PIERRE DE POITIERS





 « LE JOUR MYSTIQUE »

DE

PIERRE DE POITIERS



Avertissement

En complément des extraits heureusement choisis au sein de cette «lumière» ou Jour mystique par sœur Marie de l’Enfant-Jésus, puis édités dans la collection «Sources mystiques» du Centre Jean-de-la-Croix, je livre ici le texte dans son intégralité.

L’ensemble édité en 1671 couvre deux tomes et comporte plus d’un million et demi de caractères; Il couvre ici un seul volume ou manuel de sept cents pages, en petit corps, avec interlignes et marges réduites -- disponible aussi en fichier *. docx aisément exploitable.

Pierre de Poitiers est un «médecin de l’âme» qui a tenté de couvrir son domaine d’expertise. Il mérite un effort allant au-delà d’une appréciation accordée à bien d’autres mystiques. On ne feuillettera pas d’une traite l’outil ici assemblé. Il sera consulté comme on le fait d’un manuel de santé.

C’est l’unique et dernier exposé paru en occident chrétien couvrant la vie mystique considérée dans sa pratique et dans son ensemble. En 1671 les novices franciscains capucins se font rares et la littérature de direction pratique va disparaître de notre horizon culturel. Mais il demeure ce testament de Pierre de Poitiers, édifice construit en défense de la vraie mystique.

Le Jour Mystique peut se comparer (avec l’avantage d’être rédigé en notre langue en bonne facture littéraire) à certains traités ou sutras bouddhiques. Ces derniers sont monumentaux et procèdent par reprises successives du même sujet vu selon divers angles.

Ici, avec moins de répétitions, Pierre de Poitiers éclaire les coins et les recoins obscurs d’une intériorité qu’il a expérimentalement vécue (malgré ses dénégations). La tâche est accomplie avec une intelligence et une clarté filles du grand siècle. L’exposé est remarquable par son équilibre. Il se débite mal en morceaux choisis ce qui justifie ce complément apporté à l’édition de sœur Marie. Allons à la découverte du monument.

Dominique Tronc.



Dominique et Murielle Tronc, Élisabeth Beauchet et sœur Marie ont tour à tour transcrit et corrigé leurs saisies. Le présent dossier intégral date de février 2011. Je l’ai révisé en 2017



Pierre de Poitiers (~1610-1683) Conseiller des puissants et défenseur des mystiques.

Pierre de Poitiers prend l’habit en 1625 et assure de nombreuses charges à partir de 1648, séjourne à Rome où il est apprécié par deux papes et par Christine de Suède. Il publie son ouvrage longuement médité en deux tomes comportant dix traités.

Le Jour mystique ou l’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. Provincial des Capucins de la province de Touraine, publié chez Denys Thierry en 1671 se propose d’apporter toute la lumière possible sur la «science amoureuse»1. Il défend auprès de Rome l’exercice de l’oraison de foi nue contre Nicole et d’autres «anti-mystiques».

Sa pensée est d’une très grande clarté pour définir les notions mises en cause (oraison de repos, foi nue, etc.) et il utilise la raison pour convaincre dès qu’il le peut. Il affirme l’expérience mystique avec grande sérénité.

On lira l’introduction au choix imprimé cité précédemment (non reprise). Puis la notice reprise infra, extraite du Dictionnaire de Spiritualité. Ensuite un relevé onomastique établit la chronologie des charges et éclaire la vie de l’auteur par quelques événements. Son exploitation reste à faire. On sait que «l’auteur du Jour mystique» a été particulièrement apprécié par Madame Guyon : un aperçu de sa présence dans les Justifications de 1694 précède enfin l’œuvre de Pierre.



Notice du Dictionnaire de Spiritualité.

[col.1653] 56. PIERRE DE POITIERS, capucin, + 1684. — Pierre, dont on ignore la date de naissance, prit l’habit religieux le 10 octobre 1625. En 1648 il commence une longue série de charges en étant élu 4e définiteur provincial de Touraine.

En cette qualité, il est à Nantes le 26 avril 1648 et signe le protocole par lequel la Province de Touraine cède six cou­vents à celle de Bretagne. C’est le point de départ d’un schisme chez les Capucins tourangeaux : Pierre tient ferme à l’exécution des décrets de cession et à l’union des religieux. Dans cet esprit, il renonça à sa voix passive au chapitre de 1653, et en 1654 il sera désigné comme assistant du commis­saire général Claude de Bourges pour la pacification de la province. En 1650, il avait été nommé maître des novices : sa méthode de formation attira de nombreuses vocations. En 1653 il est confesseur des Capucines de Tours, en 1655 2e définiteur et gardien de Tours, puis provincial de 1657 à 1659, en 1661 et 1662; il redevient 1er définiteur et de nou­veau provincial de 1663 à 1665 et de 1669 à 1671.

Cette année-là, étant au chapitre général à Rome, il y est élu définiteur général. Clément x et Innocent xi l’eurent en grande estime et ce dernier lui donna les restes du martyr saint Irénée. Il les ramènera à Poi­tiers et sa sœur, Mme de Chantgnien, fera aménager au couvent une chapelle pour les y conserver. À Rome Pierre est directeur spirituel de la reine Christine de Suède. De retour en France il est réélu provincial de 1679 à 1681, année où il promulgua un règlement pour la province. Il meurt à Poitiers en 1684 et est enterré dans la chapelle de saint Irénée.

Pierre de Poitiers aurait laissé manuscrites des œuvres de philosophie et de théologie, mais on ne connaît de lui qu’un ouvrage imprimé : Le jour mysti­que ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mysti­que «par le R.P. P. de P. Provincial des Capucins de la Province de Touraine» (2 vol., Paris, Denys Thierry, 1671).

On voit que l’auteur gardait un demi-anonymat. Séraphin de Bourgogne l’a publié en latin : Dies mysticus... (Rome, Angelo Tirassi, 1675). Comme les approbations s’échelon­nent de 1669 (à Rome par François Pallu, le fondateur des Missions étrangères de Paris, puis Rouen, par Louis-François d’Argentan) jusqu’en 1671 (Paris), on sent que l’auteur a lon­guement travaillé avant de soumettre son ouvrage à douze censeurs.

Le mot «Jour» dans le titre signifie «lumière» (cf. t. 1, p. 16) et se trouve complété par «éclaircisse­ment» qui lui est joint. En effet dès les premiers mots de la dédicace à Jésus-Christ, Pierre dit : «Je prétends [col.1654] d’éclaircir les profondes matières de l’oraison et de la théologie mystique... qui est amour savant et science amoureuse». Quel est le besoin de cet éclaircissement, alors que «nous avons un grand sujet de louer Dieu de ce que nous voyons en ce siècle une si grande mul­titude d’écrivains sacrés» (t. 1, p. 26)? C’est que, parmi ces écrivains, il en est qui critiquent et même repoussent l’exercice de l’oraison mystique. «Je connais même des personnes d’autorité, et qui sont en estime et réputation de grande science, de vertu et d’expérience dans les choses spirituelles, lesquelles dissuadent la lecture des livres de ces mesmes autheurs (mystiques) comme estant dangereux et pleins d’erreurs» (t. 1, tr. 1, ch. 1, p. 7-8). Le Jour a donc une intention apologétique.

Henri Bremond le fait se dresser particulièrement contre Pierre Nicole. Mais comme le Traité de l’oraison de ce der­nier date de 1679 (DS, t. 11, col. 309-18), il ne peut être ques­tion de cette œuvre dans Le Jour mystique. Il s’agirait plutôt des Visionnaires, de 1665-1666, où Nicole critique toute mystique, à propos des Délices de l’esprit, de Desmarets de Saint-Sorlin. Nous aurons l’occasion de saisir une ou deux mises au point par Pierre de Poitiers.

Mais le capucin est-il lui-même un mystique? Son humi­lité ou son réalisme lui font écrire : «L’explication de ces matières mystiques demandoit des connaissances expérimen­tales que je n’ay pas» (t. 1, p. 8). Il le redira autrement au t. 2, dans l’argument du livre 4 (p. 285-86) à propos des phéno­mènes mystiques élevés : «Il faudroit icy pour les déclarer quelques (âmes) de celles qui en ont fait les bienheureuses expériences. A ce défaut je tâcherai d’exposer par ordre... le tout selon que je l’ay pu apprendre par la lecture des autheurs les plus mystiques qui en ont parlé et écrit selon leurs expériences». Or il est intéressant de noter que Pierre cite ses «autheurs» avec des références précises, et on voit bien qu’il les a lus et annotés.

En plus des Pères de l’Église, il est remarquable que les noms qui reviennent sont ceux de Benoît de Can­feld, Bernard de Clairvaux, Bonaventure, Constantin de Barbançon, François de Sales, Gerson, Harphius, Honoré de Paris, Jean de la Croix, Louis du Pont, A. Rodriguez, Ruusbroec, Tauler, Thérèse d’Avila, Thomas d’Aquin et les Victorins. Cet éclectisme pose une question : Pierre de Poitiers nous livre-t-il une doctrine personnelle en une matière dont il prétend n’avoir pas l’expérience? Il s’avère pourtant être autre chose qu’un compilateur.

Comment analyser ces 1579 pages réparties en livres, traités, chapitres et sections? Par bonheur, l’au­teur est clair et sa langue sobre. Aussi bien prétend-il que l’oraison mystique «peut être enseignée aux per­sonnes qui vivent dans le siècle et à celles mêmes qui y sont le plus occupées; qu’on y doit instruire les novi­ces ou commençants, les simples et les ignorants aussi bien que les doctes» (t. 1, p. 15; cf. p. 407-08; t. 2, liv. 3, tr. 5, ch. 1). Cette large ouverture à l’oraison mystique nécessite une excellente connaissance de la chose. Pierre ne s’attarde ni à ce qui traite de la médi­tation ni aux exercices de la vie purgative; il aborde d’emblée la nature de l’oraison mentale. Il la définit : «Exercice des puissances spirituelles de l’âme, ten­dantes, par différentes opérations intérieures et pieu­ses, à la parfaite adhérence et union à Dieu, au moyen de laquelle elle puisse devenir un même esprit avec Luy» (t. 1, p. 92). Elle est donc un exercice, compre­nant différentes opérations, ayant pour but l’union à Dieu jusqu’à la transformation en lui.

D’où trois sortes d’oraisons (liv. 1, tr. 1, ch. 2, sect. [col.1655] 4) : a) La méditation et considération comme exercice des trois facultés raison, mémoire et volonté; b) la «contemplation affirmative», pour laquelle Pierre renvoie à Thomas d’Aquin (2 a 2ae, q. 186) : «vue de la vérité... (par l’âme) pénétrée de lumière céleste, au moyen de laquelle la volonté se porte aux affec­tions»; c) la «contemplation négative» (t. 1, p. 123) qui est la contemplation mystique au sens propre : «sans formes et images, laquelle (contemplation) n’aperçoit ni l’objet qu’elle contemple, qui est Dieu, ni la façon dont elle y tend et s’y repose, les actes de l’âme en cette oraison étant directs et ne pouvant être réfléchis». Ici, nulle référence à un auteur. Ou encore (t. 1, p. 28) : «Contemplation appelée négative, laquelle ignore l’objet qu’elle contemple et qui n’est point autre que celle qui est sans formes ou images, ou autrement l’oraison mystique ou de quiétude». Sur un autre plan, l’oraison mystique ou «repos» pourra être «savoureuse» ou «sans goût», ce qui est une «distinction essentielle» (liv. 1, tr. 1, ch. 7, sect. 6). Ni l’une ni l’autre ne sont de soi incompatibles avec des extraversions, des occupations, des aspirations intérieures à produire des actes; mais nous verrons que ces actes risquent d’être nuisibles. Et cette matière est si importante qu’après en avoir déjà traité dans le premier tome, l’auteur y emploie le livre 4 du second (p. 283-702). Mais aux sections 12 et 13 du ch. 10 du tr. 7, l’aboutissement de l’oraison, il ne dépasse pas «l’extase» comme phénomène extraordinaire (p. 480-83).

Si tout baptisé est normalement apte à l’oraison de quiétude, quelle est la partie de l’âme où se développe la contemplation mystique? Pierre répond que c’est la pointe ou cime de l’âme, là où est la ressemblance avec Dieu. À ce propos il discute les problèmes de vocabulaire autour de la notion de syndérèse (t. 2, liv. 3, tr. 6, ch. 5). Mais il précisera : «La suprême pointe de l’esprit n’est autre chose que la volonté et l’intel­lect, sans oublier même le sens. Je n’y mets pas la mémoire, d’autant que l’opinion la plus probable est que ce n’est que l’intellect même qui réfléchit sur ses actes déjà passés, et partant nous ne l’omettons pas pour l’exclure, car elle est aussi comprise (t. 2, liv. 3, tr. 6, ch. 6, sect. 15).

La lumière dans laquelle est conduite l’oraison mystique est «la foi nuë, seule capable de faire un jour mystique dans les sacrées ténèbres de cette oraison» (t. 1, liv. 2, tr. 3, arg.). Tout le livre 2 traite ainsi «de la foi nuë, tant divine qu’humaine et de la satisfaction que la foi nuë doit produire en l’âme». C’est une foi «différente de la commune» (liv. 2, tr. 3, ch. 5). Elle est en même temps actuelle et habituelle (ibidem, ch. 9 et 10); infuse ou acquise, résidant à la pointe de l’entendement (ch. 23). Tout ce traité de la foi nue est par­ticulièrement original et compte le moins de citations d’auteurs.

Selon Pierre, la volonté a aussi son rôle dans la contemplation mystique. Il dit que même la quiétude est un acte et que par conséquent elle est sous la dépendance de la volonté (liv. 1, tr. 1, ch. 10, sect. 1). Mais cette volonté, selon les paroles de la dédicace à Jésus-Christ, doit être «en conformité avec la vôtre». On rejoint ici tout le problème de l’exercice de la volonté libre dans la soumission à la volonté de Dieu. D’où certains aspects paradoxaux : il est nuisible au progrès mystique de vouloir à tout prix produire des actes, images, pensées (liv. 1, tr. 2 en entier); mais dans le repos mystique sans goût, il est normal de [1656] sentir le désir, voire le besoin, de produire des actes pour sortir de la sécheresse (liv. 1, tr. 1, ch. 7, sect. 6); cependant il faut s’en garder soigneusement.

C’est peut-être sur ce terrain de la volonté et de la grâce que Pierre se heurte avec les opposants de la vie mystique. D’une part il pense — à l’encontre de Nicole, dit Bremond — que, même par les exercices de la volonté humaine, c’est Dieu qui fait agir et cesser d’agir en toutes les voies spiri­tuelles (liv. 1, tr. 1, ch. 5). D’autre part, il critique fortement les directeurs de conscience qui encouragent à produire des actes, comme ceux qui détournent de l’oraison par peur de l’illusion (liv. 2, tr. 3, ch. 28, sect. 2). Au contraire, il trouve que la tâche du directeur spirituel est importante et il lui sug­gère d’abondantes directives : «Le prudent directeur doit... rechercher et discerner quel est le caractère de ces âmes, quel le dessein de Dieu sur elles et la qualité des grâces qu’elles en reçoivent : afin d’y accommoder ses instructions» (liv. 1, tr. 1, ch. 1, sect. 9–10).

Finalement, quel est l’objet de cette oraison contemplative? C’est Dieu qui est l’objet de toute oraison en tant qu’Il est le souverain bien (liv. 1, tr. 1, ch. 11). La «sagesse» qu’est l’oraison a pour objet «la divinité, non raccourcie et bornée, ou revestuë de for­mes et images, comme elle est dans les oraisons de méditation, ou contemplation affirmative; mais au-dessus de tout concept et de toute comparaison, se cachant et ne se laissant aborder que dans les nuages... une jouissance de Dieu présent qui la (l’âme) trans­forme et la rend une naïve image de toutes ses perfec­tions» (liv. 1, tr. 1, ch. 1, sect. 1). Ici encore Pierre contredit la tendance jansénisante, en affirmant que c’est l’unique grâce de Jésus-Christ qui pousse vers Dieu, mais bien directement à Lui «tel qu’Il est en Lui-même et en tant que fin de toute créature» (liv. 4, tr. 9, ch. 3). Ces pages font d’ailleurs partie du dernier traité de Pierre qu’il intitule : «Du sacrifice de Jésus — Christ ou méthode succincte et facile qui enseigne à l’âme à se transformer en Jésus crucifié et à se cruci­fier avec lui, et qui comprend les actes principaux et plus excellents de l’oraison mentale». Montrant le Christ en croix et sur l’autel comme le premier qui ait réalisé le sacrifice mystique de l’âme souffrante (non seulement comme modèle, mais dans sa gratia capitis), le capucin poitevin se montre fidèle à la tradition de François d’Assise et de Bonaventure, en même temps qu’il se fait l’écho sans doute de l’école française, bien qu’il n’en cite aucun auteur.

Pierre de Poitiers semble avoir réussi la tâche qu’il se proposait dans sa dédicace au Christ : «Écrire un cours et une somme de théologie mystique» (t. 1, p. 8 et 10). Aussi est-ce un auteur capital non seulement pour la connaissance de l’état de la science mystique en France au 17e siècle, mais l’un des théologiens mys­tiques les plus complets et les plus profonds.

Rome, Archives générales des Capucins, G 135, p. 73-100 et 101-106. — Bibl. des Capucins de Paris, ms 21, ms 49 (Memor. Prov. Tur.) et plusieurs autres mss. — Bullarium Cap., t. 5, p. 66. — Bremond, Histoire littéraire..., t. 4, p. 387, 388, 523, 524, 538, 576, 577, 579. — Lexicon Capuccinum, Rome, 1951, col. 1350. — Dictionnaire des Lettres françaises, 17e siècle, Paris, 1954, p. 802. — LTK, t. 8, 1963, col. 377. — DS, t. 1, col. 435; t. 5, col. 1378; t. 8, col. 1467.

Willibrord-Christian VAN DIJK.

Fiches onomastiques

Les fiches «Pierre de Poitiers» du classeur onomastique portant sur les capucins de la Bibliothèque franciscaine de Paris [BFP] livrent des informations très bien datées et leurs références. Le classement de ces notes de travail permet d’établir solidement une chronologie des charges et éclaire par quelques événements concrets la vie de Pierre de Poitiers (~1610-1683). Reprise :

RÉFÉRENCES. 

Imprimés : Lexicon Cap. Col. 1350 & Mauzaize II — 470486583 IV-689 (639?) & Bull.Cap.

Manuscrits : BFP 21 (cité 7 fois), 43, 49, 52, 57, 70, 87, 91, 104 (3), 118, 147, 172 (3), 173, 175, 177 (3), 179, 190, 192, 193, 930, 959, 976, 1000, 1031 (2), 1189, 1575, 1582, 1585, 1678, 1773, 1776, 1869, 2019 A, 2275, BMPoitiers 106, A.D. Loiret.

CHRONOLOGIE 
Avant 1640 

1625.10.12 Inductus (ms.52 p.158)

1625-1632 (?) Lettres mystiques adressées les unes à Melle Chantegais à Poitiers les autres à la mère Renée de l’Ascension dominicaine à Poitiers — originaux B.M. de Poitiers ms.106 (87)  & 1625-1682 (?) «Lettres mystiques du fr. Pierre capucin et autres…» adressées à Melle Chantegain, à la Mère Renée de l’Assomption, dominicaine à Poitiers (BM de Poitiers ms106 [82] – BFP ms.1773 p86) («C’est un peu au hasard que j’ai mis cette réf au nom de P. de P. en raison du sujet et de la ville»)

1640-1650 

1648.01.17 4e déf. prov. Touraine à Tours (ms21 p84) «fut un confesseur ordinaire des capucines de Tours» (ms21 p86) & (ms172 p28)

1648.04.26 cité à Nantes C.P. Bretagne avec tout le défin. prov. de Touraine, il y signe la cession à la Bretagne de 6 couvents Tourangeaux & 1648.05.01. Prend part à Nantes à la signature du décret qui donne 6 maisons tourangelles à la prov. de Bretagne (ms1031 p 27) & 1648.11.00 au C.P. d’Orléans tient pour l’exécution du décret de Nantes (ms1031 p85)

1650.11.02 dirige l’opposition au CP de Blois, y ayant été envoyé ad hoc par le P. Hubert d’Alençon, visiteur; il était alors maître des novices (ms104 f ° 24v ° et 34 r °)

1650-1660 

1652 ?.01,13 CP Blois renonce à sa voix active et passive pro bono pacis (ms57 f ° 97v ° — ms1575 p7v ° — ms1582 p14r °) & ms104 f ° 52v ° & 1653?. 01.13 au concordat de Poitiers pendant le litige entre Bretagne et Touraine, il renonce à sa voix passive pour le concordat prov. suivant (ms1000 p4)

1653.05.29 écrit d’Angoulême au P. Alphonse de Paris, prov., le mal que fait dans la mission du Poitou la querelle de l’archevêque de Sens contre les capucins (Mauzaize, Prov. paris, t.2 p 583 & rôle à Rome dans l’affaire des custodes au C.G. (ibid. p486) & confesseur de la reine de Suède (ibid.p470)

1654 assistant de Claude de Bourges dans la pacification de la prov. de Touraine et notamment du couvent d’Orléans (ms976 p35sq.)

1654.08.22 à Péronne le roi signe son décret d’exil (ms104 f ° 47-48) – «Pour tous compléments et éclaircissements voir Michel Raphael et Yves de Nevers d’une part; Claude de Bourges et Louis de Champigny d’autre part» (ms104 f ° 73sq)

1654.10.13 participe à la prise de possession du couvent d’Orléans contre Isidore de Niort et les 16 religieux occupant les lieux (A.D. Loiret, B224 p150 – ms174 f ° 16v ° et 80 r ° détaillé)

1655.04.23 2e déf. prov. Touraine à Orléans (ms21 p86); en même temps reste gardien de Tours et confesseur extraordinaire des capucines de Tours & 1655 2e déf. Prov. Touraine (ms172 p28) & «voir ce même ms pour Prov. en1657, 58, 59, 63, 65, 69, 70, 79, 80 pour 1er déf. Prov. 1661, 62

1657? Éloge non circonstancié (3 lignes — ms190 f ° 15r — Bull.Cap.V, 66)

1657.05.04 Prov. de Tours à Poitiers (ms21 p86) & 1657.05.14 étant Prov. de Touraine, approuve les «Thèses royales» du P. Bernardin de Poitiers (ms118 f ° 75) «Est-ce bien P. de P.?»

1658.03.30 Prov. de Tours à Poitiers (ms21 p86)

1659.11.01 Prov. de Tours à Orléans (ms21 p87)

1660-1670 

1661.08.12 1er déf. Prov. Touraine à S.Aignan (ms21 p87)

1662.09.29 1er déf. Prov. Touraine à Blois (ms21 p87)

1663.07.27 Prov. Touraine à Orléans (ms21 p87)

1664.11.25 se trouve au couvent d’Argentan comme Prov. de Touraine et Définiteur général, pour y accueillir le Père Général en visite (ms1678 F p25-26)

1665.01.23 Prov. Touraine à Poitiers (ms21 p88)

1665.04.23 «le (ms175 f ° 6r °) le dit gardien de Tours, mais les tables du P. Ubald d’Alençon le disent provincial en 1663 et 1665’

1669.05.17 Prov. Touraine à Tours (ms21 p88)

1670-1680 

1670.09.05 Prov. Touraine à Poitiers (ms21 p88)

1671 Le Jour mysti­que ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mysti­que «par le R.P. P. de P. Provincial des Capucins de la Province de Touraine» (2 vol., Paris, Denys Thierry, 1671).

1671.05.14 au CG comme Prov de Touraine (ms1585 f21r °) & 1671.05.15 élu Déf. Gral à Rome (Lex.Cap. col.315/320) & 1670 élu Déf. Gén. (ms70 p121)

1671.05.22 Le min. gral écrit à une clarisse de Tours, sœur Marie les anges, qu P. de P. est déf.gral à Rome et qu’il lui a demandé conseil sur un sujet qui n’est pas précisé (ms930 p7)

1672 Définiteur général [D.G.] à Rome (ms21 p89) & Prov. de Tours & Préfet des Missions de ladite prov. ès qualités (ms49 p29) & étant prov. de Touraine et déf. Gral il envoie une lettre aux missionnaires d’Alep (ms193, p60-61)

1673.04.24 étant D.G; il diffuse une circulaire : les évêques veulent faire la V.C. des couvents de leurs diocèses; il faut veiller à ne faire aucune critique du clergé diocésain; (quand les évêques viennent) qu’on fasse entrer tous les religieux dans leur cellule et qu’on ferme toutes les portes; si les évêques forcent les portes, qu’on ne les empêche pas, mais que les supérieurs fassent seult appeler un notaire pour constat protestant à l’avance de la nullité de tout ce qui pourrait être entrepris; tout cela est sur le conseil de la commission pontificale réunie ad hoc (ms 2019A dossier 4; ibid. T)

1673.07.14 de Rome écrit au custode de Mésopotamie lui disant de maintenir des pères à Chypre quand les Italiens y viendront pour les informer, et pareillement maintenir des Italiens en Géorgie pour former les Tourangeaux qui y irons (ms1189 p79)

1677 (ou avant — ) Donna une réponse au P. Vincent de Troyes sur la nécessité de la pitance quotidienne des religieux et le recours à l’argent pour cela en cas de besoin (ms91 p458) & assistant de Claude de Bourges dans le litige Touraine-Bretagne (ms959 p82)

1678 rentra de Rome en province de Touraine

1679.08.11 Chapitre Provincial de Saumur élu provincial (ms177 f ° 33r °) & (ms21 p90)

1679-1680 étant provincial a autorisé Henri de Palluau, gardien de Saumur à contracter un emprunt d’argent pour des travaux (ms177 f ° 34r° v °)

Après 1680 

1680.08.23 Prov. Touraine à Angers (ms21 p90)

1681.06.12 Congrégation intermédiaire; signe comme provincial une série de règlements liturgiques (ms147 f ° 54 – 173 f ° 159) & étant Prov. de Touraine, signe et promulgue le règlement provincial (ms147 f ° 54)

1683 ou 84 décès

1684 Poitiers (ms179 pp.16v °, 20 v ° - Mauzaize IV p689 [639?])

1684 éloge développé (ms43 pp77-85)

1688.10.22 d’Alep, le P. Jean-François de Sillé écrit à M. Gazil de demander au P. P. de P. l’envoi de missionnaires (ms192 f ° 151r °) «txt latin» (BFPms190 p15 — Bull.Cap. V p66) & Jean-François de Sillé lui fait demander des missionnaires pour Alep (ms87 p20r °)

1697 ?.11.21 à l’assemblée de Saumur il est nommé gardien à Partenay, mais il refuse et Hilaire de Port de Piles fut mis en sa place (ms177 f ° 40v °)

Le Jour mystique est traduit en italien par Séraphin de Bourgogne : Rome 1675 (ms1869 p213); P. de P. fut le directeur spirituel de l’ancienne reine Christine de Suède & séjourna 7 ans à Rome

Note sur lui (ms2275).

Le Jour mystique dans les «Justifications»

Pierre de Poitiers figure à la fin des clefs (au nombre total de 67), car il est le plus moderne des mystiques cités  :

IV Centre, fond de l’âme, § 9, 0.2page, livre1-traité1-chap10-section2 : 1-1-10-2

X Consistance, § 48, 1,0, 2-3-10-8

XVI Dieu enseigne l’âme, § 14, 0,3, 1-1 -- 10

XVII Distractions, § 19-21, 4,7, 4-7-6-6 & 8

XIX Expérience, §18, 1,0, 3-5-2-2

XXIII Foi nue, § 48-51, 2,5, 2-3-2 —, 2-3-4-1, 2-3-5 —, 2-3-6-1

+ renvoi à tout le troisième traité du livre 2

XXVII Humilité, §20, 1,3, 1-1-1-10

XL Nudité, §19, 0,7, 1-1-1-5

+ renvoi à tout le livre 2

XLVII Prière vocale, §16-17, 3.0, 1-1-5-7

LI Quiétude I, §50-51, 0.7, 1-1-6-1

+ renvoi au livre 1 traité 1 ch.3 à 13

LII Rassasiement, § 13-14, 0,7, 1-1-10-4, 3-6-8-4

LXIV Tromperie, § 13-14, 2,0, 1-1-5-4 & 5, 3-3-9-2

LXVI Union, § 81-83, 3,4, 1-1-1-9, 1-1-2-2, 1-1-2-3

LXVII Volonté de Dieu, §38, 3,0, 1-1-10-2

qui achève les Justifications (avant un ajout réf.Canfeld

Voici en Florilège environ la moitié du volume des extraits retenus par Madame Guyon :

Taulère dit qu’Albert le Grand assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain; que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut être le moins empêchée; qu’elle est la plus inhérente et qui persévère le plus; que nulle contrariété ni adversité ne se trouve dans ce fond; point d’image, point de sensualité, point de mutabilité; il est sans aucune différence ou distinctions, qui procèdent de la fantaisie, comme dit saint Denys; -- il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur2 parce qu’il n’a rien de commun avec la matière, ni avec les choses matérielles; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres. -- Ce fond ne peut être arraché ni par la sensualité, ni par les défauts des vices et des tentations charnelles : il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, qui lui est tournée en nature et en habitude; en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond n’est mêlé d’aucune douleur ni goûté dans la partie sensible. [JM 2-3-10-8, X Consistance, Rapporté par Taulère, sermon 2, dimanche 3 après la Trinité («l’âme porte en elle-même une étincelle, un fond, dont Dieu, qui cependant peut tout, en peut pas éteindre la soif, si ce n’est en se donnant soi-même.» Sermons, Cerf, 1991, 281)].

L’oraison, ainsi que disent les saints Pères, est une élévation de l’âme en Dieu, un entretien familier et réciproque entre la créature et son Créateur, qui lui découvre ses secrets, et lui révèle ses mystères, pour se faire aimer d’elle en se faisant connaître : mais il ne fait cette grâce qu’à celles qui sont petites à leurs propres yeux, et qui demeurent abaissées devant lui par la connaissance de leur néant, par l’aveu de leur faiblesse et par le sentiment de leurs misères et de leur indignité. [JM 1-1-10, XVI Dieu enseigne l’âme.]

... puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût et le repos de la quiétude de la volonté, de quoi nous mettons-nous en peine? Qu’il demeure tant qu’il voudra : il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.

Le second avis que je donne à l’âme, est de ne s’efforcer pas plus que de raison, de ramener le sens à son devoir; parce que cet effort qu’elle fera pour l’apaiser et l’attirer à son goût, ne lui peut être que préjudiciable en tel état pour plusieurs raisons : premièrement, parce qu’il est inutile, le sens n’obéissant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l’inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal; et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût. Le troisième raison est que travaillant son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d’affaires qu’elle n’en peut digérer. Le soin d’apaiser ses sens est seul capable d’engloutir toute son attention; celui d’entretenir le goût de Dieu n’en demande pas moins : ayant deux fusées à démêler si difficiles qu’à peine peut-elle satisfaire à une, comment le pourrait-elle à toutes deux? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix, comme l’a remarqué sainte Thérèse. La quatrième raison est, que le pénible et inutile travail que prend l’âme d’apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux; parce que l’attention qu’elle donne aux sens, diminue celle qu’elle doit à l’entretien de ce goût; et que le défaut d’attention et de coopération à telles grâces les diminue, ou fait évanouir tout à fait. [...] L’entendement a honte de voir qu’il n’entend pas ce que l’âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné, car il ne s’assied et ne se repose en chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu que l’inquiétude de l’entendement lui donne une grande peine; et partant il ne faut point qu’elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit : mais il faut qu’elle le laisse là et qu’elle s’abandonne entre les bras de l’amour : car Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en ce temps-là; et presque le tout gît à s’estimer indigne d’un si grand bien, et à s’employer en Action de grâces. Il arrive souvent que quelqu’un voulant empêcher un autre de se noyer, se noie avec lui et perd la vie qu’il lui veut sauver : ainsi l’âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noie avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos. [JM 4-7-6-6, XVII Distractions.]

Ce n’est pas à la faveur de la science humaine qu’on arrive à la connaissance de la Théologie mystique, qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire, qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autre acte qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques.

Personne, disent quelques-uns (Harphius. Théologie mystique, livre 3, préface.) ne peut comprendre les secrets mystiques par la profondeur de la science, ou par la subtilité de l’intelligence, ou par quelque exercice que ce soit; mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer. [JM 3-5-2-2, XIX Expérience.]

Je puis tirer de ce que dessus cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, que c’est une connaissance générale du souverain bien, sans distinction des personnes ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchie. [JM 2-3-2, XXIII Foi nue.]

L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable, parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en quoi : ainsi l’acte de ce repos et simplement non aperçu; puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison.

La foi nue a son siège au sommet de l’entendement; comme le repos l’a au sommet de la volonté. La foi commune à son siège dans l’entendement; c’est pourquoi encore que ces deux sortes de croyances soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son effort plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, qui est, que la foi commune ne simplifie pas l’entendement, comme fait la foi mystique, qui le dépouille de toutes pensées. C’est pourquoi elle est appelée simple et non la commune. [JM 2-3-6-1, XXIII Foi nue.]

C’est par l’humilité, je veux dire par l’anéantissement et le dénuement de lumière, de sentiments, de facilité à produire ses actes et ses affections, que Dieu veut introduire l’âme au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendus du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu. -- C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité, et d’une dépendance continuelle de son Dieu; auquel elle dit avec plaisir, par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé (Isaïe 26, 12) : C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous; ne faisant presque autre chose de sa part, qu’anéantir comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu. [JM 1-1-1-10, XXVII Humilité.]

Cette âme ayant tout abandonné à son Dieu, son être et la capacité de son être; tout son plaisir est de se laisser faire en elle et par elle tout ce qui Lui plaira, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans les obscurités et tentations, en vue et par le respect de Celui qui est et qui opère toutes choses en elle, selon qu’Il l’entend et le veut, par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout; aimant tous les états qu’Il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire, par des actes non réfléchis et aperçus de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit. Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est aimé en l’âme au-dessus de toutes pensées et de tout acte apercevable. [JM 1-1-1-5, XL Nudité.]

Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années aux méditations, et qui sont déjà bien avancés, et disposer à cette manière de prier avec quiétude intérieure, en la présence de Dieu; leur donnant avis (note : comme fait le Moyen Court) de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu : Et cela ne cause point de division dans les Communautés, d’autant que la forme de prier par affections avec peu de discours, est commune à plusieurs... [JM 1-1-5-7, XLVII Prière vocale.]

Dans l’oraison mystique, l’âme par la foi nue s’élève à un très pur amour; et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu, parce qu’Il est goûté et savouré, et que, comme dit très bien saint Grégoire, l’amour même est une connaissance, qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment; outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus l’union y est étroite. [JM 1-1-1-9, LXVI Union.]

Le vrai Dieu d’infinie Majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité, comme son épouse ce (note : voyez Explication du Cantique) et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec Lui comme avec son époux : tout est commun entre eux; ils s’accordent partout; ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ces biens, qu’elle se réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de Lui-même; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’Il lui veut et lui communique ses mêmes biens : et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent les loix de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance. [JM 1-1-2-3, LXVI Union.]

L’objet de l’oraison de repos, n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tant que dure cette quiétude qui n’admet aucune pensée : ce qui se prouve par les raisons suivantes.

La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs. Ou s’il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe, qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose; d’autant que l’entendement ne lui peut donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose encore qu’il le voit, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entendement présent bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est : de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi; ce qui donne une grande conjecture, que l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé, que l’entendement ne lui fasse voir la convenance, qu’il y a entre elle et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sympathie avec la volonté, qu’il la tire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances que cet objet présente à la volonté; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu, et qui ne le peut être, il faut dire que c’est le Souverain bien qui lui est représenté, auquelle elle se porte sans savoir à quoi elle tend.

Secondement : dans cette oraison la volonté se repose en Dieu, plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre, sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre : ainsi le fer est tiré par l’aimant, sans connaître la convenance qu’il a avec lui. -- L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme, qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur, va embrasser ce cher aimant : ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui; néanmoins (note : voyez Moyen court, chapitre 11 paragraphe 3 de la pente centrale) par une sympathie naturelle, avec les forces que la grâce lui donne, elle se porte à lui; et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme, que Dieu, à l’image duquel elle est créée? La ressemblance est cause d’amour et d’union; et comme Dieu est la source de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer, comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose beaucoup pour préserver le chef; ainsi par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout : mais cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.

La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison : car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens et même de la partie raisonnable, jusqu’au faîte de la pointe de l’esprit; montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle-même, et que tout ce qui est créé; puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter au-dessus de soi. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme, ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant les rayons de la vue autant qu’elle veut, elle voit néanmoins son objet si obscurément, qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet, sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle. [JM 1-1-10-2, LXVII Volonté de Dieu, clé qui achève les Justifications (précédant un ajout donnant de nombreuses références à la Reigle de Canfield).]





LE JOUR MYSTIQUE OU L’ÉCLAIRCISSEMENT DE L’ORAISON ET THÉOLOGIE MYSTIQUE

Par le Révérend Père P. de P., Provincial des Capucins de la Province de Touraine.

TOME PREMIER

À Paris, chez Denys Thierry, rue Saint-Jacques, à l’enseigne de la Ville de Paris, MDCLXXI [1671]. 3.

À Jésus-Christ [Tome I page ii]

LA SAGESSE INCARNÉE RÉSIDENTE ET CACHÉE sous les espèces du très adorable SACREMENT DE L’AUTEL.

Je prétends d’éclaircir les profondes matières de l’oraison et de la théologie mystique4; je veux mettre la main dans les trésors de la science de Dieu, pour attirer les plus précieuses vérités, et exposer aux yeux des âmes simples ce qu’il y a de plus secret dans les mystères de la grâce, de plus caché dans les opérations de son esprit. Ô Jésus! le Verbe de Dieu, je me dois et ne veux pas entreprendre de publier cet ouvrage, sans avoir demandé à cet effet la faveur de votre très sainte et toute-puissante bénédiction, et sans l’avoir présenté sur l’autel de votre gloire, par l’entière consécration que je lui en fais avec une [2v °] très profonde humilité. Il est tout vôtre, non seulement parce que vous êtes le principe de toutes les choses bonnes, qu’il n’a été conçu qu’à la faveur de vos aspirations, qu’il n’a été commencé et achevé que par le secours de vos grâces, et qu’ainsi il vous doit être rapporté comme à sa légitime fin; mais il est encore et plus particulièrement vôtre, parce qu’il vous regarde et vous considère comme l’objet et le sujet uniques de tous ces traités.

J’y parle aux âmes mystiques de cet amour savant et de cette science amoureuse, de cette sublime sagesse dont votre Apôtre entretenait les parfaits5; et c’est vous mon Sauveur qui êtes le Prince et le Seigneur des sciences6; c’est en vous que sont cachés et renfermés tous les trésors de la Sagesse7; c’est vous qui en avez la clef comme le Maître, et qui seul pouvez ouvrir et fermer comme il vous plaît.8

Je découvre le fond de la mystique, que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l’amour de ses incompréhensibles perfections; et c’est vous, mon Seigneur, qui seul pouvez combler cet abîme qui soupire après vous, parce que vous êtes l’objet et le trésor de son entendement, sous la considération d’une ineffable beauté, comme vous êtes la vie et le repos de sa volonté par l’amour jouissant de son infinie bonté.

Cet objet est si éminent que, de toutes les lumières, celle de la foi nue est seule capable de l’éclaircir et de le découvrir à l’âme, qui vous connaît d’autant plus qu’elle sait que vous surpassez toutes ses connaissances, toutes les idées et les images de l’être créé, et vous êtes d’autant plus cher et plus précieux à son cœur qu’elle prend plaisir d’adorer et [3 r °] d’aimer en silence une beauté et une bonté qui se peut seule parfaitement connaître, et qui surpasse infiniment tout ce qu’elle en peut comprendre et concevoir.

Mais, ô Jésus, mon Sauveur, où est-ce que notre science mystique vous peut rencontrer avec plus d’avantage que dans le très auguste et très secret mystère de l’Eucharistie, où vous avez choisi votre résidence entre les hommes jusqu’à la fin des siècles? C’est là où l’âme contemplative trouve rassemblés en vous tous les trésors de la divine Sagesse9, qui peuvent donner une vie excellente à sa connaissance et à son amour, et où vous-même, sous le voile des faibles espèces qui vous couvrent à nos yeux, pouvez et devez être, dans la vie que vous y menez, le sacré modèle de celle de l’âme mystique.

Notre sainte théologie vous considère comme son unique objet. Premièrement, en vous-même, en votre propre et naturelle beauté, et comme fin dernière de tous les désirs de l’âme, capable d’exciter et d’allumer en elle des affections très ardentes et très pures. Et secondement elle vous regarde dans l’âme mystique, ou mystiquement opérante, à laquelle il vous plaît de vous communiquer, comme un Soleil divin10, qui par la force et la douceur de ses rayons s’écoule et s’insinue jusqu’au fond et au centre de son être, pour y paraître non borné ou revêtu de formes et d’images, mais en votre pure et incompréhensible bonté, afin d’y donner le repos à tous ses désirs, par les opérations de votre Esprit les plus saintes et les plus divines.

C’est particulièrement en l’Eucharistie, qui est un mystère de foi et d’amour, que vous faites excellemment, ô divin Jésus! les fonctions de la fin dernière à l’égard de l’âme qui vous y [3v °] reçoit dignement. Car je puis dire véritablement que vous êtes son Époux, ainsi que vous lui avez promis11; vous contractez avec elle un divin mariage, en vertu duquel vous l’admettez à la communauté ou à la communication de tous vos biens, dont le plus grand c’est vous-même; vous la faites seoir12 à votre table13, où vous la nourrissez d’un pain de vie et d’intelligence; vous l’abreuvez de l’eau de votre sagesse14, et par elle vous faisant connaître et vous faisant aimer comme l’Être suprême entre les intelligibles, et souverainement désirable, vous la rassasiez de vous-même, seul capable de la satisfaire et de remplir le sein de sa vaste capacité, et ainsi en vous donnant entièrement à elle, vous la rendez en vous, par vous et avec vous, très contente et parfaitement heureuse.

Vous n’êtes pas seulement, ô Jésus! le trésor précieux de l’âme sainte, vous êtes encore l’amas, l’assemblage et le comble de tous les trésors du ciel et de la terre; et c’est en vous que toutes choses sont comprises15. Vous êtes en votre divine nature le bien souverain et infini qui, n’étant parfaitement connaissable qu’à vous seul, ne pouvez être infiniment et dignement aimé que de vous-même; et s’il y a quelque chose de précieux après vous et au-dessous de ce que vous êtes en votre pure divinité, c’est cette heureuse portion de la nature humaine que vous avez jointe à vous en unité de personne, et que vous avez remplie de toutes les grandeurs et perfections de votre divinité, pour être avec elle le trésor infini et universel de l’âme sainte. Vous êtes son bien souverain en votre divinité, et notre sainte théologie vous envisage sous cette considération, comme l’unique objet de son repos et de sa perfection. [4 r °]

C’est dans l’oraison que son entendement, par un acte de foi nue, forme une vision intime, par laquelle elle est rendue une très belle image et ressemblance de votre éternelle beauté; et par un acte d’amour jouissant, sa volonté est détrempée dans votre douceur, qui est un goût et un ressentiment actuel de votre divine bonté, et une complaisance parfaite en vous et en tous les biens que vous possédez, qui lui donne part à votre félicité. Et en tant que vous êtes homme uni à Dieu, vous êtes le médiateur unique de sa rédemption16, vous êtes la porte17 précieuse par laquelle elle est introduite au secret de sa divinité, la voie18 par laquelle elle doit marcher à vous comme à sa fin, la cause méritoire de toutes les grâces qui lui sont nécessaires pour y arriver, et le modèle parfait qu’elle doit suivre en toutes choses19. Vous êtes un divin composé qui est l’abrégé et la merveille de toutes vos merveilles, puisque vous faites vous-même en votre divinité partie de votre ouvrage. Vous êtes le Roi et le Chef20 de tous les hommes, auquel ils se rapportent par de secrètes et ineffables liaisons, et comme tel vous avez la plénitude des grâces pour les faire couler sur votre Église, et sur tous ceux qui ont l’honneur de composer ce Corps, dont vous êtes l’adorable Chef.

C’est pour cela, mon Sauveur, que l’union amoureuse de l’âme avec vous est la chose la plus souhaitable et la plus excellente qui soit au monde; parce qu’elle la met en possession de tout ce qui est à vous, de toutes vos grâces, de tous vos mérites, de vos actions, de vos travaux, de vos souffrances, de votre mort, de votre divinité, de votre humanité, de votre vie, de vos mystères, de vos vérités, de vos vertus, et de tout ce que vous êtes; puisque [4v °] l’union parfaite rendant toutes choses communes entre les amis, l’âme ne peut ni vous aimer ni être aimée de vous, sans communiquer à tous vos biens et trouver en vous son entière plénitude.

Mais quand est-ce, ô aimable Jésus! que vous êtes tout le bien et le bonheur de l’âme sainte, et qu’elle peut dire que vous lui êtes toutes choses plus véritablement que quand vous vous communiquez à elle dans le mystère de l’Eucharistie, et qu’à la faveur d’une foi vive et nue, elle vous y découvre présent, et qu’elle en jouit par un très pur amour? Il n’y a rien pour lors, ô mon cher Jésus! dans les trésors de votre divine sagesse, dont vous ne fassiez part à cette âme éperdument désireuse de vous posséder entièrement. Là, selon vos promesses, vos mains libérales sont ouvertes sur elle, pour lui faire part de tous vos dons, de vos grâces et de vos faveurs. Là, vous lui communiquez la gloire que vous avez reçue de votre Père, et qui comprend tout ce que vous avez de lui en l’une et l’autre de vos natures, divines et humaines. Il vous a donné sa divinité et toutes ses perfections en vous engendrant21, et vous les lui communiquez en la communiant22. Il vous a donné la sainte Humanité dans laquelle réside la Divinité et toute sa plénitude23. Il vous communique la science divine et incréée que vous possédez comme Dieu, et aussi la perfection de la sagesse et de la science, tant bienheureuse qu’infuse, qui comprend toutes les vérités et toutes les lumières créées que vous recevez en tant qu’homme uni à Dieu; et ainsi, comme dans votre divinité vous possédez toutes les grandeurs infinies incréées, et en votre humanité toutes les excellentes créées, les âmes qui vous reçoivent participent à tous vos biens. [5 r °]

Quand vous viviez sensiblement sur la terre, une vertu générale sortait de toutes les parties de vous-même pour donner la vie ou la santé aux corps qui l’avaient perdue24. Et quand vous vous donnez tout entier, ô Jésus Homme-Dieu, à une âme bien disposée à vous recevoir par une vive foi et par un amour fervent, vous imprimez sur toutes les parties qui la composent l’activité de votre vertu, et non seulement vous agissez au-dedans d’elle par la production de vos grâces et en vous donnant vous-même, qui êtes le Dieu de la grâce, mais vous la faite agir par un retour d’amitié qui vous redonne tout, et en faveur de cette donation mutuelle qui comprend tous les actes d’une parfaite bienveillance, vous voulez et prétendez que l’union de l’âme qui vous approche soit si étroite avec vous, que vous la comparez à l’unité qui est entre votre Père et vous dans le mystère de la Trinité25. Car comment ne serait-elle pas une même chose avec vous, puisqu’elle a tous vos biens en vous possédant vous-même, comme vous êtes un avec votre Père, duquel vous avez tout reçu?

Dans cette heureuse consommation, l’âme ressent un être nouveau rapportant26 au vôtre, où tout ce qui est humain, votre vie, votre être, vos opérations sont en propriété à votre divine Personne; vous êtes en elle par votre amour et par votre esprit, le principe d’une vie divine; et, prenant une pleine possession d’elle, vous la transformez, vous la remplissez de votre vertu, de votre lumière, de votre chaleur, de votre action, vous en faites une nouvelle créature27, et lui communiquez des dispositions, des sentiments, et des inclinations absolument [5v °] contraires à l’état où la corruption de la nature l’avait mise.

C’est là que vous êtes un mystère de foi28. C’est là que vous communiquez votre sagesse, qui est le principal des dons de votre Esprit29. C’est là que vous êtes ce livre écrit dans l’intérieur et à l’extérieur30, qui marque les admirables perfections dont votre Personne est toute brillante par dehors en son humanité, et par dedans en sa divinité. Livre que les âmes bienheureuses dans le ciel lisent continuellement avec un souverain plaisir, et qui sur la terre est plus doux que le miel31 à la bouche intérieure des âmes mystiques qui le ruminent, et qui par le goût qu’elles ressentent dans l’union qu’elles ont avec vous, qui êtes la souveraine bonté, comprennent bientôt et avec facilité les plus grands secrets de l’oraison et théologie mystique.

Mais, ô Jésus! mon Sauveur, si en votre suprême et infinie bonté, vous êtes le cher et tout aimable objet de l’âme mystique, si vous opérez en elle tant de merveilles, si vous êtes le Dieu de son cœur32 et le trésor unique33 de sa volonté, il faut avouer que vous lui êtes un trésor et un Dieu caché34, et que vous ne lui paraissez que sous les sacrés voiles et le divin nuage de votre incompréhensibilité. Les lumières de la foi dont vous l’éclairez lui apprennent que votre sublime divinité fait sa demeure dans une lumière inaccessible35 aux yeux des mortels, et que vous choisissez au-dehors de vous la pointe et la suprême portion de l’âme, comme le lieu qui seul est capable de vous loger dignement parmi les hommes.

Les espèces, les figures et les représentations des choses créées n’abordent point l’âme dans cette [6 r °] haute région, parce qu’elle y est élevée au-dessus de ses autres puissances, et que là vous concourez avec elle pour produire des oraisons mystiques et des quiétudes sans formes et images, qui sont des actes cachés à l’âme même qui les opère.

Et quoiqu’elle vous sache très présent par le repos que vous lui donnez dans le sommeil mystique de sa contemplation, vous demeurerez toujours pour elle incompréhensible et invisible, non par défaut de lumière et de perfection de votre part, mais plutôt par un excès de l’un et de l’autre, dont elle n’est pas capable. Et c’est dans ce même excès que vous êtes le digne et le noble objet de l’oraison mystique ou de l’âme mystiquement opérante, laquelle, éclairée des fortes, quoique sombres lumières d’une vive et nue foi, ne se plaît que dans la contemplation d’une beauté qui surpasse ses pensées, et dans l’amour d’une bonté qui, pour être infinie et sans bornes, n’a que plus de rapport à sa volonté, que rien de fini de peut contenter.

Sagesse incarnée, il n’y a point d’état où vous soyez plus cachée à nos yeux qu’au mystère de l’Eucharistie, soit qu’on vous y considère en vous-même, ou dans les âmes à qui vous daignez vous communiquer dans cet adorable sacrement. En votre divine nature vous y vivez de la même vie36 que vous recevez dans le sein de votre divin Père, vie de gloire toute éclatante d’infinies perfections; et vous y opérez les miracles d’une bonté et d’une sagesse égales à votre toute-puissance; mais tout cela nous est caché. Et dans votre vie humainement divine et divinement humaine, quoique le feu de votre divin amour y soit très brûlant, qu’il ne puisse y être sans agir, et qu’il opère en effet37 [6v °] selon l’excellence de sa vertu, travaillant toujours à l’étendue de votre règne dans le salut et la perfection des hommes, il semble néanmoins que vous n’opérez rien sous le voile des espèces qui vous couvrent, et qu’à juger de ce qui paraît au-dehors, vous n’y exercez aucune action de vie.

Vous y êtes même en état de mort, et comme une victime immolée; et si vous y prenez une nouvelle vie, c’est pour y faire par l’image de la mort une reconnaissance et un hommage continuel de l’être que vous recevez de votre divinité, protestant solennellement qu’elle est le premier et le souverain Être nécessaire, subsistant par soi-même, que toutes choses dépendent d’elle, et qu’elles doivent être employées, usées et consommées à sa gloire. Mais, ô Jésus! vous n’êtes pas moins caché dans l’état de votre humilité et de vos abaissements que dans celui de votre gloire; dans les opérations de votre mort ou de votre vie mourante, que dans celle de votre vie agissante.

Je vous considère, ô Jésus le Dieu caché, environné des sacrés voiles qui vous couvrent dans l’Eucharistie, et élevé sur les tabernacles comme sur un trône mystique, où vous êtes le divin Maître et le sacré Docteur de la théologie mystique, et où vous enseignez aux âmes par les exemples de votre vie cachée comment, avec vous et à votre imitation, elles doivent vivre retirées de toutes choses et d’elles-mêmes pour s’unir à vous.

Vous êtes, ô Jésus! dans l’état de votre vie humaine, par la grâce de l’union hypostatique, le premier vivant de cette manière de vie, qui est toute retirée en Dieu, et votre âme sainte, dans cette demeure secrète, est, par une application profonde, [7 r °] toujours attachée et collée au sein de votre même divinité; et non seulement vous êtes le premier vivant, mais encore le sacré modèle sur lequel les âmes mystiques se doivent former, et le principe de leur vie intérieure et secrète, par la communication des grâces que vous leur avez méritées à cet effet, et par le saint amour que vous répandez dans leurs cœurs. Cet amour est un poids38 qui a pour centre le beau sein de votre divinité, et par l’opération de cet amour vous les retirez d’elles-mêmes et de tout ce qu’elles peuvent voir ou aimer en l’objet d’elles-mêmes; et les unissant avec votre très sainte humanité, par elle et avec elle vous les cachez et abîmez heureusement dans votre divinité39.

C’est particulièrement, ô l’amour des hommes, par le mystère de l’Eucharistie que vous conservez et augmentez cette vie intérieure et mystique dans les âmes; parce que la communion bien faite est de sa nature le plus excellent des actes de religion, le culte le plus relevé dont on puisse honorer votre Majesté suprême, le lien le plus étroit dont l’âme puisse être unie avec vous, et l’organe principal de toute la perfection qu’elle peut jamais acquérir. Et comme vous êtes en ce mystère une victime d’amour toute destinée à la gloire de votre propre divinité, à qui vous sacrifiez ce que vous avez d’être, de vie, d’honneur, à qui vous offrez votre âme, votre corps, et votre sang, séparés, non pas réellement, parce que cela n’est pas convenable à l’état de votre vie glorieuse, mais mystiquement, en ce que par la vertu des paroles sacramentelles le corps est mis séparé du sang, vous apprenez à l’âme, par cette mort mystique, qui est une vie et réelle représentation du sacrifice de la Croix, qu’elle ne [7v °] peut ressentir les impressions et les effets admirables de votre mort que par une mort volontaire, qui soit l’imitation de la vôtre.

C’est l’opération secrète de votre amour dans l’âme mystique, ô mon Sauveur, qui est le glaive tranchant du sacrifice qui la fait victime avec vous; si ce n’est par la séparation réelle et véritable de son corps et de son sang, c’est par la division plus intime de son âme et de son esprit, de la vie basse et animale d’avec celle qui est la plus haute et spirituelle. Cette opération est comme un tombeau où elle expire à la vie de la nature, où le faux être est enseveli avec ses opérations, pour établir sur ses ruines la vie de votre esprit.

Il n’est pas possible, mon cher Sauveur, que l’âme, dans ce mystère, vous voie par votre amour encore vivant après votre mort, pour mourir toujours en qualité d’hostie, sans se livrer avec ses puissances à ce même amour, qui l’abaisse profondément comme votre très sainte humanité, jusque dans l’abîme du néant, pour adorer et reconnaître continuellement la grandeur de votre être infini, qui la transforme dans l’image de votre mort, lui faisant des blessures mortelles par lesquelles sa vie s’épanche sans cesse, son âme et son esprit sortent continuellement d’elle par la recherche ou la souffrance de toutes sortes de peines, par l’acceptation amoureuse et volontaire de délaissements et abandons intérieurs, par le détachement de toutes consolations humaines et même spirituelles, et par le retranchement de tout ce qui pourrait nourrir la vie du propre amour; afin qu’étant réduite au néant d’elle-même, vous soyez tout en elle; et que vous qui êtes le seul être véritable, ayez le pouvoir de faire d’elle, tant à l’être qu’à l’opération, tout ce qu’il vous plaira. [8 r °]

Mais, ô Jésus! combien vous êtes caché dans ce mystère, en vous-même et en vos opérations! Quatre paroles à voix basse vous mettent sous les espèces, et vous n’y êtes pas plus tôt que vous commencez d’y opérer, et cependant votre présence, votre vie et votre opération sont un secret pour les sens et pour la raison, qui ne vous y peuvent découvrir. Vous entrez en l’âme qui vous reçoit, et lui communiquez la grâce et la vie surnaturelle, sans qu’elle le sente ou qu’elle le voie; tout cela se dérobe à ses yeux, et sans le secours de la foi elle n’aurait pas le bonheur de vous connaître et de vous adorer. Ainsi votre vie divine demeure cachée40 en elle-même et dans l’abîme de ses propres grandeurs, à elle seule connaissable, et la vie de votre humanité est cachée dans votre divinité.

Les âmes mystiques, qui sont les images de votre sainteté sur la terre, sont cachées comme vous, et on ne connaît le plus souvent de toute leur vie que quelques actes extérieurs qui frappent les sens et qui ne déclarent pas le mérite ni la beauté de leur intérieur. Votre conduite est admirable sur elles, lorsque non seulement vous vous cachez, mais que vous les cachez encore elles-mêmes à leurs propres yeux, les réduisant à des états où elles ne voient que leur néant et ne sentent que leurs misères; et qu’opérant en elles les merveilles de votre amour, vous permettez que leurs saintes et véritables affections soient démenties par des sentiments tout contraires.

C’est par ces sortes d’épreuves que vous prenez plaisir de détruire en elles tous les raisonnements de la nature, de captiver leur esprit et leur jugement sous la majesté de votre révélation, que vous les préparez au pur Amour par l’entière conformité de leur [8v °] volonté à la vôtre, et par un abandon sans réserve à vos divines dispositions, et que vous les rendez capables, selon le désir de votre Père céleste, d’adorer Dieu, qui est pur Esprit, en esprit et en vérité41, à la faveur de leur foi animée du pur amour qui, résidant en leur plus haute pointe, offre ses victimes sur le sommet de cette montagne spirituelle, détruisant et anéantissant tout ce que les sens et la raison ont d’impur et de moins digne de s’élever à l’adoration de l’incompréhensible majesté du premier Être.

C’est pour entretenir cet esprit d’oraison et d’adoration intime dans les âmes fidèles, que vous avez voulu établir votre résidence parmi elles, et y être, sous les sacrées espèces, l’Arche vive et mystique de la nouvelle Alliance, figurée par celle de l’Ancien Testament, qui faisait pour lors toute la joie et tout le bonheur de votre peuple.

Dans l’Arche de la Loi ancienne était un vase d’or, où était conservée cette manne précieuse, qui était un pain pétri de la main des anges pour la nourriture des enfants d’Israël, pendant le voyage qu’ils faisaient vers la Terre promise, et qui avait en soi le goût et la suavité des viandes les plus exquises. Ici, sous les espèces sacramentelles, vous êtes un pain céleste, non pétri de la main des anges, mais formé par vous-même et de vous-même; pain non seulement vivant, mais communiquant la vie, et la vie de gloire aux anges dans le ciel, et celle de la grâce aux hommes sur la terre : pain qui les nourrit, qui les maintient, et qui leur sert d’un saint viatique et d’une sacrée provision pour le voyage de l’éternité. Les douceurs et les suavités de ce pain céleste sont toutes divines, mais elles sont secrètes et cachées42, comme celle de la manne, et ne [9 r °] peuvent être reconnues que des âmes qui s’en approchent et qui le reçoivent dignement.

Au-dessus de l’arche ancienne était le propitiatoire de fin or43, où Dieu résidait d’une façon invisible et extraordinaire, pour y recevoir les adorations souveraines de son peuple et avoir sujet de lui départir ses faveurs. Ici vous êtes le vrai propitiatoire de la loi de grâce, où votre divinité unie à votre humanité est élevée au-dessus d’elle, comme le chef sur son corps44, d’où découlent sur elle et par elle sur tous les hommes, les onctions et les bénédictions sacrés qui les rendent dignes d’être les membres vivants du corps de votre Église, dont vous êtes l’adorable Chef.

Là étaient deux chérubins en forme humaine45, qui avaient les ailes étendues comme pour embrasser et protéger l’arche qui était au-dessous, et les yeux tournés l’un vers l’autre et fixement arrêtés sur le propitiatoire qui était au milieu d’eux, en signe de l’admiration et de l’adoration profonde qu’ils rendaient à la divinité extraordinairement présente. Ici toutes les âmes mystiques suspendues sur les ailes de leur contemplation ont, d’une part, les yeux de leur esprit fixement attaché sur votre invisible et infinie divinité, qu’elles aiment, qu’elles adorent et qu’elles regardent comme une bonté et une perfection incompréhensible, qui est la fin où aboutissent tous leurs désirs; et de l’autre, elles se tiennent fortement et étroitement liées à votre sainte humanité comme au moyen de leur salut et de leur perfection.

Mais encore mieux, ô Jésus! ces deux chérubins en forme humaine sont une naïve figure de votre sainte Mère et de son virginal époux saint Joseph qui, comme deux chérubins aux grandes ailes, par [9v °] la plénitude de leur science ont été destinés par état pour demeurer toujours à vos côtés, et ne vous abandonner jamais : leurs fonctions auprès de vous, ô le Dieu-homme, comme de ces deux grands anges auprès de l’arche, ont été, pendant votre vie voyagère et mortelle, d’étendre le zèle de leur protection sur votre humanité déifiée, de la nourrir, de l’élever et de la servir, particulièrement pendant le temps de la divine enfance, et d’ailleurs de tenir les yeux de leur haute et sublime contemplation toujours ouverts sur votre divinité présente, pour en admirer, adorer et révérer les mystères par les hommages continuels de leur connaissance et de leur amour.

Oh, quelles obligations, mon Sauveur, ont tous les hommes à ces deux chérubins de la loi nouvelle, de s’être si dignement acquittés envers vous des services et de l’amour dont ils vous sont tous redevables!

S’il faut porter jugement de l’amour et de la révérence qu’ils ont eus pour votre sacrée Personne par les commissions et les offices pour lesquels vous les avez choisis et appelés auprès de vous, que peut-on penser d’assez rare de l’amour envers vous de celle que vous avez élue pour être votre mère, dans le sein de laquelle vous avez résidé neuf mois entiers, qui de son cœur a fait un temple et un autel, sur lequel vous avez reçu non seulement les offrandes et les premières adorations de votre humanité déifiée, mais qui a été encore elle-même un temple vivant, adorant et rendant un continuel hommage à vos infinies perfections? De celle qui, étant votre mère, est encore par vous la mère et la réparatrice de tous les fidèles, comme vous êtes par elle le dispensateur de vos grâces, [10 r °] dont vous l’avez faite la trésorière. De celle qui est le trône, le paradis, la maison et le siège magnifique, où vous, qui êtes la Sagesse incarnée, vous êtes reposé. De celle qui est la plus parfaite image de vos perfections, l’effet de votre toute-puissance, et l’objet de vos plus délicieuses complaisances, à qui vous avez voulu vous assujettir en la nature que vous avez prise d’elle, comme elle était dépendante de vous en tout son être.

De celle enfin qui est la première en l’ordre des pures créatures, qui en la nature et en la grâce approche de plus près votre sacrée Personne, et qui par cette liaison reçoit de plus riches et de plus intimes influences.

Et que pouvons-nous dire d’assez excellent en faveur de cet autre chérubin incarné, le glorieux saint Joseph, que vous avez établi chef d’une famille où vous êtes le fils, et Marie la mère; que le Saint-Esprit, que la Vierge, votre divine mère, et vous-même avez tant de fois appelé votre père, et qui hors la génération corporelle l’était en toutes les façons dont ce nom peut être entendu : père par affection, puisque jamais fils unique ne fut aimé de père comme vous le fûtes de Joseph; père par le droit qu’il avait sur le corps virginal dont vous voulûtes prendre chair, et qui est ainsi le père de Dieu et l’époux de la mère de Dieu; que vous avez choisi pour être le tuteur de votre divine enfance, et comme le sauveur de celui qui est le Sauveur de tous les hommes. Vous avez même voulu vous assujettir à lui46 comme à votre supérieur, lui donnant pouvoir sur vous, que les séraphins ne méritent pas de servir. Après tant de grâces et de privilèges qu’il a reçus de vous, ne peut-on pas croire avec piété qu’après sa sainte épouse, il a été le plus [10v °] attaché d’affection à votre humanité sacrée, et le plus profond adorateur de votre divinité; qu’il a eu un désir de vous voir plus ardent, plus pur et plus saint que ceux qui n’ont jamais été conçus par les saints Pères47; que sa contemplation a été la plus élevée, qu’il a pénétré plus avant dans les merveilles de votre Incarnation, qu’il est la seconde des pures créatures; et que comme au-dessous de votre sainteté il n’y en a point qui ne cède à celle de Marie votre mère, aussi n’y en a-t-il point au-dessous de la sainteté de votre mère, qui ne cède à celle de Joseph votre père?

Ils sont donc tous deux les plus proches de vous, les plus unis à votre sacrée personne, et vous sont conséquemment les plus semblables et les plus participants de vos divines perfections. Et qui peut donc douter qu’ils n’aient été les plus grands contemplatifs de la Loi nouvelle, et ceux qui ont pénétré plus avant dans les mystères de votre vie? Vous êtes le seul livre qu’ils ont étudié, sur lequel ils ont médité, et dont ils ont pratiqué les admirables leçons. Si votre saint Évangile témoigne que tous ceux qui vous écoutaient étaient ravis en admiration de votre sagesse et de vos réponses48, s’il nous assure encore que votre père et votre mère étaient dans l’étonnement des choses qui se disaient de vous et les repassaient dans leurs cœurs49, quelle devait être l’admiration de Marie et de Joseph, ces deux chérubins, lorsqu’ils vous regardaient et considéraient en vous-même, que leurs yeux vous voyaient, que leurs mains vous touchaient, qu’ils vous portaient sur leur sein, et que vous les appeliez des noms de père et mère, lorsque vous obéissiez à leurs voix, que vous les serviez et pratiquiez les autres anéantissements de votre grandeur? [11 r °] Toutes vos œillades, vos paroles, vos démarches, tous vos pas étaient pour eux autant d’objets d’admiration.

Mais quand, dans leur oraison ou à la conférence privée et secrète de vos trois admirables Personnes, vous, qui êtes le Fils de Dieu, nourri dans le sein de votre Père éternel, leur découvriez le secret de vos ineffables mystères, que vous les entreteniez des trois Personnes divines, de l’économie de votre Incarnation, des perfections adorables de votre divinité, de ses procédures amoureuses envers les hommes, et surtout envers ceux qui avaient été choisis pour des choses si grandes, quels éclats, quels rayons de lumière dans leur esprit, quels embrasements d’amour dans leurs cœurs? En quel abîme d’oraison, d’admiration, d’abaissement et d’adoration étaient-ils en votre divine et continuelle présence? Sans doute ils ne pouvaient que s’écrier l’un à l’autre, comme ces deux séraphins d’un de vos prophètes, que vous êtes le trois fois saint50.

Je vous conjure, ô Jésus! par les inestimables privilèges que vous avez accordés à ces deux anges incarnés, par la sublime et ardente dévotion que vous avez versée en leurs âmes vers votre sacrée et toute aimable personne, par leurs admirables mérites et leurs puissantes intercessions, de nous donner leur favorable protection; afin que par eux vous daigniez venir à nous, et que par nous-mêmes nous méritions d’avoir accès à vous et de ressentir les effets de vos infinies bontés; et puisque leur sein corporel et spirituel a été le trône et le siège sur lequel vous, qui êtes la Sagesse du Père, avez pris plaisir de reposer, que vous les avez rendus les maîtres, les dominateurs et les [11v °] protecteurs de toutes les âmes qui prétendent s’appliquer à la vie intérieure et mystique, toute cachée en vous, et le parfait modèle qu’elles doivent imiter, faites connaître à ces âmes les admirables vertus, les élévations, les oraisons, les adorations, les exercices, l’intérieur sublime et relevé de ces deux anges terrestres, parfaits imitateurs de votre adorable vie, afin qu’étant connus ils vous fassent connaître, vous qui êtes l’original, le modèle et la source de leur sainteté et de celle de tous les hommes. Surtout, par le pouvoir efficace que vous leur avez accordé de pouvoir répandre cette solide dévotion vers votre sacrée Personne dans les âmes et de leur donner entrée en votre famille et en la grâce spéciale qu’elle contient, qu’ils nous obtiennent de vous un doux et fort amour pour votre très sainte humanité, et une communication intime avec votre infinie divinité.

Ô Jésus! mon Sauveur, qui dans votre vie divinement humaine, êtes notre Apôtre et notre pontife souverain, le grand et l’important ministre de l’état du Père céleste, qui avez témoigné faire plus d’estime du gain d’une âme seule que de tout un monde sans elle, qui n’êtes descendus du ciel en terre que pour y apporter le feu du divin amour51 et le faire brûler dans le cœur de tous les hommes, qui ne demeurez parmi eux, résidant sous les espèces sacramentelles, que pour être leur nourriture et leur communiquer une vie spirituelle et plus abondante, accordez-leur cette grâce singulière de s’exercer souvent dans les considérations de la vie cachée que vous menez pour l’amour d’eux au très adorable Sacrement de l’autel; faites-leur de là entendre votre voix, ou plutôt faites [12 r °] en sorte qu’ils prêtent l’oreille intérieure à votre divine voix qui, sortant continuellement des tabernacles où vous faites votre demeure, va trouver tous les cœurs pour crier, non sensiblement et hautement comme vous faisiez autrefois pendant le temps de votre vie voyagère, en un jour de fête solennelle, mais secrètement et puissamment, chaque jour et chaque moment : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi52, qui suis une source de vie toujours coulante, qu’il boive et qu’il se désaltère dans mes divines eaux. Et puisque vous y êtes le Prince la véritable sagesse, communiquez-la aux âmes, en leur accordant le don de l’oraison décrite et tracée grossièrement en ces traités, mais représentée au vif dans vos exemples, dans les divins exercices que vous avez en la sainte Eucharistie et dans les attraits secrets que vous y communiquez aux âmes qui s’unissent dignement à vous.

Et comme je ne me suis proposé autre fin, éclaircissant l’oraison et la théologie mystique, que de donner ouverture aux âmes pour vous connaître, vous aimer, vous goûter en vos divines excellences, et servir par ce moyen à la communication et à l’établissement de votre esprit et de votre vie en elles, agréez, mon Sauveur, ce petit ouvrage, et en lui, acceptez ma très cordiale servitude, prosterné dans l’abîme de mon néant, et ne respirant que votre gloire et le salut des âmes.

Je l’expose aux rayons de vos yeux divins, afin que leur lumière, descendant sur lui, excite les flammes du divin amour en ceux qui le liront, et éclaire les nuages et les obscurités que mon ignorance et ma faiblesse ont laissés autour de ces matières si profondes, et qui sont au-dessus de ma capacité et de mes expériences. Et en le soumettant très humblement [12 v °] au jugement et à la correction de l’Église votre Épouse, dont la foi et la fidélité est inviolable53, je le mets sous la toute-puissante protection de votre incomparable bonté. Faites, ô Jésus! qu’il réussisse au plus grand bien des âmes, pour le salut et la perfection desquels vous avez bien voulu mourir, et dont il vous plaît faire votre couronne et votre gloire.[13r °]

Approbation de Mgr l’évèque d’Héliopolis

J’ai lu avec beaucoup de consolation un livre intitulé Le Jour mystique, ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique. La doctrine qu’il enseigne m’a paru également nécessaire et solide; et l’on peut assurer des voies qu’il montre ce qu’a dit un Père de l’Église des livres du grand saint Hilaire évêque de Poitiers, qu’on y peut marcher sans crainte de broncher. La foi, qu’elle donne pour guide dans tous les sentiers de la vie intérieure, met à couvert des tromperies et illusions de la nature et du démon, et les moyens qu’elle propose sont si justes, qu’il suffit de s’y arrêter pour ne s’en pas écarter, mais pour arriver heureusement à l’union divine.

Ce qui est fort remarquable est qu’elle éloigne des extrémités, où tombent beaucoup de personnes spirituelles qui veulent conduire les âmes par un même chemin. Elle enseigne les voies de l’Esprit de Dieu, et non pas celles de l’esprit de l’homme. Elle apprend à aller à Dieu selon le mouvement de sa grâce, et non pas selon la fantaisie des créatures. Elle enseigne aux âmes à ne se pas élever d’elles-mêmes, quand l’Esprit de Dieu ne les attire pas. Elle leur enseigne à ne pas résister à ses attraits, quand il lui plaît de les élever. Elle fait voir l’inutilité des âmes qui veulent se mettre dans le repos quand Dieu veut qu’elles opèrent encore à l’ordinaire, et la [13v °] perte inestimable que font celles qui opèrent toujours, quand le mouvement de la grâce les met dans le repos. Ainsi elle traite dignement des plus hauts degrés de la contemplation, sans exclure les voies de la méditation ou de l’oraison de discours, et elle parle avec un tempérament si juste des voies différentes, que les personnes véritablement spirituelles auront tout sujet d’en être satisfaites, et de bénir Dieu, le Père des lumières, qui les a inspirées pour sa gloire et le salut des âmes, qui trouveront dans cet ouvrage des moyens merveilleux pour faire un très grand progrès dans les voies de l’esprit les plus saintes et les plus divines.

Elles y verront que, comme la sainte oraison est nécessaire à tout le monde, tout le monde aussi la peut faire, quoiqu’en manières différentes. Elles y découvriront que, comme l’oraison du discours ou de la méditation est bonne et excellente pour plusieurs, il y en a aussi beaucoup qui, ne pouvant pas méditer, soit par l’infirmité du corps ou de l’esprit; soit par les obstacles qui viennent du dehors, ne sont pas pour cela incapables de l’oraison. Les âmes scrupuleuses y trouveront des remèdes excellents; les timides, des motifs puissants pour s’encourager; celles qui sont plus éclairées, de bonnes et solides lumières; celles qui sont tentées d’inconstance, des raisons fortes pour persévérer malgré toutes les aridités, les sécheresses, les obscurités, les insensibilités, les répugnances et toutes les autres peines qui arrivent en le service de Dieu, et particulièrement dans l’exercice de l’oraison. Enfin, je puis dire que cet ouvrage est comme la tour de David dont parle l’Écriture, d’où pendent mille boucliers et toute l’armure des plus forts, qui sera utile aux imparfaits et aux parfaits, aux commençants [14 r °] et aux avancés, aux ignorants et aux savants, aux personnes qui ont besoin de direction et aux directeurs qui conduisent; que l’Église en sera édifiée, et notre Seigneur Jésus-Christ en tirera sa gloire.

Fait à Rome ce 1er juillet 1669. François, évêque d’Héliopolis, vicaire apostolique de Tonquin.

Approbation des docteurs.

Comme on ne peut lire sans admiration le traité intitulé Le Jour mystique ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, aussi ne peut-on lui refuser l’approbation sans injustice. Je souscris d’autant plus volontiers à celle-ci que j’espère que les âmes, outre le fruit qu’elles tireront de ce traité et qu’il leur fera faire un progrès merveilleux dans la vie spirituelle, y trouveront encore des douceurs et des consolations, qui ressentent fort celles du Paradis. Mais je ne puis m’empêcher de les avertir que, puisque voici un traité de la véritable sagesse, laquelle selon le mot latin n’est autre qu’une science savoureuse, sapientia, sapida scientiam, aussi elles ne verront jamais combien il y a de douceur avec Dieu et en Dieu, que par le goût et la pratique de ces hautes et sublimes vérités, auxquelles elles se doivent élever avec l’auteur de cet ouvrage; lequel, comme l’aigle, est allé chercher la moelle du cèdre jusqu’au plus haut du Liban. En un mot, si elles ont le courage de s’élever jusque-là, non seulement elles n’y trouveront [14v °] rien de contraire, ou à la foi, ou aux bonnes mœurs, mais elles sauront des vérités de Dieu, que ne savent point les plus habiles du monde; c’est-à-dire que, comme assure le Fils de Dieu, elles sauront ce qu’ignorent les docteurs et les maîtres en Israël, et que le Père céleste a révélé aux petits.

À Poitiers, ce 31 de janvier 1670.

F. Élie Couraud, docteur en théologie et provincial des Frères Prêcheurs.



Autre approbation.

Nous, soussignés docteurs en théologie de la faculté de Paris, certifions avoir lu un livre intitulé Le Jour mystique où l’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, que nous avons estimé digne de la piété de son auteur; et non seulement nous n’y avons rien trouvé de contraire à la foi catholique, mais l’avons jugé très utile pour porter les âmes à l’union parfaite avec Dieu.

Fait à Poitiers, ce quatrième de décembre de l’année 1669.

F. Maurice Cherprenet, docteur en théologie et provincial des Frères Prêcheurs.

F. André le Fée, docteur, comme ci-dessus.





Table des Traités, des chapitres et des Sections du premier Tome

[22 pages que nous omettons, puis commence…]



LE JOUR MYSTIQUE

OU L’ÉCLAIRCISSEMENT DE L’ORAISON

ET DE LA THÉOLOGIE MYSTIQUE

Livre premier.

DE LA NATURE DE L’ORAISON MYSTIQUE ET DE L’EXCESSIVE ACTIVITÉ OU PROPRIÉTÉ D’IMAGES

Traité premIER.

De l’existence, de la nature, de l’objet, et des espÈces de l’oraison mystique.

Argument

Comme toutes les matières que l’on traite dans une science doivent emprunter leur ordre et leur suite de l’objet qu’elles considèrent : ayant à éclaircir et à donner du jour au secret de [2] l’oraison mystique, qui est une sagesse divine dont Dieu est l’objet, il semble à propos que nous commencions à expliquer et prouver ce qui lui est de plus essentiel. C’est pourquoi, en ce premier traité qui doit être comme la base et le fondement de tous les autres, après avoir parlé de l’oraison générale, j’explique et prouve l’existence de l’oraison mystique; je fais voir sa nature, ses qualités, son objet et ses différentes espèces, et j’enseigne quelle doit être la conduite de l’âme dans les différents états de cette oraison. Cela se verra par ordre dans les chapitres et les sections suivantes. Le tout sous les auspices et moyennant le secours de la grâce de Jésus-Christ, que je supplie très humble m’accorder à cet effet. [2]

[TRAITE I, Tome I Page 3]

CHAPITRE PREMIER. Pour servir de préface à tout l’ouvrage.

Remarques nécessaires à l’intelligence de ces traités d’oraison et de théologie mystique.

SECTION I. Dessein général de l’ouvrage, et l’excellence de son sujet.

Le sage, après avoir attentivement considéré et curieusement décrit tous les traits de la divine beauté sous le nom de la sagesse, confesse qu’il en est devenu amoureux54; qu’ensuite il en a fait les recherches et désiré de la prendre pour épouse, pour jouir de ses très pures délices, de ses honneurs et de ses richesses, qu’il dit être inestimables, [4] et se rendre avec elle et par elle parfaitement heureux.

La théologie ou l’oraison mystique que j’entreprends de dépeindre en ce petit ouvrage est en son objet cette même Sagesse, ou la belle Divinité, pour la jouissance de laquelle nos âmes sont créées. Et je n’ai d’autre dessein, dans l’effort que je veux faire en élevant mes idées pour en former le portrait et l’exposer aux yeux dans les plus vives et plus éclatantes couleurs, que d’en concevoir de l’amour, et en donner à ceux qui voudront s’appliquer à la lecture de ces écrits.

Et comme cette divine Sagesse promet la vie éternelle, c’est-à-dire une vie sainte, heureuse, et comblée de toutes sortes de biens, à ceux qui tâcheront de l’éclairer par des lumières qui la puissent rendre plus connaissable, et par ce moyen, plus aimable, je la prends pour l’objet unique de tous ces traités; et la considère premièrement en elle-même, en sa propre et naturelle beauté, et comme l’objet de notre oraison et théologie mystique; et secondement, en l’âme à qui elle daigne se communiquer.

Elle est en elle-même la bonté suprême et la perfection incompréhensible, capable d’exciter et d’allumer dans les cœurs des affections très ardentes de foi, si elles étaient aperçues [5] de nos yeux spirituels. En effet, la lumière seule de son visage fait le bonheur et la félicité des saints.

Elle est encore le soleil de l’âme, se communiquant à elle et la rendant formellement sage et belle, par la participation de ses lumières et de ses beautés divines. Elle est dans son entendement une lumière très sublime et très active, qui l’emporte dans la pure contemplation de la Divinité, qui forme en elle une vision intérieure, par laquelle elle est rendue une très naïve image et ressemblance de Dieu. Elle est dans sa volonté un goût et un ressentiment actuel de la bonté infinie du même Dieu, une complaisance et un repos intime et viscéral en lui et en tous les biens qu’il possède.

Cette Sagesse produit en l’âme mystique, ou agissante mystiquement, la plus sublime de toutes les opérations, soit qu’on la considère à l’égard de son sujet, qui est la pointe et le sommet de cette même âme, relevée au-dessus de toutes les autres puissances; soit à raison de son objet surpassant tous les objets; car c’est la Divinité, non raccourcie et bornée, non revêtue de formes et images, comme elle est dans les oraisons de méditation ou contemplation affirmative; mais au-dessus de tout concept et de toute comparaison, se cachant et ne se laissant aborder [6] ni connaître que dans les nuages55 et les ténèbres majestueuses de son incompréhensibilité; soit à raison du moyen de l’atteindre, qui est la foi nue, la plus excellente de toutes les lumières, au-dessous de celle de la gloire; soit enfin à raison du terme de cette opération, que je puis appeler le sublimé, la quintessence, et le par-dessus de tout ce qui peut être produit par la créature, puisqu’elle est en l’âme une expression et une jouissance de Dieu présent, qui la transforme et la rend une naïve image de toutes ses perfections; comme si elle était peinte des couleurs de la Divinité même, avec un éclat intérieur si merveilleux qu’il surpasse toutes les paroles et les pensées humaines.

La méthode que j’observe en tout cet ouvrage est d’expliquer et éclaircir ce qu’il y a d’obscur et de secret dans la science et les livres mystiques, non seulement par les textes de l’Écriture, par l’autorité des Pères et par les expériences des saints; mais encore par les raisons et les règles exactes de la théologie scolastique, puisque les vérités de celle-ci sont les solides fondements qui soutiennent et affermissent les divines théories de la mystique; étant toutes deux sœurs et filles d’un même père, qui est le Seigneur des sciences, elles doivent s’entraider et se prêter un secours mutuel. [7]

SECTION II. Raisons ou motifs qui ont porté l’auteur à faire ces traités mystiques, sa méthode, l’ordre et la suite des matières contenues en cet ouvrage.

Il n’y a personne qui n’approuve que ceux qui font profession d’écrire de la théologie scolastique, devant que de descendre à l’explication particulière des matières théologiques, fassent quelques questions prolégomènes, et qu’après leur commun et très saint maître saint Thomas, ils demandent s’il y a une doctrine sacrée et théologique; si c’est une science, et quelle elle est; si même après cela ils prouvent l’existence de leur objet, demandant s’il y a un Dieu. Parce qu’il y a des athées qui le nient; et de plus, qu’il est bien séant à un chacun de ne pas ignorer l’art ou la science dont il fait profession.

On sait qu’il y a plusieurs sortes de personnes de toutes conditions, entre lesquelles quelques-unes ne connaissent rien ou très peu des matières mystiques, et d’autres blâment et décrient la doctrine et les livres de tous les auteurs mystiques, leur imposant de croire des choses tout à fait éloignées de la raison et du sens. Je [8] connais même des personnes d’autorité, et qui sont en estime et réputation de grande science, de vertu et d’expérience dans les choses spirituelles, lesquelles dissuadent la lecture des livres de ces mêmes auteurs, comme étant dangereux et pleins d’erreurs.

Ces considérations, et quelques autres encore, m’ont fait concevoir dès il y a longtemps le désir et le dessein de faire comme un cours et une somme de théologie mystique, et d’y traiter les questions les plus propres à éclaircir et dénouer un sujet si obscur et si difficile; entre lesquelles les plus nécessaires sans doute sont celles qui traitent de son existence, de sa nécessité, de sa nature, de ses propriétés et de ses espèces, que la plupart des auteurs mystiques, au moins tous ceux que j’ai lu, supposent sans en apporter de preuves. En quoi je puis dire que je n’ai pas eu peu de difficulté; non seulement parce que l’explication de cette matière mystique demandait des connaissances expérimentales que je n’ai pas, et que j’ai été obligé de mendier des autres, ce qui fait que je n’en puis et n’en dois écrire qu’avec confusion; mais encore parce qu’ayant entrepris de traiter toutes les matières mystiques que je jugeais nécessaires à l’intelligence de cette science secrète, et avec le plus d’ordre que je pourrais [9] pour aider par ce moyen à lui donner plus de jour, je me suis vu engagé de former plusieurs questions qui n’ont pas été touchées par les théologiens mystiques et scolastiques; j’entends ceux que j’ai lus, et qui m’ont donné sujet de faire quelques efforts plus pénibles pour reconnaître et discerner leurs sentiments plus communs et assurés, desquels j’ai tâché de ne me point éloigner en tout cet ouvrage.

J’ai été conseillé par des personnes fort savantes et pieuses, qui ont eu la lecture de quelques matières mystiques que je traite en cet ouvrage premièrement par de fort longues questions, de les distinguer par de courtes questions, afin de donner plus de clarté à un sujet qu’ils disaient non seulement obscur et relevé, mais aussi traité d’une méthode et par des questions assez nouvelles et particulières. Mon premier dessein avait été de séparer les matières de tout l’ouvrage en deux tomes, mettant en l’un celles qui sont de la pure doctrine de la théologie mystique, et en l’autre, celles de la morale et pratique de cette même théologie. Mais j’ai trouvé en effet ces deux sortes de matières si conjointes et si liées ensemble, que j’ai cru ne les pouvoir séparer sans les affaiblir, et j’ai pensé que cette façon d’écrire ne passerait point pour extraordinaire [10] puisqu’on a bien vu paraître des théologies scolastiques et affectives François, et d’autres traités de piété, qui exposent quelques mystères de la plus sublime et profonde théologie, et dans lesquels les auteurs, pour s’expliquer, usent des termes de leurs sciences. Ce qui me fait juger qu’on ne trouvera pas mauvais si dans une mystique raisonnée, je me sers de quelques termes qui lui sont propres et affectés.

Si mon dessein n’avait pas été de traiter exactement les matières mystiques, j’aurais sans doute omis quelques questions plus délicates, qui semblent être moins nécessaires à ceux qui ne cherchent que la pratique; mais comme je fais une espèce de cours et de somme de théologie mystique, j’ai cru ne devoir pas en omettre la discussion et l’explication, sans quelques défauts; car, si on n’y prend garde, celles que je traite sont tout à fait nécessaires pour établir la doctrine mystique et en résoudre les difficultés.

Il ne faut donc pas s’étonner s’il y a plusieurs choses difficiles dans tout le cours de l’ouvrage. Car puisque cette théologie mystique est la reine des sciences, et celle qui parle le plus hautement et le plus dignement de Dieu, que sa doctrine, à cause de son objet et de sa matière, a un degré de dignité singulière, contemplant et regardant [11] Dieu sous cette très excellente raison d’incompréhensible et infiniment aimable au-dessus de toutes pensées et de tous actes formés ou imaginés, et qu’elle s’applique particulièrement à déclarer les opérations de ce même Dieu plus spirituel et surnaturel dans les âmes, on ne la peut traiter suffisamment, si on ne fait connaître ce qui est nécessaire à la perfection d’un acte mystique.

Pour cet effet il a fallu expliquer tant de choses différentes, mais pourtant toutes rapportées au sujet principal de l’oraison mystique, par le moyen desquels je prétends donner une clef pour ouvrir et découvrir les secrets mystiques cachés en plusieurs livres, qui sans ces lumières sont presque inintelligibles. Et ainsi, quoique je sache que tous ne sont pas indifféremment capables de comprendre ce qu’il y a de plus relevé dans quelques théories de cette science, et que pour ceux-là on pouvait omettre les questions les plus difficiles; j’ai néanmoins considéré qu’il y en a plusieurs autres qui désirent et demandent de voir ce qu’il y a de plus solide, et de plus éminent dans cette sainte théologie, capable d’exercer la force de leurs esprits; et j’ai espéré de même que par là quelques scolastiques deviendraient plus affectionnés, ou se montreraient moins [12] opposés à une oraison qu’ils verraient solidement fondée sur les vérités de leur théologie. Il y a aussi je ne sais quelle grandeur et je ne sais quelle générosité dans les âmes que Dieu attire par ces voies mystiques, qui leur font souhaiter d’entendre parler et d’être instruites de ces matières ou opérations plus cachées qu’elles goûtent, et qui les portent à l’admiration et à l’amour de la divine bonté, qui peut et veut faire de si grandes choses en elles. Cependant je peux dire que comme je me suis efforcé de n’omettre aucune des questions qui ont paru nécessaires à l’intelligence du sujet que j’ai entrepris, aussi me suis-je étudié d’éviter, comme le recommande l’Apôtre, toutes les inutiles, tenant à grand avantage parmi quelques occupations qui m’ont été assez ordinaires, de ne point perdre le temps en discours superflus, considérant d’un côté la fin de mon ouvrage si éloigné, et de l’autre celle de ma vie qui vraisemblablement est si proche.

Je divise tout l’ouvrage en quatre livres, et chaque livre en quelques traités. Dans le premier traité du premier livre, je donne des preuves de l’existence de l’oraison mystique, et je décris sa nature et ses différentes espèces. Je fais voir qu’il y en a de deux sortes, l’une appelée savoureuse, et l’autre [13] sans goût; qu’elles sont quelquefois compatibles et d’autres fois incompatibles avec les actes et les pensées de la méditation, et comment l’âme se doit conduire en leurs différents états. J’explique ensuite quel est l’objet du repos mystique, et prouve, par raisons et par autorités des mystiques, que c’est Dieu considéré comme souveraine bonté présente à l’âme, et je donne selon les occasions la résolution des difficultés qui se rencontrent.

Je joins un second traité à ce premier qui a pour titre : de la propriété des images, ou de l’excessive activité. Où, après avoir déclaré combien cette propriété et cette activité sont ennemies de l’oraison mystique par les violences indiscrètes auxquelles elles portent l’âme pour lui faire produire des actes, lorsqu’elle les doit laisser, je marque ensuite qu’il y a des efforts raisonnables qu’elle ne doit pas négliger; après quoi je m’étends un peu sur les dommages, ou les mauvais effets, que produit en elle cette excessive activité, et finis en déclarant quelles en sont les causes, que je réduis à trois, qui sont les démons, le mauvais directeur, et les âmes mêmes.

Dans le second livre, je fais un traité de la foi nue nécessaire pour adresser et conduire la volonté en son repos mystique; et [14] comme cette matière est fondamentale pour l’intelligence de l’oraison mystique, je l’explique exactement et nettement, et, après avoir déclaré quelle est la nature de la foi nue divine, en tant qu’elle est différente de la commune, je prouve qu’elle est nécessaire à l’exercice de l’oraison mystique. Je parle ensuite d’une autre espèce de foi nue, appelée humaine, que je fais voir être aussi nécessaire à l’oraison de repos. Je déclare quel est leur objet matériel, et quel le formel, quel le sujet ou la puissance dans laquelle elle réside, quelles les conditions et les qualités de l’une et de l’autre croyance; et en particulier quelle est leur certitude qui doit persuader à l’âme, qu’elle s’unit à Dieu par cette sorte d’oraison, y donnant quelques moyens et quelques remèdes pour surmonter le mal assez ordinaire des doutes et des craintes raisonnables.

Ce traité de la foi nue, qui a dû nécessairement être un peu long à raison du grand nombre de matières que j’y comprends est suivi d’un autre, qui peut être dit le complément du premier; où je fais voir que la foi nue doit produire en l’âme qui pratique l’oraison mystique une vraie et bonne satisfaction; qu’elle doit tâcher de l’acquérir, et en faire usage pendant le temps de son oraison; et particulièrement de celle [15] qui est sans goût. Je déclare quels sont les causes et les effets, et aussi quels sont les empêchements de cette satisfaction en l’âme; et je finis par la résolution de quelques difficultés proposées contre la doctrine laquelle y est établie.

Le troisième livre contient aussi deux traités. Le premier desquels parle du sujet éloigné de l’oraison ou théologie mystique, je veux dire de ceux à qui l’on doit, ou à qui l’on peut enseigner cette sorte d’oraison; et le second, du sujet prochain de cette même oraison, et le fond de l’âme, ou la pointe de l’esprit.

Je fais voir dans le premier, que les infidèles et les pécheurs sont incapables de la théologie mystique; mais qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées; qu’on y doit instruire les novices commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes. Et je prouve ensuite par raison et autorité que cette théologie mystique se doit enseigner indifféremment à tous ceux qui s’appliquent et s’adonnent à l’oraison mentale. Après cela, je demande si notre Seigneur Jésus-Christ a pu pratiquer cette sorte d’oraison; si la sainte Vierge l’a exercée; si quelques-uns ont eu des grâces [16] ou des privilèges incompatibles avec elle; et enfin, si elle peut convenir aux âmes de purgatoire.

J’explique dans le second traité, quel est le fond de l’âme ou la pointe de l’esprit, sujet prochain de l’oraison mystique. Je déclare qu’elle est la division, ou la distinction des trois parties ou facultés de cette âme; m’arrêtant particulièrement sur la troisième appelé communément la pointe, ou cime de l’esprit; prouvant que cette troisième partie n’est ni l’essence, ni la substance de l’âme, ni la syndérèse, ni une puissance réellement distincte des trois supérieures, mémoire, entendement et volonté, ni la méditation par voies de pensées ou discours, ni même la contemplation appelée affirmative; mais que la seule contemplation négative et sans forme est la fonction de cette pointe, dont je fais voir la force, la noblesse et l’excellence. Je me suis efforcé de donner à ce sujet tout le jour et l’éclaircissement qui m’a été possible, non seulement parce qu’il est obscur et difficile en soi et peu expliqué par les auteurs, quoiqu’ils en parlent fort souvent; mais aussi parce que la connaissance de cette merveille ne peut être que très utile à la méditation.

Le quatrième livre est divisé en quatre traités. Dans le premier desquels j’explique [17] par ordre les différentes espèces de l’oraison mystique savoureuse. Je fais voir combien Dieu est admirable dans la grandeur, dans la multitude, et dans la diversité des douceurs, des goûts et des de suavité qu’il communique à l’âme.

Dans le second, je déclare aussi les différentes espèces de l’oraison ou repos mystique sans goût, qui font voir quelles sont les épreuves et les voies aimablement sévères et délicieusement rigoureuses, par lesquelles Dieu va exerçant les âmes mystiques pour les conduire à la pureté de son amour.

Je joins à ce traité celui du sacrifice de Jésus-Christ, ou de Jésus se sacrifiant sur la Croix et sur nos autels, que je propose à l’âme souffrante pour être dans cet état, l’objet et le modèle de son sacrifice mystique.

Enfin je conclus tous les traités précédents par un quatrième et dernier, dans lequel je présente quelques sujets qui peuvent servir d’une bonne matière pour l’entretien des âmes qui aspirent au repos de l’oraison; et quelques avis très utiles pour s’y bien conduire; finissant par quelque motif que je leur donne de travailler sérieusement à l’affaire de leur salut et de leur perfection. Les matières que je traite étant si liées et si [18] unies, et la disposition en étant si claire, j’ai cru n’en devoir point faire de table particulière, puisque le seul titre des chapitres et des sections feront toujours mieux voir toute la conduite que j’observe en la composition de cet ouvrage.

Mon principal dessein, comme je l’ai déjà insinué, est d’expliquer, déclarer, établir, et défendre les vérités mystiques d’une façon scolastique et raisonnée : en sorte néanmoins qu’en même temps je tâche de les rendre familières et intelligibles à tous, autant que l’excellence et la sublimité du sujet le peut permettre; descendant de la théorie, qui travaille et éclairer l’entendement, à l’explication des opérations pratiques de cette science et oraison mystique : afin que le lecteur soit rendu, comme parle un Apôtre, non seulement intelligent et savant, mais aussi dévot et opérant.

J’en facilite les intelligences par des applications et des exemples familiers en chaque sujet, et use de termes communs, clairs et faciles; évitant une élocution trop recherchée, nullement propre à l’expression de ces matières, si spirituelles, dévotes, et mystiques, où il semble que les paroles persuasives de l’humaine sagesse font évanouir l’onction de l’esprit, et cette force et vertu secrète qui semble ne se pouvoir [19] conserver que sous l’écorce de ces paroles simples et naïves avec lesquelles le Saint-Esprit s’est expliqué, publiant ces vérités par la bouche des Apôtres et des âmes apostoliques, et dont il paraît que le fils de Dieu notre Seigneur s’est servi dans son Évangile.

C’est la belle raison que donna autrefois un excellent mystique, et l’oracle des théologiens de son temps, lorsqu’étant commandé de faire une prédication en l’auguste assemblée des pères du concile général de Constance, il accepta humblement l’ordre qui lui en fut donné, avec cette protestation remarquable de la faire sans parade et sans artifice d’éloquence, en paroles toutes simples et communes; à son ordinaire, disait-il; et de peur que cette simplicité ne semblât blesser le respect et le mérite d’une si docte et si illustre compagnie, il avança, pour préface de son discours, que la parole de Dieu qui allait sortir de sa bouche n’étant pas plus précieuse que celle qui s’était incarnée, elle ne devait pas se produire avec plus d’atours et ornements; et que le Verbe de Dieu humanisé sortant du sein de la Vierge n’ayant pas voulu être enveloppé en des draps de soie, ni posé dans un berceau d’or enrichi de pierreries, mais plutôt être emmailloté en de pauvres langes et de simples drapeaux, et déposé en une [20] crèche, il semblait que ce même Verbe énoncé ne devait paraître que sous un équipage de paroles simples et naïves. Ce qui même a fait dire au prince des théologiens mystiques, que les comparaisons grossières sont les plus propres, pour traiter avec honneur l’auguste majesté des vérités sublimes et secrètes, dont l’explication est réservée à notre théologie mystique.

SECTION III. De l’utilité et de la nécessité de cette science mystique.

Comme je ne puis, aussi n’ai-je pas dessein de renfermer dans le raccourci d’une petite section les fruits et les utilités de la théologie mystique, parce que tout ce qui se dit communément des profits de l’oraison, de la méditation, de la contemplation parfaite, de l’union et familiarité avec Dieu, se doit appliquer à cette science et théologie mystique, qui est la plus haute élévation de l’âme en Dieu, et l’union la plus étroite et la plus immédiate avec lui. C’est pourquoi un auteur célèbre entre les mystiques a grande raison de dire que, comme entre toutes les sciences il n’y en a point de plus sublime, de plus divine, ni même de plus difficile que la [21] mystique, qu’aussi en peut-on trouver de plus utile. Elle est, dit-il, profitable aux docteurs scolastiques, et pour faire naître en eux, ou leur inspirer peu à peu l’amour des choses divines, et l’ardent désir de faire eux-mêmes l’épreuve de ce qu’ils n’ont appris que par le rapport de la foi, dont ils traitent et qu’ils enseignent aux autres par de doctes, mais difficiles et épineuses raisons. Comme aussi afin de pouvoir instruire les moins savants des secrets nécessaires pour arriver à l’intime union avec Dieu; ce qui ne peut faire sans la connaissance de la théologie mystique, que ce même auteur appelle ailleurs l’école de l’amour, la sapience et la très parfaite connaissance de Dieu, conformément à la pensée du séraphique mystique, qui estime que dans l’âme contemplative, l’amour, la théologie mystique et l’oraison parfaite sont ou la même chose, ou au moins qu’elles sont inséparables; que cette science est une connaissance de Dieu expérimentale, acquise par la conjonction et union de la volonté embrasée avec le même Dieu qui, par un lien sacré s’appliquant au cœur humain, l’attire à soi pour l’y consommer dans l’unité parfaite. Et comme il n’y a rien de plus utile à l’âme que ce qui lui sert pour obtenir sa vraie, sa sainte, et sa bienheureuse fin, [22] qui est la possession et la jouissance de son Dieu, et que la théologie mystique est la chose du monde qui nous en donne une plus parfaite connaissance, et nous y conduit plus hautement et plus sûrement par ses préceptes, il faut conclure que c’est elle dont nous avons le plus besoin.

De plus, cette science, dans ses profits, est préférable à toutes les autres, parce que celles-ci semblent borner leurs avantages à éclairer le seul entendement; mais la mystique entre les sublimes lumières qu’elle communique à l’âme, embrase doucement le feu de ses affections.

Les sciences humaines ne remplissent pas le cœur de l’homme, dit le sage, mais le laissent vide et plein de vanité; la science mystique le comble de toutes sortes de véritables biens, seuls capables de satisfaire et de remplir le sein et l’abîme de sa vaste capacité. Ce qui fait dire à un dévot mystique, parlant du secret et de l’intime de l’âme dans l’oraison mystique, que celle qui, par une foi vive et une charité ardente, entre et fait sa demeure dans cette intime, est véritablement grande; parce, dit-il, qu’elle devient riche, heureuse, glorieuse et grande à mesure qu’elle se remplit de Dieu, source infinie de toute grandeur, de toute beauté et de tout bonheur. Or c’est à la faveur [23] des actes de connaissance et d’amour, que Dieu, objet intelligible et aimable, s’insinue en cet état, s’y rend présent et l’attire à soi. Il n’y a rien dans les trésors de la divine Sagesse, dont l’époux ne fasse voir quelque échantillon à ces âmes éperdument désireuses de le connaître pour l’aimer et en jouir; il prend plaisir de se manifester à elles dans ses grandeurs, afin de les rendre grandes et magnifiques; parce qu’elles ne le peuvent être que de la grandeur de l’Époux qui, tout brillant des lumineux rayons de son éclatante beauté dans leurs entendements, et possédant leurs volontés par sa bonté, les transforme tellement en soi, qu’elles deviennent une même chose avec lui par la perfection de leur amour.

C’est pourquoi le Saint-Esprit dit que cette science est plus précieuse que tous les trésors de la terre; et que tout ce qui peut être l’objet de l’ambition humaine ne lui peut être comparé; qu’elle est plus douce que le miel à l’âme qui la possède; et que son nom même qui est celui de la sagesse marque la faveur ou la suavité spirituelle qu’elle lui communique. Ce qui fait qu’étant instruite en l’école de cette secrète théologie, éclairée des vues et des vives lumières de la foi, dont elle se sert en ses opérations mystiques, pour envisager [24] sérieusement la fin dernière de sa création, il n’est pas possible qu’elle ne lui donne tous ses désirs, toutes ses recherches et ses amours.

Si cette science mérite d’être estimée et recherchée de l’âme qui aspire à la perfection, à cause de son utilité et de ses profits si notables, elle le doit être encore davantage à cause de sa nécessité, que je tire des paroles de notre Seigneur même, lequel nous enseigne que nous devons aspirer à l’état de la présence de Dieu continuelle par le moyen d’une oraison sans relâche, qu’il nous recommande sur toutes choses. Or il est impossible d’arriver à cet heureux état d’oraison, ou de présence de Dieu habituée, qui est la fin de tous les exercices intérieurs, sans la science de l’oraison mystique. Premièrement, parce qu’elle apprend à l’âme qu’il y a de certains états où, ne pouvant et ne devant produire des actes sensibles, ou qui soient réfléchis ou aperçus, elle se doit contenter de ceux qui sont directs et ne se peuvent apercevoir; qu’elle doit laisser les discours et les pensées de la méditation, et se satisfaire d’une oraison qui n’a ni pensée ni discours, quand Dieu l’appelle à un simple repos en un objet qui n’est point aperçu. En effet, comment cette âme pourrait-elle se tenir en ce simple [25] repos et en ce doux acquiescement au bon plaisir de Dieu, incompatible avec le discours et les bonnes pensées, si elle ne la connaissait pas, et si même elle ne croyait pas qu’il y ait d’autres oraisons mentales que celles qui se font avec les actes intérieurs dont l’objet peut être aperçu?

Secondement, cette théologie apprend à l’âme qui prétend à l’oraison continuelle quels sont les temps pendant lesquels il faut quitter les bonnes pensées et les opérations sensibles de la méditation, pour pratiquer celles de l’oraison mystique; quelle est la nature de cette oraison et ses différentes espèces. Elle lui apprend que cette oraison de repos n’exclut pas toujours la production des actes ni les bonnes pensées; mais qu’elle s’en sert quelquefois comme de troupes subsidiaires, qui viennent à son secours : que souvent même elle peut compatir avec les occupations les plus distrayantes, si elles sont nécessaires; et qu’enfin, quand le repos mystique est passé elle doit reprendre le soin de produire des actes qu’elle n’a laissé que pour une meilleure attention au repos mystique, qui en sa nature n’est autre chose qu’une parfaite complaisance au bon plaisir de Dieu. [26]

SECTION IV. Quels sont les auteurs qui doivent être appelés mystiques.

Nous avons sans doute un grand sujet de louer Dieu de ce que nous voyons en ce siècle une si grande multitude d’écrivains sacrés qui traitent les choses saintes avec tant d’abondances de lumière, de science et de piété, qu’il semble que nous soyons arrivés au temps prédit par le prophète, auquel la terre devait être remplie de la science de Dieu; leurs écrits enrichissent l’Église de toutes sortes de connaissances. Quelques-uns d’entre eux s’appliquent tout entier à enseigner les principes et les éléments de la doctrine chrétienne; les autres la soutiennent et la défendre contre les entreprises des hérétiques ou des novateurs; quelques autres donnent des exercices et des méthodes d’oraison pour les âmes qui s’y appliquent; et enfin quelques autres, quoiqu’en plus petit nombre, traitent des choses plus intérieures, et de l’oraison ou théologie mystique, pour les âmes qui aspirent à une charité ou à une présence de Dieu parfaite, qui est la fin de la loi et de la vie chrétienne. Je choisis ce même sujet, et quoique le chemin et la méthode que je prends [27] dans l’explication des mystères de cette science sacrée soit un peu différente de celle qu’ils ont tenue, comme il se peut connaître par l’ordre, par la suite, et même par la qualité des matières marquées en la section précédente, je fais néanmoins profession de suivre en tout la doctrine des plus saints et savants mystiques; car leurs lumières et leurs expériences me servent partout de conduite; je tiens ferme sur le principe invariable de leur foi, telle qu’elle est approuvée par l’Église, qui a canonisé leur doctrine avec leur vie.

Mais afin qu’on puisse plus aisément connaître quels sont ceux entre les auteurs qui peuvent porter la qualité de mystiques, je remarque que ceux qui ont traité de l’oraison mentale sont de trois sortes. Quelques-uns ne parlent que de l’oraison qui se fait par production d’actes, de méditations, d’affections et de saintes pensées; ceux-ci peuvent être appelés spirituels. Les autres traitent de la contemplation, mais seulement de celle qu’on nomme affirmative, laquelle a une connaissance de Dieu et des choses divines qu’elle contemple, ou réfléchie, ou qui le peut être, et admet quelques images, quoique subtiles et déliées. Et on peut donner à ceux-là le nom de contemplatifs. Mais les derniers sont ceux qui [28] parlent de la contemplation appelée négative, laquelle ignore l’objet qu’elle contemple, et qui n’est point autre que celle qui est sans formes ou images, ou autrement : l’oraison mystique, ou de quiétude, qui n’aperçoit point l’objet de son repos, et ce sont eux seulement qui, à proprement parler, peuvent être appelés mystiques.

Plusieurs de ceux qui ont connaissance de la contemplation affirmative ne l’ont pourtant pas, et moins encore l’expérience de cette oraison mystique ou de quiétude, qui est sans formes et images; néanmoins, parce qu’entre eux quelques-uns ont fait lecture des livres mystiques, ils en disent quelque chose, et approuvent la division des parties de l’âme inventée par les mystiques, dont la troisième s’appelle la suprême pointe de l’esprit, qui n’a point d’autre fonction que cette oraison de repos, sans formes ou pensées. Mais comme ils ont fort peu de pratique, ils ont attribué à cette suprême pointe la contemplation réfléchie de Dieu ou des choses divines. Je n’en ai pourtant lu aucun qui nie que cette autre contemplation sans formes soit aussi la fonction de cette même pointe de l’esprit. Et ainsi ils admettent deux opérations ou fonctions de cette troisième portion ou de ce fond de l’âme; l’une [29] qui est la contemplation affirmative dont l’objet est aperçu; et l’autre l’oraison de repos et sans pensées, dont l’objet est inconnu. Il faut pourtant avouer que, parlant ainsi, ils prennent cette pointe non précisément et proprement, mais trop largement, puisqu’Aristote et les autres philosophes qui ont parlé de cette contemplation claire et affirmative, ne l’ont pas mise en cette suprême pointe, qu’ils n’ont pas même reconnue.

Il faut donc dire que, quand l’âme se trouve dans un état de contemplation ou d’oraison qui la tient en grand repos et silence, sans qu’elle puisse s’apercevoir de l’objet et du terme de ce repos, elle doit croire que c’est sa pointe qui contemple; et tout le contraire, si elle s’aperçoit de son objet : car pour lors ce ne peut être une contemplation de cette suprême portion.

C’est en ce sens qu’il faut entendre quelques bons auteurs et vraiment mystiques, comme entre autres Gerson et Ruusbroec, lorsqu’ils appellent l’intelligence du nom de pointe de l’esprit, parce que l’intelligence étant une contemplation affirmative, qui s’aperçoit bien de l’objet qu’elle contemple, elle ne peut être qu’improprement appelée pointe de l’esprit. [30]

SECTION V. D’où procèdent des difficultés qui se rencontrent à traiter ou à entendre les matières mystiques, et les auteurs qui en ont écrit; avec l’explication de quelques termes obscurs dont ils usent, et qui comprennent le mystère et le secret de leur silence.

Saint Denis, le maître des maîtres en la théologie mystique, prouve dans un excellent traité qu’il en a fait que la nature de Dieu est si relevée qu’il n’y a aucune comparaison ni proportion de tout ce qu’il est avec ses créatures, qui sont des dépendances essentielles et des effets bornés de sa puissance et de sa bonté infinie. Qu’ainsi il n’y a point de lumière, point d’intelligence, point d’idée, point de notion qui puisse aborder la sublimité et la subtilité de cet être infini, à lui seul compréhensiblement connaissable; et que si la nature prétend arriver à quelque connaissance de cet être divin, ce n’est pas par voie de lumière, mais de ténèbres; ce n’est point par la parole, mais par le silence, qui avoue en ne disant mot qu’il est incompréhensible et ineffable. C’est pourquoi il défend de parler des mystères de cette science à ceux qui demeurent en eux-mêmes, et qui estiment pouvoir [31] égaler l’étroite capacité de leur intelligence à la grandeur immense de celui qui excède infiniment toutes les dimensions qui aient jamais été, ou qui puissent être créées.

Il enseigne à l’âme que, pour traiter comme il faut et avec la révérence qui est due à cet être sublime, premièrement elle ne doit jamais mesurer les choses qui sont au-dessus d’elle à l’aune de sa faible intelligence, ni comparer les divines aux humaines, ni juger des ineffables par celles qui tombent sous le sens.

Il faut en second lieu, dit-il, pour éviter l’illusion et la tromperie de ses pensées, qu’elle considère qu’il y a en elle une vertu naturelle intelligente, par le moyen de laquelle elle peut envisager les objets qui lui sont proportionnés, et une autre surnaturelle, qui lui est communiquée par grâce et par faveur, pour se pouvoir unir aux choses divines; et qu’ainsi, étant élevée au-dessus de soi par le don d’une lumière sacrée, elle n’attire et n’abaisse pas en soi les choses divines, pour en juger ou parler selon les raisons humaines, mais plutôt qu’elle sorte entièrement hors de soi-même pour s’établir en Dieu, et y demeurer comme déifiée.

C’est en cette union et conjonction intime, que l’âme ose demander à son Dieu, aussi bien que Moïse, son fidèle et son [32] plus confident serviteur, quel est son nom et l’expression de son être; et qu’elle reçoit avec lui, pour réponse cet oracle de la bouche divine, qu’il est l’Être, et qu’il est le seul qui peut, qui veut, et qui mérite d’en porter le nom; que tout ce qui n’est pas cet Être divin subsistant par soi-même, n’est rien de soi, et ne peut jamais porter méritoirement le nom d’être, s’il est comparé à celui de Dieu toujours seul, et auprès duquel tous les autres ne sont point de nombre, pour ce qu’ils sont en sa présence comme s’ils n’étaient point. Or celui, dit le divin Apôtre, qui, n’étant rien, pense être quelque chose, se trompe et s’abuse soi-même, et ne connaît pas bien son néant, parce qu’il ignore que Dieu est le seul Être.

Dieu étant le seul Être, de soi et par soi-même est nécessairement infini, éternel et immuable; et tout être créé étant essentiellement une pure, continuelle et absolue dépendance de Dieu, reçoit de lui tout ce qu’il est, et n’étant rien de soi ni par soi-même, il est en tout mouvant et relevant de son souverain domaine.

Dieu étant le seul Être de soi, à lui seul encore appartient d’opérer en lui-même, immuablement, éternellement, infiniment; et, hors de lui-même et dans ses [33] créatures raisonnables, de faire ce qui lui plaît, leur communiquant librement l’être, la liberté et l’opération, qui est ainsi plus l’être et l’opération de Dieu que de la créature.

De là vient, dit saint Augustin, qu’il est difficile de parler comme il faut de Dieu et de la créature, par deux raisons opposées. De Dieu, par l’excès de son être et de son opération; et de la créature, par le défaut de cet être même et de son opération; de sorte qu’il se fait un combat de mots et d’expressions, quand il est question de parler de ces deux extrêmes. Qu’y a-t-il, dit ce Père, qui en apparence soit plus à nous et plus nous que nous-mêmes? Et cependant il est très vrai qu’en effet il n’y a rien moins à nous, rien moins en nous, et rien moins nous, que nous-mêmes et nos opérations, puisque tout ce que nous sommes et tout ce que nous opérons est plus l’être et l’opération de Dieu que de nous, qui ne devons et ne pouvons être qu’une pure dépendance du seul et premier Être.

Cette dépendance est le grand et continuel hommage que Dieu demande d’une âme qu’il a formée à sa ressemblance, et dont elle s’acquitte par le libre exercice de la connaissance qui lui est donnée de la vérité de l’Être divin qui, subsistant de soi-même, en soi-même, et pour soi-même, [34] fait subsister toutes choses en lui, par lui, et pour lui-même; et par un acte de sa volonté embrasée du feu du saint amour, qui lui fait vouloir, consentir et se réjouir que Dieu soit le seul Être de soi, et de n’être rien d’elle-même, mais de lui, de qui et en qui à chaque moment elle veut puiser son être et son opération, pour les rapporter uniquement à la gloire et au plaisir de celui qui les lui donne.

L’âme mystique, ainsi prévenue de ces hautes et sublimes lumières de la foi nue, ne peut envisager cet Être seul infiniment parfait, sans lui faire en même temps une profonde révérence jusque dans le néant, où elle se tient par hommage et dépendance continuelle de tout ce qu’elle est, et de tout ce qu’elle opère.

Je crois, dit-elle avec adoration, ô mon Dieu! seule et première vérité, ce que vous me révélez de vous-même, que vous êtes un Être subsistant en trois adorables Personnes, infini, immuable, éternel, seul nécessaire, et dont les perfections immenses sont à vous seul compréhensivement connaissables. Que cet Être qui est en vous, et vous-même, est une beauté et une bonté infinie, qui seul mérite d’être connu, regardé et aimé à l’infini; et que vous-même, étant seul une connaissance et un [35] amour infini, êtes aussi seul capable de vous regarder, de vous estimer et de vous aimer dignement, et par cet amour de vous vouloir le bien infini qui est vous-même, dans la possession duquel vous ressentez une joie et des délices dignes seulement de votre être infiniment parfait, et renfermées dans le centre de votre incompréhensibilité.

Cette âme sait que son Dieu, dans la profondeur de ses jugements et de ses décrets, surpasse tous les entendements créés, et soumet le sien à la croyance de ce qu’elle ne saurait comprendre, et, le captivant sous sa Parole souveraine, elle abîme sa connaissance sous l’infini de la sublimité et inaccessibilité de l’Être de Dieu, se réjouissant de se voir surmontée par la grandeur immense de ces vérités impénétrables.

D’autres fois, elle considère que dans cet Être suprême, il y a une liberté glorieuse à l’égard de toutes ses créatures, qui sont l’objet de sa toute aimable, toute sage et infinie puissance, par laquelle il choisit entre elles, anéanties devant le trône de Sa Majesté, celles qui lui plaît regarder, pour leur donner l’être et leur partager le degré qu’elles en doivent posséder par sa pure grâce; car elle n’ignore pas que cet Être divin étant suffisant à lui-même, il ne peut [36] former ses créatures que par le pur motif de sa bonté, et par l’inclination qui lui est naturelle de se contenter en bien faisant.

Enfin, de tous ces beaux principes elle tire cette excellente conclusion, qu’il est bien juste que Dieu fasse tout ce qu’il lui plaira des ouvrages de ses mains, et qu’il se soumette à lui par une obéissance sans réserve. Tout son désir est de vivre conformément aux excellentes et précieuses vérités qui lui sont révélées, de se conduire, et de marcher désormais dans la belle lumière de la foi, qui ne lui fait voir aucun maître que celui qui est incompréhensible, seul existant, et opérant en soi et en toutes choses; afin que, dans la splendeur de cet Être infiniment adorable et souverainement aimable, toute créature, et elle-même, s’éclipse, se perde et s’efface de devant ses yeux, et qu’il demeure seul l’objet unique de sa vue et de son amour.

Ainsi elle est contente et satisfaite de tout ce qui arrive au monde en elle, et hors d’elle : parce que c’est un Dieu qui le fait, qui ne peut que très bien faire toutes choses, et qu’il cherche et trouve son bon plaisir partout. Et son exercice, n’étant plus maîtresse d’elle-même ni de ses désirs, est de se conformer en toutes choses et en toute occasion à cette volonté divine, par des actes de [37] joie, d’admiration, de bienveillance, de révérence, de résignation, et enfin un abandon entier et irrévocable. Et après lui avoir abandonné l’intime et la capacité de son être, tout son plaisir est de la laisser faire en elle et par elle tout ce qu’elle voudra, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans ces obscurités et tentations; en vue et par le respect de celui qui est, et qui opère toutes choses en elle selon qu’il l’entend et le veut par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout; aimant tous les états qu’il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire par des actes non réfléchis et aperçus, de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit.

Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est élevé en l’âme au-dessus de toute pensée et de tout acte apercevable. C’est ici où elle est dépouillée de tout être et de toute opération propre ou propriétaire, où elle peut dire avec le prophète quelle est réduite au néant sans savoir comment : parce que Dieu même, opérant en elle d’une manière très intime, la dénue de l’attache [38] secrète qu’elle avait aux actes qui lui paraissaient les plus simples, de ses abandons, de ses complaisances et semblables, qu’elle produisait à sa mode et d’une façon trop humaine et moins abandonnée à ce même Dieu, duquel elle doit recevoir toutes choses, et la production de ses actes et l’incapacité d’en produire, par une entière dépendance, seule capable de la réduire à l’état d’union, et même d’unité divine, que notre Seigneur a demandée et obtenue pour elle, ainsi que nous allons voir dans la section suivante.

SECTION VI. Suite du sujet précédent.

De ce que nous venons de dire dans la section précédente, et de ce que nous ajouterons en celle-ci, il sera aisé de conclure qu’il doit y avoir une grande difficulté à bien expliquer, et à entendre les opérations mystiques. Les raisons de cette difficulté se prennent, et de la part du sujet dans lequel résident ces opérations, et de l’objet qu’elles regardent, et du moyen de l’atteindre, et du terme de ces mêmes opérations.

Le sujet dans lequel résident ces opérations, c’est la pointe et le sommet de l’âme relevée au-dessus de ses autres puissances : car comme on ne peut connaître l’opération [39] de cette pointe, on ne peut non plus connaître la pointe même, ou le centre de l’âme, qui ne se discerne que par son opération, comme l’esprit de l’homme non plus que ses puissances ne se connaissent que par leurs opérations. Ces opérations sont cachées, non seulement au démon, mais à l’âme même qui les produit; parce qu’elles sont un repos, et que ce repos est un consentement obscur et non aperçu de la volonté, qui ne sait en quoi elle repose, ou à quoi elle consent. C’est une introversion de l’âme en son fond, dans lequel elle ne peut produire ni recevoir que des actes mystiques, qui sont des quiétudes sans formes et images, où Dieu opère au-dessus de toute intelligence. C’est une contemplation, ou une infusion passive dans cette âme, et un feu d’amour très ardent, mais secret, qui la porte à l’union et à la transformation en Dieu, telle et si excellente qu’il semble qu’on n’en peut parler que comme de Dieu même, qui est plus vivant et opérant en elle qu’elle-même; et de cette conjonction, et union très intime et inexplicable, naît en elle une douceur et une expérience de Dieu qui surpasse toute science. [40]

Si le sujet des opérations mystiques est difficile à comprendre, leur objet le doit être davantage; joint que c’est la divinité même, non raccourcie et bornée, ou revêtue de formes et images, mais telle qu’elle est en elle-même, au-dessus de tout concept et de toute pensée, et considérée dans le centre de son incompréhensibilité. Or comme cet objet est le plus relevé de tous, la science mystique qui le regarde surpasse toutes les autres sciences en mérite et en dignité.

Celles-ci ont pour objet des choses qui tombent sous le raisonnement humain; celle-là est si sublime, et si cachée en ses mystères, que comme a remarqué un des plus anciens et plus illustres mystiques du monde, elle excède la vue et l’effort de toute intelligence naturelle. Le plus sage des hommes,56 parlant aussi de l’excellence de cet objet divin sous le nom de la Sagesse, dit qu’elle a choisi pour sa demeure le lieu très haut; non seulement parce qu’elle se cache dans la profondeur infinie de son être, pour n’être parfaitement connaissable qu’à elle-même; mais encore parce qu’elle choisit au-dehors d’elle la pointe ou la suprême portion de l’âme, comme le lieu qui seul est capable de le loger parmi les hommes. Et comme cette science est si [41] relevée par l’excellence de son objet, Dieu même, dit ce sage, s’en est réservé la maîtrise, et il promet par l’un de ses prophètes qu’il y instruira lui-même ses enfants, et qu’ils n’auront point d’autres précepteurs que lui.

Si nous considérons le moyen dont l’âme se doit servir en l’oraison mystique pour atteindre son objet, qui est la foi nue, c’est la plus excellente de toutes les lumières au-dessous de celle de la gloire; mais aussi la plus subtile et la moins connaissable, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique. Elle est appelée nue, parce qu’elle ne donne de connaissance de Dieu à la volonté, et ne le lui propose que sous le concept général de Souverain Bien, et non sous le concept distinct d’aucunes perfections ou attributs particuliers. Nue encore, parce qu’elle élève l’âme au-dessus de tous les sentiments et de toutes les raisons humaines, qu’elle la dépouille de la connaissance de ses opérations, et qu’elle ne fait voir l’objet qui lui donne le repos, qu’obscurément, sa lumière ne lui montrant pas distinctement qu’elle se repose en Dieu, qui lui demeure caché, aussi bien que son acte, qui ne peut être réfléchi ni aperçu par une connaissance intuitive et formelle.

Enfin, s’il est question de parler du [42] terme de l’opération mystique, je puis dire, que c’est le plus noble qui puisse être produit par la créature dans l’état surnaturel de la grâce, puisque c’est une contemplation pure de la divinité, une jouissance de Dieu présent, qui rend l’âme une naïve image de toutes ses perfections. C’est une complaisance intime, qui transforme l’âme en Dieu, et qui l’unit plus immédiatement à lui.

Il est vrai que dans les méditations et dans les contemplations affirmatives, la charité opère, et que gagnant la volonté de l’âme, elle change sa vie en celle du bien-aimé; en sorte qu’elle ne veut que ce que Dieu veut, et que tout ce qu’il veut. Mais il faut avouer que les actes mystiques de l’oraison de repos sont plus unissants et plus transformants, et qu’encore qu’il y ait plusieurs et différents degrés de charité unissante, ou plusieurs sortes d’union divine, celle néanmoins qui se fait par les actes d’un amour mystique est si intime et si immédiat, qu’elle semble seule entre toutes les autres mériter absolument et par excellence le titre d’une parfaite union.

C’est de là que quelques théologiens mystiques, ne se pouvant satisfaire des noms plus ordinaires qu’on lui donne, ont inventé quelques termes dont ils se sont servis, pour expliquer l’éminence de cette union, [43] telle qu’ils la ressentaient et plus conforme à leurs expériences. Comme quand ils disent que l’âme, par la force de son divin amour, est unie à Dieu sans moyen57; qu’elle le contemple et le voit autant qu’il peut être vu en l’état de cette vie; qu’elle cesse d’opérer, par une sainte oisiveté; qu’elle est morte et anéantie en elle-même; qu’elle est déifiée, toute transformée en Dieu, cachée et vivante en lui et de lui; et pour dire tout, et plus que tout, en un grand mot : qu’elle est un autre lui-même, ou un même esprit avec lui.

En quoi ces théologiens ont suivi leur grand maître le divin Apôtre qui, parlant des âmes élevées, dit qu’elles sont mortes, ensevelies, anéanties et cachées en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ en Dieu; nous enseignant par ces termes mystiques que l’opération secrète du Saint-Esprit dans ces âmes est comme un tombeau, où elles expirent à la vie de la nature; ou le faux être est enseveli avec ses opérations, pour établir sur ses ruines la vie de la grâce et de Jésus-Christ, qui par ses opérations mystiques les embrasse, les abîme et les perd en soi-même, les pénétrant en sorte qu’elles ne se sentent non plus que si elles étaient anéanties en elles-mêmes; pouvant dire avec ce même Apôtre, que [44] l’amour divin, au rapport du plus éminent de ses disciples58, avait rendu extatique, qu’elles ne vivent plus elles, mais que Jésus-Christ leur Dieu et leur Époux vit en elles, duquel elles sont si intimement possédées, qu’elles n’agissent plus ni d’elles-mêmes, ni en elles, ni par elles, ni pour elles-mêmes, mais suivant en tout l’esprit dominant et victorieux de celui qui est en elles plus qu’elles-mêmes, et qui, par les douces opérations qu’il produit en leur fond, suspend leurs propres actions, ne demandant d’elles qu’une entière obéissance et une soumission fidèle à ses attraits.

Et quoique l’âme ainsi embrasée et possédée de son Dieu en l’union mystique paraisse à quelques-uns n’opérer pas, parce qu’en effet elle n’opère pas d’elle-même, ayant quitté ses opérations propriétaires, il est néanmoins vrai qu’elle est d’autant moins oiseuse que moins elle semble opérer, et qu’elle est d’autant mieux et plus saintement occupée que moins elle paraisse agir; parce que l’union mystique qui se fait par des actes directs est ordinairement plus surnaturelle, plus divine, plus éloignée de l’opération humaine, et que sans être retiré par les vues, les réflexions, et les recherches de l’amour-propre, elle puise plus immédiatement sa vie, sa force, et son opération [45] en Dieu, duquel elle est, en cet état sublime et relevé au-dessus d’elle, de toutes ses lumières et de sa capacité naturelle, une libre, actuelle et entière dépendance. Et je puis dire que cette dépendance dans l’âme est à proprement parler cet anéantissement divin qui la conduit à la parfaite union. Anéantissement qui consiste non dans la destruction de son être naturel, ou libre et moral – puisque Dieu, qui lui a donné, lui veut encore conserver tout le bien qu’elle possède –, mais dans la connaissance qu’elle doit avoir qu’elle n’est d’elle-même qu’un pur néant, et que son être sensible, intellectuel et raisonnable, ses puissances, ses opérations, bien plus, que son être surnaturel et toutes les grâces qu’elle a reçues sont des impressions de sa bonté et des effets de sa libéralité, qui ensuite exigera d’elle les devoirs de sa reconnaissance et de son amour. C’est le fort argument dont se sert le divin Apôtre pour porter la créature à l’acquit de ses devoirs envers la majesté de Dieu : «Qu’as-tu, lui dit-il, que tu n’as pas reçu?» et même, puis-je ajouter, que tu ne reçoives à chaque moment, par la conservation de ce que Dieu t’a déjà donné; et si tu l’as reçu et le reçois toujours, n’est-il pas injuste, dit ce même Apôtre, que tu en dérobes la gloire à [46] Dieu pour te la donner à toi même, refusant d’en rendre l’hommage et la reconnaissance à l’auteur de tous les biens? L’âme s’acquitte de ce devoir par la dépendance et la soumission libre de sa volonté à celle de son Dieu, n’agissant non plus d’elle-même que si elle n’avait point de liberté, qui ne lui est donnée en effet, que pour lui en faire un libre et volontaire sacrifice, à l’imitation de Jésus-Christ qui, pour lui donner l’exemple en lui-même d’une parfaite dépendance, s’est anéanti dans sa volonté humaine, par la soumission et l’obéissance entière qu’il a rendue à son divin Père en toutes choses, et jusqu’au point de mourir sur une croix. Car bien que Jésus-Christ homme-Dieu eût deux volontés, comme il avait deux natures subsistantes en une même Personne divine, et que toutes les actions et les souffrances de cet homme-Dieu procédassent de ces deux volontés unies, c’était pourtant avec cette distinction et cette différence, qu’elles étaient de la volonté divine comme maîtresse et commandante, et de la volonté humaine comme sujette et obéissante, selon laquelle le fils de Dieu a toujours été soumis à son Père, et nous a enseigné, par parole et par exemples, que toute la perfection de l’âme est réduite à ce seul [47] point d’une entière dépendance de sa volonté à la volonté de Dieu; à quoi tend encore, comme à sa fin dernière, la pratique véritable des opérations de la vie mystique.

SECTION VII. L’union qui se fait par l’amour mystique est glorieuse à Dieu comme elle est très utile et honorable à l’âme.

Bien que nous ayons considéré que l’union de l’âme avec son Dieu peut être si intime et si étroite qu’elle arrive par elle à une transformation parfaite en lui, et à l’honneur même de devenir un même esprit avec lui, il ne faut pas néanmoins se persuader que l’élévation de l’âme se fasse par le rabais de la majesté de Dieu, ni que Dieu en lui-même prenne quelque chose de la bassesse de l’homme, lorsque par grâce et par faveur il l’élève à la participation de ses divines grandeurs. Car l’âme bien instruite en l’école de la théologie mystique, dans les plus secrètes et intimes privautés avec Dieu, le traite avec tant d’honneur et de référence qu’elle ne dérobe rien à la grandeur de son être; et dans ses unions plus étroites, elle n’intéresse59 point la gloire de son Unité, [48] puisqu’elle ne s’y élève qu’en s’abaissant, et qu’elle n’y peut arriver que dans l’actuelle dépendance et l’amoureuse soumission qu’elle lui rend. Car cet acte d’union, cet acte d’amour unissant et, si je l’ose dire, unifiant, contient premièrement une connaissance de foi d’un objet infini, très unique, infiniment et uniquement aimable, en la présence duquel l’âme et toutes créatures demeurent anéanties. Et secondement, un acquiescement amoureux au divin plaisir, par lequel elle lui fait un sacrifice d’honneur de sa propre vie, puisque ce n’est pas vivre à soi, ni en soi-même, mais plutôt mourir, que de ne pas suivre les mouvements qui lui sont naturels, être réduit au néant de son être et de sa propre opération, pour laisser vivre en soi la volonté de Dieu, confessant ainsi qu’il n’y a que Dieu seul qui mérite de vivre et de régner sur le néant. Ce qui est admirable dans le règne de Dieu sur l’âme, ainsi noblement et divinement anéantie, c’est qu’il imprime en elle je ne sais quelle vertu et je ne sais quelle force opérante qui fait que l’âme s’offre à cet anéantissement dans l’anéantissement même, et que le plus intime d’elle s’unit à la vertu et à la puissance qui opère cet anéantissement si glorieux à Dieu, et qui lui fait goûter, au moins en sa pointe [49] le plaisir de se voir et laisser détruire à [?] cette unique et pour cet unique objet, qui veut seul être la vie et la gloire de soi-même en toutes choses.

C’est là un prélude de l’état glorieux qui doit faire la consommation du bonheur dans la vie future, où Dieu, dit l’Apôtre, sera tout en tous les saints, et seul vivra et régnera en eux, comme tous les saints seront vivants en lui, de lui et pour lui seul. Dieu sera tout en Dieu par la communication qu’il leur fera de sa vie de gloire, et eux seront tous les seules choses [?] en lui par le rapport d’eux-mêmes à cette unique tout, dans lequel ils se posséderont d’autant plus qu’ils seront moins à eux et eux-mêmes, passant ainsi, par la pureté de leur amour, dans la possession et dans la jouissance passive de Dieu, puisqu’ils ne seront remplis, comme parle l’Apôtre, de toute sa plénitude, que pour le plaisir qu’il prend, qui est la fin dernière de leur création. Ainsi cette unité s’opère dans les bienheureux et dans les âmes saintes et mystiques, non par la transformation de Dieu en elle, qui serait multiplicité, et rabaisserait Dieu au-dessous de lui-même, mais par la transformation morale d’elles en Dieu, dans lequel elles se perdent heureusement, pour y trouver une vie, non seulement pleine de plaisir [50] et de bonheur, mais aussi de perfection. Car si la forme donne la perfection au composé, s’unissant à la matière et se la soumettant, pour lui communiquer l’être, la bonté, le mouvement et la vie, Dieu, s’unissant à l’âme qui lui est parfaitement soumise, lui communique un être, une vie, une beauté, une perfection et des opérations toutes divines. En sorte que, comme nous voyons que le fer mis dans une fournaise ardente perd ses propres qualités pour se revêtir de celles du feu, qui est un agent plus puissant, au moyen desquelles il paraît transformé en feu et produit les mêmes effets, ainsi l’âme abîmée par amour dans la fournaise ardente de la Divinité, qui est un feu vivant, bouillant et consommant, ce noble agent prenant un empire doux et absolu sur une âme qui lui est abandonnée, la dépouille de ses qualités imparfaites, pour la revêtir des siennes toutes divines, par lesquelles il l’élève à une vie si sainte et si semblable à la sienne qu’elle pourrait dire avec l’Apôtre qu’elle ne vit plus elle, mais que Jésus-Christ vit en elle. Elle ne vit plus elle-même, parce qu’elle a renoncé à tout ce qui pourrait nourrir sa première vie de péché et de corruption. Elle ne vit plus, parce que ce n’est plus ni la loi de la nature, ni la concupiscence [51] ni la volonté propre qui l’animent et qui la meuvent. Elle ne vit plus par elle, parce qu’il ne paraît plus rien en elle d’elle-même, et que l’amour en a fait le sacrifice. Mais pourtant elle est vivante, parce que Dieu est en elle le principe d’une nouvelle vie. Elle agit, non plus d’elle-même, mais selon que l’Esprit divin l’applique, parce qu’elle lui a soumis tous ses mouvements, et que sa raison, ses facultés et ses opérations, sont pleinement assujetties, et rendent un hommage continuel à la vie de Jésus-Christ.

SECTION VIII. Différence entre la morale ou la sagesse des mystiques ou parfaits chrétiens, et celle des philosophes ou sages païens.

Il est utile, et même très important, après avoir déclaré quelques effets de la sagesse divine dans les âmes mystiques, de remarquer la grande différence, et même l’opposition qui se trouve entre la morale ou la sublime sagesse de nos philosophes chrétiens, ou théologiens mystiques, et celle des plus sages païens. Ce qui mérite d’autant plus de considération que l’une et l’autre morale avançant certaines maximes, qui paraissent avoir quelque rapport et [52] quelques convenance entre elles, les esprits moins éclairés pourraient se persuader qu’elles seraient fort semblables, et de là prendre sujet, ou d’estimer trop la sagesse des profanes, ou trop peu la science des saints. Pour ne nous pas tromper au juste discernement que nous en devons faire, je fais voir ici leurs qualités opposées, sur lesquelles il sera aisé d’en connaître la distinction et le différent caractère.

La morale des chrétiens et la théologie ou la sagesse des mystiques, est solidement établie sur Jésus-Christ homme-Dieu, qui a été donné aux hommes pour leur enseigner en terre une doctrine céleste. Cette doctrine produit l’humilité dans ses disciples, parce qu’elle est fondée, non sur la raison humaine, mais sur l’autorité, et la révélation divine, et parce qu’elle ne peut entrer dans l’esprit, dit le divin Apôtre, qu’en captivant l’entendement pour le soumettre au service et à l’obéissance de Jésus-Christ. Si nous entrons dans cette école, et qu’avec ses Apôtres et ses disciples nous prêtions60 l’oreille au discours de sagesse et de grâce qui coulent de sa bouche, nous entendrons qu’il leur propose, leur enseigne et leur explique familièrement les plus belles et les plus sublimes vérités de son Évangile. Il leur parle et les [53] entretient des grandeurs et de la majesté de Dieu et de ses perfections incompréhensibles; du néant de la créature en sa présence; des miséricordes, des douceurs et des caresses de la providence divine sur les âmes qui se confient en elle; de la nécessité absolue et indispensable de la grâce en toutes les bonnes actions; et de la très profonde dépendance que la créature doit avoir de son Créateur, puisque tout le bien, toutes les vertus, toute la connaissance, toute la sainteté qui peut être en elle ne viennent pas d’elle, mais de Dieu; et que tout le mal qui s’y rencontre est d’elle et non pas de Dieu; et par conséquent que l’honneur et la gloire qui suit les bonnes actions appartient à Dieu seul; comme le mépris et le blâme est le partage de la créature, qui d’elle-même n’a de puissance que pour le mal, comme elle est tout impuissante pour le bien.

La sagesse des philosophes, ou la philosophie des sages du monde, n’ayant pour principe que la raison humaine, est pour l’ordinaire profane et orgueilleuse, et ne reconnaissant pas Dieu qui est le Seigneur des sciences, elle ne produit dans ces faux sages que la multiplicité et la vanité de leurs discours.

La philosophie chrétienne rend ceux qui la professent non seulement humbles [54] et modérés, mais reconnaissants et amoureux de Dieu; parce que, leur enseignant qu’ils reçoivent tout de lui, comme du principe et de l’auteur de tous les biens, elle leur apprend encore de lui en rendre grâce, et de lui donner en toutes choses et de toutes choses la gloire qu’il en mérite.

La philosophie des païens étant superbe et ignorante, rends ses sectateurs insolents, méconnaissants61 et ingrats des biens qu’ils reçoivent de l’auteur de l’être; et quoique que Dieu les ait favorisés de ces lumières, et que ses grandeurs invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité, comme dit l’Apôtre, se soient rendu comme visibles à leurs yeux en se faisant connaître par ses ouvrages; ils ne l’ont pourtant pas glorifié comme Dieu, et ils ne lui ont point rendu grâces, mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et sont devenus plus aveugles par leurs propres lumières.

La philosophie chrétienne, humiliant ses sages en la présence de Dieu, et les lui attachant par un très pur amour, les ont rendus des instruments bien propres pour être appliqués à l’étendue de son règne. C’est la remarque du divin Apôtre, que quand il a plu à Dieu de bâtir le grand ouvrage de sa religion, et que pour le fonder il a fallu détruire tout ce qui s’y opposait, il n’a voulu [55] choisir que les personnes les plus ravalées et en apparence les moins capables. Considérons, dit-il, mes frères, ceux d’entre vous que Dieu a appelés à la foi : il y en a peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu de nobles, mais Dieu a choisi les moins sages selon le monde pour confondre les puissants; il a choisi les plus viles et les plus méprisables selon le monde, et ce qui n’était rien, pour détruire ce qui était de plus grand, afin que nul homme ne se glorifie devant lui, et que celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur. C’est par eux, continue cet Apôtre, qu’il a détruit, selon la prophétie d’Isaïe, la sagesse des sages, et aboli la science des savants. Que sont devenus, dit-il, ces sages? Que sont devenus les docteurs de la loi? Que sont devenus ceux qui recherchent avec tant de curiosité les sciences de ce siècle? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde lorsque, voyant que le monde avec la sagesse humaine ne l’avait point reconnu dans les ouvrages de sa sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiront en lui? Et en effet, par qui est-ce que Dieu a opéré toutes ces merveilles, sinon par ces hommes de néant, c’est-à-dire approfondis dans l’humilité par la connaissance de leur néant et de leur faiblesse? Ce sont [56] ceux qui disaient, parlant d’eux-mêmes : «Il semble que Dieu nous traite, nous autres Apôtres, comme les derniers des hommes, comme ceux qui sont condamnés à mourir dans l’amphithéâtre, nous faisant servir de spectacle au monde, aux anges, et aux hommes.» Ce sont eux qui, tout anéantis qu’ils étaient, ont entrepris l’ouvrage de la conversion du monde, qui l’ont partagé et divisé entre eux, comme un pays de conquête, et qui, ayant pour contraire toute la sagesse des philosophes, toute la puissance des monarques, toute l’éloquence les orateurs, par les armes de leur milice qui ne sont point charnelles, mais puissantes en Dieu, ont, dit l’Apôtre, renversé les remparts qu’on leur opposait, ont détruit le conseil de la sagesse humaine et toute la hautesse et la superbe de ceux qui s’élèvent contre la science et connaissance de Dieu; qui, par la foi qu’ils ont prêchée et établie, ont réduit en servitude tous les esprits pour les soumettre à l’obéissance de Jésus-Christ, et qui ont assujetti les monarques, les empires et toutes les académies du monde à la folie et à la simplicité de la Croix.

La science profane, ayant enflé le cœur de ses philosophes, les a conduits jusqu’à l’impiété, qui a été punie, dit l’Apôtre, par l’abandonnement aux passions infâmes et aux [57] dérèglements de l’esprit; ceux qui ont voulu passer pour les sages du monde, sont devenus fols et insensés, et comme ils n’ont pas voulu connaître Dieu, Dieu les a livrés à l’égarement d’un esprit dépravé et corrompu, jusqu’au point de rendre à la créature l’adoration et le culte souverain qui est dû au créateur; et après avoir changé la vérité de Dieu en mensonge, ils ont transféré l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu incorruptible à l’image d’un homme corruptible, et à des figures d’oiseaux, de bêtes à quatre pieds et de serpents; leur volonté s’est mise à la suite de leurs passions infâmes, et les a portés à des actions honteuses et indignes de l’homme. Et voilà la fin de cette belle philosophie, et où aboutissent en eux et en ceux qui les suivent ces maximes enflées et orgueilleuses de leur morale.

La philosophie chrétienne et mystique, qui paraît une espèce de folie aux sages du monde, est en effet et en vérité la souveraine sagesse de Dieu, qui seule peut rendre les hommes véritablement sages; parce que, comme dit le plus sage et le plus savant de nos philosophes chrétiens, ce qui est folie selon les sages du monde est la véritable sagesse de Dieu, et l’infirmité apparente des simples est une force divine.

N’est-ce pas une souveraine sagesse, à un [58] esprit humain prévenu de la grâce, de captiver son entendement sous la parole et l’autorité d’un Dieu, qu’il reconnaît pour la première vérité; et d’apprendre de lui les règles infaillibles et les belles maximes d’une sage et sainte morale, qui lui enseigne à considérer la condition de la créature par rapport à l’être et à l’infinie grandeur de celui qui l’a formée, qui lui apprend que cette créature, étant tirée du néant, n’a de son origine qu’une pure puissance et capacité de recevoir de la main de Dieu, et que même elle n’a point cette capacité et puissance d’elle-même, puisqu’étant un pur néant de soi, elle est plutôt une opposition et contradiction à l’être, et que la puissance qui peut être en elle n’a de fondement que sur la toute-puissance de Dieu, à qui rien ne peut résister. Quoi de plus juste que le raisonnement du grand Docteur des gentils tiré de ces principes, lorsque, s’adressant à la créature prévenue des grâces et des faveurs de Dieu, il lui enseigne qu’elle n’est rien, qu’elle n’a, qu’elle ne peut et qu’elle n’opère rien d’elle-même, mais qu’elle reçoit tout de la pure grâce et miséricorde de Dieu, qui conséquemment doit seul recevoir et recueillir la gloire et l’honneur de toutes ses actions? Il ne peut jamais, ce semble, assez redire à son gré ce qu’il pose comme le fondement de [59] toute la morale et perfection chrétienne, que l’âme reçoit tout de la grâce et qu’elle lui doit tout, que les vertus chrétiennes ne sont pas celles qu’on appelle simplement morales, au moyen desquels les philosophes ont pu atteindre à quelque degré de perfection et de félicité purement humaine, et qui n’excède62 pas les forces de la nature; mais qu’elles sont divines, parce qu’elles se forment en l’âme chrétienne par une secrète assistance de l’Esprit de Dieu et de sa grâce. Cet Esprit divin et cette grâce lui est tellement nécessaire, dit cet Apôtre, pour les bonnes actions qui la peuvent conduire au salut, à la perfection et à la jouissance de Dieu qui est sa dernière fin, qu’elle est insuffisante d’elle-même comme d’elle-même, d’avoir la moindre bonne pensée qui la dispose à la vérité, pour faire quelque chose digne de Dieu et de la vie éternelle; elle a besoin d’une grâce qui l’éveille, qui l’éclaire et qui l’excite, et cette grâce prévient et son mérite et sa liberté; en sorte qu’elle ne peut s’y disposer par les forces de sa nature et de sa volonté seule pour consentir à l’appel et à la voix de Dieu ou à la grâce qui l’éclaire et qui l’excite à quelque bonne action. Elle a encore besoin d’une grâce qui l’aide et qui opère avec elle, et cette grâce est une influence spéciale de Dieu, par laquelle, [60] comme par un principe effectif, il concourt avec la volonté humaine pour donner librement son consentement à ce qu’il demande d’elle. Enfin elle a besoin de grâce pour conserver la grâce même, et quelque vertu qu’elle ait acquise, c’est un trésor qu’elle possède en un vaisseau de terre, qu’elle ne conservera qu’en reconnaissant avec une très profonde humilité que Dieu seul, qui donne la grâce, en est aussi le conservateur, et que la donnant gratuitement dans le premier moment, la continuation et la persévérance dans la grâce et dans les bonnes œuvres dépend continuellement de sa bonté.

Maintenant, se faut-il étonner si l’on voit dans les âmes vraiment chrétiennes, prévenues de ces lumières et de ces aides de la grâce, une si profonde humilité? Est-ce merveille que les Apôtres, les premiers sages du christianisme, ces hommes vraiment divins, si relevés par le don de Dieu, les fondateurs de la religion, éveillant et convertissant tant de milliers d’âmes au son de leurs prédications, tout brillants et éclatants de miracles, demeurassent toujours anéantis en eux-mêmes, s’estimant et se confessant serviteurs inutiles, selon les instructions qu’ils en avaient reçues de leur divin Maître, puisqu’en effet ils reconnaissaient que toutes leurs actions, leurs miracles, la conversion des [61] homme, et qu’eux-mêmes étaient l’ouvrage de Dieu et de sa grâce, et que seul il en méritait toute la gloire? Je suis, disait l’un d’eux, ce que je suis, par la grâce de Dieu; c’est elle qui n’est pas vaine et inutile en moi, et je puis toutes choses en celui qui me fortifie. Pourquoi nous regardez-vous avec des yeux d’admiration? disait le premier de cette troupe apostolique à tous ceux qui s’étonnaient des miracles qu’ils opéraient; apprenez que ce n’est point nous qui opérons ce prodige, mais Dieu seul qui les opère en nous. Cette force et cette puissance ne viennent pas de nous, quoiqu’elle soit en nous; parce que nous n’agissons que comme instruments conjoints à cette cause toute-puissante et en sa vertu. Mais en même temps que la grâce anéantit ainsi par humilité ces saintes et pures créatures et toutes les âmes véritablement chrétiennes, elle les relève au plus haut point de gloire et de perfection où elles puissent arriver. Si elles ne font, si elles ne peuvent et si elles n’opèrent rien d’elles-mêmes, elles font, elles peuvent, elles opèrent tout en Dieu qui les fortifie; et si avec les divins Apôtres elles se glorifient dans leurs infirmités, c’est alors que la vertu de Dieu paraît davantage en elles et que l’on peut voir combien leurs vertus sont saintes, élevées et divines. Qu’y [62] a-t-il, je ne dirai pas dans la vie des sages du monde, mais dans leurs livres, dans leurs beaux discours, dans leurs maximes, qui égale ou qui approche la perfection de tant de simples âmes du christianisme qui se sont consacrées à Dieu, qui ont combattu contre leurs appétits, et triomphé de leurs passions et de tous les ennemis de leur salut? Quelle comparaison de la sagesse et des connaissances de ces philosophes aux63 belles lumières, aux sacrées onctions et aux expériences de Dieu auxquelles parvient l’âme éclairées d’une foi opérant par la charité? C’est par elle que cette âme est purgée et illuminée pour pénétrer les secrets de Dieu, et apprendre de lui, parmi ses doux embrassements, des mystères qu’il cache aux sages et aux prudents de la terre; et comme la charité croît dans les divines unions, la sagesse croît aussi, en sorte que l’âme, par l’exercice du saint amour, arrive bientôt à la plénitude de la science.

La vie et la morale des philosophes sont toute telles que les principes sur lesquels elle est formée; et il faut dire avec un sage chrétien, qu’il n’y a point de vraie vertu chez les païens, et qu’elles y sont autant fausses que leur sagesse est vaine. Car il ne peut y avoir de vertu où il n’y a point de véritable sagesse; il ne peut y avoir de sagesse [63] où il n’y a point de vérité; ni de vérité sans humilité chrétienne, qui est un sentiment juste qui naît en l’âme de la connaissance révélée de la grandeur de Dieu et de sa bassesse originaire, de ce qu’il mérite et de ce qu’elle lui doit de services et de révérence, qui la porte à l’aimer, à l’adorer, à dépendre de lui, et à s’y soumettre en toutes choses.

Considérez et examinez un peu les maximes, les sentences, les discours moraux de ces philosophes, et vous découvrirez les extravagances et les impiétés d’une sagesse folle et criminelle, toute contraire à celle des sages chrétiens. Ils nous diront que le sage doit trouver sa félicité en soi-même sans la chercher ailleurs, qu’ils sont contents, non pas quand il s’ajoute quelque chose à leurs biens, mais quand ils retranchent leurs désirs; que le sceptre de la raison leur suffit pour se rendre maîtres d’eux-mêmes et de leurs passions. Leur présomption passe jusqu’à faire une insolente profession d’enseigner leur doctrine, et de promettre à ceux qui la suivent le bonheur et la félicité par les seules forces et par les seules inventions de leur esprit. Outre que l’amour injuste et criminel que ces faux sages ont eu pour eux-mêmes les a portés par un attentat sacrilège, dit l’Apôtre, à se préférer à Dieu, à entreprendre sur ses droits, à s’approprier tous les [64] biens qu’ils en ont reçus ; comme s’ils étaient les créateurs d’eux-mêmes et de leurs fortunes, ils se sont établis hors de Dieu et contre Dieu, le principe et la fin de leur vie et de leurs actions, pour se donner une gloire souveraine qui ne peut appartenir qu’au premier des êtres; et ainsi, se vantant d’être sages, ils sont devenus fols, et cette folie criminelle a obligé Dieu, dit l’Apôtre, à les abandonner à eux-mêmes et à leur propre sens, en sorte qu’ils ont été convaincus de leur folie par le désordre et l’extravagance de leurs actions, puisque nonobstant leurs sublimes spéculations, et les discours et les maximes de leur sagesse, ils se sont laissés gourmander à leurs passions déréglées et sont tombés en des excès de superstition et d’abominations qui ont prostitué en eux la nature de l’homme et déshonoré sa raison.

Je puis dire en finissant cette section, que comme il est difficile que la bouche ne parle et que la main n’écrive de l’abondance du cœur, aussi est-il malaisé que les écrits des profanes ne portent leur caractère, et que comme il y a je ne sais quoi de vie et de divinement animé dans les livres des saints, qui semble insinuer doucement l’esprit de piété, de lumière et de dévotion avec laquelle ils ont été composés, et qui en rend la lecture très utile, aussi est-il à craindre [65] que la science, les maximes et les discours des profanes répandus dans leurs ouvrages ne retiennent le poison de la vanité, qui a été comme l’âme de leurs auteurs, et qu’ils ne se glissent subtilement dans l’esprit des lecteurs, si par l’humble et véritable connaissance d’eux-mêmes, comme par un antidote sacré, ils n’en purgent le venin et n’en corrigent la malignité.

SECTION IX. Dispositions nécessaires à ceux qui veulent s’adonner ou s’appliquer à l’oraison et théologie mystique, ou faire profit en la lecture des livres qui en traitent.

Le Saint-Esprit qui si souvent et en tant de différents endroits de sa divine Parole nous recommande la prière et l’oraison, qui sont une communication ou un entretien amoureux et familier entre Dieu et l’âme, nous avertit aussi de ne pas entreprendre ce divin exercice sans y apporter les conditions qui y sont requises. J’en remarque cinq principales : la première est la pureté de conscience [66] et la haine du péché; parce que, comme dit le Saint-Esprit, la sagesse qui est la vraie oraison et théologie mystique n’entre jamais dans une conscience souillée de péché pour y faire sa demeure, mais elle cherche la pureté. La raison est que la sagesse est un don de Dieu très précieux qui n’est jamais sans la charité. C’est par le moyen de la sagesse que l’âme connaît et contemple Dieu, qu’elle le considère comme le Souverain Bien qui comprend toutes les beautés, toutes les bontés, toutes les perfections concevables; mais non seulement elle le connaît, mais en même temps elle s’y unit par la charité, comme à celui qui est souverainement aimable. Dans cette union, elle le possède, elle le goûte, elle le savoure; c’est de là, ainsi qu’a remarqué saint Bernard, que vient le mot sapience, qui veut dire une connaissance accompagnée du goût des choses divines et de Dieu même qui, étant bon et la Bonté essentielle, produit en la volonté qui lui est unie par amour une douceur et une suavité qui ne peut être expliquée, ni bien entendue, sinon de ceux qui en ont l’expérience. Il est donc nécessaire que l’âme qui prétend à l’union divine s’éloigne du péché, qui est une conversion ou une attache aux biens périssables toute opposée à l’amour de Dieu. [67]

De plus, dans l’oraison mystique l’âme, par la foi nue, s’élève à un très pur amour et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu parce qu’il est goûté et savouré et que, comme dit très bien Saint Grégoire, l’amour même est une connaissance qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment, et outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus union y est étroite. C’est pourquoi c’est aux âmes mystiques particulièrement que s’adresse l’Apôtre, quand il les exhorte d’être ambitieuses des dons plus précieux de la grâce et de se disposer à marcher par la plus excellente voie qu’il leur montre, qui est celle qui conduit au plus parfait amour de Dieu, ce qui fait qu’il faut conséquemment qu’elles s’éloignent de l’amour désordonné d’elles-mêmes et des créatures. Car pour ce sujet ce même Apôtre dit que l’homme animal, qui vit selon le cours de ses inclinations sensuelles, ne peut concevoir les choses de Dieu, il ne peut les voir, il ne peut les goûter, il ne peut les aimer. Il ne peut les connaître, parce que son entendement est obscurci des ténèbres et des noires vapeurs que lui causent son péché et sa mauvaise vie. Il ne les peut voir, parce que les grâces Saint-Esprit sont célestes [68] et qu’il a ses yeux, comme dit le prophète, fixement arrêtés sur la terre. Il ne peut les goûter ni les aimer, parce que ceux qui vivent selon la chair sont possédés de l’amour des choses de la chair, comme ceux qui vivent selon l’Esprit sont possédés de l’amour des choses de l’esprit. Ce qui est tellement vrai, particulièrement en l’état de l’oraison mystique, que même l’attache aux meilleures pensées peut servir d’obstacles aux opérations de Dieu dans le fond de l’âme, la suspension des actes propres et le dénuement de toutes pensées étant souvent en elle une disposition nécessaire pour la jouissance de Dieu.

Toutes les choses qui sont au monde ont une façon particulière par laquelle elles se laissent posséder, comme la musique et l’harmonie se possèdent par l’oreille, et la couleur par la vue. Dieu, très spirituel et tout Esprit, ne se laisse posséder que par les actes des puissances spirituelles, qui sont l’entendement et la volonté. C’est à la faveur des puissances et de leurs actes que les âmes s’avancent et s’approchent de lui, le touchent, l’embrassent et s’unissent à lui; la pureté leur est donc nécessaire pour se joindre à ce très pur Esprit. Si elles prétendent devenir une même chose avec lui par l’union de plus intime, elles doivent se défaire des moindres [69] taches d’impureté et imperfection qu’elles pourraient avoir contractées dans l’attache et l’affection aux choses créées, comme la sainte épouse des Cantiques qui, pour être admise aux plus secrètes communications de son Époux, avait lavé les pieds de ses affections, et qui en effet goûtant de très pures délices dans l’union avec ce pur Esprit, avait grande peur de resalir ces mêmes pieds. J’ai répandu, disait-elle, tant de larmes intérieures, par lesquels j’ai purifié mes pieds, je veux dire mes pensées et mes affections, avec lesquelles je touchais quelquefois la terre, afin d’avoir accès à mon Dieu; je l’embrasse, et je goûte combien cet Époux est aimable et bon aux âmes qui le trouvent : me pourrai-je bien résoudre à quitter ce troisième ciel, ce sommet de l’esprit, où Dieu se fait voir et goûter au-dessus de tout et de toute vue sensible, pour revenir encore sur la terre, et au commerce de mes sens? C’est épouse était sans doute hautement élevée et jouissante de son Dieu au-dessus de toutes choses dans l’oraison mystique, puis même qu’elle craint de se souiller et de se salir par quelques nuages d’obscurités et d’ignorances, ou par les ombres et les images de quelques choses temporelles. Cet état et cet exercice est si spirituel et si élevé, ainsi que [70] remarque sur ce lieu un excellent mystique, que les opérations et les représentations intellectuelles sont souvent des empêchements et des obstacles à la parfaite union : parce que comme le Soleil ne peut imprimer sa ressemblance sur une eau agitée, qui doit apaiser les vagues et se tenir accoisée pour recevoir les lumineuses impressions de cet astre; de même, quand il plaît à Dieu opérer dans une âme, et par ses opérations divines imprimer en elle sa connaissance et son amour, elle doit laisser tous les mouvements propres et s’abandonner généreusement entre les mains de celui qui l’a aimée devant qu’elle fût, et pour une plus haute fin qu’elle-même.

La seconde disposition nécessaire à l’âme qui veut recevoir dans l’oraison l’impression de la divine Sagesse, c’est le désir de la posséder. Car comme les mauvais désirs sont la source et la cause des péchés en ceux qui les commettent, le Saint-Esprit nous enseigne que le vrai désir d’acquérir la sagesse est le commencement de la sagesse même. Il dit même que cette sagesse n’attend pas qu’on la vienne trouver, mais qu’elle va au-devant de ceux qui la cherchent. Elle-même promet son amour, ses richesses, et la possession de soi-même à ceux qui la désirent. J’aime, dit-elle, ceux qui m’aiment, et [71] ceux qui dès le matin veilleront après moi me rencontreront, je marche dans les voies de la justice pour enrichir ceux qui ont de l’amour pour moi.

La raison de ce désir dans l’âme qui soupire après la Sagesse, se doit prendre de la nature et de l’excellence du bien qu’elle désire qui, se faisant connaître, se fait aimer, et se faisant aimer excite le désir qui est le premier pas de l’amour vers l’objet aimé. Il est difficile de déclarer combien grands sont le mérite et le prix de cette Sagesse. Elle est dans l’âme qui la possède la vraie connaissance et le seul amour de Dieu qui perfectionne ses deux principales puissances et remplit leur capacité. C’est cette perle évangélique, dont notre Seigneur nous parle avec tant d’avantages, et ce trésor caché pour l’acquisition duquel il faut abandonner toutes choses, par un détachement absolu et une entière pauvreté d’esprit. C’est ce Royaume des cieux qui est au-dedans de nous et qui mérite que nous fassions effort et violence pour le pouvoir acquérir. C’est cette sagesse dont l’Apôtre entretient les âmes parfaites, et Jésus-Christ l’homme Dieu qui a été fait et notre rédemption et notre sagesse. Enfin cette Sagesse est l’amour de Dieu même, préférable à toutes choses, non seulement [72] corporelles, mais même à toutes les autres vertus et grâces spirituelles qui, étant répandue dans nos cœurs, y attire64 le Saint-Esprit, qui est la charité essentielle et personnelle, puisque, comme dit le disciple bien-aimé, la charité est Dieu même. Ce qui comprend en un seul mot toutes les louanges qu’on peut donner à la charité, puisqu’on lui peut appliquer en quelque façon, et à l’âme qui la possède, ce qui se dit de Dieu même. Dieu est le souverain bien; et la charité l’est aussi, puisque par la charité il est communiqué à l’âme. Dieu est infiniment et uniquement désirable; cette charité l’est aussi, au moyen de laquelle l’âme peut dire que Dieu lui est toutes choses. Sans Dieu l’âme n’est rien et ne peut rien; avec lui et par lui elle est et peut en quelque façon toutes choses; elle est sa fille bien-aimée et précieuse devant ses yeux : et nous venons de dire le même de la charité, par laquelle elle reçoit tous ces biens; et ainsi il faut conclure que l’âme doit nourrir en son cœur, pour cette charité qui est la vraie sagesse des chrétiens, les mêmes désirs qu’elle aurait pour Dieu même; puisque, selon la conséquence de cet Apôtre65, Dieu étant charité, il est nécessaire que celui qui a la charité demeure en Dieu, comme dans le centre de son bonheur, et que Dieu demeure en lui [73] pour y être l’objet de sa connaissance et de son amour, qui fait sa véritable sagesse. Que si cette sagesse est un don si précieux, le désir de la posséder doit être très grand dans l’âme, parce que, comme remarque l’angélique docteur66, elle est autant capable et disposée à le recevoir, qu’elle le souhaite avec plus d’ardeur, et qu’elle présente des désirs plus embrasés de l’obtenir à celui qui a promis de la donner à ceux qui la demanderaient.

C’est ainsi que le plus sage des hommes67 déclare l’avoir obtenue de Dieu. Il marque l’estime qu’il en a faite, la préférant à toutes les richesses, à toutes les grandeurs, à toutes les beautés du monde; en sorte que ces choses, qui font l’objet de la plus haute ambition des esprits vulgaires, ne lui paraissaient que comme de la boue, ou quelques grains de sable, en comparaison des infinis trésors que lui communiquait cette Sagesse en se donnant elle-même. Il dit ensuite qu’elle lui a été accordée parce qu’elle avait été l’objet unique de sa demande, aussi bien que de ses plus ardents souhaits.

C’est encore par de semblables désirs de voir et de posséder la divine sagesse dans une chair mortelle que les saints Pères l’ont attiré du ciel en terre; et méritait au moins par une espèce de congruité, qu’elle s’unit à la [74] nature humaine pour son salut et sa rédemption.

Les ardentes affections qu’ils avaient pour ce grand bien, les a68 disposés et rendus capables de le recevoir : car reconnaissant que cette grâce dépendait entièrement de la bonté de Dieu, les désirs qu’ils en avaient les pressaient de la lui demander instamment : et l’Église fait une mention solennelle de leurs vœux et de leurs ardentes prières, par lesquelles ils conjuraient cette Sagesse de descendre du ciel en terre, et l’appelaient de tous les noms et en toutes les manières qui la pouvaient plus exciter à se communiquer aux hommes.

Et non seulement ils désiraient et demandaient cette grâce; mais comme celui qui désire efficacement une fin en veut aussi les moyens, ayant le désir véritable d’obtenir cette sagesse, ils n’épargneraient ni les soupirs, ni les prières, ni la pratique des vertus et des actions les plus saintes qui pouvaient contribuer quelque chose à leur en mériter l’acquisition. Ce qui apprend à l’âme qui prétend obtenir l’esprit d’oraison et de véritable sagesse à s’y disposer par le désir, et avec le Prophète, d’exciter en soi ce désir par la méditation ou considération des excellences de cette sagesse; afin que connaissant qu’elle est un don de Dieu [75] très singulier qu’il promet d’accorder à ceux qui le demandent, elle s’adresse souvent avec les Apôtres à Jésus-Christ le maître des hommes, et qu’elle lui die69 avec eux : «Seigneur, enseignez-moi l’oraison», avec confiance qu’elle n’en sera pas refusée, puisque celui même qui lui ordonne de la demander promet de l’accorder à sa prière.

Un troisième moyen dont l’âme se doit servir pour se perfectionner dans l’oraison mystique et en acquérir l’esprit, c’est la pratique ou l’exercice de l’oraison même; je veux dire l’actuelle et fidèle correspondance à suivre dans l’oraison les attraits de la volonté de Dieu; soit par la production d’actes quand ils sont nécessaires pour l’entretien et la conservation de l’oraison; soit par le délaissement volontaire de ces mêmes actes, quand il plaît à Dieu de donner quelques quiétudes incompatibles avec les bonnes pensées; parce qu’il est très certain que la négligence de produire les actes de bonnes pensées et saintes affections, quand on le peut, ou le trop grand empressement d’en produire, quand Dieu les veut suspendre par ses douces opérations au fond de l’esprit, sont également préjudiciables au bien de l’âme et à sa perfection. Car il faut remarquer que Dieu, dans [76] l’actuelle oraison, peut opérer en elle et par elle en plusieurs façons : ou lui ordonnant d’agir, c’est-à-dire de produire les actes de ses méditations, ou l’attirant par des opérations agréables d’amour ou de jouissance, ou l’exerçant par les tentations, les soustractions, les stérilités et les abandons. En quelque façon que Dieu opère, il faut que l’âme s’accommode et s’ajuste à son divin plaisir; et que selon les différents états dans lesquels elle se trouve, elle suive sa volonté en toutes choses par une fidèle correspondance à tous les mouvements de la grâce, qui lui est donnée pour cet effet; et je puis dire que cette actuelle pratique de l’oraison est le plus excellent moyen et la meilleure méthode dont l’âme se puisse servir, pour arriver bientôt à la perfection de l’oraison mystique. Car comme il ne suffit pas à ceux qui veulent apprendre les arts et les sciences d’en connaître les règles ou d’avoir des maîtres qui les leur enseignent, mais qu’il est nécessaire qu’ils étudient ou qu’ils travaillent selon ces règles; de même au présent sujet, où il question de l’art et de la science de bien parler à Dieu et de s’unir à lui par un amour mystique, après les règles prescrites par les maîtres de cette sublime science, il faut que l’âme s’y applique avec diligence [77] par l’oraison actuelle, qui perfectionne merveilleusement ses deux principales puissances, dans lesquelles réside la Sagesse, remplissant son entendement de lumières célestes, et embrasant sa volonté des ardeurs de la charité. Car plus elle est attentive à Dieu, mieux elle le connaît, et plus sa connaissance est grande, plus grands aussi sont les désirs qu’elle a de le posséder, sa capacité devient plus étendue pour la jouissance de ce souverain bien.

SECTION X. suite du précédent sujet

La quatrième disposition, et des plus nécessaires pour acquérir la Sagesse, c’est l’humilité, selon l’oracle du Fils de Dieu, qui veut que le superbe soit humilié et que l’humble soit élevé. Il n’y a rien de plus grand que Dieu et il ne peut y avoir dans l’âme une plus sublime grandeur que celle de s’approcher de Dieu ou de s’unir à lui; or l’oraison, ainsi que le disent les saints Pères, est une élévation de l’âme en Dieu, un entretien familier et réciproque entre la créature et son créateur, qui lui découvre ses secrets et lui révèle ses mystères pour se faire aimer d’elle [78] en se faisant connaître; mais il ne fait cette grâce qu’à celles qui sont petites à leurs propres yeux, et qui demeurent abaissées devant lui par la connaissance de leur néant, par l’aveu de leurs faiblesses et par le sentiment de leurs misères et de leur indignité.

Quelques-uns s’étonnent et demandent pourquoi la Sagesse éternelle, ayant à se manifester aux hommes par son Incarnation, a voulu attendre tant de siècles, et jusqu’à la plénitude des temps, puisqu’ils avaient après leur faute un si grand besoin de remède et des miséricordes de leur Médiateur. Mais la réponse et la résolution du saint Docteur70 sont que ces hommes n’étaient pas encore assez humiliés, et qu’il ne connaissait pas encore assez la nécessité qu’ils avaient d’un libérateur. Et le fondement de sa résolution est que, comme la superbe avait été le principe de la perte de l’homme, il était raisonnable que l’humilité donnât l’ouverture à sa réparation. Dieu laisse les hommes dans la loi de la nature; puis il leur donne la loi écrite par les mains de Moise; cependant leur mal, au lieu de diminuer, allait ce semble toujours croissant, qui enfin leur ayant fait reconnaître ce besoin qu’ils avaient d’un libérateur, les a portés à s’humilier devant Dieu pour le lui demander, et ainsi ils l’ont obtenu. Mais qui peut avoir obligé [79] Dieu de choisir entre les pures créatures la sainte Vierge, pour être la Mère de cette Sagesse incarnée, sinon son humilité? Toutes les vertus étaient grandes en elle, et elles la rendaient singulièrement recommandable au-dessus de toutes les femmes; elles y étaient en souverain degré; néanmoins, elle reconnaît et assure dans son cantique, que l’humilité entre les autres a gagné le cœur de Dieu, et par ses charmes a attiré le Verbe divin dans son sein et entre ses bras. L’excellent Apôtre remarque que ce mystère de la profonde sagesse de Dieu a été confié, pour le connaître et l’enseigner au monde, aux plus vils et aux plus méprisés, c’est-à-dire aux plus humbles qui fussent pour lors entre les hommes.

C’est par cette même vertu de l’humilité que Dieu veut élever les âmes jusques au sommet de l’oraison et théologie mystique, qui est la véritable sagesse; puisque Jésus-Christ nous assure que le Père céleste n’en veut découvrir les mystères, ni révéler les secrets, qu’aux petits et aux humbles qui, par une libre et amoureuse soumission, captivent leur esprit sous les vérités qui leur sont proposées, sans autre raison que celle qui se prend de l’autorité et de la révélation divine. Les faux sages et les vrais superbes, qui ouvrent les yeux avec irrévérence [80] et témérité pour les jeter sur les grandeurs de Dieu et en pénétrer les mystères, sont accablés et opprimés du poids de la gloire, et s’aveuglent par leurs propres lumières; mais les humbles, sagement inspirés de lier les ailes de leur entendement, et s’estimant indignes et incapables d’envisager l’éclat de cette gloire, reçoivent le divin rayon qui les conduit à la vraie connaissance de Dieu. Ô merveille! s’écrie l’aigle de nos docteurs, considérant le naturel de Dieu qui, relevé sur le trône de ses grandeurs incompréhensibles, prend plaisir d’abaisser ses yeux pour considérer avec complaisance ce qu’il y a de plus bas dans le monde. Vous vous élevez, dit-il, et donnez l’essor à votre esprit pour atteindre, par la sublimité de vos pensées, à la connaissance de cette Majesté suprême, et elle s’éloigne de vous; vous vous humiliez sous sa puissante main, et elle s’approche de vous. Ô mon Dieu! qu’il est bien vrai que vos voies ne sont pas les nôtres et que vos pensées sont plus éloignées et plus différentes des nôtres, que le ciel donne le de la terre. L’âme se persuade quelquefois que par les efforts de son esprit et par les industries de sa raison, elle pourra acquérir cette science savoureuse de Dieu, seule capable de faire son bonheur; elle se persuade que pour [81] s’entretenir avec son Créateur, il faut haranguer, faire de beaux discours, enfler ses conceptions, pour mesurer et égaler, si elle pouvait, ses grandeurs immenses, et se mettre comme en parallèle avec cet Être suprême; elle invente des moyens ou des méthodes, pour s’occuper par une grande diversité d’actes, de lumières, de raisonnements, de méditations, de discernements et autres choses, qui lui font couler le temps plutôt en leur recherche, et d’elle-même71, qu’en celle du plaisir et de la volonté de Dieu, qu’elle ne connaît même pas. Et cependant, c’est par l’humilité, je veux dire que c’est par l’anéantissement et par le dénuement de lumières, de sentiments, de facilités à produire ses actes et ses affections, que Dieu la veut introduire au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple, aussi douce et aussi docile qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendus du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu, non seulement par vos paroles et par les exemples admirables que vous en avez laissés, mais aussi par les [82] lumières, par les mouvements, par les inspirations secrètes que vous lui en donnez et par des moyens si cachés, qu’elle seule qui en a l’expérience en peut dire quelque chose. Si quelquefois vous la touchez dans le fond de son intérieur, et qu’au lieu de recevoir anéantie cette infusion intime, elle s’avance d’elle-même pour tirer de là des affections vigoureuses, pleines de suc et de saveur, ou pour produire par ses propres efforts des actes de louanges, de bénédiction, de résolution de vous aimer, souvent elle tombe dans l’extroversion et l’égarement, et au lieu d’approcher, elle s’éloigne de vous. Que si elle veut s’appliquer ou se recueillir d’elle-même, elle perd l’attention qu’elle cherche et tombe dans le trouble, dans les peines, dans les obscurités et dans les incapacités d’oraison. C’est par là que Dieu instruit l’âme, et que par les lumières secrètes de la grâce qu’il lui donne, elle s’avise enfin du dessein de ce même Dieu sur elle, et comprend que son principal exercice doit être de se tenir dans l’humilité, dans l’abandon et dans la soumission entière à tout ce qu’il plaît à ce Seigneur faire d’elle, soit par la plénitude ou par le dénuement, par la sécheresse ou par la douceur et les facilités, par la stérilité ou par l’abondance, par les ténèbres ou [83] par la lumière. Elle admire, et avec raison, l’infinie bonté et l’incompréhensible sagesse de Dieu, de s’être servie des désirs actifs et impétueux qu’elle avait de se contenter et satisfaire elle-même, pour la réduire à un état d’impuissance où elle pût connaître ces vérités, qui lui auraient été cachées sans ce coup de miséricorde. Ô mon Dieu, s’écrie-t-elle, combien douce, amoureuse et miséricordieuse est cette punition qui tire ainsi le remède de mes maux, mon salut et ma perfection de mes plus grandes misères! Quelle bonté de m’avoir donné les lumières et les discernements pour connaître un chemin si caché, et les désirs de vous y suivre; d’avoir captivé mon entendement pour lui faire croire que ce sont ici les moyens dont il vous plaît de vous servir pour me conduire à vous, et desquels je dois user pour vous rendre désormais l’honneur, la gloire et l’amour, que vous méritez!

C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité et d’une dépendance continuelle de son Dieu, auquel elle dit avec plaisir par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé dans la connaissance de son néant : «C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous», ne faisant quasi autre chose de sa part qu’anéantir [84] comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu. Et comme elle reconnaît par ses propres expériences que l’oraison mystique, qui est la véritable sagesse, est un don de Dieu, elle ne présume point de le pouvoir acquérir, ni par l’effort de ses études et de ses méditations, ni par les industries de son esprit; mais elle le demande humblement à celui qui le peut accorder, comme elle l’espère avec confiance et le reçoit avec reconnaissance de son infinité bonté.

Une cinquième disposition ou un cinquième moyen fort utile et avantageux à l’âme pour acquérir la science de l’oraison mystique, est d’y être instruite par quelque directeur, qui doit être, autant qu’il le peut, pieux, expérimenté dans les voies mystiques et raisonnablement docte; afin qu’il sache, qu’il veuille et qu’il puisse conduire les âmes qui lui sont confiées dans les voies de Dieu et résoudre leurs difficultés, qui se rencontrent si différentes dans le cours de l’oraison et de la vie intérieure. Le premier et principal devoir du directeur, que saint Paul appelle le père des âmes, est de bien connaître le trait ou l’attrait de Dieu en celles qu’il conduit, pour coopérer avec lui et avec elles et pour former [85] et façonner leur vocation spirituelle, qui n’est ordinairement qu’ébauchée quand elles se mettent entre ses mains.

Pour cet effet, le prudent directeur doit, par conférence privée, ou selon que Dieu lui inspirera, rechercher et discerner quel est le caractère de ces âmes, quel le dessein de Dieu sur elles, et la qualité des grâces qu’elles en reçoivent; afin d’y accommoder ses instructions, de les conduire dans leurs dispositions, et de ne pas empêcher les opérations surnaturelles de Dieu en elles par une conduite contraire à celles de son Esprit.

Il faut connaître les manières différentes par lesquelles Dieu a coutume de conduire les âmes en leur intérieur, qui se réduisent à deux plus générales. L’une par voie de plénitude de lumières, de sentiments, de facilités, de production d’actes, de méditations, d’affections, de bonnes pensées et semblables, ou de goûts et suavités mystiques que Dieu va communiquant dans les différentes espèces de ce doux repos.

L’autre manière opposée est celle de dénuement, dans lequel l’âme n’a pour partage que la misère, la pauvreté, les ténèbres et les sécheresses, pendant lesquelles Dieu ne laisse pas de s’écouler dans son [86] intérieur, et jusques à son fond; mais d’une façon quelquefois insensible et secrète qui ne se discerne que par la paix et le repos que l’âme possède dans ses privations.

Le directeur, ayant reconnu le dessein de Dieu sur une âme, il lui doit enseigner que la solidité de la dévotion consiste à bien connaître la volonté de Dieu, pour la suivre en quelque état que ce soit; évitant le défaut dans lequel tombent la plupart des directeurs, qui considèrent et estiment les voies en elles-mêmes, et préfèrent les unes aux autres, non par rapport à la volonté de Dieu qui les doit choisir selon son plaisir, mais selon leur propre goût et affection, attirant ainsi les âmes et les faisant marcher dans leurs propres voies, où ils s’efforcent de les engager sans discrétion.

Le directeur fidèle et charitable fera donc connaître à l’âme quelle est l’idée véritable de la perfection à laquelle Dieu la destine. Parce qu’il arrive souvent qu’elle estime perfection ce qui ne l’est pas en effet, ou qui n’en a que l’apparence. Elle se persuade qu’elle ne peut être parfaite si elle n’est toujours unie à Dieu de pensée et d’affection, d’une façon qui lui soit connaissable ou sensible; si elle ne suit ses divins mouvements dans une paix, dans une tranquillité et dans un dégagement entier [87] de tout le créé, mais facile et agréable. Et comme cependant elle éprouve ses misères et les faiblesses de la nature corrompue, elle se sert de moyens violents pour arriver à la fin qu’elle s’est proposée, et ces moyens ne lui succédant pas, elle se trouble, elle s’inquiète de s’en voir éloignée, et tombe quasi dans un désespoir de la jamais atteindre.

Mais c’est ici que le directeur lui enseignera que tout son dessein dans les voies d’oraison doit être de s’attacher uniquement à Dieu, c’est-à-dire à son bon plaisir, ne désirant d’autre perfection que celle de lui plaire ni d’autres moyens pour y tendre et aspirer que ceux qu’il voudra. Il lui dira que les troubles et les inquiétudes dans l’âme ne procèdent que du dérèglement de la volonté, moins soumise qu’elle ne devrait à celle de Dieu et trop attaché à ses sentiments et à ses lumières; que tous les états dans lesquels elle se trouve, hors celui du péché, sont ordonnés de Dieu, qui veut quelquefois éprouver la fidélité de ses épouses72 par les peines, par les sécheresses et les tentations; qu’elle ne doit jamais se troubler pour les changements d’états, mais conserver son cœur dans la paix : parce que si Dieu lui ôte le moyen de faire oraison par les voies des méditations, [88] des affections — qui sont fort bonnes et dans lesquelles elle se doit exercer, quand Dieu les accorde —, il lui donnera la grâce, quand il désirera autre chose d’elle, de faire sa volonté par l’état de simplicité et de dénuement; ou de pratiquer la patience; ou enfin quelque autre chose, qui pour ce temps-là lui sera plus agréable et par conséquent meilleure, et même plus utile à sa perfection qu’en celles où elle voudrait s’occuper à sa mode. Ainsi il lui fera connaître qu’une âme qui cherche Dieu dans la soumission qu’elle lui doit le trouvera partout; qu’elle sera aussi contente dans la sécheresse, que dans la consolation ou dans l’abondance; qu’il n’importe de souffrir ou de jouir, d’agir ou de cesser les opérations, pourvu que la volonté de Dieu s’accomplisse dans la soumission parfaite, qui est la véritable marque du saint amour, qui par cette pratique pénètre le fond du cœur et y jette, comme dit l’Apôtre, des racines si profondes qu’elles lui font produire les actes des vertus en tout temps et en toutes occasions, et non moins dans les contradictions, dans les délaissements et dans les abandons que dans les plus grandes consolations, quoique souvent ces vertus s’y pratiquent insensiblement, et que ni l’objet des mouvements de l’âme vers Dieu, ni la [89] façon dont elle y tend ne soit pas73 aperçue, au moins avec réflexion.

Ce discernement des différents états où les âmes se peuvent trouver, et la méthode de les conduire conformément à ces mêmes états, est si nécessaire au directeur pour ne pas brouiller leurs voies, qu’il doit s’efforcer de l’acquérir par la lecture des livres spirituels ou mystiques, et particulièrement par l’oraison; parce que la voie de la contemplation mystique étant si spirituelle, si surnaturelle, et si secrète, il ne la peut sans doute bien enseigner aux autres, si lui-même ne l’a bien apprise dans l’école de l’expérience; afin qu’étant maître en cette doctrine céleste, il puisse découvrir aux âmes la profondeur des secrets de Dieu, ainsi que parle l’Apôtre, et les trésors immenses d’une âme qui possède cette paix divine surpassant tout sentiment.

Le sage directeur pourra aussi ordonner aux âmes qu’il gouverne la lecture des livres qu’il jugera être les plus propres, particulièrement ceux qui traitent de l’oraison de nudité et de simplicité, qui peuvent les éclairer et les assurer dans leurs voies. Et je puis dire qu’un bon auteur, bien approuvé et qui suit les sentiments des saints, peut en cas de besoin servir d’un bon directeur, et d’autant meilleur que [90] celui qui lit ne s’attache qu’à sa doctrine et non à sa personne. La conférence avec les personnes vraiment spirituelles et intérieures est aussi d’un merveilleux profit à l’âme, comme elle lui est d’une singulière consolation.

J’avertis ici le directeur qu’il doit s’acquitter de ses devoirs envers les âmes avec un grand courage et une exacte fidélité, se souvenant que la chose la plus divine de toutes les divines est de coopérer avec Dieu au salut et à la perfection des âmes. Et que la conduite d’une âme seule dans les voies de la grâce est plus importante devant Dieu que le gouvernement purement politique d’une grande monarchie. La grâce sanctifiante et la divine charité, qui donne l’être spirituel à l’âme, est un si haut prix, qu’un seul degré de cette divine et suréminente qualité vaut mieux que toute la nature sans elle : elle rend cette âme fille de Dieu, héritière de sa gloire, et de tous ses biens. C’est à raison de cette précieuse charité qu’elle contracte et pratique une vraie amitié avec Dieu, et qu’ils doivent être présents l’un l’autre, et converser mutuellement ensemble, jusques au point que cette suprême Majesté proteste que ses délices sont d’être avec ces âmes, qui sont ses chères épouses. De là vient que Dieu, qui [91] a une merveilleuse providence dans la conduite de toutes ses créatures, fait plus d’état de contribuer à la perfection d’une âme, et de la conduire par ses grâces dans la voie surnaturelle, que de gouverner ses autres créatures par le concours purement naturel qu’il donne à leurs actions, pour les conduire à une fin temporelle.

