il s'est déposé lui-même et tout ce qu'il a créé. Il réclame et ordonne à notre raison et à notre puissance d'aimer, de peser toutes choses avec précision, selon ce qu'elles valent, et de choisir ensuite ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire lui-même. Même la raison naturelle atteste que c'est ainsi que nous devons faire, car tous, nous penchons toujours naturellement dans le sens de ce que nous croyons être meilleur.

Prête maintenant vivante et fervente attention à ce qui suit, car nous en avons besoin. Dieu nous a regardés et connus, de toute éternité, dans sa sagesse, et il veut que nous aussi, nous ouvrions nos yeux intérieurs pour le regarder en une simplicité sans feinte. Il nous a appelés de toute éternité, et il veut que nous dressions nos oreilles intérieures pour écouter sa grâce qui nous parle au-dedans. Il nous a choisis de toute éternité, et il veut que nous le choisissions de préférence à

210

toute créature. Il nous aime, et il nous a aimés de toute éternité, et il nous ordonne de l'aimer en retour éternellement — ce qui n'est que justice363. Lorsque le bien-aimé est uni à la bien-aimée, les deux côtés de la balance sont à l'horizontale et se tiennent en équilibre. L'amour est éternel. Il a son origine en Dieu, touche notre esprit et réclame de nous un amour en retour. C'est ainsi que l'on s'occupe d'amour entre Dieu et nous, comme un anneau d'or qui n'a ni début ni fin. Notre amour commence en Dieu, et en lui il s'accomplit. Dieu se donne lui-même dans notre esprit, et nous nous donnons en retour dans son Esprit. C'est alors que la balance de l'amour ne bouge plus, et que nous portons l'image de Dieu dans notre esprit. Nous vivons ainsi avec Dieu, tournés vers Dieu, en Dieu et un avec lui. Nous sommes alors des marchands sages. Car nous nous sommes dépouillés de tout ce que nous sommes pour tout ce qu'il est, et nous nous sommes établis en tout ce que nous sommes en nous établissant en tout ce qu'il est, nous acquérant nous-mêmes en lui. C'est alors que nous sommes des fils qui portons en notre esprit l' image de Dieu pour laquelle nous avons été faits. Une telle vie est au-delà de toute ordonnance, au-delà de la raison et des sens. Nous y sommes un avec Dieu, sans rien perdre ni rien gagner.364


Nous serons un avec sa libre volonté, afin de vivre sans soucis ni préoccupations. Avec lui, nous donnerons et nous prendrons, nous agirons et nous omettrons d'agir, nous aimerons et nous haïrons : nous sommes ainsi unis avec lui dans la liberté, et une seule volonté avec lui. Nous préférerons croire et espérer en lui, et lui faire confiance, plutôt que d'être sûrs de la vie éternelle. Nous choisirons librement de le servir, de le remercier et de le louer éternellement, comme le font les anges et les saints : voilà la vie éternelle.365

Nous serons tellement dépouillés de nous-mêmes et de notre volonté propre, étant morts dans sa libre volonté à lui, que, quoi qu'il fasse avec nous en ce temps-ci ou dans l'éternité, cela sera notre plus grande joie. Il nous ordonne de l'aimer éternellement, mais non pas de choisir une récompense366.


Mais depuis que les prélats et les prêtres se mettent en valeur et se complaisent en eux-mêmes, grâce aux richesses et aux honneurs qu'on leur accorde, et qu'ils méprisent Dieu et son service, c'est Satan qui règne au-dessus d'eux. Car ils sont devenus orgueilleux, avares et cupides, et sans pitié pour leurs sujets, comme je l'ai rappelé plus haut. Ils achetèrent et vendirent l'héritage du Christ, comme cela se passe encore aujourd'hui. La simonie règne partout : évêchés, abbayes et riches dignités doivent être achetés. L'argent et l'or ont grand pouvoir, par les temps qui courent. Le denier est plus puissant que Dieu, que le droit, que la grâce, et plus puissant que les commandements de Dieu.367


- Leur désœuvrement

Les fils légitimes de Dieu, qui sont nés de Dieu, ne commettent d'injustice envers personne. Ils sont intègres, souffrent et supportent tout ce qu'on leur inflige. Ils prient et intercèdent pour leurs ennemis et pour le salut de tous les hommes. C'est ainsi qu'ils vivent en paix et en repos avec Dieu, dans le temps et l'éternité. Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes dans la volonté même de Dieu, et qui sont morts à tout ce qui leur est propre dans la très chère volonté de Dieu, ont trouvé en lui vie éternelle et béatitude sans fin. Ils sont élevés au-delà de tout ce qui les détournerait de Dieu ou les tournerait vers lui, au-delà de toute vertu et de toute occupation d'amour, dans un désoeuvrement sans images. C'est là qu'ils ont reçu l'opulence sans fond et une liberté sans contrainte, de sorte qu'ils sont en mesure de sortir d'eux-mêmes vers toute oeuvre bonne, de se recueillir en eux-mêmes en toute vertu et occupation d'amour, pour y demeurer, habitant au-dedans, immobiles, affermis avec Dieu, en unité d'amour que personne ne peut leur enlever.368 Car ils habitent en Dieu, et Dieu habite en eux, de sorte qu'ils sont assurés de la vie éternelle.


Dieu donne ensuite à tous les hommes son commandement de s'aimer les uns les autres et de cultiver entre eux la fidélité et la justice. Cette loi et ce précepte ont leur commencement en Dieu et demeurent éternellement. Ceux qui, dès le commencement /1, ont aimé, honoré et adoré Dieu, ont été établis dans la béatitude éternelle qu'ils ont expérimentée.369


Jouir de Dieu, c'est Dieu qui s'écoule en nous, et nous qui nous nous écoulons au-delà, en lui370.


Alors il s'écria d'une voix forte : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » À ce moment, il vit dans son esprit tout ce que Dieu avait prévu et ordonné à son sujet de toute éternité, et tout ce que les prophètes avaient prédit en rendant témoignage sur lui, depuis le commencement du monde. Il s'en porta garant en affirmant avec un esprit tout joyeux : « Tout est accompli ».371


voie d'un recueillement qui permet de livrer à Dieu l'entendement dépouillé de toute image. Mais celui-ci va de pair à la fois avec une descente et une montée. Une descente, pour imiter et accompagner l'abaissement du Christ, jusque dans une « profondeur sans fond, insondable à jamais », en nous soumettant humblement à tout ce que Dieu permettra qui nous arrive. Puis une montée, « à partir de cette bassesse profonde », qui permettra d'aimer Dieu « dans la hauteur suprême », pour y « défaillir (encore une fois) dans ses oeuvres » et ses efforts, et ainsi faire place à l'union elle-même, « cédant à la fruition », au-delà de tout ouvrage. « Là-haut règne un silence éternel, dans notre sur-essence. Aucune parole n'y est prononcée, dans l'unité des Personnes ».372


Pour ce faire, il nous faut nous recueillir au-dedans de nous-mêmes et livrer notre nu-entendement, désaffecté de toute image, à la vérité insaisissable de Dieu. Nous expérimenterons ainsi son image en nous, et le reflet de notre image en celle-ci, et nous serons un avec elle. C'est là la voix la plus claire avec laquelle nous pouvons appeler le Fils de Dieu au-dedans de nous, pour être établis avec lui dans son héritage et dans le nôtre.

Parés de cet honneur élevé, nous retournerons à nous-mêmes et nous nous inclinerons devant la bonté toute-puissante de Dieu en nous anéantissant nous-mêmes et en supportant de souffrir tout ce que Dieu permettra qu'il nous advienne dans le temps et dans l'éternité373.


Là-haut règne un silence éternel dans

304

notre sur-essence. Aucune parole n'y est prononcée, dans l'unité des Personnes.

Personne ne peut y pénétrer sans amour et sans juste occupation de vertu. C'est pourquoi ils se trompent ceux qui parlent de leur faux désoeuvrement374.


Car, aussi longtemps que quelqu'un n'a pas dépassé la quarantaine, il demeure très versatile, impressionnable et inconstant de nature, et, sans le savoir, il recherche confort, saveur et volupté dans ses occupations qui se trouvent ainsi mêlées de naturel. Pensant nourrir son esprit et une vie sainte, il nourrit son amour-propre /1 et sa nu-nature. C'est pourquoi saint Grégoire note que les prêtres de la Loi ancienne travaillaient et servaient dans le Temple jusqu'à l'âge de cinquante ans, pour être ensuite gardiens du Tabernacle /2, car le naturel s'était alors refroidi et diminuait chez eux. Ils en étaient ainsi mûrs et apaisés au-dedans d'eux-mêmes, grâce à des oeuvres bonnes prolongées. Dans la Loi juive, on laissait la terre en repos, la cinquantième année, et toute dette était remise, tous les prisonniers étaient libérés, et tous les esclaves, libres de naissance, étaient libérés. Chacun retournait à la terre qui était la sienne ou qui avait été celle de ses ancêtres. Voilà ce que je veux dire : lorsque nous recevons en nous la naissance de Jésus-Christ, nous commençons à vivre. Il nous faut ensuite servir, travailler et peiner dans le Temple de Dieu — c'est-à-dire au-dedans de nous-mêmes — avec la pénitence et avec de saintes occupations aussi longtemps qu'avec l'aide de Dieu nous chassons et surmontons

1. Pour Eyghenbeit sijns selfs.
2. Dialogues II, Vie de saint Benoit, 2 ; PL 66, 132. 134. Cf. Nb 8, 23-25.

notre vie mondaine de péché, et tout ce qui est contraire à Dieu et à la vertu, en paroles, en oeuvres et en toutes nos occupations. Et cela, afin que l'amour devienne tellement puissant en nous qu'il puisse nous élever dans cette hauteur suprême qu'il est lui-même. Sa bonté s'écoulera alors au travers de notre intériorité tout entière et la remplira avec d'autant plus de délices et de joie que notre terre sera vide et au repos. Car notre homme extérieur se tiendra alors désoeuvré et vide de toute occupation. Nous serons alors âgés de cinquante ans375


Une phrase semble caractériser ce jeu du bonheur, mais qui résume aussi tout le parcours spirituel que Ruusbroec propose partout à ses lecteurs : « Avec amour, nous saisirons l'amour, et nous serons saisis par lui »376.


Dans notre corps glorieux, nous posséderons une âme vivante, ornée de toutes les vertus. Nos corps seront sept fois plus lumineux que le soleil, ils seront transparents comme le cristal ou le verre, et à tel point impassibles que tout le feu de l'enfer et tous les glaives qui ont jamais été fabriqués ne pourront le moins du monde nous blesser ou nous faire tort. Nos corps seront aussi agiles que la lumière : là où l'âme souhaitera être, elle y entraînera le corps en un clin d'oeil ; et aussi très subtils : même un mur de métal d'une épaisseur de cent milles, les corps le traverseront comme la lumière du soleil traverse le verre.377


des paillassons à l'usage des diables et des damnés. Car l'enfer est la prison de la justice de Dieu, où tout sera vengé selon un juste jugement. Une flamme ardente, tel de l'argent ou de l'or incandescent, ou tel du métal fondu, sera répandue de part en part dans les coeurs avides et avares, et les remplira entièrement. Ils en viendront à souhaiter la mort, ce qui ne peut plus leur arriver. Entre eux règneront la haine et la jalousie, de chacun pour l'autre, plus grandes qu'il n'en fut jamais sur terre. Ils doivent cependant rester éternellement groupés, comme un élément unique, bouillis dans la même marmite. Il y aura des colères furieuses et de l'exaspération, comme s'ils étaient des chiens enragés et que chacun voulait dévorer et croquer l'autre378.


L' OCCUPATTON D'AMOUR, C'EST RÉPUDIER, QUITTER, MÉPRISER ET HAÏR TOUT CE QUI EST PROVISOIRE ET PÉRISSABLE, DANS LA MESURE OÙ CELA CONSTITUE UN INTERMÉDIAIRE OU UN OBSTACLE AUX VERTUS ET À L'OCCUPATION D'AMOUR.379


SOIS TOUT ENTIÈRE À LUI, CONFIE-TOI TOTALEMENT À LUI, ET TU EXPÉRIMENTERAS EN TON ESPRIT LA VRAIE LIBERTÉ, CELLE QUI CONSISTE ÊTRE UNIE À LUI PAR AMOUR, AU-DELÀ DE TOUTES LES OCCUPATIONS DES VERTUS, DANS LE TÉMOIGNAGE QUE REND L'ESPRIT À TON ESPRIT QUE TU ES LA FILLE CHOISIE DE DIEU380


C'EST LE PLUS GRAND DOMMAGE QUE JE CONNAISSE, PARTOUT DANS LE MONDE PARMI LES PERSONNES QUI DEVRAIENT ÊTRE SPIRITUELLES : TOUTES VEULENT AVOIR COMMERCE AVEC QUELQU'UN381.


C'EST POUR CETTE RAISON QUE JEAN, LE BAPTISTE DU SEIGNEUR, BIEN QU'IL EÛT ÉTÉ SANCTIFIÉ DÈS LE SEIN DE SA MÈRE, QUITTA SON PÈRE, SA MÈRE ET LE SACERDOCE PATERNEL QUI LUI REVENAIT DE DROIT, AVEC

338

TOUS LES HONNEURS ET RICHESSES DU MONDE, ET S'ENFUIT AU DÉSERT AFIN DE NE PAS ÊTRE ATTIRÉ PAR LES CRÉATURES. LUI-MÊME, D'AILLEURS, N'ATTIRAIT PERSONNE À LUI, MAIS IL ORIENTAIT VERS DIEU382


ILS S'AIMENT EN DIEU, CAR ILS SONT UN PAR L'AMOUR, DANS LE CHRIST ET AVEC TOUS LES SAINTS, ENLACÉS AVEC DIEU EN ÉTERNELLE BÉATITUDE. C'ÉTAIT LÀ CE QUE LE CHRIST VISAIT LORSQU'IL S'ADRESSA AINSI À SON PÈRE : « JE VEUX QU'ILS SOIENT UN COMME NOUS SOMMES UN /1 », A SAVOIR EN UNITÉ D'AMOUR.

ILS S'AIMENT AUSSI EUX-MÊMES ET TOUTES LES CRÉATURES POUR DIEU383,


MAIS LORSQUE LES AUTRES S'EN APERÇOIVENT, CEUX-LÀ ORGANISENT LEUR PROPRE PARTI, DE SORTE QUE LA CHARITÉ ENTRE FRÈRES, DANS UN TEL COUVENT, SE TROUVE AINSI DÉTRUITE ET COMPROMISE. CE QUI EST PRÉCONISÉ PAR UN PARTI EST COMBATTU PAR L'AUTRE384


CE QUI TRANSFORME LE COUVENT EN DOMAINE DES DÉMONS. COMME AUCUN DES DEUX PARTIS NE VEUT TOLÉRER OU SUPPORTER L'AUTRE, IL S'ENSUIT QUE LES DIABLES RÈGNENT DES DEUX CÔTÉS. SI UN MEMBRE D'UN PARTI TOUCHE UN MEMBRE DU PARTI ADVERSE, TOUS LES MEMBRES SE METTENT EN MOUVEMENT, CAR, TELS DES CHAUVES-SOURIS QU'AVEUGLE IA LUMIÈRE, ILS SONT SUSPENDUS LES UNS AUX AUTRES385.


Tellement grande fut l'humilité du même Seigneur Jésus, qu'il se choisit la mort la plus ignominieuse parmi toutes celles que l'on pourrait se figurer : émettre son dernier soupir, suspendu à une croix au milieu de deux brigands386.


LE PÈRE PARLE UNE TROISIÈME FOIS DANS LA MI-PENSÉE, DÉGAGÉE DE TOUTE IMAGE387 : « REGARDE-MOI, VOILÀ QUE JE TE DONNE MA LUMIÈRE. REGARDE-MOI, CE QUE JE SUIS EN MOI-MÊME, AU-DELÀ DE TOUS CES NOMS QUI PEUVENT ÊTRE EXPRIMÉS EN PAROLES. CAR DANS LA LUMIÈRE CRÉÉE DE MA GRÂCE JE TE MONTRE MA LUMIÈRE INCRÉÉE, CELLE QUE JE SUIS MOI-MÊME. DANS TA VISÉE ÉCLAIRÉE TU POURRAS ME VOIR AUTANT DE FOIS QUE TU LE VOUDRAS ». VOICI LE TROISIÈME ARTICLE DU PREMIER MODE DE LA VIE QUI CONTEMPLE.

VOICI MAINTENANT LE PREMIER POINT DU DEUXIÈME MODE QUI EST UN ÉCOULEMENT DE LA SAGESSE DE DIEU. LE PÈRE Y DIT : « VOICI QUE JE TE DONNE, DANS TA RAISON ÉCLAIRÉE, MA SAGESSE, C'EST-A-DIRE MON FILS, QUI T'ENSEIGNERA TOUTE VÉRITÉ ». CELUI-CI PARLE À IA PUISSANCE D'AIMER DE L'ÂME : « DE TOUTE ÉTERNITÉ JE T'AI AIMÉE, ET JE T'AIME ENCORE MAINTENANT. TOI, AIME-MOI DONC EN RETOUR ».388


LE TROISIÈME POINT EST D'ÊTRE UN AVEC DIEU DANS L'AMOUR ET DANS LA FRUITION, LORSQUE L'AMOUR DE DIEU NOUS A CONSUMÉS ET ANÉANTIS, CAR L'ESPRIT DE DIEU EST COMME UN GOUFFRE SANS ORIFICE QUI CONSUME, CALCINE ET ENGLOUTIT DANS SON ABÎME TOUS LES ESPRITS QUI AIMENT. CE POINT NOUS REND PARFAITS SELON IA TRÈS CHÈRE VOLONTÉ DE DIEU, EN CE TEMPS-CI ET POUR L'ÉTERNITÉ389.


TA DEMEURE SE TROUVE AU-DELÀ DE TOUT CE QUI POURRAIT ÉMOUVOIR L'ESPRIT390.


TA DEMEURE SE TROUVE AU-DELÀ DE TOUT CE QUI POURRAIT ÉMOUVOIR L'ESPRIT391.


SOIS PATIENTE EN TOUTE SOUFFRANCE ET ABANDONNE TA VOLONTÉ SOUS LA VOLONTÉ DE DIEU. LE CHRIST VIVRA AINSI EN TOI AVEC SA CONSOLATION, IL SOUFFRIRA AVEC TOI ET T'AIDERA À PORTER TOUT TON FARDEAU, CAR IL EST PUISSANT. PERSONNE NE POURRA TE CHARGER AU-DELÀ DE CE QUE TU PEUX PORTER392.


MÉPRISE-TOI TOI-MÊME ET ESTIME-TOI ET TOUTES TES OUVRES POUR PEU DE CHOSE. SOIS HUMBLE ET ABAISSE-TOI DEVANT LA SUBLIME MAJESTÉ DE TON PÈRE DU CIEL QUI N'ACCUEILLE PERSONNE SINON L'HOMME HUMBLE. SOIS VRAIE ET SANS HYPOCRISIE DEVANT LA VÉRITÉ ET LA SAGESSE ÉTERNELLES DE DIEU, C'EST-À-DIRE DEVANT LE FILS DE NOTRE PÈRE CÉLESTE, QUI NE RECONNAÎT ET NE REÇOIT DANS SON ROYAUME QUE L'HOMME SIMPLE, SANS COMPLICATION ET VRAI. OUVRE-TOI AU-DEDANS, ÂME ET TOUTES TES PUISSANCES, POUR LA BONTÉ IMMENSE DE DIEU, C'EST-À-DIRE POUR LE SAINT-ESPRIT, L'AMOUR DU PÈRE ET DU FILS, LA SOURCE VIVANTE D'UNE OPULENCE SANS FOND, QUI S'ÉCOULERA EN TOI ET DÉBORDERA DE TOI AVEC LUI-MÊME ET AVEC TOUS SES DONS. LA JOIE Y EST GRANDE ET LA VIE Y IGNORE LA MORT. IL DEMEURERA ET HABITERA AVEC TOI, ET TOI AVEC LUI, ÉTERNELLEMENT, SANS FIN.393


AIME-TOI TOI-MÊME POUR DIEU394, POUR SON SERVICE ET SA LOUANGE




Notes de lectures de l’Opera omnia

‘Corpus Christianorum’, Brepols, dix tomes CI à CX


Relevé en vue d’un florilège anglais.

Il a précédé le relevé français précédent :


1 CI Little bk enlightment = Boecsken der Verclaringh

INTRO

17 Life and works of R. 1293-1381 = 88 ans ! Troubled period

19 ‘Without Holy scripture, priests, bishops and religious, Christianity would have disappeared long ago. Everyone would be supposed to act according to his own whim and fancy : as many ways as heads ! R II, 298 ‘so deviant and continues to depart from its first beginnings. Etc 20 and diagnosis ‘total lack of personal spiritual life.

21 1343 leaves Brussels à 50 ans 1350 Rule of St Augustine

Clara Margareta van Meerbeke monastery Brussels – brother Gerard m. in Herne (Cartusians) 7 kms from Groenendaal – G Groote – relations Rhineland, Strasbourg, Basel

24 The « Boecsken der Verclaringhe » ~1362 trois jours à Herne 7 kms

25 clarifie premier ouvrage Dat rijcke dont : ’they possess God … they are one without distinction. In this plain simplicity of the divine essence there is neither knowledge nor desire nor activity … Christ prayed that we should become one as He and His Father are one … darkess without mode...’ - persisting difficulties : Cartusians ‘shocked’ by ‘without distinction’ [propre à l’expérience mystique, mais si elle n’est pas vécue, la verbalisation est dangereuse ; v. citation brother Gerard]

26 d’où ‘apology’ - suit la ‘construction of the Boecsken’.

27 ‘If the distinction between God and man is so strictly and irrevocably fixed as the current ontology holds, then can ‘’being one spirit with God’’ (1 Cor. 6,17) ever be a reality ?’ not speculative question , but an existential ‘’all or nothing’’. For what is a mystic but precisely someone who has experienced the realisation of 28 the evangelical promise of oneness ? The indwelling of God...’

28 ‘if scolastic ontology should have the last word, then mysticism can be no serious matter : the mystic’s unitive experience is doomed to being a dubious phenomenon… response radical … mystic know more than they (philosophers and theologians)

30 ‘He [fr Gerard] does not se that this language-sensitive mystic, who does not presnet a philosophy bue an experience...

34 [un entre-deux??]

36 Where all mediation is simply omtted, every real object also disappears, and certainly every transcendance. > phenomenology. Only if the unitive experience includes a moment of continual renewal… > expérience incomplète > idolatry [mais l’Amour?] ‘essential love’ apparaît … fin p.39 ! Pour être ensuite oublié au profit de Dieu et de la ‘beatitude’...jusqu’au dernier § p.42 ‘active love-game’

43 The edition

52 (trop) brève ‘Note on the English translation’ non signée en bas de dernière p. d’introduction 52.

signalés par Guido de Baere p.12 : Miss Ph.Crowley and Dr H.Rolfson

BOECSKEN – LITTLE BOOK OF ENLIGHTENMENT

106 «The prophet Samuel… Saul…

108 x ‘humble little woman of Canaan’

110 ‘united with God by intermediary, and again without intermediary, and thirdly without difference or distinction.

114 ‘some are so insane as to state that the Persons will disappear into the Divinity ; and that, there, nothing else will remain in eternity but the essentiel substance of Divinity

>think themselves above the law …. fall into despair … devil’s messengers

124 heavenly health … dark misery … feels himself to be nothing but a poor sinner

126 He must therefore abandon his own self-will into God’s free will and let God act

130 union is without intermediary, because the iron is within the fire and the fire within the iron

… experience love with love

132 no other intermediary between him and God than his enlightened reason and his active love … capable of knowing all creatures … if only God wants

144 naked understanding is penetrated with eternal clarity as the air is penetrated by the light of the sun

146 unity without difference … above reason and without reason … bottomles unknowing

150 prayed … that all His beloved should be brought to perfect unity

154 penetrated by divine truth and established in imageless freedom

158 fin


2 CII VII Sloten = Seven enclosures

> Margareta van Meerbeke (Clare)

SEVEN ENCLOSURES

100 Dear sister, above all things / May God be your intention and your love./ Take the lowest place…

102 Wisdom of God chose to serve poor slaves and sinners … greatest honor

112 offer yourself … just as He himself did when He died

116 one spirit and one love with

118 love cannot rest idle – Four modes : God, disdain of ourselves, charity, between time eternity

130 care of sick … poor pilgrim

152 first enclosure : grace, in love freely-given

154 second e : reason above senses

156 third e : grace and affection of our LordDie geestelike brulocht = Espousals … (asks) complete return of affection

158 fourth e : unite our will with God – ascent inebriated, modeless

160 fifth e : contemplative life raised up in eternal love – x to bare emptiness and imagelessness

164 sixth e : love in love, one spirit and one life

we are continually born … ceaselessly renewed … in greater likeness

168 seventh e : quieted rest in inactivity … eternal satiety

we must rest and celebrate

170/2 Three lives : corporelle, spirituelle, divine above ourselves

...nothing other than contemplating and gazing and cleaving to God in denuded love, savoring and enjoying and melting in love – and always renewing this. … above reason activities in naked vivion … undergo the inworking of God … as the air is enlightened by the sun’s light and as iron is permeated by … fire. So we are transformed and penetrated from splendor to splendor

174 For God is a common food and a common good, which each savors according to the nobility of his life, of his desire

182 ...the more she gives and receives, the more she longs to give and to receive … all that she receives, compared to what she still lacks, is little, and in her experience, as nothing.

186 ...the fountain of God’s goodness and richness has overflowed everything : each has received more than he can desire. This is the first divine mode… (et toute la suite dont je n’ai pas expérience)

198 critique des monastères

212 green hue

216 book written in gold

220 fin


3 Die geestelike brulocht = Espousals

INTRO

deuxième traité écrit à Bruxelles ~1335

15 3 voies ? Plutôt : ‘...the man of prayer begins from the top. From the very beginning of his conversion, he can already be enlightened. After that, he must actualize these sudden gifts on all levels of his person…

16 ...no wish for the reader to learn something from him, but to recognize something…

17 ...a gift which a person gradually actualizes : « beginning and end »

bridal/essential o affective/speculative no hold

21 ...the « essential » basis of man is ceaseless relationship with God … man spirit’s is « naturally united with God ».

23 humans as Mirror … True seeing is not a looking at something … rather a meeting

« image » is … a substantial existence in the « mirror » ...the impress (indrucken)

24 ...the « mirror » … exists only so far as it continuously allows the image to be imprinted in itself by the Image

25 R. does not separate « natural » and « supernatural »

26 …. 43 mss etc.…145

THE SPIRITUAL ESPOUSALS

150 ...human nature is the bride whom God has made to the image and likeness ofHimself

162 Prevenient grace moves a person either from without or from within. From without : by sickness or by loss of external goods, of family or of friends ; or by public disgrace … 166 If a person does what he can, and if he can do no more … then there comes the higher light of God’s grace, jus like a flash of sunlight … God gives Himself … secret inworking … 168 free conversion … charity is a love-bond between God and the loving soul. … one cannot exist without the other for any length of time … 170 = « see ».

172 The reason … his incomprehensible love … 174 and the created love which is called charity

pags sv. 190 (is) First coming entirely past :Christ humility charity suffering in patience passion.

Second coming …

198 Third coming ...in the hour of death [tout ceci d’intérêt moyen]

220 renunciation of own will ...patience mercifulness compassion generosity giving

244 ...person should… [tout ceci d’intérêt moyen]

266 sublime nature of God is a simple unity ...we should…

276 ...God is incomprehensible and unknowable… cit . ‘Come down qhickly, for today I must dwell in thy house’ … ‘flowing down with longing and with love into the abyss of the Godhead’

290 unities

292 When the vessel is ready, noble liquor is poured into it. Ther is no vessel more noble than the loving soul, nor drink more beneficial than the grace of God 

298 grace flows from within … undisturbed ...in inward practice

306 The sun shines on the highlands … produces an earlier summer and many good fruits and strong wine and a land full of joy.

310 Out of this unity comes inner practice. … felt fire of love

318 desire … sun rises, it draws the humidity out of the earth … fuit mature

326 blissfulness … a divine embrace in affective love … more than all than earth can provide

338 wishes to pass beyond all … to find Him

342 wounded by love … impetuosity (on peut en mourir)

364 (automne) finds himself poor, miserable, forsaken.

(description des troubles de la nuit)

400 given graces : simplicity, unity

416 Now a person established in the bond of love should remain dwelling in the unity of his spirit ; and he should go out with enlightened reason and with abundant charity… first mode is towards God … second towards sinners … third purgatory fourth towards himself and good people

418 God is a flowing, ebbing sea, which flows without cease into all His beloved…

420 ...all spirits gather together without cease and form one burning flame in love …

426 ...mediator between God and all people … totally inwards … genuine spiritual life

(Christ gives us… - a fountain … living vein)

456 to enjoy God without intermediary

460 hunger … always renewed … here no more separation

464 God’s touch and our love’s craving become one single love … the life of heaven

474 undergoes without cease the impress of its eternal image, just like an untarnished mirror in which the image is constantly dwelling ...knowledge is renewed with new brightness. … And were the creature ever to part from God, it would fall into a pure nothingness.

484 one constantly is growing into a higher life … sublime birth with unity

512 has created them all … to enrich them above nature

(toute la suite est un élan de reconnaissance)

522 ...wishes to savor the whole abyss totally, and in the storm of love to travel

534 (quatre modes)

548 against gluttony, spiritual pride 550 self-will 558 perverse people

566 like damned spirits

574 limpidity above all our understanding

582 new birth and a new enlightenment without cease

592 above reason, above distinction, and above their created being, with eternal inwardgazing through the inborn light : thus they aree transformed and at one with that same light … attaining their eternal image to which they are made

594 last point … a loving meeting

598 fathomless whirpool of simplicity … nothing but an eternal rest

600 end


4 CIV Realm of lovers

13 first R. treaty ~1338 ? étendu par Brulocht

14 R. refus de publication > Dat rijke composé pour un cénacle Bruxellois ?

DAS RIJCKE DER GHELIEVEN = THE REALMS OF LOVERS

150 His majesty – compassion – love – wisdom generosity in gifts – that a person may contemplate God Himself

154 their will … could be totally flooded and penetrated by abismal love

158 all the persons who are reborn in Christ are free

162 he comes from exile to homeland … sacrament as a special banquet … to give Himself

170 He created… He created...

174 He created the uppermost heaven. That is a pure, simple resplendence, immovable beginning and origin and foundation of every corporal thing.

178 the natural way

180 the intellect is inactive by nature and rests in non-action … there is a cause in which all creatures hang and out of which they have flowed ; and he desires to rest in it in eternity.

182 ...the essence of the soul … hangs in God, is immobile, and is higher than the uppermost heaven and deeper than the bottom of teh sea, and broader than all the world … It is the natural realm of God and the termination of all the soul’s activity. …

The soul is moved by the Holy Spirit, that is, divine love… like a living spring with seven springing veins that produces seven streams … flowing through the realm of the soul…

The Spirit 184 of God is the infinite generosity, resplendence and fire that ignites and makes the seven gifts burn … like the seven lamps before the throne of exalted majesty. … These seven gifts are like the seven planets set in the pure mind … They rule and order the realm of the soul in divine love.

(suit description des mauvais ‘worse than the pagans or the other Jews … 192 damned … for the disdain the prophecies...’ 194 the hypocrites 196 the perverse 198 The canon, the priest, wants to have two or three prebends 202 always in fear of loss, or in hope of gain ... > 206)

208 God has done everything out of free goodness and generosity ...to flows out with His gifts…

210 God… enlightens the understanding, so that a person ...trusts more ...and hopes

212 humility > obedience

216 God had reverence and veneration for human nature and elevated it above all the heavens…

218 earthly paradise – devoirs de l’homme

226 compassion benevolence>patience (en prose rytmée)

234 stream[s] of the living paradise – of desire – benevolence (en prose rytmée) – divine knowledge>true discernement – self-knowledge (>humility) – 248 works of mercy – 256 fortitude jubilation

262 Christ was…

266 things that hinders (en prose rytmée)

270 ...springs up such a great love for God and for all people in common – and even if an individual should come to mind, and then one’s desire is especially touched for this 272 person, and one is neither hindered by it nor filled with images in this ascent to God – thus he stands between God and all people as a mediator and a peacemaker. / Out of this comes inner prayer. This is so strong that it can do ineffable things, for the goodness of God shows itself as very generous … to all people. (et la suite)

276 These are the strong chieftains, for they are directed upward to God and bent down toward creatures, and again elevated with creatures.cThey can also command the Powers int he fourth choir to enlighten and protect the people … and bring them to greater goodness.

278 He cannot give Himself and his gifts to them, for they pay no atttention … (prose rytmée) Thus He sends on them plunder and arson / so that He will be recognized. / Some sickness, some wellness…

284 Christ is the way and our mediator. Whoever is swallowed up by Him flows altogether into unity…

(développements lyriques)

304 These people are also like the great fruitful nature of God.

320 planets

328 (versifié)

332 For all rational creatures … flowed into the unity of their mind, and have a natural fundamental inclination and an enjoyable suspension, with their gathered faculties, in the superessence of God as in their own ground … 334 Thus the abyss acts as a simple light … without mode … 336 here all spirits are flowing above themselves into enjoyable unity

344 (versifié) Thus, they want to dwell there / and never come back, / deep in that lostness.

350...in-sinking into the simple essence of God…

354...they have died in God in an eternal resting. / Out of this dying comes a superessential life … those who receive it (replendence) ...

366 savor

370 He is… He is…

376 ...infinite fire ...many sorts of metal are melted together in an incomprehensible fire. Now, each metal, namely, each spirit, is intelligent and sensible, and is undergoing the transformation by the essentiel love ...love flows as common 378 ...the living bottomless spring… 380 a simple one-fold essence. In it, God ansd alla those united are sunken away and lost, and they can never fintd themselves again… [j’omets certaines mises entre parenthèses ‘(to Him)’]

(reprises explicatives)

418 fin


5&6 Tabernakel = Tabernacle

INTRODUCTION

15 collecte de divers textes composés avant ou après l’installation à Groenendaal d’une communauté de prêtres

18 Living for God or living for the world … inesscapable choice … to run ‘the race of love’ … to become a dwelling place as the ark in the Old Testament

20 metaphore as a whole bible structure (tradition ouverte par Hugues et Richard de St V.)

THE SPIRITUAL TABERNACLE

256 ‘Run so that we may obtain’ - the race of love … turned toward God ; if so, he shall surely obtain. But if he is toward creatures, then he must always miss, for he shall lose all that he loves. Thus you may know by experience that we all must run.

258 Moses writes down for us seven points

260 first point … disencumbering – Noah… Moses… Christ…

264 Moses prefigure Christ

280 description du tabernacle avec analogies

296 colonnes : vertus

310 altar of acacia wood

316 vessels

320 rings of bronze

324 This altar shall be hollow and empty ...open upward ...window towards the sunrise

344 first property : four kinds of light – first of heaven in common with the animals – second of the upper heaven – 346 third spiritual (distinguish good and evil) – fourth grace of God

second the fire of love-bond

third to burn up the unity of divine nature 348 transform everyone that loves. ...consume everything in unity

fourth a window of union open tu us

352 ...this light is spiritual, and void of images, and remaining above the memory in the ground of understanding. And therfore, it teaches the truth nakedly, without example or teaching from outside. And thus this light remains eternal, fo it is beyond sensuality. … This is the gift of clarity from God...

Secondly, he who loves speaks out of the experience and fullness of his grace… 354 emptied me of myself and of all things, and widened me and shown me 356 eternal life. ...this revelation is in itself is ineffable, for we can neither show not teach it…

366 ...a shadow always moves in conformity with every movement of that from which it arises and follows it in all its ways. If then we are the shadow of God through obedience of will…

(colors of virtues, etc > 460)

vu >518

588 Jesus Christ, our golden candelabrum ...to be like this candelabrum, and carry the lamps of the gifts of God in us 590… to each lamp… 594 seven lamps ...the highest stream that flows…

628 For these seven lamps ...seven trimmers with which we cut off the burning wick and purify our lamps. ...are all our virtues cut off ...just as though we had not done a thing. And thus we always begin anew, like those who are nothing…

632 each lamp had a golden vessel with water in which they extinghished the burning wick which tehy cut off. ...Otherwise the wick of all our virtues would smoke and stink…

634 the weight…

640 altar 644...figure of the cross of our Lord

656 ...their feet first had to be washed

662 (fin du tome I)


680 (première p du tome II)

ornements of jewish priests – precious stones >746

examine ourselves – trees

>800 [puis Table >1444]

802 etc

!!! à lire !!!

1300 fin du txt

1303 CRITICAL COMMENTARY – CONTENTS – INDEX – VOCABULARY >1444



7 VANDEN [prolegomena] XII BEGHINEN

p.7 least rated (but) final work 1365-70 ? trying to reach larger public

(d’où astrology & Passion sur Office des Heures : v.p.19)

8 contemplative life – heresies – cosmology astrology – Passion of Christ

18 groupes heretiques poursuivis : fled to the Rhineland, Brabant and Holland

21 man as a living mirror of God

23-24 hérésies : no difference man-God, ‘higher contemplatives than Jesus’, denial God & creation

29 astrologie : whole creation is an image of god & parralel to inward life

34 R. concerned with social realtions, abus de pouvoir within the church

37 Passion as breviary, borrowed from Harmonies of Gospels

43 negative reception

fin d’ouvrage : vocabulary

> intérêt lié à la date tardive – cosmologie astrology du temps

whole creation is an image of god & microcosme macrocosme

qui maintient l’unicité entre outward world et inward life


7a VANDEN [prolegomena] XII BEGHINEN

v. notre relevé t.anglaise intégrale et notre large choix ~40 pages



8 CVIII Mirror of Eternal Blessedness = Spieghel

INTRODUCTION

date 1359 >Clare nuns

one of R.’s richest works ...profundity ...not an orderly bk

21 doctrine of creation his entire conception of the spiritual life … God continually gives everything its being … really and actively present ...immanence

24 living mirror - mystic totally one with God ...mystical exaggeration ?

26 ...the birth that ‘renews’. It is grounded in a mutual ‘choice’ and blossoms into an experience of unity with ‘love without mesure’, which is God Himself (E1681/712).

The mirror stay always ready … a steady gazing ...continuously catch the light and reflects it ...no question of seeing

192 MIRROR SPECULUM

196 He wants to live and dwell in you … to be your life ...(by) true love

198 ...you shall easily overcome the world, yourself and all things. For He shall show you the way of love to His Father…

200 ...feel yourself living in love, and love in you. And this is the origin of true holiness. ...love is given you as a pledge with which you have been ransomed to serve God an as a security with which you have been made an heir in the Kingdom of God ; and God cannot redeem His pledge, for that pledge is all that God is and can do.

...tree groups of people ...who serve God

206 love… love...

212 (conseils) ...always walk inwardly before the eyes of god.

220 ...your whole nature shall be roused by divine consolation… (et la suite!)

222 ...choose to be cast out and scorned in His house rather than to walk in the tent of proud.

228 second group.

232 And in this divine freedom the spirit of a person is elevated in love above his own nature, that is above torment and labo and grief, above dread, and care, and fear of death…

252 sacrament five points

280 four points of the etrenal love of God

282 ...life is nothing but the image of God… to this eternal image we are all made… as a living eternal mirror of God, whereupon God has impressed His eternal image, and wherein no other image can ever come. The mirror always remains before the countenance of God. ...This image is essentially and personally in all people, and every person has it whole and entire, undivided… And thus are we all one, united in our eternal image, that is God’s image and the origin of us all : of our life and our becoming…

300 And so we are united in Him and He in us.

(7 groups of people)

342 7e

352 devil’s vats

354 the sinner convert’s

364 The union we have with God is above reason and above 366 the senses. There we are in one spirit, in one life, with God. … always renewing itself in love … 368 ...for eternal life is prepared for us.

372 ...in the same way that the sun … shines… so also does the resplendence of God … like a glow of burning coals. … weapons with which we fight against the terrifying, tremendous love of God, which wants to burn up all loving spirits and devour them in its Selfhood. Yet it arms us with its gifts, and illuminate our reason, and commands, and councels, and teaches us that we should defend ourselves and struggle and maintain our right in love agains it as long as we can.

374 ...makes us go upward with burning flames. … There is eye to eye, mirror to mirror, image to image. With these three we are like to god and united with Him ; for th seeing in our onefold eye is a living mirror…

380 The living union ...is active and always renews itself… is is swimming against the current : we cannot break through our createdness nor pass beyond it. And therefore His touching and our hidden inner striving are the last intermediary...

415 (fin du Spieghel)


9 CIX THE SEVEN RUNGS [anneaux]

~1360 >Clare - Margaret ?

19 theme of unity God human

oral ?

THE SEVEN RUNGS

102 First Rung in the ladder of love and of holy life.

104 Second r. poverty

108 Third r. purity of soul and chastity of body

120 Fourth r. humility >serenity

132 Fifth r. nobility of all virtue and every good work

166 When He had given all that He was and all that He could, then He cried out with a loud voice :’It is all fulfilled’. And He inclined His head, and gave up His spirit. And thus we should do. If we are to be perfect in charity and in inner life, we must entirely renounce ourselves in the dearest will of God.

174 if you have found this life in you … then you ought to be empty and without concern for your self and for all creatures. ...they take delight in themselves and they desire to please other people. These are deviation from God and the principal roots of all sin.

204 Sixth r. clear insight … full of charity

208 Seven r. discover in ourselves a fathomless unknowing … eternal emptiness … fathomless blessedness, where we are all one, and that same One…

214 God lives in us by his grace.

He breathess us back into Him for resting and enjoying ; and this is eternal 222 life ; in the same way that we give out the air that is in us, and again inhale new air

218 ...we are all one fire of love … Every spirit is a burning coal that god has ignited in the fire od His fathomless Love. … There, there is neither Father nor Son nor Holy Spirit, nor any creature. There, there is nothing but one essential being…

220 ...we live in Him and He in 222 us, with all His saints. Thus we are all one gathered unity with Him in love. … There, there is neither God nor creature, according to the mode of personhood. … And whosoever teaches you the contrary, it is nonsense.

… Amen.


10 CX VANDEN BLINKENDEN STEEN = Pierre brillante - Lettres

INTRODUCTION

avant1343 origin : conversation with a hermit

THE SPARKLING STONE

100 ...to live in the most perfect state…

104 ...spirit should be free of images - mind free in its desire – he should feel an inner union with God.

106 If man can raise himself up freely to his God in his inner practice, unhindered by images,, and if he aims only at the honor of God, he shall taste the goodness of God and experience the true union with God inside. And it is in such a union that the interior, spiritual life is perfected. For it is out of this union that desire is always stirred anew and aroused to new inner works.

(et la suite est bonne >112)

118-140 sinners et comparaison good men

142 hidden sons of God and possess the contemplative life

146 raised up in simplicity and united with the true

148

152 our essential immersion in habitual love

162 a storm of burning and restless loving

182 fin

!!

non photographiés chez Max les autres écrits dont lettres soit : pages 184 à 648 



Etudes sur Ruusbroec :


Reypens 1922

RAM

250 « Le sommet de la contemplation mystique chez le bienheureux Jean de Ruusbroec »

252 Augustin, Richard de StV ,Thomas, en n. : Ignace, Jean de SS.

253 « c’est dans les Noces que nous prendrons…

n.2 : peu d’évolution … avait atteint la maturité spirituelle

254 peu de besoin de distinguer nature et grâce : « vit tout entier dans l’ordre seul existant de la grâce

255 n.3 : pas continuité au sens d’une connaissance et d’une expérience toujours les mêmes

256 ...seule et même réalité. A ce degré, on vit la vie divine par participation ...directement « informé »

257 dans cette Lumière on devient voyant

n.1 : acte vital … l’intelligence, loin d’être passive … au sommet de son activité foncière ...dans la saisie totale ...justifie cette passivité en montrant qu’elle est la condition même de la suprême activité

258 260 belles citations Pierre brillante, … , Miroir, …, Noces

261 volonté est saisie … par l’Esprit d’Amour

262 à 266 citations [bonnes, mais pb Reypens s’attache ‘à la théorie’ ou sommet de la contemplation et non à la pratique, les précieux conseils donnés par le directeur] en IX points dont la dernière par rapport aux Béghards

273 [ajout d’un article déjà écrit] « la manière de poser la question mystique »

[non photographié!]



Ampe 1960

188 « La théologie mystique de l’ascension de l’âme selon le Bienheureux Jean de Ruusbroec »

190 conception synthétique de la vie chez R.

pages suivantes très fouillées > R. devient un Traité analytique! À étudier si intro future ...il vaut mieux lire directement R.

201 (à suivre)

RAM jullet-septembre

303 « La théologie... »

315 n.10 : ...la théologie doit enregistrer comme objet de son étude…

botanique !

322 fin


Koehler 1964

289 « La théologie mystique de le « fruitio Dei » chez Ruusbroec l’Admirable »

290 dialecte thiois

310 fin

Pourquoi Ruusbroec ?

Ici je jette des notes à développer.

Son importance dans la Tradition mystique

Les mystiques du Moyen Âge commencent en France chez Guillaume de Saint-Thierry en liaison étroite avec Bernard de Clairvaux - on peut se se limiter à l'Exposé sur le Cantique des cantiques de Guillaume 1998, Cerf Sources chrétiennes n°82.

Ensuite les béguines à la fin du même siècle dont Hadewijch de grande influence sur Ruusbroec.

Les deux ! Hadewich ~1250 puis ~1280. Leur grand traducteur et historien est le frère Porion395.

Puis Ruusbroec dont la meilleure traduction est l’anglaise du Corpus christianorum, Brepols ~1988. L’unique solution est de le lire et de le relire. Et pas seulement en se limitant à son ouvrage le plus célèbre les Noces spirituelles.

Puis s’opère la conjonction avec les communautés flamandes plus nombreuses dont l'influence se fera sentir chez les Frères des écoles chrétiennes. Et là le meilleur auteur historique facile d'accès est Paul Verdeyen. Les Frères auront une influence jusqu'à Paris dont sur le fondateur des jésuites : c'est la « branche du Nord ».

On y associe déjà la branche italienne provenant de François d'Assise. La conjonction se fera à Montserrat c'est-à-dire pratiquement dans le pays catalan puisque le centre de l’espagne castillane est encore largement occupée par les musulmans.

Il s'agit là probablement d'une 3e voie dont il faudrait tenir compte dans la conjonction que nous évoquons mais sur laquelle évidemment nous avons trop peu de traces puisque rien ne les rapprochait officiellement ! (L’école de Tolède est déjà loin...) Pour cette 3e voie on s'intéressera à Palacios dont on connaît par ailleurs ses écrits sur une influence sur Dante.

Il existe une 4e voie également fort cachée : celle transmise par les juifs convertis los nuevos conversos. On sait que Juan de Avila qui protégea Teresa était l'un d'entre eux.

Repartons du sommet c'est-à-dire Jean de la Croix qui est le plus reconnu des mystiques chrétiens dans et pour toutes les grandes traditions mystiques.

Suit la divergence :

du côté minoritaire Quiroga seul, du côté majoritaire les autres.

Excursus : les mystiques chrétiens trouvent en général refuge dans les Ordres religieux derrière leurs clôtures : ils sauvent leur têtes mais pas les épreuves. Car l'Occident fonctionne dans des structures régies légalement depuis l'Empire romain par le droit canonique. À la différence les mystiques qui vivaient en terres d'Islam ne bénéficiaient pas de tels Ordres (avant c’était chrétien, nostorien, etc). Ils appartiennent alors à des groupes minoritaires transitoires soufis et ne sont pas « protégés » comme en Occident ; par contre tout reste chaotique, libre et foisonnant. En Espagne au contraire l'ordre du Roi Catholique règne et l'Inquisition aussi. En fait tous étaient mêlés, les « bons » chrétiens et les déviants. Et se connaissaient, cf. préface de Melquiades Andres au Tercer abecedario.

Le schéma historique posé venons-en au schéma des contenus profonds.

Pour Quiroga la méditation n’est pas reliée à la contemplation. Plus encore elle ne lui est pas nécessaire. Il n'y a aucun mérite, tout vient on ne sait pourquoi et ne produit aucune connaissance intellectuelle permettant de traduire l'expérience. Position très radicale qui ne peut être acceptée qu'au niveau individuel.

Projets d’élargissements de Traditions à Dominations

Deux élargissements possibles : d’un projet spécifique « mystique » à son cadre ou environnement : une coque englobante serait l’histoire d’un triste constat.

1

Aperçu englobant les diverses Traditions

Renvois à « A. Mystiques du monde »,  incluant  « 1.bibliothèque mystique /Histoire mystique monde monopage.odt » et un résumé  de ‘vagues’ successives mystiques : Antiquité A1 et A2, Islam A7 et A8, Chrétiens A3.

Souligner la quasi-simultanéité Attar 1142-1220 et François 1181-1226 ; le ‘transfert’ mystique de terres d’Islam (Rab’ia -801 à Jami -1492) à des terres chrétiennes (Ruusbroec -1371 à Guyon 1717).

L’année charnière 1492 - disparition du dernier grand mystique Jami (suivie de celle du sunnisme remplaçé par le chiisme en Perse) et découverte de l’Amérique - marque pour un cas spécifique caché - la « mystique » - un transfert culturel qui précède de peu celui de prédominances  économiques puis politiques:

2

Une histoire globale de dominations

Assurées par de terribles conquêtes et des guerres d’abord externes puis internes à l’Occident qui en paye alors le prix.

Celle des dominations impériales permises par le contrôle des mers – mobilité des hommes et des armes sur les trois-quarts de la boule terrestre – associée à la supériorité technologique.

Suivent des contrôles coloniaux dévastateurs, mettant à mort les trois Empires orientaux : en Perse et en Inde Moghole devenue un champ de bataille (XVIIIe début XIXe, v. le rôle de l’East India Company, W. Darymple, Anarchie, 2021), enfin en Chine devenue un autre champ de guerres (guerres de l’opium du XIXe et révolte des Boxers menant à la fin de la dynastie impériale en 1911)

Puis disparitions de dominations impériales occidentales à la suite de la Première Grande guerre : fragiles Empire tsariste, Turc, du Reich allemand, Austro-hongrois, 1917-1919.

Disparitions de dominations coloniales à la suite de la Seconde Guerre mondiale : Empires anglais et français, 1947-1962,

Chute de l’Empire soviétique, 1991.

En attendant la suite ! (Eurasie centrale dominée par la Chine vs. USA-Europe ?)

Ruusbroec, mystique original méconnu hors des Flandres

Expérimental, non théologien, peu intellectuel, ayant vécu très longtemps – 88 ans – bien plus que d’autres ‘grands’: Jean de la Croix +49, Guyon +69. Et ses écrits tardifs ne manquent pas de merveilles.

Flamand, critique de son Église, mais attaché à Jésus qu’il connaît intimement comme en témoigne sa demande de poursuivre la messe quotidienne.

Ecrit à la demande plutôt que pour pour diriger – sinon intérieurement – n’est-il pas moins lettré que tel compagnon à Groenendael ?

Optimiste malgré son époque de la peste noire par deux fois et de guerres incessantes.

Sans culpabilité, il diffère de ceux qu’il inspira qui trouvent parfois remède dans l’ascèse (L’admirable Soliloquium de Gerlac Peters, éprouvé stoïque dans l’adversité - L’Imitation dans sa plus grande partie sauf quelques chapitres ‘sauvés’ en fin du présent volume)

‘ ! Tout est simple : si vous demandez on vous ouvrira’ – mais si peu frappent à la porte ! C’est le seul regret du mystique.

Ruusbroec ne fonde pas d’Ordre mais anime intérieurement la congrégation de chanoines obligée de prendre règle, normalisation obligée.

Chanoine ? Certes ; et fidèle prêtre, il le restera. Pas de crise apparente ou ‘nuit mystique’.

Créateur de la langue flamande à partir du dialecte Thiois bruxellois396. C’est là aussi une distintion mystique : Eckhart pour l’allemand, Jean de la Croix poète d’Espagne.

Mystiquement Ruusbroec est l’étincelle à l’origine de la ‘branche du Nord’ 397.

Humilité > Liberté > vide comblé par l’Amour surgissant - si appel.