Cela doit donner au directeur l’idée et le discernement de l’importance de sa fonction, et l’obliger à donner toute son application à la conduite spirituelle des âmes qui lui sont confiées, sachant assurément que c’est travailler hautement pour l’intérêt de Dieu son bon maître, que d’établir et étendre son royaume en elles, et de les lui rendre paisibles entre les mains. Et c’est ce que je prétends, en donnant au public ce petit traité de théologie mystique, que je soumets entièrement, non seulement au jugement de l’Église catholique, apostolique et romaine, à qui j’ai promis, selon la règle que je professe, une particulière obéissance, mais encore à celui de ses docteurs. [92]

CHAPITRE II. De l’oraison en général.

SECTION I. Ce que c’est que l’oraison.

Il est aisé de comprendre, par tout ce que les saints Pères disent de l’oraison mentale, et par ce que les plus sages maîtres de la vie spirituelle en enseignent, qu’ils entendent plus communément, par le terme d’oraison mentale, un exercice des puissances spirituelles de l’âme, tendantes par différentes opérations intérieures et pieuses à la parfaite adhérence et union avec Dieu, au moyen de laquelle elle puisse devenir un même esprit avec lui. C’est pourquoi conformément à cela ils la décrivent en plusieurs et diverses façons.

Quelques-uns nous disent que l’oraison mentale est une conversation douce et un entretien mutuel et familier entre Dieu et l’âme, qui peut souhaiter ce qui lui plaît, [93] et le demander confidemment à son Créateur sans crainte d’être éconduite.

L’oraison, disent les autres, est une clé dans la main du juste, qui lui ouvre les portes du Paradis, et tous les coffres où sont renfermés les trésors, et les finances de Dieu, pour en obtenir toutes sortes de faveurs.

Quelques autres ont appelé l’oraison une fonction ou une action angélique, nous enseignant par le nom dont ils la relèvent, que ceux qui pratiquent l’oraison mentale entrent en quelque société et en quelque commerce avec les anges; et que comme ces purs esprits, au moyen de leurs facultés spirituelles, vivent toujours en la présence de Dieu, lequel ils voient, ils aiment, ils servent, ils adorent, et dont ils jouissent, comme étant leur objet béatifique, ceux, de même, qui pratiquent le saint exercice de l’oraison mentale peuvent être dits méritoirement des anges humains, ou des hommes angéliques, qui par leurs facultés spirituelles, mémoire, entendement et volonté, s’attachent, comme ces purs esprits, selon que l’état de cette vie mortelle le peut permettre, par connaissance, par amour, par adoration et par d’autres actes semblables, à celui qui est leur commun Seigneur, et le légitime objet de leur félicité. [94]

Mais selon ma pensée la meilleure définition de l’oraison, qui lui est plus essentielle et qui aussi est la plus communément reçue, est celle que lui donnent quelques Pères, disant qu’elle est une ascension, une montée, une élévation de l’âme en Dieu. Je dis qu’elle est la meilleure, parce qu’elle comprend toutes sortes d’actes intérieurs qui occupent l’âme de Dieu, et la disposent à son union, que prétend l’oraison.

D’où il faut conclure que, bien que quelques saints restreignent l’oraison mentale ou vocale au point de la simple demande qu’on fait à Dieu de quelque chose convenable, néanmoins, dans le sens le plus commun des Pères et des auteurs qui ont écrit de l’oraison, elle a plus d’étendue, et comprend tous les actes intérieurs qui tendent au culte divin; et ainsi nous pouvons dire que l’oraison mentale est une sérieuse application de l’entendement à la contemplation ou méditation de Dieu, des choses divines et des vérités importantes au salut, ordonnée pour enflammer la volonté à fuir les vices, à pratiquer les vertus, et enfin à aimer Dieu de tout son cœur. Sous cette définition, quelques-uns comprennent, et avec beaucoup de raison, toutes les choses qui peuvent être opérées en la vue de Dieu par le motif de sa gloire et [95] de son divin plaisir, de quelque nature qu’elles puissent être, non seulement les choses commandées et qui sont d’obligation, mais aussi les naturelles, ou nécessaires, comme sont le boire, le manger et semblables.

C’est pourquoi un saint évêque de nos jours, grand maître en l’art de bien prier, considérant que notre Seigneur nous enseignait et recommandait une oraison sans relâche et sans intermission, en tirait cette conséquence, qu’on pouvait donc prier par pensées, par paroles, par actions, et par souffrances, et qu’ainsi il n’était pas nécessaire à celui qui veut faire oraison d’être toujours à genoux ou en méditation actuelle, ni même de quitter ses occupations et emplois, quand ils sont nécessaires, ou prescrits par la volonté de Dieu : mais qu’il pouvait faire oraison en tous lieux, en tout temps, en toute rencontre, s’il voulait porter Jésus-Christ en son cœur, par l’amour; sur la langue, en prononçant ou annonçant ses louanges; sur les bras, par les bonnes œuvres; sur les épaules, en supportant son joug, les sécheresses et les stérilités qu’il permet; et de même en tous ses sens intérieurs et extérieurs, ne voulant qu’on désirât autre suréminence, extase ou ravissement que celui de la vie et de [96] l’opération, se surmontant soi-même en ses inclinations naturelles, pour ne vivre plus ni à soi et en soi, ni pour soi, mais à son Sauveur, en son Sauveur et pour son Sauveur, renonçant ainsi, selon le précepte du divin Époux, à tout ce qui est de l’homme extérieur, pour être de ses vrais disciples, et le suivre par une parfaite conformité.

Tout le secret, donc, d’une bonne et véritable oraison, est de voir, d’aimer, d’embrasser et d’exécuter la volonté de Dieu en toutes choses, en la façon, dit un Père, que les anges la font dans le ciel. Les anges, bien qu’occupés à la garde des hommes et en d’autres ministères de salut, ne laissent pas de demeurer en la présence de Dieu, de l’aimer, de l’adorer et de le louer sans intermission; et notre Seigneur, qui ordonne de prier sans cesse, veut conséquemment que parlant, conversant, agissant ou souffrant, nous accomplissions ainsi en toutes choses sa divine volonté. Or le meilleur moyen que nous ayons d’entrer dans cette pratique est de graver profondément en nos esprits cette vérité, que toutes choses arrivent selon le décret de la volonté divine, ne les regardant point en elles-mêmes, ni dans le rapport qu’elles peuvent avoir à nos inclinations ou intérêts, pour spirituels qu’ils soient, mais dans l’ordre de [97] cette même volonté, pour le service et plaisir de laquelle les nôtres ont été créées, et qui par conséquent doivent opérer uniquement par l’intention de cette fin, leur vrai et légitime objet.

À quoi se rapportent l’usage fréquent des aspirations et oraisons jaculatoires si fort recommandées par les anciens Pères, et dont ils se servaient avec un merveilleux succès, pour entretenir en soi l’esprit de dévotion et d’oraison, s’élevant à Dieu tantôt par adoration, tantôt par invocation, tantôt par Actions de grâces, par louanges, admirations, résolutions et bons propos de le servir selon la diversité des rencontres, prenant sujet de leurs emplois journaliers et de tout ce qui se passait en eux et hors d’eux, de se retirer toujours en lui et de se maintenir en sa présence.

En cette façon, tant s’en faut que les occupations extérieures, les peines et les aridités d’esprit, et autres choses qui nous arrivent par la volonté de Dieu, soient un empêchement à l’oraison, qu’au contraire il y a en elles une force secrète et une capacité morale de nous élever à lui, si nous en savons faire bon usage; en sorte qu’au lieu de nous divertir de l’oraison, elles nous y attachent, et deviennent elles-mêmes une fort bonne oraison. [98]

SECTION II. De l’oraison au sens de l’Écriture.

L’oraison, bien que faite ici-bas en terre, est néanmoins fille du ciel et une de ses plus nobles productions, laquelle, étant surnaturelle en son être et en ses opérations, a Dieu pour père et la grâce pour mère. C’est pourquoi le divin Apôtre dit qu’il n’appartient pas aux hommes d’apprendre à bien prier, puisqu’ils ne le savent pas eux-mêmes; mais qu’il est nécessaire que l’Esprit de Dieu descende dans leurs cœurs, pour y être le divin père-maître74 de cette sublime science.

C’est lui, dit le même Apôtre, qui en a enseigné l’art et la méthode aux anciens prophètes pour en instruire les autres; et il leur promettait comme une insigne faveur cet esprit de prières et de grâce, dont il les a remplies avec abondance, et qui paraît dans leurs divins écrits.

Mais il semble qu’entre tous et par-dessus tous, le très illuminé prophète David ait excellé en l’art et en la pratique de l’oraison. Il prend, dans ses Psaumes, le sujet plus ordinaire de ses méditations sur les perfections de Dieu, ou comme reluisante dans [99] les beautés visibles et sensibles de toutes les créatures de ce grand monde, par lesquelles il s’élève à celui qui est la beauté et bonté par essence, ou reconnues par les plus hautes lumières de la foi et de la loi de son Dieu, qui faisait, comme il confesse lui-même tant de fois, le plus doux et le plus fréquent objet de ses méditations, dans lesquelles son cœur devenait si ardent du feu sacré du saint amour, qu’il étincelait en mille flamboyantes affections. Tantôt vous le voyez dans les sentiments d’une intime confiance vers Dieu, qu’il reconnaît pour son père et protecteur; tantôt il est dans la crainte, et dans la vive appréhension de ses jugements; tantôt il a le cœur percé d’un vif regret de ses fautes et de ses offenses commises contre l’infinie bonté de Dieu souverainement aimable; tantôt il est touché d’amour et de complaisance pour ses beautés ravissantes; tantôt de zèle de sa gloire, de l’étendue de son règne, et de le voir connu, aimé, servi et adoré de toutes les créatures. Quelques autres fois il est dans la reconnaissance et Action de grâces pour la grandeur et le nombre de ses bienfaits, ou dans les protestations de ne vouloir que lui, qu’il dit être le Dieu de son cœur et son partage pour jamais. D’autres fois il gémit et pleure [100] nuit et jour inconsolablement, de se voir encore si éloigné de son Dieu, et privée de la vue de cette divine beauté après laquelle il soupire, comme étant seule la fontaine qui peut éteindre la soif de ses ardents désirs. Enfin, portant la vue de sa considération sur le temps auquel un Dieu devait naître en la chair humaine, il témoigne un amour tendre et passionné, jusques à pâmer et défaillir pour ce salutaire, dont en mille endroits il décrit la beauté, les vertus, les exemples, la vie, les souffrances, la mort et le triomphe dans les cieux, avec un nombre d’affections différentes qui accompagnent partout la contemplation de ces ravissants mystères.

Salomon, le fils de cet excellent Roi, qui a eu le bonheur d’être la figure du Verbe incarné, nous décrit merveilleusement bien dans le Cantique des cantiques la méthode et la pratique d’une parfaite oraison; car ce livre qu’il a composé comme organe particulier du Saint-Esprit, est un pourparler et un entretien sacré et familier entre Dieu et une âme singulièrement aimée et ardemment amoureuse de ce divin Époux, qui explique et comprend les plus hauts secrets du divin amour, et de toute l’oraison unitive; où il décrit, avec un artifice admirable, les divers accidents [101] d’amour que souffrent les âmes qui sont arrivées au point de l’intime et souveraine union avec Dieu. Et le Docteur que l’Église appelle très grand en la science de bien expliquer et exposer les sacrées Écritures, faisant voir quels est le nombre, l’ordre et le sujet des livres de Salomon, remarque que ce sage prince a eu trois dons particuliers : Salomon, prédicateur, et aimable au Seigneur; et que conformément à ces trois dons il a écrit trois livres, les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique, qui comprennent de suite tous les traités qui composent le cours entier de la vie intérieure et parfaite dans l’exercice de l’oraison.

Le premier est comme une introduction à la vie dévote et intérieure; le second est un exercice pour ceux qui profitent au saint amour; et le troisième, auquel aboutissent les deux autres, est pour les hommes parfaits et consommés en la divine charité.

Dans le premier, l’âme est instruite comme elle se doit disposer à la venue de l’Époux, lavant et effaçant les taches de ses péchés par les larmes de la pénitence. Dans le second, comment elle se doit parer de l’ornement des vertus afin de lui plaire, l’appelant cependant par de saints désirs et par des affections ardentes, qui lui font [102] ressentir une douce impatience de le voir. Dans le troisième, l’épouse est présentée en l’âge parfait, et en la présence de son Époux qui, se faisant voir dans la beauté de ses différents attraits, excite en elle de très pures, saintes et admirables affections. Tantôt elle est surprise d’un extrême et violent désir de sortir de la prison de sa chair mortelle, pour se voir en liberté avec cet Époux; tantôt elle est gémissante, pour s’en voir éloignée; une autre fois elle n’est plus de la terre, mais elle devient citoyenne et citadine de la céleste Jérusalem, pour converser avec lui dans l’état de sa gloire; tantôt elle meurt à elle-même, et puis incontinent elle vit en son bien-aimé, et son bien-aimé en elle; une autre fois elle l’aime de tout son cœur et n’est pas satisfaite, elle demande des compagnes pour l’aider à aimer cette bonté infiniment aimable, et non jamais assez aimée; et enfin, ce livre déclare, sous une diversité de symboles, les plus doux et les plus secrets mystères du saint amour qui se passent entre Jésus-Christ et son Église, ou chacune des âmes de ses épouses, spécialement de celles qui, par une oraison continuelle, sont arrivées jusqu’à l’honneur d’une familiarité et conversation intime avec le céleste Époux. [103]

Mais plus excellemment que Salomon et que tous les autres, Jésus-Christ, le Maître et le Docteur des hommes, pendant les jours de sa conversation sur terre, leur a enseigné la prière et l’oraison mentale, non seulement par exemple, employant la plupart des jours et des nuits en prière, mais aussi les instruisant très particulièrement de la nature et des conditions de la vraie oraison.

Tantôt il leur dit que la prière doit être mentale et spirituelle, parce que Dieu, qui en est l’objet, étant esprit, le Père et le créateur des esprits, il cherche les orateurs et des adorateurs d’esprit et de vérité : qu’ainsi il n’est pas nécessaire, en priant, de parler beaucoup de la langue, mais bien du cœur embrasé de saintes affections.

Une autre fois, il leur enseigne que tout le bonheur de l’homme en cette vie et en l’autre consiste en la connaissance du seul vrai Dieu et de Jésus-Christ son fils; leur apprenant par là que, Dieu étant la première cause et la dernière fin de l’homme, et lui étant ce même Dieu fait homme pour les conduire au ciel, ils devaient s’occuper à le bien connaître, afin de les adorer, louer et aimer, et par ce moyen commencer sur terre à mener une vie bienheureuse; ce qui se fait par l’oraison [104] mentale, au moyen de laquelle ils acquièrent la connaissance et l’amour de Dieu, et de Jésus-Christ, homme-Dieu. Il leur recommande la pureté d’intention dans leurs oraisons, les exhortant d’entrer dans leur cabinet, c’est-à-dire au plus secret et intime de leurs âmes, fermant sur soi la porte des sens, et se cachant aux hommes pour s’exposer à Dieu, à qui seul il faut complaire, et de qui ils doivent attendre la récompense. Il leur fait comprendre que l’oraison doit être la principale et la plus importante occupation de la vie, leur commandant de prier toujours sans jamais désister, et leur insinuant par là qu’ils se doivent ressouvenir le plus qu’ils pourront de la présence de Dieu, en tous lieux, en toutes occupations, dans tous états, élançant leur esprit et leur cœur vers lui, plus par saintes pensées, par douces et ardentes affections, que par prononciation de paroles.

À l’instance de ses Apôtres à qui il avait fort recommandé de prier et qui lui en demandaient la façon, il dresse cette excellente et méthodique oraison, appelé de son nom «dominicale», ou «du Maître», aussi courte et succincte en paroles qu’elle est riche en instruction et abondante en mystères. [105]

Et qui plus est, ayant pendant les jours de sa chair mortelle et passible, ainsi que parle l’Apôtre, offert des prières et des supplications à Dieu pour tous les hommes, il a voulu, comme Grand Prêtre et sacrificateur éternel, et même comme victime immolée, se laisser à son Église afin d’être en cette qualité, en elle et par elle, l’hommage religieux et la souveraine prière qu’elle doit présenter journellement à Dieu, pour s’acquitter dignement de tous ses devoirs envers cette suprême Majesté, accompagnant ce sacrifice honoraire de son Sauveur et de son Époux de toutes sortes d’actes intérieurs, d’adoration, d’anéantissement, de louanges, d’offrandes, de demandes, de remerciements et semblables, qui tous portent et conduisent l’âme à l’intime union avec Dieu, et à cette heureuse transformation et consommation en lui qui est la fin à laquelle prétend la parfaite oraison.

De ce que nous avons dit, il est aisé de connaître que, l’oraison mentale devant être une action des trois puissances de l’âme, mémoire, entendement et volonté, qui sont purement spirituelles, celle qui se fait par la seule voie ou par le geste, posture et autres témoignages sensibles et purement extérieurs du corps, sans attention de l’âme, n’est pas une vraie oraison, ni [106] agréable à Dieu. Si néanmoins l’oraison et l’adoration extérieure sont accompagnées de l’élévation du cœur et de l’attention de l’esprit, elle est une véritable prière et une action angélique, non à raison des paroles que la bouche prononce, ou des gestes que forme le corps, mais à cause des bonnes pensées et des saintes affections qui l’accompagnent, et en sont comme l’âme; et il est même bien raisonnable que l’homme, qui a reçu de Dieu le corps et l’âme, emploie l’un et l’autre conjointement à l’aimer, à le servir et à l’adorer.

SECTION III. Excellence de l’oraison.

Saint Augustin parlant en général de l’oraison, dit qu’il ne connaît rien de plus excellent, rien de plus relevé en toute la religion chrétienne.

Et saint Jean Chrysostome, descendant plus aux particuliers de ses excellences : Quelle gloire, s’écrie-t-il, quelle félicitée à une créature d’approcher de son Créateur par le moyen de l’oraison, de traiter familièrement avec lui, de lui demander et en obtenir ce qu’il lui plaît!

Saint-Augustin dit davantage et assure qu’il n’y a rien de plus utile, et de plus [107] profitable à toute notre vie; et que c’est savoir bien vivre, que de savoir bien prier. Et la raison qu’en donnent tous les Pères est : d’autant qu’il n’y a rien qui nous puisse plus servir pour bien régler toute notre vie et aplanir toutes les difficultés qui s’y rencontrent, que la fidèle pratique de l’oraison mentale.

Sa nécessité paraît assez clairement dans les paroles du Fils de Dieu, qui nous enseigne qu’il faut, c’est-à-dire qu’il est nécessaire de toujours prier; et cette nécessité nous est rendue évidente par l’expérience, qui nous fait connaître, qu’ayant continuellement besoin de la faveur du Ciel, pour l’obtenir il est nécessaire de la demander.

C’est la pressante raison qu’apporte l’angélique Docteur, lorsqu’il dit que souvent plusieurs grâces, même des nécessaires au salut, ne nous seront jamais conférées de Dieu que par le moyen de l’oraison, sa divine Providence l’ayant ainsi décrété et ordonné de toute éternité; en la même façon qu’elle a déterminé de ne nourrir et conserver les hommes que sous la condition qu’ils sèmeraient et cultiveraient la terre pour en recueillir les fruits.

Mais il me semble que toutes les louanges qu’on peut donner à l’oraison sont excellemment comprises en celle que renferme [108] sa définition, qui l’appelle une élévation, ou union de l’âme avec Dieu, qui peut monter jusqu’au point d’une parfaite transformation et unité d’esprit avec cette suprême Majesté, ainsi que dit l’Apôtre qui, expliquant ailleurs comme se fait cette unité et cette transformation : «Nous autres, dit-il parlant de soi et de ses semblables, contemplant la gloire de Notre Seigneur, nous nous transformons en sa même image, passant d’une clarté à une autre clarté, selon que nous sommes poussés du Saint-Esprit.» Par ces paroles, l’Apôtre nous enseigne que la méditation des perfections glorieuses de Dieu est en l’âme contemplative, ou contemplante, une vive image ou une vivante expression de ces mêmes perfections, d’où procède le saint amour, unissant la volonté à la bonté qu’elle a connu, la faisant sortir d’elle-même pour adhérer à l’objet aimé, dans lequel elle fait sa demeure de cœur et de pensée, vivant plus en Dieu qu’en soi-même, et demeurant toute transformée en lui, sinon quant à la nature, ce qui n’est pas possible, au moins dans sa glorieuse qualité, n’ayant plus qu’un même cœur et une même volonté avec lui.

De cette doctrine bien conçue, il est facile de juger pourquoi tous les saints Pères et docteurs de l’église, de concert et [109] comme à l’envi, ont dit qu’il n’y avait rien de plus honorable, rien de plus doux, rien de plus utile à l’âme, que d’être ainsi unie et transformée en Dieu par l’oraison.

L’honneur en est grand; car si la servitude chrétienne est préférable à la couronne des rois et à l’empire du monde, quelle gloire sera-ce à une âme de devenir l’épouse de Dieu, et en cette qualité de s’unir étroitement à lui? Le vrai Dieu d’infinie majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité comme son épouse; et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec lui comme avec son époux; tout est commun entre eux, ils s’accordent partout, ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ses biens, qu’elle s’en réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de lui-même; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’il lui veut et lui communique ces mêmes biens : et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent la loi de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance. [110]

Si la gloire d’une âme unie à Dieu par les actes de l’oraison est grande, il faut dire que le plaisir qu’elle y ressent ne l’est pas moins : car l’oraison est le temps et le lieu de délices mutuels entre Dieu et l’âme, qui conversent ensemble avec des privautés dignes de l’infinie bonté et de la condescendance de cette suprême majesté. Je souhaite, disait une âme bien élevée, que mon entretien agrée à mon Dieu, car pour moi je n’ai point de plaisir qui égale celui d’ouïr sa voix et de jouir de sa présence.

C’est pour cette raison que quelques saints Pères et docteurs de l’Église ont assuré que le plaisir que l’âme ressent en l’oraison, si elle a atteint quelque degré d’union considérable, se peut appeler le Paradis de la terre. Le plus parfait bonheur de l’homme en cette vie, dit le Docteur séraphique, est d’être tellement uni à Dieu, qu’avec toutes ses forces et ses puissances étant recueillies en lui, il devienne un même esprit avec lui, en sorte qu’il ne ressente et ne voie que lui, et que toutes ses affections, plongées et réunies dans la joie du saint amour, reposent doucement dans la jouissance du Créateur.

Et l’Angélique en parle en même sens, lorsqu’il dit que dans les hommes parfaits, tels que sont ceux qui sont en la voie unitive [111] et qui ont atteint quelque éminent degré d’oraison, il y a quelque commencement de la béatitude future; parce que bien qu’en cette vie ils ne puissent avoir la parfaite jouissance du souverain bien, qui est réservé pour l’autre, où ils verront Dieu face à face, et à rideaux tirés, il y a pourtant en eux quelque ressemblance et quelque participation de cette éternelle félicité dans l’actuelle jouissance qu’ils ont de Dieu en l’oraison unitive; puisque cette jouissance est une expérience vitale des douceurs de Dieu, et une certaine intime conjonction de ce souverain bien avec l’entendement sous la raison de souveraine vérité; et avec la volonté sous celle d’une bonté universelle, souverainement délectable, qui peut sans doute, et doit être appelée un avant-goût de la béatitude, l’âme produisant pour lors les actes les plus parfaits qui soient possibles, et que les théologiens appellent pour cet effet du nom de béatitudes.

Ce qui est bien remarquable et considérable en tout ceci, c’est que la gloire et le plaisir qui est dans l’oraison sont inséparablement accompagnés d’une perfection et sainteté égale à tous les deux; car comme l’union de l’âme avec Dieu se fait par la charité, qui est le lien de toute perfection, et [112] que le propre de tout amour, et surtout du divin, comme plus efficace, est de transformer la volonté en ce qu’elle est, aimant Dieu elle demeure toute déifiée et transformée en lui par la participation de son esprit, opérant plus que par ses passions et ses instincts, d’où résulte en elle une ressemblance merveilleuse dans la vie et dans le cœur avec le bien-aimé, fondée en une parfaite conformité de sa volonté à la sienne, d’où procède nécessairement l’exercice continuel de toutes les vertus qui rendent une âme vraiment sainte, et lui font toucher le point de cette haute et sublime perfection recommandée dans l’Évangile par notre Seigneur, où il nous exhorte de nous efforcer d’acquérir une perfection semblable à celle du Père céleste.

SECTION IV. De trois sortes d’oraisons.

Bien que les espèces d’oraison traitées par les saints Pères et par les maîtres de la vie spirituelle paraissent fort différentes et en grand nombre, on les peut néanmoins réduire à trois générales, qui comprennent toutes les autres.

La première, qui est la plus commune, est celle qui s’exerce par voie de méditations [113] ou de considérations, dont on tire les affections et résolutions convenables. La seconde est appelée contemplation affirmative. Et la troisième contemplation négative.

L’oraison appelée de méditation n’est autre chose qu’une ou plusieurs considérations tirées sur quelque sujet ou mystère, afin d’exciter et porter les affections en Dieu et aux choses divines; ou bien, c’est une œuvre des trois puissances intérieures et spirituelles de l’âme, mémoire, entendement et volonté, sérieusement employées ou appliquées à connaître et aimer celui par qui, et pour qui elles ont été créées.

La seconde sorte d’oraison, que nous avons nommée contemplation affirmative, se fait en l’âme par une simple vue de la vérité qu’elle veut méditer, sans aucune variété de discours, étant éclairée et pénétrée d’une lumière céleste au moyen de laquelle sa volonté se porte incontinent et sans peine aux affections d’admiration, d’amour, de désir, de joie, de complaisance et semblables.

La troisième sorte d’oraison est la contemplation négative, autrement appelée par les mystiques sans formes et images, laquelle n’aperçoit ni l’objet qu’elle [114] contemple, qui est Dieu, ni la façon dont elle y tend et s’y repose, les actes de l’âme en cette oraison étant directs et ne pouvant être réfléchis. Car comme l’âme, dans sa voie surnaturelle, peut être éclairée de deux lumières – l’une distincte qui lui fait connaître des vérités aperçues et réfléchies ou qui le peuvent être; l’autre indistincte, générale et confuse, qui ne lui fait rien voir de distinct et de particulier, mais lui donne une idée générale de Dieu comme d’une bonté infinie, dans laquelle elle se repose – la première lumière lui peut servir dans les oraisons de discours et de méditations, ou de la contemplation affirmative; la seconde n’est en usage que dans l’oraison mystique.

Ces trois sortes d’oraison semblent être fort bien figurées par les paroles de l’Époux dans les Cantiques, où il convie ses amis à manger et à boire, et ses favoris à s’enivrer tout à fait. Le manger représente assez naïvement l’oraison qui se fait par voie de méditations et de discours, parce que, comme celui qui mange la viande la doit mâcher et ruminer devant que de la transmettre en son estomac et la convertir en sa substance, à quoi il semble qu’il y ait un peu de [115] peine, l’âme, de même, dans l’oraison de discours, doit bien considérer et comme ruminer les mystères divins et les matières saintes qui lui doivent servir de nourriture, pour en tirer des affections convenables et proportionnées aux sujets de ses méditations; car la volonté, ne pouvant aimer si l’entendement ne connaît, et celui-ci ne pouvant connaître si la mémoire ne lui suggère, il faut que ces trois puissances concourent à l’excellente action de l’oraison méditante ou discursive, à quoi l’âme favorisée de la grâce doit encore donner son travail et son industrie.

Celui aussi qui boit ou qui avale doucement quelque liqueur précieuse sans avoir la peine de mâcher et ruminer, représente bien l’état de la contemplation affirmative, où Dieu présente à l’âme une table bien garnie pour la rassasier; car cette contemplation surnaturelle est une vue de Dieu et des choses divines amoureuse, simple, sans discours et considérations particulières, accompagnée d’admiration, d’amour et d’autres affections saintes vers la divine Essence, qui lui sert plus ordinairement d’objet – quoiqu’elle puisse être quelquefois appliquée à pénétrer plus distinctement quelque perfection divine, ou la Trinité des Personnes, ou l’œuvre de l’Incarnation; [116], mais tout cela se représente à l’esprit dans une vue plus générale que celle de la méditation, et qui contient éminemment les actes d’adoration, de demande, de louange, d’offrande et semblables.

L’ivresse que cause un vin fort et précieux peut être le symbole de la troisième forme d’oraison, qui est la mystique; le Saint-Esprit exprime assez souvent la douceur de ses consolations, ou la force de ses attraits, par la comparaison d’un vin exquis, en ce que, comme le vin bu avec abondance prend un empire sur la raison, une faim sacrée des onctions célestes, ayant pénétré une âme, lui donne une sainte ivresse et une divine aliénation, qui la fait sortir d’elle-même, l’obligeant de crier avec un homme extatique : Il faut que je meure à la vie de mes opérations propres et ordinaires, pour abandonner la pointe de mon esprit aux divines passions et suivre leurs excès. Ce qui lui arrive quand elle est dans un état d’oraison ou contemplation mystique, qui la tient en grand silence et repos, sans qu’elle puisse s’apercevoir de l’objet et du terme de ce repos. Quand elle est dans une oraison de méditation de contemplation affirmative, c’est-à-dire quand elle médite ou contemple quelque vérité aperçue, elle ne quitte pas les actes; [117], car ces sortes de méditations, ou de contemplations, sont des actes de l’entendement ou de la volonté qui lui correspondent; mais quand elle est dans une contemplation obscure et mystique, dans laquelle elle ignore ce qui lui est donné à contempler, elle quitte alors tous les actes et toutes les opérations ordinaires, pour se tenir en un seul repos mystique, qui est à proprement parler un consentement, ou une complaisance de volonté obscure et non aperçue, dans le souverain Bien aimable, que l’entendement lui représente directement et sans réflexion. L’échelle de Jacob, remplie d’esprits angéliques qui montaient et descendaient par ses degrés, peut encore être le symbole de nos trois formes d’oraison, et des hommes angéliques qui font profession de s’élever par les degrés de l’oraison, qui est l’échelle mystérieuse par laquelle ils montent à Die — puisque, comme nous avons dit, l’oraison est une montée, une ascension et une élévation de l’âme en Dieu par ces différents degrés.

Les anges qui sont au bas de l’échelle appuyée sur la terre, et qui commencent à s’élever, marquent ceux qui s’adonnent à l’oraison, dont ils tâchent de monter les [118] premiers degrés, dans lesquels ils pratiquent l’oraison de discours, s’efforçant par diverses considérations de reconnaître les vérités de la foi et de s’en instruire, tirant de saintes affections conformes aux mystères qu’ils ont médités; qui sont plus ordinairement ceux de la vie, de la passion de Jésus-Christ, et de la doctrine toute céleste qu’il nous a enseignée, en tirant des conclusions, et des résolutions pour l’amendement de leur vie. Et ainsi ils se disposent par le recueillement intérieur, et l’usage des méditations prescrits par les plus sages maîtres de la vie spirituelle, à être élevés jusqu’aux degrés de la contemplation, que notre Seigneur fait même goûter quelquefois aux imparfaits commençants pour les attirer à son amour.

Les anges qui ont quitté la terre et tiennent le milieu de l’échelle, mais n’ont pas encore atteint le sommet où Dieu repose, figurent les âmes profitantes, et qui ont déjà bien avancé dans la voie de l’oraison; tel qu’était celle qui désirait et demandait des ailes de colombe pour voler et se reposer. Ces âmes ont déjà abandonné la terre, elles ne marchent plus par la voie des méditations de leur entendement, en tant qu’il déduit une connaissance d’une autre, et une conséquence d’un principe; et [119] leurs volontés ne se portent plus à Dieu, aux choses divines, en tant qu’elles leur sont représentées par raison et discours; mais à la faveur de leurs ailes mystiques, qui sont de simples regards de leur intelligence, et la propension affectueuse d’une volonté pleine de suavité en Dieu, elles se tiennent suspendues par le vol de la contemplation, et sans aucun travail pénètrent les choses divines, les goûtent dans le repos et par leur simple et amoureux regard se maintiennent dans leur attention à la divine présence.

Ceux des anges qui sont arrivés au faîte de l’échelle sur laquelle Dieu est appuyé, représentent fort bien les âmes mystiques qui, s’élevant au-dessus de tous les actes d’entendement apercevables et réfléchis, et des affections qui leur correspondent, atteignent jusques à leur sommet et jusques à leur pointe, seuls capables de contempler Dieu en lui-même d’une façon inconnue, et de se reposer ainsi entre ses bras. Je veux dire que dans cet état l’âme est conduite par une lumière indistincte, générale et confuse, sans notion particulière de quoi que ce soit, sinon de Dieu comme incompréhensible, qu’elle adore et qu’elle aime dans sa plus haute pointe, qui en demeure pleine de recueillement, d’amour et de silence, quoi [120] qu’elle ne s’en aperçoive pas, à raison de la simplicité de cette opération.

La première oraison étant toute dans les actes de la méditation, se peut expliquer par le discours, et il est aisé d’en donner et d’en suivre les méthodes.

La seconde, qui est la contemplative, est sans discours, élevée au-dessus des méditations, et se trouve dans un grand jour, qui lui expose les vérités qu’elle veut connaître, mais ce grand jour n’est que pour elle; elle ne peut déclarer par parole ce qu’elle voit et ce qu’elle aime, parce que c’est une manne qui n’est connue et goûtée que de celui qui la reçoit.

Mais ce qui se voit et se goûte dans l’oraison mystique, ou contemplation négative, est si secret et si caché, que celui même qui le reçoit ne peut ni expliquer, ni entendre ce que c’est; ainsi que Cassien l’a fort bien remarqué, rapportant à ce propos une sentence de ce fameux Père des déserts, saint Antoine, qu’il appelle divine ou céleste, qui dit que l’oraison de celui qui se souvient de soi ou qui entend et prend garde à sa propre prière, n’est pas parfaite.

L’âme, dans la contemplation affirmative, et même dans la méditation, s’unit bien à Dieu; car toute oraison prétend cette union; mais dans ces deux sortes d’élévation [121] il y a quelques nuages et quelques entre-deux, l’âme ne s’unissant à la divine bonté, que par le moyen de ses discours et de ses vues; au lieu que dans cette troisième oraison mystique, elle y est immédiatement unie, ainsi que nous l’expliquerons amplement en tout cet œuvre75.

Jacob, cet illustre patriarche, semblait être arrivé au point de cette union mystique et sans entre-deux représentée par le sommeil de son corps pendant la grande vision de son esprit; ce qui paraît assez par les admirables sentiments qui lui en restaient, marqués par le Saint-Esprit; savoir est un respect, et une référence profonde de la présence de Dieu en tous lieux, et un repos en sa bonté, déclaré par le vœu autant aimable qu’extraordinaire qu’il fait à l’issue de son oraison, de tenir le Seigneur pour son Dieu, c’est-à-dire de le servir d’un culte d’amour spécial, et de le regarder désormais comme celui qu’il avait de nouveau déterminément choisi pour être l’unique objet de toutes ses complaisances.

Je ne prétends pas traiter ici des deux premières sortes d’oraison, qui sont la méditation, et la contemplation affirmative, que plusieurs bons et savants auteurs enseignent en sorte qu’il semble qu’on n’y puisse rien ajouter. [122]

J’entreprends seulement d’éclaircir et expliquer la troisième sorte d’oraison, appelée mystique ou contemplation négative, qui semble en avoir plus de besoin : et si je parle des deux autres, ce n’est qu’autant qu’il sera nécessaire pour la parfaite intelligence de celle-ci. Car comme il y a de la liaison et de la dépendance en l’usage de ces trois sortes d’oraisons, et qu’elles s’entraident toutes pour former en l’âme une présence habituelle de Dieu, il est malaisé de les séparer absolument, et même, je puis dire que, comme l’oraison mystique ne rejette pas toujours celles qui se font par voie d’actes et de pensées, mais plutôt s’en sert quelquefois comme de troupes auxiliaires, pour se conserver et maintenir dans son bien-aimé repos, aussi les lumières de cette oraison mystique peuvent apporter beaucoup de jour à ce qui est de plus obscur dans les deux autres, et que les maximes qu’elle donne sont fort utiles, et souvent nécessaires pour la résolution et l’éclaircissement des difficultés qui s’y rencontrent. [123]

CHAPITRE III. Du nom de l’oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre.

L’oraison mystique est celle que les théologiens mystiques appellent communément sans formes et images, et que nous pouvons dire être sans actes et sans pensées. Ou bien comme parlent les autres : c’est un repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé acte, quoiqu’en effet il le soit, parce que ni son opération ni l’objet de son repos ne sont pas aperçus.

Et comme il est difficile à ceux qui n’ont pas l’intelligence de cette mystique théologie de comprendre comment l’âme peut faire oraison sans formes et images, et en sorte qu’elle soit sans pensées, production d’actes d’entendement et de volonté, puisque l’oraison étant un parler avec Dieu, et les pensées étant les paroles de l’âme, il semble qu’on ne peut pas parler à Dieu sans penser en lui, non plus que l’aimer sans affection. C’est pourquoi il faut remarquer d’abord :

Premièrement, qu’il y a deux sortes de [124] formes et images, ou pour parler plus intelligiblement, deux sortes de pensées, ou d’actes intérieurs; les uns sont appelés mystiques, c’est-à-dire non aperçus ni réfléchis, sans lesquels l’oraison de repos ne se peut pratiquer; les autres peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand nous disons qu’il faut quelquefois faire oraison sans formes ou images, sans pensées ou actes, nous n’entendons pas parler des images ou des actes mystiques et non apercevables, mais seulement des autres, qui peuvent être réfléchis et aperçus.

Secondement, que sous le nom de pensées, actes, formes et images, je comprends les opérations de l’affection, ou de la volonté, aussi bien que celle de l’entendement et de l’imagination, qui semblent s’expliquer mieux par le mot d’actes, comprenant ceux de toutes ces puissances.

Troisièmement, que le mot d’images vient de l’imagination, et que celui de formes signifie les images formées par l’imagination, sans lesquelles l’entendement ni la volonté ne peuvent opérer communément et naturellement. D’où vient que les mystiques, par les formes et images, entendent les opérations apercevables de nos puissances intérieures, tant de la partie inférieure que de la supérieure. [125]

Quatrièmement, que bien que les mots de formes ou images soient plus usités parmi les mystiques que ceux de pensées et d’actes, je me servirai plus ordinairement de ceux-ci, comme plus intelligible.

Et cinquièmement, que la connaissance de ceci est très nécessaire, parce que sans elle nous ne pouvons bien entendre, et moins encore bien pratiquer tout ce que nous avons à dire et à expliquer sur le sujet de l’oraison mystique. [126]

CHAPITRE IV. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images

SECTION première. S’il y a quelque oraison mystique, où il faille citer les actes ou les pensées.

Cette question fondamentale est des plus disputées, et dont la connaissance est la plus nécessaire, puisque toute la fabrique et l’édifice de cette oraison ne peut subsister ni s’élever que sur la supposition de son existence, sur quoi je trouve deux opinions fort contraires. L’une est qu’il n’y a point d’oraison mentale qui exclut les formes et les images, en sorte qu’elle soit sans pensées et sans production d’actes d’entendement et de volonté. Cette opinion est assez commune chez les scolastiques, et chez les autres qui ne sont pas appelés mystiques. Entre lesquels Crombecius [127] la tient formellement, soutenant que l’inaction dans l’oraison, l’oraison sans pensées, est une chose inconnue à plusieurs, obscure, difficile à comprendre, et telle que jusques à présent on a eu peine de connaître en fond ce que c’est; et il dit ailleurs que les saints Pères ont estimé que ne s’occuper pas de bonnes pensées en l’oraison était une pernicieuse oisiveté.

Les raisons qu’ils apportent pour combattre cette sorte d’oraison sont :

Premièrement, qu’il semble y avoir de la contradiction à dire qu’on puisse faire oraison, parler à Dieu sans pensées; on ne peut parler à quelqu’un sans penser à lui, les pensées sont les paroles de notre esprit, on ne peut donc parler à Dieu sans penser à lui.

Secondement, les pensées de Dieu non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison.

Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, une oraison ne peut être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.

Quatrièmement, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent le plus en Dieu.

Cinquièmement, l’expérience journalière fait connaître que si on veut chasser une pensée, il en naît une autre. [128]

Sixièmement, une âme sans pensées est comme une souche de bois, la raison n’opérant point en elle, puisqu’elle n’opère que par pensée.

Septièmement, il semble que rejeter les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus.

Huitièmement, ce serait tenter Dieu que d’agir de la sorte.

Neuvièmement, cette sorte d’oraison comme on la décrit a quelquefois tant d’attrait pour l’âme qui la pratique, qu’elle semble perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales, et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers.

En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune méthode de prier, que saint Ignace a enseignée, et que les docteurs recommandent ordinairement. Je donnerai plus facilement et plus intelligiblement les résolutions aux objections proposées contre cette oraison mystique, après avoir dans les sections suivantes prouvé l’existence et expliqué la nature de cette même oraison. [129]

SECTION II. Opinion affirmative et véritable qu’il y a une oraison mystique dans laquelle il faut quitter les formes et les images ou les actes et les pensées

L’opinion commune des mystiques et contemplatifs, qui est sans doute la véritable, est qu’il y a quelque oraison et quelque temps auquel il faut quitter les formes et les images, c’est-à-dire les pensées, actes et opérations, quoiqu’ils soient différents à expliquer quand, comment et quelles opérations il faut quitter, et je n’en ai lu aucun qui ne soit de cet avis.

Saint Denys Aréopagite, qu’on peut appeler le grand maître des mystiques, parle admirablement et divinement bien de cette oraison ou théologie mystique presque dans tous les livres, conduisant l’âme par la foi négative à la plus haute et intime union avec Dieu.

Ruusbroec, que quelques-uns ont appelé un second saint Denys pour la profondeur de ses théories, après avoir appris cette doctrine et cette sorte d’oraison dans l’école de l’expérience, l’enseigne si souvent en tous ses livres, qu’il y revient quasi à chaque pas. [130]

Harphius et Tauler font de même en plusieurs lieux de leurs écrits.

La sainte mère Thérèse a rempli ses livres de lumière et de discernement divins pour l’intelligence de cette oraison qu’elle appelle de repos ou de quiétude.

Le bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le maître et le disciple de sainte Thérèse, tant en sa Montée qu’en sa Nuit obscure, par ses obscurités donne jour à cette oraison, tous ses livres ne parlant d’autre chose.

Le père Benoît de Canfeld, en sa troisième partie de La Volonté de Dieu, n’enseigne autre chose.

Les saints Bernard et Bonaventure, et Richard de Saint-Victor ont été d’excellents contemplatifs, qui en ont écrit en même sens.

Enfin je puis dire que tous les contemplatifs et mystiques ont pratiqué, et ceux qui en ont écrit ont enseigné cette sorte d’oraison en leurs livres, dans lesquels ils en parlent si souvent que vous diriez que cette doctrine est le refrain de leur céleste harmonie. Je remets à en marquer plus bas les autorités lorsque nous aurons fait voir quelle est cette oraison mystique que nous allons décrire. [131]

CHAPITRE V. Description de l’Oraison Mystique, et de ses différentes espèces.

SECTION I. Ce que c’est que l’oraison mystique.

L’oraison mystique de laquelle nous traitons, autrement appelée de quiétude, ou oraison sans formes et sans images, ou sans actes et sans pensées, est à proprement parler un certain repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelée opération ou acte, quoi que vraiment il le soit, parce que ni l’objet de son repos, ni son opération ne sont pas aperçus, ou bien par ce qu’elle ne connaît pas distinctement son objet et la façon dont elle s’y repose.

Je tire la description de cette sorte d’oraison, des écrits et des sentiments des auteurs et docteurs de la théologie mystique qui l’expliquent, tantôt sous le terme d’oraison de quiétude de repos, tantôt sous [132] celui d’oraison sans actes, sans discours, sans méditations, ou sans pensées; et d’autres fois, et cela plus communément, sous le de contemplation sans formes et images, ainsi que nous allons voir dans les sections suivantes.

SECTION II. L’oraison mystique expliquée et décrite par les mystiques sous le terme d’oraison de repos, ou sans actes, méditations et discours.

Je mets à la tête des autorités pour la preuve et la description de cette oraison mystique, celle de sainte Thérèse qui, ayant eu une pratique si familière et une expérience si douce de cette sorte d’oraison, est très croyable dans ce sujet, et doit passer pour une grande maîtresse en fait de théologie mystique. Elle enseigne donc que l’âme doit, au temps de la quiétude, avec douceur et sans bruit se tenir coie76; et s’expliquant : «J’appelle, dit-elle, bruit, chercher avec l’entendement plusieurs paroles et considérations. Que la volonté donc, poursuit-elle, en ce temps-là se tienne en repos, et qu’elle entende et connaisse qu’alors on ne négocie pas avec Dieu à force de bras, lesquels sont comme deux grosses [133] bûches posées sans discrétion pour étouffer cette étincelle.» Et parlant de la suspension des puissances de l’âme et de la brièveté de sa durée : «Elle dure peu, dit-elle, sans que quelqu’une des puissances retourne à son être; la volonté est celle qui tient la toile, car quant aux deux autres puissances, elles recommencent bientôt à importuner, mais comme la volonté demeure ferme et arrêtée, elle les suspend derechef, et elles demeurent encore quelque peu en cet état, mais ensuite elles retournent à vivre, c’est-à-dire à leurs opérations.»

«Nous ne pouvons pas, dit-elle en son Château, rentrer dans ce cellier par nos propres diligences; Sa Majesté est celle qui nous y doit mettre, et qui doit entrer au centre de notre âme.» E pour faire davantage paraître ses merveilles : «Il ne veut pas que de notre part il y ait autre chose, sinon que la volonté soit toute rendue à lui; il ne veut pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, mais il veut entrer dans le centre de notre âme sans aucune porte.»

Je mets ensuite le témoignage du bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le fils et tout ensemble le père et le directeur spirituel de cette sainte Mère, qui en plusieurs endroits de ses écrits enseigne que dans cet état d’oraison de repos, [134] Dieu conduit l’âme dans une voie telle que si elle voulait opérer d’elle-même et par son industrie, elle troublerait l’action de Dieu en elle au lieu de l’aider. Qu’on ne doit pas contraindre ni obliger l’âme à méditer ni à s’exercer dans les actes à force de discours, ni à les procurer avec attachement, saveur et ferveurs; parce que ce serait d’être un obstacle à Dieu, qui infond la notion amoureuse sans beaucoup de différence, expression et multiplication d’actes. Il le prouve par la comparaison d’un peintre qui voudrait colorer un visage branlant et agité, qui au lieu d’asseoir et d’appliquer ses couleurs à propos, ne ferait que barbouiller, en disant de même que quand l’âme est en paix et en repos intérieur, elle sera troublée et distraite par les opérations et affections, telles77 qu’elles puissent être. Et ailleurs, blâmant les mauvais directeurs : «Il viendra, dit-il, quelqu’un qui ne sait que frapper sur l’enclume comme d’un forgeron, qui dira : Allez, tirez-vous de là, c’est perdre le temps et demeurer oisif, méditez et faites des actes, car il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part, ce sont des illusions et des tromperies; parce que ne comprenant pas que cette âme est déjà en la vie de l’esprit, pour laquelle il y a plus de discours, où le sens cesse [135] et où Dieu est particulièrement agent, il lui ôte la solitude et la retraite, et ruine par conséquent l’ouvrage excellent que Dieu peignait en elle.» Ce qu’il confirme encore en disant que ceux qui n’entendent pas cette contemplation de quiétude troublent les âmes qui y sont, pensant qu’elles sont oisives, et les forces de méditer, discourir et produire des actes; ce que ne pouvant faire, à raison que ce n’est plus là le chemin par lequel Dieu les conduit, elles s’inquiètent, pensant être perdues, et leurs conducteurs les aident bien à le croire, leur desséchant l’esprit et leur ôtant l’onction dont Dieu les parfumait en la solitude et en la tranquillité, ce qui est un grand dommage. Pour cela, dit-il ailleurs, il était convenable à l’âme amoureuse, pour parvenir à son but, de sortir de nuit, lorsque tous les domestiques de la maison, c’est-à-dire les opérations ordinaires, les passions et les appétits, seraient endormis, qui empêchent toujours ses biens : tous leurs mouvements nuisent plus qu’ils ne servent à recevoir les biens spirituels de l’union d’amour. Et enfin, il dit que la très parfaite contemplation, en son profond et tout surnaturel repos, est empêchée par les filles de Jérusalem, qui sont les bons discours et les méditations, si on en veut user en ce même temps. [136]

SECTION III. L’oraison mystique décrite et expliquée sous le terme de contemplation sans formes et images.

Cette oraison mystique est aussi souvent appelée contemplation sans formes ou images, c’est-à-dire sans actes, pensées ou opérations qui puissent être aperçues.

Les créatures, dit Tauler parlant de cette oraison sous le nom de Royaume de Dieu, nous servent d’empêchement, en ce que notre esprit s’en forme les images, et y adhère avec propriété : car si nous pouvions nous rendre libres de toute image, propriété et affection, rien ne pourrait faire obstacle au royaume de Dieu en nous.

Si l’esprit, dit Ruusbroec, entreprend de contenter Dieu par lui-même dans sa propre lumière sans moyen, il est nécessaire qu’il soit libre de tout acte extérieur, comme s’il était sans action; car si l’esprit s’occupe au-dedans des actes des vertus, dès là il s’embarrasse d’images en son intérieur, pendant lesquelles il ne jouira jamais de la liberté requise pour la contemplation.

Tenez pour tout assuré, dit le père Benoît, que nuls actes, méditations, pensées, [137] aspirations ou opérations ne profitent ici (il entend l’oraison mystique) nul discours, exercice, enseignement, ni aucun moyen ne doit être entre l’âme et la volonté de Dieu. Et il dit plus bas qu’il ne faut pas combattre les pensées superflues et distractions, ni attacher son esprit à quelque exercice particulier; qu’il ne faut retenir aucunes formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, non pas même de Dieu et de ses perfections, qu’il ne faut pas désirer l’union sensible, ni chercher assurance ou connaissance expérimentale de son union; parce que tout cela se fait par des actes qui ne sont pas Dieu, auquel l’âme doit s’attacher immédiatement sans aucun moyen.

Il ne faut plus, dit le père Jean de la Croix, embarrasser l’âme dans les formes, les imaginations ou autres discours, de peur de l’inquiéter et la retirer de sa paix.

Et c’est le sentiment commun des théologiens mystiques, que l’âme en cette oraison étant capable de s’unir à Dieu intimement, le moindre petit entre-deux peut empêcher l’écoulement de la divine clarté, ce qu’ils entendent non pas seulement des péchés les plus menus, mais aussi des formes, des images, et des notions; parce que toutes ces choses sont un milieu entre le Soleil divin et le miroir de l’âme, qui en doit être [138] revêtu. Ce qui est bien conforme à la doctrine de saint Denis, qui dit que les choses divines étant sans limites et incompréhensibles, nous les devons entendre, autant qu’il est possible, sans bornes, moyens, figure ou proportion, n’attirant pas l’objet à nous et ne joignant notre entendement sinon à ce qui est suressentiel, et ainsi le séparant des formes, des figures, ou des images, sans s’arrêter en choses ni moyen créé; et c’est cela même que veulent entendre les mystiques quand ils disent qu’il faut fuir tout concept de Dieu. Toutes ces propositions mystiques et façons de parler communes aux contemplatifs font voir qu’il y a une oraison et contemplation sans formes ou images, c’est-à-dire sans pensées ou productions d’actes, et tous les auteurs qui approuvent la cessation d’opération, ou la bonne oisiveté en l’oraison de repos, doivent encore approuver le délaissement de toutes pensées, comme Linconiensis, saint Bonaventure, Harphius et autres, car l’âme qui a des pensées et des actes est opérante. [139]

SECTION IV. Réflexion sur les deux sections précédentes, et quelle conséquence on en doit tirer pour la créance de l’oraison mystique.

Tous les auteurs que nous venons de citer, outre plus grand nombre que nous pourrions rapporter en preuve de l’oraison mystique telle que nous la décrivons, doivent avoir un grand poids sur tous les esprits raisonnables et chrétiens, pour les persuader, même les convaincre, qu’il y a une oraison et contemplation sans formes et images, nonobstant l’opinion contraire de quelques autres; car outre que l’argument négatif de ceci ne prouve rien, les mystiques parlent selon l’expérience qu’ils en ont eue.

Or il n’est pas croyable qu’un si grand nombre d’auteurs aient été trompés en matière d’oraison, qu’ils fréquentaient ordinairement et qui était toute la consolation de leurs âmes; Dieu est trop fidèle pour permettre que de saints personnages qui ne respiraient que sa gloire aient été déçus en une chose qui était toute la conduite et toute la direction de leur vie; vu même que les uns ont été canonisés de l’Église, les autres ont opéré quantité de [140] miracles, qu’entre eux-mêmes il y en a eu de très savants, et que tous ont vécu d’une vie très sainte et très exemplaire.

Qui pourrait dire sans erreur et sans témérité, que sainte Thérèse, dont la doctrine aussi bien que la vie est approuvée par l’Église et proposée à tous les fidèles, ait été trompée, elle qui a consulté tant de gens doctes et de saints personnages, et qui avait une âme si délicate, et si grande crainte de l’illusion? Il est vrai que la plus grande peur de cette sainte dans le commencement était sur le point que nous traitons; il ne faut que lire attentivement sa vie qu’elle a écrite elle-même, pour apprendre que tous ceux qui étaient ignorants en la vie mystique voulaient l’empêcher de pratiquer cette oraison silencieuse à laquelle Dieu l’appelait. Là l’on peut voir combien de consultations faites et de résolutions données sur ce sujet, en sorte que nous pouvons dire que, comme la résurrection du Sauveur a été affermie par le doute des Apôtres, au témoignage de saint Grégoire, cela ayant été cause que le même Sauveur usa de plusieurs arguments pour la prouver, ainsi qu’il est remarqué dans les Actes, aussi la vérité que nous traitons s’est affermie par la résolution des doutes et des difficultés que cette sainte avait en sa pratique. De [141] là, il est aisé de comprendre quel jugement on doit former de ceux qui, sans avoir égard à tout ce que dessus, décrient par leurs discours et leurs mauvais écrits cette science des saints, je veux dire les pratiques et les exercices de cette vie mystique et cachée dans les âmes humbles, ne se souvenant pas de ce que dit Notre Seigneur, que le Père céleste révèle aux petits et aux humbles les secrets et les mystères qu’il tient cachés aux sages et prudents d’une sagesse plus humaine que divine. Ils doivent appréhender qu’on ne leur applique ces paroles de l’Apôtre : l’homme animal ne connaît et ne goûte pas les choses de Dieu et de son esprit, et celles de l’Apôtre saint Jude, qu’ils blasphèment ce qu’ils ignorent.

SECTION V. L’oraison mystique prouvée par l’Écriture sainte.

[141] Un des plus beaux et des plus élevés discours que Notre Seigneur ait jamais faits fut celui qu’il eut avec la Samaritaine, où entre plusieurs choses éminentes dont il l’entretint, il lui dit que Dieu était esprit, et que comme tel il cherchait des adorateurs d’esprit et de vérité; comme insinuant qu’il ne pouvait être adoré en vérité [142] s’il n’était adoré spirituellement, c’est-à-dire d’une manière rapportante à la nature de Dieu, qui est tout esprit. C’est pour cela que le même Sauveur enseigne ceux qui veulent prier le Père céleste d’entrer dans le plus intime de la chambre mystique, qui est le cœur, le fond, et le sommet de l’esprit, de fermer la porte sur soi, congédiant toutes les images créées, pour s’unir par des actes spirituels à Celui qui est un pur acte et un pur esprit. En figure de quoi Dieu commandait en l’Exode78 que l’autel sur lequel on offrait le sacrifice fût vide au-dedans, pour nous apprendre qu’une âme qui veut être un autel consacré à Dieu par oraison et adoration doit être vide au-dedans d’images et de pensées : et il semble qu’en quelque sens on pourrait appliquer aux âmes trop attachées aux pensées et images, ces paroles du royal Prophète79 : que tous ceux-là soient confus qui adorent les idoles, et se rendent comme idolâtres de leurs pensées et de leurs images, ne les voulant jamais quitter, et se glorifiant dans leurs simulacres, ne croyant point faire oraison sans eux, et mettant toute leur gloire à les former au-dedans d’eux-mêmes. Adorez-le, tous ses anges, poursuit-il, comme s’il voulait dire : ce ne sont pas ceux qui se confient en leurs images internes qui adorent [143] Dieu en l’esprit épuré, mais les anges qui sont séparés de la matière, ou les âmes angéliques non attachées à une oraison matérielle ou qui puisse être aperçue, et qui adorent Dieu comme les anges, sans locutions mentales et discours d’entendement. Sion, dit-il ensuite, l’a entendu et s’en est réjouie. Le Temple, qui est appelé maison d’oraison, était sur la montagne de Sion; Sion est sur la croupe des autres montagnes. Ce qui veut dire que la pointe de l’esprit se réjouit lorsqu’on lui annonce que, nonobstant l’incapacité qu’elle sent de prier dans ses portions supérieure et plus basse, la porte lui est ouverte pour s’élever jusque dans sa région suprême, et là faire oraison, et s’unir à Dieu sans formes, images ou pensées80. On pourrait faire passer en même sens ce qu’il dit ailleurs, que ceux, dit-il, qui se glorifient en leurs simulacres, soient faits semblables à eux : ils ont une bouche pour faire oraison dans le secret de l’esprit, et ne parlent point à Dieu; ils ont des yeux pour le voir dans le nuage de la contemplation obscure, et ne le voient pas; ils ont des oreilles pour l’entendre d’une façon qui est au-dessus de l’intelligence, et ils demeurent sourds, comme des troncs sans aucune vie, parce que ne connaissant point d’autre oraison que celle qui se fait avec des images, des discours et [144] des pensées; et, n’en pouvant avoir de bonnes, nécessaires pour la vraie oraison, ils sont contraints de demeurer transformés en idoles et en chimères qui, remplissant leur esprit, les laissent sans oraison et sans vie mystique.

Il est donc vrai qu’il y a une oraison qui se pratique sans aucunes pensées, et que s’il ne fallait quelquefois quitter les images ou pensées, la science de la théologie mystique s’évanouirait, puisque c’est en cela particulièrement qu’elle consiste, et même, quelques-uns estiment qu’il n’y a point d’autre théologie mystique que la contemplation sans formes et images.

SECTION VI. L’oraison mystique prouvée par raisons, en répondant aux objections faites contre elle.

Nous donnerons dans les suivants traités une quantité de raisons, qui seront des preuves de l’existence, de la nature et des qualités de cette oraison mystique. Je me contente ici d’en apporter quelques-unes que j’avance en répondant aux objections faites ci-dessus au chapitre trois, section première, contre l’existence de cette oraison.

La première objection est qu’on ne peut [145] parler à quelqu’un sans penser à lui, puisque les pensées sont les paroles de l’esprit, et qu’ainsi on ne peut parler à Dieu sans penser à lui. Je réponds que le goût de parler signifie s’unir à Dieu, et qu’il y a une oraison par laquelle on s’unit à Dieu sans pensées par un repos; et conséquemment si parler signifie s’unir, par ce repos l’âme parle à Dieu.

Secondement, les pensées de Dieu, non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison. Je réponds qu’il ne faut pas laisser les pensées pour faire l’oraison qui se fait avec pensées; mais oui bien pour pratiquer celle qui doit être sans pensées.

Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, il semble qu’une oraison ne doive pas être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.

Je réponds premièrement qu’il n’y a point d’inconvénient de dire qu’on se puisse unir à Dieu par deux choses incompatibles, comme par la foi en ce monde, et par la vision en l’autre. Secondement, je réponds que, comme la foi et la vision ne sont pas contraires en ce qui est de l’objet, mais seulement en la façon de l’atteindre, la foi connaissant Dieu obscurément et la vision clairement et intuitivement,­ et ­que, comme [146] un homme nu et vêtu ne diffère de soi-même qu’en un accident, aussi l’oraison sans pensées ne diffère d’avec celle qui se fait par pensées, en l’union avec Dieu, puisque toutes deux s’y unissent, mais en la manière de s’unir à lui; parce que l’une s’y unit immédiatement (ainsi que disent les mystiques et que nous l’expliquerons ailleurs) et l’autre s’y unit par le moyen de ses actes et pensées.

Quatrièmement81, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent le plus à Dieu. Je réponds qu’il n’est pas toujours ainsi, puisque les âmes les plus saintes laissent quelquefois les pensées, pour mieux faire oraison.

Cinquièmement, nous expérimentons tous les jours que si nous voulons chasser quelques pensées de notre esprit, il y en naît plusieurs autres. Je réponds que cela n’est pas toujours vrai, spécialement quand Dieu suspend les pensées par son opération plus intime, comme l’expérience le prouve.

Sixièmement, une âme sans pensées ressemble à une souche de bois, la raison n’opérant point en elle, qui n’opère que par pensées. Je réponds que cela ne se peut dire que par des âmes qui n’ont pas expérimenté cette mystique opération. [147]

Septièmement, il semble qu’abandonner les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus. Je réponds qu’il n’y a que l’intention qui fasse le mépris, ce n’est pas un mépris de quitter un bien moindre pour un plus grand, comme la foi au ciel pour la vision, et les figures pour la vérité; on ne quitte les pensées que tandis qu’on est en un état plus parfait. Ce serait plutôt mépriser les grâces de Dieu si l’on retenait des opérations humaines et acquises pour laisser les infuses et les grâces extraordinaires.

Huitièmement, il semble que ce soit tenter Dieu de vouloir prier sans pensées. Je réponds que ce n’est pas tenter Dieu que de prier sans pensées, quand il nous veut occuper sans elles, car en cela il nous manifeste assez sa volonté sans autre inspiration ou révélation.

SECTION VII. Trois autres objections résolues.

Cette sorte d’oraison, ainsi qu’on la décrit, a quelquefois tant d’attraits pour quelques âmes, qu’elle semblant perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers. [148]

Je réponds que c’est tout au contraire, et qu’on estime davantage toutes ces choses, comme des moyens par lesquels on est arrivé à ce dont on jouit; et que comme les uns sont plus propres aux oraisons vocales qu’aux exercices intérieurs, on leur conseille d’en user; aux autres au contraire qui ont plus d’attraits à l’intérieur, de moins faire d’oraison vocale, qui est comme un moyen pour allumer la dévotion intérieure. Saint Thomas dit que quand l’oraison vocale n’est pas de préceptes, elle doit cesser lorsque l’esprit se sent enflammé [2.2.q.83.a.12] : parce qu’ayant atteint la fin, c’est bien fait d’en jouir sans s’arrêter par trop aux moyens. Il est porté en la vie de saint Ignace [Liv.2.ch.1], qu’il ne pouvait avancer à dire son office, à cause de la grande communication qu’il avait avec Notre Seigneur, et que ses compagnons demandèrent pour lui au pape la permission de le quitter, d’autant qu’il l’occupait tout le jour, s’arrêtant presque à chaque parole pour recevoir la visite de Dieu, car étant obligé à le dire il s’en devait acquitter. Je dis de plus qu’en cette forme d’oraison on ne laisse pas les demandes; qu’au contraire, par un moyen secret, on demande mieux sans dire mot, afin de s’occuper en ce qui plaît pour lors davantage à Dieu, et l’on obtient plus tôt, parce qu’on gagne mieux la volonté [149] du Seigneur qui le doit donner, lequel, sachant toutes les nécessités et connaissant l’intention et les désirs de ses serviteurs, qui omettent de demander pour s’occuper entièrement à faire sa volonté, se confiant en sa douce providence, il ne manque pas de leur donner et de les contenter comme en chose dont il s’est chargé. Il dit par son prophète qu’il fera la volonté de ceux qui le craignent [Ps.144, 19], et ce même prophète donne pour moyen d’obtenir tous les désirs du cœur, de se réjouir au Seigneur [Ps.36,4], et puis il y a d’autres temps propres à demander.

En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune institution de prier que Saint Ignace a enseignée et qui est ordinairement recommandée par les docteurs.

Je réponds qu’au contraire elle la favorise; car quand notre Seigneur ne prévient pas d’une spéciale inspiration, il faut commencer par là; et c’est d’elle que procède cette autre forme d’oraison, puisque par le moyen de la méditation l’âme parvient à la quiétude de la contemplation, et l’auteur des Exercices par une grâce spéciale a monté de l’une à l’autre, étant dit de lui qu’il se portait à l’oraison plus passivement, jouissant de ce qu’on lui donnait, qu’activement, travaillant avec le discours, parce [150] qu’il se reposait déjà comme celui qui était au terme du chemin. Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre Seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années ès méditations, et qui sont déjà bien avancés et disposés à cette manière de prier avec quiétude intérieure en la présence de Dieu, leur donnant avis de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu; et cela ne cause point de division dans les communautés, d’autant que la forme de prier par affection, avec peu de discours, est commune à plusieurs, et c’est ce qui est plus parfait, et aussi plus rare en l’oraison; car la perfection ne se trouve toujours qu’en bien peu. Plût à Dieu qu’il y en eût davantage : ils réveilleraient les tièdes, et ce n’est point mal fait de marcher ainsi par une foi particulière; car Dieu ne fait pas des faveurs singulières à ceux qui se contentent de marcher par le grand chemin ordinaire.

Enfin, on peut objecter que ceux qui vont par ce chemin sont susceptibles d’orgueil, de propriété et d’autres défauts et qu’ils oublient les choses nécessaires.

Je réponds que tous les défauts qu’on verra [151] en ceux qui usent de cette oraison, ne viennent pas de sa pratique, mais plutôt de ce qu’on ne la pratique pas bien, et de la faiblesse, de l’indisposition et de l’imperfection du sujet, qu’il faut corriger et amender. Les mêmes défauts, et souvent de plus grands, arrivent à ceux qui usent de discours; parce que la vanité se mêle davantage dans les choses qui sont avantageuses de la part de l’entendement; et puis une chose n’est pas mauvaise, quoiqu’on en puisse faire mauvais usage. [152]

De deux sortes d’oraison mystique, l’une savoureuse et l’autre sans goût. Et premièrement de celle qui est savoureuse.

L’oraison mystique que nous décrivons est de deux sortes : l’une est savoureuse et l’autre est sans goût, que nous expliquerons dans les chapitres et sections suivantes. Commençons par celle qui est savoureuse.

CHAPITRE VI. Du repos mystique savoureux.

SECTION première. Définition du repos mystique savoureux.

L’oraison de repos mystique savoureux est une plaisante et agréable tranquillité au repos l’esprit, avec une allégresse de tout l’intérieur, qui est [153] accompagnée d’une inclination et mouvement au bien.

Je dis premièrement que cette oraison est un agréable repos et tranquillité, ce qui tient lieu de genre, et qui n’empêche pourtant pas qu’elle ne distingue cette oraison de celle qui se fait avec discours intérieurs et pensées savoureuses et plaisantes, qui sont accompagnées d’allégresse, mais ne sont pas l’oraison de repos, comme l’animal est genre à la brute, quoiqu’il la distingue de l’homme.82

Secondement, j’appelle ce repos : plaisant avec allégresse de tout l’intérieur, pour faire distinction par ces paroles de cette oraison d’avec celle du repos mystique sans goût, qui n’a pas cette allégresse et n’est pas plaisant à tout l’intérieur; parce qu’il est sans goût et fort déplaisant au sens. Et bien qu’il ne soit pas entièrement désagréable à la partie supérieure, il ne la peut néanmoins établir en l’allégresse convenable; et ainsi il ne peut rendre tout l’intérieur allègre comme fait le repos savoureux. Et encore qu’il se rencontre quelquefois du trouble et de la révolte en la partie inférieure, pendant que dure le goût de ce repos mystique savoureux, ainsi que je ferai voir ci-après, cela n’empêche pourtant pas que quand l’âme rentre en soi par ses [154] souvenirs tranquilles, elle ne mette tout l’intérieur en allégresse jusqu’à ce que les fougues de la partie inférieure recommencent; ce qui n’est pas au repos mystique sans goût, pendant lequel l’âme ne peut jouir de cette allégresse et de ce plaisir, au moins qui soit goûté.

Troisièmement, ces paroles : avec un mouvement et inclination au bien et au service de Dieu, sont ajoutées pour mettre différence entre l’allégresse que donne ce repos mystique et la tranquillité naturelle ou l’allégresse mondaine, laquelle, bien qu’agréable à la nature, ne donne pourtant pas cette inclination au service de Dieu.

SECTION II. Expression plus particulière de cet état en l’âme et ce qu’il y produit

Figurez-vous qu’une personne est en grand contentement et allégresse, à raison de quelque bonne nouvelle, ou de quelque heureux succès. L’allégresse que donne le repos mystique n’est pas de même; parce que cette personne a présent l’objet de la chose qui la recrée; mais au repos mystique savoureux l’âme n’a pas son objet présent en sa pensée, je veux dire qu’elle ne s’aperçoit pas de la chose qui [155] met ainsi son intérieur en joie. La personne qui est en ce repos serait mieux représentée par quelqu’un qui serait tout gai, sans savoir d’où cette gaieté lui viendrait; ce qui arrive quelquefois quand on est en belle humeur. Il semble que sainte Thérèse nous décrit cet état quand, parlant de cette oraison, elle l’appelle un grand et quiet contentement de volonté, sans toutefois savoir déterminer au vrai ce que c’est. Mais il y a cette différence entre la gaieté naturelle et celle que cause ce repos mystique, que la première porte l’âme à rechercher la satisfaction des sens et de la nature; et la seconde porte et incline à plaire à Dieu, à la mortification et au service divin, le tout avec gaieté et allégresse.

Cette allégresse surnaturelle arrive comme à l’impourvu83, sans que l’on sache d’où elle peut venir; parce que quelquefois l’âme se trouve plongée en cette dévotion sans aucune pensée pieuse qui ait précédé ou suivi; et d’autres fois elle naît par le moyen de quelque bonne méditation qui lui fraie le chemin, comme serait par exemple celle de l’amour que Dieu nous a porté en souffrant pour nous, ou celle de son infinie grandeur, bonté, et semblables qui établissent l’âme en une dévotion si douce qu’elle lui donne une [156] allègre tranquillité, dont le goût s’entretient quelque temps sans l’aide des méditations qui l’ont produite, comme une rivière retenue coule d’elle-même, après qu’on lui a levé la bonde. De quelque côté que vienne cette allégresse, ou de quelques bonnes pensées, ou de Dieu sans elles84, il est certain que tandis qu’elle dure, elle cause en cette âme une grande inclination au bien; et même quand elle est passée, cette inclination ne cesse pas, non plus qu’une résolution que quelqu’un aura prise entendant le sermon d’un prédicateur ne discontinue pas quand il est sorti de chaire. Cette âme reste très affectionnée au service de Dieu, et à ne vouloir jamais que lui, parce que ce mouvement au bien est une pièce essentielle à ce doux repos.

Et c’est le sentiment de nos mystiques, lorsque parlant de cette connaissance générale de Dieu, que son Esprit suave inspire en la portion supérieure de l’âme, ils disent que cette oraison donne à l’âme toute la liberté et inclination au bien, et le pouvoir de faire avec joie et facilité ce qui autrement aurait semblé fort amère et difficile. [157]

SECTION III. Descriptions différentes du repos mystique savoureux, faites par les théologiens mystiques.

Outre la définition que nous avons donnée qui explique les parties essentielles du repos mystique savoureux, nous trouvons chez les contemplatifs plusieurs belles descriptions, qui en expliquent les parties accidentelles.

Cette oraison, dit saint Bonaventure [Tract.de septem grad.contempl.], est une admirable et suave tranquillité, procédant en l’âme d’une douceur infuse qui lui est accordée en faveur de ses oraisons fréquentes. L’expérience de ce repos ne se donne qu’à ceux qui sont grands spirituels, qui, dilatant et épanouissant le sein de leurs pieux et saints désirs, méritent de recevoir les écoulements sacrés des plus secrètes grâces inconnues aux âmes sensuelles et présomptueuses, et étant nourris d’un aliment si divin, leur raison est éclairée, leur concupiscence adoucie, leur irascible modéré, et on ne peut douter que ce repos déifique ne soit l’effet de leur ardente dilection.

Quand l’âme, dit Hugues de Saint-Victor [Lib.2 de Anima cap.30], commencera par pure intelligence à s’élever au-dessus de soi-même, à rentrer [158] toute en la clarté d’une lumière immatérielle, et à tirer des choses qu’elle voit intérieurement une certaine saveur d’une intime suavité pour en abreuver son intelligence, et la convertir en sapience, en cet excès d’esprit se trouve et s’obtient cette paix qui surpasse tout sentiment, afin qu’au ciel il soit fait un silence comme de demi-heure; en sorte que l’esprit du contemplatif ne soit troublé d’aucun tumulte de pensées diverses, ne trouvant rien ou qu’il demande par désir, ou qu’il refuse par dégoût, ou qu’il accuse par haine : il est tout recueilli dans le repos de sa contemplation; il est introduit en une certaine affection fort inaccoutumée, et à je ne sais quelle douceur, qui serait sans doute une grande félicité, si elle était toujours ressentie; la sensualité n’y opère point, non plus que l’imagination, mais toute la partie inférieure de l’âme est cependant privée de ses fonctions, et sa portion plus pure est introduite en ce secret du repos intime et souveraine tranquillité par une heureuse jouissance.

Harphius dépeint ce même repos avec d’autres couleurs [Theol.Myst.l.2.part.4.ch.61]. Alors, dit-il, le Père céleste élance de sa face une certaine lumière brillante et simple en la plus haute pointe de la simple et nue pensée, élevée par-dessus le sentiment et la pensée, par-dessus et au-delà [159] de la raison, à savoir en la pureté élevée de son esprit : au reste cette lumière n’est point Dieu, mais une certaine avant-courrière lueur intellectuelle qui ne peut être comprise ni du temps, ni de la raison, ni de la nature, ni de la considération. C’est, dit-il, un certain milieu clarifié entre Dieu et nous, qui est plus noble et plus élevé que tout ce que Dieu a créé. Il parle ailleurs presque en mêmes termes et en même sens, et ajoute que par cette lumière la nature est perfectionnée, et que notre simple et nue pensée est un miroir vivant, auquel cette lumière brille, qui demande de n’être point terni d’aucunes autres images, et auquel Dieu se fait voir simplement, sans distinction de personnes en la seule nudité de sa nature et substance, non pas à la vérité comme il est en sa gloire ineffable, mais il se montre à chacun selon la mesure de la lumière qui lui est communiquée : lumière qui apporte aux esprits contemplatifs une vraie connaissance de Dieu autant qu’elle est possible en cette vie. Il dit ensuite, que cette image de Dieu laquelle est une certaine clarté immense, est si admirablement savoureuse à l’esprit, qu’il se plonge en elle, et devient une même chose avec elle, étant en quelque façon mort en soi et vivant en cette même lumière. [160]

SECTION IV. Suite du sujet et quelques autres descriptions du repos mystique savoureux.

Il est bien juste d’entendre sur la nature et les qualités de cette oraison de quiétude les sentiments de la sainte Mère Thérèse [Chât.dem.5.ch.3] : en cette oraison, dit-elle, il n’est pas nécessaire à l’âme d’user d’artifice pour suspendre la pensée, voire même l’amour actuel; et si elle aime, elle n’entend pas comment, ni même ce qu’elle voudrait; et enfin elle est comme celui qui de tous points est mort au monde pour vivre davantage en Dieu qui est une mort savoureuse : je dis mort, parce que c’est une suave et délectable abstraction de l’âme de toutes les opérations qu’elle peut avoir étant au corps; et je dis savoureuse, parce qu’encore que l’âme soit vraiment au corps, il semble pourtant qu’elle se sépare de lui pour être mieux en Dieu. Et en son Chemin de perfection, il naît, dit-elle, en l’âme un repos et une paix intérieure fort entière, et il semble que rien ne lui manque, car Dieu la met près de soi, la joint à sa présence et lui donne une tranquillité des [161] puissances et comme par signes lui donne à entendre le goût de ce qui se donne à ceux que le Seigneur porte à son Royaume : de manière que nous pouvons dire que cette oraison est un grand et paisible contentement de la volonté, par lequel elle sent au plus intérieur de soi-même une grande joie et une parfaite satisfaction. Alvarez de Paz décrit ce repos en disant que c’est une certaine allégresse de la volonté, qui ne cherche rien sinon de persévérer en Dieu dans lequel elle fait sa demeure; l’âme alors se voit proche de lui, aimée de lui, et en grande estime, et comme une fille très chère protégée et environnée de sa singulière providence, et en cela la volonté se repose par amour comme en l’accomplissement de son désir qu’elle a déjà obtenu.

Un autre dépeint cette quiétude en disant que l’âme se trouve enfin tout abîmée dans le divin amour, en cette obscure, caligineuse85 et ignorante façon de procéder; là, tout abîmée dans les divins embrassements, non seulement elle boit l’eau de la grâce et le vin précieux de l’amour divin en sa source fontale, mais elle en reste tout enivrée et perdue, allant toujours au-delà de tout, et enfin y perdant la charte et le nord, c’est-à-dire les pensées et les [162] discours. Et poursuivant à expliquer ce repos : des choses, dit-il, qui se passent, il lui est aisé de conjecturer que c’est ici le faubourg de l’éternité, l’arrhe ou le gage de la vie céleste, et que le seul paroi de la vie mortelle est ce qui la sépare d’avec les bienheureux; car son état n’est que paix et joie au Saint-Esprit, avec quelque participation d’immobilité et d’impassibilité, en sorte que quand elle voudrait, elle ne pourrait s’affliger pour chose aucune, tandis que dure une telle jouissance; il lui est avis que si on lui perçait le corps, si on lui ouvrait les entrailles et si on faisait l’anatomie de tout ce qu’elle est, on n’y trouverait que Dieu pénétrant le tout jusqu’aux moelles les plus intimes, comme si ce qui meut et informe le corps était devenu tout divin, déiforme et déifié. Il dit ailleurs, parlant de ce même état, que c’est un attouchement de Dieu en la suprême portion de l’âme, causé par l’actuelle présence de son Esprit avec sa sainte opération, remplissant tellement l’âme de cette sienne divine communication, qu’il l’élève à une actuelle expérience de la façon avec laquelle on vit en Dieu au-dessus de la raison humaine, autrement qu’on ne le saurait comprendre avec tout l’effort naturel. Cela se fait ainsi au repos savoureux par lequel [163] l’âme vit en Dieu, et s’unit à lui par une opération qui l’élève au-dessus de toutes lumières et connaissances des raisons humaines.

Le père Benoît décrit [Volonté de Dieu.part.3.ch.6] tout au long cette contemplation sans formes et images, qui a le miel sur la bouche. Cette opération d’amour divin, dit-il, est si intime, si puissante et si efficace, qu’elle opère plus vivement en l’âme qu’elle n’avait jamais encore senti, et si fort qu’elle tire l’âme encore plus hors d’elle que jamais; si ardent est ce feu d’amour, qu’il consomme en elle toute impureté; et enfin si étroite est cette union, qu’elle est tout abîmée en Dieu, toutes ses imperfections sont noyées, consommées et anéanties; et par même moyen elle reçoit une nouvelle lumière et une autre capacité au-dessus de celle qu’elle avait, et est rendue capable d’opérer surnaturellement hors et par-dessus elle-même et toute intelligence naturelle et humaine. L’âme est ici enivrée et abîmée de tant de clarté et de lumière, qu’elle en est couverte comme d’un vêtement, transformée en elle, et faite une avec la lumière même. Car comme en cette étroite union Dieu est la source et la fontaine de cette lumière inaccessible et est plus intimement dans l’âme et plus près d’elle qu’elle[164]-même, et qu’en cette union familière nul secret de son Époux, qui lui est convenable, lui est celé; elle voit par conséquent ce mystère plein de toute joie et étonnement, à savoir l’Époux, Dieu éternel, comme tout découvert en elle; elle le contemple à souhait et sans voile ou image, elle le voit comment en plein midi86 se reposant en elle ainsi qu’en sa propre maison, opérant doucement et familièrement en elle et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d’elle qu’elle-même, qu’elle est plus lui qu’elle-même, et qu’elle le possède, non comme quelque chose, ni comme elle-même, mais plus que toute chose, et plus qu’elle-même. Selon cette lumière, elle se conduit en sorte que sa joie, sa vie, sa volonté, son amour et ses regards sont plus en lui qu’en elle-même, et cela d’autant plus qu’il est meilleur et plus digne qu’elle, et qu’elle a expérimenté qu’il est plus doux et plus suave qu’elle, et enfin qu’elle le voit plus beau et plus glorieux qu’elle. Voire, ayant parfaitement connu qu’en lui est toute beauté et douceur, et qu’en elle il y a rien que de l’amertume de malice, elle demeure, elle réside et vit uniquement en lui et rien en elle-même, d’où suit qu’elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu et toute Dieu, et rien en elle-même, rien à elle-même, rien [165] pour elle-même, rien elle-même; elle est toute en l’esprit, volonté, lumière et force de Dieu et rien en son esprit, en sa volonté, en cette lumière, et en sa capacité propre et naturelle. En cette capacité, en cet esprit, en cette lumière, elle contemple l’essence de Dieu; ici elle connaît les choses secrètes et impénétrables; ici elle a accès à la lumière inaccessible; ici elle découvre des mystères ineffables, ici elle voit les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables; car plus elle est unie à Dieu, plus elle connaît les mystères secrets; et puisque Dieu s’est montré à elle, comment les autres choses qui lui conviennent ne lui seraient-elles pas révélées, et ayant trouvé en elle-même la source de toute douceur et de toute volupté et la fontaine de toutes les délices et de tous les plaisirs, comment ne serait-elle pas noyée en ce gouffre de douceur spirituelle et abîmée dans l’impétueux torrent de la volupté céleste? Comment les secrets de Dieu ne seraient-ils découverts à celle à qui il a ouvert et montré son sein; ou comment ces mystères seraient-ils cachés et inconnus à celle à qui il s’est découvert et montré soi-même? [166]

SECTION V. Autre description de l’oraison de repos savoureux, et que l’on peut l’expliquer affirmativement ou négativement.

Après toutes ces descriptions, s’il m’est permis d’en apporter encore une autre qui ne doit tenir rang que comme la moindre, je dirai que l’oraison de repos mystique savoureux n’est autre chose qu’un goût et une saveur spirituelle qui s’entretient sans pensées, sans actes et sans autres opérations qui paraissent, si ce n’est un goût, non du palais de la bouche corporelle, ni quelquefois du sens; mais du pur esprit, et qui n’est autre chose que goût; en sorte que l’âme qui est en cette oraison ne saurait dire qu’elle fasse autre chose que goûter et savourer.

En confirmation de ce que dessus, on peut décrire cette oraison d’une façon affirmative ou négative. Affirmative, disant que c’est un contentement de l’âme et un repos suave, plaisant, délicieux, qui borne ses désirs et arrête ses recherches. On la décrit d’une façon négative, disant que c’est une oraison sans pensées, sans discours, sans actes, sans connaissance, sans amour, sans opération qui soit aperçue. Enfin [167] c’est quelque chose, car on n’en peut douter, mais on ne saurait dire ce que c’est, comme on sent bien le vent et on en ouït le son, sans pouvoir voici dire ce que c’est. Donc ce repos est une suavité, un plaisir, un goût, un contentement et puis c’est tout; contentement que nous ne pouvons avoir de nous-mêmes ni retenir par force, c’est un flux et reflux d’un océan de volupté, qui a son cours selon le moment que Dieu lui donne indépendamment de nos volontés.

SECTION VI. Ce qui se fait ou se passe dans l’âme pendant le repos mystique savoureux

Bien qu’il soit fort difficile de dire ce que c’est que l’oraison de repos mystique savoureux, cela n’empêchera pas que nous ne tâchions d’expliquer comment elle se fait, et ce qui se passe en l’âme pendant un temps si agréable.

Si jamais vous avez été en quelque dévotion sensible, vos pensées pour lors étaient accompagnées d’une grande douceur, vous sentiez au-dedans de vous un état agréable en produisant vos actes, vos méditations étaient coulantes et vos affections douces. Si vous retranchiez toutes [168] ces pensées, toutes ces méditations, tous ces actes, sans laisser échapper le repos, la tranquillité, la douceur, le plaisir de la dévotion que vous sentiez, vous vous trouveriez bien avant dans le repos que nous décrivons; ne changez point l’état ou la condition en laquelle vous étiez, faites seulement abstraction de l’opération que vous ressentez et vous goûterez ce repos savoureux; car c’est la même oraison que la précédente, excepté qu’en l’une l’âme a des pensées, et en l’autre elle n’en a pas.

Ou bien figurez-vous un état auquel vous avez de bonnes pensées accompagnées de grande suavité : le doux repos savoureux qui peut rester après que ces pensées sont écoulées est l’oraison mystique savoureuse que nous décrivons. Car il arrive quelquefois que l’âme est touchée de quelques bonnes pensées qui passent, et qu’il en reste en elle un goût et plaisir qui y continue et que Dieu y soutient sans les pensées précédentes, comme on ôte les cintres qui soutiennent une voûte quand elle est achevée; et je puis dire que ce goût savouré est l’oraison même de repos savoureux.

Je vais vous dire une chose à laquelle peut-être vous n’avez pas encore pris garde. Lorsque vous étiez en ces pensées si douces, en ces méditations si coulantes et [169] en ces dévotions si agissantes, vous étiez dans l’oraison du repos savoureux, mais vous ne vous en aperceviez pas, parce que vous étiez attentif à vos pensées et à vos opérations et non pas au repos et à la tranquillité en laquelle vous goûtiez vos pensées et vos opérations; mais quand vous ne pensez plus à rien, et ne produisez plus vos actes habituels, alors vous vous apercevez bien que vous êtes en repos et en agréable tranquillité, parce que vous n’avez plus que cela à faire, ni attention à autre chose. Il en est de même que quand vous mangez un abricot confit, car pour lors vous ne sentez pas entièrement la douceur naturelle de ce fruit, d’autant qu’elle est comme couverte et surmontée par celle du sucre; mais si on en ôtait et séparait le sucre, vous ressentiriez son goût naturel : vous êtes de même en une oraison en laquelle vous avez des méditations et des actes fort doux et agréables; votre âme se repose en cette douceur et goûte une certaine tranquillité et sérénité, mais elle ne pense pas qu’elle se repose en cette douceur, parce que les pensées et les actes qui l’occupent empêchent une telle attention; mais quand toutes les pensées et méditations cessent et qu’il ne lui reste plus que le même goût et le même repos en lui, alors elle l’aperçoit [170] bien, parce que rien n’empêche plus l’attention ou réflexion sur lui.

SECTION VII. Explication plus ample de ce qui se passe en ce repos.

Pour mieux comprendre comment se fait ce repos mystique savoureux, représentez-vous une épouse qui depuis longtemps n’a vu son époux, l’ayant cru mort; il revient inopinément, et à son abord elle se laisse couler doucement sur ses bras et sa poitrine, sans pouvoir faire autre chose que souffrir cette douce et amiable liquéfaction. C’est ainsi que l’âme s’épanche, s’incline et s’écoule en son Dieu, avec cette différence que cette épouse voit celui sur qui elle penche son chef, mais l’âme n’aperçoit pas celui sur qui elle s’incline; cette épouse sait bien sûr sur qui elle repose, et l’âme, non, ressentant seulement une douce ardeur et un agréable épanchement.

L’expérience fait connaître que dans les passions extraordinaires d’amour, de douleur et semblables, les opérations de l’âme sont peu aperçues. En une excessive douleur, elle devient toute stupide, et souvent ne peut faire autre chose que de demeurer [171] abîmée en sa douleur. Il en est de même dans la passion d’amour, et de la grande délectation, telle qu’est celle où se trouve l’âme pendant le repos mystique savoureux, où elle demeure comme pâmée d’amour, sans faire autre chose que goûter cette délectation.

Je considère cette âme comme un petit enfant collé sur le sein et les mamelles de sa mère. Ce poupon sent beaucoup de douceur à en tirer le lait savoureux, il ne pense ni aux richesses, ni aux honneurs, ni à quoi que ce soit, si ce n’est à cette seule douceur qu’il ressent; car les trésors de cet enfant sont ces mamelles, et son âme n’a pour lors ni d’autre objet ni d’autre pensée. L’enfant est en repos sur le sein de sa mère, et l’âme repose sur celui de Dieu; l’enfant a une grande complaisance et un grand amour pour le sein de sa mère sans le connaître, et l’âme une grande complaisance en Dieu, sans avoir même la pensée de Dieu; parce que, comme l’enfant ne fait pas réflexion sur son opération, mais seulement sur le goût qu’il ressent, de même l’âme, ne s’apercevant point de son opération, connaît seulement le goût qu’elle ressent; l’enfant ouvre la bouche pour sucer cette douce liqueur de lait, sans quoi il ne l87’attirerait pas, quoique pourtant il fasse peu de choses de sa part; aussi [172] l’âme consent à cette grâce et la désire, car sans cela elle la perdrait; mais tout ce qu’elle fait est bien peu, goûtant seulement, avalant ou recevant ce doux lait. Si quelquefois la mère ôte son tétin, ou qu’il échappe à l’enfant par quelque accident, il le reprend aussitôt, quand il n’est pas rassasié, ou s’il ne peut le reprendre il crie après; et si par distraction cette grâce échappe à l’âme fidèle, elle la reprend aussitôt; si elle ne peut, elle crie après par soupirs et aspirations qui y tendent. Quelquefois l’enfant crie à sa mère devant qu’elle lui donne le tétin; quelquefois elle le lui présente d’elle-même sans qu’il crie, sachant que son heure est venue; et Dieu aussi quelquefois ne donne cette grâce à l’âme qu’après qu’elle a longtemps crié et soupiré en l’oraison et d’autres fois il la donne sans qu’elle y pense, sachant que c’est l’heure la plus propre pour son avancement. L’enfant jouit et se réjouit de ce lait; sa jouissance est sa réjouissance; ainsi ne pouvez-vous quasi distinguer la jouissance d’avec la réjouissance de cette âme. La mère ne laisse pas d’avoir ses mamelles pleines, quoique son enfant les suce; et Dieu ne se prive pas de ses plaisirs, quoiqu’il nous en fasse part. Le lait rend l’haleine fraîche et douce; cette grâce rend l’oraison aisée et facile; un enfant [173] de lait est tendre et simple et on en fait ce qu’on veut, et cette grâce rend l’âme obéissante, en sorte que Dieu en fait ce qu’il lui plaît. C’est la mère qui applique l’enfant à la mamelle, parce qu’il ne le ferait pas de lui-même; et il faut que Dieu donne cette grâce à l’âme, qui ne la peut avoir de soi-même.

CHAPITRE VII. Du repos mystique qui est sans goût.

SECTION I. Quel est ce repos mystique sans goût.

Il serait aisé de tirer la définition ou la description de ce repos sans goût de celles que nous avons données à celui qui est savoureux, en disant que c’est une oraison ou un repos en un objet qui n’est point aperçu, accompagné d’un mouvement ou inclination pieuse à faire le bien, mais confite en amertume. Il est néanmoins à propos, pour en connaître plus exactement [174] la nature, de faire voir ici les convenances et les différences qui se rencontrent entre ces deux repos mystiques, le savoureux et celui qui est sans goût.

SECTION II. Convenances et différences qui se rencontrent entre les deux repos mystiques, le savoureux, et celui qui est sans goût.

Bien que ces deux oraisons ou repos mystiques diffèrent essentiellement entre eux, ils ne laissent pas de convenir en quelque chose.

Le repos savoureux convient avec celui qui est sans goût, premièrement en ce qu’il est un repos en un objet qui n’est point aperçu. Deuxièmement, c’est un mouvement pieux et une fruition de la volonté. Troisièmement, l’entendement y a une connaissance mystique et cachée. Quatrièmement, ces deux repos sont deux principales parties de l’oraison de repos mystique, et deux genres subalternes, qui ont sous soi plusieurs espèces. Cinquièmement, ce sont deux sortes d’oraisons sans formes, images ou pensées.

Ces deux repos sont aussi différents en plusieurs choses, bien que communément les mystiques ne les distinguent pas.

La première différence qui se rencontre entre ces deux repos est qu’en celui qui est [175] sans goût, il y a une grande sécheresse et une grande difficulté de faire oraison. Le repos savoureux au contraire est doux, plein de dévotion emmiellée et lumineuse. Cette différence est la même qui se trouverait entre deux personnes, dont l’une ayant grande faim mangerait une viande de grand appétit, et l’autre qui, étant dégoûtée, mangerait pour la seule nécessité. Dans les deux, c’est un même repos en un même objet mystique et caché, lequel ne peut être aperçu, et une même opération; mais l’une est agréable au goût, et l’autre est sans aucun goût; l’une porte son sucre avec soi, que l’âme laisse fondre en sa bouche, l’avalant sans remuer les lèvres, c’est-à-dire ses puissances; l’autre laisse aussi fondre la pilule amère, puisqu’en repos et sans faire autre mouvement, elle avale patiemment l’amertume de son délaissement.

La seconde différence est prise de la satisfaction que le repos savoureux donne à l’âme; parce qu’étant si agréable, il ne peut que lui apporter un grand contentement. Il lui donne une attention sans savoir à quoi, et qui est si délicatement exercée, qu’il lui semble que ce n’est pas attention. Cette attention lui donne d’ailleurs une quiétude qui croît si fort, qu’en ses puissances et en toute elle-même, elle [176] demeure comme endormie, sans faire aucun mouvement ni action aperçue sinon de la seule volonté, qui encore ne fait autre chose que recevoir le plaisir et la satisfaction que la présence de ce bien-aimé objet mystique et caché lui donne. Mais ce qu’il y a de merveilleux, c’est que cette volonté fait à peine réflexion sur ce plaisir dont elle jouit quelquefois sans s’en apercevoir; au contraire, pendant le repos mystique sans goût, l’âme n’a aucune satisfaction que celle qu’elle prend par la force de la raison; l’entendement est obscurci par le trouble de l’imagination, et par les affections déréglées qui font comme les roues d’une horloge démontée.

La troisième différence est tirée de la cause efficiente et des effets différents. 1 ° L’oraison de repos mystique sans goût se peut exercer avec le seul concours de la grâce commune à tout chrétien; il faut une grâce plus extraordinaire pour le savoureux. 2 ° Le repos sans goût est acquis par notre industrie avec le secours de la grâce commune, et il faut suivre des règles pour cela : mais on se trouve dans le savoureux devant que d’y avoir pensé. 3 ° Au premier l’âme contribue beaucoup du sien; au second quasi rien que de recevoir le trait divin. 4 ° On acquiert bien plus facilement [177] celui qui est sans goût que l’autre; parce que la grâce ordinaire s’expose plus que l’extraordinaire, et Dieu donne bien plus aisément celui qui est sec et sans saveur que le doux, celui-ci n’étant pas nécessaire pour le salut, ni pour la perfection, ni même pour la pratique de l’oraison continuelle, comme l’est celui qui est sans goût, ainsi que nous prouvons ailleurs. 5 ° Les contemplatifs peuvent prendre une habitude de repos sans goût qu’ils ne quittent jamais, ce qui n’est pas du savoureux.

Leurs effets sont encore différents. Le repos savoureux ne détache pas tant l’âme des sens et du propre amour comme le sec; parce que celui-là est plus agréable à la nature, quand bien même il ne serait pas sensible; mais celui-ci fait plus la guerre à l’amour-propre.

SECTION III. Suite du sujet précédent, et quelques autres différences entre ces deux repos.

La quatrième différence qui se rencontre entre ces deux repos, est que le savoureux peut-être dit la cause exemplaire de celui qui est sans goût, Dieu apprenant à l’âme à faire oraison sans pensées quand elle ne les peut avoir, et à produire de petits [178] actes secs, ainsi qu’elle faisait en en produisant de doux pour rappeler ce repos, lorsqu’il diminuait. De là quelques théologiens mystiques font voir que le repos patient est l’ombre du savoureux, qui est son prototype exemplaire; disant que le repos savoureux apprend à celui qui est sec à produire des actes d’amour sans mendier le secours de l’entendement. Ce qu’ils avancent parce qu’ils tiennent que la voie mystique enseigne à se convertir à Dieu par de purs actes d’amour et de volonté, sans s’arrêter aux actes de l’entendement.

La cinquième différence est de la part de l’objet, ou de la manière d’y tendre, en ce que le repos mystique savoureux est tellement confit en ses délices, qu’il semble être une même chose avec elles : comme le repos sec avec ses obscurités et ténèbres, ainsi qu’un abricot confit au sucre semble être tout sucre, et une olive confite au vinaigre, toute aigreur et toute amertume.

La sixième différence entre ces deux repos est que le savoureux semble être le complément et la perfection de celui qui est sans goût; car Dieu versant un peu de sirop sur cette amertume et sur cette patience, il n’y aura plus de différence entre ces deux repos, étant tous deux délicieux. Le grand contemplatif Baltasar Alvarez [179] témoigne en la lettre qu’il en écrit à son Père Général que quand Dieu lui enseigna l’oraison de repos mystique, il commença par celui qui est sans goût, le tenant dans l’espace de deux ans en désolations et sécheresses, lui se mettant en la présence de notre Seigneur comme un pauvre qui attend l’aumône; et au bout de deux ans, il fut appelé à un autre et bien plus haut exercice, qui aboutissait, dit-il, au repos et à la tranquillité.

La septième différence procède du désir de produire des actes. Or ce désir est essentiel au repos mystique sans goût, parce que l’âme étant en sécheresse, doit avoir un désir et s’efforcer de faire oraison, sur peine de demeurer oisive. L’oraison de repos savoureux n’a pas ce désir de produire des actes ni de faire autre oraison que celle du susdit repos, dont88 nous déduirons quelques raisons en la section suivante. [180]

SECTION IV. Quelques raisons pour lesquelles dans le repos mystique sans goût l’âme doit avoir le désir de produire des actes et non pas dans le savoureux.

On peut apporter plusieurs raisons pour lesquelles un de ces repos admet en l’âme le désir de produire des actes et l’autre ne l’admet pas.

La première est qu’en l’oraison mystique agréable il y a un goût et des délices qui retiennent l’âme et l’empêchent de désirer autre chose; ce qui ne se trouve pas en l’oraison de repos sans goût, où l’âme n’a rien qui l’arrête ou la satisfasse; car si elle repose, c’est parmi les épines. Quand vous avez en bouche quelque friand morceau sans savoir ce que c’est, vous le retenez avec plaisir; mais s’il est amer, vous voudriez qu’il en fût déjà dehors, et quoi que vous mangiez l’un et l’autre, c’est bien différemment. De même en ces deux sortes d’oraisons : pendant les sécheresses, l’âme a un repos patient; mais elle désirerait être hors de cet état et produire des actes, et même elle s’y efforce; ce qui est désirer efficacement de sortir de cette oraison sèche, à raison du mauvais goût qu’elle a; mais [181] dans la jouissance savoureuse, elle goûte sa douceur sans désirer qu’elle se perde, disant volontiers avec saint Pierre : Il est bon de demeurer ici.

La seconde raison : ce repos plein de goût donne à l’âme une attention bien plus délicate que ne fait pas celui qui en est privé; si l’un est comparé à un air gai et serein, l’autre l’est à un air grossier, qui remplit la tête de vapeurs et cause des maladies. Je veux dire que ce repos sans goût remplit l’esprit de distractions et de stérilité, qui sont comme des indispositions de l’oraison; et comme l’on ne demeure pas volontiers en un lieu où l’air est fort mauvais, et que l’on ne quitte qu’à regret celui qui est sain, doux et agréable, il ne faut pas s’étonner si l’âme se tient aisément dans la douceur du repos mystique, et si elle désire de sortir de ses aridités et de ses impuissances par la production de quelques actes.

Troisième raison : l’âme, par des méditations et autres actes d’oraison, cherche le goût et la dévotion; or pendant le repos savoureux, elle a ce même goût et cette même dévotion; elle n’a donc que faire de désirer de produire de tels actes, puisque la présence de la fin fait cesser le désir des moyens : mais dans l’oraison sans goût, elle veut acquérir par les actes cette dévotion [182] goûtée que l’état des sécheresses lui a ravie.

Quatrième raison : si l’âme, étant en sécheresse, avait le désir de faire ce qu’elle peut pour produire des actes d’oraison et pour avoir attention à Dieu, elle ne pourrait se tenir en repos sans inquiétude; car c’est ce désir efficace qui lui donne sujet de se contenter, dans la créance qu’elle doit avoir qu’elle fait ce qu’elle peut, que Dieu n’en demande pas davantage et qu’elle fait sa volonté. Mais dans l’oraison jouissante et savoureuse, elle voit qu’elle est dans un bon état, conforme à la volonté de Dieu, et qu’elle n’a besoin de désirer autre chose que de se tenir en la jouissance de ses délices. Elle connaît de plus que cette oraison est meilleure que celle dans laquelle on produit des actes; et ainsi ce repos sacré lui donne une plus grande assurance de n’être pas oisive, que l’autre; et dans ce plaisir extraordinaire où elle ne fait que se reposer, elle sait pourtant bien qu’elle a quelque chose au-dedans qui la maintient.

SECTION V. Cinquième raison et remarque notable sur le sujet de la production d’actes en l’oraison mystique.

La cinquième raison est qu’en cette jouissance savourée l’âme sent un attouchement intérieur qui lui défend de faire autre oraison que celle de se reposer; parce que ce repos est une suspension de tout autre acte intérieur, comme lui étant contraire; et ainsi il les exclut, comme je ferai voir plus amplement ci-après. Au lieu que le repos sans goût, bien qu’il soit mystique aussi bien que le savoureux, n’est pourtant pas directement exclusif de tout acte intérieur, mais seulement indirectement, parce qu’il procède de la possibilité d’en produire; et cette impossibilité ne devant pas plaire à l’âme, elle doit désirer d’en produire. Mais le repos savoureux n’étant pas donné de Dieu comme un supplément aux défauts des actes, ainsi que l’autre, mais seulement à raison de sa propre honnêteté et perfection, l’âme n’a aucun fondement de désirer de tels actes et de telles opérations; et elle a même un motif formel de les exclure, puisqu’ils sont essentiellement différents, et qu’à raison de [184] leur propre nature ils ne peuvent subsister ensemble. Le repos sans goût n’est pas de sa nature et directement exclusif de tout acte, mais seulement indirectement; ce qui veut dire que quand l’âme est en sécheresse, si elle pouvait produire des actes, elle le ferait; mais ne le pouvant pas, elle prend un repos patient; et cette patience et souffrance n’exclut pas directement et par soi-même la production d’actes; mais seulement par accident et comme indirectement, par ce qu’elle ne les peut produire.

Vous devez remarquer sur ce que je viens de dire, qu’il ne faut point produire d’actes dans le repos savoureux, que cela se doit entendre quand il est en vigueur, parce que, comme je ferai voir ci-après, quand il s’abaisse, qu’il se diminue ou qu’il se perd, il en faut produire pour le rappeler, et qu’ainsi quand je dis qu’il exclut le désir de produire des actes, j’entends que ce désir ne fait pas partie de son essence comme au repos mystique sans goût, ce qui n’empêche pas que le désir de produire des actes, et la même production d’actes, ne tiennent compagnie au repos mystique savoureux; car souvent ces deux sortes d’oraisons se prêtent la main pour se maintenir. Quand le [185] repos savoureux est aux abois, il reprend cœur par le moyen des actes, comme aussi les actes et les méditations retournent à la dévotion qui leur échappe par le moyen du repos savoureux, aiguisant en quelque façon l’appétit de leur opération languissante, de même manière qu’un malade rentre en appétit par quelque confiture qui lui fait trouver goût aux autres viandes. Car il arrive assez souvent que les méditations et les bons actes dans l’âme s’alentissent avec le temps, leurs flammes s’éteignant faute de bois; et si en cet état elle peut exercer un repos savoureux, par ce moyen elle pourra réparer le goût de ses actes et les continuer avec douceur.

SECTION VI. Il y a distinction essentielle entre les deux repos, le savoureux et celui qui est sans goût.

Le repos mystique savoureux et celui qui est sans goût sont deux oraisons essentiellement distinctes, et les deux principales espèces du repos mystique en général, plus communes et plus nécessaires. Il paraît qu’ils sont essentiellement distincts : premièrement, par les différences que nous en avons [186] rapportées, qui sont presque toutes distinctes essentiellement entre elles. 2 ° Nous avons prouvé que la sécheresse et le désir de produire des actes se trouvent en l’oraison de repos sans goût, comme parties essentielles, et non dans le savoureux. 3 ° Je dis pour raison qu’un acte d’entendement ou de volonté produit avec un concours plus surnaturel extraordinaire est plus parfait essentiellement qu’un autre produit avec un moindre, quoiqu’ils aient même objet. Or le repos savoureux est produit avec un concours plus surnaturel.

En quatrième lieu, l’Écriture sainte semble nous donner quelque crayon de ces deux sortes de repos, sous le nom de deux sabbats, qui signifient repos. Elle parle du premier, qui représente celui de la Loi ancienne parmi les obscurités et les figures, sous le nom de septième jour; et du second, qui figure le dimanche, jour du repos de l’Église, sous celui du huitième jour qui succède au septième des juifs. Le premier représente le repos sans goût et obscur, et le second celui qui est avec goût, qui est aussi déclaré, ce semble, par le prophète Isaïe, parlant d’un repos qu’il appelle le sabbat délicat et glorieux, et selon la version des Hébreux, sabbatum delitiae, un sabbat qui est les mêmes délices. [187]

Je dis de plus que ces deux repos sont les deux principales espèces du repos mystique en général : car nous le divisons en plusieurs autres espèces, savoir en repos mystique composé, en extatique, et en compatible ou incompatible avec les pensées et les actes; mais toutes ces différences ne sont qu’accidentelles, excepté l’extatique qui est aussi une différence essentielle, parce qu’elle ne se retrouve point au repos sans goût, n’y ayant point de sécheresse pendant l’extase. Et de plus ces deux espèces d’oraison, la savoureuse et sans goût, sont plus communes, n’y ayant guères de contemplatifs habitués à l’oraison continuelle à qui Dieu ne les fasse goûter, mais l’extatique se donne rarement. [188]

CHAPITRE VIII. Ces deux sortes d’oraison sont quelquefois compatibles, ou incompatibles avec les actes.

SECTION I. L’oraison de repos admet quelquefois la production d’actes.

Quelques-uns doutent si l’oraison de repos admet la production d’actes et de pensées. Leurs raisons sont : premièrement parce que ce repos étant une oraison de quiétude, que les mystiques appellent communément contemplation sans forme ou image, qui ne veut dire qu’une oraison sans pensées, il semble conséquemment qu’elle ne les admet pas. 2 ° Parce que le repos et la production d’actes sont contraires, comme se reposer et agir, car se reposer c’est cesser d’agir, ils sont donc incompatibles. 3 ° Les sécheresses qui sont en l’oraison de repos [189] sans goût empêchent de produire des actes; et cette oraison ne pouvant être sans sécheresse, elle doit être sans actes.

Nonobstant, je dis que l’oraison de repos n’exclut pas la production d’actes ni les bonnes pensées d’oraison; et qu’ainsi on en peut avoir quelques-unes pendant telle oraison. Ce qui se prouve premièrement, parce que si en l’oraison de repos l’âme ne produit point d’actes, et s’entretient par de bonnes pensées, cela procède de ce qu’elle ne le peut, ou de ce qu’elle ne le veut pas. Si elle ne veut pas s’entretenir en aucune bonne pensée le pouvant, elle cesse pour lors d’être en la vraie oraison de repos mystique, et plutôt est-elle dans une fausse oisiveté. Que si elle est en telles sécheresses qu’elle ne plus avoir aucune bonne pensée, ce n’est pas pour lors le repos mystique qui les exclut, mais l’âme qui ne les peut pas avoir.

2 ° Cette oraison de repos sans goût ne peut être une vraie oraison, si l’âme n’a un désir de produire des actes, et si elle ne s’efforce de s’entretenir en de bonnes pensées quand elle pourra; or ce n’est pas là les exclure. Quand le bon Pasteur va chercher la brebis égarée, c’est pour la rapporter au bercail. Si vous cherchiez un ami par toute la ville, qui pourrait juger que vous [190] eussiez envie de le chasser de votre maison? Et quand l’âme, étant dans l’oraison de repos sans goût, poursuit tant qu’elle peut la production d’actes et s’efforce de loger en son cœur les bonnes pensées, pourrait-on se persuader qu’elle n’en veut point, puisqu’au contraire plus les sécheresses sont grandes, et plus elle doit désirer et procurer d’avoir ces bonnes pensées?

Si l’oraison de repos savoureux, qui n’a pas un désir de produire des actes, et même en quelque façon en a un contraire, n’exclut néanmoins pas toujours les bonnes pensées, qui peuvent lui être quelquefois grandement utiles, ainsi que je ferai voir ailleurs, combien moins le repos mystique sans goût les doit-il exclure?

SECTION II. Quelques remarques sur le sujet de ces oraisons; et réponse aux arguments de l’opinion contraire.

Sur ce que nous avons avancé et prouvé, que l’oraison de repos admet quelquefois la production d’actes, il est nécessaire de remarquer que cette oraison n’est pas de repos quand l’âme produit des actes, parce que les bonnes pensées ne sont que troupes subsidiaires qui viennent au [191] secours du repos mystique; et comme celui qui prétend aller en un pays éloigné chemine quelquefois et quelquefois se repose, parce que ces deux choses sont nécessaires à son voyage, quoique marcher ne soit pas se reposer, ni au contraire, de même celui qui entreprend la carrière de l’oraison doit quelquefois marcher par la production de bons actes ou des bonnes pensées, et quelquefois se reposer par la cessation de ces mêmes actes. L’oraison de repos mystique dépasse celle qui se fait par actes et par pensées, comme celle-ci n’est pas l’oraison de repos mystique; mais chacune d’elles aide l’âme et lui prête secours pour achever plus facilement le voyage de la perfection de l’oraison qu’elle prétend.

La différence qu’il y a entre le repos mystique savoureux et celui qui est sans goût, et que celui-là admet d’autant moins les bons actes, les bonnes pensées que sa suavité est grande, parce que pour lors il en a moins de besoins pour s’entretenir. Celui-ci au contraire étant d’autant plus parfait que plus grandes sont les sécheresses, l’âme qui est dans cet état doit aussi avoir plus de désir d’opérer, sans inquiétude pourtant, si elle le pouvait faire, pour ne pas tomber en la fausse oisiveté. [192]

Pour réponse aux arguments de l’opinion contraire, je dis au premier, qui assurait que l’oraison de repos sans goût est sans forme et sans images, c’est-à-dire sans pensées, que le repos mystique en son essence même n’admet point de pensée, mais que cela n’empêche pas qu’il n’en puisse être accompagné, comme la substance en soi-même n’admet aucun accident, ce qui n’empêche pas qu’elle n’en soit revêtue : le corps humain comme tel n’a point de vêtements, mais bien en tant qu’il est revêtu.

J’ai répondu au second, lorsque j’ai dit que, bien que cheminer et se reposer soit choses contraires, ils ne laissent pas de s’entraider à parfaire le même chemin.

Je réponds au troisième que les sécheresses n’empêchent pas toute production d’actes, comme le dégoût n’empêche pas qu’on ne puisse manger un peu. Ou bien on peut dire que comme dans les dégoûts il y a du plus et du moins; et que quelquefois ils sont si grands qu’ils empêchent tout à fait le manger et quelquefois ils ne l’empêchent pas, il en est de même des sécheresses à l’égard des actes. [193]

SECTION III. Il se prouve par autorité que l’oraison mystique savoureuse admet quelquefois les bonnes pensées.

Faisant voir maintenant par l’autorité des mystiques ce que nous avons prouvé ci-dessus, que les oraisons de repos sont quelquefois compatibles et quelquefois incompatibles avec les bons actes intérieurs; et commençant par l’oraison savoureuse, nous pouvons apprendre d’eux qu’elle admet quelquefois les bonnes pensées.

Le Père Benoît, parlant du moyen de s’attacher immédiatement à Dieu, dit qu’il est de deux façons. L’un par la seule influence, la douce opération et la très intime inaction89 de la seule volonté de Dieu, par laquelle elle anéantit toutes les actions de l’âme, et la simplifie et consomme en elle. L’autre se fait, non par cette seule opération, mais encore par quelques très subtiles industries de notre part; non que ces industries soient des actes de l’âme, mais que plutôt elles servent pour assoupir toutes ses opérations actuelles et pour la rendre plus nue.

L’âme, dit Sainte Thérèse parlant de cette [194] oraison, demeure si courageuse par cette union, que si à l’heure on la mettait en pièces pour Dieu, ce lui serait une grande consolation; alors se font les promesses et les résolutions héroïques; là est la force des désirs; alors on commence à fuir le monde et à voir clairement sa vanité, et l’humilité demeure plus augmentée.

Elle dit ailleurs, que l’âme doit connaître qu’il n’y a aucune cause pour laquelle Dieu lui fasse un si grand bien, que sa seule bonté; elle peut demander à sa divine Majesté les dons et les grâces qui lui sont nécessaires; le [sic] prier pour l’Église, pour ceux qui se sont recommandés à elle et pour les âmes du Purgatoire; enfin elle ne doit pas, en cet état, quitter du tout l’oraison mentale, ni même quelques paroles vocales, si quelquefois elle veut ou a la puissance d’en user.

Le secret de cet état, dit un autre, consiste à donner place à la divine prévention quand il en est temps, et à se servir aussi un peu de son industrie quand la nécessité le requiert, laissant ou retenant quelque chose de son effort, quand la disposition intérieure le demande.

Un docteur moderne remarque deux sortes d’oraison de quiétude : l’une par voie de réunion de toutes les puissances, [195] de toutes les vertus et de tous les dons de grâce en l’union de l’esprit. L’autre par voie de suspension et de soustraction de l’écoulement actuel de la grâce sur les puissances, elle étant toute recueillie avec tous ses dons en l’unité de l’esprit. D’où on distingue une double opération de la grâce au fond de l’âme : l’une, lors qu’elle y est sans opérer dans les puissances actuellement; l’autre, lorsqu’elle opère en elles.

SECTION IV. Cette oraison savoureuse est quelquefois compatible avec les extroversions et occupations.

Non seulement cette oraison admet quelquefois les actes intérieurs des bonnes pensées ou méditations; mais je dis plus : qu’elle compatit quelquefois avec les extroversions et occupations, quoique beaucoup distrayantes, si elles sont nécessaires. L’âme, pour lors, a des souvenirs tranquilles de son intérieur, avec des goûts suaves qui ne sont interrompus que par les distractions involontaires; mais comme l’abeille retourne à sa ruche pour goûter derechef son miel, après avoir couru çà et là, ainsi l’âme contemplative, quoique abîmée d’occupations et embarrassée d’affaires, [196] retourne doucement dans ce goût emmiellé, par ces souvenirs tranquilles qui viennent de fois à autres sans peine; et cette âme ne fait pour lors d’autre oraison que cela.

Sainte Thérèse, parlant [en sa Vie, ch.17] de cet état d’oraison : encore, dit-elle, que ceci semble être une même chose avec l’oraison de quiétude dont j’ai parlé, c’est pourtant chose différente, parce qu’en celle-là il semble que l’âme ne voudrait pas se remuer ni détourner pour ne perdre pas la sainte oisiveté de Marie; et en celle-ci, elle peut aussi être Marthe; et de sorte qu’elle opère ensemble en la vie active et en la vie contemplative, et se peut occuper en des œuvres de charité et en des affaires selon son état, et même à la lecture.

S’il arrive, dit un théologien mystique [Secrets Sentiers, part.2.ch.7], qu’il soit nécessaire à l’âme d’être au milieu des occupations ou des empêchements extérieurs, elle ne doit pourtant pas perdre courage, s’estimer du tout incapable de cette pitance céleste; mais supposé que ses occupations soient invincibles, et qu’elle ne puisse autrement, elle doit les regarder, non pas comme des empêchements, d’un esprit chagrin et involontaire, mais les comprendre, les embrasser et les identifier avec soi-même et avec la nature inférieure, afin que dans son élévation elle les laisse en bas [197] avec la nature, s’accommodant de sa part à toutes sortes d’évènements, apprenant à passer par-dessus tout et à trouver du repos dans l’inquiétude, de la paix dans le trouble, et enfin Dieu en toutes choses.

Il ne faut pas croire, dit saint François de Sales [De l’amour de Dieu, liv.6ch.8], qu’il y ait aucun péril à perdre cette sacrée quiétude par les actions du corps ou de l’esprit qui ne se font ni par légèreté ni par indiscrétion; car, dit Sainte Thérèse, c’est une superstition d’être si jaloux de ce repos que de ne vouloir ni tousser, ni cracher, ni respirer, de peur de le perdre, d’autant que Dieu, qui donne cette paix, ne l’ôte pas pour de tels mouvements nécessaires, ni pour les distractions et évagations d’esprit, quand elles sont involontaires; et la volonté étant une fois bien amorcée à la présence divine, ne laisse pas d’en savourer les douceurs, quoique l’entendement et la mémoire se soient échappés et débandés après des pensées étrangères et inutiles. [198]

SECTION V. Cette oraison est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées.

Nous avons assez prouvé ci-dessus par le sentiment des mystiques que l’oraison de repos est quelquefois incompatible avec les actes et les pensées, lorsqu’ils la décrivent sous les noms d’oraison mystique ou contemplation sans formes et sans images, autrement : sans actes et sans pensées; néanmoins pour plus grande confirmation, nous apporterons ici quelques-unes de leurs autorités.

Les notions, dit le bienheureux Père Jean de la Croix, se reçoivent passivement dans l’entendement sans qu’il fasse rien de soi; d’où vient que pour n’en pas empêcher le profit, il n’y doit plus rien faire que se tenir passivement, la volonté inclinant au libre consentement sans entremettre sa capacité naturelle, parce qu’elle troublera très facilement par son activité ces notions délicates, qui sont une savoureuse intelligence. Aussi ne les doit-elle pas rechercher, de peur que l’entendement n’en forme d’autres de soi, et que le diable puisse entrer avec d’autres diverses et fausses. Cette doctrine ne s’entend pas seulement de l’acte de [199] parfaite contemplation, dont le repos surnaturel est empêché par les discours et les méditations, mais aussi durant que notre Seigneur communique la simple, générale et amoureuse œillade susdite, ou que l’âme aidée de la grâce se met en elle, parce qu’alors elle doit procurer de se tenir en repos sans entremêler d’autres formes ni figures ou notions particulières.

Il n’est pas besoin, dit sainte Thérèse [Château, Demeure 5e, ch.1], d’user d’artifice pour suspendre la pensée ni même l’amour actuel. C’est une mort savoureuse; je dis mort, parce que c’est une suave et délectable abstraction ou séparation en l’âme de toutes les opérations qu’elle peut avoir au corps; et je la dis savoureuse, parce que bien que l’âme soit vraiment au corps, il semble néanmoins qu’elle se sépare de lui pour être mieux à Dieu.

Et la même sainte, parlant des plaisirs qu’il y a en l’union ou oraison de quiétude [En sa Vie, ch.18] : tous les sens, dit-elle, sont tellement occupés en cette jouissance, qu’aucun d’eux ne reste désoccupé pour se pouvoir employer en autre chose, ni intérieurement, ni extérieurement.

Le père Benoît, parlant du moyen sans moyen de s’unir à Dieu [3e partie, ch.3], ou à la Volonté essentielle, et assurant que la continuation de cette divine volonté suffit pour cela, dit [200] qu’une de ces continuations se fait par la seule influence, par la suave opération, et par la très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l’âme et la simplifie et consomme en elle. Et ailleurs [3ep., ch.6], parlant de la dénudation d’esprit qui se rencontre en l’oraison de quiétude, il l’appelle opération divine, pour exclure, dit-il, l’opération humaine, qui ne peut être sans formes ou images; parce que comme un contraire ne peut opérer son contraire, de même l’opération imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstraite et vide de toutes images. Il donne autre part la raison pour laquelle il faut dans cette oraison être sans actes; qui est que pendant que nous faisons quelque aspiration ou opération, nous sommes dedans nous, et que cette essence n’est comprise que hors de nous, elle n’est comprise que quand l’âme est patiente, et elle est agente quand elle produit quelque acte; elle est dessus nous, et tous nos actes sont dessous nous. Quand le sens ou l’entendement sort pour faire quelque opération, l’âme sort aussi vers le même objet, et ainsi elle est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter au-dessus de soi. [201]

SECTION VI. Comment l’oraison mystique sans goût est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées, et qu’elle doit être la conduite de l’âme en cet état.

Il peut arriver en deux façons que cette oraison mystique sans goût soit incompatible avec les bonnes pensées.

Premièrement, si une âme qui veut faire oraison, se trouve accablée de distractions ou de délaissements, et ne peut méditer à l’ordinaire, ni produire les actes intérieurs, et que cependant cette âme dans ce désarroi sente une force intérieure qui la maintienne en une oraison de quiétude sans goût; cette force intérieure accompagnée de cette quiétude sans goût l’entretiendra quelquefois tellement sans aucun acte, que si elle en veut produire quelqu’un, cette force intérieure se dissipera, parce que l’attention qu’elle voudra avoir à faire effort de produire des actes (quoi que ce soit pour lors le plus souvent en vain) empêchera celle qu’elle devrait appliquer à cette force et quiétude sans goût, qu’elle doit entretenir, à moins de quoi elle s’évanouira.

Secondement, quand l’âme contemplative dès le matin s’étant proposé à l’ordinaire [202] de s’entretenir avec Dieu et de remplir son esprit de bonnes pensées et méditations, trouve toutes les portes fermées, elle est contrainte d’attendre, se contentant du désir d’entrer en l’oraison des bonnes pensées quand elle y trouvera ouverture; mais s’il arrive cependant que Dieu lui donne une grande force de l’esprit et une quiétude sans pensées, qui contiennent naturellement une résignation à la volonté de Dieu et une souffrance de son bon plaisir, elle doit pour lors quitter les désirs angoisseux de pensées et d’actes, pour conserver l’attention à ce repos sans goût par une complaisance à la volonté de Dieu, qui ne veut pas pour lors qu’elle produise des actes, puisqu’elle ne le peut; car encore qu’elle ne perde pas entièrement le désir de produire des actes, quand elle le pourra faire tranquillement, vu que nulle oraison de repos sans goût ne perd un tel désir, mais le conserve inviolablement, néanmoins, quand l’oraison de repos sans goût est si forte, il faut qu’elle quitte le soin de produire des actes pour s’attacher uniquement à l’attention de cette forte quiétude, qui en son essence n’est autre chose qu’une parfaite complaisance au bon plaisir de Dieu, qui ne veut pas la seconder à produire des actes. Et quoique qu’elle ne s’aperçoive pas de cette complaisance, qui [203] n’est que virtuelle dans cette quiétude, désirant de faire oraison par actes et ne le pouvant, mais sentant cette force d’esprit qui la met dans une tranquillité sans goût, elle doit alors quitter toute autre attention pour adhérer à cette force, non pas par un désir formel de quitter et rebuter l’oraison qui se fait avec actes, mais simplement par un désir de se plonger en cette quiétude présente. Et quand cette force qui lui conserve cette attention et cette quiétude sans goût sera passée, il lui est permis de reprendre le soin de produire ses actes, et même on le lui conseille, parce que si elle n’agissait ainsi, elle ne ferait pas une bonne oraison. La raison est qu’elle n’a quitté ses actes, sinon parce qu’avec le soin de les produire elle ne pouvait entretenir l’attention à cette force; mais quand cette force est passée, elle fait bien de les reprendre, ne les ayant laissés que pour une meilleure attention. [204]

SECTION VII. La doctrine précédente est confirmée par l’autorité des mystiques.

Les théologiens mystiques qui nous disent que l’oraison de quiétude savoureuse est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées l’assurent encore de celle qui est sans goût.

Durant l’aridité, dit le bienheureux Jean de la Croix [Nuit obscure.l.1.ch.10], où Dieu tire l’âme de la voie des sens à celle de l’esprit, où l’on ne saurait opérer ni discourir de Dieu par les puissances de l’âme, les spirituels sont en grande peine, non tant de leur aridité que de la peur de s’égarer par ce chemin, pensant que Dieu les a délaissées; ils tâcheront alors d’attacher leurs puissances à quelque objet de discours, pensant que s’ils ne font cela et ne se sentent opérer, ils ne font rien; ce qu’ils entreprennent avec un grand dégoût et répugnance de l’âme qui se plaisait en ce repos; mais se détournant de l’un, ils ne profitent guère en l’autre.

Ces biens, dit-il ailleurs [Vive flamme, 3e couplet, v.3, §8], ces grandes richesses, ces élévations, ces délicates onctions et ces notions du Saint-Esprit, qui sont si subtiles, si pures, si délicates que ni l’âme ni celui qui la gouverne ne les entend [205], mais seulement Celui qui les met pour se rendre l’âme agréable, très facilement et avec la moindre action que l’âme voudra faire d’appliquer le sens ou l’appétit, de vouloir s’attacher à quelque notion ou à quelque suc, sont aussitôt troublées et empêchées, ce qui est un grand dommage. Ce qu’il confirme en un même lieu [§9] en disant : l’entendement qui ne sait et ne peut comprendre comme Dieu est, va à grands pas sans savoir où; il ne doit pas pour lors s’embarrasser en des intelligences distinctes, mais cheminer en parfaite foi; et, comme il dit plus haut, détaché de toute notion propre, de tout appétit et affection de la partie sensible, avec une pure négation, avec pauvreté d’esprit, et sevré du lait de la mamelle.

Un théologien moderne et mystique semble décrire cet état : quand il plaît à Dieu, dit-il, de faire en nous un monde nouveau, il supprime l’écoulement de sa grâce et la contient au fond de notre esprit et en l’intime de notre âme, laquelle est comme ensevelie dans les ténèbres d’une sombre nuit; ainsi l’intérieur demeure couvert d’obscurité, d’effroi et d’étonnement; la volonté reste toute glacée de crainte, de défiance et de pusillanimité; l’intellect, obscurci d’ignorances, de doutes, de [206] blasphèmes : la mémoire est brouillée d’un chaos de fantômes et de représentations confuses de véritables maux et de faux biens : les sentiments sont abîmés en une mer de tristesses, de chagrins et d’ennuis; mais c’est alors que la grâce redouble sa lumière et sa chaleur, et qu’elle dispose l’homme à un état d’une plus glorieuse rénovation.

SECTION VIII. Cette oraison mystique sans goût compatit quelquefois avec les bonnes pensées, et même avec les occupations.

Il est assez facile à l’âme de connaître que cette oraison compatit quelquefois avec les bonnes pensées : puisque se trouvant en sécheresse, l’expérience lui enseigne que souvent elle se peut tenir en un repos résigné au bon plaisir de Dieu, et selon sa pointe demeurer en tranquillité, produisant des actes de l’oraison patiente, plutôt que de l’agissante, et disant à Dieu : je souffre, mon Seigneur, ces sécheresses et ces aridités pour votre amour, je ne suis point digne de vos douceurs, pardonnez-moi mes péchées qui sont causes de l’endurcissement de mon cœur.

D’autres fois cette même oraison est compatible avec les occupations les plus [207] distrayantes, et même c’est quasi la seule oraison que l’âme peut pratiquer plus ordinairement pendant un tel temps; car pour lors elle aura de la peine à exercer celle qui se fait avec de bonnes pensées, des méditations, des discours, des aspirations, parce que l’attention qu’elle a et doit avoir aux affaires l’empêche. Les oraisons surnaturelles et de quiétude savoureuse dépendent de Dieu, qui ne les donne pas toujours; reste donc celle de quiétude sans goût, qu’elle peut facilement pratiquer en tel temps. Car quand elle aperçoit son intérieur si diverti par les occupations, et qu’elle a un désir de faire oraison et de s’unir à Dieu par elle, ne pouvant faire davantage, elle se doit contenter de cela, se tenant dans un désir tranquille de s’appliquer à Dieu, qui est tout ce qu’elle peut pour lors; et renouvelant ce désir par les souvenirs tranquilles qui lui viennent de temps en temps, et un acte de résignation enveloppé en tels souvenirs, elle contente Dieu, qui n’en demande pas davantage; et elle doit demeurer satisfaite, faisant tout ce qu’elle peut pour lors. [208]

SECTION IX. Raison pourquoi l’oraison de quiétude compatit quelquefois avec les bonnes pensées, et quelquefois elle n’y compatit pas.

Cette raison se prend de l’attention de l’âme à Dieu, qu’elle a plus forte dans une oraison que dans l’autre, et comme le même souffle ou le vent qui éteint la flamme d’une chandelle allume celle d’un brasier selon les différentes dispositions du feu, ainsi les mêmes bonnes pensées qui nourrissent, entretiennent, et rallument la flamme de l’amour divin caché dans l’oraison, peuvent éteindre cette étincelle, ainsi que l’appelle sainte Thérèse [En sa Vie, ch.15].

Pour entendre cette difficulté, qui n’est pas petite, il faut savoir que l’entendement et la volonté ont deux sortes d’objets : les uns sont réfléchis, ou le peuvent être; les autres ne le sont pas et ne le peuvent être. Les premiers sont appelés tels, lorsque l’entendement pense ou contemple quelque chose, ou que la volonté désirant ou refusant quelque objet, l’entendement, voulant y regarder, voit bien ce qu’il pense ou contemple, ou ce que la volonté fuit ou aime. Mais l’objet qui ne peut être réfléchi, et que nous appelons mystique, c’est celui [209] que l’entendement ne peut reconnaître. Ainsi, dans l’oraison de quiétude l’entendement s’aperçoit bien du repos de l’âme; mais il ne sait en quoi cette âme se repose, et cette attention est appelée abstraite. Or parlant du premier objet qui peut être aperçu, quelquefois l’entendement y est si fort attentif, qu’il perd l’attention à tout autre, et suspend l’opération des autres puissances, comme l’on dit qu’Archimède était si attentif à ses mathématiques qu’il ne s’aperçut pas de la prise et du sac de la ville où il était, ce qui arrive à plusieurs autres qui sont ainsi attentifs à quelque vérité, qui n’entendent et ne voient chose aucune, même de celles qu’ils ont présentes, et ne pensent pas être une heure dans une attention, où ils en passent plusieurs. Ce qui procède de ce que la question ou l’objet qui les occupe, pour être pénétré, demande une grande attention, ce qu’ils ne feraient jamais en perfection s’ils voulaient se divertir à penser à d’autres choses, ou prendre garde à ce qui se passe auprès d’eux; de sorte que cette opération suspend toutes les autres attentions. Il en est de même de l’autre objet direct et qui ne peut être réfléchi, tel qu’est celui de l’oraison de quiétude, qui est quelquefois tel que, pour être suffisamment pénétré, [210] il suspend toutes les autres attentions. Ainsi le dit la sainte Mère Thérèse [En sa Vie, ch.18]. Si Archimède, par exemple, se fût diverti, ou qu’il eût discouru avec quelqu’un de ses amis, jamais il n’eût approfondi le secret qui occupait son esprit; il fallait qu’il l’eût abstrait de tout autre chose, et si quelqu’un l’eût diverti pour lors, il eût perdu sa pointe, et n’eût pas pénétré son objet. Il faut dire de même de l’oraison sans pensées, qui pour être pénétrée demande une entière attention; et quand Dieu la donne, il suspend l’opération de toutes les puissances, afin que toutes les attentions se réduisent en une, et que si pour lors l’esprit se voulait rendre attentif à quelques méditations ou pensées, quoique bonnes, elle ferait évanouir cette oraison. Mais quand l’esprit n’a pas un objet si profond à considérer, quoiqu’il se divertisse ou écoute quelque autre chose, cela n’empêchera pas qu’il ne rentre aussitôt en sa première attention, parce qu’elle n’occupe pas entièrement l’esprit. Je dis le même des oraisons, entre lesquelles l’une peut être compatible avec les actes, et l’autre ne le peut être. Et si quelquefois un même esprit pénètre mieux un même objet en un temps qu’en un autre, cela peut procéder de la diversité des lumières plus ou moins [211] grandes : parce qu’ayant de plus grandes lumières, il est tellement occupé par ce qu’il découvre qu’il ne peut souffrir d’autres pensées.

SECTION X. Résolution d’un doute sur ce sujet, et instruction de ce que doit faire l’âme dans l’oraison de repos sans goût.

Quelqu’un pourrait penser vous dire que cette lumière qui captive l’attention ne se trouve pas dans l’oraison de quiétude sans goût, puisque l’esprit y semble couvert de ténèbres. Mais je réponds que s’il est couvert de ténèbres, ce n’est pas en sa pointe, où est une lumière qui reluit parmi les ténèbres des sens; et quoi que pour lors on ne puisse quelquefois produire d’actes, l’âme néanmoins, pour n’être pas oisive, doit avoir un désir efficace de s’entretenir avec Dieu par le moyen des actes, selon qu’elle peut. Mais arrivant qu’elle ait une forte quiétude, et une tranquillité qui lui donne assurance morale qu’elle plaît à Dieu en tel état, avec un contentement en la pointe pendant ce délaissement et cette soustraction du secours divin, cette résignation et cette quiétude est une lumière qui remplit toute cette pointe [212] et demande sa totale attention, à faute de quoi elle périt; parce qu’encore que cette âme retienne toujours un désir de produire des actes quand elle pourra, elle ne s’y efforce pourtant pas alors par la virtuelle connaissance qu’elle a qu’elle ne le peut, et que telle quiétude dans laquelle elle est la maintient assez en union avec Dieu, n’étant autre chose qu’une forte résignation à son bon plaisir. J’appelle grande attention toute celle que l’âme peut avoir alors, parce que les sens qui regimbent l’empêchent souvent; elle satisfait quand, abandonnant le soin inquiet de produire des actes, elle applique son attention à se tenir tranquille, résignée et soumise au bon plaisir de Dieu.

SECTION XI. Comment l’âme se doit conduire dans les différents états de cette oraison compatible ou incompatible avec les pensées.

Quand donc, ô âme contemplative, vous vous trouverez en l’oraison de repos ou de quiétude savoureuse, vous devez laisser les actes si le goût se perd en agissant, et souffrir cette quiétude sacrée autant que les ailes de sa contemplation se pourront étendre; mais si son [213] goût compatit sans déchet avec vos actes, tâchez de l’entretenir avec eux. Je dis le même par proportion de l’oraison de quiétude sans goût, car tant que dure le repos, qui n’a résidence que dans la pointe, il faut que vous vous contentiez de cette oraison qui vient pour vous visiter, et ne veut pas que vous vous divertissiez de sa compagnie et de sa présence, pour vous mettre en peine de faire entrer par force, et quasi par-dessus vos forces, des pensées et des actes; parce que, quand elle vous verra si empressée à faire entrer en votre intérieur une oraison avec laquelle elle n’est pas compatible, et que vous ne lui ferez pas si bon visage qu’à elle, elle vous abandonnera-là, ne voulant ni les pensées, ni le soin empressé de les produire. Elle demande que la volonté lui tienne compagnie, demeurant en repos avec elle. Elle ne se met pas en peine que les sens fassent les chevaux échappés; pourvu que votre volonté demeure en repos avec cette quiétude, elle ne vous quittera point tandis que sa commission et son temps dureront, car il est borné; mais aussitôt que votre volonté lui faussera compagnie, s’occupant à vouloir produire des actes, elle s’enfuira, et d’autant plus tôt que le soin de produire des actes sera plus empressé [214] et approchant de l’inquiétude, ennemie de l’oraison de quiétude. Ainsi, quand vous verrez que cette oraison de quiétude s’entretiendra d’elle-même, alors elle n’aura que faire d’autres actes; mais quand vous vous apercevrez que cette quiétude tirera à la fin, il lui faut donner de l’aide comme à une personne à qui le cœur manque. Que si quelquefois, à raison de la pauvreté d’esprit, vous ne pouvez produire des actes de l’oraison agissante, c’est-à-dire des méditations, des aspirations et semblables, vous en pourrez produire de ceux de l’oraison souffrante, j’entends de résignation et de conformité au bon plaisir de Dieu, qui peuvent fortifier l’oraison sans goût.

CHAPITRE X. Les oraisons de repos mystique compatibles ou incompatibles avec les actes et les méditations sont de même espèce.



Pour connaître si l’oraison de quiétude incompatible avec les bons actes et les pensées est différente d’espèce de celle qui est compatible avec les mêmes actes, il faut considérer si cette compatibilité ou incompatibilité sont des différences essentielles ou accidentelles. Or nous disons qu’elles sont seulement accidentelles, et que partant elles ne rendent pas ces oraisons de diverses espèces.

La raison est parce qu’aux opérations de l’âme l’on ne prend la différence essentielle que de la part du principe ou de l’objet différent; or la compatibilité ou l’incompatibilité ne varient ni l’un ni l’autre.

Premièrement, elles ne varient pas le principe, car l’oraison de quiétude savoureuse a le même principe surnaturel, étant infuse de Dieu, avec celle qui est sans goût. Secondement, il y en a encore moins du côté de l’objet ou de la façon d’y tendre, car toutes les oraisons de quiétude ont même objet, auquel elles tendent de mêmes façons.

CHAPITRE X. De l’objet de l’oraison de repos mystique, et quel il est.

SECTION I. L’âme en cette oraison a un objet dans lequel elle se repose.

[216] Pendant l’oraison de repos, l’âme a un objet auquel elle se tient attachée, se reposant en lui par jouissance.

1 ° La raison en est que ce repos est une opération et un acte des puissances de l’âme, qui ne peuvent opérer sans tendre vers quelque objet; et c’est une contradiction manifeste de dire qu’il se puisse trouver un acte de volonté, lequel ne tende point à quelque objet, vu que ce même acte n’est autre chose qu’un mouvement vers son propre objet; et partant, la volonté ne peut opérer sans tendre à quelque chose, et il faut dire le même des actes de toutes les autres puissances.

2 ° Cela se confirme par ce que dit saint [217] Thomas : que chaque puissance active selon sa nature se porte à son acte et à son objet; et il est nécessaire qu’elle prenne son essence, et la distinction de tous deux; et de là vient que les puissances ne se peuvent bien définir que par les actes et par les objets. Ajoutez à cela l’axiome de philosophie que les actes sont spécifiés par les objets, d’où on tire les conséquences nécessaires qu’il n’y a point de puissance en acte qui ne se porte et ne tende à quelque objet; or puisqu’en l’oraison de repos les puissances internes de notre âme sont en acte, il faut dire que cette oraison se repose en quelque objet. C’est pourquoi sainte Thérèse dit que quand cette quiétude est grande et dure longtemps, il lui semble que si la volonté était attachée à quelque chose, elle ne pourrait pas persévérer en cette paix.

3 ° Si cette oraison est un acte, il faut que ce soit un mouvement de quelque puissance; si c’est un mouvement, il y a deux termes, celui du départ et celui de l’abord; et quel autre terme d’abord peut-il y avoir à l’égard des puissances que leur objet?

4 ° Cette oraison ne serait point différente de l’oisiveté, qui est une cessation d’opération, si elle n’avait point d’objet; et même ce ne serait point oraison, puisque toute oraison mentale se porte à quelque objet. [218]

5 ° Si l’oraison de repos n’avait point d’objet, l’âme ne s’apercevrait pas de l’état auquel elle est mise, lors, par exemple, que cet objet la relève de ses distractions et lui fait hausser sa pointe hors les sécheresses. Or elle voit fort bien ce changement, car au moins la volonté sort de ses distractions; et ce changement d’état de la volonté suppose un changement d’objet, puisque c’est l’objet qui spécifie, c’est-à-dire qui donne l’état et la condition aux opérations de l’âme.

6 ° Tout ce qui agit regarde quelque fin ou quelque motif, encore plus les agents libres; l’oraison de repos est une action libre, qui a conséquemment quelque fin, qui n’est autre que son objet.

7 °. L’objet meut et excite les puissances, il y a donc quelque objet qui meut notre volonté en la pratique de cette oraison; ce qui ne se peut nier au repos mystique savoureux, parce que le goût que l’on ressent est un puissant motif pour exciter l’âme à se tenir en repos. Je dis le même du repos sans goût; car nonobstant les sécheresses, l’âme ne laisse pas de s’y plonger, ce qui ne se peut faire qu’à raison de quelque secret objet qui n’est pas aperçu.

8 ° L’objet met la puissance en opération. Or en cette oraison la pointe de l’esprit est opérante, elle a donc un objet. [219]

SECTION II. Dieu est l’objet de l’oraison de repos mystique. Ce qui est prouvé par raisons.

Après avoir vu qu’il y a un objet en l’oraison de repos mystique, il faut considérer quel il est.

L’objet de l’oraison du repos mystique n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tandis que dure cette quiétude qui n’admet aucune pensée; ce qui se prouve par les raisons suivantes :

La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs; ou s’il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose; d’autant que l’entendement ne lui peut pas donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose, encore qu’il le voie, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entendement présente bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est; de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi; ce qui donne une grande conjecture que [220] l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté, étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé que l’entendement de lui fasse voir la convenance qu’il y a entre elles et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sympathie avec la volonté, qui l’attire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances de cet objet présenté à la volonté; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi, quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu et qui ne le peut l’être, il faut dire que c’est le souverain bien qui lui est représenté, auquel elle se porte sans savoir ce à quoi elle tend.

2 ° Dans cette oraison, la volonté se repose en Dieu plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre. Ainsi le fer est tiré par l’aimant sans connaître la convenance qu’il a avec lui. Le même arrive à la volonté lorsqu’elle se tient en repos sans savoir en quoi; l’entendement [221] ne fait autre chose que lui montrer son objet sans raisonner dessus, et sans lui découvrir la beauté et la convenance du même objet avec elle; cependant elle s’y porte avec affection, ce qui fait bien voir qu’il y a une grande sympathie entre cet objet et la volonté. L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel, sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur va embrasser ce cher aimant; ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui; elle néanmoins, par une sympathie naturelle avec les forces que la grâce lui donne, se porte à lui et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme que Dieu, à l’image duquel elle est créée? [Harphius, lib.1, Theol.Myst. cap.106] La ressemblance est cause d’amour et d’union, et comme Dieu est la fontaine de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par un instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque [222] partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose aux coups pour préserver le chef; ainsi, par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout; et cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.

La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison; car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens, et même de la partie raisonnable, jusques au faîte de la pointe de l’esprit, montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle et que tout ce qui est créé, puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter à la plus haute guérite de son plus haut château. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant le rayon de sa vue autant qu’elle peut, elle voit néanmoins son objet si obscurément qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet [223] sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle; ainsi que la vertu nutritive élève l’aliment en haut sans connaître le bien qui en revient, mais par la seule inclination qu’elle y a. Or notre âme n’a point d’inclination ou propension naturelle, principalement selon la plus haute portion, à aucun bien créé, mais seulement à l’incréé, qui est Dieu. C’est donc où l’âme se repose en cette oraison.

SECTION III. Quatre autres raisons pour prouver le même sujet.

La quatrième raison est prise de la manière avec laquelle l’âme fait oraison, car elle quitte tous actes et toutes pensées, et fait un vide qui excite Dieu à la remplir. Dieu, dit Tauler, et la nature ne souffrent point de vide. C’est pourquoi, quand l’âme se vide et se fait quitte de toutes choses, Dieu la remplit, bien qu’elle ne le sente pas, car si le ciel descendrait plutôt sur la terre que d’y permettre le vide, parce que la nature ne le peut souffrir, combien moins l’Auteur de la nature le souffrirait-il dans une âme? Si donc quelqu’un se plaint que dans ce vide il ne sent [224] point Dieu, qu’il y demeure un peu de temps, et il s’en verra bientôt rempli.

5 ° La même chose se prouve par les effets de cette oraison, qui retire l’âme des distractions et la rend intérieure, ce qui est propre à Dieu et aux choses de Dieu. De plus, cette oraison retire l’âme de l’affection de tout objet créé, ce qui fait connaître que rien de créé n’est l’objet de ce repos, mais Dieu seul. En troisième lieu, ce repos donne une inclination à Dieu et aux choses divines.

6 ° Cela se prouve encore par la façon dont l’entendement éclaire la volonté et l’excite à se reposer dans son objet, car c’est en lui donnant seulement une lumière générale et non distincte ou confuse. Or l’entendement ne peut pas exciter l’âme à se reposer en un bien particulier et distinct par une lumière et connaissance générale. Il faut donc que l’âme, en cette quiétude, se repose en un bien général qui n’est autre que Dieu.

7 ° Enfin on peut connaître que Dieu est l’objet de cette oraison par l’état auquel se trouve l’âme avant que de la commencer, car son désir n’est autre que de s’unir à Dieu par acte d’oraison. Or quand elle entre dans cette oraison, tous ses désirs cessent, d’autant que le repos est l’accomplissement [225] des désirs de l’âme; il s’ensuit donc bien qu’elle est unie à Dieu durant cette quiétude, et qu’elle repose en lui, encore qu’elle ne s’en aperçoive pas; autrement le désir qu’elle avait auparavant continuerait encore, et l’âme ne serait pas contente pendant sa quiétude, ce qui est contre l’expérience. On connaît par-là que cette oraison fait reposer l’âme comme en sa dernière fin, parce qu’elle accoise en elle non seulement le désir de s’unir à Dieu, mais encore tous les autres, n’aspirant point à la jouissance d’un autre objet, mais seulement la souhaitant plus parfaite. Ce qui est tout assuré dans l’oraison de repos savoureux, dans laquelle l’âme désirerait être plongée et comme perdue dans l’océan de délices dont elle n’a que le bord de ses lèvres arrosé. Et quoiqu’il y ait plus de difficulté à croire que dans l’oraison de quiétude sèche et sans goût, l’âme ait l’accomplissement de tous ses désirs, possédant cette rose ou ce lys parmi les épines, je veux dire cette quiétude parmi tant d’inquiétudes et ce repos parmi tant d’afflictions et de désolations, il est pourtant vrai que, si la quiétude et le repos sont parfaits, l’âme ne désire jouir d’autre objet que de celui qu’elle possède dans ce repos si traversé. Et quoiqu’elle n’en jouisse qu’un moment, [226] elle aperçoit néanmoins quelque chose dans cet objet capable de la satisfaire; et, s’il était pleinement goûté, de la désaltérer entièrement de toute la soif qu’elle pourrait avoir; et la portion supérieure, qui seule en jouit, ne veut point prendre le change, mais souhaiterait de seulement goûter ce repos en toute sa plénitude; et cette âme voit bien que la quiétude qu’elle ressent et la tranquillité dont elle jouit est une chose spirituelle et conforme à ses désirs spirituels les plus relevés, de sorte que s’ils étaient accomplis entièrement, elle ne désirerait plus rien. D’où il faut inférer que Dieu est l’objet de l’oraison de quiétude, tant de la savoureuse que de celle qui est sans goût, puisqu’elle s’y repose comme en sa dernière fin, et que Dieu seul est la dernière fin de l’homme.

SECTION IV. Preuve de ce que dessus par autorité.

Je prends la première autorité du très mystique et très illuminé prophète David, qui dit que le lieu de la demeure de Dieu est celui de la paix. Or l’âme, dans cette oraison, est dans un état de paix, et d’une paix si profonde qu’elle la conserve parmi les plus grands abandons et les plus grandes désolations intérieures. Il dit ailleurs au [227] même sujet : Je dormirai et me reposerai en paix en cela même, sans dire en quoi [Ps.4,9]; par où il explique bien l’oraison de repos, pendant laquelle l’âme ne sait en quoi elle se repose, il semble que ce soit en la même quiétude.

Les Pères grecs et latins entendent ce repos de la tranquille oubliance des choses temporelles et de la contemplation des choses divines, pendant laquelle l’âme ne se repose qu’en Dieu, et arrive même jusqu’à l’oubli de toutes pensées, et ce prophète montre assez que Dieu était l’objet de son repos, par ce qui suit : Pour autant, dit-il, Seigneur, que vous m’avez établi singulièrement en espérance, c’est-à-dire : j’aurais l’honneur de me reposer en vous.

Seigneur vous nous avez fait pour vous, dit saint Augustin, et notre cœur ne peut avoir de repos s’il ne s’établit en vous. Il semble que ce grand saint veuille comparer notre âme à l’aiguille frottée d’aimant, qui est toujours en mouvement et en inquiétude jusqu’à ce qu’elle regarde son nord. L’âme, ayant été touchée et imprimée de Dieu dans sa création et formée à son image et ressemblance, ne trouve aucun repos ès créatures, parce que l’accomplissement de ses désirs est en Dieu seul. Puis donc que cette oraison établit l’âme dans un grand [228] repos, c’est une marque de la divine présence; et le repos de l’âme en cet état consiste en ce qu’elle croit que Dieu demande d’elle seulement le repos; et comme tous les désirs de cette âme se terminent et aboutissent à la volonté et au bon plaisir de Dieu, croyant que Dieu veut qu’elle demeure ainsi, ce repos est l’accomplissement de ses désirs.

L’union amoureuse, dit Gerson [Theol.Myst.conf.42], en laquelle consiste la théologie mystique, accoise l’âme, rassasie sa faim et l’affermit. Car comme chaque chose se tient en repos lorsqu’elle a acquis sa perfection, et que notre esprit, par amour, est conjoint au souverain bien perfectionnant, il faut ensuite par nécessité qu’il y trouve son repos, son rassasiement et sa sûreté. Ainsi la matière possédant sa forme, la pierre étant en son centre et chaque chose ayant atteint sa fin n’a plus d’inclination pour d’autres choses; et l’âme raisonnable se joignant à Dieu s’unit au souverain bien, car Dieu est son souverain bien, son centre, sa fin et toute sa perfection : que pourrait-elle donc rechercher ou désirer après cela?

Dieu, dit Ruusbroec [Lib.de vera contempl.cap.47], se fait voir à l’âme élevée tel qu’il est en sa nature, c’est-à-dire nu, sans fond, sans bornes, sans mesure et sans fond, et c’est de cette sorte qu’il se donne [229] pour objet à l’affection élevée et à l’âme oisive, c’est-à-dire dégagée et détachée de toutes choses.

SECTION V. Quelques autres autorités en preuve du même sujet.

Quand les théologiens mystiques nous assurent que Dieu est l’objet de la pointe, du fond et du centre de l’âme, ou de l’oraison sans formes, images, discours et méditations, ils nous enseignent par même moyen que Dieu est l’objet de l’oraison de repos, puisque l’oraison de repos et la pointe ou le fond de l’âme ont le même objet, parce que l’oraison de repos, ainsi que nous verrons, est la fonction de la pointe ou du centre de l’âme, et cette pointe ou fond de l’âme est sa suprême puissance, laquelle n’atteint point son objet que par l’oraison de repos, comme cette même oraison n’atteint son objet que par le moyen de cette suprême puissance; d’où on conclut nécessairement que si Dieu est l’objet de la suprême puissance, ou de la pointe de l’esprit, il doit être aussi l’objet de l’oraison de repos mystique.

Les puissances supérieures, dit Ruusbroec, sont attachées à Dieu par un continuel amour, rempli de la vérité divine, et [230] établies dans la possession d’une liberté ignorant les formes et les images, et par ce moyen l’esprit est plein de Dieu, mais plutôt le possède avec surabondance sans aucun moyen.

Tauler dit [Cant.4] que la très agréable Trinité luit dans les intérieurs et s’écoule intimement dans le fond qui n’a ni nom ni images; dans ce fond l’esprit se trouve sans forme, comme abîmé dans l’immensité de Dieu.

La volonté, dit un autre [Secrets Sentiers, 2e part. ch.15], étant la puissance la plus noble de notre âme, est aussi celle qui a en son centre et au plus intime de son fond la présence réelle et l’immédiate assistance de l’Être divin.

Du Pont, en la Vie du père Baltasar Alvarez, dit [ch.15 §1] que ce grand contemplatif avait coutume de dire que quand Dieu, dans l’oraison, ôte le discours à l’âme, c’est un signe que Sa Majesté en veut être la maîtresse, parce que d’y entrer toutes les portes étant closes est un des privilèges de celui qui l’a créée, incommunicable aux bons et aux mauvais esprits; par ainsi il est très sûr et très éloigné d’illusions; la paix et la joie que l’âme ressent alors est un indice de la même Majesté qui est présente.

Enfin, quand les théologiens mystiques appellent cette oraison nudité ou dénudation, intelligence indistincte, silence obscur, [231] anéantissement, union immédiate et essentielle, amour tranquille, introversion en son essence, et quand ils disent que par l’abstraction l’âme trouve Dieu, qu’il opère en elle, ou qu’ils emploient d’autres termes semblables, ils ne veulent dire autre chose, sinon que Dieu est l’objet de ces sortes d’oraisons mystiques.

SECTION VI. Dieu est l’objet de l’oraison mystique savoureuse.

Il est bien aisé de donner des preuves pour faire voir que Dieu est l’objet de cette oraison mystique savoureuse.

Nous prendrons la première de l’état de la pente en cette oraison, qui est d’être pleines de délices. Elle sent une suspension de toutes ses puissances par un objet qui n’est point aperçu, mais pourtant très agréable. Or il est inconcevable qu’un objet créé qui ne s’aperçoit point puisse suspendre toutes les puissances, les attirer à soi et leur donner une telle satisfaction, et que l’âme ne pouvant faire aucune réflexion sur cet objet, il attire néanmoins toute son attention, et la plonge dans des délices inexplicables; il faut dire que c’est Dieu qui opère cette merveille, qui est un objet tout-puissant, capable de recréer l’âme en la façon qu’il lui plaît. [232]

La seconde preuve se tire de l’excellence et de la grandeur des joies que Dieu communique en cette oraison. Les mystiques tiennent qu’elle surpasse toutes celles qui peuvent être goûtées en ce monde, d’où il faut inférer qu’elles doivent naître d’un Objet incréé, puisque l’objet ne peut donner de joie que selon qu’il est délectable, comme la viande fait ressentir au palais plus de goût qu’elle n’en a en soi; or il n’y a point d’objet créé qui puisse donner de tels délices; elles procèdent donc d’un Objet incréé et infini.

La troisième. Ces joies et ces délices sont des goûts spirituels, comme dit sainte Thérèse et les autres mystiques, donnés des mains libérales de Dieu. Or il n’y en a que de deux sortes, ou de ceux qui se communiquent par de bons actes et pensées, ou des autres qui se donnent sans elles. Quand Dieu donne des goûts en la première façon, c’est par le moyen des actes d’oraison mentale, qui élèvent l’esprit à Dieu et le mettent en sa présence, de sorte que c’est la présence de Dieu qui cause ce goût. Il faut aussi croire que cette même présence de Dieu produit ces goûts dans l’âme, lorsqu’elle est dans l’oraison de repos sans actes ni pensées, puisqu’ils ne peuvent être causés que par elle. [233]

SECTION VII. Suite du sujet précédent. Quatrième preuve par l’autorité des mystiques.

Pour une quatrième preuve, on pourrait apporter les témoignages de tous les auteurs mystiques; contentons-nous de deux ou trois, qui nous apprendront le sentiment de tous les autres.

Laissons parler sainte Thérèse [Chemin de perfection, ch.31], puisqu’elle veut et peut nous enseigner ce secret, dont elle a eu tant et de si douces expériences. Je veux, dit-elle, vous déclarer cette oraison de quiétude selon qu’il a plu à Notre Seigneur me la faire entendre. C’est un accroissement et une paix en laquelle Dieu l’établit par sa présence, parce que toutes les puissances s’accoisent; elle sent une grande délectation au corps et une grande satisfaction et contentement en son intérieur; elle est si contente de se voir auprès de la fontaine, que même sans boire elle se voit rassasiée, et ne lui semble pas qu’il y ait plus rien à désirer.

Du Pont, en la Vie du père Baltasar Alvarez, parlant de l’état de cette oraison [ch.15 §1] : Elle donne, dit-il, une aide et un contentement à l’âme si grand, qu’il semble que [234] Notre Seigneur la mette en son royaume, et qu’elle se voit établie au milieu des biens qu’elle ne s’était jamais imaginés.

Quelques théologiens prouvent encore que par cette oraison l’âme jouit de la présence de Dieu, et partant que c’est son objet, parce que la délectation et le repos ne doivent point tenir rang parmi les fins ou les termes; vu que selon le jugement de tous les théologiens, principalement de saint Thomas, ils doivent être mis entre les moyens, ou bien ne peuvent être obtenus sinon avec la chose que l’on recherche en qualité de fin. C’est pourquoi le repos et la délectation se ressentent en cette visite céleste, à cause que l’âme, par la vraie charité a Dieu présent, elle l’appréhende comme tel, et l’expérimente par le contentement incroyable, la joie immense et le repos qui lui surviennent, témoins assurés de cette divine présence et mutuelle bienveillance.

SECTION VIII. Dieu est l’objet de l’oraison mystique sans goût.

On pourrait douter si l’oraison mystique sans goût aurait Dieu pour objet, vu que l’âme en cet état, par les distractions, [235] les aridités et désolations intérieures, semble si éloignée de lui.

Je dis néanmoins qu’on peut connaître que cette oraison ne peut avoir autre objet que Dieu.

Premièrement par l’état où se trouve l’âme dans cette oraison; car qui pourrait tenir sa partie supérieure si tranquille pendant le désarroi des tentations et des désolations de l’inférieure, sinon Dieu? C’est le lieu de sa demeure, son cabinet et sa couche royale. On rapporte qu’un petit poisson fut autrefois capable d’arrêter un grand vaisseau, quoique tous les vents donnassent dans les voiles, et que toutes les rames y aidassent, qui pour ce prodigieux effet est appelé rémore ou arrête-nef. Il faut dire que la nature a donné à ce petit animal une vertu extraordinaire pour arrêter le vaisseau. Je dis le même par proportion, qu’il faut un bras puissant pour affermir la partie supérieure de l’âme attaquée par les tentations; et d’où lui peut venir cette force, sinon de Dieu qui, étant attaché et collé à cette partie plus haute, ou plutôt l’attachant à soi par amour, l’arrête malgré tous les efforts des sens et des passions? Nous savons que la partie supérieure n’est pas immobile et inébranlable de soi, non plus que l’inférieure, qu’il faut beaucoup de raisons et de considérations [236] des châtiments, des récompenses, etc., qui lui rendent Dieu présent, pour la fixer; et nonobstant cela, combien y en a-t-il qui succombent aux tentations? D’où peuvent donc procéder cette force et cette vertu à l’âme attaquée, sans considérations qui l’excitent, si ce n’est de la présence de Dieu en elle, et de l’union qu’elle a avec lui, bien qu’elle ne s’en aperçoive pas? Dieu seul est inébranlable par nature; l’âme le peut être par la grâce de Dieu, en vertu de laquelle le Prophète dit que ce même Dieu ne sera point ébranlé au milieu d’elle, c’est-à-dire dans son opération centrale, que nous pouvons dire être l’oraison de repos mystique.

Secondement, lorsque l’âme entre en soi par un souvenir tranquille, renouvelant son repos interrompu par les distractions et les oubliances naturelles, tout l’intérieur se met en paix, au moins pour un moment; les inquiétudes et les troubles de la partie inférieure faisant comme une trêve pour un peu de temps avec la plus haute pointe de l’esprit, et la laissant jouir de son repos sans goût, tandis que sa délicate introversion dure; et encore que tout aussitôt les traverses et les émotions des sens retournent et recommencent leurs révoltes ordinaires, il suffit que durant le moment de ce souvenir tranquille il s’apaise : comme si un coup [237] de tonnerre faisait cesser un grand bruit par l’étonnement qu’il donne à ceux qui l’entendent. Cette émeute de passions semble vouloir mettre en pièces la partie supérieure; mais, chose admirable! s’arrêtant et se montrant à ceux qui la poursuivent, elle leur ôte la force et le pouvoir, en la vertu de celui qui, se présentant aux Juifs, les fit tomber à la renverse; et vous diriez que les sens étonnés craignent d’empêcher la jouissance et l’attention de ce repos si sec; et si ce repos durait plus longtemps, ils demeureraient renversés. Il faut bien dire que l’objet qui occupe l’âme est Dieu, qui a un plein pouvoir sur les puissances inférieures et sur les supérieures, sur les démons et sur l’enfer. C’est un bien universel qui fait évanouir tous les autres, une cause générale qui fait cesser et obéir les particulières. Ce n’est pas merveille que cela arrive dans l’oraison savoureuse quand il y a des distractions, comme il se rencontre quelquefois, parce que ce repos est tout sucré, les sens comme les abeilles en sentent l’odeur qui les parfume et le miel qui les apaise; mais dans l’oraison sans goût, où l’objet n’attire par aucun suc, c’est merveille que les sens quittent leurs objets agréables, et que ce repos sans goût soit plus efficace que toutes les raisons et tous les discours de l’entendement [238] qui bien souvent ne saurait apaiser les sens émus. Il faut que ce soit Dieu qui, d’un clin d’œil et d’une parole, commande aux vents et aux tempêtes de se taire et de faire silence. Les passions et les autres choses qui émeuvent la partie inférieure contre la raison sont de la nature des choses graves et pesantes, qui attirent en bas et font souvent, dit l’Apôtre, courber la partie supérieure. Or les choses graves ne se reposent qu’en leur centre. Puis donc que l’expérience fait voir que toute dévotion de la partie inférieure cesse un moment de temps, et qu’elle se repose, comme la pointe de l’esprit, dans le même objet de la partie supérieure, il faut dire que cet objet est le centre de la partie inférieure et de toutes les passions, aussi bien qu’eux de la supérieure; et partant, que c’est le centre universel où toutes choses se reposent comme en leur fin dernière, qui ne peut être que Dieu. Car le repos en Dieu est si conforme à toute l’âme, que les sens quittent leurs propres opérations pour participer un peu à ce repos et à cette paix qu’ils connaissent par instinct être bien plus conformes à leur béatitude. Car encore que ce repos n’ait aucune douceur sensible, il a pourtant une possession de Dieu qui a le goût de la béatitude de l’âme, dont les sens sont comme les membres, ou pour mieux dire, les parties. [239]

Troisièmement, si cet objet qui donne repos à la plus haute portion de l’âme était quelque chose de créé, il faudrait qu’il fût entré par l’imagination; car tous les objets de la partie supérieure passent par l’imagination. Or il n’entre rien dans l’imagination d’une telle âme, qui la puisse contenter; au contraire, tout est bandé contre elle; il faut donc que ce soit Dieu qui, en qualité d’Objet, peut entrer dans la partie supérieure sans passer par l’imagination, qui peut même entrer dans l’imagination sans qu’aucune puissance s’en puisse apercevoir, comme il fait ici. Lorsqu’on voit, dans les contrées où se trouve l’aimant, que les clous s’arrachent des navires, on reconnaît qu’il y a une grande sympathie entre l’aimant et le fer; et quand la volonté se retire et s’arrache comme par force de tous les sens et de leurs objets, auxquels elle est naturellement si collée, pour se porter à un objet sans savoir quel est et sans pouvoir réfléchir sur lui, il faut dire qu’il y a une sympathie très grande entre cet objet caché à ses yeux, et à l’âme raisonnable. [240]

SECTION IX. Sentiments des mystiques sur ce sujet.

Comme il n’y a point de personnes, entre celles qui aspirent à l’habitude d’une oraison continuelle, qui n’aient passé par ces états sombres et fâcheux, qui sont comme des dispositifs nécessaires à l’union intime avec Dieu, elles ont eu conséquemment la pratique de l’oraison mystique sans goût, dont quelques-unes d’entre elles ont laissé les théories dans leurs écrits.

Il semble que le Prophète royal veuille parler [Ps.38,8] de cette oraison obscure et sèche en soi-même, lorsque, décrivant sa stérilité : Et maintenant, dit-il, quel est mon attente, sinon le Seigneur?

Et que veut insinuer le divin Apôtre, quand il nous dit [Gal 3,9] qu’il est attaché à la croix avec Jésus-Christ, sinon qu’il possède Jésus dans la croix, et que l’âme peut se reposer en lui dans les plus grandes souffrances?

Un sage et vertueux mystique, appelé l’Idiot, dit que la marque évidente que puisse avoir une âme de la demeure de Dieu en elle et d’elle en Dieu, est quand elle souffre de grands maux, et qu’il lui semble que Dieu l’a oubliée, et elle lui; et qu’étant [341 en fait 241, mais il y a cent pages omises dans la numérotation!] accablée de peines, néanmoins au fond de son cœur et à sa plus haute pointe, malgré les sens et les passions qui crient, elle est tellement d’accord avec Dieu qu’elle ne veut que ce qu’il veut et ce qui lui plaît.

Et le sentiment commun de tous les spirituels est que dans cet état de souffrance l’union de l’âme est très intime avec Dieu, parce que l’amour qu’il a produit est tout divin, qui élève l’âme par-dessus tout le terrestre et lui fait trouver son Dieu même dans les plus grandes obscurités et abandons; qu’avec l’épouse elle est comme un lys odorant entre les ronces des tribulations, ou comme une belle rose entre les épines des distractions; qu’elle se trouve liée avec lui dans une paix et une tranquillité admirable; que dans les multiplicités elle est une et unique, sans division, toute à son grand tout, ce qui lui fait trouver de la douceur en toutes les peines et amertumes de cette vie; qu’enfin elle ne se doit jamais laisser emporter au chagrin, à la tristesse, ni aux inquiétudes, de peur de troubler la paix de sa conscience, où elle a coutume de voir son divin objet et se rendre par ce moyen bienheureuse. Tauler dit [Serm. In comm. plur…] que Dieu permet tant d’abandons, de sécheresses et de renversement en l’âme pour lui apprendre à ne se reposer qu’en lui. [342]

SECTION X. Dieu seul est l’objet de cette oraison, et l’inclination aux choses divines en est l’effet.

Après avoir vu que Dieu est l’objet de l’oraison mystique, on peut demander s’il est seul son objet, ou si les choses divines peuvent en être l’objet moins principal. Je réponds et dis premièrement que Dieu seul est l’objet de cette oraison. Ce qui se prouve premièrement parce que le repos de l’âme est un acte de jouissance, qui a pour objet la fin et non par le moyen; car l’âme se repose en sa fin; or Dieu seul est la fin de cette oraison; les choses divines ne sont que les moyens pour rendre à Dieu, et qui y conduisent.

Secondement, l’objet de l’oraison de repos n’est point aperçu, et l’âme ne peut avoir un acte de réflexion sur lui; mais oui bien sur les choses divines qui sont ainsi recherchées et poursuivies par notre esprit.

Troisièmement, l’objet de cette oraison est dans la pointe de l’esprit, cette oraison étant une opération de la plus haute puissance de l’âme; les choses divines sont dans la partie qui raisonne.

Quatrièmement, cette oraison ne varie [343] point ni d’opération ni de puissance; c’est une opération uniforme, qui atteint toujours son objet de même façon; les choses divines sont diverses, qui demandent l’exercice de diverses puissances et opérations, de connaissance, d’amour, de foi, et autres. Cette oraison n’a point ces divers actes et opérations.

Cinquièmement, cette oraison est sans pensées, formes et images, les choses divines ou qui regardent le service de Dieu ne se peuvent pratiquer sans elles.

Je dis et répond en second lieu que l’inclination aux choses divines est en l’âme l’effet de cette oraison. Premièrement, parce que la tranquillité qu’elle ressent la porte au bien. Secondement, c’est un acte de charité qui est obéissant, comme dit un excellent théologien, et ainsi il incline à l’obéissance de Dieu. En troisième lieu, il nous élève au-dessus des sens vers Dieu et les choses célestes; et enfin, c’est une complaisance en Dieu. [344]

SECTION XI. Remarque notable sur l’oraison de repos sans goût.

Sur ce que nous venons de dire, que l’inclination au culte et au service de Dieu et aux choses divines est l’effet de l’oraison de repos, il est bon de remarquer que, bien que l’oraison de repos accompagné de sécheresses assez souvent n’ôte pas à l’âme qui se trouve dans cet état les répugnances qu’elle peut ressentir à ce qui est vertueux, au moins quant à la partie inférieure, néanmoins comme son propre est de la porter à se tenir contente pendant les répugnances de cette même partie, elle acquiert une certaine aversion quasi imperceptible à tout ce qui lui plaît, et un désir de lui contredire en tout comme à son propre ennemi, et conséquemment au mal, auquel elle la porte; ensuite de quoi elle lui donne une inclination au bien qu’elle n’aperçoit quasi pas, tant elle est déliée et détachée des sens, et qui même est diamétralement opposée à leur inclination. D’où suit encore que la propension au bien et au service de Dieu qui naît et se nourrit ainsi dans la stérilité, est ordinairement plus ferme que celle que donne l’oraison [345] de quiétude savoureuse. Car on voit assez souvent que quand sa douceur est passée, l’inclination et la facilité que l’on avait à la vertu s’évanouissent; au lieu que celle qui est causée par l’autre oraison est indépendante et de la douceur, et du trouble qui peut accueillir l’âme; ce qui fait qu’elle demeure constante et inébranlable, et ce qui la doit encore obliger de se rendre fidèle à bien souffrir comme il faut l’état de sécheresse, c’est-à-dire avec une entière soumission à la volonté de Dieu. [346]

CHAPITRE XI. Sous quelle considération Dieu est l’objet de l’oraison mystique, ou de quiétude.

SECTION I. Dieu est l’objet du repos mystique sous la considération de souverain bien.

Notre esprit, n’étant pas capable de connaître Dieu par un seul concept, en forme plusieurs et divers afin de le pouvoir comprendre : et comme notre œil ne voit le ciel entier, quoi que non divisé en soi, qu’à diverses reprises, ce qui procède de son excessive grandeur et de notre vue trop bornée, de même, quoique toutes les perfections de Dieu ne soient en lui qu’une seule et très simple perfection, nous formons néanmoins diverses pensées de sa bonté, de sa sagesse, de son amour et de ses autres attributs, à raison de l’infinie perfection de ce même Dieu et de [347] notre trop étroite capacité. Ce qu’étant supposé :

Je dis que Dieu est l’objet de l’oraison mystique, non sous la considération de quelque perfection particulière, mais sous celle de souverain bien, contenant en soi tous les biens et toutes les perfections, comme étant la fin dernière de tout désir. Ce qui se prouve par les raisons suivantes, qui peuvent servir d’autant les motifs d’aider cette souveraine bonté.

La première raison est que le bien est l’objet de la volonté, et puisque dans cette oraison il y a un repos qui la satisfait, il faut que l’objet qui opère et produit ce repos soit un bien; et ce bien ne peut être faux, puisque ce n’est pas le sens qui est satisfait, mais la partie la plus haute de l’âme; c’est donc un bien vrai et spirituel. Et comme nous avons fait voir que cet objet n’est pas une chose créée, on doit conclure que c’est un bien incréé, qui n’est autre que le souverain bien. Ce qui se confirme parce que le repos de l’âme est un acte de volonté, dont l’objet est le bien, et ce bien est un vin très pur qui n’est point frelaté de quelque apparente vérité, puisqu’il est sans formes, sans images ou sans pensées, qui sont les moyens avec lesquels les sens mixtionnent le bien, et de faux le [348] rendent apparemment vrai; mais le bien auquel repose l’âme dans cette oraison étant sans pensées, ne peut être que vrai. Tout objet créé atteint la puissance par pensées, c’est donc un bien incréé auquel l’âme se repose sans pensées, et par une manière extraordinaire.

La seconde est que la volonté se porte au bien créé ou incréé; or dans cette oraison elle ne se porte point au bien créé, puisqu’elle en est détournée pour se reposer en Dieu seul. Et de plus,

troisièmement, l’âme, dans toutes les tentations ou agitations des passions, rendue intérieure par son bien-aimé repos, est détournée du mal; sur quoi je fonde ce raisonnement : ce qui contrarie à un mal est un bien; ce qui contrarie à tout mal est un bien universel; le repos mystique contrarie à tout mal; il contient donc un bien universel. Or le bien universel est le bien souverain; et ainsi le repos mystique contient le souverain bien, ce qui ne peut être qu’en tendant à lui comme à son objet, lequel il embrasse avec tant d’amour qu’il se détourne de tout le mal qui lui est contraire.

Quatrièmement, le propre de la partie aimante est de se reposer au bien plus ou moins relevé selon qu’elle est en elle plus [349] ou moins excellente. L’appétit sensitif se porte à un bien terrestre, la volonté supérieure agissant raisonnablement se porte à un bien plus relevé, et puisque le repos mystique procède de la puissance souveraine et la plus haute de l’âme, et que c’est une de ses opérations les plus sublimes, il faut dire qu’elle se repose en un bien le plus relevé qui soit, et qu’une puissance souveraine se repose en un bien souverain.

Cinquièmement, plus l’âme se repose au souverain bien comme en son objet, plus elle a les conditions du vrai repos, et au contraire. Or quel repos mérite mieux ce nom que le mystique? Le propre du repos est de faire cesser toutes opérations; plus on opère et moins on repose; l’âme opère en tous les repos jouissants, hors celui-ci, car ils se font avec formes, images et pensées. Si l’âme, par exemple, produit un acte de repos avec délectation ès perfections divines, c’est bien un repos de l’âme; mais il y a quelque opération mêlée qui empêche que ce repos ne soit si parfaitement tel que s’il se faisait sans ces images et ces discours intérieurs; au lieu que le repos mystique est plein, qu’il n’a rien que le repos, et conséquemment c’est un repos au souverain bien comme en son objet.

Sixièmement. L’âme est quelquefois en de si grandes [350] tentations qu’elle ne peut produire aucun acte, ni avoir aucune pensée de résistance actuelle : tout ce qu’elle peut faire est de se tenir en ce repos mystique, qui la met en un pur désaveu de toutes ces tentations; car elle voit bien qu’elle n’y veut pas consentir. Il s’ensuit donc que sa volonté est attachée à un objet, qui éminemment contient le désaveu de ces tentations, lequel ne peut être autre que le souverain bien.

Septièmement, cette oraison est un mouvement amoureux et divin qui est par-dessus notre portée et au-dessus de nous. Or nous ne pouvons aimer aucun bien particulier au-dessus de nous ni plus que nous; il faut donc que ce que nous aimons soit un bien universel, c’est-à-dire souverain.

Huitièmement, cet objet est un bien; or cet objet n’a aucunes conditions particulières, car s’il en avait, elles paraîtraient; c’est donc un bien illimité, souverain, infini, et universel.

Neuvièmement, l’oraison de repos est contraire à l’inclination des sens, qu’on détourne de leurs objets qui sont des biens particuliers. Si donc l’inclination de cette oraison leur est contraire, il faut qu’elle se porte au bien universel, car il n’y a que ces deux sortes de biens.

Dixièmement enfin, on ne parvient à [351] cette oraison, ni à son objet, que par la foi. Or la foi nous apprend à nous reposer dans notre dernière fin, qui est le souverain bien.

SECTION II. Preuves par autorités que Dieu, comme bien souverain, est l’objet de cette oraison.

Il ne serait pas nécessaire de confirmer par le sentiment de nos mystiques une vérité si claire que celle qui assure que Dieu comme bien souverain est l’objet de cette oraison, n’y ayant rien de plus commun dans leurs écrits; je ne laisserai pourtant pas, pour plus ample déclaration, d’en rapporter quelques autorités.

Chaque chose, dit Gerson [Theol.Myst. conf.42], demeure en repos aussitôt qu’elle possède et qu’elle joint ce qui lui donne sa dernière perfection, et notre esprit étant par la charité parfaite uni et conjoint à l’objet qui le perfectionne, il est nécessaire qu’il y trouve son repos, son rassasiement, et sa fermeté : parce que Dieu est son souverain bien, son centre, sa fin, et toute sa perfection.

Harphius en même sens, et quasi en mêmes termes [Lib.I Theol.Myst. cap.101], dit que notre esprit, par un parfait amour, étant joint à ce qui le perfectionne, y trouve son repos, comme ayant acquis sa perfection, sa fin et son centre. [352]

L’instinct du Saint-Esprit, dit Ruusbroec [Lib. De vera contempl. Cap.16], nous émeut au-dedans, et nous sentons être, ou naître en nous un certain désir insatiable, qu’aucune raison des créatures ne peut ni arrêter ni contenter, parce que l’Esprit de Dieu exige du nôtre que de tout notre effort, sortant hors de nous-mêmes, nous nous écoulions et perdions en lui.

Il dit ailleurs [Ibidem, cap.29] que Dieu, qui est le premier objet des esprits élevés en nudité, et la béatitude suressentielle, selon son essence au-dessus de toute essence, renferme indifféremment au-dedans de soi, en une quiétude simple, les divines Personnes et les esprits que les excès élèvent au-dessus d’eux-mêmes en un état où il n’y a ni lieu ni temps, ni enfin chose aucune qui se puisse exprimer de paroles. Toutes ces preuves, et d’autres qui sont sans nombre, marquant un si grand repos et une si profonde paix dans les âmes qui pratiquent cette oraison, font assez connaître qu’elles n’en peuvent jouir que dans l’objet d’une souveraine bonté. [353]

CHAPITRE XII. Si cette oraison a un objet matériel et formel, et quel il est.

Je remarque deux opinions sur ce sujet. La première est de ceux qui assurent qu’il y a quatre sortes d’actes de la volonté qui n’ont point d’objet matériel, savoir l’attention, la fruition, la joie, et le repos; à cause, disent-ils, que ces quatre actes n’ont point d’autre objet que la fin, et que la fin n’est pas un objet matériel, mais seulement formel : puisque l’objet formel étant celui qui excite la volonté — c’est là à proprement parler la fonction de la fin; ce qui leur fait conclure que la fin est un objet formel, et non pas matériel. Et suivant cette opinion, il faudrait dire que l’oraison de repos n’aurait point d’objet matériel, puisque le repos est seulement un acte de la volonté, qui ne se porte à la fin que comme à son propre et immédiat objet.

La seconde opinion est plus véritable, qui dit que l’oraison de repos mystique a [354] pour son objet matériel Dieu en tant qu’il est le souverain bien, ou la fin dernière; et que la bonté ou la perfection de ce souverain bien, de cette fin dernière, qui émeut la volonté à se reposer en lui et à le désirer, est son objet formel. Ce qui se confirme et s’explique par la doctrine des théologiens, qui remarquent que quelquefois l’objet matériel et le formel sont réellement distincts et séparés, comme il arrive en l’acte de la volonté, qui se porte vers les moyens, parce qu’alors les mêmes moyens que la volonté appète sont l’objet matériel, et le formel est la bonté de la fin, à raison de laquelle on les désire. D’autres fois ces deux objets ne sont pas réellement, mais seulement formellement distincts; comme il arrive en l’acte de la volonté qui se porte vers la fin; car alors l’objet matériel est la chose désirée comme fin; et le formel est la bonté de la même chose, qui excite la volonté à son amour ou à son désir. Ainsi en l’oraison de repos, la volonté se reposant en Dieu comme en sa fin dernière, il faut que ce soit l’objet matériel, et que la bonté ou la perfection de Dieu, qui l’attire à se reposer en lui comme dans sa fin dernière, soit l’objet formel; parce que ces deux objets ne sont pas réellement distincts, mais seulement selon notre façon d’entendre. [355]

Aussi saint Thomas dit que l’attention se peut porter à divers objets subordonnés les uns aux autres; c’est-à-dire à diverses fins, dont l’une tend à l’autre; ce qui ne se peut faire si l’une n’est le motif de l’autre; et partant l’une tient le rang d’objet matériel, et l’autre de formel. Il en faut dire de même de l’acte de repos en la fin, quoique déjà obtenue et de laquelle on jouit, si la volonté se repose en diverses fins subordonnées l’une à l’autre; car l’une sera le motif de l’autre; et conséquemment l’une l’objet matériel, et l’autre le formel. C’est ainsi que dans notre oraison la volonté ne se repose en la fin dernière que pour l’amour d’elle-même et de sa perfection. D’où suit que le souverain bien, qui est notre fin dernière, est l’objet matériel de l’oraison de repos, et la perfection, où la bonté, de ce souverain bien est l’objet formel du même repos. De là on peut connaître l’excellence du repos mystique ou de l’âme qui le pratique, laquelle par lui imitant Dieu même en ce qu’il ne se repose qu’en soi-même, et à cause de sa pure bonté. [356]

Chapitre XIII. Dieu comme présent est l’Objet de cette oraison.

On peut demander si cette oraison se porte à Dieu et tend à lui comme présent ou comme absent, c’est-à-dire comme le cherchant ou bien comme jouissant de lui. Ou autrement, si cette oraison donne à l’âme qui l’exerce la jouissance de Dieu comme présent, ou seulement le désir, comme étant absent et éloigné d’elle.

Devant que de répondre, je remarque qu’on peut considérer la présence de Dieu en plusieurs sortes. Premièrement, il y en a une naturelle et substantielle, ainsi appelée parce que la substance de Dieu est présente à toutes les créatures. Secondement, il y a une autre présence de Dieu nommée habituelle, qui se fait par l’infusion de la grâce, au moyen de laquelle Dieu est dit présent à la substance de notre âme, et par l’infusion des vertus surnaturelles, par lesquelles il est présent à ses puissances [357] d’une présence habituelle. Troisièmement, il y a une troisième présence de Dieu actuelle dans l’âme, qu’on peut appeler objective, lorsque par quelque acte de ses puissances, elle se porte à Dieu comme à son objet; si c’est par un acte de désir, il est considéré comme absent; si par une jouissance, comme présent.

Or nous ne parlons point ici de la présence naturelle ou substantielle, car l’on ne s’en peut séparer; ni de l’habituelle, car l’oraison de repos ne suppose pas nécessairement la grâce justifiante; mais nous parlons d’une présence actuelle, ou objective; et demandons si en l’oraison de repos l’âme désire Dieu, ou quelque chose de Dieu, qu’elle n’a pas; ou bien si elle jouit de lui comme présent et le possédant.

Pour l’éclaircissement, il faut savoir que bien que, comme nous venons de dire, l’acte de désir se porte à Dieu ou aux choses divines comme absentes, puisque nous ne désirons que les choses que nous n’avons pas, et que celui de jouissance au contraire se porte aux choses comme présentes, puisque l’on ne jouit que de ce que l’on possède comme présent. ; néanmoins, en l’école de la théologie mystique, les actes de désir et de jouissance sont censés [358] nous mettre en la présence de Dieu, et tous les Pères de la vie spirituelle appellent présence de Dieu la pensée qu’on a de lui et des choses divines, soit en désirant, soit en jouissant, parce que ce sont actes d’oraison mentale, et que de tels actes, selon les mêmes Pères, nous mettent en la présence de Dieu. Et bien que les actes de désir se portent à Dieu comme absent, il ne laisse pas de se rendre présent à l’âme comme objet de sa pensée, quoiqu’elle ne l’est pas par jouissance; et ainsi, bien que les choses divines, comme la grâce justifiante, les vertus et autres telles choses qui servent à l’oraison mentale, ne soient pas Dieu, les actes néanmoins que l’âme produit en l’objet de ces choses, sont dits l’élever à Dieu et la mettre en sa présence, parce que la fin dernière de tels actes est l’union à cette divine bonté, fontaine et objet de la béatitude, et que tous les actes d’oraison mentale y tendent comme au centre de leur parfait repos.

Cela supposé, je réponds en un mot que l’âme, dans l’oraison de repos, non seulement se porte à Dieu qui est son objet, comme présent, et non comme absent, mais de plus, que la jouissance qu’elle en a peut en quelque façon être appelée seule [359] la vraie présence de Dieu, puisqu’elle est sans milieu d’aucunes images, actes ou pensées, ainsi qu’il est amplement déclaré en tout cet ouvrage.

Fin du premier traité. [360]



TRAITE II. De la propriÉTÉ des images, ou de l’excessive activitÉ. [Tome I page 360]

Argument.

Après avoir déclaré dans le premier traité que l’oraison mystique est un repos de l’âme en Dieu qui se fait sans actes, sans discours, sans méditations ou pensées, je parle en celui-ci de l’excessive activité et de la propriété d’images, ennemi de ce divin repos, parce que c’est un empressement en l’âme qui la porte à opérer avec discours des pensées, dans le temps auquel elle se doit contenter d’un simple repos et laisser les opérations sensibles. Je fais voir quelle est la nature et quelles sont les différentes espèces de cette excessive activité, comment l’âme qui aspire à l’oraison continuelle et à la parfaite union avec Dieu ne doit point avoir d’attache ou de trop grande affection à l’oraison qui s’exerce par la voie des actes et des pensées, ni faire d’efforts trop violents pour [361] les produire, puisqu’il les faut quelquefois laisser afin de se tenir en un repos résigné à la volonté de Dieu. Je marque ensuite quels sont les états dans lesquels elle doit quitter les actes, au moins de l’oraison agissante, pour se servir de ceux de la souffrante, ou pâtissante, quoique la même. Je fais voir qu’elle est louable, si dans le temps où elle peut produire tranquillement quelques actes de l’oraison agissante, elle se fait un effort raisonnable et une douce violence pour continuer sa méditation à la faveur de quelques bonnes pensées et considérations, qui servent beaucoup pour embrasser la volonté en l’amour divin. Et pour conclusion je déclare quelles sont les causes de l’excessive activité dans les âmes, et combien grands sont les dommages qu’elles en reçoivent; ce que j’exagère d’autant plus que ces activités ou attaches déréglées aux bonnes pensées, qui sont en effet de grands obstacles à la perfection, paraissent peu considérables et sont prises même pour des perfections par quelques personnes peu pratiques dans ces voies mystiques; et cette grande illusion procède en elles de ce qu’elles ne connaissent, ou au moins ne considèrent pas l’état des âmes qui sont attaquées par des recherches de la nature, d’autant plus secrètes et déliées qu’elles sont plus avancées dans les voies d’oraison, et de tentations plus subtiles du démon, qui tâche de les retirer du [362] conclave de l’amour et de les divertir en mille multiplicités d’actes sensibles, pleins de vivacité naturelle, qui au lieu de fortifier affaiblissent la volonté, lui faisant faire de vains efforts en la poursuite d’une attention que Dieu ne veut pas et qu’elle ne peut moralement avoir. Et secondement, de ce qu’elles ne sont pas instruites des grands dommages que reçoit par telles attaches l’âme qui fait profession de la vie intérieure et parfaite, en ce que, par des opérations qui sentent trop le naturel et l’humain, elle demeure en elle-même, elle trouble la paix et le tranquille repos de l’Époux céleste, se conduisant trop activement en sa présence, elle empêche son opération dominante et l’empire absolu qu’il veut prendre sur elle, et pour chercher avec trop d’empressement la tranquillité du sens, elle s’éloigne de celle de sa plus haute portion, qui est le lieu de sa demeure. [363]

CHAPITRE I. De l’excessive activité.

SECTION I. De la nature et des espèces de l’excessive activité.

L’excessive activité dont parlent les mystiques est un empressement en l’âme et une volonté de produire des actes sensibles ou qui soit aperçus, quand elle se doit contenter de ceux qui ne se peuvent apercevoir; ou quand elle veut opérer avec pensées et discours, lorsqu’elle se doit satisfaire d’une oraison qui n’a ni pensée ni discours, mais un simple repos en un objet qui n’est point aperçu; enfin cette volonté ou désir d’opérer, quand elle se doit reposer et cesser ses opérations sensibles.

Il y a diverses espèces de cette excessive et trop grande activité en l’oraison.

La première est quand l’âme s’efforce [364] de produire des actes, lorsqu’elle ne peut et ne doit faire autre chose que se tenir en un simple acquiescement au bon plaisir de Dieu, et qu’elle veut franchir une impossibilité morale qui est en elle pour l’opération, ne se contentant pas des actes de résignation, patience et autres semblables, plus propres de l’oraison patiente que de l’agissante.

La seconde est lorsque Dieu donnant à l’âme une quiétude et un goût incompatible avec les discours et les bonnes pensées, elle veut en avoir qui étouffent ce goût; car c’est l’activité de vouloir pour lors faire autre chose que se tenir en cette douce quiétude et laisser fondre ce sucre que Dieu met en la bouche, sans remuer les lèvres, et sans faire autre chose que prendre plaisir à le goûter. L’âme qui se conduit autrement est semblable à celui qui mêlerait l’absinthe avec le miel dans une même bouche, ou qui sèmerait de l’ivraie sur le bon grain.

La troisième, lorsque l’âme se pouvant entretenir d’un seul ou de peu d’actes qu’elle goûte, elle les multiplie et en produit plusieurs qu’elles ne goûte pas; ce qui sans doute est une mauvaise activité; d’autant que la multiplication de tels actes qui ne sont assaisonnés de ce goût font perdre celui [365] qu’elle avait aux autres; parce que les goûts intérieurs se perdent faute d’attention. Or l’âme, donnant son attention sur d’autres que ceux qu’elle goûte, est moins appliquée à ceux-ci, l’attention divisée à plusieurs et diverses choses, étant moindre à chacune d’elles.

La quatrième, il y a encore activité lorsque l’âme ne pouvant produire aucun acte avec goût, elle néglige d’en produire quelques-uns sèchement et sans goût, quoiqu’elle le puisse; parce qu’elle ne veut pas se contenter de tels actes; mais elle bande et force sa tête pour ressentir et goûter ce qu’elle produit. Cet effort est excessif; blâmé de tous les spirituels, et marque d’un grand amour-propre.

La cinquième est, lorsque Dieu donne à l’âme quelque vue, au moyen de laquelle elle peut contempler le mouvement et les ressorts de son intérieur, et qu’elle les étouffe pour être plus occupée de pensées, discours et bons actes, qui est encore une espèce d’activité blâmable, parce que tous ces actes ne la rendent pas intérieure et ne lui profitent point tant qu’une telle vue, par laquelle elle pourrait apprendre comment va l’horloge intérieure, quels en sont les mouvements, et comment il la faut entretenir ou redresser quand elle est démontée, [366] ce qui pourtant se doit entendre, quand cette vue ou envisagèrent vient avec une seconde abondance de l’âme; parce qu’autrement il y aurait quelquefois danger d’oisiveté.

SECTION II. De la propriété des images, et ce que c’est.

L’excessive activité et la propriété des images sont quasi mêmes choses; car la propriété d’images ou d’actes est une excessive activité; seulement elle dit quelque chose davantage. L’excessive activité dans une âme la porte à ne vouloir faire oraison que celle qui se passe en pensées et actes qui puissent être aperçus; et ne sait ce que c’est que de pratiquer l’oraison de quiétude qui se fait sans eux. Mais la propriété d’images ou actes, dans une âme, est un attachement tel à l’oraison qui se fait avec pensées, méditations, discours et actes affectifs, qu’elle ne veut point du tout croire ni déférer à ceux qui lui disent qu’il y a une oraison sans pensées et sans actes autres qu’un repos qui ne sait en quoi il se repose. Propriété à un religieux, c’est retenir quelque chose contre la volonté de son Supérieur; et l’âme qui est si attachée à produire des actes qu’elle ne les veut quitter quand il faut pour [367] donner lieu à l’oraison de quiétude et quand le bien de l’oraison continuelle le demande, les retient contre la volonté de Dieu qui est son premier supérieur; et une telle âme ainsi propriétaire blâme tous ceux qui parlent de l’oraison de quiétude. Nous verrons en quelque autre lieu qu’il se trouve plusieurs personnes de cette sorte, qui blâment avec beaucoup d’indiscrétion, et non sans faute, cette sorte d’oraison, condamnent ceux qui la conseillent, empêchent et interdisent la lecture des livres qui en ont écrit, et persuadent à tous autant qu’ils peuvent, qu’il ne faut jamais quitter les bonnes pensées et les méditations, et qu’il n’y a point d’autres oraisons mentales que celles qui se font avec les actes intérieurs aperçus et dont l’objet est connu, et que toutes ces contemplations obscures et mystiques ne sont que des rêveries. Il semble que Dieu accomplisse sur ces personnes le châtiment dont il les menace par un de ses prophètes [Ps.94, 11], jurant en sa colère qu’ils n’entreront jamais dans son repos. [368]

SECTION III. L’âme ne doit avoir attache aux images, actes et pensées.

L’âme qui prétend à l’oraison continuelle et parfaite union avec Dieu doit fuir non seulement la propriété d’images en la façon que nous l’avons expliquée, mais il lui est aussi nécessaire de n’avoir pas trop d’attache ou affection excessive à l’oraison qui s’exerce par la voie des actes et pensées. On peut tirer les preuves de cette vérité, premièrement, de la part des maux que cause cette propriété et trop grande affection de produire des actes, que nous déduirons plus bas. Secondement, de la part des images ou actes dont l’âme est propriétaire. Car je demande à cette âme pourquoi elle se tient si fort attachée à son oraison d’actes et de pensées qu’elle ne veut pas quitter pour celle qui n’en a point, quand il en est temps et la saison. Est-ce qu’elle croit que cette oraison qui se fait avec bonnes pensées et actes sensibles soit sa fin dernière, pour y demeurer fixe, et non pas Dieu seul en qui son affection se doit arrêter? Ne sait-elle pas que ces bonnes pensées et ces actes intérieurs sont seulement des moyens pour tendre à cette fin [369] et qu’ainsi quand elle connaît que telle est la volonté de Dieu, elle les doit quitter pour se tenir en repos en un objet inconnu, comme on laisse un moyen qui tend à une fin, pour en prendre un autre qui selon les circonstances présentes y a plus de rapport? Peut-être dira-t-elle que c’est l’amour de Dieu qui la tient ainsi attachée à ses actes; qu’elle craint de ne pas bien employer le temps de son oraison, si elle ne l’occupe de bonnes pensées. Mais je lui réponds que l’amour même la doit exciter à les abandonner, et que la persuasion qu’elle a de ne pouvoir faire oraison autrement que par bonnes pensées est mal fondée, ainsi que nous le prouvons en plusieurs endroits, et préjudiciable, puisqu’elle lui ferme la porte de l’oraison continuelle en laquelle consiste le vrai moyen de la perfection et l’influence de tous biens spirituels. Entendons sur ce sujet quelques-uns de nos mystiques.

SECTION IV. Sentiments des théologiens mystiques sur la doctrine précédente.

Tous les auteurs mystiques blâment dans les âmes qui font profession d’oraison et de vie intérieure, cette propriété d’images, et cette attache trop grande [370] qu’elles ont à la production de leurs actes quand elles sont dans le temps ou dans l’état auquel elles les doivent laisser, pour suivre passivement le trait de Dieu en elles, les accusant d’une mauvaise conduite en la vie contemplative.

Il semble que le Royal Prophète parle de ces âmes, lorsqu’il dit [Ps.72,27] que leur iniquité procède comme de la graisse et qu’elles sont passées dans l’affection du cœur. L’hébreu, selon la traduction de saint Jérôme, au lieu du mot d’iniquité porte celui d’un œil, et au lieu d’affection du cœur, les peintures du cœur. Comme si cette illuminé prophète voulait dire que l’affection qu’ont quelques-uns aux créatures et aux images du cœur est la cause en eux d’un mauvais œil, c’est-à-dire d’une mauvaise conduite, ou bien qu’ils recherchent avec grande attache les pensées et les consolations sensibles.

Quelques spirituels, dit le bienheureux Jean de la Croix, s’abusent grandement qui, s’étant exercés par les images, formes, et méditations convenables aux commençants, et étant attirés de Dieu à des bien plus spirituels par la privation des goûts de la méditation, n’osent quitter les moyens sensibles dont ils ont coutume de se servir, et s’efforcent de les retenir, et d’aller par la voie de leurs considérations et méditations [371] comme auparavant, en quoi ils travaillent beaucoup avec peu ou point de goût, au contraire l’aridité, le travail et l’inquiétude de l’âme croissent et augmentent.

C’est un grand aveuglement, dit saint Thomas, et une excessive folie en plusieurs qui cherchent toujours Dieu, qui soupirent continuellement après lui, le désirent, crient, et heurtent journellement à sa porte dans leurs oraisons, ayant néanmoins Dieu véritablement demeurant en eux, puisque, selon le témoignage de l’Apôtre, ils sont le temple de Dieu vivant, et que leurs âmes, ainsi qu’il est dit en la Sagesse, sont le trône du même Dieu, sur lequel il est séant en continuel repos. Y a-t-il quelqu’un qui soit fol jusqu’au point de chercher un outil et instrument par les champs, qu’il sait être enfermé sous la clé en sa maison; ou qui s’en puisse jamais servir utilement et à propos, pendant qu’il s’amuse à le chercher? Ou qui est celui qui pourra se fortifier d’une viande qu’il désire, mais dont il ne veut pas goûter? On doit dire le même de tous ceux qui s’occupent toujours à chercher Dieu et ne s’arrêtent jamais à en jouir.

Quelques-uns, dit le Père Benoît [3e partie ch.14], renversent l’ordre, laissant leurs actes et leurs opérations quand il faudrait fidèlement [372] opérer par amour pratique, et les produisant quand il les faudrait laisser et jouir de Dieu par un amour passif; car les uns tombent en une fausse oisiveté, et les autres en une préjudiciable activité.

Plusieurs, dit-il ailleurs, ne cessent de produire des actes fervents et des opérations naturelles, s’éloignant par elles d’autant plus de la vraie union est éminente contemplation, qu’ils pensent ainsi s’en approcher, et vivant d’autant plus en eux-mêmes et en la créature, que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son essence, n’étant leur opération ni intime, ni pure, mais extérieure et impure. Et ceux-ci font non seulement contre la pureté et l’intimité d’opération, mais aussi contre le temps et la saison, parce qu’ils opèrent toujours, sans donner lieu à l’amour jouissant. Il dit au même endroit qu’il peut y avoir de l’excès dans les actes de volonté, non que l’amour et la ferveur puissent être trop grands, qui ne le peuvent être assez, mais parce que telle ferveur peut-être mal conduite, et beaucoup retardée par trop d’actes : comme lorsque l’âme, sentant le trait et l’attrait de l’Époux céleste, se comporte trop activement en sa présence, multipliant et produisant trop d’aspirations, d’oraisons jaculatoires et d’affection de cœur, au [373] moyen de quoi le Saint-Esprit ne peut si bien entrer en cet état; de sorte que s’appuyant plus sur l’industrie de ses propres actes naturels qu’en l’attrait surnaturel de son Époux, elle n’est jamais tirée hors d’elle-même, et demeure toujours en même état.

CHAPITRE II. De la violence excessive et indiscrète de l’âme à produire des actes quand elle est en telles sécheresses que moralement parlant cela ne lui est pas possible.

SECTION I. Quelques remarques sur ce sujet.

Je remarque trois sortes de personnes spirituelles, ou qui s’appliquent à l’oraison mentale, lesquelles néanmoins faute d’oraison de quiétude ne pourront jamais arriver au but de la pratique ou exercice de l’oraison, qui est l’oraison continuelle habituée. [374]

Les premières sont celles qui, trop ignorantes des choses spirituelles, ne savent pas qu’il y ait une oraison mentale sans actes ni pensées; elles méditent les mystères de la foi, produisent des affections excitées par leur méditation, et quand elles ne peuvent avoir leurs opérations accoutumées, elles se persuadent ne pouvoir faire oraison. J’ai fait voir leur erreur.

Les secondes savent qu’il y a une oraison mystique de quiétude recommandée par les saints; mais par leur orgueil et propre sagesse, elles ne la veulent pas pratiquer, et de plus condamnent ceux qui s’y exercent et les livres qui en parlent.

Les troisièmes savent qu’il y a une telle oraison, la croient et ont bons désirs de la pratiquer; mais elles ne peuvent jamais se persuader que ce soit le temps de la faire; elles pensent toujours être au temps de méditer; et quoique les Docteurs mystiques assignent le temps déterminé, quand il faut quitter les méditations, elles se persuadent toujours que c’est par leur faute si elles ne produisent leurs actes, et ce sont celles-là qui se font des violences excessives à produire de bonnes pensées et des méditations, lorsqu’elles devraient cesser pour se contenter du repos.

Je remarque en second lieu qu’il y a trois [375] sortes de violences à l’égard de la production d’actes en l’oraison. La première est celle qui excède les forces de l’âme, en sorte que moralement parlant elle ne les peut produire. La seconde indiscrète, quand elle s’efforce de les produire lorsqu’elle ne le doit pas faire, mais se tenir en repos. La troisième est raisonnable et discrète.

SECTION II. Il ne faut pas faire effort trop violent pour produire des actes.

Ce que dessus étant supposée, je dis que quand l’âme est en sécheresses, et qu’elle a de la peine à produire des actes de l’entendement ou de la volonté, elle n’est pas obligée de se faire une violence excédant ses forces pour les produire, mais que pour lors elle les doit laisser, pour se tenir dans un repos résigné au bon plaisir de Dieu.

Pour éclaircir ce point, qui est important, remarquez qu’il y a deux sortes d’impossibilité : l’une absolue, l’autre morale. L’absolue est celle qui est entièrement au-dessus de nos forces, comme nous disons qu’en l’homme il y a impossibilité absolue de voler. La morale est lorsqu’on ne peut faire les choses sans des violences extrêmes ou excessives. Un malade de fièvre continue [376] pourrait bien quelquefois par une possibilité absolue faire un voyage à pied ou jeûner un carême, se faisant des violences extrêmes au péril même de sa vie; mais parlant moralement et raisonnablement, il ne le peut pas faire; c’est pourquoi il est dispensé du voyage ou du jeûne. Ainsi pouvoir faire une chose moralement parlant, c’est ne la pouvoir faire sans une violence extrême et notablement préjudiciable.

Appliquons ceci au sujet de l’oraison et disons que quelquefois l’âme est en tel sécheresses et distractions, que bien qu’absolument parlant elle pût produire des actes et concevoir quelques bonnes pensées ou méditations, elle ne le peut néanmoins sans un bandement et une violence préjudiciable à la santé; et pour lors elle est censée ne pouvoir produire d’actes, parce qu’elle ne le peut sans un effort excessif. Or Dieu n’exige pas d’elle de si grandes violences, parce que son joug est doux. Les théologiens moraux nous apprennent que la divine bonté ne demande pas de si grandes violences, même dans les choses de plus étroite obligation. Dans l’examen de conscience, le pénitent n’est pas obligé, disent-ils [Reginal.l.4.§.8 – Bonat.disp.5.q.5.sect.2.p.2.§1], d’apporter toute la diligence possible et telle qu’il n’en puisse avoir une plus grande. Une médiocre suffit, dit Navarre, et qui soient jugée telle [377] par un homme prudent, autrement il ne se persuaderait jamais de s’être acquitté de son devoir. Je dis le même à l’égard des autres obligations chrétiennes, qui ne sont telles que quand l’observance est moralement possible. Or si en des choses nécessaires à salut Dieu ne demande pas de l’âme des violences extrêmes, mais douces et raisonnables, combien moins ès choses de dévotion?

Ne vous tourmentez donc pas, pauvres âmes, ne vous faites plus tant de violences pour produire des actes que l’état de votre stérilité vous rend souvent moralement impossible; souffrez de bon cœur que Dieu vous en dépouille, afin que dans cette désappropriation intérieure vous puissiez rencontrer la vraie pauvreté d’esprit.

Mais le mal est que souvent l’âme ne se veut pas contenter de tel petit acte de souffrance et de patience presque inconnus à l’entendement encore trop grossier, quoiqu’ils soient bien meilleurs, parce qu’ils se pratiquent toujours avec douceur et sans violence; et ne sont point troublés par le désir qui reste de produire d’autres actes quand on le pourra. Et c’est peut-être pour cela que ces actes de résignation, de patience, d’attente et semblables, sont appelés actes de l’oraison de quiétude, quoique [378] ceux-là soient aperçus et non les autres. C’est pourquoi quand on les appelle actes de l’oraison de quiétude, cela veut dire seulement qu’ils l’accompagnent, et qu’ils empêchent l’âme qui la pratique de tomber en fausse oisiveté; parce que d’ailleurs cette oraison n’a d’autres actes que sa quiétude et son repos.

SECTION III. Quelques temps ou états dans lesquels il faut quitter les actes de l’oraison agissante.

L’on peut considérer deux sortes d’oraisons : l’une qu’on appelle agissante, l’autre pâtissante. L’agissante s’exerce au moyen des bonnes pensées, des discours, des méditations, des affections et d’autres actes aperçus. La souffrante se pratique par les actes de résignation, de patience, d’humiliation, et semblables, qui ne sont quasi pas apercevables, de façon que plusieurs ne croient pas faire oraison avec ces sortes d’actes.

S’il arrive que vous soyez travaillé de quelque mal de tête ou de quelque autre incommodité notable qui s’excite ou s’augmente par les actes de l’oraison agissante, vous les devez laisser, et vous contenter de faire oraison avec les seuls actes de l’oraison [379] souffrante, quoique peut-être, vous faisant grande violence, vous puissiez produire quelques actes de l’oraison agissante, parce que pour lors vous êtes censé ne le pouvoir moralement. Et ces actes d’oraison pâtissante ou patiente, jamais ou rarement n’accroissent le mal de tête ou autres incommodités. C’est pourquoi, dans l’infirmité ou maladie, on les peut produire, et l’effort qu’on fait pour cela est doux, se fait en tranquillité, et n’intéresse point la santé. Aussi tels actes sont propres à l’oraison de quiétude, non pas comme enfermés en son essence ou en sa nature, mais parce qu’ils l’accompagnent, l’aident, lui servent et sont toujours bienvenus en sa compagnie.

Si vous avez quelque empêchement intérieur de produire des actes de l’oraison agissante, quittez-les pour pratiquer ceux de la patiente : parce qu’il n’arrive que fort rarement, et possible jamais, que l’on soit dans un état si affligé et si abattu qu’on ne puisse produire ces actes, qui sont faciles quand les autres sont impossibles. Ce sont des lieux de refuge qui ne manque jamais au besoin, et il y faut recourir dans la nécessité. Ces empêchements intérieurs peuvent être : premièrement, les grandes affaires qui demandent attention, comme [380] les études, les conversations ou occupations distrayantes. C’est pour lors que les actes de patience, de dépendance, de soumission et semblables sont faciles, ne demandant telle attention, puisque l’acceptation de la peine que l’on a pour lors à faire oraison sert d’une suffisante oraison. Secondement, l’âme peut être empêchée de produire des actes par les troubles intérieurs; car tels actes de l’oraison agissante se doivent pratiquer par un intérieur tranquille et possesseur de soi-même Des actes de l’oraison agissante mal prise et mal conçue peuvent bien troubler l’âme si elle les veut produire, quand elle ne le peut; mais les actes de l’oraison souffrante au contraire, parce qu’ils apaisent les troubles et les inquiétudes causées par les sécheresses, par les extroversions, etc.

SECTION IV. Suite du sujet. Comment l’âme se doit conduire pendant les doutes.

Quand l’intérieur de l’âme est aucunement altéré à cause des doutes qu’elle a, si elle peut ou si elle doit produire des actes de l’oraison agissante, elle fera bien pour lors de s’attacher aux actes de la patience jusqu’à ce que, les doutes étant [381] apaisés, elle puisse produire les actes de l’oraison agissante, doucement et avec un intérieur tranquille. Suffit pour cela qu’elle soit assurée qu’elle ne peut produire les actes de cette oraison agissante sans difficulté; car ils doivent être produits par un intérieur accoisé, ce qui n’est pas durant semblables doutes.

Mais d’autant que tels actes ne sont guère sensibles et ne satisfont pas une âme grossière accoutumée à des actes plus aperçus, spécialement lorsqu’ils durent longtemps, elle pourra douter si elle ne doit point s’efforcer davantage à produire des actes de l’oraison agissante. Nonobstant elle doit continuer son exercice, se mettant en l’oraison de repos, quoique sans goût; tâchant de n’être point oisive, et de s’entretenir avec de petits actes de patience. Et pour connaître quand il sera temps qu’elle fasse effort pour produire des actes de l’oraison agissante, elle doit prendre lumière seulement de la foi nue, c’est-à-dire d’une lumière qui soit par-dessus la raison et l’essence, et même qui leur soit contraire; car si elle consulte les sentiments, et même quelquefois la raison, ils lui diront toujours qu’elle doit opérer plus qu’elle ne fait, principalement devant qu’elle ait acquis une habitude de repos et de [382] tranquillité, parce qu’ils veulent se contenter eux-mêmes et non pas Dieu; et la raison est si obscurcie devant que d’avoir acquis cette habitude, qu’elle croit ce que son sentiment lui dit. Elle doit donc s’en rapporter à la foi, ou à un intellect éclairé d’une lumière insensible; et quand elle a une fois jugé par cette lumière qu’elle ne peut et ne doit pas opérer, elle ne doit plus écouter la criaillerie des sens qui réclament contre cette lumière épurée; car pour lors s’élèvent plusieurs petites craintes qu’elle ne se flatte ou qu’elle ne se trompe, qui veulent empêcher sa quiétude.

CHAPITRE III. De la violence ou effort raisonnable et discret.

SECTION I. Quelle est cette violence.

La troisième sorte de violence que j’ai marquée ci-dessus est raisonnable, douce et tranquille, que tous les contemplatifs approuvent, et que les âmes dévotes doivent embrasser. Et la différence qu’il y a entre celle-ci et les autres est que ceux qui s’efforcent de produire des actes de violences indiscrètes travaillent beaucoup, et s’ils arrachent du fond de leur cœur quelques bonnes pensées, c’est avec tant de trouble et d’anxiété que l’intérieur n’en est point satisfait. Ceux, au contraire, qui font un effort raisonnable, produisent doucement leurs actes, satisfont et étanchent toute la soif et le désir qu’ils ont de faire oraison. [384] Cette violence raisonnable est bonne et vertueuse parce que la vertu conforme à la raison est au milieu, et que les excès sont sans raison et vicieux. Or les vrais contemplatifs doivent suivre la raison, et fuir ce qui n’est pas raisonnable, car en suivant la raison ils produiront leurs actes avec douceur d’esprit et tranquillité de cœur.

Quand donc vous pourrez produire tranquillement des actes de l’oraison agissante, faites-vous une douce violence, et ne demeurez pas en ceux de l’oraison patiente, faute de vous faire un effort raisonnable, parce que les actes d’entendement serviront beaucoup pour embrasser votre volonté en l’amour divin, et des actes fervents de la volonté convertissent beaucoup à Dieu et forment en vous de bonnes habitudes. Cette douce violence consiste à aller peu à peu, d’actes en acte, selon la facilité que vous ressentirez en vous-même à exciter votre cœur à dévotion. Vous ne devez pas vous efforcer de pleurer ou de soupirer; mais si les larmes viennent et coulent d’elles-mêmes, vous ne les devez pas empêcher.

Mais, direz-vous, l’imagination est forte; les passions sont vives; on ne les réprime qu’avec grande violence. [385]

Je vous réponds que le sens et les passions sont de la nature des lions, qui veulent, dit-on, être gagnés et gouvernés par douceur ou par une douce rigueur. De plus, il faut que votre partie supérieure soit maîtresse de l’inférieure, et que sans se mettre en peine de tous ses dérèglements, elle fasse oraison malgré elle, produisant avec cette douce violence tantôt des actes de l’oraison agissante, tantôt de la souffrante, attendant le bon plaisir de Dieu. Il n’y a point de lâcheté dans cette douce violence; les violences indiscrètes ne sont pas durables; les âmes dévotes ne laissent pas de faire des efforts raisonnables, allant toujours leur petit train, réprimant toutefois doucement et courageusement leurs appétits; et par ce moyen elles arrivent bien plus tôt à l’habitude d’oraison que les autres, comme le pèlerin qui va son pas le long du jour, arrive plus tôt au gîte que celui qui court, qui perd haleine, qui se fatigue, et est contraint de demeurer en chemin; mais le pèlerin qui va son pas le long du jour ne laisse pas de peiner, se privant du plaisir du repos, et le contemplatif force son repos naturel par un travail assidu, et se prive du vain contentement que reçoivent ceux qui perdent le temps à divers exercices qui les divertissent de l’oraison. [386]

SECTION II. Confirmation de ce que dessus par autorité des mystiques.

Comme les Pères de la vie mystique blâment les violences indiscrètes, qu’ils disent être très préjudiciables à l’oraison, ils recommandent aussi celles qui sont raisonnables, comme très utiles et nécessaires pour éviter l’oisiveté, qui est la rouille de nos puissances et la ruine de l’oraison.

Il faut, dit Harphius [Theol.Myst.lib.2.p.3.cap.40], quand la grâce ne nous aide pas sensiblement, s’efforcer de temps à autre de produire des aspirations, bien qu’avec peine et travail; en quoi plusieurs se méprennent beaucoup faute d’expérience en cette voie de l’esprit, se persuadant que dans l’exercice de ces aspirations, l’homme est toujours rempli des douceurs spirituelles; vu qu’au contraire il doit souvent élever son cœur avec grande peine et effort, comme il arrive à celui qui lève de terre quelque chose bien pesante; en sorte que par l’excès de l’effort la nature en souffre de la peine et beaucoup d’incommodité, si ce n’est que le Saint-Esprit, par l’abondance de sa grâce, l’adoucisse et soulage le cœur. Et au même lieu, la nature, dit-il, [387] en soi animale et indomptable, tire toujours en bas; c’est pourquoi il est nécessaire de la relever par un exercice continuel vigoureux, et de l’accoutumer aux choses spirituelles, de peur qu’elle n’abatte trop l’esprit; mais que plutôt elle le suive sans l’empêcher, comme on accoutume les animaux les plus farouches, à force de les exercer par le travail, à porter les charges sans résistance. Et encore, poursuit cet auteur, que l’homme chrétien doit presque continuellement élever son esprit, même se faisant beaucoup de violence, il doit néanmoins toujours demeurer en repos de cœur, et avec réflexion faire le discernement du temps auquel il doit travailler, comme quand il se sent fort par le secours de la grâce, d’avec celui auquel il se sent dans une notable privation de cette même grâce, parce que lors il doit descendre à la considération de ses défauts, pour entrer dans le mépris de soi-même ou méditer la vie et la passion de Jésus-Christ.

Celui qui s’applique à l’oraison doit bien prendre garde, dit un auteur moderne [P.Constantin, Secrets Sentiers, 2e p., ch.5], sous prétexte de se faire violence de ne tomber pas dans l’inconvénient de se bander la tête et ruiner la santé de son corps : car quelque grand désir qu’il puisse avoir, il doit être soumis à l’ordre du bon [388] plaisir de Dieu, se contentant de suivre peu à peu selon qu’il en donnera la grâce, et lors que l’esprit est assoupi et l’état de l’âme pesant par défaut d’aide et de prévention de grâce, et que les fantômes sont importuns, il faut céder, non en laissant son désir intérieur, mais se servant de ce qui le peut conserver et maintenir.

CHAPITRE IV. Effets ou Dommages de la mauvaise activité.

SECTION I. Dommage qu’elle cause à l’âme.

Quoique les effets ou les dommages de cette mauvaise activité soient en grand nombre à l’égard de celui qui tombe dans cet excès, je les réduis néanmoins à trois, dont les premiers regardent l’âme, les seconds, le corps, et les troisièmes, tous les deux.

Pour ce qui est des premiers, qui regardent l’âme, tous les spirituels remarquent [382] que les dommages que ressentent et reçoivent les âmes de cette mauvaise activité sont grands et en grand nombre. Je me contente de les indiquer ici, rapportant plus bas les autorités desdits Pères sur ce sujet.

Je dis donc que cette mauvaise activité :

Premièrement, détruit l’oraison, tant celle qui se fait par voie d’acte et de pensées que celle de repos ou mystique.

Secondement, elle empêche l’union de l’âme avec Dieu et l’opération de Dieu en elle.

Troisièmement, ceux qui veulent toujours produire leurs actes sans s’exercer en l’oraison de quiétude ne pourront jamais arriver à cette pauvreté d’esprit que Notre Seigneur a tant recommandé, dont les mystiques font tant d’état, et qui consiste particulièrement à n’être point si propriétaire de ses actes et de ses satisfactions en l’oraison, qu’on ne les quitte aisément quand il plaît ainsi à ce même Seigneur, qui en doit disposer à sa volonté.

Quatrièmement, elle inquiète l’âme et la dégoûte de l’oraison, parce que se trouvant en état de ne pouvoir produire d’actes, elle abandonne l’oraison dont elle se croit incapable.

Cinquièmement, l’âme qui veut faire [390] plus que se tenir en un repos tranquille, lorsque faire davantage détruit sa quiétude, premièrement, satisfait à son amour-propre, qui ne se recherche par moins dans l’excès ou dans la trop grande activité d’oraison, que dans le défaut ou dans la paresse. Secondement, elle veut être trop assurée de ses propres opérations et les trop connaître pour satisfaire, non à la plus haute pointe de l’esprit, mais au sens, ou au plus à la raison aveugle et mal réglée. Troisièmement, c’est n’être pas assez spirituel et détaché des sens. Quatrièmement, elle tombe en oisiveté, car ne pouvant faire oraison comme elle voudrait, elle est contrainte de tout quitter. Cinquièmement, elle est scrupuleuse et manque de confiance en Dieu, quand elle se force à produire des actes, ou qu’ayant des goûts elle les étouffe, recherchant ou admettant des actes non compatibles avec eux.

Ayez donc, ô âme dévote qui prétendez de vous unir à Dieu par l’oraison, confiance en cette divine bonté, et tâchez de goûter combien elle est douce et suave. Si elle vous prive de la nourriture ordinaire de vos actes et méditations, ce n’est pas pour vous laisser famélique, mais plutôt pour vous admettre à sa table, et vous y donner une viande angélique. Et quand il vous semblera [391] que vous n’aurez que des croûtes à manger ou des os à ronger, faites comme la Cananée, et tenez-vous comme une chienne sous sa table, indigne de davantage, vous assurant que Dieu ne vous abandonnera pas, mais qu’il se souviendra de vous dans votre patiente humilité.

SECTION II. Dommage que l’excessive activité cause au corps.

Les dommages que cette activité cause au corps, sont bien considérables, car si quelqu’un dans l’aridité, ne pouvant produire d’actes, s’efforce de tirer ou exprimer violemment quelques pensées ou affections, il intéresse sa santé et se cause des maux de tête, d’estomac, et autres maladies. J’ai connu plusieurs personnes qui pour telle violence sont tombées en des maux de tête et d’estomac continuels et incurables, et ont rendu leurs puissances ou inutiles ou imbéciles à opérer par des efforts indiscrets, en faussant leurs organes par une attention trop tendue, soit à chasser les distractions, ou à mettre en leur place de bonnes pensées. La maison de Dieu est une maison d’oraison, où loge ce grand Roi, et où il doit être aidé et adoré; ce Louvre et ce palais [392] ne s’édifie pas des ruines du corps, qui doit concourir avec l’âme pour la production des actes d’oraison et d’adoration; et si l’un élève et l’autre renverse le bâtiment, que leur en revient-il, dit le Sage, sinon une peine sans profit?

SECTION III. Dommage que cause l’excessive activité à tout l’homme.

Enfin, les maux que cause à tout l’homme cette mauvaise activité sont sans nombre. Elle gêne l’esprit, rend l’oraison ennuyeuse et en empêche l’habitude; parce que l’âme ne pouvant pas toujours produire des actes, et ne connaissant pas ou ne voulant pas pratiquer l’oraison sans actes, elle se porte à chercher des divertissements qui lui servent de remède contre l’ennui et le dégoût.

Secondement, elle provoque la folie, débilite le cerveau, jetant l’homme dans des excès continuels d’inquiétudes et bandements de tête. Dans l’état de sécheresses, elle donne la torture à l’esprit pour se souvenir de ses actes, pour chasser les pensées inutiles, et faute de s’accommoder au temps, à l’état, et aux grâces que Dieu donne, par lesquelles il enseigne intérieurement [393] ce qu’il faut faire pour suivre ses attraits, il fait toutes choses mal et à contretemps, intéressant quasi toutes les parties du composé dans ce désordre général.

Troisièmement, les personnes, par cette activité, deviennent insupportables à elles et aux autres; elles sont en peine jour et nuit, importunent leurs supérieurs ou directeurs, et après avoir été résolues quantité de fois, elles ne se trouvent jamais bien résolues; elles croient ne point faire oraison ni produire bien leurs actes de contrition, de foi et les autres, si elles ne les font à leur mode, qui ne les satisfait pas non plus.

Quatrièmement, elle n’est pas moins nuisible que la fausse oisiveté, car ce sont les deux ennemis de l’âme contemplative. L’une la fait désister de l’oraison par fainéantise et inutilité, ce qui est bien contraire au bon usage des puissances, l’autre empêche la suave et douce opération de Dieu. L’une interrompt l’oraison continuelle, l’autre ne fait pas un petit dommage, la rendant inhabile aux excellentes opérations du divin Esprit, et ainsi lui fait perdre le temps, la portant à faire ce qu’elle ne peut, et à ne pas faire ce qu’elle doit, et ternissant l’éclat du diadème dont Dieu voulait couronner son chef. Les pierres précieuses qui embellissent cette couronne [394] sont les oraisons différentes dont Dieu favorise les contemplatifs; l’excessive activité est celle qui empêche la splendeur et l’éclat que ces oraisons doivent recevoir de la présence divine, parce qu’elle met un entre-deux qui empêche la réflexion des rayons du divin Époux, qui ne se possède parfaitement que dans le repos et la tranquillité de l’oraison.

SECTION IV. Effets ou dommages de la mauvaise activité, prouvés par les raisons et les autorités des mystiques.

Ce n’est pas sans grande raison que tous les Pères spirituels blâment la mauvaise et trop grande activité, et l’appellent très dommageable aux âmes, puisque cette activité est dans l’excès, et que l’excès est mauvais, même dans les meilleures choses. Trop de viandes, quoique bonnes, causent de mauvaises humeurs au corps; et trop d’actes et de bonnes pensées suffoquent au lieu de nourrir l’âme, et ruine son tempérament spirituel. Entendons ce que nous disent et sur cette maladie de l’âme nos médecins spirituels, et en profitons.

Quelques-uns nous enseignent : premièrement [395] que cette trop grande activité détruit l’oraison, tant celle qui s’exerce par les bonnes pensées que la mystique, autrement celle de repos. Ces biens, disent-ils [Jean de la Croix, Vive flamme.3, Cant. v.3 § 8], ces grandes richesses, ces élévations et délicates onctions du Saint-Esprit, sont aussitôt troublées et très facilement empêchées par la moindre action que l’âme voudra faire, s’attachant à quelque notion ou suc, ce qui est un grand dommage. Ces directeurs qui disent : Allez, tirez-vous de là, prenez, méditer, faites des actes, ne voyant pas que le temps des actes qu’ils désirent de l’âme et la voie de discours est déjà passée, que cette âme est en la vie d’esprit en laquelle Dieu est particulièrement agissant, qu’ils lui ôtent la solitude et la retraite, détruisent par conséquent l’ouvrage excellent de Dieu en elle, de façon que l’âme ne profite ni en l’une ni en l’autre; ils n’entendent90, ni dans la voie d’oraison de quiétude, ni en celle de discours.

Quelques-uns, se voyant comme tirés par la main hors la vie active et de leurs actes accoutumés de discours, méditations et aspirations, ne savent où ils en sont, ni comme il s’y faut comporter, ainsi ils s’en détournent et rejettent cette pure et nue contemplation, estimant que la pratique [396] spirituelle de l’âme qui n’est accompagnée de ses actes accoutumés et discours d’entendement est sans profit et vérité. [P. Benoît, Volonté de Dieu, 1ere partie, ch.18; Règle de perfection…]

Le second mal et dommage de cette excessive activité, selon quelques autres, est qu’elle empêche l’union de l’âme avec Dieu et aussi l’opération de Dieu en elle. Il y a cette différence, disent-ils, entre les amis de Dieu et ses enfants, que les amis de Dieu s’attachent à leurs exercices intérieurs avec quelque propriété, lorsqu’ils embrassent l’attrait d’amour qu’ils ont pour Dieu, comme la meilleure des choses auxquelles ils prétendent arriver. De là vient que leurs actes les empêchent d’atteindre à la nudité dégagée d’images; parce que leur intérieur est tout rempli de la ressemblance et des idées d’eux-mêmes et de leurs actions, et encore, bien qu’ils se sentent portés à aimer Dieu avec une grande ardeur, néanmoins ils retiennent une certaine propriété d’eux-mêmes; et quoiqu’ils aient pris la résolution de servir Dieu sans relâche et de lui plaire pour jamais; toutefois ils ne veulent point mourir à toute propriété d’esprit, ce qui fait qu’ils ne seront jamais consommés et embrasés en l’unité d’Amour.

Dans les actes de volonté, il peut, disent-ils [397] y avoir de l’excès lorsque leur ferveur est mal conduite et retardée par leur multiplicité [P. Benoît, Volonté de Dieu, 3e partie, c.18]; comme lorsque l’âme, se sentant l’attrait de l’Époux, se comporte trop activement en sa présence en produisant trop d’aspirations, oraisons jaculatoires et affections de cœur; au moyen de quoi le Saint-Esprit ne peut si bien entrer en cette âme, la posséder, et par union parfaite y faire sa demeure; et cette âme s’appuyant plus sur l’industrie de ses propres actes naturels qu’en l’attrait surnaturel de son Époux, n’est jamais tirée hors d’elle-même, et se fiant plus en sa propre opération qu’en l’élévation du Saint-Esprit, elle demeure toujours en même état.

Un troisième mal et dommage causé par cette activité est, disent quelques mystiques, qu’elle empêche la pauvreté d’esprit tant estimée de tous les contemplatifs, et qui consiste à ne s’affectionner point tant aux actes et discours, qu’on ne les quitte aisément quand il faut.

Pour mon regard, dit sainte Thérèse [En sa Vie, ch.22], je crois que quand en cette oraison d’union l’âme, pour s’aider, fait quelque chose de sa part, combien qu’il lui semble que cela l’avance, néanmoins tout tombera bientôt par terre comme chose sans fondement; et je doute si elle arrivera jamais à la vraie [398] pauvreté d’esprit; c’est à savoir de ne chercher point de goût et de consolation dans l’oraison.

Ils disent enfin, pour un quatrième mal, que cette activité inquiète l’âme et la dégoûte de l’oraison. C’est pitié, dit le bienheureux Jean de la Croix [Liv.2 du Mont Carmel, ch.12], que, l’âme désirant la paix et le repos de quiétude intérieure, on l’inquiète et on la tire au-dehors à l’extérieur, ce qui n’arrive qu’avec un grand dégoût et répugnance de l’âme, qui désire demeurer en cette paix comme en son propre centre.

Il y a des âmes, dit-il ailleurs [Prologue du Mont Carmel], qui au lieu de se laisser aller à Dieu l’empêchent par leur indiscrète opération et répugnance; et ne sachant opérer, sinon par les sens, quand Dieu les veut mettre en ce vide et en cette solitude où elles ne peuvent user des puissances ni faire des actes, pensant être inutiles, elles tâchent d’agir plus expressément et sensiblement, en quoi elles se distraient et remplissent d’aridité et de dégoût. Et c’est de ces mêmes âmes que parle sainte Thérèse, quand elle dit [En sa Vie, ch.22] qu’elles pensent que tout est perdu, si elles ne sont toujours en dévotion. Et par tous ces sentiments nos mystiques font connaître que cette activité n’est souvent pas moins nuisible que la fausse oisiveté, parce que si celle-ci est contraire au [399] bon usage des puissances, l’autre empêche et souvent ruine en elle les douces et excellentes opérations de Dieu.

CHAPITRE V. Causes de l’excessive activité.

SECTION I. Les démons sont l’une des causes de l’excessive activité.

On peut avoir quelque raison de s’étonner, et de demander comment il est possible qu’on ait tant de peine à persuader aux âmes contemplatives de pratiquer l’oraison de quiétude, et à les empêcher de tomber en des excès d’opération, vu que naturellement elles sont portées au repos et ennemie de toute opération violente.

Je réponds qu’il y a trois causes principales de l’excessive activité et violence dans [400] l’oraison, qui sont les démons, les directeurs, et les âmes mêmes qui s’appliquent à l’oraison.

Les démons se servent de plusieurs ruses et inventions pour empêcher ou ruiner l’exercice de l’oraison dans les âmes qui s’y adonnent.

Premièrement, ils tâchent de leur persuader de bander toutes leurs forces pour produire des actes, quoiqu’elles ne le puissent pas; ce qu’ils font en plusieurs façons, excitant des sécheresses, des tentations, de fausses imaginations, remplissant les sens, endurcissant le cœur et empêchant en elles la production des bons actes; puis, les ayant mises en cet état, ils les émeuvent et poussent à se forcer par excès à former des actes fervents, afin que ressentant leur impuissance, ils les jettent dans l’inquiétude, et ensuite dans le désespoir de jamais pouvoir faire oraison, imitant celui qui, après avoir lié les pieds des chevaux, les pousserait à toute bride pour les faire marcher.

Secondement, ils font comme un mauvais horloger qui avance ou retarde l’horloge, pour mettre tout en désordre, afin que, ne sachant à quelle heure on vit, on fasse toutes choses à contretemps. C’est ainsi que les démons, ne pouvant entièrement empêcher l’oraison, avancent ou reculent [401] les opérations des hommes hors de leur temps, les portant à opérer quand il faut reposer, ou au contraire, pour dérégler leurs oraisons et par elles toutes leurs actions.

Troisièmement, quand ils voient que Dieu communique quelques oraisons de quiétude aux âmes, ou qu’elles les veulent pratiquer, le temps en étant venu, ils leur proposent de bonnes pensées et plusieurs bons actes, afin que, s’y attachant, elles se détournent de l’oraison sans pensées, et après qu’ils ont ainsi détraqué et démonté ces âmes, ils leur offrent les bonnes pensées, afin qu’ainsi elles demeurent sans oraison.

Quatrièmement, quelques mystiques remarquent que les diables tâchent d’épouvanter par des horreurs, des craintes, des douleurs corporelles, par des bruits ou des sons extérieurs, les âmes qui entrent dans le recueillement, pour les tirer au-dehors et les divertir de l’intérieur, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, ils les abandonnent.

SECTION II. Seconde cause, les directeurs.

La seconde cause, qui est quasi universelle et des plus dangereuses, et qui est la source de plusieurs maux dans les âmes, sont les directeurs, qui leur persuadent de [402] toujours produire des actes sans jamais faire halte; ils veulent que leurs apprentis travaillent toujours sans repos.

L’âme se peut reposer de trois façons en l’oraison. La première est quand prenant quelque heure pour faire oraison, et ne pouvant méditer, elle quitte l’oraison pour un temps jusqu’à ce qu’elle puisse produire des actes à son gré.

La seconde, quand elle abandonne l’oraison mentale pour toujours, par découragement de ce qu’elle ne la peut faire comme elle désirerait. Ces deux sortes de repos ne valent rien, et le second est encore pire que le premier.

La troisième manière de se reposer en l’oraison est lorsque l’âme, ne pouvant produire des actes, se tient en attente et quiétude, faisant du mieux qu’elle peut pour se tenir attentive à Dieu; elle ressemble aux soldats qui, voyant leurs ennemis en déroute et se défaire eux-mêmes, se contentent de tenir bonne posture et de garder leur poste. Cette âme n’est pas oisive lorsque, ne pouvant produire les actes de l’oraison qui se fait avec pensées, elle se tient paisible, parce qu’elle fait ce qu’elle peut et s’unit ainsi à Dieu; mais le directeur qui presse l’âme de courir après des pensées et des actes qu’elle ne peut atteindre et qui [403] sont en déroute, et qui la porte à employer toutes ses puissances aux opérations qui lui sont presque impossibles, ressemble à un capitaine imprudent, qui, ne pouvant souffrir ses soldats en bonne posture, les oblige de courir après des gens en déroute et défaits, les fatiguant en sorte que, quand ils joignent l’ennemi, ils ne peuvent plus combattre. De même cette pauvre âme qui prétend à l’oraison demeure tellement fatiguée par le travail qu’elle prend à vouloir produire des actes quand il n’en est pas temps, que la victoire qui lui était assurée dans le repos lui échappe des mains, et qu’elle demeure sans oraison.

J’ai dit que cette cause est presque universelle, parce qu’il n’y a guère de directeurs qui ne soit frappés à ce coin. Cela est si commun, dit un bienheureux et excellent directeur [Jean de la Croix, Vive flamme, v.3], qu’à peine trouverez-vous un maître spirituel qui ne gouverne ainsi les âmes que Dieu attire au recueillement et à la contemplation. [404]

SECTION III. Combien ces mauvais directeurs sont dommageables aux âmes.

Le danger est grand de ce côté-là plus que de la part du diable ou de l’âme même; car si le directeur est expert, il découvrira les artifices du démon et anéantira ses desseins; et comme l’âme qui s’adonne à l’oraison se laisse conduire, elle ne sera point trompée; mais si le directeur n’est pas ce qu’il doit être, il fera de très grands maux; car à son égard il sera un de ces conducteurs aveugles dont parlait notre Seigneur, qui, se voulant mêler de guider les autres, se précipitent eux-mêmes, et découvrent leur ignorance et leur malice. À peine trouvera-t-on un de ces conducteurs, dit un maître de la théologie mystique [Jean de la Croix, Vive flamme, v.12.§4], qui puisse s’acquitter du devoir envers les hommes, si, outre la science et la discrétion, il n’a encore l’expérience de ces choses relevées, ne pouvant sans elle y acheminer celle que Dieu y attire.

Or les directeurs qui poussent l’âme à ces grandes activités font assez connaître qu’ils n’ont pas l’expérience de ces choses spirituelles, et méritent grand blâme, parce que si bien ils se persuadent donner une [405] bonne conduite, ils ne sont pas exempts de fautes, dit l’auteur susnommé, parce que c’est par orgueil qu’ils mettent leur faux en la moisson d’autrui [Vive flamme, v.3, §11], qu’ils se font juges d’une oraison qu’ils n’entendent pas, et qu’ils entreprennent sur une conduite qu’ils devraient laisser à d’autres plus éclairés. Moins excusables encore sont ceux qui, sachant bien que plusieurs contemplatifs enseignent cette oraison, la rejettent néanmoins et la défendent le plus qu’ils peuvent, contraignant les âmes engagées en leur conduite d’opérer toujours par les actes de leur méthode, quoique leur état y répugne, aimant mieux tirer et exprimer à force quelque goutte d’eau d’un rocher, je veux dire quelques actes d’un intérieur sec, que de laisser couler un baume suave et doux d’une oraison de quiétude. Qui peut excuser de malice ces sortes de directeurs, voire et d’être rebelles à la lumière? Cependant le nombre en est grand, et trop grand pour le profit des pauvres âmes qui se veulent adonner à l’oraison mentale, principalement continuée91.

C’est le second mal que causent ces directeurs, et qui est à l’égard de leurs disciples, dont premièrement ils troublent la paix, les empêchant de donner lieu à l’oraison de quiétude à laquelle Dieu les [406] appelle, ce qui n’est pas un petit dommage pour eux, parce qu’ils perdent ainsi les précieuses onctions dont Dieu les parfumait en leur tranquillité. Secondement, ils empêchent en eux leur progrès en la pratique de l’oraison continuelle, et s’ils y avaient quelque entrée, ils les font retourner en arrière. C’est pourquoi le bienheureux Jean de la Croix avertit ces âmes de prendre garde en quelles mains elles se mettent, parce que quel sera le maître et le père, tel sera encore le fils et le disciple.

Troisièmement, la conduite de tels directeurs offense encore la divine bonté, parce que, résistant à la volonté de Dieu qui appelait ces âmes à cette sorte d’oraison, ils sont responsables de la perte de leur vocation. Ils devraient appréhender de mettre si hardiment et si témérairement la main sur cette arche qui porte la présence de Dieu, et craindre que sa justice ne s’irrite contre eux, comme elle fit contre Oza; parce que, comme dit le susnommé auteur, ils font injure et commettent irrévérence vers le Seigneur, mettant leurs mains rudes et grossières sur les ouvrages de ce même Seigneur, à qui il n’a pas peu coûté de conduire ces âmes jusqu’à cette solitude afin de parler à leur cœur; et les directeurs ne doivent pas, dit-il, se faire [407] leurs principaux conducteurs, mais suivre seulement les pas et les vestiges de Dieu, qui doit être l’agent et eux les instruments, qui doit accommoder l’âme, non à leur mode, mais à celle de leur divin directeur.

SECTION IV. Troisième cause de la mauvaise activité, l’âme même.

La troisième cause de la fausse activité et de l’excessive violence à produire des actes, c’est l’âme même qui se fait telles violences, et qui peut y être induite et incitée par cinq motifs : premièrement, par le démon; secondement, par le directeur; troisièmement, par l’amour-propre; quatrièmement, par l’inclination particulière; et cinquièmement, par l’opiniâtreté.

La première cause, c’est le démon, qui s’intéresse fort dans l’affaire du salut ou de la perfection de l’âme. Il appréhende qu’elle ne surgisse à bon port au havre de l’oraison de quiétude; il sait quel profit lui en reviendrait, quelle gloire et quel plaisir à Dieu; il se transfigure en ange de lumière; il lui persuade qu’elle perdrait le temps en cette sorte d’oraison; car il n’y a guères [408] d’âmes, dit un directeur bien expert [Jean de la Croix, Vive flamme, cant.3.v.3.§14], marchant par ce chemin, qui ne ressentent les attaques du malin esprit, et souvent beaucoup de dommages; ils se mettent dextrement sur le passage qui est du sens à l’esprit, pipant et attirant l’âme par le même sens, l’entretenant en des choses sensibles, de peur qu’elle ne lui échappe; l’âme malavisée s’y arrête assez souvent et croit même que Dieu la visite et qu’elle ne perd rien.

La seconde cause sont les directeurs : elle s’y fie, mais qu’auparavant elle prenne garde à les bien choisir, après avoir demandé à Dieu un père et un directeur fidèle et charitable, qui puisse être son conducteur et son Raphaël dans une route si peu frayée que celle de cette oraison mystique.

La troisième, c’est l’amour-propre, lequel naît dedans nous comme un mauvais germe et un provin de nos sens, et partant brutal comme eux. Cet amour, ne pouvant pas comprendre une opération si spirituelle que celle de l’oraison sans pensées, persuade à l’âme d’y renoncer, comme à une chose où il ne voit goutte; il est incité par les sens, qui ne goûtent point cette opération si subtile à laquelle ils contribuent fort peu. L’amour-propre qui veut contenter les sens, excite l’âme à prendre une opération qui soit plus sensible, il l’aveugle [109] et empêche de connaître la tromperie des démons et l’ignorance des directeurs, et ne manque jamais de raisons pour éloigner cette oraison.

La quatrième, c’est l’inclination qu’elle a à produire des actes et à se faire grande violence quand elle ne le peut qu’avec peine, comme aussi la répugnance qu’elle a en la pratique de cette oraison de repos. Mais il est difficile d’expliquer en quoi consiste une telle inclination et répugnance, parce qu’il semble au contraire que l’âme devrait avoir inclination à l’oraison de repos, et répugnance à se faire telle violence; sur quoi il faut considérer que cela pourrait être ainsi si l’âme contemplative était seulement éclairée de la raison; mais parce qu’en l’oraison souvent elle est troublée par les démons, aveuglée par les sens et trompée par son amour-propre, de là vient qu’incitée par ces motifs, elle prend des désirs et des inclinations trompeuses, ce qui fait qu’elle incline plus à produire des actes, même avec grande violence, qu’à se tenir en une douce quiétude. Car comme cette âme ne prend l’ordre que du dictamen de son jugement trompé par les susdits motifs, il ne se faut pas étonner si ses inclinations, qui d’elles-mêmes devraient être bien réglées, se changent en d’autres mal conduites, [410] parce que cette âme a une inclination primitive à toutes les autres d’obéir au dictamen de son jugement, qui tourne le timon de toutes les autres inclinations de son côté. C’est ce qui fait que l’on voit communément que les âmes qui pratiquent l’oraison mentale sont bien plus portées à celles qui se font avec de bonnes pensées et acte pieux, qu’aux autres de quiétude et qui sont sans lesdites pensées; et quand les directeurs les leur font pratiquer, ils ont bien de la peine à leur persuader qu’elles font bonne oraison, aimant bien mieux produire des actes, quoiqu’aux dépens de leur quiétude et avec une violence excessive.

La cinquième cause, c’est l’opiniâtreté, qui attache si fort l’âme à l’oraison qui se fait avec bonne pensée, que jamais elle ne la veut quitter; et au lieu de goûter le sucre et la manne du ciel, elle la recrache pour goûter les aulx et les oignons de l’Égypte. Le bienheureux Jean de la Croix compare ces âmes opiniâtres à des enfants dépités et mutins, que la mère veut porter sur le sein et qui ne le veulent pas souffrir, qui crient pour être mis à terre, et qui pendant ce temps ne marchent, ni ne laissent aller la mère; et dit qu’ainsi ces âmes, par leur résistance ne voulant demeurer entre les bras de Dieu, souvent empêchent son [411] opération et demeurent inutiles en elles-mêmes, et pleines de troubles et d’inquiétudes.

SECTION V. Preuve par autorité de ce qui s’est dit des causes de l’excessive activité.

Il est utile d’appuyer ce que nous venons de dire des causes de l’excessive activité, de l’autorité des saints et des maîtres de la vie mystique, afin que l’âme qui aspire au bonheur de l’union et oraison continuelle étant éclairée de leurs saintes lumières, puisse apercevoir les pièges que lui tendent les ennemis de sa quiétude, et les éviter avec une diligente circonspection. Quoiqu’il me fût aisé de rapporter ici plusieurs autorités de divers auteurs, je me contente néanmoins, pour me référer autant que la matière le peut permettre, de celle du bienheureux Jean de la Croix, dont le témoignage seul peut valoir pour plusieurs autres, et ce d’autant plus qu’ayant été dans une singulière pratique et expérience de l’oraison de quiétude, et ayant eu le bonheur de communiquer si souvent et si familièrement avec sainte Thérèse, qui était aussi très savante en cette théologie mystique, il parle de concert avec elle, pour nous [412] enseigner ce que l’onction et l’expérience lui ont appris des secrets mystiques. Voici ce qu’il nous dit sur le sujet des causes de l’excessive activité.

L’âme étant avertie que le principal agent de cette affaire (il parle de l’oraison de repos) est Dieu qui la conduit par la main où elle ne saurait aller sans lui, tout son principal soin doit être de regarder à n’apporter point d’obstacle à la guide, qui est le Saint-Esprit. Elle pourrait être empêchée de le suivre, si elle se laissait guider par un autre aveugle. Or il y a trois aveugles qui la pourraient égarer, savoir, le démon, le maître spirituel et l’âme, qui veut s’avancer sans jamais reculer.

Et parlant du démon, l’une des trois causes de l’excessive activité : Un des aveugles, dit-il, qui peut détourner l’âme en ce genre de recueillement, c’est le diable, qui veut que l’âme soit aussi aveugle que lui, lequel en ces très hautes solitudes où l’on reçoit les délicates onctions du Saint-Esprit, dont il est très marri, à cause que l’âme lui échappe des mains, qu’il ne la peut reprendre, et qu’il voit qu’elle s’agrandit merveilleusement, tâche à la réduire, en cette nudité et aliénation, à quelques cataractes de notions et de ténèbres de goûts sensibles, parfois bons, [413] pour mieux appâter l’âme et la fait retourner à ce qui est du sens, en quoi il la distrait et retire aisément de cette solitude où le Saint-Esprit opère secrètement ses grandeurs.

Il dit ailleurs [Cant.3.14] : Le moindre dommage que le diable fasse en ceci à plusieurs âmes est très grand; car il n’y en a guère qui marchent par ce chemin qui n’en ressentent les attaques et beaucoup de dommages. Le malin se met dextrement sur le passage qu’il y a du sens à l’esprit, et attirant l’âme par le même sens, il l’y entretient, de peur qu’elle ne lui échappe, et l’âme s’y arrête et croit que Dieu la visite.

Il fait voir en plusieurs endroits que les directeurs, que nous avons dit être la seconde cause de l’excessive activité dedans les actes [Vive flamme.Cant.3.v.3.§8], ont souvent une conduite très préjudiciable aux âmes, spécialement à celles que Dieu tire à la contemplation et au recueillement, qu’ils en retirent, leur disant que c’est perdre le temps et demeurer oisif, et qu’il faut méditer et produire des actes; et bien que ce dommage, dit-il, soit tel qu’il ne se peut estimer, il est néanmoins si commun qu’à peine trouvera-t-on un maître spirituel qui ne traite ainsi les âmes que Dieu commence de recueillir.

Il les avertit de prendre garde et de [414] considérer que le Saint-Esprit est le principal agent et moteur des âmes dont il ne perd jamais le soin ni de ce qui importe à leur avancement, pour arriver plus promptement à lui, et qu’eux ne sont pas les agents, mais les instruments pour adresser les âmes par la règle de la foi et de la loi de Dieu, selon la mesure de l’esprit qu’il donne à chacun; qu’ils les doivent gouverner non à leur mode, mais à celle de Dieu, considérant le chemin par lequel il les veut conduire, s’ils ne savent; et s’ils l’ignorent, qu’ils laissent là ces pauvres âmes sans les troubler davantage.

Il prévient, sans admettre, les mauvaises excuses que pourraient donner ces directeurs. Peut-être, dit-il, ont-ils un bon zèle, et ne manquent que pour n’en savoir pas davantage; mais il réplique qu’ils ne sont pas excusés devant Dieu des conseils téméraires qu’ils donnent sans avoir bien entendu de quel esprit l’âme est portée, se mêlant de ce qu’ils ignorent, au lieu de les renvoyer à d’autres plus intelligents qu’eux. Ce n’est pas peu de faire perdre à l’âme des biens inestimables par un conseil égaré, de façon que celui qui va ainsi témérairement sera puni selon le dommage qu’il aura fait; parce qu’il ne faut pas manier à l’aveugle les affaires de Dieu, mais avec vigilance, même en chose si [415] relevée et si délicate, où le gain et la perte sont quasi infinis.

Il excuse bien moins les directeurs infidèles qui, par des intentions mauvaises et de vains respects, empêchent les âmes de sortir de leurs mains, incapables de les conduire, et menace cette faute, qu’il dit naître d’une folle présomption et orgueil, d’un rude châtiment de Dieu.

Au surplus il avise l’âme que Dieu tire à une intime union, de bien prendre garde à quel directeur elle se commet et confie, parce, dit-il, que tel est le maître, tel sera le disciple; tel le père, tel le fils. Et ajoute qu’à peine en trouvera-t-elle un capable, selon toutes ses parties, de l’aider en ses besoins, parce qu’il doit être sage, discret et expérimenté.

Et un peu plus bas il fait aussi voir que l’âme même peut être obstacle en soi-même aux conduites de Dieu. Il arrivera, dit-il [Vive flamme.Cant.3.v.3.§16], que Dieu s’efforcera de retenir l’âme en cette quiétude silencieuse, et qu’elle résistera, criant avec l’imagination, et tâchant de marcher par les actes de l’entendement : comme les enfants que les mères portent entre leurs bras, qui crient et se débattent pour être mis à terre, et qui pendant cette opiniâtreté ne marchent pas, et ne laissent point marcher leur mère. L’âme [416] poursuit-il, doit bien prendre garde que pendant l’opération de Dieu en elle, elle ne marche bien plus vite, quoiqu’elle ne le sente pas, que si elle allait d’elle-même; parce que Dieu la porte entre ses bras sans peine de sa part; et quoiqu’il lui semble ne rien faire, elle avance bien plus que si elle s’en mêlait, puisque c’est Dieu qui opère; et elle ne doit pas s’étonner, si elle ne s’aperçoit pas de cette opération qui est au-dessus du sens. Qu’elle s’abandonne donc entre les mains de Dieu et qu’elle se fie en lui, avec cela elle marchera sûrement, n’y ayant de péril que quand elle voudra agir d’elle-même.





LIVRE SECOND DE LA FOI NUE TANT DIVINE QU’HUMAINE ET DE LA SATISFACTION QUE LA FOI NUE DOIT PRODUIRE EN L’ÂME

TRAITE III [Tome I page 417]

De la foi nue divine et humaine.

Argument

[417] Puisque, comme nous avons vu dans le premier traité, l’oraison mystique est un repos de l’âme en Dieu et que ce repos est un acte de sa volonté qui tend à lui sous la considération [418] de bien souverain, souverainement aimable, et la fin de tous ses désirs, il est nécessaire qu’elle y soit conduite et adressée par une lumière divine qui, lui découvrant les beautés de ce ravissant objet, l’excite à se reposer en lui, je fais voir en ce troisième traité que cette lumière ne peut être autre que la foi nue, seule capable de faire un jour mystique dans les sacrées ténèbres de cette oraison, et sans lever le voile de dessus le visage de l’incompréhensible beauté et bonté de Dieu, de porter l’âme aux saintes unions avec cet objet, qu’elle fait paraître d’autant plus aimable que moins il est connu. Les autres lumières qui éclatent dans la partie sensible de l’âme ou dans la raisonnable ne sont pas propres à former une si haute connaissance, parce qu’elles n’ont point de proportion avec la fin que l’âme prétend, qui est la jouissance de Dieu; lequel est infiniment relevé au-dessus de toutes les opérations humaines et naturelles, en sorte que tout ce que le sens peut appréhender de lui, ou l’entendement en concevoir, ou la volonté en goûter par elle-même, est très éloigné de cet Être divin, et conséquemment incapable de l’unir à ce suréminent objet. Le flambeau de la foi nue peut seul découvrir ce Dieu caché, que Saint Paul assure être inaccessible aux yeux des mortels, et dont le trône, au dire du Prophète, est environné de nuages et d’obscurités. Lla lumière de ce flam[419]beau luit dans le sommet de l’âme, semblable à cette nuée merveilleuse qui servait de guide aux enfants d’Israël; elle est tout ensemble et ténébreuse et obscure — puisqu’elle captive toute la connaissance de l’entendement humain, lui faisant avouer qu’il ne savait rien de Dieu, qu’il n’en peut parler comme il faut, et qu’à son égard il n’est que ténèbres et ignorance —, mais lumineuse et éclatante comme la nuit du Prophète, dont il faisait son plus beau jour — puisqu’il n’y a pas dans l’âme de plus claire et de plus noble connaissance de Dieu que celle que lui enseigne la docte ignorance de la foi nue, qu’elle ne peut connaître celui qui en lui-même est infini, incompréhensible et ineffable. J’explique bien au long la nature de cette foi nue et prouve son existence et sa nécessité pour les opérations mystiques. Je parle ensuite de ses qualités, de ses actes et de son habitude. Je remarque aussi que dans l’oraison de repos il y a une autre sorte de croyance en foi nue, appelée humaine, qui est nécessaire à cette oraison. J’examine quel est l’objet tant matériel que formel de l’une et de l’autre croyance divine et humaine, quel est le sujet où elles résident, quelle est leur certitude et comme on s’en doit servir pour l’exercice de son oraison, d’où elle doit bannir les doutes et les craintes qui ne sont pas raisonnables, et enfin je finis ce traité important en donnant la résolution de quelques difficultés qu’on pourrait former pour dissuader la pratique de cette oraison. [420]

CHAPITRE I. Des choses qui concourent à former le repos mystique, et premièrement de la foi, laquelle est nécessaire pour diriger la volonté.

Nous avons déclaré que Dieu, en tant que souverain bien, contenant en soi tous les biens et toutes les perfections, ou en tant que fin dernière de tous nos désirs, est l’objet de l’oraison mystique; et que l’âme, par cette sorte d’oraison, se repose en lui. Or comme ce repos est un acte de la volonté jouissante de son divin objet, il faut qu’elle soit dirigée par une lumière qui lui fasse voir cet objet et l’excite à se reposer en lui : parce que si l’âme ne croyait que Dieu est la souveraine bonté et fin dernière, elle ne s’y reposerait pas. Cette lumière est celle de la foi infuse, l’acte de laquelle est de croire que Dieu est le souverain bien et la fin dernière, ou l’essence de Dieu sous le titre de souveraine bonté, souverainement parfait et sur tout92 aimable. [421]

La raison en est, que premièrement dans cette oraison mystique, qui est un repos en Dieu, la volonté se porte à lui sous le titre de souveraine bonté, et s’y tient comme en sa fin dernière; or nous avons dit que la foi doit diriger et éclairer la volonté, en lui montrant la beauté ou la perfection de son objet, et les motifs pour lesquels elle se doit tenir en tranquillité, puisque cela seul peut attirer l’âme à s’y reposer.

Secondement, ce repos, ainsi que nous avons dit, est un acte d’amour de Dieu sur toutes choses, que la volonté ne peut produire si la foi ne lui propose Dieu comme fin dernière et souverainement parfaite.

Troisièmement, il serait impossible que l’âme se repose en Dieu, y prenant son contentement, si elle ne croyait qu’il y a un Dieu, qui est le repos et l’assouvissement de ses désirs, et conséquemment son souverain bien. Et comme93 la volonté ne saurait produire un acte de contrition si la foi ne lui proposait cette lumière : qu’il faut réparer le tort et l’injure faite à la bonté de Dieu, elle ne peut non plus produire un acte d’amour, si la foi ne l’éclaire pour lui faire connaître qu’il est aimable par sa bonté. [422]

Et de ceci, on peut apprendre que, quand la volonté veut produire quelque acte de vertu chrétienne, la foi lui propose non seulement son objet matériel, mais encore le formel, je veux dire le motif par lequel elle l’induit à l’embrasser. Si l’âme, par exemple, veut produire un acte de charité, la foi ne lui proposera pas seulement qu’il y a un Dieu qui est objet matériel de vertu, mais aussi qu’il est souverainement aimable, étant notre fin dernière, notre souverain bien, et souverainement parfait, et ainsi des autres; parce que le propre de l’entendement est d’éclairer suffisamment la volonté pour faire son action, l’excitant par des motifs proportionnés à embrasser son objet, lesquels motifs se prennent de l’objet formel. [423]

CHAPITRE II. De la foi en tant qu’elle sert à l’oraison mystique

Les saints docteurs de la théologie mystique tâchent de nous expliquer la nature de la foi en tant qu’elle sert à l’oraison de repos, lui donnant plusieurs noms, et la décrivant en plusieurs sortes.

Quelques-uns disent que cette foi est une lumière pure, simple, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l’expérience, qui réside dans la pointe de l’âme et qui contemple Dieu sans aucun milieu ou entre-deux.

D’autres l’appellent universelle, parce qu’elle n’est point bornée à un bien particulier; ardente, parce qu’elle cause en l’âme l’embrasement du divin amour.

Ils la nomment aussi nue, qui est le terme le plus commun, dont ils usent; premièrement parce qu’elle n’a de connaissance de Dieu que générale, et non sous le concept distinct de bonté, de sagesse, de puissance [424] ou d’autre attribut particulier. Secondement, parce qu’elle est dépouillée de la connaissance de son acte. Et en troisième lieu, parce qu’elle est, disent quelques-uns, dépouillée de tout recherche du propre amour, du soutien des raisons humaines et des sentiments de la chair et du sang; et les autres, par une plus naïve et meilleure raison, parce qu’elle ne peut être aperçue par connaissance intuitive et formelle, c’est-à-dire, qu’elle ne peut faire voir en quoi la volonté se repose, ne faisant connaître l’objet qui lui donne le repos qu’obscurément, sa lumière ne lui montrant pas distinctement, qu’elle se repose en Dieu; mais en quelque objet non aperçu et dépouillé de connaissance réfléchie.

De ce que dessus, je puis tirer cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, et dire que c’est une connaissance générale du souverain bien sans distinction des perfections ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchi. Je l’appelle connaissance parce que c’est un acte de foi; elle est générale, étant sans distinction de perfections particulières; je dis qu’elle est connaissance du souverain bien, parce que c’est sous cette vue et sous cette considération qu’elle attire la volonté, et qu’elle ne peut être réfléchie.

CHAPITRE III : D’une autre espèce de foi nue humaine nécessaire à l’oraison mystique.

[425] Comme l’âme qui est dans l’oraison mystique ou de repos a besoin d’une foi nue divine qui réside en son entendement, produit94 un acte non aperçu que Dieu est son souverain bien, et excite ou dirige la volonté à se reposer en lui, il faut encore qu’elle soit aidée de la foi humaine, qui lui persuade que se tenant en repos dans l’oraison mystique, elle est suffisamment appliquée selon la volonté de Dieu; et comme la foi divine commune est appuyée d’une foi humaine aussi commune, qui aide et qui fortifie l’âme pour l’opération, le même se doit dire proportionnément de la foi mystique à l’égard de cette âme, lorsqu’elle pratique l’oraison de repos.

La foi divine, par exemple, lui apprend que les bonnes œuvres procédantes d’un principe de grâce sont méritoires, et la foi [426] humaine lui persuade aussi que les pratiquant elle mérite en effet, ce qui sans doute lui donne beaucoup de courage et de vigueur pour les accomplir; et il semble que faisant une bonne action, l’aumône si vous voulez, elle forme ce raisonnement en soi-même : L’aumône accompagnée de toutes les conditions requises pour le mérite est une bonne action et qui mérite la vie éternelle; or l’action que je fais est telle, je mérite donc la vie éternelle. La première proposition est de foi, et son motif divin, qui est la divine révélation; la seconde est conjecturale et probable, fondée sur des raisons aussi probables, et la conclusion de même, et il est pourtant vrai qu’ordinairement elle ne s’acquitterait pas de ces bonnes actions si par telles raisons elle ne croyait pas les pratiquer en effet, et par elles acquérir la vie éternelle; et ces raisons lui sont un motif, non pour croire que les bonnes œuvres sont méritoires, car pour cela le motif de la révélation divine est nécessaire, mais pour opérer en conséquence de ce que Dieu a dit, et cette foi est seulement humaine, qui n’est pas infaillible, et ainsi il paraît que très souvent, et presque toujours, elle ne ferait pas une action chrétienne, quoiqu’elle la croie bonne en foi par révélation, si elle ne la croyait encore bonne en elle et méritoire, par des [427] raisons persuasives qui forment une foi humaine.

J’applique ceci à l’oraison de repos : l’âme sait de foi divine que se reposer en Dieu comme en son bien souverain et le centre de ses désirs est une action agréable à Dieu, une oraison, une élévation ou une union avec lui, mais elle ne sait que de foi humaine que son repos dans l’oraison fait une action agréable à Dieu et une union avec lui; il est pourtant vrai que cette assurance morale et cette persuasion fondée sur des raisons probables lui donnent une merveilleuse force et courage à faire oraison ou à y persévérer avec patience, et que le défaut de cette persuasion l’affaiblit, la créance qu’elle est là pour le bon plaisir de Dieu étant le fondement qui l’affermit. [428]

CHAPITRE IV : Convenances entre la foi nue et la commune chrétienne95.

SECTION I : Quatre sortes de convenances entre ces deux croyances.

Pour comprendre parfaitement ce que c’est que la foi nue, ou qu’elle est sa nature, il faut voir en quoi elle ressemble à la foi commune et en quoi elle en diffère; parce qu’ainsi on pourra connaître toutes ses propriétés. Nous apporterons donc premièrement leurs convenances.

La première est que, comme la foi commune se peut considérer ou en tant qu’elle est divine et relevée96, ou en tant qu’elle est humaine ou97 seulement probable, la foi nue peut être divine ou humaine. En tant que divine et relevée, elle a même habitude que la commune, et est infuse au baptême; et en tant qu’elle est humaine, c’est seulement une croyance que la patience que [429] l’on prend en repos et en tranquillité est une occupation et oraison agréable à Dieu.

La seconde ressemblance est que ces deux croyances ont même objet formel, puisque c’est Dieu en tant que première vérité qui ne peut mentir.

La troisième convenance est que la foi nue humaine opère en la même façon que l’humaine qui n’est pas nue; je veux, par exemple, pratiquer quelque bonne action, ou extérieure comme l’aumône, le jeûne, ou intérieure comme un acte d’amour divin ou d’oraison mentale : ces œuvres supposent deux actes de foi, l’un de la divine et infuse, l’autre de l’humaine et acquise. La foi infuse m’apprend que ces bonnes actions et autres semblables plaisent à Dieu, et que si elles sont pratiquées avec les circonstances requises, elles sont méritoires de la vie éternelle; mais quand je m’acquitte de ces bonnes actions, croyant qu’elles ont toutes ces circonstances, et qu’ainsi elles plaisent à Dieu et qu’il les récompense d’une gloire éternelle, cette croyance n’est pas infuse, mais seulement humaine et conjecturale : parce que je n’ai point de révélation que je sois en grâce et que j’aie les autres conditions requises pour le mérite.

La foi nue opère en la même façon : car en tant qu’elle est infuse, elle m’apprend que [430] Dieu est le souverain bien et que notre âme doit se reposer en lui comme en sa fin dernière, et que ce repos est une bonne action agréable à Dieu, et méritoire si elle a toutes les conditions requises — Je parle d’un repos jouissant qui est un acte d’amour sur toutes choses. Mais la foi humaine acquise me persuade que la patience que je prends, quand je ne puis faire autre chose en l’oraison, est ce même repos. C’est ainsi que la foi nue opère en la même façon que la foi commune, et que la foi humaine applique la foi infuse en toutes les deux croyances.

La quatrième ressemblance est en la manière d’opérer : parce que comme les bons chrétiens, qui ont une croyance habituelle que les bonnes œuvres sont méritoires devant Dieu et qu’ils lui agréent quand ils en pratiquent quelques-unes à dessein de lui plaire, renouvellent en eux un acte de foi infuse que telles bonnes actions qu’ils opèrent, et semblables, sont allouées de Dieu pour recevoir leur récompense, bien que souvent ils les fassent sans s’en apercevoir et par un acte virtuel ou enveloppé dans l’action même, qui n’empêche pas qu’il ne soit formellement produit; ainsi, en la pratique des bonnes œuvres, la foi opère par un acte implicite et caché dans les bonnes 431 œuvres; mais quant à la foi humaine par laquelle ils croient que leurs bonnes œuvres sont agréables à Dieu et méritoires, elle n’opère pas si souvent par un acte virtuel ou non aperçu, parce que, donnant l’aumône ou produisant un acte d’amour, ils s’aperçoivent assez souvent qu’ils le font, et que ce sont de bonnes actions et qui plaisent à Dieu, quoiqu’il soit aussi vrai que quand quelqu’un est habitué à cette croyance, elle opère aussi par un acte non aperçu; comme celui qui est habitué à jeûner le carême, ou à faire d’autres actions semblables intérieures ou extérieures, souvent n’y fait pas de réflexion, bien qu’il les croie chrétiennement bonnes et méritoires, et qu’il soit certain qu’il ne les ferait pas s’il ne les croyait telles et utiles pour son salut; ainsi la foi infuse et humaine opère souvent par acte non aperçu et enveloppé dans l’action même dont on ne se peut apercevoir.

La foi nue opère en la même façon, soit que nous la considérions en tant qu’elle est infuse, ou en tant qu’elle est humaine. En tant qu’infuse, non seulement elle opère inconnument en l’âme, mais elle ne peut pas opérer autrement, parce que son acte, en elle, est que Dieu est son souverain bien et la fin en laquelle tous ses désirs doivent reposer; [432] or elle ne se peut apercevoir de cela par aucune réflexion sur soi-même.

La foi nue acquise et humaine enseigne l’âme que son repos est un repos en Dieu, et partant action méritoire, et au commencement elle a cette connaissance par un acte réfléchi et apercevable, et même souvent il lui faut bien des raisons pour le lui persuader; mais quand une fois elle a acquis l’habitude de croire que sa patience, son repos et le désir qu’elle a de produire des actes sans le pouvoir est une action bonne et bien agréable à Dieu, elle le sait par un acte non aperçu. Supposons, par exemple, que cette âme est habituée à la pratique de l’oraison de repos sans goût : toutes les fois qu’elle se trouve en sécheresse et ne peut faire autre chose que se tenir en repos, sans faire réflexion ou penser si ce repos est une bonne action, ou si elle plaît à Dieu, elle ne laisse pourtant pas de le croire, et si elle ne le croyait pas, elle abandonnerait cette action pour en faire une autre; et néanmoins cette croyance ne s’aperçoit pas, et ce repos cache et enveloppe deux actes de foi nue : l’un révélé, à savoir que Dieu est le souverain bien auquel tous nos désirs doivent reposer; et un qui n’est que d’opinion humaine, à savoir que la patience et le repos auquel elle se tient pour lors est un acte d’amour méritoire. [433]

SECTION II : Suite du sujet. Six autres convenances.

La cinquième convenance entre la foi chrétienne commune et celle qui est nue se tire de ce qu’elles ont mêmes effets. Elles éclairent toutes deux la volonté et l’induisent à l’amour de Dieu sur toutes choses, la disposent à l’union avec lui, et enfin la conduisent à la perfection; car l’âme ne peut atteindre à ces choses sans les lumières de la foi chrétienne, et nous avons vu que ce sont aussi là les effets de la foi nue.

La sixième est en ce que les actes de la foi humaine, tant de la commune que de la nue, n’ont qu’une certitude probable, et seulement fondée sur des conjectures. Quand quelqu’un, par exemple, croit que ses bonnes œuvres sont agréables à Dieu et méritoires, cette croyance humaine n’est fondée que sur des conjectures probables, non plus que la croyance qu’il peut avoir que l’oraison de repos qu’il pratique est agréable à Dieu et une œuvre méritoire.

La septième : ces deux croyances s’accordent dans l’assurance morale qu’elles doivent donner à l’âme que leurs actions sont [434] bonnes et agréables à Dieu, et comme la foi humaine commune doit donner, à l’âme qui fait ses actions pour plaire à Dieu, une assurance morale et probable qu’elles lui plaisent en effet, et telle qu’elle chasse bien loin toutes sortes de craintes scrupuleuses qui la rendraient pusillanime dans la pratique des bonnes œuvres, par opinion ou pensée qu’elles lui seraient inutiles; en même façon cette âme doit pratiquer l’oraison de repos avec telle assurance morale que cette oraison est bonne et un état agréable à Dieu, qu’elle renvoie bien loin toutes les appréhensions qui la pourraient faire douter s’il est ainsi, et empêcher par ce moyen la tranquillité de son oraison; ce qu’elle fera si elle croit fermement que l’oraison de repos, quoique sans goût, n’est pas moins bonne devant Dieu que celle qui se fait par la production d’actes.

Et il faut ici remarquer que la foi nue humaine a plus de sujet de chasser, non seulement les doutes qui peuvent donner de l’appréhension à l’âme, mais encore les hésitations et toutes les choses qui lui peuvent causer quelque inquiétude, que non pas la foi commune humaine. Parce que les inquiétudes qui attaquent l’âme pendant les bonnes œuvres n’empêchent pas toujours [435] qu’elles ne soient telles; mais toutes les inquiétudes qui surviennent à l’oraison de repos, si elles sont volontaires, empêchent que ce ne soit une vraie oraison. Car l’oraison mystique dit essentiellement une quiétude et une tranquillité à laquelle l’inquiétude est diamétralement opposée; et partant toutes les craintes, tous les doutes et les pusillanimités qui inquiètent l’âme doivent être éloignés de l’oraison de repos sans goût.

La huitième : la foi chrétienne n’est pas contraire à la crainte de Dieu, ni servile, ni filiale, ni toute autre raisonnable, car elle ne nous enseigne pas qu’elles soient mauvaises; et si telles craintes ne nous inquiètent pas, elles n’empêchent pas l’oraison de repos sans goût; et même si elles ne troublent que la partie inférieure, elles ne sont pas contraires à ce repos, qui est seulement dans la pointe de l’esprit; de sorte que l’inquiétude, qui ne peut pincer cette pointe, ne nuit pas à l’oraison de repos.

La neuvième : la foi humaine, par laquelle nous conjecturons probablement que nos bonnes œuvres sont agréables à Dieu et méritoires, ne doit pas être fondée sur l’estime orgueilleuse de nous-mêmes, pensant être quelque chose, mais sur la confiance en la bonté divine qui ne rebute [436] pas le service qu’on lui rend, quand on s’efforce de le conditionner des circonstances requises. Aussi la foi nue humaine, par laquelle une âme se persuade que la patience pendant les distractions et le repos auquel elle se tient font une bonne oraison et agréable à Dieu, se fonde sur la confiance en Dieu, sachant que celui qui est affligé possède son âme en patience.

La dixième : cette croyance morale que nos œuvres sont méritoires, et cette confiance en Dieu, s’acquiert par deux moyens : savoir premièrement, par raisons humaines et secondement par autorité de personnes en qui nous devons avoir croyance et qui nous assurent que telles œuvres sont agréables à Dieu.

De même la foi nue par laquelle nous croyons que notre patience et notre repos est une oraison et état agréable à Dieu, se doit acquérir premièrement par le raisonnement ou par la force des raisons apportées en ce livre, et d’autres que l’on peut inventer, secondement par autorité du directeur, qui doit être cru, lors qu’il nous assure que le repos est bon et utile, et qu’il est l’oraison que Dieu pour lors demande de nous. L’on peut aussi croire les livres qui traitent de cette matière; car à l’exception de l’assurance que nous donnent les choses [437] qui se voient intuitivement, il n’y en a pas d’autre que des raisons et des personnes dignes de foi.

CHAPITRE V : En quoi la foi mystique est différente de la commune.

La première différence se prend du côté de l’acte, en ce que la foi commune a un acte virtuel; le propre duquel, bien qu’il ne soit apercevable en soi, est d’être ordinairement enveloppé dans un autre qui peut être aperçu et que l’on connaît; comme l’acte de foi virtuel, lequel un ignorant croit et qu’il ne connaît pas, est contenu dans un acte de foi aperçu, qui est celui par lequel il croit tout ce que croit l’Église, ainsi l’acte de contrition est contenu en celui de l’amour de Dieu sur toutes choses.

L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable : parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en [438] quoi; ainsi l’acte de ce repos est simplement non aperçu, puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison mystique ou de quiétude, ainsi que je fais voir autre part.

La seconde différence est de la part de l’objet; car l’objet matériel de la foi nue ou mystique, en tant qu’elle est révélée, est seulement que Dieu est le souverain bien et la fin dernière où tous nos désirs doivent se reposer; et en tant qu’elle porte titre de mystique, elle ne nous fait connaître que cela sans nier le reste, comme la foi de l’unité de Dieu qu’avaient les Juifs avant la venue de Jésus-Christ ne niait pas la pluralité des Personnes. Mais la foi commune révélée a son objet plus étendu, parce qu’elle croit formellement toutes les choses révélées et donne bien plus à connaître que ne fait la mystique. Si ce n’est qu’on voulût dire que, puisque c’est une même foi, elles ne peuvent avoir un objet matériel différent. Mais sans m’arrêter à la façon de parler, je fais voir seulement comment ces deux manières de croire atteignent diversement leur objet matériel.

La troisième différence se tire de la part de leurs opérations ou effets. L’opération de la foi nue est plus resserrée que celle de la foi commune, de même que leur [439] objet, parce que ces croyances n’opèrent que selon l’étendue de leur objet. La foi nue n’opère point hors de l’oraison de repos, dans laquelle elle dirige seulement la volonté, ou l’excite à l’amour jouissant qui se retrouve en ce repos; la foi commune porte à l’amour de Dieu, du prochain et de toutes les vertus.

La quatrième différence est en l’obscurité : le propre de la foi est d’être obscure. Nous voyons maintenant, dit l’Apôtre, au miroir et en en énigme, c’est-à-dire obscurément; c’est pourquoi la foi commune est obscure aussi bien que la mystique; mais avec différence que l’obscurité de celle-ci est plus grande que celle de l’autre, parce que la foi commune est obscure d’un côté et claire de l’autre : obscure du côté de la chose que l’on croit, car l’entendement ne la pénètre pas intuitivement — j’ai la croyance d’un paradis, cependant je ne le vois pas; et si je le voyais, ce ne serait plus foi — mais la foi est claire du côté de son acte, parce que je vois bien que je crois un paradis. Mais en la foi nue ou mystique, la chose que je crois m’est cachée et aussi son acte, parce que dans l’oraison de repos je ne vois pas que je me repose en Dieu ni que j’exerce un acte de foi dans ce repos. Et si on dit que la foi [440] commune peut aussi être obscure en son acte, comme lorsqu’il est virtuel, je réponds qu’il y a encore différence d’obscurité, parce que cet acte de foi virtuel peut être rendu formel ou aperçu, ce qui ne peut être en l’oraison de repos ou mystique, parce que si on y produisait des actes de foi aperçue, elle changerait de nature et ne serait plus oraison de repos, dont les opérations ne peuvent être aperçues, mais ce serait une oraison de production d’actes. Et de plus nous avons montré ci-dessus combien l’acte de la foi nue était plus apercevable que celui de la foi commune virtuelle, puisque l’acte dans lequel la foi nue est enveloppée ne peut être aperçu.

La cinquième différence est dans leur sujet, la foi nue ayant son siège au sommet de l’entendement, comme le repos l’a au sommet de la volonté; la foi commune a son siège dans l’entendement. C’est pourquoi, encore que ces deux sortes de croyance soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son essor plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, savoir que la foi commune ne simplifie pas l’entendement comme fait la mystique, qui le dépouille de toutes pensées; c’est pourquoi [441] elle est appelée simple, et non la commune.

On peut mettre pour sixième différence celle qu’apporte un auteur mystique, qui dit que l’homme intérieur, ou celui qui opère sans formes ou images, tient la même croyance que tous professent de bouche en proférant le symbole, mais que ce qu’il a de plus que les autres, c’est qu’il la goûte et la ressent d’une façon plus élevée, et que comme un enfant de six ans et un docteur prononçant le même symbole le comprennent néanmoins fort différemment, il faut dire de même du chrétien commun et de cet homme intérieur. Le premier a une foi lumineuse en son intérieur et en a une vue claire et distincte : le second, qu’il appelle un homme élevé et caché (par l’oraison mystique) possède une croyance au-dessus de la lumière, au-dessus de toutes formes et images, sans distinction de ce qu’il croit, en une certaine ténébreuse et uniforme simplicité, et avec une savoureuse expérience. [442]

CHAPITRE VI : De l’existence de la foi nue divine.

SECTION I : Cette existence prouvée par raisons.

Nous avons déclaré quelle est l’essence de la foi nue divine; il faut voir maintenant son existence, et savoir si une foi telle que nous l’avons décrit se trouve en l’oraison mystique ou de repos.

Les docteurs mystiques, particulièrement les modernes, assurent que la foi nue ci-dessus décrite se trouve en l’oraison de repos. Leurs sentiments se soutiennent par les raisons suivantes :

Premièrement, la volonté opère dans cette oraison ainsi que nous avons dit; or il est certain que la volonté ne peut opérer si l’entendement ne l’éclaire par quelque lumière qui la dirige. Cette lumière n’est autre que la foi nue; ce qui se [443] prouve par ce que j’ai fait voir, savoir que l’entendement, dans cette oraison de repos, n’a point d’autre opération que celle de la foi nue; d’où il faut conclure que la volonté se tient en ce repos par la croyance, bien qu’obscure, que lui donne l’entendement, lui persuadant que son souverain bien est présent, qui l’oblige de s’y reposer; et l’entendement l’a appris par les raisons qui le lui ont persuadé.

Secondement, l’âme connaît par son expérience qu’elle ressent une grande satisfaction dans ce repos, particulièrement quand elle en a acquis une parfaite habitude; or il n’est pas possible que la volonté eût une si grande approbation de son action, quand elle est obscure, comme est celle-là si l’entendement ne lui donnait quelque lumière par laquelle elle aperçût qu’elle est en bon chemin; ce qui ne se peut qu’en lui faisant voir la convenance et la proportion qu’il y a entre elle et son objet, qui est Dieu, qu’elle lui présente comme le souverain bien, seul capable de la satisfaire.

Si quelqu’un voulait dire que cette satisfaction de la volonté ne procède point d’aucune lumière que l’entendement lui présente pour l’assurer qu’elle repose en un objet convenable, mais d’une connaissance expérimentale qui se fait ressentir et [444] reconnaître dans toutes les opérations agréables — comme une personne qui mange une viande délicieuse n’a que faire de persuasion pour croire qu’elle est agréable ou proportionnée au goût, parce que de soi elle contente assez; et comme un prédicateur qui a trouvé une riche invention pour un sermon est satisfait sans qu’il soit nécessaire que l’entendement s’assure que cela est conforme à son désir.

Je réponds que, dans la jouissance des choses d’elles-mêmes agréables et délectables à l’âme ou au corps, il n’est pas besoin des persuasions de l’entendement, parce que le goût qui résulte satisfait assez de lui-même; c’est pourquoi cela peut être vrai en l’oraison de repos savoureux dont nous parlerons ailleurs; mais en celle de repos sans goût, il faut que l’entendement opère, pour donner à la volonté un goût intellectuel, lui faisant voir la proportion qu’il y a entre elle et l’objet, dans lequel elle repose.

Troisièmement, ce repos étant une oraison, ainsi que je l’ai prouvé, et conséquemment un culte divin, il doit être conduit par la foi, qui est la lumière qui dirige toutes les opérations chrétiennes; et cette foi est appelée nue ou mystique pour les raisons que j’ai déduites.

Quatrièmement, il n’y a aucune raison [445] au-dedans qui persuade à la volonté que l’objet dans lequel elle se repose est son bien; il faut donc que cela vienne du dehors et que l’entendement, n’étant éclairé au-dedans par raisons formées de lui pour persuader le repos à la volonté, tire ses lumières de dehors, ce que ne peut être que par le moyen de la foi.

Cinquièmement, il y a en ce repos une lumière qui est obscure; or notre entendement n’a aucune lumière ténébreuse que celle de la foi, qui est pour cet effet comparée à une lanterne [Ps.118.v.105], et la volonté ne se porterait pas, au moins avec tant de repos, à un objet si obscurément connu, si cette connaissance n’était par forme de croyance, qui produit en l’âme les mêmes effets que la claire connaissance, quand la foi est certaine; bien qu’une connaissance plus claire contente davantage. Nous ne nous portons pas moins aux exercices de vertu pour acquérir le ciel, que nous ne connaissions que par la foi, que si nous connaissions par raison naturelle qu’il y en a un. Les philosophes ayant connu par la raison un Dieu éternel, créateur de toutes choses, et ne pouvant conséquemment ignorer l’honneur que la créature doit à celui de qui elle dépend, ne lui ont pourtant pas, dit l’Apôtre [Romains 1,21], rendu la gloire qu’ils devaient : et le bon [446 chrétien] le sert et l’adore, le connaissant par la seule révélation.

Vous direz qu’il est aidé de la grâce et non pas les autres. Je réponds que Dieu ne la leur aurait pas refusée s’ils eussent fait ce qui était en eux, et qu’il l’ôte ordinairement à ceux qui ne concourent pas avec elle.

Puis donc que la volonté, ainsi que nous voyons, est si collée à ce repos et y reçoit tant de satisfaction sans aucun discours, il faut qu’il y ait en elle un motif aussi puissant que le discours de la raison, pour la persuader et la tenir en ce repos. Or n’y en ayant point d’autre que celui de la Révélation : ceux qui pratiquent l’oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain bien est en ce repos; qui fait qu’ils ne s’y ennuient, et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.

SECTION II : Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la foi nue.

La foi nue est une pièce si essentielle et si importante à l’oraison mystique, qu’il ne faut pas plaindre le temps, ni les raisons qu’on emploie à la bien établir; c’est pourquoi j’en ajoute encore quelques-unes [447] à celles de la section précédente.

Sixièmement : bien que le repos soit sans saveur et souvent amer en foi, la volonté néanmoins s’y arrête et s’y plaît en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité; ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable, et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amers aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait, que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu, que l’autre. Et comme dans le repos savoureux elle reconnaît, par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien, elle s’attache de même au repos sans goût, où elle croit le même objet; et parce que cette croyance n’est pas aperçue de l’âme,  elle est appelée foi nue.

Septièmement, ce repos est un mouvement de l’âme vers le souverain bien [448] auquel elle ne se peut porter que par la foi, ou les raisons naturelles; il n’y a point de raisons naturelles; il faut donc dire que c’est par la foi.

Huitièmement, le propre mouvement de la foi est d’élever un esprit par-dessus tout raisonnement, comme il paraît dans le mystère de l’Eucharistie où, conduits par la foi, nous nous élevons en la toute-puissance de Dieu y opérant tant de merveilles, et reconnaissons Jésus-Christ réellement présent sous les accidents, malgré tous les raisonnements humains opposés par les hérétiques, et les persuasions ou les répugnances de nos sens : or en ce repos l’âme s’élève par-dessus tous les sentiments et raisonnements en un objet inconnu, donc elle ne le peut faire que par le mouvement de la foi.

Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la volonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière, ni des sens ni de la raison, qui lui fait connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prouver qu’il y a une foi nue divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins, que le jour, même les plus clairvoyants et routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivait sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même, quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit?

Or cette lumière ne peut être que la foi nue, l’âme n’ayant point d’autres connaissances.

Dixièmement, en toutes les afflictions, qu’ont les chrétiens, ils ne peuvent être consolés que par les lumières de la foi, ou des raisons naturelles. L’âme sent ici un grand repos et une grande consolation parmi tant de détresses où il faut passer dans la vie intérieure, non par les raisons humaines ou celles de la foi, réfléchies; il faut donc que ce soit par les directes.

Onzièmement, le repos s’insinue fort doucement en la volonté, et plus son habitude croit dans l’âme, plus elle sent cette quiétude douce et savoureuse; ce qui ne peut être si l’entendement ne proposait à la volonté des lumières qui lui montrent la convenance de son objet, ce qui ne se fait que par la foi nue, comme nous avons vu.

[450] Douzièmement enfin, cette foi est possible, puisque tant de docteurs le disent et tant de raisons le confirment; et de plus je ferai voir que l’âme la peut facilement acquérir et qu’elle en a grand besoin.

SECTION III : Réponse à quelques objections qu’on peut faire contre l’existence de la foi nue.

La première peut être qu’il n’y a point de foi nue, parce que toute foi est divine ou humaine, c’est-à-dire qu’elle procède, ou de la révélation de Dieu, ou de l’autorité des hommes qui nous apprennent quelque chose. Elle n’est pas divine, car il faudrait que Dieu l’eût révélée, ni humaine, car elle viendrait de la part des hommes, ou au moins de quelques raisons humaines, et tout cela ne se peut faire sans discours, que la foi humaine n’admet pas, il ne peut donc y en avoir.

Je réponds qu’il se peut faire que la foi soit divine et humaine tout ensemble, ainsi que je ferai voir plus bas, et que, bien que la foi nue n’admette le raisonnement en sa pratique et usage, elle peut néanmoins avoir été formée par le discours et par le raisonnement. Quelqu’un, par exemple, lisant ce traité de la foi nue, croira en effet [451] qu’il y en a une et pourra la pratiquer; et quoiqu’il l’ait acquise par le raisonnement, il l’exercera sans lui. Car de même que l’espèce générale des universaux, qui a été tiré des particuliers, car elle y a son fondement, subsiste seulement dans l’entendement, l’homme général, ou abstrait, n’a être que dans mon entendement, quoiqu’il soit tiré de tous les hommes singuliers; ainsi, bien que la foi nue, en sa première origine, soit tirée de plusieurs discours, son acte pourtant, qui n’est que dans l’entendement, est abstrait de tous ces discours.

Seconde objection : chaque chose produit son semblable, le raisonnement ne produit donc pas une foi et une croyance nue, puisqu’il ne l’a pas en foi; et ainsi, une notice fondée sur des principes de raisonnement et de connaissance réfléchie le doit aussi être.

Je réponds que si cet argument était vrai, on ne pourrait tirer de connaissances générales des choses particulières, ce qui est contre toute la philosophie et l’expérience.

Troisième objection : la foi doit être certaine, quoiqu’inévidente, parce que si elle n’était telle, on n’y pourrait adhérer fermement; or quelle certitude peut-on avoir d’une chose qu’on ne connaît pas! Et puisque la lumière que donne la foi nue n’est [452] pas réfléchie ni connue, comme nous le prouverons et qu’il se connaît assez, mais obscure et telle que nous ne la pouvons apercevoir, il s’ensuit que nous n’y pouvons fermement adhérer, ni la tenir pour chose certaine. Car si on voit tant de doutes, tant d’erreurs et tant de tromperies dans les choses qui concernent la foi chrétienne, et en celles mêmes que nous devons avoir aux sciences humaines qui sont certaines et réfléchies, avec quelles assurances pourrons-nous nous appuyer sur une foi dépouillée de toutes opérations aperçues et réfléchies, que nous ne connaissons point? Je réponds que la certitude d’une foi est en elle-même, et non dans l’intellect de celui qui croit, car autrement la foi chrétienne et les sciences humaines n’auraient point de certitude; et tant de sentiments et d’opinions différentes d’hérétiques et de philosophes sur le sujet de la foi chrétienne et des sciences humaines les rendraient incertaines; ce qui ne se peut dire sans absurdité.

Quatrième objection : il semble que l’Écriture insinue par la bouche de l’Apôtre [II Corinthiens, 5.v3.4.6.7] qu’il n’y a point de foi nue, lorsqu’il dit que nous soupirons et gémissons après la demeure céleste, désirant en être survêtus, si néanmoins nous sommes trouvés non [453] pas nus, mais revêtus; et pour montrer qu’il l’entend de la foi, il dit ensuite que cheminant par la foi, nous désirons être vêtus; il s’ensuit donc que la foi n’est pas nue; outre que peu d’auteurs, et encore modernes, en ont parlé, et fort obscurément.

Je réponds à cette autorité de l’Apôtre qu’il ne veut pas dire qu’il n’y ait point de foi nue. Voici comme il parle : nous savons que si notre maison terrestre se dissout, nous aurons une maison éternelle au ciel, si toutefois nous sommes trouvés vêtus, non point nu, car nous qui sommes en cette habitation gémissons, étant chargés, d’autant que nous ne désirons point être dépouillés, mais survêtus, afin que ce qui est mortel soit englouti par la vie; par quoi sachant que, quand nous sommes absents du Seigneur — car nous cheminons par la foi, mais nous avions bonne volonté d’être plutôt hors de ce corps et être avec le Seigneur. Les saints Jean Chrysostome et Ambroise expliquent ainsi ces paroles : nous obtiendrons la maison de la gloire céleste si nous sommes revêtus de la grâce, charité et autres bonnes œuvres, et non pas si nous en sommes dépouillés. C’est aussi le sens que saint Paulin [Epistr.8] donne à ces paroles, disant que nous obtiendrons cette gloire, si étant dépouillés du corps, nous ne sommes pas nus et privés [454] des bonnes œuvres; car si nous en sommes revêtus, Dieu nous survêtira comme d’une nouvelle robe, qui est l’étole d’immortalité. D’autres expliquent, et plus conformément à la lettre, que nous sommes nus quand nos âmes sont séparées de leurs corps, et revêtues quand elles y sont unies, et que nous serons survêtus quand nos âmes, ayant été réunies à leurs corps en la résurrection, jouiront encore de la gloire. En tout cela saint Paul ne pense point à dire que notre foi doit être revêtue et non pas nue; mais bien que nous devons être revêtus de vertus et de bonnes œuvres cependant que nous marchons par la foi, afin que nous soyons survêtus de gloire quand la foi se changera en vision. [455]

CHAPITRE VII. De la nécessité de la foi nue divine pour l’oraison de repos.

SECTION I : Si la foi nue divine est nécessaire. Première opinion négative

La première opinion est que la foi nue n’est point nécessaire à l’oraison de repos. Les raisons qu’on peut apporter en preuve sont telles :

La première, que si elle était nécessaire, ce serait pour diriger la volonté en ce repos; ce qui se ferait, ou en montrant à la volonté que son bien est en repos — ce qui n’est pas, puisque la volonté ne s’aperçoit point de telle remontrance — ou en lui persuadant de se tenir en ce silence, ce qui ne peut se faire sans des raisons persuasives que la foi nue n’admet pas.

Seconde raison : pour pratiquer l’oraison de repos, il ne faut que la patience; car pendant [456] les sécheresses ou les grandes désolations intérieures, il suffit à l’âme, pour pratiquer cette oraison, de les souffrir avec patience; et pour la pratique cette patience, elle n’a pas besoin de la foi nue; elle n’est donc point nécessaire pour l’oraison de repos.

Troisième raison : si cette foi nue était nécessaire, elle le serait ou à l’entendement ou à la volonté; non à l’entendement, car elle l’aveugle plutôt qu’elle ne l’éclaire, puisqu’elle est dépouillée de toute connaissance, de tout discours et de toute raison, qui font les moyens de l’illumination; et si elle aveugle l’entendement, comment éclairerait-elle la volonté? Si une rayure sur un œil l’empêche de voir, comment éclairerait-il le pied?

SECTION II. Seconde opinion affirmative et véritable : que la foi nue est nécessaire à l’oraison de repos. Raisons de sa nécessité.

Je dis que la foi nue est très nécessaire à l’oraison de repos. Premièrement, parce que si la volonté a besoin de lumières pour se conduire en toutes choses, quoiqu’elle y ait une inclination naturelle, combien plus en une opération si obscure que [457] nonobstant qu’elle soit éclairée de cette foi nue, elle n’y voit goutte et ne comprend elle-même son action? Et de plus, tant s’en faut qu’elle ait une inclination naturelle à cette oraison de repos, que plutôt elle y a grande répugnance; ce qui se voit par expérience, en ce que bien qu’on exhorte si fort les âmes à la pratique cette oraison, on ne peut les y résoudre : elles croient toujours perdre le temps, et ne rien faire. Il semble de plus, quelquefois, que toutes les tempêtes de la mer s’élèvent, que les vents soient déchaînés. Je veux dire que toutes les passions, les fantômes, les imaginations de la partie inférieure, les obscurcissements de la supérieure et tous les délaissements de Dieu se ressentent en cette âme; elle ne peut faire oraison : la porte du ciel lui est fermée, celle de l’enfer ouvert, qui donne entrée à tous les débords de ses passions. C’est l’état où se trouvent la plupart des âmes en leurs sécheresses, auxquelles nous conseillons pour rafraîchissement d’avoir recours à l’oraison de repos. Et si pour lors la volonté n’est pas même assistée de la foi nue, comment sera-t-elle en assurance? Si la foi commune infuse au baptême ne lui fournit alors aucune lumière, au moins directe, qui lui donne libre accès à Dieu, n’en pouvant avoir de réfléchie, comment voulez-vous qu’elle [458] sorte de ces embarras, elle qui erre souvent en plein jour, prenant le faux pour le vrai — comme il paraît dans les sciences humaines, qui sont si certaines et fondées sur des raisons si claires, comme est la théologie morale qui enseigne la pratique des vertus?

Secondement, si nous avons besoin de la foi pour nous conduire en toutes nos actions chrétiennes et qui regardent le culte divin, il faut dire qu’elle nous est encore nécessaire pour l’oraison de repos, qui tend au même culte : or nous connaissons manifestement que la foi n’y opère pas par discours et par pensées réfléchies, ou revêtues de ses lumières ordinaires; car l’âme ne peut alors produire aucun acte d’oraison; et bien que la foi nous apprenne qu’en l’oraison mentale il en faut produire si l’on peut, elle ne nous enseigne pourtant pas en cet état de sécheresses aucun moyen de le faire. Nous avons donc besoin à tout le moins de foi nue, c’est-à-dire qui opère par actes directs. Car il n’y a que deux façons d’opérer, par actes directs, ou réfléchis; elle n’opère point par ceux-ci; il faut donc que ce soit par les directs; ou bien nous serions entièrement privés des opérations de la foi en la conduite d’une oraison tout angélique et séparée de l’opération des sens.

Troisièmement, puisque nous avons [459] prouvé qu’il est nécessaire que l’entendement opère en ce repos, il a besoin ou des sens internes pour opérer, ou d’espèces infuses de Dieu; tout cela ne se fait point en l’oraison de repos, les sens y empêchant plus qu’ils ne servent, et Dieu d’ailleurs ne donnant aucune lumière infuse ressentie de l’âme, qu’il laisse fort désolée. On ne peut penser que l’entendement puisse alors opérer par autres actes que par ceux de la foi, ou réflexes; ce que non : il en faut donc de directs.

Quatrièmement, une personne qui se noie a besoin pour se sauver de se prendre à tout ce qu’elle trouve; l’âme, en ses désolations, peut dire avec le Prophète [Ps.68,2] que les eaux ont pénétré jusques au profond de son âme; et si pour lors elle ne trouve autre appui pour se garantir du naufrage que la foi nue, faut-il demander si elle est nécessaire? Si un malade à l’extrémité ne trouvait qu’un remède qui peut lui sauver la vie, ne lui serait-il pas nécessaire? Un voyageur dans un pays étranger, sans habitude, sans connaissance de la langue, n’aurait-il pas besoin d’un truchement? Cette âme spirituelle est aux extrémités et au hasard de perdre l’oraison et la présence de son Dieu, qui est sa vie; il n’y a que la foi nue, en tel état, qui la lui puisse conserver; elle est en un pays perdu où [460] on ne peut parler que la langue du pays, ni faire autre oraison que celle des anges; la seule foi nue lui peut servir de truchement : qui doutera qu’elle lui soit nécessaire?

SECTION III. Deux autres raisons de la nécessité de la foi nue.

J’ajoute aux raisons précédentes que la foi nue est nécessaire à l’âme : premièrement, afin qu’elle puisse avoir une vraie satisfaction; car il arrive quelquefois qu’elle soit en des dégoûts tels, que le repos, pendant ce temps-là, et les souvenirs tranquilles qu’elle a, ne semblent pas être oraison, et partant ce repos si langoureux et dégoûtant (qui est comme un lys entre épines), si peu aperçu — et même produit avec si grand dégoût — avec ses faibles souvenirs, ne satisfera jamais l’âme, si elle ne croit en la raison; car le sens ne pourra jamais persuader que cela suffit; je veux dire que ce repos est une bonne oraison et que Dieu ne demande en tel état autre violence de l’âme; parce que moralement parlant, elle ne peut alors davantage. Ne vous affligez donc plus, puisqu’il ne faut que croire que vous faites oraison pour la pouvoir pratiquer. 461

Secondement, elle est nécessaire afin, disent quelques mystiques, que Dieu puisse librement accomplir sa volonté en l’âme, parce que l’opérer de Dieu libre et amoureux en nous, selon le dessein qu’il a eu de toute éternité de s’y glorifier, demande une foi bien nue, aussi bien qu’un amour très pur, pour n’empêcher pas par notre propre raison, ni même pas nos désirs, quoique bons en apparence, l’opération de sa grâce, si secrète et si cachée au sens, et même à l’esprit, que la foi seule toute nue, accompagnée de l’amour, la peut découvrir et s’y abandonner.

Je ne prétends pourtant pas, en prouvant la nécessité de la foi nue, dire qu’elle soit nécessaire au salut. Car bien qu’il soit nécessaire pour être sauvé de croire qu’il y ait un souverain bien, sur tout aimable, il ne l’est pourtant pas de le croire par un acte de foi nue et mystique; il suffit de le croire par une foi ordinaire et un acte réfléchi et aperçu. 462

SECTION IV. Réponses aux arguments faits contre la nécessité de cette foi nue.

Je réponds au premier que la foi nue remontre à la volonté que son bien est en ce repos, et qu’elle s’en aperçoit bien directement, c’est-à-dire sans réfléchir et reconnaître qu’elle s’en aperçoit; et il n’est pas inconvénient de dire qu’elle lui persuade aussi directement.

Je réponds au second qu’on ne saurait pratiquer la patience méritoirement sans un acte de foi; et si cette patience n’est pas réfléchie, mais seulement directe (comme en repos ici), la foi qui la dirige doit être de même, et c’est ce que nous appelons foi nue.

Je réponds au troisième qu’un acte direct n’aveugle pas l’entendement, mais l’éclaire plutôt, puisque c’est une connaissance; et si une connaissance sans discours aveuglait, les anges de Dieu même seraient aveuglés par leurs connaissances. [463]

CHAPITRE VIII. La foi nue humaine nécessaire; raisons de sa nécessité.

Outre ce que nous avons dit ci-dessus en preuve de l’existence de la foi nue humaine, il est important d’apporter ici quelques raisons de sa nécessité.

La première est que la foi humaine est nécessaire pour persévérer en l’oraison : parce que quand l’âme s’assure ou se persuade qu’elle fait l’oraison ou la volonté de Dieu, cette assurance ou persuasion lui donne une merveilleuse force et courage à persévérer avec patience. Comme au contraire, le défaut de cette assurance l’affaiblit; car, comme dit un docteur mystique [P. Benoît, p. I, ch.2], par quel motif se tiendra-t-elle en l’oraison et en patience, si elle a perdu la croyance qu’elle est là pour le bon plaisir de Dieu et qu’elle fait oraison, je veux dire qu’elle s’unit à Dieu! Quel fondement l’affermira, si elle branle par hésitations! Comment son édifice demeurera-t-il ferme, si les pilotis sont abattus? Quand quelque pauvre a songé [464] la nuit qu’il est roi ou grand Seigneur, éveillé, il se moque de cela parce qu’il le croit impossible; mais s’il le croyait possible, peut-être y penserait-il davantage; et ainsi de toutes les autres choses; que si de même l’âme ne croit pas ce repos vraie oraison, elle n’aura garde de s’y arrêter, non plus qu’à des songes.

Seconde raison : on peut tirer la nécessité de quelque chose des inconvénients qui arriveraient si elle n’était pas. Si l’âme n’était assurée que ce repos est oraison, elle se priverait, par inquiétude, et de l’oraison, et de tous les biens qu’elle en reçoit; elle perdrait le mérite de la persévérance et n’avancerait pas dans la vie spirituelle, dont le progrès dépend particulièrement de l’oraison. J’ai cru, dit le Prophète [Ps.115,1], à cause de quoi j’ai parlé. Sur lequel verset saint Paul dit [II Cor. 4,13] : Nous croyons aussi, à cause de quoi nous parlons. Sans cette croyance, on n’ose parler; et on n’ose se tenir en repos sans la croyance que ce repos est une union avec Dieu; parce que nous croyons, nous parlons, c’est-à-dire, nous prions. On ne peut parler en assurance, si ce n’est des choses de la foi; [Ps.115,11] l’homme parlant de soi-même est sujet au mensonge à cause de l’ignorance de son esprit; et sans la foi nue, nous ne pouvons nous assurer en l’oraison de repos. Si vous [465] ne croyez, vous n’entendrez pas, dit Isaïe; mais si vous ne croyez que vous faites la volonté de Dieu ou que, vous reposant en son bon plaisir, vous lui être agréable, jamais vous n’entendrez ou ne comprendrez en quoi consiste la vraie oraison ou union avec Dieu. Celui qui veut trop fixement regarder le soleil s’éblouit, et qui arrête trop les yeux pour discerner l’opération de son entendement et de ses puissances en l’oraison s’aveugle au lieu de s’éclairer. Il faut marcher à la lumière que nous donne la raison, sans voir ni notre entendement reluire, ni notre volonté opérer; il suffit que la raison bien éclairée nous enseigne que les puissances opèrent, quoique cela ne paraisse pas.

Troisième raison : la foi nue humaine est nécessaire pour tranquilliser l’âme et lui donner un repos parfait, en lequel consiste tout le bonheur de la vie contemplative. Car, comme cette croyance chasse toute inquiétude de l’esprit, elle met l’oraison de repos comme en son trône. La croyance contraire rend l’âme inquiète, car comment ne le serait-elle pas, pensant qu’elle ne fait point d’oraison? Et comment acquerrait-elle une habitude de tranquillité intérieure?

Quatrième raison : cette foi humaine est [466] le fondement de la foi divine directe et mystique; car la foi nue ne produit son acte mystique et direct que par une grande tranquillité; et même on ne connaît autre acte que la seule tranquillité et paix de l’âme, ou quiétude, qui exclut toute inquiétude, et l’on ne peut avoir cette quiétude sans croire que ce repos est oraison. Tellement que, comme le sacrement de mariage est fondé sur le contrat civil, sans lequel il ne subsisterait pas, ainsi la foi nue divine est fondée sur l’humaine, et l’acte direct sur l’acte qui est réfléchi; ôtez celui-ci, le direct n’est pas; et si la foi nue humaine n’y est plus, la divine cesse; et ainsi, ne croyant pas faire oraison, nous ne pouvons avoir ce repos mystique.

Cinquième raison : enfin, sans cette croyance, l’âme est aveugle aux choses spirituelles, sa volonté ne se porte quasi qu’aux choses sensibles et ne sait point comme il faut s’élever au-dessus d’elle. [467]



CHAPITRE IX. Si la foi nue est actuelle ou habituelle.

SECTION I. La foi nue est un acte.

On peut douter premièrement s’il y a un acte en la foi nue. Secondement, quel il est. Troisièmement, s’il est formel ou virtuel. Quatrièmement, si elle peut former une habitude. Et par le mot d’acte nous entendons opération, comme par celui d’habitude, principe d’opération.

La première opinion dit que la foi nue n’est pas un acte, mais une habitude. Le père Benoît semble être de ce sentiment, lorsqu’il dit [p.3.c.12] qu’il serait contraire à la pureté de la simplicité de la foi nue, si elle avait multiplication de raisonnement, parce qu’elle lui ferait produire des actes, et par [468] conséquent causerait être et non l’anéantissement; et plus bas il dit que la foi nue est prompte et plus tôt produite qu’un acte.

Nonobstant cela, je dis, avec commun des théologiens mystiques, que l’âme pratiquant l’oraison de repos exerce un acte de foi nue. Le Père spirituel, dit le bienheureux Jean de la Croix [Liv.3 du Mont.c.7], doit apprendre à l’âme qu’il conduit à vider sa mémoire des appréhensions (il entend : des visions, notions ou sentiments), puisqu’elles ne la peuvent point tant aider à l’amour de Dieu que le moindre acte de vive foi et d’espérance, qui se fait au vide de tout cela. Or le vide de toute notion c’est l’oraison de repos; donc le repos produit un acte de vive foi.

Le Père Benoît est de même opinion [p.3.c.12] appelant la foi nue lumière qui contemple Dieu sans moyen ni entre-deux; étant lumière, elle éclaire actuellement; si elle contemple Dieu, il faut que ce soit un acte dont le propre est d’opérer ou plutôt d’être l’opération même. Si vous opposez, que le dit Père au même lieu, tient que la foi nue ne produit point d’actes, et que cela serait contraire à la pureté de sa simplicité, je réponds qu’il l’entend des actes qui se font avec discours intérieurs, parce qu’ordinairement les actes se font ainsi. C’est pourquoi il dit au même lieu qu’il n’appelle pas la ressouvenance de cet anéantissement qui est l’oraison de repos introversion, parce qu’elle dit acte dont cette ressouvenance n’a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité : or c’est la foi nue qui opère cette ressouvenance dont il parle, que j’appelle souvenir tranquille, ainsi que je dirai ci-après.

SECTION II. Raisons qui prouvent que la foi nue est un acte.

La première raison se prend de la définition que nous avons donnée à la foi nue, que nous avons dit être une connaissance générale du souverain bien. Car si elle est connaissance, c’est une opération de l’entendement, et partant son acte.

La seconde raison : l’homme, par la prière, exerce des actes de foi; car, demandant à Dieu, il le reconnaît auteur des biens qu’il demande; ce qu’il fait en lui proposant ses désirs pour être accompli par sa libéralité. Saint Léon dit [Serm.I…] que la droite foi se doit rencontrer en toutes les vraies prières. Le cri de la prière, dit Saint Hilaire, a sa force dans l’esprit de la foi. Celui qui demande à Dieu professe de croire qu’il peut donner [468] et même qu’il est vrai et fidèle à accomplir ses promesses [Ps.118]. C’est pourquoi Suarez dit que la foi est le fondement de l’oraison, comme de toutes les choses qu’on espère. Elle est, dit l’Apôtre, le fondement des choses que nous espérons et même de toute justice et de toutes vertus, comme dit le Concile de Trente, et spécialement de l’oraison; parce que le premier pas pour aller à Dieu, c’est la foi, et toutes les conditions nécessaires pour bien prier, sont fondées en la foi : Comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru? dit l’Apôtre. Puis donc que ce repos est oraison, il y a un acte de foi.

Troisième raison : l’oraison de repos est une contemplation; or l’acte de contemplation en foi et en sa substance est un acte de foi produit, ou est un acte théologique et quasi scientifique, dit Suarez, qui prouve que c’est un acte de foi par saint Augustin, saint Grégoire et saint Thomas, lequel dit qu’en l’acte de contemplation, il ne se trouve point d’erreur; quelquefois néanmoins la vérité contemplée n’est pas révélée en foi, mais seulement déduite des choses révélées; c’est pourquoi cet acte de contemplation est seulement une vérité théologique. Or [469] cela s’entend de la contemplation, où la chose contemplée est expliquée à l’intellect et aperçue; mais en l’oraison de repos, où il ne peut y avoir d’acte aperçu ou réfléchi, mais seulement et caché et mystique, la vérité contemplée ne peut être seulement théologique, parce que tel acte en déduit du discours, comme dit Suarez au même lieu, et partant il faut dire que la contemplation que j’appelle oraison de repos est seulement un acte de foi, qui est appelée nue pour les raisons alléguées.

Quatrième raison : nous avons prouvé qu’en l’oraison de repos, la volonté se repose en Dieu comme au souverain bien et en la fin dernière de tous ses désirs : or la lumière de l’entendement qui propose cela à la volonté chrétienne est un acte de foi.

Cinquième raison : ce repos se renouvelle souvent, et l’habitude que l’on en a excite à l’acte; c’est donc un acte de foi renouvelée et réitérée. [470]

SECTION III. Réponse à quelques objections contre l’actualité de la foi.

Première objection. Si l’âme produisait des actes de foi nue, elle les pourrait ressentir et apercevoir, ce qu’elle ne fait pas. Je réponds que les actes réfléchis se sentent et aperçoivent, mais non pas les directs; ce qui s’entend non seulement de ceux qui ne peuvent être réfléchis, comme la foi nue et l’oraison de repos, mais encore de ceux qui le peuvent être, par exemple, quelques pensées de vengeance ou de murmure, en celui qui n’y ferait pas réflexion; car telles pensées ne sont pas réfléchies, mais elles le peuvent être; et ainsi, tels actes peuvent être, et n’être pas aperçus.

Deuxième objection : les actes de foi, pour être méritoires, doivent être libres; ce qui ne peut être, si l’entendement n’éclaire la volonté, ce qui n’est pas dans la foi nue. Je réponds qu’il y a des actes virtuels par lesquels nous pouvons mériter, bien que nous ne les connaissions pas. Comme un pauvre paysan croit beaucoup de choses qu’il ne connaît pas, et plusieurs saints font des choses de grande [471] perfection, et néanmoins s’estiment de grands pécheurs; il se trouve aussi quelquefois des personnes scrupuleuses qui pensent offenser Dieu en des actions méritoires.

Troisième objection : le Père Benoît dit que si la foi nue produisait des actes, elle causerait l’être et non l’anéantissement. Je réponds, outre ce qui a été dit ci-dessus, que ce Père ne décrit la foi nue que selon son exercice, et qu’il ne fait pas état de la dépeindre de toutes ses couleurs, comme nous. J’ajoute qu’il fait voir seulement ce qu’elle agit selon son même exercice, qui est de persuader l’âme et lui faire croire qu’il n’y a que Dieu seul. C’est pourquoi il dit que si l’âme produisait beaucoup d’actes, elle causerait divers êtres, et la foi, par conséquent, ne pourrait produire une connaissance dépouillée de toute existence, hormis de celle de Dieu, qui est la seule opération de la foi nue selon son exercice. C’est pourquoi il dit que la foi doit être nue, dépouillée de toute autre croyance que de celle de Dieu; par où il ne prétend pas nous obliger à croire qu’il n’y ait rien que Dieu, mais seulement à considérer les autres êtres comme s’ils n’étaient qu’un pur néant au regard de lui, ne produisant autre acte dans l’oraison que celui qui anéantit toutes choses en [472] la présence de Dieu. Mais il n’y a personne qui ne voie que par ces paroles, le Père Benoît n’entend pas dire que la foi nue soit une habitude et non pas un acte, qui est-ce que l’objection devait prouver. Je puis encore répondre qu’il veut seulement dire que la foi nue ne produit point d’actes avec discours d’entendement, mais non pas qu’elle soit un acte mystique et direct; au contraire, disant que la foi nue s’exerce bien plus tôt que ne fait un acte, il entend qu’il est plus aisé de pratiquer un acte mystique, c’est-à-dire un repos, que non pas un acte avec discours d’entendement. Car quand l’âme, par exemple, se tient en repos, la foi nue a bien plus tôt opéré qu’elle n’aurait dit : Mon Dieu, je vous aime, ou produit quelque acte semblable; et cette foi est un acte mystique de connaissance, qui cause en la volonté un repos et une quiétude jouissante. [473]

SECTION IV. Quel est l’acte de la foi nue.

Ayant vu que la foi nue est un acte de notre entendement, approchons de plus près et considérons quel est cet acte.

Je dis qu’en l’oraison de repos, l’âme professe par un acte de foi que Dieu est le souverain bien, puisqu’elle repose tous ses désirs en lui, comme dans leur centre; car rien ne peut terminer tous les désirs, que le souverain bien.

Or une des plus sublimes professions de foi que l’âme puisse faire est de croire que Dieu est le souverain bien; car c’est dire qu’il est souverainement aimable; qu’il lui faut obéir; qu’il le faut craindre et aimer comme notre dernière fin. Nous avons prouvé que ce repos est un repos en Dieu, faisant voir qu’il est son objet, et qu’ainsi, l’âme qui se repose en lui professe qu’il est souverainement bon. Ce qui se confirme encore en ce que ce repos est contraire à tout ce qui n’est point Dieu, puisque par lui toutes les distractions, toutes les passions et toutes les choses, qui ne sont point de Dieu, ou de sa volonté, sont anéanties en l’âme, qui croit qu’il n’y a [474] que Dieu qui soit digne d’être, et sa volonté de régner.

Je dis premièrement que cet acte de foi est seulement virtuel, c’est-à-dire enveloppé en un autre acte, comme l’acte de foi commune est compris virtuellement dans les actes d’amour et de contrition; et les ignorants, croyant tout ce que l’Église leur propose à croire, font une profession de foi virtuelle de plusieurs choses qu’ils ne connaissent et n’entendent pas. Mais parce qu’en l’oraison de repos, l’âme n’a pas les pensées formelles des choses que la foi nue croit, il faut dire que son acte n’est que virtuel, qui ne laisse pourtant pas d’être véritable, d’éclairer la volonté et de l’induire à se reposer au souverain bien, car elle ne se tiendrait pas en ce repos avec une si grande assurance et tranquillité sans cette lumière, et si elle ne connaissait actuellement que son souverain bien est présent; car notre cœur, formé pour ce bien souverain, serait toujours agité dit saint Augustin, s’il ne se reposait en lui.

Il faut néanmoins remarquer que tout acte de foi virtuelle n’est pas appelé foi nue; autrement on pourrait dire que ces pauvres paysans qui croient par un acte virtuel tout ce que croit l’Église auraient un acte de foi nue, ce qui est contre le [475] commun usage des scolastiques; même, ce mot n’est pas d’eux, mais des contemplatifs qu’on appelle théologiens ou docteurs mystiques, qui ont inventé ce terme pour signifier, non pas simplement un acte de foi virtuel, mais direct, qui ne peut naturellement être réfléchi, ce qui n’empêche pas qu’il ne soit virtuel, puisqu’il est enveloppé en ce désir tranquille qu’a l’âme de faire oraison, qui est cette oraison de repos. [476]

CHAPITRE X. De l’habitude de la foi nue.

SECTION I. Comment la foi nue forme des habitudes et comment elle peut être dite habituelle.

La foi nue ne forme point d’habitudes autrement que la foi chrétienne qui n’est pas nue. Et comme les actes de foi virtuelle contenus dans les actes de charité et d’amour de Dieu enracinent toujours davantage l’habitude de la foi et la fortifient de plus en plus, comme font les actes formels de la même foi, aussi le fréquent exercice de l’oraison de repos, qui contient un virtuel exercice de l’acte de foi nue, c’est-à-dire une fréquente croyance que Dieu seul est le souverain bien et qu’à lui seul tous nos désirs doivent tendre et se terminer, enracine davantage [477] l’habitude de cet acte de foi que Dieu seul est le souverain bien; et plus l’âme pratiquera l’oraison de repos, plus elle se fortifiera en cette habitude.

Il faut dire de même de la foi humaine que son habitude s’enracine toujours de plus en plus, à mesure qu’on exerce cette oraison, car l’âme s’assure toujours davantage que ce repos est une bonne oraison et union avec Dieu.

Je dis secondement que la foi nue peut être appelée habituelle, et quelques mystiques la nomment ainsi, mais il prennent le mot habituelle pour celui de continuelle; non qu’ils veuillent que l’âme soit toujours en acte de contemplation, ou qu’elle ne soit point distraite de son objet, mais parce qu’elle ne l’est pas, au moins volontairement.

Mais si c’est une foi infuse, comment s’y peut-on habituer? Je réponds que les uns ont une foi plus ferme que les autres : d’où vient que quelques-uns souffrent le martyre pour elle, et d’autres la renient, parce que dans les uns l’habitude est plus enracinée que dans les autres, ayant produit, ou plus d’actes de cette foi, ou de plus fervents, dont un seul peut planter une habitude en l’âme plus que plusieurs autres lâches, comme un [478] grand coup de marteau enfonce plus un clou que plusieurs faibles.

SECTION II. Comment on peut s’habituer à la foi nue.

L’âme ne peut s’habituer à la foi nue en produisant des actes exprès de cette foi, mais en s’habituant à l’oraison de repos, de même qu’elle ne s’habitue à l’oraison de repos qu’à mesure qu’elle s’habitue au désir tranquille de faire oraison. La raison en est qu’elle ne peut produire des actes exprès de la foi nue, puisqu’ils sont sans discours et sans pensées. Et de plus, nous avons dit que c’était un acte virtuel, qui conséquemment ne se peut produire que dans un autre; or il est compris dans l’oraison de repos; il ne se saurait donc produire que par l’oraison de repos, laquelle oraison, pour même sujet, ne peut s’habituer que par le désir tranquille de faire oraison; parce que l’âme ne peut s’habituer à ces opérations qui ne peuvent être réfléchies, que par des actes aussi réfléchis qui les contiennent virtuellement ou expressément; car comment pourrait-elle produire ou pratiquer directement, c’est-à-dire formellement, ou expressément et à dessein, une opération qu’elle ne connaît [479] pas, un acte qui est seulement direct et ne peut être réfléchi? Il faut donc qu’elle s’y habitue par un acte réfléchi qui le contienne et qu’elle puisse connaître; or le désir tranquille de faire oraison contient l’oraison de repos et la foi nue; et partant, l’âme qui se veut habituer à tous les deux doit s’habituer au désir tranquille de faire oraison, c’est-à-dire à renouveler toutes les fois qu’elle est distraite et qu’elle s’aperçoit de la distraction, le désir de faire oraison; premièrement, par production d’actes, et si elle ne le peut, se tenir en un repos tranquille; car à mesure qu’elle s’habituera à ce désir tranquille, elle s’habituera à la foi nue, et je ne crois pas qu’il y ait d’autre moyen d’en acquérir une habitude, que celui-là — ce qui s’entend quand l’habitude est acquise; car pour l’infuse, Dieu la peut donner comme il lui plaît.

Si vous dites que la foi nue, en tant qu’elle est divine, est infuse, je réponds que, bien que l’habitude de la foi nue soit infuse, ses actes néanmoins, avec discours ou sans discours, directs ou réfléchis, sont chose acquise et non infuse, à laquelle on peut s’habituer; si ce n’est que Dieu, par le don de sapience et par un repos agréable, nous donne la pratique de la foi infuse et accompagnée d’un goût savoureux. [480]

Nous dirons ci-après que quelquefois l’âme rentre en foi avec la seule oraison de repos, sans le désir actuel de faire oraison; savoir, quand elle se trouve en un état si distrait et en telle sécheresse, que se souvenant de son intérieur, elle ne peut faire autre chose que se tenir en tranquillité, se contentant d’un souvenir tranquille, sans même qu’elle pense au désir qu’elle a de faire oraison, actuel, bien qu’elle l’ait virtuellement.

De là, direz-vous, on pourrait inférer que, pour s’habituer à l’oraison de repos, et par conséquent aux opérations de la foi nue, le désir actuel de faire oraison n’est pas nécessaire, puisque ce repos ne dépend pas de ce désir en sa pratique; je réponds qu’il se peut faire qu’une âme, après avoir acquis une grande habitude de se tenir en ce repos et de se contenter de ses souvenirs tranquilles, elle le fera sans penser actuellement à ce désir de faire oraison; mais il ne suit pas de là qu’on puisse acquérir cette habitude de repos tranquille sans la pratique des désirs tranquilles de faire oraison. [481]

CHAPITRE XI. Si la foi nue est infuse ou acquise.

SECTION I. La foi nue est infuse.

Je dis que la foi nue est surnaturelle et infuse quant à son habitude; et c’est le sentiment commun des théologiens scolastiques que tout acte surnaturel selon la voie ordinaire demande une habitude surnaturelle qui le produise; or la foi nue étant, comme nous avons vu, un acte surnaturel d’entendement, cet acte doit procéder d’une habitude surnaturelle.

C’est aussi le sentiment des théologiens mystiques. Le Père Benoît, parlant de l’intime opération qui se fait quand l’âme est abattue et sans souvenance de Dieu, qui est le repos sans goût, dit que cette intime opération se fait, non tant par un mouvement naturel que par la vertu de la pure [482] foi, qui est surnaturelle et une vertu infuse; non tant par l’homme que par le Tout même, qui par son lustre, par son inspiration et par sa lumière la frappe et réveille, comme lui disant : Me voici. Il semble dire que la foi nue qui se pratique en l’oraison de repos sans goût (car il parle de celle-là), non seulement est une vertu ou habitude infuse, mais aussi que Dieu excite par soi-même à l’exercice de son acte. Il répète encore ailleurs que cette foi est purement divine, non humaine; je l’appelle, dit-il, simple, pour exclure tout raisonnement comme lui étant contraire, à cause qu’il la rend humaine, et elle doit être divine. Il parle de la foi nue.

Quelques autres appellent cette foi nue une puissante grâce qui tient toujours le fond de l’âme en la splendeur de la foi nue et du pur amour.

D’autres disent, que la foi nue nous doit donner autant de certitude de la présence de Dieu en tout lieu, que la claire vision en donne aux bienheureux, et plus que toute autre chose; or rien ne peut opérer cela qu’une foi révélée.

Cela même se peut prouver par raison, parce que l’objet de la foi nue est des choses révélées, qui appartiennent à la foi vertu théologale; or la croyance de cet objet [483] révélé, qui est un des articles proposés à croire, est un acte de la foi qui est vertu théologale; il procède donc d’une habitude infuse, et les mêmes raisons qui prouvent que l’habitude de la foi théologale est infuse le prouvent encore de celle-ci, puisque c’est la même habitude.

SECTION II. L’objet et les actes de la foi nue sont surnaturels.

Il est aisé de connaître que les actes de la foi nue sont surnaturels et des dons de Dieu, parce que ces actes ont le même objet tant matériel que formel, qui est celui de la foi commune. Et il est certain que l’objet et les actes de la foi théologale commune sont surnaturels et des dons de Dieu. Premièrement, l’objet l’est : nous rendons grâce à Dieu, dit l’Apôtre, de ce que vous avez reçu de nous la parole de la foi, non comme parole des hommes, mais comme parole de Dieu, ainsi qu’elle l’est en effet. Et notre Seigneur même, parlant à Saint Pierre sur la confession qu’il avait faite de la divinité, lui dit que non la chair et le sang, mais le Père céleste lui en avait découvert et révélé le mystère. L’acte de croyance est aussi un don de Dieu; il vous a été donné [484] dit l’Apôtre aux Philippiens, de croire en Jésus-Christ. Et cette vérité a été définie par le saint concile de Trente, lorsqu’il prononça anathème à celui qui dira que l’homme peut, sans la grâce du Saint-Esprit prévenante et sans son aide, croire, espérer et aimer ainsi qu’il appartient pour recevoir la grâce de la justification. Si donc l’objet et les actes de la foi nue sont les mêmes que ceux de la théologale, il s’ensuit qu’ils sont des dons de Dieu.

C’est le sentiment du P. Benoît quand il dit que nulle opération humaine ne peut effectuer la dénudation et que nous ne pouvons naturellement contempler sans formes et sans images, ce que nous examinerons ci-après; et plus bas il appelle la lumière de la foi nue, déiforme; car encore qu’il semble là parler du repos qui est avec goût savoureux, c’est la même chose de celui est sans goût, car il le tient aussi surnaturel.

Il est vrai que, comme disent les théologiens, l’on peut bien quelquefois croire les mystères révélés avec une foi acquise sans un secours surnaturel, comme les hérétiques en peuvent croire quelques-uns, et qu’ainsi l’on pourrait bien croire les objets de la foi nue par un acte purement humain, en sorte que toute la foi nue serait seulement [485] humaine, mais nous parlons ici de la foi nue en tant qu’elle est en un chrétien, qu’on doit présumer être infuse, aussi bien que la foi qui n’est pas nue.

SECTION III. Dans la foi nue il y a une habitude naturelle acquise.

Outre l’habitude, l’acte et l’objet surnaturel, que nous avons dit être dans la foi nue, il y a une autre habitude naturelle, acquise par un acte naturel, dont l’objet est purement naturel; parce qu’outre la croyance d’un souverain bien, l’âme croit que ce repos est oraison, et que cette opération en elle est une œuvre chrétienne et méritoire, ce qui n’est pas révélé; tellement que la foi nue est en partie divine, et en partie humaine, parce que bien que la lumière directe par laquelle la foi nue éclaire l’entendement à se porter au souverain bien soit divine et fondée sur la révélation du même bien souverain, le repos néanmoins qu’elle cause n’est pas accompli, s’il n’est suivi de la satisfaction, qui est un acte réfléchi; de sorte qu’il y a deux actes dans la foi nue : un direct, par lequel elle se porte au souverain bien directement; l’autre réfléchi, qui assure l’âme qu’elle fait oraison et donne de [486] la satisfaction. Cet acte direct par lequel l’entendement montre à la volonté que Dieu est bon et seul sa fin dernière est le premier acte de la foi nue; et partant, en son premier acte, elle est divine; et l’autre réfléchi, qui est le second, fondé sur l’opinion que l’âme a conçu par raisonnement, est l’acte d’une foi humaine.

Et il ne faut pas trouver cette doctrine extraordinaire, puisque ces deux sortes d’actes se rencontrent en la foi qui n’est pas nue. Quand je fais, par exemple, de bonnes œuvres, j’exerce un acte de foi divine, croyant que les bonnes œuvres sont nécessaires au salut, que l’on mérite par elles la vie éternelle et qu’elles sont un culte divin; et j’exerce un autre acte de foi humaine, qui est que ces bonnes œuvres que je pratique sont telles, parce que si je ne croyais pas mériter par elles, je n’aurais garde de les faire.

De même, quand une âme se tient en un repos sans goût, ne pouvant faire autre oraison, la foi nue enseigne la volonté que Dieu est sa dernière fin; car elle n’a autre intention que de se reposer en lui, puisqu’elle l’a de faire oraison par tel repos, ce qui est un acte direct; et elle en a un autre réfléchi, qu’elle fait oraison, c’est-à-dire qu’elle se repose en Dieu comme en sa fin dernière. [487]

SECTION IV. Quelques difficultés sur ce sujet avec leurs résolutions.

Première difficulté : si l’acte réfléchi par lequel l’âme croit faire oraison et se reposer en Dieu comme en sa fin dernière n’est qu’un acte purement humain, elle ne sera donc point assurée de foi infaillible et révélée qu’elle fait oraison, ou que ce repos soit une vraie oraison. Je réponds qu’il est vrai, et qu’il n’est pas inconvénient de dire que l’âme n’a pas cette assurance infaillible de faire oraison, et qu’il lui suffit de l’avoir morale. Et les chrétiens non plus dans leurs prières n’ont pas d’assurance infaillible de faire de bonnes actions ni de vraies oraisons comme ils en ont intention, c’est-à-dire bonnes et méritoires; parce qu’ils ne savent pas si elles ne sont point viciées de quelques mauvaises circonstances, et encore moins, si elles sont méritoires, puisqu’ils ignorent s’ils sont en grâce, sans laquelle on ne peut mériter. J’ajoute que l’âme, dans l’oraison de repos mystique, au moins devant qu’elle y soit habituée, semble avoir moins d’assurance que ce repos en soi soit oraison, que celle qui fait l’oraison commune par la voie des méditations, qui [488] sont actes apercevables et qu’elle connaît assurément être des élévations de son esprit à Dieu; ce qui n’est pas si manifeste de l’oraison de repos, dont les opérations sont si cachées, mais il suffit que cela soit probable.

Seconde difficulté : il semble que cet acte réfléchi par lequel l’âme croit faire oraison en ce repos n’est pas un acte de foi nue, qui n’est pas réfléchi.

Je réponds qu’un acte peut être réfléchi en deux façons. La première, lorsque l’entendement réfléchit sur son acte déjà fait pour le connaître, et il n’y a que l’intellect doué de raison qui puisse avoir cette opération. La seconde est une connaissance expérimentale, qui procède de la présence de quelque chose. Quelqu’un est surpris, par exemple, d’une grande douleur interne, il a double connaissance : l’une par un acte réfléchi, discourant sur ce qui peut être la cause de sa douleur, l’autre expérimentale, qui est le sentiment de la même douleur. Or je dis que la foi nue dans l’âme a un acte réfléchi en la seconde manière, et non en la première, parce que ce repos la satisfait, et qu’elle en a une connaissance expérimentale; ce qui s’aperçoit bien mieux au repos savoureux; car plus le goût est suave, plus aussi cette connaissance expérimentale [489] s’aperçoit, ainsi que nous le verrons en son lieu.

Troisième difficulté : cette foi humaine admet les discours humains, au moins comme en sa cause; puisqu’elle s’acquiert par raisons qui persuadent à l’âme de croire que ce repos est oraison, comme dit le P. Benoît; or la foi nue ne doit admettre aucun raisonnement, puisque c’est pour cela qu’elle est appelée nue; et que, comme dit ce Père au même lieu, elle exclut tout raisonnement.

Je réponds que, comme remarque le même Père en cet endroit, la foi nue n’exclut pas le raisonnement quant à son acquisition, mais seulement quant à sa pratique; et même la foi qui n’est pas nue peut être persuadée par les raisons qu’on apporte, qui peuvent servir de dispositions pour introduire cette même foi dans l’âme d’un infidèle.

Quatrième difficulté : une foi ne peut être composée de deux habitudes, dont l’une soit divine et l’autre humaine; autrement il y aurait deux sortes de foi nue.

Je réponds que cela ne répugne pas, non plus qu’il n’est pas impossible que j’aie l’habitude de charité infuse et une autre de charité acquise envers les pauvres, non par le motif d’amour divin, mais de compassion [490] naturelle; ou bien que j’aie l’habitude de foi infuse et une autre de croyance des mêmes choses, non pour ce que Dieu les a révélées, mais parce que les raisons m’en assurent — car on pourrait croire que Dieu n’a pas révélé ces choses et cependant croire qu’elles sont véritables.

CHAPITRE XII. Comment dans l’oraison de repos la foi humaine est nue aussi bien que la divine.

On peut connaître que la foi humaine de l’oraison de repos est nue aussi bien que la divine : premièrement, parce qu’elles opèrent toutes deux sans discours; secondement, parce qu’elles ont mêmes connaissances expérimentales, et troisièmement, parce qu’elles sont toutes deux abîmées dans le repos et concourent de même à la pratique. Elle opère sans discours d’entendement, elle est nue parce qu’elle n’a point de raison qui fasse voir à l’âme comme elle se repose en Dieu; elle ressemble à la foi divine, parce qu’en quelque [491] façon elle est par-dessus la raison ou bien par-dessus les sens, puisque sans vue et sans apparence, elle fait croire à l’âme qu’elle se repose en lui. Et comme les conclusions théologiques sont tirées de la foi et des choses révélées, la foi nue humaine est aussi tirée des mêmes choses révélées. Car la foi enseigne à l’âme que Dieu est sa fin, et qu’elle doit se reposer en lui; d’où elle infère que, désirant par ce repos de s’établir en lui, elle y est comme en son vrai centre. Et comme les conclusions théologiques ne font pas une foi divine, mais théologique, de même une foi nue acquise se fait une foi raisonnable, qui conséquemment ne semble pas être par-dessus la raison, mais bien par-dessus le sens, qui ne goûte pas comment, sans actes aperçus, on peut se reposer en Dieu, et se porter à un objet sans le connaître autrement que fait la foi nue. L’âme donc, par la foi nue humaine, est dépouillée d’une connaissance claire, et sans connaître, elle croit qu’elle se repose en Dieu et s’unit au souverain bien, sans savoir comment. [492]

CHAPITRE XIII. L’oraison de repos n’est oraison à notre égard que dans l’acte humain de la foi nue.

Je dis que l’oraison de repos n’est oraison à notre respect que dans l’acte humain de la foi nue, parce qu’elle ne nous paraît telle que dans la croyance que nous avons que ce repos sans goût est un repos en Dieu et par conséquent oraison. Non que je veuille dire que la croyance la fasse oraison — car quand on ne le croirait pas, si l’âme se repose véritablement en Dieu elle ne laissera pas d’être oraison —, mais seulement qu’elle ne l’est pas à notre connaissance.

Et une âme peut-elle pratiquer l’oraison de repos sans croire que ce soit un repos en Dieu et oraison? Oui, et il arrive assez souvent qu’une âme, étant en grande sécheresse, prend patience et attribue même cet abandon à ses péchés, et le reçoit comme un châtiment de Dieu, sans pourtant croire faire oraison, bien qu’il soit possible qu’en cela même elle la pratique noblement. Cependant, si vous demandez à cette âme et à [493] d’autres semblables, ce qu’elles ont fait en l’oraison, elles vous diront qu’elles n’y ont rien fait. Le mal que peut causer et cause ordinairement cette fausse croyance en telles âmes, est que ne croyant pas faire oraison, ou craignant d’être trompées dans cet état, elles ne se reposent pas profondément et avec assurance, mais ressemblent à celui qui est couché sur un lit où il y a des épines, ou qui appréhende que les sergents ne le viennent prendre. C’est ce que veulent insinuer quelques mystiques lorsqu’ils disent que la foi nue est quelquefois plus crue que ressentie, parce que son opération se fait le plus souvent par-dessus tous les sentiments de la nature, et que l’acte d’oraison de repos sans goût, ou plutôt de la douce remise de l’esprit en Dieu, se fait par un simple souvenir ou par un regard amoureux jeté en Dieu, plutôt cru que ressenti. L’âme doit donc croire qu’elle est en oraison, quoiqu’elle ne le ressente pas. [494]

CHAPITRE XIV. La foi nue en tant qu’humaine est acquise.

Bien que la foi nue en tant qu’elle est divine soit infuse de Dieu; néanmoins en tant qu’humaine elle est acquise par le raisonnement et confirmée par l’expérience; parce qu’étant humaine elle doit avoir un principe humain. C’est une foi nue, dit le P. Benoît, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l’expérience, d’autant, dit-il, que sa connaissance est fondée sur la raison, sur la philosophie sur les docteurs, sur les Écritures et sur les exemples. Et il dit après que cette foi n’exclut pas le raisonnement qu’en sa pratique, non en sa cause et acquisition. Il dit au même lieu qu’elle est confirmée par l’expérience, savoir quand l’âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à néant; car par ainsi sa lumière et sa foi est grandement augmentée, de sorte qu’il est aisé ensuite de croire à cet anéantissement, c’est-à-dire cette oraison de repos, et par cette lumière de s’y enfoncer. Les discours, l’expérience et les persuasions humaines aident [495] grandement cette foi nue, et il se pourra faire que celui qui lira toutes les raisons qui sont dans ces traités se persuadera aisément, étant en ce repos, qu’il fait oraison, quoique ce soit par une foi nue, c’est-à-dire qui, en sa pratique et en l’exercice de son acte, se fait sans discours et pensées mentales; et l’expérience acquise par diverses pratiques donnera à l’âme une habitude et facilité de croire, quand elle sera en ce repos, qu’elle fera oraison.

CHAPITRE XV. La pratique et la connaissance de la foi nue sont surnaturelles.

Il faut dire que la pratique et la connaissance de la foi nue sont également surnaturelles, ce qui semble contraire à la doctrine du Père Benoît, qui dit que la foi nue, en sa pratique, est divine et exclut tout raisonnement qui la rendrait humaine; mais il faut dire que le raisonnement n’empêche pas la foi d’être divine. Je crois qu’il y a un Dieu, et par révélation, puisque l’Écriture en assure, et par raisonnement, de [496] sorte que c’est une foi divine et humaine. Secondement, nous prouvons les mystères de notre foi contre les hérétiques par raisonnement, quoiqu’il ne soit pas le motif de notre croyance, parce que s’il l’était, la foi ne serait qu’humaine. Si la foi nue est divine, sa connaissance et sa pratique seront de même, et si elle est humaine, sa connaissance et sa pratique seront humaines et acquises; car il est vraisemblable que le Père Benoît appelle la pratique de la foi nue divine parce que Dieu donne le touchement de l’anéantissement et de la foi qui la dirige, quoiqu’elle soit humaine en ses motifs et en ses raisonnements. [497]

CHAPITRE XVI. De l’objet matériel de la foi nue divine.

SECTION I. Opinions différentes sur ce sujet.

Les choses que la foi nue croit sont son objet matériel; et comme celui de la foi commune, qui est vertu théologale, est tout ce qui nous est révélé et proposé à croire, il faut dire que la foi nue en tant que divine, étant la même habitude, son acte doit aussi être des choses révélées.

La première opinion est que l’objet matériel de la foi nue, en tant qu’elle est divine, sont toutes choses révélées de Dieu qui nous sont proposées pour être crues. Je n’ai trouvé cette opinion en aucun auteur, mais elle se peut prouver, parce que tel est l’objet matériel de la foi chrétienne, qui la première vertu théologale. [498] Et puisque nous avons dit que la foi nue, en tant que divine, était la même, il semble qu’elle doive avoir même objet tant matériel que formel; et n’importe pas que l’une soit nue et l’autre non, parce que cela ne varie pas les choses essentielles; autrement il y aurait différentes habitudes contre ce que nous avons dit; or l’objet est une chose essentielle à la foi; il faut donc que tant la foi nue que celle qui ne l’est pas, aient un même objet tant matériel que formel.

La deuxième opinion est que l’objet de la foi nue est la croyance de l’immensité de Dieu et de sa divine providence. Tel semble avoir été le sentiment de quelques mystiques, qui disent que pour arriver à ce repos tranquille, il faut prendre toutes choses de la main de Dieu, et que l’effet de cette foi nue en notre entendement est de donner à l’âme autant d’assurance de la présence, de la puissance, du bonheur et de la gloire de Dieu en nous et en toutes choses, qu’en peuvent avoir les bienheureux dans le ciel, et de la porter à la révérence, à l’amour et à l’attention à la présence de Dieu, autant que les anges mêmes, qui y sont heureusement nécessités par la présence intuitive. Cette opinion semble bien probable; puisque, selon saint Thomas, [499] tous les articles révélés, qui sont l’objet matériel de la foi, sont compris sous ces deux généraux que Dieu est et qu’il a de la providence envers les hommes, comme dit l’Apôtre. Si donc la foi nue en tant qu’elle est une habitude infuse, est la même fois que la théologale, et son objet conséquemment le même, il suivra bien que ces deux points seront l’objet matériel de la foi nue, puisqu’ils sont aussi l’objet de la foi théologique.

La troisième opinion est celle du P. Benoît, que l’objet de la foi nue est Dieu : le rien et le tout. Cette lumière de foi, dit-il, (il parle de la nue) en un clin d’œil revient à l’actuelle contemplation de Dieu et de ce rien. Et plus haut il dit que la foi nue doit voir sans cesse cet abîme de rien et de tout. Et plus haut encore, que cette foi contemple Dieu. D’où nous jugeons que son opinion est que ces trois choses sont l’objet matériel de la foi nue; car ce que la foi contemple et regarde est ce qu’elle croit, et les choses qu’elle croit sont son objet. Par le tout, il entend Dieu, qui en sa souveraine perfection contient éminemment tout être, non seulement créé, mais encore possible. Par ce rien, il entend la créature, qui n’est qu’un néant à l’égard de Dieu. Ce qu’il dit ainsi à raison de son exercice [500] qui tend à habituer l’âme à cette pensée et à cet acte réflexe que Dieu est tout et que la créature n’est rien, anéantissant ainsi toutes choses par une vue d’esprit sans discours d’entendement ou actes produits, qui est la même chose que l’oraison de repos.

SECTION II. Trois autres opinions de l’objet matériel de la foi nue.

Une quatrième opinion est que cet objet est la vérité universelle. Tel semble être le sentiment d’Harphius, lorsqu’il dit que les puissances supérieures sont immédiatement unies à Dieu en une simple connaissance de toute vérité et en un certain éminent sentiment et goût de tout bien, laquelle simple science et ressentiment ou goût de Dieu se possède dans l’amour essentiel. Quiconque, donc, voudra parvenir à ce bien, dénude sa puissance intellectuelle, et par le moyen de la foi qu’il l’élève au-dessus de la raison, où éclate le rayon du soleil éternel, instruisant et montrant toute sa vérité.

La cinquième opinion est que l’objet de la foi nue est l’existence de Dieu, que Gerson semble embrasser quand il dit qu’il y a un amour haletant après Dieu et [501] imparfait, tel qu’est celui que la foi de l’existence de Dieu peut faire naître en une âme. Par cet amour imparfait, il entend le repos sans goût; parce qu’il dit que c’est celui dont il est parlé en la théologie mystique de S. Bonaventure, qui est sans connaissance d’entendement qui le précède ou l’accompagne.

La sixième opinion est que l’objet de la foi nue est l’essentielle présence de Dieu, que semble tenir le P. Honoré, disant : il faut examiner si avec la foi nue nous sommes affermis en l’essentielle présence de Dieu, quoique nous ne la goûtions pas. La foi nue donne donc cette présence, puisqu’elle nous y affermit.

SECTION III. La foi nue suppose un sujet qui a la foi virtuelle de tous les articles révélés, quoiqu’elle n’en exerce pas des actes exprès.

Je dis premièrement que la foi nue suppose un sujet qui a la foi, au moins virtuelle, de tous les articles que croit l’Église. Ce qui se prouve, parce que nous parlons de la foi nue en tant qu’elle est une habitude infuse; or la foi infuse croit au moins virtuellement tous les articles révélés que propose l’Église; car dès lors que l’âme voudrait [502] en exclure quelqu’un, elle perdrait la vertu infuse et deviendrait hérétique.

Mais, direz-vous, on peut pratiquer naturellement l’oraison de repos sans goût; la foi infuse n’est donc pas nécessaire; et cependant la foi nue opérera pour lors, car la volonté, en cette oraison, ne se dirige que par la foi nue; donc cette foi nue ne suppose pas la croyance de tous les articles révélés.

Je réponds que je ne parle que du repos qui est dirigé par la foi nue infuse, de même que celui qui aime Dieu sur toutes choses naturellement, ne suppose pas la croyance de tous les articles révélés; mais oui bien celui qui aime Dieu d’un amour surnaturel.

Je dis secondement que, nonobstant ce que dessus, la foi nue dans l’âme n’exerce pas des actes formels ou exprès de tous les articles révélés, mais seulement de ceux qui sont nécessaires pour diriger la volonté en ce repos. Le premier est assez clair, puisque nous voyons bon nombre de personnes simples qui pratiquent l’oraison d repos sans connaître expressément beaucoup de choses que l’Église croit du mystère de la Trinité, de l’Incarnation et d’autres semblables. Le second se prouve parce que l’âme, dans l’oraison de repos, n’a aucune pensée [503] ni acte réfléchi, mais seulement un acte direct que j’appelle repos; l’entendement n’est donc occupé qu’à dresser la volonté vers l’objet qui l’attire; car si l’entendement avait d’autres opérations, on les apercevrait. Et de plus, en cela la foi nue opère, comme celle qui est commune. Quand un chrétien, par exemple fait oraison qu’on appelle pétition, demandant à Dieu quelque faveur, il produit un acte de foi formel, non de tous les articles révélés, mais seulement de ceux qui sont nécessaires pour bien diriger la volonté à demander à Dieu, qui est de le connaître auteur des biens qu’il demande; car s’il ne le croyait tel, et qu’il les peut et veut donner, il ne les demanderait pas; la foi, donc, à tout le moins par un acte direct, s’il n’est réfléchi, fait voir à la volonté que Dieu est auteur des biens qu’elle lui demande. Il faut dire de même de tous les actes de vertu que produit la volonté, comme de contrition, d’amour de Dieu sur toutes choses, d’espérance et semblables, dans lesquels la foi n’exerce que les actes qui sont nécessaires pour montrer à la volonté la beauté de telles vertus et les motifs qui la doivent inciter à les embrasser. Le même arrive en la foi nue, qui n’a autre exercice que de diriger la volonté, de l’exciter à se tenir en un repos tranquille en vue de la divine bonté. [504]

SECTION IV. Quel est l’objet de la foi nue infuse.

La croyance d’un Dieu en tant qu’il est le souverain bien ou la fin dernière, ou l’essence de Dieu comme souverainement bonne et parfaitement aimable, est l’objet de la foi nue en tant qu’elle est infuse. Ce qui se prouve premièrement, parce que dans ce repos, la volonté se porte à Dieu sous ce titre, et s’y tient comme en sa fin dernière. Or nous avons dit que la foi doit éclairer et diriger la volonté en lui montrant la beauté ou la perfection de son objet, et les motifs pour lesquels elle doit se tenir ainsi dans cette tranquillité; et rien ne l’y peut émouvoir que de lui proposer sa fin dernière, qui attire l’âme à s’y reposer tranquillement. Secondement, nous avons fait voir que ce repos est un acte d’amour divin sur toutes choses; or, pour la production de cet acte, la foi doit proposer à la volonté Dieu comme fin dernière, souveraine bonté et perfection. Troisièmement, il est impossible que l’âme se repose en Dieu, prenant tout son plaisir, sans croire qu’il y a un Dieu, qui est le repos et le contentement de ses désirs, et conséquemment son souverain bien et sa fin dernière; comme quand [505] la volonté produit un acte de contrition ou de charité, la foi lui propose, ou la lumière qu’il faut satisfaire à la divine justice, ou celle qu’il faut aimer Dieu pour sa bonté.

Il s’ensuit, direz-vous, de ce que nous avons dit, qu’en la pratique d’oraison de repos, la foi nue opère en la même façon que la foi commune ou qui n’est pas nue, en la production de l’acte de charité; car celle-ci propose à la volonté aimante que Dieu est digne d’être aimé pour sa bonté et souveraine perfection, c’est-à-dire parce qu’il est le souverain bien. À quoi je réponds que, puisque l’oraison de repos est un acte d’amour de Dieu sur toutes choses, aussi bien que la charité, il n’y a point d’inconvénient que la foi, qui dirige l’un et l’autre acte, présente à la volonté le même objet et l’éclaire de même lumière. Ce n’est pourtant pas de même façon; comme aussi l’opération de la volonté ne se fait pas de même; car en l’opération de la charité ordinaire, tant la foi que la volonté opèrent par discours, pensées et actes formels; et dans le repos, sans discours et pensées et par des actes directs et virtuels.

De ce que dessus, on apprend que quand la volonté veut produire quelque acte de vertu chrétienne, la foi lui propose non seulement son objet matériel, mais encore [506] le formel, c’est-à-dire le motif pour l’induire à l’embrasser. Si quelqu’un par exemple veut produire un acte de charité, la foi ne lui proposera pas seulement qu’il y a un Dieu qui est l’objet matériel de cette vertu, mais aussi qu’il est souverainement aimable, à cause qu’il est notre fin dernière, le souverain bien et souverainement parfait parce que le propre de l’entendement est d’éclairer suffisamment la volonté pour faire son action, et ainsi l’exciter par des motifs proportionnés à embrasser son objet, lesquels motifs sont dans l’objet formel.

SECTION V. La croyance de l’immensité de Dieu ni de sa providence n’est pas l’objet de la foi nue.

Je dis que la croyance de l’immensité de Dieu ni de sa providence, je veux dire les motifs et les raisons qui s’en peuvent tirer et qui persuadent à l’âme que toutes choses arrivent par ses ordres, ne sont pas l’objet de la foi nue. Je m’explique : quand une âme est inquiétée de ce qu’elle ne peut faire oraison ou qu’elle a de grandes sécheresses, distractions ou tentations, elle peut dire en elle-même : Eh bien, Dieu dispose de toutes choses, elles n’arrivent que par les ordres de sa [507] providence, il ne les permettrait pas en moi, s’il ne savait le bien qu’il en doit tirer pour mon salut. Par ces considérations et ces motifs, elle s’accoise et demeure en repos, et ainsi peut penser que tels motifs et telles considérations peuvent être l’objet de son repos, qui est l’opinion de quelques mystiques, comme nous avons remarqué ci-dessus.

Je dis néanmoins que ces considérations et motifs ne sont pas l’objet de la foi nue, parce qu’ils n’habituent pas l’âme au repos, mais seulement à la patience; or formellement parlant, l’oraison de repos n’est pas la patience; car encore qu’elle la contienne éminemment ou virtuellement, elle ne l’est pourtant pas formellement, comme l’amour de Dieu sur toutes choses contient éminemment un acte de contrition, car autrement il ne justifierait pas, et un acte de contrition contient virtuellement un amour de Dieu sur tout, et toutefois l’amour de Dieu n’est pas formellement ni essentiellement la contrition; car autrement les bons anges n’auraient cet amour non plus que de contrition, n’ayant point de péchés; et nous disons que l’oraison de repos est comme nous avons prouvé un amour de Dieu, lequel est patient.

Pourquoi, direz-vous, cette patience ne [508] sera-t-elle pas oraison de repos, puisqu’elle a même effet? Je réponds que pour aimer Dieu de tout son cœur, la patience est nécessaire, et que sans elle on ne le peut; mais il ne s’ensuit pas que la patience soit l’acte d’amour, que plutôt ils sont essentiellement distincts; car les bienheureux ont des actes d’amour et non de patience; donc, bien qu’il soit vrai que l’âme, pour pratiquer l’oraison de repos, doive prendre patience parmi les aridités, l’oraison ne consiste pourtant pas dans cette patience; car le propre de cette vertu est, comme dit saint Augustin, de souffrir sans trouble et sans tristesse les choses adverses. Et bien que la volonté accepte ces choses adverses qui sont l’objet de la patience, avec silence et repos, elle ne s’y repose pourtant pas comme en sa dernière fin et en son souverain bien; elle aspire à un autre repos plus parfait que celui-là; et bien que l’âme, dans l’oraison de repos, pratique un acte de patience, ne s’inquiétant point parmi les sécheresses et les tentations, son principal but et fin dernières n’est pas cette souffrance, mais de se reposer en son souverain bien; car elle a désir de faire oraison, et si par la foi nue humaine elle ne se persuadait de le faire, elle ne demeurerait pas satisfaite ni en plein repos, bien qu’elle souffrît les sécheresses par raison de la volonté de [509] Dieu qui l’ordonne; et même elle quitterait l’oraison pour faire autre chose, estimant qu’elle y perdrait le temps d’oraison, quoique d’ailleurs elle pratiquât toujours la patience; mais elle a un repos bien plus élevé que cela par la croyance qu’elle a qu’elle fait oraison par ce repos, et que par lui elle s’unit à Dieu seul.

L’immensité n’est pas aussi l’objet de la foi nue, parce qu’elle n’attire pas la volonté à se reposer en Dieu par un amour de complaisance : les diables la croient, et plusieurs pécheurs, sans l’aimer; or la foi nue propose à la volonté un objet qui l’attire et la charme.

Les diables, direz-vous, connaissent aussi que Dieu est le souverain bien et très parfait. Je réponds qu’ils ne le reconnaissent pas comme leur souverain bien, mais comme rigoureux juge et vengeur de leurs crimes. Plusieurs théologiens, direz-vous encore, savent que Dieu est notre souverain bien et vivent ses ennemis par le péché qu’ils commettent contre lui. Je réponds avec l’Apôtre qu’ils ne connaissent pas efficacement, puisque le confessant de bouche, ils le renient pas leurs actions et que plutôt ils croient la volupté et le plaisir dans les créatures, plus aimables que Dieu. [510]

SECTION VI. La vérité universelle n’est pas l’objet de la foi nue.

Je dis que la vérité universelle n’est pas l’objet de la foi nue, car il faut remarquer qu’il y a deux sortes de vérités : l’une qui est transcendante et est commune à toutes choses, par laquelle tout être tant créé qu’incréé est appelé vrai c’est-à-dire une vraie entité; l’autre se prend pour véracité, par laquelle quelqu’un est vrai ou véritable en ce qu’il dit. La première vérité s’appelle vérité d’être; et l’autre, vérité de parole. Ceux qui disent que la foi nous enseigne toute vérité, entendent le mot de vérité en la première façon, et par cette vérité universelle, veulent dire : toutes choses vraies; or il est certain que la vérité universelle prise en cette façon n’est pas l’objet matériel de la foi nue, ni même de celle qui est commune. Car encore que l’objet de la foi nue ne soit pas si étendu que celui de la foi qui ne l’est pas, puisque la foi nue ne considère Dieu que sous la perfection du souverain bien, et que la foi qui ne l’est pas a pour objet tous les articles révélés de Dieu; néanmoins la vérité universelle n’est pas son objet, parce qu’elle n’est pas toute révélée et qu’il y a plusieurs [511] choses qui sont ignorées et d’autres qui ne sont que problématiquement crues.

On peut opposer que la foi, celle même que nous appelons nue, croit Dieu comme souverain bien, c’est-à-dire comme contenant tous les biens et la perfection de tous les êtres; et puisque la connaissance du souverain bien comme présent est l’objet de la foi nue, la connaissance aussi de toutes les vérités sera aussi son objet. Je réponds que ce mot de toute vérité ou vérité universelle se prend en deux façons. Premièrement, pour une vérité qui comprend toutes les autres éminemment; il n’y a que Dieu seul qui les comprenne ainsi. Secondement, pour toutes les vérités particulières, tant créées qu’incréées, comme semble les vouloir prendre Harphius. En la première façon, la vérité universelle est l’objet de la foi nue, mais non en la seconde. Et pour ce qui est de la seconde acception du mot de vérité, qui veut dire véracité, si on veut prendre vérité ou véracité universelle pour une vérité infinie, cette vérité fera l’objet formel de la foi nue comme je l’expliquerai ci-après. [512]

SECTION VII. Comment le tout et le rien et la présence de Dieu essentielle peuvent être dits l’objet de la foi nue.

Je dis premièrement que le tout et le rien peuvent en quelque façon être dits l’objet de la foi nue, parce que professer que Dieu est tout, c’est dire qu’il contient éminemment la perfection de tout être possible, et par conséquent de tout bien; or le souverain bien est l’assemblage de tous biens, et dire que la créature n’est rien, c’est déclarer et insinuer qu’on ne doit pas se reposer en elle, mais en Dieu, comme au tout et au souverain bien.

Je dis secondement que la présence de Dieu essentielle peut aussi être dite l’objet de la foi nue; parce que ceux qui avancent cette proposition entendent par cette présence essentielle le souverain bien connu sans réflexion, ou bien expérimenté dans la pointe qu’ils appellent essence de l’âme, ce qui s’entend en l’oraison de repos. C’est pourquoi le P. Honoré cité pour cette opinion ajoute : quoique nous ne goûtions cette présence et n’ayons qu’un repos sans goût. [

SECTION VIII. La connaissance du souverain bien est l’objet de la foi nue comme présent et intime à l’âme et non comme absent et éloigné.

Nous avons fait voir que la connaissance du souverain bien était l’objet de la foi nue. J’ajoute ici que cela se doit entendre en tant qu’il est présent et intime à l’âme et non comme absent et éloigné d’elle. La raison en est que l’acte de repos auquel il excite la volonté suppose un objet comme présent, puisque le repos est un acte de l’âme jouissant par lequel elle se repose en quelque chose présente.

Cette conclusion se prouve encore par l’autorité des docteurs mystiques, lorsqu’ils disent, parlant de la foi qui s’exerce en l’oraison de repos, qu’elle est en l’âme une croyance certaine de la présence divine, dont les effets sont la vue, la recherche et le mouvement qu’elle a vers elle; que cette âme ne recherche autre connaissance que de pénétrer intimement jusques au lieu sacré de la demeure de Dieu en soi; que déjà retirée en elle-même, elle s’efforce de s’élever plus outre à Dieu par-dessus soi, non par aucune imagination, discours, ou autre conception intérieure, mais en abnégation de [514] tout, pour enfin le pouvoir trouver selon que réellement, essentiellement et par soi-même il est présent à chacun de nous, désireux de se communiquer au sommet de l’esprit par l’infusion de ses grâces, le croyant, et s’y inclinant comme à un bien souverainement aimable et de tous points désirable.

Ils parlent de l’oraison de repos en laquelle ils disent que l’âme ne cherche autre connaissance que la présence de Dieu en soi. Car où est-ce que l’âme s’élèverait ainsi à Dieu par cette abnégation qu’en la susdite oraison, où elle cherche cette présence de Dieu par la foi nue? Et la connaissance que donne cette foi nue à l’âme du souverain bien présent, fait qu’elle s’y repose comme en son centre et ne désire rien autre chose.

SECTION IX. Résolution de quelques difficultés ou objections contre la section précédente.

On peut objecter premièrement que si Dieu était présent, on le connaîtrait, et que le repos se porte à un objet inconnu. Je réponds que la volonté se repose en un [515] objet inconnu par acte réfléchi, mais non inconnu par acte direct.

On oppose secondement, que nous avons dit que dans l’oraison il y a un acte de désir qui dit un objet absent. Je réponds qu’il y a deux actes, dont l’un est un désir de faire oraison par ce repos; mais ce repos considère Dieu présent, et la foi nue humaine apprend à l’âme qu’elle fait oraison par ce désir.

On oppose en troisième lieu que considérer le souverain bien comme présent n’est pas un acte de la foi divine, mais humaine, parce que l’âme ignore si elle est en grâce et partant si Dieu lui est présent en cette façon surnaturelle; or la foi nue ne le considère pas autrement présent, car nous avons dit que l’immensité n’était pas l’objet de la foi nue.

Je réponds que l’immensité seule qui considère Dieu comme présent à toutes choses n’est pas l’objet de la foi nue, mais il est l’objet de la foi nue divine, considéré et cru comme le souverain bien présent à l’âme par son immensité, parce que cela est révélé. [516]

CHAPITRE XVII. Les lumières de la foi nue causent en l’âme une préférence de Dieu à toutes choses et une conformité à sa volonté.

La foi nue donne à l’âme connaissance que le bien universel est préférable à tous les particuliers, parce que le bien universel est le souverain bien qui contient tous les biens; et l’âme en oraison de repos s’élevant au-dessus de tous les biens particuliers, sans s’arrêter ni s’attacher à aucun, il est croyable que la foi nue lui fournit des lumières pour s’en détacher.

Elle lui en donne aussi pour produire des actes de résignation, de soumission et de conformité à la volonté de Dieu en ce qui est de souffrir les sécheresses, les soustractions, les incapacités d’agir. Car comme nous avons dit que la volonté produit de tels actes, il faut que la foi nue lui en fournisse des lumières; elle fait voir à l’âme que la volonté de Dieu et son bon plaisir s’accomplissent dans tels états qu’il désire d’elle, qu’elle les subisse avec patience; la foi nue [517] lui fait voir ces choses ou semblables par une connaissance directe et habituelle, comme la foi explicite la fait par la connaissance expresse et réfléchie.

CHAPITRE XVIII. De l’objet de la foi nue en tant qu’elle est acquise et humaine.

SECTION I. Quel est son objet?

Il faut remarquer premièrement que la foi nue se considère en deux façons : et comme infuse, et comme humaine; que toutes deux ont au repos sans goût leurs opérations. Il faut parler de l’objet de toutes deux.

Remarquez en second lieu que comme l’objet de la foi nue divine est la chose qu’elle croit, pour exciter ce repos que l’âme ne peut exercer sans croire que Dieu soit sa dernière fin; qu’aussi les choses qu’elle croit faire et pratiquer en ce repos sont l’objet de la foi humaine.

Ce que supposé [518] je dis que l’objet de la foi nue en tant que divine et infuse, c’est Dieu, et que l’objet de la foi nue en tant qu’humaine, c’est nous-mêmes, ou bien c’est la croyance qu’a l’âme qu’elle fait oraison par ce repos. La divine excite le repos, et l’humaine la tranquillité et satisfaction propre qu’elle ressent dans le repos. Satisfaction si nécessaire que sans elle l’âme ne se pourrait pas reposer dans l’oraison et ainsi ce ne serait ni vrai repos, ni vraie oraison sans cette croyance. Car si l’âme ne croit, ou ne pense pas faire oraison, elle n’a pas intention ni désir de la faire, et qui n’a pas ce désir ne la fait pas.

SECTION II. Résolution de quelques difficultés sur la section précédente.

Mais, direz-vous, plusieurs âmes qui n’ont point ouï parler de l’oraison de repos, et qui étant distraites et arides prennent pourtant patience en l’objet de la volonté de Dieu font les mêmes choses que celles qui se persuadent faire l’oraison de repos, parce qu’elles ont un repos sans goût, un mouvement en Dieu et un désir de faire oraison; il semble donc que la foi nue divine opère en elles, puisqu’elles ne peuvent prendre patience sans produire un [519] acte de foi qu’il faut tout souffrir pour Dieu et n’avoir que sa volonté pour objet, qui est un acte d’amour, et cependant elles n’ont point de foi nue humaine, ne croyant pas faire oraison.

Je réponds que ces âmes, à parler en rigueur, ne font pas oraison, puisqu’elles n’ont pas dessein de la faire par cette patience. Je réponds encore mieux, que ces âmes ne laissent pas de faire oraison, et ont désir de le faire virtuellement; parce que croyant que cette patience plaît à Dieu, elles ont désir par elle de s’unir et conformer à sa volonté et croient le faire; et si elles ne pensent pas faire oraison, cela procède de l’erreur de leur entendement qui ne sait pas que tout mouvement pieux et élévation de l’esprit en Dieu soit oraison; si ce n’est qu’on peut dire qu’ils le savent virtuellement, et qu’en cette façon ils font oraison.

Donc, direz-vous, l’objet de la foi nue humaine n’est pas croire qu’on fait oraison, mais qu’on plaît à Dieu, car la foi nue opère cela en eux.

Je réponds que précisément l’objet de la foi nue humaine est de croire qu’on plaît à Dieu, mais de plus qu’on fait oraison, quand on sait bien que tout mouvement pieux est oraison; mais il suffit à ceux qui ne le savent pas d’avoir désir de faire oraison comme ils l’ont. [520]

Je dis néanmoins en second lieu, que la foi nue n’opère point en ceux-ci, et qu’ils n’ont pas l’oraison de repos telle que nous la décrivons, parce que leur foi opère expressément et avec réflexion : ils produisent des actes de patience et n’ont pas ce repos par lequel ils s’unissent à Dieu, ni la croyance que ce repos ou désir tranquille de faire oraison est oraison, ou au moins union avec Dieu.

SECTION III. Suite et résolution de quelques autres difficultés.

On oppose premièrement que de croire que ce repos est oraison ou que par lui l’âme s’élève et s’unifie à Dieu n’est pas un acte de foi humaine, mais infuse, parce que nous avons montré que c’est un amour de Dieu sur toutes choses; or la foi divine nous apprend qu’aimer Dieu sur toutes choses est une oraison en la façon que nous prenons ce mot, c’est-à-dire élévation ou union de notre esprit à Dieu.

Je réponds que la foi divine nous apprend que se reposer en Dieu comme en sa fin dernière et souverain bien est une union de notre esprit à Dieu, et par conséquent vraie oraison; mais la foi divine ne [521] m’apprend pas que ce repos que je pratique est une union avec Dieu, une élévation et oraison vraie, chrétienne et méritoire telle que j’appelle la vraie oraison; de même que la foi m’apprend qu’un acte d’amour est union à Dieu, mais non pas que celui que je produis soit tel et méritoire, comme nous le croyons pourtant par une foi humaine, sans laquelle difficilement ferions-nous aucune bonne action; aussi croyons-nous moralement que ce repos est une union avec Dieu.

Seconde objection : il n’est point révélé que le repos de l’âme pendant les sécheresses, où elle ne sait en quoi elle se repose, soit un repos en Dieu; et ainsi croire que l’oraison de repos soit un repos en Dieu et une oraison n’est pas une foi divine, mais humaine.

Je réponds qu’il est certain, et la foi nous l’enseigne, que se reposer en Dieu par un acte direct ou réfléchi est s’unir avec lui et un culte divin, d’où on tire une proposition théologique que l’oraison de repos est telle, ce qui n’est pas article de foi, si ce n’est qu’on dise que c’est un acte de charité. Il est révélé que l’acte de charité est une union avec Dieu et un culte divin; mais que ce repos soit tel, c’est une proposition théologique, c’est-à-dire humaine, mais tirée d’une proposition révélée. [522]

Troisième objection : de là suit que l’objet de la foi nue humaine est que l’oraison de repos est un acte d’amour et oraison, et que celle que je pratique est aussi oraison.

Je réponds que par la satisfaction qu’a l’âme pendant ce repos, s’exercent ces deux actes de foi humaine; que ce repos est un repos en Dieu et partant oraison, et qu’elle fait pour lors oraison ou acte de culte divin; le premier acte est enveloppé dans le second.

SECTION IV. Quelles sont les choses que la foi humaine croit.

Premièrement, l’âme croit qu’en ce repos elle n’est pas oisive. Secondement, qu’elle ne perd point le temps. Troisièmement, qu’elle ne peut point produire des actes, ni opérer autrement qu’en se tenant en repos, et que c’est le temps de pratiquer cette oraison. Quatrièmement, qu’elle ne peut pour lors faire davantage. Cinquièmement, qu’elle peut autant s’unir à Dieu par la pointe de son âme que par tous les sens et qu’ils ne sont point nécessaires. Sixièmement, elle doit croire que le désir qu’elle a de faire oraison est oraison devant Dieu qui répute la volonté pour l’effet. Septièmement [523] elle doit bien être persuadée que sa partie supérieure ne laisse d’être bien unie à Dieu, quelque désordre qu’il y ait ès basses demeures des sens. Huitièmement, que l’impossibilité ou incapacité de produire des actes, endurée patiemment est une bonne oraison, souvent plus méritoire que les autres, et moins sujette aux tromperies de l’amour propre. Neuvièmement, elle doit penser que l’oraison ne consiste pas seulement à produire des actes, avec ou sans sentiment, ni même à ressentir quelques oraisons ou opérations surnaturelles, mais au désir efficace de la faire, c’est-à-dire à tâcher de produire des actes et, ne le pouvant, se tenir en repos en la volonté de Dieu qui l’ordonne ainsi; car en cette croyance consiste la vraie tranquillité. Dixièmement, dans les sécheresses et les soustractions de facilités d’oraison, elle se doit persuader aisément qu’elle ne peut produire des actes, car difficilement arrive-t-il qu’en tel état l’âme puisse davantage que se tenir en repos, et sans doute elle le serait si elle pouvait, parce que le grand désir qu’elle a de faire oraison l’y obligerait. Onzièmement, elle doit de plus croire qu’elle a bonne volonté de faire oraison, car la peine qu’elle ressent à ne la pouvoir faire est une marque du désir qu’elle en a, lequel désir, quand il est trop angoisseux, [524] est mal réglé et procède du propre amour; et partant, elle doit par force d’esprit empêcher son inquiétude et croire que si elle pouvait, elle produirait des actes, quoique les sens répugnent à cette croyance, parce que cette répugnance est des sens et non de la raison. Douzièmement, ne vous allez pas persuader que ces sécheresses viennent de vos fautes, quand vous apportez une diligence morale. Treizièmement, croyez enfin que vous pouvez être aussi agréable à Dieu en cet état de sécheresses que si vous étiez ravi au troisième ciel, et peut-être davantage; que Dieu vous ordonne le repos et que ce repos sans goût est oraison très agréable à Dieu, et du rang des bonnes actions chrétiennes. [525]

CHAPITRE XIX. De l’objet formel de la foi nue, tant la divine que l’humaine.

Les motifs qui nous excitent à croire les choses qui sont comprises dans l’objet de la foi nue, c’est-à-dire les choses dont elle donne lumière à la volonté, sont l’objet formel de la foi nue. Ce qu’étant supposé :

Je dis premièrement que l’objet formel de la foi nue, en tant qu’elle est divine, est le même que celui de la foi commune; parce que, comme nous avons dit, c’est une même habitude et vertu, et partant, comme les théologiens assurent que c’est la première vérité qui est le motif pour lequel on croit les choses que Dieu a révélées — c’est-à-dire que l’on croit en lui, parce qu’il ne peut mentir — c’est la même raison pour laquelle la foi nue croit son objet, qui est que Dieu est le souverain bien, souverainement aimable, et que la volonté se doit reposer en lui comme en sa dernière fin; et elle croit cet objet, parce que [526] c’est la première vérité qui l’a révélé.

Je dis secondement que l’objet formel, c’est-à-dire le motif pour lequel la foi nue, en tant qu’elle est humaine, croit son objet matériel, sont les raisons humaines qui le persuadent. Je m’explique : l’objet matériel de la foi nue humaine est de croire que l’âme qui s’unit à Dieu par l’oraison de repos sans goût ne perd pas le temps. Or les motifs qui nous le font croire sont les raisons humaines dont nous avons parlé et autre semblables que l’on peut trouver, qui sont l’objet formel et le motif de cette foi nue et croyance humaine, que nous faisons oraison pendant tel repos. Ce qui fait dire au Père Benoît que la foi nue est aidée de la raison et que sa connaissance est fondée sur la philosophie, sur les docteurs, sur les Écritures et sur les exemples. [527]

CHAPITRE XX. Que les actes de la foi nue divine et humaine peuvent être aidés par le raisonnement.

Encore que l’objet de la foi révélée et divine soit la première vérité, tant en la foi nue qu’en l’acte de la foi commune, néanmoins les actes de l’une et l’autre foi n’excluent pas le raisonnement. Quelqu’un, par exemple, croit le mystère de l’Eucharistie, même sans autre raison ni motif que celui de la Révélation, cela n’empêchera pas qu’il ne puisse se servir de raisonnements tels que peuvent être les arguments des théologiens qui convainquent l’erreur des hérétiques ou répondent à leurs objections, par lesquels sa croyance demeurera plus éclaircie et plus ferme. De même, disons-nous que la foi nue divine est aidée à produire son acte de repos en Dieu inconnu, de connaissance réfléchie, par raisons, aussi bien que la foi nue humaine, et ces raisons peuvent être qu’il est juste de se tenir en repos et content sous le bon plaisir de Dieu; que chose aucune n’arrive que par sa providence et pour le mieux; que toutes les désolations ne nous peuvent nuire, si nous les voulons souffrir pour son amour, et plusieurs autres semblables qui peuvent être prises des choses révélées ou non révélées, comme toutes les autres preuves des mystères de notre foi, qui admettent aussi des raisons philosophiques.

CHAPITRE XXI. Il ne faut point chercher des raisons dans l’exercice actuel de l’oraison de repos.

Nous avons dit que l’entendement se peut servir des raisonnements pour persuader la volonté de produire l’acte de repos, et que la foi nue, tant divine qu’humaine, ne les rejette pas au sens et en la façon que nous avons expliquée c’est-à-dire pour exciter la volonté à souffrir patiemment pendant les sécheresses, se tenir en repos et croire que ce repos est oraison.