Tri des relevés français

note 8

3.3 La fruition; l’immersion dans la profondeur; dans la hauteur; dans la largeur

En cet amour nous brûlerons et nous serons consumés sans fin, éternellement, car c'est là que réside la béatitude de tous les esprits. Il nous faut donc fonder toute notre vie sur un abîme sans fond, de façon à pouvoir éternellement nous enfoncer dans l'amour, et y être immergés au-delà de nous-mêmes, dans cette profondeur sans fond. Avec le même amour nous serons élevés en hauteur pour aller au-delà de nous-mêmes sur les cimes insaisissables, et y errer dans l'amour sans mode. Celui-ci nous conduira au-delà

Être propriétaire ou passer vers le dépouillement

Même s’ils sentent l'union avec Dieu dans leur adhésion amoureuse à lui, ils éprouvent cependant toujours distinction et altérité dans l'union entre Dieu et eux. Car ils ne connaissent ni ne désirent le passage au-delà, passage simple, en la nudité sans modes. C'est pourquoi leur vie intérieure la plus élevée reste toujours à l'intérieur de la raison et des modes. […] Ils prennent ainsi leur repos en chemin, et ne meurent pas intégralement pour obtenir la faveur la plus élevée, qui est celle du nu-amour qui est sans modes.

Dieu laisse libre en tout ce qui n'est pas contre les commandements

Dieu permet ou tolère que ses amis se comportent comme ils veulent en tout ce qui n'est pas contre ses commandements.

Nous passons ensuite au-delà de nous-mêmes et, dans notre ascension vers Dieu, nous devenons à tel point simples que le nu-amour peut nous étreindre, sur cette cime où l'amour vaque à lui-même /1, au-delà de toute occupation de vertu, c'est-à-dire dans notre source, celle dont nous naissons spirituellement. C'est là qu'il nous faudra être défaits et, en Dieu, mourir à nous-mêmes et à toute propriété. C'est dans cette mort que nous devenons des fils cachés de Dieu, et prenons conscience d'une vie nouvelle en nous, qui est la vie éternelle. Saint Paul dit de tels fils : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col. 3, 3).

1. Lexpression "l'amour qui vaque à lui-même "se trouve dans la Lettre XVII de Hadewijch dAnvers.

Avec les oeuvres et sans les oeuvres

Comprends-moi bien : voici donc l’enchaînement à respecter. En accédant à Dieu, il nous faut nous présenter, avec toutes nos oeuvres, comme une éternelle offrande à Dieu. Mais une fois en sa présence, il nous faut nous abandonner nous-mêmes, avec toutes nos oeuvres

La vie de contemplation; savourer Dieu; sentir la vie éternelle

Mais par-dessus tout, si nous voulons savourer Dieu et sentir en nous la vie éternelle, il nous faut entrer en Dieu par la foi, au-delà de la raison, et y demeurer, simples, désoeuvrés, désaffectés de toute image, élevés grâce à l'amour dans la nudité béante de notre pensée.

L’anéantissement; l’immersion en notre sur-essence; toujours tendre vers et toujours défaillir; impatience d'amour

Une occupation sans modes de l'amour est toujours liée à cette immersion au-delà en l'amour, et la suit, car l'amour ne saurait être désoeuvré. Il voudrait connaître et savourer jusqu'au bout l’insondable opulence qui vit dans son fond. Ce qui lui vaut une faim jamais rassasiée. Toujours s’élancer et toujours défaillir, c'est comme nager à contre-courant. Impossible de le lâcher ou de le saisir; de s’en passer ou de le faire sien; d’en parler ou de le taire. Il est au-delà de la raison et de l'entendement, et dépasse toute créature. C'est pourquoi l'on ne peut ni l’atteindre ni le rejoindre. Mais il nous faut regarder au-dedans de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous pousser et attiser en nous l’impatience d'amour. Il nous faut aussi regarder au-delà de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous attirer hors de nous pour nous consumer et nous anéantir en ce qu'il est lui-même, c'est-à-dire en l'amour sur-essentiel avec lequel nous sommes un, et en lequel nous sommes établis plus profondément et plus largement qu'en toute autre chose.

Être ainsi établis en amour consiste en une saveur simple et sans fond de tout bien et de la vie éternelle. Nous sommes engloutis dans cette saveur, au-delà de la raison et sans elle, dans le profond silence, toujours immobile, de la divinité

l'union des contraires en une seule vie; avoir faim et être rassasié; oeuvrant et désoeuvrés; en nous et en Dieu

c'est pourquoi en nous-mêmes, nous sommes pauvres, mais en Dieu, riches; en nous-mêmes nous avons faim et soif, mais en Dieu nous sommes ivres et rassasiés; en nous-mêmes nous sommes à l'oeuvre, mais en Dieu, totalement désoeuvrés.


Les deux « sentir » : la grâce et l’occupation d'amour
L’immersion dans l'amour simple

Et là nous ne sentons plus rien d’autre que ceci : que nous expirons et que nous sommes immergés, au-delà sans retour, dans un amour simple et sans fond. Si nous demeurions toujours là, avec un regard simple, nous le sentirions toujours ainsi. Car notre immersion au-delà, dans la transformation en Dieu, demeure éternellement et sans fin, à condition d'être sortis de nous-mêmes et d'être établis en Dieu, en immersion d'amour.

appartient à l'essence,

Car si nous sommes établis en Dieu, en immersion d'amour, c'est-à-dire en perte de nous-mêmes, Dieu est alors notre propriété, et nous sommes la sienne, éternellement 84 perdus à nous-mêmes

ne cesse jamais

Cette immersion ressemble aux fleuves s’écoulant sans cesse et sans retour vers leur lieu propre : la mer.

Le penchant éternel vers un autre; distinction la plus intime; ténèbre et nescience; transformation dans la simplicité

Cette immersion est au-delà de toute vertu et de toute occupation d'amour, car clle n'est autre chose qu'une sortie éternelle hors de nous-mêmes [...] Notre raison cependant, les yeux écarquillés, continue à se tenir dans les ténèbres, c'est-à-dire dans une nescience sans fond. Dans ces ténèbres, la clarté sans fond nous demeure voilée et cachée. Car son immensité sans fond/2 aveugle notre raison, lorsqu'elle nous advient, mais elle nous étreint en la simplicité et nous transforme en ce quelle est elle-même. Nous voilà ainsi démis et remis par Dieu, jusqu'à l’immersion d'amour au-delà de nous-mêmes, où nous sommes établis en béatitude et un avec Dieu.

Un savoir vivant, un amour agissant

Lorsque nous avons été ainsi unis à Dieu, il nous en reste un savoir vivant et un amour agissant. Car nous ne pouvons être établis en Dieu sans le savoir, ni être et demeurer unis à lui sans occupation d'amour. En effet, si nous pouvions être heureux sans le savoir, une pierre aussi pourrait l’être, elle qui est privée de savoir !

3.66 La distinction qui demeure entre Dieu et nous
Quatre façons de la sentir:
sentir Dieu présent avec sa grâce;

Selon la première manière, nous sentons Dieu en nous avec sa grâce. Dès que nous en prenons conscience, nous ne pouvons demeurer sans oeuvres. Car tout comme le soleil de sa clarté et de sa chaleur éclaire, réjouit et rend fertile le monde entier, ainsi agit Dieu par sa grâce : Il éclaire, réjouit et rend féconds tous les hommes qui veulent bien lui obéir. Car s’il nous faut sentir Dieu en nous, et si le feu de son amour doit éternellement brûler en nous, il nous faut de notre libre volonté aider Dieu à attiser ce feu de quatre manières.

Il nous faut d'abord rester unis au feu au-dedans de nous-mêmes, intimement.

Il nous faut ensuite sortir de nous-mêmes vers tous les hommes, en toute confiance et amour fraternel.

Il nous faut encore descendre en-dessous de nous-mêmes, dans la pénitence, dans toutes sortes de bonnes oeuvres, et dans la résistance à nos plaisirs désordonnés.

Il nous faut encore nous élever au-dessus de nous-mêmes, en même temps que les flammes de ce feu, avec dévotion, action de grâces, avec des louanges et des prières intimes, et sans cesse adhérer à Dieu avec une intention droite et un attachement sensible.

Dieu continue ainsi à habiter en nous avec sa grâce, car ces quatre modes comprennent toutes les occupations que nous pouvons avoir avec la raison et selon un mode.

dans la vie de contemplation : sentir la clarté intermédiaire entre Dieu et nous;

nous sentons que notre vie créée, selon son essence, s’immerge sans cesse au-delà d'elle-même, en sa vie éternelle. Suivant cette clarté à la trace, au-delà de la raison, avec un regard simple et nous-mêmes docilement penchés, jusque dans notre vie la plus élevée, il nous est donné d'y être transformés par Dieu en ce qui est notre plénitude. Nous sentons alors que nous sommes entièrement étreints par Dieu.

C'est pourquoi il te faut beaucoup aimer, au point que l'amour éternel de Dieu te saisisse, et que tu deviennes un seul esprit et un seul amour avec lui.

Mais si tu désires être occupée à la sainteté et établie en son degré le plus élevé, il te faut dépouiller de toute image ta puissance d’entendement, et élever celle-ci, par la foi, au-delà de la raison, là où resplendit le rayon du soleil éternel. C'est lui qui t’éclairera et t’enseignera toute vérité. Et cette vérité te rendra libre, et fixera ton nu-regard dans l'absence de toute image.

3.23 L’élargissement

Grâce aux vertus et à l'amour mutuel, nous nous unirons avec tous les hommes bons, afin que tous ensemble nous soyons en mesure de vaincre.

4.4 La quatrième clôture : le renoncement par amour à la volonté propre

Notre volonté est alors volontairement captive et amoureusement enclose dans la volonté de Dieu, sans retour. C'est ainsi que nous faisons profession à Dieu dans l'ordre de l’authentique sainteté, quel que soit l’habit que nous portons ou l'état dans lequel nous nous trouvons.

nous sommes éternellement aimés. Voilà ce qui est agréable à entendre !

5.31 contempler et fixer

Dieu nous a donc donné une vie qui est au-delà de nous-mêmes, et cette vie est divine. Elle ne consiste en rien d’autre que de contempler et de fixer Dieu, d’adhérer à lui en nu-amour, de savourer, de jouir, de se liquéfier en amour, et d'être sans cesse renouvelé en cette vie. … de même que l’air par la lumière du soleil. Et comme le fer est pénétré par la puissance et la chaleur du feu, c'est ainsi que nous sommes transformés et transportés de clarté en clarté (cf. II Cor. 3, 18),

Dieu est une nourriture commune et un bien commun

6.414 Au-delà de tout mode: la fruition

il comprendra l'essence sans modes de Dieu, elle qui est absence de tout mode. Car cette essence ne peut être explicitée ni avec des paroles, ni avec des oeuvres, ni par des modes, ni par des exemples, ni par des comparaisons, mais elle se révèle elle-même au regard simple, tourné vers le dedans, d'une pensée dégagée de toute image. On peut, bien sûr, baliser la route avec des exemples et des comparaisons qui préparent l'homme à voir le Royaume de Dieu. Imagine-toi voir, par exemple, un immense brasier où toutes choses sont consumées dans un feu apaisé, incandescent et immobile. C'est ainsi que l’on peut se représenter l'amour apaisé et essentiel

Cette fruition est sauvage et farouche, comme si l'on s'était égaré. Car il n’y a là ni mode, ni chemin, ni sentier, ni demeure, ni mesure, ni fin, ni commencement, ni chose qui puisse être exprimée ou décrite. Voilà notre béatitude simple, l'essence de Dieu et notre sur-essence, au-delà de la raison et sans raison. Si nous voulons éprouver cette béatitude, il nous faut expirer vers elle, au-delà de notre être créé, jusqu’en ce point éternel où toutes nos lignes commencent et se terminent. Arrivées en ce point, elles perdent leur nom et toutes leurs distinctions, elles sont un avec ce point, de la même unité qui est la sienne, de telle façon toutefois qu'en elles-mêmes elles demeurent toujours des lignes en train de converger.

L'amour est à lui-même sa propre vie et sa propre récompense.

L'union sans intermédiaire

nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-delà de toute vertu, là où nous portons son image à la cime de notre être créé; et nous lui ressemblons par ailleurs toujours au-dedans de nous-mêmes, et nous sommes unis à lui, par sa grâce et par notre vie vertueuse. Nous ressemblons ainsi éternellement à Dieu dans la grâce et dans la gloire, mais, au-delà de la ressemblance, nous sommes un avec lui dans notre image éternelle.

Sa vie intérieure sera remplie de grâce et de charité, sincère, droite dans son intention, riche de toutes vertus.

Sa mémoire sera sans préoccupations ni soucis, libre, dégagée et de toute image désaffectée. Son sentiment sera libre, épanoui, élevé au-delà de tous les cieux. Sa pensée sera inoccupée /1, sans rien scruter, à l'état nu en Dieu. Telle est la clôture des esprits qui aiment, où toutes les pensées pures se rassemblent dans une pureté simple.

7.5 La vie de communion

L'esprit de Dieu nous souffle au-dehors pour l'amour et la pratique des vertus, mais il nous attire à nouveau au-dedans de lui pour le repos et la fruition. Telle est la vie éternelle. Comme est notre vie mortelle dans la nature : exhaler l’air qui est en nous, pour inhaler ensuite un air nouveau.

ces trois sortes d'unions se vivent en même temps, dans un va-et-vient continuel : il s'agit de « monter et refluer comme la marée ». On n'est jamais établi une fois pour toutes dans l'union sans différence. Ensuite, même au sommet de l'expérience mystique, l'activité du corps et des puissances inférieures n'est pas abolie. Au contraire, elle demeure entière, mais s'y trouve harmonieusement intégrée, le corps prenant sa part dans les joies de l'union.

Passer de l’enfer au ciel en renonçant à sa volonté et en aimant Dieu

Pour que l'homme guérisse de ce mal, il faut qu'il considère et sente qu'il n’appartient pas à soi, mais à Dieu. Pour cela, il faut qu'il veuille se renoncer pour entrer dans la libre volonté de Dieu et le laisser advenir avec cette volonté dans le temps et pour l'éternité.


Car le feu ne devient pas fer, ni le fer, feu. Leur union est cependant sans intermédiaire, car le fer est au-dedans du feu, et le feu au-dedans du fer398. De la même façon, l’air est dans la lumière du soleil, et la lumière du soleil est dans l’air. C'est ainsi que Dieu est toujours dans l'essence de l'âme, et que les puissances supérieures, lorsqu'elles se recueillent avec un amour agissant, sont unies à Dieu sans intermédiaire, dans un savoir simple de toute vérité, et dans un sentir et savourer essentiels de tout bien /2.

De la complaisance de Dieu s'écoulent la grâce et la gloire, et tous les dons au ciel et sur la terre, et cela en chaque être particulier, selon son besoin et sa capacité de recevoir.399 Car la grâce de Dieu est préparée pour tous, elle attend le retour de chaque pécheur. Dès que celui-ci, mû par la grâce, veut bien se prendre en pitié et invoquer Dieu avec confiance, il trouve toujours grâce.

Sans intermédiaire

Deuxièmement, à ces mêmes gens intimes et éclairés, l'amour de Dieu est proposé à leur regard intérieur, chaque fois qu'ils le désirent, amour qui les attire et les invite au-dedans, en l'unité. Car ils voient et ils sentent que le Père et le Fils, par le saint-Esprit, s’étreignent et étreignent tous les élus, et sont ramenés vers l'unité de leur nature, avec un amour éternel. Cette unité attire et invite sans cesse au-dedans tout ce qui est né d'elle, selon la nature ou selon la grâce. C'est pourquoi les gens éclairés sont élevés au-delà de la raison, avec un sentiment/1 de totale liberté, dans le nu-regard qui est dépouillé de toute image, là où vit l'unité de Dieu qui invite sans cesse au-dedans.

Avec leur nu-entendement, dégagé de toute image, ils passent au travers de toute oeuvre, occupation ou objet, jusqu'à la cime de leur esprit. Là, leur nu-entendement est pénétré par une clarté éternelle, de même que l’air est pénétré par la lumière du soleil. La nue-volonté, surélevée, est transformée et pénétrée par un amour sans fond, de même que le fer est pénétré par le feu. La nue-pensée, elle aussi surélevée, se sent saisie et immobilisée dans la désaffectation sans fond de toute image. Et c'est ainsi que l'image créée de Dieu est unie de trois façons, au-delà de la raison, à son image éternelle, source de son essence et de sa vie. l'homme conserve cette

1. Ici pour moede.

source, et est établi en elle, dans l'essence et dans l'unité, avec la contemplation simple et dans le désoeuvrement dégagé de toute image. Il est ainsi élevé au-delà de la raison, trine dans l’Unité, et un dans la Trinité.

Une distinction demeure cependant
4.1 L'unité sans différence : dans la fruition selon l'essence de la divinité

Ensuite vient l'unité sans différence. En effet, l'amour de Dieu ne doit pas seulement être considéré comme un amour qui s'écoule au-dehors avec tous les biens, ou comme un amour qui attire au-dedans vers l'unité, mais encore comme un amour au-delà de toute distinction, dans la fruition essentielle, selon la nue-essence de la divinité. C'est pour cela que les gens éclairés expérimentent en eux un regard fixe au-dedans, regard de l'essence au-delà de la raison et sans la raison, en même temps qu'ils expérimentent un penchant fruitif qui passe au travers de tout mode et essence, regard et penchant qui sont immergés, au-delà deux-mêmes, dans l'abîme sans mode de la béatitude sans fond, là où la Trinité des Personnes divines possèdent leur nature dans l'unité de l'essence. Voici que la béatitude y est à tel point simple, à tel point dégagée de tout mode, que tout regard fixe de l'essence, tout penchant et distinction des créatures disparaissent en elle.

4.2 Là où, dans la Trinité, les Personnes cèdent devant l'unité de l'essence

Ils y tombent au-delà deux-mêmes, en une perte et une nescience sans fond.

4.3 Là où tous sont une seule fruition sans différence, la créature ne devenant jamais Dieu

Tous les esprits qui aiment sont pourtant une seule fruition et une seule béatitude avec Dieu, sans différence. Car cette essence bienheureuse, qu’est la fruition de Dieu et de tous ses bien-aimés, est si intégralement simple, qu'il n’y a en elle ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, selon la distinction des Personnes, ni aucune créature.


La prière du Christ trouve son achèvement en ceux qui sont unis à Dieu de ces trois façons. Avec lui, ils vont monter et refluer comme la marée, et toujours se tenir désaffectés et désoeuvrés, dans la possession comme dans la fruition. Ils vont agir et pâtir, et sans crainte prendre leur repos dans leur sur-essence. Ils sortiront et rentreront, et trouveront leur nourriture des deux côtés. Ils sont ivres d'amour et se sont endormis au-delà, en Dieu, dans une obscure clarté.

Essence, Wesen : En Dieu, l'essence signifie l'unité des trois Personnes dans l'amour. Dans l'homme, elle indique le point de contact entre Dieu et sa créature, le lieu où celle-ci reçoit de lui son être, et où elle est appelée à le rencontrer dans l'expérience mystique. Le terme « essence » est un concept dynamique : celle-ci est vie et mouvement vers Dieu, la vraie vie, ou la « vie vivante », de l'homme. Le lecteur moderne se souviendra donc que ce terme n’a rien de commun avec l'emploi courant qui en est fait, où l'essence d’un être représente son

concept ou sa définition. Il est tout aussi étranger à la notion métaphysique aristotélico-thomiste d’essence, qui met celle-ci en rapport avec l'acte d'exister dans un couple dynamique qui culmine en Dieu, où essence et acte d'exister s’identifient dans l'infini de son Être. Au contraire, sous ses dehors spéculatifs, le terme essence veut en fait uniquement mettre en lumière la qualité de l'union amoureuse entre Dieu et l'âme.

Mode, Wise: Façon dont quelqu'un agit ou se comporte, en conformité avec son être de créature. Ce comportement est radicalement dépassé au sommet de l'expérience de l'amour : le mystique est alors projeté au-dehors ou au-delà de ses critères et repères habituels.

Pensée, Ghedachte : Lieu propre de l'expérience mystique, au plus profond de l'âme, où les puissances retrouvent leur unité originelle.

Propre, Propriété, Propriétaire, Eyghen, eyghenscap : Se dépouiller de tout ce qui est beseten met eyghenscap (possédé en propriétaire), est la condition nécessaire pour être en mesure de se ranger et de se plier à l'action de Dieu. En ce sens, l'obéissance et l'abandon, en tant que renoncement à la volonté propre, ou la pauvreté effective, en tant qu'absence de toute propriété matérielle, ont une grande portée aux yeux de Ruusbroec.

Ranger (se), Toevoeghen (sich) : Attitude de l'âme qui s'adapte à l'action ordinaire de Dieu, action qui précède alors toujours la sienne. … lorsque l'âme est conduite par Dieu dans l'au-delà de l'expérience mystique, elle n'est plus capable de se ranger, mais elle est désormais réduite à céder, pâtir, subir, trépasser.

Sur-essence, Sur-essentiel, Overwesene, overwesenlic : ...n’exprime pas une rencontre ou une union des essences, ni un regard jeté sur l'essence divine, mais elle décrit une rencontre amoureuse au fond de l'âme. Lc terme est emprunté au vocabulaire de Denys l’Aréopagite.

Toucher, Gherinen : Intervention répétée de Dieu au plus profond du coeur de l'homme, l'invitant, suivant les cas, à agir et à se laisser faire, renouvelant ainsi et faisant croître inlassablement l'expérience de l'amour. Ce terme fait partie du vocabulaire de Hadewijch d’Anvers.

Unité, Enicheit : … l’unité d'esprit, dans laquelle l'âme devient "un seul esprit "avec Dieu, selon une interprétation de I Cor 6, 17, que Ruusbroec doit à Guillaume de Saint-Thierry, et qu’utilisaient déjà avant lui Béatrice de Nazareth et Hadewijch dAnvers.

1.132 - la libre volonté et la charité

Lorsque l'homme fait ce qu'il est en son pouvoir, et ne peut plus aller plus loin à cause de la faiblesse qui lui est propre, il appartient alors à la bonté sans fond de Dieu d'achever l'ouvrage. Une lumière plus élevée de la grâce de Dieu, tel un rayon de soleil, survient alors et est répandue dans l'âme, sans mérite ni désir de sa part qui seraient proportionnés à la dignité de Dieu. Car c'est par sa souveraine bonté et munificence que Dieu se donne dans cette lumière, lui qu'aucune créature ne peut mériter avant de le posséder. Dieu est alors secrètement à l'oeuvre à l'intérieur de l'âme, au-delà du temps, et il la meut en même temps que toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l'autre, c'est-à-dire la lumière surnaturelle.

1.512 Descendre de l'arbre : couler à pic dans la divinité

C'est dans cette lumière que le Christ s'adresse au désir de l'homme : « Descends vite, dit-il, car il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison. » Descendre ainsi rapidement, ce n'est rien d'autre que de couler à pic, avec désir et amour, dans l'abîme de la divinité qu'aucun savoir ne peut atteindre à la lumière créée. Mais là où l'intelligence reste au dehors, désir et amour, eux, pénètrent. Lorsque l'âme se penche ainsi en Dieu, l'aimant et le visant, au-delà de tout ce qu'elle comprend, au même moment elle se repose en Dieu et habite en lui, et Dieu se repose en elle et y habite.

La grâce de Dieu, qui s'écoule de lui, est une poussée ou une impulsion intérieures du Saint Esprit qui pousse et excite notre esprit au-dedans à toutes les vertus. Cette grâce s'écoule au-dedans, non pas au-dehors. Car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et sa poussée ou activité au-dedans de nous, naturelle ou surnaturelle, nous est plus proche et plus intime que

notre propre activité. C'est pourquoi Dieu est à l'oeuvre au-dedans de nous, de l'intérieur vers l'extérieur, alors que toutes les créatures le sont de l'extérieur vers l'intérieur. C'est pourquoi la grâce et tous les dons de Dieu et sa parole intérieure nous surviennent au-dedans, dans l'unité de notre esprit, non au dehors, dans l'imagination, sous la forme d'images sensibles.

De cette chaleur naît l'unité du coeur. Car nous ne pouvons recevoir la véritable unité, si l'Esprit de Dieu n'allume pas son feu dans notre coeur. Le feu, en effet, unit et rend semblable à soi tout ce qu'il peut envahir et transformer. L'unité dans un homme signifie qu'il se sent rassemblé au-dedans de lui-même, avec toutes ses puissances, dans l'unité de son coeur. L'unité produit la paix intérieure et le repos du coeur. L'unité du coeur est un lien qui attire et resserre le corps et l'âme, le coeur et les sens, avec toutes les puissances du dehors et du dedans, en l'unité de l'amour.

...dans la sublime unité de Dieu, dont tous les dons s'écoulent.

La sublime nature de la divinité sera considérée et regardée : comment elle est simplicité sans complication, hauteur inaccessible et profondeur abyssale, largeur insaisissable et longueur éternelle, silence obscur et désert sauvage, repos éternel de tous les saints dans l'unité, fruition commune de lui-même et de tous les saints pour l'éternité. Nombreuses sont encore les merveilles à considérer dans cette mer sans fond de la divinité.

2.2234 La quatrième sortie : vers soi-même et vers tous les bommes de bonne volonté

Enfin, l'homme ira vers lui-même et vers tous les hommes de bonne volonté, pour savourer et considérer quelle est leur solidarité et leur concorde dans l'amour. Avec grand désir, il désirera que Dieu laisse se répandre ses dons habituels, et l'en suppliera, afin que ceux-là demeurent fermes dans son amour et dans la vénération qu'ils lui doivent éternellement. Un tel homme éclairé pourra instruire et enseigner, corriger et servir tous les hommes, fidèlement et avec discernement, car il est porteur d'un amour de communion. C'est pourquoi il est médiateur entre Dieu et tous les hommes.

Défaillance de la raison

...la clarté divine, qui flotte au-dessus et qui produit ce toucher, parce qu'elle est sans fond, aveugle tout regard créé au moment même où elle le rencontre, étant à l'égard de toute intelligence qui opère dans la lumière créée, ce que la clarté du soleil est aux yeux de la chauve-souris.

Et cependant, sans cesse et à nouveau l'esprit est réclamé et éveillé par Dieu et par lui-même, pour scruter cet attouchement dans son fond, pour savoir ce que Dieu est et ce qu'est ce toucher. De même, la raison éclairée n'a de cesse qu'elle s'interroge toujours à nouveau pour savoir d'où cela vient, et elle redouble d'effort dans ses recherches pour remonter jusqu'en la source de ce filet de miel. En vain : elle n'en saura jamais davantage que ce qu'elle en savait le premier jour. La raison et toute considération l'avouent : « Je ne sais pas ce que c'est. » Car la clarté divine qui flotte au-dessus d'elle refoule et aveugle toute intelligence au moment même où celle-ci la rencontre. Dieu se tient ainsi dans sa clarté, au-delà de tous les esprits qui sont au ciel et sur la terre.

L'intelligence cède; seul l'amour peut aller plus avant

quoique la raison et l'intelligence défaillent devant la clarté divine et restent au-dehors, à la porte, la puissance d'amour veut poursuivre. Car elle est réclamée et invitée comme l'intelligence, quoiqu'elle soit aveugle, et elle voudrait jouir. Or jouir est situé dans ce que l'on savoure et sent, non dans ce que l'on sait. C'est pourquoi, là où l'intelligence reste au-dehors, l'amour voudrait pénétrer.

...s'il nous arrivait de perdre la ressemblance, c'est-à-dire la grâce de Dieu, nous serions damnés. C'est pourquoi, aussi longtemps que Dieu trouve encore en nous quelque capacité à recevoir sa grâce, par sa libre bonté, il veut nous rendre vivants et semblables à lui par le moyen de ses dons.

- Discernement et goût des choses de Dieu

Lorsque l'air est traversé par la lumière du soleil, la beauté et la somptuosité de l'univers entier apparaissent, tandis que les yeux de l'homme sont éclairés et que celui-ci trouve sa joie dans le nombre et la variété des couleurs. De même, lorsque nous sommes simples au-dedans de nous-mêmes, et que notre faculté de connaître est éclairée et traversée par le rayonnement de l'Esprit d'intelligence, nous sommes à même de connaître les sublimes propriétés qui se trouvent en Dieu, et qui sont la source de toutes les oeuvres qui s'écoulent de lui.

2.330 La rencontre sans intermédiaire : présentation
Notre essence en Dieu et notre essence dans le temps

...notre essence créée dans le temps. Celle-ci est suspendue dans l'essence éternelle, et est un avec elle, selon son être essentiel. Cette essence et cette vie éternelles, que nous possédons et que nous sommes dans l'éternelle sagesse de Dieu, sont semblables à lui.

Si je décris et développe toutes ces façons d'agir de Dieu, c'est pour louer son immense sagesse, sa grande miséricorde et libéralité. Il se tourne encore vers chaque homme bon avec un amour particulier, selon qu'il en est digne.

L'unité fruitive des Personnes de la Trinité et de toutes les âmes en elle

...tous les esprits s'écoulent ici au-delà d'eux-mêmes dans l'unité fruitive selon le mode divin et avec une lumière sans mesure.

En effet, dans cette lumière sans modes, en laquelle on s'écoule, l'activité de Dieu et celle de toute créature défaillent. Car dans l'essence de Dieu il n'y a aucune activité ni de Dieu ni d'aucune créature, car les Personnes y sont emportées dans le tourbillon fruitif, chacune selon sa propriété personnelle, alors que, par ailleurs, leur nature étant éternelle, elles ne peuvent pas périr. Tout cela se produit grâce au penchant fruitif vers cette essence sans fond et sans modes. Dieu et tous ceux qui sont unis avec lui, subissent ici la transformation en cette lumière simple. En ce subir, l'âme se rend bien compte que celui qu'elle aime est en train de venir, car, dans l'unité fruitive, elle reçoit davantage qu'elle n'est capable de désirer. ...

C'est ainsi que le Christ déborde dans son âme créée, elle qui a reçu plus qu'elle n'était capable de désirer. Car l'âme du Christ est un être créé, et le bien dont il s'agit ici est sans fond.

C'est là que les Personnes débordent vers l'absence de modes, c'est-à-dire qu'il leur faut subir la clarté abyssale et recevoir davantage qu'elles ne sont capables de désirer, c'est-à-dire selon leur essence. De là vient que tous ceux qui sont traversés et pénétrés jusqu'au bout par cette fruition, s'écoulent au-delà d'eux-mêmes, grâce à cette lumière, dans l'absence de modes. Car cette lumière abyssale, lors de cette fruition, se trouve être sans modes. Lorsqu'ils se sont ainsi écoulés au-delà d'eux-mêmes, dans l'absence de modes, ils sont établis dans cette lumière abyssale, quelque part qui est nulle part, c'est-à-dire qu'ils y sont établis comme en une chose insaisissable, ce qui constitue leur joie la plus grande.

Car puisque, grâce à la fruition, ils se sont écoulés au-delà d'eux-mêmes jusqu'à se perdre, et qu'ils ont été établis en Dieu comme en une absence de modes et en une opulence insaisissable, Dieu s'est à présent établi en eux, dans cette même absence de modes. Cette essence sans modes n'est jamais atteinte par des oeuvres, ni par Dieu ni par aucune créature, car elle est la fruition de Dieu et de tous ses saints. Voilà comment Dieu et tous les esprits aimants sont fruitivement suspendus dans l'essence simple de Dieu.

Dans cette pure simplicité de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni oeuvrer, car elle est un abîme sans modes, qui ne peut jamais être atteint ni saisi par des oeuvres. C'est cela que le Christ demandait dans sa prière : que nous devenions un, comme lui et son Père sont un, grâce à l'amour fruitif et à l'immersion au-delà, dans la ténèbre sans modes, où toute activité de Dieu ou d'une quelconque créature vient à se perdre et à s'écouler au-delà d'elle-même.

Il est un feu sans mesure, qui transforme et traverse de sa lumière tous les esprits recueillis, dans la grâce et dans la gloire, et qui se sont liquéfiés comme l'or dans la fournaise de l'unité divine. Chacun jouit et savoure selon son état et sa dignité.

Voilà le clair soleil, qui resplendit et brûle sur la cime de l'âme, attirant l'entendement vers le haut, pour contempler et être éclairé, et donnant de fixer sans défaillir l'éternité. Voilà la source sans fond d'eau vive, qui s'écoule du dedans au dehors, avec sept fleuves principaux qui sont les sept dons, rendant le royaume de l'âme fécond en toute vertu. Ces veines vivantes et bouillonnantes, les esprits sublimes les ont suivies jusque dans le fond vivant d'où cette source prend son origine. C'est là qu'ils se sont écoulés et ont été transportés, en s'écoulant de clarté en clarté, de délices en délices. Car c'est là que tombe une rosée aux gouttes de miel, la rosée des joies inexprimables qui donnent de se liquéfier et de s'écouler dans les délices de la béatitude divine.

Il a créé l'âme de chacun comme un miroir vivant dans lequel il a imprimé l'image de sa nature. C'est ainsi qu'il vit imprimé avec son image en nous, et nous, imprimés en lui, car notre vie créée est une, sans intermédiaire, avec l'image et avec la vie que nous possédons de toute éternité en Dieu.

La vie que nous possédons en Dieu est, elle, une en Dieu, sans intermédiaire.

Tous trois nous rendent semblables à Dieu et nous unissent à lui, car la pupille de notre oeil simple est un miroir vivant, fait par Dieu à son image, et dans lequel il a imprimé son image, c'est-à-dire sa divine clarté. Avec elle, il a abondamment rempli le miroir de notre âme, de sorte qu'aucune autre clarté ni image ne pourrait jamais y pénétrer. Cette clarté, cependant, n'est pas un intermédiaire entre nous et Dieu, car elle est cela même que nous voyons, et en même temps la lumière avec laquelle nous voyons, tout en n'étant pas notre oeil qui voit. En effet, alors même que l'image de Dieu se trouve sans intermédiaire dans le miroir de notre âme et lui est unie, l'image n'en est pas pour autant le miroir, car Dieu ne devient pas créature. Mais l'union de l'image dans le miroir est si grande et si noble que l'âme est appelée image de Dieu.

dans le nu-regard de l'âme, c'est-à-dire dans l'oeil simple qui est toujours ouvert, au-delà de la raison,

3.43 L'essence « vivante »

Le troisième point traite de l'essence vivante, où nous sommes un avec Dieu au-delà de toute occupation d'amour, en une fruition éternelle ; c'est-à-dire au-delà de toute activité et passivité dans un bienheureux désoeuvrement, au-delà de l'union avec Dieu, dans l'unité, là où personne n'est plus capable d'oeuvrer sinon Dieu seul. Car l'ouvrage de Dieu, c'est lui-même et sa nature. Lorsqu'il est à l'oeuvre, nous sommes désoeuvrés et transformés, un avec lui dans son amour.

Nous n'y sentons plus de séparation entre nous et Dieu, car nous y sommes spirés au-delà de nous-mêmes et au-delà de tout ordre, dans son amour. Là on ne réclame plus et on ne désire plus, on ne donne ni ne prend.

Tel fut le désir de Notre doux Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il pria : « Père, je veux que tous ceux que tu m'as donnés soient un comme nous sommes un. »

1. 125 En quoi consiste leur contemplation

La contemplation est un savoir sans modes,

toujours demeurant au-delà de la raison.

Descendre dans la raison, elle ne le peut,

ni raison la rejoindre au-delà d'elle-même.

Absence de modes éclairée est le miroir limpide

dans lequel Dieu brille de son éternelle clarté.

Absence de modes est un sans façon

dans lequel toutes les oeuvres de raison défaillent.

Absence de modes n'est pas Dieu, mais la lumière avec laquelle on voit.

Ceux qui marchent en l'absence de modes, dans la lumière divine,

voient en eux-mêmes une immensité dépeuplée.

Absence de modes est au-delà de raison, mais non sans elle.

Elle voit toute chose sans s'étonner.

Étonnement est en deçà :

vie de contemplation ignore l'étonnement.

Absence de modes voit, mais ignore quoi ;

c'est au-delà de tout, ni ceci ni cela.

1. 2 La vie de contemplation
1. 20 Ses fondements
- rentrer en soi et se recueillir dans la nu-pensée
- pour y accueillir la lumière de Dieu

Regarde : la lumière spirituelle s'y montre, elle que ni sens, ni nature, ni raison, ni étude éclairée sont à même de saisir. Cette lumière nous donne liberté et audace envers Dieu. Elle est plus noble et plus sublime que tout ce que Dieu a créé dans la nature. Car elle est la perfection de la nature et l'intermédiaire éclairé entre nous et Dieu. Notre pensée nue et dépouillée de toute image est le miroir vivant dans lequel brille cette lumière.

Dans cette lumière, l'Esprit de notre Seigneur parle au coeur béant et aimant : « Je suis à toi, et tu es à moi. J'habite en toi et tu vis en moi ». Lorsque se rencontrent la lumière et l'attouchement, la joie et les délices de l'âme et du corps sont si intenses dans le coeur élevé, que l'homme ne sait pas ce qui lui arrive ni comment il pourra le supporter. C'est ce qu'on appelle le « Jubilus », que personne ne peut traduire en paroles ni connaître, hormis celui qui le ressent. Ce « Jubilus » vit dans un coeur qui aime, et qui est ouvert à Dieu et fermé à toutes les créatures. De là provient la « Jubilatio », c'est-à-dire un attachement sensible du coeur, une flamme ardente jointe à la dévotion, à l'action de grâces, à la louange et à un éternel respect pour Dieu. Par contre, celui qui ressent cette douceur, qui s'en réjouit et y cherche sa satisfaction, sans remercier ni louer Dieu, se trompe du tout au tout.

Tel est le premier mode et le plus humble, selon lequel Dieu se montre dans une vie de contemplation. Et voici maintenant un exemple concret que je donne à l'intention de ceux qui ne ressentent pas cela. Prends un miroir qui est creux à l'intérieur comme une assiette. Dépose dans le miroir des matériaux secs et inflammables, et oriente le creux du miroir vers les rayons du soleil. Le matériau sec s'enflammera et prendra feu grâce à la chaleur du soleil et l'aspect concave du miroir. C'est ce qui se passe dans ton recueillement. Si ton coeur est vivant et béant, respectueusement élevé vers Dieu, la lumière de sa grâce brille dans le coeur ouvert et béant, purifie la conscience et brûle tous les défauts qui sont dans l'homme, par le feu de l'amour de Dieu.

1.34 Le mode de l'union dans le nu-amour

Le quatrième mode est ainsi un état de désoeuvrement, uni à Dieu dans le nu-amour et dans la lumière divine, dégagé et désaffecté de toute occupation d'amour, au-delà des oeuvres, subissant un amour simple et sans

plis, qui consume et anéantit en lui-même l'esprit de l'homme, de façon à le faire s'oublier, ne connaissant plus ni soi-même, ni Dieu, ni aucune créature, mais seulement l'amour qu'il savoure et ressent et qui s'est installé en lui dans le désoeuvrement simple

- Dans la vie intime de désir

De même, lorsque le désir libre et élevé, détaché et vide de toute créature, est fermé au monde et ouvert à Dieu et à ses dons, le soleil de la grâce pénètre dans le coeur ouvert et élevé, qui désire Dieu et toutes les vertus. Les puissances de l'âme se réjouissent alors lorsqu'elles ressentent à nouveau la grâce de Dieu. Car à l'âme élevée, Dieu se montre tel qu'il est dans sa nature, c'est-à-dire nu et dégagé de toute image, sans forme ni mode, sans mesure et sans fond. Il est ainsi objet pour un désir élevé et pour une âme vide.

Car lorsque Dieu se révèle et qu'il s'y montre à nous, la raison de l'âme est comme l'oeil de la chauve-souris qui est aveuglé par la lumière du soleil. C'est là que commencent l'esprit qui aime et la vie vivante de l'âme qui sans cesse adhère à Dieu avec amour. Cet esprit ressemble à l'aigle noble qui, sans reculer, contemple et fixe du regard la clarté du soleil.

C'est ainsi que se comporte l'oeil parfaitement simple de l'esprit aimant, lorsqu'il reçoit au-dedans de lui le rayonnement de la clarté de Dieu, au-delà de la raison et sans intermédiaire. Le Père des cieux s'y adresse de la sorte à l'esprit aimant : « Ouvre largement ton oeil simple et regarde qui je suis : essence, vie, sagesse, vérité, béatitude éternelle, amour sans commencement. Je te rends libre ; reste avec moi ; perds-toi en moi et tu te trouveras en moi, et moi en toi, en même temps que tous les esprits aimants qui sont élevés avec toi et unis en moi. Sois libre en toi, et liberté en moi. Sois bienheureuse en toi, et béatitude en moi. Je te donne une connaissance simple et claire de moi en toi.

Il est la perle précieuse : celui qui le cherche et qui le trouve, vend tout ce qu'il possède pour acheter cette pierre noble à laquelle rien de ce qui a été créé n'équivaut. Le trésor de la sagesse est caché au monde, dans le champ de la vie spirituelle, mais le marchand sage, qui a trouvé le trésor, vend dans la joie tout ce qu'il possède et tout ce qu'il pourrait posséder en ce temps-ci, pour acheter le champ de la vie spirituelle, dans lequel est caché le trésor des richesses divines, comme cela a été montré à son esprit.


3. 7 Conclusion de la partie consacrée aux astres : Petit Traité du renoncement à la volonté propre

Dieu nous a regardés et connus, de toute éternité, dans sa sagesse, et il veut que nous aussi, nous ouvrions nos yeux intérieurs pour le regarder en une simplicité sans feinte. Il nous a appelés de toute éternité, et il veut que nous dressions nos oreilles intérieures pour écouter sa grâce qui nous parle au-dedans. Il nous a choisis de toute éternité, et il veut que nous le choisissions de préférence à

toute créature. Il nous aime, et il nous a aimés de toute éternité, et il nous ordonne de l'aimer en retour éternellement — ce qui n'est que justice. Lorsque le bien-aimé est uni à la bien-aimée, les deux côtés de la balance sont à l'horizontale et se tiennent en équilibre. L'amour est éternel. Il a son origine en Dieu, touche notre esprit et réclame de nous un amour en retour. C'est ainsi que l'on s'occupe d'amour entre Dieu et nous, comme un anneau d'or qui n'a ni début ni fin.

Nous serons un avec sa libre volonté, afin de vivre sans soucis ni préoccupations. Avec lui, nous donnerons et nous prendrons, nous agirons et nous omettrons d'agir, nous aimerons et nous haïrons : nous sommes ainsi unis avec lui dans la liberté, et une seule volonté avec lui. Nous préférerons croire et espérer en lui, et lui faire confiance, plutôt que d'être sûrs de la vie éternelle.

- Leur désœuvrement

Les fils légitimes de Dieu, qui sont nés de Dieu, ne commettent d'injustice envers personne. Ils sont intègres, souffrent et supportent tout ce qu'on leur inflige. Ils prient et intercèdent pour leurs ennemis et pour le salut de tous les hommes. ... C'est là qu'ils ont reçu l'opulence sans fond et une liberté sans contrainte, de sorte qu'ils sont en mesure de sortir d'eux-mêmes vers toute oeuvre bonne, de se recueillir en eux-mêmes en toute vertu et occupation d'amour, pour y demeurer, habitant au-dedans, immobiles, affermis avec Dieu, en unité d'amour que personne ne peut leur enlever. Car ils habitent en Dieu, et Dieu habite en eux, de sorte qu'ils sont assurés de la vie éternelle.

Dieu donne ensuite à tous les hommes son commandement de s'aimer les uns les autres et de cultiver entre eux la fidélité et la justice.

Jouir de Dieu, c'est Dieu qui s'écoule en nous, et nous qui nous nous écoulons au-delà, en lui.

Alors il s'écria d'une voix forte : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » À ce moment, il vit dans son esprit tout ce que Dieu avait prévu et ordonné à son sujet de toute éternité, et tout ce que les prophètes avaient prédit en rendant témoignage sur lui, depuis le commencement du monde. Il s'en porta garant en affirmant avec un esprit tout joyeux : « Tout est accompli ».

Une descente, pour imiter et accompagner l'abaissement du Christ, jusque dans une « profondeur sans fond, insondable à jamais », en nous soumettant humblement à tout ce que Dieu permettra qui nous arrive. Puis une montée, « à partir de cette bassesse profonde », qui permettra d'aimer Dieu « dans la hauteur suprême », pour y « défaillir (encore une fois) dans ses oeuvres » et ses efforts, et ainsi faire place à l'union elle-même, « cédant à la fruition », au-delà de tout ouvrage. « Là-haut règne un silence éternel, dans notre sur-essence. Aucune parole n'y est prononcée, dans l'unité des Personnes ».

Pour ce faire, il nous faut nous recueillir au-dedans de nous-mêmes et livrer notre nu-entendement, désaffecté de toute image, à la vérité insaisissable de Dieu. Nous expérimenterons ainsi son image en nous, et le reflet de notre image en celle-ci, et nous serons un avec elle. C'est là la voix la plus claire avec laquelle nous pouvons appeler le Fils de Dieu au-dedans de nous, pour être établis avec lui dans son héritage et dans le nôtre.

Parés de cet honneur élevé, nous retournerons à nous-mêmes et nous nous inclinerons devant la bonté toute-puissante de Dieu en nous anéantissant nous-mêmes et en supportant de souffrir tout ce que Dieu permettra qu'il nous advienne dans le temps et dans l'éternité.

Personne ne peut y pénétrer sans amour et sans juste occupation de vertu. C'est pourquoi ils se trompent ceux qui parlent de leur faux désoeuvrement.

Car, aussi longtemps que quelqu'un n'a pas dépassé la quarantaine, il demeure très versatile, impressionnable et inconstant de nature, et, sans le savoir, il recherche confort, saveur et volupté dans ses occupations qui se trouvent ainsi mêlées de naturel.

que l'amour devienne tellement puissant en nous qu'il puisse nous élever dans cette hauteur suprême qu'il est lui-même. Sa bonté s'écoulera alors au travers de notre intériorité tout entière et la remplira avec d'autant plus de délices et de joie que notre terre sera vide et au repos. Car notre homme extérieur se tiendra alors désoeuvré et vide de toute occupation. Nous serons alors âgés de cinquante ans.

« Avec amour, nous saisirons l'amour, et nous serons saisis par lui ».

SOIS TOUT ENTIÈRE À LUI, CONFIE-TOI TOTALEMENT À LUI, ET TU EXPÉRIMENTERAS EN TON ESPRIT LA VRAIE LIBERTÉ, CELLE QUI CONSISTE ÊTRE UNIE À LUI PAR AMOUR, AU-DELÀ DE TOUTES LES OCCUPATIONS DES VERTUS, DANS LE TÉMOIGNAGE QUE REND L'ESPRIT À TON ESPRIT QUE TU ES LA FILLE CHOISIE DE DIEU

C'EST POUR CETTE RAISON QUE JEAN, LE BAPTISTE DU SEIGNEUR, BIEN QU'IL EÛT ÉTÉ SANCTIFIÉ DÈS LE SEIN DE SA MÈRE, QUITTA SON PÈRE, SA MÈRE ET LE SACERDOCE PATERNEL QUI LUI REVENAIT DE DROIT, AVEC TOUS LES HONNEURS ET RICHESSES DU MONDE, ET S'ENFUIT AU DÉSERT AFIN DE NE PAS ÊTRE ATTIRÉ PAR LES CRÉATURES. LUI-MÊME, D'AILLEURS, N'ATTIRAIT PERSONNE À LUI, MAIS IL ORIENTAIT VERS DIEU

ILS S'AIMENT EN DIEU, CAR ILS SONT UN PAR L'AMOUR, DANS LE CHRIST ET AVEC TOUS LES SAINTS, ENLACÉS AVEC DIEU EN ÉTERNELLE BÉATITUDE. C'ÉTAIT LÀ CE QUE LE CHRIST VISAIT LORSQU'IL S'ADRESSA AINSI À SON PÈRE : « JE VEUX QU'ILS SOIENT UN COMME NOUS SOMMES UN /1 », A SAVOIR EN UNITÉ D'AMOUR.

Tellement grande fut l'humilité du même Seigneur Jésus, qu'il se choisit la mort la plus ignominieuse parmi toutes celles que l'on pourrait se figurer : émettre son dernier soupir, suspendu à une croix au milieu de deux brigands.

LE PÈRE Y DIT : « VOICI QUE JE TE DONNE, DANS TA RAISON ÉCLAIRÉE, MA SAGESSE, C'EST-A-DIRE MON FILS, QUI T'ENSEIGNERA TOUTE VÉRITÉ ». CELUI-CI PARLE À IA PUISSANCE D'AIMER DE L'ÂME : « DE TOUTE ÉTERNITÉ JE T'AI AIMÉE, ET JE T'AIME ENCORE MAINTENANT. TOI, AIME-MOI DONC EN RETOUR ».

LE TROISIÈME POINT EST D'ÊTRE UN AVEC DIEU DANS L'AMOUR ET DANS LA FRUITION, LORSQUE L'AMOUR DE DIEU NOUS A CONSUMÉS ET ANÉANTIS, CAR L'ESPRIT DE DIEU EST COMME UN GOUFFRE SANS ORIFICE QUI CONSUME, CALCINE ET ENGLOUTIT DANS SON ABÎME TOUS LES ESPRITS QUI AIMENT.

TA DEMEURE SE TROUVE AU-DELÀ DE TOUT CE QUI POURRAIT ÉMOUVOIR L'ESPRIT.

IL SOUFFRIRA AVEC TOI ET T'AIDERA À PORTER TOUT TON FARDEAU, CAR IL EST PUISSANT. PERSONNE NE POURRA TE CHARGER AU-DELÀ DE CE QUE TU PEUX PORTER.

MÉPRISE-TOI TOI-MÊME ET ESTIME-TOI ET TOUTES TES OUVRES POUR PEU DE CHOSE. SOIS HUMBLE ET ABAISSE-TOI DEVANT LA SUBLIME MAJESTÉ DE TON PÈRE DU CIEL QUI N'ACCUEILLE PERSONNE SINON L'HOMME HUMBLE. SOIS VRAIE ET SANS HYPOCRISIE DEVANT LA VÉRITÉ ET LA SAGESSE ÉTERNELLES DE DIEU, C'EST-À-DIRE DEVANT LE FILS DE NOTRE PÈRE CÉLESTE, QUI NE RECONNAÎT ET NE REÇOIT DANS SON ROYAUME QUE L'HOMME SIMPLE, SANS COMPLICATION ET VRAI. … IL DEMEURERA ET HABITERA AVEC TOI, ET TOI AVEC LUI, ÉTERNELLEMENT, SANS FIN.

AIME-TOI TOI-MÊME POUR DIEU, POUR SON SERVICE ET SA LOUANGE

Tri des relevés français retravaillés

En cet amour nous brûlerons et nous serons consumés sans fin, éternellement, car c'est là que réside la béatitude de tous les esprits. Il nous faut donc fonder toute notre vie sur un abîme sans fond, de façon à pouvoir éternellement nous enfoncer dans l'amour, et y être immergés au-delà de nous-mêmes, dans cette profondeur sans fond. Avec le même amour nous serons élevés en hauteur pour aller au-delà de nous-mêmes sur les cimes insaisissables, et y errer dans l'amour sans mode. Celui-ci nous conduira au-delà

Même s’ils sentent l'union avec Dieu dans leur adhésion amoureuse à lui, ils éprouvent cependant toujours distinction et altérité dans l'union entre Dieu et eux. Car ils ne connaissent ni ne désirent le passage au-delà, passage simple, en la nudité sans modes. C'est pourquoi leur vie intérieure la plus élevée reste toujours à l'intérieur de la raison et des modes. […] Ils prennent ainsi leur repos en chemin, et ne meurent pas intégralement pour obtenir la faveur la plus élevée, qui est celle du nu-amour qui est sans modes.

Dieu permet ou tolère que ses amis se comportent comme ils veulent en tout ce qui n'est pas contre ses commandements.

Nous passons ensuite au-delà de nous-mêmes et, dans notre ascension vers Dieu, nous devenons à tel point simples que le nu-amour peut nous étreindre, sur cette cime où l'amour vaque à lui-même [l'amour qui vaque à lui-même "se trouve dans la Lettre XVII de Hadewijch dAnvers], au-delà de toute occupation de vertu, c'est-à-dire dans notre source, celle dont nous naissons spirituellement. C'est là qu'il nous faudra être défaits et, en Dieu, mourir à nous-mêmes et à toute propriété. C'est dans cette mort que nous devenons des fils cachés de Dieu, et prenons conscience d'une vie nouvelle en nous, qui est la vie éternelle. Saint Paul dit de tels fils : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col. 3, 3).

Comprends-moi bien : voici donc l’enchaînement à respecter. En accédant à Dieu, il nous faut nous présenter, avec toutes nos oeuvres, comme une éternelle offrande à Dieu. Mais une fois en sa présence, il nous faut nous abandonner nous-mêmes, avec toutes nos oeuvres

Mais par-dessus tout, si nous voulons savourer Dieu et sentir en nous la vie éternelle, il nous faut entrer en Dieu par la foi, au-delà de la raison, et y demeurer, simples, désoeuvrés, désaffectés de toute image, élevés grâce à l'amour dans la nudité béante de notre pensée.