Il faut néanmoins savoir qu’en la pratique de l’oraison de repos, l’âme ne doit pas [529] s’arrêter à chercher toutes ces raisons, parce qu’étant lors en sécheresse, elle ne le pourrait pas rencontrer; et cherchant ce qu’elle ne pourrait trouver, elle se troublerait, et au lieu de l’oraison de quiétude, elle tomberait dans l’inquiétude. Et comme quand le chrétien veut pratiquer de bonnes œuvres, il ne va pas chercher les raisons qui lui font croire que les bonnes œuvres sont méritoires, et qu’un prêtre allant dire la messe ne cherche point de raisons pour se persuader qu’il y doit sacrifier le vrai corps de Jésus-Christ, bien que lorsqu’il les lisait dans les théologiens, il se sentait éclaircir et raffermir en la foi de ce mystère, il suffit aussi à celui qui veut pratiquer ce que lui enseigne la foi autrefois fortifiée par raisons, tant divines qu’humaines, de se servir seulement de l’habitude qu’il a de croire ce qu’il veut pratiquer; parce qu’autrement, allant toujours chercher des raisons persuasives des articles qu’il veut croire, il pourrait même exciter des doutes contre la foi, parce qu’on n’a pas toujours présentes les raisons qu’on a eues de croire.

Je dis de même d’une âme qui est en l’oraison, quand elle est incapable de produire des actes, elle ne doit pas pour lors aller chercher les raisons qui lui ont persuadé qu’il ne faut en tel état que se tenir en l’oraison de [530] repos sans goût, mais pratiquer fidèlement cette oraison, sans rappeler en sa mémoire telles raisons; Le Père Benoît a fort bien remarqué ceci, lorsqu’après avoir dit que la foi nue était aidée de la raison et de la philosophie, il ajoute : à quoi n’est contraire ce que nous avons dit ci-dessus, que cette foi exclut tout raisonnement; parce que je l’entends du second point, à savoir de la pratique de l’anéantissement, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours; mais ici j’entends du premier point, à savoir de la connaissance qui s’aide du raisonnement. Par là on voit que la connaissance est distincte de la pratique de l’annihilation, c’est-à-dire de l’oraison de repos, parce qu’à l’égard de celle-ci, on peut user du raisonnement pour se la persuader être vraie oraison, mais en la pratique il ne faut s’arrêter à tels raisonnements, tant afin que telles multiplicités n’empêchent le cœur, et ne le distraient, qu’aussi de peur d’inquiétude quand ils ne se présenteront pas. C’est pourquoi les docteurs contemplatifs insistent fort à nous persuader d’éviter telles multiplicités, racines d’inquiétudes, comme étant très contraires à la pureté de la foi. [531]

CHAPITRE XXII. La pratique parfaite de la foi nue humaine exclut tout raisonnement.

Plus la foi nue humaine est parfaite et moins elle se sert de raisonnement. Je veux dire que, quand la foi nue est enracinée en l’âme et que celle-ci a acquis l’habitude de croire que la patience et le repos qu’elle a pendant les sécheresses est l’oraison que Dieu demande d’elle, et point d’autre, et que, se tenant en repos et attente, elle n’a que faire d’aucune raison pour se persuader qu’elle fait bien, le croyant sans réfléchir qu’elle le croit, c’est une marque de l’excellence et simplicité ou pureté de la foi. Au contraire, quand une âme cherche des raisons pour se persuader que son repos est oraison, c’est une marque qu’elle est faible et qu’elle n’est pas bien formée ni assez dénuée ; car la nudité consiste en ce qu’elle n’a aucune opération expresse. De même quand elle opère par quelque raisonnement ou opération aperçue, on peut dire qu’elle sort hors de son détroit; et [532] quand elle est parfaite, elle n’a qu’un simple repos qui croit sans voir. C’est pourquoi la foi nue n’opère plus où il y a de grandes ténèbres, car alors, ne pouvant avoir aucune opération apercevable, elle est dans son élément.

CHAPITRE XXIII. Du sujet de la foi nue, ou en quelle puissance elle réside.

SECTION I. La foi nue, tant divine qu’humaine, réside dans l’entendement et non dans les sens.

Je dis premièrement que la foi nue a son siège dans l’entendement, ce qui se prouve aisément, parce que l’habitude de la foi réside dans l’entendement, comme assure toute l’École. Or la foi nue est un acte de cette foi, ainsi que nous avons fait voir, et qui par conséquent doit être produit par la puissance en laquelle réside son habitude, ce qui se doit entendre de la [533] foi nue, non seulement en tant qu’elle est divine, mais aussi en tant qu’elle est humaine puisque l’une et l’autre est produite par la même puissance; car la foi et l’opinion sont actes d’entendement.

Je dis en second lieu que la foi nue n’a pas son siège dans les sens, mais seulement dans l’intellect raisonnable ou partie supérieure intellectuelle. C’est l’opinion des théologiens mystiques, lorsqu’ils disent que la foi n’est point sujette aux sens et n’a aucune société ni commerce avec eux; parce que, comme l’entendement est indépendant de tout organe corporel, la lumière appartenant à cet intellect l’est aussi, et conséquemment n’est point sujette aux sens, puisqu’aucune puissance ne peut sentir sans son propre organe; ce qui se doit entendre de la foi nue tant divine qu’humaine. Il est tout clair que la divine n’use point de l’organe des sens pour opérer, car si elle en usait, son opération serait aperçue et ressentie, ce qui n’est pas; et quant à ce qui est de la persuasion humaine qu’a l’âme de faire oraison, elle est bien contraire au sens, puisque souvent elle est en telle sécheresse et tel désarroi intérieur que les sens ont toutes les répugnances possibles à croire qu’en tel état elle puisse faire oraison, quelque volonté qu’elle en ait. Il n’y a donc que la raison [534] dépouillée de tous les sens qui le lui puisse persuader. C’est pourquoi, en la pratique de la foi nue, il faut renoncer à tous les sens et à toute sensible dévotion; je veux dire qu’il ne faut pas demander une dévotion sensible ou aperçue pour juger qu’on fasse oraison, parce qu’outre les raisons que nous avons déduites, c’est que la foi nue ne regarde qu’au désir qu’elle a de faire oraison, non sensible, mais raisonnable, non accompagnée de goût, mais de quiétude et de tranquillité. Quelques théologiens ajoutent que non seulement il faut renoncer aux sens, mais aussi les anéantir entièrement; parce qu’ils sont trompeurs et mensongers, nous faisant croire que les choses sont, au lieu que cette foi est vraie, qui les anéantit; les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, et cette foi est lumineuse, nous faisant vivre en esprit. Ils disent encore que cette foi nue, non seulement n’a aucun commerce ni société avec les sens, mais qu’elle leur est diamétralement opposée en ce que l’une nie ce que l’autre affirme. Le sens dit qu’une chose est; cette foi dit qu’elle n’est pas, en présence et comparaison de Dieu. Cette doctrine est pour ceux qui pratiquent leurs exercices, qui donnent pour emploi à la foi nue de croire que toutes les créatures ne sont rien, Dieu seul étant tout. Mais il [535] suffit pour nous de dire que la foi nue est contraire aux sens, et que, pour l’exercer, il les faut abandonner; et si on les veut anéantir, c’est seulement en les méprisant, en ce que l’âme fidèle attaquée des distractions, des sécheresses et des troubles des sens ne laisse pas de croire et de se persuader qu’elle est en quiétude et oraison.

SECTION II. La foi nue réside dans la pointe de l’entendement.

C’est le sentiment commun des docteurs mystiques que la foi nue a sa résidence en la plus haute demeure et étage de l’entendement, appelée pointe de l’esprit ou simple intelligence. La raison est que la foi nue est une lumière surpassant les sens, et même qui leur est contraire, éclairant l’intellect d’une lumière insensible et au-dessus même de la raison, quelquefois atterrée sous la fausse lumière des sens. Car il arrive souvent que la raison s’approche des sens et conspire avec eux pour obscurcir, comme par quelques nuages, les yeux intellectuels, et ne leur permettre de voir le peu de lumière que donne la foi nue. Elle fait comme celui qui verrait un homme dans un cachot obscur et qui, s’apercevant que [536] quelque petite lueur passe par les fentes de la prison, la voudrait empêcher, pour la laisser tout à fait dans les ténèbres et lui ôter toute consolation.

C’est ainsi que l’entendement ou la raison naturelle s’accorde avec le sens, pour éteindre autant qu’ils peuvent quelque lueur du soleil, caché à l’âme, mais qui envoie une petite lumière surnaturelle qu’elle n’aperçoit qu’au travers de cette foi.

Déclarons tout ceci par quelques exemples. Quelqu’un se trouve à l’oraison dans une incapacité de ne rien faire, ses sentiments regimbent et lui donnent de grandes inquiétudes; la raison les aide, lui persuadant que ce sont ses péchés et infidélités qui sont la cause qu’il ne peut faire oraison, et concourent tous deux à lui faire perdre la quiétude, et par même moyen l’oraison de repos. Mais la foi nue lui enseigne que, nonobstant ses incapacités, les appréhensions des sens et les persuasions de la partie raisonnable ou de l’entendement agissant par raisons apparentes, il ne doit point perdre sa quiétude ni l’oraison mystique, mais se contenter du désir de la faire. Par où vous voyez que la foi nue réside en un étage plus haut que celui du raisonnement et en un sommet d’intelligence.

Secondement, la foi nue réside au lieu [537] où est l’oraison de repos, qui comprend les actes d’entendement et volonté; et comme la volonté en ce repos réside en la pointe de la volonté même, ainsi que ferons voir, l’entendement y doit aussi monter pour opérer. Car les opérations de ces deux puissances doivent avoir du rapport, et même l’opération de la foi nue ne se connaît que par l’opération de la volonté et de son repos.

Troisièmement, ces deux opérations sont directes de même façon qui est ce qui fait la pointe de l’esprit, comme je ferai voir. [538]

CHAPITRE XXIV. En quelles oraisons il faut pratiquer la foi nue.

SECTION I. Elle se pratique en l’oraison de repos sans goût et dans le savoureux.

Je dis que la foi nue se pratique en l’oraison de repos sans goût; parce que l’âme ne pourrait pas, étant en sécheresse, se tenir en repos, si par la foi nue humaine, c’est-à-dire par une croyance qui est nue et dépouillée des opérations qui à nos yeux paraissent oraison, elle ne se persuadait que, se tenant en repos, elle fait oraison et est unie à Dieu. Et il faut aussi que la foi infuse produise une lumière en elle qui lui représente Dieu comme souverainement aimable, afin que sa volonté ne soit point en repos vague et indéterminé, qui serait oisiveté, mais qu’elle se repose en Dieu, quoiqu’inconnu. Le désir qu’elle a de faire [539] oraison ou d’avoir un repos qui soit pieux, c’est-à-dire qui se termine à un objet pieux et qui soit divin, l’en assure assez; en sorte que la foi nue opère dans le repos sans goût. C’est le sentiment commun des docteurs mystiques, lorsqu’ils disent que l’âme contemple sans formes et images avec la foi nue, par où ils entendent que la foi nue opère en l’oraison de repos, sans faire distinction de la savoureuse ou sans goût. Il faut pourtant remarquer que, quand ils nous excitent à chercher Dieu sans formes et images par la foi nue, il les faut expliquer plutôt de l’oraison de repos sans goût que de la savoureuse, parce que celle-ci n’est pas en notre pouvoir comme l’autre, qui dépend de nous avec la grâce commune et ordinaire.

Je dis que la foi nue opère aussi dans l’oraison de repos savoureuse, comme j’en donnerai les preuves quand je ferai voir la manière en laquelle la foi nue opère en ce même repos savoureux. [540]

SECTION II. La foi nue opère seulement dans les deux espèces d’oraisons mystiques, savoureuse et sans goût.

Il faut nécessairement avouer que la foi nue n’opère que dans les oraisons de repos savoureux et sans goût et non en d’autres, parce que l’opération de l’entendement se conforme et s’accorde avec l’opération de la volonté; il faut donc que la foi nue, qui est une opération nue d’entendement, dirige l’opération nue de la volonté; or on ne reconnaît point, en l’école de théologie mystique, autre opération nue de la volonté que l’oraison de repos; car ce serait feindre des chimères d’en reconnaître d’autres, dont aucun docteur mystique bien approuvé n’a parlé.

De plus, la chose est encore tout évidente, en ce que la foi nue est une opération d’entendement directe, qui ne peut être réfléchie, comme il sera prouvé. Or ni la volonté ni quelque autre puissance que ce soit n’opère par acte direct de telle sorte que cette opération ne soit un repos; car qu’elle autre opération serait-ce, inconnue à tous les auteurs qui ont traité cette matière? C’est pourquoi je dis qu’en termes d’école mystique, [541] l’opération nue, soit d’entendement, soit de volonté, est restreinte dans les termes de l’oraison de repos et ne s’étend point ailleurs.

CHAPITRE XXV. Si la foi nue peut croître en l’âme.

SECTION I. Si la foi nue divine peut croître.

La foi nue ne croît guère en tant qu’elle est divine, parce qu’elle n’est autre chose qu’une lumière de l’entendement, qui montre que Dieu est le souverain bien et qu’il le faut souverainement aimer; or c’est un acte de la foi infuse, qui ne croît point par la pratique de l’oraison; car c’est une vérité qui demeure toujours immobile, et encore que les actes de la volonté et d’autres actes de vertu croissent, et leurs habitudes, la foi néanmoins n’augmente pas comme ses actes, et encore qu’en quelques-uns la foi soit plus ferme que dans les autres, et qu’en un temps on puisse croire [542] un article plus fermement qu’en un autre, si est-ce que, ne parlant que de la foi nue, son acte n’augmente point pour l’ordinaire, parce que cette oraison se pratique par des âmes qui ne reçoivent guère de diminution en la croyance qu’elles ont en Dieu, y étant très affermies. Si ce n’est que nous voulions dire que la foi croît toujours à mesure que l’on en exerce des actes; mais que les actes de la foi nue étant mystiques, on ne s’en aperçoit pas, et ainsi on ne connaît pas aussi son accroissement ou sa diminution.

SECTION II. La foi nue humaine peut croître ou diminuer.

La foi nue, en tant qu’humaine, peut croître ou diminuer et même déchoir en une même âme. Car comme c’est une persuasion qu’elle fait oraison pendant qu’elle se tient en repos, il se peut faire que cette persuasion croisse quelquefois, selon que l’intérieur prend plaisir à cette sorte d’oraison, et comme autrefois les sécheresses, les tentations et les obscurcissements intérieurs croissant en cette même âme, elle peut tomber par pusillanimité dans les doutes; il se peut faire qu’elle diminue ensuite et qu’elle perde quelquefois cette croyance [543] qu’elle avait d’être unie à Dieu par ce repos, qui lui fait perdre aussi la quiétude et conséquemment l’oraison de repos.

Il y a au contraire des âmes d’une trempe si forte, et si résolue, qu’elles ne s’ébranlent non plus de toutes les tentations, que les rochers en mer pour les vagues qui les battent, s’attachant fortement à cette pensée qu’elles ne sauraient faire davantage, que Dieu ne leur demande rien plus, et enfin elles persévèrent dans la croyance qu’elles font oraison pendant que dure le désir de la faire.

Il est pourtant que vrai98, bien que dans ces bonnes âmes le désir de faire oraison soit toujours presque le même, la croyance néanmoins que ce désir leur suffit pour s’unir à Dieu et pour être en l’oraison telle qu’il la demande, augmente, diminue, change et a ses vicissitudes, selon la mesure de leur courage et de leur persévérance.

Les directeurs doivent bien fort soutenir les âmes qu’ils conduisent dans ce travail intérieur, et les animer à la persévérance et au détachement des sens, qui bandent toutes leurs forces pour les chasser de ce fort, inexpugnable à qui sait courageusement s’y tenir.

La foi humaine dans ces âmes croît [544] par les raisons qui la leur persuadent, et il faut l’arroser comme les arbres jusques à ce qu’ils soient crûs et assez forts, et ainsi maintenir ces âmes jusques à ce qu’elles croient que leur repos est une bonne oraison; et quand les doutes et les découragements veulent diminuer ou diminuent en effet cette foi nue, il la faut réparer, comme on répare une science qui se perd en retournant à l’étude.

CHAPITRE XXVI. Si la foi nue est stable ou changeante.

Quelques mystiques estiment que la foi nue est stable et permanente, lorsque, comparant la dévotion sensible avec la foi nue, ils disent qu’on ne peut pas toujours avoir l’aide de la dévotion sensible, mais que cette foi doit toujours demeurer. C’est ainsi que l’assure le Père Benoît en plusieurs endroits, et lorsqu’il dit que le sommaire de la pratique de l’anéantissement (qui est son exercice) consiste en deux choses : en lumière et en ressouvenance [545] et que la lumière est généralement pour toujours.

Je dis que la foi nue, quant à son habitude, si nous parlons de la Divine infuse au baptême, est inviolable; il n’y a que l’hérésie qui la fasse périr; mais d’autant que la foi nue est un acte, pour cela il se peut ou perdre, ou enraciner et habituer si fort en l’âme qu’elle ne le quitte plus, si ce n’est pas distraction involontaire. Et je ferai voir qu’elle peut contracter telle habitude de l’oraison de repos sans goût, qu’elle la pratique toujours sans en être empêchée, si ce n’est par quelques égarements qui ne sont pas en sa puissance; et comme nos yeux regardent le chemin que nos pieds doivent frayer, aussi, telle qu’est dans une âme la pratique d’oraison sans goût, telle encore est la pratique de la foi nue, divine et humaine; et quand le Père Benoît dit que la foi nue doit être stable et pour toujours, il qu’elle le peut être si l’âme s’y veut habituer. [546]

CHAPITRE XXVII. Qualités de la foi nue.

SECTION I. Si elle est simple.

Il semble que la foi nue n’est pas simple, parce que nous avons dit qu’elle était divine et humaine; et que l’une et l’autre ont, non seulement divers principes, mais aussi divers objets qui changent les essences des actes et des opérations de nos puissances internes; or ce qui est composé de deux choses si différentes ne peut être simple; car la simplicité exclut toute composition.

Secondement, l’objet est ce qui établit principalement les essences; or l’objet de la foi nue est composé; si nous parlons de la divine, il admet raisonnement, savoir : Dieu est le souverain bien de l’âme, donc aimable, donc elle s’y doit reposer. La foi humaine : le repos en Dieu est union [547] avec lui, donc oraison; son essence est donc composée de raisonnement.

La commune opinion néanmoins est qu’elle est simple. Le Père Benoît dit qu’elle est appelée simple pour exclure toute multiplicité de raisonnement, comme étant fort contraire à cette pureté de foi; mais nous ne saurions nier que la foi nue n’admette quelque raisonnement, comme le P. Benoît le confesse et la raison l’enseigne; parce que si nous la considérons en tant que divine, elle admet un raisonnement, puisque son objet est fondé sur elle : savoir est que Dieu est le souverain bien, et souverainement aimable, seul objet de tous nos désirs et auquel notre volonté se doit uniquement reposer, comme en son centre. Elle est aussi fondée sur des raisonnements en tant qu’elle est humaine, car la croyance qu’a l’âme de faire oraison par ce repos est fondée sur les raisons rapportées, principalement tirées du désir de s’unir à Dieu. Si donc être simple, c’est exclure toute ratiocination, la foi nue ne peut être appelée simple. [548]

SECTION II. Raisons pour lesquelles la foi nue peut être appelée simple.

Nonobstant ce que nous venons de dire, il faut conclure avec les théologiens mystiques que cette foi nue doit être appelée simple; dont voici les raisons :

Le P. Benoît, au lieu sus-allégué, répondant à la dernière difficulté que nous avons touchée : comment la foi nue peut être simple et admettre des raisonnements, dit qu’il y a deux choses, la connaissance et la pratique. Que la connaissance ne se peut faire sans raisonnement, mais qu’en la pratique, la foi nue n’en admet aucun; ainsi, selon ledit Père, il faut dire que la foi nue n’est pas simple en sa connaissance, mais seulement en sa pratique; puisque selon lui elle n’est appelée simple qu’à cause qu’elle exclut toute multiplicité de raisonnement, ce qu’elle ne fait pas en sa connaissance. Mais cela ne prouve rien, sinon que la foi nue est simple seulement en quelque façon, et non pas simplement en son essence, ce qui ne doit être admis; parce que la partie la plus simple en l’oraison de repos, c’est la foi nue et plus imperceptible, en tant qu’elle [549] est divine, qui est la principale, et sur laquelle l’humaine est fondée; or la dénomination se prend de la partie principale, dit l’axiome.

Secondement, la foi nue est dite simple par les contemplatifs, parce qu’elle est sans formes, sans production d’actes, contemplant Dieu sans moyen. Le P. Benoît donne cette seconde raison, aussi bien que la première; mais je montrerai ci-après qu’elle n’exclue pas toutes images, ni tous actes, mais seulement ceux qui sont réfléchis.

C’est pourquoi la troisième opinion est qu’elle est appelée simple à raison qu’elle exclue toute opération réfléchie, se contentant de la directe. Cette opinion est la plus vraisemblable; mais elle ne satisfait pas à toute la difficulté; car en la foi nue il y a encore quelque opération réfléchie, ainsi que je ferai voir.

Disons donc pour conclusion que la foi nue est appelée simple, eu égard à la foi qui n’est pas nue, laquelle a sa connaissance toute réfléchie; et d’autant que celle-là n’a pas la connaissance réfléchie de son objet, elle est appelée simple, parce que sa connaissance, non seulement paraît sans parties, mais même ne paraît pas être. Et c’est avoir son essence très simple au prix de l’autre, qui [550] a sa connaissance et un terme qui est son objet bien apercevable. Cela n’empêche pas que la foi nue, eu égard à d’autres choses plus simples, ne puisse être appelée moins simple. Car comme la foi nue infuse qui n’est pas accompagnée de l’humaine est plus simple que les deux ensemble, cela n’empêche pas que la foi nue ne puisse être appelée simple, absolument parlant; de même que notre âme, eu égard aux choses composées de matière et de forme, est appelée simple, absolument parlant, bien qu’au respect de Dieu, ni notre âme, ni les anges mêmes ne soient pas simples, étant composés de parties métaphysiques et de plusieurs accidents.

Suivant cela on répond facilement à toutes les objections qui disent que la foi nue n’est pas simple.

Elle est encore appelée simple, parce que son acte est simple; elle n’a qu’une simple vue, elle n’a qu’un objet : la foi chrétienne a toutes les choses révélées. [551]

SECTION III. Si la foi nue est vive ou morte.

Première opinion : que la foi nue est vive.

Notez qu’on appelle foi vive, celle qui est accompagnée de la grâce et de la charité; et qu’ainsi on demande si la foi nue est toujours avec la grâce, ou si quelquefois on peut l’exercer avec le péché mortel.

La première opinion est qu’elle est tellement répugnante au péché mortel, qu’elle est incompatible avec lui. C’est le sentiment de plusieurs mystiques, entre lesquels quelques-uns disent que la foi nue est ainsi appelée parce qu’elle est dépouillée de l’amour-propre, des sentiments de la chair et du sang, et qu’elle est vive par la charité opérante. Et de cette opinion semblent être tous ceux qui l’appellent vive. Il y en a d’autres qui l’appellent, ardente, c’est-à-dire accompagnée d’amour divin; et d’autres l’appellent pure, pour exclure, disent-ils, l’appui des sens.

Cette opinion est fondée non seulement en autorité, mais encore en raisons, puisque la foi nue nous unit au souverain bien, [552] qu’elle n’est exercée que par les âmes contemplatives et les plus spirituelles, et qu’elle est inconnue aux mondains, animaux et charnels, qui ne goûtent point les choses de Dieu, comme dit l’Apôtre; or on ne peut être uni au souverain bien sans la grâce, et cette union est incompatible avec le péché mortel.

Secondement, cette foi nue est une partie de l’oraison de repos, et partant elle nous élève à Dieu, ce que ne fait pas le péché mortel. Nonobstant, l’opinion contraire est véritable, que j’explique en la section suivante.

SECTION IV. La foi nue peut être séparée de la grâce.

Je dis premièrement que la foi nue n’est pas toujours vive, n’étant pas incompatible avec le péché mortel. Car premièrement, si nous parlons de la foi divine, elle n’est qu’un acte de la foi infuse de Dieu, laquelle est compatible avec le péché mortel, comme nous l’enseigne la théologie; donc la foi nue ne l’exclura pas, puisque c’est une même habitude. Et si nous parlons de la foi nue, en tant qu’elle est humaine, encore moins est-elle incompatible avec le péché mortel, puisque la croyance que l’âme peut avoir qu’elle fait [553] oraison ne lui donne pas la grâce; autrement elle pourrait être assurée de sa justification.

Je dis secondement que la foi nue peut être accompagnée de la grâce, et même que le plus souvent il en est ainsi. Ce qui se prouve premièrement par toutes les autorités ci-dessus rapportées des théologiens mystiques, qui l’appellent vive et ardente, c’est-à-dire, accompagnée de grâce et de charité; car cela nous apprend qu’au moins le plus souvent elle est telle. Secondement, elle est pratiquée ordinairement par des personnes de très éminente perfection, et qui abhorrent toutes sortes de péchés, même véniels.

Troisièmement, la foi nue, même en tant que99 humaine, si elle est pratiquée fidèlement, suppose des âmes entièrement résignées au bon plaisir de Dieu, éprouvées comme l’or en la fournaise, et ces personnes sont ordinairement en la grâce de Dieu.

Quatrièmement, l’expérience fait voir que ceux qui pratiquent la foi nue sont gens de grande oraison, humbles, vertueux, patients, ce qu’ils ne seraient pas ordinairement s’ils n’avaient la charité. Saint Denis, rapporté par Tauler, disait que Hicrotée était pâtissant, ou recevant les choses divines. Ce qui ne s’opère, ajoute le même Tauler, que dans la vive foi. [554]

Supposé ce que dessus, il est aisé de répondre aux raisons de l’opinion qui veut que la grâce soit inséparable de la foi nue, en disant que les auteurs de cette opinion appellent la foi nue, vive, non pour assurer que nécessairement elle le soit, mais qu’elle l’est ordinairement. Et comme on appelle la vraie foi et chrétienne, vive, parce qu’elle est telle dans les bons et vertueux chrétiens, la foi nue est aussi appelée vive, parce que les contemplatifs et les parfaits l’ont telle; et ainsi ils prennent ce qui arrive ordinairement pour ce qui arrive toujours. Je dis le même pour ceux qui l’appellent ardente, qui prétendent dire seulement qu’elle nous excite et incline à la charité. Mais, direz-vous, elle nous unit au souverain bien, ce qui ne se fait point sans charité. Je réponds qu’elle ne nous y unit que par la volonté, en tant qu’elle l’éclaire et l’excite à s’unir à Dieu, et fait pratiquer l’oraison de repos. Pourquoi donc n’y a-t-il que les contemplatifs qui la pratiquent? Je réponds que les contemplatifs ne sont point assurés s’ils sont en grâce, pour relevée que soit leur contemplation, non plus que ceux qui pratiquent l’oraison de repos. [555]

SECTION V. De la foi, de l’espérance et de la charité opérantes au repos mystique.

J’ajoute cette section pour la consolation des bonnes âmes qui aspirent au sacré repos de l’oraison mystique. Car bien que nous ayons dit que la charité n’est pas absolument inséparable de la foi nue et de l’oraison mystique, néanmoins c’est le sentiment commun des auteurs mystiques que les trois vertus théologales sont ordinairement opérantes dans ce repos. Ce repos, disent-ils, n’est rien autre en substance que l’exercice et la pratique fidèle des trois puissances supérieures opérantes par les trois vertus théologales. La foi y opère par la croyance certaine de la présence divine à notre esprit, dont les effets sont la vue, la recherche et le mouvement qu’elle a vers elle; la charité, par le désir actuel et affection sincère qui doit être le fondement de cette élévation; et l’espérance, par la confiance entière qu’il faut concevoir en la bonté de Dieu, qui donne vie, consolation et courage parmi les travaux de ces fâcheux sentiers. Il parle là de l’élévation qui abandonne tous actes et toutes pensées.

De là ces mêmes mystiques nous exhortent [556] à la pratique de cette foi nue et vive, lorsque parlant de quelques grandes désolations dans lesquelles l’âme se trouve sans aucune connaissance de Dieu (ils entendent ressentie), toutes les grâces accoutumées lui étant soustraites : Prenez courage, disent-ils, qui que vous soyez, dans l’expérience de telles choses, et soyez certain que Dieu est très proche de vous; attachez-vous seulement à la vraie et vive foi, et bientôt vous verrez toutes choses se convertir en bien. Ils parlent des états où on ne peut guère avoir qu’une foi nue et dépouillée de lumière et de raisons, qui doit être vive et accompagnée de toutes sortes de bonnes actions, et surtout d’une grande fidélité et soumission à Dieu.

CHAPITRE XXVIII. Certitude de la foi nue tant divine qu’humaine et quelle elle est.

La foi nue en tant que Divine est autant certaine que la foi chrétienne commune, puisque de croire que le souverain bien est aimable sur toutes choses est également un des actes de l’une et de [557] l’autre croyance; et bien qu’il se pratique mystiquement, c’est-à-dire d’une façon non aperçue dans la foi nue, et aperçue dans la foi chrétienne, elles ont toutes deux le même motif et le même objet formel, qui est celui de la première vérité, qui ne peut mentir. C’est pourquoi les théologiens mystiques ont raison d’appeler la foi nue très certaine.

La foi nue en tant qu’humaine a une certitude qui est seulement morale. La raison en est que, comme nous avons montré, toutes les actions éclairées et conduites de la lumière de la foi chrétienne sont accompagnées d’une croyance humaine qui ordinairement oblige de les pratiquer. Un chrétien jeûne, fait l’aumône, et parce que la foi divine lui apprend qu’il doit s’exercer dans les bonnes œuvres, et la foi humaine, lui persuadant que telles actions lui sont méritoires, l’excite de les pratiquer. Enfin, nous avons fait voir que la foi nue opère en l’oraison de repos en la même façon que la chrétienne en toutes les oraisons et autres bonnes actions; et comme je ne puis avoir autre certitude que je fais une bonne œuvre chrétiennement, je veux dire méritoirement pour la vie éternelle, que morale et humaine, je n’ai pas d’autre assurance que le repos dans lequel je suis soit [558] une vraie oraison, telle que nous la demandons; c’est-à-dire profitable pour la vie éternelle, et ainsi nous mettons bien l’oraison de repos entre les bonnes œuvres, et croyons que ce repos en foi soit une vraie oraison, mais nous ne croyons qu’il soit tel en nous que par une humaine, qui nous assure de son mérite.

CHAPITRE XXIX. Combien il est nécessaire à l’âme qui aspire à l’oraison de se servir de la certitude morale et humaine de la foi nue.

SECTION I. L’assurance morale qu’on fait oraison doit suffire à l’âme pour s’y tenir.

Ce que nous avons dit au chapitre précédent de la certitude seulement morale et humaine de la foi nue ne doit pas empêcher ni retarder les bonnes âmes de l’exercice de l’oraison de repos.

Je veux dire qu’encore qu’elles n’aient [559] pas une croyance infaillible que le repos dans lequel elles se tiennent en l’oraison mystique soit union avec Dieu, elles ne le doivent pas abandonner, mais s’y arrêter et y persévérer courageusement, puisqu’il leur suffit d’avoir une assurance morale que ce repos est bon et agréable à Dieu. Car si elles le voulaient quitter par défaut de certitude infaillible, il faudrait par même raison qu’elles renonçassent à la pratique de toutes actions chrétiennes, puisqu’elles ne peuvent avoir autre ni plus grande assurance de leur bonté et mérite, que l’humaine et morale. Si, pour n’être pas assuré de surgir à bon port, on ne se mettait jamais sur mer, le trafic cesserait, et on n’aurait pas découvert les Indes, d’où viennent tant de trésors. Le soldat serait estimé lâche, qui ne voudrait pas combattre si on ne l’assurait de la victoire. Si le laboureur ne voulait point semer, crainte de la grêle et d’autres accidents, il faudrait mourir de faim. Ainsi estimerais-je fol celui qui, étant assuré que l’oraison de repos est du genre des choses bonnes et très utiles pour la perfection, ne voudrait pas s’y appliquer, quoiqu’elle ne puisse avoir qu’une assurance morale de son mérite. Disons donc mieux : puisque les bonnes âmes ne laissent pas de s’appliquer aux actions vertueuses et d’acquérir de grands trésors [560] de mérite et de perfection, quoiqu’elles n’aient qu’une assurance morale de leur acquisition, et qu’elles ne s’arrêtent pas à une mauvaise raison qui empêcherait toutes les bonnes actions, même les plus nécessaires — comme sont la confession, la communion et semblables —, qu’il ne faut pas non plus que l’âme dévote et prudente abandonne, par une lâcheté blâmable et par un mauvais prétexte, une oraison si utile pour son salut et sa perfection.

SECTION II. L’âme qui s’appuie sur la foi nue humaine n’est pas aisément trompée, et pourquoi.

La foi nue humaine est ordinairement éclairée d’une véritable lumière, et il ne peut que difficilement y avoir de la tromperie en elle. La raison en est que la foi nue ne prend pas sa lumière dans les sens; au contraire elle les combat. Or la lumière qui est contraire aux sens est ordinairement véritable, parce qu’elle est selon la raison. Car le sens et le démon sont la source la plus commune des illusions et des tromperies, et celui-ci ne nous trompe guère que selon le sens, qui fait la guerre à la raison. Si donc on fuit une lumière contre le sens, elle doit être selon la raison, car de [561] quelle autre part pourrait-elle venir?

Secondairement, Notre Seigneur nous exhorte de renoncer à nos sens, et la foi chrétienne est au-dessus des sens, et même leur est contraire : elle me fait croire que Jésus-Christ est en l’Eucharistie, bien que le goût, la couleur et les autres accidents du pain et du vin semblent y contredire; et ce même Seigneur, parlant à saint Pierre : Ce n’est pas, lui dit-il, la chair et le sang qui t’a découvert que je suis le Fils de Dieu vivant, mais la lumière du Père céleste. Comme s’il eût voulu dire : puisque ce n’est ni la chair ni le sang, auxquels tu as renoncé, qui t’a révélé ce secret, il faut que ce soit mon Père céleste, car il aide de sa grâce ceux qui tâchent de s’élever par-dessus les sens. Et quand le diable nous voudrait tromper, il n’y gagnerait guère; car plus l’âme mortifie le sens, plus la raison est éclairée et demeure ainsi dépêtrée et plus libre pour apercevoir les ruses de Satan. Et tout ainsi que, quand on ôte un crêpe ou un verre coloré de dessus les yeux ou qu’on regarde par-dessus, on discerne mieux la couleur des objets, de même quand l’entendement regarde sans les sens ou par-dessus les sens, qui donnent aux choses la couleur de leur passion. Et le Prophète, parlant des pécheurs, dit que le feu de leur concupiscence et passion, s’étant opposé [562] à leurs yeux, les a empêchés de voir la lumière de la vérité.

Mais la foi nue élève l’esprit au-dessus des sens et même de la raison naturelle, encore moins sujette à l’illusion et à la tromperie que les sens, et se fonde sur des raisons plus relevées de la foi révélée, qui nous enseigne la résignation au temps de l’adversité.

C’est pourquoi bien qu’il n’y ait point d’oraison où il ne puisse y avoir de la tromperie — même dans les extases, les ravissements et les repos savoureux — l’oraison de repos sans goût est celle où il en arrive le moins. Car la plus grande part des tromperies procède de ce que le démon se transforme en ange de lumière, contrefait les dons de Dieu dans les âmes pour les exciter à orgueil, et leur donner la croyance qu’elles sont des saintes, les éloignant de la pratique des vraies vertus; or cela ne peut guère arriver dans l’oraison de repos sans goût, parce que ces âmes se tenant en repos pendant les sécheresses, elles n’exercent que des actes de patience et de résignation. Que si quelques-unes, par découragement, venaient à tout quitter, l’oraison de repos n’en est pas la cause, puisqu’elle enseigne d’attendre [563] avec soumission et repos. On pourrait seulement craindre quelque tromperie de la part de celui qui pratique telle oraison, quand, pouvant produire des actes et s’entretenir en quelque bonne pensée, il omettrait de le faire par négligence et se tiendrait en un faux repos, qui serait une vraie oisiveté. Mais nous entendons parler ici de la vraie oraison de repos sans goût, où l’âme a un désir efficace de faire oraison et la volonté de Dieu, de ne s’inquiéter point et de prendre patience. Quelle tromperie peut-on craindre en cela?

SECTION III. Autre raison en confirmation de la doctrine précédente.

Nous tirons encore une forte conjecture que l’âme n’est point trompée en la croyance qu’elle a de ne pouvoir produire des actes ou avoir de bonnes pensées, car en cela seulement je crois qu’il pourrait y avoir de la tromperie, d’autant qu’elle satisfait à la volonté qu’elle a de faire oraison par ce repos, malgré ses sens, voire malgré les raisons humaines, qui voudraient que l’âme opérât, et non pas qu’elle se tînt en repos; or elle satisfait à ce désir, à cause des raisons supérieures aux siennes naturelles et de ses [564] sens, savoir est par la croyance qu’elle a qu’elle opère suffisamment selon le bon plaisir de Dieu, qui ne veut pas qu’elle fasse autre chose que se tenir ainsi en quiétude. Personne ne peut douter que cela ne soit contraire à ses sens et même aux raisons humaines, qui n’ont pas coutume d’opérer par des repos mystiques; si donc elle satisfait à la volonté qu’elle a de faire oraison par ce repos, il y a de l’apparence qu’elle n’est pas déçue100. Car elle connaît l’impuissance qui est en elle de produire des actes, par des yeux clairvoyants qui sont logés au plus haut étage de l’esprit, et qui ne sont obscurcis ni des sens, ni des raisons humaines, quoique souvent ils la pressent d’opérer et que, comme mauvais conseillers, ils crient à ses oreilles qu’elle peut opérer et produire des actes. Quand donc malgré eux elle n’opère point, assoupissant leurs désirs par la volonté de Dieu, c’est une marque qu’elle n’est pas trompée en la croyance qu’elle a de ne pouvoir opérer et faire davantage; car si elle pouvait quelque chose de plus, difficilement aurait-elle cette satisfaction, qui doit tranquilliser son âme, malgré les sens et les raisons naturelles.

Je ne veux pas assurer qu’absolument il ne puisse y avoir quelque tromperie dans la pratique de cette oraison mystique sans [565] goût. L’homme est trop misérable en ce monde pour dire qu’il ne puisse être trompé, mais je redis ce que j’ai touché plus haut, que c’est l’oraison dans laquelle il y en a le moins, supposé que l’âme tâche de faire ce que moralement elle peut pour produire des actes dans les sécheresses. Le plus grand danger qu’elle puisse encourir, c’est le désespoir que le diable suggère, mais on y remédie par la pratique du repos patient. Et de plus, c’est que l’œil de l’âme ainsi élevé au-dessus des sens, est comme dans une échauguette d’où il voit et découvre de loin les rets et les pièges des chasseurs, et on ne peut pas bien facilement enrêter101 [arrêter] les pieds de ceux qui peuvent s’envoler bien haut, tels que sont nos mystiques, qui ne sont retenus d’aucune chose qui les affaisse.

SECTION IV. Raisons ou motifs, pour lesquels l’âme se doit exercer en l’oraison mystique sans goût avec assurance morale qu’elle s’unit à Dieu.

Quand l’âme ne peut aisément produire des actes, elle doit s’exercer dans l’oraison de repos sans goût avec assurance morale, ou probable, que cette sorte d’oraison est bonne, agréable à Dieu et telle qu’il la demande pour lors d’elle; et cela pour plusieurs raisons : [566]

La première, afin que le repos et la patience de cette âme puissent être accompagnés d’allégresse et soutenus par quelque consolation intérieure, nécessaire pour la pratique de cette oraison; parce que cet état est de soi fort chagrin : les sens répugnent, ne trouvant aucune satisfaction, et comme des chevaux indomptés, ils regimbent dans l’étroit de cette captivité. Il faut retenir dans des prisons et des cages de fer des lions qui ne s’apprivoisent pas aisément, arrêter la fougue des citoyens rebelles auxquels on veut donner des lois bien contraires à leur humeur. Afin donc de leur faire avaler la pilule doucement et leur faire porter le caveçon sans répugnance, il n’y a point de meilleur moyen, que de les assurer qu’ils sont dans leur centre, et au meilleur état qu’ils puissent être. C’est le miel qui adoucit cette amertume, et l’or qu’on met sur la pilule qui leur est si à contrecœur; car l’âme, sur cette assurance, se repose en paix et, comme si elle était dans un boulevard, elle émousse la pointe de toute la répugnance des sens. En effet, rien ne peut empêcher les inquiétudes de l’âme, que cette assurance morale, puisqu’elles ne procèdent en elle que du doute qu’elle peut avoir que son oraison soit bonne.

La seconde raison : il est nécessaire que [567] l’âme persévère constamment dans cette oraison; ce qu’elle ne peut faire sans cette assurance, qui doit être l’ancre qui l’affermit parmi les tempêtes des tentations et des répugnances. Car auparavant que d’être habituée à cette oraison, combien d’attaques faut-il qu’elle souffre? Combien de dégoûts supporte-t-elle? De combien de pensées est-elle tourmentée, qui lui suggèrent importunément qu’elle n’est point appelée à la vie contemplative, qu’elle doit laisser l’occupation de Marie à ceux qui en sont capables, pour prendre part en celle de Marthe? Elle croit avoir encouru la malédiction fulminée par le prophète, lorsque parlant de l’impie il souhaite que son oraison se convertisse en péché. Saint Pierre, aux Actes des Apôtres, interprète ce psaume de Judas. En effet, il est à croire que ce traître faisait quelquefois oraison mentale avec les autres apôtres; car si Notre Seigneur, la veille de sa Passion, les exhorta si efficacement à la prière, il est bien croyable qu’il leur donnait quelques heures pour les employer à l’oraison, et que celle de Judas ne pouvait pas lui être guère agréable, puisque, parlant de lui, il dit qu’il était un diable. Or cette pauvre âme dont nous avons parlé craint que son oraison ne ressemble à cette de Judas, qui offense plutôt Dieu qu’elle ne lui [568] plaît; elle a donc besoin d’être fortifiée et elle ne le peut être que par assurance morale.

La troisième raison est que cette assurance que vous persuadez à l’âme est fondée sur la vérité et sur la bonté de Dieu. L’âme, dans cet état stérile et pénible, ne peut produire d’actes; et Dieu voudrait-il tirer de l’eau ou de l’huile d’un rocher, et demander plus que le possible? Il faut donc qu’elle s’assure, que Dieu ne veuille point qu’elle fasse davantage que demeurer en repos, et son assurance est probable et raisonnable, par où elle se doit consoler et encourager à porter le pesant fardeau des sécheresses.

La quatrième raison : toutes les autres oraisons exigent cette assurance morale en leur pratique. Car si celui qui produit des actes ne croyait faire oraison, il ne s’y emploierait pas. Pourquoi donc l’oraison de repos n’exigerait-elle pas ce droit commun? On n’entreprend rien sans avoir des assurances. Et qui s’adonnerait à l’oraison de repos s’il n’y croyait du profit?

La cinquième raison : la fin est la première en l’intention, et les moyens y sont ordonnés; or si on est bien avisé, on ne doit jamais procurer les moyens que l’on ne soit assuré de la fin, au moins d’une assurance probable : la fin de l’oraison de repos [569] comme des autres, c’est l’union de l’âme avec Dieu; donc si l’âme veut, non seulement fructueusement, mais encore judicieusement, s’adonner à l’oraison de repos, elle doit s’assurer que, par elle, elle s’unira à Dieu. Abraham n’eut pas envoyé son serviteur chercher une épouse à son fils, s’il n’eût cru probablement qu’il en trouverait une et la lui amènerait. Et voudrions-nous chercher, par un chemin si raboteux et une oraison si pénible, l’Époux à notre âme, sans croyance probable de nous pouvoir unir à lui par elle? Si Jacob n’eût eu assurance morale d’épouser la belle Rachel, eût-il voulu servir quatorze ans son beau-père Laban, au prix de tant de peines qu’il y souffrit? Et croiriez-vous qu’une bonne âme eût une si longue patience en l’oraison, si elle ne s’assurait d’en obtenir la fin, et de s’unir à la belle divinité?

SECTION V. Autres raisons qui persuadent à l’âme l’usage de cette assurance morale.

Trois choses doivent bien persuader à l’âme le besoin qu’elle a de cette assurance probable. La première est la nécessité où elle se trouve, lorsqu’elle ne peut faire oraison par voie d’actes et pensées, et que [570] cela dure longtemps. La seconde, c’est la facilité du remède, et la troisième qu’il n’y en a point d’autre.

Pour ce qui est de la nécessité ou du travail où se trouve l’âme quand elle est longtemps sans avoir entré dans l’oraison, celles-là le pourront dire, qui en ont l’expérience; car il serait difficile aux autres de le pouvoir faire. Elles croient n’avoir aucune dévotion, être abandonnées de Dieu et de sa grâce; elles se persuadent le chemin de la perfection impossible, et que les mondains et pécheurs sont en meilleur état près de Dieu qu’elles.

Ajoutez à cela l’ardent désir qu’elles ont de s’unir à Dieu par l’oraison, qu’elles en croient le moyen, dont voyant les passages et les avenues fermées, ne souffrent-elles pas des tranchées semblables à celles des femmes enceintes, qui ne peuvent se délivrer — si ce n’est qu’on peut dire que les âmes qui ne peuvent enfanter les bons propos et les désirs qu’elle ont de s’unir à Dieu, ressentent de plus cuisantes douleurs?

Le remède pour elles serait alors de se persuader qu’elles sont ce que Dieu désire d’elles, et de se tenir en repos et assurances; ce qui même paraît facile, puisque nous avons inclination au repos et à nous satisfaire. [571]

D’où vient donc que l’amour désordonné de nous-mêmes, qui en toutes les autres choses nous flatte et nous persuade aisément que nous sommes en bon état, change ici de batterie, et que celui qui souvent nous persuade que le mal qui est en nous est bien, ici, tout au contraire, veut que nous prenions pour un mal ce qui est véritablement bien?

La fable dit qu’un jour, l’amour et la mort logeant en même gîte changèrent d’armes; en sorte que depuis l’amour tue les jeunes et la mort inspire l’amour aux vieillards. L’amour-propre semble ici faire le même et changer de batterie; mais il ne change pas ses armes qu’avec soi-même : car logeant en même gîte, je veux dire en une même âme, il la séduit et la surprend, lui faisant croire que le mal est bien et que le bien est mal : ne lui peut-on pas appliquer ces paroles de Dieu par un de ses prophètes :. «Malheur à vous!»? Mais malheur à toi, amour désordonné qui renverse ainsi toutes choses! Nos délicatesses, nos impatiences, nos libertinages sont criminels, et tu blanchis ces sépulcres, tu colores ces défauts du prétexte de la nécessité. Au contraire, notre patience et silencieux repos est une bonne oraison, et tu fais croire à l’âme que cet état déplaît à Dieu, afin qu’elle le quitte et [572] s’abandonne au désespoir. Comment as-tu persuadé à tant d’âmes qu’une oraison si sainte n’est pas allouée de Dieu? Avec quels charmes as tu fasciné les yeux de tant de contemplatifs qui, ayant le vent en poupe, ont vogué heureusement et cinglé dans la haute mer de l’oraison, mais qui, dès lors que les vents orageux ont élevé ces eaux et que les houles de cette mer irritée ont fait une arcade d’eau sur leurs têtes, par une noire fureur ont fait bris contre les rochers du désespoir? À quelle escrime as-tu appris de prendre si à propos la vie contemplative et mystique au défaut de la cuirasse, qu’elle succombe sous ta lance? Tu as bien reconnu, ô rusé trompeur, quelle était la place la plus faible de cette vie spirituelle pour y pointer ton canon et y faire brèche à ton aise! Tu ne sais que trop bien que les soldats de cette garnison sont trop faibles pour venir à l’assaut, et qu’il est bien facile de ce côté-là de te rendre le maître, de mettre tout à feu et à sang et de démolir tout l’édifice de l’oraison. Qui ne sait que l’état des sécheresses et des désolations intérieures est le moins fortifié de toute la vie contemplative et mystique, et que l’oraison de repos sans goût que Dieu y met pour garnison est désarmée de tout secours, et si faible que, pour sa nourriture, elle ne peut avoir le pain [573] de munition, dont toutes les autres oraisons se repaissent et fortifient? Car elle n’a pas les bonnes pensées et les attentions intérieures pour se fortifier, dont la moindre de toutes les autres oraisons n’est pas privée. Le lieu de sa retraite est une halle exposée à tout vent, où la bise des plus froides tentations ne l’épargne pas. Là, les bêtes féroces des passions mettent la place en désert et en solitude, et la pauvre oraison de repos, qui seule doit supporter tout le choc, n’a autre cuirasse pour se défendre que la patience, bien souvent si percée à jour qu’elle lui échappe et ne peut plus tenir sur ses épaules. C’est ici, ô cruel et barbare amour-propre, qu’assisté du Prince des ténèbres, tu fais des tiennes. C’est ici où tu te donnes carrière, ici tu as beau jeu pour te rendre le maître et transférer le royaume de Jésus-Christ, que l’âme ressentait au-dedans de soi par l’oraison, pour en faire un repaire de Satan; car ayant gagné cette porte et tué la garnison, tu entres sans résistance, et fais un lieu champêtre102 de la ville des plaisirs du Saint-Esprit. Car, l’oraison du repos étouffée dans l’âme, toute la vie contemplative et l’oraison mentale prennent congé d’elle; c’est pourquoi l’amour propre bande tous ses nerfs pour en dégoûter l’âme; ce qui se fait en lui ôtant l’assurance morale que [574] dans l’état de stérilité et d’impuissance, Dieu ne demande autre chose d’elle qu’un repos patient. Car l’expérience apprendra que, bien qu’il n’y ait rien, ce semble, de plus aisé à une âme que de persuader que ses actions sont bonnes, toutefois il n’y a rien de plus difficile, au moins à celle qui est possédée par l’amour-propre, que de réduire en pratique cette assurance que nous décrivons, spécialement au sujet de l’oraison mystique sans goût; car elle se voudra toujours persuader qu’elle est oisive. Il n’y a rien de plus aisé que de marcher à celui qui se porte bien; mais un paralytique et perclus de tous ses membres ne le saurait faire. Il est facile et agréable à celui qui a bon appétit de manger des viandes savoureuses et bien apprêtées; mais c’est une espèce de martyre à un malade dégoûté. Disons de même qu’à une âme bien éclairée de Dieu et vraiment contemplative, il est aisé de se persuader que la patience et le repos sans goût est une oraison agréable à Dieu; mais à un malade d’amour propre, et attaché à la sensibilité, c’est une chose presque impossible : il sera si faible d’esprit qu’il ne pourra résister à l’inquiétude et découragement; et grand cas103, s’il ne quitte tout-là.

C’est pourquoi je dis que si la maladie causée en l’âme par les sécheresses est grande [575] et la nécessité du remède par conséquent, il est néanmoins facile aux âmes bien éclairées et non captives des sens, puisqu’il consiste dans l’assurance et persuasion que doit avoir l’âme qui est en sécheresse, que, se tenant en repos, elle paye à Dieu la dette qu’il lui demande pour ce temps-là; et je dis bien plus que c’est le seul et unique remède. Car de quel autre se pourrait servir l’âme, et comment au contraire ne quitterait-elle pas l’oraison, si elle croyait qu’elle n’y fait rien?

Assemblez maintenant ces trois choses : la grande nécessité qu’a l’âme de ce remède, je veux dire de cette assurance dans la nécessité, la facilité du même remède, et qu’il est l’unique, et voyez si le besoin que nous avons de cette assurance n’est pas grand.

Donc cette assurance est lieu de refuge où nos âmes tourmentées des tentations et désolations intérieures se vont mettre à l’abri. C’est le port où nos esprits battus des vents et des tempêtes se vont doucement rafraîchir et reposer. [576]

SECTION VI. Suite et plus ample explication de la nécessité de cette assurance morale pour l’oraison de repos.

Qui fait voir : que l’oraison souffrante104 les abandons n’est pas moins bonne que celle qui produit des actes.

L’assurance probable que la foi nue humaine donne à l’âme ne lui doit pas seulement persuader qu’elle s’unit à Dieu par l’oraison de repos, mais aussi, de plus, que cette oraison souffrante les abandons n’est pas moins bonne devant Dieu que celle qui produit des actes. Dont voici les raisons :

La première est que pour chasser toute inquiétude de l’esprit, cette persuasion est nécessaire; car la production d’actes est si conforme aux sens, que l’âme non assez éclairée et habituée en ces voies mystiques aura toujours du regret de ne les pouvoir produire; et l’oraison de repos lui paraît si peu ce qu’elle est, qu’elle serait toujours inquiétée, si cette assurance ne la secourait. Et comme l’on dit que la belle Europa, que Platon moralise, étant emportée contre son [577] gré sur un taureau farouche et traversant la mer, tournait les yeux en arrière pour regarder son pays, marque de l’inquiétude de son cœur, cette âme, de même, étant quasi contre son gré portée dans cette oraison de repos plutôt que dans celle qui admet la production d’actes, elle aura toujours sa pensée et son désir tourné vers eux, si elle ne se tient à cette assurance morale.

Mais n’avons-nous pas dit que l’âme devait en cet état avoir un désir de produire des actes? Je réponds qu’elle doit avoir ce désir seulement pour le temps auquel elle le pourra facilement, et non pas autrement. Le premier est avec résignation; le second, non.

J’apporte pour seconde raison que, sans cette assurance, l’âme ne peut avoir l’indifférence nécessaire pour rendre l’oraison de repos parfaite; car une des conditions de l’indifférence en ce sujet, c’est qu’elle soit aussi contente dans les sécheresses que dans les facilités d’oraison; si donc elle ne croit pas autant plaire à Dieu en l’oraison de repos mystique qu’en celle des actes, elle n’aura pas cette indifférence.

Troisième raison : l’âme qui ne croit pas cette vérité s’expose au péril de grandes erreurs; car quand elle aura eu grande facilité et produit plusieurs actes, elle croira [578] avoir beaucoup fait et se glorifiera dans ses actes, contre le conseil de Jésus-Christ qui veut que nous nous estimions serviteurs inutiles; elle aurait un désir excessif d’en produire, et ferait pour cela des violences indiscrètes; et enfin, quand elle n’en pourrait produire, elle se persuaderait n’avoir rien fait, et ainsi elle ne se soucierait plus de l’oraison de repos ni de son habitude, quoiqu’en elle consiste tout le bien de la vie mystique, ainsi que nous verrons.

La quatrième raison : l’âme perd tout le fruit de l’oraison, si elle ne possède cette assurance; car elle ne profite en cet exercice qu’autant qu’elle est fidèle envers Dieu, et cette fidélité paraît principalement dans les délaissements dont il l’exerce. Il est assez facile d’aimer l’oraison, de faire paraître quelques bonnes volontés envers Dieu, pendant qu’il nous flatte par ses consolations; mais l’importance est de le faire quand l’amour divin est tout nu et qu’il n’est aidé que de sa noblesse et générosité naturelle. Quand tous les domestiques de l’esprit, qui sont ses plus cruels ennemis, sont dans une générale révolte contre le Roi des rois, et que la vie du maître du château ne tient plus qu’à un filet de la pointe de son esprit, s’il a de la fidélité, c’est alors qu’il la doit faire paraître à son Seigneur; mais s’il fait peu d’états de [579] cette oraison, il ne le voudra pas faire, ni soutenir ce choc, non plus qu’un capitaine qui est dans une place qu’il estime de très petite conséquence ne voudra pas s’exposer à l’extrémité de la faim pour la soutenir. Je dis de même que, lorsque la disette des consolations d’un côté, de l’autre, l’effort des tentations, qui étonnent les plus hardis, seront de longue durée, à peine trouverez-vous un soldat spirituel, une âme fidèle, qui ne cède la place à l’ennemi. Elle doit donc faire état de la place pour la conserver, et elle n’en peut faire état que sous l’assurance morale qu’elle doit avoir que cette oraison ainsi attaquée et tourmentée plaît à Dieu.

On ne fait, direz-vous, l’oraison de repos, qu’au défaut de celle qui produit des actes, elle est donc bien moindre qu’elle. Je réponds que cette objection suppose un fondement qui n’est pas vrai, savoir que dans les oraisons par la voie des actes, on quitte entièrement l’exercice de l’oraison de repos sans goût, ce qui n’est pas, puisque, comme nous verrons ailleurs, quand l’âme a acquis l’habitude de cette oraison, elle conserve partout ce repos. Il suffit de dire à présent que cette oraison est pour lors plus agréable à Dieu, puisqu’elle n’en peut faire d’autre; et comme cette pauvre veuve qui [580] mit deux oboles dans le trésor, au jugement de Notre Seigneur, donna plus que tous les autres qui y mirent bien davantage, parce que ceux-ci, donnant à Dieu de leur abondance, ne s’incommodèrent pas beaucoup, au lieu que celle-là, en ce peu, donna tout son vaillant, je dis de même que dans la facilité d’actes, l’âme donne de l’abondance de son cœur, au lieu que dans l’oraison pauvre et dénuée, elle ne se retient rien, donnant ces deux oboles qui sont la patience et la tranquillité.

SECTION VII. L’âme doit croire avec assurance qu’elle pratique parfaitement la volonté de Dieu dans l’oraison de repos souffrant.

Quand j’ai dit que l’âme se tenant en repos pendant les sécheresses doit croire d’une assurance morale qu’elle fait oraison, j’ai entendu dire105 qu’elle devait croire faire la volonté de Dieu, et ainsi ne perdre pas le temps, puisque faisant ce qu’elle peut, comme je le suppose, pour produire des actes, et ne le pouvant, elle s’unit à Dieu par une oraison mystique et s’attache à sa volonté et à son plaisir; et elle doit fermement croire, et d’une assurance morale, sans doute ni hésitation et endormissement [581]qu’elle ne fait pas moins bien oraison, se tenant en repos, que quand elle produit ses actes.

Dieu appelle cette âme à l’oraison, il l’y invite tant de fois en tant de manières, mais il prétend qu’elle la fasse selon les états de sécheresse ou de facilité dans lesquels elle se peut rencontrer. Elle ne quitte pas l’oraison vocale pour les distractions ou sécheresses : pourquoi, pour elles, abandonnerait-elle la mentale? Et puisqu’elle est, nonobstant toutes ses distractions, abandons et sécheresses, vraie oraison, pourquoi ne la croirait-on pas telle? C’est le sentiment de nos mystiques. Si vous avez désir, disent-ils, de faire la volonté de Dieu en quelque action ou souffrance de quelque affliction, dressant votre intention que vous la faites ou souffrez pour faire cette volonté divine, vous devez croire assurément, sans douter ou hésiter, que vous la faites en telle action ou souffrance. Or en l’oraison mystique, l’âme souffre les sécheresses pour faire la volonté de Dieu, car elle les souffre pour faire oraison, ainsi que Dieu lui ordonne.

Je dis, bien plus, qu’il n’y a guère que les sécheresses de l’oraison que l’âme souffre avec intention formelle de faire la volonté de Dieu, car pour les autres adversités et afflictions, souvent elle s’en ferait quitte fort [582] volontiers, si elle pouvait; mais ici, bien qu’elle puisse abandonner l’oraison pour faire quelque autre chose plus agréable, elle ne le fait pas. Ou si elle est en communauté obligée de demeurer avec les autres, et que pouvant s’entretenir en des pensées agréables à l’imagination, elle tienne néanmoins ferme dans la souffrance de ses peines, sans perdre sa quiétude, cela ne peut procéder en elle que d’un désir et intention formelle d’accomplir la volonté de Dieu. Et si elle ne s’aperçoit pas de la droiture de son intention, comme souvent elle n’a pas cette pensée, c’est qu’elle le fait par un acte direct, ainsi que je ferai voir plus bas.

Elle doit donc croire sans doute que faisant ainsi oraison, elle fait la volonté de Dieu. Premièrement, parce que cette croyance assurée lui donne du courage d’accomplir cette divine volonté; et par son défaut elle abandonnerait sa patience dans l’oraison, et même la production d’actes, voyant qu’elle ne peut avancer, ce qui l’oblige d’arrêter par cette ancre son instabilité, de remédier à ses découragements, et d’empêcher le but, et même le mépris qu’elle pourrait faire de l’oraison mentale sous prétexte d’une impossibilité prétendue; comme un laboureur ne cherche pas les moyens de devenir connétable, par qu’il ne croit point qu’il lui [583] soit possible de pousser sa fortune si haut.

Secondement, si l’âme, pendant les sécheresses de l’oraison, croit faire la volonté de Dieu, elle la savoure, la pénètre et la connaît par expérience, qui lui donne un certain goût spirituel qui la dispose bien fort à la contemplation et au repos savoureux; et elle se prive de tous ces avantages, par les doutes qu’elle forme si elle plaît à Dieu en l’état de sécheresses.

SECTION VIII. Résolution d’une difficulté pour plus grand éclaircissement du sujet.

On peut objecter à ce que dessus que le sentiment de plusieurs auteurs est que, pour avoir cette assurance dont nous avons parlé, l’âme doit avoir dressé son intention d’agir ou souffrir pour la volonté de Dieu; si donc elle oublie, comme il arrive assez souvent, de rectifier son intention, comment pourra-t-elle avoir cette assurance dans l’oraison?

Je réponds que si l’âme dressait ainsi son intention de se tenir en repos d’esprit, pour faire la volonté de Dieu ou pour lui plaire, ce serait une excellente oraison, et de la seconde espèce de repos sans goût, qui se fait par un acte répété, ainsi que nous dirons [584] ailleurs; mais si, par oubli, par désarroi intérieur ou par obscurcissement, elle ne dresse ainsi son intention, cela ne la doit pas empêcher de croire sans hésiter que, prenant ainsi patience, elle fait la volonté de Dieu : parce que cette croyance est une direction d’intention, et qu’il n’est pas possible de souffrir quelque chose de cette sorte sans avoir intention et désir d’accomplir cette sainte volonté. C’est pourquoi les mêmes auteurs remarquent que, quand l’âme dresse son intention de faire une action parce que Dieu le veut, ou pour faire sa volonté, bien qu’elle fût incertaine, si son intention est entièrement conforme à la volonté de Dieu, à raison de quelque secrète imperfection en elle, elle ne doit pas laisser de voir assurément la volonté de Dieu en cette action; parce que quand cette intention manquerait de telle conformité requise, elle est suppléée par cet assuré regard de la volonté de Dieu, qui n’est autre qu’une parfaite droiture d’intention, contenant une entière aversion de la créature et conformité à la volonté du créateur. Et je dis par la même doctrine que, dans l’oraison de repos pendant les sécheresses, l’âme ayant intention de faire la volonté de Dieu et se tenant en patience dans la croyance qu’elle a qu’il le désire ainsi, elle doit s’assurer sans hésiter qu’elle [585] fait la volonté de Dieu, et cette assurance lui doit donner un repos, une paix et tranquillité qui la rend capable de jouir de la présence de Dieu, qui veut établir sa demeure dans la paix, qui exclut toute inquiétude, chagrin et contradiction; et si les susdits auteurs demandent, dans les œuvres que fait l’âme pour la volonté de Dieu, cette paix et tranquillité intérieure, combien plus le repos même et la patience durant les sécheresses, doit-elle exclure tout chagrin et contradiction? Et cependant l’âme ne peut avoir un repos si tranquille et si éloigné de trouble et de tristesse, si elle ne croit par ce même repos faire la volonté de Dieu ou lui être agréable.

SECTION IX. Comment l’âme doit, en l’oraison, exercer l’acte d’assurance morale qu’elle fait la volonté de Dieu.

Quand l’âme est habituée à la pratique de l’oraison de repos, elle exerce l’acte de croyance qu’elle a de faire la volonté de Dieu, plutôt par un acte virtuel, qu’actuel ou formel. Au commencement, se sentant distraite et ne pouvant produire que fort peu ou point d’actes en l’oraison, si elle se veut tenir en repos, elle se verra traversée [586] de mille inquiétudes, craintes et appréhensions de perdre le temps, elle aura des dégoûts et des désirs d’abandonner l’oraison, croyant qu’elle y perd le temps et qu’elle demeure inutile. Mais pour lors, elle doit exercer sa foi et produire les actes d’une ferme croyance qu’elle fait assez bonne oraison par un repos patient, puisqu’elle fait la volonté de Dieu. Et même, s’il est besoin, elle fera bien de se fortifier par des raisons qui l’induisent à le croire, et qui apaisent les doutes qui troublent l’oraison de repos. Mais quand une fois elle a acquis l’habitude de se tenir en repos sans plus être tourmentée de doutes et de difficultés, alors il ne lui est plus nécessaire de produire des actes de croyance qu’elle fait oraison, ou qu’elle plaît à Dieu par ce repos; parce qu’alors virtuellement la foi nue opère assez. Et qui peut empêcher l’inquiétude de cette âme quand elle ne peut faire oraison par production d’actes, sinon la croyance qu’elle a qu’elle n’est pas moins agréable à Dieu, se tenant en repos et patience, que si elle produisait facilement des actes? Or il est fort nécessaire de prendre garde à cette vérité, parce que tout le dessein que doit avoir l’âme pendant l’oraison de repos patient, c’est de tâcher avec toute douceur de produire des actes si elle peut; car si, au lieu, elle se voulait arrêter [587] à produire des actes de ferme croyance qu’elle fait oraison et qu’elle est assez agréable à Dieu par ce repos, sans prétendre d’autre oraison, et qu’elle voulût chasser les doutes et les craintes qui la pourraient inquiéter, elle aurait des pensées qui pour lors seraient hors de saison, parce qu’elle a cela par une manière plus douce, et cette façon d’agir empêcherait que son repos ne fût assez silencieux pour être attentive et pouvoir reconnaître quand il faut produire des actes, de sorte qu’elle serait lors comme celui qui, ayant pris plusieurs médecines étant malade, voudrait encore les continuer étant bien sain; ce qui ne se doit pas, puisqu’il est certain que ce qui lui était bon dans la maladie lui serait nuisible en santé, et qu’il la perdrait au lieu de l’entretenir et conserver par ces remèdes. Je dis le même de cette âme qui, étant en un repos tranquille en l’oraison, et n’ayant aucun doute que son repos ne soit un bon emploi, voudrait néanmoins rechercher cette tranquillité par des pensées qui lui feraient perdre son repos, ou au moins la retireraient du grand accoisement où elle était, qui est la prochaine disposition requise pour reconnaître le temps de la production d’actes. [588]

SECTION X. L’âme possédant le repos ne le doit pas chercher, mais en jouir.

Ne recherchez donc pas, âme dévote, le repos et l’accoisement quand déjà vous le possédez. Contentez-vous de la croyance virtuelle que vous avez de la validité de votre oraison de repos; et quand il vous en viendra des doutes, servez-vous des pensées qui les peuvent étouffer. La condition naturelle plus conforme à la foi nue est d’être dépouillée de toute opération aperçue. Elle est donc en sa perfection quand elle ne remue (s’il faut ainsi dire) ni pieds ni mains; je veux dire quand ses opérations s’aperçoivent le moins. Et retenez bien une bonne fois que vous ne devez vous servir de raisons pour vous accoiser, si ce n’est quand vous êtes en crainte, trouble et inquiétude, appréhendant de perdre le temps par l’oraison de repos. Mais quittez ces pensées quand vous êtes accoisée et en repos tranquille et paisible. J’ai dit que les pensées qui peuvent davantage apaiser votre esprit et fixer votre oraison de repos sont, premièrement, que vous faites oraison aussi bien par le repos que par la production d’actes. Secondement, que vous y faites la volonté [589] de Dieu qui vous ordonne d’y souffrir les stérilités et les abandons. Troisièmement, que pour lors vous ne pouvez faire davantage, et semblables rapportées ci-dessus quand j’ai parlé de l’objet formel et des motifs de la foi nue humaine.

J’ajoute qu’à l’égard de l’oraison de repos savoureux, vous n’avez que faire de tels motifs, pour vous faire croire que vous y êtes uni à Dieu; car le plaisir que vous y ressentez donne assez de satisfaction et persuade bien que vous y êtes suffisamment occupée. Ce qui n’est pas dans l’oraison mystique sans goût, où on ne se tient en repos qu’à cause qu’on ne peut faire davantage. Car alors les doutes et les craintes qui surviennent obligent de fortifier le repos par cette pensée, jusques à ce qu’on ait formé une parfaite habitude; après quoi l’âme se tiendra facilement en ce repos, sans l’appui et le soutien de tels étançons. Ce n’est pas que la foi nue humaine n’opère alors pour les mêmes raisons et motifs; puisque si on demandait à l’âme pourquoi elle se tient en repos, elle répondrait, sans doute, que c’est à raison qu’elle ne peut faire davantage, et que Dieu ne demande pas autre chose d’elle. Mais elle a cette croyance par habitude, qui est la cause pour laquelle elle n’a pas besoin de se l’expliquer davantage. Et ainsi [590] quand elle ne peut produire d’actes, elle se tient en repos par une foi inexpliquée, mais qui pourtant est virtuellement mue par les motifs que nous avons déduits, qui suffisent pour contenter l’âme et l’obliger de se tenir en repos avec assurance et sans hésiter; et à mesure que l’habitude de se tenir en repos croîtra en elle, les craintes et les doutes diminueront, et le repos s’entretiendra sans tels motifs, et l’habitude en étant parfaitement acquise, elle se tiendra parfaitement en repos, sans les mêmes motifs et raisons qui persuadent qu’on fait oraison par ledit repos. Sur quoi j’avise l’âme désireuse de l’oraison et de la vraie présence de Dieu de considérer et de bien prendre garde combien il lui est nécessaire de s’efforcer tant qu’elle pourra à s’habituer, par la persuasion des raisons que nous avons déduites, à croire que le repos et la quiétude sans goût est oraison, quand elle ne peut faire plus; parce qu’à force d’apaiser ainsi ses doutes et ses craintes par telles raisons, elle arrive à l’habitude qui opère sans ces raisons; et pour lors elle est bien soulagée, et son repos ou oraison de quiétude approche bien fort de l’oraison de quiétude savoureuse. [591]

CHAPITRE XXX. Si la foi nue doit exclure tout doute.

SECTION I. Première opinion avec quelques remarques

Il faut noter premièrement que je n’entends pas parler de la foi nue en tant qu’elle est divine — car il est clair qu’elle ne souffre aucun doute, puisqu’elle est appuyée sur la divine révélation —, mais seulement de l’humaine nue.

Il faut marquer, en second lieu, que l’âme peut douter de diverses choses en l’oraison de repos. Premièrement, si elle est une bonne œuvre. Secondement, si elle est méritoire. Troisièmement, si c’est une vraie oraison. Quatrièmement, si la foi divine et révélée y opère. Cinquièmement, si l’âme s’y tenant en repos fait oraison, ou perd le temps par oisiveté. Je ne parle point ici des quatre premiers doutes qui sont résolus ci-dessus, mais seulement du cinquième. [592]

Je remarque en troisième lieu que l’âme peut douter si ce repos est oraison, ou en la théorie, ou en la pratique. Une âme est dite douter en la théorie, lorsqu’étant interrogée si dans ce repos elle est assurée de faire une vraie oraison, elle répond qu’elle croit bien que oui, mais que pourtant elle ne s’en tient pas si certaine, qu’elle ne se pût bien tromper.

Elle doute en la pratique quand, s’exerçant en cette oraison, elle est en doute si elle fait bien ou mal.

Elle doute donc en la théorie et non pas en la pratique, quand, étant dans l’oraison de repos, elle croit tout simplement et sans doute qu’elle emploie bien le temps, quoi que d’ailleurs elle pût répondre, étant interrogée si elle est assurée de faire une vraie oraison, qu’elle pourrait bien se tromper, mais que cela ne lui donne pas de peine.

Ce que dessus supposé, il y a deux opinions. La première est que cette oraison admet le doute et l’hésitation, je veux dire que l’âme doit croire qu’étant en repos elle fait oraison, mais avec doute, et non pas fermement et sans hésitation.

La raison en est, premièrement, qu’elle ne doit croire les choses qu’en la façon qu’elles sont en elles-mêmes, et qu’elle n’est point assurée de faire une vraie oraison, c’est-à-dire [593] agréable à Dieu, sans quoi elle ne peut être vraie.

Secondement, si elle croit fermement qu’elle fait une vraie oraison, elle se met en danger d’avoir une croyance erronée; elle ne sait pas même si le repos dans lequel elle se trouve est oraison. Car afin qu’il soit oraison, elle doit faire ce qu’elle peut pour être attentive à Dieu et avoir quelques bonnes pensées ou produire quelques actes, autrement elle tomberait dans la fausse et mauvaise oisiveté, et qui peut assurer l’âme de cela? Elle peut en avoir un doute raisonnable.

SECTION II. Seconde et plus vraie opinion que l’assurance doit être sans doute, et comment.

La seconde opinion contraire est la plus vraie, que j’explique par la suivante proposition :

Bien qu’en la théorie l’âme qui est dans le repos mystique doive ou puisse avoir quelque doute si vraiment elle fait oraison; dans la pratique néanmoins elle doit croire qu’elle fait oraison aussi fermement que si elle n’en doutait point. Je veux dire que pour lors elle ne doit point faire de réflexion, ou examiner si elle n’est point [594] trompée; mais accoiser son esprit, à quoi les doutes mettent obstacle. Elle doit, se trouvant en sécheresse et ne pouvant faire autre chose que prendre patience, se tenir en repos et croire que cette patience et repos accompagné du désir de faire oraison, est une vraie oraison devant Dieu; parce que si elle en doutait, elle n’acquerrait jamais la vraie tranquillité de cœur et ne remédierait pas aux troubles et aux inquiétudes que causent les sécheresses.

Celui qui fait une chose et doute s’il fait bien est semblable au voyageur qui ne sait si le chemin qu’il tient est bon : il s’arrête à regarder au lieu de marcher, il fait des détours pour demander ses adresses; ainsi l’âme qui n’est pas assurée dans son oraison se détourne de son repos pour demander tantôt à l’une, et puis à l’autre de ses puissances, si elles ne lui pourraient point fournir quelques actes. Celui qui doute que les voleurs soient en sa maison n’a garde de reposer en assurance; et l’on ne peut loger le repos d’esprit avec le doute, parce que l’un est contraire à l’autre et qu’ils ont des effets qui ne le sont pas moins : car le trouble cause l’inquiétude et le repos au contraire le calme, comme une bonace sans vents et tempêtes.

Mais, dira quelqu’un, il n’y a que des [595] conjectures et non pas d’assurance qu’une âme fasse bonne oraison : elle a donc sujet d’en douter?

Je réponds que je n’ai point dit que l’âme qui fait oraison de repos dût croire que cette oraison eût toutes les circonstances requises pour être du genre des bonnes actions, moins encore pour être agréable à Dieu et méritoire; au contraire, je dis que dans la théorie elle en peut et même en doit douter, en ayant juste sujet; mais j’ajoute nonobstant, qu’en la pratique elle n’en doit point douter : je veux dire que quand elle est en l’oraison, et se tient en repos, elle ne doit point faire de réflexion sur la qualité de son oraison, si elle est bonne ou non, et ne doit former en son cœur aucun doute qui traverse son repos. Et il ne se faut pas étonner de cette proposition à l’égard de l’oraison, puisqu’elle se vérifie dans les autres actions, du jeûne par exemple, de l’aumône et semblables, qui sont bonnes en elles, quoique nous ne sachions pas si elles le sont en nous. Car comme le bien naît et résulte de l’assemblage de toutes les causes, et que nous ne savons point si quelqu’une manque, dont le défaut empêche la bonté, ou si quelque circonstance ne rend point vicieux ce qui était bon de la nature, aussi ne pouvons-nous pas savoir avec [596] assurance si notre oraison est accompagnée de toutes les conditions requises pour la rendre bonne. Et quand bien nous serions assurés de la bonté morale de nos actions, nous ne pourrions pas savoir si elles sont surnaturelles, et ainsi agréables à Dieu et méritoires de la vie éternelle. Qui peut savoir s’il est baptisé, ou absous, s’il a fait une bonne confession et communion? Cependant, quoique vous en ayez des doutes dans la théorie, vous n’en avez pourtant pas, ou n’en devez point avoir dans la pratique. Car vous fréquentez les sacrements et pratiquez les bonnes œuvres sans vous arrêter à réfléchir et considérer si elles sont profitables. Dieu ne veut point qu’on s’arrête à ces vaines appréhensions, mais qu’on se confie en sa bonté et en sa providence, qui s’étend aux moindres créatures privées de raison et de sentiment. Il nous exhorte de faire le plus de bien que nous pourrons, et veut cependant que pour les choses que nous ne pouvons et ne devons pas savoir, nous lui en laissions le soin. Et si, en des choses nécessaires à salut et où il s’agit de la damnation éternelle, la confiance que nous avons en la divine bonté qu’elle ne permettra point que nous soyons trompés, lorsque nous ferons ce qui se peut moralement, doit tellement accoiser notre esprit qu’une simple [597] certitude morale et conjecturale nous suffit pour faire toutes nos bonnes œuvres sans crainte et sans doute — au moins en la pratique, puisque nous les devons exercer avec une grande confiance et espérance qu’elles nous conduiront au ciel, pourquoi aurions-nous de la peine à apaiser notre esprit en chose de moindre conséquence et où il ne s’agit pas du salut? Le chrétien serait blâmable et estimé scrupuleux, qui vivrait toujours en inquiétude et en crainte de n’être pas en grâce lorsqu’il fait moralement ce qui est en lui pour l’obtenir. Encore plus le fera celui qui, faisant moralement ce qu’il peut pour être attentif à Dieu dans l’oraison et produire des actes, vit néanmoins dans la crainte de ne rien faire qui soit agréable à Dieu.

Il faut ici considérer une chose à l’égard de ce que nous venons de dire, qui est qu’encore bien qu’une âme ait volonté d’être en grâce, elle n’y est pas pour cela, si les conditions requises y manquent. Bien qu’elle désire que la confession soit bonne et capable de la justifier, que la contrition soit surnaturelle et que ses actions soient méritoires, cette volonté ne fera pas que les choses soient telles qu’elle les désire. Mais en ce qui est de l’oraison de repos, si elle en désire la pratique, elle la pratique en effet; [598] si pendant les sécheresses elle fait ce qu’elle peut pour produire des actes et être attentive à Dieu, elle fait oraison devant Dieu, qui prend la volonté pour l’effet.

SECTION III. D’où procèdent les doutes qui troublent et agitent l’âme pendant l’oraison mystique.

Je me suis souvent étonné de voir plusieurs âmes qui, affligées de quelques pertes de biens, de maladies et d’autres accident fâcheux, se laissent aisément persuader qu’il faut se soumettre à la volonté de Dieu, et s’y résignent en effet, et pensent en cela faire des actes fort héroïques et bien agréables à Dieu, et cependant ces mêmes âmes ne peuvent croire qu’elles soient agréables à Dieu, faisant les mêmes actes pendant les abandons et les stérilités de l’oraison. Si nous en cherchons la cause, nous trouverons sans doute que le démon, qui est ennemi de tout bien, et surtout de l’exercice de l’oraison, prétend par ces peines scrupuleuses d’en divertir les âmes, ainsi que nous avons vu ailleurs. Mais nous pouvons dire qu’outre la malice et la tromperie du démon, une autre cause est que l’amour propre est plus satisfait, et la nature plus contente [599] dans la pratique de la patience hors de l’oraison qu’en l’oraison. Parce que quand il se présente quelque chose à souffrir hors de l’oraison, l’âme ne pense pas avoir pour lors autre chose à faire qu’à souffrir ce qui se présente, et croit en souffrant satisfaire à tout son devoir; et partant elle n’a pas beaucoup de peine à se persuader par une foi humaine qu’elle fait une opération vertueuse, n’y ayant rien qui lui donne sujet de croire le contraire; ce qui donne grande satisfaction à la nature, et l’action qui chatouille et flatte notre esprit est facilement allouée de lui pour bonne. Mais la souffrance des abandons et des difficultés que ressent l’âme à faire oraison est d’une autre nature; car quand elle va à l’oraison, ce n’est pas à dessein d’y être distraite ou de n’y avoir point d’attention : au contraire elle prétend y opérer et avoir une attention qui puisse être aperçue, et quand elle se voit en sécheresse et en incapacité ou impossibilité d’avoir aucune attention, elle ne se persuade pas que sa fin soit de souffrir cela, mais plutôt que son bien consiste en un état contraire; et ainsi elle ne croit que fort difficilement qu’il le faille souffrir, et si elle le souffre, c’est toujours avec quelque secrète persuasion qu’elle ferait mieux si elle était en quelque oraison actuelle, apercevable et facile. [600]

Une autre raison qui pousse l’amour propre à ne pas quitter ses retranchements, et à empêcher l’âme de croire que cette oraison patiente n’est pas moins bonne que celle qui est plus gaie ou plus consolée, procède de ce qu’étant accoutumée aux opérations sensibles, elle ne peut croire, qu’une attention qui ne l’est pas soit vraie oraison, et de là naissent ses doutes; et si c’est l’amour propre qui les forme, ainsi que nous avons vu, je conclus que la croyance qu’a l’âme que le repos d’esprit pendant les sécheresses est une vraie oraison et opération ou patience méritoire, est plus épurée d’amour-propre que celle qu’elle peut avoir hors de l’oraison, à cause des résistances qu’elle a à le croire; et si une action est d’autant plus agréable à Dieu qu’elle est plus dépouillée du propre amour, celle-ci l’est beaucoup; car non seulement les sentiments, mais la raison même semblent y répugner, et toutes les apparences persuadent que c’est mal employer son temps que d’agir ainsi, ou de cesser pour lors ses opérations. Et comme sur mer, quand il y a une tempête extraordinaire, que les vents élèvent les vagues jusques aux cieux, que le vaisseau penche et que néanmoins le pilote qui le gouverne se tient en repos, attendant la bonace pour prendre la rame, ceux qui n’entendent rien à la navigation [601] croiront qu’il est la cause de la perte du vaisseau; en la même façon, pendant les vents des tentations et les brouillements des distractions, la foi nue, ou la pointe de l’esprit, se tient en repos; les sens pensent que tout est perdu et que l’oraison fait naufrage en cette nécessaire oisiveté; mais la foi nue, qui sait ce que c’est que de cette navigation spirituelle, croit que l’oraison va comme il faut et passe par-dessus toutes ces apparences de l’amour propre et les répugnances des sens qui symbolisent106 d’humeur avec lui.

CHAPITRE XXXI. L’oraison de repos doit exclure toute hésitation.

J’ai fait voir, dans les deux sections précédentes, que l’oraison de repos doit exclure tout doute, et que l’âme doit croire que ce repos et attente est une vraie oraison. J’ajoute ici qu’elle doit exclure l’hésitation, qui est moindre que le doute, ou un doute imparfait. La différence s’en peut connaître par cet exemple :

Supposons un hérétique qui n’est pas bien [602] assuré de sa religion, ou un catholique qui ne croit pas fermement quelque article de foi; on peut dire que l’un et l’autre doutent; mais celui qui entendrait quelque subtil argument contre la foi, qui le pèse, qui dit en soi-même : Serait-il bien possible que ce qu’il dit fût vrai, quoiqu’absolument il ne doute pas de la foi, il est dit hésiter. Ainsi, lorsque vous ne pouvez faire oraison par voie de bonnes pensées, et que vous ne savez si c’est votre faute, si vous devez vous faire plus de violence, ou d’effort pour produire des actes, et nonobstant ces perplexités vous pratiquez l’oraison de repos, ne pouvant faire autre chose, c’est là douter; mais si, vous assurant plus que cela, vous vous tenez en repos, croyant que vous ne pouvez faire autre chose, et d’ailleurs voyant la sécheresse grande et de longue durée, n’étant pas assez ferme en l’habitude de cette pratique, vous vous laissez emporter et ébranler par quelque mouvement de défiance : c’est là hésiter et faire à peu près comme saint Pierre qui chemina bien quelque temps sur les eaux, mais qui eut peur, voyant le vent impétueux qui fut cause qu’il enfonça. Il ne doutait pas, à mon avis, de la puissance de Jésus-Christ; mais la crainte qu’il avait de se noyer lui fit douter du succès de l’affaire; et ainsi il [603] se noyait en effet, si Jésus-Christ ne l’eût secouru. L’hésitation, donc, est nuisible en l’oraison; c’est pourquoi saint Jacques veut que nous demandions avec confiance, sans hésiter; parce que celui qui hésite est, dit-il, semblable aux flots de la mer qui est agitée des vents; et celui qui demande ainsi avec peu de confiance qu’il obtiendra ne s’affectionne guère à l’oraison et n’a pas de persévérance, à laquelle, pourtant, on promet particulièrement l’octroi de la demande; nous disons le même de l’oraison de repos.

CHAPITRE XXXII. L’oraison de repos doit exclure tout endormissement de foi.

Nous devons encore exclure de l’oraison de repos tout endormissement de foi, qui consiste en ce que l’âme, ennuyée et attiédie par les longues et fâcheuses sécheresses qu’elle souffre, ne se tient pas en une allègre tranquillité, ouvrant l’œil de sa vigilance pour produire des actes, quand elle le pourra faire tranquillement, laissant [604] comme endormie sa foi, en ce qu’elle n’espère pas selon la croyance qu’elle a, par lâcheté et par peu de courage. Elle croit que le repos est oraison quand elle est en sécheresse, et qu’elle doit tâcher d’accoiser son esprit par ce repos, pour produire des actes en grande tranquillité, quand elle le pourra; et cependant, parmi ce repos elle demeure engourdie, ne produisant pas d’actes quand elle peut, ce qui l’attiédit, et fait que ce repos l’ennuie, et qu’ainsi la grande tranquillité se perd; comme au contraire l’âme devient d’autant plus vigilante à opérer, quand elle le peut, que sa tranquillité est grande; et si elle diminue, elle connaît moins quand elle le peut; elle doit donc avoir une foi nue, vigilante, qui ne soit pas oisive, ni pesante et tardive à opérer.

Le Père Benoît explique cette tardiveté ou endormissement de foi en l’oraison mystique, disant que par cet endormissement de foi, il n’entend pas une entière mécroyance que son action soit la volonté de Dieu (qui est l’exercice dudit Père), mais une certaine tardiveté et négligence d’esprit en la pratique intérieure de ce que l’on croit. La foi nue ressemble donc en ceci à la foi chrétienne qui est informe, car, comme la foi du commun des chrétiens, bien qu’ils ne doutent pas des articles de la [605] foi, n’est pas néanmoins si efficace qu’elle les fasse opérer selon leur croyance, de même, bien que l’âme mystique ou contemplative croie sans doute qu’en se tenant en repos pendant les sécheresses, elle fait aussi bonne oraison que quand elle peut produire des actes, elle ne vit néanmoins pas selon cette foi, lorsque le pouvant elle n’est pas vigilante à produire des actes.

Défaut qui le plus souvent en telles âmes ne procède pas de ce qu’elles n’ont pas un assez grand désir d’opérer, car elles n’en ont toujours que trop, mais plutôt du peu de croyance qu’elles ont de faire oraison par ce repos; et le peu de fermeté de cette croyance fait que leur repos n’est point assez tranquille, et qu’ainsi elles sont offusquées par crainte ou par inquiétude, ne voyant pas quand il faut opérer, et quand elles le verraient, elles n’ont pas assez de liberté et d’allégresse en la partie supérieure pour produire les actes nécessaires et comme il faut, cette pratique ne procédant que de la réflexion de repos bien accoisé, tranquille et éveillé. Parce qu’en tel état, les résistances de la partie inférieure n’ont pas le pouvoir d’empêcher la partie supérieure d’opérer, et que la facilité de produire des actes, quand il est temps, procède d’un repos parfait et accompli, qui est tel quand il est bien tranquille.



Et partant [606] je dis que la pratique de la foi nue, vive et éveillée consiste en trois choses. Premièrement, à croire fermement que ce repos, quand on ne peut faire autrement, est oraison; secondement, à prendre force dans cet accoisement intérieur, pour connaître quand on peut produire des actes; et la troisième, de l’exécuter. Lesquelles trois choses se pratiquent d’autant plus facilement que le repos est tranquille, et l’âme qui, par faiblesse et endormissement de foi n’est pas fidèle par cette croyance à s’apaiser, et ensuite à s’élever par opération, est blâmable, et ressemble à l’aiglon qui demeure trop longtemps au nid après que les ailes lui sont crues, se laissant mourir de faim faute de s’efforcer et d’aller chercher sa nourriture. Je veux dire que l’âme, ne sortant pas du nid et du repos par production d’actes quand elle le peut, meurt de faim demeurant en oisiveté. Dieu se retire et la lumière intérieure s’affaiblit et ainsi il est vrai que, comme dit le Père Benoît, la tardiveté et l’endormissement de foi empêchent beaucoup le profit spirituel et privent l’âme de grandes lumières et connaissances de Dieu, qu’elle acquerrait par la fidèle pratique des deux sortes d’oraison, par voie de repos ou d’actes, et chacune en son temps. Et c’est la raison, ajoute-t-il, que l’âme ne se servant [607] pas de la foi qu’elle a et ne l’étendant qu’à l’opération humaine, et ne s’élevant avec pleine assurance à la divine volonté, il arrive que l’entendement n’est illuminé par cette claire lumière, ni la volonté enflammée par cet amour brûlant, ni elle attirée par cette naïve beauté, ennoblie par cette majesté, élevée par cette sublimité, ni enfin réveillée par l’esprit vivifiant de Dieu; mais étant comme endormie, elle vit en pauvreté et en obscurité naturelle, faute de pratiquer ce qu’elle connaît et d’étendre sa foi à ce qu’elle croit, semblable à celui qui, ayant une épée à son côté, se laisse tuer faute de la tirer, ou qui, ayant en son cabinet une médecine souveraine pour la guérison, se laisse mourir faute de la prendre; au contraire, par la vivacité de foi, par l’actuel regard et fixe contemplation, et envisagèrent de la volonté de Dieu, cette misère s’en va, ces ténèbres s’enfuient, cette obscurité s’évanouit, et l’âme demeure éveillée, et cette volonté conjointe avec Dieu, illuminée, vivifiée, élevée en une ineffable manière.

Je dis le même pour ce qui est de l’oraison de repos, ainsi que je ferai voir au chapitre suivant. Le même Père Benoît met pour imperfection de l’anéantissement actif, de douter de la vraie présence de Dieu ou [608] de ne la croire qu’à demi, et d’une croyance négligente et comme endormie, de ne pas vivre selon cette vraie et vive foi, sans s’arrêter aux créatures. Or, en termes de théologie mystique, croire la présence de Dieu, c’est croire que l’on fait oraison, parce que faire oraison c’est être en la présence de Dieu, et ainsi l’âme ne doit pas croire qu’elle fait oraison d’une croyance négligente et comme endormie; et cela est encore plus nécessaire dans l’oraison de repos, pour les raisons qui ont été déduites.

CHAPITRE XXXIII. Si l’oraison de repos sans goût est compatible avec les craintes et les pusillanimités.
SECTION I. Opinion affirmative.

Nous avons vu que la foi nue humaine, qui persuade à l’âme que, se tenant en repos durant les sécheresses, elle fait [609] une oraison agréable à Dieu, doit être si ferme et si résolue qu’elle ne doit recevoir aucun doute; mais parce que quelqu’un pourrait craindre que cette croyance et persuasion ne fût pas tant assurée; il faut voir si l’oraison de repos doit être exempte non seulement de doutes, mais aussi de craintes et de pusillanimités.

Nous pouvons remarquer deux opinions. La première desquelles est affirmative, savoir que la pratique de l’oraison de repos sans goût est compatible avec telles craintes, même qu’elle les doit avoir pour les raisons qui suivent.

La première est que la crainte, ainsi que dit le prophète, est le commencement de la sagesse; or l’oraison de repos sans goût est la principale partie de la théologie mystique, qui est une sagesse, et même c’est le propre don de la sagesse; comment donc la pourrait-on acquérir sans la crainte, qui est le commencement et la porte par où on doit entrer en la maison de la sagesse?

La seconde : la crainte non seulement filiale, mais servile, qui appréhende les jugements de Dieu, est le commencement de la sagesse, c’est-à-dire de la perfection et aussi du salut; c’est pourquoi le concile de Trente dit que le pécheur ébranlé par crainte de la justice est disposé à sa justification [610] et que cette appréhension en est le premier échelon. Nous avons, dit le prophète Isaïe, à votre présence, ô mon Dieu, ou comme tournent les Septante, par votre crainte, conçu l’esprit de salut. Si donc l’oraison de repos ôtait cette crainte, et plus, si la filiale, elle servirait d’obstacle à perfection et au salut.

Troisièmement, si cette crainte était contraire à telle oraison, ce serait à cause qu’elle troublerait sa tranquillité, comme on peut juger de ce que nous avons dit; or cette crainte n’y est pas contraire, parce qu’il y a deux sortes de tranquillité : l’une qui se pratique en l’oraison de repos, et qui est celle que nous décrivons, et l’autre plus générale, qui s’acquiert par la pratique de toutes les vertus et se possède par l’habitude la perfection. La première n’est qu’une partie de la seconde, et y tend comme à sa fin. Or la crainte de Dieu, même servile, n’est pas contraire à la générale tranquillité, car autrement elle empêcherait la perfection et l’acquisition des vertus, qui est une erreur de Luther condamnée par le Concile de Trente; de là suit qu’elle n’empêchera pas non plus l’oraison de repos ni sa tranquillité, puisqu’elle ne tend qu’à acquérir la tranquillité générale : comment est-ce donc qu’elle quitterait le chemin qui la conduit [611] en la maison où elle prétend se reposer? Elle veut terminer ses désirs dans l’acquisition de la tranquillité générale, la crainte de Dieu y conduit, elle ne la fuira donc jamais.

Quatrièmement, nous avons prouvé qu’il y a du doute dans l’oraison de repos, et qu’il y en peut raisonnablement avoir; pourquoi donc ne pourrait-il pas y avoir de la crainte? Ce qui me fera douter si mon repos est agréable à Dieu me fera craindre la même chose.

Cinquièmement, cette opinion se peut confirmer par les Pères de l’Église. Crains, dit Saint Bernard, quand la grâce te sera favorable; crains quand elle se sera retirée, crains quand derechef elle reviendra. En vérité, j’ai appris qu’il n’y a rien de si efficace pour mériter, conserver et recouvrer la grâce que de craindre toujours. Comment est-ce que ce dévot Père pourrait nous enseigner plus expressément qu’il faut craindre en l’oraison de repos, qu’en disant qu’il faut craindre quand la grâce se sera retirée? Car il entend parler de la grâce de la dévotion sensible, et non de la justifiante; puisque nous n’aurions pas sujet de craindre quand elle nous serait favorable, outre que nous ne pouvons savoir quand nous l’avons. Personne, dit l’Écriture, ne sait s’il est digne de haine ou d’amour. [612]

SECTION II. Seconde opinion négative et la vraie.

Je dis que, non seulement les doutes et les hésitations, mais encore les vaines et excessives craintes ou pusillanimités, sont contraires à la foi nue à l’oraison de repos, et ne peuvent compatir avec sa pratique; dont voici les raisons :

La première : si les doutes sont contraires à l’assurance que la foi nue humaine nous doit donner, les craintes vaines ne le sont pas moins, empêchant également la quiétude et la tranquillité de l’oraison, pour les raisons apportées au sujet des doutes.

Seconde raison : nous devons, ainsi que nous avons dit, avoir assurance, dans nos sécheresses et incapacités, que Dieu ne demande autre chose de nous que la patience; or être craintif et assuré sont deux choses bien opposées et incompatibles.

Troisième raison : le doute est cause des craintes : si je suis assuré qu’il n’y ait point de hasard par un chemin, je ne craindrai pas d’y passer, et si l’âme doit croire sans doute qu’elle plaît à Dieu en cette oraison, elle se doit avoir aucune crainte du contraire.

Quatrième raison : le mal, dit saint Thomas, est l’objet de la crainte; ce qui est confirmé [613] par saint Jean Damascène, disant que la crainte est d’un mal futur; parce que la crainte, étant une fuite, doit regarder le mal, et que nous ne fuyons que ce qui est nuisible; et si quelquefois on craint le bien, c’est en tant qu’il nous cause quelque mal, comme l’on craint Dieu, non pas en qualité de bon ou de bienfacteur, mais en tant qu’il exerce sa justice, infligeant quelque peine temporelle ou éternelle. C’est ce qui me fait dire que la pratique de l’oraison de repos doit être sans crainte, puisqu’il n’y a rien que du bien en elle. Dieu la demande de nous; elle lui est agréable, et c’est un culte divin.

La cinquième raison peut être prise du même saint Thomas, qui dit qu’à proprement parler, nous ne craignons pas les choses qui sont soumises à l’empire de notre volonté et que nous pouvons éviter si nous voulons. C’est pourquoi rien n’est terrible et épouvantable à la volonté que ce qu’elle ne peut que difficilement éviter, d’où vient que le péché, selon le même saint Thomas, ne tombe qu’improprement sous l’objet de la crainte, savoir est, en tant qu’il peut être cause de quelque accident extérieur : comme quand quelqu’un craint de vivre en la compagnie des méchants, de peur d’être induit par eux au péché. Mais comme remarque le même docteur, en telle disposition, [614] l’on craint plus la séduction que le mal de coulpe, qui être librement évité selon sa propre raison, c’est-à-dire en tant qu’il est volontaire, car en cette considération il n’a rien qui le fasse craindre. Sur quoi je dis que la pratique de l’oraison de repos doit être exempte de crainte, parce qu’il n’y a rien de plus soumis à la volonté, et à la liberté de l’âme que cette oraison de quiétude. C’est une opération si simple et si exempte de composition, que la volonté n’est empêchée, ni de la pratiquer, ni de la laisser quand elle veut. Elle est si soumise à la liberté du franc-arbitre, que nous avons montré qu’elle était appelée la liberté de l’âme, parce qu’elle la met en une grande liberté d’esprit. Il faut donc que l’âme qui voudra bien pratiquer cette oraison de quiétude pendant les sécheresses, se fasse quitte des craintes qu’elle pourrait avoir de n’aller pas par un bon chemin, se tenant en repos lorsqu’elle ne peut aisément faire autre oraison.

La sixième raison est que la crainte empêche la pratique de l’oraison de repos sans goût. Un soldat qui craint n’est pas propre au combat. Celui qui appréhende qu’une potion soit empoisonnée ne l’avalera pas, et l’âme qui craint que l’oraison de repos ne soit pas une voie assurée n’y voudra pas marcher; et si ceux qui en font état [615] la quittent quelquefois pour la peine qu’ils y trouvent, que serait-ce de ceux qui ne croiraient pas que ce fût grande chose?

À mesure que l’assurance croît, les craintes diminuent, et si les craintes augmentent, l’assurance décroît; en sorte que la génération de l’une est la corruption des autres. Comme le lys, dit le Cantique, est entre les épines, de même ma bien-aimée est entre les filles. Le lys croît en toute assurance entre les épines, sans crainte de piqûre ou de dommage : ainsi la bien-aimée de Dieu, qui est l’âme contemplative, croît en l’oraison de repos parmi les sécheresses et les abandons, sans crainte qu’ils lui puissent nuire. [616]

CHAPITRE XXXIV. D’où naissent les craintes que peut avoir l’âme de s’exercer en l’oraison de repos sans goût.

SECTION I. De la première cause des craintes dans cette oraison.

Remarquez premièrement qu’il y a quatre sources d’où naissent les doutes et les craintes qui font appréhender l’exercice et la pratique de l’oraison de repos sans goût : deux internes et deux externes. La première interne, c’est la foi nue humaine; la seconde, c’est la simplicité de l’oraison de repos; les deux externes sont Dieu et les démons.

Remarquez, en second lieu, que les doutes et les craintes n’ont qu’une même origine : il n’y aurait point de crainte s’il n’y avait point de doute, et ce qui cause le doute cause aussi la crainte.

Remarquez en troisième lieu que je suppose [617] qu’il y a des craintes en cette oraison, l’expérience en est la preuve.

Je dis que la foi nue humaine est la première cause pour laquelle l’âme conçoit des craintes, quand elle persévère en l’oraison de repos sans goût, appréhendant que cette sorte d’oraison ne soit pas bonne. Ces craintes peuvent procéder de la foi nue, ou en tant qu’elle est divine, ou en tant qu’elle est humaine. Comme divine, elle ne doit admettre aucun doute ni conséquemment de crainte; car on ne doit pas douter que Dieu ne soit le souverain bien de l’homme, et qu’il ne le faille aimer et se reposer en lui, et comme on ne doit avoir aucun doute de cette vérité, aussi ne doit-on avoir aucune crainte à la pratiquer. Il faut donc que la crainte qu’a l’âme de ne rien faire qui vaille en cette oraison, vienne de la foi nue humaine, qui n’est pas assez ferme; c’est elle qui tremble. Son devoir est de croire qu’elle fait oraison, quand les sens lui veulent persuader qu’elle ne la peut faire; mais parce qu’elle ne s’en acquitte pas avec la vigilance et la fermeté requise, elle laisse enter les renardeaux de défiance qui gâtent les bourgeons des vignes, je veux dire qui empêchent l’âme de produire des actes quand la saison en est venue, qui est celle de sa grande tranquillité, étant si abattue [618] et découragée par ces doutes et par ces craintes qu’elle ne peut lever les bras, c’est-à-dire produire aucun acte; parce que cela ne se peut faire que dans une grande allégresse, qui soit au moins en la raison, si elle ne peut être au sens.

Ces âmes craintives sont semblables à celles qui sont tourmentées de scrupules. Il y en a qui le sont à tel point que, quelque bien qu’elles fassent, elles n’ont jamais cette assurance morale d’avoir bien fait : elles pèchent toujours au lieu de mériter; jamais leurs confessions ne sont bonnes, quelque fidélité qu’elles y apportent; leurs communions sont autant de sacrilèges, et leurs tentations, des péchés mortels, à leur dire. La source de ces vaines craintes ne procède pas de la foi en tant qu’elle est révélée ou divine, dont l’exercice ne consiste qu’à croire, touchant cette matière, que les œuvres pieuses faites en grâce et qui ont toutes les circonstances requises, sont bonnes et méritoires; mais elle vient de la foi humaine, par laquelle nous devons croire que ces mêmes actions sont bonnes et méritoires, en tant que nous les pratiquons; et quand cette foi humaine est timide, chancelante et pusillanime, elle ne se peut résoudre de croire que ce qui est bon le soit; elle tremble dans les choses où il n’y en a aucun sujet [619] et quelques probabilité et assurance morale qu’elles portent avec soi, elle ne se tient jamais assurée.

Je dis le même à l’égard des âmes qui veulent pratiquer cette oraison de repos sans goût, dont les scrupules se pourraient appeler mystiques, qui procèdent de la foi nue humaine, qui est petite et chancelante en elles.

Le remède à tous scrupules, ordonné et prescrit par les médecins spirituels, est de leur résister et ne leur pas obéir. Ils veulent que vous répétiez votre office, vous faisant croire que vous avez consenti aux distractions; que vous vous confessiez de pensées importunes, dont vous êtes travaillé : n’en faites rien; mais seulement, fortifiez votre foi humaine, qui est blessée par pusillanimité, ne pouvant croire ni adhérer à une vérité qui choque son imagination; passez par-dessus avec courage.

Je donne le même avis aux âmes mystiques. Si vous ne pouvez produire d’actes et avoir de bonnes pensées, contentez-vous de regarder les murailles pour l’amour de Dieu; c’est assez, si vous ne pouvez autre chose, on ne demande de vous qu’une patience tranquille; chassez les doutes et les craintes, qui la détruisent et lui sont opposées. [620]

SECTION II. D’une seconde cause de ces craintes.

La seconde cause pour laquelle l’âme craint que se tenir en repos pendant les sécheresses ne soit pas un état agréable à Dieu, vient de la simplicité de l’oraison de repos sans goût, ou du sens qui ne la peut goûter. Cela se prouve aisément, parce que nous n’avons que deux parties en nous : la raisonnable et la sensitive. Ces craintes ne peuvent venir de la raison; car si nous la consultons, elle nous apprendra sans doute que cette oraison est agréable à Dieu. La raison ne m’apprend-elle pas que quand je fais ce que je peux pour être attentif, sans le pouvoir être, Dieu ne demande de moi que la patience, en repos et tranquillité d’esprit? Pourquoi donc cette patience tranquille ne lui serait-elle pas agréable? Si je demandais permission à mon supérieur de sortir du lieu de l’oraison où je suis avec les autres pour aller en ma cellule étudier, et que lui m’en demandant la raison, je lui dise que c’est à cause des distractions que je souffre, ne me la refuserait-il pas, me disant que je prenne patience avec les autres? Ce qui est un grand signe que Dieu ne demande de moi autre chose qu’une patience tranquille [621] qui est-ce que nous appelons oraison de repos. C’est pourquoi la raison consultée répondra que c’est un état agréable à Dieu. D’où nous apprenons que les craintes, qui nous font appréhender qu’il ne lui déplaise, ne viennent pas de la raison, mais du sens, qui a pour principe de cette appréhension mal fondée de n’avoir aucune marque ou signe sensible de l’opération spirituelle et mystique. Les sens n’aperçoivent que les opérations sensiblement apercevables, et cette oraison n’ayant rien de sensible, le sens ne la peut goûter; au contraire, étant si simple et si déliée et si peu réfléchie, elle se cache à notre sens. Et comme le prophète Habacuc, se voyant enlevé par un de ses cheveux et mis au-dessus de la fosse aux lions où était Daniel, eût eu grand-peur de se voir sur ce précipice, s’il n’eût su par révélation qu’un ange le soutenait, quoiqu’invisible, étant néanmoins bien assuré, puisque le soutien d’un ange doit ôter toute crainte. De même, bien qu’il n’y ait rien plus assuré qu’une patience qui a la volonté de Dieu pour fondement, notre sens néanmoins ne pouvant pénétrer ce qui le surpasse, ne peut s’assurer, mais plutôt s’abandonne aux craintes et aux frayeurs.

Il suffit, direz-vous, que la raison connaisse et croie cette vérité, pour empêcher [622] les appréhensions causées par nos sens. Je réponds que cela peut bien être en quelques-uns, qui suivent la conduite de la raison; mais il y en a plusieurs tellement attachés à leurs sens, et si possédés et dominés par leurs passions et appétits, qu’ils ne font rien qu’à leur gré et à leur discrétion.

Prêchez la patience en une perte de biens, ou d’amis, à une personne peu résignée : je vois bien, dira-t-elle, que c’est la raison, mais le sens et la passion m’emportent. Les raisons naturelles disent, et même convainquent, qu’il y a un Dieu; le libertin qui suit le sens, qui ne le voit pas, aime mieux dire qu’il n’y en a point. Il y a des personnes qui n’usent non plus de la raison que s’ils n’en avaient point, et des âmes si attachées aux opérations sensibles que, quelques raisons que vous leur puissiez apporter pour leur persuader que l’état de sécheresses plaît à Dieu, elles ne peuvent s’appliquer cette vérité sans crainte; et comme les gens grossiers ne peuvent croire que quelques-unes des étoiles, qu’ils voient si petites, soient cent fois plus grandes que toute la terre, quand un astrologue leur en fait la démonstration, parce que leurs sens, qu’ils croient plus certains, les démentent, ainsi, bien que les directeurs disent à ces pauvres âmes que Dieu tient en de si longues sécheresses, qu’elle se [623] posséderont en leur patience, et que par elle elles acquerront une habituelle oraison pacifique, elles ne s’y peuvent fier, elles sont toujours en crainte du contraire, parce qu’elles ne consultent que leur sens, et non les raisons mystiques. Mais ce n’est pas d’elles qu’il faut mendier le discernement et le jugement des choses célestes, puisqu’elles n’en peuvent parler que comme l’aveugle des couleurs; au contraire, il faut aller contre leur inclination en ce qui est de la vertu, et mortification : il en faut faire de même quand il est question de l’oraison. Ne voyons-nous pas que la foi se moque des sens, nous apprenant des choses qui sont par-dessus leur compréhension? Pourquoi donc la foi nue s’en soucierait-elle? Cela nous fait bien voir encore que pour aller à Dieu, il faut laisser les sens, comme fit Abraham ses serviteurs au bas de la montagne, marchant seul avec son fils sur le plus haut pour y offrir son sacrifice. Pour nous apprendre que la seule raison doit être considérée, qui nous enseigne que ce repos est une bonne oraison, et un sacrifice agréable à la divine majesté. [624]

SECTION III. De deux autres de ces craintes.

Nous avons remarqué deux causes internes des craintes qui attaquent l’âme pendant l’état des sécheresses : il y en a deux autres externes, et qui ne sont pas composantes notre intérieur, bien qu’elles n’en soient pas éloignées, qui sont Dieu et le démon : ces deux causes sont bien différentes, soit dans leur manière d’agir, soit dans leur intention.

Dieu peut-être dit la cause de ces craintes en trois manières. La première, lorsqu’il permet que l’âme soit affligée de ces doutes, craintes, abandons ou sécheresses qui les causent. La seconde, lorsque Dieu dénie à ces âmes des grâces capables d’animer davantage leurs courages, les abandonnant pour un temps au ressentiment de leurs faiblesses, ou de la pusillanimité de leur nature humaine. La troisième, donnant pouvoir au diable d’affliger ces pauvres âmes ainsi désolées.

Satan est dit causer ces doutes ou ces craintes d’une autre façon, parce qu’il les opère, excite et suscite formellement et directement dans les âmes, tant en présentant à leur imagination des objets qui peuvent [625] exciter les passions, comme aussi y aidant et poussant leur irascible, autant qu’il peut.

Quant aux intentions de ces deux agents, elles sont toutes différentes et diamétralement opposées; parce que Dieu ne tend qu’à notre bien et à notre avancement spirituel, à nous tenir dans la bassesse et dans l’humilité et à nous apprendre le besoin que nous avons de son secours pendant ces périls; Satan au contraire tâche de provoquer l’âme au désespoir et à lui faire quitter toute oraison.

Quelques mystiques expliquent ces deux sortes d’intention d’une autre façon. Les peurs de nuit, disent-ils sont les affections de la passion de crainte, lesquelles, en ceux qui ne sont encore arrivés au mariage spirituel, sont quelquefois grandes de la part de Dieu, lorsqu’il leur veut départir de ses faveurs, qui intimident et épouvantent l’esprit, et resserrent aussi la chair et les sens, leur naturel n’étant pas encore fortifié, perfectionné et habitué à de telles grâces. Peut-être aussi de la part du diable, lequel, lorsque Dieu donne du recueillement et de la suavité à l’âme, envie tellement cette paix qu’il tâche à jeter de l’horreur et de la frayeur dans l’esprit pour troubler ce bien, parfois en le menaçant; et quand il voit qu’il ne peut atteindre jusques à l’intérieur de l’âme, [626] qui est fort recueillie et unie en Dieu, il cause par dehors en la partie sensible de la distraction ou de la variété, des oppressions, des douleurs et des horreurs au sens, tâchant par ce moyen de retirer l’épouse de son lit. Elles s’appellent frayeurs nocturnes, parce qu’elles viennent des diables, qui tâchent d’obscurcir l’âme et de couvrir de ténèbres la divine lumière dont elle jouit. Il met deux causes de ces craintes dans les âmes qui ne sont pas encore arrivées au mariage spirituel, qui est l’oraison habituée et continue, quand Dieu leur fait des faveurs qui intimident et épouvantent, comme sont les oraisons de repos, non seulement celui qui est sans goût, mais même le savoureux, au commencement, avant que l’esprit y soit fortifié et habitué, comme il fit à Sainte Thérèse. Cette oraison resserre aussi les sens et la chair, car on n’y opère pas par la voie ordinaire et accoutumée des images sensibles, et le dessein de Dieu est, par ces craintes, d’obliger l’âme de s’éclaircir en telles opérations extraordinaires. Le diable au contraire prétend retirer l’âme de son lit, c’est-à-dire de ce recueillement qu’elle a par l’oraison de repos, tant savoureuse que celle qui ne l’est pas, et mettre obstacle à l’état de tranquillité que Dieu opère en l’âme. [627]

Je ne puis taire ce que disait autrefois un grand contemplatif dans les exercices qu’il donnait aux âmes qui suivaient sa conduite : le diable fait croire à l’âme, disait-il, qu’ainsi faisant, c’est-à-dire se tenant en repos, elle demeurera inutile, fainéante et impuissante, qu’elle perdra tel et tel bien spirituel, pour soi et pour le salut des âmes; lui fait prendre un trait impétueux, plein de fausse ferveur, de vivification des sens et de raison naturelle, allume un feu qui ne donne que de la fumée, afin d’éteindre la lumière du trait de Dieu. Mais faut-il craindre d’être impuissant, de se laisser conduire à Dieu?

CHAPITRE XXXV. Du temps auquel les craintes de ne pas faire oraison attaquent plus l’âme qui s’y adonne.

Il n’y a point d’oraison où il n’y ait sujet de douter et de craindre les tromperies qui se mêlent partout, mais le seul repos mystique tant le savoureux que celui qui est sans goût, est tel qu’il donne quelque sujet de douter et de craindre qu’il ne soit [628] pas oraison ou opération. Et bien qu’on puisse douter et craindre quelques tromperies, aussi bien dans ce repos, que dans les autres sortes d’oraisons, nous ne parlons néanmoins pas ici de ces craintes, mais seulement de celles qu’ont les âmes que les oraisons de repos mystique dans lesquelles elles se trouvent ne soient pas vraies oraisons, mais pure oisiveté; et ces doutes et craintes ne peuvent être formés que sur le sujet de l’oraison de repos.

Ce qu’étant supposé, je dis que les craintes que le repos mystique ne soit pas oraison ne viennent guère à l’âme qu’au commencement, lorsqu’elle n’a pas encore l’usage de cette oraison; mais par l’habitude qu’elle en acquiert, la foi nue humaine se fortifie dans la croyance qu’elle fait oraison par ce repos et quiétude. Il est vrai qu’elle ne ressent guère cette crainte de ne pas faire oraison, qu’en l’oraison de repos sans goût, parce qu’en celle de repos savoureux, le goût qu’elle y a est un témoignage que cette oraison est un mouvement pieux, bien qu’elle ne sache pas quel il est; ce qui n’empêche pourtant pas que quelquefois elle ne puisse avoir des doutes et des craintes, comme on le voit en la vie de Sainte Thérèse et quelques autres. Ces craintes, néanmoins, sont [629] différentes en chacune de ces oraisons, car en l’oraison de repos sans goût l’âme appréhende de ne rien faire qui vaille, et cette crainte est plus dangereuse et nuisible, parce qu’elle provoque à quitter tout là et décourage de l’oraison, non seulement de repos, mais aussi de toute autre, lui en représentant l’exercice comme impossible; au lieu que la crainte que peut avoir l’âme d’être trompée pendant le repos savoureux n’a pas de si mauvais effets, donnant plutôt de l’inclination à l’exercice de l’oraison. Il y a, de plus, que les craintes de l’oraison de repos savoureux n’arrivent guère à l’âme que quand elle est hors de l’oraison, parce que dans l’acte même de l’oraison, elle ne peut quasi douter que ce ne soit une bonne chose, comme remarque Sainte Thérèse parlant d’elle-même, qui dit que ces craintes ne la saisissaient guère qu’après l’oraison; ce qui lui arrivait à cause des irrésolutions dans lesquelles on la mettait. Et la raison de cette différence est que le goût qui se trouve au repos savoureux est tellement conforme à notre inclination et met l’âme en une assiette si agréable, qu’elle ne peut entièrement le rebuter; or les doutes et les craintes sont une espèce de rebut et de désaveu. Mais au repos sans goût, l’âme est privée de cette amorce; c’est pourquoi il ne se faut pas [630] étonner si elle ne chasse pas si aisément les craintes, parce que ce repos sans goût étant entièrement contraire au sens, il n’a rien qui adoucisse son amertume, au lieu que le repos savoureux, bien que contraire au sens, a pourtant un miel qui empêche les nausées et les maux de cœur que donne l’autre; j’entends quand le goût est grand, car s’il était bien faible, il n’exclurait pas beaucoup ces craintes, puisqu’il ne les éloigne que selon la mesure de sa douceur.

Il y a pourtant cette ressemblance entre ces deux sortes de repos, qu’ils n’admettent guère ces craintes que dans le commencement; parce que dans le progrès l’âme acquiert une morale assurance que ces oraisons sont agréables à Dieu. C’est le sentiment des mystiques, ainsi que nous l’avons remarqué ci-dessus lorsqu’ils disent que ces craintes arrivent à ceux qui ne sont pas parvenus au mariage spirituel. [631]

CHAPITRE XXXVI. De la qualité ou grandeur des craintes qui arrivent dans l’oraison mystique.

Les craintes qui arrivent dans cette oraison sont quelquefois fort grandes, tant du côté de Dieu, que de celui du démon, selon les témoignages que nous avons déjà rapportés à ce sujet. Car quand Dieu donne à l’âme quelques oraisons de repos savoureux, pour lui faire par elles passage au repos sans goût, l’âme est quelquefois travaillée de grandes appréhensions. Combien grandes ont été celles que ces sortes de grâces apportaient à Sainte Thérèse? Ceux qui lisent sa vie l’apprennent assez de ses propres paroles, et encore que, pendant la jouissance de ces faveurs, cette âme paraissait assurée, après, pourtant, elle était bien tourmentée de doutes et de craintes; et bien qu’on ne puisse pas toujours, à proprement parler, reconnaître au vrai quand ces craintes procèdent de Dieu ou du démon, parce que celui-ci se peut mêler aux craintes que Dieu envoie, cela n’empêche pas qu’on ne puisse croire que [632] les craintes qui viennent de Dieu ou des grâces qu’il fait ne soient quelquefois bien grandes, parce que selon le dessein de Dieu, l’âme en peut tirer grand profit, et pour celles qui viennent de la part des démons, on ne peut douter qu’elles ne soient bien grandes. L’histoire de la vie des saints en fournit assez d’exemples, et on n’en pourra douter quand on considérera la malice de cet ennemi juré du genre humain, et le dessein qu’il a de troubler les âmes et de leur faire abandonner l’oraison par ces appréhensions. Il faut un grand vent pour renverser un grand vaisseau bien chargé; et le diable, ayant dessein d’abîmer les âmes chargées des précieux dons et grâces qui sont en cette oraison de repos, excite de grands vents de tentations, de craintes et de pusillanimités par lesquelles il prétend les ébranler et troubler, leur persuadant que leurs oraisons ne sont pas bonnes et que leur repos est une pure fainéantise, pour les obliger ensuite à les abandonner. Quelquefois, dit Sainte Thérèse, le diable met en l’âme sans qu’elle y pense des craintes si excessives qu’elle ne se contente pas d’en parler une fois à son confesseur ou directeur spirituel, spécialement s’il est craintif et de peu d’expérience. Elle veut dire que cet ennemi imprime de si grandes craintes dans ces âmes, quoiqu’elles n’aient [633] aucun sujet de craindre, qu’elles en rompent souvent la tête à leurs directeurs et les importunent, parce qu’étant quelquefois eux-mêmes craintifs et peu assurés, il ne sont pas fermes et résolutifs comme il serait nécessaire.

CHAPITRE XXXVII. Quelles sont les craintes en général qui doivent être admises ou bannies et chassées de l’âme par la foi nue humaine.

SECTION I. Quelques choses à noter sur ces craintes.

Je remarque premièrement que la foi nue humaine, ainsi que nous avons déjà dit, est la croyance qu’a l’âme que, ne pouvant produire des actes, sa tranquille patience est une oraison bonne et agréable à Dieu, croyance qui lui donne une assurance morale que Dieu, pour lors, ne demande autre chose d’elle; mais, d’autant que nous avons dit que cette assurée croyance [634] devait exclure et chasser de notre esprit les craintes qui le troublent, il est expédient de connaître quelles sortes de crainte elle doit exclure, parce qu’il y en a plusieurs.

Je remarque secondement deux sortes de craintes : l’une filiale, qui craint d’offenser Dieu à raison de sa bonté, ou pour l’intérêt de sa gloire qui en recevrait du déchet. L’autre est servile et mercenaire, par laquelle l’âme craint Dieu et le péché qui l’offense, non pas tant à cause de l’amour qu’elle lui porte que par l’appréhension d’en être punie, principalement d’une peine éternelle. Cette dernière crainte, quoique moins parfaite que la première, n’est pourtant pas mauvaise, mais bonne et utile.

Je remarque en troisième lieu que la crainte servile dans une âme peut être ou raisonnable ou pusillanime. Je veux dire qu’elle peut craindre la peine par quelque juste et raisonnable cause ou par pusillanimité et découragement. La première est bonne et utile, quand même elle n’aurait pour objet qu’une peine temporelle; mais celle qui procède de pusillanimité ou de faiblesse, est grandement nuisible, parce qu’elle trouble et inquiète l’âme, l’abat la détourne de la carrière de la vertu; et enfin empêche la magnanimité et le courage nécessaire à l’entreprise des actions héroïques. [635]

Je remarque en quatrième lieu, que nous pouvons dire de la crainte ce que nous avons avancé du doute, savoir que l’on peut craindre en la théorie, ou en la pratique. Je peux craindre, en la théorie, de n’être pas en grâce, de ne mériter pas par mes bonnes actions; mais je suis dit ne craindre pas dans la pratique, quand la crainte spéculative que j’ai ne m’empêche pas de m’appliquer aux bonnes œuvres, me confiant en la bonté de Dieu que, faisant de mon côté ce qui m’est possible pour lui plaire par mes bonnes actions, il ne les rejettera pas.

Et, pour appliquer cette doctrine à l’oraison de repos, je dis que celui-là craint en elle spéculativement seulement, qui, interrogé s’il est assuré que son oraison de repos soit chose agréable à Dieu, répondrait qu’il est si infidèle au service de la divine majesté en tout ce qu’il opère, qu’il a sujet de croire que ce repos ne lui soit pas plus agréable que le reste de ses actions. Mais si, nonobstant, il ne laisse pas de se tenir en repos, attendant sans inquiétude dans l’oraison, on peut dire que dans la pratique il ne craint pas.

Je remarque en cinquième lieu qu’il y a des craintes qui se rapportent à Dieu, ou directement, comme lorsqu’on appréhende de l’offenser, ou indirectement, comme lorsqu’on [636] craint d’être damné; d’autres qui ne regardent Dieu ni directement ni indirectement, comme serait de craindre quelque supplice à cause de l’infamie et de la douleur. Ce que dessus supposé,

SECTION II. L’oraison de repos n’exclut pas les craintes bonnes et raisonnables.

Je dis que l’oraison de repos, ni la foi nue qui la conduit, n’excluent pas les bonnes et raisonnables craintes qu’admet la foi chrétienne, et qui ne lui sont point contraires, parce que la foi nue doit être réglée selon la foi chrétienne, qui nous conseille les bonnes œuvres, entre lesquelles est l’oraison de repos, qui est un culte et service divin, comme nous avons vu; et partant, elle n’empêche pas la crainte filiale, ni même la servile, pourvue qu’elle soit raisonnable, comme peut être celle d’être damné. Ce n’est pas aussi un mal craindre les peines temporelles pour un bon sujet et raisonnables ; et ces craintes ne sont point contraires à l’oraison de repos; car toute crainte n’empêche pas la grandeur de courage qui est nécessaire en cette oraison, mais seulement celle qui est conçue sans raison et par pusillanimité. Le lion ne laisse [637] pas d’être le plus courageux de tous les animaux, quoiqu’il rugisse et s’émeuve à la présence de son ennemi. Le capitaine est étourdi, qui s’expose mal à propos; il faut craindre où la raison le veut, et la quiétude d’esprit n’est pas contraire à cette crainte, et principalement à celle des jugements de Dieu, qui est le commencement de salut : néanmoins on peut dire, en quelque sens, que la pratique de l’oraison de repos n’admet aucunes craintes et qu’elle les quitte toutes, en la [ici il semble qu’il faille suppléer même] façon que les actes d’amour et de toute sorte de vertus, étant dénuée de toutes sortes d’actes, parce qu’elle ne les peut produire, ainsi que nous ferons voir ailleurs. Mais aussi peut-on dire que, comme cette même oraison ne contrarie pas aux actes d’amour divin et autres vertueux, puisqu’elle s’en sert en son temps et s’en aide quand elle peut, aussi les bonnes craintes et raisonnables ne sont pas opposées à l’oraison de repos.

SECTION III. L’oraison de repos demande la crainte de Dieu.

L’oraison de repos suppose la crainte de Dieu comme un fondement sur lequel elle est bâtie; parce que, si [638] l’âme qui s’exerce en cette oraison ne craignait point d’offenser Dieu, elle l’abandonnerait quand elle s’y voit avec tant de peine. Mais elle connaît que ce serait une grande infidélité vers Dieu, qui lui inspire de la faire, un défaut de patience de ne vouloir souffrir les divines épreuves, d’être des amis de sa table et de ses douceurs, et refuser ses croix, quand elles lui sont présentées par sa sainte volonté.

Secondement, la crainte d’offenser Dieu est une condition nécessaire pour faire une vraie oraison de quiétude : car quelle paix pourrait avoir celui qui s’abandonnerait au vice?

Troisièmement, la crainte de Dieu, comme dit Saint Bernard, et la religion, sont tellement conjointes que l’une ne peut être sans l’autre, parce qu’il ne peut y avoir de culte ou service de Dieu, où il n’y a point de crainte de l’offenser. C’est pourquoi Abraham, s’excusant au Roi de Gérare de ce qu’il avait celé que Sara fût son épouse, lui dit : J’ai pensé en moi-même que possible il n’y avait point de crainte de Dieu en ce pays, et qu’ainsi ils me mettraient à mort pour avoir ma femme. Les Septante, au lieu de crainte, tournent : vénération, ou service de Dieu, d’où nous apprenons que la crainte de Dieu et son service sont même chose, [639] ou si unis qu’on les prend pour le même; or nous avons dit plusieurs fois que l’oraison de repos était un culte divin, et une union qui ne peut être, au moins ordinairement, sans la crainte filiale.

Quatrièmement, l’oraison de repos sans goût a Dieu pour objet; or comment pourrait se reposer en Dieu et en sa volonté celui qui méprise d’obéir à Dieu et à ses commandements?

Cinquièmement : et enfin, cette oraison est accompagnée d’indifférence et parfaite résignation à la volonté de Dieu, et cette résignation procède d’un amour parfait, qui n’est point sans la crainte de Dieu.

SECTION IV. L’oraison de repos ou la foi nue exclut les craintes contraires à sa pratique.

La foi nue humaine n’exclut que les craintes qui empêchent l’oraison de repos, et qui sont contraires à sa pratique, comme sont celles qui contrarient à l’assurance que la foi susdite doit donner à l’âme, savoir que, se tenant en repos parmi les sécheresses, elle s’acquitte de l’oraison que Dieu demande d’elle; parce que c’est une chose directement opposée à l’oraison de repos, d’appréhender de n’y rien faire qui [640] vaille ou chose semblable, vu que telles appréhensions donnent de l’inquiétude incompatible avec le repos. Les autres craintes ne lui sont opposées qu’autant qu’elles le sont à la charité et à d’autres vertus ou à la perfection chrétienne.

J’ai dit, en la conclusion, que la foi nue ne chassait que les craintes qui sont contraires à la pratique de l’oraison de repos, parce qu’elle n’empêche pas celles qui viennent seulement en la théorie, ainsi que nous avons dit des doutes; car c’est une même chose, et partant l’âme peut bien avoir des craintes purement spéculatives, appréhendant, par exemple, que possible son oraison de repos sans goût ne soit pas telle que Dieu demande d’elle, et que quelque négligence ne l’empêche de faire ce qu’elle peut pour produire des actes. Mais il suffit qu’elle n’admette point ces craintes dans la pratique de l’oraison de repos, parce qu’elles sont contraires à ce qu’elle prétend par ladite pratique, qui est de se tenir en si grande tranquillité que, quand la facilité de produire des actes sera venue, l’inquiétude et le trouble intérieur ne l’en empêchent : ce qu’ils feraient si, lorsqu’elle doit être la plus accoisée, elle s’arrêtait à ces craintes et aux doutes qui les causent.

La crainte qui oblige l’âme à demander [641] aux personnes spirituelles à qui elle rend compte de son oraison, si elle n’est point trompée, est bonne et raisonnable, pourvu qu’elle n’empêche point la pratique de l’oraison de repos, faisant comme un bon pèlerin qui, croyant être en bon chemin, ne laisse pas de demander à ceux qu’ils rencontrent s’il va bien, sans s’arrêter pour cela. C’est une marque même que l’âme n’est pas dans une assurance opiniâtre, qui pourrait être blâmable.

SECTION V. De quelques autres craintes et ce qu’il en faut penser.

Toutes les craintes qui font appréhender à l’âme que le repos dans lequel elle se tient, ne pouvant davantage, ne soit pas une oraison agréable à Dieu, ne sont pas contraires à la pratique de l’oraison de repos, mais celles-là seulement qui sont immodérées, décourageantes et inquiétantes. Car si elle avait l’esprit assez fort, et si elle s’était si bien habituée à l’oraison de repos, qu’étant attaquée pendant les sécheresses qu’elle y a de la crainte de ne pas faire bonne oraison, parce qu’il peut y avoir en elle quelque paresse à produire ses actes, ou quelque autre recherche de propre amour, et que [642] nonobstant elle demeure ferme sans s’inquiéter, cette crainte ne serait pas contraire à la pratique de l’oraison de repos, qui n’est troublée que quand l’âme, pendant les délaissements, n’a pas le courage de demeurer en la tranquillité suffisante, pour n’être pas accablée; en sorte que quand elle pourra produire facilement des actes, elle ne le fasse, et qu’elle ne se tienne en repos sans se tourmenter quand elle ne le pourra pas. Le royal et très illuminé prophète nous apprend que les craintes qui rendent l’âme pusillanime sont grandement contraires à l’oraison de repos. C’est au psaume 54, si nous lui voulons donner une explication mystique, qu’il ne rejette pas, non plus que les autres sens. La crainte et la tremeur [de tremor : terreur] sont venues sur moi, dit-il et les ténèbres m’ont couvert. Les ténèbres se trouvent parmi les sécheresses, dans une pauvre âme qui en est affligée; mais si la crainte se mêle parmi les sécheresses, l’oraison de repos en sera bannie; c’est pourquoi David demande à Dieu l’oraison de repos pour chasser ces craintes, disant : qui est-ce qui me donnera des ailes comme à la colombe, pour voler au ciel par contemplation, et me reposer? Savoir est, par l’oraison de repos sans goût, parce que celle qui est avec goût ne se trouve pas parmi ces craintes et ténèbres. [643] Il n’a donc pas ce repos, parce qu’il y a un empêchement; et quel est-il? C’est la crainte parmi ces ténèbres. Et qu’est-ce qu’il fit pour les chasser? Je me suis éloigné, dit-il, et ai demeuré en solitude, éloigné de toutes les pensées d’oraisons aperçues, fuyant la production d’actes et opérations réfléchies, non par un mépris que j’en fasse, mais par impossibilité ou incapacité de m’en servir; et ainsi je suis demeuré en solitude ou repos solitaire; et que faisais-je là? J’attendais celui qui m’a délivré de la pusillanimité d’esprit en laquelle ces craintes ténébreuses m’avaient mis, parce que se tenir en l’oraison de repos sans goût, c’est attendre Dieu.

Secondement, nous disons que cette sorte de crainte est contraire à l’oraison de repos, parce qu’elle empêche la satisfaction que doit avoir l’âme, et que je prouve ailleurs lui être nécessaire pour bien pratiquer la susdite oraison. Car comment sa patience et son repos la pourraient-ils satisfaire, si elle est inquiétée de craintes et de découragements? Cette satisfaction est une plénitude de tranquillité : comment serait-elle compatible avec les pusillanimités? Et si la satisfaction n’y est pas compatible, encore moins la quiétude que nous avons dit être compagne inséparable de l’oraison de repos. [644]

Je prends une troisième raison dans Saint Thomas, qui marque deux sortes de craintes : l’une immodérée et l’autre modérée, et dit que la première est celle qui trouble beaucoup la raison et la seconde, celle-là [la modérée] trouble peu ou point, et que celle-ci n’empêche pas l’action de l’âme, qu’au contraire elle lui sert comme d’aiguillon pour la réveiller et exciter à l’action que la première empêche. Si la crainte, par exemple, qu’a cette âme de ne pas aller en paradis n’est que modérée, elle ne l’empêchera pas d’opérer son salut; elle l’excitera au contraire à en prendre les moyens; mais si une crainte démesurée trouble sa raison, elle la rendra pusillanime et, lui faisant concevoir son salut impossible, la provoquera au désespoir d’y jamais arriver. C’est ainsi que cet angélique docteur explique les paroles de l’Apôtre disant qu’il faut opérer notre salut avec crainte et tremblement.

Appliquons ceci à notre oraison de repos sans goût : il y a une demi-heure que vous êtes à l’oraison, sans pouvoir faire autre chose que vous tenir en repos et attendre avec patience que vous puissiez faire quelque chose plus que cela; cependant la longueur du temps vous fait appréhender que vous ne soyez pas en un état agréable à Dieu; si cette crainte n’est que modérée, qui n’obscurcit [645] point la raison, elle n’empêchera point en vous l’opération ni la pratique de l’oraison de repos; au contraire, elle lui aidera et lui en facilitera l’exercice pour s’en acquitter avec plus de perfection, la rendant circonspecte à prendre garde, s’il n’y a point quelque paresse en elle à produire les actes, ou si c’est une vraie impuissance, ce que reconnaissant, elle se tiendra encore plus ferme dans sa tranquillité et en acquerra plus tôt et plus facilement l’habitude. Mais la crainte immodérée qui trouble beaucoup la raison, au lieu d’aider l’âme en la pratique de l’oraison patiente, la rend pusillanime et sans force pour se tenir si longtemps en patience, et cet excès d’appréhension en sa raison obscurcie et troublée ne lui peut permettre l’égalité d’esprit requise pour la pratique de telle oraison, c’est pourquoi elle doit être exclue.

SECTION VI. Objection contre la doctrine précédente résolue

On peut opposer contre la doctrine précédente que la paresse empêche l’action et l’opération, et que cette paresse est selon Saint Thomas une espèce de crainte qui n’est pas immodérée; c’est-à-dire si grande [646] qu’elle obscurcisse la raison et qu’ainsi une crainte modérée pourrait bien empêcher la pratique de l’oraison de repos. Je réponds que la paresse est une crainte de l’opération même, en tant qu’elle est difficile : car être paresseux à faire une chose, c’est appréhender de la faire en tant qu’elle est difficile et qu’il y a de la peine en son exercice. Mais il y a différence entre la crainte de faire une action et celle qui appréhende autre chose, car la crainte qui fait appréhender de faire une action, empêche de la faire, parce que toute crainte fuit la chose qu’elle craint; mais quand vous craignez autre chose que de faire l’action, cette crainte ne vous empêche pas de la faire, mais plutôt elle vous y excite : vous craignez par exemple de vous lever matin à cause du froid; cette crainte vous pourra empêcher de faire une telle action que vous craignez. Que si vous ne craignez pas de faire quelque action, mais autre chose, comme si, étant dans un vaisseau avec les autres, vous craignez qu’il ne donne contre un rocher, vous travaillerez avec les autres à l’empêcher; si ce n’est que la crainte trop grande, troublant votre raison, vous ôte le cœur et l’esprit de le faire. Et ainsi il ne se faut pas étonner, si la paresse, quoiqu’elle ne soit qu’une crainte modérée, empêche l’action, puisque c’est une crainte de l’action [647] même.

Et appliquant ceci à notre oraison de repos, je dis qu’elle n’a rien qui lui soit plus contraire que la paresse, bien qu’elle ne soit pas une crainte immodérée, parce que la paresse empêche l’opération et la pratique de cette oraison, qui n’est autre qu’un désir efficace de produire des actes quand on le pourra faire avec quiétude. Or pour cela il faut avoir une vigilance d’esprit, une fidélité, un courage pour accoiser son esprit malgré les tempêtes; et comme toutes ces choses sont pénibles et difficiles, la paresse répugne à ces fidèles pratiques; et partant, c’est une crainte et une fuite de cette peine; en quoi vous voyez que la paresse est contraire à la pratique de l’oraison de repos sans goût. Et de plus, quand nous avons dit que la crainte modérée n’est pas contraire à cette pratique, nous n’avons parlé que de la passion parfaite de crainte, et non de la paresse, qui n’est qu’une espèce de crainte imparfaite, et seulement en quelque façon. Secondement, nous ne parlons pas aussi de toute sorte de crainte, mais seulement de celle qui est entièrement opposée à la pratique de l’oraison de repos, telle qu’est celle qui craint que ce repos ne soit pas un état agréable à Dieu; encore doit-elle être immodérée.

De là suit que les âmes fort craintives sont [648] moins disposées à l’oraison de repos, parce qu’ordinairement leurs craintes deviennent excessives, par où elles se rendent même incapable de la vie contemplative.

SECTION VII. Les craintes et les doutes dans la seule partie inférieure ne sont pas contraires à l’oraison de repos.

Les craintes et les doutes, quoiqu’immodérés, ne sont pas contraires à l’oraison de repos lorsqu’ils ne se trouvent que dans la partie inférieure. Il y a des âmes dont les craintes, les appréhensions et les abattements sont tels que, non seulement leur sentiment en est accablé, mais la partie raisonnable même en est toute étonnée; d’autant qu’elles ne peuvent trouver aucune raison sensible pour s’assurer que par cette attente et patience, elles soient dans une oraison agréable à Dieu; de sorte que la partie supérieure raisonnable est sans résistance; comme celui qui est sous un autre, sans se pouvoir relever. Car bien que ce désarroi ne soit point dans la raison ni dans la volonté, puisqu’il déplaît, il prive pourtant la partie supérieure raisonnable de ses opérations, comme si elle était paralytique, n’ayant aucun mouvement ni opération à l’encontre, sinon un déplaisir [649] d’être ainsi impuissante et de n’avoir ni lumière en l’entendement, ni actes en la volonté, contraires à ces bouleversements. Néanmoins, pendant ce temps, le sommet de l’âme se tient en repos et par une élévation d’esprit toute nouvelle et non aperçue, s’y tient collé et attaché. La foi nue humaine opère d’une manière qui ne s’aperçoit point, n’ayant aucun goût ni lumière qui lui persuade que ce repos environné de tant d’épines soit chose bonne; mais par l’habitude qu’elle a de croire qu’un repos fait de telle sorte est chose bonne, elle y adhère pleinement et a un désaveu virtuel de toutes ces criantes et de ces furies déchaînées. C’est pourquoi toutes les craintes qui surviennent alors, tous les dégoûts, les troubles et les ennuis d’une telle oraison sont de puissants motifs pour persuader l’âme, même raisonnable, à quitter là tout ce repos, comme n’ayant aucune lumière ni goût qui nous y retienne. Et d’ailleurs ce repos est si faible et si peu apparent que sa spiritualité est quasi cachée aux yeux de la raison. Tout cela néanmoins n’est pas contraire à l’oraison de repos et l’âme, nonobstant, demeure en sa pleine juridiction; car pour être contraire à l’oraison de repos, ce n’est pas assez que la raison soit attaquée et qu’elle n’ait aucune lumière pour voir clairement [650] que ces doutes et ces craintes sont déraisonnables, mais il suffit que la volonté approuve ce que fait le sommet de l’âme, qui est de se tenir ainsi en repos. Car l’âme est quelquefois dans des états où elle n’a aucune raison pour s’assurer, ne laissant pourtant pas de faire contre son sentiment : comme il arrive à un scrupuleux qui a des opinions, ce lui semble, toutes apparentes, qu’il a consenti à quelques mauvaises pensées; son directeur, nonobstant, qui connaît sa faiblesse, l’assure qu’il n’y a pas consenti, lui défend de s’en confesser, à quoi il a de grandes répugnances, avec des frayeurs et des appréhensions d’être damné : sa raison est si accablée, qu’elle n’a aucune lumière pour s’assurer, quoique d’ailleurs, étant simple et obéissant, il croit107 son directeur plus que toutes ses raisons, et se tient en repos. Et si dans ce repos il avait pour objet de faire oraison, il ferait celle de repos que nous décrivons. Car ici le sens répugne à croire qu’on fait oraison; l’âme n’a aucune lumière ni raison, qui le lui persuade; néanmoins, par une habitude qu’elle a prise de se tenir en repos pendant les troubles intérieurs, elle y demeure malgré la répugnance des sens, quoique le désaveu soit si peu sensible quelquefois, qu’elle a de la peine à croire qu’elle désavoue [651] tout ce désarroi, son repos étant un désaveu qui ne s’aperçoit point.

J’ai dit qu’il n’est pas nécessaire que la foi nue chasse les craintes et les répugnances, pour deux raisons. La première est qu’elle ne les peut ou chasser ou diminuer que par des raisons contraires, comme font celles qui lui persuade que son repos et sa patience sont agréables à Dieu, qu’il ne demande point d’elle d’autre oraison. Mais, alors, elle ne peut avoir telles ou semblables lumières; parce que la raison et l’intellect chez qui elle les mendie sont trop obscurcis, les canaux par lesquels coule cette eau, sont étoupés et bouchés; et la foi nue ne doit pas s’efforcer de faire ce qu’elle ne peut, car ce serait perdre le temps.

La seconde raison est que le propre de la foi nue n’est pas d’opérer avec ces raisonnements. Si quelquefois elle s’en sert, c’est qu’elle est faible et n’est pas habituée; car la foi nue opère ordinairement où il y a plus grand obscurcissement intérieur. Elle est pour lors en sa nudité, c’est-à-dire qu’elle se tient en repos dans le seul sommet de l’esprit, croyant que tel repos est la vraie oraison, sans s’arrêter ou s’efforcer d’empêcher le trouble des sens — non que l’âme ne voulût bien en être défaite si elle pouvait, mais parce que ce lui serait un travail de s’y [652] arrêter, non seulement inutile, mais préjudiciable, parce qu’il empêcherait la pratique de ce repos non aperçu, auquel seul elle doit pour lors adhérer de toute l’étendue de ses forces. Comme celui qui tombe dans une eau profonde et rapide, sans savoir nager, rencontrant quelque branche d’arbre, s’y doit fortement tenir sans chercher ce qu’il ne pourrait pas trouver, de peur de se noyer; en la même façon l’âme doit adhérer à ce repos sans chercher des raisons pour se consoler, de peur de perdre ce repos qui échappe facilement. Il faut que la foi nue, pendant tel état si digne de compassion pour son obscurité, se mette en ses droits, reconnaisse que c’est le temps de sa moisson et d’entrer sur le théâtre pour y jouer son personnage. C’est alors qu’elle doit croire que ce repos ainsi déchiré et avec si peu d’apparence est une vraie oraison, un état agréable à Dieu; et elle le doit représenter à l’âme de si bonne grâce qu’elle ne cherche point d’autre opération tandis que ce bruit durera, car c’est la pause de cette tragédie où les actes cessent. [653]

SECTION VIII. Ce qu’il faut penser des vaines craintes sur le sujet des choses temporelles.

Les craintes vaines des choses temporelles ne sont pas contraires directement à l’oraison de repos, mais seulement indirectement. Cet homme, par exemple, a une charge qu’il craint de perdre pour l’affection qu’il y a par ambition ou inclination naturelle : cette crainte ne l’empêchera pas, s’il veut, de se tenir en repos quand il est en sécheresse; parce que l’un n’a pas de liaison avec l’autre, et la crainte de perdre l’un ne tire pas à conséquence pour la crainte de perdre l’autre.

J’ai dit que telles craintes sont contraires à l’oraison de repos seulement indirectement, pour deux raisons. La première, parce qu’elles contrarient à la perfection chrétienne, en ce que ces vaines craintes ne peuvent procéder que de l’amour-propre, qui contrarie à la perfection; c’est la teigne108 qui la ronge; et si ces craintes empêchent la perfection, elles seront encore nuisibles à l’oraison de repos qui nous conduit à la perfection, parce que c’est un des principaux moyens pour l’acquérir.

La seconde raison est que les vaines [654] craintes inquiètent l’esprit : or ce qui inquiète est contraire à l’oraison, qui est une quiétude. Mais d’autant que telles sortes d’inquiétudes ne contrarient qu’indirectement à l’oraison de repos, comme je l’ai fait voir ci-dessus, aussi telles craintes qui ne nuisent à l’oraison de repos qu’à cause qu’elles inquiètent, ne lui peuvent être autrement contraires que les susdites inquiétudes, savoir indirectement. Comme donc les immortifications, les affections terrestres ou les passions ne sont pas contraires à l’oraison de repos qu’indirectement, et non directement par opposition contradictoire, puisqu’il ne répugne pas qu’elles puissent compatir ensemble, aussi les craintes vaines des choses temporelles ne sont qu’indirectement contraires à l’oraison de repos. [655]

CHAPITRE XXXVIII. Résolutions de quelques difficultés qui peuvent former les doutes et les craintes dans l’âme pendant l’oraison de repos.

SECTION I. Deux moyens de surmonter les craintes et les doutes.

Pour éclairer ou éclaircir davantage cette importante et obscure matière, il est bon de spécifier en détail les doutes ou les craintes que la foi nue humaine doit exclure, et leur prescrire les remèdes. Je dis au préalable que le meilleur moyen dont l’âme se puisse servir pour surmonter les craintes est de passer par-dessus par de fortes résolutions de ne rien faire à leur discrétion. C’est la méthode dont se servit saint François, ainsi qu’on lit en sa vie, pour délivrer un religieux peureux et appréhensif, l’envoyant seul au lieu où il craignait d’aller. [656]

Les doutes se surmontent ordinairement par de bonnes raisons qui convainquent l’esprit. C’est par ces moyens qu’il faut guérir l’âme de ces craintes et doutes, afin qu’ensuite elle puisse adhérer fortement à la foi nue qui lui dit que son repos est une bonne oraison. Le Saint-Esprit semble lui enseigner aux Cantiques109 comme elle se doit opposer par de fortes résolutions aux craintes qui peuvent survenir pendant l’oraison de repos, quand il est dit que le lit de Salomon, c’est-à-dire le repos du pacifique ou contemplatif, est environné de soixante soldats les plus valeureux, qui ont tous l’épée sur le flanc à cause des frayeurs de la nuit. Ces soldats sont les fortes résolutions que l’âme prend de ne point faire état des craintes ou des frayeurs qui lui viennent pendant la nuit des sécheresses ou des obscurités intérieures. Mais venons aux résolutions des doutes ou des difficultés qu’on peut proposer contre l’oraison de repos. [657]

SECTION II. Première difficulté : que la conduite de l’âme par cette voie d’oraison mystique paraît dangereuse.

Premier doute ou difficulté : On ne sait, direz-vous, si l’oraison de repos sans goût est une bonne route; on craint d’être trompé, de s’égarer ou se perdre par ce chemin.

Je réponds à cela qu’il n’y a aucune sorte d’oraison dans laquelle on ne puisse être trompé; mais comme il y a deux sortes d’oraisons, il y a deux sortes de tromperies. Il y a des oraisons purement surnaturelles, comme sont les oraisons savoureuses, desquelles nous parlerons ci-après, et celles qu’on peut exercer naturellement, ou bien avec un concours ordinaire. Les tromperies de la première oraison peuvent venir, ou du diable contrefaisant l’opération divine et de l’âme qui le croit (je ferai voir, décrivant ces oraisons, quelles sont ces tromperies), ou de la paresse d’esprit à correspondre fidèlement au trait de Dieu; car l’âme qui, par infidélité, omet de dilater cette grâce, cinglant avec ce souffle céleste, perd beaucoup et n’avance pas au chemin de l’oraison. [658]

La seconde sorte d’oraison, qui se peut pratiquer avec le concours ordinaire, ne doit communément craindre qu’une sorte de tromperie; car je ne parle que de celles qui sont diamétralement opposées à la pratique de ces oraisons, à savoir la paresse d’esprit à pratiquer avec fidélité cette oraison : telle est la production d’actes sans goût; car ce que vous avez à faire, quand vous êtes en cette oraison, c’est d’être fidèle a les biens produire. Telle est encore l’oraison de repos sans goût, où il n’y a à craindre que la paresse ou oisiveté. Et je ne vois pas qu’il y ait beaucoup à appréhender que le diable la contrefasse en nous, car quand une âme, ne pouvant faire oraison, prend patience, souffrant avec tranquillité les abandons de Dieu, il semble que ce serait une niaiserie à elle d’appréhender que cette tranquille patience fût une opération de Satan, et de n’oser par découragement étendre les bras et les jambes de ses désirs et de ses affections pour nager pleinement en la bonace de cette mer. Et quand bien il y aurait d’autres tromperies à craindre en l’oraison de repos, cette crainte ne devrait en façon du monde décourager l’âme de sa pratique; ce qui arriverait, si elle n’était modérée : parce que, comme un voyageur qui craint d’être égaré ne marche [657, sic] pas si vite que s’il était assuré, l’âme qui craint tant d’être trompée dans cette oraison n’a garde d’y avancer; or il n’y a point de plus grande tromperie que de quitter l’oraison de repos sans goût, puisque sans elle on ne peut arriver à l’oraison continuelle; c’est pourquoi il faut tâcher d’en acquérir l’habitude, afin d’avoir plus tôt celle de l’oraison continuelle.

Sainte Thérèse nous apprend que c’est un grand abus de quitter l’oraison crainte d’être trompé. Souvent, dit-elle, on nous veut empêcher le chemin, en nous disant qu’il y a danger, qu’une fille s’est perdue par-là, qu’une autre a été abusée; on ne doit faire cas de ces craintes et dangers, puisque c’est le chemin royal et assuré par lequel a été notre roi, et par lequel ont cheminé tous les élus et les saints. Celui qui dira qu’il y a danger, à Dieu ne plaise! Le diable a inventé ces craintes pour en faire tomber aucuns qui faisaient oraison; le monde ne voit pas les milliers qui font tomber en des hérésies et en d’autres grands maux sans avoir d’oraison. [658]

De plus, c’est aller contre la doctrine commune des contemplatifs et théologiens mystiques, ainsi que nous faisons voir en tout cet ouvrage, que de croire qu’il faille fuir l’oraison de repos sans goût pour ne pas s’exposer à se perdre, puisqu’ils l’ont tous pratiquée : il ne faut pas craindre de passer par un chemin dans lequel tant d’autres nous ont devancés, qui sont arrivés à bon port.

SECTION III. II et III. Difficulté prise de deux sujets d’y craindre la paresse.

On oppose en second lieu que ce repos duquel nous parlons ressemble à l’oisiveté.

Je réponds que nous avons déjà prouvé que ce repos était une vraie opération, et non une perte de temps, et de plus je ferai voir ci-après la différence qu’il y a entre l’oisiveté et l’oraison de repos sans goût. Je dis par avance qu’elle est grande : car quand une âme est oisive et perd le temps, elle laisse courir volontairement ses pensées sans désir ni effort de faire oraison; au contraire, pendant le repos sans goût elle s’efforce le plus qu’elle peut de s’occuper en Dieu. Elle doit donc chasser cette [659] crainte, qui croît d’autant plus en elle que moins elle peut produire d’actes. C’est pourquoi, quand elle peut pratiquer la première, seconde ou troisième espèce d’oraison de repos, produisant quelques petits actes ou ayant des vues intérieures, cette crainte n’importune pas tant; mais quand elle ne peut produire aucun acte, c’est alors que la crainte de perdre le temps est plus violente.

La troisième difficulté est que si l’âme ne craint point de perdre le temps, se tenant en repos lorsque véritablement elle ne peut produire d’actes, elle n’est pourtant pas bien assurée si elle en peut produire ou non; et ainsi elle a sujet de craindre que la paresse ne l’empêche de se faire violence pour procurer une attention sensible. Car nous avons dit que pour n’être point en fausse oisiveté, il faut avoir un désir efficace de produire des actes, et faire moralement ce que l’on peut pour avoir une attention à Dieu qui puisse être aperçue.

Je réponds que si cette crainte-là était bien réglée, tant s’en faut qu’elle fût mauvaise, qu’au contraire il la faudrait procurer en toutes nos oraisons de repos; mais parce qu’elle est une des plus fâcheuses et décourageantes à ceux qui ne sont encore [660] habitués à l’oraison de repos, les commençants la doivent rejeter : parce que bien qu’ils fassent ce qu’ils peuvent, moralement parlant, pour avoir une attention aperçue et produire des actes; ils croiront toujours que cela n’est pas; et partant ils s’inquiéteront au lieu d’accoiser leurs esprits. Ce qui n’arrivera pas à ceux qui ont contracté l’habitude de se tenir en repos quand ils ne peuvent faire autre chose, parce qu’avec grande tranquillité ils prendront garde et considéreront s’ils peuvent plus qu’ils ne font. Prenez donc pour règle générale que toutes les fois que vous aurez des sécheresses et des stérilités d’oraison, dans les doutes que vous puissiez faire plus, si ces doutes ou craintes vous inquiètent, rejetez-les et vous tenez en repos. Que si elles vous pressent, troublant votre sens, ne les rejetez pas avec bandement de tête ou effort qui intéresse votre santé; mais contentez-vous de les mépriser, vous tenant en repos en la pointe de l’esprit, croyant que la souffrance de ces troubles sensibles est la vraie oraison que Dieu demande pour lors de vous. [661]

SECTION IV. Quatrième difficulté : autre sujet de craindre, la paresse et la perte des vertus.

On craint que cette oraison n’enrouille l’esprit, le rendant paresseux, et qu’ainsi lui fasse perdre toute oraison et l’acquisition des vertus.

Je réponds qu’en cet accoisement d’esprit, on reconnaît bien mieux quand la paresse ou négligence se glisse, que non pas dans l’inquiétude, pendant laquelle l’âme s’efforçant et ne pouvant produire des actes ne fait rien du tout. Un ennemi découvert est à demi vaincu. Quand une sentinelle a aperçu celui qui veut surprendre, on donne l’alarme et le traître se retire de lui-même; ainsi, quand l’âme est en tranquillité, elle discerne bien si elle peut opérer, et si par négligence elle ne le fait pas, elle en a un reproche intérieur qui l’oblige de s’efforcer d’être plus fidèle une autre fois. Secondement, le désir et l’effort que fait l’âme de produire des actes le plus qu’elle peut, empêche cette rouille, comme les vents agitant l’air empêchent qu’il ne se corrompe. Troisièmement, de deux maux il faut [662] éviter le pire. Si vous ne pratiquez pas l’oraison de repos, vous tomberez bien plutôt dans l’inconvénient que vous voulez éviter. Vous avez peur, dites-vous, que votre esprit s’accoutume à ne produire plus aucun acte et qu’ainsi il abandonne l’oraison, et je vous dis que, vous efforçant à produire ces actes, même quand ils vous sont moralement impossibles, et vous persuadant qu’il le faut faire, vous épuiserez vos forces, et serez contraint de les quitter en effet, ne pouvant faire autrement; et le malheur sera que, croyant que vous ne faites rien et perdez le temps, vous vous dégoûterez de l’oraison; vous aurez horreur de penser seulement à reprendre la production de vos actes, et ainsi vous perdrez l’oraison. Quatrièmement, tant s’en fait que ce soit un moyen de rendre l’âme fainéante, qu’au contraire il n’y a rien qui lui fasse plus aimer la production d’actes et la rende plus diligente à leur pratique : parce qu’elle apprend à les produire avec facilité et douceur d’esprit et sans peine, ce qui fait qu’ayant découvert cette facilité, elle s’y porte avec plaisir et sans répugnance, ce qui ne se peut acquérir par une autre voie que par cette oraison de repos sans goût. Cinquièmement, quand il y aurait de l’abus en quelques-uns, cela ne doit pas divertir ni empêcher les bonnes âmes de la pratique [663] d’une oraison si nécessaire; il leur doit suffire qu’on leur découvre l’abus, qui est facile à éviter si on veut observer les règles prescrites; car l’âme ne doit produire aucun acte, qu’en un parfait repos; et si elle ne s’habitue à cette oraison tranquille, elle ne sera jamais en la saison de produire ses actes. Donc, à mesure qu’elle quitte ses actes, parce qu’elle juge qu’il en est temps, elle le doit faire sans appréhension ou crainte de perdre la vigueur de son oraison.

SECTION V. V et VI. Difficulté. Crainte de consentir aux distractions, ou donner trop de liberté aux sens.

L’âme ne peut-elle pas craindre avec sujet de consentir aux distractions, et même aux mauvaises pensées, si pour toute résistance elle se contente de se tenir ainsi en repos?

Je réponds qu’il y a deux choses à considérer dans les sécheresses, savoir est les distractions et l’impossibilité de produire des actes. Quant aux distractions, elles sont de deux sortes; car ou ce sont des pensées vicieuses, qui sont péché mortel ou véniel si on y consent, telle que peuvent être les [664] pensées impures ou de vengeance, et il faut y résister le plus qu’on peut; ou bien ce sont pensées indifférentes, mais vaines et frivoles, et on résiste mieux à celles-ci par un mépris, qui est contenu dans l’oraison de repos; et pour ce qui regarde l’impossibilité de produire des actes, le remède est la même oraison de repos, et par là vous voyez que la pratique de cette oraison n’est pas un consentement aux distractions, mais en est plutôt un pur désaveu.

Sixièmement, on doit craindre par telle oraison de donner trop de liberté à ses sens, parce que durant les sécheresses, l’imagination court de toutes parts, les passions s’échappent, et il semble que l’âme demeurant cependant en repos ne les retient pas.

Je réponds que nous n’avons jamais dit que l’âme dût laisser courir son imagination en toutes sortes de pensées, quand on la peut retenir, ni donner liberté à ses passions. Il faut produire des actes contraires quand on le peut faire doucement. Nous ne dissuadons qu’une résistance indiscrète, contre laquelle les sens se raidissent et opiniâtrent davantage; et l’expérience apprendra que par ce moyen on viendra mieux à bout de ses sens que si, sous couleur de plus grande violence, on s’efforçait de faire ce que l’on ne peut. Qu’une personne, par exemple [665] soit beaucoup distraite, que la colère ou quelque autre passion soit émue, qui l’empêche de faire oraison, se tenant en repos et en patience, ne pouvant faire autre chose elle y résiste autant qu’elle peut pour lors? Et il n’y a presque point d’état, ou l’âme résiste plus à ses sens qu’en cette oraison. Elle méprise toutes leurs furies, sans quasi en faire semblant; elle les contrarie sans dire mot; elle les étouffe sans leur toucher, et par une seule antipathie imperceptible elle remédie à leur venin.

SECTION VI. VII et VIII Difficulté. Crainte de l’orgueil, ou négligence.

Septièmement, si l’âme croit avec assurance que tel repos est une oraison agréable à Dieu, il y a sujet de craindre que l’orgueil ou la vanité ne s’empare de son cœur. Jésus-Christ nous recommande, après nous être acquittés du devoir de nos actions, de nous croire et de nous dire serviteurs inutiles.

Je réponds qu’il suivrait de là que l’âme ne devrait jamais faire aucune bonne action connue telle, ni même produire de bons actes, crainte de vaine gloire. Il faut [666] donc savoir que la vérité n’est point contraire à l’humilité, mais que plutôt elle la conserve. Ce n’est pas une présomption, dit un excellent mystique expliquant son exercice, de croire avec assurance que l’action qu’on pratique pour plaire à Dieu est sa volonté; et tant s’en faut que de contempler ainsi notre œuvre comme la vraie volonté de Dieu cause la présomption, qu’au contraire cela produit une profonde humilité; d’autant que l’âme voit ainsi que l’œuvre n’est pas sien, mais celui de Dieu, comme n’étant fait par son esprit et vertu, mais par l’esprit et la vertu de Dieu, et que pour elle, elle n’y a rien comme sien et provenant d’elle, sinon l’imperfection et l’empêchement qu’elle y a donné à l’Esprit de Dieu. Mais au contraire la présomption naît dedans l’âme, lorsque par son aveuglement elle ne discerne pas assurément la volonté de Dieu en l’œuvre, parce que c’est lors qu’elle ne le lui attribue pas comme fait par lui, par sa vertu et son esprit, mais présume qu’elle la fait d’elle-même. Nous devons croire que les bonnes œuvres que nous faisons sont bonnes en foi, mais qu’il peut y avoir en nous des circonstances qui les rendent imparfaites. Il y a pourtant en l’oraison de repos sans goût une chose qui la met plus à l’abri de la présomption que les autres bonnes [667] œuvres : c’est que, comme l’homme est quelquefois si malade qu’il ne faut pas appréhender qu’il recherche les voluptés du corps, il semble de même qu’en ces sécheresses et tentations, l’homme est si humilié que l’orgueil n’y trouve guère de place.

Huitièmement, il semble que l’âme ait sujet de craindre que ses distractions en l’oraison ne procèdent de la négligence qu’elle a commise le long de la journée à s’entretenir de quelques bonnes pensées.

Je réponds que, de quelque part que viennent vos distractions, l’oraison est le lieu de repos; remettez à un autre temps, tel qu’est celui de l’examen, à rechercher si vous avez donné sujet à ces distractions ou sécheresses, et cependant bannissez de votre oraison tout ce qui la peut troubler, comme étant la vraie teigne110 ou le ver qui la ronge et la corrompt.

SECTION VII. Exhortation et motifs aux âmes de ne pas laisser l’oraison pour les doutes et craintes qui les attaquent.

Après la résolution de vos doutes, quel sujet avez-vous, âmes trop craintives, de perdre courage et ensuite de vous mettre dans le danger de faire banqueroute [668] à l’oraison? Considérez et croyez que le défaut de votre attention sensible procède d’une impossibilité morale qui est en vous; dont voici les preuves :

La première se tire de la grande volonté qu’a l’âme de faire oraison, marque que si elle ne la fait pas par la voie des actes, c’est qu’elle ne le peut. Secondement, elle a bien de la peine de ne pouvoir pas opérer. Troisièmement, elle craint d’y apporter de la négligence, et que ce ne soit une paresse d’esprit à se faire violence, qui peut être un signe qu’il n’y en a pas.

Quatrièmement, la croyance qu’elle forme malgré les sens, par force d’esprit dénué de leur obscurcissement, c’est-à-dire en une lumière raisonnable, qu’elle n’est point en oisiveté et qu’elle fait ce qu’elle peut moralement pour s’en défaire, la doit obliger de croire qu’elle opérerait, si elle le pouvait facilement; car autrement elle ne pourrait chasser l’inquiétude de la raison, qui a déjà pris si puissamment le faubourg qui est le sens, ni se satisfaire, s’il y avait effectivement de la paresse.

Cinquièmement, les lumières qui sont ainsi en l’esprit épuré du sens et en la raison qui s’en détache, sont vraies pour l’ordinaire, au moins sont-elles bien meilleures que celles qui naissent d’une raison accablée sous [669] le sentiment; c’est par ces lumières que les scrupuleux doivent guérir leurs fausses appréhensions. Quand donc l’âme se met en oraison de repos, et que par la foi nue, elle croit ne pouvoir pas faire davantage, elle le juge par une lumière de la raison détachée des sens et par un esprit épuré, à cause que la pointe de l’esprit s’élève pour lors au-dessus de tous les sens.

Sixièmement, c’est qu’en chose de si petite conséquence, il ne faut pas tant examiner, ni se mettre en peine, si elle peut produire des actes ou non; puisqu’on peut faire oraison sans cela, et que la croyance qu’elle a qu’elle n’en peut produire suffit pour se mettre dans l’oraison de repos sans goût.

Septièmement : et enfin vous perdez davantage et faites moins d’oraison avec ces craintes ou doutes, que si les chassant vous vous teniez en une patience tranquille et en un repos amoureux.

Rompez donc les liens dont ces passions furieuses, ces inquiétudes et ces appréhensions vous veulent enlacer; rejetez loin de vous leur joug insupportable, et de la production d’actes111, quand vous êtes en sécheresses, qui vous la rendent moralement impossible. Parce que celui qui ne veut jamais faire oraison que par la production d’actes est captif, ne jouissant de l’agréable [670] liberté que nous avons dit être la propriété de l’oraison de repos sans goût; et ceux qui ont un grand désir de faire oraison, et ne la veulent pratiquer que par la production d’actes, ont un fardeau qu’ils ne peuvent soulever quand ils sont en sécheresse. Que ferez-vous pour vous décharger? Méprisez cette canaille de vos sens et ces vaines appréhensions, vous tenant sur la pointe et le sommet de l’esprit : ce que vous pratiquerez en quittant la production d’actes, et vous contentant des souvenirs tranquilles, qui contiennent un mépris des obstacles que les sens vous opposent.

Et pour satisfaire plus pleinement à vos doutes, je donnerai des règles pour savoir quelle violence vous devez vous faire pour produire des actes, lorsque j’ai parlé de la trop grande activité; maintenant je vous dis seulement que, si vous êtes travaillés de quelques doutes que possible vous ne vous faites pas assez de violence pour produire des actes, ou que vous n’êtes pas au temps de vous tenir en repos, vous devez rejeter ces doutes et vous y tenir nonobstant, attendant la tranquillité de cœur; car c’est un signe que pour lors vous ne pouvez avoir d’actes tranquilles et vous n’en devez point produire d’autres tant qu’il sera en votre pouvoir. Or il y a bien de l’apparence que [671] vous n’en pouvez produire de tels pendant vos doutes, parce que votre esprit n’est pas tranquille, et qu’un esprit inquiet ne peut produire d’actes tranquilles, non plus qu’un poirier porter des pommes, ni un arbre sauvage des fruits doux et savoureux; il faut donc, quand ces doutes viennent, les déposer et se tenir en repos, afin que votre esprit étant accoisé, il soit en état d’opérer tranquillement.

CHAPITRE XXXIX. Réponses aux objections faites en faveur de l’opinion qui admet les craintes en la pratique de l’oraison de repos sans goût.

Il faut répondre aux objections faites ci-dessus chapitre 33, section I, en faveur de la première opinion, qui tient qu’on ne doit pas chasser les doutes ni les craintes de l’oraison de repos. J’ai attendu jusques à présent, parce que leur résolution dépend de tout ce que nous avons dit.

J’y réponds en un mot, disant que toutes les raisons apportées en preuve concluent seulement que la foi nue ne doit chasser [672] de l’oraison de repos les bonnes craintes et raisonnables, ce que nous accordons volontiers, ainsi que nous l’avons déduit; mais nous disons qu’elle doit bannir les craintes scrupuleuses, déraisonnables et qui découragent l’âme de la pratique de l’oraison de repos; parce que celles-là sont contraires à la sapience, au salut et à la perfection.

Et pour ce qui touche l’autre raison qui conclut de ce que nous avons admis quelques doutes raisonnables dans l’oraison de repos, qu’il faut par identité de raison y admettre des craintes, je réponds de la même façon que nous admettons dans cette oraison des doutes et des craintes raisonnables, et non pas des déraisonnables, et inquiétantes; et à l’autorité des Pères qui nous exhortent à la crainte, il faut dire qu’ils l’entendent de la bonne et non pas de la mauvaise et imparfaite.

CHAPITRE XL. Sur quels motifs ou raisons est fondée l’assurance que donne la foi nue humaine.

[673] Concluons ce traité si nécessaire par les motifs sur lesquels l’âme peut fonder l’assurance que lui donne la foi nue humaine, qui la peuvent induire à croire avec si grande certitude qu’elle puisse chasser toute crainte et tout doute de son oraison. Car comme nous avons dit que cette certitude n’est pas évidente, mais seulement probable, et encore d’une probabilité qui n’exclut pas les doutes dans la spéculation, ainsi que nous l’avons expliqué ci-dessus, il paraît assez difficile qu’elle puisse chasser les mêmes doutes de sa pratique, puisque la théorie ne les exclut pas, qui semble être la forme de la pratique.

Disons néanmoins que la croyance qui persuade l’âme que la patience et le repos qu’elle prend pendant les sécheresses plaît à Dieu, est fondée non sur une vaine présomption qu’elle a d’elle-même, mais sur une confiance qu’elle a en Dieu, que faisant [674] moralement ce qu’elle peut, il l’aura agréable; et cette confiance est bien raisonnable, puisque cette divine bonté ne demande pas au-delà du possible; de sorte que c’est une assurance mêlée de confiance, et cette confiance doit chasser toutes sortes de craintes décourageantes; parce que ces craintes-là sont serviles et déraisonnables, et partant contraires à la confiance amoureuse en Dieu, qui est une croyance en sa bonté, qui a coutume de secourir, aider et faire beaucoup de grâces à ceux qui souffrent pour l’amour de lui et pour lui obéir. Et l’âme doit être ferme dans cette croyance pendant l’oraison de repos sans goût plus qu’en autre temps; car si dans l’affliction, la maladie ou la perte de ce qu’elle aime, elle a besoin de grande confiance en Dieu, si elle ne veut que la patience lui échappe, encore plus lui est-elle nécessaire dans l’oraison de repos sans goût, si elle en veut continuer la pratique; parce qu’elle n’a pas une si grande certitude que Dieu veuille que pour lors elle se tienne dans une patience tranquille, comme en la souffrance de quelque infirmité ou autre affliction, puisqu’elle n’a en cela aucun doute qu’il ne le faille souffrir avec un repos tranquille; mais pendant les sécheresses, l’âme a plus facilement des doutes et des craintes qu’elle doit faire autre chose que se tenir [675] en repos. C’est pourquoi, afin d’avoir cette croyance ferme dont nous avons parlé, qui exclut toutes les craintes et tous les doutes, elle la doit affermir par une grande confiance en la bonté de Dieu, qui n’est pas si rigoureux que de demander d’elle des violences quasi par-dessus ses forces. Elle se doit aussi fortifier, tant par les raisons que nous avons déduites que par d’autres prises de l’Écriture, de la foi, du raisonnement, et de l’autorité des saints qui ont marché par cette voie. Entre lesquels le bienheureux directeur de sainte Thérèse dit [Jean de la Croix, nuit obscure, livre I, chapitre 10.] que durant l’aridité, où l’on ne saurait opérer ni discourir des choses de Dieu par les puissances de l’âme, les spirituels sont en grande peine, non tant de leur aridité que de la peur qu’ils ont de s’égarer par ce chemin, pensant que le bien spirituel est tari et que Dieu les a délaissés sans appui ni goût, même des choses bonnes. Alors ils tâchent et s’efforcent selon leur coutume d’attacher savoureusement leurs puissances à quelque objet de discours, pensant que, s’ils ne le font et ne se sentent opérer, ils ne font rien; ce qu’ils entreprennent avec grand dégoût et répugnance intérieure de l’âme, qui se plaisait en ce repos et en ce loisir; mais se divertissant en l’un, ils ne profitent guères en l’autre. Car voulant employer leur esprit, ils perdent celui qu’ils [176] avaient de paix et de tranquillité, ressemblant à ceux qui laissent la besogne faite pour la recommencer, ou qui sortent de la ville ou de la maison pour y rentrer. Ceux-là n’avancent guère, quelque diligence qu’ils fassent de rentrer au chemin de la méditation et du discours, forçant et géhennant excessivement leur naturel, s’imaginant que leurs péchés ou leurs négligences sont causes de leur dégoût et de leur répugnance à opérer, ne connaissant pas que Dieu les mène par une autre voie, qui est la contemplation, très différente de la première : l’une étant de méditation et de discours, et l’autre ne tombant en l’imagination et discours. Ceux qui se trouveront en cet état se doivent consoler, persévérant patiemment sans rien craindre, se confiant que Dieu ne laisse jamais ceux qui le cherchent d’un cœur droit et simple, et qu’il leur donnera ce qui est nécessaire pour les conduire à la claire et pure lumière et amour. [677]



TRAITE IV. De la satisfaction que la Foi nue doit produire en l’Âme qui pratique l’Oraison Mystique [Tome I, page 677].

Argument.

Le mystérieux Cantique des cantiques, décrivant le repos de Salomon pendant son sommeil, dit que soixante forts étaient toujours veillants, tenant leurs glaives sur leurs flancs, bien rompus et bien dressés aux armes pour garantir ce prince des terreurs de la nuit. C’est là une belle et naïve figure d’une âme qui, reposant sur le sein de Dieu par l’oraison mystique, et le faisant reposer réciproquement en soi pendant la vie des sens et les obscurités de la foi, se voit attaquée de doutes, de craintes et d’autres ennemis de son bonheur capables de la troubler si elle n’était affermie par la foi nue humaine escortée de toutes les raisons et des persuasions qui l’accompagnent et qui, comme soldats de la milice de Dieu son pacifique Prince, la conservent et la maintiennent dans sa bien-aimée quiétude. [678] J’explique ici quelle est l’assurance et la satisfaction que cette foi nue humaine doit produire en l’âme, et comme dans le précédent traité, je fais voir que l’âme doit croire fermement, au moins d’une assurance morale, qu’elle ne fait pas une oraison moins bonne ni moins agréable à Dieu par le repos mystique que par la production d’actes, quand ils lui sont possibles, je lui enseigne en celui-ci qu’elle doit être satisfaite d’une telle oraison, que cette satisfaction est pure, sainte, et éloignée de toute propre recherche ou satisfaction sensuelle ou dangereuse, puisqu’elle n’est fondée que sur le bon plaisir de Dieu, en sorte que l’objet de l’oraison de repos est aussi celui de sa satisfaction. J’examine quelles sont les causes et les effets de cette satisfaction en l’âme, en quelle de ses parties elle est résidante, et comme elle doit être conforme à l’état d’oraison dans lequel elle se trouve, et enfin quels motifs doivent porter l’âme à acquérir cette satisfaction, quels en sont les obstacles, et quels les signes d’une satisfaction acquise. Je prie l’âme dévote qui aspire à l’habitude de l’oraison continuelle et à l’union parfaite avec Dieu, de bien considérer et étudier ce petit traité, qui contient une doctrine aussi solide qu’elle est utile, nécessaire et de grand usage en cette voie mystique de l’oraison, parce qu’au moyen de cette satisfaction elle demeure résolue et encouragée de persévérer [679] en cette oraison, quelque pénible qu’elle soit, à cause des stérilités et des abandons qui l’accompagnent quelquefois. Par cette satisfaction, Dieu s’insinue en elle, la pénètre et fait naître dans sa volonté un certain goût spirituel qui la dispose fort à la contemplation, qui l’établit dans un grand repos et qui change même assez souvent son état sec et stérile en un autre plein de saveur et de goût. Et je puis dire en un mot que tous les bons effets que produit en l’âme l’oraison de repos, procède de cette satisfaction, qu’elle en est comme le complément, qui rend ce repos jouissant et complaisant en son objet comme présent. [680]

Chapitre unique. De la satisfaction de la foi nue en l’âme mystique.

Section I. Quelle est cette satisfaction.

Il faut remarquer premièrement que ce mot de satisfaction se prend en deux façons : ou en tant que quelqu’un satisfait à autrui, ou en tant qu’il se satisfait soi-même. En la première façon on satisfait, dit la théologie, aux peines dues au péché, par les bonnes œuvres pénibles, pour cet effet, appelées satisfactoires. C’est ainsi que Jésus-Christ a satisfait pour les péchés du monde. La seconde sorte de satisfaction est lorsque quelque action contente celui qui la fait et le satisfait, dans la croyance qu’elle est telle qu’elle doit être. Nous parlons seulement de celle-ci; car encore que dans l’oraison de repos sans goût cette première satisfaction se retrouve, aussi bien [681] qu’en toutes les autres bonnes œuvres pénibles et méritoires, et d’autant plus que celle-ci l’est beaucoup; nous n’entendons pourtant parler que de cette satisfaction par laquelle ladite oraison de repos contente l’esprit et lui fait croire que c’est une bonne et vraie opération.

Il faut remarquer en second lieu que cette satisfaction par laquelle quelqu’un se contente soi-même est encore de deux sortes, l’une mauvaise, imparfaite et qu’il faut fuir; l’autre bonne, et qu’il faut rechercher. La mauvaise, lorsque quelqu’un, faisant quelques bonnes actions ou ayant facilité d’oraison, ressent au-dedans de soi-même un certain contentement ou plaisir, qui le satisfait, fondée sur la bonne opinion qu’il a de soi et ses œuvres, qui est un orgueil et une vanité qui, comme l’araignée, tourne en venin toutes les lumières, les connaissances et les grâces qui lui sont données d’en haut, se les appropriant et les faisant servir à sa satisfaction propre, et intérêt particulier. La bonne satisfaction est le contentement que reçoit l’âme de l’état auquel Dieu la met, agréable au sens, ou non, se satisfaisant autant de l’un que de l’autre, pourvu que Dieu le veuille. [682].

Section II. L’oraison de repos sans goût doit chasser toute propre et sensuelle satisfaction.

Je dis que l’oraison de repos sans goût doit chasser toute propre recherche, ou sensuelle satisfaction de nature. Les raisons en sont :

Premièrement, que l’oraison de repos doit unir l’âme à Dieu, et exclure par conséquent tout ce qui empêche cette union, comme sont les recherches de nature.

Secondement, que les recherches de nature sont choses sensuelles; au lieu que l’oraison de repos sans goût, comme la foi nue qui la dirige, est par-dessus les sens aussi bien que leurs opérations, et partant elle n’admet les choses sensuelles, telles que sont les opérations des sens.

Troisièmement, que dans l’oraison de repos sans goût il y a un amour de Dieu sur toutes choses, entièrement contraire à l’amour-propre et désordonné. Or les recherches et les satisfactions de nature sont engeance de ce mauvais amour; elles doivent donc être contraires à ladite oraison, aussi bien que l’amour duquel elles procèdent.

Quatrièmement, que l’oraison de repos [683] sans goût et la foi nue sont des voies et des moyens pour tendre à la perfection. Or l’âme ne peut tendre à la perfection, si elle ne chasse et n’évite les plus qu’elle pourra la propre recherche ou satisfaction de nature, parce qu’elles sont contraires à cette perfection.

L’âme est dite se rechercher et satisfaire sensuellement, lorsque ne pouvant avoir aucune bonne pensée en l’oraison, elle ne se veut pas contenter de l’oraison de repos sans goût, mais recherche des assurances sensibles, pour croire qu’elle fait bonne oraison, qui est une grande tromperie, puisqu’il lui doit suffire que la raison l’assure qu’elle fait oraison, sans se mettre en peine de la satisfaction des sens. C’est ainsi que l’assurent nos auteurs mystiques, lorsque parlant de cette oraison de repos sans goût. Il faut, disent-ils, que l’amour jouissant soit si nu et si insensible, que l’on ait aucun sentiment, aucune consolation ni aucune autre assurance ou satisfaction de nature. Ils veulent dire que cet amour ou repos jouissant ne recherche aucune assurance qui console le sens, ou satisfaction qui l’assure sensiblement que ce soit un vrai amour, c’est-à-dire une oraison ou état agréable à Dieu. [684]

Section III. De la vraie et bonne satisfaction.

En l’oraison de repos sans goût, la foi nue humaine doit être si efficace, qu’elle produit une vraie et bonne satisfaction en l’âme. La raison en est que cette foi nue humaine lui apprend qu’étant abandonnée de toute bonne pensée et souffrant ce délaissement, cette souffrance est oraison; ou si vous voulez, qu’elle est agréable à Dieu; et cette croyance en elle doit être si efficace qu’elle la satisfasse et la contente entièrement, en sorte qu’elle ne pense pas perdre le temps de demeurer dans cette pauvreté tant qu’il plaira à Dieu. Car une foi inefficace qui ne persuade point cela à l’âme n’est pas parfaite et telle qu’elle devrait être.

Or je dis que cette entière satisfaction est bonne, parce qu’elle est en l’âme un contentement intérieur d’être en l’état qu’il plaît à Dieu, sans se soucier de la peine que l’on y ressent. C’est être également content de trouver entrée dans l’oraison ou de demeurer à la porte, pourvu que Dieu le veuille. C’est un anéantissement de tout désir contraire au vouloir de Dieu. C’est aimer les sécheresses, non comme sécheresses, parce [685] que comme telles elles ne sont pas souhaitables, mais considérées comme volonté de Dieu. C’est un contentement dans la détresse, une joie dans la tristesse, une confiance dans la défiance, une mort volontaire à tout objet hors de Dieu, et une satisfaction en son divin plaisir et dans la peine qu’on souffre pour son amour; parce que l’âme se satisfait et se contente, en ce qu’elle croit que son repos est un repos en Dieu, de sorte que le même objet de l’oraison de repos est l’objet de sa satisfaction. Et comme nous avons prouvé que cet objet était Dieu, qui peut douter que ce ne soit une chose bonne de ne vouloir ainsi prendre son repos qu’en Dieu ou en sa volonté? Et encore que pour lors l’âme ne fasse pas toutes ces distinctions et réflexions, il suffit qu’elle croie être dans la vraie tranquillité et repos, qui ne peut être qu’en Dieu, car se satisfaisant pleinement, elle témoigne croire que c’est là le vrai repos, tel qu’elle le désire, qui ne peut être que Dieu. Cette satisfaction est le complément de la vraie oraison de repos, qui le rend jouissant et complaisant en son objet comme présent. [686]

Section IV. De deux sortes de satisfactions pendant les oraisons de sécheresse, ou de facilité d’actes.

Nous voyons par ce que dessus, qu’en l’oraison de repos qui se pratique pendant les sécheresses, l’âme se doit contenter et satisfaire soi-même tant qu’elle peut, croyant que par là elle contente Dieu, et que cette satisfaction n’est point mauvaise, mais bonne. Sur quoi je remarque que l’oraison de repos et de patience est bien différente de celle qui se fait avec production d’actes. Celle-ci doit chasser et fuir toute propre satisfaction, principalement quand on a facilité d’oraison, par ce que c’est alors que l’âme a en soi un contentement et une satisfaction chatouilleuse et pleine de périls, qui porte à l’amour de soi-même, et ainsi je dis qu’autant qu’elle doive être soigneuse d’acquérir une habitude de satisfaction propre, quand elle est en l’oraison de repos, autant doit-elle s’étudier d’acquérir une habitude de ne se pas satisfaire, lorsqu’elle a facilité de produire des actes et des bonnes pensées; car l’amour-propre en l’un et en l’autre état est fort dangereux, quoiqu’il y opère des effets contraires. En la facilité d’oraison [687] il inspire à l’âme l’orgueil, la vaine confiance, la complaisance en soi-même et le mépris des autres, lui persuadant qu’elle est bien parfaite, puisqu’elle fait si bonne oraison; ce qui la rend lâche à la poursuite de la vertu et de la perfection, se persuadant qu’elle l’a déjà acquise, qu’elle est en bon train et qu’elle n’a besoin que de persévérance. Ce qui lui ouvre le chemin à l’inquiétude, quand elle aura perdu cette facilité d’oraison; et de plus cette satisfaction que donne la facilité d’oraison et de bonnes pensées les lui fera rechercher quand elle les aura perdues, y établissant sa fin, bien que ce ne soit que moyen que Dieu lui donne; et souvent elle travaillera inutilement à cette recherche, perdant le temps, parce que leur acquisition n’est pas en son pouvoir, ce qui lui fera quitter les exercices nécessaires pour la vertu.

Mais il en va tout autrement en l’oraison de repos sans goût; car si l’âme ne se satisfait en croyant et se persuadant qu’elle est en bon état, ce que l’amour-propre tâche à lui dissuader le plus qu’il peut, elle perdra courage, croyant mal employer le temps; elle laissera toute la pratique d’oraison et encouragera plusieurs autres maux qui naissent de là; de sorte que le propre amour en l’oraison qui se fait par production d’actes, excite à faire [688] retomber l’âme dans le péché de Lucifer, lui inspirant l’orgueil quand elle est en facilité d’oraison; et en l’oraison de repos sans goût, il tente l’âme du péché de Judas, qui fut le désespoir.

Pour ce sujet, Dieu soustrait quelquefois à l’âme la facilité de produire ses actes, non seulement lorsqu’elle se propose de faire oraison, mais aussi hors de l’oraison, permettant qu’elle ressente la vivacité de ses passions, ou qu’elle tombe dans de fortes tentations, en sorte qu’il lui semble n’avoir aucune dévotion. Non qu’en effet en ces états elle ne puisse pratiquer les vertus; mais parce que c’est d’une façon si dégoûtante, que tout qui répugne. Et pour lors elle les exerce sans beaucoup de dévotion, au moins sensible, ce que Dieu permet et veut afin qu’elle apprenne à pratiquer la vertu sans cette satisfaction d’amour-propre, mère de la vaine gloire.