Une occupation sans modes de l'amour est toujours liée à cette immersion au-delà en l'amour, et la suit, car l'amour ne saurait être désoeuvré. Il voudrait connaître et savourer jusqu'au bout l’insondable opulence qui vit dans son fond. Ce qui lui vaut une faim jamais rassasiée. Toujours s’élancer et toujours défaillir, c'est comme nager à contre-courant. Impossible de le lâcher ou de le saisir; de s’en passer ou de le faire sien; d’en parler ou de le taire. Il est au-delà de la raison et de l'entendement, et dépasse toute créature. C'est pourquoi l'on ne peut ni l’atteindre ni le rejoindre. Mais il nous faut regarder au-dedans de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous pousser et attiser en nous l’impatience d'amour. Il nous faut aussi regarder au-delà de nous-mêmes, là où nous sentons l'esprit de Dieu nous attirer hors de nous pour nous consumer et nous anéantir en ce qu'il est lui-même, c'est-à-dire en l'amour sur-essentiel avec lequel nous sommes un, et en lequel nous sommes établis plus profondément et plus largement qu'en toute autre chose.

Être ainsi établis en amour consiste en une saveur simple et sans fond de tout bien et de la vie éternelle. Nous sommes engloutis dans cette saveur, au-delà de la raison et sans elle, dans le profond silence, toujours immobile, de la divinité

c'est pourquoi en nous-mêmes, nous sommes pauvres, mais en Dieu, riches; en nous-mêmes nous avons faim et soif, mais en Dieu nous sommes ivres et rassasiés; en nous-mêmes nous sommes à l'oeuvre, mais en Dieu, totalement désoeuvrés.

Et là nous ne sentons plus rien d’autre que ceci : que nous expirons et que nous sommes immergés, au-delà sans retour, dans un amour simple et sans fond. Si nous demeurions toujours là, avec un regard simple, nous le sentirions toujours ainsi. Car notre immersion au-delà, dans la transformation en Dieu, demeure éternellement et sans fin, à condition d'être sortis de nous-mêmes et d'être établis en Dieu, en immersion d'amour.

Car si nous sommes établis en Dieu, en immersion d'amour, c'est-à-dire en perte de nous-mêmes, Dieu est alors notre propriété, et nous sommes la sienne, éternellement 84 perdus à nous-mêmes

Cette immersion ressemble aux fleuves s’écoulant sans cesse et sans retour vers leur lieu propre : la mer.

Cette immersion est au-delà de toute vertu et de toute occupation d'amour, car clle n'est autre chose qu'une sortie éternelle hors de nous-mêmes [...] Notre raison cependant, les yeux écarquillés, continue à se tenir dans les ténèbres, c'est-à-dire dans une nescience sans fond. Dans ces ténèbres, la clarté sans fond nous demeure voilée et cachée. Car son immensité sans fond/2 aveugle notre raison, lorsqu'elle nous advient, mais elle nous étreint en la simplicité et nous transforme en ce quelle est elle-même. Nous voilà ainsi démis et remis par Dieu, jusqu'à l’imersion d'amour au-delà de nous-mêmes, où nous sommes établis en béatitude et un avec Dieu.

Lorsque nous avons été ainsi unis à Dieu, il nous en reste un savoir vivant et un amour agissant. Car nous ne pouvons être établis en Dieu sans le savoir, ni être et demeurer unis à lui sans occupation d'amour. En effet, si nous pouvions être heureux sans le savoir, une pierre aussi pourrait l’être, elle qui est privée de savoir !

Selon la première manière, nous sentons Dieu en nous avec sa grâce. Dès que nous en prenons conscience, nous ne pouvons demeurer sans oeuvres. Car tout comme le soleil de sa clarté et de sa chaleur éclaire, réjouit et rend fertile le monde entier, ainsi agit Dieu par sa grâce : Il éclaire, réjouit et rend féconds tous les hommes qui veulent bien lui obéir. Car s’il nous faut sentir Dieu en nous, et si le feu de son amour doit éternellement brûler en nous, il nous faut de notre libre volonté aider Dieu à attiser ce feu de quatre manières.

Il nous faut d'abord rester unis au feu au-dedans de nous-mêmes, intimement.

Il nous faut ensuite sortir de nous-mêmes vers tous les hommes, en toute confiance et amour fraternel.

Il nous faut encore descendre en-dessous de nous-mêmes, dans la pénitence, dans toutes sortes de bonnes oeuvres, et dans la résistance à nos plaisirs désordonnés.

Il nous faut encore nous élever au-dessus de nous-mêmes, en même temps que les flammes de ce feu, avec dévotion, action de grâces, avec des louanges et des prières intimes, et sans cesse adhérer à Dieu avec une intention droite et un attachement sensible.

Dieu continue ainsi à habiter en nous avec sa grâce, car ces quatre modes comprennent toutes les occupations que nous pouvons avoir avec la raison et selon un mode.

nous sentons que notre vie créée, selon son essence, s’immerge sans cesse au-delà d'elle-même, en sa vie éternelle. Suivant cette clarté à la trace, au-delà de la raison, avec un regard simple et nous-mêmes docilement penchés, jusque dans notre vie la plus élevée, il nous est donné d'y être transformés par Dieu en ce qui est notre plénitude. Nous sentons alors que nous sommes entièrement étreints par Dieu.

C'est pourquoi il te faut beaucoup aimer, au point que l'amour éternel de Dieu te saisisse, et que tu deviennes un seul esprit et un seul amour avec lui.

Mais si tu désires être occupée à la sainteté et établie en son degré le plus élevé, il te faut dépouiller de toute image ta puissance d’entendement, et élever celle-ci, par la foi, au-delà de la raison, là où resplendit le rayon du soleil éternel. C'est lui qui t’éclairera et t’enseignera toute vérité. Et cette vérité te rendra libre, et fixera ton nu-regard dans l'absence de toute image.

Grâce aux vertus et à l'amour mutuel, nous nous unirons avec tous les hommes bons, afin que tous ensemble nous soyons en mesure de vaincre.

Notre volonté est alors volontairement captive et amoureusement enclose dans la volonté de Dieu, sans retour. C'est ainsi que nous faisons profession à Dieu dans l'ordre de l’authentique sainteté, quel que soit l’habit que nous portons ou l'état dans lequel nous nous trouvons.

nous sommes éternellement aimés. Voilà ce qui est agréable à entendre !

Dieu nous a donc donné une vie qui est au-delà de nous-mêmes, et cette vie est divine. Elle ne consiste en rien d’autre que de contempler et de fixer Dieu, d’adhérer à lui en nu-amour, de savourer, de jouir, de se liquéfier en amour, et d'être sans cesse renouvelé en cette vie. … de même que l’air par la lumière du soleil. Et comme le fer est pénétré par la puissance et la chaleur du feu, c'est ainsi que nous sommes transformés et transportés de clarté en clarté (cf. II Cor. 3, 18),

Dieu est une nourriture commune et un bien commun

il comprendra l'essence sans modes de Dieu, elle qui est absence de tout mode. Car cette essence ne peut être explicitée ni avec des paroles, ni avec des oeuvres, ni par des modes, ni par des exemples, ni par des comparaisons, mais elle se révèle elle-même au regard simple, tourné vers le dedans, d'une pensée dégagée de toute image. On peut, bien sûr, baliser la route avec des exemples et des comparaisons qui préparent l'homme à voir le Royaume de Dieu. Imagine-toi voir, par exemple, un immense brasier où toutes choses sont consumées dans un feu apaisé, incandescent et immobile. C'est ainsi que l’on peut se représenter l'amour apaisé et essentiel

Cette fruition est sauvage et farouche, comme si l'on s'était égaré. Car il n’y a là ni mode, ni chemin, ni sentier, ni demeure, ni mesure, ni fin, ni commencement, ni chose qui puisse être exprimée ou décrite. Voilà notre béatitude simple, l'essence de Dieu et notre sur-essence, au-delà de la raison et sans raison. Si nous voulons éprouver cette béatitude, il nous faut expirer vers elle, au-delà de notre être créé, jusqu’en ce point éternel où toutes nos lignes commencent et se terminent. Arrivées en ce point, elles perdent leur nom et toutes leurs distinctions, elles sont un avec ce point, de la même unité qui est la sienne, de telle façon toutefois qu'en elles-mêmes elles demeurent toujours des lignes en train de converger.

L'amour est à lui-même sa propre vie et sa propre récompense.

nous sommes unis à Dieu sans intermédiaire, au-delà de toute vertu, là où nous portons son image à la cime de notre être créé; et nous lui ressemblons par ailleurs toujours au-dedans de nous-mêmes, et nous sommes unis à lui, par sa grâce et par notre vie vertueuse. Nous ressemblons ainsi éternellement à Dieu dans la grâce et dans la gloire, mais, au-delà de la ressemblance, nous sommes un avec lui dans notre image éternelle.

Sa vie intérieure sera remplie de grâce et de charité, sincère, droite dans son intention, riche de toutes vertus.

Sa mémoire sera sans préoccupations ni soucis, libre, dégagée et de toute image désaffectée. Son sentiment sera libre, épanoui, élevé au-delà de tous les cieux. Sa pensée sera inoccupée /1, sans rien scruter, à l'état nu en Dieu. Telle est la clôture des esprits qui aiment, où toutes les pensées pures se rassemblent dans une pureté simple.

L'esprit de Dieu nous souffle au-dehors pour l'amour et la pratique des vertus, mais il nous attire à nouveau au-dedans de lui pour le repos et la fruition. Telle est la vie éternelle. Comme est notre vie mortelle dans la nature : exhaler l’air qui est en nous, pour inhaler ensuite un air nouveau.

ces trois sortes d'unions se vivent en même temps, dans un va-et-vient continuel : il s'agit de « monter et refluer comme la marée ». On n'est jamais établi une fois pour toutes dans l'union sans différence. Ensuite, même au sommet de l'expérience mystique, l'activité du corps et des puissances inférieures n'est pas abolie. Au contraire, elle demeure entière, mais s'y trouve harmonieusement intégrée, le corps prenant sa part dans les joies de l'union.

Pour que l'homme guérisse de ce mal, il faut qu'il considère et sente qu'il n’appartient pas à soi, mais à Dieu. Pour cela, il faut qu'il veuille se renoncer pour entrer dans la libre volonté de Dieu et le laisser advenir avec cette volonté dans le temps et pour l'éternité.

Car le feu ne devient pas fer, ni le fer, feu. Leur union est cependant sans intermédiaire, car le fer est au-dedans du feu, et le feu au-dedans du fer. De la même façon, l’air est dans la lumière du soleil, et la lumière du soleil est dans l’air. C'est ainsi que Dieu est toujours dans l'essence de l'âme, et que les puissances supérieures, lorsqu'elles se recueillent avec un amour agissant, sont unies à Dieu sans intermédiaire, dans un savoir simple de toute vérité, et dans un sentir et savourer essentiels de tout bien.

De la complaisance de Dieu s'écoulent la grâce et la gloire, et tous les dons au ciel et sur la terre, et cela en chaque être particulier, selon son besoin et sa capacité de recevoir. Car la grâce de Dieu est préparée pour tous, elle attend le retour de chaque pécheur. Dès que celui-ci, mû par la grâce, veut bien se prendre en pitié et invoquer Dieu avec confiance, il trouve toujours grâce.

Deuxièmement, à ces mêmes gens intimes et éclairés, l'amour de Dieu est proposé à leur regard intérieur, chaque fois qu'ils le désirent, amour qui les attire et les invite au-dedans, en l'unité. Car ils voient et ils sentent que le Père et le Fils, par le saint-Esprit, s’étreignent et étreignent tous les élus, et sont ramenés vers l'unité de leur nature, avec un amour éternel. Cette unité attire et invite sans cesse au-dedans tout ce qui est né d'elle, selon la nature ou selon la grâce. C'est pourquoi les gens éclairés sont élevés au-delà de la raison, avec un sentiment de totale liberté, dans le nu-regard qui est dépouillé de toute image, là où vit l'unité de Dieu qui invite sans cesse au-dedans.

Avec leur nu-entendement, dégagé de toute image, ils passent au travers de toute oeuvre, occupation ou objet, jusqu'à la cime de leur esprit. Là, leur nu-entendement est pénétré par une clarté éternelle, de même que l’air est pénétré par la lumière du soleil. La nue-volonté, surélevée, est transformée et pénétrée par un amour sans fond, de même que le fer est pénétré par le feu. La nue-pensée, elle aussi surélevée, se sent saisie et immobilisée dans la désaffectation sans fond de toute image. Et c'est ainsi que l'image créée de Dieu est unie de trois façons, au-delà de la raison, à son image éternelle, source de son essence et de sa vie. l'homme conserve cette source, et est établi en elle, dans l'essence et dans l'unité, avec la contemplation simple et dans le désoeuvrement dégagé de toute image. Il est ainsi élevé au-delà de la raison, trine dans l’Unité, et un dans la Trinité.

Ensuite vient l'unité sans différence. En effet, l'amour de Dieu ne doit pas seulement être considéré comme un amour qui s'écoule au-dehors avec tous les biens, ou comme un amour qui attire au-dedans vers l'unité, mais encore comme un amour au-delà de toute distinction, dans la fruition essentielle, selon la nue-essence de la divinité. C'est pour cela que les gens éclairés expérimentent en eux un regard fixe au-dedans, regard de l'essence au-delà de la raison et sans la raison, en même temps qu'ils expérimentent un penchant fruitif qui passe au travers de tout mode et essence, regard et penchant qui sont immergés, au-delà deux-mêmes, dans l'abîme sans mode de la béatitude sans fond, là où la Trinité des Personnes divines possèdent leur nature dans l'unité de l'essence. Voici que la béatitude y est à tel point simple, à tel point dégagée de tout mode, que tout regard fixe de l'essence, tout penchant et distinction des créatures disparaissent en elle.

Ils y tombent au-delà deux-mêmes, en une perte et une nescience sans fond.

Tous les esprits qui aiment sont pourtant une seule fruition et une seule béatitude avec Dieu, sans différence. Car cette essence bienheureuse, qu’est la fruition de Dieu et de tous ses bien-aimés, est si intégralement simple, qu'il n’y a en elle ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, selon la distinction des Personnes, ni aucune créature.

La prière du Christ trouve son achèvement en ceux qui sont unis à Dieu de ces trois façons. Avec lui, ils vont monter et refluer comme la marée, et toujours se tenir désaffectés et désoeuvrés, dans la possession comme dans la fruition. Ils vont agir et pâtir, et sans crainte prendre leur repos dans leur sur-essence. Ils sortiront et rentreront, et trouveront leur nourriture des deux côtés. Ils sont ivres d'amour et se sont endormis au-delà, en Dieu, dans une obscure clarté.

Essence, Wesen : En Dieu, l'essence signifie l'unité des trois Personnes dans l'amour. Dans l'homme, elle indique le point de contact entre Dieu et sa créature, le lieu où celle-ci reçoit de lui son être, et où elle est appelée à le rencontrer dans l'expérience mystique. Le terme « essence » est un concept dynamique : celle-ci est vie et mouvement vers Dieu, la vraie vie, ou la « vie vivante », de l'homme. Le lecteur moderne se souviendra donc que ce terme n’a rien de commun avec l'emploi courant qui en est fait, où l'essence d’un être représente son

concept ou sa définition. Il est tout aussi étranger à la notion métaphysique aristotélico-thomiste d’essence, qui met celle-ci en rapport avec l'acte d'exister dans un couple dynamique qui culmine en Dieu, où essence et acte d'exister s’identifient dans l'infini de son Être. Au contraire, sous ses dehors spéculatifs, le terme essence veut en fait uniquement mettre en lumière la qualité de l'union amoureuse entre Dieu et l'âme.

Mode, Wise: Façon dont quelqu'un agit ou se comporte, en conformité avec son être de créature. Ce comportement est radicalement dépassé au sommet de l'expérience de l'amour : le mystique est alors projeté au-dehors ou au-delà de ses critères et repères habituels.

Pensée, Ghedachte : Lieu propre de l'expérience mystique, au plus profond de l'âme, où les puissances retrouvent leur unité originelle.

Propre, Propriété, Propriétaire, Eyghen, eyghenscap : Se dépouiller de tout ce qui est beseten met eyghenscap (possédé en propriétaire), est la condition nécessaire pour être en mesure de se ranger et de se plier à l'action de Dieu. En ce sens, l'obéissance et l'abandon, en tant que renoncement à la volonté propre, ou la pauvreté effective, en tant qu'absence de toute propriété matérielle, ont une grande portée aux yeux de Ruusbroec.

Ranger (se), Toevoeghen (sich) : Attitude de l'âme qui s'adapte à l'action ordinaire de Dieu, action qui précède alors toujours la sienne. … lorsque l'âme est conduite par Dieu dans l'au-delà de l'expérience mystique, elle n'est plus capable de se ranger, mais elle est désormais réduite à céder, pâtir, subir, trépasser.

Sur-essence, Sur-essentiel, Overwesene, overwesenlic : ...n’exprime pas une rencontre ou une union des essences, ni un regard jeté sur l'essence divine, mais elle décrit une rencontre amoureuse au fond de l'âme. Lc terme est emprunté au vocabulaire de Denys l’Aréopagite.

Toucher, Gherinen : Intervention répétée de Dieu au plus profond du coeur de l'homme, l'invitant, suivant les cas, à agir et à se laisser faire, renouvelant ainsi et faisant croître inlassablement l'expérience de l'amour. Ce terme fait partie du vocabulaire de Hadewijch d’Anvers.

Unité, Enicheit : … l’unité d'esprit, dans laquelle l'âme devient "un seul esprit "avec Dieu, selon une interprétation de I Cor 6, 17, que Ruusbroec doit à Guillaume de Saint-Thierry, et qu’utilisaient déjà avant lui Béatrice de Nazareth et Hadewijch dAnvers.

Lorsque l'homme fait ce qu'il est en son pouvoir, et ne peut plus aller plus loin à cause de la faiblesse qui lui est propre, il appartient alors à la bonté sans fond de Dieu d'achever l'ouvrage. Une lumière plus élevée de la grâce de Dieu, tel un rayon de soleil, survient alors et est répandue dans l'âme, sans mérite ni désir de sa part qui seraient proportionnés à la dignité de Dieu. Car c'est par sa souveraine bonté et munificence que Dieu se donne dans cette lumière, lui qu'aucune créature ne peut mériter avant de le posséder. Dieu est alors secrètement à l'oeuvre à l'intérieur de l'âme, au-delà du temps, et il la meut en même temps que toutes ses puissances. Ici prend fin la grâce prévenante et commence l'autre, c'est-à-dire la lumière surnaturelle.

C'est dans cette lumière que le Christ s'adresse au désir de l'homme : « Descends vite, dit-il, car il me faut aujourd'hui demeurer dans ta maison. » Descendre ainsi rapidement, ce n'est rien d'autre que de couler à pic, avec désir et amour, dans l'abîme de la divinité qu'aucun savoir ne peut atteindre à la lumière créée. Mais là où l'intelligence reste au dehors, désir et amour, eux, pénètrent. Lorsque l'âme se penche ainsi en Dieu, l'aimant et le visant, au-delà de tout ce qu'elle comprend, au même moment elle se repose en Dieu et habite en lui, et Dieu se repose en elle et y habite.

La grâce de Dieu, qui s'écoule de lui, est une poussée ou une impulsion intérieures du Saint Esprit qui pousse et excite notre esprit au-dedans à toutes les vertus. Cette grâce s'écoule au-dedans, non pas au-dehors. Car Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et sa poussée ou activité au-dedans de nous, naturelle ou surnaturelle, nous est plus proche et plus intime que

notre propre activité. C'est pourquoi Dieu est à l'oeuvre au-dedans de nous, de l'intérieur vers l'extérieur, alors que toutes les créatures le sont de l'extérieur vers l'intérieur. C'est pourquoi la grâce et tous les dons de Dieu et sa parole intérieure nous surviennent au-dedans, dans l'unité de notre esprit, non au dehors, dans l'imagination, sous la forme d'images sensibles.

De cette chaleur naît l'unité du coeur. Car nous ne pouvons recevoir la véritable unité, si l'Esprit de Dieu n'allume pas son feu dans notre coeur. Le feu, en effet, unit et rend semblable à soi tout ce qu'il peut envahir et transformer. L'unité dans un homme signifie qu'il se sent rassemblé au-dedans de lui-même, avec toutes ses puissances, dans l'unité de son coeur. L'unité produit la paix intérieure et le repos du coeur. L'unité du coeur est un lien qui attire et resserre le corps et l'âme, le coeur et les sens, avec toutes les puissances du dehors et du dedans, en l'unité de l'amour.

...dans la sublime unité de Dieu, dont tous les dons s'écoulent.

La sublime nature de la divinité sera considérée et regardée : comment elle est simplicité sans complication, hauteur inaccessible et profondeur abyssale, largeur insaisissable et longueur éternelle, silence obscur et désert sauvage, repos éternel de tous les saints dans l'unité, fruition commune de lui-même et de tous les saints pour l'éternité. Nombreuses sont encore les merveilles à considérer dans cette mer sans fond de la divinité.

Enfin, l'homme ira vers lui-même et vers tous les hommes de bonne volonté, pour savourer et considérer quelle est leur solidarité et leur concorde dans l'amour. Avec grand désir, il désirera que Dieu laisse se répandre ses dons habituels, et l'en suppliera, afin que ceux-là demeurent fermes dans son amour et dans la vénération qu'ils lui doivent éternellement. Un tel homme éclairé pourra instruire et enseigner, corriger et servir tous les hommes, fidèlement et avec discernement, car il est porteur d'un amour de communion. C'est pourquoi il est médiateur entre Dieu et tous les hommes.

...la clarté divine, qui flotte au-dessus et qui produit ce toucher, parce qu'elle est sans fond, aveugle tout regard créé au moment même où elle le rencontre, étant à l'égard de toute intelligence qui opère dans la lumière créée, ce que la clarté du soleil est aux yeux de la chauve-souris.

Et cependant, sans cesse et à nouveau l'esprit est réclamé et éveillé par Dieu et par lui-même, pour scruter cet attouchement dans son fond, pour savoir ce que Dieu est et ce qu'est ce toucher. De même, la raison éclairée n'a de cesse qu'elle s'interroge toujours à nouveau pour savoir d'où cela vient, et elle redouble d'effort dans ses recherches pour remonter jusqu'en la source de ce filet de miel. En vain : elle n'en saura jamais davantage que ce qu'elle en savait le premier jour. La raison et toute considération l'avouent : « Je ne sais pas ce que c'est. » Car la clarté divine qui flotte au-dessus d'elle refoule et aveugle toute intelligence au moment même où celle-ci la rencontre. Dieu se tient ainsi dans sa clarté, au-delà de tous les esprits qui sont au ciel et sur la terre.

quoique la raison et l'intelligence défaillent devant la clarté divine et restent au-dehors, à la porte, la puissance d'amour veut poursuivre. Car elle est réclamée et invitée comme l'intelligence, quoiqu'elle soit aveugle, et elle voudrait jouir. Or jouir est situé dans ce que l'on savoure et sent, non dans ce que l'on sait. C'est pourquoi, là où l'intelligence reste au-dehors, l'amour voudrait pénétrer.

...s'il nous arrivait de perdre la ressemblance, c'est-à-dire la grâce de Dieu, nous serions damnés. C'est pourquoi, aussi longtemps que Dieu trouve encore en nous quelque capacité à recevoir sa grâce, par sa libre bonté, il veut nous rendre vivants et semblables à lui par le moyen de ses dons.

Lorsque l'air est traversé par la lumière du soleil, la beauté et la somptuosité de l'univers entier apparaissent, tandis que les yeux de l'homme sont éclairés et que celui-ci trouve sa joie dans le nombre et la variété des couleurs. De même, lorsque nous sommes simples au-dedans de nous-mêmes, et que notre faculté de connaître est éclairée et traversée par le rayonnement de l'Esprit d'intelligence, nous sommes à même de connaître les sublimes propriétés qui se trouvent en Dieu, et qui sont la source de toutes les oeuvres qui s'écoulent de lui.

...notre essence créée dans le temps. Celle-ci est suspendue dans l'essence éternelle, et est un avec elle, selon son être essentiel. Cette essence et cette vie éternelles, que nous possédons et que nous sommes dans l'éternelle sagesse de Dieu, sont semblables à lui.

Si je décris et développe toutes ces façons d'agir de Dieu, c'est pour louer son immense sagesse, sa grande miséricorde et libéralité. Il se tourne encore vers chaque homme bon avec un amour particulier, selon qu'il en est digne.

...tous les esprits s'écoulent ici au-delà d'eux-mêmes dans l'unité fruitive selon le mode divin et avec une lumière sans mesure.

En effet, dans cette lumière sans modes, en laquelle on s'écoule, l'activité de Dieu et celle de toute créature défaillent. Car dans l'essence de Dieu il n'y a aucune activité ni de Dieu ni d'aucune créature, car les Personnes y sont emportées dans le tourbillon fruitif, chacune selon sa propriété personnelle, alors que, par ailleurs, leur nature étant éternelle, elles ne peuvent pas périr. Tout cela se produit grâce au penchant fruitif vers cette essence sans fond et sans modes. Dieu et tous ceux qui sont unis avec lui, subissent ici la transformation en cette lumière simple. En ce subir, l'âme se rend bien compte que celui qu'elle aime est en train de venir, car, dans l'unité fruitive, elle reçoit davantage qu'elle n'est capable de désirer. ...

C'est ainsi que le Christ déborde dans son âme créée, elle qui a reçu plus qu'elle n'était capable de désirer. Car l'âme du Christ est un être créé, et le bien dont il s'agit ici est sans fond.

C'est là que les Personnes débordent vers l'absence de modes, c'est-à-dire qu'il leur faut subir la clarté abyssale et recevoir davantage qu'elles ne sont capables de désirer, c'est-à-dire selon leur essence. De là vient que tous ceux qui sont traversés et pénétrés jusqu'au bout par cette fruition, s'écoulent au-delà d'eux-mêmes, grâce à cette lumière, dans l'absence de modes. Car cette lumière abyssale, lors de cette fruition, se trouve être sans modes. Lorsqu'ils se sont ainsi écoulés au-delà d'eux-mêmes, dans l'absence de modes, ils sont établis dans cette lumière abyssale, quelque part qui est nulle part, c'est-à-dire qu'ils y sont établis comme en une chose insaisissable, ce qui constitue leur joie la plus grande.

Car puisque, grâce à la fruition, ils se sont écoulés au-delà d'eux-mêmes jusqu'à se perdre, et qu'ils ont été établis en Dieu comme en une absence de modes et en une opulence insaisissable, Dieu s'est à présent établi en eux, dans cette même absence de modes. Cette essence sans modes n'est jamais atteinte par des oeuvres, ni par Dieu ni par aucune créature, car elle est la fruition de Dieu et de tous ses saints. Voilà comment Dieu et tous les esprits aimants sont fruitivement suspendus dans l'essence simple de Dieu.

Dans cette pure simplicité de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni oeuvrer, car elle est un abîme sans modes, qui ne peut jamais être atteint ni saisi par des oeuvres. C'est cela que le Christ demandait dans sa prière : que nous devenions un, comme lui et son Père sont un, grâce à l'amour fruitif et à l'immersion au-delà, dans la ténèbre sans modes, où toute activité de Dieu ou d'une quelconque créature vient à se perdre et à s'écouler au-delà d'elle-même.

Il est un feu sans mesure, qui transforme et traverse de sa lumière tous les esprits recueillis, dans la grâce et dans la gloire, et qui se sont liquéfiés comme l'or dans la fournaise de l'unité divine. Chacun jouit et savoure selon son état et sa dignité.

Voilà le clair soleil, qui resplendit et brûle sur la cime de l'âme, attirant l'entendement vers le haut, pour contempler et être éclairé, et donnant de fixer sans défaillir l'éternité. Voilà la source sans fond d'eau vive, qui s'écoule du dedans au dehors, avec sept fleuves principaux qui sont les sept dons, rendant le royaume de l'âme fécond en toute vertu. Ces veines vivantes et bouillonnantes, les esprits sublimes les ont suivies jusque dans le fond vivant d'où cette source prend son origine. C'est là qu'ils se sont écoulés et ont été transportés, en s'écoulant de clarté en clarté, de délices en délices. Car c'est là que tombe une rosée aux gouttes de miel, la rosée des joies inexprimables qui donnent de se liquéfier et de s'écouler dans les délices de la béatitude divine.

Il a créé l'âme de chacun comme un miroir vivant dans lequel il a imprimé l'image de sa nature. C'est ainsi qu'il vit imprimé avec son image en nous, et nous, imprimés en lui, car notre vie créée est une, sans intermédiaire, avec l'image et avec la vie que nous possédons de toute éternité en Dieu.

La vie que nous possédons en Dieu est, elle, une en Dieu, sans intermédiaire.

Tous trois nous rendent semblables à Dieu et nous unissent à lui, car la pupille de notre oeil simple est un miroir vivant, fait par Dieu à son image, et dans lequel il a imprimé son image, c'est-à-dire sa divine clarté. Avec elle, il a abondamment rempli le miroir de notre âme, de sorte qu'aucune autre clarté ni image ne pourrait jamais y pénétrer. Cette clarté, cependant, n'est pas un intermédiaire entre nous et Dieu, car elle est cela même que nous voyons, et en même temps la lumière avec laquelle nous voyons, tout en n'étant pas notre oeil qui voit. En effet, alors même que l'image de Dieu se trouve sans intermédiaire dans le miroir de notre âme et lui est unie, l'image n'en est pas pour autant le miroir, car Dieu ne devient pas créature. Mais l'union de l'image dans le miroir est si grande et si noble que l'âme est appelée image de Dieu.

dans le nu-regard de l'âme, c'est-à-dire dans l'oeil simple qui est toujours ouvert, au-delà de la raison,

Le troisième point traite de l'essence vivante, où nous sommes un avec Dieu au-delà de toute occupation d'amour, en une fruition éternelle ; c'est-à-dire au-delà de toute activité et passivité dans un bienheureux désoeuvrement, au-delà de l'union avec Dieu, dans l'unité, là où personne n'est plus capable d'oeuvrer sinon Dieu seul. Car l'ouvrage de Dieu, c'est lui-même et sa nature. Lorsqu'il est à l'oeuvre, nous sommes désoeuvrés et transformés, un avec lui dans son amour.

Nous n'y sentons plus de séparation entre nous et Dieu, car nous y sommes spirés au-delà de nous-mêmes et au-delà de tout ordre, dans son amour. Là on ne réclame plus et on ne désire plus, on ne donne ni ne prend.

Tel fut le désir de Notre doux Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il pria : « Père, je veux que tous ceux que tu m'as donnés soient un comme nous sommes un. »

La contemplation est un savoir sans modes,

toujours demeurant au-delà de la raison.

Descendre dans la raison, elle ne le peut,

ni raison la rejoindre au-delà d'elle-même.

Absence de modes éclairée est le miroir limpide

dans lequel Dieu brille de son éternelle clarté.

Absence de modes est un sans façon

dans lequel toutes les oeuvres de raison défaillent.

Absence de modes n'est pas Dieu, mais la lumière avec laquelle on voit.

Ceux qui marchent en l'absence de modes, dans la lumière divine,

voient en eux-mêmes une immensité dépeuplée.

Absence de modes est au-delà de raison, mais non sans elle.

Elle voit toute chose sans s'étonner.

Étonnement est en deçà :

vie de contemplation ignore l'étonnement.

Absence de modes voit, mais ignore quoi ;

c'est au-delà de tout, ni ceci ni cela.

Regarde : la lumière spirituelle s'y montre, elle que ni sens, ni nature, ni raison, ni étude éclairée sont à même de saisir. Cette lumière nous donne liberté et audace envers Dieu. Elle est plus noble et plus sublime que tout ce que Dieu a créé dans la nature. Car elle est la perfection de la nature et l'intermédiaire éclairé entre nous et Dieu. Notre pensée nue et dépouillée de toute image est le miroir vivant dans lequel brille cette lumière.

Dans cette lumière, l'Esprit de notre Seigneur parle au coeur béant et aimant : « Je suis à toi, et tu es à moi. J'habite en toi et tu vis en moi ». Lorsque se rencontrent la lumière et l'attouchement, la joie et les délices de l'âme et du corps sont si intenses dans le coeur élevé, que l'homme ne sait pas ce qui lui arrive ni comment il pourra le supporter. C'est ce qu'on appelle le « Jubilus », que personne ne peut traduire en paroles ni connaître, hormis celui qui le ressent. Ce « Jubilus » vit dans un coeur qui aime, et qui est ouvert à Dieu et fermé à toutes les créatures. De là provient la « Jubilatio », c'est-à-dire un attachement sensible du coeur, une flamme ardente jointe à la dévotion, à l'action de grâces, à la louange et à un éternel respect pour Dieu. Par contre, celui qui ressent cette douceur, qui s'en réjouit et y cherche sa satisfaction, sans remercier ni louer Dieu, se trompe du tout au tout.

Tel est le premier mode et le plus humble, selon lequel Dieu se montre dans une vie de contemplation. Et voici maintenant un exemple concret que je donne à l'intention de ceux qui ne ressentent pas cela. Prends un miroir qui est creux à l'intérieur comme une assiette. Dépose dans le miroir des matériaux secs et inflammables, et oriente le creux du miroir vers les rayons du soleil. Le matériau sec s'enflammera et prendra feu grâce à la chaleur du soleil et l'aspect concave du miroir. C'est ce qui se passe dans ton recueillement. Si ton coeur est vivant et béant, respectueusement élevé vers Dieu, la lumière de sa grâce brille dans le coeur ouvert et béant, purifie la conscience et brûle tous les défauts qui sont dans l'homme, par le feu de l'amour de Dieu.

Le quatrième mode est ainsi un état de désoeuvrement, uni à Dieu dans le nu-amour et dans la lumière divine, dégagé et désaffecté de toute occupation d'amour, au-delà des oeuvres, subissant un amour simple et sans

plis, qui consume et anéantit en lui-même l'esprit de l'homme, de façon à le faire s'oublier, ne connaissant plus ni soi-même, ni Dieu, ni aucune créature, mais seulement l'amour qu'il savoure et ressent et qui s'est installé en lui dans le désoeuvrement simple

De même, lorsque le désir libre et élevé, détaché et vide de toute créature, est fermé au monde et ouvert à Dieu et à ses dons, le soleil de la grâce pénètre dans le coeur ouvert et élevé, qui désire Dieu et toutes les vertus. Les puissances de l'âme se réjouissent alors lorsqu'elles ressentent à nouveau la grâce de Dieu. Car à l'âme élevée, Dieu se montre tel qu'il est dans sa nature, c'est-à-dire nu et dégagé de toute image, sans forme ni mode, sans mesure et sans fond. Il est ainsi objet pour un désir élevé et pour une âme vide.

Car lorsque Dieu se révèle et qu'il s'y montre à nous, la raison de l'âme est comme l'oeil de la chauve-souris qui est aveuglé par la lumière du soleil. C'est là que commencent l'esprit qui aime et la vie vivante de l'âme qui sans cesse adhère à Dieu avec amour. Cet esprit ressemble à l'aigle noble qui, sans reculer, contemple et fixe du regard la clarté du soleil.

C'est ainsi que se comporte l'oeil parfaitement simple de l'esprit aimant, lorsqu'il reçoit au-dedans de lui le rayonnement de la clarté de Dieu, au-delà de la raison et sans intermédiaire. Le Père des cieux s'y adresse de la sorte à l'esprit aimant : « Ouvre largement ton oeil simple et regarde qui je suis : essence, vie, sagesse, vérité, béatitude éternelle, amour sans commencement. Je te rends libre ; reste avec moi ; perds-toi en moi et tu te trouveras en moi, et moi en toi, en même temps que tous les esprits aimants qui sont élevés avec toi et unis en moi. Sois libre en toi, et liberté en moi. Sois bienheureuse en toi, et béatitude en moi. Je te donne une connaissance simple et claire de moi en toi.

Il est la perle précieuse : celui qui le cherche et qui le trouve, vend tout ce qu'il possède pour acheter cette pierre noble à laquelle rien de ce qui a été créé n'équivaut. Le trésor de la sagesse est caché au monde, dans le champ de la vie spirituelle, mais le marchand sage, qui a trouvé le trésor, vend dans la joie tout ce qu'il possède et tout ce qu'il pourrait posséder en ce temps-ci, pour acheter le champ de la vie spirituelle, dans lequel est caché le trésor des richesses divines, comme cela a été montré à son esprit

Dieu nous a regardés et connus, de toute éternité, dans sa sagesse, et il veut que nous aussi, nous ouvrions nos yeux intérieurs pour le regarder en une simplicité sans feinte. Il nous a appelés de toute éternité, et il veut que nous dressions nos oreilles intérieures pour écouter sa grâce qui nous parle au-dedans. Il nous a choisis de toute éternité, et il veut que nous le choisissions de préférence à

toute créature. Il nous aime, et il nous a aimés de toute éternité, et il nous ordonne de l'aimer en retour éternellement — ce qui n'est que justice. Lorsque le bien-aimé est uni à la bien-aimée, les deux côtés de la balance sont à l'horizontale et se tiennent en équilibre. L'amour est éternel. Il a son origine en Dieu, touche notre esprit et réclame de nous un amour en retour. C'est ainsi que l'on s'occupe d'amour entre Dieu et nous, comme un anneau d'or qui n'a ni début ni fin.

Nous serons un avec sa libre volonté, afin de vivre sans soucis ni préoccupations. Avec lui, nous donnerons et nous prendrons, nous agirons et nous omettrons d'agir, nous aimerons et nous haïrons : nous sommes ainsi unis avec lui dans la liberté, et une seule volonté avec lui. Nous préférerons croire et espérer en lui, et lui faire confiance, plutôt que d'être sûrs de la vie éternelle.

Les fils légitimes de Dieu, qui sont nés de Dieu, ne commettent d'injustice envers personne. Ils sont intègres, souffrent et supportent tout ce qu'on leur inflige. Ils prient et intercèdent pour leurs ennemis et pour le salut de tous les hommes. ... C'est là qu'ils ont reçu l'opulence sans fond et une liberté sans contrainte, de sorte qu'ils sont en mesure de sortir d'eux-mêmes vers toute oeuvre bonne, de se recueillir en eux-mêmes en toute vertu et occupation d'amour, pour y demeurer, habitant au-dedans, immobiles, affermis avec Dieu, en unité d'amour que personne ne peut leur enlever. Car ils habitent en Dieu, et Dieu habite en eux, de sorte qu'ils sont assurés de la vie éternelle.

Dieu donne ensuite à tous les hommes son commandement de s'aimer les uns les autres et de cultiver entre eux la fidélité et la justice.

Jouir de Dieu, c'est Dieu qui s'écoule en nous, et nous qui nous nous écoulons au-delà, en lui.

Alors il s'écria d'une voix forte : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » À ce moment, il vit dans son esprit tout ce que Dieu avait prévu et ordonné à son sujet de toute éternité, et tout ce que les prophètes avaient prédit en rendant témoignage sur lui, depuis le commencement du monde. Il s'en porta garant en affirmant avec un esprit tout joyeux : « Tout est accompli ».

Une descente, pour imiter et accompagner l'abaissement du Christ, jusque dans une « profondeur sans fond, insondable à jamais », en nous soumettant humblement à tout ce que Dieu permettra qui nous arrive. Puis une montée, « à partir de cette bassesse profonde », qui permettra d'aimer Dieu « dans la hauteur suprême », pour y « défaillir (encore une fois) dans ses oeuvres » et ses efforts, et ainsi faire place à l'union elle-même, « cédant à la fruition », au-delà de tout ouvrage. « Là-haut règne un silence éternel, dans notre sur-essence. Aucune parole n'y est prononcée, dans l'unité des Personnes ».

Pour ce faire, il nous faut nous recueillir au-dedans de nous-mêmes et livrer notre nu-entendement, désaffecté de toute image, à la vérité insaisissable de Dieu. Nous expérimenterons ainsi son image en nous, et le reflet de notre image en celle-ci, et nous serons un avec elle. C'est là la voix la plus claire avec laquelle nous pouvons appeler le Fils de Dieu au-dedans de nous, pour être établis avec lui dans son héritage et dans le nôtre.

Parés de cet honneur élevé, nous retournerons à nous-mêmes et nous nous inclinerons devant la bonté toute-puissante de Dieu en nous anéantissant nous-mêmes et en supportant de souffrir tout ce que Dieu permettra qu'il nous advienne dans le temps et dans l'éternité.

Personne ne peut y pénétrer sans amour et sans juste occupation de vertu. C'est pourquoi ils se trompent ceux qui parlent de leur faux désoeuvrement.

Car, aussi longtemps que quelqu'un n'a pas dépassé la quarantaine, il demeure très versatile, impressionnable et inconstant de nature, et, sans le savoir, il recherche confort, saveur et volupté dans ses occupations qui se trouvent ainsi mêlées de naturel.

que l'amour devienne tellement puissant en nous qu'il puisse nous élever dans cette hauteur suprême qu'il est lui-même. Sa bonté s'écoulera alors au travers de notre intériorité tout entière et la remplira avec d'autant plus de délices et de joie que notre terre sera vide et au repos. Car notre homme extérieur se tiendra alors désoeuvré et vide de toute occupation. Nous serons alors âgés de cinquante ans.

« Avec amour, nous saisirons l'amour, et nous serons saisis par lui ».

sois tout entière à lui, confie-toi totalement à lui, et tu expérimenteras en ton esprit la vraie liberté, celle qui consiste être unie à lui par amour, au-delà de toutes les occupations des vertus, dans le témoignage que rend l'esprit à ton esprit que tu es la fille choisie de dieu

c'est pour cette raison que jean, le baptiste du seigneur, bien qu'il eût été sanctifié dès le sein de sa mère, quitta son père, sa mère et le sacerdoce paternel qui lui revenait de droit, avec tous les honneurs et richesses du monde, et s'enfuit au désert afin de ne pas être attiré par les créatures. lui-même, d'ailleurs, n'attirait personne à lui, mais il orientait vers dieu

ils s'aiment en dieu, car ils sont un par l'amour, dans le christ et avec tous les saints, enlacés avec dieu en éternelle béatitude. c'était là ce que le christ visait lorsqu'il s'adressa ainsi à son père : « je veux qu'ils soient un comme nous sommes un », a savoir en unité d'amour.

Tellement grande fut l'humilité du même Seigneur Jésus, qu'il se choisit la mort la plus ignominieuse parmi toutes celles que l'on pourrait se figurer : émettre son dernier soupir, suspendu à une croix au milieu de deux brigands.

le père y dit : « voici que je te donne, dans ta raison éclairée, ma sagesse, c'est-a-dire mon fils, qui t'enseignera toute vérité ». celui-ci parle à ia puissance d'aimer de l'âme : « de toute éternité je t'ai aimée, et je t'aime encore maintenant. toi, aime-moi donc en retour ».

le troisième point est d'être un avec dieu dans l'amour et dans la fruition, lorsque l'amour de dieu nous a consumés et anéantis, car l'esprit de dieu est comme un gouffre sans orifice qui consume, calcine et engloutit dans son abîme tous les esprits qui aiment.

ta demeure se trouve au-delà de tout ce qui pourrait émouvoir l'esprit.

il souffrira avec toi et t'aidera à porter tout ton fardeau, car il est puissant. personne ne pourra te charger au-delà de ce que tu peux porter.

méprise-toi toi-même et estime-toi et toutes tes ouvres pour peu de chose. sois humble et abaisse-toi devant la sublime majesté de ton père du ciel qui n'accueille personne sinon l'homme humble. sois vraie et sans hypocrisie devant la vérité et la sagesse éternelles de dieu, c'est-à-dire devant le fils de notre père céleste, qui ne reconnaît et ne reçoit dans son royaume que l'homme simple, sans complication et vrai. … il demeurera et habitera avec toi, et toi avec lui, éternellement, sans fin.

aime-toi toi-même pour dieu, pour son service et sa louange

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de la première moitié du « Tri des relevés français retravaillés » (jusqu’à « Mode, Wise: ») 400

(la seconde moitié n’apporte guère de nouveau)


« Noeuds » du diagramme :

[au-]delà - Dieu – la raison – toute image – nous (sentons… sommes établis) – immersion (d’amour) – nescience – mode – avec sa grâce – c’est pourquoi – vie éternelle - ...


Choix d’écrits sous influence



« Le Soliloque Enflammé » (Gerlac Peters)


SOLILOQUE ENFLAMMÉ DE GERLAC PETERS

TRADUCTION NOUVELLE Dom E. ASSEMAINE MOINE DE SAINT-PAUL DE WISQUES

LIBRAIRIE SAINT THOMAS D'AQUIN

SAINT-MAXIMIN (Var).


SOLILOQUE ENFLAMMÉ AVEC DIEU pour rappeler son esprit de ses dissipations et le ramener vers le bien unique et suprême.

PRIÈRE

L'esprit humilié et le coeur contrit, je me prosterne devant vous, mon Dieu, pour reconnaître que je ne suis qu'un peu de poussière et m'abaisser au-dessous du ciel, de la terre et de tout ce qu'ils renferment. Sans nulle confiance en moi-même, mais espérant humblement en vous, pauvre petite brebis, poussin errant et solitaire, je viens chercher un refuge à l'ombre de vos ailes, afin que vous m'y receviez dans votre miséricorde, ô Père plein de clémence.

CHAPITRE PREMIER Celui qui veut éviter la dispersion du coeur et se recueillir doit sans cesse considérer la fin de tontes choses et renoncer à toute consolation en dehors de Dieu.

Dans tous les événements qui surviennent et me troublent ou peuvent me troubler, toujours j'aurai présente la pensée de ma fin, toujours je me dirai : « Si en cet instant je devais paraître devant Dieu, comment me comporterais-je?» Et partout où je sentirai un empêchement, un obstacle, un voile entre Dieu et moi, partout il sera expédient de me dire à moi-même, si je suis moi-même cet obstacle, ou à tout ce qui en tiendrait lieu : « Retire-toi, Satan, car tu m'es à scandale devant le Seigneur/1 » ; car je veux régler mon intérieur et mon extérieur, çomme si ma manière d'être, ma conduite et chacun de mes actes fussent l'attestation éclatante que mon royaume n'est pas de ce monde/2, et que je ne cherche pas sur la terre ma consolation et ma joie.

C'est ainsi que je veux me comporter en tout,

1. Matt., xvi, 23. — 2. Joan., xviii, 36.

jusqu'au dernier jour de ma vie, me considérant comme un vase que l'on a rejeté/1, comme mort au siècle, comme le rebut du monde/2, comme renié et abandonné par lui, comme indigne du moindre don de Dieu pour le corps et pour l'âme, indigne même de baiser la poussière des pieds des élus de Dieu. Et ainsi rejeté et délaissé du monde, je veux moi-même lui demeurèr étranger, afin que dans ce dénuement et dans ce vide intérieur que j'aurai fait en moi, je puisse sans aucun détriment me passer de tout ce que le coeur peut désirer en dehors de Dieu.

Que si toutes choses arrivent au gré de la nature et de ces tendances, mon âme refusera d'y chercher sa consolation/3. Je désire passer ainsi inaperçu tous les jours de mon pèlerinage ici-bas me considérant comme un pèlerin, comme un voyageur qui ne porte rien sur soi, afin de pouvoir attendre en toute sécurité. le jour du Seigneur, très riche et très pauvre tout à la fois, riche parce que je n'aurai rien à désirer, pauvre parce que je ne posséderai rien.

Je ne m'appuierai sur rien ni sur personne, mais je m'efforcerai en tout de rester intimement uni au Seigneur; puisque tout est appelé à s'évanouir et à disparaître. Si je m'attache à ce qui croule, je serai entraîné dans la même ruine.

1. Ps. XXX, 13. — Cor iv, 13. — 3. Ps. lxxvi, 3.

— 28 —

Vains sont les fils des hommes/1, et c'est à peine s'il en est quelqu'un en qui l'on puisse pleinement se fier.

CHAPITRE DEUXIÈME Que l'homme doit fréquemment songer à son exil, pour se réfugier en Dieu ; et là, uni à Lui, rien ne pourra lui manquer.

Je me souviendrai sans cesse qu'ici-bas je suis en voyage, en lutte continuelle. Je fais partie d'une armée qui a sans cesse à combattre, et ce combat doit se poursuivre jusqu'au dernier soupir. Il m'est aisé de voir çom men tje pourrai me soutenir pendant ce peu de temps que doit durer mon exil, d'où me viendra le secours, et où il me faut le chercher.

Si je pouvais arriver à me tenir constamment en présence du Seigneur, en qui se trouvent tous les biens, et à garder mon coeur pur, dégagé de toute attache étrangère, insensible à tout ce qui n'est pas Dieu : que pourrais-je encore désirer? Si j'avais tout à souhait, que môn nom fût glorifié pàrmi les hommes, et que je ne fusse pas bien avec le Seigneur, de quelle utilité cela me serait-il ? Que celui-ci, dans ses perplexités,

1. Ps. LXI, 10.

— 29 --

cherche un confident, que celui-là en cherche un autre et qu'un troisième les imite : pour moi, tout au Seigneur, je m'abandonnerai à lui de tout coeur, et rien des choses et des événements de ce monde ne pourra m'émouvoir, car je n'aurai qu'un désir, celui d'être tout à Dieu, parce que je sais que Lui-même alors se fait mon pourvoyeur; Lui-même prend soin de moi/1; il me commande de ne rechercher que Lui, et de ne pas m'inquiéter de ce dont il se charge Lui-même, de tous ces événements qui surviennent; mais d'écouter ce qu'il me dit au dedans de moi, Lui, le souverain Bien.

Et que me dit-il ? : « Efforce-toi, autant que tu le pourras, d'être bien avec moi et de marcher en ma présence, en tout temps, en tout lieu, et pour toutes choses ; et ne te préoccupe pas de plaire ou de déplaire aux autres ; leur approbation ou leur désapprobation ne te rendrait ni plus riche ni plus pauvre. Si tu demeures en moi, tu pourras te passer de tout ce qui m'est étranger, sans aucun détriment pour toi-même, et tu ne manqueras de rien. Ne sais-tu pas qu'il n'y a de rapport à établir qu'entre le semblable et le semblable, l'égal et l'égal ? Ne sais-tu pas que la gloire véritable n'a rien à voir avec la vaine gloire ? La vertu domine tout, elle n’a pas besoin de l'approbation et du témoignage de

1. I Petr., V, 7.

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ce qui lui est inférieur : tels sont ceux qui par leur amour ardent ne font plus qu'un avec la vertu.

CHAPITRE TROISIÈME Qu'en tout ce que nous faisons, il faut examiner le pourquoi des choses, surtout à l'office divin

Si l'homme, par un intime et laborieux travail, ne s'applique pas à considérer assidûment en toutes choses leur pourquoi et s'il n'apporte pas ce soin, surtout à l'office divin, il en arrivera vite à l'insensibilité intérieure, avant de

1. L'auteur s'inspire ici de la doctrine de Ruysbroeck sur la vie intérieure. Voir en particulier les Noces spirituelles, liv. II, chap. LXIII et LXIV(traduction franç. [Wisques], T. III, p. 174) : « Si l'homme se tient et s'applique aux choses qui octupent le coeur et aux oeuvres multiples plus qu'à la causé et au pourquoi fies actes, s'il est plus attentif dans les sacrements aux pratiques, aux signes et aux coutumes extérieures qu'à leur cause et à la vérité qu'ils signifient, il demeure toujours un homme extérieur... Si donc l'homme vçut approcher plus près de Dieu et faire monter ses exercices et sa vie, il doit des oeuvres aller jusqu'à leur cause, et des signes {dans les sacrements} jusqu'à la vérité signifiée : ainsi devient-il maître de ses oeuvres et connaisseur de la vérité, et il entre dans une vie intérieure. »
Thomas a Kempis a repris cette idée dans l'Imitation, liv. III, ch. xxxi, n° 3.

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savoir et de s'apercevoir qu'il ne porte que des feuilles et n'a guère souci de produire des fruits. L'âme ainsi déprimée ne peut se relever elle-même ou remonter à son origine, et contempler, autant qu'il est possible de le faire, l'incompréhensible Lumière, car elle lui est trop dissemblable, et il y a en elle trop de ténèbres, pour qu'elle puisse y parvenir ; et pourtant, c'est pour jouir de cette divine Lumière que cette âme a été créée.

Habituons-nous donc, en tout ce que nous faisons, à lever les yeux vers la Vérité pour voir comment elle-même contemple toutes choses, et efforçons-nous de nous conformer nous-même à ce regard; selon notre mode, et de suivre avec un soin extrême, en y fixant toute l'attention de notre âme, l'attrait intérieur qui nous porte vers le souverain Bien.

CHAPITRE QUATRIÈME Avec quels grands sentiments de dévotion il convient que nous assistions à l'office divin et principalement au saint sacrifice de la messe.

Nous savons avec quel amour, avec quelle sainte passion Notre-Seigneur Jésus-Christ voulut s'incarner pour nous et vivre au milieu de nous sur cette triste terre de notre pèlerinage, et

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s'y montrer comme le moindre et le plus pauvre de tous, vivant dans l'indigence, dans les larmes; dans les soupirs et les travaux tous les jours de sa vie, exposé aux persécutions, supportant dans cette humble condition où il s'était mis des adversaires pleins d'orgueil et de malice, se livrant tout entier pour nous, corps et âme. Nous savons enfin, avec quel incompréhensible excès d'amour il s'est offert sur la croix au Père éternel, comme une hostie vivante, sainte et immaculée, afin d'avoir la joie de reporter sur ses épaules la brebis perdue.

C'est avec le même amour qu'il s'offre encore chaque jour, et sans cesse, principalement sur l'autel. Et bien que l'oblation extérieure qu'il fit autrefois de lui-même ne se soit faite qu'une fois, cependant à tout moment, dans le Père, par le Fils, avec le Saint-Esprit, elle se renouvelle incessamment d'une manière aussi réelle que si elle s'accomplissait devant nous.

Ainsi devrions-nous recevoir tous les jours ces augustes mystères, avec une dévotion aussi fervente et aussi nouvelle que si Jésus-Christ offrait sous nos yeux et en ce moment même le sacrifice qu'il a fait autrefois à son Père pour notre salut.

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CHAPITRE CINQUIÈME Que le seul amour de la vertu doit nous la faire pratiquer, car la vertu est toujours bonne par elle-même.

Il ne faut pas que je montre une humilité, un détachement, une garde des sens, une retenue et une simplicité de surface, que m'inspirerait le désir d'être remarqué ou la crainte d'être déprécié, ce qui n'est qu'une source d'ennuis : si j'agis de la sorte, un temps viendra où cette cause extérieure qui me faisait agir n'aura plus sur moi d'influence, et je tomberai dans la négligence ou dans la tristesse, selon les circonstances. Mais je pratiquerai ces vertus et d'autres semblables sincèrement en vue de la vérité, sachant bien que c'est par cela seul que je puis me rendre agréable à Dieu, maintenant et jusqu'à la fin de ma vie. C'est dans ce sens que je m'efforcerai de progresser sans relâche.

Un homme plein de bonté et de mansuétude arrivera toujours plus facilement par sa modération et sa douceur que par ses discours à ramener à la discrétion et à la mesure les esprits inquiets ou turbulents. Nous devons d'ailleurs nous supporter avec douceur et patience les uns les autres dans nos défauts et nos imperfections

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de corps ou d'esprit. Chacun n'a-t-il pas sa charge suffisante avec ses propres incommodités et ses propres défauts ?

CHAPITRE SIXIÈME Qu'il faut résister avec une humilité vraie, et en vue de la vérité,-aux pensées vaines et aux penchants vicieux.

Quand je me considère en toute vérité et équité, je ne vois en moi aucun bien. En effet, je vois que je ne suis pas autre-chose par moi-même qu'abomination; que par ma pente naturelle je me détournerais de Dieu et de la vérité, et que de par moi-même je ne suis que vanité ; n'ai-je pas dégradé en moi l'image de Dieu ? Et si cette image a été réformée et rendue à sa beauté première, je n'y suis pour rien ; c'est le Seigneur qui a tout fait, afin que par toutes choses et en toutes choses apparaisse la sublime efficacité de la vertu de Dieu et mon impuissance radicale. Toute pensée, tout sentiment opposés à cette vérité est vanité réprouvable et abomination devant Dieu.

D'aucune façon je ne veux laisser passer ni me dissimuler à moi-même ces mouvefnents intérieurs d'amour-propre, comme si je pouvais être

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vraiment quelque chose par moi-même, mais je m'efforcerai bien plutôt de m'abaisser et de m'humilier; et ne considérant pas mon essence en Dieu mais constatant la vérité de mon néant en moi-même, j'abattrai à mes pieds ces mouvements désordonnés, afin qu'ils sachent qu'ils ne sont pas vérité et justice, mais vanité et mensonge, et, pour tout dire, le démon même.

Car lorsque l'homme fidèle à Dieu sent en soi ces mouvements de l'amour-propre ou de toute autre complaisance intérieure, et non le sentiment de cette sainte joie qui provient des dons de Dieu, de la crainte de lui déplaire ou de mettre en parallèle avec lui quelque objet étranger : d'une certaine façon la pureté de son regard s'altère et s'obscurcit. S'il y fait bien attention, il verra distinctement que par là un voile s'interpose entre la vérité et lui; il sentira le doute et la perplexité ou le scrupule s'accroître : car

Les mystiques du Moyen-âge, et Ruysbroeck en particulier, aiment à rappeler comment l'âme, en dehors de l'être qu'elle possède en elle-même, possède un être éternel et incréé dans la pensée divine. C'est ce qu'ils appellent parfois la superessence. Le terme se retrouvera plus loin, au ch. VIII. --- Voir Ruysbroeck, Noces spirituelles, l. II, ch. LVII (trad. fr., t. III, p. 162). Cette vie éternelle constitue, en effet, comme un être supérieur, ou, comme le dit saint Thomas, un être plus vrai et plus noble que celui que l'âme possède en elle-même. (S. Th., Ia, q. 18, a. 4, ad. 1 et 3).

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voilà ce qu'apportent ces sentiments, d'où qu'ils naissent, voilà ce qu'ils sont en eux-mêmes. Il sentira aussi sa confiance en Dieu s'amoindrir ; et ces tristes effets, il les subira nécessairement jusqu'à ce que la vanité s'évanouisse en présence de la vérité.

Seules l'humilité et la vérité apportent avec elles la sécurité et la dilatation de l'âme, et tout ce qui est en dehors d'elles n'e'st qu'étroitesse et inquiétude. Tout ce qui n'est pas elle, est ravalé et abject sous le regard de la vérité, tout ce qui n'est pas elle, n'est pas. Mais hélas ! la vérité ne domine jamais tellement dans l'âme, que celle-ci puisse voir et sentir que devant cette lumière tout rentre presque dans le néant.

CHAPITRE SEPTIÈME Que l'attachement intéressé à soi-même empêche le progrès intérieur de l'âme.

L'impuissance où je suis d'atteindre, du moins dans une certaine mesure, la hauteur, la largeur, la profondeur, le mystère du suprême amour et de parvenir à cette divine immensité qui dépasse infiniment et, de tant de façons l'univers créé : c'est bien le signe que je suis encore retenu et enserré dans les liens de la recherche de moi-même, que je m'attarde dans mes aises, que je crains ce qui me gêne, que je ne veux pas être abaissé et humilié, en un mot, que je ne veux pas guérir.

C'est pourquoi, lorsque je sentirai quelque obstacle à mon avancement intérieur, j’examinerai avec soin s'il est raisonnable que je sois retenu pour un tel sujet ; que si cela n'est pas juste, je m'en dégagerai aussitôt, car il faut éviter avec soin que rien n'ébranle et ne trouble la stabilité de l'âme et n'entrave l'avancement intérieur de l'esprit.

C'est le Seigneur Jésus lui-même qui éclaire de l'intérieur ; d'où pourraient venir les ténèbres ? C'est le Seigneur Jésus qui pacifie de l'intérieur; d'où pourrait venir le trouble ? C'est le Seigneur Jésus qui rend libre et dégagée cette ascension intérieure de notre âme ; quelle est donc la créature, quelle est donc l'adversité, quelle est donc la prospérité qui pourrait arrêter ou gêner cet élan ? C'est moi-même, dit-il, qui sanctifie mon sanctuaire : et je ne souffrirai pas qu'on en fasse un lieu profane, mais j'y établis une paix sainte et solennelle au milieu même du tumulte extérieur. Je ne veux pas que la sainteté de mon temple soit souillée par des images étrangères ; car rien ne doit préoccuper ou déprimer l’âme qui m’est unie ; et je considère comme grande-

1 Lev., xxi, 15.

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ment répréhensible l'attrait qui la porte vers les choses viles ou inutiles, et les vains soucis qu'elle se crée au sujet d'un avenir incertain, alors qu'elle peut librement jouir de sa noblesse dans celui qui en est la source et l'origine.

Ainsi, que l'âme s'applique, de tout son pouvoir, à ne pas se laisser retenir par les choses de la terre; pour les choses du ciel, elle n'a pas à craindre qu'elles mettent un obstacle à son progrès; puisque non seulement elles ne la rabaissent pas, mais qu'elles l'élèvent et l'invitent sans cesse en mille manières à se maintenir dans la présence du Seigneur, et à vivre en cette région intérieure et supérieure tout à la fois, où elle ne peut se sentir à l'étroit, où rien ne vient obscurcir ou voiler cette vue de Dieu, c'est-à-dire gêner son union avec lui.

CHAPITRE HUITIÈME De la vraie liberté, ou du bonheur de l'âme unie à Dieu.

Quand l'âme est devenue l'épouse de Dieu, elle peut dire, inspirée par la Vérité même : « Ignorez-vous que j'ai la faculté, avec l'aide de la grâce, de dépasser toute forme créée et de me présenter, dans ce mystérieux. dépouillement,

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au regard et en la présence de l'éternelle et immuable Vérité, de cette Identité inaltérable, qui est éternellement ce qu'elle est, qui seule a le pouvoir de se communiquer au dehors tout en demeurant en elle-même entière et incorruptible? » Bien plus, l'âme unie à Dieu peut s'abstraire de toute image créée, même bonne, en contemplant en toute créature la Vérité et la Su-peressence ; elle ne regarde pas les choses dans ce qu'elles sont {par elles-mêmes, mais en toutes, aussi bien dans les plus petites que clans les plus grandes, c'est Dieu qu'elle voit. Qu'est-ce qui pourrait donc altérer le regard de l'âme unie à Dieu ? Si elle ne s'arrête même pas aux choses bonnes et pures, comment se laisserait-elle captiver par celles qui troublent ou ternissent le regard ?

L'âme, ayant rompu ses liens, libre enfin et affermie dans la vertu, n'est donc pas moins heureuse et moins vertueuse en voyage qu'à la maison, au milieu de la foule que dans la solitude, dans le travail que dans le repos, dans la prospérité que dans l'adversité; en un mot, elle se retrouve la même dans tous les accidents de la vie, car, où qu'elle soit, la Vérité lui est tou-

1. Voir la note du chap. vi. La superessence des choses, ou leur idée éternelle dans la pensée divine, n'est autre chose que Dieu lui-même en tant qu'exemplaire et archétype de la créature. Cf., saint Thomas, Ia, q. 18.

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jours présente, unie, comme elle l'est, par un ardent amour à la Vérité et à la Béatitude, et s'identifiant en quelque sorte avec elles.

C'est bien là, assurément, la vraie et sainte liberté de l'âme, qui consiste d'abord à n'avoir nulle attache en ce monde, à n'en aimer ni les honneurs ni les louanges, à ne poursuivre en rien son propre avantage, ni pour le temps ni pour l'éternité. Cette âme ne recherche pas même une satisfaction et un repos dans les exercices nécessaires de la dévotion, elle ne se sent aucun attrait désordonné pour aucune chose créée, car elle peut, sans en souffrir le moins du monde, se passer de tout ce qu'elle paraît avoir, la vérité n'ayant besoin de rien et sa lumière ne subissant jamais d'altération.

Cette vraie liberté de l'âme consiste encore à ne pas appréhender tout ce qui est pénible ou incommode, c'est-à-dire les travaux et les souffrances, à ne pas se laisser abattre ou tourmenter de la pensée que nous pourrions les subir, à ne pas se laisser émouvoir et troubler par la tristesse ou par une honte inutile, sous les réprimandes, les reproches et les humiliations ; mais à les accepter, comme le lui inspirera sur l'heure la Vérité elle-même.

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CHAPITRE NEUVIÈME Du fruit de la sainte liberté, et de la gloire de l'âme unie à Dieu.

Voici, dit le Seigneur, que j’ai donné à ta face de contempler la mienne, et à ce qu'il y a de divin en toi de reproduire, autant qu'il se peut, ma beauté et ma ressemblance. J'ai réglé chez toi l'homme extérieur, je l'ai rendu capable de résister victorieusement à tes ennemis, et surtout à ceux qui s'opposent à l'esprit. Tous ces adversaires ne tiendront pas devant toi ; ils n'oseront pas affronter ce regard assuré et immatériel, qui, s'élevant au-dessus des obstacles, te renouvelle comme à chaque instants car il te place devant moi, affranchi de toute sollicitation des choses inutiles, dans cette fière liberté que rien ne peut confondre. Là, il n'y a place ni pour l'erreur ni pour la gêne, ni pour l'anxiété, ni pour la crainte, quand l'âme se voit ainsi consommée en l'Un, quand elle se voit un, c'est-à-dire un seul esprit avec cet Un même, et cet Un, qui est Dieu, comme écoulé en elle.

C'est ainsi que toutes ses oeuvres, cette âme les opère en Dieu, ou plutôt Dieu opère lui-même en elle, au point qu’il est plus juste, en

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un sens, de dire qu'elle est l'instrument de Dieu que de dire qu'elle agit par elle-même. Et cela provient surtout de ce que l'âme, ayant assujetti tous les mouvements des passions, n'oppose plus d'obstacle à l'action de Dieu, présent en elle dès l'origine. Malgré sa faiblesse native, cette âme est partout sous l'influence de cette motion divine qui, en tout temps et en toutes circonstances, la gouverne. Elle voit très bien alors qu'en toutes choses Dieu la possède, et qu'elle n'est qu'un souple instrument pour tout ce que Dieu veut faire par elle.

C'est ainsi qu'elle connaît clairement qu'en agissant avec rectitude, c'est Dieu même qui voit par les yeux de son corps, qui parle par sa bouche, qui entend par ses oreilles, qui, dans ses moindres actes, agit par elle chastement. Alors s'accomplit la parole d'Isaïe : « Toutes nos oeuvres, Seigneur, c'est vous qui les opérez en nous/1. »

De la sorte l'homme n'a plus à se glorifier de rien, ni de ce qu'il peut, ni de ce qu'il fait mais toute sa gloire, il la trouve en Dieu, à qui elle revient tout entière, et dans son propre néant. Il est perdu pour lui-même, au point de ne se pouvoir plus reconnaître, mais il se retrouve tout entier en Dieu, en qui il habite en toute quiétude et sécurité. Toute occasion

1. Isaïe, xxvi, 12.

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de se glorifier lui est enlevée, et c'est sa joie, parce que Dieu est alors bien réellement tout en toutes choses/1.

Dans cet état, il n'a que faire de gloire et de louange : rien ne lui manque, et la plénitude même est en lui ; mais s'il ambitionnait quelque gloire humaine, il montrerait par là même qu'il est vide et qu'aucune gloire ne lui est due; aussi bien faudrait-il être vain et vide pour chercher quelque chose en dehors de Dieu.

L'homme devra donc mourir sans cesse à soi-même et ne vivre qu'en Dieu seul ; donner tout pour obtenir Celui qui est Tout/2, s'il veut échapper à toute anxiété. S'il se réserve quelque chose, il est convaincu par là d'avoir vendu Dieu, car Dieu ne nous a tout donné que pour que nous le recherchions lui-même, lui, le don unique; il l'a voulu afin d'être vraiment tout nôtre, et que nous ne fussions plus des mendiants, mais riches de sa propre plénitude.

1. I Cor., xv, 28.
2. Cette dernière pensée, familière à Ruysbroec/4, se retrouve également dans l'Imitation, 1. III, ch. xxxvii, n. 3.


44

CHAPITRE DIXIEME Comment le regard intérieur de l'homme s'éclaire et s'illumine ; comment son regard extérieur devient pur et simple ; et comment l'homme revêt en quelque sorte les moeurs divines.

Il ne suffit pas de penser, il faut savoir par expérience que l'âme est en présence de Celui qui considère d'un regard toutes choses ; devant qui le passé, le présent et l'avenir sont sans voiles, ainsi qu'il est écrit : « Voici que toutes tes voies sont à découvert à mes yeux, comme aussi toutes tes pensées/1, soit que tu t'appliques à vivre en ma présence et à marcher devant moi d'un coeur parfait, soit que tu t'éloignes de moi et que tu deviennes le jouet du vent de tous les accidents. Pour moi, je suis stable et immuable à jamais.

Ah ! si tu pouvais voir comme je subsiste toujours en moi, toujours le même et toujours immuable, et comme il n'y a en moi ni avant ni après, mais que je demeure toujours ce que je suis : ôh ! alors, tu pourrais toi-même être libéré de cette inconstance et de cette versatilité

1. Ps. Cxxxviii, 3.

déplorable, et revêtir, en quelque sorte, ma propre stabilité. »

Ce regard a tant de force et de puissance, que le coeur de l'homme et le corps lui-même en sont merveilleusement émus et impressionnés, et qu'ils défaillent à cette vue, qu'ils ne peuvent soutenir. Bientôt tout nuage se dissipe devant le regard intérieur, et l'âme devient conforme, selon son mode, à Celui qu'elle voit; de sorte que tout ce qui est vain, tout ce qui est étranger à Dieu, tout ce qui n'est pas selon le divin modèle disparaît et s'évanouit comme la funiée sous un vent violent.

L'homme extérieur lui aussi devient pur et simple, se prêtant à l'action divine en toute modestie, douceur, humilité et souplesse, afin d'être comme un fidèle David entrant et sortant au commandement du roi /1. Et l'homme tout entier revêt les moeurs divines, au point de pouvoir considérer toutes choses, celles qui lui sont favorables et celles qui lui sont défavorables, d'une âme égale, sans être le moins du monde troublé par les maux de l'adversité ni amolli par les biens de la prospérité. Par là il se retrempe constamment dans cette pure vision, où il contemple une égalité stable qui ne vacille jamais, que rien ne sollicite en dehors d'elle-même. Il faut qu'il s'habitue à y revenir sans cesse,

1. Reg. I., xxii, 14.

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afin qu'aucune cause imprévue et subite ne le rende perplexe et distrait. Moyennant quoi, Dieu, qui est la force, ne permettra pas que cette conformité qui l'unit avec lui soit altérée par les troubles, les passions, les distractions provenant du corps ou de l'âme.

Et parce que l'âme est toute à Dieu, et qu'elle ne s'est rien réservé, elle trouve sa consolation en toutes choses, quelles qu'elles soient et de quelque façon qu'elles se présentent, vinssent-elles de Dieu, du démon ou de l'importunité et des persécutions des hommes. Elle peut voir, entendre, se rappeler les choses les plus pénibles, sans en être effrayée ou abattue ; et cela, parce qu'elle n'a rien à perdre, et qu'elle est certaine que Dieu ne rejettera pas ce qui est sien.

Mais comment obtiendrait-il de tels privilèges celui qui chaque jour se laisse troubler et abattre pour les moindres choses ? qui cherche en tout ses aises, au dedans comme au dehors ? Quand le voit-on s'offrir généreusement corps et âme à tous les maux présents et futurs, par une complète abnégation ? Que devient cette vue pure et sans voile de l'immuable vérité, qui lui montre toutes choses? Comment aspirera-t-il à ce sublime état, celui qui, en toute occupation, fût-elle bonne, est le jouet de sa pensée et de son imagination, et a l'esprit tellement embarrassé et enchaîné que, je ne dirai pas au milieu du tumulte et des occupations multiples, mais même

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à l'office divin, où il devrait être plus que partout ailleurs appliqué à la dévotion, il ne peut même pas contempler cet unique et divin objet en qui tout est contenu, tant son esprit est couvert de nuages ?

Quoi ! dans ce saint loisir, où le temps, le lieu, la tranquillité et d'autres circonstances favorisent son recueillement, il se voit importuné de tant d'images et de pensées étrangères, qu'en sera-t-il au milieu (le l'agitation, au milieu des charges multiples? Si son âme vacille au gré des accidents, si elle se sent accablée là où elle devrait relever les autres, et cherche son avantage au détriment des services qu'elle pourrait rendre au prochain : si, dans ces diverses conjonctures elle défaille, impuissante, et n'arrive plus à se gouverner elle-même, mais se trouve comme enchaînée par tous ces liens étrangers, c'est comme un voile épais qui s'interpose entre elle et Dieu, et jamais elle ne pourra entrer dans le Saint des Saints ni même y faire pénétrer son regard. Extérieurement elle participe aux saints et divins mystères, mais cette divine Immutabilité, ce Bien suprême qui se communique et se donne à l'âme dans la mesure de sa perfection, passe invisible devant elle sans qu'elle en profite. Et ce qui est plus , étonnant, accomplissant elle-même les divins mystères elle, s'y trouve dans une grande aridité, et d'une certaine façon sans compréhension de ce qu'ils sont en

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eux-mêmes et de la raison pour laquelle ils nous sont donnés. Cette âme se retire ainsi vide et à jeun de la table surabondamment servie, où elle s'assied fréquemment, mais sans jamais y prendre part.

CHAPITRE ONZIÈME De la douceur cachée de la croix spirituelle; ce que c'est qu'y persévérer, et quels doivent être nos sentiments à ce sujet.

Désirez avec ardeur les meilleurs charismes de l'esprit/1. Il ne suffit pas que l'homme se sente peu porté aux vadités et aux bagatelles ; qu'il soit fort surtout, qu'il soit fervent, afin que jour et nuit il ne cesse en quelque sorte d'agir. Comme le géant de l'Écriture, qu'il se lève pour parcourir hardiment la voie' du Seigneur, pour saisir la croix avec amour et engager le combat.

Notre vie est-elle autre chose qu'une croix ? Combien douce est cette croix, celui-là seul le sait qui l'a éprouvée. Notre croix est si douce, si pleine de joie et de sécurité, que celui qui l'aime véritablement, s'il se détourne tant soit peu d'elle, ne trouve plus qu'amertume et tribulation.

1. I Cor., xii, 31. — 2. Ps. xxiii, 6.

Quel bien la croix ne renferme-t-elle pas, puisqu'en elle se trouvent la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de tout ce qu'un chaste désir peut ambitionner ? Comme tout s'y trouve, de quelque côté que le désir se tourne, il a l'immensité devant soi; mais il faut qu'il reste dans la croix : en sortir, c'est se voir à l'instant environné d'angoisses. Et celui qui ne s'applique pas avec soin à demeurer constamment dans la croix, celui-là s'en écarte facilement, et, ce qui est pis, il ne sent pas alors l'amertume de cet éloignement, parce qu'il n'a pas connu la douceur que l'on y trouve lorsque l'on y persévère.

On s'écarte de la croix, quand on arrête ses regards sur les vanités, car c'est les détourner de Dieu, ce qui est une abomination devant lui ; quand on néglige par dégoût les devoirs dont on a la charge ; quand on se laisse abattre par une crainte étrangère ou opprimer par le trouble ou par la souffrance ; quand on oublie Dieu pour se rechercher soi-même.

Persévérer dans la croix, c'est s'appliquer à conserver une parfaite égalité d'âme, en tout temps, en tout lieu, en toutes choses, dans l'adversité comme dans la prospérité, en un mot dans tout ce qui peut nous arriver; c'est renoncer à toute recherche propre en toutes choses, qu'il s'agisse de biens intérieurs ou extérieurs, temporels ou éternels, et ainsi de mourir dans

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le Seigneur; c'est éviter même toute satisfaction trop personnelle clans cette joie sincère que l'on doit chercher et goûter dans le Sain t-Esprit, et ne rien vouloir, pour le dedans•ou pour le dehors, qui puisse être comme un bien propre ou une attache personnelle : de telle sorte qu'en tout ce qui peut survenir et nous atteindre, soit justement, soit injustement, en public ou en particulier, nous ne nous laissions pas aller au murmure, et que nous n'en soyons pas troublés; que l'âme conserve sa quiétude et què rien de ces accidents du dehors ne vienne altérer la vision intérieure; mais que l'âme se possédant toujours, le coeur se taise, le visage respire la sérénité, l'humilité et la paix, dans une patience inaltérable qui ne s'étonne et ne- se déconcerte de rien.

Ce qui pourrait lui plaire ou lui déplaire est à ses yeux indifférent, car cette âme ne saurait y trouver l'occasion ni de se relâcher ni de s'attrister ; mais parce qu'elle sait et qu'elle sent qu'elle est naturellement portée à rechercher ses aises et son propre repos, pour obvier à cette inclination, elle préfère être exercée par les contrariétés et les incommodités, d'autant p'us qu'elle s'y trouvera plus dépouillée de toute recherche quelconque d'elle-même.

Telle est la voie droite du Seigneur, pleine de sécurité et de gloire en Dieu, et exempte de toute erreur. L'âme qui n'est pas dans cette voie, se trouve au contraire remplie d'anxiété, de crainte

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inutile, de multiples perplexités ; elle subit les influences étrangères qui la mènent à la ruine et à l'aversion de Dieu.

Si quelqu'un aimait la croix du Seigneur par cette seule raison qu'il y trouve une sécurité plus grande et une liberté propre à mettre au large, celui-là n'aimerait pas sincèrement; car agir ainsi c'est, en réalité, se détourner de la croix. Mais quand l'homme demeure attaché à la croix, qu'il s'abandonne totalement au Seigneur et lui appartient sans réserve, Dieu d'une certaine façon se donne lui-même totalement pour être son partage à jamais. L'homme atteint alors vraiment sa plénitude, rien ne lui manque et il n'a plus rien à désirer : tel est l'effet de ce don mutuel.

Mais si l'homme ne s'abandonne à Dieu et ne cherche à lui plaire qu'à cause de ces avantages qu'il en reçoit, son abandon n'est pas sincère : ce n'est qu'un désir étroit et impur, et assurément, cela détourne de la croix.

Bien que l'homme arrivé à ce grand détachement paraisse d'une certaine façon mort à toutes choses, il faut cependant qu'il se donne avec empressement à tous ses devoirs, aux petites choses comme aux grandes, autant que cela est et paraît nécessaire. Il accordera, par exemple, au corps les commodités et les nécessités qu'il réclame, comme le sommeil, le repos après la fatigue, la réfection et autres choses sembla-

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bles ; mais il faut qu'il le fasse avec une intention si pure et si simple qu'il ne puisse être confondu devant le Seigneur. S'il arrive qu'il ait quelque chose de pénible à supporter, il se souviendra qu'il est dans la croix du Seigneur, et que rien d'autre ne lui est dû, et qu'il ne doit pas désirer autre chose que la croix. Et il est nécessaire que la croix lui soit lourde et pesante, jusqu'à ce qu'il arrive-à la désirer et à la porter avec amour. Que si quelque infirmité corporelle l'affecte, la volonté de Dieu n'est pas qu'il s'en afflige, ni qu'il se croie moins heureux pour cela, quand même il verrait les autres en souffrir et en être incommodés et le regarder d'un oeil moins favorable. Que cela ne l'étonne pas ; la vérité elle-même ne trouve-t-elle pas des contradicteurs? A plus forte raison, notre infirmité trouvera-t-elle des personnes qui ne la supporteront pas; car il n'est pas possible qu'un seul et même homme plaise à fous et les satisfasse tous ; la vie très parfaite de Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, quand il était dans la chair, n'a pas plu à tout le monde. Il n'en faut pas moins, s'il y a lieu, travailler à un humble amendement et faire les plus grands efforts pour devenir parfait.

Celui qui se maintient ainsi dans la croix du Seigneur, ne peut être effrayé ni le jour ni la nuit de ce qui peut lui arriver de contraire ; son avenir éternel même ne l'effraie pas, puisqu'il se sent prêt à supporter, pour l'honneur de Dieu,

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et selon les dispositions ou les permissions de sa Providence, tout ce qui peut arriver. Car, s'il aime vraiment la justice, et si Dieu a résolu de punir et d'amender, de quelque façon que ce soit, ses fautes et ses prévarications, il ne lui est pas loisible de désirer autre chose; bien plus, il s'en remet à Dieu de son sort éternel, soumis avant tout à sa volonté sainte pour expier tout ce qu'il a pu faire contre la justice et la vérité.

Mourir ou vivre, d'une certaine façon, lui est indifférent. S'il vient à perdre quelque chose; il ne s'en attriste pas, parce qu'il n'y a pas non plus mis sa joie et son repos-quand il l'a reçu. Que surviendrait-il qui puisse lui être à consolation, lui qui jouit du souverain Bien et de la béatitude même, qui est Dieu, qu'aucun accident ne peut augmenter ou amoindrir? La béatitude ne dépend point de ce qui nous peut arriver en cette vie. Celui qui la possède et qui est déjà bienheureux ne le devient pas davantage quand il jouit de toutes les commodités; comme il ne l'en est pas moins quand elles lui manquent.

Et, bien que cela puisse paraître prodigieux, il n'y a pas de présomption à nourrir ces sentiments, parce que ce bonheur n'est pas un bonheur de surface, mais vient de la profonde union et de la conformité avec Dieu. Un étranger, c'est-à-dire un homme charnel, n'atteindra jamais à un tel état, car il est dominé par l'in-

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justice du péché : et quelque grande que soit sà confiance, elle est vaine, quand il la cherche ailleurs que dans l'union à Dieu et dans la réforme de l'âme.

Peut-être quelqu'un m'objectera-t-il : Il ne faut pas que nous nous élevions à des sentiments trop hauts, mais il faut se tenir dans les bornes de la modération/1. C'est vrai; pourtant quels sont les sentiments que nous devons avoir de nous-mêmes, sinon de considérer que nous sommes créés à l'image et à la ressemblance de Dieu, et qu'il faut que nous soyons parfaits comme notre Père céleste est parfait ?/2 Est-ce que Notre-Seigneur Jésus, qui a prié le Père pour nous, afin que nous fussions un, comme lui-même est dans le Père et comme le Père est en lui, et pour que consommés en l'un, nous connussions que le Père nous a aimés comme il en a été lui-même aimés ; est-ce que Notre-Seigneur Jésus, qui a parlé de la sorte en différentes circonstances, peut vouloir que nous nous détournions du Père pour fuir loin de lui et n'être plus à son endroit que des étrangers? Le bienheureux Pierre, parlant de cette certitude intérieure qu'il nous faut tâcher d'acquérir, nous dit : « Efforcez-vous, par vos bonnes oeuvres, de rendre votre vocation certaine/4. »

I. Rom., xn, 3. — 2. Math., y, 48. — 3. Joan. xvii, il, 26. — 4. II Petr., I, 10.

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Si cette sainte indifférence et cet abandon ne sont pas selon Dieu, l'on devra dire alors que Dieu se contredit lui-même. Qu'est-ce autre chose en effet que de se soumettre au moindre signe de la volonté divine en toutes choses, pour l'intérieur comme pour l'extérieur, pour le temps et pour l'éternité, afin qu'il ne demeure en nous aucune dissemblance capable d'offenser les yeux de la divine bonté. Il faut donc que l'homme, en tant qu'homme, ne soit rien, mais que Dieu soit tout en toutes choses : ou plutôt, il faut qu'il soit lui-même toutes choses en Dieu et avec Dieu, en tant que cela peut se faire.

Mais quoi, est-ce que les jugements de Dieu ne sont pas un abîme profond/1 ? Oui, certainement et l'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine/2. Toutefois, Dieu ne peut pas perdre ce qui est sien, ne pouvant rien faire contre lui-même : et s'il s'est uni l'homme et si celui-ci est entré, d'une certaine façon, en participation de ce que Dieu est, c'est-à-dire, justice, paix, vertu, vérité et équité, est-ce que Dieu ne s'aimerait pas en lui ? Comment le prophète David pourrait-il dire dans un transport de joie: Vos jugements seront mon appui ; vos jugements me sont doux ; je me suis souvenu des jugements que vous avez exercés dans tous les

1. Ps. xxv, 7. — 2. Eccles., ix, I.

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siècles, Seigneur, et j'ai été consolé, et : je suis plein d'espérance en vos jugements/1, et beaucoup d'autres paroles semblables, s'il n'eût été mort à lui-même, c'est-à-dire à tous ses vices, s'il ne fût pas devenu, de quelque manière, justice/2 lui-même, en demeurant dans la région de la ressemblance, sachant bien alors que Dieu ne peut pas se condamner soi-même ?

Mais il y a dans l'âme une autre région, qui est la région de la dissemblance, pleine de pièges et de liens, de tribulations, de gémissements et d'angoisses, où se trouvent les épines, les mépris, la ruine, la confusion, la contrariété : et tous ces maux proviennent de l'infirmité propre et de ces multiples imperfections de l'homme intérieur et extérieur, que l'on expérimente et que l'on ne sent que trop chaque jour. Dans cette région, les épines, les ronces croissent avec abondance, ici plus et là moins, de telle sorte cependant que presque aucun n'est exempt de ces herbes inutiles. Dans cette région, il faut nécessairement faire nôtre la prière du prophète David : Seigneur, n'entrez pas en jugement avec votre serviteur ; Seigneur, ne me reprenez pas dans votre colère; ne m'abandonnez pas, car j'ai ressenti la crainte de vos jugements/3.

1. Ps. Cxviii, 39, 43, 52, 175. — 2. II Cor., V, 21 : ut nos efficerernur justitia Dei in ipso. — 3.Ps. CXLII, 2; VI, 2.

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CHAPITRE DOUZIÈME Comment les vices intérieurs se joignent au démon, leur Prince, pour tendre continuellement des embûches à l'âme qui aime Dieu.

Tout le bataillon des vices, et les empêchements de toutes sortes, et les influences étrangères, et les tentations, qui s'efforcent parfois de prévaloir dans la région supérieure de l'âme, se glorifient et disént sur le ton de la raillerie et du reproche : « Où est ton Dieu ? Où est ton royaume et celui qui le garde ? Voici que nous régnons et que nous dominons non seulement sur ta terre, mais même dans ton ciel : et nous n'en sommes plus chassés comme nous l'étions. autrefois par ce regard pur, simple et pénétrant devant lequel nous n'avons pas pu nous maintenir, que nous sommes maintenant parvenus à obscurcir et qui cède au moindre objet qui se présente.

Et nous n'avons par grand souci de lui opposer des objets importants, il nous suffit que nous l'embarrassions par les plus petites choses, c'est-à-dire que par une préoccupation étrangère et inquiète nous lui créions des empêchements et qu'il se plaise dans ce cercle étroit où nous l'enfermons. Et bien qu'il n'ait pas grand attache-

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ment pour nous, nous le rendons tiède et moins propre à l'accomplissement de ses devoirs, qu'il n'exécute que par une habitude où n'entre plus aucune ferveur.

Trop heureux encore serions-nous si cet état dont nous nous glorifions pouvait persévérer ; car nous craignons qu'un plus fort que nous ne survienne, ne nous chasse et ne nous mette tout à fait dehors. Alors, non seulement la porte nous serait fermée, mais nous n'oserions plus approcher de ce lieu où nous étions autrefois en sécurité et où nous n'habitons dès maintenant qu'avec crainte ; il nous semble que le Seigneur lui-même veut combattre avec cet homme contre nous. Et, bien que nous l'opprimions encore, cependant voici que ses gémissements et les profonds soupirs de son coeur, que les larmes de ses yeux, larmes extérieures et larmes intimes paraissent monter vers le Seigneur qui déjà a décrété de le délivrer de sa multiple servitude et de le rendre à son ancienne liberté. Lorsqu'il l'aura reconquise, il nous opprimera avec violence et nous couvrira de mépris, au point que nous n'oserons plus nous présenter devant lui.

Aussi nous vous demandons, Seigneur, si vous voulez nous chasser, de nous laisser cependant une petite entrée occulte, afin que si vous le délaissez un jour tant soit peu, nous puissions encore nous glorifier, si peu que ce soit, de notre

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première domination. Et si vous ne le faites pas, qu'il sache bien, ce miséreux, ce je ne sais quoi, que tant qu'il aura un souffle, nous ne cesserons pas, nuit et jour, de l'attaquer : nous multiplierons les embûches, afin que de quelque côté qu'il se dirige il tombe un jour en notre pouvoir ; nous serons là dès avant qu'il s'éveille ; et si, lorsqu'ils s'ouvrent, ses yeux ne cherchent pas tout d'abord le Seigneur, nous le préviendrons nous-mêmes pour occuper son esprit. Nous l'amuserons avec des fables, nous lui susciterons des distractions, surtout à l'office divin, quand son amour de Dieu sera un peu languissant, quand il lui arrivera d'oublier que sa fonction le met en présence de Dieu, à face découverte ; et l'occasion s'en présentera souvent.

Nous savons comment il faut préparer nos pièges, et, si nous ne pouvons réussir par nous-mêmes, nous tâcherons d'y arriver par d'autres, qui sont comme des familiers dont on ne se défie pas. Qui est-il donc pour s'imaginer qu'en tout et partout il pourra échapper à nos mains ? Nous en avons fait tomber tant et de si grands ; nous ne désespérons pas du tout d'avoir raison de ce chétif, qui se croit quelque chose, mais qui, en réalité, est bien au-dessous de ces esprits éminents et éclairés, que nous sommes pourtant parvenus à séduire. »

1. II Cor., III, 18.

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Mais le Seigneur, qui voit ce violent conflit avec la tentation et les obstacles, qui voit cet homme abandonné à lui-même, qui entend ses gémissements, qui constate ses efforts et la joie triomphante de ses adversaires, que répond-il ? « Je suis dans mon temple saint, dit le Seigneur, que toute la terre se taise devant ma face /1, et que toute gloire usurpée disparaisse de devant moi. Ignorez-vous que je suis le gardien de mon royaume ? Et si, pour un moment, j'ai abandonné cet homme à lui-même, afin de voir s'il se montrerait fidèle et persévérant, comme il l'a été d'ailleurs : pensez-vous qu'en réalité je n'étais pas près de lui, bien que je fusse caché ? Aussi, bien que vous l'ayez attaqué avec violence et que vous ayez fait grand tapage autour de lui,, se confiant en moi, il ne s'est pas livré à vous.

C'est donc en vain que vous vous êtes glorifiés et voici que vous ne pouvez plus tenir devant moi et jamais d'ailleurs vous ne vous êtes tenus dans la vérité, parce que la vérité n'est pas en vous/2, et ceux-là vous ressemblent, qui se donnent à vous. Je le jure par moi-même, je vous exclurai à jamais de mon royaume. Au reste je vous vois remplis de crainte ; et pourquoi, sinon parce que vous êtes vains, car il n'y a de crainte que là où n'est pas la vérité.

Enfin, vous l'avez menacé de multiplier vos

1. Habacuc, II, 20. - 2. Joan., VIII, 44.

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attaques et vos embûches tant qu'il aura un souffle de vie, dans l'espoir de le faire tomber et d'en triompher. Vous en avez pris beaucoup, ce n'est que trop vrai; mais pourquoi sont-ils tombés? parce qu'ils ne se sont pas maintenus dans la vérité; ils ont été trouvés en eux-mêmes et non en moi. Mais à celui-ci, je dis : Reprends courage, et sois fort/1, et ne te laisse pas abattre dans les difficultés. Il te reste beaucoup de combats à soutenir; il te reste à supporter beaucoup de tentations, beaucoup de dérélictions et de tribulations, de jour et de nuit, jusqu'au moment suprême où l'âme quittera le corps ; mais ne crains pas de leur résister en face, agis virilement et achève ta course, elle sera si courte ; et ne te laisse rebuter en rien de ce que tu as à faire.

Toutes les fois que tes ennemis feront des efforts pour t'opprimer, si tu te tiens devant moi dans la vérité, si tu marches devant moi dans la simplicité et la sincérité du coeur/2, si, aux divers moments de la journée, tu te tournes vers moi, et si tu t'appliques à te conformer à moi; si enfin, tu t'en reposes sur moi, si tu places en moi ton espérance; si je suis ta force et ta gloire et si tu ne veux toi-même te glorifier en rien que dans la suavité de ma croix ; si tu te renonces toi-même au point de te perdre tout entier, tu te

1. Jos., i, 6. — 2. II Cor., 12.

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retrouveras pleinement en moi, et il n'y aura plus lieu pour toi de craindre. Car tes ennemis ne viendront pas te chercher en moi; mais s'ils te trouvaient en toi-même, voilà de suite le combat, le doute et la crainte d'être vaincu.

Qu'ils se multiplient donc ceux qui te persécutent ainsi au dedans et au dehors; mais si tu te Maintiens près de moi, si tu cherches ton refuge en moi, tu ne craindras les mains d'aucun de ceux qui combattent contre toi ; je saurai te-cacher dans le secret de ma face/1, afin que ces étrangers ne puissent te trouver. Oui, tu es placé au milieu des embûches et parmi des ennemis nombreux, mais à mon ombre, tu pourras vivre au milieu d'eux, tant que tu entendras ma voix. Si quelquefois je tarde, attends-moi d'un coeur assuré et souviens-toi de t'offrir toujours à moi comme une offrande agréable.

CHAPITRE. TREIZIÈME Que l'homme intérieur, qu'il sente ou qu'il ne sente pas la grâce, progresse toujours; et comment il faut apprendre des anges à se tenir en présence de Dieu.

Approchez-vous de lui, et soyez éclairés, et votre-face ne sera pas confondue/2. — Et qui pourra,

1. PS. XXX; 21. - 1. Ps. XXXIII, 6.

Seigneur Jésus, se tenir devant votre face se montrant à découvert? Vous m'exhortez fréquemment, et vous me dites de me tenir devant vous et de regarder vers vous. Et comment le pourrais-je, si vous n'enlevez vous-même ce voile épais qui s'interpose entre vous et moi? Sans doute, d'une part, je me repose en vous, me tenant en votre présence sans être confondu, et partageant tout ce que vous êtes ; d'autre part me souvenant et ayant conscience de ma propre faiblesse et de ma dissemblance avec vous, le saisissement me pénètre.

Je vous entends me dire : « Mon fils, tout ce que j'ai est à toi/1, vois comme les cieux et la terre sont pleins de ma gloire. » Mais, vous dites aussi : « Qu'y a-t-il de commun entre moi et toi, qui es tout assujetti à la vanité ? Quelle société peut donc exister entre la lumière et les ténèbres ? Quelle communion, quelle alliance entre la vérité et la vanité ? Puisse la première l'emporter sur la seconde, et ce qui est mortel en toi être absorbé par la vie/2, la vanité par la vérité, les ténèbres par la lumière. »

Quoi qu'il en soit, Seigneur, si vous me faites surmonter tous ces obstacles, je regarderai plus fréquemment vers vous. Si déjà je me sens si merveilleusement transporté, si mes yeux défaillent à la lumière de votre sagessse, alors que je

1. Luc, xv, 31. — 2. II Cor., v, 4.

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ne vois de vous que peu de chose et à travers un voile; qu'en serait-il, si vous daigniez vous montrer à découvert? Mais quand ce bonheur m'arrivera-t-il ? Puis-je espérer en jouir quelque jour ? — Sois fidèle, et cela sera. — Mais quand, Seigneur ? — Lorsque je t'appellerai à moi ; seulement, attends-moi d'un coeur bien préparé, de peur que, lorsque je me présenterai, tu ne sois insuffisamment prêt, insuffisamment apte à me contempler ; tel que je suis je ne puis pas être vu, tu le sais, par des yeux faibles et infirmes.

Que votre volonté soit faite, ô Père, cependant écoutez ma plainte : Souvent j'expérimente mon extrême misère, parce que vous me cachez votre face, pour que je ne vous voie point. Si, en ces instants, vous ne laissiez luire quelque reste de lumière pour me soutenir, je me verrais subitement dans l'impuissance de faire ce à quoi vous m'avez envoyé.

Que feras-tu, si je tarde à me révéler à toi ? —Je vous attendrai et je m'entretiendrai avec mes ténèbres, disant en moi-même : Est-ce que Dieu me rejettera éternellement et ne pourra-t-il plus se résoudre à m'être favorable? Dieu oubliera-t-il sa bonté compatissante, et sa colère arrêtera-t-elle le cours de sa miséricorde/1 ? Toutefois je vous serai fidèle et je me réjouirai de ma pauvreté, et, d'aucune façon, je n'admettrai quelque consolation

I. Ps. LXXVI, 8, 10

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jusqu'à ce que vous vous révéliez à moi : mais les larmes couleront plus abondantes de mon coeur et de mes yeux, jusqu'à ce qu'elles parviennent jusqu'à vous. Mes larmes seront mon pain nuit et jour/1, jusqu'à ce que ceux qui me persécutent voient et comprennent que vous êtes mon Dieu et mon refuge/2, et que vous ne m'avez pas abandonné tout à fait, mais qu'en me cachant votre visage vous n'avez voulu que m'éprouver, afin de voir si je vous demeurerais fidèle.

Et si je t'avais complètement abandonné? — Si je le savais avec certitude, j'affirme du fond de mon coeur, où repose votre amour, que je n'en aurais pas moins agi, nuit et jour, tant qu'un souffle fût demeuré en moi, de la même façon que si j'eusse eu la certitude de n'être jamais séparé de vous/3. Faites donc ce qui vous plaît et ce qui vous paraît juste ; je suis entre vos mains tout entier, corps et âme ; où que j'arrive, je vous louerai et je me réjouirai grandement sinon d'être environné de votre miséricorde, du moins de l'accomplissement de votre justice ; et, ce que je saurai être agréable à vos yeux, je le ferai de mon mieux.

Appliquez-moi donc les remèdes, quels qu'ils soient, pénibles ou légers, partout où vous re-

1. Ps. XLI, 4. — 2. Ps. XLV, 2.
3. Il ne s'agit pas de la séparation éternelle en enfer, la suite le montre bien, mais des épreuves envoyées par Dieu en cette vie.
[on sait que Gerlac voyait mal et mourut tôt]

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connaissez des blessures, et surtout aux yeux ; je les supporterai volontiers à cause de vous : pourvu que je guérisse et que je devienne apte à vous contempler.

Quel mortel me consolerait si vous vous éloigniez de moi ? De misérables consolations s'offrent en foule à mon coeur, sans que je les cherche, je devrais plutôt les appeler de méprisables désolations ; mais toutes me sont à charge ; car j'ai expérimenté, dans une certaine mesure tout au moins, que votre croix est douce, et m'en détourner si peu que ce soit m'est amertume et désolation. Je préfère la plus amère tribulation et la mort, à toutes consolations étrangères que je pourrais rechercher, de quelque côté qu'elles pussent me venir. Si parfois elles s'insinuent dans mon âme, par suite de mon inattention, ou de l'affaiblissement de mon amour pour vous, je ne trouve en elles aucun repos.

Et voici que ceux qui vous aiment et qui vous contemplent sans obstacle me disent : « D'où vient que l'on te voit si fréquemment lever les yeux au Ciel ? Pourquoi regardes-tu ainsi et soupires-tu après Celui qui habite une lumière inaccessible ? Il est Celui qui se cache dans les ténèbres et s'élève dans la nuée/2. Et bien qu'il soit

1. I Tim., VI, 16. — 2. Ps. XVII, 12 ; CIII, 3.

enveloppé de nuages et d’obscurité cependant la justice et le jugement révèlent sa face, et une vie toute sainte est, en vérité, le fondement et la préparation de son trône. Il est Celui devant qui les montagnes fondent comme la cire /3 ; et non seulement les montagnes, mais le ciel et la terre, et tout ce qu'ils contiennent, et l'âme elle-même, s'écoulent et défaillent devant la révélation de sa face, comme tu pourras l'expérimenter et le sentir, lorsque tu te tiendras en sa présence pour le contempler.

Examine donc d'abord quelle attitude tu dois prendre devant lui, de quel amour tu dois, l'aimer, de quel regard purifié tu dois le contempler. Passant par-dessus tout le créé, considère, non avec des yeux malades, mais avec des yeux sains, sa face glorieuse, et vois comme tout passe et s'évanouit devant elle, et comme tu passes toi-même avec toutes choses, et dis-nous ce qu'il t'en semble, nous désirons vivement le savoir ; et, si tu veux prêter l'oreille, écoute ce que nous te disons : « Plût à Dieu que tu fusses au milieu de nous, pour admirer la gloire de sa face ; tout le reste alors ne te paraîtrait plus que néant. Ah ! si, introduit en ce séjour où Dieu est tout en tous `, tu pouvais porter le regard jusque dans ces profondeurs de l'Être, dont l'homme,

Ps. XCVI, 2 2. Ps. LXXXVIII, 15. — 3. Ps.xcvi, 5. — 4. I Cor., viii, 6.

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sur la terre, même dans ses ravissements les plus sublimes, n'atteint, pour ainsi dire, que la lisière ! Si tu pouvais pénétrer jusqu'à la source même de ton être et de l'être de toutes choses, de qui tout émane, qui ayant fait toutes choses les contient toutes, en qui tu vis avec nous de toute éternité ! ».

Hélas, je ne suis qu'un petit enfant, humble et chétif, plus vil que tout ce qui a vie sur la surface de la terre, èt souvent enveloppé de ténèbres en mon intérieur ; comment pourrai-je quelque chose, si Celui dont nous parlons ne me révèle lui-même sa face ? Et vous m'exhortez, comme si j'avais, dans mon indigence, la faculté de paraître devant lui, l'esprit complètement dépouillé d'images, et planant au-dessus de toutes choses ; comme si je pouvais contempler la face de Celui qui habite une lumière inaccessible/1, alors que je suis alourdi par le poids de mon corps corruptible et que je me trouve souvent dans la région de la dissemblance/2 et dans mes ténèbres, où il me faut, non comme un riche, invoquer la face du Seigneur, et comme le juste au coeur droit et pur vivre devant Lui/3, mais comme le pauvre, me prosterner humblement à ses pieds.

Ensuite, vous me dites de regarder sa face,

1. I Tim., VI, i6. — 2. S. Aug., Conf. VII, 10. - 3. Ps. cxxxix, 14.

comme vous la contemplezvous-mêmes, de faire comme si j'étais déjà complètement délivré de tout ce qui est étranger à Dieu et rendu à la liberté de mon origine première. Je me vois bien profondeurs de mes ténèbres, exilé loin de sa vue ; et c'est à peine si ose, parfois, je ne dis pas regarder vers Lui, mais même lever les yeux en haut.

Qu'y a-t-il d'étonnant que vous Le contempliez incessamment, sans jamais quitter sa présence, vous qui vivez déjà comme clans le vestibule de la bienheureuse Trinité, et qui ne vous trouvez empêchés ni par les objets corporels, ni par des images matérielles, comme je le suis moi-même. Vous n'avez pas à vous servir de la mémoire et de la connaissance sensible, pour contempler le Bien Suprême ; vous n'avez pas besoin de passer par les créatures ; mais vous vous tenez immuables avec l'Immuable, bons avec le Bien et dans le Bien même, participant à l'être de celui qui est l'être même de tout ce qui est/1 ; vous ne pouvez pas, assurément, perdre la propriété de votre essence, et devenir l'être même,

I. Allusion à un mot de Denys l'Aréop. Hierarch. cel. ch. iv ; S. Thomas, Ia, q. 3, a. 8, ad 1, nous dit en quel sens il faut l'entendre pour éviter tout panthéisme : Dieu est l'être de toutes choses, non par essence, mais en tant que cause efficiente et exemplaire. C'est bien en ce sens que l'entend notre auteur, comme le montre la phrase suivante.

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mais vous lui êtes unis si étroitement que rien ne vous en sépare ne fût-ce qu'un instant. II n'est pas de passion qui vous trouble, nulles invasions étrangères qui réussissent à vous détourner de lui ; et vous êtes libres, sans avoir jamais été sous l'assujettissement de quelque domination étrangèré, comme je le suis, moi qui ne fais cet aveu qu'en gémissant.

Elles sont si grandes ces sollicitudes étrangères qui me tiraillent en tous sens, que je ne puis même, à cause de leur multitude, arriver à les compter, de sorte que, quelque part que je me transporte, de corps ou d'esprit, elles se présentent de tous côtés, bien malgré moi et malgré toutes mes résistances, et elles obscurcissent le regard de mon âme, qui cherche, du moins dans la mesure du possible, à contempler la face de Dieu. Mais le jour viendra, où ce Père plein de bonté me la révélera réellement et me cachera en lui, où ces sollicitudes étrangères ne pourront plus me trouver.

Quand goûterai-je ce bonheur ? Qui me donnera de me voir, en attendant, sinon d'une façon permanente, du moins plus fréquemment, devant sa face et marchant à la lumière de son visage ? Quelque rares qu'aient été 'les occasions où il s'est révélé à mon esprit avide de le contempler, j'avoue qu'alors tout ce qui lui est étranger s'évanouit, et que même tout ce qu'il y a de plus intime dans l'homme inté-.

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rieur se fond et s'écoule dans l'amour. Et cet amour est si fort et si véhément qu'il ne me reste presque plus rien de moi-même, et je ne me sens plus qu'indigence et pauvreté ; car il exige de moi tant et de si grandes choses que j'aurais beau donner tout ce que j'ai et tout ce que je puis, je paraîtrais cependant n'avoir rien donné/1.