Mais dans la satisfaction que prend l’âme en l’oraison de repos, tant s’en faut qu’il y ait sujet de vanité; au contraire il s’en trouve d’humilité, parce qu’en se contentant du bon plaisir de Dieu, on apaise ses inquiétudes et ses désirs naturels pour se soumettre à la volonté de Dieu, en quoi il ne peut pas y avoir d’orgueil, puisque l’âme se soumet à Dieu et à sa volonté contre son inclination naturelle. [689]

Section V. Motif et raisons qui doivent exciter l’âme à acquérir la satisfaction pendant l’oraison de repos sec.

Deux motifs tirés de la part de Dieu et de l’oraison de repos.

Le premier motif qui doit obliger l’âme de se satisfaire et se contenter dans l’oraison de repos parmi les sécheresses, se prend de la part de Dieu. L’âme ressent au-dedans de soi un grand désir de produire des actes, s’il était en son pouvoir. Or Dieu, qui ne demande pas l’impossible, se contente de cela, et est satisfait de cette oraison; et si cette oraison contente Dieu et satisfait à ce qu’il exige d’elle, cette même oraison la doit aussi satisfaire et contenter. Car qu’est-ce qu’elle prétend, quand elle fait si grands efforts pour faire oraison, sinon de contenter Dieu? Et Dieu étant satisfait de la bonne volonté qu’il sait être en elle, pourquoi se rend-elle plus difficiles à se contenter que Dieu? Encore un coup, je demande aux âmes qui ont tant de peine à se satisfaire de leur oraison souffrante, ce qu’elles y prétendent, si c’est de contenter Dieu ou elles-mêmes; si elles ne prétendent que de se [690] contenter et se satisfaire, elles ne font jamais de bonne oraison, quand bien même elles auraient la plus grande facilité du monde à produire des actes fervents, et même quand elles seraient ravies. Si leur dessein est de contenter Dieu seulement, elles le font se tenant en repos : que désirent-elles donc davantage? Notre contentement ne peut être parfait s’il n’est conforme et semblable à celui de Dieu, parce que la perfection de l’exemplaire consiste à être conforme à son prototype et à son original. Si donc l’âme veut avoir un contentement parfait et accompli, elle doit se contenter de ce qui contente Dieu.

Je tire le second motif de la part de l’oraison même de repos. Un repos n’est pas accompli s’il ne satisfait et contente que l’esprit; et l’esprit est dit être en repos, quand aucun travail ne le trouble et ne l’agite : le repos de l’oraison n’est donc pas un vrai repos, s’il n’est satisfaisant.

Mais, me direz-vous, l’âme pendant son oraison de repos se trouve agitée et inquiétée de grandes traverses, de pensées extravagantes et de choses semblables qui la tourmentent lorsqu’elle veut s’appliquer à Dieu seul. Je réponds que toutes ces tempêtes ne sont qu’à l’égard du sentiment, et le déplaisir ou le trouble ne doit être que pour lui, et la plus noble partie de l’âme doit être satisfaite et contente. [691]

Section VI. Trois autres motifs pris de la considération de nous-mêmes, de nos actions extérieures et de l’oraison de repos.

Le troisième motif se tire de nous-mêmes, considérés tant de en l’intérieur quand l’extérieur. Hé quoi, bon Dieu112, nous sommes si portés à la satisfaction de nos sens! Personne, dit saint Paul, n’a encore eu sa chair en haine, mais tous se portent à la contenter, et d’où vient que nous avons tant de peine à satisfaire au contentement de l’esprit? Il y a trois parties en l’homme : les sens, la partie raisonnable et son sommet, et nous nous portons plus volontiers à contenter la plus basse partie que les plus élevées. S’il est question de la satisfaction des sens, que ne fait-on pas pour la leur donner, quoiqu’ils soient d’une nature bestiale et brutale? C’est bien plus difficilement qu’on se porte à satisfaire la partie raisonnable de l’âme. De là vient qu’il y en a si peu qui s’adonnent à la pratique de la vertu, de la mortification, de la pénitence et de choses semblables, qui ne devraient pas moins satisfaire l’âme en tant qu’elle est raisonnable, que l’appétit inférieur le peut être des plaisirs sensuels. Et si maintenant il faut parler de la [692] plus haute portion de l’âme, je puis dire avec vérité : il ne se trouve quasi personne qui la veuille satisfaire. La satisfaction de cette âme, en tant qu’elle est en son point vertical et pyramidal, serait de se contenter de l’oraison de repos telle que Dieu la lui donne, spécialement de celle qui est sans goût. Je veux dire plus clairement qu’elle devrait se satisfaire du désir patient qu’elle a de faire oraison, et de croire avec contentement que, se tenant en repos pendant les sécheresses, elle satisfait à ce que Dieu exige d’elle et se contenter de cette satisfaction.

Je vous demande maintenant combien il se trouvera de personnes qui recherchent ces sortes de satisfactions et contentements. Il y en a si peu, que nous pourrions ainsi dire, après le Prophète [Ps.13,30], qu’il n’y en a presque pas un seul.

Quelles répugnances ne ressentira celui qui voudra prendre son contentement en cette sorte d’oraison? Quelle contradiction ne souffrira-t-il pas de toutes parts, et du dedans et du dehors? Qu’est-ce que ceci, mon Sauveur, que plus l’âme s’élève, et moins elle trouve de contentement et de satisfaction? Faut-il que nous aimions tellement le parentage et le commerce que nous avons avec les bêtes, que jamais nous ne soyons plus contents que quand nous nous nourrissons [693] de leur écorces? Dis, mon âme, en quel air infecté et si empesté as-tu pu prendre et contracter une maladie si contagieuse, qui te dégoûte si fort des contentements les plus épurés? Que trouve-t-on en vous, ô mannes célestes, que tant et tant de personnes vous crachent et vous vomissent? Les plaisirs que vous chérissez si fort, ô voluptueux, causent mille douleurs à vos propres sens. Combien de maladies vous font payer l’usure de leurs délices? Et vous, ô contentements du sommet et la pointe de l’âme, vous n’avez point d’inquiétude, mais un repos qui empêche même la violence que l’on fait à vouloir produire des actes; et cependant, ces contentements malheureux et funestes sont recherchés de tout le monde, et les vôtres sont foulées aux pieds. Que vous avez bien dit, ô mon Dieu, qu’il ne fallait pas jeter les perles devant les pourceaux, parce qu’ils les fouleraient aux pieds [Mathieu 7,6]! Ces contentements que nous découvrons sont des perles produites dans la mer amère des délaissements, mais elles sont foulées aux pieds de plusieurs; que pouvons-nous dire d’eux, sinon qu’ils suivent trop leurs sens, comme des animaux sans raison?

De la part des actions extérieures, l’âme tire encore un motif pour se persuader qu’il se faut satisfaire en cette oraison : parce que [694] si elle ne se contente en quelque action, elle ne la fera jamais, ou rarement, en la perfection qu’il faut. Si un peintre ne se contente, difficilement fera-t-il quelque chose qui vaille! Un prédicateur qui a de l’aversion à prêcher contentera malaisément son auditeur. Un serviteur qui ne prend pas plaisir à sa besogne ni au service de son maître, ne s’acquittera guère bien de son devoir; et ainsi de tout autre chose. Il faut donc prendre plaisir et se contenter soi-même en ce qu’on fait, si on veut revenir à son honneur.

Je dis le même à l’égard de l’oraison de repos, que l’âme s’y doit contenter, dans la croyance qu’elle plaît à Dieu, faute de quoi elle ne réussira pas; et j’ajoute qu’il lui est plus important de bien faire cette action-là qu’aucune autre, parce que si elle la fait comme il faut, elle gagne un grand trésor, elle acquiert l’habitude d’une continuelle oraison, et ensuite beaucoup de vertus, et de perfection; et comme elle ne peut l’exercer parfaitement si elle n’y prend plaisir, elle doit s’y animer par les considérations que nous avons déduites. [695]

Section VII. Causes de cette satisfaction.

La satisfaction de laquelle nous parlons peut provenir de deux causes : ou de la part de l’oraison de repos, ou de la part de nous-mêmes. Du côté de l’oraison de repos, parce qu’il y a de certaines oraisons qui portent avec soi leur propre satisfaction, telles que sont celles qui ont quelque facilité provenant d’un petit goût que donne le repos où l’âme se trouve, qui souvent n’est pas sensible, ni même toujours apercevable ou réfléchi, mais seulement direct et non pénétré ou aperçu.

Cette satisfaction peut encore procéder de notre part ou de nous-mêmes; parce que quand l’oraison ne l’amène pas avec soi ou ne l’engendre pas, il la faut produire par la raison, et il ne faut que la désirer pour la posséder. Car qui peut empêcher l’âme étant en sécheresse de se tenir en repos, et de se contenter d’une telle oraison, n’en pouvant avoir d’autre, et par la patience satisfaire au désir qu’elle a de faire oraison? Et ainsi elle est contente si elle veut; et cette satisfaction est en elle un effet de la ferme croyance qu’elle a par la foi nue, parce que la certitude satisfait. Celui qui, croyant en Jésus-Christ, en l’Eucharistie, aurait néanmoins [696] quelques doutes sur ce mystère dont il ne serait pas satisfait, ne pourrait avoir une ferme croyance qui donne une entière assurance, et on ne pourrait pas dire qu’un tel serait satisfait en lui-même touchant cet article de foi. Mais un autre qui, nonobstant les doutes qui peuvent venir en l’esprit sur ce sujet, dit en soi-même : Puisque Dieu le dit, je le crois, se satisfait sur cette divine parole, et cette satisfaction est l’accomplissement de sa croyance.

Je dis le même à l’égard de notre foi nue, au moyen de laquelle âme a une certitude morale que Dieu, dans l’oraison, la veut en sécheresses et en repos; car si cette croyance est ferme, elle donne une ferme satisfaction à l’âme; mais si elle est branlante et chancelante, elle ne la donne que douteuse; de sorte que la raison pour laquelle elle n’est pas contente parmi les sécheresses ne vient pas de ce qu’elle manque à l’oraison ou à la volonté de Dieu, mais de la croyance qu’elle a qu’il faudrait faire autrement; et encore de ce qu’elle ne se persuade pas assez que l’effort qu’elle fait pour se rendre intérieure est une vraie introversion. Car quand l’âme prétend et s’efforce de parvenir à quelque chose sans le pouvoir, elle n’est pas contente, étant toujours dans le chemin et jamais dans la fin; et comme c’est la fin qu’elle a [697] pour but, n’y pouvant atteindre, ses désirs ne sont pas satisfaits. Il en va ainsi à l’oraison, l’âme a désir d’y opérer, et ne le pouvant, l’effort qu’elle fait pour cela ne la satisfait pas; au contraire il la laisse mécontente, ne pouvant arriver au terme qu’elle s’est proposé. Mais si l’âme s’était persuadée, comme elle le devrait, que l’effort qu’elle fait pour opérer est la fin, quand elle ne peut aller plus avant (on ne parle pas ici d’une fin dernière qui est Dieu seul), et si elle croyait encore que le désir qu’elle a de se convertir et l’effort qu’elle y apporte est vraiment introversion et oraison, puisque c’est faire la volonté de Dieu, elle demeurerait satisfaite, et le serait d’autant plus que ferme serait en elle la croyance qu’elle fait oraison.

De là vient que plus les oraisons sont perceptibles, et plus elles donnent de satisfaction à l’âme. Celles qui se font avec production d’actes et de pensées contentent plus que les autres qui n’en ont point, mais celles qui sont accompagnées de suavité et de dévotion sensible, plus que celles qui ne le sont pas; et entre les oraisons de repos qui se font sans pensées, celles qui sont suaves et avec goût plaisent plus que celles qui n’en ont point. Et si, pendant ces oraisons sans goût, on peut produire quelques petits actes, ainsi que nous l’expliquons en la [698] première et seconde espèce de l’oraison de repos sans goût, cette oraison donne plus de satisfaction que le repos sans goût qui n’a aucun acte qui puisse être aperçu. Parce qu’à peine peut-elle persuader à ses sens qu’elle fait oraison par une opération si obscure et si abstraite; c’est pourquoi c’est alors qu’elle doit plus prendre de satisfaction d’elle-même, se persuadant par une ferme croyance en la raison qu’elle fait la volonté de Dieu et oraison.

Section VIII. En quelle partie de l’âme cette satisfaction est résidente.

Comme il y a deux sortes de satisfactions, l’une sensible et l’autre raisonnable, je dis que l’âme, dans cette oraison de repos, n’en a pas de sensible, mais qu’elle se doit contenter de la raisonnable qui lui persuade, malgré le sentiment, qu’elle fait la volonté de Dieu, semblable à un pauvre malade dégoûté, qui mange parce qu’il le faut, mais plutôt par raison que par inclination.

Cette satisfaction est un acte de la volonté, qui est libre; parce que l’âme se peut contenter et satisfaire de ce qu’elle veut, et cette volonté est fondée sur un acte de raison. [699] Comme la foi nue humaine persuade à l’âme, par raison et par raisonnement, que, se tenant en patience et en repos pendant les sécheresses, elle contente Dieu, ce qui la satisfait, néanmoins comme elle pratique cette foi nue humaine par une simple vue, à cause de l’habitude qu’elle en a contractée, elle se satisfait de même; car la plupart des satisfactions que ressent l’âme se font par simple vue, et quasi sans s’en apercevoir. Elle a de grandes satisfactions quand elle voit, qu’elle ouïe, qu’elle savoure des choses qui lui plaisent ou qui lui succèdent selon son désir. Et de même quand elle croit que son repos contente Dieu, elle en a satisfaction. Les autres satisfactions dont nous avons parlé donnent un repos sensible, le repos sans goût en donne un qui ne l’est pas, mais seulement raisonnable. C’est un acte mystique, et partant une opération du sommet de l’esprit, qui est la dernière perfection du repos, comme l’existence est celle qui tire l’essence hors de ses causes, qui en est le complément et fait une même chose avec elle. C’est ainsi que la satisfaction fait un tout avec le repos, d’où suit que comme le repos est un acte mystique, la satisfaction le doit être aussi. Mais il faut que l’âme prenne garde que la satisfaction dont nous parlons [700] n’empêchera pas que le sentiment ne murmure et ne demande sa satisfaction propre, et démontera même la partie supérieure, si celle-ci n’est ferme, lui tenant la bride haute et méprisant ses souplesses.

Section IX. La satisfaction de l’âme doit être conforme à l’état d’oraison dans lequel elle se trouve.

La satisfaction de laquelle nous parlons doit suivre l’état d’oraison dans lequel se trouve l’âme et se conformer à lui. C’est pourquoi, si l’oraison est sans goût, il faut que la satisfaction le soit, et l’âme, par raison, se doit contenter de cette amertume qui trouble le sens, sans désirer que ce dégoût ou amertume passe, ou attendre qu’elle soit passée, pour se contenter et satisfaire; mais quelques agitation ou tempête qu’il y ait en la partie inférieure, elle ne doit pas empêcher la satisfaction de la partie supérieure; car comme la femme suit la condition du mari, noble ou roturier, la satisfaction suit l’état et la condition de l’oraison.

Il y a certains poissons qui vivent tantôt dans la mer, et puis dans l’eau douce; pendant qu’ils sont dans la mer, ils se contentent de son amertume et ont un plaisir amer [701], et quand ils sont dans l’eau douce, ils en ont un qui est doux. De même, quand les âmes contemplatives sont en une oraison savoureuse et agréable au sens, elles doivent goûter une satisfaction sucrée; mais quand elles sont en une oraison de haut goût et qui n’est pas assaisonnée à l’appétit du sens, elles doivent se satisfaire et contenter d’une satisfaction déplaisante au sens. Il faut prendre le temps comme il vient; il faut goûter les plaisirs du Thabor et les amertumes du Calvaire, quoique différents, selon qu’il plaît à Dieu conduire l’âme tantôt sur l’une et puis sur l’autre de ces montagnes. Si un poisson sortait de l’eau pour chercher sa nourriture sur terre, il mourrait, parce que l’eau est son élément, et si le contemplatif voulait sortir hors de l’oraison de repos sans goût où il est pendant les sécheresses, il y perdrait bientôt la vie contemplative, parce que le repos sans goût est pour lors son élément. Il faut que, comme celui qui prend médecine retire sa pensée de son amertume, pour l’occuper et se consoler en son utilité ou nécessité, l’âme fasse distinction entre le dégoût qu’elle sent et la patience qu’elle exerce, qui lui est utile et agréable à Dieu, afin qu’il lui soit plus facile de conformer sa satisfaction avec l’oraison, en l’état auquel elle est, et s’en contenter. [702]

Section X. De trois sortes de satisfactions.

Pour mieux comprendre ce que dessus, nous pouvons considérer trois sortes de satisfactions différentes, selon trois divers états ou oraisons dans lesquelles l’âme se peut trouver.

Le premier est celui que nous venons de décrire, mal plaisant et désagréable, où l’âme, désirant pratiquer l’oraison et se tenir en repos et patience en l’objet de la volonté de Dieu, ressent une grande peine, à cause du débris de son intérieur troublé par la considération de ses fautes, de ses imperfections et de ses misères, dont elle fait l’expérience, ou à raison de la pauvreté en laquelle elle se trouve, ne pouvant faire rouler son oraison à l’ordinaire, qui ne marche plus que comme une charrette démontée, qu’il faut traîner à force de bras. Cependant elle ne doit pas quitter son oraison ni son repos; et bien que les souvenirs qu’elle a pour lors de son intérieur, étant perceptibles, soient plus agréables que ceux qui ne le sont pas, que je décrirai ci-après, si est-ce qu’ils ont pour lors une satisfaction fort dégoûtante; spécialement quand sa raison semble la convaincre que par ses infidélités [703] elle s’est mise elle-même dans cette incapacité d’oraison, ce qui empêche bien la vraie satisfaction du repos qu’elle veut prendre, ayant bien de la peine à se persuader que Dieu agrée l’état auquel elle est. Nonobstant tout cela, elle doit adhérer par force et résolution d’esprit à son repos, et se satisfaire dans cet état si désagréable, même à la raison, qui a sujet de croire, étant fondée sur des vérités reconnues, je veux dire sur les expériences de ses infidélités passées, que ce dégoût vient de sa faute. Elle doit, dis-je, en tel état, adhérer fortement à cette satisfaction, et il faut que son introversion soit avec désaveu de tout ce qui la décourage, quelques chute ou détraquement qu’elle ressente de son intérieur.

La seconde manière de satisfaction est lorsque l’âme a non seulement de grandes sécheresses, comme au premier état, mais en outre de grands ressentiments contraires à la raison, des répugnances, des tentations, etc. Et nonobstant tout cela, quoique l’âme ne se puisse introvertir par pensées ou production d’actes, elle le fait par l’oraison de repos et des souvenirs tranquilles, qui sont avec pleine satisfaction. Il y a grande différence du second état avec le premier; car en celui-là, la répugnance de la partie inférieure [704] n’est pas diamétralement opposée à la satisfaction. C’est pourquoi l’introversion se fait avec satisfaction pleine et tranquille, parce que la maladie n’est pas à l’endroit de la satisfaction et ne lui est pas opposée; mais au second état ci-dessus décrit, la maladie, ou le bouleversement de la partie inférieure, est comme une teigne113 ou un ver procréé dans la même satisfaction que l’on devrait avoir en l’oraison de repos sans goût, qui lui est diamétralement opposé, empêchant directement l’âme de se satisfaire en cette oraison, qui fait que l’âme s’introvertissant a bien de la peine à se satisfaire, et son oraison perdra le repos et la satisfaction qu’elle doit avoir, si ce n’est que, par force d’esprit, elle se contente d’elle-même, et si elle ne le fait, le découragement lui causera la perte totale de l’oraison et de son habitude.

La troisième sorte de satisfaction, est quand l’âme mystique ne peut produire d’actes et est en sécheresse, sans répugnance néanmoins de la partie inférieure, qui fait que son introversion se fait avec tranquillité; et bien que les souvenirs tranquilles ne soient point savoureux, ils ont pourtant une tranquillité sèche et sans goût, et pour lors l’âme n’a pas grande peine à se contenter et à se satisfaire, et est quasi alors en [705] état où la satisfaction lui est plus aisée, parce que les états qui n’obscurcissent que peu ou point la tranquillité lui font croire plus facilement que l’état où elle est et un bon état d’oraison.

Or selon ces trois états et diverses sortes de repos sans goût, il y a dans les âmes diverses sortes de satisfactions, entre lesquelles quelques-unes, plus que les autres, supportent la contradiction ou la difficulté qu’il y a à se contenter. Et partant, j’ai eu raison de dire que la satisfaction devait suivre ou ressembler à l’état d’oraison auquel l’âme se trouve. Car si, dans une oraison de repos savoureuse ou de facile production d’actes, elle ressent une facilité de se satisfaire, il ne faut pas penser qu’il en aille de même dans l’oraison de sécheresses; car plus elles seront grandes, plus sèche encore sera la satisfaction de l’âme, qui ne doit pas s’attendre d’avoir dans l’état de sécheresse une satisfaction agréable comme dans une oraison savoureuse; mais il faut que l’état auquel elle se trouve la satisfasse en la façon qu’il le peut, doucement ou aigrement, selon qu’il est doux ou amer. [706]

Section XI. Effets de cette satisfaction.

La satisfaction que nous décrivons a trois effets. Le premier, contre l’inquiétude et le découragement; le second, contre le désir excessif de produire des actes; et le troisième, pour accomplir et perfectionner l’oraison de repos sans goût.

Je dis que son premier effet dans l’âme est d’empêcher qu’elle ne se trouble, et que par découragement elle ne quitte l’oraison de repos, parce que ses inquiétudes ne procèdent que de la croyance qu’elle peut avoir que, se tenant ainsi en repos sans faire autre chose, elle ne fait pas oraison, ni chose agréable à Dieu; ou bien si elle le croit, c’est si superficiellement que cette croyance ne la contente pas pleinement; car quand elle le croit avec assurance, elle se satisfait, en sorte que toutes les inquiétudes et les découragements s’évanouissent; elle ne s’abaisse plus sous son sentiment, et sans crainte elle adhère à ce repos. Le second effet combat une des plus grandes peines qu’ait l’âme contemplative, qui est un désir excessif de produire des actes, même quand elle ne le peut; parce que cette satisfaction amortit ses désirs superflus, et quand elle est en sécheresse [707] et qu’elle se contente et satisfait de son repos, elle n’a plus ce désir excessif et inquiétant. Car il faut remarquer que l’âme a un désir que l’on peut appeler principal, parce qu’il doit éteindre tous les autres, et ce désir est celui de faire la volonté de Dieu, de lui plaire; désir qui doit être le premier, le principal, voire l’unique de notre cœur, de sorte que, quand l’âme croit que la volonté de Dieu est qu’elle ne produise point d’actes, mais qu’elle demeure en repos, cela doit faire cesser tous les désirs qu’elle avait d’en produire. Or cette croyance n’est pas complète, si elle ne la contente et satisfait, et partant c’est cette satisfaction qui éteint tous ses désirs excessifs. Le royal Prophète semblait le vouloir dire [Ps. 50,14], lorsqu’il demandait à Dieu d’être confirmé par l’esprit principal [Ps. 67,29]. Le Saint-Esprit est cet esprit principal, et l’âme est confirmée par cet Esprit quand, n’ayant autre désir que celui d’obéir à sa volonté et à ses inspirations, elle croit faire cette même volonté; parce que cela confirme son désir. Son désir principal doit être confirmé par l’Esprit principal. Désir principal ainsi appelé bien à propos, parce qu’il est fondé sur des raisons plus relevées que tous autres désirs, et sur des motifs souverains, qui doivent surnager, ou surpasser les raisons naturelles sur lesquels les autres désirs sont fondés. [708]

Or, afin que cette confirmation soit accomplie, il faut que cette croyance satisfasse l’âme; parce que, comme nous avons dit, celle qui ne la contente pas n’est pas parfaite ni accomplie. Elle est donc confirmée par le Saint-Esprit en l’oraison de repos sans goût, parce que cette oraison la satisfait par la croyance que telle est la volonté de Dieu, et cette satisfaction ferme la porte des désirs qu’elle pouvait avoir de faire plus que cet Esprit principal ne désire.

Cette confirmation est le troisième effet couché en notre conclusion. C’est la satisfaction qui confirme, c’est-à-dire qui accomplit et perfectionne l’oraison de repos sans goût, parce que, quand l’âme croit que Dieu veut qu’elle se tienne en repos et qu’elle ne fasse pas d’effort pour produire des actes, ne le pouvant, si cette croyance satisfait aux désirs qu’elle a de faire oraison, que lui peut-on demander autre chose, pour avoir une entière et accomplie oraison de repos sans goût, et quelle autre pierre peut-on ajouter à son édifice? [709]

Section XII. Cette satisfaction accomplit l’oraison de repos.

Nous pouvons dire que tous les bons effets que produit en l’âme l’oraison de repos en doivent le grand merci à cette satisfaction : c’est elle qui la fait mourir à elle-même, qui la détache de ses désirs naturels, qui l’élève par-dessus soi-même et lui fait connaître qu’elle ne dépend d’aucune chose créée, puisqu’elle est indépendante de soi-même et de ses propres désirs naturels et sensuels. Elle la tire de l’esclavage où ses affections brutales la confinent, elle la met hors de tutelle et la fait maîtresse de ses actions; parce que ce contentement-là n’est pas dans les choses sensuelles, mais dans la pure volonté de Dieu, qui par cette satisfaction confirme l’unique plaisir qu’elle a de lui être agréable. Mais prenez garde que cette satisfaction ne confirme pas l’oraison de repos parfaitement, si elle-même n’est parfaite; et il y a des âmes si pusillanimes qu’elles ne se peuvent contenter ni être satisfaites de la sèche satisfaction qu’elles ont pendant les aridités; c’est pourquoi cette satisfaction n’empêche pas leurs inquiétudes et leurs découragements. Elles doivent donc s’efforcer [710] d’avoir une satisfaction telle, qu’elle éteigne tous les désirs qui peuvent être en elles d’être dans un autre que celui où elles se trouvent, ni de faire autre chose que se tenir en repos; parce que c’est cette satisfaction qui confirme, affermit et perfectionne l’oraison de repos sans goût.

Prions donc notre Seigneur, par les paroles de son Prophète, de vous départir cette grâce : Confirmez, ô mon Dieu, ce que vous avez commencé en nous. Vous nous avez déjà inspiré le désir de ne vouloir que votre bon plaisir et obéir à vos saintes lois, mais confirmez ce bon plaisir, parce que parmi les sécheresses et les incapacités de méditer nous nous inquiétons, et ne nous tenons point satisfaits de votre bon plaisir; votre volonté ne nous contente pas, parce que nous avons notre volonté propre éclairée, ou plutôt aveuglée par sa lumière naturelle, et par sa façon accoutumée d’opérer. Confirmez et affermissez donc cette soumission à votre volonté et bon plaisir, afin que nous supportions avec patience la soustraction totale des opérations de nos facultés, et que nous nous tenions en un repos paisible confirmé et fortifié par la satisfaction. [711]

Section XIII. Quels sont les empêchements et les obstacles de cette satisfaction.

Il faut avouer que la satisfaction de laquelle nous parlons, dans son acquisition est pénible à l’âme, particulièrement dans les commencements qu’elle n’y est pas encore habituée, à cause des grands empêchements qui s’y retrouvent; et bien qu’à la fin tout se facilite, parce que l’habitude éloigne souvent les obstacles que causait l’inexpérience, il est pourtant vrai qu’à l’abord cette patience ne satisfait guère une pauvre âme affligée dans son oraison de repos sans goût; il lui est toujours avis qu’elle s’arrête lorsqu’elle devrait marcher, et qu’elle croise les bras lorsqu’il faut travailler.

Il est bon de remarquer un peu les choses qui s’opposent et empêchent plus ordinairement cette satisfaction, afin qu’on y prenne garde, et ce sont les suivantes.

La première est un grand amour propre en l’âme et un désir de se satisfaire soi-même, et ses sens : parce que de là procède qu’elle se met moins en peine de satisfaire à Dieu et à sa volonté, qui lui ordonne de se tenir contente et satisfaite en ce repos sans goût. [712]

La seconde est la grande répugnance qu’elle ressent de cesser de ses opérations ordinaires, étant si habituée à produire ses actes et les opérations aperçues de ses puissances, qu’il lui est difficile de marcher par une voie qui lui est toute extraordinaire; et il est rude à son jugement humain, qui ne se soumet pas aisément, de croire que reposer soit opérer, et que de ne rien faire, comme il lui semble, soit faire bonne oraison.

La troisième est les grandes inquiétudes qu’elle a dans le commencement; les craintes et les appréhensions qui la combattent, et qui lui font craindre qu’elle ne soit trompée dans cette oraison; il lui est bien difficile, parmi tant d’inquiétudes des sens, d’avoir un repos qui la contente. On a beaucoup de peine à chercher sans pouvoir rencontrer la quadrature du cercle, parce que l’on ne peut rendre carré une chose ronde sans qu’il s’y trouve toujours du vide, et plusieurs cherchent et ne rencontrent pas un vrai et parfait repos parmi les sécheresses, parce qu’il y a toujours de l’inquiétude. L’âme n’a pas de peine à croire que l’oraison de repos savoureuse soit une bonne oraison, et qu’il n’y a pas d’oisiveté, mais elle ne peut se le persuader d’un repos sec et dans lequel elle souffre de grands dégoûts. [713] La quatrième est que les commençants ne connaissent pas assez la distinction qui est entre la partie inférieure et la supérieure, et leurs opérations, ce qui est pourtant nécessaire pour avoir une oraison de repos qui satisfasse. Comme cette oraison est sans pensées, la partie inférieure n’y peut atteindre quand elle est sans goût, et les commençants plus attachés aux sentiments ne s’y élèvent que difficilement. Les âmes plus avancées, qui ont aussi plus de connaissance de cette distinction, se contentent plus aisément, et depuis qu’elles ont pris une habitude de discerner les opérations de la partie supérieure d’avec celles de l’inférieure, et qu’elles peuvent consentir ou résister sans l’aide des sentiments, et même opérer ou résister à une tentation par un désaveu sans produire d’actes aperçus, alors il leur est aisé de se satisfaire, parce que c’est l’opération de la souveraine portion de l’âme qui nous doit contenter en cette oraison.

Section XIV. Trois autres empêchements de cette satisfaction.

Le cinquième empêchement de la parfaite satisfaction dans les commençants c’est que, bien qu’ils pussent avoir une [714] connaissance spéculative des opérations mystiques de la suprême partie de l’âme, je veux dire de l’oraison qui est sans pensées, ils n’auront pas pour cela la connaissance pratique expérimentale de telles opérations. Il est assez facile aux novices d’apprendre que, quand ils ne peuvent avoir de bonnes pensées, ils doivent se tenir en un paisible repos; mais il ne leur est pas si aisé de le pratiquer, parce qu’ils sont encore beaucoup attachés à leur sens, et croient que tout ce que le sens désire est le meilleur, et ainsi ils ne peuvent comprendre que ce soit le mieux de demeurer sans opérer d’une façon qui soit aperçu, et que ce soit là faire oraison, encore que la raison le dicte, parce que n’ayant pas une pratique de cela, ils s’attachent plus aux sens qu’à la raison, semblable à un enfant qui a peur d’un lion enchaîné, et qui crie si on l’en approche, bien qu’on l’assure qu’il ne lui peut nuire; parce qu’il n’a pas une connaissance pratique, mais seulement spéculative, à laquelle il ne se peut tellement attacher qu’il s’en puisse servir dans la pratique, et qu’il est trop possédé de son sens, qui n’aperçoit pas la lumière de la raison, et conséquemment ne s’y peut assez fortement attacher.

On a beau dire aux mystiques commençants qu’ils se doivent contenter d’une oraison [715] de repos sans goût, lorsqu’ils ne peuvent faire davantage, car se voyant si combattus en l’oraison, ils ont peine de s’attacher si fort à la lumière de la raison qu’ils puissent jouir d’une tranquillité paisible, qui par une pleine satisfaction les mette en une entière liberté, étant trop attachés à leur sens et à leurs opérations sensibles.

La sixième est une secrète impatience, qui règne presque en tous les commençants, qui ne veut pas ressentir la répugnance des sens et en fait trop d’état, comme si c’était chose considérable; et cette impatience fait souffrir la soustraction des opérations accoutumées; car quand on est habitué à souffrir cette peine, l’on n’a pas grande difficulté à se satisfaire.

La septième procède d’une grande irrésignation qui fait que l’âme ne se contente pas de la volonté de Dieu, ne la prend pas entièrement pour sa conduite, et ne comprend pas que c’est là l’état et l’exercice des parfaits en la voie mystique, qui trouvent leur satisfaction dans l’incapacité et dans l’impossibilité de produire des actes apercevables. Que si l’âme se contentait d’être dans un état de délaissement, et de voir la volonté de Dieu s’accomplir en elle, l’effort tranquille qu’elle ferait pour faire oraison et s’y rendre attentive la satisferait assez [716] quand bien même il serait inutile et sans effet. Mais parce que l’état de sécheresse lui est odieux, et que par impatience elle ne le peut souffrir, de là vient que, quelque bonne volonté qu’elle ait de faire oraison, et quelque effort qu’elle apporte pour y avoir attention, elle ne peut se satisfaire, parce qu’elle ne peut pas se faire quitte de l’état de sécheresse, qui lui déplaît, et qui demeure en elle nonobstant ses répugnances.

Section XV. Signes de la parfaite satisfaction en l’oraison mystique.

Nous pouvons donner quelques signes dans l’âme pour connaître quand elle est satisfaite et contente dans l’oraison de repos sans goût, et conséquemment quand cette oraison est parfaite, accomplie en elle. Le premier est quand elle est également contente d’être en état de sécheresses ou en quelque autre plus agréable, ne désirant point ni la délivrance de l’un ni la jouissance de l’autre.

Le second est lorsqu’elle croit ne faire pas moins bonne oraison par ce repos, que par une occupation ou opération plus perceptible, et intérieure attention.

Le troisième est quand elle ne fait aucun [717] état de la répugnance de la partie inférieure, ni des vaines craintes et appréhensions qui lui veulent persuader qu’elle ne fait point d’oraison ou ne plaît pas à Dieu en cet état.

Section XVI. Résolution de quelques difficultés contre la doctrine précédente, et conclusion.

Quelqu’un pourrait opposer contre la doctrine précédente :

Premièrement, que la parfaite intention veut que l’âme regarde Dieu, et non pas elle-même, en toutes ses actions, et qu’elle doit par conséquent établir son contentement en Dieu, et non pas en son oraison de repos; et que cependant cette satisfaction dont nous avons parlé est un contentement dans l’oraison de repos.

Je réponds que, quand l’âme se tient contente et satisfaite de l’oraison de repos, parce que ce repos est la volonté de Dieu et son bon plaisir, elle établit plus son contentement en Dieu qu’en l’oraison de repos; parce que si elle ne croyait que telle fut la volonté de Dieu, elle ne serait point satisfaite d’un tel repos.

Secondement, que la satisfaction que nous avons décrite est une acceptation de [718] l’oraison de repos sans goût; or l’âme ne doit pas accepter ce repos, puisqu’elle doit avoir désir de produire des actes, et qu’autrement elle semblerait consentir aux distractions et aux incapacités d’agir, au moins virtuellement.

Je réponds que l’âme peut et doit faire l’un et l’autre, car son premier désir n’est pas de faire oraison de repos, mais de produire des actes, et secondement ne pouvant produire des actes perceptibles, elle doit avoir désir de faire cette oraison de repos, et alors on ne peut dire qu’elle recherche les distractions ou qu’elle y consente.

Contentez-vous donc, ô pauvre âme désolée qui ne pouvez faire d’oraison qui soit aperçue. C’est pour vous une fort bonne oraison de vous reposer en une chose inconnue. Autant de fois que vous vous en souviendrez et renouvellerez votre désir de faire ce que vous pouvez, demeurez satisfaite, parce que votre satisfaction est bonne, puisque c’est une acceptation de l’état fâcheux que Dieu vous envoie, qui a cet avantage qu’il ne peut être en vous une recherche de la sensualité; souvenez-vous des motifs qui vous doivent exciter à cette satisfaction, entre lesquels les principaux sont : que vous contenterez Dieu et que sans elle vous ne sauriez avoir un parfait repos, ni [719] jouir du vrai contentement du sommet de l’esprit, qui est le lieu de sa résidence; et puisque l’oraison de repos sans goût ne donne point de satisfaction, vous la devez mendier de la foi nue, qui croit fermement que ce repos est agréable à Dieu.

[fin du TOME I : page 719] 





TOME SECOND.

[Même page de titre que le tome I]

LE JOUR MYSTIQUE OU L’ÉCLAIRCISSEMENT DE L’ORAISON ET THÉOLOGIE MYSTIQUE.

Par le révérend Père P. de P. provincial des capucins de la province de Touraine.

Permission d’imprimer et Approbations

Permission d’imprimer du Très Révérend Père Procureur de Cours, et Vicaire Général de l’Ordre.

Nos frater Bonaventura à Recineto Procurator et Vicarius Generalis Ordinis Fratrum Minorum sancti Francisci Capucinorum.

Cum Opus cujus titulus est, Dies Mysticus [...]

Romae die 14. Octobris 1669. Frater Bonaventura, qui supra]

[ii]

Approbations des théologiens de l’ordre.

Nous F [rère] Jérôme de Sens, lecteur en théologie et ex-provincial des capucins de la province de Paris, certifions avoir vu, par l’ordre du très révérend Père vicaire général, un livre intitulé Le Jour mystique ou Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, composé par le révérend père P. de P. [sic], provincial de la province de Touraine, et non seulement n’y avoir rien trouvé contre la foi ni les bonnes mœurs, mais plutôt l’avoir jugé plein de belle érudition pour les âmes contemplatives, rempli de beaux sentiments pour élever les esprits à Dieu dans une parfaite union, et enfin très utile à toutes sortes de personnes pour leur faciliter les voies du ciel, et ainsi l’avons estimé digne d’être mis au jour, les lumières ne devant pas être allumées pour être cachées sous le boisseau. Fait en notre couvent de l’Assomption à Paris, ce 16 mai 1670, de notre propre main,

F. Jérôme de Sens, premier définiteur et vicaire provincial.

[iii]

Autre approbation.

Le Saint-Esprit souffle où il veut, l’on entend son souffle, mais on ne sait d’où il vient ni où il va. Ce livre intitulé Le Jour mystique, ou éclaircissement de l’oraison ou théologie mystique, composé par le révérend père P. de P. [sic], prédicateur et provincial des capucins de la province de Touraine, que j’ai lu avec plaisir et examiné avec diligence, explique les merveilleux effets du Saint-Esprit dans l’âme du juste, avec tant de clarté qu’on peut dire que la manière de ses opérations, qui nous sont imperceptibles et incompréhensibles, est connue autant que l’esprit humain les peut comprendre, par les éclaircissements que donne ce Jour mystique. L’auteur d’iceluy, vraiment illuminé, fait le discernement de tous les états intérieurs avec une si grande clarté d’esprit, que les directeurs qui le liront auront beaucoup de facilité à conduire les personnes spirituelles que Dieu soumet à leur direction. Ils apprendront à celles qui veulent voler devant que d’avoir des ailes, qu’il faut avoir évacué la vie morale imparfaite, pour être digne d’entrer dans les états de la vie mystique, et qu’il faut être bien établi dans la [iii v°] connaissance de son néant, et avoir solidement pratiqué la vertu d’humilité et de la mortification intérieure et extérieure, pour être élevé à une si haute perfection. Ce qui m’oblige de juger ce livre digne d’être imprimé, comme très utile aux âmes qui aspirent à cette vie heureuse et comblée de toutes sortes de biens. Ce n’est pas assez de dire qu’il n’y a rien contre la foi et les bonnes mœurs dans ce livre; mais il faut ajouter que ceux qui se serviront de ses lumières y trouveront la résolution de toutes les difficultés qui se rencontrent dans l’oraison mystique, et des moyens sûrs et infaillibles pour éviter les écueils où se précipitent ceux qui manquent de bonne conduite dans la pratique de cette oraison. Donné à Paris, en notre grand couvent de l’Assomption de Notre-Dame, ce 17 mai, jour de la Pentecôte 1671.

Frère Basile de Paris, second définiteur et ex-provincial.

[iiii]

Autre approbation.

Nous soussignés lecteurs en théologie de l’ordre des frères mineurs capucins de la province de Normandie, certifions avoir lu par l’ordre du très révérend Père général, un livre intitulé Le Jour mystique ou l’Éclaircissement de l’oraison ou théologie mystique, composé par le révérend père P. de P. [sic], provincial de la province de Touraine, et non seulement n’y avoir rien trouvé qui ne soit conforme à la foi catholique et aux règles des bonnes mœurs, mais y avoir remarqué une doctrine fort spirituelle et des lumières sublimes d’un esprit qui paraît très éclairé sur ces matières; lesquelles étant ici séparées des ténèbres qui enveloppent communément la théologie mystique, et mises en leur plus beau jour, nous font croire que cet ouvrage sera fort utile pour la conduite des âmes qui aspirent à la plus haute perfection de la vie intérieure, et juger qu’il est digne d’être communiqué au public. En foi de quoi nous lui avons donné cette approbation en notre couvent de Rouen, ce 22 juillet 1669.

F. Louis-François d’Argentan, ex-provincial. Frère Damase d’Év [reux], définiteur.

[iiii v°]

Autre approbation.

Je soussigné F. Nicolas de Falaise, prédicateur capucin, lecteur en théologie et gardien du grand couvent de Rouen, certifie avoir lu avec beaucoup de plaisir, par l’ordre du très révérend Père François de Mainneville, provincial de cette province de Normandie, un livre manuscrit divisé en quatre parties, qui porte pour titre : Le Jour mystique ou l’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, composé par le très révérend Père P. de P. [sic] Prédicateur et provincial des capucins de la province de Touraine, auquel, non seulement je n’ai rien vu qui soit contraire à la foi et aux bonnes mœurs, mais je l’ai trouvé rempli d’une sublime doctrine très conforme à son titre, qui éclaircit en fond et nettement toutes les difficultés de la théologie et de l’oraison mystique; c’est pourquoi, jugeant qu’il sera très utile au public, spécialement à ceux qui ont la conduite des âmes et à tous ceux que Dieu appelle à cette sorte d’oraison si élevée, inconnue aux sages du monde et assez souvent blâmée par ceux qui n’en ont pas l’expérience, j’ai cru qu’il devait être imprimé. En foi de quoi j’ai signé la présente approbation [v] en notre couvent de Rouen, ce vingt-troisième juillet 1669.

F. Nicolas de Falaise, capucin ind [igne].

Autre approbation.

Nous soussignés lecteurs en théologie et définiteurs de l’ordre des capucins de la province de Touraine, ayant lu avec beaucoup d’attention et un singulier plaisir le livre qui porte pour titre : Le Jour mystique ou l’Éclaircissement de l’oraison ou théologie mystique, composé par le révérend Père P. de P. [sic], prédicateur et provincial de cette province, rendons témoignage à la vérité, que ce livre est un beau jour, qui dissipe les ténèbres, qui éclaircit toutes les difficultés qui se trouvent dans la pratique de la plus haute contemplation, qui met au jour ses espèces, ses différences, ses propriétés, qui fait voir les écueils où tendent plusieurs personnes spirituelles, pour ne pas connaître les différents moyens de l’Esprit divin, qui donne de belles lumières pour se conduire dans la vie mystique, qui en découvre les secrets les plus cachés, qui en fait voir les douceurs et les amertumes : en un [v v °] mot, on trouvera dans cet ouvrage tout ce que les plus savants et les plus expérimentés dans la vie spirituelle ont écrit de la contemplation ou oraison mystique; ce qui nous oblige d’estimer ce livre très digne d’être donné au public et très utile pour servir à la conduite des âmes les plus spirituelles et les plus détachés du monde. En foi de quoi nous lui avons donné et signé notre approbation, ce 26 juillet 1670.

F. Pacifique de Brinon, capucin indigne, lecteur en théologie et définiteur.

F. Jean-François de Chinon, lecteur en théologie et définiteur comme dessus.





Table

[30 pages que nous omettons].

LIVRE TROISIÈME. DU SUJET ÉLOIGNÉ ET DU SUJET PROCHAIN DE L’ORAISON MYSTIQUE.

TRAITE V. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée et qui sont capables de la pratiquer [Tome II page 1].

Argument.

Nous avons vu dans les traités précédents les excellentes qualités de l’oraison de repos et de la divine Sagesse, qui par elle daigne se communiquer aux âmes. Nous l’avons considérée plein de richesses, d’honneurs et de délices, (Sap. 6, 14) pour toutes celles qui ont le bonheur de la posséder; mais ce qui est de plus admirable est qu’elle se présente avec tous ses trésors à celles qui la veulent. Bien plus, elle les prévient, elle les conjure, elle les presse de recevoir ses communications. Venez, dit-elle, à moi, vous qui me désirez, (Eccl. 24, 26) remplissez-vous de mes belles lumières et de mes divines ardeurs, qui sont mes chastes et célestes productions, et par elles de mon Esprit, dont les douceurs surpassent toutes celles de la terre. C’est pour cette raison que, dans les sacrés Cantiques (Ct 2, 1), cette Sagesse se compare à la fleur du champ et au lys des vallées. Je suis, dit-elle, non comme une fleur renfermée dans un parterre environné de murailles de toutes parts, pour en empêcher l’abord à ceux qui la voudraient cueillir : mais plutôt comme une fleur qui pousse sa tige, épanouit et développe ses feuilles autant odorantes que belles et éclatantes, au milieu des champs nullement clos, ou comme un lys argentin aux filaments et martelets d’or dans une vallée qui marque l’abaissement où je me suis réduit vivant sur terre. Il ne tient qu’aux âmes d’approcher de moi, qui par mes paroles, par mes promesses et par mes perfections les y appelle et les y convie. Le saint Évangile nous représente cette même Sagesse incarnée comme une fontaine publique, qui souffre par l’abondance de ses eaux, et qui en demande la décharge. (Jn 7, 37) Si quelqu’un a soif, disait et criait, en un jour de fête solennelle, cette Source vivante et altérée de notre salut, qu’il approche de moi pour y puiser les très claires et très vives eaux de toutes sortes de grâces. Et pour faire voir que son amour et ses libéralités n’excluent personne de ce bonheur, il y convie et sollicite les âmes mêmes qui semblaient en être les plus indignes et les plus incapables, tel qu’était la Samaritaine, à qui elle offrit le don précieux de sa grâce et de son amour, qui est la véritable Sagesse, et l’eau vive, qui seule pouvait satisfaire les brûlants désirs qu’elle témoignait avoir de sa félicité; et elle le fit d’une façon si amoureuse, si pleine de confidence et si familière, quoique pour lors cette âme ne pensât à rien moins, que si toute la procédure et la conduite du divin Sauveur n’était expressément marquée dans l’Évangile, on ait de la peine à la croire, car il lui donna paroles (Jn 4, 10) que, si elle lui demandait cette eau, ce don de Dieu et cette perfection qui ne se trouve qu’en l’union avec le suprême de tous les objets et souverainement aimable, il la lui donnerait; nous apprenant par là qu’il ne manquera jamais de sa part à communiquer ses dons à tous ceux qu’il trouvera disposés à les recevoir, et que sans exception ou acceptation des personnes, ainsi que saint Pierre assure l’avoir reconnu (Act 10, 34) en vérité, il leur donnera cette eau vive et vivifiante, non goutte à goutte, mais avec abondance, et leur communiquera la même fontaine qui remplit et désaltère ceux qui en boivent, en sorte qu’ils n’auront plus soif des choses d’ici-bas.

C’est ce que je prétends faire voir par ordre en ce petit Traité, dans lequel il paraîtra que toutes les âmes chrétiennes sont capables de l’oraison et de la théologie mystique, qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées; qu’on y doit instruire les novices ou commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes, et indifféremment tous ceux qui font profession de s’appliquer à l’oraison mentale. Je demande ensuite si Notre Seigneur a exercé cette sorte d’oraison, si la Sainte Vierge l’a pratiquée, si les âmes de purgatoire en sont capables; et si quelques-unes ont eu en ce monde des grâces et des privilèges incompatibles avec elle. [5]

CHAPITRE I. Des personnes capables ou incapables de l’oraison mystique.

SECTION I. L’oraison mystique ne doit être enseignée aux infidèles et pécheurs, mais aux justes.

La théologie mystique, ou l’oraison sans pensées, ne doit pas être enseigné aux infidèles, parce qu’ils ne la sauraient pratiquer fructueusement, puisque les prières des hérétiques qui ne se veulent point convertir ne sont pas agréables à Dieu, à qui, dit l’Apôtre, (Heb 11, 6), on ne peut plaire sans la foi. C’est pourquoi Gerson dit que cette théologie est proprement des fidèles (Tract. de Myst. The. specul. confid. 31).

Cette oraison ne se doit point aussi enseigner aux méchants, parce que, comme dit le Saint-Esprit, la Sagesse n’a point d’entrée dans une mauvaise âme et ne fait point sa demeure dans un corps sujet au péché, [6] et que, selon l’Apôtr, un homme animal et sensuel n’est point capable des opérations de l’Esprit de Dieu. (I Cor. 2, 14)

Mais à parler proprement, cette oraison est l’assurance des justes et de ceux qui ont le dessein de vivre saintement et spirituellement, et ils en doivent être instruits. Et bien qu’elle appartienne spécialement aux âmes contemplatives, on la doit encore enseigner aux autres qui ne sont pas proprement d’une oraison continuelle, mais se contentent de la pratiquer quelques heures du jour, parce que cette sorte d’oraison les aidera à se mieux acquitter de celle à laquelle elles s’appliquent ordinairement, et fera peut-être naître en eux le désir de passer outre et d’aspirer à l’habitude de l’oraison continuelle, s’apercevant que par le moyen de cette oraison mystique ou de quiétude, par laquelle on supplée au défaut des autres, il n’est pas si difficile de l’obtenir. [7]

SECTION II. On peut enseigner cette oraison aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont les plus occupées.

Les séculiers sont capables de la pratique de cette oraison de repos, pourvu qu’ils veuillent s’adonner à la prière mentale, quand même ils seraient occupés et employés dans les affaires les plus distrayantes du monde. Notre Seigneur parle à tous, quand il dit qu’il faut prier toujours et sans relâche.

Or j’ai fait voir que cette oraison de repos qui se fait sans pensées est nécessaire à l’oraison continuelle. Il y a grand nombre de bonnes âmes dans le monde qui ne suivent pas le train commun des mondains, qui se retirent pour vaquer à l’oraison, à laquelle elles sont quelquefois plus fidèles que plusieurs religieux : pour quoi les priverait-on de la manne qui descend du ciel pour tous les Israélites qui vivent au désert? Je veux dire, pour tous les chrétiens qui se tirent à l’écart pour s’appliquer à l’oraison comme les religieux. Il n’y a point d’occupation, pour distrayante qu’elle soit, qui puisse empêcher la pratique de l’oraison de repos, quand elle est prise selon les règles [8] de la volonté de Dieu (Lc 18, 1); car ce souverain Seigneur appelant tous les hommes à l’oraison, même continuelle, sans doute il leur veut faire la grâce, s’ils s’en savent et veulent servir, de la pouvoir pratiquer en tout temps et en toutes choses. Qui jamais a eu plus d’occupations que le saint prophète David, que saint Paul? Et cependant, qui oserait nier qu’étant si grands contemplatifs, ils ne pratiquassent l’oraison continuelle? L’un, qui ne prêchait rien qu’il n’eût pratiqué lui-même, nous exhorte à l’oraison continuelle; et l’autre dit qu’il ne perdait jamais Dieu de vue. On peut dire la même chose d’Abraham, de saint Louis et de tant d’autres. Je dis davantage, qu’il est bien plus probable que ces grandes âmes étaient plus souvent dans la pratique de notre oraison mystique, qui se fait sans actes et pensées, que dans celle qui les emploie; parce que dans les plus grandes occupations, notre imagination, étant remplie, n’est pas capable d’avoir de bonnes pensées et de produire des actes; mais pour l’oraison de repos, il ne leur fallait qu’un souvenir tranquille, qui est possible, et quelquefois facile, dans cet état de leurs emplois les plus divertissants.

Quand donc, ô âme désireuse de l’oraison, vous vous trouvez distraite par des occupations [9] auxquelles votre attention s’attache, si pour lors vous vous souvenez de votre intérieur et vous apercevez d’être distraite, vous n’avez qu’à rendre ce souvenir tranquille, pour être recueillie et faire oraison. Ce qui est facile, parce que si vous êtes en oraison de repos savoureuse, lorsque vous vous souvenez d’être distraite, ce souvenir tranquille est accompagné d’un goût que Dieu vous donne alors, ne le pouvant avoir de vous-même. Or, pendant que son habitude dure, à chaque fois que vous rentrez en vous-même par un repos tranquille, par un souvenir accoisé, aussitôt vous ressentez cette douceur délectable, et vous n’avez qu’à la goûter. Que si vous n’êtes pas dans l’oraison de repos savoureuse, mais que vous soyez délaissés à vous-même, lorsque vous vous souvenez que vous êtes distraite et que vous ne pouvez avoir de bonnes pensées, à cause des occupations dont votre imagination est liée, vous n’avez qu’à vous tenir tranquille et immobile pendant un tel souvenir. Immobile, non pas du corps ni de l’imagination, mais de la pointe de l’esprit, ce qui sera aisé par l’habitude que vous aurez acquise de vous tenir toujours ainsi tranquille, quand vous ne pouvez faire autre chose.

Ainsi vous voyez qu’il ne faut pas défendre [10] l’oraison de repos à ceux qui sont dans les grandes occupations, mais qu’il faudrait plutôt leur défendre l’oraison avec pensées; parce que le plus souvent l’on ne peut produire pendant ces occupations aucun autre acte qu’un repos et souvenir tranquille. Et je dis aussi que ceux qui seront capables de lire les livres qui traitent de l’oraison mentale qui se fait par le moyen des actes, le seront encore de lire ceux qui enseignent l’oraison qui n’a point d’autre acte qu’un repos. Que si quelques-uns appellent cette oraison silence et solitude, ce n’est pas qu’elle doive être pratiquée seulement par ceux qui vivent en silence ou demeurent retirés dans les lieux solitaires, mais parce qu’elle demande une grande solitude intérieure, abandonnant toutes ses opérations et images de toutes les puissances, et ne retenant qu’un repos qu’on peut appeler silencieux, puisque tous les discours d’entendement cessent, que l’esprit sonne la retraite à toutes les pensées; de sorte que le repos qui reste est en grande solitude d’esprit ou de pensées, et non de corps.

SECTION III. L’oraison mystique doit être enseignée aux commençants et aux novices.

L’oraison sans actes et pensées, et qui n’a qu’un repos sans savoir en quoi on se repose, doit être enseignée aux novices et à ceux qui ne font que commencer la pratique de l’oraison mentale, aussi bien qu’à ceux qui s’y sont depuis longtemps exercés; et les livres qui en traitent [ne] doivent pas être défendus aux uns non plus qu’aux autres.

Pour preuve de cette conclusion, qui paraîtra d’abord contraire aux sentiments de tous les docteurs, tant mystiques qu’autres, il faut remarquer que ceux qui ne sont pas mystiques, c’est-à-dire qui n’ont pas expérimenté cette oraison sans pensées et sans discours, bien qu’ils la croient, se persuadent que pour la pratiquer, il faut quitter tout à fait les bonnes pensées, ne plus méditer, oublier la Passion de Jésus-Christ et les autres mystères de la foi, et qu’ainsi cette oraison doit être pratiquée, non par des commençants, mais par ceux qui ont déjà l’habitude de ces méditations, et qui sont tellement remplis de bonnes pensées qu’ils en ont fait un magasin au-dedans de [12] leur mémoire. Ils veulent qu’ils aient déjà acquis toutes les vertus, parce que, n’en produisant plus d’actes, on ne les acquerrait pas, puisque leurs habitudes ne se peuvent que difficilement obtenir sans de bons actes. Et comme on dit qu’une absurdité posée, il s’ensuit plusieurs autres, de cette opinion absurde et sans vérité, il s’ensuit une autre qui l’est encore plus, savoir qu’il ne faut pas permettre aux commençants et novices la lecture des livres qui traitent de telle oraison, ni en avoir connaissance. Car pour ce qui est des mystiques, ils savent bien que cette oraison n’abandonne pas tout à fait les bonnes pensées et les actes intérieurs, mais seulement dans le temps auquel il est nécessaire. Ils ne veulent pourtant pas que les novices ou commençants pratiquent cette oraison, de peur que ne prenant pas les choses au bon sens et comme il faut, ils ne pensent qu’il ne faille plus méditer ni produire aucun acte, ce qu’ils n’appréhendent pas tant des parfaits ou de ceux qui ont fait longue habitude de méditer.

Si nous nous entendons bien, il se trouvera que nous ne différons pas; mais pour donner un peu de jour à ces ténèbres, il faut savoir qu’il n’y a que quatre sortes d’oraisons ou d’états dans lesquels nous nous (13) trouvons communément, savoir : 1. L’oraison qui se fait avec production d’actes accompagnés de dévotion sensible. 2. Celle qui est sans dévotion sensible. 3. L’oraison sans autre acte qu’un repos mystique accompagné de dévotion suave et délectable. 4. Celle qui est sans cette dévotion suave, mais plutôt confite en amertume.

Il faut savoir de plus qu’il y a un temps limité auquel il faut pratiquer chacune de ces oraisons, et que celui qui n’observera pas ce temps ne pourra jamais arriver à l’habitude de l’oraison continuelle; ce qui se doit entendre selon le cours ordinaire, parce que je ne touche point aux voies extraordinaires, auxquelles nous n’entendons rien

Je dis donc que si vous voulez accompagner vos actes de dévotion sensible, quand vous les devez produire sans cette dévotion, ou si, les devant produire avec cette dévotion, vous ne le voulez pas, vous ne faites rien qui vaille, vous pervertissez l’ordre, vous démontez l’horloge de l’oraison; mais vous le faites bien davantage quand, le temps venu de quitter tous les actes pour vous tenir en repos, vous cherchez des discours; ou bien si vous voulez un repos suave et délectable, quand vous devez vous contenter d’un qui soit patient et sans saveur. Enfin, si vous ne savez prendre (14) l’ordre, la mesure et le temps en fait d’oraison mentale, vous travaillerez beaucoup et n’avancerez pas en l’acquisition de l’habitude de l’oraison, qui est le but où vous devez viser lorsque vous faites résolution de vous adonner à la pratique de l’oraison mentale. Celui qui change l’ordre et le temps des oraisons est semblable au pèlerin qui, ignorant le chemin, ne sait pas changer de route quand il faut, et qui travaillera beaucoup à marcher sans pouvoir arriver où il prétend.

Or revenons maintenant au point. Je vous demande si ces novices, ou ces commençants dont vous parlez, sont capables d’être instruits dans l’oraison mystique. Si vous répondez que oui, je vous dirai que vous leur devez encore enseigner le temps auquel il s’y faut exercer et celui auquel il faut produire des actes, et alors l’abus prétendu cessera. Si vous répondez qu’ils ne sont pas capables d’être instruits d’une telle oraison, je vous dirai aussi qu’ils ne sont pas capables de prétendre à l’oraison continuelle, parce que pour y parvenir, il faut, quand le temps le veut, changer de manière d’oraison, et pour atteindre le terme, prendre les chemins et les détours qui y conduisent. Je veux dire, produire ou cesser les actes. Et comme pour (15) avoir du pain il faut semer et moissonner en son temps, mettre le grain au moulin, pétrir et faire cuire, et le tout l’un après l’autre, l’âme, de même, ne pourra se repaître du pain d’oraison, qui est sa nourriture [si] elle n’y observe le temps.

SECTION IV. Où la doctrine contenue en la précédente section est expliquée, et où il est montré qu’il faut enseigner l’oraison de repos savoureux aux commençants.

Ce que dessus étant supposé, je fais voir premièrement qu’il faut enseigner l’oraison de repos savoureux aux novices et commençants, et secondement qu’il faut encore leur apprendre celle qui est sans saveur et sans goût.

Je dis donc qu’il ne faut pas cacher la connaissance de cette oraison de repos savoureux aux commençants, parce que Dieu la leur peut donner et communiquer quand il lui plaît, aussi bien qu’à ceux qui sont plus avancés en la pratique de l’oraison mentale. C’est le sentiment des mystiques, lorsqu’ils disent que Dieu communique la théologie mystique suave et les très parfaites fonctions de la sapience à quelques-uns dès le commencement de [Sandaeus, l.3. Th. Mystiq. subject. mystic. exercit. 3, disquis.3. ; Calaguritanus cité par Sandaeus] (16) leur conversion, et d’autres fois que Dieu attire les commençants par les caresses de la contemplation, qu’il a coutume de donner aux âmes consommées en l’oraison.

L’expérience nous enseigne cette vérité. Je connais un religieux, lequel, étant novice, avait souvent en faisant oraison un goût sans aucune pensée ni autre acte qu’un repos fort délectable et suave, accompagné d’une grande chaleur et ardeur, marque que cette oraison avait son siège dans la concupiscible, mais cette grâce ne lui a pas été faite depuis en même espèce. Si ce novice eût eu un maître ignorant de cette sorte d’oraison, qu’eût-il fait? Dieu, sans doute, qui est une infinie bonté, donne assez souvent de telles quiétudes aux âmes qui se résolvent tout de bon à travailler pour acquérir l’habitude de l’oraison continuelle. Et partant, les directeurs ne leur doivent pas cacher cette oraison, autrement ils fermeraient la porte à Dieu et l’empêcheraient de se communiquer à leurs âmes, qu’ils éloigneraient ainsi de l’oraison continuelle à laquelle elles aspirent. C’est pourquoi nous pouvons remarquer qu’au commencement que Dieu appela sainte Thérèse à l’acquisition de cette habitude d’oraison continuelle, il lui donnait de ces oraisons de quiétude savoureuse, pour la (17) mettre dans le chemin; mais elle en fut bien détournée par le défaut de directeurs expérimentés en telle oraison, ou de livres qui en traitassent, pour se pouvoir résoudre. Néanmoins, son humilité, sa persévérance, son courage, sa fidélité et les prières qu’elle fit à Dieu, avec la recherche diligente et continuelle de personnes qui la puissent conduire en ces chemins si peu frayés, furent causes que Dieu ne la délaissa pas, et lui fit trouver des personnes capables de la conduire; mais auparavant elle en vint à telle extrémité, qu’elle priait Dieu de l’appeler par un autre chemin que celui-là, ainsi qu’elle nous en assure en sa Vie. Elle ne savait pas encore alors ce que depuis elle a très bien connu et enseigné, que c’est par là que Dieu conduit ordinairement les âmes à l’habitude de l’oraison continuelle, d’autant que par cette quiétude savoureuse, il leur enseigne la pratique de celle qui est sans goût; et par le moyen de celle-ci, il la met dans le chemin de l’oraison continuelle, qui bientôt leur en fait prendre une bonne habitude. Or l’âme qui aspire à cette oraison continuelle a besoin d’un grand courage, pour ne pas se relâcher parmi les épreuves des délaissements où Dieu la réduit; elle doit avoir une fidèle persévérance, pour se tenir si longtemps en une quiétude conçue (18) dans la pointe de l’esprit. C’est la raison pour laquelle Dieu lui envoie ses douceurs, sans autres pensées ni actes qu’un repos agréable, pour sucrer ainsi parfois, et comme par intervalles, les quiétudes si dégoûtantes, et souvent très amères, qu’il faut absolument qu’elle goûte. Mais si cette pauvre âme, déjà tant dégoûtée, vient encore à rejeter les petites dragées ou confitures que Dieu lui donne de fois à autres, pour lui faire bonne bouche et lui aider à avaler le reste du gobelet, il est bien à craindre qu’au lieu d’avaler le reste de la médecine, elle ne rejette tout ce qu’elle en a déjà pris. Je veux dire que si cette âme à qui Dieu envoie des délaissements et des sécheresses, afin de l’habituer à une tranquillité et à une immobilité en la pointe de l’esprit et lui donner par ce moyen l’oraison habituelle, vient à rejeter, faute de savoir ce que c’est, les petits goûts que Dieu lui donne sans pensées ni autres actes, elle n’aura pas le courage de se tenir toujours en sa tranquillité de la pointe de l’esprit, à cause que cette quiétude amère est de très mauvais goût. Or, quand Dieu lui donne ces petits goûts savoureux qui n’ont point de pensées, cela lui fortifie la pointe de l’esprit, et fait qu’elle ne s’ennuie point parmi les délaissements, mais que plutôt elle soutient avec une amoureuse (19) persévérance son amère quiétude; et sans cela elle aurait sans doute bien de la peine à souffrir les divines épreuves, et laisserait même l’habitude déjà commencée, par un mauvais cœur ou faiblesse d’esprit. Tous ne sont pas fidèles à correspondre aux attraits de Dieu comme une sainte Thérèse qui, pressée et sollicitée de recracher ce doux sirop que Dieu lui mettait en la bouche et ce goût sans pensée, ne laissa pas néanmoins de le retenir, et s’en est si bien servie qu’elle en est devenue sainte.

Mais ces âmes novices à qui vous cachez la connaissance de ces goûts sans pensées, les rejetteront si Dieu leur en donne, car ceux qui ne savent pas ce que c’est ne croient pas que ce soit une bonne oraison. La simplicité de sainte Thérèse et sa fidélité furent cause que Dieu ne l’abandonna pas; mais vos novices ne sont pas pour la plupart si fidèles; et Dieu ne trouvant pas en eux les dispositions de fidélité et soumission qu’il demande, les prive souvent pour jamais de ces agréables morceaux qu’il leur envoyait de dessus sa table, après qu’ils les ont refusés et rebutés. Vous voyez par là le grand tort que vous faites à vos novices, les privant de ce doux lait, faute de leur vouloir seulement apprendre à ouvrir la bouche afin de sucer, quand il plaît à la Bonté (20) divine leur présenter cette mamelle. Vous êtes leurs pères spirituels, dites-vous; et si Dieu veut être leur mère, leur découvrant son sein, pourquoi vous y opposez-vous?

SECTION V. Il faut enseigner aux commençants l’oraison de repos sans goût.

Il faut enseigner aux commençants et aux novices, non seulement la pratique de l’oraison de repos savoureuse, mais encore celle qui est sans pensées et sans goût; je veux dire qu’ils doivent être instruits comment il faut prendre patience durant les sécheresses, car, s’il leur est nécessaire de savoir l’oraison qui se fait par le moyen des bonnes pensées et des discours, pourquoi ignoreraient-ils le moyen de bien employer le temps par union avec Dieu quand ils ne peuvent avoir des bonnes pensées et discours intérieurs? Ce serait être semblable à ceux qui refuseraient du pain aux faméliques, pour en donner aux autres qui seraient remplis. Vous apprenez à vos novices à bien méditer quand ils peuvent aisément faire oraison; et quand ils sont en disette et comme affamés, vous leur enfermez le pain, leur cachant l’oraison qui lors les peut sustenter.

Mais j’arraisonne ainsi les pères maîtres : si vos novices, [21] demandant conseil, vous disent qu’ils ne peuvent méditer ni avoir aucunes bonnes pensées tant ils se trouvent arides, que leur direz-vous, sinon qu’il faut avoir patience, se résigner et se tenir en repos selon le bon plaisir de Dieu? Nous disons aussi la même chose quand nous enseignons l’oraison de repos sans goût. La différence qu’il peut y avoir, est que nous leur disons que, prenant patience et se tenant en un repos souffrant, ils font aussi bonne oraison que s’ils méditaient et avaient de bonnes pensées. Et vous, qui ne connaissez pas d’oraison de quiétude sans goût, vous les laissez dans la créance qu’ils sont sans oraison tandis qu’ils ne peuvent produire de bons actes. De là arrive que, comme il y a des âmes qui sont quasi toujours dans ces états d’aridité, croyant ne pas faire oraison, elles perdent courage et quittent tout là. Au contraire, j’ai vu quelques-uns de ces novices qui, ayant été instruits de cette oraison souffrante et attendante, témoignaient grande joie de pouvoir faire oraison dans un état où ils la croyaient impossible, se tenant fort fidèles sur l’assurance qu’on leur donnait, que dans cette attente ils étaient aussi agréables à Dieu, et souvent plus, que dans une plus douce oraison.

Et je puis dire que le défaut de cette [22] croyance est la pierre de scandale et d’achoppement où la plupart des commençants trébuchent, perdent cœur et souvent quittent tout à fait l’oraison, parce que, s’y trouvant en aridité et s’y jugeant inutiles, ils pensent que hors de là ils s’emploieraient en quelque bonne action plus utile, et que même ils pourraient exercer mieux et plus fructueusement la patience. Car c’est tout au plus ce qu’on leur dit, que demeurant ainsi ils pratiqueront la patience; mais ils ne se persuaderont jamais que ce soit une patience si utile, comme de sortir de l’oraison et aller travailler manuellement faire quelque autre action pénible, dont le profit est évident plus que demeurer ainsi à ne rien faire, ce leur semble; et l’aversion naturelle qu’a l’âme de demeurer ainsi en sécheresse aidera fort à cette persuasion; d’où il arrivera qu’elle cherchera toutes les occasions de sortir de l’oraison, contre la doctrine des saints; ou si elle y demeure, ce sera avec trouble et inquiétude; et ainsi elle n’aura garde de pratiquer l’oraison de repos sans goût, mais plutôt d’inquiétude très amère, sans pouvoir acquérir aucune habitude de tranquillité.

Et même, quand nos jeunes contemplatifs se persuaderaient que demeurer ainsi en l’oraison, c’est bien pratiquer la patience, si vous n’y [23] ajoutez qu’ils font une fort bonne oraison, à la longue ils s’ennuieront. Que si quelque âme plus stimulée ne quitte pas l’oraison, se voyant toujours distraite et sans pouvoir de la faire, elle tombera en une espèce de désespoir, pensant être délaissée de Dieu, parce qu’elle ne croit pas qu’il y ait d’oraison sans bonnes pensées et actes intérieurs, ou celle en laquelle on médite, ou au moins celle en laquelle Dieu opère par quelque opération surnaturelle. Elle voit qu’elle n’a rien de tout cela, car pour ce qui est des oraisons savoureuses et surnaturelles, ces âmes inquiètes qui ne pratiquent pas l’oraison de repos ne les ressentent guère.

Ajoutez à ce que dessus, que cette âme entendra dire que l’oraison est si profitable, que sans elle on ne peut arriver à la perfection, elle en ressent même de grands désirs; voyez en quel désarroi vous mettez cette pauvre âme pour ne lui pas enseigner l’oraison de repos sans goût, et si elle n’entre pas dans un labyrinthe dont elle ne pourra pas trouver l’issue, parce que vous lui cachez l’oraison de repos, qui est le fils d’Ariane seul capable de l’en tirer.

Ce qui doit encore obliger les directeurs prudents et charitables à découvrir le secret de cette oraison à leurs enfants, c’est qu’elle est un amour de Dieu sur toutes choses, une [24] élévation d’esprit à ce divin Objet et une union immédiate avec lui, le sûr chemin qui conduit à l’oraison continuelle. Il ne faut pas frustrer les novices de tant de biens, dont ils sont capables avec la grâce de Dieu, sans laquelle les plus anciens ne le seraient pas. Et quand on fait exception des novices, cela doit être entendu de ceux qui en abusent, comme il est prouvé ailleurs.

Et à ce qu’on pourrait opposer qu’il faut commencer par les choses plus faciles, comme dit Aristote, et que cette oraison est presque inconcevable, je réponds que l’oraison sans pensées n’est pas plus difficile à entendre que celle qui se fait avec pensées et avec production d’actes, si elle est bien expliquée, comme il paraît par ce que j’en dis ailleurs; et c’est une fausse persuasion de penser que l’oraison avec pensées est le rudiment et que celle de repos ne se doit pratiquer qu’ensuite, car elles doivent être exercées toutes deux dès le commencement, ainsi que je le prouverai en montrant quand il la faut pratiquer.

Les raisons que nous venons d’apporter pour faire voir que l’oraison mystique doit être enseignée aux commençants, prouvent encore que la lecture des livres qui en traitent leur doit être permise. 114

CHAPITRE II. Si la théologie mystique doit être enseignée aux simples et ignorants, ou seulement aux doctes.

SECTION I. Première opinion. Que cette science ne se doit enseigner qu’aux doctes.

[25] La première opinion et que cette science mystique ne se doit enseigner qu’aux doctes, et déjà bien versés ès sciences divines et humaines. Je n’ai point lu en pas un auteur approuvé cette opinion ou parole expresse; elle se prouve néanmoins :

1. Parce que les auteurs mystiques désignés décrivent leur théologie comme une science fort sublime, relevée, et entendue de peu de personnes, qui pour cela est appelé mystique, c’est-à-dire cachée.

2. St Denis écrivant à son disciple, ou plutôt condisciple, Timothée, et (26) parlant de cette théologie qui va au-dessus de toute pensée : Qu’aucun, dit-il, entre les ignorants n’entende ces choses. [add. marg. : Cap.1, Théol. Myst.]

3. Nous voyons ordinairement que plus une science est relevée, plus elle a besoin des arts et des sciences inférieures pour lui servir de fondement; et comme vous ne pouvez monter dans une chambre haute que par les degrés successivement, parce qu’elle est plus élevée que tous les échelons, ainsi n’apprendrez-vous pas la rhétorique par exemple, que vous ne soyez grammairien. Enfin, le sentiment commun de tous est qu’une science plus relevée suppose une connaissance inférieure pour aiguiser l’esprit et le rendre capable de pénétrer une plus haute science, et plus difficile à entendre. Si donc la théologie mystique s’élève non seulement au-dessus des autres sciences, mais même au-dessus de toutes les pensées de notre esprit, par lesquelles il apprend toutes les autres sciences, qui voudra se persuader que des personnes sans lettres et qui ont l’esprit fort bas puissent monter si haut, et que ceux qui à peine se peuvent élever de terre soient capables de se guider en une science qui est au-delà de toutes les pensées du monde?

4. La Théologie ou la science de cette oraison est forte abstraite, par conséquent (27) bien subtile, et ressemble fort à l’opération des anges, qui est épurée de la matière; comment voudrait-on que des esprits grossiers et fort matériels pussent comprendre une science si subtile? Les plus doctes ont assez de peine à pénétrer dans les sciences abstraites de la matière, comme sont la métaphysique, les mathématiques et semblables, lesquelles, bien que fondées sur les choses matérielles, ont néanmoins des spéculations si subtiles et si abstraites que plusieurs beaux esprits ont de la peine à les apprendre. Je laisse à part la théologie scolastique, la plus abstraite de toutes, qui traite de la Trinité, des Attributs, de l’Incarnation et des autres Mystères, que si peu connaissent et que tous doivent croire. Cependant, toutes ces sciences abstraites si difficiles à entendre s’apprennent avec des pensées, des raisonnements, des conclusions; au lieu que la théologie mystique sans formes et sans images nous enseigne l’oraison qui n’a aucune pensée ni raisonnement, ni même aucune opération d’entendement qui s’aperçoive. Comment donc arriver à cette science sans y penser? N’est-ce pas dire que pour étudier il faut quitter l’étude?

5. Cette théologie qui est au-dessus de toutes les pensées rend un homme qui était (28) auparavant ignorant, si docte, que s’il se mêle d’écrire, les plus savants ont de la peine à comprendre les vérités qu’il énonce, quand elles sont subtiles et relevées.

Denis le chartreux, parlant de Ruusbroec [Lib. 2 de contempl. att. 4.], homme assez simple et de peu de lettres humaines, dit que c’était un homme admirable, rempli d’une divine onction et magnifique en doctrine, ayant écrit plusieurs choses profondes selon son expérience.

Il a reçu, dit le même auteur, de si surnaturelles théories, et a écrit de si sublimes vérités, que les plus excellents professeurs de la sacrée théologie sont presque hors d’eux-mêmes d’admiration, et disent hautement qu’ils ne peuvent comprendre ses sentences. Quant à moi, poursuit le même chartreux, peu versé en la science chrétienne, je confesse ingénument qu’en pas un des volumes catholiques et ecclésiastiques, je n’ai rencontré une si grande hauteur de science et que je trouve si difficile, comme en ses livres, excepté seulement saint Denys, montrant par là que saint Denys, qui a décrit cette théologie mystique sans pensées, est le plus difficile à entendre, et après lui Ruusbroec. Combien de grands docteurs avouent ne pas entendre la troisième partie du père Benoît, qui ne parle que de la contemplation sans images et sans pensées? Et Jean de Jésus Maria, parlant des personnes savantes qui avaient examiné la conduite de sainte Thérèse, dit que les plus célèbres docteurs de ce temps-là étaient étonnés de ses œuvres, et y trouvaient une excellente sorte de sagesse, etc.

SECTION II. Cette théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants.

Nonobstant ce que nous venons de dire en la section précédente, j’estime l’opinion contraire véritable, savoir qu’il faut enseigner la théologie mystique qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire qui enseigne l’oraison qui n’a aucune pensée, ni aucun autre acte, qu’un repos obscur, aux plus simples, et même aux simples et aux ignorants. Ce que j’explique par les conclusions suivantes :

1. Ce n’est pas à la faveur de la science humaine que l’on arrive à la connaissance de la théologie mystique qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autres actes qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques. Personne, disent quelques-uns115, ne peut comprendre les secrets mystiques [30] par la profondeur de la science ou par la subtilité de l’intelligence ou par quelque exercice que ce soit, mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer par sa bonté116.

Cette sapience, disent quelques autres, n’est pas de la terre, mais du ciel, ne gît pas en belles paroles et bien agencées, mais en la vertu du Saint-Esprit, ne procède pas de la subtilité d’esprit, mais de la pureté de vie. En vain vous feuilletterez les livres si vous n’en cherchez la jouissance, car on ne la tire pas de la science, mais de l’expérience, sans laquelle en entendra bien peu de tous ces parlers mystiques; ce sont des secrets d’amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra point117.

Secondement : de la part de l’intellect, nulle disposition n’est requise nécessairement pour apprendre et pratiquer la théologie mystique qui enseigne l’oraison sans pensées que la connaissance de la foi. Nous ne voulons pas dire que d’autres connaissances n’y puissent être utiles; mais je dis qu’elles n’y sont pas nécessairement requises; de sorte que celui qui aura la connaissance de Dieu par la foi seule sera suffisamment disposé pour apprendre et acquérir cette théologie mystique. C’est pourquoi Gerson dit (31) que la vie contemplative a deux parties, dont l’une est plus subtile que l’autre, parce que l’une recherche la nature de Dieu, son essence et ses œuvres, par des raisons fondées sur la vraie foi, et cette contemplation sert pour trouver de nouvelles vérités, ou pour les déclarer ou enseigner, ou même pour les défendre contre les erreurs des hérétiques et infidèles; et telle contemplation appartient seulement aux bons théologiens instruits en la Sainte Écriture, et non pas aux simples, si ce n’est qu’elle leur fût infuse ou communiquée miraculeusement de Dieu, comme il est arrivé aux Apôtres et à plusieurs autres. L’autre partie de la contemplation est celle qui principalement tend à l’amour de Dieu et à savourer sa bonté, sans une grande inquisition ou recherche de plus claire connaissance que celle qui leur est donnée de la foi, ou bien inspirée; et à cette contemplation peuvent atteindre les personnes simples et sans étude, qui abandonnent tous les soins du monde, conservant la pureté de cœur; et j’estime que c’est cette contemplation et sagesse que saint Denys a principalement enseignée en sa théologie mystique. Or il est clair que cet auteur y enseigne l’oraison sans images ou pensées. Il n’y faut donc point d’autre disposition que la connaissance de Dieu, (32) de ses perfections et des mystères qu’on a par la foi, ainsi que dit Gerson au même endroit sus-allégué et confirmé ailleurs, disant qu’avec la connaissance que nous donne la foi, que Dieu est tout désirable et tout aimable, la volonté et l’affection sera ravie à ce bien sans l’étude des livres, si elle est purgée, illuminée et disposée.

Troisièmement, tant s’en faut que la science humaine soit une disposition nécessaire à la théologie mystique qui enseigne l’oraison sans pensées, qu’au contraire cette science est ordinairement plus propre pour les simples et non lettrés que pour les grands esprits relevés en doctrine, et si suréminents en la connaissance de toutes choses qu’ils semblent ne rien ignorer. Il semble que notre Seigneur ait été de ce sentiment, lorsqu’en termes si formels et précis : «Je vous remercie, dit-il, mon Père, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et les avez révélées aux petits.» En effet, quels étaient les Apôtres, quand notre Seigneur les choisit pour les faire les maîtres du monde, que de pauvres pêcheurs, ignorants et sans étude? C’est pourquoi les Juifs les méprisaient même après la venue du Saint-Esprit, ainsi qu’il est dit aux Actes, comme gens idiots et sans lettres, et cependant, qui doute que ce ne soit à eux (33) particulièrement que ce divin Maître a enseigné cette théologie, que le Saint-Esprit leur a confirmée? Et les premiers chrétiens, selon la remarque de l’Apôtre, étaient pour la plupart pauvres et sans lettres : «Mes frères, leur dit-il, voyez votre vocation et prenez-y garde, vous n’en trouverez guère parmi vous de sages ni de nobles ni de puissants; mais Dieu a choisi ce qui passe pour folie aux yeux du monde afin de confondre la sagesse, et la faiblesse pour abattre la force.» Ils étaient pourtant tous dans l’exercice continuel de l’oraison mentale, témoin les disciples de saint Marc, qui vivaient en vrais religieux, au rapport de saint Jérôme, et les premiers disciples à Jérusalem étaient persévérants en cette même oraison, et pendant que saint Pierre était en prison, l’oraison se faisait pour lui par l’Église, c’est-à-dire par les fidèles, sans relâche. Il est donc croyable qu’ils étaient instruits de cette mystique théologie qui apprend à faire oraison continuelle. Ainsi, Dieu faisant choix des personnes simples et peu lettrées, laissa les philosophes et les savants, les scribes mêmes et les pharisiens, qui étaient les plus doctes d’entre les Juifs, pour en prendre d’autre, comme plus disposés à cette doctrine.

C’est le plus commun sentiment des (34) docteurs de la théologie mystique, qui estiment que les personnes simples et ignorantes des sciences humaines sont plus propres que les savants à apprendre et pratiquer cette science mystique. Dieu, dit Harphius, communique aux simples cette mystique théologie, afin que par ce moyen tous les sages du monde soient confondus, et que les humbles soient consolés et réjouis, vu qu’une vieille et un berger rustique se peuvent mieux élever à ces choses avec pureté d’esprit que tous ceux qui se sont enflés d’une sagesse mondaine, qui n’y peuvent atteindre par aucune industrie ni intelligence, pour pénétrante qu’elle puisse être.

Bien que la théologie mystique, dit Gerson, soit une suprême et très parfaite connaissance, ce qu’il assure parce que plusieurs estiment que la théologie mystique consiste en cette connaissance expérimentale de Dieu qui est une réflexion ou un effet de l’oraison de repos, chaque fidèle néanmoins la peut avoir, fût-ce un idiot ou une petite femmelette. Il confirme ailleurs et prouve même son sentiment, que les simples et les idiots parviennent plus tôt et plus hautement à la théologie mystique par la foi, par l’espérance et par la charité, que les savants en la théologie (35) scolastique et discursive, rapportant quelques raisons remarquées par saint Thomas sur la question qui traite pourquoi les simples sont quelquefois plus dévots que les savants; qui sont : 1. que la foi de telles personnes est moins troublée par les fantômes des opinions contraires, qu’elles n’entendent pas et auxquels elles ne pensent point; 2. qu’elles sont ordinairement plus humbles, et que c’est à celles-là que Dieu communique ses grâces, abandonnant les superbes; 3. que les simples ont souvent plus grand soin de leur salut et l’opèrent avec crainte et trémeur. Il affirme au même endroit qu’un certain personnage avait coutume de dire qu’en l’espace de quarante ans et plus, il avait feuilleté et repassé par son esprit plusieurs choses, étudiant, lisant, priant, méditant avec un grand loisir, et qu’il n’avait jamais rien trouvé de plus abrégé et de plus efficace pour acquérir la théologie mystique que de se rendre au-dessous de Dieu comme un enfant, vu que lui-même s’est fait enfant pour nous, et comme tel s’est donné à nous. Et ailleurs il fait voir cela même par une comparaison familière. Considérons, dit-il, deux hommes dont l’un soit très subtil aux sens de la vue et de l’ouïe, mais hébétés à ceux de l’odorat, du goût et du toucher; (36) et supposons l’autre qui soit aveugle et sourd, mais qui soit très subtil aux trois autres sens, l’odorat, le goût et le toucher. Il est certain que celui-ci pourra expérimenter de plus grandes délectations sensuelles que le premier. Appliquons, poursuit-il, ceci à la théologie mystique. Les philosophes et les théologiens qui sont savants ont la vue et l’ouïe spirituelle aiguës et pénétrantes, mais il arrive que plusieurs d’entre eux aient les trois autres sens spirituels bien émoussés; et tout au contraire quelques simples et sans doctrine, qui sont comme sourds et muets à l’égard de la philosophie et de la théologie scolastique, ont les autres sens, spirituellement parlant, en grande vigueur; je veux dire l’odorat, le goût et le toucher; et que suivant cela il ne se faut pas étonner si les simples et sans doctrine, qui sont comme sourds et aveugles en toute autre science, si ce n’est en celle de la foi, se délectent en Dieu, qu’ils aiment et désirent, et en cette façon ils le sentent, le goûtent, odorent sa bonté et en l’embrassant le touchent, ayant par pureté de vie et par simplicité les sens purgés et réformés, qui dans les autres, vicieux, sont entièrement stupides, sans pouvoir ressentir les choses divines très suaves, quoiqu’ils les voient ou entendent. Il poursuit le même sujet en (37) quelques autres endroits, aussi bien qu’Harphius qui est dans les mêmes sentiments, avec plusieurs autres, qu’il serait trop long de rapporter.

Cette doctrine se vérifie par un nombre sans nombre de saints personnages, simples et ignorants dans les sciences humaines, mais très élevés dans la science de la théologie mystique, qui est à proprement parler celle des saints.

Denys le Chartreux, parlant de Ruusbroec, l’appelle idiot qui à peine entendait le latin. Cependant c’est un de ceux qui a commencé à mettre en vogue la contemplation sans formes et images, et qui a reçu tant de lumières de Dieu dans la science mystique que le même chartreux l’appelle un autre saint Denys, qui est le coryphée des mystiques, ainsi que Hugues de Saint-Victor est appelé de quelques-uns un autre saint Augustin.

Tauler, savant et grand contemplatif, qui a été un des nourrissons de la théologie mystique, a été instruit par un pauvre homme, ignorant des lettres humaines, mais fort spirituel. À qui est-ce que Dieu de nos jours a plus communiqué cette mystique théologie qu’à sainte Thérèse, qui en a écrit des choses qui ne s’étaient encore point vues dans aucun livre? Un auteur (38) parlant de ce qu’elle a écrit : De voir, dit-il, de telles choses écrites par un saint Augustin, un saint Grégoire, un saint Bonaventure, ce serait chose digne de grande considération et estime; mais il l’est bien plus dans une femme sans lettres; l’exercice de laquelle, ainsi qu’elle confesse, était ordinairement de filer et de faire d’autres ouvrages de main, ou de fonder des monastères et en manier les affaires; qui de plus était travaillée de continuelles maladies, et en quelque temps si ignorante qu’elle assure avoir plusieurs années lues beaucoup de choses sans les entendre, et depuis les ayant entendu par la grâce de notre Seigneur, avoir été longtemps sans pouvoir dire un mot pour les déclarer.

SECTION III. Réponse aux objections formulées en la section première contre la vérité de la section précédente.

Je réponds à la première, que quand les auteurs mystiques appellent la contemplation sans images ou pensées, très sublime ou cachée, c’est à raison qu’elle élève les âmes à la plus haute perfection, et qu’elle est un acte de charité et d’amour de Dieu sur toutes choses, dont les ignorants sont capables, aussi bien que les doctes. (39)

Je réponds à la seconde, que les ignorants dont parle saint Denys, lorsqu’il défend de leur communiquer sa théologie mystique, sont les infidèles ou les superbes, bouffis d’une arrogante philosophie, qui méprisent la science des saints, telle qu’est celle-ci, ou les méchants qui méprisent ou ignorent la vie spirituelle, qui est l’oraison mentale. C’est le sens que donne Gerson.

Je réponds à la troisième, qu’une science ou un art inférieur doit servir de fondement à un autre qui est plus relevé que lui, quand ils sont de même ordre. On ne doit pas, par exemple, étudier en rhétorique sans être grammairien, ni en médecine, sans être physicien, parce que ce sont des sciences qui disposent l’esprit pour entendre celles qui leur sont supérieures. Ainsi la théologie scolastique demande la connaissance de la philosophie, parce que sa fonction est de prouver les mystères de la doctrine chrétienne et de tirer la conclusion théologique des prémisses révélées; ce qui ne se peut pas bien faire sans la connaissance de la logique, et même de la physique, parce qu’elle traite des anges, dont les êtres ne sont connus que par la proportion des choses naturelles. Et même l’Incarnation suppose la connaissance de l’existence et de la subsistance de la nature humaine, qui sont toutes pièces de (40) la métaphysique; elle traite aussi des sacrements, dont les êtres se connaissent par le rapport de ceux des choses naturelles, parce qu’ils ont leurs formes, leurs matières, leurs causes efficientes, et leurs causes finales. C’est pourquoi on ne peut pas bien facilement étudier en la théologie scolastique sans la connaissance de la philosophie, qui comprend la logique, la physique et la métaphysique. Mais la théologie mystique qui enseigne l’oraison sans pensées n’est pas de cette nature. Elle n’a point de science dont elle suppose l’acquisition pour lui servir de fondement, non pas même la théologie scolastique; mais il suffit à l’âme d’avoir la foi avec un grand désir de servir Dieu, et de s’adonner à l’oraison mentale. Comme une science qui n’a point de subordination avec une autre ne suppose pas son acquisition pour son fondement, quoiqu’elle lui fût supérieure; car la philosophie et la théologie se peuvent acquérir ou exercer sans connaissance de la rhétorique. Ainsi la théologie mystique qui enseigne l’oraison sans pensées n’a besoin d’aucune science humaine, n’y en ayant point qui lui soit subordonnée ni de même ordre.

Je réponds à la quatrième qu’il y a des sciences abstraites qui supposent d’autres sciences pour leur fondement : comme la (41) métaphysique ne peut être commodément apprise sans la connaissance de la philosophie, la connaissance des universaux ne peut subsister sans celle des particuliers dont ils sont abstraits; mais l’oraison de quiétude, qui n’a point d’autres pensées ni d’autres actes qu’un seul repos, n’est pas chose abstraite de quelque être dont elle demande la connaissance et la définition pour être connue. Car si vous parlez de l’oraison, ou du repos mystique accompagné d’un goût suave, ce n’est pas une chose qui ait été abstraite de quelques particuliers dont il suppose la connaissance pour en faire l’abstraction; mais c’est un goût de Dieu que Sa Majesté donne à l’âme, et qu’il lui fait ressentir sans qu’elle ait aucune pensée. Que si c’est une oraison de repos sans pensées et sans goût, accompagné de grandes stérilités, ce n’est qu’une patience tranquille parmi de telles angoisses, appuyée, non sur quelques pensées qui la soutiennent, mais d’un repos et d’une quiétude sèche et sans goût; ce qui ne se fait point par abstraction de quelques choses particulières dont la connaissance soit nécessaire à cet effet. C’est pourquoi l’objection qui dit que les esprits grossiers ne sont point capables de pénétrer dans les sciences abstraites n’a point ici de lieu, puisque l’oraison de repos ne se fait pas par abstraction (42) d’esprit, et en la façon que l’entendement forme des êtres universaux, des genres, des espèces et des différences; car j’avoue que toutes ces abstractions ne se peuvent faire par des personnes ignorantes, mais si l’oraison sans pensées s’appelle quelquefois abstraite, c’est à raison que ce repos qui est sans pensées est un être simple comme les abstractions. Or, à ce qu’on ajoute qu’il faut des esprits fort doctes pour pénétrer dans une chose qui n’a point de pensées, je réponds que la doctrine n’est pas nécessaire pour commencer une chose dénuée de pensées, puisque la doctrine est une connaissance acquise par plusieurs pensées, qui ne fait rien à la connaissance d’une chose sans pensées; au contraire il semble que moins l’âme a de pensées, et ensuite de doctrine, et plus elle est disposée pour la pratique de cette oraison de repos mystique, où il faut quitter toutes pensées.

Je réponds à la cinquième, qu’il est vrai que cette théologie mystique rend ceux qui la pratiquent très doctes; mais la conséquence n’est pas bonne, de dire qu’il n’y a que les doctes capables de lire les livres de cette mystique théologie; plutôt doit-on conclure que les doctes ne sont pas capables de lire de telles livres, puisqu’ils ne les entendent pas. Cela nous apprend que la doctrine (43) qui s’acquiert avec les pensées ne dispose pas à la connaissance de l’oraison qui se fait sans pensées. Et si on oppose encore que, si les doctes ne peuvent entendre cette théologie, les ignorants le pourront encore moins, et qu’ainsi en vain parle-t-on devant ceux qui n’ont point d’oreilles, je réponds qu’on peut parler d’une chose en deux façons : ou disant qu’elle est, ou bien ce qu’elle est, ou quelle elle est. Ainsi disons-nous que Dieu est une substance, mais nous ne pouvons dire quelle est cette substance, et moins encore comprendre comme elle est faite, parce que nous n’avons jamais vu chose qui lui ressemble. Il en est de même de l’oraison sans pensées. On peut bien dire qu’une telle oraison existe, mais ceux qui n’ont jamais fait épreuve de celle qui est accompagnée d’un goût agréable ne sauraient comprendre quel est et comment se forme un tel goût et un tel plaisir; mais on peut bien entendre comment se fait l’oraison sans pensées et sans goût, parce que ce n’est qu’une souffrance patiente et résignée parmi les distractions et les abandons. Or les ignorants peuvent aussi bien comprendre ces oraisons comme les doctes; mais ceux qui n’ont pas expérimenté ces goûts agréables qui s’entretiennent sans pensées ne pourront (44) savoir ce que c’est, quelques doctes qu’ils soient, non plus que les ignorants, parce que la science ne donne aucune connaissance de ces choses. Il ne faut pourtant pas cacher ces connaissances telles qu’on les peut avoir, ni aux saints, ni aux autres, non plus que celle de Dieu, des anges et de notre âme; quoiqu’avec toute leur science, ils ne sauraient comprendre ni imaginer quelle sorte d’être ce sont, n’y ayant dans les créatures visibles rien de semblable aux êtres détachés de la matière. Mais on en parle à cause du grand profit qui en revient, et pour éviter le grand mal que l’ignorance entière de ces choses apporterait. Ainsi parle-t-on de cette oraison de repos à cause du grand profit qu’apporte cette connaissance à tous les spirituels, et le grand mal qu’en causerait l’ignorance à ceux qui embrassent la vie contemplative. [45]

CHAPITRE III. Si cette théologie doit être enseignée aux doctes.

SECTION I. Cette théologie est pour les doctes s’ils pratiquent l’oraison mentale.

Quelques mystiques semblent tenir l’opinion négative. Tout ainsi, dit Gerson, qu’il faut cacher les paroles de la théologie mystique à plusieurs doctes et lettrés qui sont nommés sages, philosophes et théologiens, aussi la faut-il enseigner à plusieurs simples, sans doctrine ni étude, pourvu qu’ils soient fidèles. Il en donne la raison : d’autant, dit-il, qu’il y en a qui, enflés du vent de leur philosophie et vicieux, foulent avec leurs pieds sales tout ce qu’ils ne goûtent pas, et déchirent d’une dent canine tout ce qu’ils n’entendent pas. C’est pourquoi l’Évangile dit : ne donnez pas ce qui est saint aux chiens, et ne jetez pas les perles devant les (46) pourceaux. Les simples, au contraire, qui sont éclairés de la lumière de la foi, peuvent par cette doctrine s’élever à l’amour unitif avec Dieu, parce que la théologie mystique est un amour et s’acquiert par amour, et ceux qui sont sages devant leurs propres yeux, languissant en plusieurs sortes de controverses, doivent être exclus de l’étude de cette science. Il est néanmoins vrai que cette théologie mystique est aussi bien pour les doctes que pour les autres, s’ils s’adonnent également à l’oraison mentale; parce que la science humaine, et moins encore la divine, de soi ne peut être obstacle à la pratique de cette oraison; autrement il faudrait dire qu’une science serait contraire à l’autre et la détruirait, ce qui n’est pas, puisque les sciences sont des ornements de l’entendement qui le perfectionnent.

Secondement, l’expérience est une bonne preuve de cette vérité, puisque Dieu a non seulement enseigné cette oraison et contemplation à quelques docteurs, mais aussi par eux il l’a voulu enseigner à plusieurs autres. Le premier dont nous en ayons des écrits a été saint Denys Aréopagite, très bien instruit ès sciences humaines qu’il a mariées avec les divines. Ces livres très sublimes et divins qu’il a écrits (47) touchant cette théologie mystique en rendent témoignage, et l’on ne peut douter qu’il ne l’ait pratiquée, puisque ç’a été un des grands contemplatifs de la loi nouvelle. On croit que saint Paul la lui a enseignée, ayant trouvé cet esprit capable de recevoir les dépôts sacrés de ces vérités cachées, et de la débiter comme il a fait dans des termes élevés, et qui contiennent plus de science que les écrits de tous les autres Pères. Et Saint-Paul lui-même était docte, qui avait étudié sous Gamaliel fort savant, et lui-même s’appelle docteur des Gentils, ce qu’aucun des autres apôtres n’a dit de soi, parce que l’on tient qu’ils n’avaient que fort peu ou point étudié, et si cet apôtre des Gentils n’eût fait de notables progrès dans l’étude, il se fut contenté de la qualité de prédicateur, sans prendre celle de docteur des Gentils. Saint Bonaventure, très docte, comme tout le monde sait, et avec cela excellent contemplatif, était bien versé principalement en l’oraison sans images et pensées, qu’il a enseignée en ses opuscules. Tauler aussi très docte, qui a pratiqué et enseigné cette oraison en plusieurs endroits. Harphius, très savant au rapport du chartreux, a pratiqué cette même oraison, qu’il enseigne en toutes ses œuvres. Je laisse Rupert, Linconiensis (48) et celui qu’on appelle Vercellensis, Thomas a Jesu et Johannes a Jesu-Maria, tous deux carmes déchaux, Balthazar Alvarez et du Pont, jésuites, Benoît de Canfeld, Constantin de Barbançon, capucins, qui en ont fort bien écrit et l’ont fidèlement pratiquée, et plusieurs autres. Saint Augustin en a fait mention, montrant qu’il l’avait expérimentée.

SECTION II. La doctrine accompagnée d’humilité n’est pas contraire à la théologie mystique.

La doctrine de foi n’est pas nuisible à la théologie mystique ou contemplation sans pensée, mais seulement à raison du mauvais usage qu’on en fait; comme les richesses si décriées par notre Seigneur et par son apôtre ne sont préjudiciables qu’à cause du mauvais usage et de l’abus qu’en font ceux qui les possèdent. Job, Abraham, David et plusieurs autres étaient riches, et cependant très saints.

C’est pourquoi ceux qui rejettent les doctes de cette école mystique l’entendent de ceux qui sont bouffis d’arrogance et, se fiant trop à leur philosophie et théologie, méprisent la science mystique et négligent de s’y disposer par une vie vertueuse. (49) Il ne faut pas introduire en la classe de la théologie mystique de tels superbes, si peu appris ès divins rudiments; mais ceux qui sont gens de bien, humbles et qui veulent s’adonner à la vie spirituelle, y doivent être introduits comme les autres. Néanmoins, comme nous disons que les pauvres sont plus disposés pour le ciel que les riches, parce qu’ils n’ont pas tant d’embarras qui les retirent du service de Dieu — quoique pourtant plusieurs riches se sauvent, plutôt que beaucoup de pauvres, aussi disons-nous que les simples qui n’ont pas étudié sont plus propres à apprendre l’oraison sans pensées que les doctes, parce qu’ils sont plus disposés à l’humilité, que ceux qui ont beaucoup de science acquise, qui ordinairement les enfle par une vaine présomption de leur suffisance.

Cette humilité, comme remarquent fort bien les docteurs de cette science, est nécessaire à tous ceux qui prétendent y arriver. Il est impossible, dit Gerson, de parvenir à la vraie contemplation par autre voie que par l’humilité; d’où vient que l’Apôtre dit : si quelqu’un d’entre vous paraît être sage selon les maximes du monde, qu’il se fasse fol, s’il veut acquérir la vraie sagesse, c’est-à-dire qu’il s’humilie, se réputant fol à l’égard de la divine Sagesse, comme (50) ne pouvant comprendre les jugements et les œuvres de Dieu. De là vient qu’en la contemplation, rien ne ferme plus l’entrée à plusieurs personnes doctes que le mépris ou la négligence de s’humilier, en occupant ou soumettant leurs esprits aux mystères de la rédemption de notre Seigneur, et de suivre l’exemple de ses actions si humbles. Et nous voyons, dit le même, et avons vu par expérience en quelque saints ermites ou simples femmes, qu’ils ont plus profité en l’amour de Dieu par cette vie contemplative, que plusieurs grands clercs et lettrés; dont la raison est que cette vie s’acquiert mieux par une bonne et simple humilité que par une grande doctrine.

Mais supposé que cette humilité se trouve dans les personnes savantes, la science jointe à l’humilité n’empêche pas qu’elles ne deviennent très éminentes en cette science, ainsi que nous avons vu ci-dessus.

Je dirai plus, que sans la science l’on ne saurait communément apprendre la théologie mystique, contemplation sans images; car si un ignorant veut pratiquer cette oraison, pour n’y pas faillir, il doit être instruit et dressé par quelqu’un qui soit docte, ou au moins expérimenté.

Concluons que le seul abus de la science (51) rend l’homme docte incapable de l’oraison mystique, parce que celui qui s’enfle pour sa science, outre qu’il n’a pas l’humilité, qui est le fondement de toute pratique spirituelle, méprisant les autres et étant sage à ses propres yeux, il n’aura garde de croire et de prendre avis de ceux qui le pourraient diriger, dont la plupart sont simples et peu versés dans les sciences humaines; et se voulant conduire soi-même, il n’évitera pas les pièges et les tromperies du diable, qui se transforme en ange de lumière, ce qui se doit entendre aussi bien de l’oraison qui se fait par pensées et par production d’actes, comme de celle qui est sans pensées, et sans autres actes qu’un repos ignorant son objet.

Suffit donc à celui qui veut être mystique, ou instruit dans la théologie mystique, ignorant ou savant, d’être fidèle, humble, homme de bien et d’avoir un désir de s’adonner à l’oraison mentale; puisque les uns et les autres sont appelés à l’amour de Dieu et à la perfection chrétienne, à laquelle l’oraison de repos est une grande disposition. (52)

SECTION III. Résolution de quelques difficultés contre la doctrine précédente.

On peut opposer contre la doctrine précédente, que la science fournit aux doctes beaucoup d’images et de pensées, et en remplit tellement leur intellect et leur imagination, qu’il leur est difficile de s’en défaire; ce qui les rend malpropres, ce semble, à une oraison qui demande un esprit vide de pensées.

Je réponds que l’oraison qui se fait avec pensées et discours demande plutôt un esprit vide de pensées, que celle de repos : parce qu’une pensée chasse l’autre, et que souvent on se trouve en des états où la méditation et la production de bons actes est impossible, parce que l’imagination est toute pleine de pensées distrayantes; au lieu que telles distractions n’empêchent point la pratique de l’oraison de repos sans goût, à laquelle on a recours quand on n’en peut avoir d’autre. Et la raison en est que pour la pratique d’une telle oraison, il ne faut faire autre chose que se tenir en patience et résignation parmi les distractions, par un souvenir tranquille de son intérieur, attendant que l’on puisse faire autre chose, ce (53) qui n’est point empêché par les images ou par les distractions.

Pourquoi donc les mystiques demandent-ils un esprit si dénué pour telle oraison? Je réponds que cette contemplation sans images, ou est accompagné d’un goût délicat, ou en est privée, et qu’ils veulent ce dénuement pour la première et non pour la seconde. De plus, il y a des contemplations sans formes, accompagnées d’un goût délicat, qui ne laissent pas d’être compatibles avec l’agitation de la partie inférieure, et celles-là ne demandent pas une si grande dénudation. Il est vrai qu’il y a une autre espèce d’oraison de repos entièrement incompatible, ce qui est expliqué ailleurs; et il y a plusieurs auteurs, lesquels n’en reconnaissent point d’autre, ou au moins ne les distinguent pas, et les doctes remplis d’images y pourraient être moins propres. Encore faut-il savoir que, comme cette oraison ne se peut obtenir si Dieu ne la donne, quand il plaira à cette divine bonté la communiquer à un homme docte, elle pourra aussi bien suspendre et empêcher toutes les images que sa doctrine lui fournit, en liant l’imagination, afin que la pointe de l’esprit jouisse de ce goût sans pensées, comme quand il la donnera à un homme ignorant, à qui la doctrine ne donne aucune image. (54)

CHAPITRE IV. Si cette théologie mystique se doit enseigner indifféremment à tous ceux qui s’adonnent à l’oraison mentale, et s’ils en sont tous capables.

SECTION I. Première opinion négative.

La première opinion nie que tous soient propres à cette science, et demande de certaines conditions dans ceux qui y aspirent, sans lesquelles ils ne peuvent en être capables. Ceux qui avancent cette opinion la proposent en deux façons. Les uns la prennent en général, disant que tous ne se doivent pas adonner à la contemplation, parce que cet exercice n’est pas convenable à tous ceux qui veulent faire oraison mentale, mais que les uns sont propres pour la méditation, les autres pour la contemplation, qui est le (55) terme et la fin de la méditation; et ceux-là tiennent infailliblement que l’oraison de repos n’est pas pour tous ceux qui veulent s’adonner à l’oraison mentale, parce que sous ce mot de contemplation, ils comprennent l’oraison de repos, qui s’appelle communément contemplation sans formes et images. Les autres expliquent cette opinion négative plus spécifiquement, disant que l’oraison de quiétude n’est pas propre pour toutes sortes de personnes. Baltazar Alvarez, cité par du Pont en sa vie, dit que les seuls parfaits, qui ont le cœur net et épuré, peuvent parvenir à la contemplation, qui est le dernier période de l’oraison.

Rodriguez, jésuite, parlant de l’oraison de quiétude, dit que cette grâce n’est que pour ceux à qui Dieu veut la communiquer. Et Baltazar Alvarez, au lieu sus-allégué, dit qu’il y a des complexions si turbulentes qu’elles sont inhabiles à la quiétude que l’oraison mentale requiert, lesquelles il n’y faut pas appliquer du premier coup, mais aux œuvres de vertu, avec l’oraison vocale et autres dévotions, de sorte qu’elles aillent domptant peu à peu leur naturel, et se disposant pour pouvoir par après entrer un peu en l’oraison. Et le même, dans une lettre qu’il écrit à son père général, (56) parlant de cette oraison de quiétude : Ce sentier dit-il, n’est pas pour tous, selon la constitution du saint Père Ignace, mais il est pour tous ceux à qui Dieu le communiquera.

Comme tous, dit le Père Constantin, ne sont pas appelés de Dieu à la grâce de contemplation, ni tous tirés par un même chemin, c’est aux prudents directeurs à discerner quels sont capables ou non de ces divins sentiers. Et c’est après avoir dit en son prologue, que ces Secrets Sentiers dont il traite, sont la céleste et mystique Sapience : il entend de celle qui se dénue de toutes pensées. Et au chapitre susdit, il ne parle d’autre chose que de cette abstraction.

SECTION II. Opinion affirmative expliquée; et que tous ne sont pas appelés à la contemplation affirmative.

Pour bien entendre si cette théologie doit être enseignée à tous, ou s’ils en sont capables, il faut remarquer que les auteurs distinguent deux sortes de contemplation. Les unes qui ont une vue réflexe de leur objet, qu’ils appellent contemplation affirmative; et les autres qui n’ont (57) pas cette vue réflexe de leur objet, qu’ils nomment oraison de repos, ou contemplation sans formes; qui sont ou sans goût, ou avec goût. Ce qu’étant supposé, je dis que tous ceux qui s’adonnent à la vie contemplative, c’est-à-dire à l’oraison mentale, quand même ce serait à la continuelle, ne sont pas appelés à la contemplation affirmative, qui est celle qui s’aperçoit de son objet par une vue réflexe, et même n’y sont pas propres.

Il y a des personnes, dit Sandaeus, si peu portées à l’action, que si on les occupe au travail, elles succombent dès l’abord; et d’autres si inquiètes, que si elles s’abstiennent et cessent de travailler, elles sont plus travaillées, parce qu’elles souffrent d’autant plus les tourments des pensées inquiétantes, que plus elles vaquent de pensées. C’est pourquoi il ne faut pas que l’âme tranquille s’entende à un travail excessif, et que celle qui est inquiète se force à l’étude et à la recherche de la contemplation, parce que souvent il arrive que ceux qui pouvaient contempler Dieu dans le repos et la tranquillité en perdent la vue dans la presse des occupations; et assez souvent, ceux qui pouvaient vivre vertueusement dans l’exercice de leurs occupations se sont perdus dans l’oisiveté. De là vient que quelques — (58) uns d’un esprit inquiet, recherchant dans la contemplation au-delà de ce qu’ils peuvent comprendre, s’égarent et donnent jusque dans les maximes erronées, et, négligeant d’être avec humilité disciples de la vérité, deviennent maîtres de l’erreur. Si ton œil droit, dit notre Seigneur, c’est-à-dire, si la vie contemplative te nuit, ôte-le; et si le gauche, c’est-à-dire la vie active, t’est préjudiciable, fais-en de même. Celui qui s’élève dans les hautes contemplations au-delà de ses forces, déchoit de la vérité. Arrache donc cet œil, et te contente de la vie active. Cet auteur parle de la contemplation qui recherche la vérité pour la connaître par vue réflexe.

Gerson témoigne être de même sentiment. Comme dans un corps, dit-il, tous les membres n’ont pas mêmes offices, tous les chrétiens, qui sont membres du corps mystique de l’Église, ne sont pas destinés par le Saint-Esprit à de mêmes dons. Car les uns, comme dit saint Paul, ont le don de miracles, les autres celui de prophétie ou des langues; ainsi n’est-il pas convenable que tous s’adonnent à la contemplation, à laquelle tous ne sont pas appelés, et il est bon en cela que chacun suive le conseil de personnes spirituelles, qui (59) par l’expérience qu’elles en auront, pourront discerner si quelqu’un est capable de s’y appliquer. Et ailleurs : Puis, dit-il, que le repos et la cessation des choses extérieures est requise pour la contemplation, et que plusieurs sont liées à des états ou offices, dont ils ne se doivent acquitter sans beaucoup de soin et d’exercices corporels et des sens, que pouvons-nous dire, sinon qu’il faut détourner telles personnes du repos de la contemplation, où elles ne réussiraient pas, étant obligées de vivre dans le tracas des affaires? Prenons garde à tant d’ouvriers mécaniques, tant de marchands, de laboureurs qui cultivent la terre, à ceux qui sont engagés dans le mariage, qui oblige la femme de penser aux choses du monde, à plaire à un mari, qui oblige le mari de pourvoir à sa femme et à ses enfants. Je dis le même à l’égard des prélats de l’Église. Car bien que saint Grégoire dise qu’entre tous les autres, ils doivent s’élever à la contemplation, si néanmoins ils voulaient s’employer en l’exercice ou acquêt de cette contemplation, quand il est question de se tenir attentifs à pourvoir aux nécessités corporelles et spirituelles de leurs sujets, ils s’abuseraient le même, et ce serait une pure tentation pour eux si, abandonnant le soin de leurs brebis, ils (60) cherchaient à se délecter dans la suavité du repos contemplatif, parce qu’ils laisseraient le commandement de Dieu pour s’attacher à ce qui est de la liberté, et non nécessaire.

La raison confirme ce que dessus, car afin de pouvoir contempler Dieu et les choses divines avec une vue réfléchie des vérités contemplées, il faut avoir l’entendement fort dépouillé et dénué d’autres objets, et la volonté fort accoisée, pour se reposer en celui qu’on voit et que l’on aperçoit. Ce qui se doit entendre, non seulement quand la contemplation et naturelle, mais aussi quand elle est donnée de Dieu, car alors il détache l’entendement et la volonté de l’attention et de l’affection aux autres objets, ce qui ne se pourrait qu’à grande peine faire autrement, parce que l’attention du sens partagée à plusieurs choses, est moindre à chacune. Cette vue contemplative est une grande attention à la vérité contemplée, laquelle est pénétrée de l’entendement avec entière réflexion; c’est pourquoi, si l’entendement pénétrait d’autres objets ou discourait dessus, ou était attentif à quelques autres pensées, et si la volonté y était collée, la vue que demande la contemplation réfléchie ne pourrait s’étendre en la plénitude requise dans l’objet (61) et vérité contemplée. C’est pourquoi Gerson a eu raison de dire qu’une personne qui serait dans des occupations et des exercices fort distractifs et qui demandent une grande attention, n’est pas propre à cette sorte contemplation et n’y réussirait pas, vu que l’expérience nous apprend que l’oraison qui se fait avec pensées et discours ne se peut ordinairement pratiquer par ceux qui sont occupés ès affaires fort distrayantes; parce que quelque soin qu’on y apporte, on ne peut s’entretenir longtemps en de bonnes pensées. Et non seulement les personnes occupées, mais encore plusieurs autres, simples et sans étude, et qui n’ont pas l’esprit bien subtil, ne peuvent atteindre à cette sorte d’oraison, quoique que Dieu les y puisse mettre quand il lui plaira; mais cette grâce n’est communiquée que rarement à ceux mêmes qui s’adonnent à l’oraison mentale; et pour ce qui est de la contemplation naturelle, l’esprit grossier des personnes susdites ne leur permet pas de pénétrer par une seule vue quelque vérité chrétienne, et de tenir leur volonté suspendue en cette vue.

Il paraît, par tous les livres des contemplatifs, que Dieu conduit ordinairement les âmes, particulièrement au commencement, (62) plus par de grandes sécheresses que par ces sortes de contemplations incompatibles avec elles, parce que ces vues contemplatives qui pénètrent la vérité ne procèdent pas d’un entendement opprimé et embrouillé par les pensées importunes de l’imagination, comme il arrive ordinairement durant les grandes sécheresses.

C’est pourquoi il faut dire que la contemplation affirmative ne peut être appelée oraison ordinaire des contemplatifs, ni de ceux qui font oraison continuelle, ni des autres qui ne la font qu’en certain temps déterminé : parce que plusieurs font ainsi oraison mentale, qui néanmoins ne peuvent contempler par une vue réfléchie.

SECTION III. La contemplation, ou oraison mystique savoureuse, n’est pas une grâce extraordinaire à l’égard des contemplatifs.

La contemplation sans formes et images, c’est-à-dire l’oraison sans pensées et sans actes, laquelle est accompagnée d’un goût délicieux, n’est pas une grâce extraordinaire à l’égard des contemplatifs, je veux dire de ceux qui s’habituent à l’oraison continuelle; mais c’est un don que (63) Dieu leur fait ordinairement, et non pas à ceux qui ne font oraison qu’en certain temps; je veux dire qu’il ne se trouve guère de contemplatifs, et peut-être point du tout, qui aient acquis l’habitude de l’oraison mentale continuelle, à qui Dieu n’ait quelquefois communiqué une telle faveur.

Pour entendre ceci, il faut savoir qu’entre les grâces et les privilèges que Dieu communique à ses favoris, il y en a de plus extraordinaires les uns que les autres, parce qu’il s’en trouve qui ne se communiquent qu’à une seule personne, comme le privilège de l’union hypostatique, d’être voyageur et compréhenseur tout ensemble, d’être impeccable et médiateur de rédemption : ces faveurs n’ont jamais été communiquées qu’à l’humanité de Jésus-Christ. De même, la préservation de tout péché, tant originel qu’actuel, la dignité de Mère de Dieu, de Reine des anges et des hommes, ne sont données qu’à la Vierge Marie.

Il y a d’autres grâces qui peuvent être appelées extraordinaires au regard des contemplatifs et amis de Dieu, dont quelques-uns sont favorisés à l’exclusion des autres. La grâce, par exemple, que les apôtres reçurent au jour de la Pentecôte, le don des langues, celui de faire des miracles, (64) les extases, les ravissements et autres qui ne se donnent pas toujours, même aux plus grands contemplatifs. Mais il y a d’autres dons, lesquels, quoique extraordinaires au regard de tous les chrétiens, parce que tous n’en jouissent pas, ne le sont pas au regard des contemplatifs; comme l’habitude de l’oraison mentale, ou de la continuelle présence de Dieu, car aucun ne mérite le nom de contemplatif qui n’ait un tel don. Or sous cette catégorie je mets le don d’oraison qui n’a autre acte qu’un repos mystique savoureux, parce qu’il n’y a guère de contemplatifs qui soient arrivés à l’habitude d’oraison continuelle et de présence de Dieu, qui soient entièrement privés de cette faveur; mais communément, Dieu allaite les contemplatifs de la douceur d’un tel lait.

Les raisons sur lesquelles je me fonde sont premièrement, qu’à moins d’une puissance extraordinaire de Dieu, l’âme ne peut acquérir ni conserver l’habitude de la présence de Dieu continuelle sans l’oraison de quiétude, au moins de celle qui est sans goût, comme j’ai dit; et toutefois Dieu ne conduit ordinairement à cette oraison de repos sans goût que par celui qui est savoureux, comme je le prouverai ci-après; d’où suit que communément, ceux qui (65) jouissent de l’habituelle présence divine, ne sont pas privés de ce lait savoureux.

La seconde raison est que tous ceux qui ont écrit de la vie mystique nous exhortent à quitter les formes et les images, qui est autant que nous exciter à la pratique de l’oraison de quiétude et de repos mystique; ne faisant point distinction du savoureux et de celui qui est sec et sans goût, nous devons croire qu’il parle de tous les deux, puisque c’est une règle des jurisconsultes, que là où le droit ne fait pas de distinction, nous n’en devons pas non plus faire; et même, si on y prend garde, ils semblent plutôt parler de l’oraison agréable que de l’autre.

La troisième raison est que ces deux sortes d’oraisons dont nous venons de parler — l’une desquelles admet les pensées et l’autre les exclut, l’une produit des actes avec discours d’entendement et l’autre, sans tels actes, se tient en repos — sont comme deux sœurs germaines, qui amènent toutes deux l’Époux et le rendent présent à l’âme contemplative. Et puisque celle qui se fait avec pensées et production d’actes se donne à l’âme ordinairement avec de grands douceurs et plaisirs — car il n’y a guère de contemplatifs qui ne trouvent souvent des délices dans leur méditation, et qui ne cueillent dans le jardin de l’oraison des pensées (66) très agréables, comme des fleurs d’une odeur très exquise —, pourquoi donc leur oraison, qui se fait sans pensées, ne serait-elle pas aussi souvent communiquée à telles âmes, puisqu’elles pratiquent communément ces deux sortes d’oraisons? Pourquoi Dieu les consolerait-il en l’une et non pas en l’autre? Pourquoi cette douce mère, la divine bonté, leur donnerait-elle à sucer l’une de ses mamelles plutôt que l’autre? La raison pour laquelle Dieu donne des dévotions sensibles, plaisantes et agréables durant les méditations, et la production d’actes aux âmes qui s’étudient à l’oraison continuelle, c’est afin qu’elles s’animent, et ne défaillent pas si elles étaient toujours sans consolation. Or la même nécessité de ressentir quelques douceurs se trouve dans les âmes qui pratiquent l’oraison sans pensées. Si une mère connaissait que le lait de ses deux mamelles fût nécessaire pour la vie de son enfant, et si elle l’aimait, elle n’aurait garde de le lui refuser. Et Dieu connaissant bien que l’âme qui s’étudie à l’oraison continuelle a besoin de ces deux sortes de douceur pour entretenir cette vie spirituelle, il ne faut pas croire qu’il aime si peu cet enfant spirituel que, lui communiquant l’une de ces douceurs, il lui veuille refuser l’autre. Nous pouvons même dire que cette oraison sans (67) pensées, ni autres actes qu’un repos délicieux, est plus nécessaire pour la vie contemplative qui fait oraison continuelle que les méditations et l’oraison qui se fait avec pensées et discours, assaisonnée d’un goût délicieux. Car sans tels actes savoureux l’âme peut bien arriver à l’oraison mentale habituelle, mais assez difficilement et rarement y arrivera-t-elle sans l’oraison qui n’a autres pensées ni actes qu’un repos délicieux. Parce que Dieu ne conduit guères l’âme contemplative à l’oraison continuelle que par l’oraison de repos sec, dont nous donnons les preuves ailleurs. Or Dieu apprend la pratique de l’oraison de quiétude sèche et sans goût par les goûts et les douceurs de l’oraison de quiétude délicieuse. Cette raison me persuade que Dieu donne plus volontiers, à l’âme qu’il appelle à la pratique de l’oraison continuelle, les goûts et les douceurs de l’oraison de quiétude, que ceux qui se trouvent dans les actes et les méditations, puisque la quiétude savoureuse enseigne l’âme à se bien servir des quiétudes sans goût, sans lesquelles rarement peut-on faire oraison continuelle. Sur quoi je conclus que si Dieu communique si souvent à l’âme contemplative, celle principalement qui s’habitue à l’oraison continuelle, des pensées, des méditations et des actes tout (68) sucrés et confits en douceur, que l’on peut appeler la grâce ordinaire des contemplatifs, il lui communique aussi, et plus volontiers, les goûts de l’oraison de quiétude, qu’on savoure sans pensées et sans production d’actes.

SECTION IV. Quelques autres raisons qui prouvent le même sujet, et qui font voir pourquoi Dieu donne des consolations aux âmes contemplatives.

Comme il est de grande importance à l’âme contemplative de poursuivre le généreux dessein qu’elle a pris d’arriver à l’habitude d’oraison continuelle et de présence ou d’union avec Dieu, ce ne lui sera pas un petit aiguillon de bien savoir que Dieu ne manquera pas de l’aider en l’appuyant de ses consolations, ainsi qu’on pourra voir par la suite des raisons.

Quatrième raison : c’est une chose certaine et avouée de tous, que Dieu fait succéder les goûts et les consolations intérieures aux amertumes et aux afflictions supportées pour son amour; qui peut donc douter qu’après avoir laissé l’âme contemplative dans la boue et dans l’amertume des sécheresses, où elle ne pouvait faire autre chose (69) que se tenir en un repos souffrant, en attendant quelque douce visite de cette bonté, elle ne gratifie cette âme de cette autre oraison de repos savoureux, afin que la consolation corresponde à l’affliction, et le beau temps à la pluie? N’est-ce pas ce qui consolait le miroir de patience dans l’abîme de ses obscurités, de ses délaissements et de ses afflictions, lorsqu’il disait : Je suis dans les ténèbres, mais j’espère que quelque rayon de lumière les dissipera bientôt. Et comme il y a peu ou point du tout de contemplatifs qui ne reposent sur les épines des désolations intérieures, ne pouvant alors faire autre oraison que celle de quiétude amère, aussi faut-il dire qu’il n’y en a point dont les lèvres ne soient arrosées de la douce liqueur du repos mystique savoureux.

Mais ne suffirait-il pas que Dieu consolât ces âmes par des pensées et des méditations douces et suaves, sans leur donner ces oraisons de quiétude délicieuse? Dieu pourrait le faire ainsi; mais il ne se veut pas contenter de cela. Il a coutume de mesurer la consolation à l’aune des afflictions souffertes avec patience; il veut que sa miséricorde ne fasse pas moins que sa justice, qui ordonne que l’âme réprouvée reçoive des tourments selon la mesure du plaisir qu’elle a pris au péché; et aussi veut-il que l’âme sainte exercée par (70) les désolations de l’oraison sans goût soit recréée et réjouie, ou consolée, par les douceurs d’une oraison contraire.

Mais une cinquième raison plus forte, c’est que Dieu confirme les âmes en l’oraison de repos souffrant par l’oraison de repos délicieux et jouissant. Et comme on a coutume à une personne qui se dégoûte de quelque viande nécessaire à la santé, de la déguiser par quelque sauce ou saupiquet, qui fait qu’elle y trouve du goût et en use avec meilleur appétit, de même, quand l’âme demeure longtemps en une oraison de sécheresse, sans pouvoir faire autre chose que se tenir en un repos résigné et patient, si Dieu ne lui communiquait jamais cette oraison autrement que confite en vinaigre, elle s’en dégoûterait bientôt et n’y persévérerait pas longtemps, et ainsi elle congédierait l’habitude d’oraison continuelle. C’est pour cela que Dieu lui fait goûter la même oraison, mais confite en douceur, qui fait qu’elle s’y attache avec plaisir. Et si Dieu ne donnait autre oraison que celle des pensées et des méditations savoureuses, elle n’aurait pas le même effet, parce que ce ne serait pas même oraison. Comme si quelqu’un étant dégoûté d’une viande, vous lui en donniez d’autres, plus agréables, vous ne lui feriez pas revenir l’envie de manger de celles dont il (71) est dégoûté; mais il faudrait accommoder la même viande de telle sorte qu’on lui fit venir l’appétit et lui en donnât du goût.

On dit que c’est une coutume chez les Perses, lorsqu’ils font des festins, qu’après que les conviés ont mangé de quelque viande, ils ont en un plat un jus fort agréable, dont ils prennent une cuillerée ou deux de fois à autre, pour réveiller le goût et irriter l’appétit. Il semble que la douce providence de Dieu traite ainsi les âmes contemplatives : il les veut conduire à l’habitude de l’oraison continuelle par des sécheresses et des abandons, il veut que pendant ces états on fasse une oraison sans pensées, mais il n’y a rien de plus ennuyeux que cette sorte de viande, qui est néanmoins ordinaire aux contemplatifs; c’est pourquoi Dieu leur donne parfois, et par reprises, des goûts sans pensées, afin de les remettre en appétit et empêcher le dégoût.

La sixième raison : nous aurions de la peine à comprendre comment la douce providence de Dieu conduirait les contemplatifs à l’oraison continuelle et habituelle, si quelquefois elle ne leur présentait et faisait savourer des goûts et des plaisirs de l’oraison, qui n’a d’actes qu’un repos qui ne sait en quoi il se repose. Car si cette âme contemplative n’avait jamais autre repos (72) mystique que celui qui est ainsi sec et amer, et qui réside seulement en la pointe de l’esprit, toutes les autres puissances inférieures auraient bien plus de peine à s’apaiser, qu’elles n’ont pas quand la pointe de l’esprit se tient ainsi en repos parmi les sécheresses, et je ne sais quasi comment comme elle s’y pourrait résoudre; au moins la volonté aurait bien plus de peine à s’habituer à cette oraison de repos sec et aride. Mais quand Dieu donne à cette âme l’oraison sans actes savoureux, bien qu’elle ne soit qu’en la pointe de l’esprit, néanmoins toutes les puissances inférieures n’ont point de peine à s’y soumettre, elles s’apaisent doucement en la présence de ces douceurs, et apprennent peu à peu à se sentir accoisées et pacifiques, pendant que l’âme est en son repos mystique délicieux, ou sans goût. Mais si cette âme n’avait jamais fait cette oraison, les sens regimberaient bien fort parmi les sécheresses, pendant que la pointe de l’esprit se tiendrait repos; et quoique la raison leur dît que c’est une bonne oraison, et que l’empire de la volonté y intervînt, ils auraient de la peine à se soumettre; et peut-être qu’ils se révolteraient en sorte qu’à la fin ils persuaderaient à la raison et à la volonté que cet état de sécheresses serait une perte de temps. (73)

C’est pourquoi la providence divine, qui dispose toute chose avec suavité et conformément à leur nature, voulant conduire les contemplatifs à l’habitude de l’oraison continuelle par les sécheresses, verse cette douce liqueur pour leur donner courage de continuer et faire que les sens n’aient pas tant de répugnance à s’accoutumer à faire halte et silence pendant un tel repos de la plus haute portion de l’âme.

Septième raison : il y a grand nombre d’auteurs mystiques et de saints personnages, que j’ai cités en traitant de l’existence de cette oraison, qui en parlent comme d’une grâce ordinaire, que Dieu départ assez souvent aux âmes qui se donnent à l’oraison. D’où il faut conjecturer qu’il ne se trouve guère de personnes qui soient dans le train de l’oraison continuelle, qui n’aient fait et qui ne fassent expérience de l’oraison de quiétude pleine de délices spirituels. Faites réflexion sur ce que j’ai dit qu’il faut conjecturer, parce que comme je n’ai lu aucun auteur qui couche cette proposition en propres termes, je n’ose l’assurer autrement que par conjecture; et à l’égard de toutes ces grâces d’oraison qui dépendent de la pure volonté de Dieu, je n’ose et ne veux rien avancer, si je ne l’ai lu en quelque auteur bien approuvé, (74) ou si je ne l’ai appris de quelqu’un qui soit expérimenté en ces choses; mais la conjecture que je fais de cette proposition n’est pas mal fondée, puisque je la tire, et des auteurs et des raisons susdites.

Il ne faut pourtant pas penser que je veuille dire que tous ceux qui s’exercent en l’oraison mentale habituelle, ressentent également les douceurs de cette oraison sans pensées, car Dieu les communique plus ou moins comme il lui plaît : mais au moins, il est vrai qu’il y en a peu que Dieu ne gratifie de cette quiétude suave et agréable après leur avoir fait ressentir l’amertume des sécheresses de l’oraison sans goût, et qu’on peut dire que l’âme devenant contemplative, et Sunamite, c’est-à-dire pacifique, Dieu la prend pour son épouse et la traite en reine, la faisant marcher en carrosse. C’est ainsi que j’appelle oraison de quiétude de repos, dans lequel elle est portée sur les voies de la présence de Dieu; mais quelquefois elle roule sur un chemin fort pierreux et fort raboteux, où son repos est grandement secoué; et d’autres fois le carrosse, je veux dire l’oraison où elle repose mystiquement, roule doucement en une pleine vue agréable, qui fait endormir cette âme sur le sein de son Époux. Il est vrai que les caresses et les mignardises que cet Époux fait (75) aux âmes, sont plus grandes à l’égard des unes que les autres, et non seulement il ne fait pas ressentir d’égales douceurs à ceux qu’il appelle à cette oraison de quiétude, mais même il communique bien plus rarement cette douce contemplation sans formes et images aux uns qu’aux autres, ce qui n’empêche pas que cette grâce ne puisse être appelée ordinaire et commune à l’égard des contemplatifs, Dieu la communiquant à tous, autant et aussi souvent qu’il juge être nécessaire.

J’ai dit en la conclusion, que Dieu ne donne pas cette oraison de repos agréable à ceux qui ne font oraison mentale qu’en certain temps déterminé; premièrement, parce qu’on voit plusieurs de ces personnes qui ne savent ce que c’est que cette oraison sans pensées, quoique qu’elles s’estiment fort spirituelles; et qui pis est, elles n’en veulent point ouïr parler, improuvent et rebutent tous les livres mystiques qui en écrivent; et s’ils sont directeurs, ils en défendent la lecture. Ce qui est un grand argument pour croire qu’ils n’ont point goûté de ce miel savoureux, dont l’expérience les obligerait de parler autrement.

Secondement, quelques livres qui enseignent les méditations, et qui disent que cette oraison de quiétude savoureuse est (76) extraordinaire et ne se donne pas à tous, excitent et conseillent les âmes de ne s’y pas adonner, quoiqu’ils persuadent l’oraison qui se fait avec pensées et méditations, qu’ils appellent commune; ce qui est un signe que cette quiétude savoureuse ne se communique pas à tous ceux qui méditent seulement en certain temps prescrit.

Troisièmement, ceux qui ne font oraison mentale que de temps en temps se plaignent ordinairement qu’ils ne peuvent faire oraison, quand ils ne peuvent méditer ou produire des actes. Marque qu’ils ne sont pas accoutumés à l’oraison de quiétude ou de repos; moins encore à goûter les délices qui sont cachés dans son sein. D’où on apprend que l’oraison de quiétude savoureuse est commune à tous les contemplatifs qui se donnent à l’oraison continuelle, et qu’encore qu’il s’en trouve quelqu’un qui ne l’eût ressenti qu’une ou deux fois ou peu davantage, elle ne perdrait pas pour cela son nom de commune à l’égard des autres, puisque Dieu lui aurait communiqué cette oraison autant qu’il aurait connu lui être nécessaire, étant prêt de la lui communiquer plus souvent quand sa fidélité et son progrès à l’habitude de l’oraison mentale le requerrait. Mais il est extraordinaire que Dieu donne ce (77) repos savoureux à ceux qui ne s’appliquent à l’oraison qu’en certains temps, et encore plus quand il la fait goûter à ceux qui ne s’y appliquent point du tout.

SECTION V. La connaissance et la pratique de l’oraison mystique sans goût est nécessaire à tous ceux qui font oraison mentale.

La contemplation sans images ou l’oraison qui n’a d’autres actes qu’un repos mystique sec et sans goût, n’est pas une grâce extraordinaire à l’égard de ceux qui font oraison mentale continuelle, ou seulement en certain temps. Je veux dire que tels la doivent savoir et pratiquer, parce qu’autrement ils ne pourraient longtemps s’exercer en cette oraison ou continuelle, ou même déterminée à certain temps. La raison en est que Dieu n’a pas coutume de donner toujours des facilités d’oraison, il permet que l’âme tombe dans de grandes sécheresses, et qui durent quelquefois fort longtemps. Or en cet état elle ne peut faire d’autre oraison que celle de repos sans goût; et si elle ignorait un tel repos, elle abandonnerait l’oraison mentale. C’est pourquoi Dieu l’enseigne ordinairement à ceux qui pratiquent (78) l’oraison, même en certains temps, pourvu qu’ils continuent à y employer fidèlement le temps qu’ils se sont prescrit. Or il leur enseigne ce repos, ou par les directeurs et les livres qui en traitent, ou par lui-même, la leur faisant pratiquer et leur donnant en effet la patience et la résignation pendant leurs sécheresses et leurs délaissements, quoique peut-être jamais ils n’aient entendu parler de l’oraison de repos sec et sans goût. Mais ceux qui ne la sauraient ni en pratique ni en théorie ne pourraient pas continuer l’oraison. Et si vous me dites qu’il y a des âmes qui tous les jours une heure ou deux se mettent en oraison ou méditation sans pratiquer cette oraison de repos patient et résigné, je vous répondrai que ces âmes, religieuses ou séculières, ne font point du tout d’oraison mentale pendant leurs sécheresses; et qui, si elles se tiennent à l’église ou ailleurs, il faut qu’elles s’occupent d’autres pensées que de celles de l’oraison, et en un mot qu’elles y perdent le temps. Au lieu que les âmes instruites en cette oraison mystique, qui pendant leurs grands abandons ne pouvant poursuivre leurs méditations, se contentent de se tenir en un repos patient, attendant ainsi que leurs sécheresses soient passées et que la facilité (79) d’oraison revienne, pour retourner à leurs méditations et aux productions d’actes, et même prennent dans ce repos patient du courage et des forces, pour ne point perdre cœur, et pouvoir poursuivre leur chemin.

SECTION VI. L’oraison de repos en général est pour tous ceux qui s’adonnent à l’oraison mentale.

Parlant en général de la contemplation sans images et sans autres actes qu’un repos, nous pouvons dire qu’elle est pour tous ceux qui veulent s’adonner à l’oraison mentale, et qu’elle est ordinaire à leur égard.

Pour entendre cette conclusion, il faut se souvenir que nous avons remarqué et distingué trois sortes de contemplation. L’une qui est distincte et réfléchie, c’est-à-dire qui s’aperçoit de la vérité contemplée qui est son objet; et nous avons dit que cette contemplation est extraordinaire à l’égard de tous ceux qui s’exercent à l’oraison, parce que plusieurs ne peuvent ainsi contempler, et si elle est donnée à quelques-uns, c’est un extraordinaire, et ainsi cette contemplation peut être appelée extraordinaire pour tous états, et particulièrement (80) si l’on parle de la contemplation surnaturelle.

Une autre sorte de contemplation est celle qui est sans images, et qui n’a autres actes qu’un repos, mais confit en sirop et en miel savoureux et qui peut être appelée ordinaire à l’égard des contemplatifs, comme nous avons dit.

La troisième sorte est celle qui est sans images, et n’a qu’un repos confit en amertume, qui peut être appelée ordinaire à tous les contemplatifs, soit qu’ils fassent oraison continuelle, ou en certain temps. Mais nous avons dit qu’elle est entièrement extraordinaire à ceux qui ne font point du tout d’oraison mentale, parce que pour la pratiquer, il faut avoir la volonté de faire oraison, et ce serait un extraordinaire si Dieu la communiquait à quelqu’un qui n’en aurait aucun désir.

Mais si nous voulons parler de la contemplation sans images, ou sans autre acte qu’un repos en général, sans faire distinction entre celle qui est savoureuse, et celle qui est sans goût; nous pouvons dire qu’elle est pour tous ceux qui veulent se donner à l’oraison mentale, et qu’elle est ordinaire à leur égard, soit qu’ils la fassent continuelle ou en certains temps; parce que s’ils ne la font qu’en certains temps, ils (81) expérimentent celle qui est sans goût, et s’ils s’appliquent à la présence de Dieu continuelle, ils les éprouvent toutes deux; ce que j’entends pourvu qu’ils persévèrent. Et je ne doute point que celui qui pratique l’oraison par voie de méditation et de production d’actes, quand il peut, et celle de repos sans goût, quand il ne peut produire ses actes, ne conçoive un désir de faire oraison continuelle et d’en acquérir l’habitude; parce que Dieu nous excite toujours à ce qui est le plus parfait, si nous n’y mettons obstacle par nos infidélités, et ainsi Dieu dispose l’âme à l’oraison de repos savoureuse.

SECTION VII. Preuve de la doctrine précédente par l’autorité des docteurs mystiques.

Je prouve la conclusion précédente par l’autorité des auteurs mystiques, qui enseignent que l’oraison mystique généralement prise est pour tous ceux qui s’appliquent à l’oraison mentale.

Bien que Dieu tout-puissant et très haut, dit Tauler, soit un bien si incompréhensible qu’aucune créature ne le saurait parfaitement connaître, en sorte que l’on peut dire que tout ce que les plus grands amis de (82) Dieu connaissent de lui n’est point Dieu, il y a néanmoins, comme disent les saints Denys et Grégoire, je ne sais quoi de divin ou de Dieu en cette connaissance obscure et mystique qui excède tout sens et tout entendement, dans laquelle Moïse fut appelé et introduit. Tous les amis de Dieu aspirent et font effort pour entrer en cette voie; et il faut que tant que nous sommes, nous le fassions aussi. Il confirme le même ailleurs.

Le père Constantin demande si toutes sortes de personnes sont capables de goûter ce qui est contenu dans les livres des auteurs mystiques, où ils enseignent l’oraison sans pensées; et il répond que oui, pourvu qu’avec grande humilité, simplicité, liberté de cœur et confiance en la bonté de Dieu, ils tâchent de pratiquer par ordre ce qu’ils enseignent. Et quand, en quelques endroits, ils disent que tous n’y sont pas propres, ils entendent : s’ils ne sont conduits. Parce que, comme les chevaux qui ne sont pas dressés ne sont pas propres au combat, mais le seraient s’ils l’étaient, de même, si les âmes étaient bien instruites comme il faut en l’oraison, on verrait que toutes y sont propres. Car quoique que l’on dise, toutes les âmes sont appelées à la plus haute perfection. Soyez parfaits, disait notre Seigneur (83), comme votre Père céleste. Et il priait son même Père que ses Apôtres fussent un en la façon qu’ils n’étaient tous deux qu’une même chose.

Mais, direz-vous, notre Seigneur ne priait point pour tout le monde; il faut donc que tous ne soient pas capables de cette unité qui se rencontre en l’oraison de repos. Je réponds que le monde, ou les mondains, sous le nom desquels j’entends ceux qui ne se veulent pas adonner à la vie spirituelle, qui est l’oraison mentale, ne sont pas propres à l’oraison de repos, mais oui bien ceux qui s’y appliquent et y sont bien instruits.

C’est, ce me semble, ce que veut dire Gerson, quand après avoir prouvé que tous ne sont pas propres pour le repos de la contemplation, parce qu’il y a divers états qui demandent grande attention et qui sont fort distractifs — comme les arts mécaniques, le soin de procurer le salut des âmes et semblables, il donne une exception, en disant que tels ne sont pas propres pour le repos de la contemplation, si ce n’est que cette contemplation leur fût si familière, qu’étant devenus d’un esprit accoisé, ils pussent comme les bons anges contempler et agir tout ensemble, ou bien se retirer quand il leur plaît du travail et de l’occupation à l’oraison, et à la contemplation. (84) Or c’est l’habitude de l’oraison de repos qui accoise ainsi l’esprit, et qui fait qu’en quelque état, occupation, ou divertissement qu’il se trouve, s’il l’a acquise, il peut faire oraison sans qu’aucune occupation intérieure ou extérieure empêche l’exercice de cette quiétude; il est seulement requis de savoir bien prendre ses mesures en la pratique de l’oraison mentale et d’y être bien instruit.

C’est ainsi que j’interprète ce que dit Suarez, que Dieu quelquefois donne libéralement au commencement quelque participation de la théologie mystique et contemplation; ce qu’approuve Sandaeus. Mais quoiqu’il dise que cela se fait par une grâce particulière, néanmoins Suarez dit que c’est une grâce ordinaire, si ces commençants font ce qui est en eux. Et si la contemplation de la théologie mystique est donnée aux commençants par une grâce ordinaire s’ils font ce qui est en eux, il ne faut pas douter qu’elle ne s’accorde encore aux plus avancés s’ils s’y disposent. D’où suit que l’oraison de quiétude est ordinaire au regard des contemplatifs, tant commençants que profitants et parfaits. Car l’oraison de quiétude est appelée contemplation de la théologie mystique, et quand les auteurs parlent de ceux qui ne font que commencer à se donner à l’oraison (85) mentale, ils n’entendent pas ceux qui ont une habitude de s’entretenir en la présence de Dieu, mais ceux qui sont encore en la vie purgative. C’est pourquoi je dis que cette oraison de repos est propre à tous.

Mais pour accorder les trois opinions, il faut entendre la première, qui dit que la contemplation n’est pas pour tous, de l’affirmative, ainsi que nous l’avons expliqué. La seconde, qui dit que l’oraison de quiétude n’est pas pour toutes sortes de personnes, s’entend de la savoureuse, qui ne se donne qu’à ceux qui veulent faire oraison continuelle, ou si on l’entend de celle qui est sans goût, c’est à l’égard des personnes qui ne sont pas spirituelles et qui ne font aucune oraison; et ces deux opinions s’accordent avec la troisième affirmative expliquée dans nos conclusions. (86)

CHAPITRE V. Si Jésus-Christ a pratiqué l’oraison, et quelle.

SECTION I. Jésus a pratiqué l’oraison mentale par production d’actes d’entendement et de volonté.

Après avoir vu en quelles personnes se trouvent sur la terre l’oraison de quiétude, il faut considérer maintenant si elle a les ailes assez fortes pour voler jusqu’au ciel, et si sur la terre elle a fait son séjour dans les âmes relevées en perfection par-dessus toutes les autres. Car jusqu’ici nous ne l’avons fait voir que dans les personnes qui ne passent pas le commun de l’état auquel elles sont. Nous parlerons premièrement de l’âme incomparable de Jésus-Christ, que nous pouvons considérer ou sur la terre ou dans le ciel.

Et remarquons premièrement que pour (87) bien entendre ce qui suit, il faut savoir que nous divisons l’oraison mentale en deux membres : l’une se fait avec production d’actes, tant de l’entendement que de la volonté, l’autre sans production d’aucun acte sinon un repos obscur, qui n’aperçoit pas son objet.

Jésus-Christ étant sur terre a pratiqué l’oraison mentale qui se fait avec production d’actes et d’entendement et de volonté.

L’oraison mentale produit ces actes en deux façons, ou par forme de pétition, demandant quelque chose à Dieu, qui en rigueur est seule prise pour oraison — car il y en a qui ne reconnaissent point d’autre oraison que celle qui demande quelque chose; les autres, sous le nom d’oraison mentale et vocale, comprennent tous les actes d’entendement et de volonté qui tendent au culte divin.

Cela supposé, je dis que Jésus-Christ en tant que Dieu n’a jamais produit aucun acte d’oraison mentale, ni de demande, ni d’autre sorte. Il n’a point fait de demande, parce qu’une personne divine ne peut rien demander à l’autre, et que cette demande supposerait de la soumission et de l’indigence en Jésus-Christ, qui en tant que Dieu n’est pas moindre que son Père, étant le même Dieu que lui. (88)

Et pour ce qui est des autres actes d’oraison, hors la demande, qui sont ceux d’amour, de complaisance, de contemplation, de bienveillance et semblables, qui paraissent ne pas répugner à sa grandeur, et qu’il exerce même envers le Père et le Saint-Esprit, il faut dire qu’en lui en tant que Dieu ce ne sont pas des actes d’oraison mentale, parce que pour être tels, ils doivent tendre au culte divin, qui suppose une sujétion et un service qu’on veut rendre à Dieu par tels actes, tel qu’il peut être en un serviteur qui honore son maître, ce qui ne peut convenir à une personne divine.

Mais Jésus-Christ en tant qu’homme a produit des actes d’oraison mentale; parce comme tel il a été sujet à son Père, et obéissant jusqu’à la mort de la croix, et les théologiens assurent qu’en tant qu’homme il a eu la vertu de religion qui regarde Dieu comme souverain, et qu’il a exercé l’office de serviteur envers lui, l’adorant du culte de latrie et de religion, et qu’ainsi il a pratiqué en ce monde ces deux sortes d’actes d’oraison mentale : la demande et les autres actes d’entendement et de volonté qui regardent le culte divin. L’oraison, disent-ils, par une signification plus générale, signifie tout acte intérieur au moyen duquel l’âme est élevée à Dieu par (89) contemplation, méditation, dévotion ou acte semblable; et si on prend l’oraison de cette façon, il ne faut point douter que l’âme de Jésus-Christ ne se porte à Dieu par une très parfaite contemplation, non seulement par la jouissance béatifique, mais aussi par la science infuse et l’acte libre de charité. Que si on prend l’oraison pour une pétition, qui enferme l’obsécration, l’action de grâce et autres actes semblables, il est aussi très certain que Jésus-Christ a exercé en ce monde ce genre d’oraison, comme dit l’Apôtre : les jours de sa chair il a fait des prières et des supplications à celui qui le pouvait délivrer de la mort. Et ils assurent qu’il n’était pas messéant que le fils de Dieu en tant qu’homme rendît ce culte à son Père, non seulement de corps, mais encore d’esprit; car il était même expédient qu’il nous donnât l’exemple d’élever notre esprit à Dieu par de semblables prières, comme aussi qu’il opérât notre salut en toutes manières, en évitant, en satisfaisant et en impétrant. Saint Augustin remarque que Jésus-Christ a prié quelquefois sans être exaucé, pour nous apprendre la patience, quand ce que nous demandons ne nous est pas accordé. Et quand l’Écriture nous dit que notre Seigneur passait et perçait la nuit en oraison, (90) il est bien croyable qu’il ne s’occupait pas toujours à faire des demandes, mais qu’il s’employait encore dans les autres oraisons d’affection, et de contemplation, et qu’ainsi il exerçait parfaitement l’oraison qui se fait avec production d’actes.

SECTION II. Si Jésus-Christ a exercé l’oraison mystique ou la contemplation sans formes, et si elle se trouve dans les bienheureux.

Jamais Jésus-Christ, ni aucun bienheureux dans le ciel, n’a exercé la contemplation sans forme, ni l’oraison de quiétude qui se fait sans produire aucun acte qu’un repos qui n’aperçoit point son objet.

Et premièrement, pour l’oraison de repos sans goût, elle n’a jamais été en Jésus-Christ, parce qu’elle ne se trouve qu’en une âme qui est en sécheresses, et qui ne peut faire autre chose que se tenir en repos, souffrant tels abandons avec résignation au bon plaisir de Dieu. Or Jésus-Christ, jouissant de la bienheureuse vision de Dieu, n’a jamais été en tel délaissement.

Jésus-Christ, direz-vous, avait toutes les conditions d’une telle oraison, étant proche de la mort; car il se plaignait (91) à son Père d’être dans le délaissement; il était en amertume de cœur, disant que son âme était triste jusqu’à la mort, il avait des répugnances en la partie inférieure, et une grande résignation en la supérieure, comme il le témoignait par ces paroles : Mon père, s’il est possible que ce calice passe de moi; néanmoins votre volonté soit faite, et non la mienne. Je réponds que le délaissement de Jésus-Christ n’était point semblable aux délaissements de ceux qui sont en sécheresses, ni son oraison semblable à leur, parce que les délaissements et les sécheresses qui causent l’oraison de quiétude ou de repos sans goût supposent qu’on ne peut faire autre oraison que se tenir en un repos sec, et que l’intérieur étant obscurci, on est dans l’incapacité de produire des actes d’oraison et de bonnes pensées. Or toutes ces choses ne pouvaient se rencontrer en Jésus-Christ, qui avait la partie supérieure fort libre à produire des actes d’amour divin et tels autres qu’il eût voulu : il avait l’entendement plein de lumières, non seulement de celles de la gloire, mais encore de celles de la science infuse. Quand donc Jésus-Christ dit qu’il est délaissé, il veut dire que la Divinité a abandonné sa nature humaine aux tourments; et les contemplatifs en leurs (92) sécheresses sont dits délaissés, parce que la dévotion sensible et la facilité de méditer ou de produire des actes les a abandonnés.

Jamais Jésus-Christ n’a exercé l’oraison de quiétude savoureuse, ni en ce monde ni en l’autre, parce que durant cette oraison l’âme se repose en Dieu comme en son objet, sans savoir en quoi elle se repose; elle n’en a qu’une connaissance directe, sans en pouvoir avoir de réfléchie. C’est pourquoi cette oraison de quiétude est appelée contemplation obscure, ou mystique. Or jamais l’âme de Jésus-Christ ne s’est reposée en Dieu avec une connaissance si obscure : car jouissant de la bienheureuse vision de Dieu, il répugnait qu’il n’aperçût pas l’objet de son repos, outre que cette quiétude agréable contenant un acte de foi plus obscure que d’ordinaire, elle ne peut être compatible avec la clarté de la gloire.

Nous pouvons presque par mêmes raisons prouver que les bienheureux ne peuvent user de la contemplation sans formes et images ni pratiquer l’oraison de quiétude; car si nous parlons de celle qui est accompagnée d’aridités ou de difficultés de produire des actes d’amour et semblables, elles ne se peuvent trouver dans les bienheureux. Les épines ne croissent point en ce (93) jardin puisque le torrent de gloire et de volupté ne cesse point de l’arroser; et si nous parlons de l’oraison de repos délicieuse, les âmes bienheureuses ne la peuvent goûter, à cause que son goût et ses délices sont obscurs, et que celui qui a un tel goût ne sait pas ce qu’il goûte, ni ce qui lui donne du plaisir. Or tels plaisirs si obscurs ne se rencontrent point dans le ciel, éclairé d’une lumière glorieuse, ni conséquemment dans les citadins célestes.

CHAPITRE VI. Si la Sainte Vierge a pratiqué l’oraison de repos.

SECTION I. Si elle a exercé celle qui est sans goût.

Si nous parlons de l’oraison de repos sans goût, on peut marquer deux opinions. La première, que la Vierge a pratiqué cette oraison pendant qu’elle était au monde, mais bien que je n’aie trouvé aucun auteur tenant cette opinion (94) en termes exprès, elle peut sembler probable.

Premièrement, parce qu’il ne répugne point à la dignité de cette Vierge de dire qu’elle a eu des sécheresses, des aridités, des difficultés de méditer, de discourir et de produire des actes d’oraison; car comme elle ne voyait pas Dieu ainsi que son Fils ou les bienheureux, sa sainteté ne paraît pas en être offensée, non plus que sa dignité.

Secondement, cela pouvait contribuer à ses mérites; car c’est par cette voie que les contemplatifs s’élèvent à la perfection.

Troisièmement, c’est un exercice de patience.

Quatrièmement, Jésus-Christ même a été délaissé en la partie inférieure, non que cette partie s’élevât contre la supérieure, ainsi que fait la nôtre, obscurcissant l’entendement et empêchant son oraison; mais elle a eu des craintes et appréhensions des tourments, et des répugnances de la mort, qui ne déroge point à la dignité de Fils de Dieu.

On peut dire la même chose à l’égard de la bienheureuse Vierge; car si Jésus-Christ délaissa bien sa mère affligée l’espace de trois jours, pourquoi le Père éternel épargnerait-il son épouse et sa fille? Nonobstant ces raisons, je dis que la Sainte (95) Vierge n’a jamais été en telle sécheresse, ou en une si grande difficulté de faire oraison, qu’elle ne pût autre chose que se tenir en une quiétude ou repos souffrant avec résignation à la volonté de Dieu; mais elle a toujours eu pendant qu’elle a vécu une grande facilité d’oraison.

Cela se prouve, parce qu’elle était toujours en oraison actuelle sans interruption, comme je ferais voir ailleurs; ce qu’elle n’eût pu faire, si elle eût eu de la difficulté à l’oraison; car pour l’exercer toujours actuellement, il faut y avoir de la facilité, au lieu que dans le repos mystique sans goût, il doit y avoir de la peine, et une grande difficulté à méditer, discourir, et produire des actes, sans pouvoir faire autre chose que se tenir en un repos patient et souffrant de telles difficultés; ce que la Sainte Vierge n’a jamais ressenti, puisque toujours elle pouvait élever son esprit à Dieu par oraison sans aucune interruption.

Secondement, elle n’avait aucune difficulté en son oraison, autrement elle n’eût pas eu une oraison actuelle sans interruption; que si elle n’a point eu de distractions, encore moins de sécheresses, qui non seulement sont des distractions d’oraison, mais aussi des empêchements de méditer et de grandes difficultés à produire (96) des actes, sans lesquels l’oraison de repos sans goût ne se peut pratiquer; car quand l’âme n’a point de peine à produire des actes, elle ne se doit pas ainsi tenir en repos, mais opérer, puisqu’elle le peut bien faire.

Troisièmement, la concupiscence dans la Sainte Vierge n’était pas déréglée comme dans le reste des hommes, et elle ne ressentait point en soi de séminaire de péché, d’où s’élèvent comme du puits de l’abîme les mauvaises pensées et les noires vapeurs qui obscurcissent l’entendement; elle n’avait point aussi de mouvements déréglés.

Pour ces raisons, j’estime cette seconde opinion plus probable et plus conforme à ce que les docteurs assurent de la Sainte Vierge. Car ceux qui tiennent qu’elle a toujours eu une attention actuelle à Dieu sans distractions et sans interruption, doivent soutenir par conséquent qu’elle n’a jamais été en sécheresses, puisque ce sont des empêchements de l’attention actuelle. Et ceux qui tiennent qu’elle n’avait pas la concupiscence déréglée, qui est le sentiment commun de tous les modernes, sont dans la même opinion, de sorte qu’elle est la commune. Quelques docteurs l’avancent en termes formels, lorsqu’ils disent que la Sainte Vierge n’a point eu d’amour sans (97) connaissance, cette sorte d’oraison étant trop basse pour un esprit si éminent que le sien. Par cet amour sans connaissance, ils entendent l’oraison de quiétude pleine de sécheresses et sans goût; car pour celle qui est pleine de délices, nous allons voir que cette Sainte Vierge l’a goûtée, après avoir répondu aux arguments de l’opinion contraire.

Je réponds aux premiers que si, par la qualité de Mère de Dieu, il ne répugnait pas que la Sainte Vierge eût des sécheresses, des difficultés de méditer, etc., il répugnait d’ailleurs à raison du privilège que Dieu lui avait accordé de prier continuellement.

Je réponds au second, qui dit que les sécheresses sont causes de mérites, que, outre qu’il y a de l’inconvénient à poser en la Vierge la souffrance des sécheresses sous prétexte de mérite, aussi bien que la confession et la contrition dont elle n’était point capable, bien que ce soient des actions méritoires, elle méritait davantage par l’oraison continuelle et par l’élévation ou l’union de son esprit à Dieu sans interruption.

Je réponds au troisième, qui dit que les sécheresses sont une matière de patience, qu’il n’est pas nécessaire d’y être exercé en toute la manière, et qu’il suffit que Dieu (98) la fît souffrir ainsi qu’il était plus convenable pour sa gloire et pour son mérite.

Je réponds au quatrième, qu’il prouve seulement que la Sainte Vierge a eu des délaissements tels que son état pouvait permettre, mais non pas des sécheresses; et plutôt il en faut conclure qu’elle n’en a point eu, puisque son état ne le permettait pas, ayant le privilège d’une entière et continuelle attention à Dieu et aux choses divines. Le délaissement de Jésus-Christ n’a point empêché en lui cette attention. Je ne nie pourtant pas que peut-être, le Père éternel a exercé sa fille bien-aimée en quelques autres abandons sortables et compatibles avec les privilèges qu’il lui avaient donnés.

SECTION II. La Sainte Vierge a pratiqué l’oraison mystique savoureuse.

J’estime que la Sainte Vierge a exercé et pratiqué, lorsqu’elle vivait sur la terre, l’oraison mystique qui n’a ni pensées ni autres actes qu’un repos sans savoir en quoi on se repose, mais qui est pleine de délices spirituels. En voici la raison.

La première est que cette sorte d’oraison n’est point répugnante ni à la dignité de Mère de Dieu ni à ses privilèges, comme elle (99) l’est à ceux de son fils qui voyait Dieu clairement.

La seconde est que si tous les contemplatifs expérimentent quelque chose des délices de cette oraison, il n’est nullement croyable que Dieu les ait refusées à la Sainte Vierge, qui faisait oraison continuelle, et d’une façon très éminente. C’est la reine des contemplatifs, elle méritait la première place à cette table.

La troisième est qu’il y a grande apparence que la Sainte Vierge a pratiqué très excellemment les deux sortes d’oraison, je veux dire, tant celles qui s’exercent par les pensées et productions d’actes agréables, que les autres qui se font par contemplation sans pensées, et par douces quiétudes. Car pourquoi la divine bonté ne l’aurait-elle point allaitée avec ces deux mamelles, et fait sucer le double lait qui nourrit ses enfants, à elle qui est sa plus aimable, sa plus aimante et sa plus aimée fille? Que si on me voulait contester que Dieu n’a communiqué à la Sainte Vierge qu’une sorte de ces oraisons délicieuses, je croirais qu’il lui aurait plutôt donné des contemplations sans pensées et des quiétudes confites en délices, que non pas des pensées et des discours agréables; parce que ces goûts qui se savourent en repos et quiétude de toute l’âme ressemblent bien (100) mieux aux goûts et plaisirs du Paradis que ceux qui se savourent par les pensées et les affections agréables, puisque les délices des Bienheureux sont des jouissances et des joies qui établissent toute l’âme en grande quiétude et repos. Il faut donc que Dieu les ait fait goûter à la Sainte Vierge; à elle, dis-je, qui a eu le privilège de porter dans son sein la Divinité et l’Humanité tout ensemble, lorsque le Ciel empyrée n’avait encore porté que la seule Divinité. Le Ciel, qui s’ouvre si souvent pour laisser tomber quelque goût de ce torrent de volupté qui l’arrose, sur tant de bonnes âmes, pour les provoquer au désir de la jouissance de ces immortels plaisirs, aurait-il fermé ses cataractes pour elle, si désireuse et si altérée de ses biens? Et si c’est dans les entrailles de cette Vierge qu’on a pris, comme dans un magasin, la monnaie avec laquelle on a acheté toutes les délices du Ciel et qui ont été distribuées à tant de personnes pendant qu’ils vivaient encore sur la terre, cette Incomparable en aurait-elle été refusée?

La quatrième raison est que si la Vierge faisait une continuelle oraison, il n’y a point d’apparence que ce fût en produisant toujours des actes et multipliant pensée sur pensée : un esprit se lasserait bientôt, aussi bien que celui qui marcherait toujours sans [101] se reposer. Dieu lui pouvait donner cette force, il est vrai; mais comme il fait toutes choses suavement et conformément à la disposition du sujet, je crois plus probablement qu’il lui communiquait aussi l’oraison de repos, qui est comme la pose pour reprendre haleine après le travail de la production des actes.

C’est d’elle, ce me semble, que parlait le Saint-Esprit aux Cantiques, disant : qui est celle qui monte du désert, pleine de délices et appuyée sur son bien-aimé?118 Elle monte parce que l’oraison est une élévation de l’âme en Dieu; du désert, qui représente l’oraison de quiétude qui se fait sans pensées, et la contemplation sans images que les mystiques appellent un désir. Elle est pleine de délices, parce que son oraison de quiétude était délicieuse; et enfin elle est appuyée sur son bien-aimé, parce qu’elle reposait en Dieu, qui est l’objet de ce repos mystique. [102]

CHAPITRE VII. Si quelques saints ont eu des privilèges incompatibles avec l’oraison mystique ou de quiétude.

SECTION I. S’ils en ont eu d’incompatibles avec celle qui est sans goût.

Il est bien probable qu’aucun saint, la Sainte Vierge exceptée, n’a été exempt de sécheresses et d’aridités en l’oraison. Les raisons sur lesquels je me fonde sont : premièrement, que les plus grands saints ont été sujets aux péchés véniels, comme remarque saint Augustin, qui n’en exempte que la seule Vierge; et s’ils ont été sujets aux péchés véniels, qui sont plus, pourquoi ne l’auraient-ils pas été aux sécheresses, qui sont moins?

Secondement, la Sainte Vierge a été exempte de la concupiscence, qu’on appelle séminaire de péché; or c’est de cette [103] source infecte et empestée que sortent les vapeurs et la fumée qui obscurcissent l’entendement et mettent obstacle à la facilité d’oraison. Car si les péchés véniels, qui selon leur gravité et leur fréquence nous empêchent plus ou moins de nous élever à Dieu, procèdent de ce principe, il faut dire que de là naissent encore les mauvaises pensées, les révoltes des sens contre la raison, qui forment les difficultés qu’il y a à élever l’esprit et à faire oraison. Or nous pouvons dire que cette maladie est commune à tous les saints et à tous les contemplatifs, entre lesquels on ne peut douter que saint Paul n’ait été un des premiers, qui cependant disait qu’il sentait en ses membres une loi répugnante à celle de l’esprit et qui le captivait sous le péché119. Une des lois de l’esprit de cet Apôtre était de s’élever à Dieu; il en était empêché par la loi de la concupiscence qui le rendait captif sous la loi du péché, qui veut qu’on ne fasse point d’oraison. Et quand le même Apôtre se plaignait de ressentir en sa chair cet aiguillon120 qui l’excitait au péché et lui donnait contre son gré tant de mauvaises pensées, ces pensées ne l’empêchaient-elles pas de s’appliquer à Dieu, et ainsi ne le mettaient-elles pas en sécheresse, ne lui permettant autre chose que de dire : Votre volonté soit [104] faite? Et c’est là la pratique de l’oraison de quiétude ou de repos sans goût. Si saint Paul a été obligé de pratiquer cette sorte d’oraison, qui est celui qui présumerait d’en être exempt?

La troisième raison se prend de ce que les plus grands saints et les plus excellents contemplatifs s’estiment tous grands pécheurs, et plus infidèles à Dieu que tous les autres, comme saint Paul qui assurait qu’il était le premier, c’est-à-dire le plus grand des pêcheurs121, le moindre des Apôtres, et indigne de porter ce nom; ce qu’à mon avis ils ne se pourraient que difficilement persuader, commettant si peu de fautes, si avec cela ils avaient toujours une grande facilité d’oraison. Mais comme ils se trouvent en sécheresses, et ne peuvent qu’avec bien de la peine élever leurs esprits à Dieu, se voyant attaqués de tant de pensées extravagantes, ressentant même quelquefois un endurcissement de cœur, une pesanteur pour les choses divines, un intérieur tout égaré, et si peu de familiarité et de conversation avec Dieu, ils connaissent par expérience le fond de leur corruption, leur peu de fidélité à la grâce, et ne pouvant faire autre chose, ils se tiennent en repos et en résignation à la volonté divine.

Quatrième raison : nous lisons presque [105] dans tous les livres spirituels que Dieu, après avoir donné aux âmes des goûts et des dévotions sensibles, les retire et les en laisse jeûner un assez long temps, ce qui nous fait connaître qu’il n’y en a guère d’exemptes de ces vicissitudes spirituelles, puisqu’ils en parlent comme de choses ordinaires. Or ces privations de goûts ne sont autre chose que des sécheresses et des oraisons de quiétude sans saveur, que nous disons se retrouver ordinairement aux plus grands saints et aux plus grands contemplatifs.

Cinquièmement, ces mêmes livres spirituels nous disent que telles aridités sont des moyens pour élever les contemplatifs à la plus sublime perfection, et nous ne lisons point qu’aucuns y soient arrivés par autre chemin, ce qui est un préjugé qu’il n’y en a que fort peu ou point du tout qui en aient été exempt.

Sixièmement, l’Écriture sainte et la vie des saints sont remplies d’exemples des travaux qu’ils ont endurés, et les livres spirituels disent que les contemplatifs souffrent beaucoup pour arriver à la perfection; et comme on n’en voit plusieurs qui n’ont pas grande affliction extérieure, il faut que ce soient des tentations et des sécheresses; car s’ils n’avaient que des suggestions de l’Ennemi, [106] ils s’en moqueraient; mais il est probable que ce sont de grandes aridités qui les affligent plus que toute autre chose, parce qu’ils croient que cela les empêche d’aimer Dieu, de le bien servir et de s’unir à lui par l’oraison.

Septièmement, nous apprenons que les plus grands saints et les plus grands contemplatifs ont eu des sécheresses et des difficultés d’oraison. Saint François fut deux ans en de si grandes détresses intérieures qu’elles paraissaient au-dehors. Sainte Thérèse nous décrit en sa vie les grandes difficultés d’oraison qu’elle a souffertes. Saint Paul s’est trouvé en état tel qu’il s’ennuyait de vivre122, non pas à cause des mésaises et des persécutions, car en plusieurs endroits il proteste qu’il les estime et chérit jusqu’au point d’en faire toute sa gloire, et disant que l’ange de Satan le souffletait et le tentait, il dit hardiment qu’il se glorifiera en ces infirmités123; il fallait donc que ses afflictions fussent d’une autre nature que toutes celles que le diable et le monde lui pouvaient causer.

Je ne veux néanmoins pas dire que ces aridités, ces sécheresses et ces difficultés de s’élever à Dieu par de bons actes d’oraison aient poursuivi ces bonnes âmes jusques à la mort, et qu’elles aient été nécessitées de [107] pratiquer souvent l’oraison de quiétude souffrante pour n’en pouvoir faire d’autre; car Dieu donne à quelques-uns, au moins vers la fin de leur vie, un don d’oraison tel que toutes les fois qu’ils s’introvertissent, c’est avec grande douceur et facilité, en sorte que, s’ils produisent des actes d’oraison, ils sont confits en joie et en consolation; et s’ils pratiquent celle de quiétude, c’est la savoureuse. Mais je crois qu’une telle grâce se donne assez rarement, et à bien peu de personnes, et encore proche de leur mort.

SECTION II. Si quelques saints ont eu quelques grâces incompatibles avec l’oraison mystique savoureuse.

Si nous parlons de l’oraison de quiétude savoureuse à l’égard des grands saints et des plus éminents contemplatifs, je ne crois pas qu’aucun d’eux ait eu aucun privilège, don ou grâce, au moins continuelle, qui fût incompatible avec une telle oraison, car à moins d’une vision intuitive de Dieu, telle que l’ont les bienheureux, je ne sais quelle grâce ce pourrait être.

Il est vrai que Dieu donne quelquefois des contemplations claires de foi non [108] intuitives, mais seulement abstraites, qui ne compatissent avec la contemplation sans forme ou oraison de quiétude obscure et mystique. Mais il ne donne pas de tels états pour toujours; plutôt il met l’âme successivement, maintenant dans un état et puis dans l’autre, comme remarque sainte Thérèse; et tantôt il donne une contemplation et une vue de la vérité contemplée, et après une contemplation obscure et d’un objet qui est ignoré; tantôt il communique une oraison délicieuse, et puis une autre qui sera sans goût et sans saveur.

Quand je parle de tels privilèges incompatibles avec l’oraison de repos, je l’entends seulement de ceux que nous connaissons ou par l’Écriture, ou par les Docteurs et les Pères de l’Église, tels que sont le privilège de Jésus-Christ, qui en ce monde voyait Dieu, celui de la Vierge d’être toujours attentive à Dieu sans distractions. Car pour d’autres qu’on pourrait attribuer aux saints et aux contemplatifs, incompatibles avec ladite oraison, comme d’avoir eu continuellement quelque contemplation claire, contraire à l’obscurité de la contemplation sans forme, je ne l’oserais avancer, n’ayant point d’assurance de cela, mais plutôt du contraire, [109] autant que je le puis reconnaître par les auteurs mystiques et par les livres spirituels, formant notre croyance selon leurs doctrines, ne laissant pas de croire qu’en toute les grâces que Dieu fait à ses favoris, nous y sommes fort ignorants. Ce que je dis afin que l’on sache que je n’ai pas intention de borner les dons de Dieu; j’assure seulement que je n’en connais point d’autres que ceux que je déclare ici.

CHAPITRE VIII. Si les âmes de Purgatoire pratiquent l’oraison de repos mystique.

SECTION I. Si elles pratiquent celle qui est sans goût.

Ces âmes souffrantes font oraison mentale avec production d’actes d’entendement et de volonté, mais non pas l’oraison de quiétude. Elles font oraison par production d’actes parce que cette oraison se fait en deux façons : l’une par demande, l’autre par tout autre acte intérieur qui regarde le culte divin. Pour ce qui est de la demande, il ne répugne point à leur état qu’elles demandent quelque chose à Dieu, étant ses enfants rachetés, voire assurés de leur salut. Car si les pécheurs peuvent bien demander, pourquoi — non ces âmes agréables à Dieu? Leur affliction en est un fort bon sujet, outre que c’est un [111] acte de religion dont elles sont capables, n’y ayant point de raison de leur en interdire l’exercice. Elles peuvent demander à la bonté de Dieu qu’il lui plaise par ses inspirations d’exciter les chrétiens à faire des prières, à offrir des sacrifices, et à gagner les indulgences pour leur délivrance. Saint Grégoire rapporte en ses Dialogues que l’on a vu quelquefois les âmes de Purgatoire demander des suffrages aux vivants. Elles peuvent aussi demander à Dieu qu’il leur applique ceux qui sont offerts en général pour les défunts. Elles peuvent encore demander quelque consolation par lui ou par ses anges, afin de souffrir avec plus d’amour, de suavité et de patience.

Si nous parlons de l’oraison mentale en tant qu’elle est une élévation d’esprit à Dieu et comprend des actes d’amour et autres concernant le culte divin, et même la parfaite contemplation, l’opinion commune des théologiens est qu’il ne faut point douter que ces âmes qui sont dans le Purgatoire ne l’exercent très parfaitement et ne soient en une très haute contemplation et amour de Dieu; que même elles peuvent avoir la joie ou la consolation de l’espérance et de la charité avec la douleur des peines.

Mais quant à l’oraison sans images et [112] qui n’a point d’autres actes qu’un repos, les âmes de Purgatoire ne la pratiquent pas. Car premièrement, elles ne peuvent exercer celle qui est sans goût accompagnée de sécheresse ou des difficultés d’oraison, parce que telles sécheresses ou difficultés d’opérer procèdent de nos sens : l’entendement ne peut s’entretenir de bonnes pensées sans y être aidé par l’imagination, laquelle étant divertie à d’autres objets, l’entendement ne peut discourir ni penser à ce que la volonté lui propose. Dans le Purgatoire, cette difficulté cesse, et l’entendement n’a plus cet obstacle parce que l’âme est séparée du corps, et partant il n’y a plus de ce côté-là ni de sécheresses ni de difficultés de penser à Dieu et produire des actes d’oraison.

Secondement, telles sécheresses ou difficultés ont leur source dans la corruption de la concupiscence, qui incline naturellement au mal et fait que l’imagination est plus attentive aux mauvaises aux bonnes pensées, les âmes de Purgatoire n’ont plus cette concupiscence.

Troisièmement, ces sécheresses procèdent encore des mauvaises habitudes ou des inclinations que nous avons contractées aux choses de la nature, de la terre, et à quantité… [µ remarque : manque la dernière ligne sur la photo page 112 tome II] [113] nues et acquises par les sens extérieurs, lesquelles images et pensées sont formées en notre mémoire sensible, et sur lesquelles notre imagination se réfléchit malgré nous, empêchant les opérations de notre entendement contre le gré de notre volonté. Or le corps étant séparé de l’âme, toutes les habitudes et les inclinations des sens se perdent et ne donnent plus d’empêchement aux fonctions des puissances supérieures.

Quatrièmement, en ce monde nous voyons plusieurs choses extérieures, nous en entendons ou en touchons d’autres, qui excitent en nous les pensées des objets créés, qui nous divertissent par conséquent des pensées de Dieu et des choses divines. Les âmes de Purgatoire n’ont point tous ces empêchements, elles n’ont point de divertissement de Dieu, plutôt elles sont excitées d’y penser par le feu qui les brûle, qu’elles prennent comme le châtiment d’un bon père, résignées à sa volonté; elles ont un désir extrême de voir la fin de leurs souffrances pour aller jouir de Dieu, et non seulement elles n’ont point de sécheresses, mais ni même de distractions, d’autant que l’état auquel elles se trouvent semble ne leur pas permettre de penser à autre chose qu’aux tourments qu’elles ressentent, au Paradis qui approche, et à Dieu qui le leur peut et veut donner. [114]

Cinquièmement, la principale cause des sécheresses, et qui empêche plus l’âme de s’élever à Dieu par de bonnes pensées, c’est le démon, qui brouille son imagination pour la divertir de Dieu et empêcher son union. Cette cause ne se trouve point en Purgatoire, et ainsi le monde ne la divertissant point par ses affaires, occupations et distractions, ni le diable par ses tentations, ni la chair par les révoltes de ses sens et de ses passions, elle peut être, et est en effet, ainsi que disent les théologiens ci-dessus, en parfaite contemplation; ils veulent dire que les âmes de Purgatoire ont une grande facilité à s’élever à Dieu par l’oraison.

SECTION II. Les âmes de Purgatoire ne pratiquent pas l’oraison de ce repos savoureux.

Puisque, comme nous venons de voir en la SECTION précédente, les âmes souffrantes en Purgatoire n’exercent pas l’oraison de repos sans goût, comme étant contraire à leur état, elles ne pratiqueront pas non plus la savoureuse qui leur convient encore moins, les souffrances et les peines étant plus sortables à leur condition.

C’est pourquoi le Docteur irréfragable, remarquant qu’il y a trois fins prochaines ou [115] fruits de l’oraison, savoir est : impétrer, satisfaire et goûter ou savourer, dit que le seul premier se trouve en Purgatoire; le second ne s’y rencontre pas, parce que ces âmes, par leurs oraisons, ne peuvent satisfaire à leurs dettes, mais il faut que ce soit par leurs tourments. Le goût aussi et le plaisir de l’oraison ne s’y retrouve pas. La raison qu’il en donne est que ces âmes sont tellement attentives aux peines qu’elles souffrent et à l’affliction qu’elles ressentent de se voir retardées de la jouissance parfaite de Dieu, qu’elles ne s’attachent point à la douceur de leur contemplation.

J’ajoute une autre raison, qui est que les goûts de l’oraison et les douceurs de la contemplation sont donnés de Dieu aux contemplatifs comme à des enfants qu’il tient à ses mamelles et qu’il veut caresser; mais il ne traite pas ainsi les âmes de Purgatoire qu’il châtie dans sa juste colère, dont le Prophète avait tant d’appréhension qu’il en demandait instamment la délivrance.

C’est pourquoi, quelque oraison qu’elles fassent, je ne crois pas que Dieu y mette le sucre de ses goûts et douceurs. Et même les théologiens, au lieu sus-allégué, disent qu’il est vraisemblable que ces âmes souffrantes ne demandent point de plaisir ni de douceur en cet état, que plutôt elles veulent [116] souffrir et satisfaire promptement, afin de sortir de cette prison. Il est vrai que les mêmes enseignent qu’il ne répugne point à cet état d’avoir quelque joie d’espérance et de charité ensemble avec la douleur des peines. Néanmoins cette joie est bien moindre et d’un autre ordre que les goûts et les douceurs que Dieu donne en cette vie aux âmes contemplatives. Car les consolations de ces âmes souffrantes sont de ce que leurs peines terminées, elles seront bienheureuses, et qu’elles endurent pour plaire à Dieu et satisfaire à sa justice, semblable à un homme vertueux qui, étant grièvement malade et souffrant de cuisantes douleurs, se console, voyant qu’il souffre pour l’amour de Dieu et espérant que ses tourments, qui dureront peu, lui seront de grands mérites. Mais ces sortes de consolations ne donnent pas des plaisirs semblables à ceux que Dieu communique en l’oraison. Et puisque les douceurs de l’oraison de repos sont les plus suaves, il est bien probable que Dieu ne les donne pas à ceux sur qui il veut exercer sa justice. Ce qui me fait conclure que cette oraison ne se trouve point en Purgatoire, bien moins en Enfer, où les malheureux damnés ne font point d’oraison mentale, mais blasphèment sans cesse leur Créateur. [117]



TRAITE VI. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’Âme. [Tome II, page 117]

Argument.

Après avoir considéré dans le Traité précédent quels sont ceux qui peuvent ou doivent être instruits de l’oraison et théologie mystique, il faut maintenant déclarer quel est le sujet prochain, je veux dire quel est le fond ou la pointe de l’âme où réside cette mystique théologie. Mais que je puis bien m’écrier ici avec le très illuminé Prophète : «Ô Dieu, que la science que vous avez de moi, du fond et de la capacité de l’être que vous m’avez donné, est merveilleuse!»124 Plus je m’efforce d’en acquérir la connaissance et plus elle s’élève devant mes yeux, en sorte que je ne la puis atteindre. En effet ce fond ou ce sommet est le sanctuaire et la demeure secrète de Dieu présent en l’âme, où il opère par lui-même et où elle souffre et reçoit ses divines inactions. Il est là l’objet et [118] comme le soleil qui l’embrase d’un feu divin, et qui l’éclaire de tant et de si lumineux rayons qu’on peut dire que c’est dans cette intime et dans ce centre que se trouve toute la gloire de la fille du Roi céleste125, surpassant en sa beauté toutes les pensées et les idées humaines. Les espèces, les figures et les représentations des choses créées n’abordent point l’âme dans cet état et dans cette région de paix, parce qu’elle y est élevée jusque dans sa pointe au-dessus de toutes ses autres puissances; et là elle contemple la Divinité, non revêtue de formes et d’images comme dans les oraisons de méditation ou de contemplation, claires et affirmatives, mais en elle-même et au-dessus de toutes pensées, parce qu’elle sait bien que toutes les choses qui tombent sous le sens ou la compréhension humaine ne sont que des ombres et des peintures, et non la réalité ou la vérité du Dieu qu’elle cherche et qu’elle veut adorer. La seule foi nue et le pur amour qui la suit lui font voir et goûter, au-dessus de toute vue et de tout goût sensible, l’infinie beauté et bonté de Dieu, dans une complaisance et un repos intime en lui et en tous les biens qu’il possède.

Je m’efforce d’étaler et d’expliquer toutes les merveilles cachées dans le fond de cette âme mystique. Je déclare quelle est la division ou la distinction des trois facultés ou parties de cette âme, m’arrêtant particulièrement sur l’explication de la troisième, appelée [119] communément la pointe ou la cime de l’esprit, prouvant que cette troisième partie n’est ni l’essence ou la substance de l’âme, ni la syndérèse, ni une puissance réellement distincte des trois supérieures : mémoire, entendement et volonté, ni la méditation par voie de pensées et de discours, ni même la contemplation nommée affirmative ou claire; mais que la seule contemplation dite négative, obscure et sans forme, est la fonction de cette pointe, dont je fais voir la force, la noblesse et l’excellence; quoiqu’à dire vrai on ne puisse que mal parler de ce que l’âme goûte très bien en ce fond, et que les merveilles qui s’y rencontrent ne s’expliquent bien que dans le fond et par le fond même, où l’âme est opérante sous la conduite du Saint-Esprit. [120]

CHAPITRE I. De la division de l’âme et quelles sont ses parties.

La première et la plus ancienne division de l’âme est seulement en deux parties, l’une supérieure, l’autre inférieure. Par la supérieure, l’homme est semblable aux anges, et par l’inférieure, aux bêtes. Il semble que l’Apôtre approuve cette division quand il dit que la parole de Dieu efficace atteint jusques à la division de l’âme et l’esprit126. Et saint Augustin, sur ces paroles, dit qu’il n’y a rien de plus admirable que cette division entre l’âme et l’esprit, ces deux n’étant essentiellement qu’une même chose.

Cette division est commune dans l’école d’Aristote, car, encore qu’il remarque trois parties en la division de l’âme humaine, la végétante, la sensitive et la raisonnable, nous ne parlons néanmoins pas ici de la première, parce qu’elle n’a aucune connaissance et que ses fonctions sont indépendantes de la volonté et de la liberté de l’homme. [121] C’est pourquoi dans l’école de théologie mystique, on ne parle point de cette âme ou faculté végétante, ne considérant que les opérations libres et humaines, par lesquelles l’âme se peut unir à Dieu.

Laissons donc aux médecins la considération de cette faculté, qui nous rend semblables aux plantes. Les philosophes ne reconnaissent que deux autres parties ou facultés en l’homme, la supérieure et l’inférieure. La supérieure est l’âme raisonnable, contenant la mémoire, l’entendement et la volonté; l’inférieure contient tous les sens.

La théologie mystique nous apprend une division de notre âme encore plus subtile que celle des philosophes, car elle y remarque trois parties ou trois facultés, savoir l’inférieure, la supérieure et la suprême, ajoutant cette troisième, qui est la pointe de l’esprit, distincte des deux premières. C’est ainsi que sainte Thérèse les nomme127, et c’est le sentiment commun des mystiques. Cette troisième partie a été cachée aux philosophes païens, parce que, dit un auteur mystique128, ils ne l’ont pas recherchée.

Quelques autres, néanmoins, remarquent qu’un certain Proclus129, philosophe païen, a eu connaissance de la contemplation sans [122] formes, et a parlé du fond intérieur de l’âme, ce qu’il ne peut avoir fait s’il n’a reconnu cette troisième portion. Mais si lui ou quelques autres ont eu cette connaissance, il faut que Dieu la leur ait communiquée, ainsi qu’à Trismégiste,130 auteur des plus anciens du monde, celle de plusieurs Mystères de notre foi.

Ce qui est étrange, c’est que plusieurs philosophes et théologiens chrétiens ignorent cette plus haute et relevée partie de notre âme, et que quelques-uns, même de ceux qui font oraison et passent pour spirituels, ne reconnaissent ni cette plus haute pointe de l’esprit ni sa fonction, qui est l’oraison de quiétude, parce (disent quelques mystiques) qu’ils n’ont pas le sommet de leur affection immédiatement touchée et émue par le feu du Saint-Esprit.