Mais dans cette extrême pauvreté, que dis-je, dans ces sublimes richesses, je ne trouve rien de plus salutaire et de plus agréable à Dieu que de me résigner pleinement en tout ce qui peut m'arriver. Il acquittera à ma place ce qu'il me demande. Pour moi je n'aurai plus de recherche personnelle. Uni à Dieu, je ne m'aimerai moi-même et toutes choses qu'en lui, par lui et à cause de lui. Dieu veut que je m'aime moi-même de la même manière qu'il m'aime lui-même, et non d'une autre façon, c'est-à-dire que je devienne tout à fait sien et tout à fait transformé en lui. Et lorsque je m'aimerai moi-même et toutes choses de cette sorte, je n'aimerai plus rien en moi ni de moi que mon Dieu.

1. Cette idée revient souvent dans Ruysbroeck. Voir en particulier Les sept degrés, ch. ix (trad. franç., t. I, p. 236).

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CHAPITRE QUATORZIÈME Que de l'amour de Dieu provient pour l'homme la véritable sécurité.

Je vous rends grâces, ô ma lumière, lumière éternelle, lumière inaltérable, Bien suprême et immuable, en présence duquel je me tiens, comme un pauvre et humble serviteur ! Grâces à vous ! voici que je vois, je vois la lumière qui luit dans les ténèbres.

— Et que vois-tu dans cette lumière ?

— Je vois, ô mon Dieu, gué vous m'aimez ardemment, et que si je demeure en vous, il est impossible que vous ne preniez pas soin de moi, en tout temps, en tout lieu, en toutes occasions ; vous ne pourriez pas davantage, je le vois, vous désintéresser de vous-rnême. Et vous vous offrez à moi sans aucune réserve, pour être tout mien, si de mon côté je suis tout vôtre. Et quand je vous appartiens ainsi, vous m'aimez de cet amour éternel dont vous vous aimez vous-même. Alors vous jouissez de vous en moi, et en retour, par votre grâce, j'y jouis de vous. Quand c'est là que j'aime, je n'aime pas autre chose que vous, parce que vous êtes en moi et que je suis en vous, dans une union si intime que rien jamais ne pourra la briser. Lorsque nous aimons en nos frères le bien et la vertu, n'est-ce pas vous que nous aimons, Seigneur, comme vous vous aimez en eux ?

Si je demeure ainsi entièrement et intégralement en vous, il est aussi impossible que je périsse qu'il le serait que vous périssiez vous-même. Et dans cette union, je n'ai pas besoin de me détourner des créatures quelque viles et dépourvues de beauté qu'elles me paraissent, car toutes choses ont été créées excellentes; mais je dois me tenir dans ce juste milieu qui me permette de m'incliner vers elles sans attachement sensible et de m'en détourner sans regret et sans peine.

Considérant dans cette lumière la partie inférieure de mon âme, je m'y vois environné de ténèbres épaisses et j'y suis en abomination à moi-même, au point de pouvoir à peine me supporter. Là je suis continuellement en butte aux opprobres de mes ennemis, assujetti comme je le suis à ces multiples empêchements, à ces soins inutiles qui me gênent trop souvent, et qui s'efforcent d'arriver à dominer même dans la partie supérieure, comme elles se réjouissent de posséder parfois la partie inférieure.

Mais voici que, me tenant en votre présence, ou plutôt étant en vous et non en moi, j'entends une voix qui vient à mon secours et qui dit à ceux qui me harcèlent et me troublent : « N'approchez point d'ici, car le lieu où il se tient en

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moi est un lieu saint et sacré/1: vous n'y avez nulle part, et vous ne pouvez y pénétrer. »

Et eux de répondre : « Qu'importe que nous ne puissions atteindre où il est ; combien de temps s'y maintiendra-t-il ? Nous le verrons bientôt retomber vers nous dans ces ténèbres qui lui sont familières et nous le posséderons comme autrefois. ».

Jusques à quand, ô Seigneur, mes ennemis et les vôtres insulteront-ils à votre temple et au trône de votre gloire ? Jusques à quand, Seigneur, mon âme devra-t-elle chercher à se défendre jour et nuit contre ces adversaires redoutables ? Quand périront-ils tous pour ne plus se relever jamais ? L'un dit : « C'est moi qui régnerai. » « Non, c'est moi », dit un autre_ « C'est moi, dit un troisième, qui occuperai le premier la place. » Chacun de ces vains et indignes simulacres veut s'installer et régner dans votre propre royaume. 0 Seigneur, je vous en supplie, que ce Dagon/2 maudit qui s'est établi près de l'arche de votre Alliance éternelle, et ce qui est pis encore, hélas, qui s'est installé parfois sur l'arche même, soit précipité la face contre terre, et que, brisé et à jamais réduit à l'impuissance, il ne puisse plus reprendre la place qu'il avait usurpée. Que toutes les ido-

1. Exod.. III, 5.
2. I Reg., v, 4. Dagon, dieu des Philistins.

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les des péchés et des vices soient précipitées du trône de votre gloire, afin que vous y régniez seul et que je ne sois plus désormais cet être misérablement instable qui s'échappe incessamment et qui fuit loin de vous.

CHAPITRE QUINZIÈME Que l'amour de la justice et de la vérité, et la recherche de la gloire de Dieu en toutes choses consistent à demeurer en la croix.

Celui qui demeure véritablement attaché à la croix du Seigneur, qui embrasse la croix, celui-là aime la justice et la vérité; il ne recherche en rien son avantage; il n'ambitionne aucun honneur, aucune gloire, ni pour le temps; ni pour l'éternité; mais en tout temps et en tout lieu, il ne recherche que la gloire de Dieu.

D'où il suit que si, par impossible, il y avait un plus grand honneur et une plus grande gloire pour Dieu à ce qu'il fût éternellement au fond «l'enfer' plutôt que dans la gloire éternelle de Dieu et des anges, il ne pourrait, sous ce rapport,

I. Dieu est la joie de l'âme et l'on est malheureux sans lui. L'âme ne peut pas désirer être séparée de Dieu. Quand les mystiques parlent d'aller avec indifférence même en enfer, si c'était la volonté de Dieu, ils expriment en réalité une impossibilité est ils supposent que s'ils étaient envoyés en enfer, Dieu y serait avec eux ; mais alors, ce ne serait plus l'enfer: Cette nuance est bien indiquée dans Ruysbrceck et dans sainte Thérèse.
« La volonté de Dieu devient donc pour l'âme humble et aimante la joie suprême et ce qui lui agrée le plus spirituellement, alors même que. par imp,msible, elle descendrait en enfer. » (Ruysbrœck, L'ornement des Noces spirituelles, IIe Partie, ch. xv, p. 176, traduction du flamand par les Bénédictins de Saint-Paul de Wisques.)
« ... C'est le moment de s'abandonner totalement entre les bras de Dieu. Veut-il emporter l'âme au ciel? fort bien. En enfer ? elle ira sans répugnance, en compagnie de son Souverain Bien. » (Sainte Thérèse, Vie par elle-même, ch. xvii.)

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vouloir autre chose, et il n'y sentirait intérieurement ni contradiction ni répugnance. Que s'il en est ainsi, bien mieux, puisqu'il en est ainsi en vérité pour les événéments de la plus grande importance, combien plus pour les petites choses et les petits événements qui surviennent chaque jour, les embarras, les ennuis, les peines de corps et d'esprit, qui arrivent par la permission de Dieu.

L'âme doit donc se dépouiller entièrement et à fond de la recherche du moi, et s'unir en tout à la volonté et à la disposition divine, et ne pas osciller d'ici de-là au vent des accidents : si elle s'arrête à ces accidents, si peu que ce soit, par un choix libre et une satisfaction personnelle, alors, en vérité, elle ne possède plus, elle ne goûte plus cet Être unique et immuable, pour qui est tout ce qui existe.


CHAPITRE SEIZIÈME Que l'âme libre de toute propriétés/1 est partout en sécurité en Dieu.

Le voyageur qui ne porte rien avec soi est toujours en sécurité.

« Je suis à toi, dit la Vérité; qu'as-tu encore à chercher ? Que te manque-t-il, ou qu'y a-t-il, qui puisse te déplaire en moi, pour t'inquiéter des choses et des événements extérieurs, qui, de quelque façon qu'ils arrivent, ne peuvent en réalité ne rien te donner ni rien t'enlever ? Est-ce que tu crois pouvoir rencontrer la béatitude dans cet état de voie où tu te trouves ?

« Pourquoi ne pas chercher, au contraire, à te persuader plus intimement encore que ta situation est celle d'un pèlerin, d'un exilé, d'un homme chargé de liens et assujetti de bien des façons à une servitude étrangère ? Remémore-toi les choses extérieures, quelles qu'elles soient : Si tu me restes uni, si intérieurement tu me restes fidèle, si tu vis dans mon intimité, tu verras que, de quelque manière qu'elles arrivent, elles ne sont

1. Proprietas. Cf. Ruysbrceck : eigenheit. C'est le terme dont Ruysbroeck se sert pour désigner l'attache à soi-même.

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en réalité pour toi ni un empêchement ni une aide.;

« Sois donc ce voyageur qui ne porte rien avec soi, ne te charge d'aucun fardeau, dégage-toi de toute entrave extérieure ou intérieure, afin d'être tout à fait libre dans la région supérieure de ton âme. Si tu es tel, partout, toujours et en toutes circonstances, tu marcheras en toute sécurité, parce que tu n'as rien que tu puisses perdre. Mais, si tu as et possèdes quelque chose comme ta propriété, non seulement des biens extérieurs, mais même des biens intérieurs et spirituels, je comprends que tu craignes de perdre quelque chose, car ces biens ne sont pas en sécurité, et ils sont ouvertement exposés aux coups de tes adversaires.

« Mais si tu es tout à fait pauvre et entièrement dépouillé, si je suis ta richesse, ta parure, ta gloire, ta force, sois sans crainte, car je ne puis me perdre moi-même.

« Quant à ce que tu as à faire extérieurement, fais-le de ton mieux et avec joie, de jour et de nuit, et montre-toi satisfait de tout; car les choses ne seront jamais tellement repoussantes, tellement mauvaises, tellement désespérées, tellement abjectes, ni les événements de la vie tellement accablants, que ne puisse demeuïer ferme et inébranlable toujours, cette suprême résolution de stabilité qui voit avec indifférence tous les événements extérieurs, de quelque façon qu'ils puissent se produire.

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« Qu'importe que ceci ou cela arrive de tous ces événements que l'esprit peut conjecturer ? Est-ce que moi, qui suis ta vie, je ne vis pas ? Crois-tu que je me laisse aller et que je vacille comme toi au gré de tous les accidents? Voici que je suis tout tien, que peux-tu désirer encore? Si je suis à toi, est-ce que je ne te suis pas toutes choses ? Pourquoi donc Ine pas t'établir à demeure en moi pour jouir de moi, qui _suis le Bien suprême, le Bien immuable, le Bien excellent entre tous, pour qui tu es fait ? Ne t'ai-je pas promis que je prendrai soin de toi en tout Ce qui peut arriver, et que je serai toujours avec toi, quelque part que tu ailles, pourvu que tu me sois fidèle ? Et si je suis ta vie, comme je le suis en effet, tu pourras te passer de tout le reste, sans aucun détriment pour toi-même. Est-ce que toutes choses ne doivent pas un jour t'abandonner? Si tu t'appuies sur elles, toujours tu sentiras ta misère, toujours tu sentiras ton abandon. Et quand tout arriverait au gré de tes désirs et que toutes choses fussent mises à ta disposition, ce ne sont pas elles, à l'heure de ta mort, si tu m'as excepté et si je suis absent, qui pourront te donner confiance et sécurité. »

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CHAPITRE DIX-SEPTIÈME A quoi l'homme spirituel, et surtout le religieux, quand il est à l'office divin, doit s'exercer.

En tout temps, en tout lieu et en toute occasion, mais surtout et principalement à l'office divin, je me tiendrai devant Dieu tout entier, sans rien lui soustraire, dans l'humilité du coeur et du corps, m'humiliant avec amour devant tout le monde, allant chercher mon refuge, comme un tout petit enfant, comme une pauvre petite brebis, comme un poussin errant et solitaire, sous la garde et sous les ailes du Seigneur. Jésus.

Et puis, avec le plus grand respect je vivrai devant sa face, à visage découvert/1, sans agitation, sans trouble, l'âme dans la paix, dans la dignité et la gravité, tant au dedans qu'au dehors : au dedans. pour me mettre en garde contre tout assujettissement préjudiciable qui me viendrait soit des créatures, soit de quelque attache ou de quelque crainte exagérée, du souci de mes aises ou de l'appréhension des incommodités ; au dehors, pour me prémunir contre la mollesse, l'inconstance, les occupations superflues, les

1. II Cor., III, 18.

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distractions des sens. Et ainsi, l'âme refaite, et l'esprit en pleine possession de lui-même, je pénétrerai le sens et l'intelligence des Saintes Ecritures et des mystères.

Ma mémoire s'efforcera d'écarter ces multiples souvenirs qui ne seraient pas de saison, s'appliquant simplement et tranquillement à la besogne du moment, libre et dégagée de toute anxiété et de toute attache pernicieuse, écartant la prévision troublante des événements qui pourraient arriver; oublieuse d'elle-même, résignée totalement à la volonté de Dieu, en paix pour toutes choses : elle ne sera tourmentée ni par des désirs immodérés, ni par des appréhensions alarmantes. Ma raison, dégagée d'entraves, s'efforcera de suivre la sagesse éternelle, la vérité immuable, la justice, l'équité et la paix, ces divins attributs qui se montrent dans toutes les dispositions de la Providence, considérant et acceptant tout ce qui est et tout ce qui peut arriver. dans la vérité et la sagesse, c'est-à-dire dans leur véritable réalité. Enfin, la volonté elle-même, réformée, se donnera à toute occupation avec promptitude et joie.

C'est ainsi que l'âme doit s'efforcer de progresser chaque jour en Dieu, de se détacher d'elle-même, de se perdre tout à fait en lui pour ne se plus retrouver jamais, et d'arriver à cet anéantissement profond, à ce mépris entier de soi, qui la fait mourir à elle-même et à toutes

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choses en Dieu, afin de ne vivre que de lui e d'opérer toutes choses par lui.

CHAPITRE DIX-HUITIÈME Qu'il n'y a rien de plus doux et de plus glorieux pour l'âme que d'adhérer au Souverain Bien et de se rendre conforme à la Sainte Trinité.

Toutes choses considérées à fond et discutées avec soin, je ne trouve rien de plus doux, de plus fort, de plus honorable, de plus agréalle à Dieu, rien qui soit plus débordant de gloire et d'allégresse, rien où l'âme, échappant à l'indigence, trouve une richesse plus opulente que de s'unir pleinement au Bien souverain et immuable qui, toujours, de toute éternité, est invariablement le même, que nuls accidents ne peuvent atteindre, qui domine le temps et l'espace : et qu'ainsi l'âme soit ramenée à sa conformité première et qu'elle ne fasse qu'un avec l'Un même, c'est-à-dire avec Dieu.

Car, comme Dieu, qui est le Bien Suprême, est la vertu, la vérité, la justice, la paix, la mansuétude, la bonté, la sagesse éternelle, l'invariable équité et jouit de lui-même en toutes choses, et. s'aime en toutes choses ; ainsi l'âme, devenue par participation ce que Dieu est, surabonde d'allégresse en toutes choses. Elle jouit du repos di-

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vin et de l'activité divine, d'autant plus grande en Dieu qu'elle est plus petite en elle-même, parce qu'en toutes choses, elle s'est oubliée elle-même pour passer en Dieu.

Voici qu'elle est couverte de la lumière de l'éternelle sagesse comme d'un vêtement, et protégée de tous côtés par la vérité et l'équité comme d'un bouclier invincible et elle est embrasée de l'ardeur de la charité. Car comme le fer incandescent devient feu, ainsi l'âme, unie à l'amour, devient tout amour, sans perdre pour cela son être propre, qui restera éternellement distinct de Dieu/1.

C'est pourquoi l'âme unie à Dieu doit faire tout ce qu'elle, fait uniquement par Dieu et en Dieu. Qu'elle porte donc fréquemment le regard vers la vérité, l'éternelle sagesse, la justice et le Souverain Bien qui regarde les choses les plus diverses et les plus dissemblables, les bonnes et les mauvaises, celles de l'esprit comme celles de la matière, sans rien perdre de son immobilité.

Ainsi l'âme elle-même doit s'efforcer, de tout son pouvoir, de s'identifier en quelque sorte avec ce regard divin et s'oublier elle-même, autant qu'elle peut. Ce regard s'étend à l'infini, rien ne le limite; il est si puissant, si pénétrant et si

1. Cette comparaison empruntée aux Pères se retrouve également dans Ruysbroeck : Livre de la plus haute vérité, ch. vice (Trad. franc., t. II, p. 211).

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fort, que rien de tout ce qui lui est étranger ne peut subsister devant lui, parce que tout ce qui n'est pas la vérité, ou dans la vérité, est vanité, et la vanité n'a jamais pur et ne pourra jamais soutenir l'éclat de la vérité.

Ainsi l'âme devient conforme à la Sainte Trinité/1, selon son mode, par les trois puissances qu'elle possède.

Elle est semblable au Père éternel, qui est sans-principe et ne procède de personne, par la mémoire, qui, d'une certaine façon, contient et retient en soi toutes choses, et de laquelle procèdent toutes choses. Par la mémoire, l'âme est donc conforme au Père, si elle est exempte et libre de toute image étrangère qui viendrait l'altérer, si elle n'est pas le jouet des imaginations, si elle agit en tout avec une pleine maîtrise, et dédaigne, dans sa noblesse, tout ce qui est vil.

Elle est semblable au Fils qui est la vérité même et l'éternelle sagesse, par la raison, par laquelle elle lui est conforme si, en toutes choses, elle marche en présence de la vérité, et si toutes choses, temporelles ou éternelles, extérieures ou intérieures, bonnes ou mauvaises, favorables ou défavorables, si tous les événements, en un mot, sont estimés par elle pour ce

1. Cf. Ruysbroeck, Miroir du salut éternel, ch. VIII (t. I, pp. 89:90).

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qu'ils sont. Si elle est telle, l'anxiété pourra difficilement l'atteindre.

Elle est semblable enfin à l'Esprit-Saint par la volonté, lorsque la mémoire ne recevant rien d'étranger ou d'inutile, la raison ou l'intelligence n'acceptant rien que de bon, de vrai et de juste, l'âme s'y porte de tout l'amour de sa. volonté et veut puissamment ce que la mémoire et la raison indiquent qu'il faut vouloir et aimer.

Telle est la vraie félicité de l'âme. Et cette âme sera d'autant plus agréable à Dieu et proche de lui dans la béatitude suprême, qu'elle aura, été, dès le temps présent, plus proche de la perfection et plus conforme à la divinité.

Quand l'homme en arrive à s'écouler tout entier dans cotte immensité divine où sont la vérité, la paix, la charité et ces qualités éminentes que nous avons énumérées, que nous nommons les attributs de Dieu, et. qui sont toujours et nécessairement l'objet de son amour et de sa jouissance : alors les choses du dehors, les événements, quels qu'ils soient, favorables ou défavorables, espérés ou appréhendés, rien, en réalité, de tout cela ne peut aller jusqu'à atteindre l'âme dans cette souveraine conformité qu'elle a avec Dieu et où toutes ses puissances sont réformées. Et bien que nous ne puissions éviter d'être impliqués en bien des accidents, tant que nous vivrons ici-bas; cepen-

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dant nous devons prendre garde avec grand soins que la partie supérieure de l'âme ne soit point troublée. Mettre l'ordre en tout, faire que tout aille bien, se prêter, dans la mesure nécessaire, aux choses extérieures; que ce soit là l'office de Marthe, mais de Marthe seule. Qu'elle demeure occupée dans les choses inférieures, qu'elle en ait soin, qu'elle s'inquiète même, s'il le faut; mais que Marie adhère à runique nécessaire, qu'elle ne s'occupe que du Verbe éternel, de la justice, de la sagesse, de la vérité et de la paix, de sorte que, dans un seul et même homme, les deux vies, chacune dans leur sphère, puissent parfaitement s'exercer.

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME. Que le souverain bonheur pour l'homme juste est d'être uni à Dieu et le malheur suprême d'en être séparé.

Les angoisses me serrent de toutes parts/1, j'ai des luttes à soutenir et des tribulations à porter, si je ne me mets pas fréquemment et avec le plus grand soin en présence de Dieu, pour vivre toujours sous son regard; car c'estilà qu'est pour moi le souverain bien : hors de là c'est l'extrême misère.

1 Dan., XIII, 22.

Puissé-je persévérer dans cet exercice, afin qu'au moins je puisse contempler un jour la lumière dans cette lumière même/1. Que la Sagesse se montre à moi et qu'en elle je puisse regarder toutes choses comme elles sont en elles-mêmes. Que je voie enfin cette pure et suprême Vérité, pour qu'elle me donne par elle-même la vérité sur toutes choses. Qu'elle m'éclaire sur moi-même et me montre que je ne suis qu'un pur néant et qu'en moi il n'est rien de moi-même, si non ce qui, selon la vérité, doit être méprisé et foulé aux pieds par toutes les créatures.

Alors établi comme totalement en dehors de moi-même, me regardant de loin et me méprisant, et comme perdu dans cette pure Vérité qui est la Vérité de toutes choses, je n'aurai d'autre regard que le sien, elle qui pénètre tout, hauteur, profondeur, longueur, largeur; je contemplerai toutes choses comme elle, avec une souveraine sérénité, regardant avec égalité d'âme tout ce qui peut me paraître contraire et gardant la paix au milieu même de l'agitation.

1. Ps. xxxv, 10, in lumine tuo videbimus lumen.

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CHAPITRE VINGTIÈME Prière de l'homme environné de ténèbres, pour obtenir l'illumination du coeur.

O immuable Vérité, lumière de mes yeux, sagesse, justice et paix éternelle, mon unique bien, ma force et ma louange, avec vous je cours et rien ne m'arrête, sans vous je succombe oppressé : moi, petit enfant, moi votre pauvre serviteur, sans dons intérieurs ni extérieurs, le plus petit dans la maison de mon Père, la tête inclinée et le coeur humilié, je vous salue de loin, ne pouvant me fixer en vous par une pureté suffisante.

Enlevez le voile qui me gêne, purifiez ma vue, afin que je vous voie manifestement, afin que débarrassé des ténèbres du coeur, mon âme, joyeuse, exulte dans votre lumière, qu'elle coure avec légèreté et que, dans une douce jubilation, elle vous loue et vous exalte. Et qui pourra vous suivre là où vous irez, Seigneur Jésus? Qui pourra, des mortels, poursuivre l'éternelle sagesse, qui atteint d'une extrémité à l'autre avec force et dispose de toutes choses avec douceur/1 ? Et voici qu'en votre présence mon coeur et mes yeux laissent couler des, larmes pour que cette

1. Sag., VIII, 1.

grâce me soit accordée; mais c'est à peine s'ils m'est donné de vous suivre quelque peu, trop-lié et trop enchaîné que je suis par moi-même.

Est-ce que vous vous tiendrez à l'écart de ce malheureux qui vous prie? Est-ce que vous, qui pouvez tout, vous ne le visiterez pas? Oui, vous aurez pitié de ces liens, de ces empêchements qui me retiennent et qui m'enserrent, et vous me replacerez à mon premier rang près de vous, afin qu'affranchi de toute servitude étrangère et libéré de moi-même, je sois tout vôtre.

« Tu pourras me suivre d'autant plus près, dit la Vérité, que tu te seras plus éloigné de toi-même. Fais donc ce que tu peux, surveille incessamment ton extérieur, ne cesse pas de travailler ton intérieur, jusqu'à ce que tu sois tout à fait changé en moi et que tu te sois complètement dégagé de toi-même.

« D'où vient, penses-tu, que la voix de la tourterelle/1 ne s'entend déjà plus si souvent sur notre terre des vivants ? Peut-être parce que tu, n'es pas une tourterelle amoureusement gémissante, et que tu as encore un compagnon et un amant dans la terre des mourants. Car, dans-notre terre, la voix de la vraie et chaste tourterelle, dont la voix est douce et la face agréable, se fait entendre fréquemment. »

1. Cant., II, 12.

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CHAPITRE VINGT ET UNIÈME Que le vrai pauvre en esprit se glorifiera dans sa pauvreté et son néant.

Je me glorifierai volontiers dans mes infirmités /1, dans ma pauvreté, c'est- à-dire dans ce rien que je suis par moi-même, afin que la vertu, la force et les vraies richesses du Christ habitent en moi. De moi-même, je désespère totalement, je ne mets en moi aucune confiance, je ne me reconnais aucune force, et rien ne m'est dû que le malheur, la tribulation et l'angoisse. Et je ne désire pas être quelque chose, afin que vous, le Bien suprême, me teniez lieu de tout, qu'en vous soit toute ma gloire, et que je reste dans mon néant.

Car je suis pauvre, errant, je suis comme une brebis perdue, une colombe facile à tromper et qui manque d'intelligence/2, un roseau agité par le vent, une vigne corrompue produisant des épines et des ronces, malheureux et misérable, obscur,et ténébreux, livré à la vanité, à une in-cessante versatilité, allant de-ci de-là avec une facilité déplorable. Et s'il y a quelque chose de bien en moi, s'il y a en moi quelque vertu, quel-

1. II Cor., XII, 9. — 2. Osée, VII, 11.

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que équité, quelque justice, quelque vérité et quelque paix, cela vient de ce que vous-même êtes le bien, la vertu, la justice, la vérité ; vous êtes donc tout, et je ne suis rien.

Et de même que le fer tout en ignition peut dire : je brûle, certes, mais du feu qui est en moi, car je ne suis pas le feu/1, de même que la lampe peut dire : je luis, certes, mais de la lumière qui est en moi, car je ne suis pas la lumière; et comme tout instrument approprié au travail peut dire : j'opère, mais par la main de l'artisan : ainsi l'âme est dite brûler, non d'elle-même, mais de l'amour qui est en elle; elle-est dite luire, non d'elle-même, mais de la lumière de la sagesse et de la vérité qui est en elle; elle est dite opérer, mais c'est Dieu qui opère tout par elle. Si ces choses, c'est-à-dire l'amour, la sagesse et la lumière se retirent d'elle, elle reste froide et ténébreuse.

L'instrument, quelque apte qu'il soit, gît complètement inutile et improductif, à moins que la main de l'ouvrier n'opère par lui. Ainsi l'âme, malgré la noblesse de son origine, malgré le génie et l'intelligence qu'elle a reçus, gît tout à fait inutile et infructueuse, à moins qu'en toutes ses oeuvres Dieu n'opère par elle.

1. Ce passage est emprunté presque littéralement à Ruysbroeck : Le Livre de la plus haute vérité, ch. VIII (trad. franc., t. II, p. 211.)

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CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME Du véritable abandon.

Comme les événements sont extrêmement variés, que des accidents divers arrivent sans qu'on ait pu les prévoir, alors que les prévisions les plus alarmantes souvent ne se réalisent pas, il n'y a rien de mieux pour l'homme, dans cette misérable vie, rien de plus pacifiant et de plus agréable à Dieu, que de demeurer, parmi tant de vicissitudes, sans préoccupation de soi-même : qu'il dédaigne de s'affecter de ce qui peut lui manquer, ou troubler ses aises et son repos, remettant d'un coeur libre au Seigneur le soin d'opérer son salut par les moyens qu'il lui plaira, par les commodités ou les incommodités, la consolation ou la désolation, la mort ou la vie, les ténèbres ou la lumière, en un mot, de quelque façon qu'il lui plaira.

Qu'il renouvelle fréquemment cette complète résignation au Seigneur, qu'il accepte de sa main tout ce qui pourra survenir, comme étant ce qui peut lui arriver de mieux. De la sorte, il sera délivré de toute sollicitude au sujet des événements de chaque jour, sans se demander ce -qu'ils seront, car ces événements, en soi, ne sont ni bons ni mauvais; et il ne sentira pas dans son

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fond vif /1 d'inclination pour les uns et d'aversion pour les autres, mais, de quelque façon qu'ils arrivent, il les trouvera bons, dans l'intime de son être, c'est-à-dire qu'il se trouvera toujours satisfait des dispositions de la Providence.

Quant à l'inclination naturelle vers ce qui plaît et l'aversion de ce qui déplaît. et à toutes ces choses qui peuvent être aussi bien le partage des méchants que des justes, il ne s'y prêtera qu'autant qu'il y verra une occasion d'avancement.

Ainsi, il s'habituera à se fonder, à se reposer pleinement sur le Bien unique, suprême, éternel, immuable, que nul accident ne peut atteindre, qui, alors que tout l'abandonnerait ne l'abandonnera pas, mais dans le délaissement le plus extrême, comme un véritable ami, toujours lui demeurera fidèle. Avec lui, il se maintiendra toujours et il ne cessera de marcher devant lui, nuit et jour dans la vérité.

La sagesse l'accompagnera ; elle l'affermira de telle sorte qu'il ne fléchira jamais; avec lui, elle descendra dans la fosse, et ne l'abandonnera pas dans les chaînes/2; dansses incertitudes, elle saura lui montrer la pure vérité ; c'est en elle qu'il contemplera toutes choses, selon son mode,

1. ..., Nec sentiet in suo vivo fundo... — On trouve le même terme dans Ruysbroeck : levendicheit (substance vive de l'âme) Les sept degrés, ch. xii (trad. franç., t. I, p. 253). — 2. Sap., x, 13, 14.

comme cet unique, suprême et immuable Bien dans lequel il est fondé les voit et les a vues, quand, par son éternelle sagesse, il a tout fait. C'est cette même sagesse qui se fera sa compagne, dans la route, à la maison, en tous lieux et en tous temps, lumière indéfectible dans les ténèbres, commerce plein de douceur, société agréable entre toutes dans le silence et le loisir, onction intérieure qui adoucit toute tribulation.

Vivant dans l'amitié d'une telle compagne, il n'aura besoin de rien, mais il abondera intérieurement de toutes choses, car il possède le bien qui renferme tous les biens. Et dans sa pauvreté, c'est-à-dire dans cette privation de tout soulagement et de toute humaine consolation, et dans l'abandon qu'il a fait de toutes choses, il se verra intérieurement, dans la société de cette compagne céleste, aussi riche, aussi opulent que s'il était le maître du monde. Qu'il soit revêtu d'un sac, couvert de cendre, privé de la lumière temporelle, qu'il soit le dernier, méprisé de tous, qu'il se cache dans un angle de la maison, qu'il soit chargé d'incommodités, ou, au contraire, qu'il soit dans les dignités et les honneurs, et qu'il doive les subir par nécessité : rien de tout cela ne le touche, car tout ce qu'il peut désirer, il l'a dans la Sagesse même, et les adversités et les incommodités n'enlèvent rien à sa: plénitude.

Telle est la voie droite des élus de Dieu, c'est-

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à-dire la voie de la vérité et de la sagesse. Ceux qui la tiennent courageuse.ment au milieu de toutes les difficultés parviennent heureusement à la fin désirée, de sorte que le malin esprit ne pourra rien trouver en eux, ou trouvera peu de chose de ce qui lui appartient, au temps de leur sortie de ce monde.

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME De l'opulence du pauvre d'esprit.

Le véritable pauvre en esprit, soutenu par le Seigneur, peut dire, en se tenant dans la partie supérieure de l'esprit : Voici que je suis riche et dans l'abondance, puisque je possède tout ce que je désire en ce monde ; et ce que je puis posséder des biens créés, c'est comme si je ne le possédais pas, parce que je ne me sens pour rien aucune attache déréglée, et que je puis m'en passer sans aucun détriment pour moi-même.

La Vérité souveraine, immuable et toute pure habite dans la partie supérieure de l'esprit et me montre ses ineffables richesses à quoi rien ne se peut comparer : c'est le Verbe unique et simple en qui toutes choses sont contenues, et, en dehors de lui, je ne désire rien. Là m'est montré le non-être que je suis par moi-même et que

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sont toutes ces choses étrangères à Dieu, auxquelles l'âme peut se laisser entraîner; là, toutes-choses m'apparaissent sous leur véritable jour. Tous les accidents de la vie, tous les événements de ce monde, je ne les regarde pas du dehors ni d'en bas, sous l'impression changeante de la sensibilité, mais je les regarde d'en haut, et la Vérité crie devant moi d'une voix terrible à ces mille choses étrangères qui ne sont par elle : « N'approchez pas d’ici, car l'endroit où il est, est saint. »

C'est ainsi que fréquemment, la vérité me montre sa face, au choeur, sur la couche de mon repos, à table, en cellule, dans les tumultes extérieurs, dans les travaux et les occupations variées /1 ; et elle m'enseigne à ramener en moi à la simplicité toute cette multiplicité du dehors, sous le regard puissant de ma vie intérieure.

Et cette face de la vérité exerce une telle influence, que le coeur et le corps lui-même la ressentent; de sorte que non seulement les fondements, mais les gonds et les portes du temple du Seigneur/2 sont ébranlés; tout en moi se met en mouvement pour correspondre à cette action, pour s'y donner sans empêchement, pour s'élancer vers la lumière qui se montre, pour lui offrir

1. Henri Suso, Hor. oet. Sap., I, 6 : « Proesens in thoro, proesens in choro, in mensa, in via, in claustro, in foro, ita ut non sit locus, ubi non sit proesens. » 2. Amos, IX, 1.

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incessamment tout ce qui est, tout ce qui pourra être, la création tout entière, pour le temps et pour l'éternité.

Oh! alors ce me serait une grande consolation et un allègement de coeur, si d'âme et de corps je pouvais me prosterner, m'humilier, m'abaisser au-dessous de tout le créé. Cette lumière de la vérité me réduit presque au néant, quand je me considère moi-même et tout ce qui n'est pas elle ou en elle; elle me montre que tout ce qui n'est pas uni au Seigneur n'est rien.

Et après que je me suis ainsi réduit à rien, elle s'empare de ce regard que je fixe sur elle de toute l'ardeur de mon être, et, l'attirant à soi, elle l'unit étroitement à son propre regard, pour qu'ils ne fassent plus qu'un, et, qu'à l'abri de toute distraction, et dans la mesure du possible, je considère en elle et avec elle tout ce qui est ou peut être, comme elle-même le considère.

Par là, je perds toute préoccupation inutile de moi-même, et, d'avance, je me trouve consolé de tout ce qui peut m'advenir. Tout ce que l'immuable Vérité permet à mon égard, tout ce qui vient de la disposition éternelle de mon Seigneur, à qui j'ai résigné ma vie et ma mort, tout ce que je suis et tout ce que je puis être, pour le temps et pour l'éternité, j'y acquiesce et je m'y soumets, sans présomption téméraire et sans recherche aucune de mes commodités.

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CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME Du bonheur de l'âme qui se tient au-dessus de toute élévation et au-dessous de tout mépris.

Voici ce que dit la Vérité : « Ce que les choses sont pour moi, qu'elles le soient pour toi, selon le mode de la créature ».

Tout ce qui peut se présenter à l'esprit de ce que l'âme humaine peut désirer en dehors de Dieu, quelque saint que soit en apparence l'objet de ce désir, s'il ne peut rendre ni plus heureux ni plus saint quand on le possède, ni moins heureux ni moins saint quand on ne le possède pas, tout cela ne doit pas plus exciter mon désir que le bois aride ou la fleur foulée aux pieds; tout cela n'a plus de charme pour moi. Et quant aux choses que la sensibilité fuit et évite autant qu'elle peut, je puis les supporter d'un coeur humble et dégagé. Ainsi, et ce que l'on désire et ce que l'on fuit, je veux les dominer d'un regard indifférent.

J'honore de coeur tous les hommes, je considère chacun d'eux comme le trône de la gloire de la Sainte Trinité et comme devant me dépasser à l'infini dans la future béatitude : hien plus, je ne me reconnais pas même digne d'y être le plus petit, ni même de présumer d'atteindre une telle

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hauteur. Ainsi, je les honore tous, et le respect que je leur porte est sincère et ne provient nullement de la crainte que pourrait m'inspirer leur situation et de ce que je pourrais avoir à eu souffrir.

Qu'importe que je sois humilié, que je sois en butte à la malveillance, au mépris, alors que je n'y suis pour rien ? Qu'importe que je sois le dernier de la maison, le moins estimé, celui dont personne ne s'occupe, que je sois mis au rebut comme un vase inutile, pendant tous les jours de mon exil? Qu'importe toutes ces soue, frances que la sensibilité appréhende ? Toutes ces choses peuvent-elles arriver jusqu'à moi, quand mon âme se meut dans les hauteurs, ou plutôt quand elle est mue par Dieu, et porte d'une façon passive son action? /1 Quand en dehors de là, elle ne désire et n'appréhende rien ? Mon âme, devant la face et dans la face de la Vérité immuable, se tient au-dessus de toute exaltation extérieure, et au-dessous de toute humiliation qui pourrait lui venir des hommes mortels; elle reste intangible à toute tribulation et à toute incommodité..

Je vous appelle donc bienheureux, je vous appelle glorieux, et nuls autres que vous, ô vous qui êtes ainsi élevés au-dessus de tout ce qu'on

1. divinam inactionem (terme de Ruysbroeck intverken Gods).

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peut désirer, qui vous êtes placés volontairement au-dessous de tout ce qui rabaisse. Oui, je vous appelle bienheureux, qui que vous soyez, et quel que soit votre rang, soit que vous vous trouviez engagés dans les honneurs et les dignités, ou que vous soyez dans le mépris et yabandon. Et, de ce point de vue où je vous considère, je ne fais attention ni à l'habit ni à la taille, ni à l'état, ni au rang, ni à la santé du corps, ni à la pompe extérieure, ni à tout ce qui est éclat et attire le regard, parce que tout cela n'a aucune importance aux yeux de Dieu et que, par suite, il faut en faire peu de cas.

Je veux m'appliquer à moi-même ces considérations, et ne me mettre nullement en peine de tous ces dehors, d'être revêtu d'un sac ou d'un vêtement précieux, d'être relégué dans un angle de la maison ou ailleurs, d'être considéré ou méprisé, de voir que les autres me sont préférés : toutes ces choses, de quelque façon qu'elles se présentent, ne peuvent m'atteindre. Car elle est bien médiocre et bien faible la conduite spirituelle intérieure, et l'âme bien débile et bien exposée aux tribulations, quand on est agité et qu'on hésite devant ces choses qui devraient nous rester étrangères et qui inspirent encore des attraits ou des répulsions. Et c'est une honte, en présence du Seigneur, qu'une âme si noble et qui peut atteindre au Bien suprême, s'arrête à des objets aussi vils et aussi indignes d'elle.

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CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME De la double région de l'âme : l'une, inférieure, qui est la région de la sensibilité; l'autre, supérieure, qui est la région de l'âme réformée.

La région inférieure, c'est-à-dire la région de la sensibilité est pleine d'agitation, de trouble et de combats. C'est pourquoi il faut se hâter, en y employant toutes ses forces, d'atteindre à la région supérieure, où l'âme trouve sa stabilité. Et là quand nous nous posséderons pleinement dans la vérité, nos pas ne seront plus entravés mais nous marcherons librement et en toute aisance avec le Seigneur, regardant toutes choses avec lui. Avec lui nous irons à tout ce qui est, à tout ce qui se fait, pour rentrer de nouveau en lui, trouvant par Dieu'la paix et le repos en toutes choses, même si la région inférieure avec ses puissances se trouvait agitée et avait à lutter contre les passions et les inclinations vicieuses; \car, quelque progrès que nous ayons pu faire, la nature reste toujours la nature ; mais ces mouvements de la nature n'ont rien à voir avec cet état supérieur dé l'âme, si toutefois celle-ci a prévalu et ne s'est pas laissé entraîner et soumettre par la nature.

Nous pouvons goûter, il est vrai, des consola-

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tions qui ne sont pas mauvaises en elles-mêmes ainsi que certaines dévotions sensibles qui nous donnent un certain repos, tout en restant cependant imparfaits et instables, sans être établis intérieurement dans la connaissance et l'amour de la vérité et de la justice ; et alors tous les jours de notre vie nous ne faisons que tourner dans le même cercle, désirant progresser et arriver à cette perfection où l'âme trouve sa stabilité ; mais n'y parvenant pas, parce que nous ne voyons pas la voie intérieure qu'il nous faudrait suivre, à cause de ces objets extérieurs qui nous distraient et dont nous nous contentons, et ainsi nous n'avançons pas.

La voie directe par laquelle nous arrivons au souverain Bien, à notre première origine, à la véritable sécurité, à la divine paix, c'est d'aimer la croix du Seigneur, c'est de suivre la trace de ses pas, de ne pas vouloir trouver notre paix et notre repos dans les choses extérieures, dans les dévotions sensibles, de vivre sans le souci de rechercher ce qui nous plaît et d'éviter ce qui nous déplaît. Aussi longtemps que nous n'avons en vue que notre repos et notre avantage, nous ne cesserons d'être troublés et agités au gré de tous les événements extérieurs.

C'est pourquoi il faut incessamment rappeler notre âme de l'extérieur à l'intérieur, où la voie nous sera montrée par laquelle nous parviendrons à la paix suprême. Rien ne sert de nous

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montrer la voie, si, par expérience personnelle, nous n'avons pas reconnu, en rentrant en nous-mêmes, si nous n'avons pas aperçu, sous la pénétration de notre regard intérieur, cette voie qu'il nous faut suivre. C'est pourquoi nous demeurons dans nos sécheresses et dans nos ténèbres, parce que nous ne parvenons pas à la vraie réalité, à cette raison foncière et divine de tout ce qui est, et de tout ce qui se fait extérieurement, même les choses sacrées et spirituelles.

Quelque progrès que nous semblions avoir fait dans les biens spirituels aux yeux des autres, et quelle que soit notre réputation de sainteté, tout cela est peu de chose, tout cela est vain, si l'homme intérieur ne s'est pas renouvelé pour se conformer à Dieu. Mais si cet homme intérieur est devenu conforme à Dieu, oh ! alors, peu importe que Dieu nous ait refusé ces dons extérieurs qui tombent sons l'estime des hommes; nous pouvons aisément nous en passer, car ils ne sont pas nécessaires. Dans la mesure même où nous sommes heureux et saints dans notre fond intérieur, dans cette même mesure, tout ce que nous faisons extérieurement est sanctifié et plaît au Seigneur; car les actions extérieures, à elles seules, ne nous sanctifient pas : il faut les accomplir avec décence et avec ordre mais il ne faut pas s'y reposer. Souvent nous y trouvons un empêchement au pràgrés véritable; parce que nous nous -y arrêtons ; nous nous y reposons,

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alors que nous ne devrions que les traverser, pour parvenir à la vraie, à la suprême sainteté.

Il est impossible que nous devenions vraiment spirituels et intérieurs tant que nous nous contentons des biens extérieurs, des signes et des symboles, sans vouloir aller au-delà /1. En vérité, si nous ne nous renonçons pas à fond, l'Esprit de vérité, qui doit nous enseigner toute vérité/2, qui doit nous donner de marcher constamment devant Dieu, dans cette voie intérieure, sans nous lasser jamais, de suivre ses divines inspirations, cet Esprit de vérité ne viendra pas à nous.

Et pourquoi dissipons-nous notre argent, alors que nous manquons de pain? Et à quoi sert notre travail, s'il ne nous donne pas la subsistance/3 ? Pourquoi n'achetons-nous pas à si bon compte la plénitude de toute jouissance et tout ce qu'il est possible de désirer? Si; en effet, nous n'abandonnons pas ce que nous aimons et ce que nous possédons, nous n'obtiendrons jamais ce qui peut seul combler nos désit's.

De là viennent ces tristesses qui nous abattent, ces anxiétés qui nous étreignent, ces vaines attaches où se disperse notre coeur ; de là viennent ces aversions ; de là vient que les événements

1. Ruysbroeck, Noces spirituelles, liv. II, ch. Lxiix et LIV(trad. franç., t. III, p. 174. Voir plus haut, note du chap. III. — 2. Joann., xvI, 13. — 3. Isar., LV, 2.

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de notre vie, qui sont des dispositions bienveillantes de la Providence à notre égard, nous déplaisent ; de là cette étonnante instabilité et ces tumultes intérieurs, même là où ils ne devraient jamais paraître; de là ces soins et ces préoccupations qui, nous possèdent tout entiers, parce que nous ne savons pas nous-mêmes nous en rendre maîtres, au point qu'ils nous maîtrisent et que nous nous laissons faire misérablement. Et tout cela vient de ce que nous vivons en dehors de nous-mêmes, et qu'au lieu de regarder d'en haut toutes ces choses infimes, elles nous dominent elles-mêmes, et c'est nous qui les regardons d'en bas.

Qui donc maintenant est dans les ténèbres parce que la lumière n'est pas en lui ? Qu'il vienne, celui-là, au Seigneur, qui est la lumière qui ne peut s'éteindre, et qu'il trouve intérieurement son appui sur lui /1.

— Où le chercher ? me dira-t-il.

Mais ce Verbe est sur vos lèvres, il est dans votre coeur', il est dans vos sens, il est en vous, il est hors de vous, il est au-dessus de vous, il est au-dessous de vous, il est partout, il vous environne, quelque part que vous alliez; c'est le Verbe simple et unique, c'est l'Époux qui souvent fait sentir sa présence aux âmes qui le cherchent et qui l'aiment, qui, comme inces-

1. Isaï., L, 10. — 2. Rom., x, 8.

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samment, se montre à elles dans le bien, «la sagesse, la vérité, la, justice, la paix, et qui, lumière éternelle, illumine tout ce qui vient à lui. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon d'ouvrir les yeux afin de voir, de nous rendre compte de cette arrivée du Seigneur qui vient à nous /1, et de l'attendre en faisant bonne garde?

Dieu vient donc en nous, mais par un intermédiaire créé, la grâce; il Nient comme il est en lui-même, comme sagesse, comme vérité, comme justice, en un mot avec tons ses attributs. Si déjà nous aimons Dieu et que nous sommes dans sa grâce, tout en nous coopère au bien tout, sans nulle exception, même les événements les plus contraires et qui paraîtraient des obstacles. Les passions mêmes, et les inclinations naturelles, et tout ce qui pourrait nous paraître empêchement, si nous veillons sur nous-mêmes, ne seront pas pour nous d'un petit profit; car, lorsque l'âme se trouve combattue par elles, elles l'obligent à recourir au Seigneur, à rentrer en elle-même, à s'élever à cette région supérieure où elle leur est inaccessible. Et dès qu'elle sent sa vertu et sa force impuissantes, elle a recours alors à la véritable force, et elle s'humilie en expérimentant sa propre faiblesse.

1. Allusion à Ruysbroeck, Noces spirituelles, liv. I, ch. II, VI, VII, etc; liv. II, ch. V. C'est le thème du livre des Noces tout entier. — 2. Rom., VIII, 28.

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Le Seigneur, qui nous a aimés éternellement d'un si grand amour, et qui nous en a donné des preuves si admirables, se donne, de plus, lui-même tout entier à nous/1; comment pourrait-il permettre que quelque chose nous arrivât, - sinon par amour pour nous et pour notre avancement? Et si parfois .il permet que nous souffrions, et s'il semble nous abandonner à cause de nos fautes, disons, alors que tout est bien, et reconnaissons que nous avons mérité infiniment plus. et soyons dans la disposition de souffrir tout ce qu'il jugera bon.

C'est ainsi que nous devons nous servir de tout pour aller au Seigneur, conservant toujours la grâce en nous, et disant en toute tribulation et en toute peine, avec le prophète Jérémie : « Cette infirmité m'est nécessaire, et je la porterai/2. » Celui qui s'applique à suivre les mouvements de la grâce, celui-là comprend comment le Seigneur ordonne toutes choses à notre avancement, et il saura profiter autant des petites choses que des grandes, autant des ténèbres que de lai lumière, et il changera ces ténèbres en lumière et cette disette en abondance. La grâce

1. C'est la théorie de Ruysbroeck sur les deux unions : l'union par l'intermédiaire de la grâce (don créé), l'union dans laquelle. Dieu se donne lui-même (don incréé). Cf. Noces spir., liv. II, ch. LVIII (trad. franç., t. III, p.165).
2. Jerem., x, 19.

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peut en effet se comparer à un anneau ou à un cercle : on n'y voit ni commencement ni fin ; dans son opération, elle procède de Dieu et vient aux créatures, et des créatures elle revient par un mouvement incessant à son origine première.

Quand donc par les puissances supérieures de notre âme nous sommes unis à Dieu, nous agissons en tout avec Dieu, par le moyen de sa grâce. Ce qu'il permet, nous le permettons; ce qu'il nous accorde, nous nous l'accordons : nous vivons, d'une certaine façon, comme si nous n'étions plus dans la chair. Avec lui, nous permettons à tout ce qui se présente de nous exercer, quelles qu'en soient les causes, intérieures ou extérieures, humiliations, infirmités, souffrances, etc.; disant à tout ce qui nous arrive « Ceci a été préordonné de toute éternité, et c'est ainsi que la chose doit se passer, - et c'est ainsi que je veux qu'elle se passe, je ne veux pas qu'il en soit autrement. Le Seigneur m'a envoyé des infirmités, des aridités, il m'a environné de souffrances et de ténèbres : je veux m'en servir pour m'exercer, me tenant uni à Dieu dans un: amour sans réserve, et cherchant à retirer tout le fruit possible de ces épreuves. Car c'est à cause de son grand amour pour moi que Dieu les a permises, pour me fournir l'occasion de progresser encore et d'assurer mon salut éternel. »

C'est alors que la lumière luit vraiment dans

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les ténèbres, et que nos ténèbres se changent en un véritable midi/1. C'est alors que nous possédons Dieu et que Dieu nous possède, dans le sanctuaire secret de cette connaissance intime, où ne pénètrent pas toutes ces choses qui ne peuvent nous affecter que par le dehors : car là nous sommes cachés dans le secret même de la face du Seigneur/2. Grâces soient au Dieu tout-puissant, que là personne ne nous voie ! Grâces à Dieu que rien n'apparaisse aux yeux de la chair qu'infirmité, de peur que ce qu'il y a de fort en nous ne nous soit enlevé, s'il paraissait!

C'est dans cette union qu'il faut tout considérer, en faisant abstraction de nos vues personnelles, et nous efforcer de plus en plus de sortir de nous-mêmes. Et que personne ne nous croie inquiets, misérables, délaissés, malheureux et déprimés de ce que peut-être toute consolation extérieure nous est enlevée, de ce que personne ne nous recherche ni ne s'informe de nous, de ce que nous sommes rejetés, abaissés, oubliés, de ce que nous nous ravalons nous-mêmes de la sorte, que nous choisissons d'être pauvres et d'être regardés en quelque sorte comme le rebut du monde. Vive le Seigneur, en présence duquel nous marchons dans la sincérité et la vérité! Car marchant dans cette voie, nous pouvons très bien nous passer de tout le reste, nous qui ne

I. Isaï., LVIII, 10. — 2. Ps. xxx, 21.

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recherchons que ce Bien suprême, ce Bien unique, caché, immuable, en qui nous avons tout, et en dehors duquel tout nous paraît vil et de peu de prix. S'il nous refuse ces choses étrangères, nous voulons volontiers nous en passer comme de choses superflues.

Que si la nature se trouble et fléchit et a quelque peine à supporter les incommodités et les contrariétés, et qu'elle s'inquiète de n'avoir pas tout à souhait, cela nous touche peu ; qu'elle reste dans cet état inférieur, et qu'elle n'y entraîne pas l'âme. Mais le parfum versé d'en haut et qui descend jusque dans la barbe, c'est-à-dire dans les puissances supérieures de l'âme, descend parfois jusqu'à la frange du vêtement/1, jusqu'au coeur et jusqu'aux sens, qui eux-mêmes ne désirent plus rien, sinon que la volonté de Dieu se fasse sur notre, terre comme dans notre ciel, afin que leurs murmures et leurs impatiences elles-mêmes s'apaisent et qu'ils, portent plus légèrement toute incommodité et toute tribulation.

I. Ps. cxxxii, 2.

Si nous nous laissons ainsi mener par la grâce de Dieu, sans nous en écarter jamais, nous serons toujours dans la lumière, et si ce n'est pas dans une lumière sensible dont nous puissions goûter le charme pénétrant, c'est du moins dans cette lumière dans laquelle nous ne recherchons et ne désirons que ce que Dieu veut bien donner, que ce soit ténèbres ou lumière.

CHAPITRE VINGT-SIXIÈME Avec quelle exigence Dieu veut notre réforme et notre progrès tant intérieur qu'extérieur.

Je m'efforcerai sans cesse de me renouveler intérieurement devant la face du Seigneur (lui voit, comme à découvert, jusqu'au plus intime de moi-même et de mes intentions et dont je ne puis éviter le jugement souverainement équitable : qui connaît jusqu'à mes moindres impulsions, et voit si quelque chose n'est pas pour moi ce qu'elle est pour lui; qui requiert strictement la conformité de tout mon intérieur à son .image et des actes extérieurs de ma vie à la vie qu'il a menée dans la chair : de sorte qu'il ne revendique pas seulement quelque partie de moi-même, mais qu'il me veut tout entier et sans partage, lui qui m'a fait tout entier et qui m'a refait _tout entier ; qui, de plus, ne veut pas que le trône de sa gloire soit troublé ou inquiété par rien, ne jugeant pas qu'il y ait rien d'assez grand et d'assez fort dans le monde pour ébranler ou altérer le temple de la vérité.