Cette division de l’âme en trois parties peut être considérée en deux façons : selon les puissances de l’âme, ou selon leurs opérations. Si on considère l’âme selon ses puissances, on peut appeler la première sensualité, qui comprend tous les sens intérieurs; la seconde, raisonnable, qui contient la mémoire, l’entendement et la volonté. Et la troisième se pourra nommer la pointe de l’esprit.

Si nous considérons ces mêmes parties [123] selon leurs opérations, nous pouvons dire que la première et plus basse contient la dévotion sensible; la seconde, la raisonnable; la troisième, la contemplation suréminente. Or tous ceux qui ignorent cette contemplation abstraite et suréminente ignorent aussi cette troisième partie de notre âme appelée pointe de l’esprit, et l’on peut dire que ce sont les seuls écoliers de la théologie mystique qui l’ont découverte et mis en vogue. Mais puisque cette pointe de l’esprit est une des parties de notre âme et la plus éminente de ses facultés, d’où vient qu’elle est si peu reconnue et estimée? [124]

CHAPITRE II. D’où procède l’ignorance de la plus éminente partie de l’âme, appelée pointe de l’esprit. ?

Quelques-uns attribuent cette ignorance à la hauteur sourcilleuse et relevée de cette faculté, ou pointe d’esprit. Tout ainsi, disent quelques mystiques, que Dieu, selon sa Divinité, est appelé simple essence, qui n’est connue que de lui seul, notre âme a aussi en soi quelque chose de divin qui est le centre et le milieu de toutes ses forces (ils entendent la pointe de l’esprit), qui n’est parfaitement compris d’aucuns ; et comme Dieu n’est point tout ce qu’on peut dire de lui, mais infiniment au-dessus, de même cette force en l’âme n’est rien de tout ce qui se peut expliquer, qui la rend très semblable à Dieu.

Quelques autres estiment que la grande difficulté de connaître le fond de l’intérieur et cette pointe de l’esprit procède de l’indisposition et de l’immortification de l’âme même; et cette immortification, dit [125] Tauler131, consiste en tout ce à quoi l’âme se convertit et s’attache avec pleine délibération, comme l’inconsidération des paroles et des actions, l’amour, la haine, la superbe, la propre volonté, la complaisance, la légèreté, etc. Celui qui avec douleur reconnaît ses défauts, s’en accuse devant Dieu et prend la résolution de s’en amender, a trouvé le moyen de se relever de ce malheur et d’y apporter remède.

D’autres apportent une troisième raison, disant qu’il y a une appréhension ou connaissance, laquelle l’entendement ne peut atteindre ni l’intelligence contempler, d’où vient que le païen l’a ignorée, ne croyant pas qu’il y eût en l’âme une faculté plus relevée que celle de son entendement.

L’on peut encore attribuer, et justement, cette ignorance du fond de notre intérieur au défaut d’instruction, parce que, comme celui qui ne sait pas qu’il y ait un trésor caché en quelque lieu, n’a garde de le chercher, aussi l’ignorance de ce fond caché dans l’intérieur de l’âme est cause qu’elle ne se met pas en peine de le trouver. Nous avons cette obligation aux nourrissons de la théologie mystique, et ceux qui défendent aux âmes la lecture de leurs livres empêchent qu’elles ne rencontrent ce fond, qui serait leur trésor et leur vie. [126]

Dieu pourtant peut donner cette connaissance aux âmes qui s’y disposent et n’y mettent pas d’obstacle. Le recueillement et l’abnégation, disent quelques-uns, peuvent être un bon moyen pour arriver à cette connaissance. Tauler dit que pour y réussir, il faut fuir toute multiplicité. Et le même, parlant de cette noble portion de l’âme qu’il appelle «étincelle» 132, dit que les Gentils qui ont été avant Jésus-Christ ont apporté grande diligence et effort pour la trouver et expliquer, comme Platon, Aristote et Proclus. Il prend de là sujet de faire reproche à plusieurs chrétiens de ce qu’ils sont moins soigneux de chercher ce fond et cette pointe que ces païens, puis même qu’ils ont de la peine à se persuader qu’ils aient un tel fond, ou qu’il soit possible.

Il est pourtant vrai que, comme nous reconnaissons deux facultés en notre âme, l’une sensitive et l’autre raisonnable, à cause de leurs différentes opérations, dont les unes sont sensibles et les autres raisonnables, aussi devons-nous reconnaître au-dedans de nous une autre sorte d’opération mystique différente des deux autres, parce que, comme les astrologues et les mathématiciens ne reconnaissent le nombre et la diversité des cieux que par leurs divers [127] mouvements, nous pouvons en même façon juger de la différence des facultés de notre âme par leurs différentes opérations; et nous ferons voir plus bas quels sont les mouvements et les opérations de cette troisième faculté.

Cette division de notre âme en trois parties a son fondement en l’Écriture; car bien que l’Apôtre, au lieu marqué ci-dessus 133, ne la divise qu’en âme et esprit, il fait mention ailleurs d’une troisième faculté, lorsqu’il dit qu’il sent dans ses membres une loi répugnante à la loi de son esprit, entendant par ses membres la chair et la concupiscence, qui comprend tous les sens qui se bandent contre l’esprit; et nous pouvons dire que ces trois facultés de l’âme ont été figurées et représentées par les trois parties qui étaient au Temple. [128]

CHAPITRE III. De la division ou distinction des trois facultés de l’âme.

Quelques-uns estiment que ces trois facultés ne sont pas essentiellement distinctes l’une de l’autre, mais que c’est une même essence, distincte par trois noms différents. Sainte Thérèse, savante en la théologie mystique, est dans ce sentiment. Encore, dit-elle134, qu’il y ait différence entre la suprême portion de l’âme et entre l’esprit et l’âme, ce n’est toutefois qu’une même essence, les parties de laquelle, inférieure, supérieure et suprême, sont désignées par ces trois mots différents : «Je ne puis aussi entendre la différence qu’il y a entre l’âme et l’esprit, tout me semble une même chose. Combien que quelquefois l’âme sort de soi-même à la manière d’un feu qui brûle et flamboie, et quelquefois ce feu croît avec impétuosité, et cette flamme monte et s’élève bien haut par-dessus le feu, mais pourtant ce n’est pas chose différente, mais la même flamme qui est au feu.» [129]

Pour éclaircir cette matière, il faut savoir que l’âme raisonnable est unique, sans aucunes parties qui soient essentiellement distinctes l’une de l’autre. Cette âme a trois facultés : l’une d’opérer sensiblement par les organes de ses sens; l’autre d’opérer raisonnablement par ses puissances, l’entendement et la volonté; et la troisième d’opérer mystiquement par ces mêmes entendement et volonté. Ces trois facultés, inférieure, supérieure et suprême, en tant qu’elles sont en l’âme, ne sont différentes que par quelque dénomination; mais en tant qu’elles sont considérées en diverses puissances qui servent à l’âme comme d’instruments pour opérer, elles sont en partie distinctes essentiellement, et en partie seulement par quelque dénomination, car les instruments dont se sert l’âme pour exercer sa faculté sensitive sont réellement distincts des instruments dont l’âme se sert pour exercer ses deux autres facultés; mais les instruments dont l’âme se sert pour exercer la faculté supérieure et la suprême ne sont pas distincts essentiellement, parce que ce sont les mêmes puissances, entendement et volonté.

Mais si nous parlons des opérations de ces trois facultés, elles sont essentiellement distinctes l’une de l’autre, parce que la faculté [130] inférieure a des opérations sensitives, et quelquefois des dévotions sensibles; la faculté supérieure a des opérations raisonnables et des actes judicieux qui sont quelquefois abstraits de la matière; mais la faculté suprême et la pointe de l’esprit a des opérations mystiques, qui sont actes essentiellement distincts des deux premiers.

Les puissances ou organes de l’âme sont donc distincts réellement et essentiellement les uns des autres, et même de la substance de l’âme, comme aussi leurs opérations; mais les trois facultés dont nous avons parlé ne sont que l’âme même identifiée avec sa propre substance. C’est en ce sens qu’il faut entendre saint Augustin135, lorsqu’expliquant la division qu’apporte saint Paul de l’âme et de l’esprit : il n’y a rien, dit-il, plus admirable que de voir que ce qui est essentiellement un et indivisible en soi, soit partagé, et que ce qui est simple et sans parties soit comme divisé. Car en l’homme, son esprit et son âme ne sont pas deux essences, c’est la même substance d’une nature simple; mais il y a une double force ou faculté d’une même essence, dont l’une, qui est la supérieure, est désignée par l’esprit, et l’autre, qui est inférieure, par l’âme.

C’est en ce même sens qu’il faut entendre ce que disait ci-dessus sainte Thérèse : que [131] mens, l’esprit et l’âme, ou que les parties inférieure, supérieure et suprême, ne sont qu’une même chose essentiellement, signifiées par trois mots différents. Car il est bien vrai que si l’on prend ces trois facultés de notre âme, la sensitive, la raisonnable et la pointe de l’esprit, en tant qu’elles sont l’essence même de l’âme qui peut opérer par ses puissances, il n’y a point de différence entre elles que par quelque sorte de dénomination.

Mais ce n’est pas en ce sens-là qu’il faut entendre la division que l’école de la théologie mystique nous donne des trois parties de notre âme; car chez elle, les parties inférieure, supérieure et suprême ne sont pas des parties essentielles de la substance ou essence de l’âme, mais ce sont des puissances ou facultés distinctes réellement de l’âme. Car la partie inférieure est toute la sensualité, ou l’assemblage de tous les sens; les puissances raisonnables, la mémoire, l’entendement et la volonté, sont la partie supérieure; et ces mêmes puissances sont encore la pointe de l’esprit, ou le fond de l’âme.

Ces trois parties sont donc considérées par la théologie mystique comme réellement distinctes de la substance de l’âme; et ainsi la pointe de l’esprit, ou le fond de l’âme, est une puissance intérieure qui [132] réside dans l’esprit de l’homme, et qui opère les actions mystiques; et partant, c’est un accident distinct réellement de la substance, et ceux qui ont dit que ce fond était la substance de l’âme l’ont pris pour la faculté essentielle par laquelle cette même âme peut produire des actes mystiques par le moyen de ses puissances. Or il est tout certain que la théologie mystique ne considère pas le fond de l’âme ni la pointe de l’esprit en ce sens-là, le laissant à la philosophie; et la raison est que la théologie mystique parle du fond de l’âme, ou de cette pointe d’esprit, en tant qu’elle opère des actes d’oraison mystique et ne la reconnaît point autrement qu’en cet ordre; jusque-là même qu’il y a de grands contemplatifs qui ont pris le fond de l’âme pour cette opération et conversion mystique à Dieu. C’est pourquoi il n’est point du tout probable que la théologie mystique considère ce fond comme une partie essentielle de l’âme, mais plutôt comme une puissance capable d’opérer, vu que ce fond pris pour l’essence n’est pas mystique, ne produisant aucun acte mystique. [133]

CHAPITRE IV. Noms donnés à ces trois facultés de notre âme, et principalement à la troisième et suprême.

Quelques auteurs appellent le fond de l’âme innominable, et disent qu’en lui il y a des choses qui se peuvent nommer et d’autres non, sans expliquer quelles elles sont136. Mais selon ma pensée, ils veulent parler de l’opération mystique, de ce fond qui n’est autre que l’oraison mystique ou de quiétude, en laquelle les choses nominables sont celles dont l’âme s’aperçoit, savoir est la quiétude et le repos : et les innominables sont celles dont elle ne s’aperçoit pas, savoir l’Objet dans lequel on se repose, car en cette oraison de quiétude l’âme s’aperçoit bien qu’elle se tient en repos, mais elle ne sait pas en quoi elle se repose.

Ces auteurs ainsi entendus ne veulent pas dire qu’on ne puisse donner des noms [134] au fond de l’âme, puisqu’eux-mêmes en inventent, mais seulement qu’il y a en ce fond des choses qu’on ne connaît pas, et qu’on ne peut ni nommer ni expliquer.

Cette suprême partie de l’âme est si noble, disent les autres quasi en mêmes termes, qu’on ne lui peut donner aucun nom qui proprement lui convienne; et cependant on lui en donne plusieurs, afin d’en découvrir la nature par ce moyen. Nous ne laisserons pas de rapporter ici ceux qu’on donne plus communément à ces trois parties ou facultés de l’âme.

Saint Augustin appelle la portion inférieure, âme; la supérieure, esprit; et la troisième, mentem [mens], c’est-à-dire pointe de l’esprit. Et sainte Thérèse, comme nous avons vu, les appelait ainsi.

Gerson137 divise l’âme principalement en ces deux puissances, entendement et volonté, puis en chacune d’elles il met trois parties. Il appelle intelligence simple la plus haute portion de l’entendement; la moyenne, raison; et l’inférieure, sensualité, animalité, puissance connaissante sensuelle. Il fait la même division à l’égard de la volonté, nommant sa plus haute partie syndérèse, ou apex mentis; la seconde, appétit raisonnable; et la troisième, appétit animal ou sensuel. [135]

Jean de Jesus-Maria138 appelle la plus basse, force sensitive; la moyenne, force raisonnable; et la plus haute, intelligence.

Sandaeus139 dit que les mystiques divisent l’âme raisonnable, en ce qui est de sa puissance connaissante, en simple intelligence, en raison et en sensualité. Et selon la puissance affective, en syndérèse, volonté et appétit sensitif.

Ruusbroec140 donne à ces trois parties un nom différent, appelant l’inférieure un sentiment corporel; la seconde, un sentiment spirituel ou raisonnable; et la pointe de l’esprit, un sentiment divin, immobile et bienheureux.

Richard de Saint-Victor141 divise notre âme en trois cieux : l’imagination, raison, et intellect ou intelligence. Il appelle le premier ciel imaginaire et grossier au prix des autres; le second, raisonnable; le troisième, intellectuel.

Harphius142 donne trois états à notre âme, qui reviennent quasi à la division des trois parties que nous avons rapportées. Quelquefois, dit-il, l’homme est tellement disposé du corps et de l’âme que l’esprit est dit être en esprit; ce qui se fait quand les puissances supérieures sont de force tirées en haut, que l’homme oublie toutes les choses extérieures, et celles mêmes qui [136] concernent le corps, pour regarder seulement et se souvenir de celles qui se font ou en l’esprit ou par l’esprit, ainsi qu’il est dit au premier de l’Apocalypse143 : J’ai été en esprit un jour de dimanche.

Le second état de l’âme est quand on peut dire que l’esprit est au-dessus de l’esprit. Ce qui arrive quand l’esprit de l’homme est par excès ou par ferveur d’amour ravi au-dessus de soi à celui qui est au-dessus de tout, de sorte que rien ne soit en lui, c’est-à-dire en sa mémoire, en son entendement et en sa volonté, si ce n’est le seul éternel amour, qui est Dieu, dans lequel l’esprit demeure plongé et abîmé.

Dans le troisième état, l’esprit humain est divisé de soi, en sorte que l’esprit est dit être sans esprit, lorsque défaillant entièrement en soi-même, il passe à un certain état suréminent de contemplation divine. Or cette contemplation se fait par la pointe de l’esprit, comme il marque ailleurs, disant que l’esprit expire, devenu sans esprit, et sortant hors de soi, est fait un esprit avec Dieu par jouissance144. Et comme le fond de l’âme et la pointe de l’esprit s’unissent à Dieu par jouissance, il faut que, selon cet auteur, l’esprit soit dit être sans esprit, quand le fond de l’âme est uni à Dieu.

Le premier état reforme la plus basse partie [137] de l’âme, qui est la sensualité, faisant qu’elle quitte toutes les choses extérieures et visibles. Le second reforme la partie moyenne, ou la seconde faculté de l’âme, lorsqu’en sa mémoire, intellect et volonté, il n’y a que Dieu, et qu’elle s’élève au-dessus de la raison naturelle, car cet auteur dit ailleurs que Dieu est atteint par-dessus l’esprit, la connaissance et la raison humaine. Le troisième état perfectionne la plus haute partie et faculté de l’âme.

Tauler145 dit que chaque homme en contient trois, appelant le premier bestial; le second raisonnable; et le troisième suprême et déiforme.

Jean de Jésus-Maria appelle les trois parties de l’homme : infime, mitoyenne, qui comprend les trois puissances, mémoire, entendement et volonté; et la suprême, dans laquelle Dieu fait sa demeure d’une façon singulière. [138]

CHAPITRE V. Noms donnés par les mystiques à la plus haute portion de l’âme ou point de l’esprit.

Devant que d’expliquer la nature cachée du fond de l’âme ou de la pointe de l’esprit, il n’est pas hors de propos de rapporter ici les noms qui lui sont donnés par les mystiques, ainsi que je les ai pu remarquer dans la lecture que j’en ai faite, parce que non seulement ils sont une grande preuve de l’existence de cette portion et faculté suprême dans l’âme, dont tant de personnes saintes et savantes ont parlé selon leurs expériences et connaissances, mais de plus ils peuvent donner quelque notion de l’excellence de cette faculté et opération.





suivent des références classées thématiquement :]

Apex, ou cime de l’esprit. [références données en latin à Harphius, Tauler, S.François de Sales (Amour de Dieu; livre 9, chap.II)]

Abîme caché. […]

Centre de l’existence. […][139]

Centre de l’âme

Centre en l’âme

[etc. pages 139 à 141]

Il y en a plusieurs qui expliquent l’opération de cette pointe, ou suprême partie de l’âme, sans la nommer, comme quand ils parlent de contempler Dieu, ou l’essence divine, sans formes et images.

[suivent des références groupées en un paragraphe]

Les noms dont nous nous servirons sont ceux d’apex, de centre ou sommet de l’âme, de cime, fond, pointe de l’esprit, la plus haute et suprême partie de l’âme.

CHAPITRE VI. Explication du fond de l’âme ou pointe de l’esprit.

SECTION I. Opinion première, que ce fond est l’essence de l’âme même.

Je mets ici pour première opinion celle qui dit que la pointe de l’esprit ou le fond de l’âme n’est autre que l’essence même de l’âme.

Ruusbroec146, parlant de la mémoire, dit que, laissant les occupations et multiplicités, elle s’introvertit en la nue essence de l’âme par une naturelle propension, comme en son origine et naturel repos; et qu’aussi l’intellect est introverti en son essence. Et [143] ailleurs en plusieurs endroits, parlant de cette très haute partie de l’âme, il dit que c’est la même essence.

Harphius147, parlant des connaissances de l’oraison : Cette vision, dit-il, est accomplie au sommet de l’âme par la lumière et clarté éminente, laquelle clarté est répandue en l’essence tranquille de l’esprit. Il appelle ailleurs cette suprême partie la nue essence de l’âme, et en plusieurs autres endroits il l’appelle origine des puissances de l’âme, qui n’est autre que son essence. Les Pères Jean de Jesus — Maria et Honoré, et quelques autres, en parlent de même façon.

En l’union, dit sainte Thérèse148, la divine Majesté est jointe et unie à l’essence de l’âme, et Dieu entre en son centre, ne voulant pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, lesquels sont tous endormis, mais il veut entrer dans ce centre sans aucune porte. Par là, on voit qu’elle estime que les puissances ne sont pas le centre de l’âme, mais l’essence; que Dieu y rentre, et que l’âme y jouit de lui.

Ceux qui disent que la plus haute partie de l’âme est la substance de la même âme, conviennent en même sentiment, puisqu’essence et substance sont même chose. Il se fait, dit le bienheureux père Jean de la [144] Croix149, un attouchement de l’essence ou de la substance de Dieu avec l’essence ou la substance de l’âme. Et ailleurs, parlant des douces et suaves touches de l’amour : «Ô coup délicat, s’écrie-t-il, qui, par la délicatesse de votre être divin, pénétrez subtilement en la substance de mon âme!» Et poursuivant là-même : «Cet attouchement, dit-il, est très substantiel, et la substance de Dieu touche la substance de l’âme, où plusieurs saints sont arrivés en cette vie.» Et l’expliquant encore davantage ailleurs : C’est, dit-il, une communication essentielle de la Divinité sans aucun autre moyen en l’âme, par un certain attouchement d’elle à la Divinité, ce qui est éloigné de tous sens et accidents, d’autant que c’est un attouchement de substances nues, à savoir de l’âme et de la Divinité. Ces communications ne peuvent être comprises par les sens extérieurs, elles sont si substantielles et intérieures que les sens n’en sont pas capables; d’autant que la substance ne se peut communiquer aux sens, et ce qui peut tomber sous les sens n’est pas essentiellement Dieu : c’est une communication de Dieu essentiel.

Et Jacques de Jésus, expliquant ce bienheureux Père : En cet état, dit-il, de parfaite union et de haute contemplation, les deux essences, la divine et l’humaine, se [145] touchent : ils appellent ces attouchements substantiels. Dieu, dit le même Jean de la Croix150, demeurant en la substance de l’âme, lui fait de secrètes communications, qui sont certains attouchements substantiels d’union entre Dieu et l’âme. Il ajoute que l’âme désire plus un de ses attouchements que toute la faveur qu’il lui fait, et que ce sont des divins attouchements en la substance de l’âme avec l’amoureuse substance de Dieu, ce qu’il réitère encore ailleurs.

Les susdits auteurs croient que ces attouchements substantiels de l’essence, ou substance de notre âme avec celle de Dieu se font dans la suprême partie de l’âme appelée fond ou centre. L’âme, dit Jacques de Jésus, se retire en son fond et en son centre, où Dieu et elle se touchent substantiellement. Votre être, dit Jean de la Croix parlant à Dieu, en cet attouchement substantiel dont vous touchez l’âme, est éloigné de moyens et sans modes, libre du raccourcissement des formes et des figures.

C’est donc l’oraison sans formes et figures qui réside en la pointe de l’esprit. Enfin, ils disent que ces attouchements substantiels peuvent bien être ressentis de ceux à qui Dieu les donne. Ceux-là, dit Jean de [146] la Croix, le sentiront et le verront, qui se seront subtilisés.

Et plus haut il dit qu’il les ressentait en lui-même. J’estime qu’étant en oraison de quiétude, il la croyait être ces susdits attouchements substantiels.

SECTION II. La suprême partie de l’esprit appelée apex mentis, pointe ou cime de l’esprit, n’est pas l’essence ni la substance de l’âme.

Je dis que la suprême partie de l’esprit appelé sa pointe ou cime, n’est pas l’essence ni la substance de l’âme; et que dans la contemplation de cette pointe, il ne se fait point d’attouchements substantiels de l’essence ou substance divine et de l’humaine, autrement que dans les contemplations et oraisons qui se font avec production d’actes. Dans cette conclusion, je dois prouver trois choses : la première, que cette suprême partie n’est pas l’essence ou la substance de l’âme; la seconde, que dans la contemplation de cette suprême partie il ne se fait point d’attouchements substantiels que comme dans les autres oraisons; la troisième, que les auteurs qui semblent dire le contraire, étant bien entendus, ne sont pas beaucoup éloignés de cette vérité. [147]

Pour prouver que cette suprême partie, ou pointe de l’esprit, n’est pas l’essence ou la substance de l’âme, il faut se souvenir que nous avons divisé l’âme en trois parties ou facultés, et nous le pourrions bien en quatre : en la végétante, que la théologie mystique ne considère pas, d’autant qu’elle ne sert pas à l’oraison mentale; et en l’inférieure, supérieure et suprême. Aucune de ces parties ne peut être dite l’essence ou la substance de l’âme, parce que, bien que l’essence de l’âme contienne éminemment ces quatre parties, néanmoins on ne les considère pas en cette condition, et comme telles elles ne sont pas distinctes, étant indivisibles comme la substance de l’âme et non opérantes. Mais quand nous en parlons, nous les considérons comme choses divisées réellement, et comme capables d’opérer et d’être réduites en acte et disposées à cela. C’est pourquoi elles sont considérées dans les organes, facultés ou puissances disposées prochainement à leurs fonctions et opérations, ce qui ne peut convenir à l’essence ou substance de l’âme, qui, toute seule sans tels instruments, n’a que des dispositions fort éloignées, et ne peut réduire en pratique la puissance qu’elle a éminemment à telles fonctions. Ce qui fait que personne n’a jamais dit que la faculté végétante en l’homme [148] fût l’essence de l’âme, ni que la partie inférieure appelée sensitive, ou même la raisonnable, fussent la substance de l’âme. Mais communément, quand on parle de la faculté végétante en l’homme, on la met dans les organes disposés à cela; et quand on parle de la partie inférieure, on la met dans la sensualité, comme la partie supérieure dans les puissances raisonnables, mémoire, entendement et volonté. Car si nous ne considérions ces parties qu’en tant qu’elles sont éminemment dans l’essence ou substance de l’âme, il n’y aurait point de partie supérieure, inférieure ou suprême; et la raison en cela est que nous n’avons connu tels degrés ou parties, inférieure ou supérieure, que par leurs opérations; or elles ne sont en disposition prochaine à telles opérations qu’en tant qu’elles sont facultés des organes et puissances de l’âme comme ses instruments. Et partant la faculté végétante est dans le corps; l’inférieure dans le sens; la supérieure dans les puissances raisonnables; et si elles sont dans l’essence de l’âme, c’est éminemment, indistinctement et confusément, et comme telles ne sont considérées d’aucune science : car quand quelque science parle de telles parties de l’âme, végétante, inférieure et supérieure, elle les décrit par leurs opérations et par leurs fonctions, ne les pouvant autrement connaître. [149]

Il en faut dire de même de cette suprême partie de l’âme; car encore qu’elle soit aussi bien que les trois autres dans l’essence ou substance de l’âme éminemment, néanmoins la théologie mystique ne la considère pas en cette qualité, parce que comme telle elle ne la peut connaître ni discerner; et les auteurs mystiques qui en parlent n’en ont jamais pu rien apprendre que par ses fonctions et ses opérations, jusque-là que de grands contemplatifs ont donné le nom de fond de l’âme à l’opération de ce même fond.

Et pour faire voir que les mystiques qui disent que le fond ou la pointe de l’esprit est l’essence de l’âme considèrent cette suprême partie non pas en tant qu’elle est éminemment et confusément la même chose avec l’essence de l’âme, mais en tant qu’elle est en opération : c’est que jamais ils n’en parlent que comme étant distincte de la partie inférieure et supérieure de l’âme, et tenant le premier rang; or en cette considération, elle n’est pas essentiellement dans l’âme, car elle y est sans ordre et sans aucune distinction.

Et la seconde conjecture que j’en ai, c’est qu’ils croient que la fonction et la contemplation de cette suprême partie est dans l’essence de l’âme, ce qui fait assez entendre [150] qu’ils en parlent non en tant qu’elle est même chose avec l’essence, mais en tant qu’elle est dans sa prochaine disposition à opérer et à être réduite en acte, car en tant qu’elle est même chose avec l’essence, elle n’est point actuellement opérante.

Il est donc faux qu’il y ait une faculté de l’âme qui contemple Dieu sans formes et sans images, laquelle soit essentielle ou la même substance de l’âme, et non pas un accident ou une puissance; aussi pouvons-nous dire que cette opinion est contraire à toutes les maximes de la philosophie, dont voici la raison.

SECTION III. La raison qui prouve que cette suprême partie n’est pas l’essence ou la substance de l’âme.

La première raison est que cette prétendue faculté essentielle est opérante, et on la considère ainsi. Or l’essence et la substance de l’âme ne sont pas telles, parce que, comme a remarqué Crombecius151, l’essence de l’âme, en tant qu’elle est distincte des puissances, n’a aucune opération, et est semblable à un corps humain qui serait sans bras, sans jambes et sans aucun de ses sens.

La seconde raison est qu’en cette suprême [151] partie où se font ces attouchements substantiels, il y a des actes, comme a été contraint de le confesser Jacques de Jésus152, disant que ces attouchements substantiels, non seulement ne requièrent pas que les actes d’entendement et de volonté cessent, mais demandent positivement qu’il y en ait, quoiqu’ils soient très spirituels et très simples; et il dit que l’âme se retire alors en son fond et en son centre. Or les actes ne sont pas dans l’essence précisément prise, mais dans les puissances, ainsi que disent tous les bons philosophes. Puis donc qu’il y a des actes dans la suprême partie, il s’ensuit qu’elle n’est pas l’essence de l’âme.

La troisième raison est que la quiétude résidente en cette suprême partie est une chose aperçue et reconnue par ceux qui en jouissent. Or on ne la pourrait apercevoir si elle était en l’essence de l’âme, non plus que la grâce justifiante qui y réside, comme nous apprend la sacrée théologie, ce qui fait que personne ne sait s’il est digne de haine ou d’amour. Car comme nous ne pouvons apercevoir notre âme, étant invisible à notre intellect, les choses qu’elle reçoit en soi lui doivent ressembler, selon l’axiome, d’où il faut conclure que la supérieure partie de l’âme n’est pas son essence.

Ceux, direz-vous, qui sont en cette quiétude [152] n’aperçoivent aucune opération de l’âme, et peut-être que ceux qui assurent que cette quiétude est l’essence de l’âme se sont fondés là-dessus, estimant que c’était une contemplation inconnue. Mais je réponds que cela n’est pas, parce qu’on aperçoit bien la quiétude, qui est une jouissance ou un amour jouissant.

La quatrième raison est que l’oraison qui a son siège et sa résidence en cette suprême partie est une contemplation, ainsi communément appelée par les mystiques. Or, selon tous les philosophes, la contemplation ne réside pas immédiatement et précisément dans l’essence de l’âme, mais dans ses puissances : cette suprême partie n’est donc pas l’essence de l’âme.

La cinquième raison : les mystiques disent que dans cette suprême partie, il y a un amour ou acte de charité; ils disent encore que cet amour est une jouissance. Or l’amour et la jouissance ne résident pas immédiatement en l’essence de l’âme, mais en sa puissance qui est capable d’aimer, savoir la volonté.

La sixième raison est que la contemplation sans formes et images est produite par le fond de l’âme ou la pointe de l’esprit, comme sa fonction, ainsi qu’il sera prouvé ci-après et partant, c’est un accident. Or si ce fond de [153] l’âme ou cette pointe d’esprit était la substance de l’âme, elle produirait un accident qui subsisterait immédiatement en son essence; ce qui n’est point, car tous les philosophes ne reconnaissent point d’autres accidents qui existent immédiatement dans la substance de l’âme, que ces trois puissances, mémoire, entendement et volonté, et cela naturellement; mais les théologiens ne reconnaissent surnaturellement en l’âme autre accident que la grâce justifiante, infuse de Dieu dans l’essence de l’âme. Donc cette oraison sans formes et images ne peut être produite par la substance de l’âme ni résider en elle comme en son sujet.

SECTION IV. On demande s’il se fait en la contemplation de la suprême partie de l’âme un attouchement substantiel de Dieu, et de l’âme, et comment?

Quelques auteurs se persuadent que, quand la pointe de l’esprit est en contemplation, l’essence, ou la substance de notre âme, sont touchées par l’essence divine, et que sa contemplation n’est autre que le sentiment de cette touche ou de cet attouchement substantiel.

Jacques de Jésus s’efforce de prouver ces [154] attouchements substantiels de l’essence de Dieu et de l’essence de l’âme en cette haute contemplation, par une raison tirée de la théologie. En la mission invisible du Saint-Esprit, dit-il, quand Dieu sanctifie l’âme, outre les vertus et les dons créés qu’il met en ses puissances, et outre la grâce habituelle en l’essence, la même personne du Saint-Esprit se communique aussi, comme dit saint Thomas, parce que la vraie amitié ne demande pas seulement l’union par affection, mais par intime et réelle présence, autant qu’il est possible. Le même saint Thomas dit qu’en l’amour il y a une union de l’amant à l’aimé, et que l’amour transformant fait que l’amant entre en l’intérieur de l’aimé, et l’aimé dans celui de l’amant, afin qu’il ne reste rien de l’aimé qui ne soit uni à l’amant. Et ailleurs il dit qu’il y a une double union de l’amant à l’aimé : une en réalité, qui se fait quand la chose aimée est essentiellement présente à l’aimant; l’autre selon l’affection. Tout cela veut dire que la parfaite amitié requiert de soi une intime, réelle et présente union des amis, en l’être et en la substance, s’il est possible. La charité donc ne se contente pas de l’union d’affection, mais elle demande une intime et réelle présence de l’ami en l’âme; que si en aucune amitié cela [155] se doit vérifier, c’est en celle-ci : c’est pourquoi on peut dire qu’il y a des attouchements substantiels, et dans les essences. [ref. de Thomas sur l’édition].

Et saint Thomas dit que Dieu touche l’âme, causant en elle la grâce, selon que dit le Prophète153 : Touchez les montagnes (par votre grâce, ajoute la glose). Et au lieu sus-allégué, il dit que, selon le profit de vertu ou l’augmentation de grâce, la mission invisible se fait. Ce qui se doit principalement entendre quand quelqu’un profite en quelque nouvel acte ou état de grâce, cet attouchement et union intime croissant par cette manière à mesure que la grâce avance. Or en cet état de parfaite union et de haute contemplation, l’âme profite en nouveaux actes et plus sublimes états de grâce, dont les deux essences, la divine et humaine, se touchent très immédiatement. Si quelqu’un dit que les attouchements substantiels semblent plus toucher en grâce actuelle, en particulière illustration de l’entendement et embrassement de la volonté, ce qui ne pénètre pas l’essence de l’âme, mais les puissances, nous répondrons qu’il y a de l’un et de l’autre.

Par ce raisonnement, ce Docteur prouve bien que celui qui reçoit la grâce de Dieu justifiante, reçoit en même temps la personne du Saint-Esprit, et même toute la [156] Trinité, non seulement en ses puissances, mais encore en son essence et substance. Il ne doit pourtant pas inférer de là que quelquefois il se fait un attouchement substantiel de ces deux essences, la divine et l’humaine, et que conséquemment les mystiques ont raison de dire qu’en cette haute contemplation qui se fait en la pointe de l’esprit ou au fond de l’âme, ces attouchements substantiels se ressentent, et que c’est une des grandes grâces que Dieu fasse en ce monde, parce que je réponds à cela que cette haute contemplation mystique n’a rien de particulier qui ne soit commun à toutes les autres contemplations et productions de bons actes. Car si quelqu’un est en grâce et qu’il médite ou produise quelques bons actes d’oraison avec une intention droite, il acquiert augmentation de grâce, et conséquemment le Saint-Esprit lui est communiqué, et ainsi, en termes mystiques, il se fera un attouchement substantiel de l’essence ou substance divine avec l’humaine, aussi bien qu’en cette haute contemplation. Et si l’on fait oraison mentale sans être en grâce, on ne mérite pas; et par conséquent tels attouchements substantiels ne se font pas; et si Dieu donne cette haute contemplation mystique à une âme qui ne soit pas en grâce (car cela peut bien arriver), [157] elle ne méritera pas, et n’y aura point d’attouchements substantiels de son essence avec celle de Dieu, puisqu’ils ne se font que par le moyen de la grâce habituelle; et ainsi ce n’est pas cette contemplation mystique qui cause ces attouchements substantiels de Dieu et de l’âme, mais la seule grâce justifiante.

De plus, il ne faut pas dire que, quand la suprême partie de l’âme est en contemplation sans formes, elle ressent alors ces attouchements substantiels de son essence avec celle de Dieu, comme si cette quiétude ressentie était cet attouchement substantiel, car cela ne peut être, pour deux raisons : la première est que cette quiétude peut être sans la grâce de Dieu, et ainsi sans tel attouchement. La seconde est que l’attouchement substantiel que cause la grâce n’est point sensible, non plus que la grâce même; et ainsi, bien que les théologiens reconnaissent que, quand l’homme reçoit la grâce, le Saint-Esprit est donné et se communique, et que l’essence ou substance de Dieu se communique aussi en sorte qu’il se fait une union de notre essence avec l’essence de Dieu, ils ne disent néanmoins pas qu’il se fasse un attouchement de la substance de Dieu et de celle de notre âme; et quand ils le voudraient dire ainsi, il est [158] pourtant vrai que cela ne se fait par aucune contemplation, mais par la seule grâce justifiante. Car les contemplations ne sont pas dans la substance de l’âme, comme la grâce, mais seulement dans les puissances. Et d’autant que la suprême partie de l’âme, appelée centre ou pointe de l’esprit, n’est pas l’essence, comme nous l’avons prouvé, mais seulement une faculté, il s’ensuit que la contemplation ne peut causer l’attouchement substantiel des deux essences, divine et humaine, si ce n’est en conférant la grâce comme toutes les autres contemplations, et ainsi elle n’a rien de particulier. Que si l’on voulait dire qu’en cette contemplation il y a des attouchements substantiels, l’on le pourrait encore dire de tous les actes de foi, d’espérance et de charité, ce qu’on n’a pas coutume de faire.

SECTION V. Résolution ou explication des difficultés proposées contre la doctrine précédente.

J’avance deux choses pour répondre aux auteurs qui semblent nous être contraires. La première, que si l’on veut prendre la parole des mystiques à la rigueur de la lettre, et non pas selon leur intention [159] on y trouvera quelquefois de grandes absurdités; ce qui est cause que quelques-uns les ont fort blâmés. Ainsi voyons-nous que Gerson déclame fort contre Ruusbroec, quoiqu’après en sa Théologie mystique il semble chanter la palinodie, avouant qu’il a trouvé dans les autres livres du même Ruusbroec, le contraire de ce qu’il avait blâmé et qui n’était pas assez expliqué.

La seconde chose que j’ai à dire est que si nous considérons la raison pour laquelle ils veulent que cette suprême pointe soit l’essence et qu’il se fasse en elle un attouchement substantiel, la difficulté cessera.

Il faut donc savoir que les mystiques disent communément que, quand la suprême partie nommée apex mentis est en contemplation sans formes, toutes les puissances de l’âme retournent à leur essence, comme fleuves à leur origine, et qu’elles sont identifiées et, pour user de leur mot, concentrées avec la même essence, et que cette essence de l’âme retourne en Dieu, étant unie et comme identifiée avec lui, ce qui fait que la contemplation, qui n’est que dans les puissances, est dite être dans l’essence; et les puissances ainsi unies et identifiées avec l’essence, atteignant Dieu comme leur souverain objet, l’essence est dite s’unir au même objet, en sorte qu’il se fait [160] attouchement de l’essence humaine avec l’essence divine, en la même façon que nous sommes dits toucher quelqu’un, bien que nous ne touchions que son habit.

La seconde raison pourquoi ils disent que cette contemplation est dans l’essence, c’est qu’elle est sans formes, sans pensées et sans actes aperçus ou apercevables; en sorte que plusieurs estiment qu’il n’y a aucune opération, ce qui leur fait juger qu’elle n’est pas une opération des puissances, qui pour l’ordinaire opèrent d’une façon aperçue. Le père Constantin154 apporte cette raison.

Le troisième raison est que quelquefois l’être est pris pour l’opération, savoir quand l’être ou l’état s’y rapportent, et comme la contemplation sans formes, simple, amoureuse et transformante est la principale opération de ces âmes, à laquelle elles ordonnent leurs puissances, leurs substances et leurs vies, il semble que, quand l’âme est en cette contemplation, ce soit la substance que l’on ressent être en acte. C’est pourquoi les mystiques disent qu’alors il se fait un toucher substantiel de l’essence divine et de l’humaine. Cette raison est marquée par Jacques de Jésus rapportant saint Thomas, qui dit que, quoique le nom de vie, selon Aristote, soit [161] directement de l’être, et que vivre soit être vivant, on se sert néanmoins souvent du nom de vie pour signifier l’opération à laquelle on ordonne et on rapporte son être et sa vie.

La quatrième raison se tire de ce que cette oraison qui paraît être hors des puissances et de leurs opérations, est sensée ou dite être en l’essence, parce que hors des puissances de l’âme il n’y a que son essence, et d’autant qu’en cette contemplation il se fait l’union de l’âme avec Dieu, qui n’a point d’accident, mais qui est une simple essence ou substance, l’on dit qu’il se fait un attouchement substantiel de l’essence divine et de l’humaine, à cause de la ressemblance qu’a cette contemplation à l’union substantielle qui se trouve entre l’essence de Dieu, au moyen de son immensité, et la nôtre. Car comme alors ces deux essences, la divine et humaine, sont unies ensemble par cette immensité, avec un grand repos, sans qu’il paraisse aucune opération ni de Dieu ni de l’âme qui fasse connaître cette union, et pour parler en termes mystiques, cet attouchement substantiel de ces deux essences, ainsi en la contemplation sans images, Dieu et l’âme sont unis en grand repos, sans qu’il paraisse aucune action ni de Dieu ni de l’âme. Et l’on donne à cette [162] union le nom d’attouchement substantiel, pour la ressemblance qu’elle a avec l’union substantielle qui est entre Dieu et l’âme par son immensité ou présence infinie.

De là vient que les mystiques ne disent pas que ces attouchements substantiels de l’essence divine et humaine se trouvent dans les autres contemplations qui se font avec actes perceptibles ou opérations aperçues, parce qu’elles n’ont pas la ressemblance de cette union substantielle causée par l’immensité, comme l’a l’union causée par la contemplation sans formes ou images et actes aperçus. La cinquième raison, c’est qu’ils prennent le mot de substance improprement et métaphoriquement. Entre tous les mystiques, je crois que le premier qui a parlé de ces attouchements substantiels en la contemplation sans pensées, c’est le bienheureux Jean de la Croix, qui prend le mot de substance métaphoriquement, quelquefois pour les puissances de l’âme; autres fois il prend le mot de substance pour celui d’habitude155. Quand donc les mystiques disent que la suprême partie de l’âme est l’essence de la même âme ou la substance de la même âme, ou qu’il se fait un attouchement substantiel, le mot de substance, ou substantiel, se doit entendre improprement, [163] métaphoriquement ou médiatement, parce qu’à proprement parler, cette suprême partie n’est ni l’essence ni la substance de l’âme, et sa contemplation est dans les puissances de l’esprit.

Mais il faut que les mêmes mystiques nous apprennent cette vérité, et qu’ils soient juges en leur propre cause. Entre les auteurs mystiques, Jacques de Jésus est celui qui a le plus soutenu cette phrase mystique, qu’il y a dans l’oraison de quiétude des attouchements substantiels. Il confesse néanmoins ingénument que cette oraison de quiétude, ou contemplation sans formes, est une opération résidente es puissances de l’esprit, mais que la grâce justifiante qui accompagne cette contemplation cause le touchement substantiel de l’essence ou substance divine et humaine, non seulement par titre d’immensité, mais aussi d’amitié, et que les mystiques disent que les communications divines, intimes et secrètes passent en la substance ou essence de l’âme, et sont comme des attouchements substantiels de l’union divine, ce qu’il faut entendre à cause de la grâce qui l’accompagne. Et il dit ailleurs que, bien que l’oraison de quiétude soit résidente ès puissances de l’âme, néanmoins ces puissances sont tellement réduites au plus profond et intime de [164] l’âme, que cela se peut bien appeler être en la substance, car alors les puissances semblent n’opérer pas, et être comme abandonnées, et en cet abandon il paraît comme une réduction de l’âme à son essence, se tenant ainsi recueillie et comme mystiquement essentialisée en elle.

Notre conclusion étant suffisamment prouvée, il faut examiner la seconde opinion.

SECTION VI. Seconde opinion : que la suprême partie de l’âme est la syndérèse.

Nous mettons en second lieu l’opinion de ceux qui veulent que la suprême partie de l’âme n’est autre que la syndérèse. C’est le sentiment de Harphius156 qui dit que cette affection — il entend parler de cette partie suprême — qui tient le premier lieu est l’étincelle de la syndérèse, laquelle seule est unissable à l’Esprit divin. Et il dit ailleurs que la syndérèse est appelée la pointe ou la cime de l’esprit.

Gerson est du même avis lorsqu’il dit que la théologie mystique est en la syndérèse, et que la syndérèse ou la cime de l’esprit sont une même chose.

Thomas a Jesu157 dit que la syndérèse est appelée cime de l’esprit par les mystiques. [165]

Sandaeus158 est de cette même opinion, aussi bien que quelques autres qu’il serait inutile de remarquer.

SECTION VII. L’opinion qui dit que la syndérèse est la suprême partie de l’âme se détruit d’elle-même.

Si nous prenons la syndérèse selon l’intelligence commune des docteurs scolastiques qui en traitent, elle n’est point la suprême partie de l’âme appelée cime de l’esprit qui contemple sans formes et sans images.

Pour expliquer et prouver cette conclusion, il faut faire voir quatre choses : la première, que cette opinion se détruit d’elle-même; la seconde, qu’elle détruit toute la théologie mystique; la troisième : les raisons pour lesquelles cette suprême pointe n’est pas la syndérèse; la quatrième : celles qu’ont les mystiques de l’appeler ainsi.

Je dis premièrement que l’opinion qui assure que la syndérèse est la suprême partie de l’âme se détruit d’elle-même, parce que la plupart des auteurs qui la tiennent disent que cette suprême cime de l’esprit est l’essence de l’âme. Sur quoi je raisonne ainsi : il faut qu’ils croient, ou que [166] la syndérèse est l’essence de l’âme, ou qu’ils ne le croient pas; s’ils le croient, comme il y a bien de l’apparence, ils seront contre tous les docteurs, tant scolastiques que mystiques, parce que, comme remarque Sandaeus, les scolastiques mettent la syndérèse dans l’intellect ou dans la raison, après saint Thomas; et les mystiques la mettent dans la volonté, ou partie affective. Or, en quelqu’une de ces deux puissances qu’ils veuillent mettre la syndérèse, il se trouvera qu’elle ne sera pas l’essence de l’âme, puisque l’essence de l’âme n’est ni dans l’entendement ni dans la volonté, ces deux puissances étant seulement deux accidents de l’âme, et non pas son essence. Et s’ils veulent dire qu’ils ne croient pas que la syndérèse soit l’essence de l’âme, il faut qu’ils avouent qu’ils ne parlent pas conséquemment ni en bons philosophes; car pour parler ainsi, celui qui dit que la suprême partie de l’âme est son essence et la syndérèse aussi, doit dire que la syndérèse est l’essence de l’âme, suivant l’axiome qui veut que les choses qui sont les mêmes avec un tiers, soient encore les mêmes entre elles. Et ainsi il est vrai que l’opinion qui assure que la suprême pointe de l’âme est la syndérèse se détruit d’elle-même, puisqu’elle assure aussi qu’elle est l’essence de l’âme, et que cependant la syndérèse n’est pas cette essence.

SECTION VIII. Cette opinion détruit la théologie mystique.

Je dis que cette opinion détruit la théologie mystique parce qu’elle sape son fondement. Sa principale maxime, et comme sa loi fondamentale, est que la suprême partie de l’âme appelée cime de l’esprit contemple sans formes et sans images, c’est-à-dire, selon aucuns, qu’elle aime sans connaissance, et selon les autres, qu’elle aime sans connaissance apercevable ou réfléchie; ce qui ne peut du tout convenir à la syndérèse, qui ne peut contempler ni aimer sans connaissance aperçue, parce que si vous la voulez mettre dans l’entendement avec les docteurs scolastiques, ils vous apprendront que cette syndérèse n’est autre chose qu’une certaine habitude non acquise, mais concréée avec l’âme, par laquelle elle connaît les premiers principes moraux, tels que sont ceux-ci : il faut obéir à Dieu, préférer le bien ou mal; ne faire à autrui ce que nous ne voudrions nous être fait si nous étions en sa place, et semblables. Cette habitude meut et provoque naturellement au bien et retire du mal, murmurant [168] quand la volonté prend une autre route. C’est pourquoi on l’appelle un instinct ou indice naturel. Saint Basile et saint Augustin disent qu’en cette syndérèse sont gravés tous les principes du droit naturel et les semences des vertus. Saint Jean Damascène159 l’appelle une lumière d’intellect. Elle ne manque point dans les principes pratiques, et jamais n’est entièrement éteinte en aucun homme.

Or les Docteurs mystiques n’attribuent point ces choses à la suprême partie de l’âme, dite cime de l’esprit, car plusieurs estiment qu’en sa contemplation l’entendement est muet et n’opère pas, à cause que son opération ne paraît pas, et son office n’est pas d’exciter au bien moral naturel ni de murmurer contre la volonté, quand par sa liberté elle s’égare du sentier que cette syndérèse lui enseigne; parce que l’entendement se tient en grand repos et silence, et la volonté aussi, pendant la contemplation de cette pointe de l’esprit.

Mais si, avec les mystiques, vous voulez mettre la syndérèse dans la volonté, Gerson vous dira que c’est une force appétitive de l’âme recevant immédiatement de Dieu une certaine inclination naturelle au bien, par laquelle elle est tirée à suivre le bien que la simple intelligence lui représente. [169] Sandaeus est dans le même sentiment. Or la syndérèse prise encore en cette façon ne peut être la suprême pointe de l’esprit dont nous parlons; car cette syndérèse admet la connaissance perceptible et aperçue de la simple intelligence, ce que ne fait pas la pointe de l’esprit en sa contemplation sans forme. Il est donc vrai que ce serait saper le fondement de la théologie mystique de dire que la suprême pointe de l’esprit soit la syndérèse, puisque ce serait ôter la contemplation sans formes ou sans pensées, qui ne peut convenir à la syndérèse, laquelle n’a jamais été estimée par les théologiens scolastiques ni docteurs classiques opérer sans formes et sans images, au sens que cette suprême pointe de l’esprit est dite opérer.

SECTION IX. Raisons pour lesquelles la suprême pointe de l’esprit ne peut être la syndérèse.

En confirmation de ce que dessus, j’apporte quelques raisons qui font voir clairement que cette suprême pointe n’est pas la syndérèse.

La première est que la syndérèse, selon tous les docteurs, n’est qu’une habitude naturelle qui nous excite au bien moral et à [170] la vertu, soit que vous la vouliez prendre pour une habitude d’entendement qui nous enseigne et excite au bien, ou pour une habitude de volonté. Car ceux qui la mettent en la volonté, disent que c’est une naturelle inclination au bien : ainsi l’appellent Gerson et Sandaeus. Ruusbroec la nomme une certaine propension de l’âme à Dieu selon l’étincelle de l’âme, ou syndérèse, qui désire toujours le bien et déteste le mal. Or cette inclination ne peut être qu’une habitude excitante au bien, et le susnommé Sandaeus dit que la syndérèse est ainsi appelée par les mystiques.

De là, il est aisé de connaître que cette pointe et suprême partie ne peut être une telle habitude donnée de Dieu naturellement et créée avec l’âme, parce que, si cela était, tous les hommes auraient une inclination naturelle à l’opération de cette suprême partie, qui est la contemplation sans images ou pensées, ce qui n’est pas, comme il paraît assez. Car ce n’est pas au moyen d’une habitude naturelle que se fait cette contemplation, mais par une habitude acquise ou infuse, quoique donnée à très peu. Nous n’avons pas de peine aux choses que nous faisons par inclination naturelle, mais combien faut-il travailler pour acquérir une telle contemplation? Combien de [171] difficultés, de contradictions et de répugnances faut-il surmonter? Combien qui commencent ce chemin, et ne peuvent arriver au bout de la carrière? Ce qui fait assez voir qu’ils n’y sont pas portés par une inclination naturelle.

La seconde raison est que la syndérèse est connue et approuvée dans toutes les écoles, même païennes, et cependant il n’y a que les seuls mystiques et fort spirituels qui croient cette suprême partie de l’âme, et que je m’étonne comment ceux qui disent cela peuvent assurer que c’est la syndérèse.

La troisième raison est que la syndérèse étant créée avec l’âme, elle en ressent l’opération dès les premiers moments de l’usage de sa raison, et les péchés ne l’éteignent pas; c’est pourquoi saint Jérôme dit que l’étincelle de la conscience, que les Grecs appellent syndérèse, est demeurée en Caïn après avoir été chassé du Paradis terrestre. Et Thomas a Jesu dit que jamais elle n’est entièrement éteinte en aucun homme. Sandaeus est de même avis. Or cela ne peut convenir à cette suprême pointe de l’esprit, d’autant que l’expérience apprend assez, sans autre preuve, que non seulement cette opération ne se ressent pas dès les premiers moments de l’usage de raison, mais que même la plus grande partie des hommes ne sait ce [172] que c’est. Outre qu’il se trouve aujourd’hui plusieurs grands philosophes et théologiens qui ne l’ont jamais éprouvée, et même ce qui est plus, ne la croient pas. La multitude des péchés et le libertinage des sens ensevelit dans l’oubli cette suprême partie, parce que sa contemplation se nourrit dans une bonne volonté de servir Dieu, et expire dans une âme confite en malice; non pas en murmurant, comme fait la syndérèse, et comme regimbant contre l’éperon, mais doucement, comme une langue qui s’éteint, faute d’huile de bonne volonté.

La quatrième raison est que la syndérèse n’est pas une chose libre et qui se meuve au gré du franc-arbitre, ce qui ne souffre point de difficulté si nous la mettons dans l’entendement avec saint Thomas, ou même si nous la mettons dans la volonté, avec les mystiques, car tout ce qui est dans la volonté ne lui est pas toujours soumis en sorte qu’elle en puisse disposer. Ainsi elle ne peut empêcher que cette habitude de la syndérèse ne répugne à ses mauvais et déréglés désirs. C’est pourquoi Gerson croit que la syndérèse est dans la volonté, qui se porte naturellement à suivre le bien moral qui lui est présenté par la simple intelligence; et comme cette intelligence ne peut ne pas acquiescer au vrai qu’ils appellent [173] premier ou certain, quand les termes de telles vérités certaines lui sont représentés et suffisamment compris, aussi la syndérèse ne peut pas refuser d’acquiescer positivement et de suivre ce bien certain représenté par cette simple intelligence, qu’on peut appeler premiers principes moraux. Sandaeus dit de même.

Ce qui fait bien voir que la syndérèse n’est pas libre dans son opération, et que le franc-arbitre ne la peut pas empêcher. Or, bien que, dans l’opinion de quelques-uns, la volonté puisse suspendre son opération, néanmoins si elle ne le fait, cette syndérèse agira comme naturellement, sans le congé du franc-arbitre, et ne souffrira point cette suspension sans murmurer contre la volonté, qui lui fait effort et violence.

Or tout ceci ne se rencontre point en l’opération de la suprême partie ou pointe de l’esprit, laquelle ne contente que selon le désir de la volonté, étant entièrement soumise à ses ordres, et quiconque aura tant soit peu d’expérience de cette contemplation sans forme, n’en doutera pas; car bien que quelques-uns estiment que Dieu suspend quelquefois tellement l’esprit qu’il n’y peut résister, cela est fort extraordinaire : d’où il faut inférer que la suprême pointe de l’esprit qui contemple sans forme ne peut être la syndérèse. [174]

La cinquième raison : les objets de cette suprême partie et de la syndérèse sont différents, comme aussi la manière d’y tendre, ce qui est une bonne marque d’une différence spécifique. L’objet de la syndérèse est un bien déterminé, distinct, particulier et spécifié, qui regarde plusieurs choses; car la syndérèse nous excite à fuir les vices et les péchés, et à pratiquer les vertus qui leur sont contraires. Elle connaît, disent les docteurs, les premiers principes pratiques, elle s’y porte avec affection; et quelques-uns, même Thomas a Jesu, ajoute qu’elle n’y erre point.

L’objet de la suprême pointe de l’esprit est un bien universel, indistinct et général; et elle s’y porte obscurément et d’une manière confuse, sans se connaître soi-même, et sans s’apercevoir de ce que l’âme fait alors. Or toutes ces choses n’ont jamais été attribuées à la syndérèse par ceux qui l’ont décrite.

Sixième raison : la pratique et l’opération de la suprême pointe de l’esprit est une contemplation abstraite, sans formes, sans images et sans pensées, ainsi que j’en ferai la preuve; mais le propre de la syndérèse est d’être seulement une habitude qui met en opération et l’entendement et la volonté. [175]

SECTION X. Pourquoi les mystiques appellent syndérèse la suprême pointe de l’esprit.

Après avoir prouvé que cette suprême partie ne peut être dite syndérèse, voyons pourquoi les mystiques ont voulu l’appeler ainsi. Mais pour le comprendre, il faut savoir qu’ils ont pris la liberté de changer la commune signification de deux mots, savoir est de syndérèse et d’apex mentis, pointe ou cime de l’esprit. Le mot de syndérèse, selon sa première et commune signification, ne dit autre chose qu’une habitude et lumière naturelle au moyen de laquelle l’intellect connaît le bien et la vertu que la volonté doit embrasser; et tous les théologiens et les philosophes le prennent en ce sens.

Les mystiques ont fait une autre syndérèse à leur façon, disant que c’est une inclination de la volonté à suivre naturellement le bien ou la vertu connue; car je ne crois pas que la volonté ait une telle inclination au bien qui soit une habitude en elle qui l’y provoque, n’y étant excitée que par l’intellect. Car nous voyons que, nonobstant toute la connaissance que la volonté peut avoir de suivre la vertu, elle ne le fait pas, mais elle suit plutôt les appétits [176] du sens que les lumières de la raison; d’où vient que la syndérèse réclame et murmure contre elle; et partant, si la volonté a quelque habitude qui l’incline au bien moral et à la vertu, elle n’est pas naturelle, mais acquise, ou infuse, car je parle de la nature corrompue par le péché. Or les mystiques appellent du nom de syndérèse l’inclination acquise ou infuse de la volonté au bien et à la vertu; ce qui fait voir que ce n’est pas la même syndérèse dont parlent tous les docteurs, qui est naturelle en tous les hommes, ce qui ne se peut dire de celle des mystiques. C’est pourquoi l’interprète d’Harphius en la préface du troisième livre de sa Théologie mystique, en marge, dit ces paroles : «Que l’on pardonne à l’auteur, s’il appelle la syndérèse une force appétitive et une habitude pratique des principes, car c’est une erreur.»

La seconde signification inusitée qu’ils donnent à la syndérèse, c’est qu’ils la prennent pour la faculté qui contemple sans formes ou images : à quoi n’ont jamais pensé tous les philosophes ni les théologiens qui ont écrit de la syndérèse, aucun d’eux n’ayant dit qu’elle pût ainsi contempler.

La troisième signification extraordinaire qu’ils donnent à la syndérèse, c’est qu’ils l’appellent du nom d’apex, c’est-à-dire [177] suprême portion et pointe de l’esprit, nom qui ne doit être donné qu’à cette contemplation sans images ou pensées, comme je le prouverai ci-après.

Si vous me demandez pourquoi les mystiques ont ainsi pris la syndérèse ou la pointe de l’esprit en autre signification que celle qui leur est propre, je réponds que cela est ordinaire en toutes les écoles. Le mot d’espèce est autrement pris en la philosophie que dans la jurisprudence : les philosophes le prennent pour un de leurs universaux; les jurisconsultes, autrement, quand ils parlent de payer en propres espèces. Et si les astrologues, pour expliquer leur science, donnent à certaines constellations le nom de Balance, de Vierge, de Jumeaux, de Taureau, de Lion et semblables, quoiqu’elles n’aient ni la figure ni la nature des choses dont elles portent le nom, pourquoi blâmerait-on les mystiques de se servir du nom de syndérèse ou autre, quoiqu’inusité, pour expliquer les mystères de leur doctrine?

Nous avons néanmoins suffisamment prouvé que la syndérèse selon l’intelligence commune des Docteurs scolastiques n’est pas cette pointe de l’esprit qui contemple sans formes et images. Venons à la troisième opinion. [178]

SECTION XI. Troisième opinion. Que la suprême partie ou la pointe de l’esprit est une puissance réellement distincte des trois supérieures, la mémoire, entendement et volonté.

Les plus anciens mystiques, au rapport de Sandaeus, ont cru qu’a l’intelligence répondait un appétit ou affection qui est une puissance supérieure à la volonté. Et comme cette doctrine est contraire aux philosophes et aux scolastiques, ils disent que cela est ignoré de ceux qui ne sont pas touchés du Saint-Esprit; et que cette puissance exerce l’amour extatique qui ne peut être bien compris que par celui qui en a l’heureuse expérience.

Tauler160 paraît être dans le même sentiment lorsqu’il dit que l’esprit, dans lequel toutes les puissances supérieures, mémoire, entendement et volonté, sont recueillies, est supérieur à ces mêmes puissances, ayant un certain objet essentiel au-dessus de leur opération. D’où procède, dit Sandaeus au lieu cité ci-dessus, que les mêmes mystiques estiment que la syndérèse est une puissance plus relevée que la raison, et distincte des autres. Et saint Thomas a fait mention de cette opinion, qu’il réfute. 179

Il y a même quelques mystiques qui mettent jusqu’à cinq puissances en notre âme, ajoutant à la mémoire, entendement et volonté, une puissance connaissante et une autre affective, toutes deux distinctes des trois autres, et qui composent la suprême partie de l’âme. Sandaeus nous donne avis de cette opinion lorsqu’il dit que les mystiques divisent la puissance connaissante de l’âme raisonnable premièrement en simple intelligence, secondement en raison, troisièmement en sensualité ou puissance connaissante sensuelle; et qu’à chaque vertu connaissante correspondent quelques vertus affectives, qui sont : premièrement la syndérèse, secondement la volonté, troisièmement l’appétit sensitif. Or ils établissent l’intelligence et la syndérèse comme deux puissances réellement distinctes de l’entendement et de la volonté, mais plus relevées qu’elles deux.

J’ai autrefois suivi l’opinion de ceux qui disent que la suprême portion de l’âme est une puissance distincte des trois ordinaires, et cru qu’elle comprenait les actes d’entendement et de volonté, et par un seul repos connaissait et aimait tout ensemble; de sorte, disais-je, que comme nous voyons que la seule imagination, par une même vue, comprend et appréhende les objets de [180] tous les sens extérieurs, et l’intellect, par même intelligence, appréhende les objets de tous les sens internes appréhensifs et connaissants, et une même volonté se porte par amour ou par haine aux objets des deux puissances affectives, la concupiscible et l’irascible. Ainsi nous avons une autre puissance qui, par un seul acte de repos jouissant, comprend les actes de connaissance et d’amour, et cette puissance ainsi conçue s’appelle centre, fond et pointe de l’esprit.

Je ne trouvais pas cela impossible, puisque nous savons que l’intellect de Dieu et sa volonté ne sont pas deux puissances réellement distinctes de l’essence, mais identifiées avec elle, puisque Dieu est son intellect et sa volonté, comme il est son essence, dit saint Thomas.

Ce qui me confirmait davantage dans cette opinion, c’est que quasi tous les mystiques qui parlent de cela disent que l’intellect et la volonté sont unis dans ce fond, qu’ils y sont concentrés et quasi comme identifiés. Ainsi le dit Blosius161 parlant de la savoureuse connaissance de Dieu présent en l’union. En cet état, dit-il, il faut remarquer que ces deux puissances, l’intellect et la volonté, sont unies par une manière admirable à la clarté divine, en la même façon que l’âme en laquelle résident ces puissances, [181] qui sans perdre sa propre forme, ainsi que le fer ardent, brûle et est transformée au feu du divin amour, et comme si elle passait en une autre gloire, elle est transformée en la même image : alors l’intellect et la volonté sont introduits de Dieu dans le centre et fond de l’âme. Où sont, dit Richard de Saint-Victor162, ces puissances, pendant une telle extase? Elles sont, se répond-il à soi-même, au profond de l’intérieur. Elles n’en sont donc pas tirées, mais plutôt elles y sont introduites, et là-dedans, toutes les portes des sens étant fermées, plus secrètement elles conviennent ensemble par un très chaste baiser et embrassement du Bien-Aimé.

Les autres confirment cette doctrine lorsque, parlant de cette pointe ou fond d’esprit sous le nom de force, ils disent qu’elle est différente des trois puissances de l’âme. Et à ce qu’on leur pourrait opposer qu’il y a donc plus de trois puissances ou facultés intellectuelles, ils répondent que non, parce que ces trois facultés sont une même chose par ressemblance à l’unité des trois Personnes divines, disant que comme Dieu n’opère rien que par la toute-puissance du Père, la sagesse du Fils et la charité du Saint-Esprit, en même façon cette force et puissance ne peut agir ou être agie, conduire [182] ou être conduite, mouvoir ou être mue, que par la mémoire, l’intelligence et la volonté, Dieu produisant en elle une certaine simple et divine opération.

Il semble que c’est ce que veut dire saint Augustin en quelque endroit, lorsqu’il assure que l’amour véhément ne peut pas ne point voir celui qu’il aime, parce que l’amour est un œil, et qu’aimer, c’est voir. Comment cela pourrait-il être, si l’amour et la connaissance ne procédaient d’une même puissance, bien que quelques-uns donnent une autre interprétation à ces paroles?

Tout ce que dessus me faisait penser que le fond de l’âme ou la pointe de l’esprit était une puissance distincte des autres, ayant la vertu de l’intellect et de la volonté. Mais ayant considéré toutes choses de plus près, je suis contraint de tenir l’opinion contraire, que j’explique par la conclusion suivante : [183]

SECTION XII. La suprême pointe de l’esprit n’est pas une puissance de l’âme distincte réellement des trois autres, mémoire, entendement et volonté.

Je dis que la suprême pointe de l’esprit n’est pas une puissance de l’âme distincte réellement des trois autres, mémoire, entendement et volonté. Les raisons que j’en ai sont : premièrement, que cette opinion est conforme à celle des philosophes et des théologiens, qui communément ne reconnaissent point d’autres puissances en notre âme que ces trois. Elle est encore conforme à celle des docteurs mystiques modernes qui ont examiné de plus près ces questions, et entre autres de Calaguritanus163 et de Sandaeus; outre qu’il est assez probable que les anciens mystiques qui semblent tenir le contraire ne veulent dire autre chose sinon qu’il y a une espèce de contemplation que les anciens philosophes, voire plusieurs théologiens, n’ont pas reconnue en la description des opérations et des puissances de l’âme, ce que nous accordons aussi. Mais il n’est pas nécessaire, et il n’y a pas de raison de mettre une puissance extraordinaire [184] dans l’âme pour une telle contemplation, si elle peut être exercée, et facilement, par les puissances ordinaires, ainsi que je le prouverai. Mais ce qui confirme que les anciens auteurs mystiques ne prétendent pas assurer qu’il y ait en l’âme une puissance distincte des trois autres, c’est que la plupart d’eux établissent l’essence pour principe immédiat de cette contemplation extraordinaire, qui est un indice certain qu’avec l’essence ils ne reconnaissent que trois puissances, bien que quelques philosophes ne distinguent pas la mémoire de l’entendement, et ainsi ne reconnaissent que deux puissances en l’âme, savoir l’intellect et la volonté.

Secondement, s’il y avait une puissance supérieure et plus excellente que la volonté et l’entendement, au Ciel, la béatitude s’exercerait par elle, parce qu’étant la plus noble action qui se puisse pratiquer par nos âmes, il est bien raisonnable que ce soit par la plus noble puissance; et cependant tous les théologiens assurent que la béatitude s’exerce par l’entendement et la volonté, ne reconnaissant point d’autre puissance qui serve à cette béatitude, ce qui est un bon argument pour prouver qu’une telle puissance n’existe pas.

Troisièmement, cette puissance extraordinaire [185] prétendue serait inutile, non seulement au Ciel, mais encore sur la terre; car nous avons fait voir que la contemplation sans forme ne se pratiquait point dans le Ciel ni dans les Enfers. Pour sur la terre, il est clair que très peu en font usage, de sorte que si elle avait pour principe une puissance extraordinaire, elle serait oisive et inutile en ce monde et en l’autre, en la plupart des hommes. Argument bien fort en l’école de philosophie et de théologie, parce que Dieu ne fait rien d’inutile, et de la même nos théologiens infèrent que tous nos sens extérieurs seront exercés en la béatitude, parce qu’ils n’y seront pas anéantis, et Dieu ne les laissera pas inutiles. Il faut donc croire que Dieu n’a pas donné à l’âme une puissance qui serait oisive.

Ceux qui admettent deux puissances extraordinaires, l’une de connaissance, qu’ils appellent intelligence, et l’autre affective, distinctes réellement de l’entendement et de la volonté, et supérieure à toutes deux, semblent moins raisonnables. Parce, dit Calaguritanus, que la distinction de ces puissances, savoir de l’intelligence avec l’intellect, de celle qui dans la volonté correspond à l’intelligence d’avec la volonté même, est fort inutile. Et même, cette multitude de noms est cause de grande confusion [186] et fait que les choses divines qui seraient les plus intelligibles sont embrouillées et inaccessibles.

C’est la commune créance des théologiens après saint Thomas, et des auteurs mystiques que l’intelligence n’est pas une puissance réellement distincte de l’intellect. La suprême force de l’âme, dit l’auteur susnommé, qui s’appellent intelligence, n’est que le même intellect, en tant qu’il reçoit sa lumière prochainement de Dieu, et connaît les premiers principes par la conception des seuls termes, ou par une lumière naturelle, ou par une surnaturelle envoyée de Dieu sans discours.

Sandaeus prouve le même, car il dit premièrement164 : on ne distingue les puissances que quand les opérations ne se peuvent exercer par elles; et la diversité des actes, comme abstraction métaphysique, discourir, conclure, etc., n’infère pas diversité des puissances. Or tout ce que fait l’intelligence peut être opéré par l’intellect.

Secondement, cela se trouve par l’autorité de saint Thomas, qui est de tel poids, comme remarque bien Calaguritanus, qu’elle seule peut suffire, parce que ce maître des scolastiques était aussi un docteur mystique et contemplatif excellent, à qui l’expérience avait appris ce que c’était que [187] l’intelligence. Cet auteur dit encore que la puissance, ou force intelligente, en tant qu’elle se sert de discours, est appelée raison; en tant qu’elle est une simple appréhension intuitive, est nommée intellect; et est dite simple intelligence, en tant qu’elle est contemplative de la Divinité et des choses divines. Et j’ajoute qu’en tant qu’elle contemple sans formes et images, elle est appelée apex mentis, pointe ou suprême région de l’esprit.

SECTION XIII. Suite du précédent sujet.

Les raisons que nous venons d’apporter prouvent qu’il n’y a point d’intelligence qui soit une puissance réellement distincte de l’entendement. Elles peuvent aussi être appliquées pour prouver qu’il n’y a point de puissance affective, distincte réellement de la volonté, contre les auteurs qui en admettent une, qu’ils appellent scintille ou étincelle supérieure de raison ou d’intelligence, à cause de la splendeur de connaissance et de l’ardeur d’inclination qu’elle a au bien. Car elle est, disent-ils, toujours prête de tendre au Ciel et de s’élever aux choses divines, excitant l’âme à l’amour du bien et à l’horreur du mal. Elle a par cette [188] puissance, ajoute-t-il, un certain rapport ou regard vers Dieu immédiat, par lequel elle est capable d’être touchée de lui immédiatement, d’en être éclairée et enflammée; et croient enfin que cette puissance est relevée au-dessus de la raison, de l’entendement et de la volonté.

Mais cette opinion est contre la doctrine de saint Thomas, aussi bien que des autres théologiens, et est sans fondement, parce que, comme dit Sandaeus au lieu sus-allégué, la raison pour laquelle les mystiques mettent une autre puissance que la volonté, c’est qu’il leur semble que cette-ci ne puisse être touchée, émue et enflammée immédiatement de Dieu; ce qui est sans raison, car qui pourrait empêcher Dieu d’opérer plutôt en l’une de ces puissances qu’en l’autre?

Il n’y a aucune nécessité, dit Calaguritanus, d’admettre dans la volonté cette puissance nouvelle et qui lui soit supérieure; mais l’élévation de la volonté au-dessus de l’intellect, et qui s’approche plus près de Dieu, se doit attribuer à une habitude plus excellente de la charité, qui est cause que la portion supérieure de la volonté en laquelle elle réside, et qui répond à la portion supérieure de la raison ou de l’intellect, se laisse si haut qu’il semble que ce ne soit pas la [189] volonté, mais une puissance qui lui soit supérieure; quoiqu’il soit pourtant vrai que ce n’est que le sommet de la même volonté, qui s’embrase d’un double feu de la sapience et de la charité, et qui, par goût et adhésion, expérimente Dieu au-dessus de ce que l’intellect lui peut faire comprendre. Or, de cette connaissance expérimentale de la volonté résulte une certaine lumière, au moyen de laquelle l’intellect peut plus parfaitement qu’auparavant contempler les choses divines. Il se passe néanmoins et s’opère en cette pointe de la volonté quelque chose de plus secret, pour laquelle elle est méritoirement préférée à l’intelligence.

Après, il poursuit et dit que la raison pour laquelle quelques-uns mettent cette affection en l’âme plus relevée que l’entendement et la volonté, et qui ne peut être reconnue que par un touchement particulier du Saint-Esprit, c’est que dans cette sublime contemplation, la volonté s’élève si haut qu’il semble que ce soit une puissance située en plus haut étage, quoiqu’en effet ce soit la même qui goûte Dieu plus parfaitement que l’entendement ne le peut comprendre.

Voilà les trois sortes d’opinions éloignées de la vérité; il y en a quelques autres qui en approchent, bien qu’elles ne donnent pas [190] jusqu’au but; que nous allons déduire dans la section suivante.



SECTION XIV. Quelques autres opinions touchant la suprême partie de l’âme.

Premièrement, quelques-uns, comme Tauler, estiment que la suprême partie de l’âme appelée fond ou pointe est un anéantissement de soi-même. L’homme, disent-ils, est plongé en son fond c’est-à-dire en un certain abyssal anéantissement, ou sentiment de son néant.

Secondement, ils appellent encore ce fond, ou cette pointe d’esprit, l’obscurité mystique. Ce fond, disent-ils, est une certaine simple, suressentielle, secrète, vaste et libre obscurité qu’on ne peut trouver par les moyens qui se peuvent apercevoir.

Ces opinions n’enseignent pas quel est ce fond ou cette pointe d’esprit, mais elles en approchent, parce qu’elles prennent l’acte pour la puissance; et peut-être que ces auteurs n’ont voulu qu’exprimer l’acte de cette pointe, et non la puissance, car l’anéantissement obscur et mystique est l’opération de cette suprême pointe et cime de l’esprit, ou au moins elle contient deux conditions de sa fonction. [191]

Troisièmement, quelques autres appellent cette pointe une capacité. Un saint personnage et grand contemplatif a laissé par écrit ces paroles : le fond de l’âme et le sommet de l’esprit ne sont qu’une même chose, considérée en diverses manières; et l’un et l’autre se peuvent entendre en deux façons : en habituel et actuel. Le fond habituel est une certaine capacité de l’âme, ou bien l’âme même, en tant qu’elle est capable de se convertir à Dieu actuellement, et partant cette capacité ne se peut mieux expliquer que par son acte.

Cette opinion est bien vraie, car les puissances qui composent ce fond ont la susdite capacité; mais elle ne donne pas à entendre quelles elles sont, non plus que la suivante qui dit, quatrièmement, que cette suprême pointe de l’esprit est l’image de Dieu en nous. L’image de la Trinité, dit Harphius165, est impresse, ou imprimée, en cette suprême partie de l’âme, ce que plusieurs autres assurent comme lui, et quasi en mêmes termes.

Cette opinion est encore fort véritable, parce que ce fond, ou cette suprême partie contemplant Dieu, porte son image; mais cette image ne consiste pas seulement en cette contemplation, comprenant encore [192] toutes les autres qui se font avec formes et images, et les puissances qui contemplent; et ainsi cela ne nous instruit pas qu’elle est cette pointe d’esprit.

Jusques ici nous n’avons rencontré aucune opinion qui nous apprenne au vrai quels est ce fond, ce centre et cette suprême pointe de l’esprit : la suivante conclusion nous en dira des nouvelles.

SECTION XV. Quelle est cette pointe d’esprit déclarée par l’autorité des mystiques.

La suprême pointe de l’esprit n’est autre que la volonté et l’intellect, sans oublier même le sens. Je n’y mets pas la mémoire, d’autant que l’opinion la plus probable est que ce n’est que l’intellect même qui réfléchit sur ses actes déjà passés; et partant nous ne l’omettons pas pour l’exclure, car elle y est aussi comprise.

Prouvons cette conclusion, commençant par la volonté, et disons que la suprême pointe de l’esprit n’est autre que la volonté.

Saint Bonaventure appelle la principale affection de l’âme qui est unie à l’éternité, du nom d’apex ou de pointe.

Gerson met cet apex, ou pointe [193] de l’esprit, en la puissance affective.

Ruusbroec dit que le feu brûle au fond de la volonté166 ou de la partie amative de celui qui aime Dieu sans moyen.

Harphius met aussi cette pointe en la partie affective167.

Saint François de Sales168 dit que Notre Seigneur, au jour de sa Passion, retira toute sa sainte joie dans la cime de son esprit. Or la joie est dans la volonté : elle est donc la cime ou pointe de l’esprit.

Le père Constantin169 appelle cette pointe suprême partie affective, et le plus intime de la volonté ou de soi-même.

Jean de Jésus Maria dit que l’intelligence est l’intellect, et l’apex, ou la pointe d’esprit, la volonté.

La suprême pointe de l’esprit est non seulement en la volonté, mais encore en l’entendement, parce que la volonté n’opère point sans lui, et spécialement en la contemplation de cette pointe d’esprit, ainsi que je ferai voir ci-après; et aussi que la foi nue, qui est un acte d’entendement, est en cette pointe d’esprit. Faisons-le dire à nos Docteurs mystiques :

Gerson170 donne le nom de pointe d’esprit à la simple intelligence qui est dans l’entendement, et celui de syndérèse à la volonté, mettant cette pointe d’esprit en l’une et en [194] l’autre puissance. Et ailleurs il dit que la portion supérieure de l’âme a deux vertus, deux yeux, ou bien deux offices, parce, dit-il, qu’elle est une vraie intelligence, et affective, ou amoureuse du bien. Ce qui veut dire qu’elle est dans l’entendement et dans la volonté.

Ruusbroec171, parlant des contemplatifs : ils sont, dit-il, élevés en l’aspect nu de l’âme, qui est l’œil simple, au-delà de la raison dans le fond de notre intelligence, dans lequel fond le Père céleste donne une incompréhensible clarté au-dessus de notre intellect. Et ailleurs il l’appelle encore fond d’intelligence.

Harphius172 met aussi l’intelligence en la plus haute partie de l’âme. La contemplation, dit-il, naît de l’intelligence, qui est une puissance de l’âme immédiatement soumise à Dieu, avec laquelle on connaît les choses divines autant qu’il est possible à l’homme : elle obtient le plus haut lieu; la raison, le moyen ou mitoyen; et l’imagination, le plus bas. Et il dit ailleurs que Dieu donne une lumière intellectuelle dans l’intime sommet de la nue pensée.

Quelques autres donnent à cette pointe le nom d’intelligence, qui ne peut être que dans l’intellect, et quelquefois même celui d’entendement. [195]

Il faut donc dire que cette pointe d’esprit est également dans la volonté et dans l’intellect, d’où vient qu’Harphius après avoir appelé cette suprême partie du nom de pointe, de raison, de lumière, d’intelligence, dit qu’à cette puissance correspond par proportion quelque vertu affective, à qui il donne le même nom de pointe d’esprit.

J’ai dit que la suprême pointe de l’esprit était non seulement dans la volonté et dans l’entendement, mais encore dans le sens de l’homme; ce que je prouverai aisément par ce que je dirai ci-après, quand je ferai voir que le sens opère quelquefois dans la contemplation de cette pointe d’esprit, aussi bien que la volonté et l’intellect. Et comme cette volonté et cet intellect ne sont dits être la pointe de l’esprit qu’à cause de cette contemplation, aussi pouvons-nous dire que le sens est cette pointe d’esprit, par la même raison, savoir par ce qu’il opère quelquefois en elle; car non seulement l’imagination y opère, mais aussi l’appétit sensitif, comme nous verrons. [196]

SECTION XVI. Réponse à quelques objections qu’on peut faire contre la définition que nous avons donnée à la pointe de l’esprit.

On peut opposer premièrement que le sens est appelé la partie inférieure de l’homme, et la pointe de l’esprit en est appelée le sommet, l’une inférieure ou infime, l’autre suprême, et qu’ainsi ces deux choses ne peuvent pas convenir ensemble, ce que les docteurs mystiques semblent supposer, quand ils distinguent l’âme en trois parties, l’inférieure, la supérieure et la suprême.

Je réponds que, comme l’intellect et la volonté peuvent être appelés parties mitoyennes quand ils opèrent par raisonnement, aussi peuvent-ils être nommés partie suprême, quand ils contemplent sans formes et sans images; et qu’en même façon le sentiment est dit partie inférieure quand il opère sensiblement avec pensées; et pointe de l’esprit, aussi bien que l’entendement et volonté, quand il opère sans formes et images et pensées sensibles, parce que les docteurs mystiques, sous ce mot de pointe d’esprit, de fond, de centre et de cime, entendent toutes les puissances qui concourent [197] à la contemplation sans images ou pensées.

Seconde objection : la plupart des mystiques mettent cette suprême pointe de l’esprit en l’essence, parce qu’elle est si insensible dans son opération qu’on ne l’aperçoit quasi point : comment donc peut-on dire qu’elle soit dans le sens, dont les opérations sont sensibles et grandement apercevables?

Je réponds que j’ai réfuté l’opinion qui dit que cette suprême partie est l’essence; et pour le reste de l’objection, je dis que toute l’insensibilité prétendue en l’opération de cette pointe d’esprit ne consiste qu’en ce que l’objet de la contemplation ne peut être réfléchi; or il ne répugne pas que le sens ne puisse opérer de la sorte : c’est pourquoi l’objection ne conclut rien.

Troisième objection : les mystiques mettent cette pointe ou sommet de l’esprit au-dessus du sens.

Il est vrai que communément les auteurs mystiques disent que la contemplation de cette pointe nous élève au-dessus de l’entendement, et même au-dessus de toutes les puissances; mais ils ne veulent pas dire pour cela que cette suprême pointe ne soit pas quelque puissance, car cela n’est pas vrai, mais seulement que cette contemplation [198] met les puissances hors de leurs opérations ordinaires et accoutumées, les élevant à une autre contemplation plus sublime.

CHAPITRE VII. Quelle est la fonction ou l’opération de la suprême pointe de l’esprit.

SECTION I. Quand et comment les puissances de l’âme sont appelées pointe de l’esprit.

Nous venons de voir que cette suprême pointe de l’esprit que nous décrivons n’est autre chose que les mêmes puissances de l’âme; mais il y a une autre difficulté non petite, qui est de savoir quand et comment ces puissances de l’âme sont appelées suprême pointe de l’esprit, ou bien pour quelles raisons on leur donne ce nom, puisqu’il est certain que ces puissances ne sont pas toujours ainsi appelées. Et [199] ce qui augmente la difficulté, c’est que nous avons divisé l’âme en trois parties, en la première desquelles nous avons mis la sensualité, c’est-à-dire tous les sens; en la seconde, les trois puissances de l’âme, mémoire, entendement et volonté. Et cependant nous disons maintenant que la troisième partie de l’âme n’est autre que les mêmes sens et les mêmes puissances de l’âme. En quoi donc est-ce que cette troisième partie, dite la suprême pointe de l’esprit, peut être différente des deux autres?

À quoi je réponds brièvement que ces différences de première, seconde ou troisième partie de l’âme ne vient pas de la part des puissances, qui sont toujours les mêmes, mais seulement de la part de leurs opérations, qui sont dites première partie quand elles opèrent avec dévotion sensible; seconde, quand elles opèrent avec discours et pensées; et suprême pointe, quand elles opèrent d’une façon plus relevée que celle des actions ordinaires. Et cette opération s’appelle la fonction de la suprême pointe de l’esprit; laquelle fonction nous voulons maintenant déclarer, afin que nous puissions donner une entière connaissance des raisons pour lesquelles les puissances de l’âme sont quelquefois appelées du nom de pointe, fond, centre, cime de l’âme, etc. [200]

SECTION II. Les pensées et les discours ne sont pas la fonction de la pointe de l’esprit, mais la seule contemplation.

Les pensées, les discours et la production des actes ne sont pas la fonction ou l’opération de la suprême pointe de l’esprit, mais la seule contemplation est sa fonction.

Cette opinion est communément reçue en l’école de la théologie mystique, et supposée de tous ses disciples, car jamais l’opération de cette pointe n’est par eux appelée autrement que contemplation.

En effet, les contemplatifs ne mettent que trois sortes d’opérations en notre âme : les cogitations ou pensées, les discours, et la contemplation. Or les mystiques n’admettent point les pensées ni les discours dans l’opération de cette suprême pointe, ce qui se prouvera par toutes les autorités que j’apporterai plus bas, où nos mystiques assurent qu’elle est sans formes et images, c’est-à-dire sans pensées et discours : la seule contemplation est donc son opération ou fonction. Que si les pensées et discours étaient la fonction de la [201] suprême portion de l’âme, elle ne serait en rien différente de la seconde partie, qui a aussi la pensée et les discours pour sa fonction. Et l’on n’a jamais inventé la distinction de ces trois parties de l’âme qu’à raison de ses diverses opérations et fonctions, et si vous donnez la même fonction ou opération à la seconde ou à la troisième partie de l’âme, vous ne les pourrez plus distinguer, puisqu’étant les mêmes puissances, elles ne se distinguent que par leurs fonctions différentes.

Richard de Saint-Victor173 le confirme lorsqu’il compare notre âme à un monde qui a trois cieux : le premier grossier, retenant les formes et similitudes des choses corporelles; le second raisonnable, auquel appartiennent les raisons de toutes les choses visibles, les définitions et les recherches des choses invisibles; le troisième s’appelle intellectuel, comprenant les contemplations de ces choses spirituelles, mais divines. [202]

SECTION III. Opinion de quelques-uns, que la contemplation affirmative est la fonction de cette pointe.

Les contemplatifs remarquent deux sortes de contemplation. L’une qu’ils appellent affirmative, l’autre négative. La première aperçoit bien l’objet qu’elle contemple; la seconde de l’aperçoit pas, mais l’ignore, c’est-à-dire qu’elle repose sans connaître quel est l’objet de son repos.

Sandaeus tient que la contemplation affirmative de Dieu ou des choses divines est la fonction ou opération de cette suprême pointe, ou cime de l’esprit.

Jean de Jésus Maria est de même opinion, disant que cette troisième partie de l’âme, qui est cette pointe, est l’intelligence, c’est-à-dire la contemplation qui s’aperçoit de ce qu’elle contemple.

Alvarez de Paz dit que ces paroles obscures de pointe ou de fond de l’esprit ne signifient autre chose que le même intellect, non pas en tant qu’il raisonne, mais en tant que simplement il regarde et entend; qu’il regarde la vérité dans les images de la fantaisie, tout de même que l’eau en un verre, ou par les espèces supérieures sans opération de la fantaisie. [203]

SECTION IV. La contemplation négative et sans forme est la fonction de cette pointe. Sentiment et autorités des mystiques.

La contemplation négative qui est sans formes et images, ou l’oraison de quiétude qui n’a ni pensées ni actes, mais un seul repos sans savoir en quoi elle se repose, est la fonction et l’opération de la suprême pointe de l’esprit.

Je tire les preuves de cette vérité de l’autorité des saints docteurs, et premièrement de ceux qui disent ce qu’en cette pointe il y a un repos.

Ruusbroec met trois sortes de sentiments divins dans notre âme, qu’il applique selon la division de ces trois parties; et il appelle la troisième immobile, qui n’est autre que la suprême pointe de l’esprit, qu’il appelle jouissance obscure et repos silencieux. Et il dit ailleurs que l’âme se repose en Dieu en la pointe de son esprit.

L’introversion au fond intérieur, dit Tauler, demande un saint repos. Et autre part il dit que toutes les oraisons qui se font par pensées ou discours doivent aboutir au fond de l’âme, comme la course au repos. Le bienheureux Père Jean de la Croix dit que le [204] repos et la quiétude de cette maison spirituelle s’acquièrent par l’âme au moyen de ses actes comme substantiels d’union divine qu’elle a reçue. Il veut dire que par les actes ou contemplations de la suprême pointe de l’esprit l’on acquiert l’oraison de quiétude ou de repos.

Le père Constantin dit que le silence, le repos ou oisiveté dont les mystiques se font mention, est une introversion qui cause ces opérations intérieures infuses de l’esprit supérieur; c’est-à-dire de la pointe de l’esprit. Ce qu’il confirme autre part, où il dit que Dieu meut la volonté sans motifs de raisons et connaissances intellectuelles, s’insinuant en ce centre à l’impourvu, mettant la paix et le repos au milieu de cette âme, chassant le trouble et la trop grande sollicitude avec laquelle elle le cherchait par forme d’objet connu et des intelligences actuelles. Ce qu’il répète en plusieurs endroits, disant qu’on trouve un parfait repos en Dieu au sommet de l’esprit, en la suprême portion de l’âme, que c’est le silence et le sabbat de la suprême partie affective, qu’au faîte et sommet de l’esprit, dénué de formes, il y a une opération en paix et repos.

La seconde preuve se tire de ceux qui disent ce que la suprême pointe de l’esprit contemple sans forme et image. [205]

Dieu se manifeste, dit Ruusbroec, au suprême de notre essence créée, et alors il élève notre esprit en pureté et en divine liberté, et l’intellect en une nudité sans images. Et ailleurs : celui, dit-il, qui veut expérimenter en soi la vie contemplative, doit en son intérieur s’élever au-dessus de la vie sensitive, en la suprême portion de son intérieur, et avoir la mémoire dénuée et déchargée de toutes formes et images des choses sensibles.

Le fond, dit Tauler, est sans images et sans nom; en lui l’esprit demeure en la Divinité sans forme. Il dit ailleurs que chaque homme contient quasi trois hommes : premièrement, le bestial ou l’extérieur; secondement, le raisonnable; troisièmement, le spirituel, où il est dépouillé de toutes formes et images. Il confirme cela par Proclus païen, qui disait que pendant que l’homme est occupé dans les images qui sont au-dessous de soi, il n’est pas croyable qu’il puisse trouver ce fond, et que pour le connaître et découvrir en nous, il faut quitter toute multiplicité. Ils disent encore que nulle image n’entre dans la très noble portion de l’âme, dans son fond et essence; là elle n’opère, ne sait et n’entend rien; et partant il n’y a ni aucune image ni de soi ni d’aucune créature. Si quelqu’un demande : où est-ce [206] que Dieu opère sans images? Il faut dire que c’est dans le fond de l’âme.

SECTION V. Suite des preuves d’autorité pour la doctrine précédente.

Les troisièmes preuves se prennent de ceux qui disent qu’il y a un amour sans connaissance dans la suprême pointe de l’esprit; car cela signifie l’oraison sans pensées.

La pointe de l’esprit, dit saint Bonaventure, est portée à Dieu par un amour extatique, sans aucune connaissance qui précède ou qui accompagne.

Le père Constantin appelle l’amour sans connaissance expérience de Dieu réelle au centre, c’est-à-dire on la pointe de l’esprit.

On peut voir Gerson dans sa théologie mystique qui est de même sentiment.

Quatrièmement, on le prouve par ceux qui disent que le silence mystique est en la pointe de l’esprit.

Tauler, expliquant ces paroles de l’Église qui dit que le Fils de Dieu prit naissance au sein de la Vierge dans le milieu ou le profond silence de toutes choses, dit que ce silence se trouve dans le fond et dans la très noble partie de l’âme.

L’on ne peut, dit Gerson, arriver jusque [207] à la division de l’âme et l’esprit, si ce n’est en une très grande paix et silence. Par l’esprit il entend la suprême pointe.

Cinquièmement, ceux qui mettent la solitude en la pointe de l’esprit prouvent encore la même chose, car par elle ils entendent l’oraison sans pensées.

Quand nous devons adorer Dieu le Père, dit Tauler, il faut que nous nous retirions en une certaine solitude avec désir et espérance. Or cette solitude est la suprême partie, ou le fond de l’âme, ou la pointe de l’esprit.

Sixièmement, ceux-là sont de même sentiment, qui mettent l’abstraction en cette pointe suprême de l’esprit. Le principal honneur que nous devons porter aux saints, dit Taulère, c’est de nous plonger par abstraction de tout avec eux en se fond très excellent dans lequel ils se sont eux-mêmes perdus, et auquel consiste leur souveraine félicitée.

Septièmement, ceux-là prouvent encore la doctrine précédente, qui établissent dans cette pointe d’esprit la théologie mystique, c’est-à-dire l’oraison sans pensées selon leur intelligence. Denis le Chartreux dit que la théologie mystique est une connaissance expérimentale de Dieu, lorsque [208] la suprême pointe de l’affection lui est unie par un ardent amour.

Huitièmement, cela se prouve encore par ceux qui disent que le fond de l’âme s’introvertit au-dessus de toutes les puissances, actions et limites, parce que cela signifie qu’il contemple sans images.

Le fond de l’âme où l’esprit suprême, dit Tauler, doit s’exercer en son introversion et union avec Dieu au-dessus de toutes actions bornes et pensées. Et ailleurs : il se faut, dit-il, convertir intérieurement et se plonger en son fond au-dessus de toute actualité de ces puissances, tant intérieures qu’extérieures, et au-dessus de toute fantaisie.

Neuvièmement, ceux qui mettent l’oraison de quiétude, ou sans pensées, en l’essence ou substance de l’âme, sont de même sentiment; car par la substance ou essence, ils entendent la pointe de l’esprit.

L’esprit, dit Ruusbroec, a un désir de se reposer en Dieu, en son essentielle existence, en sa pointe et en son fond. Il dit en d’autres endroits qu’on possède Dieu en repos en la nue essence de l’esprit, que les hommes qui aiment Dieu trouvent leur repos en leur essence suressentielle, que le suprême repos de tous les esprits s’opère en la [209] simplicité de l’essence au-dessus de toutes les vertus.

Notre béatitude, dit Harphius, consiste en ce que par le moyen de la grâce et de la gloire, l’esprit est introduit dans le repos de son essentielle unité; le péché met un tel chaos de ténèbres et de dissemblance entre les puissances et l’essence, qui est la demeure de Dieu, que notre esprit ne se peut unir à notre essence, qui serait sa patrie et sa maison de repos, n’était que par le péché, il est banni en la région de la dissemblance.

Sainte Thérèse dit qu’en l’union de toutes les puissances, c’est-à-dire en l’oraison de quiétude, Dieu est joint et uni avec l’essence de l’âme, et le bienheureux Père Jean de la Croix appelle ce repos quiétude substantielle.

Dixièmement, ce que dessus est confirmé par ceux qui disent que les trois puissances, mémoire, entendement et volonté, sont unies dans la pointe de l’esprit; car ils entendent par là qu’il y a un repos et une quiétude dans cette pointe, et c’est ainsi qu’il faut expliquer ce que dit Harphius, que les trois puissances de l’âme sont originellement unies en sa partie suprême, d’où elles elles s’écoulent comme les rayons du soleil pour y retourner derechef, et que c’est l’essence de l’âme appelée mens, esprit, et aussi le [210] centre de cette âme, et sa plus haute pointe.

Onzièmement, enfin, cela est confirmé par ceux qui appellent le fond de l’âme nu, c’est-à-dire dépouillé de formes, comme Tauler et quelques autres.

SECTION VI. La doctrine précédente confirmée par raisons.

Après les autorités qui prouvent que l’oraison qui n’a ni pensées ni actes, mais seulement une quiétude ou repos obscur, est la fonction ou l’opération de la suprême pointe de l’esprit, nous pouvons encore établir cette doctrine par raisons.

La première peut être que cette pointe d’esprit est appelée centre; d’autant, à mon avis, que le centre est en perpétuel repos; et pour même raison elle est appelée essence de l’âme, pendant que les puissances sont en mouvements successifs; outre que les mystiques attribuent l’immobilité, ou l’immutabilité, à cette suprême pointe, qui ne peut être sans un grand repos.

Secondement, si l’oraison de quiétude, ou de repos obscur, était la fonction de la pointe de l’esprit, en vain les mystiques mettraient de la distinction entre les parties [211] de l’âme; puisque, comme nous avons vu, elles ne peuvent être distinguées que de la part de leurs fonctions ou opérations, et la pointe de l’esprit n’est distincte des deux autres que par cette oraison de repos obscur, c’est-à-dire qui ne peut connaître ce en quoi l’on se repose, et qui est sans actes ou pensées. Car encore que la seconde partie de l’âme se puisse reposer en Dieu aussi bien que la pointe de l’esprit, et avoir une quiétude, l’on connaît néanmoins bien par réflexion l’objet auquel on se repose, et les actes ou les pensées qui lui donnent une telle quiétude, ce qui n’est pas en la quiétude de la pointe de l’esprit, ni en l’oraison de repos mystique. De sorte que comme saint Thomas prouve contre les Grecs la procession du Saint-Esprit, parce que sans elle et il n’y aurait point de distinction entre lui et le Fils, je prouve de la même façon que l’oraison de repos obscur est la fonction de la pointe de l’esprit, parce que si cela n’était, il n’y aurait point de distinction entre cette suprême partie de l’âme et la seconde, puisque rien ne l’en peut distinguer, sinon qu’elle a une opération qui est sans actes et pensées, et n’a qu’un repos qui ignore son objet. [212]

SECTION VII. Si les deux sortes d’oraisons de repos sans goût et savoureux sont la fonction de cette suprême partie.

Nous avons appris par la raison et par les autorités précédentes que l’oraison de repos est la fonction et opération de la suprême pointe de l’esprit. Mais comme il y a deux sortes d’oraisons de repos, une savoureuse, l’autre confite en amertume, l’on demande si elles sont toutes de la fonction de cette suprême partie, et nous répondons que oui, parce que les raisons sont égales pour l’une et pour l’autre. Elles ont même objet, elles sont également dénuées et dépouillées de toutes formes et images et pensées; elles n’ont point d’autres actes qu’un simple repos, ignorant leur objet; et la douceur attachée à l’une de ces oraisons, non plus que la sécheresse qui oppresse l’autre, ne sont pas contraire à la pointe de l’esprit, puisqu’elle n’est autre chose que les mêmes puissances de l’âme, qui souvent sont remplies de telles douceurs et sécheresses, et il n’est pas plus inconvénient de dire que cette suprême portion soit capable de ces deux sortes d’oraisons, que d’assurer que le centre et le fond de l’âme [213] contemple sans formes, images ou pensées, aussi bien quand l’intérieur est détrempé d’amertume, comme quand il est arrosé d’une gracieuse douceur.

L’expérience fait voir des âmes plongées en de très fâcheux et amers délaissements, lesquelles avouent avoir le fond du cœur si tranquille, et la plus haute pointe de l’âme si satisfaite de cet état, que s’il était en leur pouvoir de s’en délivrer, de le changer ou diminuer, ils ne le voudraient par le moindre désir tant soit peu contraire à la volonté de Dieu.

SECTION VIII. La contemplation affirmative n’est pas la fonction de la suprême portion de l’âme.

Si nous voulons parler proprement et précisément des choses, la contemplation affirmative, ou intuitive, c’est-à-dire celle qui s’aperçoit bien de l’objet qu’elle contemple, n’est pas la fonction ou opération de la suprême portion de l’esprit, dont voici la raison :

Premièrement, parce que cette troisième partie de l’âme n’a point été connue des anciens philosophes païens, ni même des chrétiens, et néanmoins nous savons bien qu’Aristote, Platon, et plusieurs [214] autres, ont connu la contemplation de Dieu et des choses divines affirmatives, c’est-à-dire qui n’ignorait pas son objet. Car Aristote établit la béatitude de l’homme en cette contemplation. De sorte qu’il semble que ces mots de cime, fond, pointe, et semblables, n’ont été inventés que pour signifier une autre contemplation que celle qui était connue des philosophes.

Secondement, la théologie mystique selon le sentiment de ces docteurs est dans cette pointe d’esprit. Or si la contemplation dont les philosophes ont eu la connaissance était la fonction de cette pointe d’esprit, il s’ensuivrait que les païens auraient eu et la connaissance, et la pratique de la théologie mystique; ce que personne à mon avis n’accordera, vu que plusieurs philosophes chrétiens n’en ont pas eu l’usage ni quasi même la croyance ou la connaissance.

Troisièmement, saint Denis, en sa Théologie mystique, commande à son disciple Timothée de ne découvrir ou révéler cette théologie aux indoctes; ce qui sans doute ne se doit pas entendre de la connaissance ou de la contemplation affirmative de Dieu et des choses divines, puisque les païens mêmes mettaient en cela la béatitude de l’homme, et que les chrétiens la [215] considèrent comme un excellent moyen pour l’acquérir. Sa théologie affirmative n’est donc pas la théologie mystique, que l’on dit être la fonction de la pointe de l’esprit.

Quatrièmement, entre les mystiques quelques-uns disent que le fond de l’âme n’a aucune connaissance en sa contemplation. D’autres le confirment, mettant en ce fond un amour sans connaissance, et ceux-là mêmes qui disent qu’il y a une connaissance si subtile qu’elle n’est aperçue. Tous ceux-là nous apprennent qu’il n’y a point de connaissance ou de contemplation claire en ce fond; et ceux encore qui assurent que dans cette pointe il n’y a aucune image, etc., en excluent la contemplation claire, qui doit avoir les images de Dieu et des choses divines qu’elle contemple.

Cinquièmement, cette doctrine se confirme par ux qui mettent distinction entre l’intelligence et la pointe de l’esprit. Car par l’intelligence, ils entendent une contemplation claire ou appréhension de Dieu et des choses divines, comme dit Thomas a Jesu, après Richard; et mettant cette différence entre l’intelligence et la pointe d’esprit, ils insinuent et veulent dire que la contemplation claire n’est pas la fonction de cette pointe. [216]

Saint Bonaventure est en même sentiment, distinguant l’intelligence de cette pointe d’esprit. Et Tauler ne met pas l’intelligence en la plus haute partie de l’âme, mais seulement en la contemplation obscure ou mystique, c’est-à-dire celle qui est sans formes et images, pendant laquelle il dit que l’intelligence cesse son opération.

J’ai dit au commencement de cette section que la contemplation affirmative n’est pas la fonction ou opération de la suprême partie de l’esprit, si on veut parler proprement et précisément, parce que je sais bien que plusieurs contemplatifs, comme entre autres Gerson, Ruusbroec et quelques autres, mettent cette sorte de contemplation dans la pointe de l’esprit; mais ils prennent cette pointe trop largement, et non en sa propre et précise signification. [217]

CHAPITRE VIII. La différence des fonctions ou opérations des trois parties de l’âme.

SECTION I. Sentiment des auteurs mystiques.

Comme la division de l’âme, qui est toujours la même considérer en elle-même, se fait à raison de ses différentes fonctions ou opérations, nous n’aurions pas suffisamment expliqué la distinction de ces trois parties si nous ne faisions voir la différence de leurs opérations et fonctions. Pour la bien comprendre, je rapporterai ce que les auteurs en disent, puis nous verrons ce qu’il en faut croire.

Jean de Jésus Maria dit qu’il y a trois forces en l’âme qui servent à la connaissance, et un triple appétit qui leur correspond. La première s’appelle force sensitive, qui [218] embrasse tous les sens tant intérieurs qu’extérieurs, et l’appétit composé de l’irascible et du concupiscible suit la connaissance tirée par le sens.

La seconde force et moyenne entre les forces de l’âme, s’appelle raisonnable, qui est le même intellect en tant qu’il tire sa connaissance d’une notice abstraite des choses inférieures, ou bien de celle qu’il a conçue par la lumière infuse. Où il faut encore user de différence, parce qu’en la première déduction, cette force s’appelle portion inférieure de la raison, et en la seconde, portion de la raison supérieure, qui par la considération des choses éternelles produit ses actes, et donne jugement des autres choses; et à cette vertu répond semblablement un appétit raisonnable, qui est la même volonté, en tant qu’elle est émue par la portion de la raison ou supérieure, ou inférieure. Cette partie de l’âme qui comprend l’intellect et la volonté, s’appelle le ciel moyen, comme la précédente est appelée le premier ciel, et la suivante, le troisième.

Cette troisième et suprême force de l’âme s’appelle intelligence, qui est le même intellect en tant qu’il reçoit lumière prochainement de Dieu, et connaît les premiers principes seulement ayant conçu les termes, sans discours, ou par une force [219] naturelle, ou par une secrète lumière surnaturelle envoyée de la divine Sapience; et à cet intellect s’exerçant en l’intelligence, correspond par proportion une affection qui est cette même volonté, en tant qu’elle reçoit de Dieu une propension naturelle au bien de la simple intelligence, qui lui est représentée par un concept; en tant, dis-je, qu’elle reçoit de Dieu cette naturelle propension.

Cette division est plutôt philosophique que mystique, parce qu’elle n’y renferme pas la contemplation obscure ou mystique, laquelle est sans formes, c’est-à-dire l’oraison de quiétude, qui réside en cette pointe d’esprit selon tous les mystiques.

Richard de Saint-Victor divise aussi l’âme en trois parties, qui la compare à un monde qui a trois cieux; qui sont, dit-il, l’imagination, la raison, et l’intellect ou intelligence. Il dit que le premier ciel est grossier et corporel, retenant en soit la forme et la similitude des choses corporelles, et que comme le premier ciel embrasse et renferme tout ce que la terre produit et nourrit, ainsi la similitude de tout ce que les sens atteignent sont dans l’imagination, donc en ce premier ciel sont les images de toutes les choses visibles. Les deux autres cieux, en comparaison de celui-ci, sont subtils, [220] immatériels et bien éloignés de sa grossièreté. Car le second ciel s’appelle raisonnable, qui est la seconde partie de l’âme, à laquelle appartiennent les raisons de toutes les choses visibles, la définition et la recherche des choses invisibles. La troisième partie, qu’il appelle ciel intellectuel, contient la compréhension et la contemplation des choses spirituelles, même divines.

St Denis, cité par Tauler, met quatre parties dans l’homme. Il appelle la première l’homme extérieur, dans lequel il y a nombre de sens, de forces sensitives et de membres, et chacun d’eux a ses propres actes; la seconde, qui surpasse la première, c’est l’âme, avec ses diverses puissances et actions; l’intelligence est la troisième, qui excelle beaucoup les précédentes, qui est au-dessus du temps, dont elle n’a pas besoin, et se porte aux objets éternels; et la quatrième, supérieure à toutes les autres, c’est une certaine déiformité et une ineffable intimité ou présence de Dieu dans l’âme, qui n’est autre que la contemplation sans images ou pensées, et l’oraison de quiétude appelée mystique. Là il distingue l’intelligence, et de l’âme raisonnable, et de l’oraison de quiétude ou de repos. C’est pourquoi il admet quatre parties en l’âme, ce que ne font pas ceux qui ne la distinguent pas. [221]

Harphius divise l’âme seulement en trois parties. La première est l’inférieure, qu’il appelle du nom d’âme, considérée comme uni au corps, lui donnant la vie et contenant la force et puissance inférieure. La seconde, la moyenne, qu’il appelle esprit, et comprend les trois puissances spirituelles, au moyen desquels l’homme approche de Dieu par la contemplation et devient un même esprit avec lui. La troisième, la suprême partie de l’âme, où les trois puissances sont originellement unies, d’où elles coulent comme les rayons du soleil et où elles se réunissent derechef.

Tauler encore un coup dit qu’en chaque homme on peut remarquer trois hommes, chacun desquels doit avoir ses exercices. Premièrement, l’homme extérieur, qui se doit exercer dans les jeûnes, veilles, prières et semblables bonnes actions. Secondement, l’homme intérieur, qu’il appelle âme, doit pratiquer la dévotion intérieure, s’occupant aux saintes pensées ou purs désirs, et s’unissant à Jésus-Christ par connaissance et amour. Et troisièmement, enfin, le fond de l’âme, ou l’esprit intime, c’est-à-dire l’homme suprême et déiforme, qui doit s’unir à Dieu et jouir de lui au-dessus de toute pensée et mesure.

Russe broc dit qu’entre les images sensibles [222] formées de Jésus-Christ, il faut que l’âme s’élève à la vie intérieure et spirituelle, et aux images intellectuelles, comme sont la vérité et la sapience, et au-dessus de tout cela, elle doit, en la divine lumière, porter son regard vide et nu de toutes images vers l’éternelle vérité, qui est Jésus-Christ même, dans lequel la pureté de cœur est consommée.

Voilà ce que nous disent les auteurs touchant les fonctions des trois parties de l’arme : voyons ce qu’il faut croire dans cette grande variété de sentiment.

SECTION II. Explication plus précise des fonctions ou des opérations de trois parties de l’âme.

Il faut savoir et se souvenir que, comme nous avons déjà dit, il n’y a dans l’âme que deux parties, l’une inférieure, qui consiste en la sensualité, laquelle comprend tous les sens; l’autre supérieure, qui n’est autre que l’âme raisonnable, qui renferme les trois puissances, mémoire, entendement et volonté; on n’en admet point de troisième; et il faut dire que quand nous parlons de trois parties en l’âme, c’est plutôt pour signifier qu’il y a trois sortes d’opérations ou fonctions différentes, que pour ajouter [223] une troisième partie à la supérieure et inférieure.

Mais il est bien difficile de trouver en notre âme deux sortes d’opérations ou fonctions, dont l’une soit si propre à la partie inférieure qu’elle ne puisse être attribuée à la supérieure raisonnable, et l’autre si propre de la supérieure qu’elle ne puisse être communiquée à l’inférieure, et que de plus il s’en trouve une troisième si différente des deux précédentes, qu’on puisse estimer à bon bon droit qu’elle ne soit point l’opération ou fonction de l’une ni de l’autre, mais d’une troisième appelée suprême.

Il est nécessaire que nous trouvions ces trois sortes d’opérations ou fonctions, sans quoi il ne sera pas possible de connaître les raisons pour lesquelles on donne trois parties à l’âme, puisqu’elle n’en a que deux. Or la difficulté de trouver une opération qui ne soit attribuée qu’à la partie inférieure, et une autre qui ne soit propre qu’à la partie supérieure et où le sens n’opère point, procède de ce que les actions ou opérations de l’âme raisonnable et des sens sont mêlées et dépendantes les unes des autres. Car jamais la volonté n’opère en ce monde sans être éclairé de l’intellect, lequel intellect n’opère point sans l’aide de l’imagination, même pour faire ces abstractions, et encore [224] qu’il forme des êtres abstraits et universels, c’est par l’entremise des espèces que l’imagination lui a fournies des choses particulières; et toutes les fois que l’intellect veut réfléchir et discourir sur les espèces abstraites et universelles, il est nécessaire que ce soit par les espèces de l’imagination que l’on appelle fantômes; parce que, comme dit l’axiome, l’entendement n’opère qu’en leur présence, et cet entendement a les yeux si faibles, que pour voir les espèces intellectuelles qu’il a formées, il a besoin des espèces imaginées, comme de lunettes pour apercevoir des choses trop menues est déliées. De sorte que l’âme raisonnable n’opère point sans l’aide du sens, et le sens n’opère guère sans l’aide de l’âme raisonnable. Car si ce sont actions humaines, elles seront conduites par la raison, et si elles sont déraisonnables, au moins elles seront volontaires et libres, dans lesquels l’entendement et la volonté opèrent.

Ce qui fait voir la difficulté qu’il y a de trouver une opération qui ne soit que dans la sensualité, et une autre qui ne soit que dans l’âme raisonnable, et de plus une troisième différente de ces deux.

Les contemplatifs tiennent que Dieu élève quelquefois l’âme à une si haute contemplation qu’elle ne se sert point des espèces [225] de l’imagination, mais d’autres, purement intellectuelles, qui lui sont données; et ils appellent cette contemplation : pure, qui est toute différente des autres, dans lesquelles le sens opère avec l’âme raisonnable. Mais cette opération est rare et donnée à peu, et de plus elle ne peut être appelée la fonction de la suprême partie de l’âme, mais seulement de la seconde, qui est la raisonnable : elle est l’opération de la supérieure partie et non de la suprême.

La raison est, parce que devant que les hommes eussent pensé à diviser l’âme en trois parties, et qu’on eût ouï parler de la pointe de l’esprit, du fond de l’âme, etc., la contemplation pure était déjà reçue dans l’école des philosophes. Ce qui est fort aisé à prouver, en ce qu’Aristote, Platon, Socrate, Pythagore et tous ces anciens philosophes ont cru l’immortalité de l’âme. Or ils savaient bien que cette âme séparée du corps avait des actions vivantes, c’est-à-dire qu’elle connaissait et aimait; ils ne pouvaient ignorer que l’intellect ainsi séparé du corps, en sa connaissance ne réfléchissait pas sur les images ou espèces imaginées, qui ne demeurent pas après la mort, puisque ce sont des accidents qui ne quittent pas leurs sujets, et qu’ainsi l’intellect séparé du corps n’a que des espèces purement intellectuelles et [226] des contemplations pures. Les philosophes païens estimaient donc que les âmes séparées du corps contemplaient Dieu et les choses divines sans se convertir aux espèces et fantômes de l’imagination ou fantaisie, qu’elles n’avaient plus, et cependant on ne reconnaissait point pour lors cette suprême partie, ou pointe de l’âme, mais on croyait que la contemplation susdite était une opération de la partie supérieure. Ce qui me fait juger que cette partie suprême a été inventée seulement pour signifier une nouvelle opération de l’âme, inconnue aux anciens philosophes et découverte par les théologiens mystiques, qui n’est autre que la contemplation obscure, mystique, sans formes et images, en cette oraison de quiétude, qui n’a autre acte qu’un repos dont l’objet est caché et voilé.

SECTION III. Suite du sujet précédent, où il est parlé des fonctions et opérations des deux parties, supérieur et inférieur.

Ayant trouvé la fonction de la plus haute et suprême partie de l’âme, reste à faire voir quelles sont les fonctions des deux autres.

Mais il faut remarquer auparavant, qu’afin [227] qu’une chose puisse être dite fonction ou opération de quelqu’une des parties de l’âme, il est requis qu’elle lui soit tellement affectée qu’elle ne convienne point aux autres, parce qu’autrement elle ne pourrait être dite sa fonction; comme l’oraison de repos est tellement affectée à la pointe de l’esprit, que jamais elle ne se trouve en aucun autre sujet, et il n’y a en cette même pointe autre opérations que celle-là; c’est pourquoi c’est sa propre et naturelle fonction, comme j’ai fait voir.

Déclarant maintenant qu’elle est la fonction propre et particulière de la première partie de l’âme, qui contient toute la sensualité, c’est-à-dire tous les sens, que l’on appelle partie inférieure, je dis que cette fonction est l’oraison qui est accompagnée de dévotion sensible, parce que cette douceur et dévotion sensible est tellement affectée à la partie inférieure et sensible qu’elle ne se trouve point en d’autres sujets.

Et la fonction propre de la seconde partie de l’âme, qui est la supérieure et raisonnable, contenant les trois facultés, mémoire, entendement et la volonté, c’est l’oraison qui se fait sans aucune dévotion sensible, avec production d’actes, qui sont les bonnes pensées, discours de la contemplation claire, lesquelles aperçoivent leur [228] objet; enfin toutes ces oraisons dépouillées de dévotion sensible, à l’exception de la contemplation sans forme.

On peut objecter que les sens concourent aux bonnes pensées, puisque l’entendement ne peut opérer sans l’aide de l’imagination et de ses fantômes. Je réponds que l’opération ne laisse pas d’être appelée fonction d’une puissance, bien qu’une autre y concoure; si néanmoins nous voulons la prendre pour une fonction tellement propre à une partie, qu’elle soit incommunicable aux autres, il faudrait dire que la fonction propre de la partie supérieure serait la seule contemplation que l’on appelle pure, qui est naturelle à l’âme séparée du corps, mais fort extraordinaire dans le corps. Cette contemplation a des espèces purement intellectuelles, avec lesquelles l’entendement opère sans regarder les fantômes et les espèces imaginées, et la volonté se repose en son objet ainsi purement connu. Or cette contemplation seule, si nous parlons selon la rigueur de notre théologie mystique, est la fonction de la supérieure partie de l’âme et n’en a point d’autre qui la distingue, et toutes les oraisons qui se font avec pensées et discours, et la contemplation claire, nommée affirmative parce qu’elle s’aperçoit de son objet, [229] qui se sert des espèces de la fantaisie et imagination, sont la fonction commune des deux parties, inférieures et supérieures, et partant ne les distingue pas. En quoi se trompent bien fort ceux qui attribuent la contemplation affirmative à la suprême pointe, parce qu’ils entendent parler non de la purement intellectuelle, mais de celle qui se sert des espèces et des fantômes de l’imagination, qui est la fonction des deux premières parties de l’âme.

SECTION IV. Preuve de la doctrine précédente par l’autorité des mystiques.

Nous avons dit que la dévotion sensible est la fonction de la partie inférieure, la contemplation pure celle de la partie supérieure; que la contemplation sans forme est l’opération de la suprême partie, et que toutes les autres oraisons et contemplations qui se font avec l’aide des sens sont la fonction commune, tant de la partie supérieure que de l’inférieure. Voyons sur ce sujet le sentiment de nos mystiques.

Harphius nous l’expliquera, et parlera pour tous, dont le rapport serait trop long. Premièrement, il dit, parlant de l’élévation [230] de la partie inférieure ou sensitive, que cette fonction s’accomplit en la savoureuse volupté des délices spirituels, dont la suavité étant goûtée, en même temps le cœur et toutes les puissances sensitives sont abreuvées d’un torrent de voluptés divines, en sorte que l’âme aimante embrasée par le divin Époux et regorgeant de plaisir céleste, et comme pénétrée d’ivresse spirituelle d’un vin délicieux, n’en peut contenir la force ni l’abondance sans qu’elle éclate au dehors. Ce théologien mystiques, par ce terme d’élévation de la partie inférieure et sensitive, entend la fonction ou propre opération de cette première partie, et fait voir par ces paroles que quand Dieu élève la partie inférieure en son opération propre, l’âme ressent alors de grands délices sensibles, que j’appelle dévotions sensibles, parce que cette sorte de dévotion est toujours accompagnée de grands plaisirs spirituels.

Secondement, parlant ensuite de la fonction ou propre opération de la moyenne partie de l’âme, qu’il appelle du nom d’esprit, comme il donne celui d’âmes à la première, il dit que quelquefois cet esprit est tellement abstrait du corps et de l’âme, et les puissances supérieures tellement attirées en haut, que l’homme oublie toutes les [231] choses extérieures et cela même qui se passe en son propre corps, étant seulement appliqué par sa mémoire et par son intellect aux choses qui sont dans l’esprit et se font par l’esprit. Or les choses qui s’opèrent dans l’esprit abstrait de la partie inférieure ne peuvent être qu’une pure contemplation, qui se fait au moyen des espèces purement intellectuelles, et qui n’ont aucun commerce avec le sens. Et continuant à expliquer cette élévation : l’intellect, dit-il, est tellement élevé et dilaté qu’il excède l’humaine capacité et intelligence, se trouvant en un jour si lumineux qu’il y peut contempler le divin soleil. Par cette contemplation qui excède l’humaine intelligence, il entend celle qui regarde Dieu sans espèces de l’imagination. C’est pourquoi il dit de la mémoire, quand sa conversion aux choses divines est pure de toutes images ou espèces étrangères, parce qu’elle est élevée au-dessus de toutes choses sensitives, imaginaires et fantastiques. Il dit encore, parlant de l’intellect, que plusieurs lumières intellectuelles lui sont présentées, au moyen desquelles de plus en plus il est élevé au-dessus de soi et du tumulte des imaginations et des pensées, et est approfondi en Dieu par le moyen de ces trois puissances intérieures supérieures; que l’œil intellectuel et élevé de [232] Dieu à la connaissance de la nature divine, de son Unité et Trinité, mais que cette connaissance se fait au moyen des images entièrement spirituelles, et qu’ainsi il faut que Dieu élève l’intellect, le dilate et l’éclaire au-dessus de toute sa lumière naturelle. Ces paroles insinuent que les images dont il parle sont purement intellectuelles.

Et pour ce qui regarde la volonté, il dit qu’elle a un amour tranquille qui ne se jette pas dehors comme l’amour pratique qui se donne à la partie inférieure; mais qu’il est reçu dans les puissances intellectuelles séparées du corps, et qu’il est plus noble et plus subtil que celui de la partie inférieure autant que l’or surpasse la terre et que l’air est moins grossier que l’eau, tirant toujours les puissances inférieures à leur origine, qui est Dieu.

Or il est clair qu’un tel amour, qui n’a aucun commerce avec la partie inférieure, demande des espèces purement intellectuelles, et une contemplation qui ne regarde point les fantômes. C’est pourquoi le même théologien dit ailleurs que cette lumière qui éclaire un tel amour est en la supérieure partie de l’âme, c’est-à-dire en intellect, et qu’il est avec une intellectuelle impression. Il veut dire avec des espèces intellectuelles impresses; par où vous pouvez comprendre [233] que l’élévation de la partie supérieure en sa propre fonction, c’est la contemplation purement intellectuelle sans l’aide des sens.

Troisièmement et enfin, le même théologien, parlant de l’élévation de la suprême partie de l’âme en sa propre opération et fonction, il fait voir que c’est l’oraison de quiétude de repos mystique, car il dit que cette élévation se fait en essentielle unité de l’âme, laquelle unité n’opère point, mais elle se fait par attouchement de Dieu, que de notre esprit pâtit ou reçoit sans sa coopération. Car par la seule divine opération les puissances supérieures sont conjointes par ce touchement divin en unité d’esprit, de sorte qu’il faut que toute opération cesse. Ce toucher céleste porte notre esprit à aimer avec jouissance et à se reposer heureusement, et l’esprit, cherchant son repos, se trouve en son essentielle existence, c’est-à-dire en la suprême partie de l’âme. Notre amour pour lors devient simple, nu et tranquille, sans opérations. On ne peut dire plus clairement que l’opération propre de la suprême partie de l’âme est un repos mystique auquel Dieu par son touchement élève notre esprit.

Voilà quelles sont les trois fonctions propres aux trois parties de l’âme, et incommunicables [234] entre elles. Il nous apprend encore quelles sont les fonctions communes aux parties inférieure et supérieure, qui sont toutes les autres oraisons et contemplations, qui se font toutes par les puissances de l’âme, entendement et volonté, aidées des espèces des sens et de l’imagination; car il dit que l’opération de la moyenne partie de l’âme est presque semblable à l’opération de la partie inférieure, et que la grâce que Dieu donne en l’exercice de la partie supérieure remplit toute la puissance inférieure avec la supérieure; et enfin, qu’en cette élévation de la partie supérieure, toutes les puissances de l’âme se portent, avec l’opération qui leur est propre, à rendre grâce à Dieu, à l’honorer et aimer, en telle sorte que tout l’homme s’habitue en l’élévation ou exercice de toutes les puissances de l’âme; ce qui veut dire que la fonction de la supérieure partie de l’âme s’étend aussi sur inférieure par une opération commune. [235]

SECTION V. Division de la suprême partie de l’âme.

Tauler parlant du fond de l’âme en donne de trois sortes. Un qui est mauvais, l’autre bon, et le troisième très bon. Il appelle le premier le vrai fond; le second, lumière de l’âme intérieure, naturelle, nue, possédée avec propriété, c’est-à-dire, selon la phrase cet auteur, la contemplation sans formes et images possédées avec propriété.

Il dit de plus qu’il y a un autre fond caché dans le fond qui est bon, et blâme ceux qui négligent d’acquérir la pureté et la nudité intérieure, et ainsi empêchent que ce fond de leurs âmes ne se découvre et n’exprime une certaine image de soi-même. Par lesquelles paroles on voit que dans le fond de l’âme qui est bon, et qu’il appelle fond de vérité, il y a un troisième fond caché, et déclare quel est ce troisième fond, que j’appelle très bon, en le nommant fond de Dieu. Si jamais, dit-il, nous voulons arriver au fond de Dieu, il faut qu’auparavant nous pénétrions jusqu’à notre propre et intime fond avec pure humilité. Il appelle ailleurs fond de la Divinité, fond éternel. La plus noble portion de l’âme, dit-il, se repose au [236] fond de la Divinité, d’où elle est écoulée, et celui qui jamais ne regarde ou ne goûte son fond ne goûtera jamais celui qui est éternel. Il dit aussi que Dieu est le fond des bons et leur intention.

Nonobstant ce que dessus, les mystiques ne reconnaissent ordinairement qu’un seul fond et une seule pointe d’esprit, qu’ils appellent troisième partie de l’âme; et cela raisonnablement : parce qu’autrement il faudrait diviser l’âme en plus que de trois parties, ce que Tauler même ne fait pas; c’est pourquoi il faut dire qu’avec les autres mystiques, il ne reconnaît qu’un fond, et quand il en met trois, il veut signifier que la fonction du fond de l’âme est de deux sortes : une vraie, qu’il appelle fond de vérité, qui n’est autre que l’oraison de quiétude ou de repos, et une mauvaise, qui est la fausse oisiveté, qui paraît être quelque oraison de quiétude, mais elle ne l’est pas en effet. Il l’appelle lumière naturelle et nue, parce que c’est une dénudation de toutes images et pensées, qui ne procède point de Dieu, mais d’une lumière fausse naturelle, que l’âme possède avec propriété et qu’elle ne veut point quitter pour obéir à Dieu.

Et par la troisième chose, qui se trouvant la fonction du fond, est entendu son objet qui est Dieu imperceptiblement connu. Or [237] Tauler appelle ces trois choses du nom de fond de l’âme, parce qu’elle se rencontre dans la pointe de l’esprit. Et ainsi le mauvais dont il parle est la fausse oisiveté; l’oraison de quiétude et de repos est le bon; et Dieu mystiquement et imperceptiblement connu dans le fond de l’âme est le très bon : ce qui paraît assez, puisqu’il l’appelle éternel, et il dit que la plus noble partie de l’âme est écoulée de lui.

CHAPITRE IX. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme.

SECTION I. Son excellence déclarée par le nom que lui donne la mystique.

Entre la preuve qu’on peut donner de la noblesse et de l’excellence de cette suprême partie de l’âme, la première sera l’estime qu’en font tous les mystiques, [238] qui l’élèvent au-dessus des autres parties et en parlent comme de la plus grande merveille qui soit en l’âme. Ce qu’ils déclarent par les noms excellents qu’ils ont inventés pour exprimer la nature de cette suprême partie.

Ils lui donnent le nom de pointe d’esprit, de cime de la principale affection.

Ils disent que cette portion a un certain objet essentiel, au-dessus de l’opération des puissances.

Que cet apex ou cette pointe est suréminente aux puissances et le centre de l’âme.

Que le mariage de l’âme avec Dieu est au centre; et les fiançailles seulement en la supérieure partie, c’est-à-dire la moyenne, préférant le centre aux autres parties.

Que c’est ce qui est le suprême en l’âme, et le centre.

Que c’est le ciel souverain dans les puissances affectives.

Que c’est l’homme suprême déiforme.

Que cette suprême faculté est appelée mens, esprit, eo quod eminat, du mot latin qui marque qu’elle est la plus éminente des parties de l’âme.

Quelle est appelée la plus haute partie, parce qu’elle est la plus éloignée du sens, et la plus proche de Dieu. Outre qu’elle est la plus détachée du sens, elle élève l’âme au-dessus [239] de toutes choses et d’elle-même.

Ce qui fait dire à un théologien mystique que l’abstraction, la solitude et une sérieuse application à l’homme intérieur est nécessaire à ceux qui comme Madeleine aspirent au repos, et que quand ils sont désoccupés des exercices extérieurs, ils se doivent retirer au-dedans avec leurs sens et tout ce qui est en eux pour se recueillir, unir et abîmer au fond de leurs âmes, et ajoute que la dignité de telles âmes ne se peut ni concevoir ni expliquer.

SECTION II. La force de cette suprême partie rend l’âme inexpugnable aux ennemis du salut, et premièrement au diable.

Je puis dire qu’entre toutes les excellences de la suprême partie de notre âme, une des plus considérables est la force de cette même partie, qui est telle qu’elle la rend inexpugnable à tous les ennemis du genre humain.

Nous reconnaissons communément trois ennemis du genre humain : le diable, la chair et le monde. Or avec tous leurs efforts ils ne peuvent nuire à la pointe de l’esprit, que je puis dire à leur égard une place imprenable. [240]

Je dis en premier lieu que cette faculté est à l’épreuve de toutes les tentations du diable, ce qui se peut prouver par l’autorité et la raison.

Un excellent mystique enseigne que l’oraison, ou contemplation obscure, qui réside dans la pointe de l’esprit, est cachée au démon et à couvert de ses embûches et tromperies. La raison qu’il apporte pour laquelle l’âme, en l’obscurité de cette contemplation, marche libre, exempte des ruses du démon, c’est que cette sorte de contemplation infuse se verse passivement et secrètement en elle, à l’insu des sens et des puissances, tant intérieures qu’extérieures, de la partie sensible; d’où procède que cette âme est non seulement libre des empêchements qu’elle pourrait avoir du côté de ses puissances à raison de leur faiblesse, mais aussi de ce qui pourrait venir de la part du diable, qui ne peut pénétrer ni connaître ce qui est ou se passes-en l’âme, si ce n’est par le moyen des puissances de la partie sensible, d’où il est aisé de voir que plus la communication est spirituelle, intérieure et éloignée des sens, et moins le diable la comprend; de sorte qu’il importe grandement, pour la sûreté de l’âme que le trait intérieur de Dieu soit tel que les sens de la partie inférieure demeurent en obscurité, [241] tant afin que la communication spirituelle soit plus abondante et que la faiblesse de la partie sensible n’empêche pas la liberté de l’esprit, aussi à raison qu’en cet état, elle est plus assurée contre le diable, qui ne pénètre pas si avant.

Il est vrai que souvent, quand en l’âme il y a de ces communications intimes, bien que le diable ne puisse découvrir quelles ni comment elles sont, à cause du grand silence que quelques-unes causent dans les sens et les puissances de la partie sensible, il conjecture néanmoins que cette âme reçoit ces communications et quelque grand bien de Dieu, et comme il voit qu’il ne peut aller jusques à son fond pour les en empêcher, il s’efforce de troubler et de révolter la partie sensible, où il peut atteindre, tantôt par des douleurs, autrefois par des frayeurs et des craintes, afin d’inquiéter par ce moyen sa partie supérieure et spirituelle dans le bien qu’elle reçoit et dont elle jouit. Mais souvent, quand la communication de telle contemplation saisit purement l’esprit, tous les efforts du démon pour l’empêcher ne lui profitent de rien; au contraire elle reçoit pour lors un nouvel amour, avec une paix plus assurée, car, ressentant la présence de l’ennemi (chose admirable!) elle entre, sans savoir comment, plus avant dans son fond intérieur comme [242] dans un asile assuré, où elle se réjouit de posséder ainsi à couvert cette profonde paix que le monde ni le diable ne sauraient ni donner ni ôter. Et même, il assure de plus au même lieu que le diable n’ose attaquer l’âme établie en la cime de l’esprit, parce qu’il ne peut atteindre ni entendre les attouchements substantiels et divins de cette âme avec l’amoureuse substance de Dieu. L’ange même ne saurait approcher pour voir ce qui se passe là, et connaître les intimes et secrètes communications qui se pratiquent entre Dieu et l’âme. Par cette substance il faut entendre la pointe de l’esprit, et par ces attouchements substantiels, l’oraison de quiétude, qui est sa fonction, que le diable ne peut ni connaître ni combattre.

Sainte Thérèse dite que le diable ne peut apercevoir ce qui se passes-en l’union de toutes les puissances, qu’il n’y peut entrer ni y faire dommage. Or cette union de toutes les puissances se fait en la pointe de l’esprit, et c’est une opération qui vient d’une autre région que celles dans lesquelles le diable peut commander, pour user des termes de la même sainte.

Et communément les auteurs mystiques disent que dans cette suprême portion se trouve cette voie cachée qui conduit l’âme au secret abîme de la Divinité, et aux [243] richesses immenses la vérité, et que pour cette raison si peu de personnes y arrivent, parce qu’ils n’entrent pas par la première introversion au fond de la vérité; que ce chemin est inconnu à l’esprit malin, qui ne sait ce qui se passe dans une telle âme, bien qu’il puisse connaître par la disposition de l’homme intérieur que quelque chose de singulier se fait en elle par la lumière de grâce qui procède d’elle, la présence de laquelle ne pouvant supporter, il est contraint de fuir et éviter cette âme. C’est pourquoi de tout son pouvoir il tâche d’empêcher son introversion, particulièrement le matin, quand elle est encore tranquille, que ses forces sont unies et les sens clos et fermés. Car pour lors, disent-ils, il lui propose plusieurs choses, et souvent même bonnes, seulement pour diviser ses forces, ses puissances et ses sens, et les remplir d’images, afin de lui cacher par ce moyen les choses meilleures et plus divines. Ils disent encore que le moyen de connaître si une lumière vient de Dieu, c’est de considérer si elle reluit au fond de l’âme, parce que le malin esprit ne peut décevoir cette âme qu’en causant quelque douceur ou consolation par la partie sensible, et que Dieu seul peut entrer et s’écouler dans son esprit, ou partie suprême. [244] Ces autorités prouvent que le diable n’a point de prise sur la suprême pointe de l’esprit, parce qu’il ne peut connaître ses opérations. Et la raison est que les opérations de cette pointe sont le repos et la tranquillité, et que ce repos tranquille est un consentement de volonté, obscur et imperceptible. Car dans l’âme il peut y avoir deux sortes consentements : dans l’un, elle s’aperçoit bien de son objet, et en l’autre, non; et celui-ci n’est autre que l’oraison de quiétude et de repos, où elle ne sait en quoi elle se repose ou à quoi elle consent. Or les théologiens assurent que le diable ne peut connaître le consentement de la volonté, non pas même celui qui est aperçu et connu tel : combien moins pourra-t-il connaître cette oraison de quiétude, qui est un consentement obscur et caché à l’âme même? Car comme il ne peut connaître l’opération de la pointe de l’esprit, il ne peut non plus connaître la pointe même, au centre de l’âme, qui ne se discerne que par son opération, comme l’esprit de l’homme ne se connaît, ni ses puissances aussi, que par leurs opérations.

De plus, si le diable pouvait quelque chose sur cette suprême partie de l’âme, ce serait en produisant quelque espèce ou actes en elle, ou empêchant sa propre opération; [245] or il peut ni l’un ni l’autre. Il ne peut rien produire en elle, parce que la chose reçue prend la forme de son sujet, comme l’eau se reçoit en rond en un vase qui a cette figure. Or cette cime, ou pointe de l’âme, ne peut produire ou recevoir que des actes mystiques, qui sont des quiétudes sans forme et sans images, que le diable ne peut produire ni en soi ni en autrui. Car outre que j’ai prouvé ailleurs que le diable ne pouvait pratiquer cette oraison mystique, c’est, de plus, qu’ils ne peuvent avoir de telles quiétudes, eux qui sont en perpétuelles inquiétudes, et comme personne ne peut donner ce qu’il n’a pas, ils ne peuvent former en la pointe, ou centre et fond de l’âme, cette quiétude mystique sans forme et sans images. Ils ne peuvent non plus empêcher l’opération de ce fond de l’âme, puisqu’ils ne la peuvent connaître, et ainsi ils n’ont aucun pouvoir sur la suprême pointe de l’esprit. [246]

SECTION III. La suprême partie inexpugnable à la chair au à la sensualité.

Le second ennemi du genre humain, c’est la chair, ou la sensualité, qui se révolte continuellement contre l’âme et la raison. Or je dis que ses révoltes et ses rébellions ne peuvent rien contre la pointe de l’esprit; parce que quand la volonté se retire et cherche son refuge dans le fond de l’âme, elle est à l’abri de l’escalade et de l’incursion des sens.

Le bienheureux père Jean de la Croix, parlant des attouchements divins en la substance de l’âme (il entend par la substance le fond de l’âme ou la pointe de l’esprit), dit que l’âme jouit avec liberté des biens et des faveurs de Dieu, sans que la partie sensible la puisse empêcher, ni le diable les contredire par son moyen. Il veut dire que ces deux ennemis, la chair et le diable, ne peuvent empêcher la quiétude et le repos que Dieu verse au fond de l’âme.

Il se vérifie tous les jours par expérience que bien que la concupiscible soit échauffée d’un amour lascif, qui suggère beaucoup de mauvaises pensées, si néanmoins l’âme se tient en repos en sa plus haute partie, [247] refusant son consentement, tout cela ne sera point capable de lui nuire. Saint Paul ressentait les aiguillons de sa chair, il prie Dieu de l’en délivrer; mais on lui répond que la grâce de n’y consentir pas lui doit suffire : ensuite de quoi il proteste de se glorifier dans ses infirmités, c’est-à-dire de se tenir content et en repos en sa partie supérieure parmi les infirmités de ses sens. Et pourquoi cela? Parce que le combat de mes sens ne peut rien contre la plus haute force de mon âme.

Il en est de même de l’irascible, parce que toutes les répugnances, ses bonds et ses révoltes ne peuvent rien contre la pointe de l’esprit; si la volonté renfermée dans cette tour imprenable n’y veut pas consentir, ce ne seront que des fagettes [de faget : lieu planté de hêtres] d’enfants qui ne peuvent blesser.

Disons la même chose des pensées impertinentes que forme ou forge imagination, qui veulent empêcher le vol des contemplatifs; et concluons que tous les sens les plus débordés ne peuvent rien contre la plus haute partie de l’âme, et que leurs boulets s’amortissent, lorsqu’ils donnent contre cette forte terrasse.

Mais il faut prendre garde que, bien qu’il soit assuré que toute la sensualité n’a aucun pouvoir sur la plus haute partie, quand elle [248] sait et se veut prévaloir de sa force, qui comme celle du valeureux Samson consiste en ses cheveux, c’est-à-dire en la plus élevée partie de son âme, il est pourtant vrai que Dalila, s’accordant avec les Philistins, trouva moyen de couper les cheveux du même Samson, et ainsi de lui ôter la force, de lui faire crever les yeux, et tourner la meule du moulin comme à une bête; aussi la sensualité, s’accordant avec les démons, trouve le moyen de priver la pointe de l’esprit de sa force, lui crevant les yeux intérieurs, la mettant en aveuglement perpétuel et lui faisant mener une vie brutale. Ce qui arrive quand Samson s’affectionne trop à Dalila, lorsque le contemplatif a trop de confiance et d’affection pour la sensualité, qui par finesse et illusions tire le consentement de l’esprit, qu’elle ne pourrait pas avoir par force.

Vous aurez, par exemple, été offensé par quelqu’un; votre sentiment murmure, mais la pointe de l’esprit n’y consent pas; il arrive que votre ami se présente devant vous, il vous dit quelques paroles piquantes, et nonobstant les bons mouvements que vous ressentez en la haute partie de le souffrir, souvent votre sentiment ému emportera le dessus, et vous lui ferez paraître votre ressentiment; d’où vient cela, sinon [249] que les pieds, je veux dire les sentiments, emportent la tête et la pointe de l’esprit? Car cette pointe est comme un enfant qui croît peu à peu : tandis qu’il est tendre, il est aisément surmonté; c’est pourquoi, fuyez toujours les occasions et ne vous exposez pas au danger.

Il est vrai que quelque force qu’ait la cime de l’esprit, elle ne pourra empêcher les boutades et les répugnances des sens, mais oui bien les actes extérieurs et les effets de ces répugnances intérieures, pourvu que par lâcheté elle ne leur laisse pas prendre le dessus, comme une maîtresse timide qui se laisse gourmander par une servante insolente.

Il faut donc que la plus noble portion maîtrise les sens; mais comme le domaine de la volonté sur eux n’est pas despotique, et qu’ils ne lui obéissent pas toujours, cette volonté se doit retirer en la plus haute pointe de son consentement, où la furie des sens ne peut atteindre, parce que, comme dit saint François de Sales, cette cime de l’esprit est au-dessus de tout le reste de notre âme, et indépendante de toute complexion naturelle. [250]

SECTION IV. La suprême partie de l’âme invincible à toutes les choses du monde.

Le troisième ennemi du genre humain, c’est le monde, qui comprend toutes les créatures ensemble. Or je dis que le monde ne peut nuire à la suprême partie de l’âme, et que quand toutes les créatures feraient un gros d’armée, elles ne pourraient emporter d’assaut ni forcer cette place. En voici les raisons :

La première, c’est que la fonction ou opération de cette pointe d’esprit est un certain repos et une tranquillité de la volonté, qu’aucune créature ne saurait ôter à l’âme, parce qu’elle est un consentement de la volonté et du franc arbitre qu’aucune créature ne peut forcer, puisqu’autrement elle pourrait contraindre à pécher, ce qui ne se peut; car le péché est tellement volontaire, dit saint Augustin, que s’il n’était point volontaire, il ne serait point péché; et si nous n’avions pas plus de liberté que la bête, et que comme elle nous fussions forcés et contraints à faire nos actions, nous ne pécherions pas plus qu’elle.

La seconde raison : cette oraison de quiétude et de repos (qui seul, rigoureusement [251] parlant, constitue cette suprême pointe de l’esprit) se fait ainsi : l’entendement représente directement et sans réflexion à la volonté le souverain bien aimable sur toutes choses, et la volonté se repose en cet objet qui n’est point aperçu. Or ce repos est un acte de complaisance, que tout l’enfer et toutes les créatures ne peuvent ravir à l’âme : elles peuvent seulement exciter quelques inquiétudes dans les sens, ou les troubler; et comme l’entendement s’en sert nécessairement pour ses opérations, elles peuvent empêcher l’entendement d’avoir de claires connaissances; mais ni l’enfer, ni les sens, ni toutes les créatures ensemble ne sauraient empêcher la volonté de persister en la résolution qu’elle a prise d’aimer Dieu et de se complaire en lui, en qui elle trouve sa tranquillité et son repos; et ce repos — soit réfléchi, comme quand l’âme dit : «Mon Dieu je ne veux que votre volonté», soit virtuel, comme en l’oraison mystique — est un acte si fort enchâssé en notre volonté, qu’aucune créature ne le lui peut ôter.

La troisième raison est que le fond de l’âme est, comme dit un grand contemplatif, la capacité de l’esprit à se convertir tout à Dieu, et son actuelle conversion en lui. Or si quelque créature pouvait entrer dans ce fond, elle pourrait y opérer [252] quelque chose de réel, ce qui est faux. Car en philosophie, afin qu’une chose puisse opérer réellement dans une autre, il faut qu’elle soit supérieure à celle qui reçoit son action. L’ange, et moins le diable, ni aucune créature, ne peut être supérieur à l’âme en ce qui regarde sa capacité pour se convertir à Dieu. L’homme et l’ange sont en ligne parallèle pour ce regard, ainsi qu’il est dit dans l’apocalypse que l’homme et l’ange ont une même mesure, c’est-à-dire une même capacité de se convertir à Dieu, et qu’ainsi ni l’ange ni aucune autre créature n’a pouvoir d’influer positivement dans l’actuelle conversion de l’homme, ni d’opérer quelque chose de réel en l’âme qui la détourne ou empêche de se convertir intimement à Dieu quand elle le veut faire. Outre que cette conversion étant surnaturelle et divine, elle surpasse toutes les puissances naturelles de l’ange et des autres créatures, et l’effort même surnaturel de grâce qui est personnel et particulier à l’ange. De plus, quand l’ange serait supérieur à l’homme, tant en l’état de grâce que de la nature, il ne pourrait faire impression réelle dans le fond de l’esprit, parce que Dieu ne le veut pas, et en effet il ne lui a pas donné ce pouvoir. Les raisons en sont parce que l’homme est aussi bien marqué de l’image de Dieu que [253] l’ange, et que comme lui, il porte sa ressemblance par la grâce et est préordonné pour se convertir immédiatement au même Dieu, comme à sa dernière fin. C’est pourquoi il n’a point voulu assujettir l’homme a aucune créature, parce qu’elle eût pu faire impression réelle dans ses volontés, et ainsi altérer et empêcher ce qui est plus essentiel à l’âme, savoir, l’usage de sa liberté. Et Sa divine Majesté ne voulut soumettre l’image qu’à son exemplaire, qui est elle-même, à ce que l’homme n’ayant de rapport qu’à elle, il n’eût besoin du concours d’aucune créature en ses actions intérieures. Ce qui est d’autant plus croyable qu’elle n’a point voulu qu’aucune créature pénétrât le secret de son cœur sans son consentement, bien qu’elle eût tous les principes de cette connaissance, et que cette connaissance ne dise aucune opération dans son âme. En même façon on ne peut agir dans les anges ou les démons, pour les mêmes raisons, et quand les anges illuminent les autres anges ou bien les âmes séparées, ce n’est point par impression d’espèces, disent les uns; et si les autres disent que si, c’est que les espèces intellectuelles sont censées qualités imparfaites, ou un être diminutif, comme parlent les philosophes, c’est-à-dire imparfait. [254]

SECTION V. Autorité pour la preuve du précédent sujet.

Cette vérité que toutes les créatures ne peuvent rien sur le fond de notre âme ni sur son opération, qui est l’oraison de quiétude, se peut confirmer par le suffrage de l’Écriture et des théologiens mystiques.

Le Père Jean de la Croix, expliquant ces paroles des Cantiques où l’Épouse dite à son Époux : «Qui me donnera, mon frère, que je vous trouve au-dehors et que je vous embrasse?», veut que cela s’entende des attouchements substantiels de Dieu et de l’âme, qui ne sont autres que cette oraison de repos. Il dit plus bas, que ces attouchements se font au-dehors, parce qu’ils se passent à l’insu de toutes les créatures, et que cela arrive quand l’âme, avec liberté, sans que la partie sensible la puisse empêcher ni le diable la contredire, jouit avec goût et une paix intime de ces biens.

«Je vous conjure, dit le divin Époux, filles de Jérusalem, de ne pas éveiller ma bien-aimée dans son sommeil», commandant ainsi à toutes les créatures de ne pas troubler le repos et la quiétude de l’âme, et par son [255] adjuration leur offrant le pouvoir de le faire. «Votre col, dit-il ailleurs, est comme une tour. Le chef de l’âme, c’est Jésus-Christ, le col, qui est la partie du corps la plus élevée et la plus proche du chef, c’est la suprême pointe de l’esprit, qui est comme une tour inexpugnable dans laquelle, comme dans un arsenal, se rencontrent toutes sortes d’armes pour se défendre de ceux qui la peuvent attaquer. Et il est dit pour cet effet que toutes ses armes sont pour les forts, parce que ceux qui savent bien s’en servir sont invincibles.

Alexandre le Grand avait un bouclier si éclatant que de sa lueur il éblouissait et épouvantait ses ennemis; et il est remarqué que Judas Macchabée avait en son armée des soldats dont les boucliers dorés, frappés des rayons du soleil, portaient par réflexion leur éclat sur les montagnes voisines, qui en devinrent resplendissantes, et qu’approchant leurs ennemis, ils en firent grand carnage et dissipèrent leurs forces. Et les soldats de Gédéon défirent leurs ennemis par la vue des feux et des lumières qui parurent lorsqu’ils eurent cassé les pots dans lesquelles ces lumières étaient renfermées.

C’est ainsi qu’une âme, par la vue et le regard ce fond, peut renverser tous ses ennemis, et effacer toutes les images des [256] choses de ce monde. Là elle peut être assurée, en sorte qu’aucune créature visible ou invisible ne la peut aborder; toutes les vapeurs, les météores et les vents sont au-dessous de cette région suprême, trop élevée pour en être atteinte. Quelque tentation donc qui survienne à l’âme, elle n’a qu’à se renfermer dans ce fond avec la clé de son consentement, et pas une créature n’en pourra ouvrir la porte pour l’aborder.

C’est pourquoi quelques mystiques appellent cette suprême portion de l’âme inaccessible et immobile en Dieu, et disent qu’elle ne souffre aucune contrariété, parce qu’il n’y a en elle aucune image; ainsi, quelque adversité qui attaque l’âme, sa pointe se peut élever au-dessus et demeurer en paix et en consolation, imitant Jésus-Christ qui dans le jardin ressentait une grande tristesse en partie inférieure et supérieure de son âme, qui n’empêchait pourtant pas la paix et la joie de la suprême portion; outre que l’expérience a fait connaître en plusieurs bonnes âmes que la partie suprême peut être parfaitement contente et dans une profonde paix, pendant que la partie inférieure est attaquée.

Il est aisé de voir que les douleurs du corps n’agissent pas non plus sur cette plus haute région de l’esprit, puisqu’un saint [257] Laurent, Saint Vincent et tant d’autres, semblaient souffrir leurs tourments dans des corps étrangers, tant ils étaient contents et tranquilles dans la plus haute partie de leurs âmes.

SECTION VI. Le fond de l’âme est la demeure de Dieu.

Bien que la porte du fond de notre âme soit fermée à toutes sortes de créatures, Dieu néanmoins y peut entrer et opérer ainsi que bon lui semble, selon la doctrine commune des mystiques.

Dieu, dit Sainte Thérèse, n’a que faire qu’on lui ouvre la porte de notre fond pour y entrer. Elle dit que le cellier est le centre de notre âme, et que nous n’y pouvons pas entrer par nos propres diligences, mais que la majesté de Dieu est celles qui nous y doit introduire, et que pour davantage faire paraître ses merveilles, il ne veut de notre part sinon une soumission de volonté, il ne veut pas aussi qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, qui sont tous endormis, mais sans ouvrir aucune porte il entre dans le centre de notre âme, comme autrefois dans le lieu où étaient ses disciples, quand il leur dit : «La paix soit avec vous.» [258] Les suprêmes parties de l’âme, dit Ruusbroec, sont recueillies en unité d’esprit au-delà de toute multiplicité des vertus ou puissances. Il veut insinuer que la suprême partie de l’âme n’opère pas par multiplicité d’actes, mais par une seule unité d’actes, qui n’est autre que la contemplation sans formes et images; et dit ensuite que personne n’opère là que Dieu seul, par sa bonté libérale, montrant par là que Dieu seul opère dans la suprême partie de l’âme et dans sa fonction, qui est la contemplation sans formes et images.

Enfin les mystiques disent communément que Dieu demeure et opère dans le fond de l’âme : aucune créature n’y peut entrer avec lui; qu’il y produit une liberté et une paix inaltérable par les accidents humains; ce qui fait voir que, comme dit saint Augustin, Dieu est plus intime en l’âme qu’elle-même.

Quand nous disons que Dieu entre dans le fond de l’âme, nous n’entendons pas qu’il en soit absent, puisqu’il est partout; mais nous voulons dire qu’il y est par la production de nouveaux effets, en la même façon que nous disons qu’il est descendu du ciel en terre, et qu’il a entrent en notre âme par la grâce. [259]

SECTION VII. La suprême portion de l’âme porte l’image et la ressemblance de Dieu.

Entre les excellences de la suprême portion, l’une est qu’elle porte l’image de Dieu, et rend l’âme semblable à lui.

Cette portion, dit Harphius, et le centre de l’âme, ou la plus haute pointe de l’esprit, portant l’image de la Trinité. Et il dit ailleurs que l’image de la Trinité reluit au centre de l’âme.

Tauler rapporte qu’Albert le Grand appelait le fond de l’âme image de la Trinité.

Nous portons, dit Ruusbroec, en la suprême partie de notre essence l’image de Dieu. Et il redit ailleurs que le simple fond de l’essence de notre âme porte l’image de Dieu et est son royaume naturel.

Entre les mystiques, plusieurs disent que Dieu reluit toujours en la suprême partie de l’âme, qui pour cela est un vif et éternel miroir de la Divinité.

Et la raison pour laquelle ils disent que dans cette pointe de l’esprit est l’image et la ressemblance de Dieu, c’est d’autant que dans cette faculté est l’oraison de quiétude, et qu’ils appellent Dieu [260] sempiternum quoddam otium, un certain infini et éternel repos.

Or, encore que le fond de l’âme, ou la suprême pointe de l’esprit, soient appelés de miroir de Dieu, parce qu’elle en porte image, il est pourtant vrai qu’elle est différente de nos miroirs communs, en ce que, quand nous jetons la vue dessus, non seulement nous voyons notre image, mais encore celle de toutes les choses qui leur sont exposées; au lieu que quand nous jetons nos yeux sur notre fond, nous ne voyons ni notre image, ni d’aucune autre chose, et plutôt toutes celles qui sont en l’âme s’évanouissent par cette vue et introversion de son fond; et bien que quelquefois leur vue retourne, il suffit qu’au moins pendant le clin d’œil de cette introversion, toutes les images ne s’aperçoivent pas.

SECTION VIII. La pointe de l’esprit est une des plus grandes merveilles du monde.

Nous avons fait voir jusqu’à présent que la pointe de l’esprit ou le fond de l’âme est une chose excellente; mais je dis ici en ajoutant que c’est une des grandes merveilles que l’on découvre ici-bas.

Tauler le prouve, et par l’autorité [261] d’Albert le Grand, et par raison. Il dit que cet insigne docteur nous assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain; que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut-être le moins empêché; qu’elle est la plus inhérente et persévère le plus; que nulle contrariété ou adversité ne se trouve dans ce fond; point d’image, point sensualité, point de mutabilité; il est sans aucune différence ou distinction qui procède de la fantaisie, comme dit saint Denys; et partant, ce centre ou ce fond sont singulièrement merveilleux, et quiconque jettera les yeux dessus ne pourra plus rien admirer. Il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur, parce qu’il n’a rien de commun avec la matière ni avec les choses matérielles; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres, et qu’elles ne la tirent point d’ailleurs; ce qu’il dit pour nous apprendre que de cheminer par la vue de son fond est une voie bien assurée pour aller à Dieu. Il dit que ce fond ne peut être arraché, ni par la sensualité ni par les défauts des vices et des tentations charnelles; il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, [262] qui lui est tournée en nature et en habitude, en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond n’est mêlé d’aucune douleur, ni goûté dans la partie sensible.

De plus, ce fond est appelé l’éternelle béatitude, pour trois raisons : la première, parce qu’il est tout à fait divin et l’image de Dieu en l’homme; la seconde, parce qu’il est entièrement abîmé en Dieu; et la troisième, d’autant que son exercice est de jouir de Dieu et de la divine essence. Ce sont jusqu’ici les paroles d’Albert le Grand cité par Tauler, qui continuant dit que cette immutabilité et béatitude de laquelle parle ce grand docteur, ne consiste pas dans une opération semblable à celles qui sont sujettes au temps, mais en l’essentialité, et en ce même fond; que dans le temps toutes choses sont muables, et que du côté de l’opération quelquefois il y a de la défaillance, mais non pas en l’essence; et qu’ainsi celui qui arrive en ce fond, ou ce centre, peut être dit bienheureux. Il parle ainsi d’autant qu’il croit que ce fond est l’essence de l’âme qui est immobile. Mais bien que nous ayons prouvé ci-dessus que cette pointe d’esprit n’est pas l’essence de l’âme, elle ne laisse [263] pourtant pas d’être dans une certaine espèce d’immobilité, quoiqu’absolument parlant, son opération ou introversion n’est pas immuable, puisqu’elle se donne par habitude, dont le propre est de cesser et d’avoir des reprises; et quand Albert le Grand dit que l’homme, par ce fond, jouit de la divine essence, il ne prétend pas dire qu’il la voit comme en paradis, mais qu’il en jouit obscurément.

Le même Tauler apporte d’autres excellences de ce fond, comme quand il dit que toute la vie, l’action, et le mérite de l’homme procèdent de ce fond, et que ces trois choses sont opérées de Dieu en l’âme, et demeurent en elle pendant que l’homme est en grâce, quoiqu’il mange, dorme, fasse quelque autre chose non répugnante ou contraire à ladite grâce. Ce qui serait vrai si ce fond était l’essence de l’âme informée de la grâce justifiante, ainsi que plusieurs estiment avec le même Tauler. [264]

SECTION IX. L’opération de la pointe est fort semblable à celle des anges.

Outre les merveilles que nous avons apprises en la section précédente de ces deux grandes lumières de la théologie mystique être dans la pointe de l’esprit, nous en pouvons ajouter une autre, qui est que dans notre âme il n’y a point d’opération qui approche plus de celle des anges et des intelligences séparées de la matière, que celle de cette pointe d’esprit, parce que comme les anges font oraison en présentant leurs désirs à Dieu, sans discours, les hommes qui pratiquent l’oraison de repos ont une opération semblable à celle de ces esprits immatériels.

Il est bien vrai que notre âme peut quelquefois contempler au moyen de quelques espèces purement intellectuelles communiquées de Dieu, et que cette opération, qui s’appelle contemplation pure, ressemble mieux à l’opération des anges que la contemplation sans formes et images qui est obscure et ne s’aperçoit pas de son objet, parce que la connaissance des anges n’est pas obscure et mystique, mais claire, comme la contemplation pure qui se fait avec espèces intellectuelles. [265] Mais il faut savoir qu’il y a deux sortes de contemplation sans formes et images : l’une que nous ne pouvons pas avoir, non seulement naturellement, mais aussi sans une grâce extraordinaire, et c’est la contemplation ou quiétude savoureuse; il y en a une autre, que nous pouvons avoir sinon naturellement, au moins avec la grâce commune et ordinaire, qui est la contemplation sans formes ou l’oraison de quiétude sans goût qui se pratique durant les sécheresses.

Ce qu’étant supposé, il est aisé de prouver que la plus grande merveille qui soit au-dedans de nous, c’est la contemplation sans formes et images, parce que c’est l’opération qui approche plus de celle des purs esprits.

Quand les anges étaient voyageurs devant leur béatitude, ils faisaient oraison par une manifestation de leur désir, sans locution mentale, et cela avec une grâce qui leur était commune et ordinaire. Et les contemplatifs, par l’oraison de quiétude sèche et sans saveur, font maintenant le même, et bien que leur oraison soit obscure, d’autant que l’objet de leur quiétude n’est pas aperçu comme en l’oraison des anges, néanmoins l’oraison des anges voyageurs et des contemplatifs ont [266] d’ailleurs grand rapport; et à ce que disait l’objection, que la contemplation pure qui se fait avec espèces intellectuelles ressemblait davantage à l’opération des anges, on répond qu’en quelques choses il est vrai, et en d’autres, non.

Cette contemplation pure ressemble plus à l’opération des anges que celle qui est sans formes et images, à raison qu’elle éclaire et s’aperçoit bien de son objet, ce que ne fait pas l’oraison de quiétude, la contemplation sans formes qui se repose en un objet que l’âme n’aperçoit pas.

Mais elle diffère de l’oraison des anges viateurs [voyageurs] en ce que nous ne pouvons avoir, même avec la grâce commune et ordinaire, quand nous voulons, la contemplation pure qui se fait avec espèces purement intellectuelles, mais il faut une grâce extraordinaire pour cela, et Dieu donne fort rarement cette sorte de contemplation. Au lieu que, avec la seule grâce ordinaire aux hommes viateurs, qui ne manque jamais, l’âme peut avoir la contemplation sans formes; et comme les anges viateurs priaient Dieu et élevaient leurs esprits vers lui toutes les fois qu’ils voulaient, aidés seulement de la grâce ordinaire, les contemplatifs aussi, assistés de la grâce ordinaire, peuvent pratiquer l’oraison de quiétude quand le temps en est [267] venu; en quoi cette oraison ressemble plus à celle des anges viateurs — ce que je n’entends pas de la quiétude savoureuse et agréable, qui demande une grâce extraordinaire que Dieu ne donne pas toujours.

Sur ce fondement j’appuie notre conclusion, qui assure que la pointe de l’esprit est une des grandes merveilles du monde, puisque sa fonction rend les hommes en cette vie semblable aux anges pendant leur voyage, et les contemplatifs fort approchants de ces esprits devant leur béatitude, puisque sur les ailes de cette oraison, avec la seule grâce ordinaire, ils s’élèvent à Dieu quand il est temps, sans discours d’entendement, comme faisaient les anges contemplatifs devant leur béatitude, sans ces discours, par une simple manifestation de leurs désirs; et bien que ces esprits aperçussent l’objet de leur désir, ce que ne fait pas la contemplation sans formes, néanmoins la contemplation des anges et les hommes voyageurs se fait par la manifestation seule de leur désir, sans discours d’entendement, avec cette différence que la contemplation des anges est plus parfaite que celle des hommes, comme nous disons que les hommes et les anges ont la raison, mais que les anges en exercent la fonction plus [268] parfaitement que les hommes. Et comme c’est la raison qui fait cette ressemblance imparfaite des hommes et des anges, par le moyen de sa fonction, qui est le raisonnement, bien moindres dans les hommes que dans les anges, aussi est-ce la pointe de l’esprit qui rend les contemplatifs semblables aux anges devant leur béatitude, mais par le moyen de sa fonction, qui est la contemplation sans pensées ou discours, l’oraison de quiétude et de repos, quoique que moindre que la contemplation sans discours des esprits angéliques, l’oraison de repos en Dieu qu’ils avaient devant l’état de leur gloire.

Et quand je dis que la pointe de l’esprit et le fond de l’âme sont la chose la plus merveilleuse qui s’aperçoive en ce monde, je n’entends pas en faire comparaison avec les miracles de la puissance et bonté de Dieu. Car nous savons bien que l’Incarnation, l’Eucharistie, et semblables, sont incomparables. Nous voulons seulement dire que ce fond de l’âme et cette pointe de l’esprit contiennent en sa fonction et opération la plus grande merveille que nous expérimentions en notre âme, lors qu’elle opère naturellement, ou au moins avec la grâce commune et ordinaire; mais non pas quand elle opère avec une grâce extraordinaire; [269] d’autant que Dieu peut faire en notre âme, par une puissance obédientielle qu’elle a, des merveilles qui ne se peuvent ni comprendre ni expliquer. Mais si nous considérons les opérations naturelles de notre âme, nous n’en trouvons pas une qui lui soit comparable; et si nous parlons des opérations surnaturelles avec une grâce commune et ordinaire, cette opération dans l’ordre de la grâce est plus simple, plus unie immédiatement à Dieu, plus approchante de l’opération des esprits plus purs et des âmes détachées de la matière.

SECTION X. Quelles peuvent être les obstacles à l’opération de Dieu dans le fond de l’âme.

L’âme peut empêcher Dieu d’entrer et opérer en son fond, ou la même façon qu’elle peut faire obstacle à sa grâce et à ses bienfaits.

Or elle peut empêcher cette opération divine en trois manières. La première est par les images et par la pensée, parce que quand Dieu lui donne quelque oraison de quiétude qui ne peut pas compatir avec les bonnes pensées, si elle ne les quitte, elle étouffe en elle l’opération de Dieu, qui veut suspendre nos actes par cette douce [270] opération qu’il produit au fond de notre esprit.

Secondement, par le péché et l’immortification, à raison desquels Dieu dénie souvent ses douces influences.

Troisièmement, faute de fidèle correspondance par production d’actes, quand ils sont nécessaires pour l’entretien et la coopération de l’oraison de quiétude ou de repos; car comme je dirai ci-après, ils y sont quelquefois nécessaires.

Donc la production d’actes et de bonnes pensées hors le temps, ou la négligence de la produire quand il faut, et le péché, empêchent l’opération divine dans le fond de l’âme, parce que comme l’opération de Dieu est une contemplation sans images ou pensées, elles lui servent d’obstacles diversement, et le péché aussi, qui est contraire à toute oraison mentale. Ce que j’entends selon la puissance et le cours ordinaire de sa providence; car absolument parlant, rien ne peut empêcher Dieu de faire ce que bon lui semble, aussi bien dans le fond de l’âme qu’ailleurs.

C’est pourquoi Sainte Thérèse, parlant de l’union que Dieu opère au fond de l’âme, dit qu’en cet état elle demeure avec de grands biens, parce que Dieu opère en elle sans que personne n’empêche, ni elle-même. [271] la raison en est que Dieu est plus maître de son fond qu’elle-même.

SECTION XI. Effets de l’introversion de l’âme en son fond.

L’oraison de repos, ou la fonction de la pointe de l’esprit, qui est une introversion de l’âme en son fond, produit en elle beaucoup de biens et d’excellents effets.

Premièrement, elle l’unit à Dieu, parce que cette introversion est un amour très pur et très ardent, et que, comme dit saint Denis, l’amour tend à l’union, faisant sortir l’âme de soi-même pour l’unir à l’objet aimé, dans lequel elle est plus vivante que dans le sujet qu’elle anime.

Secondement, l’âme, en vertu de cette conjonction et union si intime et si étroite avec Dieu, devient son épouse consacrée et dédiée à ses plaisirs, l’objet de ses complaisances, tout éclatante des rayons de son ineffable beauté, et comblé de ses dons et richesses inestimables.

Troisièmement, dans cette union Dieu se découvre à l’âme, ôtant le voile des images et des nuages des créatures, et bien que cette manifestation où vision ne soit pas [272] intuitive, comme est celle des bienheureux, elle est néanmoins la plus grande qui soit sous le ciel, et l’âme y est enseignée de Dieu même, comme parle Isaïe. Là, parmi ces divins embrassements, il lui révèle ses secrets, et cette âme étant comme une belle glace vive et profonde, sans tache des images et des affections créées, il lui communique sa clarté; aussi cette union est appelée du nom de mystique théologie, c’est-à-dire connaissance de Dieu très secrète, parce qu’au moyen de cette union, l’âme acquiert une certaine connaissance expérimentale qui surpasse la science, et qui pour cela est appelé sapience par saint Denis, ou très divine connaissance.

Quatrièmement, la suavité, la paix et le repos découlent encore de cette même source de l’expérience et de l’union de Dieu. Car cette introversion étant une conjonction très étroite de l’âme aimante avec le Bien-Aimé, il faut que la joie soit abondante, et que d’elle suivre la paix et le repos, qui même donne le nom à cette théologie et oraison mystique.

Cinquièmement, la perfection de l’âme par l’ornement de toutes les vertus est encore l’effet de cette amoureuse introversion; l’amour tend à l’union, transportant l’amant et le faisant sortir de soi-même pour [273] l’unir à l’objet aimé et le transformer en lui. L’âme qui aime puissamment Dieu se transforme si fort en lui de cœur et de volonté, qu’elle ne veut plus que ce que Dieu veut, et la volonté étant unie, toutes les autres puissances qui en dépendent demeurent transformées, et la vie de l’âme changées en la vie du Bien-Aimé, par une ressemblance la plus grande qui se puisse trouver entre Dieu et la créature. C’est pourquoi elle doit d’avoir toutes les vertus en un degré héroïque, comme il est bienséant à une âme qui a acquis la divine ressemblance avec le Dieu des vertus. Cette âme ainsi arrivée aux très purs et très aimables embrassements de l’Époux céleste, se trouve très conforme à l’image de Jésus-Christ souffrant, se plaisant non seulement à faire des choses grandes pour lui, mais à souffrir toutes sortes de peines extérieures et intérieures, par un amour nu, et soutenu de sa seule générosité, qui ne trouve de consolation qu’au seul accomplissement de sa sainte volonté.

Sixièmement, cette introversion conduit l’âme à l’état d’une oraison et présence de Dieu habituelle ou continuelle, qui est le but de la vie contemplative, parce qu’elle y apprend à ne voir que Dieu est adhérer à lui seul en toutes choses; et comme nos yeux ne peuvent apercevoir les choses de ce [274 bas monde sans voir la lumière, par laquelle elles sont vues et rendues visibles; de même cette âme élevée par cette lumineuse introversion voit Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, par lequel et pour lequel elle subsiste; sans être diverti de cette divine présence, ni par les occupations extérieures, ni par la fréquence des hommes; conservant par une intime, stable et essentielle introversion, l’unité d’esprit en toute multiplicité.

SECTION XII. Confirmation de ce que dessus par quelques autorités.

Bien qu’il y ait peu d’auteurs mystiques qui, selon leurs expériences, n’aient écrit plusieurs choses des admirables effets de cette introversion, j’en rapporterai seulement quelques-unes, qui suffiront pour confirmer ce que nous avons avancé dans la section précédente.

Sainte Thérèse, en plusieurs endroits de son Château, particulièrement en la demeure septième, tâche d’expliquer ce que Dieu communique à l’âme, lorsqu’il est opérant en elle en cette union intime et secrète de l’oraison de quiétude. Puisque la grandeur de Dieu, dit-elle, n’a point de [275] bornes ni de mesures, il faut porter le même jugement de ses œuvres; c’est pourquoi, si on fait comparaison de ce que j’ai dit ci-devant et dirai encore ci-après, avec Dieu même, il ne s’en faut pas étonner. Lorsque que la divine Bonté, compatissant aux peines que souffrent les âmes qui sont ses épouses devant que venir à la consommation parfaite du mariage spirituel avec elles, il les appelle au lieu de sa demeure, c’est-à-dire au centre de l’âme, et là s’unit avec elles, ce qui ne se fait pas lorsqu’il les épouse spirituellement, parce qu’il semble appeler l’Épouse non tant au centre qu’à la partie supérieure. Elle décrit ensuite les grands biens que l’âme reçoit en conséquence du mariage spirituel, comme sont les divines manifestations que l’Époux fait de soi-même, et de ses perfections en une continuelle présence de ce même Époux

Denis le Chartreux déclare excellemment comme en cette union Dieu se révèle et se découvre à l’âme. En cette contemplation, dit-il, la pointe de l’esprit et le sommet de l’intelligence s’unit à Dieu comme totalement inconnu, et dans un brouillard et obscurité entière, non qu’absolument l’âme soit privée de toute connaissance, puisque cette contemplation, cette connaissance et vision de Dieu est la plus haute, la plus [276] claire, la plus parfaite et la plus profonde qui soit possibles en cette vie, ainsi que le grand saint Denis et ses expositeurs nous l’assurent, mais parce qu’en cet contemplative, très sage et très fervente union avec Dieu l’âme connaît très subtilement et très clairement combien ce même Seigneur tout-puissant est immense est élevé au-dessus de toute compréhensible unité, splendeur, lumière, beauté, bonheur, et combien infiniment et inexplicablement elle est par sa bassesse et incapacité au-dessous de cette pleine vision et béatifique jouissance de son divin visage. Ce qui fait que par un excès d’admiration et d’amour, elle défaut et se perd à soi-même pour se laisser doucement abîmer en lui, s’endormant et reposant dans le sein de son sur-aimable et miséricordieux Créateur et Sauveur, même de son Époux infiniment gracieux, fontaine et principe très pieux, tout-puissant, et très libéral de sa béatitude.

Tauler en parle en même sens lorsqu’il dit qu’en cet état (il parle de l’oraison mystique) l’esprit est conduit de Dieu et ravi dans son admirable lumière, en sorte que la nature est élevée à une espèce de déiformité. Là l’esprit perd sa lumière et sa connaissance par un excès de lumière et de connaissance; il est sans amour par un excès d’amour, [277] par ce que les bornes de sa connaissance et de son amour lui paraissent trop étroites pour la compréhension de son Dieu. Ce qu’il dit pour expliquer les états mystiques et inconnus où il est, à l’égard de soi-même et de ses actions, étant lié et comme attaché par l’attention qu’il a à son objet inconnu, connu sous la raison de son incompréhensibilité. Car en l’état de cette vie c’est vraiment connaître l’infinie perfection de Dieu, de savoir qu’elle ne peut être comprise.

Saint-Augustin souhaitait ce semble de jouir au fond de son âme de cet entretien secret avec son Dieu inconnu et incompréhensible, lorsqu’il souhaitait que toutes choses dans le ciel et sur la terre gardassent le silence, que l’âme même ne dît et ne parlât point à elle-même, mais que le Dieu seul qui a fait toutes choses parlât, non par elles, mais par soi-même, afin d’entendre sans elles celui qu’il aimait en elles.

Qui pourrait expliquer qu’elle est le goût, la paix et le repos qui procèdent en l’âme de cette connaissance secrète et expérimentale de Dieu, et de l’union ineffable qu’elle a avec lui en cette oraison mystique et en cette introversion foncière? C’est là, dit Gerson, cette paix qui surpasse tout sentiment, cette manne cachée dont le prophète rempli par l’excès s’écrie avec admiration : [278] «Combien grande, Seigneur, est la multitude de votre douceur, que vous avez mise en réserve pour ce qui vous craignent?» C’est là le caractère des enfants de Dieu, qui ont un nom reconnu seulement de ceux qui le reçoivent. Là, l’esprit, comme un autre Moïse, est appelé dans la divine obscurité; là, on sent le Seigneur en forme d’un doux zéphire; là dort et repose le pacifique Salomon, et le petit Benjamin en l’excès de son esprit; là, on goûte le gâteau de miel : le gâteau, à raison de la clarté dont il éclaire l’entendement, et le miel de douceur dont il confit l’affection et la volonté. Là, le mystique Moïse conduit le troupeau de ses puissances dans l’intérieur du désert; là, le solitaire est de recoi [endroit retiré] et en silence, et s’élève au-dessus de soi-même, où Dieu parle à son cœur; là Pierre dit : «Il est bon d’être ici», et Philippe : «Il suffit», et Marie-Madeleine : «J’ai vu le Seigneur, et il m’a dit ces choses.» L’âme est là introduite dans les divins celliers, où elle est toute prise d’une sainte ivresse de l’esprit, où, soupirant et chantant l’épithalame, elle entrecoupe sa voix et ses paroles, disant : «Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui; je dors et mon cœur veille.» Là, le bien-aimé conjure les filles de Jérusalem de ne pas éveiller sa bien-aimée jusques à ce qu’elle le veuille. [279]

Enfin, c’est merveille d’entendre tout ce que nos théologiens mystiques nous rapportent des effets du saint exercice de cette introversion dans les âmes qui le pratiquent. Ils disent que le fond est le temple de Dieu et de toute la Sainte Trinité, duquel il ne se retire jamais; que là on goûte les plaisirs de l’éternité; qu’une seule parfaite conversion vers Dieu dans ce fond est plus excellente que plusieurs autres actes et exercices multipliés, et peut rappeler et comme regagner le temps de plusieurs années. Qu’il y a dans ce fond une source d’eau qui rejaillit à la vie éternelle, et que cette eau est de si grande vertu et suavité, qu’à même temps qu’elle est avalée, elle coule et se répand par toute la région du corps et de l’âme, et donne à l’un et à l’autre une admirable pureté et fécondité. Que l’âme ne doit point cesser son oraison, jusques à ce qu’elle soit rendue digne de boire de cette source, parce que si elle en savoure une seule petite goutte, elle perdra la soif et le désir de tout le périssable, pour ne souhaiter que Dieu et son saint amour; et plus elle croîtra en cet amour, plus elle se réunira à Dieu et s’abîmera profondément en lui, et plus clairement le connaîtra-t-elle en lui et par lui-même; et derechef, plus clairement elle le connaîtra, et plus ardent sera l’amour qu’elle aura [280] pour lui. Ils disent que quelques âmes arrivent plus tôt et d’autres plus tard à cette veine d’eau vive, mais que bienheureuses sont celles qui après plusieurs années passées dans le continuel travail et l’effort nécessaire à creuser, méritent de la rencontrer dans leur fond, qui leur fait connaître que très heureux est le temps qu’ils ont employé à frapper et attendre à la porte du cabinet du Roi éternel, devant que d’y être introduites. Ils ajoutent que pour ne priver l’âme de sa principale félicitée, il faut s’efforcer de l’attirer hors de sa nature sensible ou sensuelle dans son fond, que la divine bonté qui y est présente nourrit continuellement d’un certain vigoureux attrait, au moyen duquel elle s’humilie et se plonge dans l’union divine, comme celle qui a été faite pour s’abîmer dans l’océan de la Divinité, ainsi que la pierre naturellement en l’eau, et là, s’oubliant d’elle-même et de tout le créé, ne pense qu’à l’Éternel, et par une contemplation déifique, adhère à Dieu, d’où procède en elle une divine connaissance qui la réjouit et la recrée, l’embrasse et la consomme par le saint-Amour.

Tant d’admirables effets de cette oraison ou introversion mystique en l’âme sont la raison principale pour laquelle on lui donne [281] le nom d’union par excellence, et bien qu’il y ait plusieurs sortes d’unions qui conjoignent l’âme à Dieu par le moyen de la charité, celle-ci néanmoins est si intime et immédiate, et tire l’âme d’elle-même par un si doux effort pour la transporter en ce divin objet et l’y faire jouir de sa douceur ineffable, qu’elle semble seule mériter absolument le titre d’une parfaite union.

Oh donc, combien heureuse, aimable et parfaite est l’âme dont tout l’emploi et d’aimer ainsi parfaitement son Dieu, de s’unir, ou encore qui plus est, de se transformer en lui en l’aimant; et par cette transformation, arriver à l’unité divine que notre Seigneur a tant souhaitée, demandée et obtenue pour elle! [282]

LIVRE QUATRIÈME. DE L’ORAISON DE REPOS MYSTIQUE SAVOUREUX, ET DE CELUI QUI EST SEC, OU SANS GOÛT.

TRAITE VII. Des diverses espÈces d’oraisonS mystiqueS savoureuseS. [Tome II, page 283].

Argument.

Le divin Époux dans les cantiques dresse un festin où il appelle ses amis et convie quelques-uns d’entre eux à manger et à boire, et quelques autres plus intimes à s’enivrer tout à fait. Ce qui [284] peut représenter naïvement la différence des douces consolations que Dieu communique aux âmes qui approchent de lui, selon les différents états d’oraison où elles se rencontrent. Celles qui sont dans la voie de la méditation et du discours, considérant et ruminant les divins mystères, en tirent une agréable nourriture, capable de les réjouir et de les fortifier. Quelques autres plus avancées et arrivées aux voies de la contemplation, sont semblables à ceux qui boivent ou avalent quelque liqueur précieuse, qui ont moins de peine et bien plus de plaisir que les premiers, parce que cette contemplation étant une vue de Dieu simple et sans discours, est accompagnée de plus grande suavité que la méditation, et de plus douce et coulante affection, d’admiration, d’amour, de complaisance vers la divine Majesté, qui en cet état leur sert plus ordinairement d’objet. L’ivresse que cause ce vin fort et précieux dans les personnes qui le prennent avec trop d’abondance peut être le symbole d’une âme qui se trouve en la douceur de l’oraison ou contemplation mystique, que saint Paul appelle un excès d’esprit en Dieu, parce qu’elle tient l’âme élevée au-dessus d’elle-même dans un profond silence, sans qu’elle puisse apercevoir l’objet de son repos, qui est au-dessus de toutes pensées et de toute raison; bien qu’il soit vrai que cette vue attentive et obscure de l’être infini de Dieu tel [285] qu’il est en lui-même, et de ses perfections incompréhensibles, surpassant toutes les autres, le plaisir qu’il produit en l’âme doit être beaucoup plus intime, plus doux et plus pénétrant; ce qui obligeait l’une des plus chères amantes de l’Époux céleste dans les mêmes Cantique, après avoir été par lui introduite dans ces sacrés celliers où il y avait une grande variété de vin délicieux, qui peuvent être le symbole des douceurs et des consolations différentes qu’on goûte dans les intimes communications avec Dieu, de remarquer que la plus pénétrante et la plus délicieuse ne se goûtent que dans le plus secret et le plus retiré cabinet, qui représente fort bien ce fond et ce centre de l’âme, dans lequel se forment les opérations mystiques dont nous allons décrire la douceur et la différente quiétude. Mais il faut que je m’écrie avec le prophète : «Combien grande, ô Seigneur, est la multitude et la variété des douceurs cachées que vous tenez en réserve pour les âmes que vous aimez et qui vous aiment!» Il faudrait ici pour la déclarer quelques-unes de celles qui en ont fait la bienheureuse expérience. À ce défaut, je tâcherai d’exposer par ordre les états doux et savoureux où se trouve l’âme mystique pendant que Dieu est dans le fond de son cœur pour y prendre son repos et qu’ensemble l’âme repose en lui et avec lui dans une paisible et sommeillante contemplation. Le [286] tout selon que je l’ai pu apprendre par la lecture des auteurs plus mystiques qui en ont parlé et écrit selon leurs expériences, et par la conférence de quelques âmes saintes et vraiment intérieures avec qui je tiens à grâce singulière d’avoir eu communication, pour recueillir de leur bouche les mystères dont elles ne pouvaient avoir été instruites que sur le sein et entre les bras de leur divin et très pur Époux. [287]

CHAPITRE PREMIER. De la première espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est dans l’imagination et qui s’appelle assoupissements délicieux.

SECTION I. Quelques remarques sur le sujet de cette oraison.

La première remarque qu’il faut faire est que dans la théologie mystique on peut distinguer trois sortes de sommeil.

Le premier est celui dont semble parler le prophète lorsqu’il dit : «Je dormirai et reposerai en paix en cela même», et ce sommeil est délicieux et sans inquiétude, comme il se peut conjecturer par les différentes versions de ce texte; car la traduction du grec, selon l’interprétation de Didyme, porte : «Je me coucherai et dormirai»; et celle de l’hébreu dit : «être couché et étendu» de [288] son long, ce qui signifie non seulement un sommeil, mais un sommeil profond, agréable et sans inquiétude. Or que ce repos, et ce sommeil soit mystique et en Dieu, c’est la croyance commune des docteurs. Et Richard de Saint-Victor, entre autres, écrivant sur le même psaume, dit que ce sommeil se prend entre les bras du vrai Époux, quand l’âme repose en son sein; ce qui ne peut être sans qu’elles ressentent de grandes délices, bien qu’il se puisse faire que ce repos ne soit exempt d’inquiétudes, que dans la pointe de l’esprit et non pas dans le sens. Le prophète parle encore ailleurs de ce sommeil qu’il appelle des favoris de Dieu, selon la pensée du même Richard au lieu cité, où, rendant raison pourquoi ce repos éveillé est appelé sommeil, il dit que c’est parce qu’il engloutit et abîme tous les sens de l’âme en la façon que le corporel ceux du corps.

Secondement, les contemplatifs prennent le sommeil mystique pour une extase, dont parle la Genèse quand elle dit que Dieu envoya un sommeil à Adam : les Septante tournent «extase»; et Saint-Augustin, et après lui saint Thomas, ne doute pas que ce sommeil ne fût une extase.

Troisièmement, le sommeil est pris pour un assouplissement mystique, tel que nous le décrivons ici; et c’est en cette façon qu’en [289] parlent quelques auteurs; et ainsi nous pouvons dire que le repos mystique est éveillé, endormi, assoupi.

Il faut remarquer en second lieu que quand les contemplatifs prennent le sommeil mystique en la première et seconde signification, c’est-à-dire pour un repos mystique ou extase, ils l’appellent sommeil parfait. Ainsi en parle Sandaeus : le sommeil parfait, dit-il, est la même chose que l’amour mystique, soit qu’il y ait connaissance ou non. Richard semble, poursuit-il, d’avoir ainsi pris le sommeil mystique sur le psaume quatrième. Or par cet amour mystique, il entend l’oraison du repos mystique, que quelques-uns croient être sans connaissance, et d’autres, non.

Quand le sommeil est pris en la troisième signification, savoir pour un assoupissement, il est appelé sommeil imparfait, ainsi que le dit Alvarez de Paz au lieu cité, ou moins parfait, ainsi que le nomme Sandaeus ci-dessus. Mais le nom le plus propre de tous est celui d’assoupissement dont usent aussi les docteurs mystiques pour déclarer cette grâce.

Il faut remarquer en troisième lieu que le nom d’assoupissement est encore pris en deux façons : la première, pour une cessation des opérations de l’âme, principalement [290] du sens, et veut dire même chose que l’anéantissement des opérations ou des actes des sens. Ainsi le prend Jean de la Croix en quelques endroits parlant de l’oraison de repos. Et en ce sens, toutes les oraisons de repos, tant celles qui sont savoureuses que celles qui sont sans goût, apportent avec soi un assoupissement des puissances, car le repos mystique est une oraison qui anéantit et assoupit les opérations des puissances qui se font avec actes distincts et particuliers. Ce n’est pas en ce sens-là que nous prenons le mot d’assoupissement, mais en l’autre manière, qui est une oraison savoureuse distincte d’espèce de toutes les autres, qui n’assoupit et n’anéantit pas les opérations générales de l’imagination, mais oui bien les distinctes. Voyons maintenant s’il y a un assoupissement délicieux. [291]

SECTION II. Entre les oraisons de repos mystique, il y en a une qu’on peut appeler un assoupissement gracieux.