Il veut que nous soyons détachés de toute chosre pour être à lui et que nous soyons en fête

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solennelle avec lui/1, exerçant sur nous-mêmes et sur tout ce qui pourrait nous troubler une auto- rité souveraine. Il veut que nous lui soyons unis et que nous jouissions de lui, comme si nous étions totalement établis en dehors de nous, faisant peu de cas de nous-mêmes et nous oubliant pour nous perdre en lui, ne nous souciant en rien de ce qui peut nous arriver soit au dehors, soit au dedans.

Il veut par là que toute notre liberté et toute notre sécurité ne viennent que de notre profonde bassesse, de l'abnégation de nous-mêmes et de notre conformité à l'éternelle et immuable vérité, à l'éternelle et immuable sagesse, laquelle doit posséder totalement toutes nos puissances spirituelles et sensibles, afin qu'elles soient, entre les mains de cette sagesse, des instruments dociles et vivants.

Il veut qu'à, travers tous les événements, et qu'en toutes choses, notre regard s'arrête fréquemment sur la face de la sagesse, de la vérité éternellement immuable, de la justice et de la paix dé Dieu, autant que le peut notre infirmité, et que nous ne nous laissions embarrasser par rien, de quelque importunité que nous soyons pressés.

1. Vult ut vacemus ei et solemniter cum eo feriemur. Vacare et feriari. C'est le sabbatizare des auteurs mystiques : idée de repos, de journée consacrée au Seigneur.

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Que les empêchements et les épreuves abondent, toujours nous devons sentir sous nos pieds la voie glorieuse, bien large et bien droite qui passe au milieu de toutes les tribulations. C'est là que nous apprenons à passer par-dessus tous les obstacles, non en les fuyant et en nous dérobant, mais en les regardant de ce regard assuré, paisible et surnaturel que donne la possession de l'immuable vérité.

Nous y apprenons aussi à considérer d'un esprit plein de douceur ces mouvements si vains et ces transports de joie ou de douleur où les hommes se laissent aller, et, si tout en gardant la tranquillité de notre âme, nous ne pouvons porter remède à ces défauts, du moins à tout supporter, de ce lieu sûr et sous cette mystérieuse protection, où nul de ces maux ne peut arriver jusqu'à nous.

CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME Exhortation à nous conformer au divin exemplaire.

Qui pourra jamais comprendre comme il le faudrait comment Dieu, incessamment, regarde -et considère en nous son image éternelle/1 qu'il

1. Ruysbroeck, Miroir du salut éternel, ch. VIII (trad. franç., t. I, p. 87 ssq.), développe longuement cette idée. 11 y revient souvent.

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y a gravée d'une façon indélébile ; comment il se voit et se reconnaît en nous, dans la mesure où il est possible que nous le contenions, lui qui est le tout et l'indivisible? Il jouit, en effet, de lui-même, en nous, et il réclame sévèrement cette conformité pour laquelle nous sommes créés, car il est jaloux de nous. Est-ce que le Seigneur de gloire ne sera pas rempli de zèle pour son temple et pour le trône de sa gloire?

C'est pour cette raison qu'il élève parfois toutes nos puissances jusqu'à lui, non seulement nos puissances supérieures, mais même parfois nos puissances inférieures et il se les unit, les rendant impuissantes pour agir, afin qu'il n'y ait aucune contradiction entre lui es-nous, mais qu'il nous possède tout entiers et que demeurant en cette impuissance d'agir nous ressentions son opération en nous/1.

Bienheureux celui qui éprouve cette divine opération. Ah ! qui me donnera qu'abdiquant mon activité personnelle, je subisse plus souvent d'une façon passive cette divine action, et que m'oubliant moi-même et toutes choses, il n'y ait plus entrée en moi que pour le Verbe, le divin Époux, et que je sois tout à Lùi, au dedans comme au dehors.

1. Ruysbroeck, passim; en particulier Noces, liv. ch. Lxrx (t. III, p. 186).

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CHAPITRE VINGT-HUITIÈME Quel est l'héritage du véritable pauvre d'esprit en cette vie.

Mon héritage en cette vie n'est pas, et ne sera pas autre, car je n'en veux nul autre, que d'être inconnu, méprisé, le dernier de tous, en sorte qu'on n'ait pour moi nulle attention, nulle estime, nulle considération, n'en méritant aucune, pauvre et méprisable comme je le suis. C'est pourquoi, de toutes mes forces, jour et nuit, intérieurement et extérieurement, je tâcherai d'entretenir en moi ces désirs, afin que lorsque l'heure de leur réalisation viendra, j'y sois préparé. l'ayant attendue depuis longtemps. Aux grands, les grandes choses; aux doctes, aux hômmes de réputation, les honneurs ; ce n'est pas pour moi que ces choses sont faites. Je veux volontiers me contenter des petites et des moindres, n'étant moi-même d'aucun prix. La seule face de l'Époux me suffit.

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CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME De la louange de la sainte pauvreté et comment la support volontaire des adversités conduit à l’illumination de l'âme.

Oh! comme elle est glorieuse, la pauvreté du Seigneur Jésus et de tous ses élus ! De quelle louange t'exalterai-je, ô pauvreté! je l'ignore, car toutes les richesses, la gloire, l'honneur, la considération, l'opulence, sont en toi. Serions-nous spirituels, intérieurs, sagaces, ingénieux, habiles à approfondir et à éclairer l'obscurité des mystères célestes, si nous n'aimons pas la simplicité du Seigneur Jésus, nous n'édifions pas, ou nous édifions peu.

Ce qui demeure au dedans ne se voit pas et ne peut édifier : il faut donc que l'amour 'de la pauvreté se montre au dehors, dans l'humilité, la simplicité, dans l'abjection, qui, en tout et partout, quand les circonstances le réclament, nous fait choisir les choses les plus simples, les plus viles et les plus basses, nobs fait prendre à peine le nécessaire des choses temporelles, embrasser la croix, les incommodités, les travaux et ce que les autres ont en horreur, et vivre comme si tous nos mouvements, notre conduite, nos oeuvres criaient : « notre royaume n'est pas de ce monde ».

C'est là proprement ce qui nous rend saints, ce qui édifie ceux qui nous regardent, ce qui conserve et a conservé la Religion dans son intégrité. C'est sa croix, que le Seigneur Jésus nous a laissée à porter, et non ce qui est agréable, ce qui est doux, ce qui est commode ; non la vaine louange des hommes, mais tout ce qui est tribulation, souffrance, incommodité, misère, aversion de toute sensualité, afin que, tant que nous sommes ici-bas dans le monde, nous n'ayons cependant rien de commun avec lui.

Oh ! comme il est suave le joug du Christ ! Toi qui t'es soumis d'un coeur volontaire, pour toi tout est léger.

.Si nous éprouvons encore du trouble, de l'abattement, de la sécheresse, si tout cela a encore prise sur nous, c'est que nous cherchons à éviter, à fuir la croix et le joug, et que nous ne nous inclinons pas avec amour pour la recevoir. Quand donc la croix et le joug du Seigneur nous sont doux et que nous les aimons, quand les humiliations, la bassesse et la pauvreté sont notre force, alors nous avons bientôt franchi tous les obstacles, alors l'opprobre devient pour nous une joie, l'humiliation une gloire et la disette l'abondance. C'est alors que l'on est chaque jour, comme mourants, et pourtant pleins de vie/1 ; comme abjects et vils, et cependant pleins de

1. II Cor., VI, 9.

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gloire ; comme méprisables et l'opprobre des hommes, comme d'aucune conséquence et indignes d'estime, dans la détresse et l'affliction; et nous sommes cependant de ceux dont le monde n'est pas digne/1 ; comme des gens qui n'ont plus d'espérance et voici que notre espérance est surabondante comme notre sécurité intérieure, là, où nul regard ne peut pénétrer, où personne ne peut nous atteindre, où nous habitons avec le Seigneur, protégés de toute part du bouclier de la vérité et de la justice, et non resserrés et comprimés de tous côtés par de vaines sollicitations; sans cela, grande serait notre confusion quand nous paraîtrions devant Dieu.

Aussi, dès à présent et à jamais, nous ne connaissons ni ne voulons connaître ni rien ni personne/2 selon le caprice de la sensibilité ; parce que, arrêtant nos regards sur le ciel et la terre, sur tout ce qui s'y trouve et sur tout ce qui s'y fait, nous ne pouvons plus être séduits par l'amour de quoi que ce soit, ni troublés par aucune crainte. Et cela, parce que le Verbe de Dieu lui-même, suprême, éternelle et immuable vérité, suprême sagesse et suprême rectitude, dominant dans notre âme, dissipe les ténèbres, illumine l'intelligence et se l'unit de telle sorte

1. Heb., XI, 37, 38.
2. II Cor., V, 16 : « itaque nos ex hoc neminem novimus secundum carnem. »

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que-le regard simple de l'esprit se fixe sur Dieu sans pouvoir .s'en détacher, et que, dans cette union et dans cette rencontre de son regard et du nôtre/1, d'une certaine façon du moins, il n'y a plus d'intermédiaire.

Dans cette union, nous voyons par lui toutes choses et lui-même, comme dans cette même union il se voit lui-même, et jouit de lui-même par nous, étant lui-même tout à la fois la vision, et ce qui est vu, et celui qui voit. Et ainsi il se fait qu'en ces instants aucun objet étranger n'est plus capable d'obscurcir la mémoire ou la pensée devenue toute simple et comme recueillie en elle-même, ni de porter le trouble dans la volonté ou l'affection.

Quand nous présentons ainsi à Dieu son imager pure de tout ce qui pourrait la ternir, alors nous cessons d'opérer nous-mêmes, et il ne reste plus rien en nous qui nous soit propre. Là, il nous fait amour, de son amour; vérité, de sa vérité; sagesse, de sa sagesse; en un mot, il nous fait bons du Bien qu'il est lui-même. Là nous naissons fils adoptifs, dans le Fils unique du Père, auquel nous sommes devenus conformes, pour le dedans comme pour le dehors, dans la mesure de notre infirmité.

1. Voir Ruysbroeck, Noces, 1. II, ch. LIV(Trad. fr., t. III p. 158).

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CHAPITRE TRENTIÈME De quelle manière l'homme intérieur est illuminé et uni au Verbe, et que, dans tous les événements et dans toutes nos oeuvres, il faut avoir un oeil simple et une intention pure.

Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche/1, dit l'âme blessée d'amour. Grand désir, et dont la réalisation surpasse tout mode humain. Mais comme l'amour ne saurait tirer sa consolation d'où elle ne peut pas venir/2, tout ce que nous pourrions accumuler de biens en dehors de celui-là nous paraîtrait pauvre et mesquin et ne pourrait contenter et apaiser notre désir. Quand donc la Sagesse éternelle ou la Vérité immuable daigne nous môntrer sa face, ses incomparables richesses, quand elle nous fait comprendre qu'elle renferme toute beauté et tout ce que nous « pouvons désirer, que peut-on souhaiter en dehors de là?

Alors un désir véhément s'enflamme en notre âme, notre face intérieure s'efforce d'atteindre cette face divine dans un baiser et un embrassement intérieur chaste et ardent tout à la fois, comme si elle devait totalement passer en elle et se transformer en elle, et, d'une certaine façon

1. Cant., I. 1. 2. Chrysologus. Serm., 147.

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devenir ce qu'elle est elle-même/1. C'est là que-le Père éternel engendre sans cesse son Verbe unique et simple, dans lequel nous connaissons et nous voyons toutes choses, par lequel nous apprenons sans cesse à simplifier et à unifier nos multiplicités, nos occupations et tout ce que-nous faisons à l'extérieur, en le considérant à travers et en toutes nos oeuvres, pour y reconnaître sa grandeur et sa divinité, en qui seul nous trouverons la quiétude et la stabilité; et en fixant ce regard fixé sur nous, nous devons devenir un même regard avec lui.

Là l'oeil est contre l'oeil, la face contre la face : c'est la face de l'époux et c'est la nôtre ; la dissemblance est grande, mais nous n'en disons rien pour le moment : là notre vie créée regarde sans cesse et visite notre vie incréée qui de toute éternité est en Dieu et ne fait qu'un avec lui. De là nous devenons aussi humbles et aussi petits en nous, devant Dieu, qu'un enfant d'un moment, et nous ne pouvons pas assez nous annihiler au gré de nos désirs. Ce rapetissement, cette annihilation de nous-mêmes nous rendent, généreux et libres et nous mettent dans la tranquillité et l'abondance, comme si rien ne nous manquait plus. De là, en toutes pensées, en tous. mouvements, en toutes opérations, nous avons

1. Ruysbroeck, Noces, 1. II, ch. LXI, LXII, et Liv. 1. III, ch. II.

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l'oeil et l'intention simples, pour regarder avec calme, avec prudence, toutes choses, comme si l'on disait à chacune d'elles : « Je vois ce que tu es, ce qu'il y a en toi, ce que tu veux, d'où tu viens et où tu tends; je .te tiens pour ce que tu es, et pas davantage. »

C'est pourquoi elle est libre, elle est dégagée, notre sortie après le Seigneur, après la Sagesse et la Vérité, après l'Époux quelque part qu'il aille/1, selon le mode de notre petitesse. Alors, rien du dehors ne peut plus venir, nous affaiblir, et quand nous en sommes là, nous ne nous occupons plus d'autre chose, qu'elle soit au-dessus de nous dans les cieux ; ou au-dessous de nous sur la terre; car, là, tout ce qui nous agite, nous inquiète et obscurcit notre oeil intérieur, quelque saint, quelque mystique que ce soit, d'apparence, tout cela serait grandement nuisible et déplacé, car tout cela nous sépare de la vraie union au souverain Bien et met un intermédiaire et un voile entre Dieu et notre raison illuminée, et nous aurons alors à passer par les ardeurs et la purification du feu.

C'est pourquoi, pour tout ce qui se présente à nous au dedans ou au dehors, nous avons besoin par-dessus tout de l'oeil simple et de l'intention pure : l'oeil simple, qui perçoit avec maturité ce que chaque chose est selon la droite vérité, la-

1. Apoc., xiv, 4.

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quelle discerne ce qui a du prix de ce qui n'en à pas; l'intention pure qui, suivant l'oeil simple qui aperçoit la vérité en toutes choses, nous vide tout à fait de toute propriété et nous console de tout ce qui peut nous arriver; elle nous fait accomplir d'un coeur libre, dégagé de toute entrave, et sans hésitation tout ce qui est de la vraie vertu, devant Dieu et devant les hommes, et agir intérieurement et extérieurement sans aucun autre motif et aucune autre considération que Dieu lui-même/1. Cette intention pure nous délivre de toute vaine anxiété, de la crainte de-l'enfer et du démon, de l'appréhension des événements, de la malveillance des méchants, de ce que l'on pourrait dire de nous, enfin de tout ce qui pourrait nous donner de l'anxiété, quels que soient les maux prévus.

C'est ainsi que l'intention pure nous mène par les larges chemins de la justice et de l'équité/2, et nous pouvons alors dire avec sécurité : Quand je marcherais au milieu de l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal/3. L'intention pure nous fait approcher du Seigneur avec confiance, et nous tenir devant sa face sans confusion, et nous permet d'entretenir dans un langage noble et confiant, le plus doux des colloques avec le

1. Tout ce passage est à comparer avec le ch. LXII du IIe livre des Noces spirituelles de Ruysbroeck.
2. Prov., iv, 11. — 3. Ps. xxii, 4.

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Roi, le Seigneur des armées. Par elle, nous pouvons lui offrir des victimes solennelles et ,une --oblation sainte, qui est nous-même ; alors le monde et tout ce qui lui appartient devient vil à nos yeux.

Aussi, n'avons-nous pas de temps à accorder .aux choses du monde, aux occupations superflues. Pour quelle raison, en effet, quitterions-nous la face de la Sagesse pour nous tourner vers la folie et le mensonge, c'est-à-dire tout ce -qui n'est pas vérité ou sagesse, ou n'est pas dans la vérité et la sagesse ?

Alors s'accomplit ce que dit Salomon : Le Roi, lui est assis sur le siège du jugement, par son -seul regard, met en fuite tout mal/1, parce que l'âme, unie à la simple vérité, à la sagesse et à l'équité, qui résident dans la partie supérieure d'elle-même, comme sur le siège du jugement, au-dessus de tout obstacle, au-dessus de tout le ,créé; parce que l'âme, disons-nous, unie dans un même regard avec cette sagesse et cette vérité, dissipe et réduit à néant tout mal, toute dissemblance, tout voile, tout intermédiaire entre elle et Dieu ; ou plutôt, tout cela se dissipe -sous le regard de Dieu, le juge intègre et sévère, qui peut écarter de nous tout ce qui est de nature à nous molester et à nous inquiéter, lui qui marque à nos ennemis la borne qu'ils ne pour-

1. Prov., xx, 8.

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vont pas dépasser, leur disant : « Vous viendrez jusque-là, mais vous n'irez pas plus loin/1. »

Tout obstacle ainsi écarté ou détruit, la voix de la chaste tourterelle, encore retenue sur cette terre des mourants, se fait entendre fréquemment comme si elle était déjà sur la terre des vivants ; car tous les mouvements de celui qui vit ainsi d'une façon ordonnée devant la face du Seigneur, ses moeurs et ses pensées, sa conduite intérieure et extérieure, sont des voix puissantes devant Dieu. Qu'il veille ou qu'il dorme, sa pureté, son équité, sa pudeur, et d'autres manifestations d'amour ne cessent de faire entendre leur voix aux oreilles de l'Époux.

Beaucoup de filles s'amassent des richesses, des honneurs, de la gloire, des consolations et d'autres choses, dans lesquelles chacune se repose, mais celle-ci les a surpassées toutes/2, regardant comme vaines et méprisables toutes ces recherches étrangères; la face seule et le baiser de l'Époux lui suffisent : elle a tout dans ce baiser, et elle ne demande rien de plus. Si elle , n'a rien de ces biens extérieurs que les autres désirent et recherchent, elle n'en est pas moins dans la gloire et dans l'abondance; et ces biens extérieurs afflueraient-ils, qu'elle n'en serait pas plus grande : elle peut donc s'en passer sans aucun détriment.

1. Job, xxxviii, II. — 2. Prov., xxxi, 29.

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Que les autres, donc, recherchent ce qu'elles-voudront, l'une ceci, l'autre cela, qu'elles désirent et qu'elles acquièrent, qu'elles s'agitent set s'empressent, que mille désirs étrangers les travaillent intérieurement : celle-ci n'estime rien de grand, rien de précieux, rien de glorieux, rien d'agréable, sinon la face du Seigneur et le baiser de l'Époux; tout le reste est vil à ses yeux et comme de la poussière.

Car elle est une de ces vierges chastes et de ces pures amantés de l'Époux, qui, n'ayant été corrompue par rien, ni affaiblie par aucune infirmité ou défaillance, suit l'Époux, selon son pouvoir, partout où il va. Elle, qui a la connaissance des choses selon ce qu'elles sont en réalité, a la science de la vérité, ne regardant en rien l'apparence pour s'en laisser impressionner, mais ne portant d'autre jugement que celui qu'inspire la vérité même.

Celle-là est bien ordonnée à gauche et, à droite, dans tous les événements, de sorte que sa vie est le Christ, dans lequel elle vit; et l'homme intérieur chez elle est semblable à celui par qui et pour qui il a été créé; car toute sa conduite extérieure est modelée sur ses vertus intérieures, et représente bien l'âme parfaite et réformée, comme il convient à une chaste épouse : de sorte n'y ait plus rien dans l'homme intérieur qui puisse attirer et corrompre sa virginité; rien extérieurement dans les paroles, dans l'attitude,

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dans les moeurs qui soit immodeste ou déshonnête; rien enfin dans tous les mouvements qui ne soit la décence même.

S'il en était autrement, si quelque chose la retenait encore, à moins de s'en écarter de suite, elle ne serait plus vraiment l'épouse chaste, mais adultère. Adultère, elle le serait encore, si elle se formait intérieurement des images étrangères à Dieu, et par ces sortes d'idoles s'éloignait de lui. Hélas ! combien abondent dans l'âme ces images étrangères, personne ne le sait mieux que celui qui en a été en grande partie délivré.

Mais comme dans sa partie inférieure, cette âme ne sera pas sans ressentir le souffle des agitations, il est nécessaire qu'elle s'arrache quelquefois au tumulte, à la multiplicité, à tout ce qui pourrait être encore pour elle occasion de lutte, et qu'elle se place là où non seulement elle ne désire rien qui la puisse accuser devant Dieu ou qu'elle ait à regretter plus tard; mais que toutes ses puissances soient fixées uniquement sur le souverain Bien, c'est-à-dire sur l'Époux.

Là, elle ne rencontre plus ni temps, ni lieu, ni état, ni habitude, ni lutte d'aucune sorte, car ces choses n'ont rien à y faire, mais l'Être pur, où les accidents ne se rencontrent pas. C'est le bien intégral qui se montre à ses yeux, elle voit l'immensité de l'amour et de la vérité, la beauté de la justice, la droiture de l'équité. C'est à ce

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centre de tout bien qu'elle réfère souvent son intention, pour y modeler tous ses actes, examinant dans quelle mesure ils lui sont oui ou non conformes. Là, elle entend le Seigneur lui-même lui dire que tout ce qu'il lui a ainsi montré, tout ce qu'elle a senti, ou bien dont elle a joui en partie, tout cela est à elle, qu'elle en jouira éternellement et sera transformée en ces biens mêmes, si toutefois elle demeure chaste et fidèle. C'est-à-dire qu'avec sa grâce, elle s'identifie en quelque sorte avec la Bonté, elle est vraie, pacifiée, sage, vertueuse, juste et heureuse par participation à la Vérité, â la Paix, à la Sagesse, à la Vertu, à l'Équité et à la Béatitude. En un mot, par cette participation divine, nous devons être comme des dieux/1.

Or, une telle âme, toute couverte de lys, peut, comme l'Épouse, inviter l'Époux, afin qu'il vienne dans le jardin où les noix abondent, qu'il admire les fruits des vallées et les vignes en fleurs, qu'il vienne enfin dans la plaine et à cette couche toute couverte de fleurs qu'est un coeur pur, à cette couche toute parée; qu'il vienne dans le parterre des aromates, qu'il s'y repaisse dans les jardins et qu'il y cueille des lys./2 Là, l'époux lui sera à elle-même et ces lys, et ces fleurs, et cette pureté, et ces ornements, et ces aromates. C'est

I. Ps. Lxxxi, 6. 2. Cant., 1, 15; vi, 1, 10.

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lui qui mène au pâturage et il est lui-même le pâturage/1.

I. Ps. XXII, I.

Etre dans ces conditions, c'est être vraiment l'épouse au coeur pur, c'est déjà, en grande partie, jouir sur la terre des embrassements de l'Époux. Et il faut multiplier ces rencontres, afin que l'époux, déjà si présent, bien qu'encore imparfaitement, revienne avec plus de dons encore, avec plus de bénédictions, montre plus fréquemment sa face, afin d'être cherché plus ardemment. S'il se cache, s'il ne se montre que tour à tour, c'est pour arriver à se donner enfin à jamais pour combler nos désirs, alors qu'il se montrera à nous à face découverte.

Oh ! âme! ce que tu as fait jusqu'ici n'est rien encore, il faut faire autre chose, il faut faire mieux encore, pour arriver à la conformité intérieure, à la droiture complète, à la ressemblance parfaite; autrement tu tomberas dans l'abîme des ténèbres, de la dissemblance et de l'instabilité.

CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME Que la vertu est immuable en elle-même et ne varie pas au gré des accidents.

Que tout accident, tout événement, nous trouve solidement établis comme sur une pierre

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carrée. La Vertu, en elle-même, qui est Dieu, demeure toujours la même, pleine et immuable, elle n'augmente ni ne diminue. Mais la vertu que nous avons peut toujours croître et décroître, tant que nous vivons ici-bas. Elle est d'autant plus précieuse et plus glorieuse pour nous devant Dieu, qu'elle se montre plus stable au milieu des tourbillons qui pourraient l'agiter, des occupations multiples, du tumulte et du conflit des difficultés. Et, vraiment, elle n'a jamais poussé de racines en nous au temps du repos et de la tranquillité, si, au temps de la tribulation elle vient à manquer. Comme elle est plus suave encore parmi les contrariétés de la vie, la vertu virilement gardée, que lorsque tout sourit et que tout est en paix ! La Vertu, qui est Dieu, n'est pas sujette aux accidents et rien ne peut l'ébranler.

Quand la vertu s'unit l'âme et la rend, de quelque façon, tout ce qu'elle est elle-même, alors non seulement l'âme opère virilement tout bien, mais encore elle supporte avec force et douceur toute coutrariété, fallût-il, après avoir bien fait toutes choses, subir les reproches, les mépris et les rebuts. L'homme alors peut voir, entendre et considérer toutes choses, même les plus diverses, ce qui est calme et ce qui est troublé, ce qui lui est contraire, ce qui est ccim-pliqué, enfin tout ce qui est et se fait en deçà de Dieu, et néanmoins demeurer stable et persévé-

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rant, n'étant facilement empêché par rien, faisant peu de cas de tout, considérant toutes choses d'un regard pénétrant et tranquille, sans avoir besoin d'éviter ou de se cacher à soi-même les événements qui peuvent arriver et où il est intéressé, quelque compliqués et tourmentés qu'ils puissent paraître.

Quand l'homme en est là, il force à mourir et à s'évanouir, dès que cela se manifeste, tout ce qui pourrait exercer sur lui quelque fâcheuse influence; car c'est à celui qui vaincra avec courage, qui ne fuira pas le combat, qui ne composera pas avec l'ennemi, c'est à celui-là que sera donnée la manne cachée et ce nom nouveau ignoré de tous, sauf de celui qui le reçoit/1. Tout ce qui se fait ainsi en lui sera ferme et solide : les événements pourront se coaliser pour l'ébranler, étant carré comme la pierre, il retombera toujours sur sa base. S'il est de la sorte parfait en lui-même, rien d'étranger ne pourra lui nuire et tout lui sera une occasion de profit.

Ne recevant, en dehors de Dieu, aucune consolation, est-il clone sans gloire et sans consolation ? Mais, est-ce donc une médiocre gloire que de connaître, et de suivre sans cesse la Vérité et l'Amour ? d'être devenu soi-même, en quelque sorte, amour par participation? d'y avoir con-

1. Apoc., II, 17.

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formé l'homme intérieur et l'homme extérieur ? de dominer le monde et tout ce qui n'est pas Dieu ? de n'être retenu par l'attachement de rien de créé? d'aimer Dieu à ce point, et d'être à ce point oublieux de soi, que, s'il était possible que l'on fût Dieu /1 on voudrait que ce fût Dieu lui-même qui le fût, tant est véhémente la flamme de l'amour et l'ardeur qui pousse vers le Seigneur.

Outre cet avantage, il en est encore un autre qui le rend parfaitement libre, c'est sa pauvreté, sa petitesse, son abjection, c'est de se voir indifférent à tous, c'est d'être dans l'affliction, le mépris, la peine; c'est de désirer être le plus petit, le moindre de tous.

Qu'un tel homme soit battu des vents, il ne sera pas ébranlé, car rien de nouveau et d'inattendu ne peut fondre sur lui : il sait que tout a

1. C'est une pensée de saint Augustin, rappelée aussi par saint François de Sales, Traité de l'Amour de Dieu, liv. V, ch. vi : « Ce désir, par imagination, de choses impossibles, peut estre quelquefois utilement prattiqué emmi les grans sentimens et ferveurs extraordinaires ; aussi dit-on que le grand saint Augustin en faisait souvent de pareille sorte, eslançant par exces d'amour ces paroles : « Hé, Seigneur, je suis Augustin et vous êtes Dieu ; mais si toutefois ce qui n'est ni ne peut estre estoit, que je fusse Dieu et que vous fussies Augustin, je voudrois, en changeant de qualité avec vous, devenir Augustin affin que vous fussies Dieu. »

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été prévu et préordonné de toute éternité, et il attend les événements avec une inaltérable tranquillité. La Sagesse éternelle elle-même, plus puissante, plus riche, plus suave et plus glorieuse que tout ce qui soit au monde, marche devant lui et lui montre la voie belle et spaCieuse où il n'a qu'à marcher lui-même : elle l'accompagne, le conduit, le soutient avec honneur. Par elle, il tient en lui captive et impuissante, toute recherche de l'intelligence, toute attache du coeur qui ne serait pas selon cette Sagesse. Par elle, il sait mettre chaque chose à la place qui lui convient. Tout ce qui est occasion de lutte. Tout ce qui est obstacle, il le met en conflit arec la Sagesse elle-même. Par elle, il recueille fréquemment toutes ses puissances, toutes ses affections, ses sens intérieurs et extérieurs et les présente, sans se rien réserver, devant la face du Dieu immuable, en dehors du temps, du lieu et de tout accident, et il se place lui-même et toutes choses là où la Vérité éternelle elle-même les place.

Le monde entier ne saurait autant l'exalter et le mettre à l'honneur, que lui-même volontairement s'abaisse, se méprise, se réduit à rien. Et, par contre, l'abjection, la pusillanimité, la défiance scrupuleuse de soi-même ne sauraient l'abattre et le décourager, au point de diminuer cette assurance que lui donne sa bonne conscience et qui le maintient inébranlable contre tous les assauts; car la présence en lui de l'im-

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muable vérité et de la divine équité ne lui permet pas d'apprécier tout ce qui existe autrement que Dieu, toujours présent en lui, ne l'apprécie lui-même.

De tout ce que les hommes peuvent désirer en deçà de Dieu, honneurs, dignités, hautes situations ou tous autres avantages, il n'en désire même pas autant qu'on pourrait en mettre dans le trou ou sur la pointe d'une aiguille ; car dans la fréquence et l'ardeur de ses désirs, il s'élève au-dessus de tout ce qui est commodité ou incommodité, douceur ou amertume, au-dessus de tout ce qui est pur accident. Toutes ces choses sont indifférentes à ses yeux : rien ne l'incline à faire pencher la balance d'un côté plutôt que de l'autre ; il ne préfère pas les unes aux autres, de quelque façon qu'elles doivent arriver, ne demandant rien, ne désirant rien de ce qui pourrait lui paraître avantageux : tout cela doit rester au dehors, tout cela est pour lui fané et sans prix, tout cela est insignifiant et ne saurait se montrer à cette cime, où l'âme, élevée au-dessus d'elle-même et de toutes choses, jouit de l'union du Verbe. Il est tellement peu soucieux de lui-même, celui qui vit au fond de lui-même avec Dieu, que s'il y avait un plus grand honneur pour Dieu qu'il tombât immédiatement au fond de l'enfer plutôt que d'être avec le choeur sublime des anges, il n'y sentirait, en tant qu'il y verrait la volonté de Dieu, aucune contradiction

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intérieure /1. Quel cas peut-il donc faire des petits événements de chaque jour, celui qui, sans préoccupation des maux éternels, a le coeur ainsi dégagé?

I. Voir la note du chapitre xv.

CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME Qu'en deçà de Dieu, il n'y a rien qui puisse véritablement consoler l'âme.

Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche/1. Que le Verbe, l'Époux m'unisse à lui, que sans cesse la Sagesse s'engendre elle-même en moi, et alors il m'est indifférent d'être méprisé du ciel et de la terre et de tout ce qu'ils contiennent; je ne saurais en être affecté. Mais si le Verbe me refuse son baiser, oh ! rien alors de ce qui n'est pas Dieu ne pourra me consoler; car quelle utilité pour l'homme dans tous ces événements qui arrivent dans le monde, et où Dieu n'est pas? A quelque haut degré que l'homme puisse s'élever, à quoi cela peut-il lui servir, quand ce n'est pas pour s'unir de plus en plus à Dieu par la vraie liberté intérieure? C'est elle qui le fait échapper à toute servitude étrangère et qui lui permet de contempler des yeux du coeur les choses intérieures, qui lui deviennent alors aussi apparentes, aussi familières, aussi promptes à saisir que

2. Cant., I, 1.

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le sont, aux sens de la chair, les objets sensibles; Si l'homme n'aime pas la pauvreté, l'abjection, la bassesse; si le monde ne lui est un fardeau et ne paraît vil à ses yeux; si devant toute chose, devant tout événement il ne sait pas se montrer dans la perfection, la maturité, la gravité voulues : grand est alors le détriment qui lui en revient, et je n'estime pas une paille tout ce qu'il pourra acquérir par ailleurs. S'il ne sent pas son détriment, c'est que des étrangers dévorent sa substance /1, sans qu'il s'en aperçoive. Voici qu'il meurt et que le Seigneur l'appelle à l'instant devant lui; qu'est-ce qui pourra alors le servir, sinon son union en esprit et sa conformité avec Jésus?

1. Osée, VII, 9.

Que notre vie soit donc comme un renouvellement incessant, quelque part que nous soyons, quelque rang que nous occupions, quelles que soient les conditions où nous nous trouvons, et. en toutes circonstances.

Quand la face du Verbe se montre à nous, elle a tant de sainte jalousie et tant de force qu'elle consume en nous tout le moi, tout ce qui, en nous, est autre chose que le Verbe lui-même; elle nous rend si humbles et si petits que nous ne saurions nous humilier et nous abaisser au-dessous de toute créature, dans la mesure de nos désirs. Elle fait cesser en nous toute opération étrangère, elle réclame impérieusement que nous répondions à ses avances, que la concordance parfaite s'établisse et qu'il y ait union entre elle et nous, dans cette participation d'elle-même. Chaque fois donc que le Père éternel parle ou engendre effectivement et sensiblement son Verbe en nous, il faut alors que notre âme et toutes ses puissances fassent silence et se reposent de leur opération, et demeurent là où elles sont alors et où elles doivent être.

Si l'on demande comment un tel homme se comporte parmi les événements et les accidents de la vie, qu'ils lui soient favorables ou non, et si son âme en subit les impressions, nous disons que non, parce que la lumière de la sagesse étant toujours avec lui, il sait mettre chaque chose où il veut, et le bien et le mal, chacun du côté qui lui revient.

CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME Que la force de l’âme doit soutenir la faiblesse de la nature.

César et le Sénat vaincus, voici que l'âme toute libre et tout embrasée exulte dans la lumière, et, dans cette virginité de corps et de coeur, tressaille de joie et d'allégresse. Dégagée des ténèbres du coeur, libérée de tous les far-

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deaux qui la chargeaient et l'accablaient, l'âme est ravie dans la lumière de l'immuable Vérité, même parmi les opprobres, les confusions, les mépris, les tourments, les douleurs et les afflictions, soutenant la faiblesse et la fragilité de la nature par la force de l'esprit, et faisant passer les accidents, quels qu'ils, soient, dans la tranquillité même. En un mot, toutes les vicissitudes de la vie, elle les fait tourner à son avancement.

Jamais elle ne se repose en rien, quelque bon que ce soit, parce que là où elle s'arrêterait, là commencerait aussi à s'affaiblir sa large liberté; mais elle veut aller toujours au delà, et elle met en pièces tout ce qui peut la dissiper, tout ce qui fait obstacle à l'esprit, ayant sans cesse la faculté de rentrer en elle-même pour se tourner entièrement et parfaitement vers le Bien unique, suprême, immuable, toujours et partout présent. Chaque fois qu'elle agit de la sorte, elle trouve la face, elle trouve le chaste et suave baiser de l'Époux et la fruition du Verbe unique du Père qui s'engendre à tout instant effectivement en elle/1. Elle trouve cette dilatation infinie qui participe de l'éternité, ou plutôt qui est ce qu'est l'éternité même; elle trouve la plénitude de tout ce qui peut être désiré, alors même qu'extérieurement elle serait assiégée de difficultés.

1. Cf. Ruysbroeck, Noces, l. III (en entier).

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Double est cette plénitude. C'est, premièrement, que tout lui est commun avec le Seigneur. Elle entend cette voix en esprit, et le cœur lui-même en est pénétré : « Mon Fils, tout ce qui m'appartient est à toi/1, et tout ce qui t'appartient est à moi. » C'est, deuxièmement, que dans l'absence de la douceur spirituelle, elle se glorifie grandement dans sa bassesse, dans son néant, dans ses infirmités de coeur et de corps, dans les événements contraires et les tribulations qu'elle s'estime rien et incapable de rien de bon par elle-même, c'est, en un mot, qu'elle laisse agir l'éternelle Providence, dont elle adore les desseins.

Ainsi elle satisfait Dieu, non seulement par une conduite vertueuse dans la prospérité, mais en montrant, au milieu des adversités, des mépris, des opprobres, une âme humble et vaillante. C'est pourquoi, déjà unie au Verbe, à l'Époux, et devenue une seule chose ou un même esprit, avec lui, elle peut dire : Souvent ils m'ont combattu dès ma jeunesse /2 et jusqu'à cette heure, mais ils ne l'ont pas emporté sur moi. lls ont amassé sur mes épaules des fardeaux de tribulations et ils y ajoutent encore, mais mes épaules même sont habitées par la sagesse et l'humilité, qui les ont rendues si larges, si solides, si fortes que, quoi que mes enne-

1. Luc, xv, 31. — 2. Ps. CXXVIII, 2, 3.

mis puissent y entasser, ils ne ihe chargeront pas jusqu'à me faire succomber, car l'amour porte tout fardeau au dedans et au dehors.

Je n'ai demandé qu'une chose au Seigneur /1, et cette chose que j'ai demandée n'est autre que lui-même. Et, comme ce don dépasse tous les dons, je ne cesserai de le demander, et de toutes mes forces, jour et nuit. Adieu donc à tout ce qui est en opposition avec ce don unique.

I. Ps.. xxvi, 4.

CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME Que la contemplation ne peut s'allier avec l'agitation et le trouble.

Chaque fois que quelqu'un s'agite, s'inquiète, se préoccupe de ce qu'il voit faire par les autres, il n'est plus en lui-même, il est au dehors, il n'est pas au-dessus de lui-même, il est au-dessous. Lorsqu'on regarde le dehors de la sorte en se mêlant à la vie des sens dans ces appréciations de l'extérieur, on ne peut vivre intérieurement dans la fruition. La contemplation ne peut jamais s'allier à l'agitation, aux soucis, aux embarras, au trouble, au jugement des autres, à la perplexité, en. un mot à l'inquiétude, quelle qu'elle soit et de quelque côté qu'elle provienne_

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Tant que dure cet état de malaise, on ne saurait atteindre à l'union au Verbe et jouir de cet embrassement de l'Époux, auquel il faut être tout entier.

Si quelqu'un vent vraiment et efficacement cet embrassement du Verbe, de l'Époux, il faut qu'il soit à ce point dépouillé, libre, vaillant et dégagé de tout, qu'il n'ait, pour ainsi dire, ni choix, ni désir, ni dans les grandes, ni dans les petites choses, mais qu'avec Dieu même il s'en repose sur les desseins éternels de sa Providence. Il doit, pour la paix du coeur, ne dépendre en rien ni de l'estime des hommes ni des événements; mais quoi qu'il arrive, à travers tout et au moyen de tout, il doit s'efforcer de se renouveler incessamment dans ce regard assuré qu'il porte sin- le Verbe, et dans son union avec lui, union dans laquelle il doit se maintenir puissamment, constamment, pour le dedans comme pour le dehors.

Pour cela, il est nécessaire qu'il se fasse une âme dilatée, libre et dégagée, dont rien ne gêne les allures, et qu'il exclue tout ce qui n'est pas Dieu, afin que rien d'étranger à lui ne puisse pénétrer jusqu'au sanctuaire du coeur. Il faut que cette âme s'endurcisse, à la façon de la pierre, devant les événements, de sorte qu'elle n'en reçoive nulle atteinte, mais qu'ils reculent devant cet obstacle qui les repousse. Qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de se faire ainsi un gain

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de toutes choses En tout ce qui arrive, qu'elle se dise donc toujours : « Le Seigneur a voulu ceci ou cela, afin que j'en devienne plus parfait et plus agréable à ses yeux. »

CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME Que le Seigneur Jésus doit être considéré sous un double aspect; comment l'amour aime à se répandre.

Tout ce qui commencera à charger le coeur tant soit peu, l'homme intérieur le mettra immédiatement sous le regard du Verbe, et il le verra s'évanouir. Qu'il s'accoutume ainsi à se défaire et à se débarrasser de bien des choses en un instant, mettant à leur place celles qui sont les plus épineuses et les plus embarrassantes, pour n'avoir pas à revenir, par manque d'ordonnance à tout ce qui le retiendrait en deçà de Dieu.

Ainsi son âme, toujours maîtresse d'elle-même, toujours au-dessus de la terre, demeurera constamment unie à Dieu, et sa vie se passera dans l'intimité de Jésus, notre amour. Là, infinie est la largeur, la longueur, la sublimité et la profondeur de toutes les choses désirables; là, l'Époux, Jésus, nous enseigne à vivre constamment en esprit et en vérité, et il nous invite

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à regarder comment il n'est avec le Père qu'une seule essence éternelle, une seule puissance, une seule majesté, qu'il est la splendeur de la gloire paternelle et l'empreinte de sa substance, soutenant toutes choses par le verbe de sa puissance/1, dès le principe, Dieu auprès de Dieu, Celui par qui tout a été fait, hors de qui il n'y a rien (le désirable.

1. Hebr., I, 2.

Il nous invite aussi à regarder, au-dessous de sa grandeur divine, sa glorieuse humanité, pleine de grâce et de vérité, pleine de bénédiction et de gloire, chef de tous les membres élus, notre réfection quotidienne et notre aliment. Il nous invite à boire en esprit et en vérité, pour nous nourrir intérieurement, son sang vivant qui coule avec tant d'abondance de son côté ouvert, d'où s'échappent pour nous tous les biens, afin que nous puissions nous-mêmes, en quelque sorte, nous identifier complètement avec lui.

Et nous serons remplis d'une telle abondance, d'une opulence tellement débordante, qu'avec Jésus, nous nous répandrons sur toute la création, de sorte que Dieu soit tout en tout. Nous désirerons que tous participent à la même richesse, parce que, du fond du coeur, et comme Dieu lui-même, nous devons désirer et souhaiter tout bien à tous; de sorte que les biens que nous recevons de lui, nous désirions qu'ils devien-

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nent le bien propre de chacun, ce qui est aisé et tout spontané à ceux qui aiment; parce que partout où est l'amour véritable, il n'est pas possible que cet amour ne se répande pas au dehors dans son besoin d'aimer. Rien, en effet, n'est plus conforme, plus propre à ce qui porte la ressemblance divine que de se répandre incessamment et de se communiquer à tous.

Il n'est aucun indice, aucun signe de l'union avec le Verbe plus évident que de vivre ainsi sans anxiété et dans la dilatation intérieure avec le Verbe, dans un amour commun/1 donnant tout, remplissant tout, avec Jésus, de façon qu'il n'y ait rien qui ne reçoive ce qu'il peut attendre. C'est ainsi, autant qu'il est en nous, que nous pouvons remplir le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, par notre amour, qui est Dieu.

1. Ce terme d'amour commun ou universel, est emprunté à Ruysbroeck : Noces spir., 1. II, ch. xxxviii et suiv. (tr. fr., t. III, p. 135 et suiv.)

Vivant en Jésus, nous avons en lui tous les élus rassemblés, nous les présentons et les offrons, d'un coeur sincère et généreux, au regard du Père, comme une famille de choix, exposant les misères et les tribulations de tous en général, et de quelques-uns, selon les occasions, en particulier. Enfin, de tout coeur; et dans l'intensité de nos désirs, nous l'offrons lui-

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même en esprit, en tout lieu, comme il s'est lui- même offert à son Père. Et là, entre la divinité et l'humanité, l'esprit comme plongé dans cet intérieur de Jésus, nous trouvons paix sur paix et cet amour chaste qui nous fait attirer en nous tous les hommes et Jésus, et là nous les embrassons dans la simple vérité.

Unis à Jésus, il nous est alors facile de vaincre, de demeurer forts et inébranlables parmi tous les événements, quels qu'ils soient, parce que de là nous tenons à distance tout obstacle, tout ce qui n'est pas conforme à cet intérieur de Jésus. Portant avec égalité d'âme tout ce qui est empêchement ou contrariété, l'homme alors voit tous ces obstacles se dissiper en fumée sous l'assurance de son regard intérieur. Arrivé là, on se sent porté à la bienveillance envers tous, envers ses ennemis comme envers ses amis, envers ses supérieurs, envers tous ceux avec qui l'on vit, prêt à céder toujours avec mansuétude aux impulsions d'autrui, et à supporter avec douceur leur manque d'égard envers nous.

CHAPITRE TRENTE-SIXIÈME Quel fruit il faut retirer des exercices du culte et des Sacrements.

Considérer toutes choses d'un regard pénétrant, et, dans la mesure du possible, se perdre

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dans la pure et essentielle fruition de la simple Vérité/1, se transformer, en quelque sorte, pour-ne faire qu'un avec l'Amour et, établi ainsi totalement en dehors de soi, ne désirer pas moins le bien et l'avancement du prochain que son propre avancement; recevoir extérieurement les divins sacrements avec une dévotion très grande et un souverain respect, et en goûter efficacement la vertu dans l'intime de l'àme, afin d'être un avec le Christ, de demeurer en lui et lui en nous. C'est pour arriver à cette union et à cette inhabitation que Dieu a disposé toutes choses/2 : tels sont le fruit, l'effet, la fin qui ont été prévus de Dieu, et qui consistent à ramener l'âme à son

1. L'auteur parle ici de la contemplation mystique. S'inspirant de la terminologie de Ruysbroeck, il l'appelle une fruition essentielle de la simple vérité. Cette contemplation se fait au fond même de notre-être, dans cette région profondément cachée où Dieu.. habite. L'âme y est pour ainsi dire revenue à sa simplicité foncière; et ses mouvements, dégagés de-toutes les complications que comporte le jeu ordinaire de nos puissances, semblent avoir revêtu la pureté même de l'essence. De là le nom de fruition essentielle. Cf. Ruysbroeck, L'anneau, ch. x (trad. franç., t. III, p. 26o.)
2. Ruysbroeck, parlant de l'union à Dieu, avait dit de même : « C'est dans ce but que Dieu a créé le-ciel et la terre, et toutes choses ; dans ce but aussi qu'il s'est fait homme, nous a instruits et nous a consacré sa vie, se constituant enfin lui-même la voie qui mène, à cette unité. » (Noces spirituelles, 1. 11, ch. I, trad. franç., t. III, p. 84.)

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origine première c'est-à-dire à Dieu lui-même.

Faire tout le bien qui se présente, supporter tous les maux qui arrivent, telle est la vie du chrétien. Quant aux événements extérieurs, qu'ils nous élèvent ou qu'ils nous abaissent, tous passent avec le temps, et il n'y a pas lieu de s'en préoccuper. Appliquons-nous donc à agir avec zèle et avec ferveur selon la grâce qui nous est donnée, et demeurons bien tranquilles pour ce qui concerne les dispositions du Seigneur envers nous et envers les autres. Tout ce que le Seigneur n'aura pas voulu ou ne voudra pas nous accorder, trouvons-le bien, et conformons notre volonté à la sienne.

CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME Qu'il faut supporter avec égalité d'âme la correction, qu'elle soit juste ou injuste.

Si la correction est juste, c'est une bonne chose, parce qu'alors il arrive ce que nous désirons nous-mêmes, et si nous nous y conformons, c'est un avantage pour nous et nous n'avons qu'à y gagner. Si elle est injuste, comme lorsqu'il s'agit de choses que la conscience ne nous reproche pas, elle n'est rien pour nous, car elle n'est qu'extérieure. Cependant, dans toutes les contrariétés qui peuvent survenir, soit juste-

[manquent dans notre fac-similé les pages 148-149, dont le chapitre trente-huitième : « qu’il faut embrasser tous les hommes dans la vérité et dans l’amour »]

….

blime qu'il est possible, s'efforcer de jouir de Jésus notre Époux et de s'unir à lui dans l'amour, dans cet amour par lequel lui-même jouit de lui-même, au-dessus et en dehors de tout ce que notre pensée peut concevoir.

Aussi convient-il que nous nous tenions devant le Seigneur, avec tout notre coeur, dans un grand respect et une foi très grande, que nous nous sentions vivement altérés, et que nous puisions son sang vivant et chaud qui nous fera embrasser tous les hommès dans notre amour, pour les conduire à Jésus, qui est le Verbe, afin que nous lui soyons tous unis.

Là, nous trouverons ce désir ardent de souffrir pour son nom tous les affronts et toutes les incommodités, de ne faire aucun cas des importunités que nous pourrions avoir à supporter de la part des autres, soit de leurs infirmités corporelles, soit de leurs infirmités morales, car, dans l'éternité, nous n'aurons plus à nous souvenir de ces infirmités, de ces importunités, de ces faiblesses, de ces imperfections dont nous gémissons tous ici-bas, et que nous avons tous à combattre.

Et comme nous ne savons pas à quel point notre prochain est agréable à Dieu et glorieux à ses yeux, ou du moins peut le devenir par la perfection et la pureté de sa vie, il n'y a rien de mieux que d'embrasser fréquemment tous les hommes dans la vérité et dans l'amour; aussi,

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écartant de notre pensée toute idée désavantageuse, il faut nous efforcer de jouir d'eux en Dieu, comme de futurs compagnons de la béatitude éternelle, et de les unir au coeur de Jésus, dans ces hauteurs où il réside, prenant à coeur ceux-là surtout qui, parmi nous, paraissent moins parfaits et moins dévots.

Mais, en attendant, tandis que nous vivons ici-bas parmi les orages et les tempêtes, que notre-voix, la voix du coeur, chacun en son temps, à sa manière, du lieu qu'il occupe, résonne-incessamment dans les hauteurs des cieux, en présence du trône de Dieu. Que le parfum d'une vie immaculée pleine de chastes désirs se répande comme un encens éternel et remonte à Dieu notre principe, afin que, comme les cieux firent tomber la rosée de miel sur la terre à l'avènement admirable du Verbe de Dieu, quand prit chair Jésus, notre Époux, et comme cette rosée continue de tomber chaque jour, par le don renouvelé qu'il nous fait de lui-même sur l'autel et par l'infusion de son Esprit et de sa beauté spirituelle dans les âmes des élus : qu'ainsi les désirs de chacun montent de tous. côtés vers Dieu, qu'ils correspondent à la grâce, et qu'ils s'étendent, avec l'amour dont ils sont pénétrés, sur le prochain, dans une dilatation infinie.

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CHAPITRE TRENTE-NEUVIÈME Comment le coeur devient libre et léger.

Rien n'allège le coeur et ne le rend libre, rien ne l'affranchit de l'anxiété, rien ne le rend généreux devant le Seigneur : rien ne fait plus aisément rentrer dans le recueillement l'homme intérieur, après les distractions du dehors et les multiplicités où il s'est rencontré, que le détachement de tout intérêt propre. En toutes choses, intérieures ou extérieures, temporelles ou éternelles, il doit ne se laisser guider par aucune recherche personnelle, ne se tourner vers rien que ce soit qui le détournerait de Dieu, n'avoir aucun désir, aucun attachement propre. Au contraire, il poursuivra de toutes ses forces tout ce qui est de l'honneur et de la gloire de Dieu, tout ce qui concerne le bien commun, le salut, la paix générale, sans regarder s'il y trouve ou non son avantage.

L'homme arrivé à cette stabilité d'âme n'est pas porté à se dérober à aucune de ses obligations, petites ou grandes, lui qui peut voir, entendre, considérer, apprécier tout ce qui se dit ou se fait contre lui, ce qui est bon ou mauvais chez les autres, ce qui peut lui nuire, l'offenser, l'amoindrir, en un mot tout ce qui est incom-

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modité, mépris, abjection ; qui peut voir également ce qui est à son honneur et à sa gloire, sans que rien puisse altérer le moins du monde sa tranquillité. Aussi, cette âme ne se répand-elle pas sur les biens sensibles : elle passe outre, elle se renferme dans cette fruition intime de la simple vérité et du chaste amour, afin que, rien ne l'empêchant plus de posséder ce bonheur, elle soit désormais toute en toutes choses avec Dieu.


Quelques chapitres de « L’Imitation de N.S.J.-C. »

Traduction de Lamennais401 :

CHAPITRE V Des merveilleux effets de l'amour divan.

1. Le fidèle : Je vous bénis, Père céleste, Père de Jésus-Christ, mon Seigneur, parce que vous avez daigné vous souvenir de moi, pauvre créature.

O Père des miséricordes et Dieu de toute consolation, je vous rends grâces de ce que, tout indigne que j'en suis, vous voulez bien cependant quelquefois me consoler.