Je dis qu’entre les oraisons de repos mystique il y en a une qui se fait par forme d’assoupissement et demi-endormissement, mais agréable et délicieux. Et premièrement, c’est une opinion commune et reçue dans l’école de la théologie mystique, qu’il y a un assoupissement mystique, ou une oraison mystique en forme d’assoupissement. Les docteurs que nous avons cités appellent cette oraison sommeil moins parfait. En voici qui lui donnent le nom d’assoupissement :

Si l’âme, dit saint Bonaventure, adhère entièrement aux embrassements de son Époux avec un ardent désir, elle commence entre ses bras en quelque façon à être assoupie, comme celui qui aurait bu d’un vin puissant serait surpris de sommeil. L’entendement humain, dit Richard, abîmé de l’immensité de cette divine lumière, s’assoupit. Et Alvarez de Paz au lieu ci-dessus cité, compare ce sommeil au repos de celui qui commence à s’endormir.

J’ai dit en second lieu que cet assoupissement [292] était délicieux. Saint Bonaventure le déclare, décrivant cette sorte d’oraison et disant que le goût de la sapience et le fruit de la divine suavité est doux et réjouit la conscience, et que l’âme en cet assoupissement adhère à Dieu agréablement et fortement. Aussi ne saurait-on nier que cet assoupissement ne soit une espèce de l’oraison de repos mystique, puisque, comme nous venons de voir, il est appelé sommeil. Thomas à Jesu le nomme une espèce d’endormissement en Dieu. Et Richard : «C’est là, dit-il, la paix en laquelle âme dort et est comme assoupie, laquelle ravit l’entendement aux choses intérieures.»

L’Écriture sainte parle de cet assoupissement délicieux, aux dires de saint Bonaventure, quand l’âme dit aux Cantiques : «Je dors et mon cœur veille.»

SECTION III. Convenances de cet assoupissement mystique avec le corporel.

Cet assoupissement délicieux et mystique ressemble en quelque sorte à l’assoupissement corporel.

Premièrement, en ce que, comme en l’assoupissement corporel, on est demi-endormi, et demi éveillé, on ne voit quasi [293] pas, et on a qu’une demi-attention aux choses que l’on fait ou qui se présentent aux yeux; de même, en cet assoupissement agréable, l’âme n’a qu’une demi-attention aux choses extérieures qu’elle voit ou entend. Ce que saint Bonaventure exprime par la comparaison de quelqu’un qui aurait trop pris de vin. L’âme, dit-il, commence entre les bras de son Époux à être assoupie en quelque façon, comme celui qui aurait bu d’un vin puissant serait surpris de sommeil, de sorte qu’elle adhère non seulement délicieusement, mais fortement à Dieu, et par une espèce d’ivresse elle est abstraite des sens et perd la mémoire des choses visibles; de façon néanmoins qu’elle n’est pas, ni entièrement hors de soi, ni pleinement à soi, mais est à peu près semblable à ceux qui, gagnés par le sommeil, ressentent en quelque façon ou entendent ce qui se fait autour d’eux, bien qu’il ne s’en aperçoive pas, si ce n’est qu’il voulût se faire violence pour revenir plus à eux. Alvarez de Paz dit le même qu’au lieu cité ci-dessus.

Secondement, ces deux assoupissements se ressemblent en ce qu’au corporel il y a quasi une espèce d’éblouissement. Je dis : quasi, par ce que ce n’est pas un vrai éblouissement, tel que nous le ressentons quelquefois par maladie ou par faiblesse. Mais il en a [294] quelque ressemblance, en ce que l’éblouissement parfait nous trouble la vue, et qu’ici elle est un peu troublée, ce qui représente naïvement la chose que l’âme ressent en cet assoupissement mystique, parce qu’il y a quelque chose en lui qui ressemble à un éblouissement, quoiqu’il soit bien d’un plus haut relief que l’éblouissement corporel; et comme l’éblouissement causé par l’assoupissement corporel est bien moins matériel ou fâcheux et nuisible que celui qui est causé par la maladie, aussi l’éblouissement causé par l’assoupissement mystique est bien encore plus immatériel, bien plus doux, bien plus fructueux et plus agréable que celui qui est causé par l’assoupissement corporel. Leur différence consiste en ce que l’éblouissement corporel procède d’une défaillance d’attention, soit intérieure, soit extérieure; et l’éblouissement mystique vient d’une forte attention à un objet imperceptible, et d’une défaillance ou défaut d’attention à toute autre chose. L’éblouissement corporel est désagréable et offense les yeux, le mystique est plaisant et n’offense ni la vue du corps ni celle de l’esprit. La comparaison du soleil qui éblouit la vue quand nous le regardons trop fixement, fait en quelque façon entendre ce qui se passe en cet éblouissement mystique; car la grande attention que l’on a à l’objet [295] envisagé, bien que directement et sans réflexion, cause cet éblouissement. Il est vrai qu’elle n’en est pas la seule cause, parce qu’il n’y a point d’éblouissement en toutes les autres espèces d’oraisons de repos savoureux que nous décrirons ci-après, bien que l’âme ait une attention aussi fixe à l’objet mystique qu’elle envisage, qui n’est non plus aperçu qu’ici; et encore que, dans le repos mystique savoureux qui est seulement dans l’entendement, dont nous parlerons en son lieu, l’âme n’ait qu’une demi-attention aux choses qu’elle voit ou qui se font, aussi bien qu’en cet assoupissement mystique que nous décrivons à présent, il n’est pourtant pas appelé ni assoupissement ni éblouissement, et je crois même que dans le repos mystique qui est dans l’entendement, l’esprit a une plus grande attention à son objet mystique qu’en ce repos que nous appelons assoupissement mystique.

La cause donc de cet éblouissement vient à mon avis de ce que l’imagination est ici affaiblie à regarder, et à se rendre attentif à ce que les yeux voient ou les oreilles entendent, ce qui n’est pas dans les autres sortes de repos mystique, ni même en celui qui est en l’entendement, qui partant n’est pas ébloui non plus que nos yeux, si notre entendement regardait le soleil sans que nos [296] yeux l’envisageassent. Harphius fait mention d’un éblouissement qui précède et dispose à la contemplation mystique.

Troisièmement, ces deux assoupissements, le corporel et le mystique, se ressemblent en ce que, comme le corps assoupi désire de demeurer en son repos et ne se porte qu’à peine au travail et au divertissement, de même, quand l’esprit est dans cet assoupissement mystique, il voudrait demeurer en silence pour jouir plus délicieusement de son repos; les divertissements ne lui sont guère agréables, la solitude est son élément.

SECTION IV. Différence entre l’assoupissement mystique et le corporel.

Ces deux assoupissements diffèrent, premièrement, en ce que le corporel charge la tête de vapeurs, rend le corps pesant et paresseux au travail; mais l’assoupissement mystique n’appesantit point Le corps. S’il demande la retraite, ce n’est point par paresse, mais pour vaquer plus aisément à Dieu et se reposer en lui.

Secondement, le travail et l’occupation réveillent le corps, mais ils ne divertissent point l’’âme de son assoupissement, quand elle ne s’y porte point par excès. [297]

Troisièmement, l’homme peut, ou procurer, ou éloigner par son industrie l’assoupissement corporel; le mystique dépend de Dieu; l’âme, pourtant, le pourrait empêcher par un grand divertissement, ou par la résistance qu’elle y apporterait.

Quatrièmement, s’il assoupissement corporel cause la paresse, qui est une espèce de tristesse; le mystique est bien différent, puisqu’il rend l’âme allègre et contente.

Cinquièmement, l’assoupissement corporel rend l’homme terrestre brutal, hébété, empêche les pensées des choses spirituelles; le mystique rend l’âme dévote, intérieure, la confit en douceur et la plonge en Dieu.

Sixièmement, l’assoupissement corporel procède quelquefois de lassitude et empêche les fonctions du corps et l’esprit; le mystique rend l’âme allègre, prompt et plus propre à opérer, au moins spirituellement. [298]

SECTION V. Quel est le sujet où réside cet assoupissement mystique.

L’imagination est le sujet propre où réside cet assoupissement délicieux; car bien que la volonté y opère aussi, et même l’entendement, ces puissances néanmoins n’y opèrent qu’en la façon commune aux autres espèces d’oraisons de repos savoureux que nous décrirons ci-après. Mais l’opération de l’imagination est celle qui la distingue des autres espèces, c’est pourquoi c’est sa différence essentielle.

Or que l’imagination opère en cette oraison, je ne l’ai lu en aucun auteur; seulement Thomas a Jesu dit qu’alors les opérations des sens extérieurs et de l’imagination sont en quelque façon affaiblies, mais non tout à fait endormies, à la façon de ceux qui s’endorment, qui ne sont pas entièrement privés des sens, et aussi n’en usent pas parfaitement. Quand cet auteur dit que l’imagination est affaiblie, il entend qu’elle n’est pas entièrement liée et empêchée de faire ses fonctions, se rendant encore à demi attentive aux objets qu’elle voit ou entend. [299]

Mais d’où procède cette débilité de l’imagination qui les empêche d’être entièrement attentifs aux objets qui se présentent? Thomas a Jesu au lieu cité croit qu’elle vient de la grande attention que l’âme a pour Dieu, qui affaiblit tant l’imagination que les sens extérieurs. En ce même temps, dit-il, l’âme étant abstraite de toutes choses, et en quelque façon aliénée de soi, s’arrêtent seulement au regard de son Bien-Aimé, et à un très chaste amour, et bien qu’il arrive souvent que l’âme soit tout à fait ravie hors des sens, néanmoins en ce doux sommeil elle n’est pas tout à fait hors de soi.

Or, bien que cette grande attention de l’âme en Dieu lie ordinairement et empêche la fonction des sens tant internes qu’externes, à mon avis il y a ici encore une autre chose, savoir est que l’imagination a une attention particulière à un objet qui n’est point aperçu. [300]

SECTION VI. Quelques raisons qui prouvent qu’en cet assoupissement mystique l’âme a une attention particulière à un objet qui n’est point aperçu.

Plusieurs raisons me persuadent que l’imagination opère en cet assoupissement mystique par l’attention qu’elle a à son objet, qui n’empêche pas entièrement celles que l’âme peut avoir à ce qu’elle voit ou opère.

La première raison en est que, bien que ceux qui auront fait expérience de ce repos savoureux que j’appelle assoupissement, qui réside dans l’imagination, et de celui qui est dans l’entendement, dont je parlerai ci-après, ne voient qu’à demi, et ils n’aient qu’une demi-attention à ce qu’ils font, ils connaissent néanmoins assez directement qu’en l’un l’imagination opère, et non en l’autre, par ce que la contemplation et l’opération qui est dans le seul entendement est bien plus claire et plus immatérielle que celle qui est dans l’imagination, laquelle est plus grossière, plus obscure et plus ténébreuse. Et bien que cette contemplation soit obscure, l’obscurité pourtant est plus grande et comme plus palpable [301] en l’une qu’en l’autre. Ce qui me fait croire que dans cet assoupissement la contemplation obscure est dans l’imagination, et en l’autre elle est seulement dans l’entendement, car cette obscurité se ressent du vaisseau où elle réside; et comme l’imagination est une puissance plus obscure et plus matérielle que celle de l’entendement, la contemplation obscure qui est en celle-là est aussi plus matérielle et plus ténébreuse que celle qui est en celle-ci.

La seconde raison est que l’assoupissement et éblouissement que nous disons être en l’oraison de repos mystique que nous décrivons, et qui font certaines petites obscurités et nuages, lesquelles rendent la contemplation bien plus obscure et moins spirituelle, ne se retrouve point en celle qui est dans le seul entendement, et font connaître qu’ils sont dans une puissance moindre que n’est celle de l’entendement, et qui ne peut être autre que l’imagination.

La troisième raison se prend des effets de ces deux contemplations obscures, qui sont bien différentes, car celle qui est dans le seul entendement rend l’âme bien plus allègre, plus agile, plus gaie, plus détachée des créatures, et comme élevée en une contemplation plus sublime, plus déliée, et plus subtile que l’autre : marque d’une plus [302] une grande immatérialité en une puissance qu’en l’autre.

La quatrième raison : l’expérience apprend que cet assoupissement mystique s’entretient mieux, se conserve et se rappelle quand il diminue, par des imaginations que par des raisonnements et des discours d’entendement. Car quand ce repos savoureux diminue, l’âme le rappellera facilement par de petites imaginations. Par exemple, que tout ce monde n’est rien, que Dieu est tout, et par un rebut de tout ce qui n’est point Dieu, formé plutôt avec l’imagination, comme si elle chassait loin toutes choses, que non pas par discours et raisonnement. Ou bien, s’imaginant une grandeur immense à laquelle seule elle adhère en rejetant tout le reste. Ce qui me fait croire que ce repos assoupi est dans l’imagination, et que c’est un rebut mystique imaginaire de tout ce qui n’est point Dieu; parce que, selon la maxime de la philosophie, chaque chose est nourrie et entretenue de ce dont elle est composée; et puisque ce repos mystique est entretenu et conservé par des imaginations, il doit être une opération de l’imagination, et je crois que c’est la même chose que l’imagination de cette grandeur immense et de ce rebut; mais l’un est mystique et direct, et l’autre est réfléchi; et [303] le direct est entretenu est conservé par le réfléchi.

La cinquième raison se tire de l’induction des parties. Premièrement, cette oraison de repos savoureux que j’appelle assoupissement mystique n’est pas semblable au repos mystique savoureux qui est dans le seul entendement, ainsi que je viens de prouver. Secondement, il n’est pas non plus semblable à celui qui est dans la seule volonté, par ce que celui-ci n’a pas l’assoupissement ni l’éblouissement, ni la demi-attention à ce qu’il fait, et que son opération est bien plus silencieuse et approchante de l’oisiveté. Cet assoupissement ne ressemble pas aussi à celui qui est dans la concupiscible, puisqu’on n’y ressent pas la chaleur et l’embrasement que nous disons être en lui. Et enfin il ne ressemble pas non plus au repos qui est dans l’irascible, puisqu’on n’y ressent point l’impatience qui s’y trouve; il faut donc que cet assoupissement soit dans l’imagination, n’y ayant point d’autres espèces d’oraisons de repos savoureux que les susdites. [304]

SECTION VII. L’objection contre la doctrine précédente résolue.

On peut opposer que si cette oraison de repos savoureux était dans l’imagination, ce serait un endormissement total en elle, et non pas une imagination; par ce que la fantaisie, ou imagination, étant occupée à l’attention de ce repos, elle n’en pourrait avoir aucune aux objets qui se présenteraient, et ne verrait ni n’entendrait choses aucunes; et néanmoins nous avons dit que pendant cet assoupissement l’âme avait encore quelque petite attention à ce qu’elle voyait ou opérait. Je réponds que tant l’imagination que l’entendement peuvent avoir attention à deux diverses choses en même temps. Car sans parler de quelques rares esprits qui dictaient en même temps choses différentes à plusieurs personnes, nous expérimentons tous les jours que, nous appliquant à quelque action extérieure, ou entendant quelque sermon, nous sommes distraits, et notre imagination se porte à d’autres pensées, lesquelles n’empêchent pas que nous ne soyons aussi attentifs au même sermon, puisque nous nous souvenons de ce que l’on a dit, et à l’action extérieure, [305] puisque sans cela nous ne la saurions pas faire comme il faut.

SECTION VIII. Les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, et comment.

Je dis que les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, par un repos savoureux de la volonté et par une connaissance mystique et directe, tant de l’entendement que de l’imagination. Ce que pour mieux entendre, il faut savoir, premièrement, que la concupiscible et l’irascible n’y opèrent point du tout; secondement, que la volonté n’y produit aucun acte; troisièmement, qu’il n’y a aucune pensée ni de Dieu ni d’autre chose : la volonté se tient en un repos agréable, adhérant à un objet qui n’est point aperçu, auquel nonobstant elle a si grande attention, qu’il l’élève, la suspend, la tient occupée sans produire ni actes, ni pensées, mais une simple suspension. C’est encore une grande tranquillité de l’âme, qui s’essore et s’élève vers ce bien non aperçu; elle s’agrandit, même, au-dessus de soi et de tout ce qui n’est point goûté dans ce repos, avec un désaveu, au moins virtuel, de tout ce qui est au-dessous de lui. [306]

L’entendement a une connaissance confuse et directe; car l’esprit se sent attiré dans aux et ne sait où ni comment; seulement il sent qu’il est tiré hors de soi et de tout ce qui est créé, qu’il a un mépris de tout ce qui n’est pas Dieu; non qu’il produise cet acte, car il n’en a pas la pensée, mais il le fait éminemment par un soulèvement ou transport d’esprit en Dieu, il se sent voler en ce pays perdu où on ne voit rien que ce qui ne se peut voir.

C’est pourquoi Thomas a Jesu dit : «Le sens spirituel de l’âme (il appelle ainsi cet assoupissement que nous décrivons) n’est autre qu’un certain endormissement en Dieu, par lequel l’esprit se sort hors de soi, ne sachant quand ni comment.»

Ajoutons que non seulement l’esprit ne sait à quel objet il est attiré, mais que même il ne le peut connaître, parce que sa connaissance est mystique, c’est-à-dire que le terme n’en peut être aperçu naturellement; d’où vient qu’elle est une contemplation obscure; mais elle est plus ténébreuse que les autres repos mystiques, parce que l’imagination y opère, ce qu’elle ne fait pas dans les autres contemplations obscures; et c’est ce que j’appelle éblouissement; car c’est comme un nuage fort délié qui embrasse et saisit l’imagination. Dieu produit en cette [307] imagination une espèce ou une image de la bonté universelle qui est plus grossière que celle qui est dans le seul entendement, laquelle, pourtant, ne donne qu’une connaissance directe et mystique, tant à l’entendement qu’à l’imagination. C’est pourquoi il est plus aisé au diable de contrefaire cette oraison de repos mystique imaginé, comme étant plus grossière que les repos mystiques savoureux qui sont intellectuels, je veux dire en la seule partie supérieure. Il faut donc prendre garde à ne s’y laisser pas tromper. Or je dis que l’entendement y opère, parce que naturellement il prend part aux opérations de notre imagination, et je ne crois pas que Dieu lui infonde une nouvelle espèce, cela ne paraissant point nécessaire, puisque l’entendement peut assez s’instruire par l’espèce qui est dans l’imagination pour en former une semblable. Car si l’entendement tire bien des espèces universelles et abstraites sur la forme et les images que l’imagination lui représente des individus, pourquoi ne pourraient-ils, l’imagination lui fournissant une espèce abstraite et mystique, en former une semblable? Mais quoi qu’il en soit, ou que Dieu lui infonde une espèce mystique où qu’il en forme l’une de soi sur la tablature de son imagination, il faut avouer que l’entendement [308] opère dans cette oraison d’assoupissement mystique, parce que la seule imagination ne peut pas mouvoir l’affection de la volonté : principalement, l’appétit sensitif, comme nous avons dit, n’y opérant point, il faut qu’elle soit mue et déterminée à son opération par l’entendement. Or nous ne pouvons douter que l’appétit raisonnable, qui est la volonté, n’opère en cette oraison; car c’est elle qui se repose en cet objet qui ne lui est connu que par acte direct et mystique, ce repos étant une jouissance et amour divin.

Quant aux sens externes, je dirai avec Thomas a Jesu aux lieux cités ci-dessus, que l’âme n’en est pas tout à fait abstraite. Ils sont pourtant à demi liés, parce que l’âme n’est qu’à demi attentive à ce qu’elle fait ou à ce qu’elle dit ou entend; en sorte que ceux qui sont auprès d’elle s’aperçoivent quasi bien qu’elle a quelque chose, faisant ses actions comme n’y étant pas attentive. La raison en est que plus les oraisons de repos et toutes les autres savoureuses sont ès parties inférieures, plus elles sont imparfaites et plus elles se font paraître à l’extérieur; et au contraire, plus elles sont parfaites et résidentes dans les puissances plus élevées, et moins se font-elles paraître au-dehors, ce qu’il est bon de pratiquer autant que l’on [309] peut. Et d’autant que l’âme qui est ainsi élevée à Dieu a, comme nous avons dit, un rebut et un mépris, au moins virtuels, de tout ce qui est hors de Dieu, c’est possible la cause de ce que difficilement elle pense aux choses basses et de ce qu’elle souhaite la solitude, pour y jouir plus parfaitement de l’attrait et du repos dans lequel elle se voudrait plonger. Le peu l’attention qu’elle a aux choses extérieures en cet état oblige les docteurs mystiques d’appeler cette oraison une demi-extase, et Alvarez de Paz dit qu’elle doit être réduite à l’extase même, parce que selon la doctrine de la philosophie, l’imparfait est réduit au parfait, et cette oraison, dit-il, est un commencement d’extase.

SECTION IX. Comment l’âme reçoit cet assoupissement mystique.

Cet assoupissement agréable et mystique est donné immédiatement de Dieu à l’âme et par forme d’habitude. C’est pour cela que l’âme pendant cette oraison peut avoir quelques distractions, et retourner à la même pratique. Elle s’entretient par de petites pensées, différentes selon la disposition de son intérieur, principalement avec [310] celle-ci : «Que tout ce qui n’est point Dieu n’est rien, ou comme rien»; «Quand toutes les créatures changeraient, ou qu’elles cesseraient d’être, pour vous, ô mon Dieu, vous serez toujours vous-même. Il suffit à mon être et à tous les êtres créés que l’être de mon être et de tous les êtres subsiste soi-même invariablement heureux»; et semblables. Car avec telles pensées ou représentations le repos que donne cette oraison se conserve et entretient facilement. Et bien que la tension abstraite de ce repos ne dure guère sans telles petites pensées, il est pourtant vrai que quelquefois l’odeur de cette oraison se conserve plus ou moins selon l’énergie de la grâce. De sorte que, comme celui qui est entré dans la boutique d’un parfumeur ne laisse pas en sortant d’en retenir encore l’odeur, et quand elle cesse, de la reprendre s’il y retourne, de même les âmes à qui Dieu donne ce gracieux assouplissement et repos s’entretiennent et conservent en elles, formant de petits actes, et retiennent ce demi-endormissement ou demi-attention à ce qu’elles font, de sorte que, soit qu’elles produisent leurs actes, où qu’elles se tiennent dans un repos abstrait de toute pensée, les sens externes sont à demi liés, et leur attention les porte partie en haut et partie en bas, ce qui dure jusque [311] à ce que l’état de l’oraison change.

Donc, cet assoupissement gracieux se donne par habitude à l’âme un peu de temps; car cette grâce ne dure guère, et elle est compatible avec les distractions; et quand cette âme est distraite, il retourne de soi-même; mais quand cette oraison cesse en elle, Dieu retirant son influence, elle ne doit pas s’efforcer de la retenir avec violence. Et bien qu’elle se doive ainsi conduire en toutes les oraisons savoureuses et qui ne dépendent pas de son pouvoir (parce que si elle les voulait retenir par force, elle ne le pourrait pas), elle le doit plus particulièrement observer ici, à raison que cette grâce étant dans l’imagination, elle pourrait se blesser la tête, la voulant retenir, ou retrouver quand elle est éclipsée, si ce n’est qu’elle retourne d’elle-même. Mais elle doit doucement coopérer avec elle pendant qu’elle la laisse jouir de son agréable odeur; car si elle s’efforçait, quand la grâce manque, de ne donner qu’une demi-attention aux choses présentes auxquelles elle se doit appliquer, comme elle fait pendant cette oraison, outre le mal de tête d’estomac qu’elle se causerait, son effort serait sans aucun fruit, et ne laisserait en elle qu’un obscurcissement et un endurcissement, au lieu de cette douce paix produite par la vraie oraison donnée de Dieu. [312] Le même arrive quand le diable veut contrefaire cette oraison; car il ne peut donner à l’âme un assoupissement ou un éblouissement mystique avec la suavité et les doux élans dont Dieu a coutume d’accompagner le repos qui vient de lui.

CHAPITRE II. De la seconde espèce de repos mystique savoureux résidant en la concupiscible.

SECTION I. S’il est vrai qu’il y ait une telle oraison.

Le sentiment commun des docteurs de la théologie mystique est qu’il y a une oraison de repos savoureux qui réside en la concupiscible. Ils l’assurent et le prouvent lorsqu’ils disent que la grâce de Dieu, comme un ruisseau, découle sur les forces sensitives de l’âme, afin que de tout son cœur et de toutes ses forces, elle s’élève en haut pour faire avec Dieu une [313] certaine amoureuse unité; et ajoutent que cette excitation se sent au cœur, où les puissances sensitives sont unies, et principalement en la concupiscible. Cette unité est le repos dont nous parlons, distincte des autres oraisons de repos mystique savoureux en ce qu’elle se sent dans la concupiscible.

Il y a bien de l’apparence que Dieu abreuve l’appétit sensitif de ses favoris d’une telle douceur et d’un tel plaisir, puis que personne ne doute qu’il ne le puisse faire; car, comme il y a deux moyens de consoler et réjouir notre concupiscible : l’un par la production d’actes savoureux, lui donnant un amour entretenu par pensées sucrées et délicieuses, et l’autre en lui donnant ce même amour délicieux sans actes ni pensées, il est à présumer que sa divine bonté ne veut pas en priver ses enfants, et comme il s’expérimente souvent que Dieu recrée leur concupiscible avec un amour accompagné de pensées et actes agréables, il est aisé de juger qu’il ne la veut pas sevrer de cet autre lait, qui est bien plus doux que le premier, ainsi que je le prouverai ailleurs.

Le roi Assuérus, pour faire quelque montre de l’abondance et de la magnificence de ses richesses, fit autrefois dresser et préparer un festin des meilleures viandes et des vins [314] les plus exquis qui se puissent trouver; de même ce grand Dieu, pour faire connaître l’affluence de ses richesses spirituelles, prépare aux contemplatifs des mets et des faveurs de toutes sortes qui peuvent le recréer. C’est pourquoi, et par actes et en repos délicieux, il caresse et réjouit toutes les puissances de leurs âmes et tout leur sens, tant inférieurs que raisonnables.

SECTION II. Quelques raisons qui prouvent que Dieu communique ce repos savoureux résidant en la concupiscible.

Je retire la première raison de ce que les délices qui abreuvent les par des repos et des fruitions savoureuses ont bien plus de ressemblance avec les délices du ciel que celles qui sont accompagnées d’actes et de pensées; et Dieu, pour faire paraître la magnificence des douceurs qu’il prépare aux âmes qu’il invite au festin de sa gloire, veut dès ce monde arroser leurs lèvres des gouttes du torrent de voluptés dont il les doit rassasier.

Secondement, bien que notre Seigneur ait souvent prié, au rapport des évangélistes, qui disent qu’il passait et perçait les nuits en oraison, si est-ce qu’il ne nous a pas [315] voulu faire paraître l’état auquel il se trouvait pendant telle oraison, si ce n’est particulièrement sur la montagne du Thabor, où non seulement sa face, mais même ses vêtements furent changés et transfigurés, pour nous apprendre qu’en l’oraison délicieuse, et l’âme, représentée par la face, et les sentiments, figurés par les vêtements, participa la joie de cette transfiguration mystique.

Troisièmement, si le monde, et le diable même, donnent à leurs sectateurs des plaisirs sensuels, et pendant leur veille, et pendant leur dormir, croiriez-vous que Dieu fût moins libéral à donner les plaisirs sensibles contemplatifs, non seulement pendant qu’ils sont dans les oraisons veillante et opérante, mais aussi pendant leur doux et spirituel repos? C’est ce qui me fait croire que si Dieu donne un repos savoureux dans l’imagination, il ne dénie pas cette faveur à la concupiscible, quand ce ne serait que pour récompenser dès ce monde les sentiments de ses amis, qui les mortifient si fort, se privant particulièrement des plaisirs de la concupiscence, et leur faisant goûter si souvent l’amertume de la pénitence.

Quatrièmement, Dieu met encore ce plaisir dans la concupiscible afin que [316] l’appétit sensitif même n’ait pas tant de répugnance pour la vertu, et qu’il soit attiré par l’espérance de ressentir quelquefois ses douceurs : comme une mère qui répand un peu de sucre sur une viande qu’elle veut faire prendre à son petit qui, espérant de rencontrer quelque morceau sucré, mange même avidement ce qui ne la pas.

Cinquièmement, les opérations de l’imagination sont dressées par la nature pour exciter et enflammer en amour la concupiscible, comme les opérations de l’entendement sont ordonnées pour échauffer la volonté en l’amour de quelque objet. Puis donc que Dieu donne des oraisons de repos agréable à l’imagination, pourquoi n’en donnerait-il pas à la concupiscible, le siège du repos étant plus dans la concupiscible que dans l’imagination, puisque c’est un amour? La joie aussi appartient bien plus à la concupiscible que l’imagination : pourquoi donc la délectation sensible sans formes et sans images se trouverait-elle dans l’imagination, et non dans la concupiscible qui est son propre siège? Je ne veux pas dire que la délectation sensible ait son siège dans l’imagination, car elle n’en a point d’autre que la concupiscible; mais seulement que, puisque la concupiscible est le propre siège [317] de la délectation sensible, si elle naît d’une oraison de repos qui a sa principale opération dans l’imagination, encore plus viendra-t-elle de celle qui aura sa principale opération dans la concupiscible.

Ces raisons me font croire qu’il est de la bienséance que les contemplatifs reçoivent quelquefois de Dieu une oraison de repos savoureux qui réside dans la concupiscible. Je veux dire que l’âme contemplative se trouve quelquefois unie à Dieu sans aucun acte ni pensée, sans formes ni images avec un seul repos de quiétude ou de tranquillité, accompagnée d’une faveur, d’un goût et d’un plaisir qui a son siège et sa résidence dans la concupiscible, et qui fait expérimenter à cette partie sensitive un goût et un contentement sensible. Voyons comme cela se fait.

SECTION III. Explication ou éclaircissement de ce repos savoureux résidant en la concupiscible, en laquelle il y a une ardeur sensible.

En l’état de l’oraison que nous décrivons, l’âme ne ressent rien au-dedans de soi, qu’une sensible ardeur d’amour, avec une délectation qui est aussi sensible. [318]

Je dis qu’elle ne ressent rien au-dedans de soi, parce que, comme nous venons de dire, il n’y a aucune pensée, image, ni forme, aucun acte d’entendement ni de volonté, si ce n’est un repos, une tranquillité ou quiétude accompagnée d’une ardeur et délectation, sur lesquels cette tranquillité est appuyée, comme la reine Esther l’était sur ces deux damoiselles qui l’accompagnaient, entre les bras desquels elle tomba pâmée, perdant l’usage de ses opérations, à l’éclat de la face du roi Assuérus. De même, l’âme étant entrée en cette oraison, comme Esther en la chambre de son époux, elle perd l’usage de toutes ses opérations entre les bras de ces deux compagnes, l’ardeur d’amour et la délectation, toutes deux sensibles.

Harphius enseigne que Dieu donne quelquefois cette ardeur. L’esprit, dit-il, est tiré au plus secret de la jouissance divine, demandant que nous nous anéantissions en l’unité divine, et mourions en cet amour très un est très simple où toutes nos puissances défaillent. Cet attrait est une touche intérieure procédant de l’unité suressentielle de Dieu, auquel les esprits amoureux viennent à se fondre entièrement par un certain embrasement et un amour envers Dieu. Cet amour très un et très simple, et aussi cette unité suressentielle, est cette [319] oraison de repos dans laquelle il reconnaît un embrasement. Et il y a, dit le même, des personnes qui contemplent Dieu comme un feu ardent, c’est-à-dire qu’ils sentent la volonté divine comme quelque abyssale et incompréhensible ardeur d’amour éternel. Ce qui ne se peut entendre que de l’oraison dont nous parlons, où on ne contemple Dieu que comme un brasier ardent et, comme Moïse, sous la figure d’un buisson enflammé.

Sainte Thérèse dit que l’on sent quelquefois dans l’intérieur comme un brasier, sans que l’on voie ni la braise, ni le lieu où elle est. Et comme si quelqu’un entrait en une étuve en laquelle il sentirait une chaleur sans voir aucun feu allumé, ici de même l’âme ressent la chaleur d’un amour ardent sans voir en soi le même amour, parce que l’acte et l’affection d’amour ne s’aperçoivent pas. N’est-ce point ce que voulait déclarer le prophète en disant : «Mon cœur a été enflammé et mes reins ont été changés»? Car il est vrai que par cette chaleur céleste les affections de la concupiscible, représentée par les reins, sont changées, n’opérant plus par actes, mais par un seul repos. «Et j’ai été réduit au néant sans m’en apercevoir, poursuit David», parce qu’en l’oraison de repos, l’âme perd toutes les opérations et est [320] sans réflexion sur les actions amoureuses qui causent cet anéantissement.

Si quelqu’un entrait dans la sphère du feu, il brûlerait et sentirait la chaleur sans voir la flamme dont il serait consommé. Et celui qui entre en cette ardeur mystique ressent un grand amour sans en apercevoir les actes. Cette chaleur croît quelquefois si fort qu’il semble que la volonté soit comme un charbon ardent. «Vous faites, dit David, vos anges de purs esprits, et vos serviteurs des flammes de feu»; car ces esprits enflammés ressemblent aux anges qui sont sans discours, n’ayant que de très simples contemplations.

Quand ceux qui voyagent entrent sous la zone torride, le soleil les échaufferait à tel point qu’ils sont contraints de se dépouiller; ceux qui entrent dans l’heureux et embrasé pays de cette contemplation, où la concupiscible est comme une zone torride, le soleil de justice darde les rayons de son amour avec telle ardeur qu’on est contraint de se dépouiller de toutes ses propres opérations pour se tenir en un simple repos, à raison des pénétrants et amoureux rayons que darde le divin soleil de la mystique. Si vous mettez une glace vive et profonde, et l’opposez diamétralement aux rayons du soleil, et que vous approchez au-dessus du miroir [321] quelque matière, qui par ses sécheresses ou par sa nature puisse bientôt concevoir la flamme et être allumée, vous verrez à l’heure même un grand embrasement. L’âme est ici de même, car, se tenant en repos, soumis aux rayons de la grâce divine, elle sent un grand brasier qui allume son cœur déjà tout desséché, et qui a abandonné toutes les humides opérations de ses puissances.

C’est ainsi que quelques mystiques décrivent cette opération. En notre introversion, disent-ils, si notre cœur est vigoureux, ouvert d’un désir famélique, élevée en Dieu avec dévote révérence, incontinent la clarté de la divine grâce resplendit en lui, laquelle purge la conscience avec le feu du divin amour, brûle les défauts, allume en flammes l’âme avec véhémence, jusqu’à ce qu’enfin l’esprit, étant tombé dans le divin amour, meure à soi-même pour vivre à Dieu; de sorte qu’étant fait un amour, il ne sente par après autre chose qu’amour, étant quitte et libre de tous les exercices d’amour, et ne faisant plus que pâtir et recevoir le simple divin amour, qui le consomme tellement qu’il oublie toutes choses, comme déjà liquéfié jusques au fond en amour, ne connaissant plus ni soi, ni Dieu, ni aucune créature, sinon le seul amour qu’il goûte et [322] sent, duquel il est heureusement possédé en un simple et nue oisiveté.

En cette oraison la concupiscible est échauffée en la même façon que l’amour sensible a coutume de l’enflammer, savoir, embrasant le sang autour du cœur, qui est son siège; et le sang embrasé enflamme le cœur, qui fait ressentir cette ardeur amoureuse. Il faut maintenant déclarer comment cette chaleur sensible est accompagnée d’une délectation semblable.

SECTION IV. Cette oraison, outre l’ardeur, est encore accompagnée d’une délectation sensible.

Nous avons fait voir en la section précédente que dans l’oraison que nous décrivons, il y a une ardeur sensible; considérons en celle-ci que cette ardeur est accompagnée d’une délectation aussi sensible. Nous le connaîtrons par l’autorité du Docteur mystique, confirmée par la raison.

Quand, disent les théologiens, les puissances, les forces inférieures (c’est-à-dire les sens intérieurs) sont, avec influence de la grâce de Dieu, enflammées par une grande impulsion d’affection, et embrasées par le [323] feu du divin amour, alors toutes, comme se liquéfiantes en un certain amoureux et aiguillonnant désir concourent en unité de cœur, l’âme repose suavement comme en un lit royal, attendant son Bien-Aimé. Voilà le repos suave avec l’embrasement de la partie inférieure, qui est la concupiscible. Et ailleurs encore : au sens divin, disent-ils, c’est-à-dire surnaturel (par ces paroles ils entendent l’oraison de repos surnaturel), nous sommes unis à Dieu par-dessus la raison (c’est-à-dire sans penser et sans produire aucun acte), en laquelle nous possédons la divine sapience, la liberté, la noblesse et tout bien sans mesure, par l’inaction et opération de Dieu en nous (c’est-à-dire par l’oraison de repos), par laquelle action de Dieu en nous, notre nature corporelle est atteinte de telle sorte de délectation sensible, qu’elle suit l’esprit amiablement et librement; et le suivant, elle est incontinent arrosée et pénétrée d’une amiable faveur et sentiment spirituel; et ainsi est du tout unie à la liberté Divine. Par la délectation sensible dans la nature corporelle, ils entendent la concupiscible, parce que c’est elle qui est le siège de la délectation sensible; et ils assurent que cela se fait en l’oraison de repos, en laquelle Dieu opère sans pensées et production d’actes.

La raison qu’on en peut donner est que [324] l’oraison que nous décrivons est un repos mystique qui ne se donne que par une grâce extraordinaire, et ne se peut acquérir avec une grâce commune. Or cette sorte de repos est toujours accompagnée de délectation, comme je le fais voir ailleurs. Joins que la concupiscible n’est point enflammée en dévotion que par délectation, ou avec elle, comme nous le voyons par expérience dans les âmes qui pratiquent la dévotion, laquelle s’enflamme par bonnes pensées et méditations; ce qui ne se fait point en elle sans ressentir de la délectation, qui est une propriété inséparable de la dévotion sensible. Et encore bien plus quand cette dévotion n’est que dans la concupiscible; et si les bonnes pensées qui enflamment la dévotion dans la concupiscible ne le sont jamais sans lui donner du plaisir, elle le sentira beaucoup plus quand elle sera enflammée sans ces bonnes pensées.

Par ce que, secondement, plus un amour est épuré, plus il a de délectation. Or l’amour sensible qui enflamme le concupiscible sans actes et sans aucunes bonnes pensées est bien plus épuré que celui qui est avec des pensées d’affection et d’amour. Donc l’amour de la concupiscible qui est sans pensées donnera plus de délectation que celui qui est enflammé par de bonnes pensées. [325]

Troisièmement, l’amour sensible sans pensées est un feu matériel qui n’a quasi rien de sensible que la délectation; si elle lui était ôtée, ce serait quasi un feu matériel sans matière.

Quatrièmement, le propre de l’amour est de donner à l’âme de la délectation, qui doit être encore plus grande s’il est jouissant. Car la jouissance a d’autant moins d’action que plus elle est sans actes et pensées, et moins elle est agissante, plus elle est jouissante, et conséquemment plus doit-elle donner de délectation; et si c’est une jouissance sensible, telle qu’est l’amour de la concupiscible, elle donnera une délectation sensible. Harphius le dit encore au lieu ci-dessus allégué. Ruusbroec et Tauler le confirment.

SECTION V. Comment l’âme est enflammée dans cette oraison, tantôt par des méditations et autrefois sans elle.

L’oraison de repos mystique savoureux qui enflamme la concupiscible allume quelquefois ce feu par des actes; quelquefois non. Il arrive parfois que l’âme soit enflammée d’un amour sensible par des [326] méditations précédentes, ou par des affections d’amour données de Dieu, qui servent pour embraser la concupiscible, comme l’on allume un feu avec du bois; et quand la concupiscible est bien ardente du feu d’amour, Dieu lui ôte tous les actes, tant d’entendement que de volonté, et l’ardeur d’amour ne laisse pas de continuer, de même que si, quelqu’un ayant allumé un feu de paille ou un bûcher de bois, l’un et l’autre étant consommé, la flamme continuait encore. L’ardeur qui reste dans la concupiscible après les actes est comme la braise qui demeure après que le bois est consommé, qui est plus ou moins grande que le bois était en petite ou grande quantité. C’est ainsi que l’ardeur qui reste après les actes est plus ou moins grande que les actes d’entendement ou de volonté, ou de tous les deux ensemble, qui ont allumé le feu ont été plus ou moins ardents. Et parce que Dieu n’a que faire de nos actes ni de nos pensées pour enflammer notre concupiscible, c’est pourquoi il l’embrase quelquefois sans eux, envoyant, comme dit le prophète, dans ses os, c’est-à-dire dans l’essence intérieure de l’âme, un feu du ciel qui n’est point allumé par le bois de ses opérations, et qui se conserve sans elles. [327]

Quand l’âme enflamme sa concupiscible avec de bonnes pensées et dévotes méditations, elle ressemble à celui qui en hiver se chauffe à un bon feu avec grand plaisir; il met du bois, et en remet quand le premier est consommé : aussi l’âme sent-elle un grand plaisir en cette chaleur d’amour; et elle a soin d’entretenir cette agréable flamme de dévotion sensible avec ses méditations, ses actes d’amour et de volonté, les rappelant doucement s’ils se ralentissent. Mais quand elle sent au-dedans de soi une grande chaleur qui enflamme sa concupiscible sans aucun acte ni pensée, elle ressemble alors à celui qui, entrant dans une étuve, se chauffe sans aucun feu ni bois, au moins aperçu; ou bien à celui qui se sent échauffé même au-dedans par les rayons du soleil, car c’est ainsi qu’elle ressent une agréable chaleur, et que rien ne l’enflamme que les rayons de son divin soleil, qui pénètre le fond plus intime de son esprit. [328]

SECTION VI. L’âme est quelquefois enflammée par un désir de Dieu, dont elle ne peut jouir à souhait.

Il arrive quelquefois que l’ardeur qui enflamme la concupiscible sans aucune pensée ni acte, excepté un repos obscur, s’allume par un désir de Dieu avec angoisse de n’en pouvoir jouir à souhait.

Pendant que l’âme est en l’oraison de quiétude, et qu’elle ne produit aucun acte, mais qu’elle a seulement un goût savoureux, ne faisant rien autre chose que de goûter, sa concupiscible s’enflamme d’une grande ardeur sensible, par un désir de jouir de Dieu, lequel désir est sans aucune pensée de Dieu; si quelquefois il lui en vient quelqu’une, c’est que la quiétude ou la contemplation sans images ou pensées n’est pas si parfaite, et Dieu les donne pour la perfectionner davantage. Il lui donne aussi parfois des pensées et des connaissances de son éloignement de Dieu, ce qui la tourmente beaucoup. Il est vrai que ces pensées ou images ne guère, parce que l’ardeur qui est dans la concupiscible les consomme bientôt, ainsi qu’une grande fournaise bien allumée fait de petites broussailles qu’on met dedans; [329] et pour lors cette âme sent un désir de Dieu, avec une vue qu’il est éloigné d’elle, dont elle est tourmentée; et tout cela se passe sans penser de Dieu et de son éloignement. Il n’est avis que cela est fort semblable à la soif que nous ressentons, quand elle est extrême; car nous avons une ardeur au-dedans, avec un désir de quelque liqueur, sans faire réflexion sur ce que l’on désire, si ce n’est parfois; et l’absence de cette liqueur nous afflige; et bien souvent il arrive que nous ne faisons aucune réflexion, ni sur la liqueur que nous désirons, ni sur son absence qui nous travaille; mais seulement nous ressentons une ardeur au-dedans de nous qui nous tourmente. Je crois que cette comparaison est la plus propre et la plus naïve que je puisse trouver pour faire entendre cette oraison que je décris, au moins comme je la comprends. Car c’est dans l’âme un ardent désir de Dieu et une angoisse de n’en jouir pas à souhait, sans faire réflexion quasi sur ce qu’elle désire et sur l’objet de sa peine, mais seulement sur l’ardeur ou sur la chaleur, sur les délices et angoisses qu’elle ressent, parce qu’elle a ces trois choses au-dedans de soi, une chaleur, des délices et des angoisses, ne reconnaissant rien davantage, parce que l’objet est caché et mystique; et ainsi elle ne sait ce qui la [330] délecte, ni ce qui l’échauffe ou tourmente, parce que le propre de l’oraison de repos mystique est de lui faire voir son repos et le plaisir qu’il l’accompagne, mais non pas l’objet qui l’attache et qui lui donne du plaisir.

Un bienheureux et savant mystique décrit cette oraison lorsqu’il dit que l’âme qui est en sécheresse, pratiquant l’oraison de repos, ne ressent pas au commencement les flammes d’amour, qui ne se peuvent allumer dans l’impureté de la nature, pour ce qu’elle ne leur donne pas de place en elle; mais parfois elle sent un soudain désir de Dieu, et à mesure qu’elle avance, elle se trouve toujours plus enflammée de l’amour de Dieu, sans savoir ni comprendre d’où lui naît cet amour et affection; et cette inflammation augmente quelquefois en sorte qu’elle désire Dieu avec des angoisses d’amour, dont elle se sent blesser sans savoir comment.

Voilà une chaleur d’amour et un désir ou une soif de Dieu accompagné des angoisses : mais il faut savoir qu’à proportion que la chaleur de l’amour s’augmente, les angoisses et la soif croissent encore. Car il dit que, parce que la flamme d’amour croît quelquefois beaucoup, l’âme est tellement angoissée pour Dieu que ses os se dessèchent en cette altération, la nature se flétrit, la chaleur s’exhale, [331] et sa force languit par cette vive soif d’amour, pouvant dire avec David : «Mon âme a soif de vous, ô Dieu vivant.» Il fait voir que cette chaleur sensible est en la concupiscible, disant que le sens, ou la partie sensible, se purge, et il l’appelle sèche purgation de l’appétit. Et il dit encore que Dieu met l’âme en cette vie sensible afin de purger le sens de la partie inférieure, et l’accommoder à l’esprit. Et il dit que cette inflammation se passe en la partie sensible de l’âme.

Or il paraît que cette chaleur et inflammation est une oraison de repos, c’est-à-dire une contemplation sans formes et images, sans pensées et autres actes qu’un repos qui ne reconnaît point son objet, en ce qu’il l’appelle au même lieu obscure nuit et sèche purgation. Dieu met l’âme en cette nuit sensible, c’est-à-dire oraison de quiétude, qui a son siège dans les sens. Il dit encore que Dieu obscurcit le sens, mettant fin au discours; il l’appelle aussi cessation. L’âme, dit-il, ignorant ces voies, se trouve anéantie à toutes les choses d’en haut et d’en bas qu’elle avait coutume de goûter; et en plusieurs autres endroits, et pour faire voir que ce repos et cette quiétude est accompagnée d’un goût et plaisir agréable : quel goût, ajoute-t-il, et qu’elle consolation sera-ce à celui qui chemine par-là? [332]

CHAPITRE III. De la troisième espèce de l’oraison de repos mystique, qui est une quiétude agréable résidente dans la volonté.

SECTION I. Explications ou déclarations de cette quiétude agréable résidente dans la volonté.

Dieu met quelquefois l’âme contemplative en un état dans lequel elle ne fait autre oraison que de goûter une agréable tranquillité et un doux repos en sa volonté.

Pour entendre l’état de cette oraison, figurez-vous un homme dans un air grossier rempli de vapeurs qui l’incommodent, ou un prisonnier longtemps renfermé dans un cachot, ou un malade qui veut prendre l’air : il monte, ou est porté sur une tour bien élevée en fort bon et bel air; lorsqu’il y est, il respire ce doux air, qui le recrée, le rafraîchit [333] et lui fait reprendre ses esprits; dans toutes ses actions il a toujours l’agréable contentement de cette respiration. Ce n’est pas à dire qu’il soit tellement enfoncé dans l’intention qu’il a à ce ressentiment qu’il ne se divertit point à d’autres pensées, cela ne peut pas être, mais souvent il fait des réflexions sur le plaisir qu’il ressent et en a des souvenirs agréables.

Cet état mystique se passe à peu près en cette façon : l’homme infirme et misérable, par tant de péchés qu’il commet, ou bien à raison de l’indévotion et des sécheresses qu’il ressent quelquefois, est tout d’un coup porté de Dieu sur la haute tour de l’oraison ou de la contemplation; et là, il sent un doux air qui lui donne un agréable contentement, auquel il s’arrête et se tient coi et en repos, jouissant de cette douce respiration. Et comme celui qui sent ce doux air ne fait rien plus qu’auparavant, ne respire que comme il faisait, et néanmoins avec ce repos il respire un air gracieux qui s’insinue en lui et qui lui donne cette satisfaction ou gaieté intérieure qu’il expérimente. De même, l’âme contemplative parmi son du repos, ne fait rien que se contenter et satisfaire avec grande joie; et cet agréable repos qui lui cause cette douce satisfaction n’empêche pas toutes les autres pensées, et même n’arrête pas [334] toujours le cours des distractions ou pensées qui la mettent hors de l’oraison actuelle, mais non pas habituelle; car pendant ce repos elle ne peut être distraite contre son gré; et lorsqu’elle se souvient de son intérieur, elle rentre en soi avec le goût de la première respiration, et dans son souvenir tranquille elle ressent comme un doux air qui s’insinue jusqu’en son fond.

Ce malade qui ressent ce doux rafraîchissement par la respiration de ce bon air souvent ne fait réflexion que sur le changement de son dedans et sur le plaisir qu’il ressent; et l’air qu’il respire entre si délicatement qu’il ne s’en aperçoit point; et il ne saurait dire ce qu’il a au-dedans qui le met en si bon train.

Aussi l’âme, pendant l’agréable séjour de cet air mystique, qui n’est autre que la présence de son Bien-Aimé, ne la reconnaît pas, et ne sait autre chose que ressentir ce qui se passe au-dedans de soi; elle ne sait ce qui lui cause cette joie; cet air gracieux s’est insinué en elle sans qu’elle l’ait senti, et n’aperçoit rien de lui que le contentement qui lui donne. Enfin cette âme ainsi favorisée de Dieu ressent toujours, partout où elle va et en toutes actions où elle s’occupe, une tranquillité, une quiétude, une joie, un plaisir et un tempérament spirituel plein de sérénité. [335]

SECTION II. Cette oraison est une espèce d’oraison de repos mystique savoureux.

Il faut dire que cette oraison est une espèce de repos savoureux mystique, parce qu’elle s’entretient sans actes et sans pensées, et qu’elle est une contemplation sans formes et images; aussi est-elle mise par sainte Thérèse entre les oraisons de quiétude agréable; c’est pourquoi cette oraison, non plus que toutes les autres tranquilles et savoureuses, n’admet de soi les actes et les pensées, mais seulement par accident : savoir est, lorsqu’elle est trop faible pour se fortifier et conserver; et elles lui sont nuisibles quand elle est assez forte pour s’entretenir d’elle-même, sans leur secours. Si elle est distraite, elle doit rappeler son attention par un souvenir de la tranquillité qu’elle goûtait auparavant, la volonté se remettant sans cesse en la jouissance du goût que son repos lui donnait, si ce n’est que la défaillance et la diminution de ce goût demandent qu’elle produise des actes, ou pour se fortifier, ou pour ne tomber en oisiveté.

Les actuels reposoirs ou séances que fait la volonté dans le goût de son repos ne sont que momentanés, non plus que ses souvenirs [336] et introversions tranquilles; c’est pourquoi, pour l’ordinaire, elle produit quelques actes, néanmoins le tempérament tranquille de l’âme habituel dure longtemps, quelquefois l’espace d’un jour ou de deux, comme a remarqué sainte Thérèse; et quelque chose que fasse cette âme, quelque occupation qu’elle ait, elle ne perd point l’état tranquille auquel elle est pendant que cette grâce dure; elle porte toujours son tempérament intérieur allègre, gai, enclin aux choses célestes, et a son esprit élevé, et non point courbé vers la terre. Quand cette âme est distraite et que l’entendement ou la mémoire réveille la volonté sur son intérieur, elle n’a que faire de se forcer à rentrer dans cet état tranquille; car elle s’y retrouve comme n’en étant point sortie; mais ce qu’elle fait est de se remettre en ce goût et repos où elle était avant ses distractions, à quoi elle n’a point de peine, non plus qu’un petit enfant dormant entre les bras de sa mère, qui se réveillant reprend le tétin que le sommeil lui avait fait quitter, ou une fille qui aime tendrement sa mère couchée auprès d’elle, qui n’ont contente d’être dans un même lit étend encore ses bras et approche sa bouche pour l’embrasser et la baiser; le sommeil lui peut bien ravir le plaisir de ses approches et de ses embrassements [337] et l’actuelle pensée qu’elle est auprès d’elle; mais au réveil, elle n’a pas de peine de rappeler ce contentement, seulement elle lui donne de nouvelles étreintes que le sommeil empêchait.

L’âme contemplative que nous décrivons est toujours couchée dans cet état tranquille et agréable, mais elle jouit des doux embrassements de son Dieu. Quand pendant cet état paisible la volonté se repose en un goût qui ne se peut expliquer, si elle se souvient d’être distraite ou divertie, elle se trouve bien toujours en tranquillité et en un intérieur accoisé, et sa volonté se voit toujours couchée en ce lit mollet et délicat; mais à son réveil elle se rejette promptement et facilement dans son repos et dans le goût qu’il porte avec soi, parce que l’âme ne peut incliner son chef, c’est-à-dire sa plus haute portion, pour se reposer, qu’elle ne sente le goût de ce repos, qui en est inséparable; et de même qu’on ne saurait faire reposer du miel ou du sucre sur la langue, sans qu’elle sente le goût qui lui est naturel, ainsi, quand l’âme pratique quelque oraison de repos savoureux, elle ne peut qu’elle ne ressent aussitôt le goût qui lui est attaché et en est inséparable. [338]

SECTION III. Explications ou déclarations pratiques de l’état de l’âme en cette oraison.

Supposé donc que Dieu favorise cette âme dont nous avons parlé de la grâce que nous décrivons, qu’il y ait une heure qu’elle est en un intérieur paisible et agréable sans que cette paix intérieure ait varié; assez souvent, pendant ce temps, elle s’est souvenue de Dieu; et pour s’unir à lui, elle n’a eu recours à produire des actes ni d’entendement ni de volonté, mais elle s’est tenue en un repos qui lui donnait un goût tel qu’il satisfaisait à tous les désirs qu’avait la volonté de s’unir à Dieu; c’est pourquoi, pendant qu’il durait, elle ne cherchait point d’autres oraisons que celle-là. Ce repos et ce goût ne durait pas longtemps, mais elle avait besoin pour l’entretenir d’user de petits actes. Elle n’en produisait pourtant pas toujours; car comme cette oraison n’empêchait pas ses autres occupations, si elle ne faisait quelque action nécessaire qui demandât de l’attention, comme l’étude ou la conversation, croyant que Dieu voulait qu’elle n’abandonnât pas une telle action après que sa volonté avait par de petits souvenirs tranquilles savourés ce goût et ce [339] repos, elle continuait ses occupations, et souvent rentrait en son intérieur par de semblables repos et souvenirs goûtés, qui n’étaient que passagers. Or si cette âme eût produit des actes, il eut été nécessaire, ou qu’elle eût quitté l’occupation qu’elle avait et tâché par actes d’entretenir le susdit goût et repos, ou si, pendant une telle occupation, elle eût voulu rentrer en soi par des pensées, elle eût perdu le goût de ce repos; mais supposé que Dieu voulût qu’elle s’employât en telle action, elle entretenait bien mieux le goût de ce repos par ce petit souvenir tranquille et ces repos, que non pas par des actes. Donc l’état de l’âme tranquille et agréable dure toujours, et les occupations ne l’empêchent pas, mais elle doit renouveler le repos et les goûts, et par eux ses conversions à Dieu, lorsque les occupations ou les distractions l’en divertissent. Cette oraison de quiétude dure plus ou moins selon qu’il plaît à Dieu de la communiquer. Sainte Thérèse dit qu’elle dure quelquefois un jour ou deux. [340]

SECTION IV. La volonté seule est le siège de ce goût.

La seule volonté jouit du goût de ce repos et douce quiétude; les autres puissances sont libres, bien qu’elles tâchent quelquefois de les appeler en part de son même goût; il se peut connaître que la seule volonté est le siège où réside ce repos goûté, en ce que la seule volonté a des introversions tranquilles et des repos goûtés, pendant que l’imagination, et même l’entendement, s’emploie à leurs fonctions. C’est pourquoi on peut étudier, composer, voire prêcher, qui sont fonctions de l’entendement, sans que pour cela l’âme perde l’état tranquille auquel elle est, et que sa volonté soit divertie de ce souvenir tranquille et des goûts qui les accompagnent. Il faut dire le même, et à plus forte raison, des actions corporelles, auxquelles on se peut occuper sans être diverti d’une telle oraison; et d’autant que telles opérations sont libres, la volonté s’y emploie et s’y occupe sans perdre le fil de son oraison de repos, parce qu’étant toute abreuvée de ce goût, les autres objets sur lesquels elle voltige ne sont pas capables de le lui ravir. La volonté, par conséquent, a deux emplois : l’un à Dieu, [341] l’autre aux créatures, étant tout ensemble, et en repos et en travail ou occupation. Comme les planètes ont des mouvements tout différents : l’un qui leur est naturel, et l’autre qui leur est imprimé par le premier mobile, aussi cette volonté a ses opérations libres, dans lesquelles elle s’occupe selon son désir, et de plus elle est emportée par le goût que Dieu, son premier mobile, lui imprime. Enfin cette volonté ainsi touchée prête son consentement aux opérations de toutes les puissances, et fait même jouer les ressorts de leurs mouvements, sans empêcher le repos et les goûts que son Époux lui donne.

Sainte Thérèse décrit bien l’état d’une telle oraison. Il arrive quelquefois, dit-elle, que la volonté étant unie, il se connaît et entend que ladite volonté est attachée et jouissante; je dis que la volonté seule est en grande quiétude; et d’autre part, l’entendement et la mémoire sont si libres qu’ils peuvent traiter d’affaires, et s’occuper en œuvres de charité. Encore qu’elle semble être une même chose avec l’oraison de recueillement ou de quiétude, c’est pourtant en partie chose différente d’avec ladite oraison, parce qu’en celle-là il semble que l’âme ne voudrait pas se remuer ni se détourner de cette sainte oisiveté de Marie, et qu’en celle-ci [342] elle peut aussi être Marthe; de sorte qu’elle opère quasi tout ensemble, et en vie active, et en vie contemplative, et se peut occuper en œuvres de charité et en affaires, selon son état et vocation, et même en la lecture. Et encore que ceux qui sont en tel état ne soient pas du tout maîtres d’eux-mêmes, ils connaissent bien toutefois que la meilleure partie de leur âme est ailleurs; c’est une chose qui donne une grande satisfaction et contentement quand on l’a.

SECTION V. L’entendement a quelque opération et concourt en cette oraison.

Bien que nous ayons dit que la seule volonté jouit de ce goût et de la douceur de cette quiétude, et que l’entendement peut discourir et faire ses fonctions, sans que pour cela la volonté perde cette oraison de repos, je n’ai pas pour cela voulu exclure toute opération de l’entendement en cette oraison, parce qu’il concourt avec la volonté et lui aide à se reposer en Dieu, ce qu’elle ne pourrait faire étant aveugle, ni prendre goût en ce repos, si l’entendement ne l’éclairait; et ainsi, bien que cette lumière ne soit point réfléchie, il ne laisse pas de montrer à la volonté l’objet auquel [343] elle se doit reposer et y prendre goût.

Mais comment est-ce, direz-vous, que l’entendement peut être libre et faire ses fonctions pendant que la volonté est en ce doux repos? Et s’il opère avec la volonté en ce repos mystique, comment peut-il en même temps discourir? Je réponds que quand l’entendement exerce telles fonctions, la volonté y concourt, puisqu’elles sont volontaires et qu’elle n’en est pas empêchée par ses occupations, et l’entendement donc plus n’est pas empêché par les siennes de coopérer au repos et au goût de la volonté.

Pour entendre comment cela se passe, il faut remarquer que pendant que l’homme s’occupe à quelque action, soit extérieure, soit intérieure, la volonté à des conversions à Dieu et des introversions, par des repos et des goûts momentanés, dans lesquels l’entendement opère, ce qui n’empêche pas la continuation de telles opérations aux occupations, parce que, bien qu’à l’instant que la volonté a ce repos et ces goûts actuels, toutes les autres opérations fassent halte, il dure néanmoins si peu que cela n’empêche pas la continuation des autres actions, pendant lesquelles toujours tout l’intérieur est dans un tempérament tranquille et agréable; et en cette façon on peut comprendre [344] comment la volonté seule jouit du goût de ce repos et douce quiétude, pendant que les autres puissances sont libres.

SECTION VI. Comment la volonté attire quelquefois les autres puissances à son goût.

Il faut voir maintenant comment la volonté tâche quelquefois d’attirer les autres puissances, et même l’entendement à son goût. La volonté est dite attirer à son goût les autres puissances lorsqu’elle les oblige à produire des actes avec la même douceur et le même goût qu’elle, et de se reposer en Dieu avec la même tranquillité savourée qu’elle ressent.

Quand donc la volonté jouit du goût de l’oraison et de ce doux repos que nous décrivons, si l’homme est en des occupations qui demandent une grande attention, comme s’il étudie ou compose, la volonté n’a que faire d’attirer à son goût, ni l’entendement ni les autres puissances, je veux dire qu’elle ne doit point contraindre l’entendement, l’imagination, ni l’appétit sensitif de produire des actes qui aient ce même goût qu’elle ressent, ou autrement qui soit tranquille et savoureux, et qui fortifie le repos et le goût dont elle jouit, [345] parce qu’il est impossible que quelqu’un puisse continuer l’attention nécessaire aux occupations qu’il exerce, et former des actes et des pensées de Dieu, tant en l’entendement comme en la partie inférieure. Il vaut donc bien mieux alors que cette volonté se contente de jouir toute seule du goût qu’elle ressent, et qu’aucune attention ou occupation ne lui peut ravir.

Âme contemplative, ne laissez donc pas d’étudier, composer ou faire autre chose — car je suppose qu’il est nécessaire que vous le fassiez —, et pendant ce temps-là rafraîchissez ou renouvelez ce goût et ce repos que Dieu vous donne, par des introversions tranquilles et des souvenirs goûtés, et ne vous arrêtez pas à former d’autres pensées de Dieu, qui vous feraient perdre ce goût auquel vous êtes, si ce n’est que vous quittassiez l’exercice de votre étude, ou d’autres occupations, pour former en retraite d’esprit quelques petits actes, qui n’étouffent pas, mais plutôt qui nourrissent votre goût et repos mystique.

Car je ne crois pas que continuant l’attention nécessaire à l’étude ou à d’autres occupations, vous la puissiez avoir suffisante à produire des actes, et tout ensemble conserver le goût de ce repos mystique, puisqu’il faudrait partager votre attention en [346] trois, et qu’étant tripartite, elle s’affaiblirait de quelque côté, et plutôt de celui du goût, qui demande une grande attention, et veut être chéri; ce qu’alors l’esprit ne ferait pas, parce que les deux autres attentions qu’il donnerait à ses occupations et à produire des actes, et former de bonnes pensées de Dieu, lui étant plus naturel que l’intention qu’il a à ce goût, il s’y porterait avec plus d’efforts; et il faudrait conséquemment que le goût et le repos mystique défaillissent pour n’être pas assez aimés et conservés par une attention et par un concours suffisamment animé. Quand donc vous êtes en ces oraisons de repos savouré et goûté, vous n’en devez pas chercher d’autre, si ce ne sont celles qui le conservent, l’augmentent ou lui peuvent servir, et jamais celles qui l’empêchent ou l’affaiblissent. Car Dieu ne nous donne pas ces goûts pour les étouffer et chasser, ce qui serait une espèce de mépris d’une telle grâce, mais plutôt afin que vous les chérissiez et les nourrissiez le plus que vous pourrez. [347]

SECTION VII. Continuation et plus ample déclaration du sujet précédent.

Quand l’âme n’est pas en des occupations sérieuses ou distrayantes, si la volonté est fidèle, elle tâchera d’attirer l’entendement et les autres puissances à la participation de son goût; je veux dire qu’elle s’en servira pour lui aider à conserver un tel goût; parce que la volonté, amorcée de ces doux appâts, nonobstant qu’elle soit en un repos et quiétude qu’elle voudrait ne jamais quitter, excite pourtant le plus qu’elle peut l’entendement et les autres puissances à l’opération; parce que son repos n’est pas une oisiveté et paresse, mais une opération d’amour, dont le propre, comme du feu, est d’opérer toujours. Il est pourtant vrai que la volonté qui est en ce savoureux repos n’incline les autres puissances à leurs opérations qu’autant qu’elles lui sont nécessaires pour entretenir son goût, parce que l’âme éclairée de Dieu reconnaît bien que souvent le repos savoureux se doit entretenir par de bons actes et pensées, et qu’ainsi il faut qu’elle produise de petits actes et de ferventes affections pour conserver ou augmenter son repos goûté; et parce qu’elle ne [348] peut produire ses actes sans l’entendement, qui ne lui est pas désobéissant quand il peut faire ce qu’elle veut, mais que souvent son opération, qui dépend de l’imagination, est empêchée par les sens, de là vient que la volonté tâche d’attirer à son goût toutes les puissances, afin qu’elles ne lui soient point contraires, mais que plutôt elles lui aident pour conserver son repos et son goût.

La sainte Mère Thérèse nous donne avis de ce que dessus, disant qu’en ce recueillement et quiétude les puissances ne désemparent point l’âme, mais qu’elle se trouve si contente et si satisfaite avec Dieu, que pendant le temps que cela dure, bien que deux des puissances ne se contiennent en repos, la quiétude et la tranquillité toutefois ne se perd point, tant que la volonté est unie à Dieu, mais plutôt cette volonté tâche et s’efforce de retirer peu à peu ces deux autres puissances, qui sont l’entendement et la mémoire. Et ailleurs, elle dit que ces deux puissances aident quelquefois la volonté, afin qu’elle se rende habile pour jouir d’un si grand bien; et l’entendement y opère petit à petit, et tire beaucoup plus d’eau qu’il ne faisait du puits. Elle veut dire que l’entendement et les autres puissances, savoir l’imagination, la mémoire et l’appétit sensitif, produisent parfois quelques actes, mais [349] principalement l’entendement, qui gagne beaucoup plus de goût et de dévotion, s’accordant avec sa volonté et coopérant avec elle, que quand il travaille par la voie des méditations et de longs discours.

Il arrive encore quelquefois que quand la volonté est en ces doux repos et seule touchée de son goût, les autres puissances, tant inférieures que supérieures, sont en si bonne humeur et si accordantes avec elle, qu’elles ne respirent que l’augmentation et la conservation du goût et du festin de leur princesse, et chacune d’elles contribue aux frais qui y sont nécessaires, opérant toutes selon la sphère de leur activité pour entretenir cette suave quiétude de la volonté.

La même sainte Thérèse nous décrit bien ce mutuel accord de tout l’intérieur avec la volonté jouissante de son agréable repos, en son Chemin de perfection. L’âme est si contente, dit-elle, qu’il ne lui semble pas qu’il y ait plus rien à désirer; les puissances sont tellement accoisées qu’elles ne voudraient pas se remuer, et il leur semble que tout les empêche d’aimer, bien qu’elles ne soient pas du tout perdues, parce qu’elles peuvent bien penser auprès de qui elles sont, car l’entendement et la mémoire sont libres, la seule volonté est celle qui est captive et unie à Dieu, et si elle peut avoir aucune peine, c’est [350] de penser qu’elle doit retourner à sa liberté. L’entendement ne voudrait pas entendre plus d’une chose, et la mémoire ne se voudrait occuper en autre chose, parce qu’il voit en cet endroit que celle-ci seule est nécessaire, et que toutes les autres la détournent et empêchent. Les puissances ne voudraient non plus que le corps se remuât, parce qu’il semble qu’elle perdrait sa paix, et ainsi elle n’ose se mouvoir; le parler leur donne peine; à dire Notre Père une fois, elles demeurent une heure.

Voilà comme toute la république de l’intérieur de l’âme conspire par un mutuel accord à ne point détourner la volonté de la jouissance que son repos lui donne. Mais ces citoyens intérieurs ne demeurent pas toujours en cette si bonne intelligence avec la volonté; ils lui donnent parfois bien des affaires. Elle doit pour lors mépriser leur désarroi, recourant à son goût et repos pour se raffermir, parce que quand elle se tient en sa quiétude et se renferme en son goût, elle est en assurance.

Notre même sainte nous donne un remède sur ce sujet, disant : il arrive quelquefois qu’encore que la volonté soit unie, les autres puissances la détournent beaucoup; mais elle ne doit alors faire état d’elles, elle doit demeurer en sa jouissance et quiétude, [351] parce que si elle veut prendre peine de les réveiller, elle se perdra avec elles; car alors elles sont toutes ainsi que des pigeons qui ne se contentent pas du grain que le maître du colombier leur donne, sans qu’il laisse aucune peine, mais vont chercher à manger ailleurs, où ils en trouvent si peu qu’ils reviennent : ainsi ces puissances vont et viennent pour voir si la volonté leur donnera quelque chose de ce dont elle jouit; et si notre Seigneur leur veut jeter quelque chose à manger, elles s’arrêtent, sinon elles s’en retournent. Voilà comme les puissances de l’âme, qui sont l’imagination, la mémoire, et même l’entendement, ne se voulant tenir accoisées et en repos avec la volonté, ne participent point à son goût; mais cette volonté leur doit laisser faire leur jeu, et se tenir à l’abri de son goût et de son repos. Parce que, comme dit la même sainte, on doit estimer qu’elles font en cela profit à la volonté; car si elle veut quelquefois représenter ce dont elle jouit à la mémoire et à l’imagination, elle reçoit dommage. Ainsi, quand ces puissances ne sont pas en état et en disposition de savourer ces goûts et ces douceurs de la volonté, elle fera bien mieux de ne les y presser, se tenant toute seule à cette agréable table; autrement, pendant qu’elle s’efforcera en vain de les y [352] vouloir faire asseoir avec elle, elle se mettra en danger de perdre un tel goût. Au reste, cette peine que donnent ici les puissances inférieures à la volonté n’est pas si grande que celle que la partie basse donne à la même volonté, quand elle jouit du même goût et du même repos, et que ses passions sont émues, ainsi que nous décrirons ci-après; car la peine que donnent ici les puissances à la volonté est qu’elles ne veulent pas aider son goût et son repos par production de petits actes; mais là, les passions sont les chevaux échappés; néanmoins ni les uns ni les autres ne peuvent ôter l’état et le repos tranquille à la volonté, quand elle se veut tenir accoisée sans la douceur que Dieu donne. Car, comme dit cette sainte, encore que la volonté ne soit point du tout abîmée et perdue en Dieu, elle est toutefois si bien occupée, sans savoir comment, que les deux autres puissances, à savoir l’entendement et la mémoire, quelque grande diligence qu’elles y mettent, ne la peuvent priver de sa joie et de la jouissance, mais plutôt, avec beaucoup moins de peine, elle s’aide, afin que cette étincelle d’amour de Dieu ne s’éteigne point. Il est pourtant vrai que si la volonté peut attirer les puissances à soi, elle n’en doit pas négliger l’occasion, parce que l’âme qui est en ce repos savoureux doit le [353] plus qu’elle peut les accroître, soit par l’opération des puissances, ou par retraite. Et notre sainte nous assure que l’oraison de quiétude en laquelle la seule volonté est en repos, les autres puissances étant libres, est une grande disposition pour arriver à une oraison de quiétude fort tranquille, si l’âme peut avoir quelque temps pour se retenir en solitude et se désoccuper d’affaires.

SECTION VIII. En quoi ce repos savoureux convient avec les autres.

Il convient premièrement avec les repos savoureux qui résident dans les sens, en ce que celui qui est dans la volonté est aussi une grâce, tellement surnaturelle que par aucune industrie l’âme ne la peut acquérir si Dieu ne la lui donne, et comme parle sainte Thérèse, elle ne la peut avoir par quelque pénitence que ce soit.

Secondement, cette oraison ici se fait avec grande joie et contentement. Tout ce qui se passe ici, dit sainte Thérèse, est avec grande consolation et sans peine; de sorte que l’oraison se ne lasse aucunement, encore qu’elle durât longtemps. Les larmes que Dieu donne ici sont avec joie; et bien qu’on les sente, on ne les procure point. Et [354] ailleurs : Il vient, dit-elle, quelquefois des larmes sans fâcherie, mais avec grande suavité et plaisir; il semble que telles âmes ne soient plus au monde, et voudraient ne voir et n’ouïr que leur Dieu; et rien ne leur donne de la peine, et semble que rien ne leur en puisse donner. Cette joie et cette oraison se font par un repos de volonté et par un silence des puissances; et c’est en quoi elle ressemble aux autres repos mystiques avec goût.

SECTION IX. Différence de ce repos avec les autres.

La première différence qui se retrouve entre l’oraison de repos savoureux qui est dans la seule volonté, et celle qui est aussi dans les sens, est que celle qui réside en la partie inférieure a un goût et une joie sensible, et celle qui est seulement en la volonté a un goût bien plus spirituel et grandement délicat; et l’amour qui est dans la concupiscible n’est pas si délié et épuré que celui qui est dans la volonté. La différence de ces deux amours s’exprime en quelque façon par celle qui se rencontre entre la chaleur du soleil et celle du feu : si vous approchez trop près du feu, vous sentez une chaleur qui vous brûle, au lieu que la chaleur [355] que vous fait ressentir le soleil est bien plus douce et n’est pas si sensible ni si cuisante, principalement si vous appliquez un fer chaud sur quelque membre. Ainsi, l’amour que donne l’oraison de repos savoureux qui est dans le sens est bien plus sensible et plus impétueux que celui que donne le repos qui est dans la seule volonté, qui a plus de ressemblance à la froideur qu’à la chaleur, comme je le ferais bientôt voir; mais celui qui est au sens fait ressentir au-dedans une chaleur sensible et de laquelle on s’aperçoit.

La seconde différence est que pendant l’oraison de repos savoureux qui est en la seule volonté, l’intérieur est bien plus libre, et les fonctions de toutes les puissances de l’âme bien moins empêchées, que pendant celui qui est au sens; car quand il est en la seule volonté, l’entendement discourt bien plus librement, et l’essence agit bien plus délibérément, que quand le repos est aussi dans la partie inférieure. De même qu’une personne qui n’a douleur qu’à la seule tête, chemine mieux et travaille bien plus librement que celui qui a aussi mal aux jambes, aux bras et aux mains, parce que la douleur lie les membres où elle réside et empêche leurs fonctions. Ainsi la douceur de l’oraison de repos lie les puissances où [356] elle réside, et empêche leurs fonctions. Quand donc elle n’est qu’en la seule volonté, elle ne lie pas ni l’entendement, ni les sens, laissant leurs fonctions libres.

Il est vrai que sainte Thérèse dit que quand la seule volonté est unie à Dieu, les autres puissances étant libres, l’homme fait ses actions comme s’il était endormi, en la façon qu’il fait (ainsi que nous avons dit) lorsque l’union de repos mystique est dans l’imagination. Je me plais de rapporter les paroles et les propres termes de cette sainte dans leur naïveté. Quelquefois, dit-elle, en cette oraison de repos, Dieu fait une grâce difficile à entendre à ceux qui n’en ont pas l’expérience, et est une grande grâce; qui est que quand ce repos dure longtemps, alors la volonté est toute unie à Dieu, et les autres puissances libres, à ce qu’elles entendent aux choses de leur service; et ainsi ceux qui ont cela voient bien qu’ils ne sont pas entiers en ce qu’ils font; de manière que pour les affaires du service de Dieu ils ont grande habileté, et pour celles du monde ils sont paresseux, et comme endormis; et ainsi, en cet endroit ont coutume d’allier ensemble la vie active et la contemplative. Néanmoins l’expérience apprend que quand l’union, ou le repos savoureux, n’est qu’en la seule volonté [357] l’entendement et les autres puissances sont si libres que, tant aux choses du monde qu’en celles du service de Dieu, elles peuvent appliquer l’attention requise pour les faire en perfection, ce qui n’est pas ainsi quand l’union ou le repos savoureux est dans l’imagination; car on ne peut alors appliquer une entière attention à ce que l’on fait, ou entretenir cette union ou goût, quoique les affaires que l’on gère fussent, ou pour le service de Dieu, ou pour les choses du monde. Et partant, il faut juger que quand sainte Thérèse dit que dans l’union de la seule volonté à Dieu, les autres puissances étant libres, l’homme fait ses actions comme s’il était endormi, elle entend seulement que l’âme ne prend pas plaisir en telles actions, et n’y veut pas appliquer toute l’attention qu’elle pourrait bien, et en la façon qu’elle fait quand ce sont actions du service de Dieu; parce qu’une telle âme voudrait ou être en solitude, ou, si elle travaille, n’être employé qu’aux actions du service de Dieu, toutes autres lui étant onéreuses. Or, quand on fait une action à regret, on n’y met pas tant d’attention que quand on la fait gaiement. [358]

SECTION X. Deux autres différences de ce repos d’avec les autres.

La troisième différence naît de la seconde. Car de ce que les puissances sont plus libres quand l’union ou le repos savoureux est en la seule volonté que quand il est aussi dans le sens, il arrive que, non seulement l’âme fait ses actions avec plus de liberté et d’attention, mais même qu’on ressent une plus grande clarté et une tranquillité plus lumineuse pendant son opération, que quand le sentiment n’est pas si libre. Il me semble que cette comparaison le fera comprendre, quoiqu’elle cloche comme toutes les autres : si un homme, la nuit, était dans une salle spacieuse où il y eût grand nombre de flambeaux allumés, il verrait assez clair pour faire ce qu’il voudrait; néanmoins la clarté de cette chandelle serait bien différente de celle du jour, et quand il ferait les mêmes actions de jour, ce serait bien avec une vue plus lumineuse. Quand le repos et l’union sont dans la seule volonté, il semble que l’âme fasse ses actions de jour; et quand il est en la partie inférieure, il semble qu’elle les fait la nuit, mais éclairée de flambeaux; parce que dans la première [359] l’imagination n’étant occupée, elle a les yeux pleinement ouverts, mais dans la seconde elle ne peut avoir une si pleine attention à ce qu’elle fait, c’est pourquoi elle semble plus obscure, car l’attention du sens est comme la vue de l’âme.

La quatrième différence est prise de la part du repos, lequel est bien plus silencieux quand il est dans la seule volonté que quand il est aussi dans les sens. Car alors il est comme une mer morte, tant il est tranquille, et d’une tranquillité qui ne s’aperçoit quasi pas, étant comme semblable à l’oisiveté, tant son opération est imperceptible. Quand l’union est au sens, la tranquillité n’est pas si reposée, mais plus sensible, plus mouvante, et se faisant plus connaître; car encore bien que, tant au repos qui est en la volonté qu’en celui qui est au sens, il n’y ait point d’actes et de pensées, puisque ce sont contemplations sans formes ou images, et de simple repos, néanmoins il y en a de plus sensibles les uns que les autres, et ils sont plus connaissables quand ils sont dans les sens.

Cette oraison de repos mystique qui est en la seule volonté est de trois sortes. Les deux premières sont en forme de froidure et de chaleur, la troisième est un [360] repos savoureux tourmenté et agité de la partie inférieure. Il faut parler de ces trois sortes d’oraison.

CHAPITRE IV. De la quatrième espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, laquelle réside en la seule volonté et est en forme et ressemblance de froidure ou de rafraîchissement insensible, la partie inférieure étant en paix avec la supérieure.

SECTION I. Quelle sorte d’oraison est celle-ci, à quoi elle est semblable, et ce qu’on entend par le terme de froidure et de chaleur.

L’oraison de repos mystique savoureux qui est en la seule volonté et a la forme ou similitude de froidure ou de chaleur, ressemble à l’oraison qui se fait avec pensées ou production d’actes, [361] quand elle a aussi la similitude de froidure, ou de chaleur.

Pour ôter toute équivoque, il faut expliquer ce que nous entendons par ces termes de froidure et de chaleur. Car si on ne les entend, on ne pourra comprendre cette sorte d’oraison que nous avons en main; et d’autant que l’oraison qui se fait avec pensées et productions d’actes est plus familière à un chacun, il sera plus aisé par elle d’expliquer la chaleur et la froidure de l’oraison de repos mystique. Car les contemplatifs expérimentent deux sortes de goûts qui sont en la seule volonté, l’appétit sensitif n’y participant point, lesquelles goûts et douceurs s’entretiennent sans formes et images, et sans production d’actes d’entendement ni de volonté. Et ces deux sortes de goûts se feront connaître par ce qui se passe tous les jours dans notre intérieur, quand nous avons quelque dévotion sensible qui s’entretient avec de bonnes et dévotes pensées. Figurez-vous donc que vous êtes en l’église ou en quelque autre lieu, en oraison, vous représentant les bienfaits de Dieu en la création, rédemption, et tant d’autres grâces que vous recevez tous les jours. Par ces considérations ou méditations vous sentez votre cœur s’enflammer d’une dévotion sensible et s’embraser en l’amour de [362]] Dieu, qui vous en fait produire des actes.

Cet état vous donne trois choses : une oraison ou élévation de votre esprit à Dieu ou aux choses divines avec production d’actes ou de bonnes pensées; secondement, un plaisir et une satisfaction intérieure; troisièmement, une chaleur au-dedans. Cette sorte d’oraison est une production d’actes en forme de chaleur, laquelle chaleur étant la concupiscible.

Mais il y a un autre état de dévotion sensible qui n’a pas cette chaleur amoureuse de la concupiscible, et qui est plutôt dans l’irascible.

Représentez-vous donc encore que vous faites oraison et que vous considérez les grands péchés que vous avez commis, les grandes infidélités dont vous vous sentez atteint, etc. ; l’appréhension des jugements de Dieu et des peines d’enfer vous saisit, qui vous cause une contrition grande, des larmes et un désir d’amendement. Cette sorte de dévotion sensible produit trois choses en vous, aussi bien que la première : premièrement, une raison ou une élévation de votre esprit à Dieu ou aux choses divines, avec bonnes pensées et actes d’entendement; secondement, un contentement et une satisfaction intérieure — car cette contrition et ces larmes ne sont pas comme celles que l’on [363] verse pour les choses de la terre, qui sont amères, au lieu que celles-ci sont douces et agréables; troisièmement, on ne ressent pas une chaleur au-dedans, mais plutôt une espèce de froidure, et je ne saurais donner d’autre nom à cette sorte de dévotion sensible et plaisante qui n’a point cette chaleur de la concupiscible, sinon une dévotion sensible en forme de froidure, et quoique l’une et l’autre dévotion sensible plaisent fort à l’âme, elles sont pourtant bien différentes. Appliquons maintenant ceci.

Imaginez-vous une personne qui a une chaleur au-dedans, laquelle incline à Dieu ou aux choses divines, accompagnées d’un goût, d’un plaisir et d’une satisfaction grande, sans qu’elle ait aucune pensée ni acte, mais seulement un repos. C’est là l’oraison de repos savoureux en forme de chaleur. Figurez-vous aussi un repos qui vous incline à Dieu et aux choses divines, avec un goût qui n’est dit ni dans la concupiscible, ni dans l’irascible, mais dans la seule volonté, avec grande satisfaction, et qui ne ressent aucune chaleur, mais a une dévotion sans pensées et actes, qui ressemble à peu près à celle qui est avec actes et dans l’irascible, et que j’ai dit être avec froidure, et vous connaissez en fonds l’oraison du repos mystique savoureuse qui est avec froidure. [364] Ces deux sortes d’oraisons ont deux divers goûts; celui qui est avec froidure tient plutôt du goût raisonnable, l’autre ressemble mieux à un goût sensible.

On peut encore expliquer cette oraison de repos accompagné d’une froidure plaisante et suave (car celle qui est avec chaleur n’est pas si difficile à comprendre) par un acte d’admiration. Si jamais vous êtes entrés dans quelque profonde admiration de l’infinie bonté, de la sagesse, de la puissance, ou de quelque autre perfection de Dieu, et si ce même Dieu vous a fait goûter ce que vous admiriez, se goût-là n’est pas accompagné d’une chaleur, et ainsi, pour le distinguer du goût qui est avec cette chaleur, je dis qu’il est avec froideur. Or notre oraison de repos qui a un goût froid l’a semblable à celui de cette admiration savourée.

Bref, pour ne point errer en la connaissance de cette oraison de repos froid, il se faut mettre devant les yeux un goût, un plaisir intérieur, une satisfaction et un repos qui n’a point cette chaleur que l’on ressent quelquefois quand l’intérieur brûle d’un amour divin; car comme il y a des goûts aux viandes et des douceurs qui sont chaudes, et d’autres qui sont froides, il en est de même des goûts spirituels de l’oraison, et j’appelle goûts chauds tous ceux qui [365] échauffent le dedans, et froid, tous ceux qui n’ont pas ce ressentiment de chaleur.

On peut encore appeler cette dévotion, froide, parce qu’elle a plus de ressemblance à l’indévotion, ou pour mieux dire à la dévotion raisonnable, que non pas à la sensible; car c’est un goût intellectuel et non pas un goût sensible, et partant, elle ne donne pas une joie ni une satisfaction sensible, mais seulement à la raison, comme fait aussi la dévotion raisonnable; mais pourtant c’est un goût qui pénètre grandement l’intérieur.

La différence qu’il y a entre le repos qui est avec froidure et celui qui est avec chaleur, c’est que le chaleureux est plus charmant et plus plaisant à la sensualité, et le froid est plus satisfaisant à la raison; comme quand vous avez une grande dévotion d’amour sensible qui échauffe votre concupiscible dans la considération des bienfaits de Dieu, cela chatouille plus vos sens que les larmes et la contrition de cœur causées par la considération de vos péchés, mais cette dévotion larmoyante satisfait plus votre oraison, croyant qu’elle est plus utile, que l’autre qui vous brûle le dedans. [366]

SECTION II. Comme l’âme, en cette oraison, s’entretient avec un goût sans chaleur et un repos sans pensées.

L’âme qui est en l’oraison de repos savoureux, laquelle a la ressemblance de froidure, rentrant en soi, sent un goût en l’intime de la volonté, qui n’a aucune chaleur, et s’entretient sans pensées ni actes qu’un seul repos. Elle se sent au fond de son intérieur ce goût froid que les souvenirs tranquilles renouvellent; elle discourt, elle étudie, elle fait d’autres actions divertissantes; et toujours ce goût froid revient et se renouvelle, sans que les divertissements empêchent son retour : lequel goût jamais n’échauffe le dedans, et s’il augmente, c’est plutôt en froideur plus savourée qu’en goût échauffé ou embrassé. Il n’y a point d’oraison de repos savoureux qui soit plus compatible avec les divertissements et occupations, tant intérieures qu’extérieures, que ce goût froid; car quelque occupation qu’ait âme, quand le souvenir tranquille de ce goût froid revient, il ne lui est quasi pas nécessaire de se retirer de l’attention à ce qu’elle fait pour se donner à tel goût, tant il entre aisément et délicatement, et la laisse [367] à soi pendant qu’il est présent, et l’incline aussi puissamment aux choses divines, comme les autres goûts et repos; et même les impressions de ces inclinations demeurent un bien plus longtemps après que ce goût est passé, que celles des autres oraisons de repos savoureux, parce qu’alors la volonté et toutes les puissances sont en plus grande liberté; le jugement et la raison comprend mieux les impressions que fait ce goût froid, que celles qui sont opérées par les autres oraisons de repos savoureux, où le jugement est plus lié. De même que quand vous faites oraison avec méditation et production d’actes, avec une dévotion non sensible, mais seulement raisonnable, les résolutions que fait l’âme de s’amender ou de pratiquer les vertus font plus l’impression en son intérieur et demeurent plus longtemps gravées en sa mémoire, parce qu’assez souvent la dévotion sensible est un grand feu, mais de paille, qui, étant éteint, ne laisse pas de brasier; ce qui fait que cette dévotion cessée, l’âme demeure quelquefois plus froide qu’auparavant et sans forces pour la pratique des résolutions qu’elle a faites pendant ce temps. Au lieu que les résolutions héroïques qu’elle a prises pendant que son intérieur n’avait qu’une dévotion froide en apparence, mais raisonnable et véritable en [368] effets, demeure ferme et continue longtemps, parce que le jugement et la raison étant libres pendant qu’elle a pris ses résolutions, et n’étant point offusqués comme au temps de la dévotion sensible, elles se sont plus efficacement imprimées. Il faut dire le même de l’âme qu’il y a un repos avec un goût froid, d’où vient qu’elle doit grandement chérir telle grâce quand Dieu la fait, et ne la pas laissait perdre faute d’être fidèle à procurer la solitude et produire de bons actes, quand elle s’aperçoit qu’elle a besoin d’un tel remède pour la conserver ou empêcher qu’elle ne s’affaiblisse. Car bien qu’elle soit compatible avec les occupations, c’est pour l’ordinaire quand elle est en sa vigueur; mais quand elle décline, si elle juge un tel remède lui être utile, comme elle pourra le connaître, elle ne doit pas être paresseuse, mais fidèle à lui donner; comme aussi ne doit-elle pas être négligente à s’y disposer, si elle s’aperçoit pouvoir faire quelque chose pour son acquisition. [369]

SECTION III. Dieu communique assez ordinairement cette oraison à l’âme, et les profits qu’elle en retire.

Il n’y a point, selon mon avis, d’oraison de repos savoureux que Dieu communique plus fréquemment à l’âme que celle-ci qui est avec froidure; parce qu’il n’y en a point qui lui est plus profitable et qui l’instruit plus en la pratique de l’oraison, et principalement de celle qui se fait par un repos sans goût. Pendant que l’âme est en cette oraison, elle souffre de grandes sécheresses, et est par conséquent en une grande froidure intérieure, en sorte que l’oraison de repos qu’elle pratique pendant ce temps ne peut être que froide et sèche, ce qui fait que plusieurs qui se trouvent en un état si froid et en un repos si sec se persuadent de perdre le temps et ne point faire oraison. Mais quand Dieu met l’âme en l’oraison de repos savoureux qui est accompagnée d’un état froid, elle ne peut douter que ce ne soit une vraie oraison, à cause du goût et du plaisir qui l’accompagne, et elle apprend que le repos froid et sec n’est pas une perte de temps, comme elle s’imaginait; c’est pourquoi les âmes auxquelles Dieu fait [370] goûter cette oraison de repos qui a un goût froid sont instruites à bien pratiquer l’oraison de repos froid et sec qui est sans goût. Chose bien profitable; puisque toute la difficulté que l’on a à l’oraison est de savoir se tenir en repos quand on est en sécheresse et indévotion, qui sont les froidures intérieures, et se contenter d’un repos sec, froid et sans goût.

L’âme reçoit encore un autre profit de la pratique de cette oraison : le trop d’attache qu’elle a quelquefois au plaisir de l’oraison, le fait que quand elle y a quelque goût et douceur, à peine veut-elle se remuer de peur de la perdre; mais quand elle a un goût et un repos qui s’entretient pendant toutes les occupations distractives, elle apprend qu’il n’est pas besoin de tâcher de conserver les autres goûts avec tant d’anxiété et empressement, et elle reconnaît son imperfection d’avoir si grande peur de perdre son goût et son repos, ce qui n’est pas peu, puisque telles attaches lui nuisent beaucoup. [371]

SECTION IV. Comme cette oraison de repos froid et sans actes est différente des autres.

Bien que l’âme produise quelquefois ses actes froidement, et qu’elle ait aussi une oraison de repos froid, il y a pourtant bien de la différence entre l’oraison sans formes et images, c’est-à-dire de repos qui est froid, et l’oraison qui est avec formes, images et actes, qui est aussi faite avec la même froideur. Car elle peut bien produire des actes froidement, mais ce sera sans goût et saveur; parce qu’elle si elle produit des actes avec douceur et goût, ils ne seront pas froids, mais l’oraison de repos peut-être froide, et avec goût et sans goût. De plus, je ne comprends pas que l’oraison de repos avec un goût froid puisse être dans les sentiments, mais seulement dans la volonté; parce que quand les sentiments ont quelques goût et repos, cela ne se fait avec froidure, ou au moins l’intérieur ne paraît pas tel. La seule volonté est donc celle qui peut avoir un repos et un goût et être en un état froid et sans chaleur. Je sais bien que quelquefois elle a des repos savoureux, dont les sens sont abreuvés et dans lesquels on ne ressent pas une chaleur sensible; mais autre chose est de [372] ne pas ressentir une chaleur sensible, et autre chose que d’avoir une espèce de froideur, qui dit quelque chose de plus : car le corps même est quelquefois sans aucune chaleur ni froidure sensible.

CHAPITRE V. De la cinquième espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est un repos agréable résidant en la seule volonté, et qui a la ressemblance de chaleur.

SECTION I. S’il peut y avoir une oraison de repos avec ardeur résidente dans la seule volonté.

Il est très certain qu’il y a une oraison de repos, laquelle enflamme le cœur en sorte que l’âme ressent un feu au-dedans de son intérieur, qui s’entretient sans aucun acte ni pensée, ce qui se pourrait aisément prouver par l’autorité des docteurs mystiques. [373]

Nous avons aussi prouvé dans l’espèce précédente qu’il y a une oraison de repos savoureux en laquelle on ressent un feu qui enflamme la concupiscible. La difficulté est de savoir s’il y a une oraison de repos plaisant et savoureux qui réside en la seule volonté, laquelle ait une ardeur sans que la concupiscible soit échauffée.

La chose n’est pas facile à résoudre, parce que si nous ressentons de la chaleur au-dedans, c’est-à-dire un amour ardent, soit que cette chaleur s’entretienne avec de bonnes pensées ou sans elles, on jugera toujours que cette chaleur sera dans la concupiscible, puisqu’elle est sensible; car si elle n’était sensible on ne la ressentirait pas; or c’est la concupiscible qui est le siège de tout l’amour sensible, et par conséquent de toute chaleur qui est aussi sensible.

Cette raison néanmoins n’est pas entièrement suffisante pour nous faire croire qu’il n’y peut avoir d’oraison de repos en la seule volonté qui ait une chaleur; car cette inflammation peut-être si déliée et si épurée qu’elle ne soit pas sensible, mais seulement spirituelle et intellectuelle, résidente en la seule volonté raisonnable, et non au sens; et ainsi elle ne sera pas sentie ou aperçue sensiblement, mais en la façon que nous sentons [374] et apercevons les opérations de l’entendement et de la volonté.

SECTION II. Il peut y avoir une chaleur dans la seule volonté, qui s’entretienne sans penser.

Il ne répugne pas que Dieu puisse donner une oraison de repos savoureux qui enflamme la seule volonté, sans que la chaleur passe en la partie inférieure. Je veux dire qu’il ne répugne pas que Dieu donne au contemplatif une chaleur qui ne soit pas en la partie inférieure, mais seulement en la volonté, laquelle s’entretienne sans aucune pensée, et cette oraison se peut appeler un repos chaleureux et enflammé d’un feu spirituel et non sensible.

Je dis qu’il ne répugne pas, parce que l’amour qui est en la partie supérieure est appelé feu aussi bien que l’amour sensitif, qui enflamme la concupiscible. Or le repos savoureux est un amour de charité, lequel amour est raisonnable, résidant en la volonté supérieure; et ainsi, puisque les docteurs mystiques reconnaissent deux sortes d’amour de charité : l’un qui s’entretient avec de bonnes pensées, et l’autre sans elles, par un repos mystique, l’un et l’autre doit [375] être appelé feu, puisque l’amour de charité est un feu.

Secondement, quand la concupiscible et enflammée de l’amour divin, soit par des pensées, ou de Dieu même sans ces pensées, la volonté supérieure n’est-elle pas aussi enflammée et échauffée d’un tel amour; car cet amour est libre et volontaire? Il est donc en la volonté supérieure; et ainsi, qui empêchera que Dieu ne puisse conserver ou produire la même chaleur en la volonté sans que la concupiscible en puisse être atteinte?

Troisièmement, si nous parlons de la répugnance qui se peut trouver en cela, il y en devrait plutôt avoir que le repos mystique savoureux se trouvât en forme de froidure que de chaleur, puisque ce repos étant un amour et charité, on l’appelle ordinairement chaleur et non froidure.

Quatrièmement, cela se peut confirmer non seulement par l’autorité des mystiques, mais aussi par celle des Pères de l’Église, et même de l’Écriture, qui nous assurent que la volonté des anges et des bienheureux est enflammée d’une chaleur d’amour; car il est bien certain que cette chaleur n’est pas sensible. Que veut dire le mot de séraphins, sinon un embrasement, et celui du ciel empyrée, sinon un séjour de feu et de flammes? Non que le ciel ait en soi aucune chaleur, [376], mais parce qu’il contient des volontés embrasées d’un feu céleste, comme dit le Prophète.

SECTION III. Il est prouvé par autorité que Dieu peut donner au contemplatif une oraison de repos savoureux sans pensées dans la seule volonté, avec ressentiment de chaleur.

Il n’est pas improbable de dire que quelquefois Dieu donne au contemplatif une oraison de repos plaisant et savoureux sans pensées, qui réside en la seule volonté, qui est si embrasée d’amour qu’elle en ressent une chaleur au-dedans.

Je l’apprends des mystiques, qui le disent clairement en plusieurs endroits de leurs écrits. Le troisième ruisseau coulant de l’unité de l’esprit, dit Harphius, sur la supérieure volonté, ou partie amative, est une certaine infusion d’un feu spirituel, c’est-à-dire la charité pénétrant la volonté d’un amour tranquille et reposé, qui ne sort pas en la façon de l’amour pratique qui s’infond en l’homme inférieur; mais cet amour se reçoit ès puissances intellectuelles séparées du corps, et est silencieux, pur et parfaitement épuré et recuit, en la manière de l’huile qui ne s’en va plus par-dessus, quand elle a suffisamment [377] bouilli. Cet amour est plus noble que l’autre, comme l’or excelle sur la terre; et autant plus subtil que lui, que l’air l’est plus que l’eau, tirant toujours les puissances supérieures à son origine; et d’autant plus qu’il est spirituel, d’autant moins donne-t-il de travail. Or la chaleur de cet amour est si véhémente qu’elle semble brûler et consommer tout l’homme, et quasi le transformer en un charbon vif et embrasé.

Sainte Thérèse parlant du repos où la seule volonté et captive est unie, les autres puissances étant libres, qui est la même oraison que nous décrivons, elle l’appelle petite étincelle de l’amour de Dieu qui allume un grand feu.

Le bienheureux père Jean de la Croix dit que, comme on purge davantage l’entendement par le moyen de ces ténèbres, il arrive que cette mystique et amoureuse théologie enflammant la volonté, frappe et éclaire conjointement l’autre puissance de l’entendement avec quelque notice et lumière divine, si savoureuse qu’aidée de la volonté elle s’échauffe merveilleusement, brûlant des vives flammes du feu d’amour divin, de manière qu’il semble à l’âme un feu vif par la vive intelligence qu’on lui donne, d’où vient que le Prophète dit : «Mon cœur s’est échauffé au-dedans de mois avec un si grand feu [378] que je pensais qu’il brûlait.» Cet embrasement d’amour avec l’union de ces deux puissances, entendement et volonté, est cause d’une extrême et délicieuse richesse à l’âme. Vous reconnaissez par ces paroles une flamme qui n’est pas dans la concupiscible, mais en la seule volonté; et disant que c’est la mystique théologie qui enflamme la volonté, c’est autant que s’il disait que c’est une oraison sans formes et images, et un repos savoureux; de sorte qu’il décrit l’oraison dont nous parlons.

On pourrait demander pourquoi il dit que l’entendement a une notion et une lumière, vu que nous avons dit que cette oraison réside en la seule volonté. À quoi je réponds que nous n’avons pas prétendu dire que l’entendement n’y opère pas, puisque la volonté ne peut aimer sans connaissance, mais seulement que cette oraison réside dans la volonté, parce qu’elle est la principale opérante, à cause de la susdite chaleur qui distingue essentiellement cette oraison des autres espèces. Or il est certain que cette chaleur ne peut être que dans la volonté, car c’est un amour enflammé.

Jean de Jesus Maria en son Art d’aimer Dieu, confirme ce que dessus, disant : quelquefois Dieu rassérène la mémoire intellective de telle sorte qu’en ces diverses images [379] des choses il ne paraît qu’une netteté pure, et semblable à la sérénité du ciel; l’intellect ne discourt pas, mais connaît les secrets divins d’une connaissance tranquille; la volonté brûle d’une façon séraphique et s’élève au-dessus de soi-même, afin d’embrasser le bien infini qu’elle aime et qu’elle recherche. Voilà la chaleur dans la volonté. Il parle d’un repos mystique, car il dit que l’intellect ne discourt point et connaît d’une connaissance tranquille, c’est-à-dire mystique.

Harphius compare Dieu à un feu ardent, et l’âme amante à un charbon allumé. Il parle de la partie amative supérieure.

Quand l’âme, dit Thomas a Jesu, est embrasée d’amour et transformée en Dieu de ce feu divin, il demeure en la volonté une ardeur de charité et une lumière d’intelligence en l’intellect, laquelle ardeur de charité lui donne un certain amour tranquille et accoisé avec délectation, qui ne sort et ne se jette pas au-dehors, comme l’amour impatient et brûlant faisait, mais plutôt il est tout silencieux et tranquille, et parfaitement épuré, semblable à l’huile qui ne se répand plus lorsqu’elle a suffisamment bouilli. Or la chaleur de cet amour est si efficace et si pénétrante, qu’elle semble consommer la moelle des os et tout l’homme, et comme [380] un charbon ardent, l’attirer et transformer en ce feu immense de l’amour divin. Voilà en la volonté une charité tranquille, ardente, délectable ou savoureuse et silencieuse, qui est celle que nous décrivons.

Ruusbroec est de même sentiment. Au Livre de la vraie contemplation, chapitre vingt-six. Et le bienheureux Jean de la Croix en parle assez clairement en plusieurs endroits, par où on voit que c’est une oraison de repos savoureuse, qui se fait au centre sans l’opération du sens, c’est-à-dire dans la seule volonté.

SECTION IV. Continuation du sujet précédent.

Pour fortifier ce que nous venons de dire, rapportons encore quelques passages de nos mystiques. Le même père Jean de la Croix décrit cette oraison de quiétude, disant que l’on ressent une chaleur, non pas en la concupiscible — parce que cette inflammation, quoique semblable en quelque façon, dit-il, à celles dont il a déjà parlé, qui se passe en la partie sensible de l’âme, en est néanmoins autant différente que l’âme l’est du corps, la partie spirituelle de la sensible, parce que c’est [381] une inflammation d’amour en l’esprit; tous les sens sont recueillis en cette inflammation et liés, en sorte qu’ils ne s’amusent point à courir sur leurs objets. Selon cela, dit ce même auteur, on pourrait aucunement considérer la force cette inflammation d’amour en l’esprit où Dieu a recueilli tous les appétits et les puissances de l’âme, tant spirituelles que sensibles, afin que cette harmonie emploie toutes ses forces et ses vertus en cet amour, et qu’il accomplisse parfaitement le premier précepte qui, ne laissant rien en l’homme qui soit incapable de cet amour, dit : «Vous aimerez Dieu de tout votre cœur et de toutes vos forces.» Tous les appétits et forces de l’âme sont donc recueillis en cette inflammation d’amour. Et là même il dit que le sens à sa part en cette inflammation, d’autant qu’il ne laisse pas de participer au travail de l’esprit; néanmoins la vive racine de la soif d’amour se sent en la partie supérieure de l’âme, c’est-à-dire en l’esprit.

Cette inflammation est sans aucune pensée de Dieu ni autre acte qu’un repos ardent et une quiétude enflammée : car encore que ce soit un désir de Dieu, toutefois c’est un désir direct et qui ne peut être réfléchi; partant, il n’admet aucune pensée en l’entendement, ni aucun acte en la volonté qu’un repos, sans savoir ni ce que l’on désire ni ce en [382] quoi on se repose; si ce n’est que l’âme est suffisamment assurée que c’est Dieu qui est l’objet de son désir, non pas par une connaissance réfléchie ou aperçue, mais présumée seulement. Mais le bienheureux père Jean de la Croix fait connaître qu’il y a de grandes délices et suavités en cette oraison.

Le Père Constantin nous décrit cette même oraison et en donne toutes les marques : car il dit premièrement que Dieu donne un amour à la volonté; secondement, que cet amour est ressenti dans le centre de la volonté; troisièmement, que c’est ce que les mystiques appellent un amour sans connaissance qui précède ou qui accompagne; quatrièmement, que c’est une oraison ou contemplation directe et obscure, parce qu’il l’appelle jouissance par manière de centre et de conjonction réelle en l’obscurité de cette puissance amative, qui se fait par ignorance. Elle n’est pas aussi réfléchie, car il dit que quand un tel amour se sent au plus intime de cette volonté, l’entendement, comme exclu de ses secrets d’amour, semble être comme demandant ce qu’il y a là dedans ce centre, qui n’est pas passé par lui. Il dit aussi là même que cette oraison est pleine de très grande suavité; il appelle ces grâces divins baisers, embrassement [383] de l’Époux; et dit que l’âme, se fondant toute en affection, n’en peut donner d’autres raisons que celles d’un prophète qui disait que Dieu avait un feu céleste.

SECTION V. Différence entre la chaleur qui est dans la volonté et celle qui est dans la concupiscible.

De ce que nous avons dit, on peut comprendre qu’il y a deux sortes de chaleur mystique qui se ressentent sans aucune pensées ni actes des diverses espèces, parce qu’elles diffèrent essentiellement comme étant en diverses puissances : l’une sensible, et l’autre spirituelle et insensible. La première ressemble au feu terrestre, composé et sensible; l’autre au feu élémentaire ou céleste, qui ne s’aperçoit point, et que nous ne le connaissons que par raisonnement. Aussi cette chaleur mystique qui est dans la volonté ne s’aperçoit guère de ceux qui en jouissent, et comme elle est plus spirituelle, elle est moins apercevable. [384]

SECTION VI. Ces ardeurs de la volonté et de la concupiscible se donnent par habitude.

Cette ardeur de la volonté se donne par habitude, et il n’est pas improbable que celle de la concupiscible s’y donne aussi quelquefois.

Pour la première, c’est l’opinion de Thomas à Jesu; car ensuite de ce qu’il a dit ci-dessus, il poursuit ainsi : ce très ardent amour, après que cette union jouissante est passée, est accordé de Dieu à la volonté comme par manière d’habitude; car il demeure en l’âme tout à fait enraciné, et ne passe pas subitement comme l’union jouissante, mais plutôt perpétuellement coule de la volonté enflammée du feu du divin amour, qui applique facilement et accommode l’âme en cet état au bon plaisir de Dieu, en laquelle pleine conformité consiste le sommaire de la perfection chrétienne.

Et le bienheureux Jean de la Croix : L’âme, dit-il, voit que cette flamme délicate qui brûle en elle, chaque fois qu’elle la saisit, lui donne des prémices de la béatitude; montrant par ces termes que cela se fait à diverses reprises. Et le même : L’amour, dit-il, écarte toujours des flammes deçà et delà, et étant [385] allumé en cette âme, lui garde ses traits comme des étincelles d’un très délicat amour; et ces flammes font de tendres attouchements, qui frappent l’âme par moments.

D’habitude, cette inflammation ne se donne pas tout d’un coup, mais peu à peu, comme le feu prend au bois devant que de l’embraser, ce qui fait dire au même Bienheureux : cette inflammation d’amour n’est pas toujours sentie de l’âme; car lorsqu’elle commence la purgation spirituelle, ce feu divin ne fait qu’essuyer et préparer la matière de l’âme avant que de l’échauffer; puis, quand ce feu a enflammé l’âme, elle sent d’ordinaire cette inflammation et chaleur d’amour. Ce qu’il confirme un peu plus bas et en quelques autres endroits.

SECTION VII. Cette oraison de repos peut être entretenue.

Cette oraison de repos embrassé n’est pas toujours si abstraite qu’elle ne puisse être entretenue par quelques petits actes savoureux. C’est pourquoi le bienheureux Jean de la Croix dit que cette grâce se sent comme un feu qui jette [386] des flammes; ces actes intérieurs sont de brûler par des inflammations d’amour avec lesquelles la volonté aime. Et là même : l’opération que Dieu y fait rend tous les mouvements de cette âme divine, et quoiqu’ils soient de Dieu, ils sont aussi d’elle, parce que Dieu les fait par elle, en elle et avec elle, qui y contribue sa volonté et son consentement. Ce qui est confirmé par le Père Constantin au lieu cité ci-dessus. [387]

CHAPITRE VI. De la sixième espèce de l’oraison du repos mystique avec un goût savoureux, qui est un repos plaisant, résident en la seule volonté, et ayant la similitude de froidure ou de rafraîchissement, mais tourmentée et vexée de la partie inférieure.

SECTION I. Il y a un état d’introversion tranquille avec un goût suave, quoique les sens et les passions soient émus.

En la vie contemplative il se trouve un état, ou une oraison en laquelle les sens sont fort émus et les passions agitées, qui donne de la peine à l’âme, laquelle cependant en ses introversions demeure en un repos et en une tranquillité plaisante avec un goût suave. Il semble que saint Grégoire, expliquant ce lieu de l’Apocalypse où il est dit que dans le ciel il se fit un [388] silence pendant demi-heure, fait mention de cette oraison. Le ciel se prend, dit-il, pour l’Église des élus, laquelle s’élevant par contemplations aux choses éternelles, rabat le tumulte des pensées qui sortent de sa partie inférieure, et en son intérieur prépare un certain silence à Dieu, [silence] qui, ne pouvant être parfait ici-bas, est dit n’être que de demi-heure, parce que lorsque les tumultueux ravages des pensées attaquent et investissent l’âme contre son gré, ils attirent violemment l’œil du cœur, quoique dressé vers les choses célestes, et le contraignent de se courber au terrestre. Ce silence est donc bien appelé, non d’une heure entière, mais de demi-heure, parce qu’ici la contemplation ne s’accomplit jamais, quoiqu’elle se commence avec ardeur. Vous voyez ce silence et ce repos venu du ciel, et partant savoureux, mais traversé de la partie inférieure.

Sainte Thérèse fait aussi mention de cette oraison. Il arrive, dit-elle, que l’âme est en une très grande quiétude, et que la pensée néanmoins est si troublée qu’il semble que ce n’est pas en sa maison que cela se passe. Elle dit aussi que cette oraison est un grand contentement qui surpasse ceux de la terre.

Il arrivera parfois, dit le Père Jean de la [389] Croix que l’âme soit en la haute union de quiétude en la volonté, et qu’en la partie sensuelle de l’homme, demeure le premier mouvement des appétits sensuels et brutaux, la partie supérieure qui est en oraison n’ayant aucune part en eux. Or cette oraison dont nous parlons est la haute union de quiétude en la volonté.

En cette oraison, les deux parties de l’âme se trouvent en deux états bien différents : l’une en joie et l’autre en trouble et inquiétude, de même que l’on donne deux régions à l’air : la basse, où se forment tous les météores, les vents, les tempêtes, les pluies et les grêles; et la supérieure tellement sereine qu’on n’y ressent pas un souffle de vent. En la basse région de tel contemplatif, il y a des bourrasques, mais en la pointe de l’esprit il y a une grande paix, et même une grande joie, et il n’est pas impossible que la joie réside en une portion de l’âme, et la tristesse en l’autre. Sur la montagne où Dieu donnait la Loi, on voyait des éclairs, on entendait des tonnerres, cependant Moïse, élevé sur la croupe de ce mont, était en grand repos et en grande joie à cause de la présence de son Dieu, et ceux qui étaient au bas de la montagne étaient en crainte, et avec des frissons et appréhensions de mort. Et aussi, pendant [390] que la pointe de l’esprit élevé sur la cime de la contemplation est en repos et en assurance en la présence de son Dieu, jouissant d’un goût et plaisir suave, la partie inférieure est quelquefois agitée de très grandes tempêtes. La volonté, embrasé d’un amour surnaturel est comme un feu au milieu des épines, sans pourtant pétiller ni mener aucun bruit, car elle garde un grand silence. Il semble que David voulait parler de cet amour, lorsqu’il disait que le feu s’allumerait par la présence, ou à la présence de Dieu, mais qu’il serait environné de grandes tempêtes.

Ce repos savoureux agité par les sens n’a pas la forme ou la similitude des chaleurs comme celui de la cinquième espèce, car ses passions mettent plutôt l’âme en un refroidissement; mais elle a un amour jouissant, c’est-à-dire un repos de la ressemblance de froidure, et si c’est un feu, il est semblable à celui de la fournaise de Babylone, qui avait forme d’un vent rafraîchissant, ne faisant paraître aucune chaleur. La lumière de l’entendement n’est obscurcie ou amoindrie, sinon en la région inférieure du sens, à cause des vapeurs grossières qui s’élèvent de ce cloaque. Quand la lune se trouve directement entre la terre et le soleil, cet astre du jour ne souffre en soit aucune éclipse ou [391] diminution de lumière, quoiqu’il couvre de ténèbres les habitants de la terre. Et cette interposition qui se fait entre la partie inférieure et supérieure de l’âme, par laquelle se fait l’éclipse de la lumière des divines consolations, ne cause d’obscurité qu’à ceux qui vivent dans la basse cour des sens, et les hautes puissances de l’âme sont en clarté, et jouissent d’un beau jour pendant que leurs antipodes ont la nuit bien sombre.

SECTION II. Explication particulière des révoltes de la partie inférieure contre la supérieure jouissant d’un repos agréable.

Si nous voulons descendre plus en particulier (comme il est bien expédient pour plus grande clarté du sujet) aux révoltes de la partie inférieure contre la supérieure pendant qu’elle est jouissante d’un repos et d’une quiétude douce et agréable, nous trouverons que cette oraison goûtée est assaillie par trois escadrons, savoir par l’imagination, par la concupiscible et par l’irascible.

Premièrement, l’imagination, entrant en quartier, ouvre la barrière à un gros des mille chimères et discours extravagants qui, comme chevaux échappés, bondissent [392] tâchant de troubler le repos de l’épouse de Dieu.

Le Père Constantin, en plusieurs endroits, montre avoir vu le désordre de cette cavalerie désespérée, lorsqu’il dit que l’entendement dévié court les campagnes de mille extravagances chimériques. Au lieu de l’entendement, il faut entendre l’imagination, car outre que telles chimères lui appartiennent, je crois que l’entendement est uni à la volonté en cette oraison, s’occupant à lui fournir la connaissance de l’objet auquel elle se repose et qu’elle goûte, encore que ce ne soit qu’une connaissance mystique, c’est-à-dire directe, et qui ne peut être réfléchie et aperçue.

Sainte Thérèse est de même sentiment, car parlant de cette oraison : Dieu, dit-elle, retire ma volonté, voire mon entendement, à mon avis parce qu’il ne discourt; mais il est occupé à jouir de Dieu, comme celui qui est regardant, et voit tant de choses qu’il ne sait de quel côté tourner sa vue, et en perd la vue de l’une pour l’autre, et ne saurait rendre raison d’aucune chose. La mémoire reste libre avec l’imagination, et comme elle se voit seule sans aide de l’entendement, c’est grande chose de voir la guerre qu’elle fait, et comme elle tâche de brouiller et de défaire tout, elle inquiète tout, [393] elle importune de distractions très grandes.

Il arrive, dit-elle ailleurs, que l’âme est dans une très grande quiétude, et que la pensée néanmoins est si troublée qu’il semble que ce n’est pas en sa maison que cela se passe; de sorte que pour lors il lui est avis qu’elle n’est que comme hôte en la maison d’autrui. Cette pensée vient de l’imagination, car elle confond pensée et imagination, comme elle dit au même chapitre.

La concupiscible donne l’assaut à l’âme qui est en cette oraison, par une autre batterie; car elle tâche de troubler le repos et le goût de la volonté par des pensées de gourmandise, de sensualité et d’impureté. Saint Grégoire décrit ce conflit par ces paroles : Il arrive souvent, dit-il, que l’esprit soit élevé aux choses sublimes, et toutefois la chair, par d’importunes tentations, lui fait la guerre, et lorsqu’il est dans le train de contempler les choses célestes, il est opprimé par les imaginations illicites qui se présentent à lui; car soudain l’aiguillon de la chair pique celui qu’une sainte contemplation ravissait hors de la chair. Donc le ciel et l’enfer ensemble se pressent, lorsque l’élévation d’une contemplation illumine, et l’importunité d’une tentation obscurcit une même âme, afin qu’elle voie en poursuivant ce qu’elle appète, et en succombant qu’elle [394] tolère en sa pensée ce qui la fait rougir, d’autant qu’une lumière éclaire du ciel, mais l’enfer se possède parmi les ténèbres. Donc le ciel et l’enfer se réduisant en un, quand l’esprit qui déjà considère la lumière de la patrie céleste porte aussi, par la guerre que lui livre la chair, les ténèbres d’une secrète tentation.

L’irascible vient en queue, comme une arrière-garde, laquelle fait autant de ravages que pas un autre. Elle remplit l’intérieur de pensées de colère, de vengeance, de dépit, de furie, et se sert de toutes les pièces de batterie que son arsenal a coutume de fournir. Le prophète décrit la faction de cette furie infernale : Il a délivré, dit-il, mon âme du milieu des petits lionceaux parmi lesquels j’ai dormi et me suis reposé troublé. Ces lions sont les passions de l’irascible, furieuse comme lions : il les appelle lionceaux, parce qu’on peut leur résister et ne leur consentir pas; l’âme est endormie au milieu d’iceux, quand étant en un repos mystique, elle est tourmentée de ses passions. Or, que ce repos soit plaisant et savoureux, je l’infère des paroles du même prophète : Dieu, dit-il, m’a envoyé du ciel sa miséricorde pour me délivrer, mon cœur est préparé, je chanterai, levez-vous, ma gloire, réveillez-vous, mon luth, je me lèverai dès le matin [395] ou vous dirai des psaumes. Toutes ces paroles témoignent une joie et une oraison envoyée du ciel, et marquent la condition du repos mystique savoureux.

SECTION III. États de l’âme dans son repos pendant la révolte de la partie inférieure.

Nous venons de considérer les trois bataillons qui donnent l’assaut à l’âme pendant le temps de son oraison de repos mystique savoureux; mais s’ils l’attaquent de tous côtés, l’on peut dire qu’elle ressemble aux enfants d’Israël avant que sortir de l’Égypte. Le texte sacré remarque que pendant trois jours les Égyptiens furent ensevelis de si horribles ténèbres qu’aucun d’eux ne vit son frère ou son prochain, et ne put se mouvoir de sa place, que nonobstant, partout où habitaient les enfants d’Israël, il y avait une lumière qui les rendait libres de cette obscurité et fort consolés. Je dis de même que pendant cette oraison, il y a dans la partie inférieure de l’âme des obscurités horribles; pas une puissance ne se peut mouvoir pour produire aucun acte, elle ne se voit pas, n’ayant point d’attention intérieure, et les trois jours figurent les trois parties de la sensualité, l’imagination, la [396] concupiscence et l’irascible. Mais dans le lieu où séjournent les puissances supérieures, il y a une lumière céleste avec grand contentement, et comme Absalom s’enfuyant fut suspendu par les cheveux et percé par Joab, qui lui enfonça trois coups de lance, ainsi cette âme fuyant le monde et sa propre sensualité, Dieu la suspend en la partie supérieure, ou en la pointe de l’esprit, par un repos mystique; Joab y intervient, c’est le sens qui lui darde trois coups, trois sortes de tentations, mais elle expire en Dieu, perdant l’usage de ses opérations ordinaires, ne remuant plus ni bras ni jambes, ne produisant aucun acte en cette suspension; mais se tenant seulement en un repos et doux sommeil de cette heureuse mort mystique. En cette oraison les trois puissances supérieures sont unies et recueillies en un, et s’endorment au sein de leur Époux; c’est pourquoi l’ennemi emploie ces trois sortes de tentations pour les réveiller et retirer de leur doux sommeil.

Notre Seigneur a ressenti ce combat étant dans le jardin des olives; sa partie inférieure était accablée d’une grande tristesse et répugnance, mais les puissances supérieures étaient en grand repos et en grande joie. La différence qu’il y a entre son combat et le nôtre, c’est que le combat de la partie inférieure [397] en notre Seigneur ne donnait point de trêve, mais continua l’assaut sans relâche, et que le repos et la joie de la partie supérieure n’eurent aucun intervalle. Il n’en va pas ainsi du nôtre, car le combat et le repos cessent à tour de rôle, et le repos savoureux est donné par habitude, et quand il est en son zénith, il fait cesser en ce moment la furie des sens; mais s’il ne demeure plus longtemps ou que l’âme soit en état de le prolonger par production d’actes, le tintamarre de cette valetaille inférieure recommence aussitôt, jusques à un autre souvenir ou introversion tranquille de ce repos savoureux. Car cette oraison est interrompue par les pensées extravagantes et furieuses de ces passions, qui sont ses distractions, mais elle s’introvertit par des souvenirs tranquilles et savoureux.

SECTION IV. En quoi cette oraison de repos convient avec les autres, ou est différente d’elles.

L’oraison de repos mystique savoureux résidente en la volonté est traversée par la révolte de la partie inférieure, convient en quelque chose avec toutes les autres oraisons, et en d’autres est différente d’icelles. [398]

Premièrement, elle convient avec toutes celles que nous avons décrites jusques ici, en ce qu’elle a des intervalles et des distractions. Elle convient avec les oraisons de repos sec, en ce qu’elle se renouvelle par des souvenirs tranquilles, et avec le repos savoureux, en ce qu’elle est donnée de Dieu seul, sans qu’il soit au pouvoir de l’âme d’y atteindre d’elle-même, et a un goût plaisant et savoureux.

Mais pour parler de la différence de cette oraison avec les autres, et premièrement avec celle qui se fait avec formes, images ou pensées, c’est-à-dire avec méditations ou autres actes; il faut remarquer qu’on peut produire des actes en deux façons. Premièrement avec dévotion sensible ou avec douceur d’esprit et touchement intérieur; une telle oraison a des distractions comme toutes les autres, car une âme ne pourrait toujours être attentive à tels actes sans être distraite par intervalles, non plus qu’à l’oraison de repos mystique, sans une assistance extraordinaire de Dieu. Mais je ne crois pas qu’elle ressente les passions émues de la concupiscible ou irascible, ni même l’imagination bien extravagante, comme quand elle est en une oraison de repos accompagnée de douceur d’esprit, parce que les actes se font avec formes produites dans l’imagination [399] et quand elle a d’autres pensées ou que les passions sont émues; difficilement peut-elle produire tels actes, car elle est trop occupée et attentive à ces distractions violentes. Je ne doute point que Dieu ne pût donner à l’âme une grâce si forte qu’elle pourrait produire des actes avec dévotion sensible et grande douceur d’esprit, encore que toutes les passions de la partie inférieure fussent déchaînées. Mais Dieu opère doucement et conformément au pouvoir des puissances intérieures, ne forçant pas leurs inclinations et activités, et partant, je ne crois pas que cela se fasse, au moins communément. Quand l’âme produit des actes sans cette dévotion sensible, ou douceur d’esprit, je ne vois pas pourquoi elle serait empêchée de continuer ses actes, bien que les sens fussent détraqués.

Quant à l’oraison de repos mystique qui est sans goût et avec sécheresse, elle est compatible avec l’agitation des passions, aussi bien que celle qui est avec un goût savoureux; la seule différence est qu’en l’une, l’âme rentre en soi avec un repos plaisant et suave; en l’autre, avec un repos qui est dépouillé d’une telle saveur et goût. Et ce doux miel que ressent la volonté empêche les sens d’être si difficiles à croire que ce repos soit un bien, comme au repos qui est [400] sec et sans goût; car lorsque l’âme rentre en soi par ce repos goûté, les passions, qui sont émues et poursuivent bien d’autres objets que celui qui leur est présenté par ce goût, sont comme charmées, ainsi que Cerbère lorsque, selon la fable, il eut goûté la soupe de miel qu’Énée et la Sibylle lui donnèrent; néanmoins ses passions recommencent leur jeu dès lors que la faiblesse de ce goût leur laisse reprendre haleine.

Mais en l’oraison de repos mystique qui est sans goût, lorsque l’âme rentre en soi-même, c’est avec un repos si sec que les passions émues ne s’arrêtent quasi point pendant ce souvenir tranquille; c’est pourquoi, pendant cette introversion sèche, elle est contrainte de laisser bondir ses chevaux échappés, les regardant avec mépris.

Or la différence qui se trouve entre l’oraison de repos savoureux tourmentée des passions, et celle qui ne l’est pas, est que le repos mystique savoureux qui est en l’imagination, en la concupiscible ou en l’irascible, que nous avons décrit ci-dessus, n’est jamais tourmenté de la partie inférieure, qui ne peut qu’elle ne soit en bonne intelligence avec la partie supérieure, puisqu’elle banquette à sa table : l’âme peut avoir des distractions, mais non pas les passions émues, à cause du goût dont le sens est appâté. [401]

SECTION V. La réponse à quelques objections sur ce sujet.

On peut objecter que c’est une chose connaturelle à l’appétit supérieur de ravir après soi l’inférieur, comme dit saint Thomas, et qu’ainsi les mouvements de l’appétit sensitif doivent suivre ceux de l’appétit raisonnable; comment donc serait-il possible que la volonté étant en joie, en repos et en tranquillité agréable, l’appétit sensitif n’y fût pas aussi, mais fût agité des mouvements contraires, et en trouble et dérèglement?

Je réponds que quand le repos est actuel, c’est-à-dire effectivement goûté, l’appétit sensitif suit le mouvement de la volonté, car il s’apaise pour ce moment. Ce qui arrive même au repos sans goût, quoique non tant qu’en l’oraison goûtée, et si peu qu’on ne s’en aperçoive quasi pas. C’est pourquoi les souvenirs tranquilles, pour le moment qu’ils durent, apaisent le dérèglement de la partie inférieure. Mais d’autant que ce repos dure fort peu, ces dérèglements retournent aussitôt, comme un petit enfant qui crie voyant la verge, ou s’approche voyant du sucre qu’on lui présente, puis ne le voyant plus, il crie comme auparavant. [402]

Mais comment se peut-il faire que ce souvenir tranquille qui met en acte ce repos mystique savoureux de la volonté, puisse apaiser les passions et la partie inférieure, même pour un moment, vu qu’en ce souvenir tranquille l’imagination n’opère point, et que la volonté ne peut mouvoir l’appétit sensitif que par le moyen de l’imagination?

Je réponds que ce n’est pas par opération ni par sensation que la volonté apaise les passions de la partie inférieure, ou même fait cesser le bruit de l’imagination, quand elle importune le repos de cette oraison, car ni la volonté ni l’entendement ne fournit point d’images sensitives à la partie inférieure pour faire ses sensations, mais elle fait cesser leur tintamarre en leur imposant silence par une forte opération dominante, car ce repos mystique a une opération majestueuse qui la bride puissamment.

Mais encore, comment cela se peut-il faire, vu que l’obéissance des sens à la volonté n’est pas despotique? Elle ne leur peut pas commander à baguette, il faut qu’elle la gagne en les attirant.

Je réponds que c’est cela même qui fait voir la forte attention de l’âme à ce repos mystique pendant qu’il est en acte; car une forte attention à quelque objet ôte l’attention des autres sens. [403]

SECTION VI. La volonté dans la quiétude ne doit pas adhérer au trouble des sens, mais nourrir son repos.

La volonté, qui dans sa quiétude plaisante et savoureuse est tourmentée de la partie inférieure, doit prendre garde de ne pas acquiescer et adhérer au sens ainsi troublé; mais le méprisant, elle doit nourrir son repos et sa quiétude le plus qu’elle peut.

Il y a des âmes qui s’affligent fort quand leur partie inférieure traverse le doux repos de la volonté. Sainte Thérèse en était l’une. Quelquefois, disait-elle, je désire de mourir, d’autant que je ne puis pas remédier à cette inconstance de pensées. Mais il ne faut pas adhérer à cette partie inférieure qui est insensée, parce que cela empêche l’âme de conserver et de fortifier la quiétude qui pour lors réside en la volonté, n’y ayant rien qui la fasse plus tôt perdre, et le goût aussi que l’on ressent en cette quiétude, que de s’arrêter aux sottes pensées qui la brouillent en tel temps. C’est pourquoi la même sainte, aux lieux cités, comme personne aguerrie, donne un bon conseil. La volonté, dit-elle, se voyant en cette quiétude, ne se doit point soucier de l’entendement, ou de [404] la pensée, ou de l’imagination, car je ne sais lequel c’est, non plus que d’un fol, parce que si elle le veut amener après soi, il faudra qu’il l’empêche, ou inquiète et trouble en quelque chose; et en ce degré ici d’oraison, elle n’aura autre chose que du travail sans y gagner davantage, mais plutôt elle y perdra ce que notre Seigneur lui donne sans aucune peine de sa part.

C’est pourquoi le premier avis que je donne est de mépriser la boutade de nos sens. Premièrement, parce que, comme dit sainte Thérèse, le sens est un fol. Un théologien mystique [père Constantin secret sentier livre de chapitre quinze] apporte une autre raison : Il le faut négliger, dit-il, comme celui qui n’a nul commerce et nul rapport avec le goût dont la volonté, par autre voie que lui, jouit avec Dieu. J’enchéris et je dis pour troisième raison, que non seulement le sens n’a point de commerce et d’alliance avec la jouissance et le repos de la volonté, mais qu’il lui est diamétralement opposé, et ennemi juré; et partant, qu’elle ne doit pas faire cas de lui. Quatrièmement, il n’y a rien qui le rend plus propre morfondu et qui émousse plus la pointe de ses armes que ce mépris. Cinquièmement, ce mépris est le remède général que les maîtres de la vie spirituelle conseillent, et quand cela et en toutes autres choses. Sainte Thérèse le dit parlant [405] de cette oraison en plusieurs endroits. [En sa vie chapitre dix-sept. Chemin de perfection chapitre trente et un.] Et donc, puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût, ni le repos et la quiétude de la volonté, de quoi nous mettons-nous en peine qu’ils demeurent tant qu’il voudra, il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.

Le second avis que je donne à l’âme, et de ne s’efforcer point plus que de raison de ramener le sens à son devoir, parce que cet effort qu’elle fera pour l’apaiser et l’attirer à son goût ne lui peut être que préjudiciable en tel état, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’il est inutile, le sens n’obéissant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l’inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal, et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût.

La troisième raison est que, travaillant en son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d’affaires qu’elle n’en peut digérer : le soin d’apaiser ses sens est seul capable d’engloutir toute son attention : celui d’entretenir le goût de Dieu n’en demande pas moins; [406] ayant deux fusées à démêler, si difficiles qu’à peine peut-elle satisfaire à l’une, comment le pourrait-elle à toutes deux? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix, comme l’a remarqué ci-dessus Sainte Thérèse.

La quatrième raison est que le pénible et inutile travail que prend l’âme d’apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux; parce que l’attention qu’elle donne au sens diminue celle qu’elle doit à l’entretien de ce goût, et que le défaut d’attention et de coopération à telles grâces les diminue ou fait évanouir tout à fait. Elle perdra, dit sainte Thérèse, [chemin de perfection, chapitre trente et un.] ce que le Seigneur lui donne sans aucun sien travail; et force lui sera de laisser tomber le lait de sa bouche, et de perdre sa divine viande. On dit communément que celui qui veut trop embrasser ensemble perd le tout, et il me semble qu’il fera de même ici. L’expérience donnera ceci à entendre, et qui ne l’aura pas, je ne m’étonnerai point si ceci lui semblera obscur et non nécessaire; mais avec un peu d’expérience il l’entendra et en pourra faire son profit. Et en son château, donnant la raison pour laquelle la partie inférieure tourmente ainsi et traverse la quiétude de la volonté : c’est à cause, dit-elle, que l’entendement ne peut comprendre ce que la volonté veut et aime — par [407] l’entendement, cette sainte entend l’imagination, car elle confond ces deux choses. Ce qu’elle confirme autre part en disant : l’entendement a honte de voir qu’il n’entend pas ce que l’âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi est tout étonné; car il ne s’assied et ne se repose à chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu, que l’inquiétude de l’entendement lui donne une grande peine; et partant, il ne faut point qu’elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit; mais il faut qu’elle le laisse là, et qu’elle s’abandonne entre les bras de l’amour. Car Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en ce temps-là, et quasi le tout gît a s’estimer indigne d’un si grand bien, et à s’employer en actions de grâces. Il arrive souvent que quelqu’un, voulant empêcher un autre de se noyer, se noie avec lui et perd la vie qu’il lui veut sauver; ainsi l’âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noie avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos. [408]

SECTION VII. Avis à l’âme de ne quitter son repos pour le trouble des sens.

Outre les avis donnés à l’âme en la section précédente de ne quitter son repos pour le trouble de ses sens, j’ajoute celui-ci, que pendant la guerre que lui font ses sens, elle ne doit penser qu’à s’entretenir en son doux repos, s’attachant fortement à son goût sans jeter les yeux sur la folie de ces mêmes sens. En la façon que des personnes graves qui s’entretiennent d’affaires sérieuses ne daignent pas tourner la tête pour regarder les grimaces et singeries d’un fol. C’est ainsi que se gouvernait le Sauveur du monde quand les juifs l’accusaient, lui disaient des injures et criaient haro sur lui; car il faisait le sourd à tout cela, se tenant en silence et ne quittant pas le doux repos et l’agréable maintien que lui donnait la présence de son divin Père.

L’âme doit donc ainsi s’attacher à son repos. Premièrement, parce que la volonté dans ce repos prend force contre les sens et comme des armes pour les vaincre. Sainte Thérèse nous l’enseigne [chemin de perfection, chapitre trente et un.], disant que si la pensée ou l’entendement (elle veut dire l’imagination) s’écoule à des choses impertinentes, [409] il faut se rire de lui comme d’un insensé, et se tenir en son repos et quiétude, parce qu’il ira et viendra; et parce que la volonté est ici maîtresse, elle le ramènera sans que l’âme s’en empêche; mais si elle le veut attirer à force de bras, elle perdra la force qu’elle a contre lui, laquelle lui vient de manger et de recevoir cette divine viande et nourriture, et ni l’un ni l’autre n’y gagnerait rien, mais ils y perdraient tout deux.

Secondement, parce que les sens d’eux-mêmes s’apaiseront, car ils ne peuvent pas toujours continuer leur révolte contre leur reine. Quand les abeilles prennent l’essor, si la maîtresse mouche qui est leur reine ne sort avec elles, elles retourneront bientôt; car elles ne peuvent vivre sans elle. Ainsi en feront nos sens quand ils s’efforcent en mille distractions et fantaisies, si la volonté se tient en sa quiétude; savourant le doux miel de cette ruche, ces mouches importunes rechercheront leur maîtresse, sans laquelle elles ne peuvent demeurer en repos; car il y a une telle sympathie de ces puissances à la volonté, qui est leur reine et leur mère, que bien que pour un temps elles se débandent de sa maison et obéissance, néanmoins si elle fait semblant de ne s’en pas soucier, elles retourneront au logis comme l’enfant prodigue, se souvenant que quand elles étaient d’accord [410] avec la raison leur mère, elles jouissaient d’une grande paix et d’un grand plaisir.

Troisièmement, comme celui qui est dégoûté, voyant manger un autre, sans quelque envie de manger des mêmes viandes, ainsi quelque dégoûtés que soient nos puissances de sa douceur spirituelle, si elles voient que la volonté continue à savourer cette manne, il leur prendra envie de se mettre à table avec elle.

Quatrièmement, et comme des chiens sous la table, les sens ramassent toujours quelques miettes de ces friands morceaux dont jouit la volonté, et reviennent enfin, attirés de cette douceur. Le vin emmiellé qu’on jette autour des abeilles qui sont sorties de leur ruche les rappelle en leur maison, et même les apaise si elles sont irritées et qu’elles s’entre-tuent; car sentant cette suave odeur et s’occupant à en jouir, elles deviennent accoisées et tranquilles. Ainsi les sens, effarouchés à l’odeur de la quiétude de la volonté, plus douce que le miel et plus odorante que le vin, s’apprivoisent ; et recevant quelques petites miettes qui sont certains sentiments de dévotion, il retourne et s’apaisent. La volonté se doit seoir sur le trône de son repos mystique, comme autrefois Jéhu, et elle verra que, comme tous le vinrent reconnaître pour leur roi [411] tous les sens se rangeront d’eux-mêmes à son obéissance et recevront ses ordres avec soumission.

SECTION VIII. Le trouble des sens est plus utile que dommageable à l’âme qui s’en veulent servir.

On peut dire avec vérité que le tourment de la partie inférieure est plus utile au repos savoureux de la volonté que dommageable.

Il est nuisible en quelque façon, en ce que bien que toute la furie et l’opposition les sens ne puissent empêcher la volonté de rentrer en son goût et repos savoureux quand elle se réveille et vient à soi, il est pourtant vrai que son repos n’est pas si grand, ni sa quiétude si tranquille, comme si elle n’avait point la guerre de ses sens sur les bras : car s’ils conspiraient à son repos et étaient en paix avec elle, son sommeil serait plus profond. Comme un roi ne laisse pas de dormir, se voyant assiégé en une ville, s’il sait que ses ennemis n’y peuvent entrer, et comme celui qui sait qu’il y a des traîtres qui veulent attenter sur sa vie, se peut assurer sur la fidélité de ses gardes, il est pourtant vrai que ni l’un ni l’autre ne repose point si à l’aise que s’il n’avait pas de semblables alarmes; [412] aussi la crainte qu’a l’âme, ou de consentir à ses passions, ou de n’être pas assez fidèle à y résister, ou que telles bêtes ne se soient emparées de son cœur par sa faute, ou autre réflexion sur le ravage que font ses sens, empêche bien la tranquillité de son repos, et diminue la douceur de son goût. Encore que la volonté repose en cette tranquillité mystique avec assurances comme Noé en l’arche, néanmoins, pendant qu’elle flotte sur tant de vagues, elle n’est pas en si grand repos comme quand le déluge a cessé. Il faut pourtant avouer que si la volonté n’a pas un si grand repos et un si grand goût, quand ses sens la tourmentent, cela procède de la faiblesse de l’âme, qui ne méprise pas assez les fantaisies de sa partie inférieure; car si elle était assez magnanime pour n’en point faire état, elle trouverait plus de gains dans le désordre de ses puissances que dans leur bonne intelligence avec la volonté.

Le premier profit que pourrait retirer la volonté du désordre des sens serait une force indomptable pour conserver sa paix contre les efforts de ses ennemis, et empêcher qu’ils ne pussent altérer son goût et son plaisir. Et comme Hercule endormi, attaqué des pygmées et éveillé, les écarte avec sa massue, ou bien comme Samson, qui est [413] peut-être le même que cet Hercule fabuleux, rompait et brisait la chaîne des Philistins devant qu’on lui eût coupé ses cheveux et ôte sa force, de même l’esprit qui ne s’est point laissé ravir la force que Dieu lui a donnée par la traîtresse Dalila, c’est-à-dire par faiblesse ou par pusillanimité, dompte les passions qui traversent sont doux repos, qui ne lui pourront non plus nuire que les pygmées à Hercule, ou les Philistins à Samson. Les lions dorment ordinairement sur les grands chemins, comme ne craignant rien et se fiant en leurs forces, au contraire des cerfs, qui se chambrent dans des cavernes les plus retirées; et une âme magnanime repose aussi doucement sur le chemin où ces chimères fantastiques passent, comme en la plus retirée solitude de l’esprit.

Le deuxième profit est en ce que l’oraison de repos mystique éclate davantage par le désordre de la partie inférieure. Les peintres, ayant fait un excellent ouvrage, forment quelquefois tout autour une nuit fort épaisse, des chiens, des chats, des chauves-souris et des fantaisies si grotesques que vous diriez qu’ils veulent ruiner leur tableau; mais si vous leur demandez pourquoi ils en usent ainsi, ils vous diront que ces ombrages et grotesque ne servent que pour faire éclater la beauté de leurs ouvrages et la vivacité des [414] couleurs, lesquelles étant ainsi rabattues, poussent leur rayon et leur jour plus vif et plus attrayant. Quand on voit, autour d’une âme confite en douceur et en tranquillité, des fantaisies si extravagantes, au lieu de ternir, elles relèvent le lustre d’une si belle oraison, et la font reluire davantage, parce que, comme le chaud chasse le froid son contraire, redoublant ses forces pas antipéristase, aussi l’oraison de repos redouble sa quiétude par les choses qui prétendent ou seraient capables de la troubler, comme par une antipéristase174 mystique, et le miel de cette quiétude est plus doux parmi l’amertume de ces inquiétudes des sens.

Le troisième profit est que cette oraison tourmentée par la partie inférieure est plus méritoire à l’âme et plus précieuse devant Dieu, que celle qui est exempte de ce tourment. Elle est plus méritoire puisqu’elle lui coûte davantage, et qu’à cause du combat et de la résistance, elle y fait plus paraître sa fidélité et l’amour qu’elle porte son Époux. Or plus une âme a d’amour et de charité, plus elle a de mérite. Elle est plus précieuse et prisée de Dieu, car un présent qui coûte beaucoup, qui vient de bien loin et qui a passé de grands hasards est plus chéri. Comme l’eau que ces trois vaillants capitaines apportèrent à David fut estimée si précieuse [415] qu’elle fut présentée à Dieu par ce religieux prince, s’estimant indigne d’une chose qui avait si cher coûté; et ces trois capitaines héritèrent bien une plus haute récompense que s’ils eussent puisé l’eau à quelque proche fontaine, et furent sans doute depuis plus aimés et estimés de ce bon roi, de même cette grâce d’oraison si pénible à l’âme, et qui lui coûte beaucoup plus que celle qui est toute confite ou sucrée en miel, est un présent bien plus agréable à Dieu, plus précieux et plus méritoire devant lui.

Le quatrième profit est que quand l’âme a ses passions émues, et que nonobstant elle rentre en soi-même avec un repos doux et un goût sans inquiétude, elle apprend à se tenir en repos toutes les fois qu’elle a ce même sens ému et qu’elle est sevrée de ce doux lait, parce que lors qu’elle est en sécheresse sans aucun goût, elle doit s’introvertir tranquillement et doucement, sans se soucier de ses passions ou imaginations, ainsi qu’elle fait lorsque Dieu lui donne un repos et un goût plaisants, qui n’est pas un petit profit : car autrement elle perd l’oraison, elle est affligée et inquiétée, ne pensant pas pouvoir faire bonne oraison pendant l’émotion des passions, ni aucune retraite et solitude intérieure pendant que ces gens d’armes sont chez elle, mais quand elle [416] expérimente une grâce qui lui donne le moyen de s’introvertir pendant un tel état, elle s’instruit à faire oraison, nonobstant la contradiction de ses sens.

CHAPITRE VII. De la septième espèce de repos mystique savoureux qui réside dans l’entendement.

SECTION I. Il y a une espèce de repos mystique savoureux qui réside dans l’entendement.

Entre les oraisons mystiques savoureuses, il y en a une qui a son principal siège dans l’entendement à cause d’une notion mystique fort agréable que Dieu lui donne.

Il faut ici prouver trois choses. La première, que cette oraison est sans pensées et sans actes; la seconde, qu’il s’y trouve un repos savoureux; la troisième, que l’entendement a une notion, ou intelligence mystique [417] plaisante, donnée de Dieu. Cette dernière prouvée est aussi la preuve des deux précédentes, parce que si Dieu donne une notion mystique, elle doit être sans pensées et sans actes, puisqu’un acte mystique exclut tous ceux de l’entendement et de la volonté, n’admettant que le repos en un objet qui n’est pas aperçu. Car une notion mystique est une connaissance ou une vue d’entendement direct, et dont l’objet ne peut être aperçu, quelque réflexion que l’entendement y fasse, ce qui nécessairement exclut tous autres actes ou d’entendement ou de volonté qui sont réfléchis, au moins qui le peuvent être; mais cette notion mystique n’exclut point un repos mystique, parce que c’est un acte qui est aussi direct, et il n’est ni réfléchi ni ne le peut être, un acte mystique compatissant avec son semblable, et non avec les autres non mystiques qui lui sont opposés diamétralement; puisque le mystique n’est pas réfléchi, et ne le peut être, et que le nom mystique est, ou réfléchis, ou au moins le peut-être, en quoi il y a opposition.

Ce qui n’est pas contraire à ce que nous avons dit, savoir que l’oraison de repos s’entretient par de petits actes et bonnes pensées; car alors le repos, qui est un acte mystique, n’est pas joint aux actes qui ne sont pas [418] mystiques, c’est-à-dire aux bonnes pensées, que par agrégation, et non pas identité ou assemblage d’être. Or il ne répugne pas que plusieurs choses de différentes natures se joignent ensemble par assemblage, comme un monceau de pierre dure et molle, etc. Ces actes se font successivement en l’oraison, l’un suivant et rappelant l’autre; car quand l’oraison de repos s’anéantit, on la réclame par de bonnes pensées et petits actes; mais quand cette oraison de repos, particulièrement la savoureuse, tient ses grandes et pleines assises, elle ferme la porte à tous autres actes et bonnes pensées, comme n’ayant séance en ces grands jours.

Prouver que cette notion est plaisante et savoureuse, c’est faire voir que c’est une espèce de repos savoureux, car le goût qui la rend telle est dans la volonté, et qui doit être attaché à quelque repos qui le cause, parce que comme la volonté n’a aucun acte qui serve de base à ce goût plaisant, il lui faut donner quelque acte mystique qui fasse subsister ce goût mystique.

De plus ce goût mystique est une joie sans aucune pensée. Or la joie est un repos jouissant de la volonté; et si cette joie est sans aucune pensée, c’est un repos mystique. De sorte qu’il ne reste à prouver, sinon que Dieu donne quelquefois aux contemplatifs [419] une notion mystique plaisante, car par ce même moyen nous prouvons que c’est une espèce de repos mystique savoureux sans formes et images, sans pensées ni aucun acte.

SECTION II. Qu’en cette oraison Dieu donne une notion mystique plaisante. Sentiment des mystiques.

Entre les mystiques, un des derniers qui a traité de cette notion est le Père Constantin, qui en parle ainsi : quant à cette divine opération ou jouissance, dit-il [secret sentier...] (il parle de l’union qui commence par la simple intelligence), elle passe quelquefois en sorte que l’on ne ressent rien du tout de l’amour, comme si, ne passant pas si avant, l’âme était seulement submergée et abîmée en cette formelle connaissance. Aucunes fois le contentement indicible de cette divine infusion de connaissance cause, avec une admiration aussi, un doux, pacifique et fort serein mouvement de joie et de délectation en la volonté; quelquefois elle est en sorte qu’il semble que le front doive devenir, comme on lit de Moïse, tout cornu et à pointe, tant cela se passe en connaissance seulement, et en une façon comme en [420] l’intérieur de la tête; non pas que cela se fasse par corporel ou grossier effort que l’on y apporte, mais c’est que l’infusion divine et la correspondance intérieure la conduit en cette façon, et que j’explique ainsi grossièrement ce qui se passe si spirituellement, afin que les simples l’entendent.

Et au chapitre suivant il dit : après les opérations et la jouissance, consistant principalement en forme de contemplation et en acte de simple intelligence, plutôt qu’en union et amour, l’entendement, comme principal en telle jouissance, étant tout informé de divine connaissance, et la volonté comme voisine et prochaine, seulement adjointe et participante de l’objet connu par l’entendement. Il y a, dit-il encore, deux sortes de divines jouissances : l’une par connaissance et illumination de contentement, prévenante et quasi principale, que l’on pourrait plutôt appeler contemplation, et qui se fait par connaissance et lumière; l’autre par ignorance; l’une se passant principalement en l’entendement, la volonté étant seulement adjointe; l’autre principalement ou du tout dans la volonté. La première répond à ceux qui mettent la béatitude dans l’entendement, l’autre aux autres. De là on peut apprendre qu’il y a une simple intelligence qui réside seulement [421] dans l’entendement, la volonté n’étant que comme adjointe et voisine pour goûter et se reposer au plaisir que telle simple intelligence cause. Mais d’autant qu’il y a deux sortes intelligence : l’une qui se fait par connaissance réfléchie, c’est-à-dire dont la vérité connue se voit clairement et à découvert, l’autre qui se fait par connaissance mystique, c’est-à-dire directe, et dont la vérité connue ne peut être réfléchie ni aperçue; et que la première s’appelle contemplation affirmative, la seconde contemplation négative, obscure et ténébreuse; et que d’ailleurs cet auteur ne dit pas bien clairement si cette simple intelligence dont il parle est claire et réfléchie ou mystique et obscure, telle que nous prétendons être la notion ou simple intelligence que nous voulons prouver être donnée de Dieu à l’intellect des contemplatifs, j’apporte en la section suivante un témoignage plus certain et plus authentique sur ce sujet. [422].

SECTION III. Témoignage du bienheureux père Jean de la Croix en preuve de cette doctrine.

J’apporte ici le témoignage de ce bienheureux Père, excellent docteur entre les mystiques, parce qu’il ne se peut récuser, ayant eu une particulière connaissance de ces notions mystiques, desquelles il a si mystiquement traité en ses œuvres, et desquelles il a sans doute parlé selon sa propre expérience, ayant reçu des contemplations fort extraordinaires de Dieu, et ayant fort souvent conféré avec sainte Thérèse et manié sa conscience. Il dit donc qu’une notion générale, obscure et abstraite de toutes choses et de leurs formes et figure, qu’il appelle encore repos, est communiquée et s’applique seulement à l’intellect, sans être communiquée aussi conjointement à la volonté. Par ces paroles, nous devons concevoir qu’il y a une oraison de repos mystique surnaturel, laquelle est sans formes, sans images et sans aucun acte, communiqué seulement à l’entendement par une notion générale abstraite de toute notion particulière. Or que cette notion soit plaisante et agréable à l’âme, cela est hors de doute; et l’expérience en donnera une preuve suffisante à ceux qui ne voudraient [423] pas le croire. Et encore que l’âme n’ait jamais aucune oraison de quiétude avec goût ou sans goût, que l’entendement n’y opère, comme je l’ai prouvé autre part, il n’a pourtant pas toujours des notions qui s’aperçoivent, et je ne crois point qu’il n’y ait aucune de telles notions en l’oraison de quiétude qui est sans goût, mais seulement en la savoureuse; et sa notion n’a point de connaissance particulière ou distincte, l’âme ne sachant ce qu’elle contemple, mais seulement des vues générale et universelle. Dieu donne pourtant quelquefois des oraisons de quiétude en la volonté, sans que l’entendement ait aucune notion perceptible. Et d’autres fois cette âme a le goût et le repos en la volonté, et en l’entendement la notion que quelques-uns appellent intelligence.

Le même bienheureux confirme ailleurs tout ceci. Parfois, dit-il, ces deux puissances de l’entendement et de la volonté sont jouissantes, d’autant plus parfaitement et délicatement que l’intellect est mieux purgé; mais avant que d’en venir là, on ressent plus communément l’inflammation en la volonté que le trait de la parfaite intelligence dans l’entendement.

Quant à l’opération de la volonté conjointement avec l’entendement, je ne crois [424] pas qu’il y ait aucune notion générale mystique qui se donne à l’intellect sans quelque acte de la volonté qui l’accompagne, car pour l’ordinaire il y a un amour mystique, lequel l’âme peut bien ressentir si elle y veut prendre garde, sans qu’elle sache ce qu’elle aime, l’objet aimé lui étant caché, car autrement ce ne serait pas un amour mystique ou obscur. C’est ce que veut dire notre illuminé docteur, quand il assure que cette notion générale se communique conjointement à la volonté avec l’intellect, qui est presque toujours peu ou plus; l’âme ne laisse pas d’entendre, si elle y veut regarder, qu’elle est occupée et employée en cette notion, d’autant qu’elle se sent éprise d’amour, sans savoir ni entendre particulièrement ce qu’elle aime; c’est pourquoi elle est appelée notion amoureuse et générale. Car tout ainsi qu’elle est dans l’entendement se communiquant obscurément à lui, elle est aussi dans la volonté, lui donnant l’amour et les goûts confusément sans qu’elle puisse distinguer ce qu’elle aime. Et il dit ailleurs que Dieu ne donne jamais de sagesse mystique sans amour. Dieu donne néanmoins quelquefois une notion si délicate et si déliée à l’intellect que l’âme ne se peut apercevoir d’aucun amour de la volonté. Voire même cette notion est si directe et si mystique [425] que non seulement on ne s’aperçoit point de l’objet connu par cette notion, mais même l’on ne peut s’apercevoir de cette notion, et l’on n’a aucune réflexion sur les opérations qui se passent en l’âme. Or une telle grâce arrive fort rarement; et néanmoins, encore que la principale opération se donne à l’intellect, si est-ce pourtant que la volonté n’est pas oisive; mais à quelque opération qui accompagne la vue ou la contemplation obscure de l’entendement, parce que pendant le temps que dure cette notion si délicate dans l’entendement, il est abstrait de toute notion particulière, et la volonté ne veut s’affectionner à aucune chose particulière, qui est un rebut de tout ce qui n’est point compris sous la sphère de l’activité de cette notion. Or cela est un repos de la volonté dans l’objet, connu mystiquement et obscurément par l’intellect. C’est ce que veut insinuer le susdit auteur, disant : c’est assez que l’entendement soit abstrait de toute notion particulière, soit temporelle ou spirituelle, et que la volonté n’ait envie de penser ni aux unes ni aux autres; il faut avoir cet indice pour entendre quand cette notion s’applique seulement à l’intellect et lui est communiquée. Or ce repos et cette complaisance en cette notion, qui lui ôtent le désir de s’attacher à [426] autre objet, présupposent une grande joie qu’elle prend en cette opération de l’entendement; car si la volonté ne s’y plaisait grandement, elle n’aurait garde de rebuter toutes autres formes et images et tous autres objets. Et partant, il ne se peut que ce repos de la volonté ne soit savoureux pendant qu’il y a une notion mystique dans l’intellect; c’est pourquoi je conclus que jamais il n’y a aucun acte mystique que la volonté et l’entendement n’y opèrent conjointement. Mais il arrive bien que quelquefois l’entendement est le principal agent, parce que c’est lui à qui la grâce est donnée de Dieu, et la volonté ne fait que suivre par complaisance de cet objet connu.

Autrefois, c’est la volonté qui est le principal agent, lui étant donné un amour mystique bien avéré, avec un grand goût et plaisir, et l’entendement n’est qu’adjoint; car son opération est si peu reconnue que la plupart des mystiques estiment qu’il n’y opère point du tout, et c’est à raison qu’on ne ressent que l’opération de la volonté.

Le père Jean de la Croix dit à ce propos : en l’espèce de la contemplation dont nous parlons, il n’est besoin d’aucune notion distincte, ni que l’âme fasse plusieurs discours, parce que lors Dieu lui communique des notions amoureuses, qui sont comme [427] lumière et chaleur sans distinction; et lors, telle qu’est l’intelligence, tel est aussi l’amour en la volonté; car comme la notion est générale et obscure, l’entendement ne pouvant comprendre distinctement ce qu’il entend, et que la volonté aime aussi en général sans aucune distinction, en quelque manière que Dieu soit lumière et amour, en cette communication délicate il informe également ces deux puissances; encore que parfois il frappe plus en l’une qu’en l’autre, de façon qu’on sent quelquefois plus l’intelligence que l’amour, autrefois plus l’amour que l’intelligence.

SECTION IV. Quand l’entendement est le principal agent, il reçoit une notion aperçue dont l’objet est caché.

Quand l’intellect est le principal agent en la réception des grâces mystiques et que la volonté est seulement adjointe, Dieu donne à cet intellect une notion aperçue et reconnue de lui, quoique l’objet de cette notion lui soit caché, à cause qu’il est mystique et obscur.

En ces grâces mystiques, lorsque la volonté est la principale agente, Dieu lui donnant un amour et repos accompagné d’un [428] goût mystique, l’entendement à la vérité y opère seulement comme adjoint, mais il n’a point de notion, car son opération ne paraît point : mais quand l’intellect est le principal agent en cette opération mystique, alors il a une notion, laquelle se connaît par forme de vue d’un objet général et confus; car on ne saurait dire ce que l’on voit; et l’on a une attention à quelque chose, sans qu’on puisse dire à quoi. De même que quand vous voyez la lumière corporelle, vous ne sauriez dire ce que vous voyez; car il vous semble que vous ne voyez rien, quoiqu’il soit bien certain que vous voyez quelque chose. Aussi quand vous êtes en cette notion vous ne voyez qu’une clarté fort spirituelle.

Il y a pourtant bien de la différence entre la lumière corporelle et cette clarté mystique parce que la vue de la lumière corporelle délecte fort peu en comparaison de cette clarté spirituelle, qui réjouit si fort et donne un si grand contentement, qu’on voudrait ne la perdre jamais.

Secondement, la lumière corporelle n’est pas tant une chose visible comme un moyen pour voir les objets visibles qui se discernent en elle et par elle, car avec la lumière on aperçoit mieux les choses visibles; mais l’attention à cette clarté spirituelle [429] empêche de voir les objets visibles et en diminue l’attention; car qui a une telle lumière n’a qu’une demi-attention à ce qu’il fait ou à ce qu’on lui dit. C’est ce qui me fait plus probablement croire que cette grâce est dans l’entendement; car la grande attention et occupation intérieure que lui donne cette clarté au-dedans, fait qu’il n’en met qu’une demie à ce qui se présente. Nous avons apporté ces mêmes raisons pour prouver qu’il y avait une oraison de repos savoureux dans l’imagination, à cause que quelquefois l’on a une telle grâce qui dérobe l’attention intérieure et empêche que l’on ne soit pleinement à soi; et comme nous avons dit là que cette oraison de repos qui est dans l’imagination est une demi-extase, parce que l’on est à demi abstrait, il en faut dire de même lorsque l’entendement a cette notion mystique que nous décrivons. Il y a différence entre ces deux sortes d’oraisons, en ce que celle qui est dans l’imagination est bien obscure, et celle qui est dans l’intellect, plus claire. La première semble donner un assoupissement, la seconde est bien plus éveillée, plus claire et allègre. En ces deux sortes d’oraisons, il y a une vue confuse et une notion, mais plus obscure et plus grossière en l’une qu’en l’autre, laquelle notion ne peut être autre [430] chose qu’une espèce intellectuelle générale, ne se terminant à aucun objet particulier. Et partant, il y a apparence que c’est quelque représentation de l’Être divin obscure et générale, puisqu’il ne fait connaître aucune perfection divine en particulier, mais une perfection universelle fort relevée et spirituelle, laquelle espèce est infuse en l’imagination, quand c’est une oraison de repos qui a son siège en cette partie; mais c’est une espèce ou image purement intellectuelle, quand c’est une oraison de repos qui a son siège principal dans l’intellect, comme est celle que nous décrivons.

Par ce que nous avons dit, l’on peut encore apprendre qu’il y a différence entre l’oraison de repos savoureux résidente en la seule volonté, et celle qui est résidente dans l’entendement; qu’en celle qui est dans la volonté, on ne s’aperçoit que de deux choses, savoir du repos et du goût ou plaisir de la volonté; et en celle qui réside dans l’entendement, on en aperçoit trois, un repos, un plaisir, et une autre vue d’une chose simple, et telle que l’on ne peut dire ce que c’est, et à la ressemblance d’une clarté intérieure, et non pas imaginée, mais plus déliée, plus spirituelle et à laquelle toute l’attention de l’âme est si attachée, qu’à peine en reste-t-il pour donner aux autres choses [431] qu’elle voit ou opère. Pour expliquer davantage cette clarté mystique, figurez-vous qu’après avoir regardé la lumière du jour en fermant les yeux, la même clarté demeurera représentée en votre imagination, sinon que cela est quelque chose de trop grossier pour être comparé à cette clarté que voit l’entendement, qui est bien plus spirituelle, plus déliée et plus subtile; néanmoins la notion qui est pour lors dans l’intellect a plus de ressemblance à la lumière et à la clarté visible ou imaginée que n’a pas la notion qui est dans l’imagination, quand l’oraison de repos savoureux y fait son séjour; car la notion qui est dans l’imagination a plus de convenance avec les obscurités que celle qui est dans le pur intellect; et partant, a moins d’allégresse, et rend l’intérieur moins gai que la notion de l’intellect.

SECTION V. Cette notion mystique de l’entendement peut être plus ou moins grande.

Cette notion est clarté mystique a du plus ou du moins, étant dans un temps plus spirituelle qu’en un autre, selon qu’il plaît à Dieu d’éclairer l’entendement, de même que la lumière corporelle est plus grande en un temps qu’en un autre. Mais il [432] il y a bien de la différence entre la lumière qui éclaire nos yeux et cette notion et clarté mystique que Dieu communique à l’intellect; car plus la clarté corporelle est grande, plus elle se voit et paraît; au contraire cette clarté mystique paraît d’autant moins qu’elle est plus grande, car elle est quelquefois si simple, si pure, si intellectuelle et si abstraite, qu’il semble qu’on ne voit rien du tout. Ce qui fait dire au bienheureux Jean de la Croix cité ci-dessus : parfois cette divine lumière entoure l’âme avec tant de force qu’elle ne sent plus de ténèbres, et ne regarde la lumière, et ne pense appréhender aucune chose. Ce n’est pas qu’absolument parlant on ne voie rien; car on voit cette notion ou cette lumière; mais c’est qu’elle est si spiritualisée, qu’il semble qu’on ne voit rien; de même qu’elle les illumine en un accord si subtil, et si approchant d’un être spirituel, qu’encore qu’on le voit éclairé, il ne semble pas qu’on voie choses aucunes illuminées. Si vous demandez d’où vient ce plus et ce moins qui se trouve en cette clarté de l’entendement, je réponds qu’à mon avis cela ne procède pas tant de ce que cette notion est plus déliée et plus spirituelle, puisque les choses sont d’autant plus visibles à l’entendement qu’elles sont plus spirituelles, que du défaut de notre entendement. [433] Dieu est très visible, dit saint Thomas; et si on ne le peut pas voir ou comprendre, cela procède du défaut de la puissance et non pas de l’objet; et si notre intellect voit moins ou pense moins voir cette clarté mystique, plus elle est spirituelle, simple et déliée, cela ne vient pas de la spiritualité ou de la subtilité de cette clarté, car c’est ce qui la rend plus compréhensible, mais procède plutôt que de ce qu’en cette oraison, non seulement l’intellect est le principal agent, mais il est quasi le total; car il n’y a que la seule volonté qui y opère, et encore très peu, et comme conséquemment et par adjonction à l’opération de l’entendement; laquelle opération de l’entendement n’est pas une action dépendante de la liberté de la volonté, mais vient en l’intellect sans qu’elle y mettre rien. Or d’autant que cette opération ne lui peut être que grandement agréable, elle y a un acte de complaisance et de jouissance qui est un repos savoureux, auquel l’entendement, pour avoir chez soi assez d’affaires et d’occupation, ne regarde pas seulement, qui fait que toute l’attention de l’esprit est employée à la vision de cette clarté mystique. Mais d’autant que cette clarté est un objet général qui n’a rien de distinct et de particulier, et que les objets universaux, s’ils n’ont quelque fondement dans les [434] particuliers, ne peuvent être connus avec réflexion, cela fait que bien que l’entendement voie cette clarté, cette vue est si peu aperçue, que non seulement il ne sait ce qu’il voit, mais quasi ne sait s’il voit quelque chose. Or quand je dis que les objets universels ne se connaissent avec réflexion que par le fondement qu’ils ont dans les particuliers, cela s’entend des objets créés; car je ne saurais pas ce que c’est des hommes en général, si je ne connaissais ce que c’est des hommes en particulier.

Puis donc que cette clarté mystique ne nous fait rien connaître de distinct et de particulier, il ne se faut étonner si elle est si incompréhensible à l’entendement, et il est vrai de dire que cette notion ou clarté mystique est plus claire aux uns qu’aux autres, et que plus elle est claire et parfaite, et moins elle est aperçue : non à raison de sa clarté et de sa subtilité, mais parce que l’entendement n’agit que vers elles et il ne regarde à aucune autre opération. Je ne pense pourtant pas qu’il puisse être si occupé autour de cette clarté mystique qu’il soit sans aucune autre attention et encore directement, au moins longtemps, sans tomber en extase : parce qu’une si grande attention, et si peu réfléchie, ôte aussi l’attention à l’opération des sens extérieurs. Il ne faut néanmoins [435] pas penser que l’âme ayant cette notion ou clarté mystique soit toujours en extase; parce que quand la volonté y coopère davantage, cette notion étant plus faible, alors l’entendement ne s’y occupe pas tant qu’il n’ait assez d’attention sur l’opération de la volonté, et même sur celle des sens extérieurs, l’intellect étant alors en cette oraison, et en cette notion voyant cette clarté, et ne laisse de voir ou d’entendre ce qui se présente ou ce qu’il fait, quoiqu’à la vérité ce n’est pas d’une pleine, mais d’une demi-attention.

SECTION VI. De la durée de cette oraison.

Après avoir parlé de la grandeur ou qualité de cette oraison, disons quelque chose de sa durée. Je crois que rarement cette clarté est si grande que la volonté n’y opère quelque chose, mais pour l’ordinaire l’entendement n’est point si occupé en cette notion qu’il ne soit à soi, pour réfléchir sur son opération et sur celle de la volonté. Car il s’aperçoit bien du repos plaisant dont elle jouit, bien qu’il ne voie pas en quoi elle se repose; il connaît bien aussi qu’il est attentif à quelque chose, mais il ne sait ce que c’est; et même, bien que cette notion ne soit pas bien [436] grande, encore dure-t-elle bien peu de temps et ne se donne pas par habitude. Et comme nous avons remarqué ci-dessus qu’entre les oraisons du repos mystique quelques-unes avaient la représentation d’un repos chaleureux et quelques autres ressemblaient plus à la froidure, je dis que celle-ci a la ressemblance de froidure, parce que, quand cette notion ou clarté réside en l’entendement, il est toujours le principal agent, et la volonté la moins principale. Or quand cette chaleur se ressent parmi le repos, la volonté est la principale agente, et l’opération de l’intellect ne paraît point; car cette chaleur vient de l’embrasement de la volonté, qui montre une opération vigoureuse et occupante la principale attention, et même quasi la totale. Si quelquefois cette notion ou clarté mystique qui possède tout l’intellect dure longtemps, ce qui n’est pas impossible, comme assure le bienheureux Père Jean de la Croix, l’âme ne le peut pas discerner, son acte étant trop direct; et pour lors à mon avis l’âme est en extase et hors d’elle-même; si elle ne dure pas longtemps, elle fait plus de réflexion sur son opération. [437]

SECTION VII. Cette oraison est de trois sortes.

L’oraison de repos mystique savoureuse qui a une notion reluisante en l’intellect, est de trois sortes, l’une étant plus subtile et spirituelle que l’autre. La première et la plus grossière notion est une attention abstraite et directe que Dieu donne à l’âme quelquefois sans qu’elle y pense, laquelle passe fort légèrement et promptement par l’esprit. Elle ressemble à ces éclairs qui passent devant nos yeux, et à ces feux et exhalaisons enflammées que l’on voit paraître en l’air. Je ne sache quasi comparaison qui représente mieux cette notion de l’entendement, car dans les choses d’ici-bas à peine trouverons-nous des comparaisons sortables à ces opérations si subtiles. Or cette attention abstraite et mystique passe ainsi par l’esprit et disparaît quasi aussitôt que les éclairs.

C’est ainsi qu’en parle Ruusbroec : Dieu, dit-il, envoie quelquefois dans l’esprit de certaines lueurs et clartés soudaines en guise d’éclairs; et alors l’esprit en un moment est élevé au-dessus de soi, mais incontinent une telle lumière disparaît, et l’homme [438] retourne à soi; et c’est Dieu qui opère cette merveille.

Tauler dit : quelquefois reluit en notre esprit un désir de Dieu, lequel se montre si ouvertement qu’on ne peut douter que ce soit Dieu même se donnant à connaître comme sous l’espèce d’une soudaine lueur. Cette vision est si subtile qu’il ne demeure aucune image de ce qu’on a vu et ne peut-on savoir ni connaître ce qui s’est passé, étant néanmoins certain que ça été quelque chose, bien qu’on ne puisse déterminer et assurer de ce qui nous est arrivé.

Or que Tauler parle en cet endroit de cette notion que je décris, et qui est la première et la plus grossière de l’entendement, et non pas des deux autres, on le peut connaître par ce qu’il dit ensuite, savoir que si cela n’a excité et enflammé en notre âme un grand désir de foi, et que l’âme à qui cela arrive expérimente au-dedans de soi une rénovation, on ne doit pourtant pas de là inférer que la lumière que l’on a vue a été fausse; mais l’entendement ni le sens ne l’ont pu connaître ni comprendre, à raison de sa trop grande subtilité, qui est la cause pourquoi il n’en est demeuré aucune image, pour ce que cet éclair [439] ne donne pas si grand désir de soi comme la notion suivante, qui est accompagnée d’un plus grand plaisir et d’une plus attrayante douceur. On ne ressent pas aussi une si grande rénovation de tout l’intérieur, parce que cette lueur semble n’être qu’en la surface, mais la suivante pénètre bien davantage : celle-ci est semblable avec la lueur qui passe devant les yeux, l’autre abreuve et pénètre tout le fond.

CHAPITRE VIII. De la huitième espèce de l’oraison de repos savoureux, où il y a notion mystique dans l’intellect avec un grand repos.

SECTION I. Explication de l’état de cette oraison.

La huitième espèce de l’oraison de repos savoureux est une autre notion mystique que Dieu donne à l’intellect avec un grand repos extrêmement [440] agréable, à qui je ne saurais donner de nom plus propre que celui d’attention abstraite, parce qu’elle est comme la première, sinon qu’elle a bien plus d’éclat, et que la joie augmente beaucoup. Et de plus, c’est que celui qui est en cet état ne voit qu’à demi ce qu’il regarde, n’est qu’à demi attentif à ce qu’il fait ou à ce qu’on lui dit. Il est ici plus abstrait, et cette notion tient son esprit et son entendement plus serré et plus lié; et comme la joie est aussi plus grande dans celle-ci que dans la précédente, aussi est-il plus transporté. Je pense pourtant que si la première durait aussi longtemps, il serait bien difficile de s’appliquer avec grande attention à quoi que ce fût, car enfin l’intellect ne veut quitter ces attentions si agréables pour d’autres de bien moindre conséquence. Il me semble qu’on peut donner à entendre l’état de cette seconde sorte de notion mystique de l’intellect par cette comparaison :

Représentez-vous qu’une personne entre dans un cabinet tout rempli de rubis, de diamants, d’émeraudes et d’autres pierres précieuses, chez un orfèvre, qui lui fait voir un buffet plein de brillants; si elle ne s’arrête pas à voir ces pièces en détail, mais en gros, elle aperçoit un éclat qui lui donne dans les yeux; et sortie de là, elle se souvient avoir vu non telle ou telle pièce en particulier [441], mais un brillement et un éclat. Lorsque l’âme est dans l’oraison de repos que nous décrivons et qu’elle a cette douce notion dans l’intellect, elle est en un état semblable à celui où était cette personne, non pas quand elle regardait toutes ces pierreries et ces brillants en gros sans arrêter sa vue sur aucun en particulier, parce qu’en même temps qu’elle les voyait tous en détail, bien que confusément; mais en celui auquel elle se trouvait étant sortie de cette chambre, n’ayant plus qu’un souvenir qui lui restait, et une attention à quelque éclat en général. L’âme en cette oraison a attention à un éclat et à un brillement qui la tient si attachée et si plongée, qu’elle ne voit qu’à demi ce qui se présente à ses yeux, et n’a qu’une demi-attention à ce qu’elle fait; elle a une vue indistincte, et un regard direct claire, et les yeux intellectuels tout frappés de cet éclat.

SECTION II. Cette notion plus particulièrement expliquée.

Je ne sais si je ne me n’abuse point de dire que c’est une vue, un éclat, un brillement, car ce qui se passe en cette oraison est si spirituel, si intellectuel, si mystique et si abstrait, que je trouve cette comparaison [442] trop grossière pour expliquer une chose qui attache et suspend si fort l’esprit. Je ne sais si je l’expliquerai mieux et plus conformément la vérité, en disant qu’on ne voit rien. Enfin on voit quelque chose si vous le voulez, et si vous aimez mieux, on ne voit rien, mais il est certain que l’âme a pour lors une forte attention, sans savoir à quoi, laquelle la suspend et la met quasi hors de soi.

L’autre notion de laquelle nous avons parlé avant celle-ci n’attache et ne suspend pas si fort l’intellect; et j’y vois une différence plus qu’accidentelle. Il y en a plus qu’entre un jour sombre et un autre bien éclairé des rayons du soleil; car encore que ce soit la même lumière, elle est néanmoins plus claire sans comparaison quand le soleil luit, que quand il est caché sous le nuage. Si vous dites que ce n’est qu’une différence de plus grande et de moindre clarté, qui ne dit rien d’essentiel, je réponds que la seule expérience de ces deux notions fait voir plus clair que le jour une différence entre elles plus qu’accidentelle; car elles diffèrent en substance, étant deux sortes de grâce fort différentes l’une de l’autre, bien que selon notre explication, elles paraissent quasi semblables; ce qui procède de ce que nous ne pouvons pas bien exprimer les différences essentielles de [443] choses si spirituelles et qu’ils n’ont point de commerce avec celles qui tombent sous les sens. Ainsi quand nous parlons des anges, bien que selon saint Thomas ils soient tous différents d’espèces, néanmoins en les décrivant nous ne pouvons marquer ni donner à connaître en quoi consiste cette différence essentielle, parce que ce sont de simples substances qui ne tombent point sous nos sens, et nous ne pouvons dire d’eux, sinon que ce sont de purs esprits sans matière, plus parfaits les uns que les autres, ce qui ne montre qu’une différence accidentelle. Ainsi je ne puis dire précisément en quoi ces deux notions diffèrent si fort, mais seulement que ce sont des grâces distinctes, non seulement en mode ou en manière, mais aussi en propre substance. La lumière du soleil diffère essentiellement de celle d’une chandelle, et vous seriez bien en peine de dire en quoi à un aveugle-né, car de marquer que l’une est plus claire que l’autre, ce n’est qu’une différence accidentelle, autrement la lumière d’un gros flambeau serait différente essentiellement de celle d’une petite et menue bougie, parce que l’une et plus claire que l’autre, ce qui n’est pas. [444]

CHAPITRE IX. De la neuvième espèce de l’oraison de repos savoureux, où il y a une troisième sorte de notion donnée de Dieu à l’intellect, différente des deux précédentes.

SECTION I. Description de cette notion et sa différence avec les deux précédentes.

La neuvième espèce de l’oraison de repos savoureux est une troisième sorte de notion que Dieu donne à l’intellect, différente des deux précédentes, plus subtile et plus déliée de beaucoup, et aussi accompagnée d’un plus grand repos.

Cette notion est une bien plus grande abstraction de toutes choses, parce qu’ès deux précédentes l’âme a une pleine connaissance de l’état auquel elle est, et sent clairement qu’elle a une attention à quelque chose, sans savoir ce que c’est. Mais cette [445] troisième sorte de notion abîme tellement l’intellect qu’il ne pense pas appréhender aucune chose, tant il est englouti en elle; de façon que dans les deux précédentes l’abstraction de l’âme lui ôte l’attention aux autres objets, excepté qu’elle se connaît bien, et l’état auquel elle est, mais en cette troisième, non, parce que son attention est si peu réfléchie sur elle, qu’elle ne sait pas même où elle est, ce qu’elle est, et à quoi elle pense et où son attention se porte. De même qu’un homme qui serait suspendu en l’air, transporté comme un Élie, et ne sentirait ni bras, ni jambes, ni corps, ni âme : car ici l’on est quasi ainsi suspendu, ce qui procède de la forte attention qu’à l’âme en cette notion, et aussi de sa délicatesse et de sa subtilité; parce que l’espèce intellectuelle qui est là représentée, non seulement n’a rien de sensible, mais est l’image de quelque chose qui est plus simple que l’intellect même; lequel intellect, informé et en quelque façon rendue semblable à une simplicité plus grande que celle qui lui est naturelle, il a ses opérations encore plus simples quasi que son propre être. C’est pourquoi, comme son propre être ne lui est pas apercevable, n’étant pas chose sur laquelle il se puisse réfléchir, il en est de même de son opération.

C’est aussi la coutume de notre entendement [446] fortement occupé à quelque objet, de perdre en attention aux autres choses, comme on lit d’Archimède qu’étant attentif à ses mathématiques, il n’entendit point le bruit des ennemis qui avaient pris la ville où il était, et se laissa saisir sans s’en apercevoir.

Le bienheureux Jean de la Croix explique que cette notion : [Livre de du mont Carmel chapitre quatorze] parfois, dit-il, l’âme ne sent plus de ténèbres ni ne regarde la lumière, et ne pense appréhender chose qu’elle sache, et elle demeure parfois comme en un grand oubli, sans savoir ce qu’elle est devenue ni où elle est, et ne pense pas avoir été, et peut-être, comme il est qu’elle passe un long temps en cet oubli, et quand cette âme revient à soi, il ne lui a pas semblé un moment. La cause de cet oubli est la pureté et la simplicité de cette action, laquelle occupant l’âme, comme elle est pure et nette, elle la rend aussi simple, nette et pure de toutes appréhensions et formes des sens, et la laisse ainsi assoupie, sans avoir égard aux différences du temps; d’où vient que cette oraison, bien que fort longue, semble très courte à l’âme, parce qu’elle a été en pure intelligence; mais cette notion quitte l’âme quand elle se souvient des effets qu’elle opérait en elle sans qu’elle en ait rien senti, qui est une élévation d’esprit à l’intelligence céleste, et une aliénation [447] et abstraction de toutes les choses et de leurs formes et figures, et l’âme demeure comme ignorante des choses, ne sachant que Dieu, sans connaître comment; et encore que l’âme semble ne rien faire en cette notion et qu’elle ne s’emploiera rien, à raison qu’elle n’opère pas avec les sens, qu’elle ne croie pas se perdre et être inutile; parce que bien que l’harmonie des puissances de l’âme cesse, l’intelligence demeure.

SECTION II. Différence essentielle de cette notion d’avec les deux autres, sa durée, et si elle se donne par habitude.

De ce que dessus nous pouvons aisément apprendre que cette notion diffère essentiellement des deux précédentes, parce qu’elles n’ont pas une si grande abstraction; je veux dire que non seulement cette notion est plus simple en soi, plus subtile et plus délicate en substance que les deux autres, mais qu’aussi elle fait abstraction de plus de choses que les deux premières; car elle ne fait pas réflexion sur sa propre opération ni sur son être, ce que font les deux autres, d’où vient que ces trois notions mystiques sont trois espèces différentes de l’oraison de repos savoureux, et comme nous avons [448] remarqué dans la volonté plusieurs sortes d’oraisons de repos avec goût, toutes différentes d’espèces, aussi disons-nous qu’il il y en a dans l’entendement, qui sont ces trois sortes de notions.

Or je ne pense pas que l’âme puisse demeurer longtemps dans cette dernière notion si abstraite, comme il ne répugne pas qu’elle soit longue, selon le bien heureux père Jean de la croix ci-dessus cité, sans entrer en extase et aliénation des sens extérieurs, car comment pourrait-elle être longtemps en si grande abstraction et aliénation, non seulement des sens intérieurs, mais de toute propre opération, et conserver l’attention aux fonctions des sens extérieurs, vu que même en la précédente notion l’âme est déjà à demi extatique, n’ayant que demi-attention aux actions qu’elle fait? Ce qui provoque l’extase, c’est que l’intellect ne peut faire réflexion sur la fonction des sens extérieurs, à cause de la grande attention qu’il emploie en l’objet qu’il contemple. Or il y a ici une telle attention à l’objet, qu’à peine peut-il faire réflexion sur sa propre opération, ni sur ce qu’il est en tel état; il suit donc bien qu’il ne peut pas demeurer longtemps en cette si grande abstraction de toutes choses, sans faire aussi abstraction des fonctions des sens.

De plus, j’estime que ces notions mystiques [449] que Dieu met en l’intellect sont des oraisons de repos savoureux qui ne se donnent pas par habitude, et partant, quand elles cessent, elles ne retournent plus, aussi durent-elles quelque temps; mais nous en parlerons ci-après plus amplement.

La bienheureuse Angèle de Foligno fait voir qu’elle avait expérimenté telle grâce. [En sa vie, chapitre vingt-sept.] Voici comme elle la décrit : après avoir dit qu’elle avait reçu en son intérieur des opérations divines, des joies et des délices et un très profond abîme, elle poursuit disant : «Je fus alors retirée de toutes les choses où auparavant je me délectais; savoir de la vie de l’humanité de Jésus-Christ, de sa pauvreté, de ses douleurs et de ses mépris, qui étaient mon reposoir et mon lit, et j’ai été retirée de toute la manière de voir Dieu en ténèbres (elle veut dire que les images ou pensées et tous actes, non seulement lui ont été ôtées, mais aussi toutes les manières d’oraison de repos qu’elle avait ressenties auparavant, pour en recevoir une plus délicate). C’est pourquoi elle continue : «J’ai été retirée de tout état précédent avec une telle onction et endormissement, que je n’ai pu apercevoir en façon du monde, sinon que je me souviens bien que je n’ai plus ces choses.» Voilà l’état de cette oraison : quand elle commence, l’âme perd [450] toutes connaissances réfléchies, et quand elle est cessée, il ne lui reste autre souvenir, sinon qu’elle sait bien qu’elle n’a plus une telle grâce.

CHAPITRE X. De la dixième espèce de l’oraison de repos savoureux qui réussit en toutes les puissances de l’âme.

SECTION I. Il se prouve, par autorités des mystiques, qu’il y a une oraison de repos savoureux où toutes les puissances de l’âme sont unies.

Je dis qu’il a une oraison de repos plaisante et savoureuse en laquelle toutes les puissances de l’âme sont unies.

J’aurai suffisamment prouvé cette conclusion si je montre que Dieu donne une oraison, laquelle a trois choses : un repos, une joie et une union de toutes les puissances. Or il est très certain que Dieu favorise les contemplatifs de cette sorte d’oraison. [451] Tel est le sentiment de ceux qui ont écrit de la vie mystique.

Dieu répand, dit Harphius, sur toutes les puissances de l’homme et sur les forces du corps, un goût avide de son amour, lequel les enivre toutes d’une douceur inexplicable; et ainsi, par le sentiment corporel l’âme s’élève au sentiment spirituel, c’est-à-dire raisonnable, et par ce sentiment raisonnable, elle monte au sentiment divin par-dessus la raison; mais elle est tirée plus outre par le sentiment divin, et est engloutie en un sentiment béatifique qui est immobile; et le sentiment est notre béatitude suressentielle, c’est-à-dire la jouissance de Dieu. Donc quand ces trois premiers conviennent en une vie, alors au sens inférieur il y a très grande délectation; au sens moyen, une clarté, une opulence et une plus grande abondante délectation; et au plus haut sens est la divine jouissance, en la manière qu’elle peut être en la voie, avec une joie sans mesure, et avec des richesses spirituelles immenses. Au reste le sens sensuel est ici pris pour une unité sensitive de notre cœur, laquelle, étant élevée et adressée à Dieu par dilection sensible, est alors l’autel sur lequel nous immolons notre nature corporelle au ministère divin. Par cette unité, il faut entendre une oraison de repos qui réside au sens avec [452] délectations sensibles; et il montre, par ce que dessus, que le repos savoureux occupe les trois puissances, savoir la sensible, la raisonnable et la suprême pointe, ou sommet de l’esprit.