Je vous bénis à jamais, et je vous glorifie avec votre Fils

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unique et l'Esprit consolateur, dans les siècles des siècles.

O Seigneur mon Dieu, saint objet de mon amour ! quand vous descendrez dans mon coeur, toutes mes entrailles tressail-leront de joie.

Vous êtes la gloire et la joie de mon coeur.

Vous êtes mon espérance et mon refuge au jour de la tribulation.

2. Mais parce que mon amour est encore faible, et ma vertu chancelante, j'ai besoin d'être fortifié et consolé par vous ; visitez-moi donc souvent, et dirigez-moi par vos divines instructions.

Délivrez-moi des passions mauvaises, et retranchez de mon coeur toutes ces affections déréglées, afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre á vous aimer, fort pour souffrir, ferme pour persévérer.

3. C'est quelque chose de grand que l'amour, et un bien au-dessus de tous les biens. Seul il rend léger ce qui est pesant, et fait qu'on supporte avec une âme égale toutes les vicissitudes de la vie.

Il porte son fardeau sans en sentir le poids, et rend doux ce qu'il y a de plus amer.

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L'amour de Jésus est généreux ; il fait entreprendre de grandes choses, et il excite toujours à ce qu'il y a de plus parfait.

L'amour aspire à s'élever, et ne se laisse arrêter par rien de terrestre.

L'amour veut être libre et dégagé de toute affection du monde, afin que ses regards pénètrent jusqu'à Dieu sans obstacle, afin qu'il ne soit ni retardé par les biens, ni abattu par les maux du temps.

Rien n'est plus doux que l'amour ; rien n'est plus fort, plus élevé, plus étendu, plus délicieux; il n'est rien de plus parfait ni de meilleur au ciel et sur la terre, parce que l'amour est né de Dieu, et qu'il ne peut se reposer qu'en Dieu, au-dessus de toutes les créatures.

4. Celui qui aime, court, vole ; il est dans la joie, il est libre, et rien ne l'arrête.

Il donne tout pour posséder tout, et il possède tout en toutes choses, parce qu'au-dessus de toutes choses il se repose dans le seul Être souverain, de qui tout bien procède et découle.

Il ne regarde pas aux dons, mais il s'élève au-dessus de tous les biens, jusqu'à Celui qui donne.

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L'amour souvent ne connaît point de mesure, mais, comme l'eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts.

Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte, il tente plus qu'il ne peut, jamais il ne prétexte l'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible et tout permis.

Et à cause de cela, il peut tout, et il accomplit beaucoup de choses qui fatiguent et qui épuisent vainement celui qui n'aime point.

5. L'amour veille sans cesse ; dans le sommeil même il ne dort point.

Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l'appesantissent, aucunes frayeurs ne le troublent ; mais, tel qu'une flamme vive et pénétrante, il s'élance vers le ciel, et s'ouvre un sûr passage à travers tous les obstacles.

Si quelqu'un aime, il entend ce que dit cette voix.

L'ardeur même d'une âme embrasée s'élève jusqu'à Dieu comme un grand cri : Mon Dieu ! mon amour ! vous êtes tout à moi, et je suis tout à vous.

6. Dilatez-moi dans l'amour, afin que j'apprenne à goûter au fond de mon coeur combien il est doux d'aimer, et de se fondre et de se perdre dans l'amour.

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Que l'amour me ravisse et m'élève au-dessus de moi-même, par la vivacité de ses transports.

Que je chante le cantique de l'amour, que je vous suive, ô mon bien-aimé, jusque dans les hauteurs de votre gloire, que toutes les forces de mon âme s'épuisent à vous louer, et qu'elle défaille de joie et d'amour.

Que je vous aime plus que moi, que je ne m'aime moi-même que pour vous, et que j'aime en vous tous ceux qui vous aiment véritablement, ainsi que l'ordonne la loi de l'amour, que nous découvrons dans votre lumière.

7. L'amour est prompt, sincère, pieux, doux, prudent, fort, patient, fidèle, constant, magnanime, et il ne se recherche jamais ; car dès qu'on commence à se rechercher soi-même, à l'instant on cesse d'aimer.

L'amour est circonspect, humble et droit, sans mollesse, sans légèreté, il ne s'occupe point de choses vaines, il est sobre, chaste, ferme, tranquille, et toujours attentif à veiller sur les sens.

L'amour est obéissant et soumis aux supérieurs ; il est vil et méprisable à ses yeux. Dévoué à Dieu sans réserve, et toujours plein de reconnaissance, il ne cesse point de se confier en

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lui, d'espérer en lui, lors même qu'il semble en être délaissé, parce qu'on ne vit point sans douleur dans l'amour.

8. Qui n'est pas prêt tout souffrir et à s'abandonner entièrement á la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c'est que d'aimer.

Il faut que celui qui aime embrasse avec joie tout ce qu'il y a de plus dur et de plus amer, pour son bien-aimé, et qu'aucune traverse ne le détache de lui.

CHAPITRE VIII Qu'il faut s'anéantir soi-même devant Dieu.

1. Le fidèle : Je parlerai au Seigneur mon Dieu, bien que je ne sois que cendre et poussière. Si je me crois quelque chose de plus, voilà que vous vous élevez contre moi, et mes iniquités rendent un témoignage vrai et que je ne puis contredire.

Mais si je m'abaisse, si je m'anéantis, et si je me dépouille

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de toute estime pour moi-même, et que je rentre dans la poussière dont j'ai été formé, votre grâce s'approchera de moi, et votre lumière sera près de mon coeur ; alors tout sentiment d'estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi disparaîtra pour jamais dans l'abîme de mon néant.

Là vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j'ai été, jusqu'où je suis descendu : car je ne suis rien, et je ne le savais pas.

Si vous me laissez á moi-même, que suis-je? Rien qu'infirmité; mais dès que vous jetez un regard sur moi, à l'instant je deviens fort, et je suis rempli d'une joie nouvelle.

Et certes cela me confond d'étonnement que vous me releviez ainsi tout d'un coup, et me preniez avec tant de bonté entre vos bras, moi toujours entraîné par mon propre poids vers la terre.

2. C'est votre amour qui opère cette merveille, qui me prévient gratuitement, qui ne se lasse point de me secourir dans mes nécessités, qui me préserve des plus grands périls, et, à vrai dire, me délivre de maux innombrables.

Car je me suis perdu en m'aimant d'un amour déréglé, mais en ne cherchant que vous, en n'aimant que vous, je vous

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ai trouvé, et je me suis retrouvé moi-même, et l'amour m'a fait rentrer plus avant dans mon néant.

O Dieu plein de tendresse ! vous faites pour moi beaucoup plus que je ne mérite, ou plus que je n'oserais espérer ou demander.

3. Soyez béni, mon Dieu, de ce que, tout indigne que je suis de recevoir de vous aucune grâce, cependant votre bonté généreuse et infinie ne cesse de faire du bien même aux ingrats, et à ceux qui se sont le plus éloignés de vous.

Ramenez-nous à vous, afin que nous soyons reconnaissants, humbles, fervents, parce que vous êtes notre salut, notre vertu, et notre force.

CHAPITRE XXII Du souvenir des bienfaits de Dieu.

Le fidèle : Seigneur! ouvrez mon coeur à votre loi, et enseignez-moi à marcher dans la voie de vos commandements.

Faites que je connaisse votre volonté, et que je rappelle dans mon souvenir, avec un grand respect et une sérieuse attention, tous vos bienfaits, afin de vous en rendre de dignes actions de grâces.

Je sais cependant, et je confesse que je ne puis reconnaître dignement la moindre de vos faveurs.

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Je suis au-dessous de tous les biens que vous m'avez

accordés ; et quand je considère votre élévation infinie, mon esprit s'abîme dans votre grandeur.

2. Tout ce que nous avons en nous, dans notre corps, dans notre âme, tout ce que nous possédons et au dedans et au dehors, dans l'ordre de la grâce ou de la nature, c'est vous qui nous l'avez donné ; et vos bienfaits nous rappellent sans cesse votre bonté, votre tendresse, l'immense libéralité dont vous usez envers nous, vous de qui nous viennent tous les biens.

Car tout vient de vous, quoique l'un reçoive plus, l'autre moins ; et sans vous nous serions à jamais privés de tout bien.

Celui qui a reçu davantage ne peut se glorifier de son mérite, ni s'élever au-dessus des autres, ni insulter à celui qui a moins reçu ; car celui-là est le meilleur et le plus grand, qui s'attribue le moins, et qui rend grâces avec plus de ferveur et d'humilité.

Et celui qui se croit le plus vil et le plus indigne de tous est le plus propre à recevoir de grands dons.

3. Celui qui a moins reçu ne doit ni s'affliger, ni se plaindre, ni concevoir de l'envie contre ceux qui ont reçu davantage,

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mais plutôt ne regarder que vous, et louer de toute son âme votre bonté, toujours prête à répandre ses dons si abondamment, si gratuitement, sans acception de personnes.

Tout vient de vous, et ainsi vous devez être loué de tout.

Vous savez ce qu'il convient de donner à chacun, pourquoi celui-ci reçoit plus, cet autre moins ; ce n'est pas à nous qu'appartient ce discernement, mais à vous qui pesez tous les mérites.

4. C'est pourquoi, Seigneur mon Dieu, je regarde comme une grâce singulière que vous m'ayez accordé peu de ces dons qui paraissent au dehors, et qui attirent les louanges et l'admiration des hommes. Et certes, en considérant son indigence et son abjection, loin d'en être abattu, loin d'en concevoir aucune peine, aucune tristesse, on doit plutôt sentir une douce consolation, une grande joie ; car vous avez choisi, mon Dieu, pour vos amis et vos serviteurs les pauvres, les humbles, ceux que le monde méprise.

Tels étaient vos apôtres mêmes, que vous avez établis princes sur toute la terre.

Ils ont passé dans ce monde sans se plaindre, purs de tout

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artifice et de la pensée même du mal, si simples et si humbles, qu'ils se réjouissaient de souffrir les outrages pour votre nom, et qu'ils embrassaient avec amour tout ce que le monde abhorre.

5. Rien ne doit causer tant de joie à celui qui vous aime et qui connaît le prix de vos bienfaits, que l'accomplissement de votre volonté et de vos desseins éternels sur lui.

Il doit y trouver un contentement, une consolation telle, qu'il consente aussi volontiers à être le plus petit, que d'autres désirent avec ardeur d'être les plus grands ; qu'il soit aussi tranquille, aussi satisfait dans la dernière place que dans la première ; et que, toujours prêt à souffrir le mépris, les rebuts, il s'estime aussi heureux d'être sans nom, sans réputation, que les autres de jouir des honneurs et des grandeurs du monde.

Car votre volonté et le zèle de votre gloire doivent être pour lui au-dessus de tout, et lui plaire et le consoler plus que tous les dons que vous lui avez faits, et que vous pouvez lui faire encore.

CHAPITRE XXVII Que l'amour de soi est le plus grand obstacle qui empêche l'homme de parvenir au souverain bien.

1. J.-C. Il faut, mon fils, que vous vous donniez tout entier pour posséder tout, et que rien en vous ne soit à vous-même.

Sachez que l'amour de vous-même vous nuit plus qu'aucune chose du monde.

On tient à chaque chose plus ou moins, selon la nature de l'affection, de l'amour qu'on a pour elle.

Si votre amour est pur, simple et bien réglé, vous ne serez esclave d'aucune chose.

Ne désirez point ce qu'il ne vous est pas permis d'avoir ; renoncez à ce qui occupe trop votre âme et la prive de sa liberté.

205

Il est étrange que vous ne vous abandonniez pas à moi du fond du coeur, avec tout ce que vous pouvez désirer ou posséder.

2. Pourquoi vous consumer d'une vaine tristesse? Pourquoi vous fatiguer de soins superflus?

Demeurez soumis à ma volonté, et rien ne pourra vous nuire.

Si vous cherchez ceci ou cela, si vous voulez être ici ou là, sans autre objet que de vous satisfaire, ou de vivre plus selon votre gré, vous n'aurez jamais de repos, et jamais vous ne serez libre d'inquiétude, parce qu'en tout vous trouverez quelque chose qui vous blesse, et partout quelqu'un qui vous contrarie.

3. A quoi sert donc de posséder et d'accumuler beaucoup de choses au dehors? Ce qui sert, c'est de les mépriser et de les déraciner de son coeur.

Et n'entendez pas ceci uniquement de l'argent et des richesses, mais encore de la poursuite des honneurs et du désir des vaines louanges, toutes choses qui passent avec le monde.

Nul lieu n'est un sûr refuge, si l'on manque de l'esprit de ferveur ; et cette paix qu'on cherche au dehors ne durera guère, si le coeur est privé de son véritable appui, c'est-à-dire si vous

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ne vous appuyez pas sur moi. Vous changerez, et ne serez pas mieux.

Car, entraîné par l'occasion qui naîtra, vous trouverez ce que vous aurez fui, et pis encore.

CHAPITRE XXXVII Qu'il faut renoncer entièrement à soi-même pour obtenir la liberté du coeur

1. Jésus-Christ : Mon fils, quittez-vous et vous me trouverez.

N'ayez rien à vous, pas même votre volonté, vous y gagnerez constamment.

Car vous recevrez une grâce plus abondante dès que vous aurez renoncé á vous-même sans retour.

2. Le fidèle : Seigneur, en quoi dois-je me renoncer, et combien de fois?

3. Jésus-Christ : Toujours et à toute heure, dans les plus petites choses comme dans les plus grandes. Je n'excepte rien et j'exige de vous un dépouillement sans réserve.

Comment pouvez-vous être à moi, et comment pourrai-je être à vous, si vous n'êtes libre, au dedans et au dehors, de toute volonté propre?

Plus vous vous hâterez d'accomplir ce renoncement, plus

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vous aurez de paix; et plus il sera parfait et sincère, plus vous me serez agréable, et plus vous obtiendrez de moi.

4. Il y en a qui renoncent à eux-mêmes, mais avec quelque réserve, et parce qu'ils n'ont pas en Dieu une pleine confiance, ils veulent encore s'occuper de ce qui les touche.

Quelques-uns offrent tout d'abord ; mais, la tentation survenant, ils reprennent ce qu'ils avaient donné, et c'est pourquoi ils ne font presque aucun progrès dans la vertu.

Ni les uns ni les autres ne parviendront jamais à la vraie liberté d'un coeur pur, jamais ils ne seront admis à ma douce familiarité qu'après un entier abandon et un continuel sacrifice d'eux-mêmes, sans lequel on ne peut ni jouir de moi, ni s'unir à moi.

5. Je vous l'ai dit bien des fois, et je vous le redis encore : Quittez-vous, renoncez à vous, et vous jouirez d'une grande paix intérieure.

Donnez tout pour trouver tout ; ne recherchez, ne demandez rien, demeurez fortement attaché à moi seul, et vous me posséderez.

Votre coeur sera libre, et dégagé des ténèbres qui l'obscurcissent.

Que vos efforts, vos prières, vos désirs n'aient qu'un seul

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objet : d'être dépouillé de tout intérêt propre, de suivre nu Jésus-Christ nu, de mourir à vous-même, afin de vivre pour moi éternellement.

Alors s'évanouiront toutes les pensées vaines, les pénibles inquiétudes, les soins superflus.

Alors aussi s'éloigneront de vous les craintes excessives, et l'amour déréglé mourra en vous.

CHAPITRE LV De la corruption de la nature et de l'efficace de la grâce divine.

1. Le fidèle : Seigneur mon Dieu, qui m'avez créé à votre image et à votre ressemblance, accordez-moi cette grâce dont vous m'avez montré l'excellence et la nécessité pour le salut, afin que je puisse vaincre ma nature corrompue, qui m'entraîne au péché et dans la perdition.

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Car je sens en ma chair la loi du péché qui contredit la loi de l'esprit, et m'asservit aux sens pour que je leur obéisse en esclave ; et je ne puis résister aux passions qu'ils soulèvent en moi, si vous ne me secourez, en ranimant mon coeur par l'effusion de votre sainte grâce.

2. Votre grâce, et une grâce très grande, est nécessaire pour vaincre la nature, inclinée au mal dès l'enfance.

Car, déchue en Adam, notre premier père, et dépravée par le péché, cette tache passe dans tous les hommes, et ils en portent la peine, de sorte que cette nature même, que vous avez créée dans la justice et dans la droiture, ne rappelle plus que la faiblesse et le déréglement d'une nature corrompue, parce que, laissée à elle-même, son propre mouvement ne la porte qu'au mal, et vers les choses de la terre.

Le peu de force qui lui est resté est comme une étincelle cachée sous la cendre.

C'est cette raison naturelle, environnée de profondes ténèbres, sachant encore discerner le bien du mal, le vrai du faux, mais impuissante à accomplir ce qu'elle approuve, parce

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qu'elle ne possède pas la pleine lumière de la vérité et que toutes ses affections sont malades.

3. De là vient, mon Dieu, que je me réjouis en votre loi selon l'homme intérieur, reconnaissant que vos commandements sont bons, justes et saints, qui condamnent tout mal et détournent du péché.

Mais, dans ma chair, je suis asservi à la loi du péché, obéissant plutôt aux sens qu'à la raison, voulant le bien et n'ayant pas la force de l'accomplir.

C'est pourquoi souvent je forme de bonnes résolutions ; mais la grâce qui aide ma faiblesse venant à manquer, au moindre obstacle je cède et je tombe.

Je découvre la voie de la perfection, et je vois clairement ce que je dois faire.

Mais, accablé du poids de ma corruption, je ne m'élève à rien de parfait.

4. Oh ! que votre grâce, Seigneur, m'est nécessaire, pour commencer le bien, le continuer et l'achever !

Car sans elle je ne puis rien faire ; mais je puis tout en vous, quand votre grâce me fortifie.

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O grâce vraiment céleste, sans laquelle nos mérites et les dons de la nature ne sont rien !

Les arts, les richesses, la beauté, la force, le génie, l'éloquence n'ont aucun prix, Seigneur, à vos yeux, sans la grâce.

Car les dons de la nature sont communs aux bons et aux méchants, mais la grâce ou la charité est le don propre des élus ; elle est le signe auquel on reconnaît ceux qui sont dignes de la vie éternelle.

Telle est l'excellence de cette grâce, que ni le don de prophétie, ni le pouvoir d'opérer des miracles, ni la plus haute contemplation, ne doivent être comptés pour quelque chose sans elle.

Ni la foi même, ni l'espérance, ni les autres vertus, ne vous sont agréables sans la grâce et la charité.

5. O bienheureuse grâce, qui rendez riche en vertus le pauvre d'esprit, et celui qui possède de grands biens humble de coeur !

Venez, descendez en moi, remplissez-moi dès le matin de votre consolation, de peur que mon âme, épuisée, aride, ne vienne défaillir de lassitude.

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J'implore votre grâce, ô mon Dieu! je ne veux qu'elle; car votre grâce me suffit, quand je n'obtiendrais rien de ce que la nature désire.

Si je suis éprouvé, tourmenté par beaucoup de tribulations, je ne craindrai aucuns maux, tandis que votre grâce sera avec moi.

Elle est ma force, mon conseil, mon appui.

Elle est plus puissante que tous les ennemis, et plus sage que tous les sages.

6. Elle enseigne la vérité et règle la conduite; elle est la lumière du coeur, et sa consolation dans l'angoisse; elle chasse la tristesse, dissipe la crainte, nourrit la piété, produit les larmes.

Que suis-je sans elle, qu'un bois sec, un rameau stérile qui n'est bon qu'à jeter?

« Que votre grâce, Seigneur, me prévienne donc et m'accompagne toujours; qu'elle me rende sans cesse attentif à la pratique des bonnes oeuvres : je vous en conjure par Jésus-Christ, votre Fils. Ainsi soit-il.

Extraits de « La Perle évangélique »


LA PERLE EVANGÉLIQUE, traduction française,1602 402.


Un choix de « bonnesfeuilles » 

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La première union est une certaine simple force de l'âme, tout ainsi que Dieu est simple en l'essence de sa divinité, et est totalement déiforme : car elle demeure 19r°] en Dieu selon la simplicité de son essence, et n'a rien de commun avec les autres forces, mais elle confère encore à l'âme une certaine simple union, qui est la seconde union. Et de cette union sortent les forces supérieures, *savoir est [à savoir403] la mémoire, l'entendement, et la volonté selon l'opération de la très Sainte Trinité, qui se donne soi-même, et s'unit aux forces de l'âme. Et de là procède la troisième union. Et cette troisième est aux forces inférieures, lesquelles en une certaine union assemblées, se conservent par la *découlante lumière, qui descend de la seconde union, et s'épand sur la raison et forces sensitives. De là procède la vie, et la vivacité du coeur et des forces corporelles, et tout mouvement sensible et mobilité de la vie naturelle. Et ainsi il est manifeste que tous dons et grâces procèdent du dedans, de cette ardente suprême union, où nous vivons en Dieu, et Dieu en nous : car Dieu habite en nous avec la lumière de sa grâce en la suprême union. Et tout ainsi qu'un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illumine tous ceux qui s'en approchent, ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et *enflambe le fond nu de l'essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées. Car la mémoire devient pure et tranquille, l'entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour.

En cette manière Dieu se donne 19v°1 soi-même en l'union des forces supérieures, et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté, et opulence de charité. De là alors Dieu avec grande abondance de grâces s'écoule en bas en la troisième union des forces inférieures, et illumine la raison, afin qu'elle puisse sagement gouverner toutes les autres forces et affections. Et *d'abondant [En outre, Par surcroît] lui donne lumière et l'informe de la manière qu'elle doit suivre les inspirations et *admonitions [avertissements, conseils] divines. Il purifie aussi la force *concupiscible [désirable], et l'attire à suivre cette lumière, il fléchit et déprime la force irascible, sous le mouvement et repréhension divine ; il purifie la conscience, et la restitue en liberté ; […]

[...]

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Car quelle plus grande humilité peut être, que de n'être rien ? Et ce qui n'est rien ne se peut élever. La vraie résignation, car qui n'a rien, laisse tout. La vraie essentielle pauvreté, — il n'y a rien plus pauvre que le néant. Voilà comment de ce néant toutes vertus sourdent comme de leur source originelle. Il est bien vrai que quand je travaille pour acquérir quelque vertu, j'agis et fais quelque chose, mais je ne puis obtenir cette vertu essentiellement si je ne me jette en ce néant et fasse là ma demeure, par-dessus toute indigence de cette vertu, et que naturellement je sois fait et devienne cette vertu même.

Que si je veux parvenir à ce noble néant et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c'est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n'est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui. La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n'en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu'il nous soit tellement totalement rendu *innominable [inexprimable], que nous le [75r°] sentions n'être rien du *tout, voire moins que rien, de toutes les choses qu'on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l'essence divine, tellement que nous n'en revenions jamais. Là alors sera l'essence comprise de l'essence. Là ce rien, c'est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c'est-à-dire de l'âme. Là rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c'est-à-dire Dieu. Là enfin le rien est absorbé et englouti du rien. J'habiterai là, d'autant que c'est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l'ombre d'*icelui. J'entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c'est *à savoir que nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-même droitement, toutes les vraies richesses de Dieu y sont comprises.

[...]

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CHAPITRE IV Comment en tous nos exercices, nous pourrons demeurer immobilement simples, en l'unité divine.

Le compas ne saurait ramener ni produire un cercle parfait, s'il ne demeure fixe et arrêté en son centre. L'opération de ma divinité est [135r°] le cercle, le centre est mon unité essentielle. Tu ne pourras donc montrer de toi aucun oeuvre parfait, si avec moi tu ne demeures en mon unité essentielle, et moi avec toi en ton action ; et ne se verront point tes oeuvres parfaites, sinon en *tant que tu demeures en moi, et moi en toi. Et en ce que en toutes choses que tu fais ou *délaisses à faire, tu implores mon secours, j'opère en toi, et tu demeures en moi. Et partant en tout oeuvre extérieur, tu observeras mon opération intérieure. Car pour ordinaire que tu es occupée extérieurement, c'est *lors que je trouve plus d'aptitude à opérer en toi, et souvent après l'action tu es plus disposée qu'après le repos.

Tu ne négligeras donc jamais tes oeuvres extérieures. Mais en tout lieu, avec toutes personnes, et en toute multiplicité, tu conserveras le repos intérieur de l'esprit, la paix du coeur, la retenue de l'*évagation [manque de fixité d’esprit, distraction] de tes cinq sens, et l'honnêteté des moeurs. Et ainsi tu joindras l'action à la jouissance et fruition, ainsi que moi-même j'opère toujours, et toutefois je suis immobile en mon repos. Et en cette sorte, toujours et en tout lieu, tu m'auras présent, car tout ce que tu fais, tu le fais mue de l'amour de moi, lequel même est ton but en la viande que tu prends, considérant qu'elle t'est donnée de moi à intention, que les forces qui en augmenteront en toi, tu les emploies derechef à mon service.

[...]

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CHAPITRE XVI [entier ] Combien grandes richesses l'âme mortifiée expérimente.

Véritablement ces hommes-ci peuvent dire avec l'Apôtre : Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni autre créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu. Et ailleurs : Or je vis, *jà [déjà] non moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Car ceux qui sont parfaitement morts à eux-mêmes, ont Dieu vivant en eux. C'est pourquoi ils ne craignent la mort et se sont dénués de toutes choses. Et *pource [c’est pourquoi, donc] rien de ce que les malins esprits pourraient leur proposer ou mettre en avant en leur mort, ne les *grève [ne leur est funeste, alourdit], mais en eux reluit et resplendit une essentielle pauvreté, par laquelle ils se sentent plus pauvres que lorsqu'ils naquirent. Et pourtant l'ancien ennemi ne leur peut ingérer aucune présomption et vaine complaisance d'aucunes bonnes oeuvres qu'ils aient faites. Car ils savent et croient plus que sûrement, que (si) par aventure ils ont bien fait, ce n'est eux, *ains [maic] plutôt [248v1 notre Seigneur qui l'a fait par eux.

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Au surplus ils nettoient et purgent toutes leurs coulpes et négligences par les mérites et Passion de Jésus-Christ, et se convertissent dedans eux-mêmes en la nue connaissance de l'âme, (laquelle nulle créature n'a *oncques [jamais] pu atteindre, laquelle est la propre habitation et demeure de Dieu). Et par *ainsi font un certain excès en Dieu, où ils apprennent cet *abrégé et court sentier et accès à Dieu, et pourtant à l'heure de la mort ils ne s'épouvantent de l'ignorance de cette voie. Et étant de telle manière en Dieu, que quiconque les touche, touche Dieu, ils ne craignent ni la vie, ni la mort et n'y a personne qui les puisse vaincre ou *surmonter [surpasser]. Mais quiconque *présumera [prétendra] de batailler avec eux, sera d'eux vaincu et *surmonté : car il est difficile à telles personnes de *récalcitrer [s’opposer] et regimber contre l'aiguillon. Certainement ils ne désirent ni le ciel, ni la vie éternelle, *pource qu'ils ont Dieu dedans soi, qui est la vie éternelle — en qui aussi ils ont *colloqué [établit] et mis tous leurs désirs, volonté et intention. Et avec l'Apôtre sont ravis jusqu'au troisième ciel. *Pourautant [Pour cette raison] que le Père céleste attire la mémoire de la lumière de sa divinité et la fait grandement délater et regorger en célestes et divines Méditations, le fils illumine l'entendement de la sapience de sa déité, qui est le second ciel, et le Saint-Esprit s'écoulant de toutes parts par la volonté d'une certaine amoureuse douceur et ardeur de charité, la fait [249r°] fondre et couler en Dieu, afin qu'elle soit faite avec lui un esprit, et un lien de paix et amour.

Et certainement, telle personne ne sait pour lors s'il est au corps, ou hors d'*icelui (et toutefois il est au corps, lequel est tellement *sujet à l'esprit, comme s'il était mort à toutes choses naturelles), et au milieu de la très heureuse Trinité il voit et connaît, tant soi-même que tous les hommes, semblablement tous les Anges et bienheureux, comme sous un moment en la déité de la Trinité. Et le père céleste le remplit de ses éternels délices, le fils l'instruit, et lui ouvre et explique toute la force et vertu de l'Ecriture, et le Saint-Esprit le fait *ardre [brûler] et comme écouler pour le grand amour qu'il porte à tous, souhaitant de ramener et réduire tout un chacun à Dieu.

*Outre, ces personnages ici sont au monde inconnus et *occultes [cachés], comme ceux qui n'ont rien de commun avec lui. Ils sont aussi inconnus et peu estimés de ceux qui vivent en grande austérité et *distriction [rigueur] de vie, *pourautant qu'ils donnent à leurs corps le repos et choses nécessaires, afin qu'ils soient plus aptes à servir à l'esprit. Ils sont aussi inconnus à ceux qui semblent extérieurement

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avoir quelque sainteté, et qui tiennent certains propres, durs et étroits exercices qu'ils ont pris de leur propre sens. Car ceux-ci n'ont rien de propre soit intérieurement, soit extérieurement, mais demeurent toujours *résignés [abandonnés], prenant garde à la divine inaction et intérieure opération [249v°] de Dieu, se souciant seulement de voir ce qu'il lui plaît d'opérer en eux, ou par eux. Et intérieurement ils obéissent à Dieu et extérieurement aux hommes, et sont toujours prêts de quitter tous leurs exercices quand il plaira à Dieu et aux hommes. Ils sont aussi inconnus aux esprits immondes, *pourautant qu'ils n'ont aucune particulière coutume prise d'eux (au moyen de laquelle ils puissent être notés ou tentés), mais toujours ont recours à Dieu, qui est sans aucune fin ou manière.

Et ainsi sont (comme l'or en la terre) inconnus à tous, à ceux seulement notoires qui se tiennent nus, libres, *expédiés [délivrés] et *résignés en leur fond. Ceux-là se connaissent fort bien l'un l'autre, et fussent-ils éloignés, voire de plus de cent lieues. Car *jaçoit qu'ils soient divisés de corps, ils sont toutefois totalement unis d'esprit. Ceux-là sont les colonnes de la sainte Eglise et sont toujours joyeux, car ayant trouvé et foui la terre de leurs corps, ils sont parvenus jusques à l'âme, c'est-à-dire, jusques à la suprême partie de cette nue essence (en laquelle Dieu tout-puissant, qui est l'aimable, douce et divine essence, s'est lui-même uni), et ont trouvé l'or très-luisant et très-resplendissant de cette même divine essence, et ce trésor caché dans le champ, duquel est parlé en l'Evangile, et ce royaume de Dieu qui est dedans nous.

*Or advient qu'ils expérimentent ces choses par les mérites de notre [250r°] Seigneur Jésus-Christ, qui a pour nous mérité que soyons nommés, et soyons enfants de Dieu, et nous a lui-même montré ce trésor. Au moyen de quoi ils sont remplis d'une telle joie, que tout le monde même ne peut les *contrister, et ne craignent aucun, *fors [excepté] celui qui a la puissance d'occire l'âme, lequel ils aiment et suivent. Ce qui est véritablement cause que nul ne les peut *contrister [affliger]. Or Dieu ne veut les *contrister, car l'ami ne peut *contrister l'ami. Au surplus cette joie, paix et liesse surpasse tout entendement créé : car ils ne peuvent aucunement être dolents en cette suprême partie, en laquelle certainement ils sont faits conformes à l'humain esprit de Jésus-Christ (qui ne s'*éjouissait en rien moins en sa très-*angoisseuse passion, qu'il fait aujourd'hui). Et le même a aussi été en la très-heureuse Vierge Marie, laquelle a été

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tellement libre et joyeuse, et d'esprit élevé en Dieu, et a si bien su ne s'attribuer rien des grâces et oeuvres que Dieu opérait en elle, que comme si elle n'eût point été mère de Dieu, et n'a *oncques été pour *aucuns dons ou inactions divines que Dieu ait opéré en elle, voire un seul moment séparée de la superessentielle union de la déité.

[...]

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CHAPITRE XXX [complet] Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître.

Une chose nous est totalement nécessaire, qui est l'abstraction des choses créées, et union avec Dieu : car nous devons abstraire notre coeur de tout ce qu'avons ou fait, ou que devons encore faire, et de toutes incidences et événements qui pourraient empêcher notre amoureux accès à Dieu, et oublier tous nos chagrins, perturbations, et sollicitudes. Et par une simple cogitation fuir en Dieu, et à la manière des cerfs et chevreuils, d'un *vite [vif] saut sauter et nous lancer par-dessus tous empêchements qui nous surviennent, et ainsi parler A notre Seigneur : Où êtes-vous, Seigneur mon Dieu ? vous m'avez créé pour et afin que je vous connaisse, et vous ayant connu, que je vous aime. O bénit Dieu, qui êtes-vous ? Véritablement le souverain bien. Au surplus, combien vous êtes bon, il n'y a que vous seul qui le sache. Vous êtes qui êtes, vous êtes l'unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, aimable [280v°] délectable, vertueuse, et joyeuse essence.

Mais d'où procède cette essence ? Elle n'engendre et *si n'est engendrée. Que fait donc cette essence ? En elle est le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. Et le Père engendre son unique Fils, et le saint-Esprit est la *complaisance [satisfaction] des deux. Et ces trois sont une unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, délectable, vertueuse, et joyeuse essence. Mais nous devons méditer ces choses sans formes ni images, et continuellement sans tristesse nous convertir à Dieu, et tant de fois et si souvent *recorder ces choses, jusques à ce que nous venions à oublier toutes autres. Et *celle est l'abstraction, laquelle est nécessaire *devant toutes, si nous voulons venir à Dieu. Car cette notre cogitation doit toujours fuir en

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Dieu, *outre [au-delà] et par-delà toute multiplicité. Autrement, chacun demeurera distrait, et sera contraint de défaillir.

Puis nous penserons plus *outre en cette manière : qu'est donc cette essence ? Elle est l'essence de toute essence, le vin de toute vie, et la lumière de toute lumière. Et ici se faut donner *garde que ne permettions notre pensée s'*évaguer vers les substances créées, et sortir hors de propos, *ains nous demeurerons continuellement en cette vive essence, jusques à ce que nous sortions avec notre Seigneur nous conduisant. En *après, consécutivement penses en Dieu : O éternelle, *abymale [abismale], infinie, n'admettant aucun moyen, incréée, incompréhensible essence, dès l'éternité et moi et [281r°] toutes autres choses, avons été incréés en vous. Et certainement *lors vous pouviez faire avec moi tout ce que vouliez, car je ne vous faisais point de résistance. Mais maintenant vous vous êtes unis avec moi, et êtes la vie de mon âme. Puisqu'*ainsi est, ô essence de toute essence, que vous vous êtes uni avec moi, et demeurerez toujours en moi, je jette entièrement toute ma volonté en votre divine essence, vous priant et suppliant que daigniez tellement me régir, et user de moi comme vous en pouvez user quand j'étais encore incréé en votre divine mémoire et entendement.

CHAPITRE XXXI [complet] Interne union avec Dieu

Je vous prie, ô très-aimable Seigneur, mon Dieu, ô souverain et *incommuable [immuable] bien, donnez-moi la grâce de vous adorer, selon votre bon plaisir et très-agréable volonté, en l'image de mon âme, en laquelle vous vous êtes vous-même uni, où aussi je vous peux toujours trouver présent, entendant et connaissant toutes mes intentions, cogitations, volontés, et désirs, selon lesquels aussi vous me rétribuerez. O Dieu très-aimable, voilà, vous êtes dedans moi, plus voisin et proche de moi que moi-même de moi. Toutefois vous m'avez créé libre, et m'avez mis entre le temps et [281v1 l'éternité. Si donc je viens à me convertir vers le temps, c'est-à-dire, vers les choses caduques et transitoires, c'est fait de mon salut. Mais si je me convertis vers l'éternité, je serai sauvé.

Que si au vrai, et comme il appartient, je dois me convertir vers l'éternité, il faut en premier lieu, que je sache quelle est l'origine de

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l'éternité. Elle est véritablement de cet éternel divin abîme, qui ne peut *oncques être changé, et est l'*amiable, douce et divine essence, laquelle par sa divine présence est dedans moi, s'est unie avec moi, et est la vie de mon âme. Maintenant donc, ô éternel et unique un, ô mon Dieu, ô la vie de mon âme, je vous prie, ôtez moi à moi-même et usez vous-même de moi : recevez-moi, je vous prie, qui ne suis qu'un vaisseau d'iniquité. Voilà, je m'offre et *résigne tout à vous, pour faire avec moi selon votre souverain bon plaisir, en temps et en éternité. Elève-toi donc maintenant, ô mon âme, et passe en ton Dieu. Considère combien grande est ta dignité, laquelle Dieu ne peut mettre en oubli, qui aussi est tellement uni avec toi, qu'il ne veut en aucune façon en être séparé. Il n'a craint ni appréhendé *aucuns labeurs pour l'amour de toi, il n'a fui et ne s'est soutrait d'aucunes peines et travaux, mais par grand amour s'est livré à la mort, et s'est soi-même donné à nous. Qui, *jaçoit que soyez par-dessus toutes choses, et en toutes choses essentiellement, vous ne chassez toutefois de vous, ô Dieu très-doux, personne qui veuille venir à vous. Nous mangeons bien [282r°] tous une même viande, mais les seuls bons sont repus de suavité savoureuse.

O Père de tous, qui êtes par-dessus tout, je crois en vous, je me donne et *résigne à votre divine bonté, à votre éternelle essence, *ès bras de votre divinité, et divine vertu. J'espère aussi en vous, *pour-autant que je vous aime par-dessus toutes choses, et me recommande à votre divine présence. O très-puissante vertu. O très-luisante et souveraine sapience. O immense et infinie bonté. O *abimale humilité. O très-noble dignité. O éternel bien. O lumière incréée. O Père des lumières. O Verbe du Père. O éternelle vérité. O splendeur de la paternelle essence. O trine unité. O essence de toute essence. O vie de toute vie. O lumière de toute lumière. O Père. O Fils. O Saint-Esprit. O trine unité, trois personnes et un inséparable Dieu. O simple divinité, qui par l'opération de votre Trinité avez créé le ciel et la terre et toutes les choses qui sont en *iceux. O vie de ma vie, ma joie et ma consolation, je ne suis suffisant de vous louer, mais que votre toute-puissance vous loue, votre incompréhensible sapience, et incréée bonté, votre éternelle vertu et divinité, votre excellente grâce et miséricorde, votre puissante et souveraine force, votre *bénignité et charité, pour l'amour de laquelle vous m'avez créé. O vie de mon âme.

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O sainte douceur, mon Seigneur et mon Dieu. O trine unité, qui souverainement vous *éjouissez en vous-même en une très-grande et très-haute contemplation, [282v1 trois en un, avec une incompréhensible et souveraine joie, vivant en l'éternelle, bienheureuse et inaccessible lumière. Pour laquelle joie, vous m'avez aussi fait, — mais par le péché j'en ai été mis dehors, et par les mérites de votre humanité et passion, vous me l'avez restituée. Et partant je prie votre bonté, doux Jésus, Seigneur mon Dieu, mon Créateur et Rédempteur, par les mérites de votre sacrée sainte humanité, que vous permettiez votre divinité luire en moi, et chassez de moi tout ce qui déplaît en moi. O splendeur de l'éternelle lumière, dès l'éternité j'ai été en vous incréé, en votre divine mémoire, en votre entendement et volonté, et *jà m'aviez fait tel que je suis, en tel temps, de tels parents, sous telle planète, et m'avez préordonné à tel état qui vous a plu. Partant, je veux vouloir votre unique ordination et disposition, soit qu'elle me soit agréable ou contraire — car vous m'avez conféré une si grande liberté d'arbitre, que je puis faire ce que je veux.

Je veux donc et désire perpétuellement vous servir et à vous être *sujet [assujetti]. Or, je confesse que par votre divine présence vous êtes partout et semblablement en moi. Mais était-il donc convenable, ô facteur de toute créature, que vous vous unissiez à votre *facture [créature]? Avions-nous mérité cela ? O vie de mon âme, si j'étais maintenant tout ce que vous êtes, volontiers je voudrais être fait créature, afin que vous, Seigneur mon Dieu et créateur, puissiez être fait cela même, que vous [283r°] êtes à présent, afin que moi et toutes les créatures puissions perpétuellement vous faire service. Je ne puis faire autre chose *outre cela, *pour-autant que sans votre aide je ne suis rien. Et partant je me plonge dans votre divine abîme, dans laquelle vous avez absorbé plusieurs aimants esprits, vous priant que par votre très-amère passion, vous me purgiez et receviez la ruine de mes péchés et par votre *abîmale miséricorde, me fondiez, liquéfiez et transformiez en vous, afin que puissiez avoir paix et joie en moi.

[...]

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Et ici faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, *pourautant qu'ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l'on sent et expérimente là.

Mais le pur amour avec un très grand désir, mérite et a seul privilège d'entrer. Et *lors l'âme est faite libre de tout péché et est unie á Dieu en un certain *occulte silence. Elle est aussi dépouillée de toute perverse intention et impure affection, et est derechef vêtue de charité. En manière que *jà en toutes choses, elle désire et cherche purement l'honneur de Dieu, et le salut et profit de ses prochains. De laquelle robe de charité saint Augustin était vêtu quand il disait : J'aime, j'aime et ne cesserai *oncques d'aimer jusqu'*à ce que je sois moi-même fait amour. Car il savait bien que Dieu était charité, et pourtant il voulait aussi être charité ou amour. Saint Bernard aussi était vêtu de ce vêtement de charité, quand il disait : Dès l'heure que je commençais premièrement de connaître et voir Dieu, il ne me suffisait d'avoir les vertus, et ne cessais jusqu'*à ce que je fusse moi-même fait vertu. Certainement il connaissait que Dieu était vertu, c'est pourquoi il voulait aussi être vertu. Finalement de cette robe était vêtu saint Paul, quand il disait : Qui me séparera de la charité de Christ, qui est en moi ? Car il savait bien pareillement [299r°] que Dieu tout-puissant, qui est la vraie charité même, était dedans soi, et que son âme vivait de cette charité et amour. Et *pourtant il disait être impossible que quelqu'un le séparât de la charité de Dieu, comme étant pris et lié des liens de cette même charité. Nous devons donc ainsi adorer Dieu en nous-mêmes, si nous désirons être aimé et chéri du Père céleste.

[...]

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CHAPITRE XLII Exercice de foi pour la communion spirituelle.

Je crois en Dieu, c'est *à savoir, que dès l'éternité j'ai été en vous *incréé, ô Dieu bénit, et que maintenant vous êtes en moi par votre divine puissance et présence, et que voulez librement opérer en moi. Je crois que je suis totalement indigne *à ce que vous deviez en moi opérer avec votre divinité, *si n'est que vous me fassiez digne de votre très sainte humanité, [303r°] c'est *à savoir par les mérites de votre humain esprit en mon esprit ; par les mérites de votre sainte et douloureuse âme en mon âme, et par les mérites de votre saint et très pur corps en mon corps. Je crois en Dieu, c'est *à savoir que vous, ô bénit Dieu, êtes présent au vénérable Sacrement avec votre glorifié corps, très-sainte âme, joyeux esprit et toute votre divinité, et ce tant au ciel qu'en l'hostie de votre corps, aussi vraiment comme vous avez conjoint votre très-sacrée chair à votre très-sainte âme au jour de votre résurrection et que vous êtes aussi vraiment là, présent avec toute votre divinité, comme montant au ciel.

*Parquoi je vous prie humblement, ô très-*bénin [bienveillant] Dieu, qu'étant en moi, votre bénite divinité daigne de se recevoir elle-même à soi-même dedans moi en ce vénérable Sacrement, selon votre désir, en si grand amour, comme était celui par lequel vous vous êtes vous-même reçu en votre dernière Cène, afin que par ce, votre bénite divinité me change totalement, *savoir est mon esprit, mon âme et mon corps par la présence de votre joyeux esprit, très-sainte âme et glorieux corps, cachés en ce Sacrement. Car la sainte Ecriture témoigne : Avec l'homme saint tu seras saint.

Puisque *doncques il n'y a aucun corps plus saint, nulle âme plus sainte, que votre très-saint corps et âme, et qu'il n'y a aucun esprit plus paisible, coi et allègre que votre humain esprit, qui était toujours uni avec votre divinité [303v] (d'où aussi vous disiez : Père, en vos mains je recommande mon esprit, si plein de joie, *lors en croix, comme il est maintenant au saint Sacrement) — je vous prie, partant, ô très-*amiable Seigneur mon Dieu, par votre très sainte humanité, que votre bénite divinité daigne de me changer et faire selon votre coeur, afin que vous vous délectiez de reposer en moi au lieu de toute tristesse, angoisse de coeur, peines et douleurs qu'avez souffertes pour moi par amour en cette vallée de larmes.

[...]

557

CHAPITRE XLIV Oraison interne pour la rémission des péchés, pour la réception du vénérable Sacrement et pour la pureté de coeur.

Je crois en Dieu, c'est *à savoir que vous, Seigneur, êtes en moi et êtes la vie de mon âme et demeurerez perpétuellement en moi. Car quoi que je fasse ou aie fait beaucoup de maux, vous êtes toujours demeuré avec moi, selon votre essence, *pourtant que vous êtes la vie de mon âme. Mais qui plus est, troublé en vous-même, vous ne vous fâchez contre moi, *pource que vous demeurez Dieu, immuable en vous-même. Toutefois vous retirez votre amitié de l'âme pécheresse et refusez lui donner la lumière de votre grâce et ne permettez qu'*icelle lumière luise en elle, tandis que volontairement elle adhère aux péchés. Et *pourtant toutes et *quantes fois que je me trouve avoir péché et vous avoir offensé, je dois intérieurement parler à vous, mon Dieu, disant : O Seigneur mon Dieu, voilà, je sens maintenant en moi ce qui vous déplaît. *Parquoi je vous prie, par votre très-amère Passion, donnez-moi la grâce que j'aie vraie contrition de toutes les choses par lesquelles j'ai perdu votre grâce, et que je [306r°] les confesse purement, sans aucunement les commettre ci-après. Véritablement et très-volontiers je désire les confesser, et espère par le moyen de votre grâce de mieux vivre ci-après.

Je me confie aussi ce nonobstant en vous, mon Dieu, que volontiers vous vouliez me les pardonner. Car je désire être votre ami, et demeurer avec vous à *toujoursmais [jamais]. Mais *pourautant que sans vous je ne suis rien, et que toutefois vous ne voulez point me sauver sans le libre consentement de ma volonté, c'est pourquoi je vous prie, très-doux Seigneur mon Dieu, qui vous êtes vous-même uni avec moi, de demeurer en moi avec votre grâce, afin que vous vous délectiez de reposer en moi. O bénit Dieu, je crois que comme vous êtes en moi par votre divinité, pareillement vous êtes en toutes les créatures raisonnables faites à votre image, *ès [en les] Turcs et infidèles. Car vous n'êtes point *accepteur de personne. Mais aussi ont-ils leur libéral arbitre, et vous les conservez en être, sans jamais vous retirer d'eux. Or leur vie vous déplaît et partant aussi vous retirez d'eux votre amitié.

[...]

586

CHAPITRE LVII [complet] Oraison sur cette triple vie.

O fontaine et origine de tout bien, Seigneur mon Dieu, qui êtes le livre de vie, pourquoi discourè-je çà et là et vous cherche en multiplicité, qu'*oncques n'êtes trouvé *fors qu'en l'unité ? Je vous prie donc, céleste maître, docteur *supernel [suprême, divin], de m'enseigner et m'apprendre la manière d'étudier en ce livre, afin que j'évite toute la multiplicité des Ecritures. Ouvrez-moi l'esprit et science de ce livre, livre de vie, afin que je puisse être parfait en la vie profitante et active. Donnez-moi qu'essentiellement je sois introverti, et que

587

j'habite en l'*occulte fond de mon âme, là où vous, Dieu de ma vie, vraiment [330r°] habitez, et d'où ne vous retirez *onc [jamais], afin que là je puisse toujours ouïr de mes oreilles intérieures vos très douces paroles, où continuellement toute la journée en cet intérieur temple de mon âme vous faites leçon. Et expliquez et ouvrez les divers, mystiques et *occultes sens des Ecritures, où l'esprit tressaillit de joie en vous, superessentiel bien. L'âme est avertie et *admonestée de profiter ès vertus, et le corps est dirigé aux actes et oeuvres de justice.

*Doncques la vie profitante et active prend son origine de la vie superessentielle, car elles ne peuvent être parfaites, sinon de ce très-parfait bien, Dieu tout-puissant, sans lequel nous n'avons rien, et ne pouvons rien. Et *cette-ci est la cause pourquoi Dieu s'est uni avec nous, *pource qu'il veut volontiers nous aider et faire avec nous toutes nos oeuvres, et porter *ensemblement avec nous toutes nos charges et fardeaux, si nous l'en requérons. Ce que faisant, l'homme ne sent point de labeur, *airs semble être *quasi comme libre de toute charge et peine, étant en toute passion et adversité patient, et en tous dons et grâces nu et libre, en toutes les choses qui lui surviennent recourant toujours à Dieu. Il permet et laisse Dieu répondre pour soi : en tous dons et grâces humblement s'abaissant et soumettant, se reconnait et *répute indigne d'opérer avec *iceux. Et ainsi avec tous ces dons et grâces s'*écoulant en Dieu et s'offrant à lui, il le prie qu'il veuille opérer avec lui. Et lors [330v°] tous dons et grâces sont fructueusement mis en oeuvre, et toutes les oeuvres de l'homme sont faites divines.

Un certain docteur dit : Si l'homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l'inaction divine, il trouverait d'admirables oeuvres de Dieu en soi, *voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l'espace d'un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux oeuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n'aurait mieux employé année, ni aurait *oncques fait oeuvre si bonne que *cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si *voire à la fin de l'année, quelque chose de cet oeuvre interne et *occulte, qui se fait au fond de l'âme, lui était révélée, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes oeuvres. *pour-autant qu'avec Dieu rien ne peut être négligé.

588

Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici *délaissant toutes les oeuvres extérieures a assez à quoi s'occuper intérieurement. Et c'est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c'est *à savoir qu'une oeuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c'est pourquoi un si grand *erreur occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, *pour-autant qu'ils sont déchus et se sont éloignés [331r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont *délaissé la *vive veine inconnue à tous pécheurs.

Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après *ès autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, *pour-autant que demeurant en l'inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu'ils ne s'introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu'il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs oeuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.

Car quand l'homme, avec tout son entendement et ses forces, s'applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu'il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses oeuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C'est pourquoi quelqu'un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n'adviendras jamais à un bon état. Ou, te *résignant toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré.

[...]

598

Et lors Dieu très-*bénin selon sa piété opère en l'âme, qui *lors ici (afin que je dis ainsi) est faite sans mode, ou manière, sans fin, sans oeuvre, sans désir, sans volonté, [340r°] sans amour et sans connaissance.

Et premièrement, elle est certainement faite sans *mode, non qu'elle perde l'être créé, mais elle est transformée en Dieu et est à lui unie comme le fer au feu. Car comme le fer tandis qu'il dure au feu est feu, ainsi aussi l'âme avec Dieu par grâce est Dieu, jusques à ce qu'elle vienne à se détourner et sortir hors de cette union. Secondement, elle est faite sans oeuvre, *pourtant que *jà elle n'opère rien, *ainçois [avant que] Dieu opère en elle, et elle le laisse opérer, sachant fort bien qu'elle ne peut rien faire sans lui. A raison de quoi elle ne s'attribue aucunes bonnes oeuvres, *ains confesse toujours avec Esaïe, disant : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos oeuvres, desquelles louange, honneur et gloire soit à votre infinie bonté.

*Tiercement, elle est faite sans désir, *pourtant qu'elle a *jà obtenu tout ce qu'elle désirait. Quatrièmement, elle est faite sans volonté, *pource qu'elle ne veut *jà rien, sinon ce que Dieu veut, lequel elle s'*éjouit *ores avoir obtenu. Cinquièmement, elle est faite sans amour : car elle est *jà faite, comme l'amour même qui est Dieu, tant elle est faite divine, et un esprit avec Dieu. Sixièmement, elle est aussi faite sans connaissance : car tout ce qu'elle a ici connu, est *jà hors de sa connaissance, *pourtant qu'elle sent et reconnaît en elle-même ce très-ample et incréé bien, qui est Dieu même, lequel créature quelconque ne peut comprendre.

L'âme donc qui désire de connaître le souverain [340v1 bien, de l'aimer et en jouir : qu'elle s'*abnège [se renonce] soi-même, comme a été dit ci-dessus, et croie Dieu par sa divinité être dedans elle, et que lui seul se connaît parfaitement soi-même. A raison de quoi il peut s'aimer seul et jouir de soi parfaitement, et ainsi l'âme sera transformée en Dieu, et Dieu en elle (afin que je ne dise ainsi) sera fait rien. *Pourtant qu'elle connaîtra *icelui être si grand, qu'il n'y a totalement rien *ès créatures à quoi il puisse aucunement être comparé, et elle sera dépouillée de toutes forces, comme étant déjà faite la force et vertu même, et très *encline aux vertus. Maintenant donc, ô noble âme, rends toujours grâces au Seigneur ton Dieu, de ce que tu as mérité de recevoir au logis de ton coeur, un si grand Seigneur, que le ciel et la terre ne peuvent contenir et comprendre. Ainsi soit-il.

614

Car il n'y a rien de plus agréable à Dieu que son oeuvre même, et il ne récompensera autre chose sinon son oeuvre qu'il a daignée de faire et opérer par l'homme. Car le saint Prophète dit : C'est vous qui avez fait toutes nos ouvres. Finalement, c'est ce *pour à quoi parvenir, toutes les religions et ordres ont été instituées, et à cette fin tous dons et grâces de Dieu nous sont conférés afin que l'homme soit le *vif instrument de son Dieu, s'anéantisse soi-même, meure à sa propre [354r°] nature, et afin que Dieu seul tout-puissant vive en lui. Car de l'âpreté, austérité et mortification de nature réussit et procède la vie et douceur de l'esprit ; et du frein et répression ou restriction de règle et discipline, procède l'amoureuse liberté d'esprit. *Parquoi mettons *peine d'être, non maintenant comme serviteurs sous la loi, *ains comme libres sous la grâce.

Car où l'esprit de Dieu est, là y a une si grande liberté en l'âme, que non seulement elle ne transgresse point les commandements de ses supérieurs et les statuts de son ordre, mais aussi par la vertu de l'esprit elle surpasse et accomplit toute loi et tout commandement par vrai amour, qu'un amour fait et accompli par crainte, et contrainte. Car elle est vraiment une oeuvre de l'esprit divin qui enseigne incessamment notre esprit, comme il doit être un esprit avec Dieu, à lui adhérer continuellement avec une certaine amoureuse liberté intérieure, et extérieurement suivre la crucifiée Image de notre Seigneur Jésus-Christ. Au moyen de quoi toutes les constitutions religieuses sont confirmées et persistent en leur vigueur.

Mais *pourtant que, hélas, nous oublions maintenant de telle façon nos intérieurs, et sommes si soucieux et désireux des choses extérieures, et nous contentons d'avoir tellement *quellement [tant bien que mal] observé les manières et coutumes extérieures, et que nous nous appuyons par trop à la sainteté extérieure, c'est pourquoi presque tout ordre et religion vient à défaillir, et à *tépidité [tiédeur], et à se refroidir. *Parquoi suivant le conseil de notre [354v°] Sauveur, cherchons premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes choses nous seront octroyées. Jetons en Dieu tout notre soin et pensée, et *lors nous serons intérieurement illuminés et *illustrés [éclairés], nous serons embrassés de la divine vérité, et seront conservés et gardés de la vertu de Dieu. De sorte que personne ne pourra ci-après empêcher notre avancement.

Car les religieux devraient en cette manière être *congrégés [assemblés] et unis en unité d'esprit, et lien de paix et d'amour, et *lors la vie religieuse à bon droit pourrait être appelée Paradis.

[...]

655

Faisons donc une *commutation [changement] et échange par ensemble : vous prenez garde à moi et je prendrai garde à vous. Et faites avec moi, comme savez et voulez [...]

Abrégé de toute la vie unitive.

*Jaçoit que pour obtenir la perfection de charité, plusieurs voies et sentiers nous soient donnés des Saints, nous dirigeant et conduisant à même fin, toutefois *cette-ci est estimée la plus facile de toutes, et la plus courte et compendieuse que saint Denys, et après lui quelques autres ont enseignée. C'est *à savoir, que par ardentes affections l'âme se lève [389r°] en Dieu, aspire à lui, parle avec lui, et désire de parvenir à lui, et à lui adhérer. Ce sentier, cet exercice est cette admirable et *occulte sapience unitive, que le même saint Denys appelle Théologie mystique, laquelle ne s'apprend pas par la multitude des livres, par la subtilité de dispute, *ains elle est cherchée par l'extension de notre affection en Dieu (par laquelle le désir d'aimer Dieu plus fort, de plus grande affection, et de lui complaire plus parfaitement, soit perpétuellement excité en nous), et est *infuse et donnée par l'irradiation et illumination divine, non aux endor-

656

mis et paresseux, *ainçois à ceux qui se préparent, faisant ce qui est en eux, et est fréquentée, pratiquée, ou mise en usage, plus par affection que par pensée ou cogitation.

Pour *icelle obtenir, si tu n'as encore les sens exercés, et si tu n'y es versé, tu dois au commencement de ton exercice recueillir un petit faisceau ou bouquet de l'amour divin, et d'un coeur humble bien reconnaissant, et amoureux, ruminer tous ou *aucuns [quelques-uns] des principaux signes d'amour et bénéfices que Jésus-Christ, selon sa divinité ou humanité, t'a *départis, afin que par *iceux ton coeur soit enflammé du feu de l'amour divin. *Or entre tous les bénéfices de Dieu, tu t'exerces dévotement à son amoureuse Passion. Premièrement considérant l'oeuvre, et l'ordre et continuation de l'histoire, afin que tu lui compatisses. Secondement, la mode ou manière d'*icelle, afin que tu sois excité [389v1 de l'imiter. Car en la manière d'endurer tu as la perfection de toutes vertus, c'est *à savoir l'*abimale et très-profonde humilité, l'incompréhensible mansuétude et douceur, l'admirable patience, et ainsi des autres.

[...]


TABLE



Table des matières

Jan van RUUSBROEC 3

TABLE réduite 3

Contenu du dossier « Jan van RUUSBROEC » 6

LA VIE DE RUUSBROEC (Paul Verdeyen) 7

1. Les sources 7

2. Les années d'études à Bruxelles 8

3. Chapelain de Sainte-Gudule (1317-1343) 9

4. Quels hérétiques Ruusbroec a-t-il combattus? 11

5. Aperçu des oeuvres écrites à Bruxelles 13

6. La fondation du couvent de Groenendael 16

7. Passage à l'état religieux 20

8. Ruusbroec et la communauté de Groenendael 22

9. Comment Ruusbroec a écrit ses derniers ouvrages 22

10. Oeuvres écrites pour une clarisse 23

11. Les dernières oeuvres 26

12. Les confrères de Groenendael 29

13. Ruusbroec et les chartreux 32

14. Visiteurs à Groenendael 33

15. Ruusbroec et Gérard Grote 34

16. Les dernières années 36

17. Culte et béatification 38

18. Diffusion des oeuvres 39

19. Critique de Gerson 41

20. Influence de Ruusbroec sur des auteurs postérieurs 42

§ 45

9. Le langage symbolique de la mystique 45

Jan van RUUSBROEC - ÉCRITS I LA PIERRE BRILLANTE - LES SEPT CLOTURES - LES SEPT DEGRÉS DE l'AMOUR - LIVRE DES ÉCLAIRCISSEMENTS 47

[Quatrième de couverture] 47

[Page de titre] 47

INTRODUCTION / LA VIE DE JAN VAN RUSBROEC (1293-1381) 48

1 Jeunesse et années d’étude (1293-1317) 48

2 Chapelain à Bruxelles (1317-1343) 49

3 Quels hérétiques Ruusbroec a-t-il combattus ? 50

4 Les oeuvres de Ruusbroec datant de la période bruxelloise 51

5 La fondation d'une communauté spirituelle (1337-1343) 52

6 La donation ducale et le départ à Groenendaal 53

7 Le passage à l'état religieux 54

9 Ruusbroec et ses confrères de Groenendaal 57

10 Dernières années et sainte mort 59

11 Doctrine 59

12 Influence de Ruusbroec 60

Note du Traducteur 61

LA PIERRE BRILLANTE (trad. Dom Louf) 64

Introduction 64

La pierre brillante 65

DE LA PIERRE BRILLANTE (Trad. et comm. par Max Huot de Longchamp) 85

Avant-propos 85

Circonstances de la rédaction 86

Entrer en lecture 86

Introduction (l. 1/7) : L'équilibre de la perfection. 87

1. Première partie (l. 8/476) : Vue d'ensemble sur la vie parfaite 87

1. 1. (8/190) Premier développement : l'homme bon, l'homme fervent, le contemplatif 87

1. 1. 1. L'homme bon (l. 8/28) 87

1. 1. 2. L'homme fervent (l. 29/68) 88

1. 1. 3. L'homme hautement contemplatif (l. 69/138) 88

1. 1. 4. Conclusion sur le contemplatif : le secret de la Pierre Brillante (l. 139/190) 89

1. 2. (l. 191/476) Second développement : le serviteur, l'ami, le fils de Dieu 90

1. 2. 1. (l. 191/264) Le point de départ : l'état de pécheur 90

1. 2. 2. (l. 265/315) Le mercenaire, le serviteur méfiant et le serviteur confiant 92

1. 2. 3. (l. 315/384) Le serviteur confiant et l'ami secret de Dieu 92

1. 2. 4. (l. 385/449) L'ami secret et le fils caché de Dieu 93

2. 1. (l. 477/935) L'accès à la vie contemplative 95

2. 1. 1. (l. 479/545) Vivre dans les vertus et mourir au-dessus des vertus 95

2. 1. 2. (l.546/935) L'exercice du contemplatif 96

2. 1. 3. (l. 936-961) - Conclusion sur la vie contemplative : la "vie commune" comme perfection de la vie chrétienne 102

Commentaire 103

LES SEPT CLÔTURES 121

Introduction 121

Les sept clôtures 122

LES SEPT DEGRÉS DE l'AMOUR 143

Introduction 143

Les sept degrés de l'amour 145

LIVRE DES ÉCLAIRCISSEMENTS 171

Introduction 171

Le livre des éclaircissements 174

LITTLE BOOK OF ENLIGHTMENT (Trad. Ph. Crowleyand) 186

Traduction anglaise 186

INTRODUCTION [P. Mommaers] 193

I. LIFE AND WORKS OF RUUSBROEC/1 193

II. THE "BOECSKEN DER VERCLARINGHE /1 197

1. The occasion 197

2. The structure 198

3. The central problem 198

4. The experience of mystical union 201

The union with intermediary 202

From union with intermediary to union without intermediary 204

The union without intermediary 204

Union without distinction 205

GLOSSAIRE du Français au Moyen-Néerlandais 207

Jan van RUUSBROEC - ÉCRITS II LES NOCES SPIRITUELLES 208

[Quatrième de couverture] 208

[Titre] 208

Introduction 209

Date et contexte 209

Structure des Noces Spirituelles 209

La Vie dans les oeuvres 210

La vie intime 211

La Vie de contemplation 214

BIBLIOGRAPHIE 217

LES NOCES SPIRITUELLES 218

LIVRE PREMIER : LA VIE ACTIVE 219

LIVRE DEUXIÈME : LA VIE DE DÉSIR 239

LIVRE TROISIÈME : LA TROISIÈME VIE 287

LES NOCES SPIRITUELLES (Trad. J.-A. Bizet) 293

PRÉFACE : DES NOCES SPIRITUELLES ENTRE DIEU ET NOTRE NATURE 293

LIVRE PREMIER : LA VIE ACTIVE 294

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ.” DES TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR 294

A. DE LA VUE PAR LES YEUX DU CORPS 294

B. COMMENCEMENT DE LA VIE ACTIVE MOYENNANT UNE VISION SURNATURELLE 294

a. COMMENT LA GRACE DE DIEU EST OFFERTE A TOUS LES HOMMES EN COMMUN 294

b. COMMENT DIEU AGIT EN TOUS LES HOMMES MOYENNANT LA GRACE PRÉVENANTE 295

c. DE LA GRACE QUI NOUS REND AGRÉABLE A DIEU ET NOUS UNIT A LUI 295

DEUXIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT”. LES TROIS MANIÈRES SELON LESQUELLES NOUS DEVONS CONSIDÉRER L'AVÈNEMENT DU CHRIST 296

A. LE PREMIER AVÈNEMENT DANS L'INCARNATION 296

a. POURQUOI DIEU A FAIT TOUTES SES OEUVRES 296

b. COMMENT NOUS DEVONS CONSIDÉRER DANS LE CHRIST TROIS SORTES DE VERTUS 296

1. LE PREMIER MODE C'EST L'HUMILITÉ SELON LA DIVINITÉ ET SELON L'HUMANITÉ 297

2. LE SECOND MODE EST LA CHARITÉ ORNÉE DE TOUTES LES VERTUS 297

3. LE TROISIÈME MODE CONCERNE LA PATIENCE DANS LES SOUFFRANCES ENDURÉES JUSQU'A LA MORT 297

B. LE SECOND AVÈNEMENT PAR LEQUEL DIEU VIENT EN NOUS CHAQUE JOUR AVEC DE NOUVELLES GRACES 298

a. LES RAISONS, LA MANIÈRE ET LES EFFETS DE CET AVÈNEMENT, ILLUSTRÉS PAR L’IMAGE DU SOLEIL DANS LA VALLÉE 298

b. CONFIRMATION ET STABILISATION DES MÊMES EFFETS PAR L'AVÈNEMENT DANS LES SACREMENTS 299

C. DU TROISIÈME AVÈNEMENT DE NOTRE SEIGNEUR DANS LE JUGEMENT 299

a. LES RAISONS DE CET AVÈNEMENT 299

b. COMMENT LE CHRIST PROCÉDERA AU JUGEMENT 299

c. DES CINQ CATÉGORIES D'HOMMES QUI DOIVENT COMPARAÎTRE AU JUGEMENT 300

TROISIÉME PARTIE : “SORTEZ” D'UNE SORTIE SPIRITUELLE EN TOUTES LES VERTUS 300

A. L'HUMILITE BASE ET MÈRE DE TOUTES LES VERTUS 301

a. L'HUMILITÉ ENGENDRE L'OBÉISSANCE 301

b. L'OBÉISSANCE ENGENDRE L'ABANDON 302

c. L'ABANDON ENGENDRE LA PATIENCE 302

d. LA PATIENCE ENGENDRE LA DOUCEUR 302

e. LA DOUCEUR ENGENDRE LA BONTÉ 302

f. LA BONTÉ ENGENDRE LA COMPASSION 303

g. LA COMPASSION ENGENDRE LA LIBÉRALITÉ 303

h. LA LIBÉRALITÉ ENGENDRE LE ZÈLE POUR LA VERTU 304

i. LE ZÈLE POUR LA VERTU ENGENDRE LA MODÉRATION ET LA SOBRIÉTÉ 304

j. LA SOBRIÉTÉ ENGENDRE LA PURETÉ 305

B. LA JUSTICE, UNE ARME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU 306

C. COMMENT GOUVERNER LE ROYAUME DE L'AME 306

* 307

QUATRIÈME PARTIE : “A SA RENCONTRE”. D'UNE RENCONTRE SPIRITUELLE ENTRE DIEU ET NOUS 307

A. PREMIÈRE VOIE : LA PURETÉ D'INTENTION EN TOUT CE QUI CONCERNE LA BEATITUDE 307

B. SECONDE VOIE : DE L'EXCLUSION DE TOUTE INTENTION OU AFFECTION RELATIVE A LA CRÉATURE A COTÉ DE DIEU OU AU-DESSUS DE LUI 308

C. TROISIÈME VOIE : DU REPOS EN DIEU AU-DESSUS DE TOUTES LES CRÉATURES, DE TOUTES LES VERTUS, DES CONSOLATIONS SENSIBLES OU SPIRITUELLES 308

D. DU DÉSIR DE CONNAITRE L'ÉPOUX DANS SA NATURE 308

* 309

DEUXIÈME LIVRE : LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU 309

PREMIÈRE PARTIE : “VOYEZ”. LES FONDEMENTS DE LA VIE DANS LE DÉSIR DE DIEU 309

A. DE TROIS CONDITIONS REQUISES POUR VOIR 309

B. D'UNE TRIPLE UNITÉ QUI EST EN NOUS PAR NATURE 310

a. LES TROIS UNITÉS, COMMENT ON LES POSSÈDE SELON LA NATURE 310

b. DES TROIS UNITÉS ET DE LEUR POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE ACTIVE 310

c. LA PRÉPARATION A LA POSSESSION SURNATURELLE DANS LA VIE QU'ANIME LE DÉSIR DE DIEU. 311

C. L'ILLUMINATION DANS L'UNITÉ SUPÉRIEURE 311

D. LES CONDITIONS REQUISES POUR OBTENIR L'ILLUMINATION 311

* 312

DEUXIÈME ET TROISIÈME PARTIE : “L'ÉPOUX VIENT, SORTEZ”. DU TRIPLE AVÈNEMENT DU CHRIST ET DE LA MANIÈRE D'Y RÉPONDRE 312

A. LE PREMIER AVÈNEMENT LEQUEL SE FAIT DANS LE COEUR 313

a. L’IMAGE DU SOLEIL SUR LES HAUTES TERRES. 313

LA COMPARAISON AVEC L’EAU QUI BOUT. 314

b. DEUXIÈME MODE. SURABONDANCE DES CONSOLATIONS 315

DE LA COMPARAISON AVEC L’ABEILLE. 316

c. TROISIÈME MODE. PUISSANT ATTRAIT VERS DIEU 316

OBSTACLES. 319

DE LA COMPARAISON DES FOURMIS. 319

d. QUATRIEME MODE. DE LA DÉRÉLICTION 320

IL EST MONTRÉ PAR UN EXEMPLE COMMENT NOUS TROUVONS DANS LE CHRIST CES QUATRE MODES PORTÉS A LEUR PERFECTION 323

B. LE SECOND AVENEMENT DANS LES PUISSANCES SUPÉRIEURES L'IMAGE DE LA SOURCE ET DES TROIS RUISSEAUX 324

PREMIER RUISSEAU : COMMENT IL FAIT L'ORNEMENT DE LA MÉMOIRE 324

DEUXIÈME RUISSEAU : COMMENT IL ÉCLAIRE L'ENTENDEMENT 324

TROISIÈME RUISSEAU : COMMENT IL CONFIRME LA VOLONTÉ EN TOUTE PERFECTION 326

C. TROISIÈME AVÈNEMENT LA TOUCHE RESSENTIE DANS L'UNITÉ DE L'ESPRIT. COMMENT DIEU DE PAR SON UNITÉ AMÈNE L'AME A L'UNITÉ. DE L'UNITÉ DE LA NATURE DIVINE DANS LA TRINITÉ DES PERSONNES 330

COMMENT L’HOMME DOIT ÊTRE ORNÉ POUR ACCÉDER AUX EXERCICES LES PLUS INTIMES 331

DU TROISIÈME AVÈNEMENT DU CHRIST QUI NOUS CONDUIT A LA PERFECTION DANS LES EXERCICES INTIMES 331

D'UNE SORTIE DE L'ESPRIT EN SON FOND INTIME SOUS L'ACTION DE LA DIVINE TOUCHE 331

QUATRIÈME PARTIE : « A SA RENCONTRE » COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU EN ESPRIT, AVEC INTERMÉDIAIRE ET SANS INTERMÉDIAIRE 333

A. LA BASE DE TOUTE UNION AVEC DIEU 333

a. D'UNE RENCONTRE ESSENTIELLE DE DIEU SELON LA SEULE NATURE ET SANS INTERMÉDIAIRE 333

b. DE LA RESSEMBLANCE QU'ON POSSÈDE AVEC DIEU PAR LA GRÂCE ET QU’ON PERD PAR LE PÉCHÉ MORTEL 334

c. COMMENT ON POSSÈDE DIEU PAR LE REPOS DANS L'UNITÉ, AU-DESSUS DE TOUTE RESSEMBLANCE DE GRACE 335

d. COMMENT NOUS AVONS BESOIN DE LA GRACE DE DIEU QUI NOUS CONFÈRE LA RESSEMBLANCE ET SANS INTERMÉDIAIRE NOUS CONDUIT A DIEU 335

DE LA VISITATION DE DIEU ET DE NOTRE ESPRIT , DANS L'UNITÉ ET LA RESSEMBLANCE 336

B. L'UNION AVEC INTERMÉDIAIRE 336

a. COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU DANS TOUTES NOS OEUVRES 336

b. COMMENT s'ORDONNENT TOUTES LES VERTUS AUX SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT. 336

C. L'UNION « SANS INTERMÉDIAIRE » ET SES TROIS MODES 341

a. LE PREMIER DES TROIS MODES 341

b. LE SECOND MODE, D'UN DEGRÉ PLUS ÉLEVÉ 342

c. LE TROISIÈME MODE, QUI CONDUIT L'HOMME A LA PERFECTION DE LA JUSTICE 342

d. COMMENT D'AUCUNS MÈNENT UNE VIE CONTRAIRE A CES TROIS MODES 343

D'AUTRES HOMMES QUI CONDUISENT LEUR ACTIVITÉ EN OPPOSITION AVEC LE DEUXIÈME MODE. 344

D'AUTRES ENCORE QUI MENENT UNE VIE CONTRAIRE AUX TROIS MODES ET A TOUTE VERTU 345

D'UNE DERNIÈRE SORTE D'HOMMES PERVERS 346

* 347

TROISIÈME LIVRE : LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU 347

PREMIERE PARTIE : “VOYEZ” . LES CONDITIONS REQUISES POUR VOIR 348

COMMENT ON PARVIENT A VIVRE DANS LA CONTEMPLATION DIVINE MOYENNANT TROIS CONDITIONS 348

DEUXIÈME PARTIE : “L'EPOUX VIENT” . COMMENT LA GÉNÉRATION DIVINE SE RENOUVELLE SANS CESSE EN LA PARTIE NOBLE DE L'ESPRIT 349

TROISIEME PARTIE : “SORTEZ”. COMMENT NOTRE ESPRIT EST SOLLICITÉ DE SORTIR DANS LA CONTEMPLATION ET LA JOUISSANCE 349

COMMENT IL NOUS EST DONNÉ DE SORTIR ÉTERNELLEMENT DANS LA GÉNÉRATION DU FILS 350

QUATRIEME PARTIE : « A SA RENCONTRE » D'UNE RENCONTRE DIVINE QUI SE PRÉSENTE DANS LE SECRET DE NOTRE ESPRIT 350

AMEN. AMEN. 351

Jan van RUUSBROEC ÉCRITS III - LE ROYAUME DES AMANTS - LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE 352

LE ROYAUME DES AMANTS 353

Introduction 353

Date et occasion du traité 353

Ses interlocuteurs : les faux mystiques 354

Ambiguïtés d'une contemplation naturelle 354

Des mystiques dans l'illusion 354

Survol de l'ouvrage 355

LE ROYAUME DES AMANTS 360

LE MIROIR DE LA BÉATITUDE ÉTERNELLE 418

Introduction 418

Titre, date et intention de l'auteur 418

Structure du traité 419

Survol de l'ouvrage 419

Conseils d une moniale 419

Petit traité de l'Eucharistie 419

La « vie vivante » 421

Le miroir de la béatitude éternelle 423

Jan van RUUSBROEC ÉCRITS IV - LES DOUZE BÉGUINES - LES QUATRE TENTATIONS - LA FOI CHRÉTIENNE - LETTRES 466

LES DOUZE BÉGUINES 466

Introduction 466

Les douze béguines 473

LES QUATRE TENTATIONS 578

Introduction 578

Les quatre tentations 580

DE LA FOI CHRÉTIENNE 586

Introduction 586

De la foi chrétienne 587

LETTRES 594

Introduction 594

LETTRE I 596

LETTRE II 602

LETTRE III 610

LETTRE IV 613

LETTRE V 616

LETTRE VI 617

LETTRE VII 618

Glossaires 619

GLOSSAIRE FRANÇAIS - MOYEN-NÉERLANDAIS 619

GLOSSAIRE MOYEN-NÉERLANDAIS - FRANÇAIS 625

Fin du Ruusbroec français ! 628

Relevés pour florilèges 629

Passages appréciés signalés précédemment en notes de bas de pages 629

Notes de lectures de l’Opera omnia 658

1 CI Little bk enlightment = Boecsken der Verclaringh 658

2 CII VII Sloten = Seven enclosures 659

3 Die geestelike brulocht = Espousals 660

4 CIV Realm of lovers 662

5&6 Tabernakel = Tabernacle 663

7 VANDEN [prolegomena] XII BEGHINEN 665

8 CVIII Mirror of Eternal Blessedness = Spieghel 665

9 CIX THE SEVEN RUNGS [anneaux] 666

10 CX VANDEN BLINKENDEN STEEN = Pierre brillante - Lettres 667

Reypens 1922 668

Ampe 1960 668

Koehler 1964 669

Pourquoi Ruusbroec ? 670

Son importance dans la Tradition mystique 670

Projets d’élargissements de Traditions à Dominations 670

Ruusbroec, mystique original méconnu hors des Flandres 671

Tri des relevés français 672

Tri des relevés français retravaillés 684

Free Word Cloud Generator 694

Choix d’écrits sous influence 695

« Le Soliloque Enflammé » (Gerlac Peters) 696

CHAPITRE PREMIER Celui qui veut éviter la dispersion du coeur et se recueillir doit sans cesse considérer la fin de tontes choses et renoncer à toute consolation en dehors de Dieu. 696

CHAPITRE DEUXIÈME Que l'homme doit fréquemment songer à son exil, pour se réfugier en Dieu ; et là, uni à Lui, rien ne pourra lui manquer. 697

CHAPITRE TROISIÈME Qu'en tout ce que nous faisons, il faut examiner le pourquoi des choses, surtout à l'office divin 697

CHAPITRE QUATRIÈME Avec quels grands sentiments de dévotion il convient que nous assistions à l'office divin et principalement au saint sacrifice de la messe. 698

CHAPITRE CINQUIÈME Que le seul amour de la vertu doit nous la faire pratiquer, car la vertu est toujours bonne par elle-même. 698

CHAPITRE SIXIÈME Qu'il faut résister avec une humilité vraie, et en vue de la vérité,-aux pensées vaines et aux penchants vicieux. 698

CHAPITRE SEPTIÈME Que l'attachement intéressé à soi-même empêche le progrès intérieur de l'âme. 699

CHAPITRE HUITIÈME De la vraie liberté, ou du bonheur de l'âme unie à Dieu. 700

CHAPITRE NEUVIÈME Du fruit de la sainte liberté, et de la gloire de l'âme unie à Dieu. 700

CHAPITRE DIXIEME Comment le regard intérieur de l'homme s'éclaire et s'illumine ; comment son regard extérieur devient pur et simple ; et comment l'homme revêt en quelque sorte les moeurs divines. 701

CHAPITRE ONZIÈME De la douceur cachée de la croix spirituelle; ce que c'est qu'y persévérer, et quels doivent être nos sentiments à ce sujet. 702

CHAPITRE DOUZIÈME Comment les vices intérieurs se joignent au démon, leur Prince, pour tendre continuellement des embûches à l'âme qui aime Dieu. 705

CHAPITRE. TREIZIÈME Que l'homme intérieur, qu'il sente ou qu'il ne sente pas la grâce, progresse toujours; et comment il faut apprendre des anges à se tenir en présence de Dieu. 707

CHAPITRE QUATORZIÈME Que de l'amour de Dieu provient pour l'homme la véritable sécurité. 710

CHAPITRE QUINZIÈME Que l'amour de la justice et de la vérité, et la recherche de la gloire de Dieu en toutes choses consistent à demeurer en la croix. 711

CHAPITRE SEIZIÈME Que l'âme libre de toute propriétés/1 est partout en sécurité en Dieu. 711

CHAPITRE DIX-SEPTIÈME A quoi l'homme spirituel, et surtout le religieux, quand il est à l'office divin, doit s'exercer. 712

CHAPITRE DIX-HUITIÈME Qu'il n'y a rien de plus doux et de plus glorieux pour l'âme que d'adhérer au Souverain Bien et de se rendre conforme à la Sainte Trinité. 713

CHAPITRE DIX-NEUVIÈME. Que le souverain bonheur pour l'homme juste est d'être uni à Dieu et le malheur suprême d'en être séparé. 714

CHAPITRE VINGTIÈME Prière de l'homme environné de ténèbres, pour obtenir l'illumination du coeur. 714

CHAPITRE VINGT ET UNIÈME Que le vrai pauvre en esprit se glorifiera dans sa pauvreté et son néant. 715

CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME Du véritable abandon. 715

CHAPITRE VINGT-TROISIÈME De l'opulence du pauvre d'esprit. 716

CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME Du bonheur de l'âme qui se tient au-dessus de toute élévation et au-dessous de tout mépris. 717

CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME De la double région de l'âme : l'une, inférieure, qui est la région de la sensibilité; l'autre, supérieure, qui est la région de l'âme réformée. 718

CHAPITRE VINGT-SIXIÈME Avec quelle exigence Dieu veut notre réforme et notre progrès tant intérieur qu'extérieur. 721

CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME Exhortation à nous conformer au divin exemplaire. 722

CHAPITRE VINGT-HUITIÈME Quel est l'héritage du véritable pauvre d'esprit en cette vie. 722

CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME De la louange de la sainte pauvreté et comment la support volontaire des adversités conduit à l’illumination de l'âme. 723

CHAPITRE TRENTIÈME De quelle manière l'homme intérieur est illuminé et uni au Verbe, et que, dans tous les événements et dans toutes nos oeuvres, il faut avoir un oeil simple et une intention pure. 724

CHAPITRE TRENTE ET UNIÈME Que la vertu est immuable en elle-même et ne varie pas au gré des accidents. 727

CHAPITRE TRENTE-DEUXIÈME Qu'en deçà de Dieu, il n'y a rien qui puisse véritablement consoler l'âme. 728

CHAPITRE TRENTE-TROISIÈME Que la force de l’âme doit soutenir la faiblesse de la nature. 729

CHAPITRE TRENTE-QUATRIÈME Que la contemplation ne peut s'allier avec l'agitation et le trouble. 730

CHAPITRE TRENTE-CINQUIÈME Que le Seigneur Jésus doit être considéré sous un double aspect; comment l'amour aime à se répandre. 730

CHAPITRE TRENTE-SIXIÈME Quel fruit il faut retirer des exercices du culte et des Sacrements. 731

CHAPITRE TRENTE-SEPTIÈME Qu'il faut supporter avec égalité d'âme la correction, qu'elle soit juste ou injuste. 732

CHAPITRE TRENTE-NEUVIÈME Comment le coeur devient libre et léger. 733

Quelques chapitres de « L’Imitation de N.S.J.-C. » 734

CHAPITRE V Des merveilleux effets de l'amour divan. 734

CHAPITRE VIII Qu'il faut s'anéantir soi-même devant Dieu. 735

CHAPITRE XXII Du souvenir des bienfaits de Dieu. 736

CHAPITRE XXVII Que l'amour de soi est le plus grand obstacle qui empêche l'homme de parvenir au souverain bien. 737

CHAPITRE XXXVII Qu'il faut renoncer entièrement à soi-même pour obtenir la liberté du coeur 738

CHAPITRE LV De la corruption de la nature et de l'efficace de la grâce divine. 738

Extraits de « La Perle évangélique » 740

Un choix de « bonnesfeuilles »  740

CHAPITRE IV Comment en tous nos exercices, nous pourrons demeurer immobilement simples, en l'unité divine. 741

CHAPITRE XVI [entier ] Combien grandes richesses l'âme mortifiée expérimente. 741

CHAPITRE XXX [complet] Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître. 743

CHAPITRE XXXI [complet] Interne union avec Dieu 743

CHAPITRE XLII Exercice de foi pour la communion spirituelle. 745

CHAPITRE XLIV Oraison interne pour la rémission des péchés, pour la réception du vénérable Sacrement et pour la pureté de coeur. 745

CHAPITRE LVII [complet] Oraison sur cette triple vie. 746

TABLE 749

Fin du volume 756




Fin du volume



Garamond corps 10 gras

Édition Hors Commerce.



© 2022.

Licence Creative Commons
Ce travail est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. - This work by Dominique Tronc is licensed under CC BY-NC-ND 4.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0

1Il s’agit de la première partie ‘La vie de Ruusbroec’, in « Ruusbroec  l’Admirable » (Paul Verdeyen), Cerf, 2004. Le lecteur dispose infra d’un « parallèle » introductif anglais (P. Mommaers). Le chercheur consultera le Dictionnaire de Spiritualité, 1973, fasc. XIX, col.659-697, « Jean Ruusbroec » (Albert Ampe), ouvrant sur une vaste littérature érudite flamande.

Ensuite, les autres présentations et introductions sont en maigre tandis que les textes de Ruusbroec sont en gras. Le lecteur peut ainsi préférer lire Ruusbroec sans introductions très savantes mais parfois peu mystiques.

2Réédité in : Ruusbroec L’Admirable, La Pierre brillante, traduction et commentaire par Max Huot de Longchamp / suivi de l’Ornement des Noces spirituelles traduction de 1616 par un chartreux de Paris, coll. ‘Sources mystiques’, Centre Saint-Jean-de-la-Croix/ Éditions du Carmel, 2010.

3Admirable texte ! Traduction : Le Soliloque enflammé de Gerlac Peters, traduction nouvelle par Dom E. Assemaine, moine de Saint-Paul de Wisques, Librairie Saint Thomas d’Aquin, Saint-Maximin (Var), 1921.

4La Perle évangélique – traduction française - (1602) / édition établie et précédée de « Le coup terrible du néant » par Daniel Vidal, Jérôme Millon, 1997. Autre admirable texte !

5Édition aujourd’hui achevée ! voir en fin de ce volume des ‘notes de lectures’.


6Styles utilisés : pour le texte courant sur ou de Ruusbroec : style paragraphe par défaut en gras (mais parfois normalisé) ; pour les annotations du traducteur en notes ou en résumés marginaux : style citations italiques – tout en Garamond corps 10.

noter l’intérêt des ruptures marginales : elles rompent le fil de notre lecture usuellement trop rapide liant des « dits » souvent indépendants. J’ai mieux apprécié R. en introduisant ces séparateurs !


7Il s’agit en Introduction d’une reprise partielle de l’étude que l’on vient de lire par le même Paul Verdeyen.

8 Glossaire auquel s’ajoute celui en fin du présent volume (après les Oeuvres de Ruusbroec, avant les Influences).

9Il s'agit ici des résumés marginaux de l’édition Bellefontaine propres à la page qui précède ou qui suit. Chaque résumé correspond à un (parfois deux) paragraphes du texte de Ruusbroec.

10En italique pour indiquer le recours possible au Glossaire de la fin du tome (repris). J’omets ces italiques qui me semblent troubler la lecture.

11« Dieu » partout ! Il faudrait ouvrir une explication de ce terme « royal » (au dix-septième siècle) en l’élargissant sur : inconnaissable, énergie, etc.

12! [précision essentielle, elle contourne toute dualité par l'amour. Je partage la note /1 (deuxième) et note /2 (première) du traducteur . V. plus bas au fil du texte.]

13 + [marque de repérage d’un passage apprécié] ici : de « Cette invitation … étreindre ». Passages regroupés en fin d’ouvrage]

14 +

15+

16+

17+

18+

19++

20Les annotations marginales sont souvent disjointes. Je ne fais que les signaler par leur style « Citations »

21+ §

22++

23+ §§

24++

25+

26+

27 Lc 2, 52

28 Jn 1, 13.

29 Rph 3, 18.

30 Apoc 2, 17.

31 Hb 1, 3.

32 Sg 7, 26.

33 Phi 2, 7-8.

34 Ps 22, 7.

35 I Co 2, 8.

36 Hb 11, 6.

37 Ps 111, 11 ; Pv 1, 7 ; 9, 10.

38 Lc 10, 38-42.

39 Ro 8, 14.

40 I Jn 5, 4.

41 Col 3, 3.

42 Apoc 14, 13.

43 Jn 17, 3.

44 Ps 34, 9.

45 Sg 2, 3.

46 I Co 13, 12.

47 Is 9, 1.

48 Sg 1, 7.

49 Sermon 33 sur le Cantique des Cantiques.

50 Apo 2, 17.

51 Apo 3, 5.

52 Apo 5, 5-10.

53 Ro 8, 16s.

54 Phil 2, 9.

55 Mt 17, 1-6.

56 Mt 17, 5.

57 Mt 17, 5.

58 Sur le vocabulaire spirituel chrétien dans la description de l'âme humaine, cf. notre Louis de Blois, L'Institution spirituelle, Centre Saint-Jean-de-la-Croix/Éditions du Carmel, 2004, p. 21ss.

59 Cf. Paul Valéry :

... le langage peut produire deux espèces d'effets tout différents. Les uns, dont la tendance est de provoquer ce qu'il faut pour annuler entièrement le langage même. Je vous parle, et si vous avez compris mes paroles, ces paroles mêmes sont abolies. Si vous avez compris, ceci veut dire que ces paroles ont disparu de vos esprits, elles sont remplacées par une contrepartie, par des images, des relations, des impulsions ; et vous posséderez alors de quoi retransmettre ces idées et ces images dans un langage qui peut être bien différent de celui que vous avez reçu...
Par conséquence, la perfection d'un discours dont l'unique objet est la compréhension consiste évidemment dans la facilité avec laquelle la parole qui le constitue se transforme en tout autre chose, et le langage, d'abord en non-langage ; et ensuite, si nous le voulons, en une forme de langage différente de la forme primitive.
En d'autres termes, dans les emplois pratiques ou abstraits du langage, la forme, c'est-à-dire le physique, le sensible, et l'acte même du discours ne se conserve pas ; elle ne survit pas à la compréhension ; elle se dissout dans la clarté ; elle a agi ; elle a fait son office ; elle a fait comprendre : elle a vécu.
Mais au contraire, aussitôt que cette forme sensible prend par son propre effet une importance telle qu'elle s'impose, et se fasse, en quelque sorte, respecter ; et non seulement remarquer et respecter, mais désirer, et donc reprendre — alors quelque chose de nouveau se déclare : nous sommes insensiblement transformés, et disposés à vivre, à respirer, à penser selon un régime et sous des lois qui ne sont plus de l'ordre pratique — c'est à dire que rien de ce qui se passera dans cet état ne sera résolu, achevé, aboli par un acte bien déterminé. Nous entrons dans l'univers poétique. (Valéry, Œuvres I, Paris, Gallimard, 1957, pp 1325-1326)
Toutes les fois que la parole montre un certain écart avec l'expression la plus directe, c'est-à-dire la plus insensible de la pensée, toutes les fois que ces écarts font pressentir, en quelque sorte, un monde de rapports distincts du monde purement pratique, nous concevons plus ou moins nettement la possibilité d'agrandir ce domaine d'exception, et nous avons la sensation de saisir le fragment d'une substance noble et vivante qui est peut-être susceptible de développement et de culture ; et qui, développée et utilisée, constitue la poésie en tant qu'effet de l'art. (Valéry, Oeuvres I, p 1457)



60+

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69!

70+ lyrique

71Ajouts d’un autre rédacteur ?

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73+

74Oui ? +

75+

76+ La suite expose une difficulté d’insérer en Tradition théologique. Le mystique déborde. Voir page suivante.

77Certes ! « sans faire parler d’eux » ! - ~1349 la peste noire – dom Louf édite en 1993.

78Certes ! dom Louf va peiner sur « l'union sans intermédiaire » en renvoyant heureusement à Ruusbroec.

79phénoménologique.

80+

81+

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83+§§

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90Jan van Ruusbroec, Écrits I à IV, Abbaye de Bellefontaine, 1990/99, par Dom André Louf. - Je limite donc mon travail d’extraction et correction de l’anglais à ce premier tome de l’édition du Corpus Christianorum - particulièrement utile pour son Introduction - mettant par contre à disposition le dossier photos de l’édition complète CI à CX incluant quelques OCR non corrigés.

91Le problème central soulevé par les amis chartreux auxquels Ruusbroec rendit visite est récurrent tout au long de l’histoire des rapports délicats entre expérience mystique et interprétation ontologique lorsqu’elle s’éloigne de toute ouverture phénoménologique. La question posée est universelle. Elle est abordée avec profondeur dans l’Introduction de P. Mommaers (‘3.The central problem à 5.) même si le jésuite contourne l’aporie. (DT). Citations : « After it has carefully distinguished God from man, the tidy thinking of philosophers and theologians appears unable to understand the real unification of Creator and creature. » - « His response is as simple as it is radical: the prevailing ontology gives a correct but incomplete view of the reality of God and man. » - « In the core of his being, he is not a threatened closedness, but openness and receptivity. Man bears within himself an abyss which is wholly open for what is other, for the Eternal » - « There is only one way out of this aporia, this being-one versus being-other, which still taxes our thinking about the relationship between God and man, and between men mutually: to take seriously the model experience which is the mystical union with God and not squeezing it immediately into a philosophical framework but describing it. » - « The relationship is creative, then: to accept these new gifts is ipso facto to be renewed. » - etc.)

92/ ...abandon his own self-will into God's free will… sortant de lui-même par amour ...lively active love ...enjoyable and fathomless.
93Heureuses analogies du feu et de l’air souvent reprises (dont par Jean de la Croix), menant à la « vie commune ».
94Expérimentée. ...sinking away from themselves into a modeless abyss of fathomless beatitude. Suit le grand élan, unity without difference… At this time I cannot make my view more clear to you.
95 Bottomless : réponse à la dualité.

96+ [positive appréciation]

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102! en 1310 Ruusbroec a dix-sept ans ; il vivra jusqu’en 1371. n.DT

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115Cosmologie propre au Moyen âge : terre - eau - feu - éther. Elle ne change guère ce qu’en tire en profondeur R. : « on n'y trouve ni temps, ni lieu, ni motion, ni aucun changement… ».

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127 Matth. XXIX, 5.

128 Opinion qui se rencontre chez saint Grégoire le Grand (Hom. 38 in Evang.) et qui fut reprise tant par les scolastiques que par les mystiques, notamment dans l'école allemande, Cf. S. Thomas, IIIa, q. 31, a. s : .,.semen feminae non est materia, quae necessario requiratur ad generationem, nec luit in conceptione Christi, sed sanguis virtute Spiritus sancti luit adunatus et iormatus in prolem, Comp. Eckhart, Commentaire sur l'Ecclésiastique, publié par le P. Denifle in ... ; et Suso, édit. Bihlmeyer, p. 333.

129 Allusion au sang et à l'eau échappés du flanc ouvert de Jésus en croix, dans lesquels la tradition vit l'image de la rédemption et du baptême

130 V. supra, p. 68, Comp, S. Thomas, IIIa, q. 46, a. 2 : Deus est supremum et commune bonum totius universi.

131 behouden avec le double sens du latin servare: conserver et sauver.

132 V. supra, pp. 61-129, note 1.

133 Eckhart, prêchant sur le texte de Math. XXI, 5 : Dites à la fille de Sion : Voici que ton roi vient à toi, distingue également trois avènements de Dieu dans l'âme : le premier par la grâce qui donne le goût de la vertu et la détourne des obstacles qui lui viendraient des créatures, le second par la connaissance qui permet à l'homme de se cqnnaître et de se disposer à faire la volonté divine, le troisième par la liberté qu'il lui apporte, la dégageant de ses préoccupations charnelles, (Ed. Pf. pp. 348-349.)

134 nn. [notre note, DT]: intuition d’une création progressive dont la vie terrestre est une étape intermédiaire d’apprentissage

135 Les PP. Bénédictins rapprochent le développement ainsi annoncé d'un passage de saint Bernard dont Ruysbroeck semble s'être inspiré: In hac igitur passione, fratres, tria specialiter convenit intueri: opus, modum, causam. Nam in opere quidem patientia, in modo humilitas, in causa charitas conimendatur, Serm. in fer. IV. hebd. sanctae.


136 Marc 15, 34

137 Luc 23, 34

138 Cf. Hebr. V, 7: cum clamore valido et lacrymis preces supplicationesque offerens, exauditus est pro sua reverentia

139 nn. : justice, règle supérieure qui ne peut être transgressée que par amour

140 Joh. 5, 27

141 Nous suivons ici la leçon retenue dans l'édition de la Ruusbroec-Genootshap, rattachant met behooylijcker gherechticheit à la phrase précédeote, séparée de la suivante par une coupure tranchée.

142 Cf. S. Greg. Magn.. Moral. 1. XXVI, c. 27, n. SQ: Duae quippe sunt partes, electorum scilicet, atque reprobatorum, sed bini ordines eisdem singulis partibus continentur. Alii namque judicantur et pereunt; alii non judicantur et pereunt. Alii judicantur et regnant; alii non judicantur et regnant.

143 Cf. Joh. III, 17-19.

144 Saint Thomas écrit à propos de la charité : ...sicut ordinata virtutum congregatio per quamdam similitudinem aedificio camparatur, ita etiam id quod est primum in acquisitione virtutum, fundamento comparatur, quod primum in aedificio jacitur, Sum. theol., IIa IIae, q. 161, a. 5., ad soc.

145 Matth. 5, 3

146 Matth. 5, 4

147 nn.: retrouve la disposition des facultés

148 Matth. 5, 5

149 Matth. 5, 7

150 Matth. 25, 34

151 Matth. 5, 6

152 die watheit Gods

153 Matth. 5, 9

154 Cf. De imitatione, III, 16 : Sint temporalia in usu, aeterna in desiderio

155 Matth. 5, 8

156 Dans le Royaume des amants, Ruysbroeck présente le libre arbitre comme une puissance particulière. Il apparait qu'il se rapproche ici de l'opinion des scolastiques, V. Supra p.96 n.1. Sur les notions élémentaires de la psychologie de Ruysbroeck, cf. pp. 53 sq et 94 sq.


157 nn.: unité vu sous divers angles

158 Luc 11, 23

159 Cet exposé marque le passage de la vie active à celle que Ruysbroeck nomme “vie de désir”.

160 Luc, XIX, 5. Même allusion chez Eckhart à la visite de Jésus au publicain de Jéricho, éd. Pf., pp. 123 et 479

161 Comp. Hugues de Saint-Victor : Plus diligitur quam intelligitur, et intrat dilectio et appropinquat, ubi scientia taris est. Exp. in Hier.Cael., 1. VI, MIGNE, P.L., t. 175. Col. 1038. ...et saint Thomas de même : ubi desinit cognitio, scilicet in ipsa re quae per aliam cognoscitur, ibi statim dilectio incipere potest. IIa IIae, q. 27a. 4.


162 Commentant le mot de saint Paul : in ipso vivimus et movemur et sumus, saint Thomas explique que tout en existant dans leur nature propre les créatures existent aussi en Dieu, pour autant que la puissance divine les contient et les conserve, Cf. Sum. theol., la, q.18 a.4

163 Cette distinction est celle que les scolastiques établissent entre la nature et l'essence : Nomen naturae significat essentiam rei secundum quod habet ordinem vel ordinationem ad propriam operationom rei. S. Thom., De ente et essentia, c. I


164 Die sonne die schijnl in overlant, in midden der werelt.., exactement au milieu du monde. Overlant s'oppose ici à Nederlant, PaysBas, et désigne très vaguement les contrées montagneuses situées au Sud des pays de plaine qui constituaient l'horizon familier de Ruysbroeck.


165!

166 Cf. Richard de Saint-Victor : Benjamin major, 1. V, c. VIII Migne, P-L-, t. 196, col. 176) : Satis novimus quid ignis iste corpo reus in vasisj quamvis mqdico liquore perfusis, operari soleat.., incipit liquorem ad superiora attollere... Sic sane animus humanus divino igne succensus…

167 Eckhart écrivait que le Christ en croix brûlait d'une ardeur comparable à celle du soleil qui attire vers le ciel la vapeur de la terre. Ed. Pf., p.220.

168 Allusion à I Cor. III, 2: Je vous ai donné du lait à boire, non une nourriture solide, car vous n'en étiez pas capables..

169 Quelle que soit la part qu'il convient de laisser à l'observation personnelle, Ruysbroeck semble s'inspirer ici, comme plus loin pour la description des fourmis, du Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, lequel ne fait souvent que transposer le De naturis rerum de Thomas de Cantimpré. Cf. Melline d'Asbeck, La mystique de Ruysbroeck l'Admirable, pp. 108-109.


170ii) V. supra, p. 116, note 1.

171 Selon Saint Bernard la visio Dei se fait au moyen d'images ou “similitudes spirituelles” évoquées par les anges. In Cant. Serm. XVIII, 6 et XLI, 3

172 Suso tient que l'âme peut s'ouvrir dans l'extase à l'intelligence des mystères de Dieu et vérifier par l'expérience une doctrine reçue; toutefois en revenant aux conditions de la connaissance normale, elle oublie presque la vérité entrevue pour revenir ad consueta fidei documenta. Horologium Sapienliae, 1. II, c. IV.

173 Les deux degrés que Ruysbroeck distingue ici correspondent sensiblement à ceux que saint Thomas caractérise respectivement par la contemplation de “similitudes imaginaires” et par celle de la vérité divine à travers des effets d'ordre intelligible; le troisième, proprement appelé raptus consistant dans la contemplation de l'essence divine.

174 Les théoriciens de la mystique veulent que l'impressio luminis, qui comporte la possibilité de développements progressifs, ne soit pas confqndue avec l'impression des images ou espèces infuses. La lumière infuse devient dans l'âme un principe de transformation qui la simplifie et l'élève au-dessus des conditions normales de la connaissance. V. supra, p. 144, note 1.

C'est en matérialisant abusivement les termes dont usent les contemplatifs, et dans l'ignorance des problèmes théoriques qu'ils soulèvent, qu'un psychologue contemporain y cherche le symptôme des phénomènes de photisme observés par les psychiatres. Cf. J.-H. Leuba, Psychologie du mysticisme religieux, trad. Herr. p. 93.

175 Les mystiques allemands mettent volontiers en garde les hommes intérieurs contre les visions où leur imagination s'égare. Comp. notamment Eckhart, éd. Pf., p. 240.


176 Job 1, 21

177!

178Universalité qui s’attache au comportement, défaut au prochain etc : valable quelle que soit la Tradition. Approche phénoménologique. Par ailleurs R. reste chanoine ! - La pierre de touche est le recours à la grâce.

179Oui. (Boudddhisme ? « Nature » et nembutsu).

180! pas besoin d’excuser. La crainte de « Dieu » s’oppose à l’Amour. La crainte est cpd très naturelle au niveau du vécu humain, guerre etc. Quant à l’Amour on ne peut que le recevoir (peut-être le transmettre ou du moins ne s’y opposer en rien). - « devant une telle surabondance de miséricor de …  impardonnable offense » . - pas de mérite - contre le jansénisme - etc.

181+

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188!

189Illustré par les livres d’heures, forme la plus répandue à l’époque. L’imagination est de nos jours plus limitée puisque l’immensité spatiale, temporelle, complexe de l’univers lui donne substance.

190Hypallage : « figure par laquelle on paraît attribuer à certains mots d’une phrase ce qui appartient à d’autres mots de cette phrase, sans qu’il soit possible de se méprendre sur le sens. : enfoncer son chapeau sur sa tête, pour enfoncer sa tête dans son chapeau » (Littré) – époque des haut-de-forme.

191Contorsion préservant « l’après-vie ».

192!

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204Mais à poursuivre ! pour découvrir des merveilles que le vieux Ruusbroec n’a pas exprimées auparavant.

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236Bosch !

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378Bosch !

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395J’ai réédité en lulu sa traduction des Lettres.

396En témoigne A.van Loey, Introduction à l’étude du Moyen-Néerlandais, Bibliothèque de Philologie Germanique, Aubier, 1951.

397Qui descendra en vallée du Rhin et à Paris, marquera Cisneros et Ignace de Loyola. Les jésuites lui ont rendu un juste hommage par leurs admirables éditions du Corpus Christianorum.

398+

399+§§

400 Free Word Cloud Generator https://monkey.learn/word-cloud .

It is a word clouds powered by AI - determines which words are most relevant by measuring how rare, descriptive, and how long a word is – instead of just measuring word frequency.

Il existe d’autres cloud generators, un français serait préférable ; recherche décevante non poursuivie.

401 BIBLIOTHÈQUE SPIRITUELLE DU CHRÉTIEN LETTRÉ
L'IMITATION DE JESUS -CHRIST
Texte latin original
TRADUCTION FRANÇAISE DE LAMENNAIS
LIBRAIRIE PLON, 1943.

402LA PERLE EVANGÉLIQUE - traduction française – (1602) - édition établie et précédée de « Le coup terrible du néant » par Daniel Vidal – Jérôme Millon, 1997, 730 pages.

Texte flamand d’une béguine : peut-être Marie van Hout, morte en 1547. Voir Dict.Spir. 12.1159-1169 (A. Ampe) : « L’auteur souligne comment nous sommes éternellement incréés en Dieu qui nous crée dans le temps, imprégnant notre essence de la sienne de sorte qu’il est la vie de notre vie. » (12.1165). 

Perle composite ! « ...quatre formes et il n’est pas certain qu’elle nous soit parvenue dans son intégralité. » (12.1160) – Texte influent sur Benoît de Canfield, François de Sales, Angelus Silesius, Pierre Poiret, Gérard Tersteegen.

403Glossaire de D. Vidal, termes signalés par « * ».


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