Sainte Thérèse confirme cette union de toutes les puissances en l’oraison de repos agréable, en sa Vie [chapitre dix-huit.], où elle parle de quatre sortes d’eau, dont la quatrième est cette oraison que nous décrivons. En toutes ces oraisons, dit-elle, dont nous avons parlé, le jardinier (elle entend l’âme contemplative) travaille quelque peu, encore qu’en ces derniers le travail est accompagné de tant de gloire et de contentement que l’âme n’en voudrait jamais désister; et partant, il ne se sent pas pour travail, mais pour vouloir. (Elle entend parler de l’oraison avec pensées et production d’actes, mais douce et savoureuse.) Elle poursuit en parlant de l’oraison de repos : en celui-ci il n’y a point de sentiments (c’est-à-dire, comme je pense, d’actes sensibles), il n’y a que de la jouissance sans connaissance de ce dont on jouit (c’est-à-dire un repos mystique); tous les sens sont tellement occupés en cette joie qu’aucun d’eux ne reste désoccupé pour se pouvoir employer en autre chose, ni intérieurement ni extérieurement. Auparavant il leur était permis, afin qu’ils donnassent [453] quelque signe de la grande joie qu’il sentait; ici, l’âme, sans comparaison, jouit beaucoup davantage, et elle peut toutefois moins donner à connaître, parce qu’il ne lui reste aucune puissance, ni au corps ni en l’âme, pour communiquer ni faire entendre cette jouissance. En ce temps-là tout lui serait un grand empêchement et tourment, et la détournerait de son repos, et je dis que, si l’union est de toutes les puissances, que combien que l’âme le voulut lorsqu’elle y est, elle ne le peut : si elle le peut ce n’est pas union de toutes les puissances. Vous voyez un repos, une joie, une jouissance, une union de toutes les puissances, qui ne peuvent donner à connaître leur joie, parce qu’elles sont en silence; tout détourne l’âme et empêche son repos, parce que d’opérer, en telle union, de quelque puissance, cela la désunit et lui donnerait tourment de voir que par sa faute elle aurait perdu ce repos ou union si agréable.

Tantôt, dit Jean de Jesus Maria [en son art d’aimer, chapitre quinze.], l’union est partiale, et autre fois totale de l’âme avec toutes les forces et puissances; de sorte que quelquefois Dieu, s’unissant à la partie inférieure, occupe l’imagination et l’appétit sensitif par les choses divines, et avec un consentement qui surpasse toutes les délices. [454]

Quelquefois, dit saint François de Sales, l’union se fait de toutes les facultés de l’âme, qui se ramassent tout autour de la volonté, non pour s’unir elles-mêmes à Dieu, car elles n’en sont pas toutes capables, mais pour donner plus de commodité à la volonté de faire son union; car si les autres facultés étaient impliquées chacune à son objet propre, l’âme opérante par elle ne pourrait si parfaitement s’employer à l’action par laquelle l’union se fait avec Dieu.

Quand ce ruisseau coule, dit Harphius, il remplit toutes les puissances inférieures de l’âme avec les supérieures, à la façon d’un reflux de mer il attire avec soi toutes les puissances à l’origine dont elles sont émanées.

Il y a, dit Ruusbroec, une pure et vraie simplicité qui éclaire l’esprit sans différence, et un tel ruisseau de grâces s’écoule par toutes les puissances de l’âme, tant basses que suprêmes, et, les élevant au-dessus de toute multiplicité et occupations, cause une certaine simplicité en l’homme. [455]

SECTION II. Suite du sujet précédent.

Sainte Thérèse dit que quelquefois Dieu donne une oraison de repos mystique savoureuse où toutes les puissances ne sont pas unies, mais seulement imbues. Ici, dit-elle, à mon avis toutes les puissances sont pas unies, mais imbues, et comme étonnées et transportées, regardant ce que peut être cela. Ce qui arrive alors que l’âme a un repos mystique, où tout l’intérieur est plongé en délices; ce qui ne peut être sans que toutes les puissances soient imbues et abreuvées, de même qu’une éponge plongée en l’eau en est tout imbue; et toutefois les autres puissances ne sont pas unies à la volonté, c’est-à-dire ne sont pas liées, mais peuvent opérer selon leurs objets [en sa vie, chapitre quinze et dix-sept, cité par Thomas à Jésus.]; quoique pendant les souvenirs tranquilles et l’introversion, la volonté ait un si grand goût, les autres puissances, comme étonnées, sont quasi suspendues et abreuvées; et cette sainte nous assure qu’il y a une union de toute l’âme avec Dieu.

Ces autorités nous apprennent que l’on trouve, parmi les trésors de Dieu, l’union de toutes les puissances de l’âme, accompagnée de joie et de repos. Sainte Thérèse [château de l’âme, cinquième demeure, chapitre de] [456] semble vouloir dire que le repos d’une telle âme n’est pas accompagné de joie, mais d’inquiétude; car elle dit que cette âme a de l’inquiétude, combien qu’elle n’ait jamais été en plus grande quiétude et repos toute sa vie. Ces paroles semblent être opposées, car comment peut-on être en quiétude et inquiétude tout ensemble? Mais elle s’explique tout aussitôt, déclarant en quoi consiste cette inquiétude, et disant : Untel ne sait où se poser ou asseoir, parce qu’ayant goûté d’un tel bien, tout ce qu’il voit en terre le mécontente, principalement quand Dieu lui a donné plusieurs fois de ce vin. Elle veut dire que son inquiétude procède de ce qu’il faut s’arrêter aux choses de la terre, ne désirant se reposer qu’en Dieu, et tout ce qui est hors de Dieu lui étant un supplice; et veut faire entendre que le propre de telle grâce est de donner cette peine. Elle dit encore que ceux à qui Dieu fait tellement grâce ont de grands travaux, et que leur paix et leur contentement naissent desdits travaux. Cela s’entend après qu’une telle oraison est passée, car durant son cours l’on ne peut sentir aucun travail, mais seulement une grande paix et joie, et comme elle le dit en sa Vie : quand notre Seigneur la donne, on s’aperçoit bientôt quel repos il y a; et n’y ayant point d’hiver, mais toujours [457] un temps tempéré, il n’y aura jamais faute ni de fleurs ni de fruits, et on voit quelles délices et contentements il y a [Château, demeure cinq, chapitre un.]. La joie et les délices de cette oraison sont si grandes, que cette même sainte les appelle indicibles et inconcevables, et dit que cette oraison est suave, délectable et savoureuse, avec paix, jouissance, contentement et satisfaction de l’âme.

SECTION III. Les trois puissances supérieures de l’âme opèrent en cette oraison, et premièrement, quelle est l’opération de la volonté.

Les trois puissances supérieures de l’âme ne sont pas oisives en cette oraison, mais elles y opèrent diversement.

Premièrement, la volonté n’y produit aucun acte, car c’est une espèce d’oraison de repos qui n’a aucun acte ni pensée, mais un seul repos en Dieu.

Voici comment parle sainte Thérèse [Château, demeure cinq, chapitre un.] : Ici l’âme est bien endormie aux choses du monde et à soi-même, et bien éveillée à Dieu; parce qu’en effet, l’âme demeure vraiment comme sans sentiment pendant ce peu de temps que dure l’union, lui étant impossible de penser à aucune chose, encore qu’elle ne voulût. Il n’est pas besoin d’user d’artifice [458] pour suspendre la pensée, voire même l’amour actuel : elle est comme celui qui de tout point est mort au monde pour vivre davantage en Dieu, qui est une mort savoureuse, parce que c’est une suave et délectable abstraction ou séparation de l’âme et de toutes les opérations qu’elle peut avoir au corps. Et plus bas : Les puissances et les sens sont tous endormis. Et ailleurs, elle dit que l’âme n’avale pas seulement ce lait, mais que Dieu le met en elle sans son travail et sans qu’elle en ait aucune peine. [Chemin de perfection, chapitre trente et un.].

Mais bien que la volonté ni les autres puissances ne produisent aucun acte et n’aient aucune pensée, si est-ce que les trois puissances supérieures : la volonté, l’entendement et la mémoire, y opèrent. Ainsi le dit sainte Thérèse : quand l’union est de toutes les trois puissances, celui qui les a créés les suspend, parce que par la jouissance qu’il leur donne, il les occupe toutes. Et en sa Vie, citée par Thomas a Jesu en son abrégé : il semble, dit-elle, que Dieu veuille donner licence aux puissances à ce qu’elles entendent et jouissent du grand bien qu’il opère là. Cela advient coutumièrement quand l’union est grande, car toutes ces trois puissances, ce semble, sont occupées en Dieu; parce que ces puissances sont quasi du tout uni, mais non tant englouties qu’elles [459] n’opèrent; elles ont seulement habileté pour s’occuper toutes en Dieu.

Mais il faut voir quelle opération c’est, et pour commencer par la volonté, car c’est elle qui est la maîtresse en cette oraison et qui y a la principale opération, qui n’est autre que l’amour, la joie et la jouissance.

Sainte Thérèse dit qu’en la suspension totale la volonté est celle qui doit être bien occupée à aimer.

Cet amour est un amour mystique en l’âme qui aime, sans savoir quoi et comment, dit sainte Thérèse. [Château, demeure cinq, chapitre un.]. En cette oraison elle n’entend pas comment, ni même ce que c’est qu’elle voudrait. Et en quelques siens écrits rapportés par Ribera en sa Vie : quand, dit-elle, l’union est de toutes les puissances, la volonté aime davantage qu’elle ne comprend, mais elle n’entend pas si elle aime ni ce qu’elle fait, en sorte qu’elle le puisse dire; et il ne s’en faut pas étonner, parce que la volonté n’a point d’autre amour dans les oraisons de repos. [460]

SECTION IV. Quelle est l’opération de l’entendement en cette oraison.

Sainte Thérèse, parlant de l’opération de l’entendement en cette oraison, dit qu’il est comme étonné; c’est en quelques siens écrits cités ci-dessus. Et ailleurs, tout son entendement, dit-elle, se voudrait employer à comprendre quelque chose de ce qui se sent, et comme ses forces ne peuvent y atteindre, il demeure tout étonné; de manière qu’il ne se perd pas du tout, il ne remue ni pieds ni mains, ainsi que nous disons d’une personne qui est tellement évanouie et pâmée qu’il nous semble qu’elle soit morte. [Château, demeure cinq, chapitre un.] Ce que quelques-uns expliquent en disant que l’entendement patient demeure seul, mais que l’entendement agent se perd ici. Pour mieux expliquer l’opération de l’entendement en une telle oraison, il faut savoir qu’il y a des choses dont il a la connaissance et d’autres qu’il ne saurait connaître.

En premier lieu, il a un sentiment, ce qui est commun à toutes les oraisons de repos savoureux, c’est-à-dire que l’âme ressent bien une attention intérieure à quelque chose. [Chemin de perfection, chapitre trente et un.]. C’est ce que veut dire sainte Thérèse, que [461] l’âme sent en soi une telle oraison. Et en sa Vie : [chapitre dix-huit] Elle la sent, dit-elle, car elle a du sentiment pour entendre qu’elle est en ce monde, et pour sentir sa solitude, c’est-à-dire qu’elle est privée de la vision de Dieu.

Secondement, l’âme croit assurément qu’un tel don lui vient de Dieu. Car, dit sainte Thérèse [château, demeure cinq, chapitre un.], il s’imprime soi-même tellement dans l’intérieur de cette âme, que lorsqu’elle revient à soi, elle ne peut aucunement douter qu’elle n’ait été en Dieu et Dieu en elle; et cette vérité demeure avec telle fermeté, que combien qu’il se passât plusieurs années sans que Dieu lui fît une autre fois telle grâce, elle ne l’oublie point. Mais comment est-ce qu’elle a vu ou entendu, si elle ne voit ni n’entend? Je ne dis pas qu’elle le voit pour lors, mais qu’elle le voit par après clairement; et non pas pourtant que ce soit vision, mais c’est une certitude qui demeure en l’âme, et laquelle n’y peut être mise que de Dieu; et celui qui ne demeurerait pas avec cette certitude, je ne voudrais pas dire que ce fût l’union de toute l’âme avec Dieu, mais de quelques-unes des puissances seulement, ou de quelque autre sorte de grâces que Dieu fait diversement. Néanmoins, au commencement que Dieu fait cette grâce, l’assurance n’est pas si grande. [462].

Écoutons encore parler cette sainte elle-même, traitant de l’union ou suspension totale : [En sa vie, chapitre dix-neuf.] Il m’est, dit-elle, arrivé quelquefois en cette oraison que j’étais si hors de moi, que je ne savais si c’était songe ou vérité que la gloire que j’avais sentie; et je me voyais pleine d’eau, laquelle distillait sans peine; je voyais que ce n’avait pas été un songe, et ceci était au commencement que la chose passait brièvement.

Encore que l’entendement ait attention à quelque chose, et que l’âme croie avec certitude que c’est Dieu, tout cela n’empêche pas que nous ne disions avec vérité, que toute la connaissance qu’elle peut avoir en cette oraison, n’est que direct et mystique; parce qu’elle ne sait ce que c’est, ni à quoi elle est attentive, et si elle croit que c’est Dieu, ce n’est pas qu’il soit connu objectivement par quelque espèce qui le représente avec réflexion à son entendement; mais elle le croit par je ne sais quelle notice expérimentale; les goûts de Dieu ayant cela de propre qu’ils donnent cette croyance à l’âme par un moyen qui ne se peut exprimer; et à mon avis cela vient plus de la sympathie naturelle, ou pour mieux dire surnaturelle, qui est entre Dieu et l’âme. Quoi qu’il en soit, cette âme connaît que c’est Dieu, non qu’en telle opération elle ait aucune pensée [463] de Dieu; mais par une vue directe et mystique qui lui laisse une assurance après qu’elle est passée, que Dieu y opérait. Donc, pendant cette oraison l’âme sent bien quelque chose au-dedans, quelque attention, quelque goût ou quelque plaisir, mais de savoir ce que c’est, et ce que l’on goûte ou l’on sent, ce qui se passe au-dedans, ce sont lettres closes à l’entendement, parce qu’elles sont cachetées du sceau de l’Époux, que lui seul peut ouvrir.

C’est un grand bien que Dieu fait à une telle âme, dit sainte Thérèse dans quelques écrits [rapportés par Ribera en sa vie. Livre quatre, chapitre trois.]. Mais il ne se peut dire ce que c’est, car encore qu’il se donne à entendre à l’âme, elle ne sait comme elle l’entend, ni même le dire à mon avis. Elle confirme ailleurs la même chose : Dieu, dit-elle, occupe les puissances sans qu’elles sachent comment, et sans le pouvoir savoir; de sorte que, comme j’ai dit, elles sentent en soi cette oraison, sans pouvoir savoir déterminer au vrai ce que c’est, combien qu’on discerne fort bien qu’il est beaucoup différent des contentements de ce monde. Et en sa Vie elle dit même que l’on ne sait si les puissances opèrent, et que toutes les puissances sont suspendues, de sorte qu’on ne connaît aucunement qu’elles opèrent. [464]

SECTION V. Si l’entendement opère en cette oraison avec ou sans notion.

L’entendement a deux sortes d’opérations en l’oraison de repos mystique savoureux, comme j’ai ci-dessus remarqué. Une qui ne paraît en façon du monde, ce qui fait croire à plusieurs que l’âme a un amour tranquille sans connaissance, tant l’opération de l’entendement est mystique et cachée ; l’autre opération de l’entendement est quand il y a une notion en l’intellect, qui est la vue de quelque clarté ou de quelque chose simple, sans savoir ce que c’est, ce qui se fait ou trois manières, qui sont les trois notions de l’intellect que nous avons décrites en la précédente espèce.

Or la question est si l’entendement opère en cette oraison que nous décrivons maintenant avec notion ou sans notion. Je voudrais bien que cette question fût résolue par quelque autre qui eût plus de substance pour cet effet que je n’ai pas; néanmoins, puisque je n’ai trouvé personne qui en parle, je dirai qu’il me semble que lorsque toutes les puissances sont unies, l’intellect a une des trois notions dont j’ai parlé [465] dans les espèces précédentes, et plutôt la troisième que les deux autres.

Mes raisons sont, premièrement, que sainte Thérèse appelle l’union contemplation parfaite. [Chemin de perfection, chapitre trente-deux.]. Or la contemplation parfaite, principalement si elle est directe et mystique, doit avoir une telle notion en l’intellect, car l’autre connaissance qui est sans notion semble n’être pas si parfaite que celle qui est avec notion. Mais d’autant que sainte Thérèse ne pensait peut-être pas à cela quand elle appelait cette oraison de l’union contemplation parfaite, j’apporte une seconde raison, tirée d’elle-même [château, demeure cinq, chapitre un.], disant qu’en cette oraison où toutes les puissances sont unies, l’âme voit par une manière secrète qui est cet Époux qu’elle doit prendre, et que la communication ne se fait que d’une vue seule.

Elle dit ailleurs [demeure, six, chapitre un.] que cette vue susdite est tellement gravée en l’âme, que tout son désir est d’en jouir encore une autre fois. Néanmoins, et là-même et ailleurs, elle dit qu’on ne voit rien en une telle oraison; mais en effet, on tire de ces paroles la vérité de ce que j’ai avancé, qu’il il y a une notion dans l’entendement lorsque toutes les puissances sont unies. Car quand on a une telle notion, on peut dire que l’on voit et que l’on ne voit pas, en ce que si l’on voit quelque chose, [466] l’on ne sait ce que l’on voit; seulement on a attention à quelque chose sans savoir ce que c’est, et on appelle cette attention une vue, parce que c’est une opération d’entendement vers quelque objet.

La troisième raison, et la plus forte, est que pendant cette oraison où toutes les puissances opèrent, l’âme n’a qu’une demi-attention à ce qu’elle fait ou à ce qu’elle voit ou entend, comme nous apprend sainte Thérèse. [En sa vie, chapitre dix-huit.]. Et la raison qu’elle en donne est que l’entendement n’est point, c’est-à-dire qu’il est si occupé à d’autres choses, qu’il ne peut mettre une entière attention aux choses extérieures. Or il est certain qu’en ces oraisons de repos qui sont sans pensées et sans actes, l’âme ne perd point l’attention aux actes ou choses extérieurs, si ce n’est qu’il y ait quelque notion, ou dans l’entendement ou dans l’imagination, à laquelle notion la connaissance est si fort attachée et employée qu’elle ne peut se convertir à autre chose.

La raison sur laquelle je me fonde est premièrement prise de la part de l’opération de nos puissances. Jamais nous ne perdons l’attention aux choses extérieures, si ce n’est par une grande occupation ou attention de l’intellect ou de l’imagination, ou de tous les deux ensemble. [467]

La seconde raison est prise de l’opération de cette oraison de repos mystique, parce que quand elle est dans la seule volonté, l’entendement ou l’imagination n’ayant attention à aucune notion, l’âme n’est point empêchée de voir ce qui se passe à l’extérieur, et donc, puisqu’en cette oraison elle n’a qu’une demi-attention aux choses extérieures, il faut, ou que l’intellect, ou que l’imagination soit occupée à quelque notion mystique. Or cette notion n’est pas dans l’imagination, car les mystiques entendent cette union des puissances plutôt dans la portion supérieure que dans l’inférieure. Et de plus l’amour est plus grand dans la volonté plutôt que dans la concupiscible; il s’ensuit donc qu’elle est éclairée par une notion d’entendement plutôt que d’imagination; et s’il y a une notion mystique dans l’entendement, il faut que ce soit l’une des trois que nous avons décrites ci-dessus. Et d’autant que cette oraison est appelée parfaite contemplation, il y a de l’apparence que c’est la plus parfaite notion qu’y possède l’intellect, et comme c’est la troisième qui est la plus parfaite, il faut conclure qu’elle se trouve aussi ici. [468]

SECTION VI. Difficultés résolues sur la distinction de cette oraison d’avec celle de la précédente espèce.

S’il est ainsi, direz-vous, qu’en cette oraison que nous appelons dixième espèce de repos mystique savoureux, il se trouve même notion dans l’intellect qu’en celle de la neuvième espèce : en quoi est-ce que ces deux oraisons peuvent être distinctes? Et puisque nous avons dit que la neuvième espèce était distincte essentiellement des précédentes seulement par cette notion mystique en l’intellect, en quoi le serait-elle donc de celle-ci?

Je réponds que ces deux sortes d’oraisons sont différentes, non seulement accidentellement, mais aussi essentiellement, et leur différence essentielle consiste en ce que dans la neuvième espèce, la notion est la principale opération et l’intellect est le principal opérant; et si la volonté y opère, ce n’est que subsidiairement. D’où vient que le bienheureux Père Jean de la Croix pense que quelquefois, mais bien rarement, cette notion se communique au seul intellect. [Mont Carmel, chapitre quatorze.]. J’ai pourtant fait voir ci-dessus que toujours la volonté y opérait, mais que son opération [469] était si mince à l’égard de l’opération de l’intellect, qu’elle semblait n’opérer pas; de même que la plupart des mystiques estiment que quelquefois Dieu donne un amour et une oraison de repos en laquelle la seule volonté opère sans connaissance d’entendement; ce que j’ai fait voir ailleurs n’être pas véritable en la neuvième espèce, dont la notion est la principale opération et l’intellect le principal agent. Tout au contraire en la dixième espèce, où l’amour est la principale action et la volonté la principale opérante, et l’opération de l’intellect, quelque noble qu’elle puisse être, est toujours bien moindre que celle de la volonté. Et Sainte Thérèse veut qu’en cette oraison la volonté soit la maîtresse, c’est pourquoi elle a dit ci-dessus que si l’entendement ne se perd du tout, il ne remue ni pied ni main, comme une personne évanouie paraît morte, quoiqu’elle ne le soit pas : elle veut dire que, quoique l’entendement opère, son opération ne paraît non plus que la vie en une personne évanouie. Et d’où vient cela, puisque nous avons dit que l’intellect a une opération si noble et une notion si excellente, sinon de ce qu’elle est comme abîmée dans la grande joie de la volonté? Et la même sainte Thérèse dit [chemin de la perfection, chapitre trente-deux.], que cette oraison est un grand et paisible contentement de la volonté, et que l’âme quitterait tous les plaisirs du monde pour sentir cette satisfaction et ce contentement qui est en l’intérieur de la volonté. Et en sa vie elle fait voir que la volonté suspend les autres puissances. [Le chapitre dix-huit].

Il est donc aisé de voir que l’entendement opère en cette oraison où toutes les puissances travaillent, et que son opération est aussi excellente que dans la neuvième espèce, ayant pareille notion; que néanmoins la volonté opère encore plus noblement que lui, et qu’à raison de cette excellente opération celle de l’intellect ne paraît quasi pas, comme une forte lumière en éclipse une moindre; et cela suffit pour une distinction essentielle, d’autant que l’oraison de cette dixième espèce procède d’une volonté beaucoup plus éclairée et fortifiée d’une grâce extraordinaire, que non pas l’oraison de la neuvième espèce, ce qui suffit pour la distinguer des espèces, comme je ferais voir ci-après. [471]

SECTION VII. La mémoire opère en cette oraison, et comment.

Il faut dire aussi que la mémoire opère en cette oraison où toutes les puissances sont unies; et ce qui me le fait conjecturer, c’est qu’elle y est liée; je veux dire qu’elle ne peut exercer ses fonctions ordinaires ni se ressouvenir d’aucune chose. C’est pourquoi sainte Thérèse, parlant de la suspension totale [En sa vie, chapitre dix-huit.] : Si on était, dit-elle, pensant à quelque mystère, la mémoire s’en perd, comme si jamais on n’y avait pensé; si on lisait, on s’y arrête; et il n’y a aucun souvenir de ce qu’on lisait ou priait, la mémoire ne se peut plus raviver. Et en quelques siens écrits déjà cités, elle dit qu’en cette oraison l’âme n’a aucune mémoire.

Or en matière de ces oraisons de repos, bien que savoureuses, quand une puissance n’est point occupée, elle n’est pas liée ni empêchée de ses fonctions, comme nous avons prouvé ci-dessus; d’où je tirais une conséquence, que puisque la mémoire est ici liée et ne peut faire ses fonctions, elle n’y est pas oisive, mais y a sa propre opération. Si vous demandez quelles opérations, je réponds que si l’opinion est vraie, qui dit que [472] la mémoire n’est pas une puissance distincte de l’entendement, l’opération de la mémoire sera la même que celle de l’intellect, car il n’est pas nécessaire d’en mettre une autre; elle est suffisante pour l’occuper de sorte qu’il soit lié et empêché d’exercer des opérations de connaissance et de mémoire. Mais si selon les autres, c’est une puissance distincte, il faut dire qu’elle a quelque notion qui lui est proportionnée et la rend si occupée qu’elle ne se peut convertir à autre objet. De ce que dessus, je conclus qu’en l’oraison de repos savoureux qui réside en toutes les puissances, la mémoire, l’entendement et la volonté y opèrent : la volonté y a une joie et un repos sans formes et images, sans actes ou pensée, l’entendement y a une notion, et la mémoire une attention, qui les empêche de penser à autre chose et exclut toute autres attention et objet.

SECTION VIII. Les sens internes opèrent en cette oraison, et premièrement y sont liés.

Nous avons parlé de l’opération des trois puissances supérieures en cette dixième espèce d’oraison résidente en toutes les puissances; il reste à savoir si les sens internes y opèrent aussi; et premièrement s’ils [473] sont liés et suspendus de leurs propres fonctions.

Je dis donc que les sens internes sont liés et que toute la partie inférieure est suspendue de ses fonctions naturelles par l’occupation que leur donne cette oraison de repos savoureux résidant en toutes les puissances.

Et non seulement l’imagination est liée, mais encore la concupiscible et l’irascible, de sorte que ces trois forces ne peuvent opérer naturellement pendant que dure une telle grâce, parce que dès lors qu’elles s’occupent vers leurs objets naturels, une telle grâce s’évanouit.

C’est ce que dit sainte Thérèse parlant de cette oraison. [Ribera, livre quatre, chapitre trente]. Les sens pour lors, dit-elle, ne sont pas réveillés, mais elle est comme celle qui les a perdus pour s’employer davantage à ce dont elle jouit, et il me semble que par ce peu d’espace ils se perdent. Et ailleurs elle dit [château, demeure cinq, chapitre un.] que les sens sont tous rendormis, et qu’en effet l’âme demeure vraiment comme sans sentiment pendant ce peu de temps que dure l’union. Et un signe manifeste que toute la partie inférieure est liée est que l’âme ne peut avoir aucune pensée pendant cette oraison. Ce que confirme notre théologienne mystique, disant que l’âme est sans mémoire et sans pensées, et les [474] sens comme perdus. Elle dit au même lieu que l’âme est comme sans sentiment pendant l’union, lui étant impossible de penser à aucune chose, encore qu’elle le voulût. Bien à propos joint-elle ces deux choses, être sans sentiment et sans pensées, car les pensées viennent des sentiments; et puisque l’on ne peut pas pour lors avoir aucunes pensées, il faut dire que l’imagination et les autres sens sont liés. C’est pourquoi cette oraison est sans distractions et ne se donne point par habitude, non plus que la précédente; aussi sainte Thérèse dit que les menues pensées et les petits lézards, qui sont les plus secrètes et déliées distractions venant de l’imagination, entrent dans l’oraison de goût, mais qu’elles ne peuvent entrer en l’oraison d’union, parce qu’il n’y a ni imagination, ni mémoire, ni entendement qui puisse empêcher un tel bien. Par ces goûts elle entend l’oraison de quiétude ou de repos savoureux qui se donne en forme d’habitude. Elle confirme ailleurs cela même [en sa vie, chapitre six], disant que l’âme ne peut penser à rien pendant l’union, bien qu’elle le voulût. [475]

SECTION IX. Les sens internes opèrent en cette oraison, et comment?

Ayant prouvé que cette oraison suspend toutes les fonctions naturelles de la partie inférieure, et que tous les sens internes sont liés, il suffit par conséquent qu’ils y sont occupés et opèrent mystiquement. Car comme nous avons déjà vu en ces oraisons mystiques, une puissance ne peut être liée, si ce n’est qu’elle soit occupée et attentive à un objet mystique, c’est-à-dire sans savoir à quoi, et que quand l’attention mystique n’est qu’en la partie supérieure, l’inférieure n’est pas pour cela liée; il est clair que tous les sens internes étant ici liés, il participent à l’attention de la partie supérieure, et qu’ainsi ils y opèrent mystiquement.

C’est ce que sainte Thérèse a dit ci-dessus [Ribera, vie Sainte Thérèse, livre quatre, chapitre trois] : que les sens pour lors ne sont pas réveillés, mais perdus, afin que l’âme s’emploie davantage à ce dont elle jouit. De quel sommeil sont-ils endormis, si ce n’est du même dont toute l’âme repose? Et pourquoi, pendant le repos, s’emploie-t-elle davantage en ce dont elle jouit, sinon parce qu’opérant mystiquement, non seulement avec la partie [476] supérieure, mais aussi avec l’inférieure, son intention mystique est bien plus grande? Tellement que comme Noé entra en l’arche avec sa femme et tous ses enfants, ainsi l’entendement et la volonté entrent en ce repos mystique savoureux avec tous leurs sens internes, y jouissant tous du même repos.

Mais comment est-ce que ces sens y opèrent? Je réponds que Dieu seul le sait; car je crois que l’âme qu’il l’a expérimenté n’en sait rien, et moins le pourrait-elle dire. Il suffit qu’il faut que Dieu donne à l’imagination quelque notion mystique proportionnée, et à l’appétit sensitif quelque rayon du miel qui est en la volonté; mais ni leur notion, ni leur opération, ni leur goût ne les occupe pas tant comme ils sont occupés quand le repos savoureux est dans l’imagination ou dans la concupiscible, ainsi que nous les avons décrits.

SECTION X. L’âme en cette oraison n’est qu’à demi privée de l’usage des sens extérieurs.

En l’oraison qui réside en toutes les puissances, l’âme n’est pas entièrement privée de l’usage des sens extérieurs, comment en l’extase; mais à mesure que l’union [477] de toutes les puissances croît et dure, à mesure les sens extérieurs défaillent, en sorte que quelquefois elle aboutit à l’extase.

Et premièrement, que l’âme en cette oraison ne soit qu’à demi privée de l’usage des sens externes, sainte Thérèse nous l’enseigne, lorsque parlant de l’union elle dit que l’âme cherchant Dieu se sent, avec un si doux et si grand contentement, défaillir quasi toute, avec une manière d’évanouissement, que l’haleine et toutes les forces corporelles lui défaillent : de sorte que sans une grande difficulté elle ne peut même remuer la main; les yeux se ferment sans les vouloir fermer; et si peut-être ils demeurent ouverts, elle ne voit quasi point; si elle lit, elle ne peut assembler une lettre, ni même quasi reconnaître que ce soit une lettre; elle voit bien qu’il y a des lettres; mais comme l’entendement n’aide point, elle ne saurait lire, quand elle voudrait; elle ouït, mais elle n’entend pas ce qu’elle ouït, de sorte qu’elle ne s’aide aucunement des sens, si ce n’est pour ne la laisser à son plaisir et du tout expirer en son repos; et ainsi ils lui nuisent plutôt qu’il ne les lui aident; de parler, il lui est impossible, car elle ne peut former une parole, et si elle n’a pas la force de la prononcer, parce que toute la force extérieure se perd, et celle de l’âme s’augmente pour [478] mieux jouir de la gloire; le plaisir extérieur qu’on ressent est grand et s’aperçoit fort bien, les opérations extérieures sont si connues qu’on ne peut douter qu’il n’y en ait eu quelque grand sujet, puisqu’il ôte ainsi toutes les forces avec un grand contentement pour les laisser par après augmentées et accrues [chapitre dix-neuf]. Au chapitre suivant elle appelle cette oraison union, par où nous apprenons que l’âme n’a pas un plein et entier usage de ses sens extérieurs, évêque aussi n’en est-elle pas entièrement privée, mais qu’elle en a comme un demi-usage qui la rend comme douteuse, ne sachant pour lors ce qu’elle doit faire. Elle ne sait, dit-elle ailleurs, si elle parlera ou si elle se taira; si elle rira ou si elle pleurera; c’est un glorieux désordre, un trouble, une céleste folie, où se reconnaît la vraie sagesse. [En sa vie, chapitre seize].

SECTION XI. Que les sens externes tombent en défaillance selon que l’union des puissances croît.

La seconde chose qu’il faut prouver, c’est qu’à mesure que l’union de toutes ses puissances croît, les sens extérieurs défaillent peu à peu. C’est pourquoi sainte Thérèse, en quelque sien écrit trouvé après sa mort et déjà cité, appelle ce repos [479] résidant en toutes les puissances, suspension; et dit que l’âme va peu à peu mourant à ces choses extérieures, et perdant les sens pour vivre en Dieu. C’est de même qu’à un puits où les deux seaux se balancent : pendant que l’un s’élève en haut, l’autre qui est vide descend autant; et l’âme s’élevant à Dieu pleine de sa grâce, les sens externes s’abaissent, vides et dénués de leur propre fonction. Néanmoins, autant qu’ils sont privés de leur fonction et objet naturel, autant sont-ils remplis et abreuvés de cette douce liqueur.

Cet amour, dit Harphius, qui s’entretient en l’esprit et sans milieu, unit l’âme à Dieu, épanche sa lumière sur toutes ses puissances, parce que la grâce divine coule jusqu’à ses derniers et plus basses facultés, d’où procède l’amour cordial et la délectation sensible, lesquelles deux choses remplissent et arrosent le cœur et les sens, la chair et le sang, et toute la nature corporelle, et ainsi tout l’homme est comme inondé d’une certaine jouissance. [480]

SECTION XII. Le repos de toutes les puissances aboutit quelquefois à l’extase.

La troisième chose à remarquer est que le repos de toutes les puissances aboutit quelquefois à l’extase, c’est-à-dire que la véhémence cette oraison fait perdre entièrement à l’âme l’usage des sens extérieurs.

Sainte Thérèse dit [château, demeure cinq, chapitre un] que cette âme ne voit ni n’ouït ni n’entend pendant le temps qu’elle est ainsi. Ces paroles ne s’accorderaient pas avec les précédentes, qui disaient qu’elle n’était qu’à demi privée de l’usage des sens, si nous ne les expliquions en disant que la véhémence cette oraison, surtout quand elle dure longtemps, fait perdre entièrement l’usage des sens extérieurs, causant l’extase. Elle dit ès mêmes écrits [Ribera, livre quatre, chapitre trois] que l’âme en cette oraison ne peut opérer aucune chose extérieure. Encore que l’âme, dit-elle ailleurs [château, demeure cinq, chapitre à], soit vraiment au corps, il semble néanmoins qu’elle soit séparée de lui pour être mieux en Dieu, et cela est en telle sorte, que même je ne sais s’il lui reste vie pour prendre son haleine; il me semble que non; ou pour le moins, si elle le fait, elle ne le connaît pas. [Chapitre dix-neuf]. Elle dit en sa vie, citée par Thomas a Jesus en son abrégé : Il [481] m’est arrivé quelquefois en cette oraison d’être tant hors de moi que je ne savais si c’était un songe. Au chapitre précédent, elle dit qu’au commencement, lorsque cette grâce est fort brève, elle ne se donne pas tant à connaître aux signes extérieurs ni au défaut des sens. Ce qui montre bien qu’elle n’arrive à l’extase que quand cette oraison est véhémente et de durée.

SECTION XIII. Différence entre cette oraison et l’extase.

Mais il faut savoir que quand l’âme pratiquant cette oraison arrive jusqu’à perdre l’usage de tous les sens externes, entrant dans l’extase elle change d’état, cette oraison étant différente essentiellement de l’extase ou du ravissement. Et afin de mieux confirmer sa doctrine, je porterai ici toute la différence que sainte Thérèse met entre l’extase ou le ravissement, et l’oraison où toutes les puissances sont unies en un repos mystique.

La première différence est que le ravissement se sent davantage au corps, et paraît plus extérieurement, parce que l’haleine va défaillant pendant le ravissement, de manière qu’on ne peut parler ni ouvrir les yeux, et quoique cela se fasse aussi en l’opération où [482] toutes les puissances sont unies, toutefois au ravissement c’est avec plus grande force, parce que la chaleur naturelle s’en va je ne sais où, quand le ravissement est grand; car en toutes ces sortes d’oraisons, il y a plus et moins; les mains demeurent gelées, ce que l’on ne dit point arriver en l’oraison où toutes les puissances sont unies.

La seconde différence est qu’en cette union de toutes les puissances l’âme perd les sens peu à peu, comme une personne qui expirerait, mais le ravissement vient avec une seule connaissance que Sa Majesté donne au très intime de l’âme, avec une telle vitesse qu’il lui est avis qu’il la ravit en sa plus haute pointe, et qu’elle sort hors du corps.

La troisième différence est qu’en l’union des puissances, l’âme peut quasi toujours résister à la grâce que Dieu lui fait, car enfin elle est en son pays, encore que cela ne se fasse pas sans peine et sans force; mais au ravissement, pour l’ordinaire on ne peut y résister, parce que l’âme sent une force si hâtée et si puissante qu’elle ravit l’âme et la tire de ses sens.

La quatrième différence est que le ravissement a coutume de durer davantage que le repos mystique qui réside en toutes les puissances. [483]

La cinquième différence : l’âme entend et connaît davantage quelle est cette grâce dont elle jouit, que non pas en l’union des puissances, et entend plus clairement ce dont elle jouit, et ainsi fort ordinairement au ravissement Sa Majesté lui découvre et révèle quelques secrets.

La sixième : les effets qui restent en l’âme après le ravissement sont bien plus grands que ceux que cause ce repos qui réside dans toutes les puissances; les vertus demeurent plus fortes, parce que l’âme est plus dépouillée et dénuée, et le pouvoir de ce grand Dieu se donne davantage à entendre pour le craindre et aimer, puisqu’en cette sorte il ravit si bien l’âme comme en étant le Seigneur, sans qu’elle y puisse aucune chose.

La septième est que ce repos résidant en toutes les puissances est bien moindre que le ravissement. C’est pourquoi sainte Thérèse dit : si cette union de toutes les puissances est vraie, c’est la plus grande grâce que notre Seigneur fasse en ce chemin spirituel, excepté le ravissement. Et tout ce que nous avons dit ci-dessus le prouve assez, puisqu’il paraît que Dieu élargit plus ses dons au ravissement et aux extases qu’en l’autre oraison, sur quoi on peut encore voir sainte Thérèse en sa Vie et en ses écrits plusieurs fois cités. [484]

SECTION XIV. Il y a du plus ou du moins dans la qualité, dans la durée et dans les effets de cette oraison.

L’on peut assez juger de ce que nous avons dit ci-dessus, que cette oraison est plus ou moins grande, et à différents degrés, puisque quelquefois elle va jusqu’à l’extase au ravissement; ainsi que le témoigne assez souvent sainte Thérèse, qui dit même que quand l’âme à qui Dieu fait telle grâce s’y dispose, il y a beaucoup de choses que notre Seigneur opère en elle, et que bien qu’en cette œuvre que notre Seigneur opère nous ne puissions rien faire, nous pouvons toutefois coopérer beaucoup en nous disposant, afin que Sa Majesté nous daigne faire telle grâce. Et au chapitre premier, elle dit que quelques-unes de ses filles et sœurs jouissaient fort ordinairement de sa joie et de ses délices, ajoutant qu’il y en avait plusieurs à qui Dieu donnait de telles oraisons, que néanmoins comme il y avait en elles du plus et du moins, peu arrivaient aux choses dont elle fait mention, quoique pourtant ce soit une grande miséricorde de Dieu d’arriver jusqu’à la porte. Par où l’on voit que les uns entrent plus avant que les autres dans cette union. [485]

Pour ce qui est de la durée de cette oraison, elle est toujours fort brève, et le paraît encore plus à l’âme qu’elle n’est, comme le témoigne sainte Thérèse en quelques endroits. Au commencement, dit-elle, cela passe en fort bref temps, et quand il passe ainsi brièvement, il ne se donne pas tant à connaître, ni aux signes extérieurs, ni au défaut des sens; mais on s’aperçoit bien par l’ombre des grâces que la clarté du soleil y a été grande, puisqu’il les a ainsi fondus. À mon avis, quelque long que soit l’espace de temps que l’âme demeure en cette suspension de toutes les puissances, il est fort bref, et quand il dure une demi-heure c’est beaucoup; pour mon regard je n’y fus jamais tant, mais on ne peut que fort peu sentir le temps qu’on y est, puisqu’on est lors sans sentiment, et il se passe peu de temps que quelqu’une des puissances ne retourne à son être.

L’amour de Dieu connu par pure intelligence, dit saint Bonaventure, enivre l’âme; et abstraite qu’elle est des choses extérieures, par suavité l’unit et l’accole à Dieu; et plus l’amour est véhément et claire intelligence, et plus fortement attire-t-il a soi l’esprit, jusqu’à ce qu’ayant oublié toutes choses qui sont au-dessous de Dieu, il soit librement attaché au seul rayon de la contemplation divine, mais cela est bref et comme un [486] éclair, car le corps qui se corrompt appesantit l’âme.

Il y a aussi du plus et du moins aux effets de cette oraison; car quand elle est plus élevée, elle opère de plus grandes merveilles. Ses effets sont de changer toute l’âme, de lui donner de si grands désirs de louer Dieu, de souffrir pour lui de grands travaux, de faire des pénitences. Elle lui inspire l’amour de la solitude, le zèle de la gloire de Dieu, et des regrets intimes de voir cette bonté si peu connue et si peu aimée des hommes. Sortant de cette oraison elle ne s’étonne plus de tout ce que les saints ont fait et enduré pour Dieu, reconnaissant combien sa grâce aide et fortifie leur faiblesse; si elle avait quelques affections déréglées, elle s’en voit libre et détachée, toutes choses créées la lassent et l’ennuient, ne pouvant trouver son repos qu’en Dieu. J’ajoute à cela l’humilité et toutes les autres vertus qui croissent et s’augmentent en elle, avec le désir de la perfection. [487]

CHAPITRE XI. Si toutes les diverses espèces du repos mystique savoureux décrites ci-dessus sont différentes essentiellement, ou seulement accidentellement.

SECTION I. Quelques choses à remarquer sur ce sujet.

Il faut premièrement remarquer que nous avons ci-dessus décrit dix espèces du repos mystique savoureux. La première est dans l’imagination; la seconde en la concupiscible; la troisième dans la volonté; la quatrième dans la même volonté qui a la similitude d’une chaleur, laquelle n’est pas sensible; la cinquième aussi dans la seule volonté, mais qui a la forme de froidure; la sixième dans la seule volonté, combattue est tourmentée de la partie inférieure; la septième dans le seul intellect qui a une notion mystique; les huitièmes et la neuvième [488] aussi dans l’intellect, avec une notion plus déliée et plus mystique; la dixième est dans toutes les puissances de l’âme. Et on demande si toutes ces espèces ont entre elles une différence essentielle ou seulement accidentelle.

On doit remarquer en second lieu que bien que nous disions que le repos mystique réside en une des puissances de l’âme, ce n’est pas à dire que les autres puissances n’y opèrent quelquefois, mais seulement qu’il n’y a que l’opération d’une telle puissance qui paraisse, et que les autres opérations sont comme abîmées et couvertes par elle; comme quand nous disons que la première espèce réside dans l’imagination, ce n’est pas que l’entendement et la volonté laissent d’y opérer, mais leur opération ne paraît pas, étant couverte de celle de l’imagination.

SECTION II. Toutes ces espèces du repos mystique savoureux sont distinctes essentiellement.

Toutes ces espèces de l’oraison du repos mystique savoureux que nous venons de décrire sont distinctes essentiellement, et leur différence se prend partie de la puissance où elles résident, partie de la différente manière de tendre à leur objet mystique [489] et partie des diverses notions mystiques qui l’informent.

Pour prouver et entendre cette conclusion, il faut remarquer qu’il y a en toutes ces diverses espèces des choses ès quelles elles sont semblables et d’autres ès quelles elles diffèrent seulement accidentellement, comme en d’autres essentiellement.

Elles sont semblables premièrement au goût savoureux, car il n’est pas tiré de nos actes des puissances; secondement, en la façon de goûter cette douceur, savoir par un repos suave; troisièmement, en l’objet de ce repos, qui est Dieu connu seulement mystiquement et sans être aperçu; quatrièmement en la cause efficiente qui est Dieu, car ils sont produits de lui par le don de sapience.

Secondement, ces diverses espèces d’oraisons savoureuses seront différentes seulement accidentellement en la production d’actes; car les unes sont incompatibles avec les actes et les pensées, comme celles qui résident dans le seul entendement et celles qui résident en toutes les puissances, lesquelles ne se donnent par habitude; les autres ne sont pas incompatibles avec les actes ou les pensées, mais se peuvent quelquefois entretenir par elles, et l’âme peut avoir un tel repos savoureux et ensemble produire de petits actes [490] pour l’entretenir et conserver. Cette différence d’être compatible avec les actes et les pensées n’est qu’une différence accidentelle, parce que la production d’actes n’entre point dans l’essence de l’oraison de repos. Ce sont deux oraisons qui ont deux définitions différentes, voire contraires, et partant l’oraison de repos qui admet la production d’actes et celle qui ne la peut admettre ne sont différents de ce côté-là qu’accidentellement.

Troisièmement, on prend la différence essentielle de ces espèces de repos mystique savoureux premièrement de la puissance où il réside, parce que celui qui réside dans l’imagination doit être substantiellement différent de celui qui est en la concupiscible, les opérations de l’imagination et de la concupiscible étant essentiellement différentes. Je dis le même des opérations de toutes les autres puissances, et de ce côté-là tous les repos savoureux qui sont en diverses puissances sont de diverses espèces.

Quant à ceux qui résident en une même puissance, comme en la volonté ou en l’entendement, elles prennent leur différence spécifique et essentielle des diverses quiétudes et des goûts différents qui informent la puissance et le sujet où il réside. Car encore que quant aux repos et à la quiétude, elles [491] puissent être semblables, et que quant au goût, il ressemble à celui des autres espèces, en ce qu’il ne procède pas du discours et des actes, mais est mystique, il y a pourtant en ce goût quelque chose de particulier en chacune de ces espèces, qui la distingue essentiellement des autres; ce que j’ai tâché d’expliquer lorsque j’en ai fait la description. Car j’ai montré quelles sont les notions mystiques, lesquelles informent la puissance où elle réside. Or ces notions-là ne rendent pas seulement le repos savoureux différent accidentellement, mais essentiellement, parce qu’elles font que la puissance tend à son objet mystique et caché d’une différente manière, et j’ai fait voir ailleurs, selon que la philosophie l’enseigne, qu’une même puissance tendant à un même objet en diverses manières produit des actes de diverses espèces, comme une même volonté aime avec complaisance, désire posséder, et espère jouir de la béatitude, et une même puissance produit trois actes diverses espèces, seulement parce qu’il tend diversement un même objet. Aussi ces notions qui sont en mêmes puissances tendent à un même objet mystique et caché, mais diversement; car qui ne dira que tendre à Dieu par voie de chaleur et embrasement ne soit tendre à cet objet autrement que par [492] froidure; et que tendre au même objet lorsque tout l’intérieur est en confusion et que la partie inférieure se révolte contre la supérieure, ne soit y tendre d’une autre manière que quand on est en grande paix? Quand vous marchez en un beau chemin et dans un jour riant et agréable, cela est bien différent de l’état auquel vous seriez si vous fallait passer par le même chemin en hiver dans la boue, et la pluie sur le dos. De même, quand vous êtes dans l’oraison de quiétude savoureuse et que votre partie inférieure est en grande paix, vous avez sans doute une oraison de différente espèce de celle qui, étant aussi savoureuse, est néanmoins agitée par la partie inférieure qui fait la guerre à la quiétude de la volonté, laquelle volonté tend à son objet mystique et caché d’une autre façon que quand la partie inférieure est en paix.

Un marchand passe plus hardiment et plus aisément par un chemin assuré que par un bois où il sait que plusieurs ont été volés et égorgés, car il fait bien des détours pour éviter le danger. Aussi la quiétude savoureuse se conduit d’autres façons pendant la guerre que lui fait son sentiment que pendant la paix qu’elle a avec lui. Or la différence essentielle des oraisons de repos mystique savoureux se prend de la différence de leur tranquillité, et du goût qui ne peut ne [493] pas souffrir quelque altération pendant le tintamarre de cette partie inférieure; laquelle altération constitue une différence plus qu’accidentelle à mon avis, bien qu’être plus ou moins tranquille ne semble pas une différence essentielle, mais j’estime qu’il change d’espèce et qu’il tend à son objet mystique et caché d’une différente manière mystique, encore que nous ne la puissions expliquer autrement qu’en disant que l’âme est plus ou moins tranquille, ainsi qu’un ange supérieur est un être différent essentiellement d’un inférieur, bien que nous ne puissions exprimer sa différence qu’en disant que l’un est plus parfait que l’autre.

Quand l’âme est en une oraison de quiétude paisible selon le sens, on ne saurait nier que cette quiétude et la douceur qui la suit ne soit plus parfaites que quand la partie inférieure est agitée; et si le repos qui est dans la pointe de l’esprit est plus parfait en une l’oraison qu’en une autre, cette oraison plus parfaite sera de différente espèce que celle qui est la moins parfaite, parce que l’oraison qui est dans la pointe de l’esprit n’a point de quantité, si ce n’est une durée plus ou moins longue. C’est la raison sur laquelle se fonde saint Thomas pour dire que les anges sont de différentes espèces. Or je dis que l’oraison de repos n’a point de quantité, parce [494] qu’elle n’est pas avec discours d’entendement; et de plus c’est une action qui est une simple opération de nos puissances, même quelquefois sensible.

Nonobstant ce que je viens de dire, je donne néanmoins cette opinion seulement comme probable; car il est vrai aussi que les repos, tant savoureux que ceux qui sont sans goût, peuvent être différents seulement accidentellement, les uns étant selon quelque degré plus parfait que les autres, et qu’ainsi les oraisons de repos savoureux accompagnées de paix intérieure ne seront, dans leurs repos et leurs goûts, qu’accidentellement différentes des mêmes oraisons quand elles seront tourmentées de la partie inférieure. Ce qui n’empêche pas que les deux sortes d’oraisons de repos savoureux et sans goût ne soient essentiellement différentes.

Et bien que le repos et le goût fussent de même espèce, ces deux oraisons ne laisseraient pas d’être essentiellement différentes et de diverses espèces, à raison de l’état tout différent qui se trouve en elles, puisque en celle qui est sans goût et traversé, le repos et tout l’état intérieur est différent de celui auquel se rencontre l’âme, pendant que selon sa partie inférieure et supérieure, elle jouit de la paix et de la tranquillité. [495]

Pour ce qui est des oraisons de repos mystique savoureux qui sont en l’entendement seul, que nous avons dit être de trois espèces, à raison des trois différentes notions, outre la preuve que j’en ai apportée, je puis ajouter qu’une notion étant plus parfaite que l’autre, elle constitue une oraison de différente espèce de celle qui est moins parfaite; car si l’opération de l’intellect dans un ange supérieur est plus parfaite essentiellement que celle en l’ange inférieur, en sorte qu’un ange supérieur pénétrant l’essence de mon âme avec sa connaissance a une opération de différente espèce de celles d’un ange inférieur ayant la même vue et pénétration, parce que l’une procède d’un principe effectif plus parfait essentiellement que l’autre, comme enseigne la théologie, pourquoi ne dirons-nous pas que ces trois notions, plus parfaites l’une que l’autre en ce qu’elles procèdent de principes effectifs de différente perfection, seront de différentes espèces? Personne ne doute que deux actes dont l’un est naturel, l’autre surnaturel, ne soient de différentes espèces, parce que l’un procède d’un concours ordinaire, et l’autre d’un extraordinaire : la même raison rend ces notions de différentes espèces, puisque le concours divin est plus grand en l’une ou l’autre. [496]

Extrait du privilège du roi.

Par la grâce et privilège du roi en date du 26 février 1671. Signé, par le roi en son conseil, Louvet : il est permis au père P. de P. P. des C. de T. de faire imprimer le livre par lui composé, intitulé : le Jour mystique, ou l’Éclaircissement de l’oraison et la théologie mystique, et ce, pendant le temps et espace de fin d’année accomplie, à compter du jour de la première édition achevée; avec défense à toute personne sous les peines portées par icelui, dans vendre ni débiter aucun exemplaire que ceux imprimés par Denys Thierry, auquel il a cédé ledit privilège.

Registré sur le livre de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris, le 11 avril 1671. Signé Louis Sevestre, syndic.

Achevé d’imprimer pour la première fois le dernier jour de mai 1671. [497]



LE JOUR MYSTIQUE, OU L’ÉCLAIRCISSEMENT DE L’ORAISON ET DE LA THÉOLOGIE MYSTIQUE. Seconde partie du Tome II.

TRAITE VIII. Des diffÉrentes espÈces d’oraisonS mystiqueS sans goÛt [Tome II, page 497].

Argument.

Comme la théologie mystique fait profession de porter l’âme qui marche dans ses voies à la plus éminente perfection, qui consiste dans la plus étroite union qu’elle contracte avec Dieu par la charité, elle lui enseigne en même temps qu’elle doit être préparée à souffrir en soi toutes sortes de peines, particulièrement les intérieures, et à les accepter comme des moyens essentiels et absolument nécessaires pour arriver à son heureuse fin. La raison qu’elle en donne est que l’âme, par l’inclination du propre amour pouvant abuser et abusant souvent en effet des meilleures choses, lorsqu’elles lui sont agréables, des dons de Dieu, de ses lumières, de ses consolations, des facilités d’oraison et semblables, et les convertissant en sa propre nourriture, les croix et les pures souffrances, consacrées et comme divinisées par celle de Jésus-Christ [498] souffrant, étant acceptées et supportées de l’âme avec patience en cette voie mystique, obscure et dénuée, sont capables de purger en elle le venin de ses plus secrètes attaches, et de l’établir dans la prochaine disposition de s’unir, par la foi nue et le pur amour, immédiatement à Dieu. C’est pourquoi après avoir décrit et expliqué avec beaucoup de soin dans le précédent traité, les différentes espèces d’oraisons mystiques savoureuses, en celui-ci je m’efforcerai avec non moindre diligence de déclarer les différentes espèces de l’oraison de repos sans goût, et de découvrir par elles les moyens et les voies secrètes et pénibles dans lesquelles Dieu va éprouvant et exerçant les âmes mystiques pour les conduire à la pureté de son amour. Et dans le traité qui suit immédiatement celui-ci, je propose à ces âmes souffrantes le grand exemplaire de douleurs et de mortification parfaite, Jésus attaché et abandonné sur la croix, pour être en cet état le modèle de leur vie sacrifiée, leur enseignant de se transformer en lui; non seulement par les saintes affections qu’elles peuvent tirer de la considération et de la méditation de cet affreux et très aimable mystère, mais encore par les actes plus secrets et imperceptibles d’un sacrifice mystique, qui doivent être pratiqués sur le grand exemple de ceux de Jésus-Christ notre Seigneur.

CHAPITRE I. L’oraison mystique sans goût produit ses actes sèchement et difficilement.

SECTION I. On peut produire des actes en trois manières.

L’oraison de repos sans goût produit ses actes sèchement et difficilement, à raison des peines et des difficultés que les délaissements et les sécheresses lui causent.

Pour entendre ceci, il faut remarquer que l’âme en l’oraison peut produire ses actes en trois manières : sèchement, facilement et suavement, selon les trois états où elle se peut trouver, de sécheresses, de fécondité ou de facilité, et de suavité ou de dévotion sensible, pouvant y avoir en ces trois états quelque oraison de repos mêlée avec la production d’actes. Car quand l’âme produit quelque acte d’amour de Dieu de [500] soumission, ou autre avec suavité, elle peut s’arrêter à savourer le goût de ces actes, ou si, n’ayant pas ce goût et suavité, elle a pourtant une facilité de produire ces mêmes actes sans aucune dévotion sensible, elle peut encore alors avec douceur s’arrêter à pénétrer et à considérer ces mêmes actes. Or je dis que ces deux sortes de repos ne sont pas l’oraison de quiétude que nous décrivons; parce qu’en ces deux sortes d’oraisons il n’y a point de sécheresses, et que celle de repos sans goût en est toujours accompagnée, non seulement comme d’une propriété inséparable, mais comme d’une chose qui lui est essentielle, et qui entre dans sa définition; et ainsi le repos mystique sans goût ne saurait produire ses actes que dans les mêmes sécheresses, dans l’amertume desquelles il est tout confit. Et comme celui qui est dans un vaisseau sur mer ne peut ni reposer ni travailler que dans ce vaisseau, l’âme, de même, qui est dans le repos mystique sans goût, soit qu’elle produise des actes ou non, est toujours exercée dans les sécheresses, qui entrent dans le concept formel de son oraison.

Mais parce que tout ceci paraîtrait obscur à celui qui ignore la nature des sécheresses, il est bon de l’expliquer plus particulièrement. [501]

SECTION II. De la nature des sécheresses.

Les sécheresses, qu’on appelle autrement des noms de délaissements, d’abandons, de privations et semblables, ne sont autre chose que la difficulté que ressent l’âme à faire oraison. Ces sécheresses rendent le cœur stérile de bonnes pensées et sont semblables à une bise ou à un vent froid qui flétrit les fleurs de la dévotion et qui amortit et éteint toute suavité et suc spirituel.

Et comme le palmier produit ses dattes en des lieux arides, comme l’or se tire d’une terre sèche et stérile crevassée, et la nacre de perle de la mer salée, cette oraison de même produit ses actes en amertume de cœur, ses bonnes pensées sont sèches et arides. Il ne faut point parler à une âme qui est en telles sécheresses de garder de méthode en la production de ses actes, non plus qu’à un prédicateur ou orateur qui a perdu la mémoire du discours qu’il avait prémédité; il faut qu’il dise ce qui lui viendra en bouche le mieux qu’il pourra, à peine d’être sifflé. Que l’âme de même qui se trouve en ce pitoyable état d’oraison s’échappe et se tire de ce bourbier le mieux qu’elle pourra. Celui qui se noie se prend à tout ce qu’il [502] rencontre, parce qu’il est en extrême nécessité; de même cette âme se prend à tel acte et telle pensée qu’elle peut, mais elle doit le faire sans inquiétude, parce qu’autrement elle sortirait hors de la lice, qui est l’oraison de repos.

De plus, il ne faut pas penser que ce repos mystique sans goût produise toujours ses actes de la même façon; car entre les sécheresses il y a du plus et du moins. Quelquefois l’âme produira les actes aussi froidement que si elle les lisait. Elle dira, par exemple : «Je vous aime, mon Dieu, je me veux amender, je veux être humble, patiente», et avec aussi peu de touchement intérieur comme si ces actes étaient écrits dans un livre, et qu’elle ne fît autre chose que les lire, ou que quelqu’un lui dît qu’il faut qu’elle aime Dieu, et qu’elle répondît : «Je veux bien l’aimer.» Ou bien elle est semblable à une personne affligée de la mort de son père ou d’une douleur aiguë, à qui on voudrait persuader de se résigner et soumettre à la volonté de Dieu, et qui consentirait à ce qu’on lui demanderait; car il est certain que tels actes se font ou se prononcent avec bien peu de sentiment de dévotion. L’âme est même quelquefois en un état si langoureux que les actes qu’elle produit sont semblables à une chandelle qui s’éteint et qui jette par [503] saillies quelque petite lueur. À peine quelque autre fois pourra-t-elle en un quart d’heure former une petite aspiration, semblable à ceux qui travaillent dans les carrières de marbre, qui sont longtemps à tirer une seule pierre; mais plus les sécheresses sont grandes, et plus le repos mystique sans goût est en son règne; car il ressemble à cette pierre précieuse qui ne brille que dans la nuit.

SECTION III. Différences qui se trouvent entre les oraisons de facilité  et de sécheresse.

La première différence est qu’en sécheresse l’âme a bien de la peine à avoir de bonnes pensées, par l’ingratitude de sa mémoire ou de son imagination, qui ne l’aide point au besoin, de sorte que quand elle s’aperçoit qu’elle est distraite, quelque désir qu’elle ait d’avoir de bonnes pensées ou de former de bons actes, elle ne le peut, ce qui arrive tout au contraire en la facilité ou fécondité d’oraison, parce qu’au même temps que l’âme s’aperçoit d’être distraite, elle se remet facilement au train de son oraison, n’ayant point de peine à former de bons actes, à poursuivre ou reprendre sa méthode; et enfin elle n’a qu’à vouloir faire oraison, et ouvrir la porte de son consentement; [504] parce que les bonnes pensées sont là qui attendent et ne demandent qu’à entrer.

Pour mieux entendre la différence de ces deux états, figurez-vous deux hommes qui marchent ensemble : l’un a de bons pieds et n’est point las, l’autre est fatigué, et si incommodé qu’il ne peut mettre un pied devant l’autre; il fait un pas ou deux, puis s’arrête, au lieu que celui qui est allègre et dispos roule aisément, et va plus qu’on ne veut. Une personne mourante qui veut témoigner son affection à quelqu’un le fait avec peu de paroles à demi prononcées; au lieu que celui qui est en bonne santé le fait d’une franchise, assurance et facilité très grande. C’est ainsi que l’âme en sécheresse produit ses actes avec difficulté, et avec autant de peine de tirer des pensées de son cœur que ce malade des paroles de sa bouche; mais celui qui est en fécondité d’oraison produit ses actes couramment avec facilité et sans peine.

Il y a des terres si maigres et si stériles que, de quelque industrie qu’on se serve pour les cultiver, elles ne rapportent que fort peu. Telle était cette vigne dont parlait un prophète, qui ne rendait que quelques lambruches, qui sont des grappes aigres en verjus qui ne peuvent venir à maturité, et qui encore n’était guère chargée de tels fruits. Mais [505] il y en a d’autres si fertiles, qu’elles rapportent au soixantième et centième, telles qu’étaient celles dont parlait Notre Seigneur en l’Évangile.

Il y a de même des oraisons si sèches qu’à peine l’âme peut n’arracher aucune bonne pensée de son pauvre cœur, et si elle en tire quelques-unes, elles sont aigres et peu assaisonnées à son goût et appétit spirituel. Il y en a d’autres qui sont assez abondantes, et rapportent grand nombre de bonnes pensées, pourvu que l’âme y prenne un peu de soin. Car je ne parle pas ici de cette terre qui porte sans être semée et travaillée, telle que pouvait être celle du paradis terrestre, toute bénite, qui représente une oraison céleste, qui fournit à l’âme des actes savoureux sans aucune peine de sa part, mais seulement de celle qui est sujette aux vicissitudes et qui demande la main de l’industrie humaine.

Il me semble que deux prophètes expriment bien les deux différents états de ces deux sortes d’oraisons. L’un est le prophète Michée : «Malheur à moi, dit-il, je suis comme celui qui recueille ou recherche des raisins en automne», c’est-à-dire quand les vendanges sont faites. Celui qui va grappiller après les vendangeurs trouve fort peu de raisins, encore ne sont-ils pas mûrs; parce [506] qu’on ne laisse que ceux, ou qui ne valent rien, ou qu’on ne voit pas; ce qui exprime la nature de l’oraison de repos sec, où l’âme [est] dans l’état de sécheresses, qui ne lui permet que très peu d’actes et de pensées. Et c’est à mon avis la raison pour laquelle les docteurs mystiques appellent le repos sans goût oraison ou contemplation sans formes et images, ou sans actes et pensées; parce que pendant les sécheresses on en produit si peu que cela est compté pour rien.

L’autre prophète est Isaïe qui, représentant dans le cantique d’Ézéchias l’oraison de fécondité, disait : «Je méditerai comme la colombe», qui est un oiseau très fécond et qui fait grand nombre de petits; voulant insinuer qu’en ses oraisons il produirait ses actes et ses méditations avec grande abondance et facilité d’esprit.

La troisième différence est qu’en l’état de sécheresses, l’âme est faible et imbécile, et ne produit par conséquent que de faibles actes; mais dans la fécondité et facilité elle produit des actes plus nourris et plus vigoureux, parce que cet état est plus animé.

La quatrième différence est dans la qualité des actes. En sécheresse, l’âme ne peut que bien rarement avoir des discours d’entendement, parce qu’il est pour lors obscurci, à raison des différentes espèces que son imagination [507] lui présente; de sorte que ces actes si minces que l’âme produit pour lors sont bien courts et peu étendus; et ce sont les plaintes ordinaires des âmes en tels accessoires, qu’elles ne peuvent méditer, et moins encore garder de méthode. Dans la facilité, la porte n’est pas fermée aux méditations, l’entendement n’est point empêché de discourir, et l’imagination se range d’elle-même à l’ordre que la volonté lui prescrit.

La cinquième différence est que les actes produits sèchement donnent peu de satisfaction à l’âme; d’où vient que, bien qu’elle les produise le mieux qu’elle peut, à peine se veut-elle persuader qu’elle fasse oraison, croyant n’avoir point d’attention suffisante, si ce n’est qu’elle se serve de la foi nue; car, comme tels actes n’ont point de satisfaction en soi, il faut que le repos mystique sans goût leur en donne par la foi nue, ainsi que nous faisons voir ailleurs.

Mais les actes qui ne sont point si secs et qui ont plus de suc n’ont pas tant besoin de foi nue pour se soutenir, parce que l’âme par eux croit assez faire oraison, et qu’ils lui donnent satisfaction par leur propre sensibilité.

Du peu de satisfaction que ces actes si secs donnent à l’âme, il suit qu’elle ne s’en contente pas, les jugeant insuffisants; et ainsi elle [508] tâche d’en produire d’autres si elle peut, non de diverse espèce, mais de différentes conditions et états. Je veux dire qu’elle tâche de les produire, non avec cette sécheresse et cette pauvreté, mais avec plus de ferveur, plus de vigueur, plus de facilité et avec un plus ardent amour. D’où procède que les âmes qui sont en sécheresses (si elles ne sont pas habituées à l’oraison de repos sans goût) ressemblent à ces harpies qui, bien qu’elles mangent beaucoup, demeurent toujours affamées, parce qu’elles ne retiennent point la viande qu’elles prennent, mais la rejettent comme étant incontinent digéré et consommé; ce qui fait qu’elles en recherchent toujours d’autres. Ainsi, bien que ces pauvres spirituels produisent de bons actes, et qui servent de vrai aliment spirituel aux mystiques, ils n’en sont pas contents, et demeurent toujours affamés du désir d’en produire d’autres. Je sais bien que le repos mystique sans goût, avec la foi nue, redresse cette fausse opinion; mais sans cela l’âme ne croit point produire de vrais actes, les estimant comme rien à raison de leurs sécheresses, qui d’eux-mêmes ne satisfont et ne contentent pas l’esprit.

L’état de fécondité et de facilité donne bien plus de tranquillité à l’âme, car bien que pendant ce temps elle puisse avoir de [509] longues distractions, quand néanmoins elles sont finies et qu’elle revient à produire ses actes, elle n’en désire point d’autres, ni d’autres pensées que celles que sa mémoire lui fournit, estimant que par telles opérations elle s’acquitte suffisamment de son oraison, et n’ayant que faire, pour le croire ainsi, de la foi nue, ni du repos mystique sans goût, qui ne paraît pas pendant cette facilité d’oraison, son élément étant la sécheresse. D’où suit encore que les actes produits sèchement, non seulement n’ont aucun goût ni aucun suc spirituel, mais causent même un grand dégoût, si ce n’est que par le repos mystique sans goût on s’y habitue, car sa pratique ôte ce dégoût.

SECTION IV. Sixième différence qui se trouve entre les actes de l’oraison facile et ceux de la sécheresse.

La sixième différence qui se trouve entre ces deux oraisons est que les actes produits en facilité ne sont point si contraires à la dévotion sensible, aux actes produits suavement, comme ceux qui se font en sécheresse, parce que la suavité et la sécheresse sont les deux extrêmes diamétralement opposés, et la facilité d’oraison sans cette [510] suavité est mitoyenne entre les deux; ce qui se peut assez facilement concevoir par la comparaison des viandes corporelles, parce que le goût spirituel a grand rapport avec le corporel. Il y a des viandes savoureuses, d’autres amères et dégoûtantes, et quelques autres qui tiennent le milieu, et quoique la seule habitude puisse ôter le grand dégoût qu’on a aux viandes amères, on n’y peut néanmoins trouver tant de plaisir comme aux autres qui n’ont pas un goût fâcheux. Il faut dire le même à proportion du goût spirituel à l’égard de ces oraisons.

De là il suit premièrement que les introversions de l’âme hors l’état de sécheresse, sont bien plus gaies, plus réveillées et plus nourries que dans la sécheresse, parce qu’elles sont plus conformes à ses inclinations et que les introversions sèches ne la relèvent pas d’une pesanteur morne et triste que cause la stérilité, et ne la rendent pas si allègre que l’introversion faite avec facilité d’oraison, quoique celle-ci soit sans suavité.

Il suit en second lieu que les distractions qui viennent pendant cet état de sécheresse sont bien plus fâcheuses. Premièrement, parce que l’âme est toujours plus en crainte de ne pas faire ce qu’elle peut pour s’en défaire. Secondement, parce qu’elle a bien plus de peine à sortir de ce bourbier, l’introversion [511] étant lors plus difficile qu’en fécondité d’oraison; ce qui rend les distractions ennuyeuses, comme une maladie difficile à guérir ennuie plus qu’une autre qui passe aisément. Troisièmement, parce que les distractions de cet état sont comme ces maladies qui ne guérissent jamais entièrement, mais laissent toujours quelque reste après elles qui les rend plus fâcheuses. De même en sécheresse, quand l’âme rentre en soi, il semble qu’elle ne quitte pas entièrement les distractions, comme elle fait hors des sécheresses; ce qui procède à mon avis de la ressemblance qui est entre l’état de sécheresse ou aridité, et celui de distraction, car en l’état de distraction on ne voit pas que l’on ne peut pas faire oraison, et en l’état d’aridité on voit bien qu’on ne la peut faire, et c’est la différence de ces deux états, comme celui qui dort ne se voit pas dormir, et celui qui est assoupi se voit quasi endormir. En sécheresse l’âme se voit quasi distraite et hors de l’oraison, et cette ressemblance entre l’état de sécheresse et de distraction fait que l’introversion qui ne quitte pas la sécheresse semble ne quitter pas entièrement la distraction.

Suit en troisième lieu, que l’âme sort autrement des distractions en l’état de sécheresse qu’en celui de fécondité; car quand elle a la facilité d’oraison, si elle est distraite [512] lorsqu’elle se ressouvient de l’oraison, elle se trouve en même état que si elle n’avait point eu de distractions; mais en sécheresse, quand elle sort des distractions, c’est quasi plus malade qu’elle n’y est entrée. Une personne bien saine qui s’endort se trouve à son réveil en même disposition qu’elle était devant son sommeil; mais un léthargique se réveillant est toujours plus malade, et il a la tête plus chargée de mauvaises humeurs. Une âme en sécheresse est comme dans une léthargie spirituelle; si elle se réveille des distractions qui l’endorment, c’est toujours l’esprit plus appesanti et moins propre aux occupations d’oraison.

Suit en quatrième lieu que les actes que l’âme produit en sécheresse, non seulement ne sont point savourés ni goûtés, mais aussi sont peu pénétrés, peu ou point dilaté et aussi peu réfléchi, comme procédant d’un cœur rétréci et resserré; car elle ne pénètre pas, au moins avec plaisir, ce qu’elle dit à Dieu, même mentalement. Les actes, au contraire, qu’elle produit en fécondité d’esprit, sont moelleux, réfléchis et pénétrés, comme procédant d’un cœur épanoui et dilaté, mais non pas savourés, parce qu’ils ne naissent pas d’une oraison savoureuse ou suave : enfin, il y a de la complaisance dans les uns et dans les autres, non pas parce que les uns [513] sont faibles et languissants, et les autres forts et vigoureux.

SECTION V. Convenances entre l’état de sécheresse et celui de fécondité.

Les états de sécheresse et de fécondité conviennent en quelques choses.

Premièrement, en ce qu’ils ne sont point exempts de distractions, et quelquefois assez longues; car il n’y a point d’oraisons, si elles ne sont extatiques, qui n’aient des distractions plus ou moins. L’état même de suavité n’en est point exempt. Ce n’est pas que Dieu ne puisse remplir et inonder une âme de tant de consolations qu’il l’occupera longtemps sans distractions; mais enfin elle retournera toujours à sa faiblesse. Et quand elle n’est pas abreuvée de ces torrents de volupté, mais qu’elle a seulement la facilité d’oraison ordinaire, elle n’est pas moins sujette à de longues distractions que quand elle est dans les sécheresses, et elle a des reprises et des rechutes en l’un et en l’autre état.

Secondement, ces deux états se ressemblent en ce que les actes produits en sécheresse donnent autant de satisfaction en la pointe de l’esprit, comme les autres en donnent [514] aux sens et à la raison; d’où vient que le haut de l’esprit, par la foi nue, croit par ces actes sèchement produits aussi bien faire oraison, comme le sens et la raison estiment la faire par les actes produits avec facilité. C’est la raison pourquoi il s’en contente et ne veut point prendre le change; et quand les autres puissances sont les plus dégoûtées, c’est lorsque le palais royal de l’âme prend un goût merveilleux en ces viandes sèches; il n’en reçoit pas moins de plaisir qu’elles en trouvent en leurs opérations; il est aussi tranquille et aussi gai dans les introversions qui les inquiètent, comme en celles qui sont à leur goût; les distractions, les délaissements et autres désolations, qui font mourir les puissances inférieures de déplaisir, le font vivre avec satisfaction; ce qui leur est direct lui est réfléchi : l’âme n’a qu’à ouvrir le plus haut œil de son entendement, et elles verra et pénétrera ce qui aveugle les autres puissances, et qu’elles ne peuvent apercevoir. [515]

CHAPITRE II. De la première espèce du repos mystique sans goût et des actes divers que l’âme y peut produire; et premièrement :

SECTION I. Des actes intérieurs.

Je remarque trois sortes d’actes que l’âme peut produire en l’état de sécheresses. Premièrement, de pensées ou actes intérieurs. Secondement, de paroles. Troisièmement, de gestes, dont je déduirai ici quelques-uns, donnant auparavant et d’abord deux petits avis. L’un : que je rapporte ici ces actes particuliers, non pour géhenner les âmes qui, étant malades de dégoût mystique, peuvent prendre telles viandes, je veux dire, produire tels actes qu’elles pourront; je leur propose seulement ceux-ci, à ce qu’elles s’en puissent servir en cas qu’elles n’en aient d’autres qui reviennent davantage à leur appétit spirituel. [516]

L’autre avis est qu’il faut se souvenir de ce que j’ai remarqué, qu’y ayant deux sortes d’oraisons, l’une agissante et l’autre patiente ou pâtissante, les actes de l’agissante sont plus propres pour l’état de fécondité ou de facilité, et ceux de la patiente, pour l’état de sécheresses. Ce qu’étant supposé :

Je commence par les pensées ou actes intérieurs, parce que les autres ne sont que pour suppléer au défaut de ceux-ci et que l’oraison mentale doit être nourrie autant qu’il est possible d’aliments conformes à sa nature qui, étant spirituelle, demande plutôt des opérations spirituelles que d’autres, comme le corps se nourrit de chair, parce qu’il est chair; et ne pouvant pas vivre de cette seule nourriture, on y ajoute le pain et les fruits. De même, les pensées et les actes intérieurs sont le propre entretien de l’oraison mentale; et parce qu’on ne les peut pas avoir pendant les sécheresses, on y ajoute les paroles et même les gestes extérieurs, afin que l’âme ne demeure pas inutile et en l’oraison sans oraison. Elle peut donc aider sa stérilité, produisant les actes suivants ou semblables. [517]

SECTION II. Actes différents de soumission, de dépendance d’humilité, de confiance, et semblables.

«Mon Dieu, que vous plaît-il que je fasse ou que je souffre pour votre amour? Je ne vous demande point la délivrance de mes peines, mais l’accomplissement en tout de votre sainte volonté.»

«Je sais bien, mon Dieu, que je ne suis pas innocent, que les péchés de ma vie passée méritent bien ce que je souffre de peines; daignez seulement les accepter pour la satisfaction de mes fautes.»

«Si j’ai mérité le mépris des hommes, encore plus le vôtre ô mon Dieu.»

«Il ne m’appartient pas, ô Seigneur tout-puissant, aux privautés de votre amour ni à ces faveurs spéciales dont vous caressez vos amis, puisque je suis un pécheur, un infidèle et un ingrat.»

«Hélas, je ne puis porter la moindre de vos grâces et de vos consolations sans abus et sans quelque vaine complaisance en moi-même : ah! que ce m’est de faveur d’être dans un état où je me déplaise de moi-même.»

«Ô Dieu, vous me connaissez bien, et mon indignité : il est raisonnable que vous [518] me traitiez selon mes démérites.»

«Est-il possible, ô mon Dieu, qu’une créature si chétive comme je suis, qui a mérité le tourment de l’enfer, ose prétendre des consolations? Je me suis rendu indigne de vous nommer et de vous appeler mon Dieu. Ô vous qui m’avez formé, ayez pitié de moi.

«Je ne perdrai jamais, ô mon Dieu, la confiance que j’ai en vous. Je sais bien que mes ennemis travaillent contre moi et m’attaquent de tous côtés; mais vous me servez de rempart et m’environnez de toutes parts.»

«Il semble, ô mon Dieu, que vous m’ayez mis en oubli, que même vous me traitiez d’ennemi, vous laissez mon âme dans les ténèbres et dans l’insensibilité; je ne puis m’élever à vous et n’ai plus le sentiment de votre amour; autrefois vous me couvriez des ailes de votre protection, vous me cachiez sous la prunelle de vos yeux, mes ennemis n’osaient approcher de moi; maintenant je me vois abandonné à leur violence; ils allument en ma chair le brasier de la concupiscence, ils suggèrent à mon imagination d’horribles blasphèmes, ils remplissent ma volonté de dégoût et même d’horreur des choses spirituelles; mais faites et permettez, ô mon Dieu, ce qu’il vous plaira; bannissez-[519]moi de votre présence; que je sois le plus misérable et le plus abandonné de tous les hommes, on n’arrachera jamais du fond de mon âme l’intime confiance que j’ai en vous, et on n’empêchera pas mon cœur de dire, par une soumission sans bornes et sans réserve, que vous faites très bien toutes choses.»

«Je ne vous demande point, mon Créateur, ni de dévotion sensible, ni des goûts ou des consolations; la seule grâce que je vous demande, ô mon Dieu, est de ne vous offenser pas, de ne pas perdre courage, mais de porter patiemment et avec persévérance ce qu’il vous plaît m’envoyer de souffrances.»

«Mon cœur est préparé, Seigneur, il est indifférent et résigné à tout ce qu’il vous plaira ordonner, quoiqu’il ne soit pas au gré ni au goût de mes inclinations, auxquelles je renonce pour votre amour.»

«Je vous abandonne, mon Dieu, l’intime et la capacité de mon âme; faites d’elle, en elle et par elle tout ce qu’il vous plaira; mon contentement sera de vous voir faire, d’admire, et d’aimer tous les états que vous voudrez y opérer.»

«Je pense, ô mon Dieu, à me satisfaire plutôt qu’à vous plaire en mes meilleures actions : je veux des douceurs et des facilités en mes oraisons; je veux même des abandons [520] et des résignations entre vos mains qui me soient agréables, me cherchant ainsi moi-même partout, et jusque sous votre divin visage. Qu’il est juste que je souffre que, par les stérilités et les incapacités d’agir de moi-même, votre bonté me dépouille et me désapproprie de tous les actes goûtés, aperçus et ressentis, qui sont la nourriture de mon propre amour, et que dans l’ignorance et l’insensibilité de moi-même et de mes actes, je laisse régner votre sainte opération en moi, qui m’apprenne une soumission passive, aveugle et sans réserve aux décrets de votre divine volonté!»

L’âme peut encore se servir de quelques aspirations conformes à l’état où elle se trouvera, ou même de quelques bonnes résolutions, et elle peut faire celles-ci en deux façons.

Premièrement, en se proposant d’embrasser la pratique fidèle des vertus. « bien, dira-t-elle en elle-même, je ne puis faire oraison, je tâcherai pour le moins de pratiquer au mieux que je pourrai les œuvres extérieures et intérieures des vertus. Ces actes de patience, d’humilité, de débonnaireté me serviront d’oraison.» Sur quoi quelques mystiques remarquent que Dieu permet quelquefois que l’intérieur de l’âme soit fermé, afin qu’elle s’applique davantage à l’acquisition [521] des vertus, et que pour lors elle doit y être fidèle. À quoi j’ajoute que quand l’âme s’habitue ainsi en l’état de sécheresses à pratiquer les œuvres extérieures des vertus, leur habitude s’enracine bien mieux, que quand elles sont exercées dans la facilité d’oraison, parce que telles habitudes sont indépendantes des sens, et font leurs fonctions malgré eux.

La seconde façon de faire ces bonnes résolutions est lorsque l’âme a le bouton encore plus serré, et ne pouvant prendre son essor sur la pratique de toutes les vertus, elle se contente de dire en elle-même : «Hé bien, si je ne puis méditer, j’observerai au moins les commandements de Dieu, de son Église, de ma règle et toutes mes obligations; je prendrai garde de ne point offenser Dieu.» Il semble que le prophète était dans cet état d’oraison quand il disait : «L’angoisse et la tribulation m’environnent, je m’entretiens sur l’observance de vos commandements. L’âme peut encore s’humilier sous la main de Dieu, s’appliquer à la mortification de ses passions, sans sortir et s’épandre par extroversion. [522]

SECTION III. Actes de bouche de l’oraison de repos sans goût.

Quand celui qui fait oraison manque de parole intérieure, il doit user des extérieures. Je veux dire qu’au défaut de bonnes pensées, il doit tâcher d’avoir de bonnes paroles, et que ne pouvant ouvrir son cœur à Dieu, il lui peut ouvrir sa bouche, et prononcer quelques paroles, qu’il peut tirer de l’Écriture, de l’imitation des saints ou de la raison.

Pour ce qui est de l’Écriture vous en pouvez choisir à votre gré quelques-unes qui reviendront plus à votre goût, ou relèveront davantage votre dégoût spirituel. Dites si vous voulez comme Job, cet exemplaire de patience aussi bien que de confiance en Dieu : «Vous faites semblant, ô mon Dieu, de ne vous souvenir plus de moi, vous me traitez d’ennemi, mais faites tout ce qu’il vous plaira, tuez-moi, écrasez-moi si vous voulez, vous ne m’ôterez jamais la confiance que j’ai en vous.»

Le prophète royal vous présente toutes sortes d’oraisons et de prières, particulièrement de celles qu’on appelle jaculatoires, propres à toutes sortes d’états; vous en pouvez choisir selon votre goût. [523]

Prenez, si vous voulez, l’oraison dominicale, la plus excellente de toutes celles qui n’ont jamais été formées : faites comme saint François, qui en prononçait et pesait toutes les paroles les unes après les autres, demeurant fort longtemps à réciter cette divine prière.

Secondement, vous pouvez imiter les saints dans leurs sécheresses et détresses spirituelles, et vous servir de leur pratique. Faites comme l’Apôtre des Gentils, qui charmait et enchantait ses peines par la considération de l’éternité future. «Il n’y a rien, s’écriait-il, de long, ni de grand dans les tribulations, si on les balance avec l’éternité et le poids immense de la gloire du ciel.»

Dites comme le prophète : «Mon âme soit soumise à Dieu; c’est de lui que vient ma patience.» Ou bien, comme il dit ailleurs : «Vous êtes ma patience.»

Quelques-uns imitent Notre Seigneur disant : «Mon Père, s’il est possible que ce calice passe! Néanmoins, ma volonté ne soit point faite, mais la vôtre.»

On peut encore imiter la sainte Église chantant par dévotion tant de beaux hymnes au Père, au Fils, au Saint-Esprit, à la Sainte Vierge et aux saints; mais que tout cela soit si bas que vous ne soyez entendu que de vous-même. [524]

Troisièmement, vous pouvez vous servir de la raison, proférant les paroles qu’elle vous suggérera, appliquant si vous voulez celles que nous avons mises ci-dessus pour être dites mentalement; car si le soulagement de votre cœur affligé demande que vous les profériez de bouche, cela ne sera que bien.

SECTION IV. Avis notable sur les actes de bouche de l’oraison mystique sans goût.

Je dois donner ici un avis qui me semble assez important à certaines personnes qui, se trouvant dans les états d’oraison que nous décrivons, prennent leur chapelet ou leurs heures en main pour dire les sept psaumes, les litanies ou semblables prières, par un petit désespoir mystique, s’il faut ainsi parler, c’est-à-dire par une croyance qu’ils ne sont pas propres pour l’oraison mentale, mais seulement pour la vocale; et ainsi ne travaillent plus à avoir aucune attention intérieure, ne considérant pas que l’oraison vocale qui n’est pas accompagnée de la mentale, au moins par désir et par effort, n’est pas oraison. Il y a temps de semer et de recueillir, de prier vocalement par obligation ou dévotion, et de pratiquer l’oraison [525] mentale. Autre chose est de tâcher de rappeler son attention par de petites oraisons vocales, et autre chose de quitter tout à fait l’oraison mentale pour achever la tâche de ses oraisons vocales : remettez-les donc en un autre temps et tâchez à l’aide des petites oraisons vocales de continuer la mentale, quoiqu’accompagnée d’aridités et de délaissements. C’est pourquoi l’âme, pour profiter de ces états d’oraisons stériles, doit se persuader qu’ils sont fort bons et agréables à Dieu; elle en doit faire estime, et des actes qu’elle y produit ou de l’incapacité et de l’impuissance qu’elle y souffre, aussi bien que des grâces que Dieu lui fait; et c’est un défaut notable que de n’y avoir pas assez d’égard ou de n’en tenir pas grand compte. Elle doit donc se servir de ces états sans dégoût volontaire et sans désir d’aucune chose, se contentant humblement de cette présence passive de Dieu; c’est-à-dire de lui être agréable sans qu’elle le sache, ou au moins sans qu’elle le sente. Et cette pratique seule lui apprend merveilleusement bien à user de tous les autres états selon la volonté de Dieu, par une éminente conformité de sa volonté à la sienne et par un abandon sans réserve; ne mettant point de bornes à Dieu pour le temps qu’il la voudra exercer dans les mouvements de la charité cachée; car il [526] l’y met et remet souvent; le tout pour la rendre plus disposée au pur amour, qui est la fin de la perfection même; car l’amour et la satisfaction propre qui se cache dans les sens, dans la raison, dans les désirs apparemment les plus saints et dans les autres états ne peut que difficilement subsister en celui-ci.

SECTION V. Actes du repos mystique par gestes extérieurs.

Quand l’âme est si dénuée qu’elle ne peut user d’oraisons vocales, elle se peut entretenir par gestes extérieurs, prenant garde que comme les paroles ne doivent être entendues de personne, les gestes n’en doivent pas aussi être aperçus. Elle peut les pratiquer en plusieurs sortes.

Premièrement, par la posture du corps. Les muets parlent par gestes, parce qu’ils ne le peuvent autrement; et quand une âme est muette mystiquement, et qu’elle ne peut parler à Dieu ni mentalement ni vocalement, elle le doit faire par gestes, imitant les muets qui, voulant prier, jettent les yeux au ciel. Jetez-y une œillade amoureuse, ou bien tenez-vous debout devant le Saint-Sacrement, ou en la présence de Dieu qui est partout, ou bien faites des génuflexions ou des adorations. Saint Barthélemy en faisait cent [527] fois le jour; saint Siméon stylite sur la colonne en faisait sans nombre; sainte Marguerite se prosternait cent fois le jour, et autant la nuit. Étendez comme Moïse les bras vers Dieu, qui fit bien paraître combien cette oraison lui était agréable. Haussez les mains comme David et joignez-les comme tous les chrétiens quand ils prient avec dévotion; frappez votre poitrine et baissez les yeux comme le publicain, disant : «Seigneur ayez pitié de moi.» Il est si vrai que de tels signes extérieurs sont actes de pénitence, qu’un prêtre les voyant faire à un mourant qui ne peut parler, peut lui donner l’absolution. Baisez la terre, inclinez-vous contre elle comme fit Jésus-Christ en son oraison angoisseuse; imprimez sur vous le signe de la croix.

Secondement, vous pouvez encore pratiquer ces gestes extérieurs par le moyen des images. Ayez, disait quelqu’un, un livre de belles images, maniez-le souvent; il est impossible que cela n’excite quelque bonne pensée ou quelque sainte affection dans le fond de l’âme. Imitez ce bon solitaire dont parle Climacus, qui mettait autour de sa cellule quantité de belles images, et dessous, ces mots en grosses lettres : «humilité profonde, charité très ardente, patience invincible, fidélité inébranlable, obéissance [528] sans réserve»; puis lisant tantôt l’une puis l’autre : «Oh, se disait-il à lui-même, que tu es éloigné de ces vertus!»; embrassez un crucifix, regardez-le ou le baisez amoureusement; ou bien, à l’exemple d’un saint contemplatif, contentez-vous de regarder les murs de votre chambre pour l’amour de Dieu.

Troisièmement, vous pouvez encore vous mettre en la pratique de cette oraison par la lecture, ainsi que faisait sainte Thérèse, qui lisait quelque chose, puis fermant le livre ruminait ce qu’elle avait lu; ou bien jetant quelques soupirs de voir l’endurcissement de votre cœur, ce qui doit être sans effort. Saint François de Sales rapporte quelques pratiques semblables.

SECTION VI. Des actes significatifs par convention.

L’âme dans l’état de sécheresses se peut encore servir de l’exercice des conventions, qui se fait par actes extérieurs et intérieurs, ou par paroles, leur imposant telles significations qu’elle a convenu.

Quelques-uns expliquent cette convention par la comparaison de deux amis qui conviendraient ensemble que toutes les fois qu’ils se regarderaient ou toucheraient, cela [529] signifierait que celui qui regarderait son ami ou lui toucherait la main lui ferait offre de son honneur, de la vie, de son assistance en quelque chose convenue. Je dis le même des paroles, comme s’ils avaient convenu que quand l’un disait à l’autre : «ami» ou : «mon cœur», cela signifierait la même chose : tels amis feraient ainsi mieux entendre leurs pensées que par de longs discours.

L’âme peut faire le même à l’égard de Dieu, lui parlant et lui communiquant les pensées et les affections qu’elle a par le moyen de certaines marques dont elle aura convenu avec lui, qu’il entendra très bien selon son intention et l’accord passé, aussitôt qu’elle s’en servira : il lui est permis de leur donner telle signification qu’elle voudra.

Mettons quelques exemples, et premièrement des actes intérieurs. Convenez avec Dieu que toutes les fois que vous formerez en votre cœur la pensée de la très sainte Trinité, cela signifiera qu’elle est infinie et immense, que vous l’adorez, que vous la voulez servir et ne l’offenser jamais, que vous vous réjouissez de l’honneur que lui rendent tous les anges et les saints, et autres telles significations que vous pourrez lui donner. Et quand en l’oraison vous ne [530] pourrez produire un acte, formez seulement cette pensée : «Trinité», avec intention de dire à Dieu tout ce que vous avez convenu avec lui que cette pensée signifiera.

On peut faire le même par des actes extérieurs. Prenez par exemple une image de Notre Seigneur et convenez avec lui qu’à chaque fois que vous la regarderez, ce sera une marque que vous prétendez lui donner un témoignage de votre amour; que vous croyez fermement que votre bonheur en cette vie consiste à le regarder, à penser en lui, à l’aimer et à le servir, et d’être aussi regardé favorablement et aimé de lui, et que celui de l’autre vie est de voir à découvert les perfections infinies de sa divinité et les beautés admirables de sa très sainte humanité, que vous avez un grand désir de le voir en cet état bienheureux, et que vous le suppliez de vous en rendre digne; que non seulement vous l’aimez, mais que vous voulez encore pour l’amour de lui aimer tous les hommes, qui sont ses images, et tout ce qui lui appartient.

Un autre acte extérieur sera que toutes les fois que vous mettrez la main sur votre cœur, vous désirez de lui faire entendre : premièrement, que vous lui offrez et donnez avec toute l’affection qui vous est possible [531] ce cœur que vous touchez; secondement, que vous le jugez seul digne de l’avoir, et seul capable de le remplir; troisièmement, que vous le remerciez très cordialement de vous l’avoir donné; quatrièmement, que vous le suppliez de le prendre pour jamais; cinquièmement, que vous le conjurez qu’il le vide de tout autre amour que du sien, l’embrasant de cette céleste flamme; sixièmement, que vous lui donnez votre cœur et votre volonté si absolument que vous ne voulez plus avoir aucune volonté que la sienne; septièmement, que vous avez un contentement extrême de ce qu’il est tant aimé des saints, voire de soi-même, et de ce qu’il le fera éternellement; huitièmement, que vous avez un sensible regret de ce qu’il est si peu aimé, servi et honoré des hommes, et qui pis est, de vous-même.

On peut faire le semblable par paroles, comme serait de contracter avec lui qu’autant de fois que vous direz ces mots : «Ô amour, mon Dieu!» et tels autres, vous avez dessein de lui dire et protester qu’il est lui seul le vrai Dieu, le créateur, le conservateur de l’univers, en qui vous croyez, espérez et vous confiez, devant qui vous vous abaissez, de qui vous tenez tous les biens que [532] vous avez, qu’il est votre amour, votre trésor, votre gloire, votre tout.

Ces conventions se peuvent encore faire par les actions qui ne dépendent pas de notre volonté, mais sont en nous naturellement, comme sont les aspirations et les respirations; par celles-là nous attirons l’air dedans nous, par celles-ci nous le renvoyons hors de nous; or Dieu est en cet air attiré et renvoyé comme en toutes les créatures; il faut donc arrêter avec Dieu qu’à chaque aspiration vous désirez l’attirer et l’unir à vous, non seulement par la grâce, mais aussi par la gloire, pour là-haut au ciel, pendant l’éternité et sans interruption, l’aimer, le glorifier, le bénir, l’adorer, le remercier et rendre tous les hommages de votre cœur, que vous désirez l’attirer et l’unir à vous, et toutes les perfections de la divinité, tous ses mérites, toutes les vertus et tout ce qui est en lui en la plus noble façon qu’il est possible, pour être par cette union purifié, sanctifié, fortifié, illuminé, embrasé et rendu très agréable à ses yeux et un digne instrument de sa gloire. Notez que vous pouvez attirer notre Seigneur en diverses manières selon votre volonté et votre nécessité, ou glorieux, ou lumineux, ou humble, ou pauvre, ou souffrant, ou prêchant, etc. [533]

Par chaque respiration, tout de même que vous avez intention de vous donner tout à lui, votre corps, votre âme, vos paroles, vos gestes, vos pensées et tout ce qui en quelque façon vous appartiendra jamais, et de lui donner avec la plus grande perfection qu’une chose lui peut être donnée, en esprit d’un très pur et très embrasé amour de sa gloire.

Que par cet air rendu vous prétendez lui rendre autant de contentement, d’honneur et de louanges que tous les péchés des hommes, et les vôtres en particulier, lui en ont ravi, et lui faire un remerciement pour tous ses bénéfices, de nature, de grâce et de gloire, faits à vous et à tous les bienheureux.

Vous pouvez encore, vous tâtant le pouls, dire ou convenir avec Dieu que vous voulez que tous ces battements du pouls, des artères, du cœur, et tout le mouvement de votre âme végétante et sensitive donne à Dieu autant de gloire, de louanges, de bénédictions, d’adorations, de joie, de remerciements, que lui en ont donné et donneront à jamais tous les anges et les hommes, et que lui en pourrait donner des mondes infinis pendant l’éternité. [534]

SECTION VII. Comme il faut pratiquer ces actes de convention.

Premièrement, l’âme peut prendre et choisir les susdits actes ou autres selon qu’elle voudra, et leur donner signification selon sa dévotion.

Secondement, il n’est pas nécessaire en l’oraison de se souvenir de ce que veulent dire ces signes selon la convention et le contrat fait; mais il suffira, si elle est, par exemple, en sécheresse en l’oraison, et qu’elle ne puisse avoir aucune bonne pensée, de concevoir dans le cœur le nom de «Trinité» avec intention que cela signifie tout ce qu’elle a convenu. Il faut dire le même lorsqu’elle met la main sur le cœur, ou qu’elle dit ces mots : «Ô amour! ô mon Dieu!»

Et pour les actions naturelles qui ne dépendent pas de notre volonté, comme l’aspiration et la respiration, il faut se regarder attirant et repoussant son haleine, etc. avec intention que ces choses signifient ce qui a été convenu, et ainsi ne pouvant faire oraison par méditations, bonnes pensées et productions d’actes, elle la fera par pensées courtes, par paroles et gestes, qui étant peu de choses en soi, sont grandes choses en [535] leur signification, et contiennent d’excellentes élévations d’esprit.

CHAPITRE III. De la seconde espèce du repos mystique sans goût, qui est un même acte plusieurs fois répété.

SECTION I. Quelques remarques sur l’oraison de cette seconde espèce.

Notez premièrement que, comme les sécheresses croissent dans cette seconde espèce, les peines redoublent aussi, et l’âme se trouve si aride qu’elle ne peut produire qu’un seul acté répété à diverses fois, d’autres bonnes pensées ne se présentant pas à elle; ce qui lui est plus fâcheux qu’en la première espèce, où elle prend un peu plus l’essor en la carrière de l’oraison, ayant la sphère de son activité plus entendue; parce que comme un malade se plaît à changer de lieu, et qu’un homme dégoûté trouve quelque appétit dans la diversité des mets, aussi nos mystiques sont plus consolés quand ils peuvent produire plusieurs sortes d’actes.

Notez en second lieu que les actes que produit l’âme en la première et seconde espèce sont secs et arides comme le terroir d’où ils naissent, qui est l’oraison sans goût.

Notez en troisième lieu que, bien que j’apporte ici plusieurs actes, ce n’est pas pour y lier l’âme, mais afin que se trouvant en cet état, elle puisse se servir d’un ou de plusieurs, si elle n’en a point d’autres. Ce qu’étant supposé :

Je dis que l’acte répété se peut pratiquer en tous les trois états, de sécheresses, de fécondité ou facilité d’oraison, et de suavité, expliqués ci-dessus. Si quelqu’un, par exemple, produit un acte d’amour de Dieu, et qu’en demi-heure il ne dise qu’une même chose, il se peut faire qu’il soit en quelqu’un de ces trois états de sécheresse, le produisant sans saveur et avec difficulté à cause de l’insipidité de l’acte et de la stérilité de son état; ou de suavité, le produisant facilement et suavement, à cause de la douceur de son cœur, qui lui fait goûter cet acte plutôt que d’autres; ou bien de facilité, s’arrêtant sur ce même acte afin, non pas de le goûter, [537] puisqu’il n’a pas cette suavité de cœur, mais pour le mieux pénétrer, comme une personne qui a lu quelque chose qu’il ne savait pas s’arrête pour le ruminer.

L’acte répété que nous décrivons ici se produit en sécheresse, qui n’a ni le goût ni la facilité d’en produire d’autres. C’est pourquoi la première espèce approche plus de la facilité d’oraison que cette seconde qui en est plus éloignée, et souvent quand l’âme est fidèle et patiente en cette seconde, elle sert de passage à la première, la première à la facilité, et de la facilité souvent on passe à la suavité; ce qui la doit exciter à la fidèle patience, dans laquelle peu à peu le cœur se dilate et refleurit.

SECTION II. Pratique de cette seconde espèce par trois sortes d’actes : et premièrement de ceux qui regardent Dieu.

L’âme pourra entrer en cette pratique prenant les actes qui pour lors se présenteront à elle; néanmoins pour plus grande facilité, j’en mettrai ici quelques-uns, que je divise en trois sortes. Les premiers regardent Dieu; les seconds, les créatures; et les troisièmes, nous-mêmes.

Pour exemple des premiers, l’âme peut dire en son cœur : «Je vous aime, mon Dieu» ou bien : «Je veux vous servir; je ne désire que votre gloire», et produire semblables actes qu’elle répète toujours, n’en pouvant avoir d’autres.

Autre fois, elle imitera Notre Seigneur en l’oraison qu’il fit au jardin, disant et répétant toujours : «Mon Père, s’il est possible que ce calice passe; néanmoins ma volonté ne soit point faite, mais la vôtre.» Il ne voulut pas changer de paroles, pour apprendre à l’âme que pendant les aridités ou les angoisses spirituelles, ne pouvant produire qu’un acte répété, cela lui suffit.

D’autres prennent l’oraison avec laquelle saint François passa toute la nuit, répétant toujours ces mêmes paroles : «Mon Dieu, et toutes choses.»

Ou bien celles du prince des théologiens mystiques, saint Denis : «Dieu n’est rien de tout ce qui est créé ou possible, mais infiniment plus grand.»

Ou la devise de saint Ignace martyr : «Mon amour est crucifié.»

Ou les paroles de saint Augustin : «Je vous ai tard aimée, beauté si ancienne!»

On peut aussi jeter la vue sur une perfection divine sans considérer l’autre, ainsi que dit saint François de Sales : «Mon Dieu, que vous êtes bon, que vous êtes sage et puissant! [539] que votre charité est ardente!» Cette façon d’actes ne se doit pratiquer que par douces insinuations d’esprit à esprit, ou par application simple du fond de la nue pensée à Dieu intimement et uniquement présent. Enfin, quand vous serez dans ces ennuyeuses stérilités d’esprit, vous pourrez prendre l’exercice d’oraison que la plupart des mystiques conseillent, qui est de vous mettre en la présence de Dieu, imitant les courtisans quand ils vont faire la cour à leur prince; car ils se contentent de se tenir en sa présence; ils ne le regardent pas toujours, comme ils n’en sont pas sans cesse regardés; aussi ne dis-je pas que vous ayez toujours la pensée que Dieu est présent, mais par intervalles, disant en votre cœur : «Eh bien, je ne puis méditer ou penser à Dieu, je me tiendrai devant lui puisque la foi m’apprend qu’il est ici présent.» Quand vous passeriez votre oraison ne faisant autre chose, dans l’impuissance de faire davantage, vous ne ferez pas mal.

Imitez les abeilles qui voltigent jusques à ce qu’elles aient rencontré un roi, puis elles se reposent autour de lui; pendant vos délaissements, voltigez ou voletez après quelque bon objet pour entretenir votre intention; mais quand vous aurez trouvé le roi de votre cœur, arrêtez-vous à sa présence, la goûtant si vous pouvez; et si vous ne pouvez, [540] regardez-le, et pensez à lui autant que votre disposition le permettra.

SECTION III. Actes qui regardent les créatures.

La considération des créatures peut aussi fournir à l’âme quelques pensées ou actes qu’elle peut répéter pour s’entretenir, et si elle ne peut jeter la vue sur le beau miroir de la divinité, elle la pourra peut-être porter sur les créatures, non pour les rechercher et s’y attacher d’affection, mais pour les rebuter; car on doit regarder Dieu pour l’aimer et le rechercher, et les créatures pour les fuir et les mépriser, si elles sont considérées hors de l’ordre et de la dépendance de la volonté de Dieu. Ainsi l’acte que je vous propose est un rebut de toutes les créatures prises hors de Dieu, je veux dire plus clairement un mépris de toutes choses créées, en tant qu’elles empêchent l’union de notre âme avec Dieu; et parce que nous parlons à des âmes bien arides et asséchées, et qui ne peuvent produire ces actes que bien sèchement, afin qu’elles y aient quelque petite faveur ou qu’ils ne leur soient pas trop à dégoût, nous leur apporterons quelques pensées qui leur faciliteront ce rebut, qui ne consiste qu’à se détacher de l’affection déréglée [541] des créatures et d’elles-mêmes. Donc ces créatures leur paraîtront méprisables : premièrement, les comparant avec Dieu; secondement, les comparant avec l’âme; et troisièmement, considérant l’âme en elle-même.

Si avec Dieu, nous apprendrons que lui seul mérite d’être aimé et accepté de notre volonté. «À lui seul l’honneur et la gloire, dit l’Apôtre», «parce que lui seul est saint, seul Très-Haut, seul Seigneur», ainsi que chante l’Église»; et partant, si nous prenons les créatures, non seulement hors de Dieu, mais même comme lui étant contraires, empêchant qu’on ne lui rende l’honneur, la gloire et l’amour qui lui sont dus, elles doivent être non seulement rebutées, mais méprisées et abhorrées.

De plus, les comparant avec Dieu nous trouverons qu’elles sont moins qu’un atome à l’égard de toute l’enceinte du monde, car encore se trouve-t-il quelque proportion entre ces deux choses; mais entre Dieu et toutes ses créature, il n’y en a point; ce qui faisait dire à Salomon que tout ce que l’on désire et recherche ne lui peut être comparé. Sur quoi saint Thomas fait remarquer qu’il ne dit pas que Dieu est un plus grand bien que toutes les créatures, mais qu’elles ne lui peuvent être comparées, parce qu’entre [542] un petit bien et un grand, il peut y avoir de la comparaison, mais on n’use pas de termes de plus et de moins entre Dieu et tout ce qui n’est point Dieu, tout le créé, ou ce qui le peut être, comparé à Dieu n’étant comme rien, ainsi que dit Isaïe. On peut bien comparer une goutte d’eau avec toute la mer, parce qu’on pourrait ajouter tant de gouttes d’eau les unes aux autres qu’on en ferait une mer, qui n’est composée que de gouttes; mais prenez tant de créatures qu’il vous plaira, jamais elles ne feront un Dieu et n’approcheront de sa perfection, à raison de la disproportion infinie qui est entre le Créateur et la créature. Ce qu’il a bien daigné nous apprendre de sa propre bouche, quand il dit à Moïse : «Je te montrerai tout bien, c’est-à-dire moi-même, qui suis tout bien, pour nous enseigner que hors de lui il ne peut y avoir aucun vrai bien. N’est-ce donc pas être privé de jugement et de raison en notre choix, que de préférer le néant au tout, et la créature au Créateur?

Ajoutons que ce chétif être qu’ont les créatures, qui comparé à Dieu n’est rien, est encore tellement dépendant de lui, que si cette divine majesté lui avait pour un moment refusé son concours, il retournerait en son premier néant, comme l’image que je produis au miroir dépend tellement de [543] ma présence que si je me retire tant soit peu, elle s’évanouit aussitôt; pourquoi donc, hors de Dieu et contre sa volonté affectionnerai-je quelque créature; puis que hors cette volonté, elles ne sont rien? N’est-ce pas là un puissant motif pour les rejeter et mépriser, quand elles mettent obstacle au divin amour?

SECTION IV. Suite de la section précédente : actes concernant les créatures considérées à l’égard de l’âme et en elles-mêmes.

Nous avons considéré quelques actes qui regardent Dieu, lesquels peuvent entretenir l’âme pendant sa stérilité. Nous pouvons aussi considérer cette même âme prise dans la noblesse de son être qui est hors de pair, comparée avec toute la nature inférieure. Et premièrement, selon l’être naturel il est certain que l’âme, par la raison et la liberté, rapporte de grands avantages sur tout l’être purement matériel et corporel. «Je suis trop grand, disait un philosophe païen (qui comme tel ne pouvait contempler que l’être naturel de son âme) et appelé par ma naissance à des choses trop relevées, pour me rendre le vil esclave de mon corps.» [544]

Secondement, considérant cette même âme dans l’état où la grâce la tire au-dessus de la nature : elle se surpasse beaucoup elle-même, d’autant qu’au moyen de cette grâce elle est rendue participante de la nature de Dieu, ainsi que dit le prince des Apôtres. «Reconnais, ô homme, ta dignité (s’écrie saint Léon élevant la vue de sa contemplation à cet état suréminent) et puisque tu es rendu participant de la nature divine, prends garde de ne retomber pas dans ta première bassesse par une vie roturière et indigne de la noblesse d’une si haute extraction.» Et si, prenant l’essor plus haut, nous voulons regarder cette âme dans l’éclat de la gloire où sa bonne fortune l’appelle, toutes les choses de la terre nous paraîtront, aussi bien qu’à saint Paul, plus viles que la boue et l’excrément.

Il ne faut pas oublier ici les hauts titres de noblesse que nous avons acquis par l’incarnation du Verbe. «Souvenez-vous, dit saint Léon au lieu cité, parlant aux hommes chrétiens, de quel Chef vous êtes membres.» Souvenez-vous, dirai-je après lui, que vous avez un frère aîné dedans le ciel, qui a planté son trône à la droite de Dieu le Père, et si Dieu a tant honoré notre humanité que de s’être fait homme, par un même trait il a fait l’homme-Dieu. Et nous qui [545] portons les livrées de telles noces et avons part à une telle alliance, aurions-nous bonne grâce de nous ravaler à l’affection de ces choses périssables? Les animaux les plus généreux nous sont notre leçon. Le lion ne touchera pas aux petits enfants, s’il n’est bien pressé de la faim; les grands dogues méprisent les petits chiens qui aboient contre eux; et nous ferions état des choses basses qui ont bien moins de rapport avec nous?

Les créatures paraissent méprisables non, seulement comparées à l’âme raisonnable et enrichie de la grâce de Dieu, mais encore envisagées en elles-mêmes, parce qu’elles ne sont qu’une pure vanité, et vanité des vanités, ainsi que les appelle l’Ecclésiaste pour exprimer leur extrême vanité. C’est pourquoi le prophète prie Dieu de détourner ses yeux de toutes les choses du monde pour ne se pas laisser surprendre à leur vanité. C’est la raison pour laquelle elles sont insuffisantes de contenter et de satisfaire notre désir, dans lequel elles laisseront toujours du vide, parce que notre entendement et notre volonté sont d’une capacité infinie, ou au moins telle qu’ils ne peuvent être comblés que par la possession d’un être infini. Comment donc pourraient-ils être remplis de ce qui n’est que vanité? [546] Un seau, quoique plein d’air, est appelé vide, et notre cœur plein de l’affection des créatures sera toujours vide, parce qu’il n’est plein que de vent et de vanité, c’est-à-dire d’un air agité, incapable de remplir solidement.

De là suit que l’âme ne peut trouver son repos qu’en Dieu, qui est sa plénitude, ainsi que l’appelle l’Apôtre. Ce qu’a bien pesé saint Augustin lorsqu’il a dit : «Seigneur, vous nous avez faits pour vous qui êtes le centre de notre cœur, qui sera conséquemment toujours agité jusques à ce qu’il se repose en vous.»

Demandez à Salomon s’il a trouvé son repos dans l’abondance de ses délices, de ses richesses et de sa gloire, qu’il dit avoir possédées selon l’amplitude de ses désirs; et il vous répondra que plutôt il n’y a rencontré que de la vanité et de l’affliction d’esprit; et l’homme selon le cœur de Dieu dit qu’il ne doit pas attendre un parfait assouvissement de ses désirs, que dans la jouissance de la gloire du même Dieu. Il faut donc être aveugle et ennemi de son propre repos pour le vouloir établir dans la créature. [547]

SECTION V. Quelques actes à l’égard de l’âme considérée en sa bassesse ou vileté.

L’âme, pendant l’état des sécheresses, peut encore produire quelques actes d’anéantissement de soi-même, qui sont fort propres pour ce temps, étant alors presque toute anéantie et réduite au néant d’opération, de sorte que l’anéantissement ne lui sera pas beaucoup difficile, puisqu’elle y est déjà si avancée, et qu’aussi il lui est plus aisé de s’anéantir et se rebuter que les autres créatures, parce qu’elle se connaît mieux.

Cet anéantissement de l’âme consiste dans une basse estime d’elle-même, et en une croyance que n’étant rien de bon d’elle-même, elle ne mérite aucune grâce, ni conséquemment de recevoir aucune assistance de Dieu en l’oraison, ni douceurs, ni facilités; mais elle doit se tenir contente d’être traitée selon son indignité; et comme l’acte précédent est un rebut de toutes créatures, celui-ci est un rebut de toute elle-même; celui-là est un anéantissement de toutes créatures prises hors de Dieu; celui-ci est un anéantissement de tout ce qui est en elle, considéré hors du même Dieu et comme [548] contraire à son union; et ainsi elle ne doit faire état, ni de la facilité de faire oraison, ni de la production d’actes, ni des lumières, ni des autres opérations intérieures, quand Dieu ne veut pas qu’elle les ait; ni se tourmenter et inquiéter des sécheresses, des privations, des tentations et des autres pauvretés d’esprit, quand il lui plaît qu’elle les souffre.

Les actes de cet anéantissement se peuvent produire, premièrement, à l’égard d’elle-même considérée dans l’être de nature. «Si toutes les créatures, peut-elle dire, ne sont rien à l’égard de Dieu, que suis-je à l’égard de toutes les créatures qui peuvent multiplier et croître en dignité à l’infini?»

Et si je me regarde dans l’état de l’être surnaturel, je vois en moi le péché anéantissant tout l’être de grâce et de gloire, et qui me rend moindre et pire que le rien de nature qui n’a jamais offensé Dieu.

Quand donc vous ne pourrez produire qu’un seul acte d’anéantissement de vous-même, tenez-vous devant Dieu comme un rien et moins que rien. Il semble que saint François était dans la pratique de cet acte quand il passa toute une nuit à dire et à répéter : «Qui êtes-vous, et qui suis-je, mon Dieu?»

Le second acte est un anéantissement [549] de tout ce qui est en l’âme, ne faisant point d’état de toutes les facilités d’oraison, des goûts et des suavités, quand Dieu ne veut pas qu’elle les ait, et ainsi des sécheresses et des tentations. «Je suis indigne, pourra-t-elle dire, d’avoir toutes ces douceurs spirituelles, d’élever mon esprit vers Dieu et de vivre en sa présence; je ne mérite que les rebuts et les mépris qu’il fait de moi; je m’y abandonne comme à l’objet propre à mon néant pécheur et misérable.»

Le troisième acte de l’anéantissement de l’âme est de se tenir devant Dieu comme une pure puissance obédientielle soumise à lui, qui ne lui peut ou ne veut point résister; ou comme un enfant plein de référence en la présence de son père; ou comme un serviteur devant son maître, ainsi que le pratiquait le prophète; ou bien comme un petit chien qui attend que quelques miettes tombent de dessus la table sans oser demander les bons morceaux qui sont servis aux enfants. La Cananéenne se conduisant ainsi obtint ce qu’elle voulut.

L’âme peut produire pour quatrième acte d’anéantissement celui d’un abandon et d’une très humble adoration vers l’être infini de Dieu, digne d’amour et d’honneur au-dessus de tout ce que les créatures peuvent comprendre, qui se fait par [550] voie de consentement et acquiescement que Dieu soit ce qu’il est par-dessus toutes ses pensées, et qu’il dispose d’elle et de toutes choses selon qu’il l’entend et le veut.

Enfin, l’âme se voyant incapable de faire oraison par l’excès des aridités peut dire en elle-même, comme le bon Job : «J’attendrai qu’il se fasse un changement en moi.» Les lumières succéderont à la nuit que je souffre; cependant j’aurai patience, et cette patience sera le refrain de mon oraison. [551]

CHAPITRE IV. De la troisième espèce du repos mystique sans goût, où l’âme ne peut produire que quelques actes d’entendement pour soutenir son oraison.

SECTION I. Description de cette oraison.

L’âme, dans cette troisième espèce, ne peut produire d’actes de volonté, mais seulement d’entendement; non toutes sortes d’actes d’entendement, mais seulement ceux qui peuvent empêcher l’inquiétude et le découragement.

À mesure que l’âme avance dans les sécheresses, les difficultés de faire oraison croissent. En la première espèce elle pouvait produire des actes tant d’entendement que de volonté, mais sèchement et sans suc; et ces actes ou pensées pouvaient être diversifiés. En la seconde espèce, elle pouvait aussi produire des actes d’entendement ou de volonté, non divers, mais les mêmes réitérées [552] à diverses reprises, la mémoire les rappelant pour entretenir cette sèche oraison. En celle-ci, elle est en si grand abandon qu’elle ne peut plus produire aucun acte de volonté, mais seulement d’entendement. C’est pourquoi il faut que la volonté pratique le repos, si elle veut faire oraison, parce qu’elle est si accablée qu’elle ne peut plus produire aucun acte perceptible. C’est donc l’entendement, sur lequel toute la production d’actes perceptibles qui s’en va par terre est soutenue, et tout le convoi des bonnes pensées qui s’en va presque dissipé est donné à lui seul en garde, et néanmoins l’entendement, qui pour lors doit seul soutenir le choc et entretenir l’oraison, est encore si abattu et atterré qu’il ne peut tirer de son magasin que quelques chétives pensées pour se défendre de l’inquiétude et du découragement qui veulent empiéter sur le royaume de l’oraison.

L’âme, en la première espèce, est attaquée de sécheresses; mais elle se défend encore par actes d’entendement et de volonté; la sécheresse redoublant ses forces, et elle fatiguée comme un soldat par terre, se contente de parer et de se maintenir avec un seul acte; l’inquiétude et le découragement prenant nouvelles forces, et comme ennemis tout frais, font tomber à ce pauvre mystique [553] les armes offensives; sa volonté est dévalisée, le pouvoir de produire les actes lui est ôté; et bien que l’entendement ne soit pas entièrement perclus, il ne peut néanmoins fournir autres pensées que celles qui sont nécessaires pour empêcher l’inquiétude et le découragement; encore est-il, en tel accessoire, si peu maître de ses pensées qu’il ne peut discourir avec elles ni avoir un entretien agréable. Mais comme on voit une chandelle qui s’éteint jeter par reprise quelques petites lueurs, pour témoigner ce semble le regret qu’elle a de mourir, ainsi l’entendement, comme une puissance languissante, lance de petites pensées, pour empêcher que par inquiétude et découragement l’âme mystique ne quitte tout à fait l’oraison; car ces petites pensées fortifient la volonté à demeurer paisible et en repos mystique, et comme l’inquiétude et le découragement sont causés par le sentiment qui veut persuader à la volonté qu’elle ne fait point oraison, se tenant ainsi en un repos mystique, aussi ces pensées que l’entendement produit pour lors ne contentent guère le sens, et n’empêchent pas qu’il se décourage et inquiète; seulement elles empêchent l’inquiétude et le découragement de la volonté; et souvent le sentiment murmure de ce que la volonté ne veut pas lui acquiescer et s’inquiéter avec [554] lui; mais la volonté bien avisée se doit moquer de son sens, adhérant aux petites raisons que l’entendement lui fournit pour lors, qui sont si faibles et si maigres que le sens ne s’en contente et ne les trouve point à son goût. Or, encore que nous disions que la volonté ne produit aucun acte, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des désirs de ne s’inquiéter pas, de patienter et de persévérer en oraison avec tranquillité, puisque c’est à cela que tendent les actes de l’entendement. [555]

SECTION II. Actes qui se peuvent produire en cette troisième espèce de repos.

La nécessité en laquelle se trouve l’âme parmi les sécheresses lui fournit sur l’heure les pensées dont elle a plus de besoin pour empêcher l’inquiétude; celles-ci se présentent plus ordinairement. «Eh bien, je ne puis méditer ni avoir de bonnes pensées, il faut que je prenne patience, Dieu ne demande de moi que ce qui est en mon pouvoir; il ne faut vouloir que ce que Dieu veut; on ne peut et on ne doit pas résister à sa volonté; puisqu’elle ordonne que je sois en tel état, je dirai avec le patient Job : ‟J’attendrai le changement de mon état» et le retour de la [555] facilité d’oraison, car telle est l’humaine condition qu’il faut ainsi attendre dans les choses où il n’y a point de remède. Le pèlerin attend que la nuit ou la pluie passe, que le jour et le beau temps reviennent pour continuer son chemin; le malade, que sa santé retourne pour se lever du lit; serait-ce la raison que je me laissasse gagner à l’impatience ou à l’inquiétude contre la volonté de Dieu, au lieu même où je viens apprendre à la bien accomplir, et que par un désir trop empressé de faire oraison je me privasse du pouvoir de la faire?»

Quelquefois l’entendement fouille dans le magasin de l’humilité et y trouve des raisons pour s’opposer au découragement. «Je ne suis pas digne, dit une âme, des consolations de Dieu, de quoi donc est-ce que je m’afflige s’il me les refuse, et me traite selon mes mérites? De quoi me puis-je plaindre? Je n’ai point la robe nuptiale, pourquoi voudrais-je paraître au banquet du roi? Je veux être mis à la droite avec les élus, et je suis fille de la géhenne!»

Autre fois, la même puissance met la main dans le trésor de la charité, et en tire ces motifs, ou semblables : «au besoin on connaît l’ami», pourquoi ne ferai-je pas connaître à mon Dieu que je l’aime aussi bien en adversité qu’en prospérité? Je suis si contente [556] quand j’ai le vent en poupe et que j’ai facilité d’oraison, elle ne m’ennuie point, je m’y tiens si allègrement, et pourquoi la voudrais-je abandonner à présent que je n’y suis pas consolée? Veux-je me contenter en elle ou contenter mon Dieu?»

Un docteur moderne conseille aux âmes qui sont en ces désolations de dire en elles-mêmes : «Dieu veut que je souffre ce châtiment pour mes péchés, par ces aridités, par ces délaissements spirituels qui me font sentir que le ciel est devenu de bronze et la terre de métal; que Dieu s’est éclipsé et que je ne puis trouver moyen d’enfoncer les points de ma méditation; Dieu veut expier mes fautes, qui méritent bien cette punition, elle est même bien petite au prix de celle que je mérite, et remplie de miséricorde; si je suis digne de l’enfer, comment osai-je demander des consolations, d’avoir accès et familiarité avec Dieu, une paix tranquille et un repos d’enfant tendrement mignardé et caressé ? C’est trop qu’il me retienne en sa maison et qu’il me souffre en sa présence.»

Gerson rapporte avoir connu une certaine personne qui se retirait tous les jours en un lieu solitaire, où donnant congé à toutes autres pensées, elle s’imaginait être un de ces pauvres mendiants qui demandent l’aumône, et selon leur coutume s’efforçait de se [557] faire paraître la plus indigente et misérable qu’elle pouvait; auquel cas l’indigence et la nécessité lui donnaient hardiesse, et lui suggéraient abondance de paroles; et par ce moyen ce mendiant spirituel implorait l’aide de tous les saints, s’adressait avec une voix pitoyable tantôt à l’un puis à l’autre; et passant de tous côtés entre les troupes des bienheureux, requérait humblement leurs suffrages, afin que de leur abondance ils soulageassent sa disette. Il sollicitait les apôtres il conjurait les martyrs, il suppliait les confesseurs; il réclamait les vierges; et par ce moyen avança beaucoup en peu de temps en la voie de l’oraison mentale. Faites-en de même, âme désireuse d’oraison. L’état de pauvreté dans lequel vous vous trouvez vous peut faire connaître combien grandes sont vos misères, et combien vous êtes vide de grâce, pleine de passions et d’imperfections, et vous oblige de demander secours à la divine bonté par l’intercession de tous les saints.

Une autre manière de vous entretenir dans les aridités de l’oraison est de vous retirer et examiner, comme fait le marchand en ses affaires, et faisant réflexion sur les dommages que vous recevez du péché, vous vous exciterez à le haïr; ou bien vous considérerez l’amour de Dieu et votre ingratitude, [558] la vanité du monde, la brièveté de la vie, les approches de l’heure dernière, le péril de l’enfer, et par ce moyen vous empêcherez ou chasserez les pensées inutiles.

SECTION III. Les actes que l’âme produit en sécheresse doivent être accompagnés d’un repos mystique sans goût.

Pendant les sécheresses, tous les actes que produit l’âme doivent être accompagnés d’un repos mystique sans goût. Car nous avons déjà dit que l’oraison de repos mystique était quelquefois compatible avec la production d’actes et de bonnes pensées, sans pourtant que ces actes ou ces pensées fussent le repos mystique, mais seulement ce qui l’entretenait. Et parce que nous avons remarqué trois espèces de repos mystique sans goût, dans lesquelles l’âme a encore le pouvoir de produire des actes sèchement et diversement, il est nécessaire, afin que cette oraison soit appelée oraison de repos mystique sans goût, que ce repos mystique paraisse durant cette production d’actes et durant ces sèches pensées, ce qui veut dire que les susdits actes produits sèchement doivent être accompagnés d’une grande tranquillité, au moins en la pointe de l’esprit. [559]

Faisons voir ceci par exemple : quelqu’un se mettant en oraison trouve qu’il ne peut méditer ni poursuivre sa méthode, mais seulement produire quelques petits actes sèchement par intervalles, et s’entretenir avec quelques froides pensées de Dieu qui lui viennent en l’esprit, alors il est en la première espèce de l’oraison de repos sans goût; mais afin que ce soit une vraie oraison de repos mystique, il faut que ces actes-là soient produits avec grande tranquillité; parce qu’encore que ce soient pensées de Dieu et d’oraison, fort froides et sans suc, elles doivent pourtant être accompagnées d’un parfait repos et tranquillité, qui consiste seulement à ne se pas troubler ni décourager de ce que l’on ne peut avoir des actes et de bonnes pensées plus moelleuses et moins sèches.

Il en faut dire de même des autres espèces. Quand l’âme est en tel état qu’elle ne peut s’entretenir que d’une seule pensée, qui lui revient assez sèchement, elle ne doit point s’en inquiéter, ni aussi quand elle ne peut rien faire du tout ni avoir aucune pensée en l’oraison, si ce n’est celle du souvenir qu’elle ne se doit pas troubler, ou de quelques raisons qui le persuadent. En ces deux états, l’âme est en la seconde et troisième espèce, qui requièrent le même repos et la même [560] tranquillité; et encore cette tranquillité doit être comme le fond de l’oraison qui lui donne le nom d’oraison de repos, parce que comme une robe de soie ne laisse pas d’être ainsi appelée, quoiqu’on la brode ou qu’on l’ouvrage, de même pendant les sécheresses l’oraison doit être toute en tranquillité, qui est comme le fond de l’intérieur; les actes qui se produisent sont comme les façons qui lui donnent du lustre.

La vraie oraison pendant les sécheresses ne consiste pas en production d’actes ou de pensées, mais dans le repos mystique sans goût, puisque même les sécheresses sont grandes et empêchent plus les pensées et plus ce repos sans goût entre en ses droits.

Donc comme la viande ou la nourriture que prend l’homme n’est pas sa vie, qui est quelque chose de plus intime et essentiel, mais la nourriture est ce qui entretient la vie, aussi les actes ou les pensées ne sont pas le repos mystique, qui est quelque chose de plus simple et spirituel; mais c’est ce qui l’entretient; et comme la vie humaine ne change point essentiellement, étant la même en la jeunesse et en la vieillesse, bien que les aliments changent souvent, aussi l’oraison de repos ne change jamais, bien que les espèces et les actes varient. [561]

SECTION IV. L’âme dans l’état ci-dessus décrit ne peut produire qu’un acte de désaveu de l’offense de Dieu.

L’âme dans l’état que nous venons de décrire, étant dans la plus grande sécheresse où elle puisse être pour souffrir des actes, n’en peut produire d’autres que ceux qui empêchent l’inquiétude et le découragement de ce qu’elle ne peut faire oraison, et pour la volonté un désaveu de l’offense de Dieu; car l’âme n’est jamais en telles sécheresses qu’elle ne puisse avoir ce désaveu qui, étant tranquille et accompagné de sécheresses, est une espèce du repos mystique sans goût.

L’âme, donc, qui durant toute l’oraison ne fait que résister le mieux qu’elle peut aux importunes pensées où le consentement serait péché mortel, comme aux pensées impures, de vengeance et semblables, est dans une occupation très sérieuse et dans une oraison très suffisante devant Dieu, qui n’en demande point d’autre de cette âme, puisque ce désaveu contient virtuellement une union avec Dieu et un amour de charité, parce qu’elle ne peut haïr le vice que cela ne procède de l’amour de la vertu contraire; [562] donc elle s’efforce de ne consentir pas à quelque péché mortel : ce n’est qu’à raison qu’il est contraire à l’amitié de Dieu et à sa grâce, ce qui suppose un désir formel de la charité; car le même motif qui nous fait refuir l’un, nous fait désirer l’autre : et conséquemment l’âme qui, étant ainsi occupée, croirait ne faire pas bonne oraison, s’inquiétant de ce qu’elle ne peut poursuivre sa méditation, et qui penserait que, ne s’employant qu’à ce désaveu et à cette résistance, elle perdrait son temps et demeurerait sans oraison, serait semblable à celui qui, gardant une ville à l’endroit où l’ennemi la tient assiégée et a fait brèche, voudrait abandonner ce côté pour en aller défendre un autre où il n’y aurait point de hasard ni d’attaque; et ainsi elle abandonnerait la défense la plus nécessaire, où la tentation veut faire dommage, pour s’occuper d’une oraison qui pour lors n’est point nécessaire et qui même ne lui est pas possible. [563]

CHAPITRE V. De la quatrième espèce du repos mystique sans goût, qui est un envisagèrent de son intérieur.

SECTION I. Quel est cet envisagèrent et comment il se fait.

Sur le sujet de cette quatrième espèce de repos mystique, on peut demander quatre choses : la première, ce que c’est que cet envisagèrent, et comme il se fait; la seconde, comment cet envisagèrent est une des espèces du repos mystique sec et sans goût; la troisième, quel est l’objet de cet envisagèrent, je veux dire, quelles sont les choses qu’il envisage ou qu’il aperçoit; et la quatrième, quelle est la pratique de cet envisagèrent. Je résoudrai ces questions dans les quatre sections suivantes.

Je dis pour la première que les sécheresses et les difficultés d’oraison croissant, l’âme [564] ne peut faire autre chose que d’envisager son intérieur, ce qui établit la quatrième espèce de repos mystique sans goût. Dans les espèces précédentes, l’âme pouvait encore produire quelques actes sèchement, mais ici les sécheresses et les abandons sont si grands que l’âme ne peut avoir aucune bonne pensée; tout ce qu’elle peut faire est de jeter la vue sur le fond de son intérieur, lequel regard n’est pas appelé production d’actes. Car prenant les actes et les pensées pour une même chose, l’âme pour lors, ainsi que je suppose, ne peut avoir aucune pensée, vu que les pensées sont des connaissances des choses qui sont hors de nous, et que cet envisagèrent est un regard de l’intérieur et des mouvements ou ressorts : c’est une réflexion sur les pensées; comme quand quelqu’un a été longtemps distrait, et qu’il s’aperçoit qu’il ne pense pas à ce qu’il prétendait, alors il fait une réflexion sur ce qu’il a pensé pendant cette distraction en la regardant. Tel est l’envisagèrent dont nous parlons, lequel admet des distractions comme toutes les autres oraisons; mais lorsque l’âme se souvient d’être distraite, elle ne produit point d’actes et ne recherche point de bonnes pensées pour s’occuper; mais elle se contente de jeter la vue sur l’état auquel elle est. Néanmoins, si elle ne produit point d’actes, ce [565] n’est pas qu’elle ne le voulût bien et qu’elle ne fût bien contente de s’entretenir de quelques bonnes pensées, mais elle en est dans l’impuissance; quoique pourtant elle ne soit pas encore si atterrée qu’elle ne puisse avoir cette sorte d’opération, à laquelle elle s’attache dans l’incapacité qu’elle a de faire davantage.

Cet envisagèrent est oraison, parce que c’est un acte intérieur qui tend au culte de Dieu et une opération pieuse. Ce n’est pourtant pas une oraison de discours, mais c’est une contemplation, parce que c’est une vue et un regard, et non pas un discours; c’est une vraie introversion, c’est-à-dire un regard au-dedans de soi, par lequel l’âme réfléchit sur elle-même.

Sur quoi il faut remarquer que si j’appelle cet envisagèrent un acte intérieur, après avoir dit que l’âme pendant cet envisagèrent ne pouvait produire d’actes, cela n’est pas incompatible, parce qu’il y a des actes qui peuvent être aperçus et d’autres non. Le repos mystique comme tel est un acte qui ne le peut être, mais oui bien cet envisagèrent dont nous parlons, puisque c’est une opération dont le terme et l’objet est réfléchi.

De plus, quand je dis produire des actes, j’entends des affections de volonté ou des [566] discours d’entendement, qu’en autres termes j’appelle pensées, qu’on ne peut avoir pendant cet envisagèrent, non plus que des méditations; et partant, l’âme qui est dans l’envisagèrent que nous décrivons ne peut produire d’actes, c’est-à-dire qu’elle ne peut méditer ni discourir avec son entendement, ni former de pieuses affections avec sa volonté, ni enfin avoir aucune bonne pensée.

Ce qui n’empêche pas qu’elle ne puisse avoir des vues et des regards de son intérieur qui sont actes réfléchis, et ces vues donnent des connaissances intuitives, au lieu que les pensées ou les discours et les productions d’actes ne donnent que des connaissances abstraites, qui se font avec espèces; et cette connaissance intuitive se fait sans espèces, et ainsi est bien plus pénétrante et plus intime.

Cet envisagèrent ne donne qu’une simple connaissance sans affection, car la volonté n’y opère pas, si ce n’est pas consentement; que si quelquefois la volonté produit quelque affection, l’oraison change d’espèce et est une production d’actes, car les oraisons peuvent changer en un moment et s’entre-secourent l’une l’autre. [567]

SECTION II. Cet envisagèrent est une espèce de repos mystique sans goût.

L’envisagèrent, ou la réflexion sur l’intérieur se fait en deux façons : l’une avec suavité et grande douceur, parce que l’âme a un goût intérieur qui lui rend cette réflexion savoureuse et agréable; et cette sorte de réflexion, ou envisagèrent de l’intérieur, n’est pas une espèce de repos mystique sans goût, ni même de celui qui est avec goût, mais une oraison particulière.

Il y a une autre réflexion sur le fond de l’intérieur, accompagnée de sécheresse, causée de ce que l’on ne peut avoir aucune bonne pensée, et l’âme s’efforçant de faire oraison ne le peut autrement qu’en jetant les yeux sur son fond, qui est un envisagèrent que nous appelons une des espèces de repos mystique sec et sans goût; parce que c’est une oraison comme nous venons de le faire voir, toute pleine de sécheresses et en laquelle elle ne peut avoir aucune bonne pensée.

Il faut néanmoins bien prendre garde que cet envisagèrent sec n’est pas un repos mystique, ni une de ses espèces, en tant qu’il est envisagèrent, parce qu’il est entièrement [568] contraire à ce même repos, cet envisagèrent étant un acte réfléchi, et le repos mystique, direct, qui sont contraires l’un à l’autre. Mais il est dit être la quatrième espèce du repos mystique sans goût en la façon que les trois espèces précédentes sont dites appartenir au dit repos, dans lesquelles on produit des actes et l’on a des pensées sèches. Pensées qui ne sont pas le repos, dont elles sont essentiellement différentes; mais qui sont dites établir les différentes espèces du repos mystique sec et insipide, parce qu’elles s’entretiennent et conservent cette sèche oraison et empêchent que le repos mystique ne devienne une fausse oisiveté.

On peut opposer que c’est une très mauvaise philosophie de vouloir établir les diverses espèces de quelque genre par des êtres qui ne leur sont qu’accidentels, puisque les espèces se distinguent par les différences essentielles et non par les accidentelles; or les différentes façons de produire des actes et l’envisagèrent dont nous avons parlé ne sont pas pièces de l’essence du repos mystique, puisqu’elles lui sont contraires : il faut donc que ce soient des différences accidentelles, qui ne peuvent pas établir diverses espèces de repos mystique sans goût.

Je réponds que possible pour cette raison, [569] le repos mystique sans goût en toutes les quatre espèces dont nous avons parlé n’est pas essentiellement différent, mais je remets à résoudre cette difficulté quand nous demanderons si toutes les espèces du repos mystique sans goût diffèrent essentiellement. Il faut voir auparavant quelles sont ces espèces; et il suffira pour maintenant de savoir si on peut établir diverses espèces par des êtres qui ne sont pas de l’essence de la chose. À quoi je réponds brièvement que quand on ne peut pénétrer clairement dans la nature d’un être, on peut prendre sa connaissance de quelque chose accidentelle qui nous est connue; et cela n’est pas sans exemple. La philosophie nous apprend que les actes des vertus sont déterminés par leurs objets, selon l’axiome, et néanmoins les objets ne sont pas parties essentielles des actes. Dieu par exemple est l’objet de la charité en tant qu’elle est une vertu théologale, c’est la bonté divine qui est le terme de son acte et le détermine à ce qu’il est; on ne dira pourtant pas que Dieu soit une partie essentielle de mon amour; mais parce que nous ne pénétrons pas assez dans la connaissance essentielle de tels actes, ou que nous ne pouvons pas mieux expliquer l’essence de l’acte qui est un mouvement vers son objet, que par le même objet qui est son [570] terme, l’on dit que les actes prennent leur détermination par un être, qui ne peut leur être essentiel. Je dis le même à l’égard de la production d’actes et de l’envisagèrent de l’intérieur, que j’ai dit établir les diverses espèces du repos mystique sans goût; car encore que ces choses ne lui soient point essentielles, cela ne doit pas empêcher qu’on ne donne la connaissance des diverses espèces de repos par la diversité de leurs actes. Ce qui procède de ce que les actes qui accompagnent le repos mystique sont plus aisés à reconnaître que ce repos qui nous est assez caché. Je ferai vois ci-après que le repos mystique sans goût ne prend pas sa détermination, ni de la production d’actes, ni de l’envisagèrent, qui lui sont accidentels, mais de la diversité de la sécheresse, qui est essentielle à ce repos sec et sans goût. Mais nous ne pouvons expliquer, ni quasi connaître, la diversité des sécheresses de ce repos mystique que par la sèche opération de la production d’actes et de cet envisagèrent; de même que nous ne distinguons les diverses espèces de l’animal que par le raisonnable et l’irraisonnable, bien qu’il soit certain que l’irraisonnable n’en est pas une différence essentielle, puisque c’est une négation, et que la différence essentielle consiste en quelque affirmation et en un [571] être positif; mais parce que nous ne le connaissons pas, nous l’expliquons par ce que nous connaissons, qui est la privation de raison. Ainsi, quand nous voulons faire connaître la diversité des espèces de la brute, ne connaissant pas leurs différences essentielles, nous nous servons des accidentelles, disant qu’entre les brutes, les unes vivent dans l’eau, comme les poissons, les autres dans l’air comme les oiseaux, les autres sur la terre, comme les animaux à quatre pieds.

C’est pourquoi il ne se faut pas étonner si nous diversifions les repos mystiques secs et insipides par des opérations qui leur sont accidentelles, mais qui donnent autant de connaissance que nous en pouvons avoir de leurs différences essentielles, puisque même nous ne pouvons autrement connaître quelles sont ces différences essentielles que par les accidentelles.

SECTION III. Quel est l’objet de cet envisagèrent.

Il faut maintenant voir quel est l’objet de cet envisagèrent, ou quelles sont les choses que l’on envisage pendant qu’on est en cette oraison.

Quand l’âme est en telles aridités qu’elle ne peut faire autre chose que jeter les [572] yeux sur son intérieur, elle envisage ensemble tout ce qui se passe en lui, comme celui qui regarde une rivière voit tout ce qui nage en elle : elle contemple tous les plis et les replis de son fond, ses dispositions et tout ce qui s’y passe, qu’on peut réduire à quatre chefs.

Premièrement, l’âme envisage l’impossibilité ou la grande difficulté qu’elle a de faire oraison; elle pénètre ses pesanteurs et souvent les causes, et même le remède de cette indisposition d’oraison; et quelquefois cette vue apporte son remède avec elle; car voyant son indisposition à l’oraison, on la dissipe, comme le soleil entre en la nue qui l’obscurcissait et cachait à la terre pour l’éclairer; et l’âme, s’apercevant des causes de son indisposition et voyant le remède, prend cœur, elle se fortifie et se roidit contre le mal, comme la nature, se sentant assez forte pour chasser quelque humeur nuisible, s’excite et devient la maîtresse.

Ces deux manières dont l’âme pénètre ses indispositions à l’oraison ou ses difficultés de la faire, l’une en les dissipant, et l’autre en les souffrant et supportant sans les pouvoir dissiper, sont signifiées aux Cantiques, quand l’âme mystique est comparée à l’aurore et à la lune; car l’aurore est tout environnée de ténèbres, mais elle les chasse [573] et les dissipe en les éclairant; la lune aussi est environnée de ces mêmes ténèbres qu’elle supporte et souffre, ne pouvant chasser la nuit comme l’aurore, parce que sa lumière est trop faible. Ainsi, en l’un de ces deux états l’âme a assez de lumière pour se voir environnée de ténèbres et de difficultés d’oraison; mais elle est trop faible pour les dissiper; tout ce qu’elle peut faire, c’est de les supporter, comme la lune ses ténèbres, et attendre que le jour vienne qui chasse ces obscures difficultés et indispositions d’oraison. En l’autre état elle a la même vue, mais si vigoureuse que ces ténébreuses difficultés tombent devant ses pieds à mesure qu’elle avance, comme les philistins tombaient devant ceux de Jonathas, de sorte qu’elle pourrait s’approprier la bravade de cet ancien Romain, et dire : «Je viens dans l’intérieur par mon introversion»; je regarde la peine que j’ai de faire oraison, en la voyant je la surmonte.

Les distractions sont la seconde chose que l’âme contemple dans son fond, lesquelles durent quelquefois longtemps; car sortant de ses distractions par un souvenir tranquille de son intérieur, elle n’a point d’autre introversion, sinon de regarder qu’elle est quasi toujours distraite, et de voir sa faiblesse à s’occuper en Dieu. Elle ne doit [574] pourtant pas s’arrêter à considérer les pensées dans lesquelles elle est distraite, bien qu’elles ne fussent pas mauvaises, mais seulement vaines; parce qu’elle se le les imprimerait encore davantage, et que son envisagèrent ne serait point une vraie introversion, ni par conséquent oraison. Car pour être telle, il doit contenir un mépris, au moins tacite, et une fuite de telles distractions, c’est-à-dire un désir virtuel, si on n’en peut avoir un plus exprès, de ne les avoir pas. L’âme donc en cet état ne fait autre oraison que de regarder qu’elle est distraite, et sa fragilité en cela; je dis qu’elle ne fait autre oraison parce qu’elle n’en peut faire d’autre, ne pouvant avoir d’autres pensées ni même d’autres vues que cela.

Vous me direz : mais cette vue qu’a l’âme d’être distraite n’es pas une oraison particulière de cet envisagèrent; car en quelque oraison que se trouve l’âme quand, après les distractions, elle s’introvertie, elle voit bien qu’elle est distraite, et ici elle ne fait rien plus que cela. Je réponds que la vue sèche par laquelle l’âme envisage au-dedans de son fond ses distractions, est tout autre que dans les autres oraisons : parce qu’ici, quand elle regarde ses distractions, elle ne peut rien faire que cela : si elle pouvait davantage, elle le ferait; ne le pouvant, elle se [575] tient en repos, se contentant de ce regard, duquel elle fait le corps de son oraison. Et puis cette vue est tellement resserrée dans les sécheresses et les aridités qu’elle en est toute sèche, et sert de soutien et d’appui au repos mystique sans goût; les autres vues qu’on jette sur les distractions n’ont pas ces conditions; de sorte que celle-ci est en une catégorie mystique particulière. Si donc, ô pauvre âme désolée, vous ne pouvez avoir d’autre regard que celui de l’envisagèrent de vos distractions et la vue de votre égarement, ne croyez pas pour cela être sans attention et oraison; car vous êtes en une des espèces de l’oraison de repos mystique sans goût; et il semble même que c’est en cette opération de vous voir distraite et dans l’incapacité d’avoir attention, que le repos mystique sans goût fleurit davantage et prend de plus fortes racines en vous, à raison de la correspondance qu’il y a de ce repos avec cet envisagèrent. Car il n’y a point de repos mystique sans goût qui ne soit fondé sur le dit envisagèrent, parce que l’âme voit bien qu’elle est si distraite qu’elle ne peut faire d’oraison ni avoir d’attention; mais l’oraison de repos sans goût ne consiste pas dans cette vue et dans cette connaissance, mais en ce qu’elle ne s’en inquiète pas, et qu’elle demeure [576] en un repos patient, croyant que cette tranquille patience plaît à Dieu, qui l’avouera pour bonne oraison; de sorte que cet envisagèrent est comme le piédestal du repos mystique sans goût, et le sol où il jette ses fermes et profondes racines, et comme l’on dit que la palme qui est femelle ne croît qu’en la présence de celle qui est mâle, à cause de la sympathie qui est entre l’une et l’autre. Quand donc il arrivera que l’âme, étant en l’oraison sera si distraite qu’elle ne pourrait faire autre chose ni avoir autre attention que jeter les yeux sur le fond de son intérieur et contempler la grande peine et la difficulté qu’elle a de faire oraison, elle ne se doit pas troubler ni inquiéter pour cela, mais se tenir en un repos patient, parce que c’est en cet état que l’oraison du repos mystique sans goût refleurira, et que sortant hors du bouton où elle était enferrée, elle s’épanouira. Nous nous plaisons en la compagnie des personnes qui nous ressemblent; les enfants vont avec les enfants, les hommes de mêmes conditions s’assemblent, et il semble que cet envisagèrent, à raison de la correspondance qu’il a avec le repos mystique, se dilate davantage [577] en semblable état comme étant en un lieu de complaisance.

La troisième chose que l’âme contemple dans son fond, c’est son imagination. Car quelquefois elle est en tel état qu’elle ne peut faire autre chose que de regarder son imagination discourir, comme on a coutume de regarder un fol courir çà et là et faire mille singeries; ainsi elle contemple son imagination faire mille châteaux en Espagne, ou former mille chimères, dont elle se moque.

Sainte Thérèse pratiquait cette oraison, ainsi qu’elle rapporte en sa Vie. Ce qui me fait ici dommage, dit-elle, c’est l’entendement et l’imagination; car il me semble que la volonté ici est bonne et disposée pour toute sorte de bien, mais cet entendement (elle le prend pour l’imagination) est si perdu et si égaré qu’il ne me semble être autre qu’un fol furieux que personne ne peut lier, et ne puis être la maîtresse de le retenir seulement autant de temps qu’il en fait à dire un credo. Quelquefois je m’en ris et, connaissant ma misère, je m’arrête à le regarder pour voir ce qu’il fait; grâce en soit à Dieu, c’est merveille s’il s’adonne à quelque chose mauvaise, mais il s’adonne quasi toujours à choses indifférentes. Quand donc l’imagination ne se veut arrêter, si on ne peut faire [578] autre chose que la regarder et se moquer de son caquet, ce sera une assez bonne oraison.

La quatrième chose que l’âme aperçoit en son fond, c’est l’émotion des passions de haine, d’amour, de vengeance et d’autre et qu’elle ne peut faire autre chose que souffrir ces alarmes; alors l’oraison de repos consistera en cette souffrance tranquille, et l’âme ne peut faire autre chose que de se voir en un état désastreux et pitoyable. Et comme Rebecca, sentant bien le combat des deux enfants qui étaient en son ventre et n’y pouvant remédier, était contrainte de le souffrir, l’âme de même sent bien le combat qui est entre la chair et l’esprit, entre la partie inférieure et la supérieure; mais ne pouvant autre chose, elle est contrainte de les laisser faire. Elle doit néanmoins prendre garde à ne pas consentir à de telles passions, et même il y en a quelques-unes qu’il est dangereux de beaucoup envisager, comme sont celles de l’impureté et de la vengeance; c’est pourquoi, si on ne peut empêcher leurs violences et leurs assauts, il les faut mépriser et maîtriser le plus qu’on pourra. [579]

SECTION IV. Pratique de cet envisagèrent.

La pratique de cet envisagèrent n’exclue pas la production d’actes, puisqu’au contraire elle en suppose le désir dans l’âme; car nous avons dit que la sécheresse et l’aridité la réduisait à cet état. Ainsi, étant en l’oraison, elle voudrait bien méditer et avoir de bonnes pensées; mais ne le pouvant pas elle se contente d’envisager son intérieur. Elle ne doit donc pas faire de cet envisagèrent le corps de son oraison; je veux dire que quand elle va à l’oraison, elle ne doit pas prendre le dessein de faire l’oraison d’envisagèrent sur son intérieur, mais celui de s’entretenir de bons actes, et ne pouvant autre chose que regarder son fond et ce qui s’y passe, elle se doit contenter de cela; ce qui apprend qu’il n’y a point de temps déterminé auquel l’âme doive pratiquer cette sorte d’oraison, mais c’est la nécessité qui l’enfante et l’impossibilité de faire autre chose, et ainsi cette oraison n’est pas de celles que l’on doit rechercher ou pratiquer avec règle et méthode. Et comme nous avons remarqué que les peines et les difficultés de faire oraison, les longues distractions, le caquet enfilé de l’imagination [580] agitée ou les violents mouvements des passions émues, et autres diverses choses que l’âme contemple en son fond, étaient l’objet de cet envisagèrent, je dis maintenant que toutes ces choses et autres qui se passent dans l’intérieur, ne doivent point être regardées avec ordre et méthode; il suffit à l’âme ne pouvant faire autre chose que jeter les yeux sur son fond, de regarder ce qui se présente. Elle n’est pas même toujours en état ni en facilité de regarder le fond de son intérieur, ni de contempler ce qui s’y passe, ainsi que je dirai ci-après. Quand donc la porte lui sera ouverte à cette contemplation, elle fera bien d’y donner son attention, et elle pourra connaître facilement quand cette porte s’ouvrira; d’autant que par son instinct mystique, elle sera portée à contempler son fond en telle ou telle façon. Ainsi ce regard anatomique de l’intérieur en l’âme procède d’un art mystique acquis et habitué en l’école de la théologie mystique, à mesure qu’elle y devient savante; sa mémoire, en cet état de sécheresse, étant malade, aussi bien que le reste des puissances, semble avoir quelques bons intervalles pour lui aider à regarder son intérieur, et l’œil de l’intelligence, s’accordant avec elle, fait les vues et les regards que ses dispositions lui permettent. [581]

C’est au contemplatif d’agir ici en médecin expert, se conformant à la crise que le bon tempérament lui donne; je veux dire que le contemplatif, au gouvernement de son pauvre intérieur malade, se doit conduire selon les règles de la nécessité, prenant les oraisons que la maladie et la sécheresse lui peut permettre; car quelquefois elle est si universelle qu’elle occupe tout l’intérieur, d’autres fois elle n’en occupe qu’une partie. En l’état que nous décrivons, elle lui laisse les yeux encore entiers pour contempler, mais tout le reste est perclus; et s’il n’est point propre à tel envisagèrent, il faut pratiquer une autre oraison; et s’il ne peut rien faire que se tenir en repos, il s’en doit contenter, comme je dirai ci-après.

Si l’âme, commençant son oraison, avait entré en cet envisagèrent, et qu’après cette contemplation elle vînt à diminuer ou à se perdre du tout, elle ne doit pas la retenir ou rechercher avec violence, parce que comme elle est en délaissement et en grande sécheresse, la violence qu’elle se ferait en tel état à retenir ou à rechercher quelque opération serait nuisible. [582]

Chapitre VI. De la cinquième espèce du repos mystique sec et sans goût, qui est un envisagèrent obscur du fond de l’intérieur.

SECTION I. Les différences de l’envisagèrent clair et de l’obscur.

Pour bien déclarer quel est cet envisagèrent obscur, il est à propos de prendre garde aux choses suivantes : la première, quelles sont les différences de l’envisagèrent clair et de l’obscur; la seconde, de leurs convenances; la troisième, si cette obscurité est imaginaire; la quatrième, si cet envisagèrent obscur est une contemplation mystique, ou une disposition pour elle; la cinquième, si les envisagements couchés dans la quatrième et la cinquième espèces ont les conditions requises pour faire une espèce de repos [583] mystique sans goût; la sixième, le profit que cause la pratique de ces deux envisagements. Voyons ici premièrement quelles sont les différences de l’envisagèrent clair et de l’obscur.

Comme les aridités et les difficultés de faire oraison augmentent dans l’âme, elle ne peut plus, envisageant son fond, y contempler ce qui s’y passe, mais seulement apercevoir un obscurcissement et un fond plein de ténèbres.

En cette espèce et en la précédente, l’âme envisage son intérieur et jette les yeux sur son fond; mais en la précédente ses yeux intérieurs y découvrent la peine qu’elle a de faire oraison, non pas en formant intérieurement cette pensée qu’elle a bien de la peine à faire oraison — car ce serait un discours d’entendement et non pas une vue ou un envisagèrent —, mais elle la regarde seulement, et avec cela le doux effort par lequel elle tâche de faire oraison, bien qu’il ne réussisse pas selon son désir; et d’autant qu’elle est pleine de distractions, quelquefois elle s’arrête seulement à les contempler, et si l’imagination court à bride abattue après ces chimères, elle la regarde, ne la pouvant arrêter. Si les passions, comme des bêtes furieuses qui ont rompu leurs chaînes, font les désespérées, l’âme mystique [584] les contemple en la même façon qu’un père renfermé dans une chambre regarde par la fenêtre deux de ses enfants se battre en duel, sans y apporter de remède.

L’âme en cette espèce ici jette tout de même les yeux sur son fond, mais elle n’y discerne rien qu’un obscurcissement, un engourdissement, ou de noires ténèbres, comme si elle regardait en un cachot obscur.

Ces deux sortes d’envisagèrent de l’oraison de repos sec et sans goût sont décrites aux Cantiques. «Ses yeux, dit l’Épouse, sont comme ceux d’une colombe au-dessus des eaux, qui sont lavées de lait» : elle compare les yeux de son Époux à ceux d’une colombe, parce qu’elle est; e symbole de l’oraison : «Je méditerai comme une colombe, dit un prophète, qui est appelée gémissante.» Et c’est ici une oraison et un regard, ou une oraison en forme de vue, laquelle est gémissante, étant toute confite en amertume. Cette vue est sur les eaux et sur le lait, pour marquer la différence de ces deux oraisons. Ceux qui regardent dans l’eau voient ce qui est en elle, comme les poissons, mais les yeux ne peuvent rien discerner dans le lait ni pénétrer ce qui y est : ainsi dans l’oraison précédente les yeux de l’âme discernaient ce qui se passait dans son intérieur, mais ici ses yeux sont si obscurs [585] qu’ils ne peuvent rien voir que l’obscurité même.

La seconde différence qui se rencontre entre ces deux envisagements est qu’il y a bien une plus grande aridité et sécheresse en cet envisagèrent obscur qu’en celui qui est plus clair, parce que cette obscurité ne procède que d’une plus grande difficulté de faire oraison, et les sécheresses de cet état sont des plus grandes qui puissent être en une oraison réfléchie; tellement que si la sécheresse ou l’aridité venait à croître davantage, comme elle fera dans l’espèce suivante, il faudrait que toute l’opération réfléchie s’évanouît; parce que l’âme ne peut pas avoir une opération aperçue plus déliée et plus obscure que celle que donne cet envisagèrent obscur. De même que les choses les plus déliées, comme les fumées et les pluies délicates, échappent à la vue à mesure qu’elles se rendent plus minces, aussi l’opération réfléchie est si déliée en cet envisagèrent obscur, que si l’opération de l’âme se subtilisait davantage, elle se rendrait invisible aux yeux de l’âme même, et d’acte réfléchi elle en deviendrait un tout mystique, ainsi qu’elle sera en l’espèce qui suit. Comme donc c’est l’excès de la sécheresse qui rend les opérations de l’âme plus difficiles, et conséquemment moins apercevables, il s’ensuit [586] que si l’opération réfléchie ne peut être plus mince et plus déliée qu’en cette espèce, il faut que ce soit la sécheresse qui lui donne cette clôture que l’on peut appeler le dernier point de son être.

Notez que quand je dis que si les sécheresses croissaient, l’opération réfléchie ne se pourrait plus conserver, je ne veux pas toucher à la puissance de Dieu, qui peut donner à l’âme des opérations plus subtiles qu’elle n’en peut avoir naturellement. Car je ne doute pas que l’âme, aidée d’un secours extraordinaire, ne puisse former une opération réfléchie, plus déliée et plus subtile, que cet envisagèrent obscur que nous décrivons; mais je dis que naturellement elle ne le peut, parce que les sécheresses sont des obscurités, et que les yeux de l’âme sont limités à ne pouvoir voir que jusques à certain terme d’obscurité, comme il arrive à nos yeux corporels; or les sécheresses de cet état causent des ténèbres telles, que si elles augmentaient, l’âme ne verrait plus ce qui se passe en elle, non pas même les propres opérations.

Pour éclaircir davantage cette obscure matière, il faut remarquer que quand l’âme produit des actes et qu’elle est en une oraison où elle peut avoir de bonnes pensées, elle a deux sortes d’opérations, si ce n’est que les obscurcissements ou les sécheresses les empêchent : l’une est la présence ou la production de ces bonnes pensées, et l’autre la vue ou la réflexion sur telles bonnes pensées; or à mesure que les sécheresses et les [587] obscurcissements de l’âme croissent, la première opération s’affaiblit ou se perd, parce que, comme nous avons vu dans les espèces ci-dessus, la production des bonnes pensées se perd peu à peu; mais il faut de plus grandes ténèbres ou sécheresses pour empêcher l’opération de la réflexion, que celle de la production des actes ou des pensées. De là il arrive que quelquefois l’âme ne peut avoir aucune bonne pensée, mais seulement une réflexion sur son intérieur; dans lequel elle ne peut apercevoir que ce qui s’y passe; et comme il ne peut y avoir aucunes bonnes pensées ni actes formés, ou par l’entendement, ou par la volonté, mais seulement des distractions, des imaginations chimériques ou des passions brutales, elle ne peut envisager au-dedans de soi que ces mêmes choses; et quelquefois les ténèbres croissent en sorte qu’elle ne peut pas même avoir cette vue, mais seulement un regard indistinct et confus sur son intérieur. Il lui arrive comme à celui qui est dans une chambre quand le jour commence à défaillir. Premièrement, il voit tout ce qui est en [588] cette chambre et les personnes qui y sont; il discerne leurs actions; mais à mesure que la nuit approche, il ne voit pas assez clair pour discerner les visages et les actions, ou bien pour entrevoir les meubles et les choses les plus grossières; l’obscurité croissant, il ne peut plus distinguer aucune chose; seulement à la faveur de quelque petite lueur il pourrait se conduire; si le jour enfin se ferme entièrement, il ne voit plus rien ni de la chambre, ni de ce qui est dedans elle. De même en l’état que nous décrivons, quand les obscurités et les sécheresses ne sont pas si grandes, l’âme peut produire quelques actes ou bonnes pensées, et faire réflexion sur elles; mais quand la nuit de l’aridité croît, elle ne peut plus que regarder les opérations qui sont au-dedans d’elle; et si cette obscure sécheresse augmente encore, elle ne peut plus avoir qu’une obscurité dedans son fond, et une faible lumière qu’elle entrevoit; et si la sécheresse passe outre, elle ne verra plus rien du tout, ni son fond ni ce qui s’y passe. De sorte que les sécheresses de cette espèce mettent les opérations réfléchies aux abois; et l’âme en cet état fait comme la chandelle qui s’éteint, laquelle jette quelque lueur pour dire adieu au monde; et aussi cet envisagèrent du fond obscur est un regard ou un effort de l’âme réfléchie pour [589] prendre congé de la compagnie, si la nuit des aridités passe plus outre.

La troisième différence de ces envisagements est que l’un peut être appelé clair, l’autre obscur; l’un distinct, l’autre confus et qui a une connaissance indistincte.

La quatrième différence est que, bien qu’en l’espèce précédente nous ayons dit que l’âme envisageait quelquefois la peine et même l’incapacité qu’elle avait de faire oraison avec réflexion, et qu’en celle-ci de l’envisagèrent obscur elle fasse aussi la même chose, et que cet envisagèrent confus ne consiste qu’à pénétrer et envisager qu’elle ne peut rien voir dans le fond de son intérieur, néanmoins ces deux sortes de vues, qui semblent convenir, sont fort différentes en elle, parce que dans l’envisagèrent obscur de son fond elle fait comme celui qui, regardant en un cachot, verrait aussitôt qu’il ne peut rien découvrir de ce qui est dedans — car l’envisagèrent obscur du fond de l’intérieur ne consiste qu’à voir qu’on n’y peut rien découvrir; mais en l’autre envisagèrent, elle ressemble à une personne qui, relevant de maladie ou ayant la goutte, et s’efforçant de cheminer, voit qu’elle ne peut mettre un pied devant l’autre; ainsi, l’âme voulant produire des actes reconnaît qu’elle [590] ne peut avoir aucune bonne pensée, quelque peine qu’elle y prenne.

SECTION II. Convenances de ces deux envisagements

Après avoir considéré les différences de ces deux envisagements, il en faut voir les convenances.

Premièrement, ils conviennent en ce que ces deux envisagements, l’obscur et le clair, font une introversion, puisque les yeux de l’âme font une réflexion au-dedans; ils ont des distractions et des retours comme les autres oraisons; ils font une contemplation, puisque c’est une vue et un regard du fond, bien que dans l’envisagèrent obscur, l’œil et la vue de l’âme soit environnée de plus grandes ténèbres et conséquemment de plus grandes désolations. Il semble que Job nous le veuille décrire lorsqu’il dit que son œil demeure dans les amertumes : le cœur est le siège de l’amertume intérieure, comme le palais et le goût, de la corporelle; il dit néanmoins que son œil est en amertume, pour dépeindre cet état dans lequel la vue est toute environnée d’obscurités et de sécheresses. J’explique en ce sens ce que l’Époux dit aux Cantiques, que comme le lys est entre les épines, sa bien-aimée est [591] entre les filles, c’est-à-dire entre les âmes contemplatives. Nous pourrions dire encore que par cette bien — aimée est entendue la contemplation que nous décrivons, qui entre toutes les autres filles ou contemplations, ressemble à un lys, qui a la forme d’un œil étroit en bas, large en haut, tantôt fermé et puis ouvert pour recevoir la lumière du Soleil; il est entre les épines parce que cette vue est toute environnée de délaissements obscurs. Et au même lieu ses yeux sont comparés aux piscines qui ne contiennent que des eaux, qui représentent les peines et les délaissements aperçus par cette vue.

Mais puisque cette contemplation si désolée et si larmoyante a ses intervalles et ses distractions dans l’âme, elle doit y retourner pendant le temps que durera cette facilité de vue intérieure, comme les abeilles retournent à leurs ruches quand elles en sont sorties.

Secondement, l’envisagement obscur convient avec l’autre, en ce que l’âme ne demeure en une telle oraison que parce qu’elle ne peut faire mieux; car si elle pouvait méditer et s’entretenir en quelque bonne pensée, elle ne s’arrêterait pas en ce cachot, comme dans une prison mystique. C’est pourquoi cette vue obscure contient, au [592] moins virtuellement, un désir d’avoir une meilleure oraison : et c’est ce désir joint à la sécheresse et à la difficulté de faire oraison, qui rend cet envisagement repos mystique sec, car ces deux pièces lui sont essentielles.

Troisièmement, l’envisagement obscur convient avec celui qui est clair, en ce qu’il n’est pas un repos mystique, parce que c’est une opération réfléchie qui lui sert d’appui, telles que sont les opérations de toutes les espèces précédentes. Car le repos mystique consiste en ce que l’âme ne s’inquiète point de ne pouvoir faire une oraison plus apercevable; et cet envisagement obscur lui sert pour l’entretenir dans la croyance qu’elle fait oraison, comme un malade qui ne peut chaque jour prendre qu’un peu de bouillon ou de consommé empêche par là que la chaleur naturelle ne lui défaille.

Or, bien que cet envisagement obscur ne soit pas un acte mystique, mais réfléchi, il ressemble néanmoins mieux au repos mystique que le précédent et que les opérations de toutes les espèces que nous avons rapportées ci-dessus, parce qu’il est quasi tout mystique et a un objet obscur et à demi direct. De sorte que, comme il y a des opérations de l’âme qui sont composées et des [593] actes réfléchis savoureux, goûtés et accompagnés d’un repos mystique savoureux, ainsi que je le fais voir ailleurs, et que ci-après nous remarquerons une opération composée d’un acte mystique, c’est-à-dire direct, caché, et obscur, et d’un autre qui n’est pas mystique, mais réfléchi et clair — car le propre de l’objet d’un acte mystique est de ne pouvoir être réfléchi, comme de celui qui n’est pas mystique, de le pouvoir être.

Il est vrai qu’ici l’objet est réfléchi, puisque l’âme envisage son fond intérieur; mais c’est si obscurément, que c’est l’obscurité même qu’elle voit, car elle envisage qu’elle est en ténèbres et qu’elle ne peut rien voir; or qui dira que de voir des ténèbres et des obscurités, ce n’est pas voir des choses mystiques et cachées? C’est pourquoi celui qui, dans la peinture de cet envisagement obscur, appliquerait deux couleurs extrêmes, la blanche et la noire, l’une obscure et l’autre claire, lui donnerait son vrai coloris. Je veux dire que celui qui appellera cet envisagement obscur mystique et non mystique, directe et réfléchi, clair et obscur, lui [594] donnera le vrai nom qui lui est convenable.

La quatrième convenance est que cet envisagement obscur doit être accompagné d’une grande tranquillité. Et cela lui est commun, non seulement avec l’envisagement que nous avons décrit en l’espèce précédente, mais aussi en toutes les autres espèces; car il faut que les actes et les envisagements contemplatifs du repos mystique sans goût soient faits avec grande tranquillité, au moins en la pointe de l’esprit. C’est pourquoi l’âme qui est en cet envisagement obscur doit faire comme celui qui, sortant, entre dans un lieu obscur : il est quelque temps sans voir, parce que sa vue ne peut passer d’une extrémité à l’autre, à cause de sa faiblesse. L’âme, de même, qui est en cet envisagement obscur, doit se tenir en repos tranquille, attendant qu’elle puisse avoir une opération plus lumineuse. Et, comme toute la violence que pourrait faire à ses yeux pour voir celui qui est entré en ce lieu obscur lui nuirait plus qu’elle ne lui servirait, la seule patience le pouvant aider, il en est de même ici, où l’âme se doit contenter de cette vue obscure, tant qu’elle durera. [595]

SECTION III. Quel est l’objet de cet envisagement obscur.

L’objet de cet envisagement obscur n’est pas une obscurité imaginée, mais elle est aperçue par la réflexion de l’entendement.

On peut considérer une obscurité en trois façons : premièrement, si quelqu’un par exemple a vu en tableau une nuit dépeinte, fermant les yeux, son imagination se peut représenter la même obscurité qu’il a vue dépeinte; secondement, lorsqu’il est entré en quelque lieu obscur, comme un cachot, sorti de là, il a dépeinte en son imagination l’obscurité qu’il vient de voir; troisièmement, quand il entre en ce cachot obscur, il s’aperçoit bien qu’il ne voit goutte.

Les deux premières façons sont des connaissances imaginées et formées dans l’imagination après les avoir vues; mais la troisième n’est pas une chose formée ni dépeinte dans l’imagination, mais une réflexion d’entendement sur ce qu’on voit.

L’envisagement obscur mystique duquel nous traitons n’est pas comme les deux premières vues imaginées, mais il ressemble à la troisième, parce que ce n’est pas l’imagination [596] qui se figure des ténèbres ou un lieu obscur, mais l’âme voit qu’elle est en ténèbres et en grand obscurcissement d’esprit par une vue et réflexion que son entendement fait sur l’état auquel elle est pour lors, et l’imagination n’y opère aucunement. Je ne pense pas même que l’imagination opère en l’envisagement de l’espèce quatrième précédente, parce qu’encore que l’entendement n’opère guère naturellement sans se servir du ministère de l’imagination, néanmoins, dans la réflexion sur les opérations intérieures, il ne se sert, ni du ministère de l’imagination, ni des espèces intentionnelles; or ces deux sortes d’envisagements sur le fond de l’intérieur, soit obscur et confus, soit claire et distinct, sont des réflexions d’entendement. Et partant, ceux-là seraient grandement abusés qui, ne pouvant avoir en l’oraison aucune bonne pensée, ni former aucun acte, pour pratiquer au moins cet envisagement obscur, forceraient leur imagination à se figurer une obscurité, et passeraient leur oraison en vue de cette obscurité imaginée. Car outre que ce serait une chimère, la tête serait en danger d’être blessée par la violence qu’il serait nécessaire de se faire pour entretenir une telle imagination.

L’âme ne doit donc pas avoir intention [597] de pratiquer cet envisagement, non plus que tous les autres actes de l’oraison de repos mystique sec et aride, parce qu’elle a un désir d’avoir une meilleure oraison; mas il doit procéder en elle de la nécessité que lui imposent les sécheresses et de l’impuissance où elle est de faire autre chose que jeter la vue sur son intérieur; et parce qu’il est dans une grande obscurité, elle ne peut pour lors faire autre chose que de se voir et se contempler ainsi obscurcie, et souffrir cet obscurcissement jusques à ce que l’oraison prenne un autre air; de sorte que l’on peut dire que cet envisagement obscur n’est autre chose qu’une tranquille souffrance de l’obscurcissement, dans lequel on se voit et on se sent.

SECTION IV. Cet envisagement n’est pas une contemplation mystique.

Je dis que cet envisagement, bien qu’obscur, n’est pas une contemplation mystique, mais qu’il en est une disposition et une voie pour y parvenir. La raison est que la contemplation mystique est dans la pointe de l’esprit appelée apex, et l’envisagement obscur est dans l’intelligence. La différence de ces deux opérations est que la pointe [598] de l’esprit a une opération mystique, c’est-à-dire dont le terme et l’objet est direct et ne peut être réfléchi et espéré par une vue contemplative obscure. L’intelligence opère aussi par une vue contemplative, mais claire, et qui pénètre clairement dans son objet; c’est pourquoi, son terme étant réfléchi, sa contemplation n’est pas mystique. Je dis que son terme ou son objet est réfléchi parce qu’il considère son obscurcissement intérieur, de même que la connaissance du néant et du premier chaos où étaient toutes les créatures devant leur création, ou celle du péché qui n’a point d’être réel et positif, ne sont pas mystiques, parce l’objet de ces connaissances est clairement connu, bien qu’il n’ait qu’un être obscur. Il faut dire le même de toutes les choses qui ont un être obscur et confus, comme les naturelles, les genres, les espèces, dont les connaissances ne sont point appelées mystiques, d’autant que l’entendement les connaît clairement et les voit telles qu’elle sont en elles, c’est-à-dire, obscures et confuses; et parce que cela encore ne suffirait pas pour faire que cette connaissance ne fût pas mystique, il faut ajouter que l’entendement se peut réfléchir sur cette connaissance et apercevoir son objet, non seulement par une connaissance [599] directe, mais aussi par une réfléchie; au lieu que la contemplation mystique connaissant son objet ne s’en peut apercevoir, parce que c’est une connaissance directe et non réfléchie, ce qui n’est pas ainsi de l’envisagement obscur du fond de l’intérieur, qui est réfléchi, puisque l’âme s’aperçoit bien qu’elle envisage un fond obscur et son obscurcissement.

Quelqu’un pourrait opposer que nous avons remarqué de la contemplation mystique qu’elle avait une lumière qui la rendait claire et obscure, et que cela convient à l’envisagement obscur de notre fond, ainsi qu’il paraît par tout ce que nous avons dit; et qu’ainsi, cet envisagement est une contemplation mystique.

Je réponds que la contemplation mystique est appelée claire parce que l’âme pratiquant par exemple l’oraison du repos mystique en a l’expérience; et cette connaissance expérimentale est clairement connue de son entendement, mais elle est dite obscure parce qu’elle ne connaît pas le terme ni l’objet dans lequel elle se repose, et c’est en cela seul qu’elle est mystique; mais, envisageant l’obscurcissement du fond de son intérieur, elle a deux connaissances claires, et pas une mystique, car elle a une claire connaissance expérimentale de son [600] acte d’envisagement par l’envisagement actuel de son fond obscur, et secondement, elle a encore une connaissance claire du terme et de l’objet de cet envisagement, qui est l’obscurcissement du fond de son intérieur.

SECTION V. L’envisagement obscur est une disposition pour arriver à la contemplation mystique.

Je dis maintenant que cet envisagement obscur est un acheminement et une voie pour arriver à la contemplation mystique, qui est le second membre de la conclusion mise dans la section précédente. Sur quoi il faut remarquer que, comme il n’y a que deux contemplations mystiques, à savoir le repos mystique savoureux et celui qui est sans goût, l’envisagement obscur du fond n’est pas un acheminement au repos mystique savoureux, parce que l’âme ne le peut pas avoir d’elle-même, quelque industrie qu’elle puisse apporter, cela dépendant de Dieu; mais oui bien à l’oraison de repos mystique sans goût, d’autant que cette âme, accoutumée à souffrir ces vues faibles et obscures et à se contenter de cette sèche oraison, ne trouve pas si étrange quand les sécheresses croissent [601] et passent plus avant, jusques à ôter à l’âme toute opération réfléchie, courbant plus doucement les épaules sous le fardeau de ce délaissement.

Il arrive à l’âme qui marche par ces vues contemplatives et par ces sèches oraisons, comme à celui qui vogue sur mer ou chemine sur terre, prenant sa route du pôle arctique à l’antarctique; car plus il avance vers l’un et plus l’autre se baisse; quand il perd de vue l’arctique, il entre dans l’hémisphère de l’antarctique, lequel s’élève à mesure qu’il poursuit sa carrière. Les vues contemplatives, savoureuses et secondes ou sèches et insipides, ont pour pôles l’intelligence et la pointe de l’esprit, nommée apex mentis; plus l’âme qui vogue dans la mer orageuse des sécheresses avance, plus elle perd de vue l’intelligence; et à mesure qu’elle s’en éloigne, elle approche de l’apex; quand elle vient à perdre de vue le premier, le second paraît, qui s’élève d’autant plus qu’elle avance dans cette mer amère aux sens. Or, dans l’envisagement obscur que nous décrivons, l’opération réfléchie de l’intelligence est en son couchant, et l’apex commence à prendre son ascendant. Et de fait, aux espèces suivantes, l’apex, ou la pointe de l’esprit, opérera toute seule, et plus elle ira en avant, plus elle s’éclaircira et fera son [602] élévation polaire. Quand deux royaumes sont contigus et que vous êtes sur les confins et à la dernière ville de l’un, si vous poursuivez votre chemin, vous entrerez sur les terres de l’autre, il y a même quelquefois des villes neutres qui sont, ou des deux royaumes, ou la fin de l’un et le commencement de l’autre. De même, quand l’âme est sur l’extrémité de l’opération réfléchie de l’intelligence, elle entre sur l’opération mystique de l’apex, et même je puis dire que l’envisagement dont nous parlons est comme une ville neutre qui tient et de l’intelligence et de l’apex, puisque, comme nous avons dit, il est en quelque façon direct et réfléchi.

Je ne veux pas dire que la pointe n’opère point dans les autres espèces du repos mystique sans goût, car si elle n’y opérait pas, elles ne seraient pas espèces de repos mystique sans goût; mais qu’il y a deux opérations : l’une réfléchie, et l’autre directe, dans les trois premières qui sont avec pensées, discours et productions d’actes; et dans les deux autres qui sont seulement par envisagement et par vues de l’intelligence, dont l’une est un envisagement clair et l’autre obscur, la pointe opère, mais c’est seulement dans le repos qui accompagne ces opérations réfléchies, et non dans les mêmes [603] opérations. Cette pointe néanmoins opère davantage en dernière espèce que nous décrivons, et qui est un envisagement obscur; car elle opère non seulement en la tranquillité sèche et au repos sans goût qui accompagne l’opération réfléchie de l’envisagement obscur, mais aussi dans le même envisagement que nous avons dit être direct et réfléchi tout ensemble, quoiqu’à proprement parler il est plus réfléchi que mystique. Car son opération mystique est fort languissante et semblable aux petits qui ne font que de naître, lesquels sont fort faibles; ainsi ce premier provin de la pointe est si peu mystique qu’il fait douter s’il a toutes les conditions nécessaires à un vrai acte mystique, et a une opération de la pointe; et comme le faon de l’ourse venant au monde n’est qu’une pièce de chair sans distinction de membres, qui à peine peut porter le nom d’ours quoiqu’il soit engendré de l’ourse, ainsi, bien que la pointe opère un peu en cet envisagement obscur, son acte est si peu formé qu’à peine le doit-on appeler mystique, dont l’objet doit être tout direct et nullement réfléchi; et celui-ci, étant plus réfléchi que direct, n’est pas proprement un acte mystique, ni conséquemment une contemplation mystique, qui n’appartient qu’à l’acte purement mystique. [604]

SECTION VI. Dans l’envisagement clair et obscur, il y a un repos, un désir de produire des actes et des sécheresses.

Afin que les deux sortes d’envisagements puissent être rangés entre les espèces d’oraisons de repos, il faut que le repos tranquille, les sécheresses et le désir de produire des actes s’y rencontrent, et l’âme qui a ce regard ou envisagement a encore un désaveu de l’état où elle se trouve, qui est de sécheresses, puisque, comme je suppose, elle ne peut faire autre chose que ce même regard; et ce désaveu comprend un désir de l’état contraire, et ainsi ce regard contient en soi virtuellement deux actes, à savoir un désaveu des distractions et un désir de faire une oraison autre que celle de ces distrayantes sécheresses; je veux dire une oraison de plus grande facilité; et parce qu’elle souffre tout cela sans inquiétude, elle a un repos sans goût. On peut donner quelque intelligence de ceci par la comparaison d’un chien couchant; quand il est en son arrêt, on le voit bandé sur la perdrix avec un désir de se jeter dessus; mais crainte de la pousser, il ne branle pas de son arrêt; que si la perdrix ne tient pas et branle devant [605] le chien, il tourne autour pour la faire motter175; quand les perdrix sont adouées176 ou qu’elles ont été battues de l’oiseau, elles tiennent mieux devant le chien. Si vous demandez à cet animal, ou pour mieux dire à ceux qui l’ont dressé, pourquoi il ne se jette pas sur la perdrix et ne branle point de son arrêt, si ce n’est pour la faire motter, ils répondront que c’est à raison que s’il la poussait, elle s’envolerait. Il en est de même de cette oraison d’envisagement : l’âme, ou bien son intelligence, se tient comme en son arrêt devant son intérieur, avec un grand désir d’avancer le pas, c’est-à-dire de discourir ou de méditer; mais elle ne branle pas de son arrêt, je veux dire qu’elle demeure en repos, crainte de pousser son oiseau, c’est-à-dire de perdre son attention et son oraison; elle ne tourne autour que pour la faire motter, ne devant alors travailler qu’à mettre son intérieur en plus grand repos, et comme la perdrix tient mieux étant battue de l’oiseau, plus l’intérieur est battu de la sécheresse et des délaissements, et plus il se tient en repos devant cet envisagement, qui regarde ces sécheresses comme des maladies internes, et partant avec un œil de compassion qui lui donne ce désir de produire des actes et de tirer son intérieur de cet état.

Figurez-vous un médecin qui va voir un [606] malade dont la perte lui serait aussi fâcheuse que celle de son propre fils; il le trouve à l’extrémité; tout ce qu’il peut faire, c’est de le considérer, lui tâter le pouls, prendre garde aux redoublements et aux autres symptômes du mal, s’il est capable de remèdes de le soulager, et si la maladie est à tel point qu’il n’y puisse ou n’y connaisse plus rien, il regarde avec patience mourir celui qu’il voudrait bien guérir s’il pouvait.

Il y a des états si fâcheux et où l’attention intérieure de l’âme est tellement empêchée, qu’elle ne sait quel remède y apporter, sinon faire du mieux qu’elle peut, et en attendant que ces désordres passent regarder son intérieur, comme le médecin fait le malade, et se tenir en repos pendant le cours de cette maladie; et comme le médecin connaît quelquefois le train de la maladie et prend garde aux symptômes, aux crises et aux autres accidents, et que d’autres fois n’y voit plus goutte, quelque habile qu’il soit, tant le mal est erratique ou caché, de même en l’oraison d’envisagement mystique l’âme quelquefois envisage ce qui se passe au-dedans, et d’autres fois elle n’y peut rien connaître, eût-elle des yeux de lynx, sinon que l’intérieur est bien malade, c’est-à-dire en de grandes ténèbres et sécheresses. J’ai dit que si le médecin est intime du mourant, il le regarde avec [607] grande compassion et désir de l’aider s’il pouvait, n’en perdant pas l’occasion quand elle se présente, et je dis encore que l’âme se tient en repos, et que compatissant à son intérieur et ne pouvant faire davantage, elle ne perd pas l’occasion d’y apporter quelque remède, comme est de produire quelques actes quand elle peut, et que comme le médecin apporte tout le soulagement possible quand le malade revient un peu, de même, quand l’intérieur est un peu mieux, l’âme use de toute l’industrie possible pour opérer et s’entretenir de bonnes pensées.

SECTION VII. L’oraison d’envisagement ne doit pas être négligée.

Bien que l’oraison d’envisagement ne se désire pas pour elle-même et qu’il ne faille pas la pratiquer hors de son temps, aussi ne la faut-il pas négliger quand il est venu, à cause du bien qu’apporte sa présence et du mal que causerait son mépris.

Tout envisagement de l’intérieur n’est pas accompagné de sécheresses; car l’âme peut bien jeter la vue sur son intérieur pour connaître ses manquements et prévoir ce qu’il faut faire pour s’en amender, et en même temps produire des actes d’entendement [608] et de volonté et avoir de bonnes pensées et méditations; mais cette sorte d’envisagement n’est pas celle que nous décrivons, qui est un état dans lequel l’âme ne peut avoir aucune bonne pensée, ni faire autre chose que regarder son fond; et je dis qu’il ne faut ni désirer, ni procurer un tel état. Pendant le premier envisagement, qu’on peut appeler second, l’âme continue toujours ses actes, qui entretiennent en partie ses méditations; mais dans l’envisagement sec, qui fait la quatrième et la cinquième espèce du repos sans goût, elle arrête tout le cours de son oraison; elle laisse la pratique de tous autres actes et méditations, ce qu’elle ne doit faire qu’en sécheresse, c’est à dire quand elle ne peut faire autre chose, et alors elle le doit faire tranquillement; et bien qu’elle ne doive désirer et procurer un tel état, si pourtant il lui arrive, elle doit l’embrasser courageusement et pratiquer avec grand repos l’oraison d’envisagement sec et mystique duquel nous avons parlé. Car si, ne pouvant faire autre chose, elle négligeait cette oraison, elle tomberait dans le mal que tous les contemplatifs appréhendent, qui est de sortir hors de la lice et du cours de l’oraison mentale.

Quand un soldat quitte ses rangs il est en [609] grand péril d’être tué par l’ennemi ou d’être fait prisonnier; ainsi l’âme qui ne se sert pas de cet état et ne retient pas fidèlement le train de l’oraison, se met hors de rang et en danger de perdre la vie mystique, ou au moins d’être conduite à une misérable captivité éloignée du pays des contemplatifs; et bien qu’elle ne perde pas toujours entièrement la vie mystique et qu’elle retienne quelque désir de faire oraison, ne suivant pas le vrai chemin, elle s’expose au péril de s’en écarter si fort que pendant ce temps elle tombe dans une terre étrangère et ennemie, qui lui donne bien de la peine et la laisse assez rarement retourner en son pays et reprendre ou retrouver le chemin de l’oraison continuelle d’où elle s’est égarée.

Il y a aussi un grand profit à pratiquer cet envisagement dans le temps, parce que quelquefois, par ce regard, les vents, les tempêtes ou les furies de nos sens se calment comme les vents s’apaisaient, redoutant la vue de leur fabuleux Éole, et comme des lions apprivoisés entrant en furie s’apaisent pendant que le maître, qui s’est retiré, les regarde avec patience, qui par après en fait ce qu’il veut; ainsi arrive-t-il que, l’esprit se tenant coi et regardant avec patience les désordres des sens, ils s’accoisent peu à peu; ou s’ils ne le font quelquefois, par cette vue [610] patiente l’intérieur se remet, produisant quelques petits actes, ou même rentrant tout à fait dans la méditation. Et de plus, cet envisagement façonne l’âme et la dispose à l’habituelle vigilance sur son intérieur, qui est une des principales parties de l’oraison continuelle et habituelle.

CHAPITRE VII. De la sixième espèce, qui est un repos mystique sec sans pensées et sans aucun acte apercevable.

SECTION I. En quoi cette oraison diffère des espèces précédentes.

Pour bien expliquer cette sixième espèce de repos mystique sans goût, il faut voir cinq choses : la première, en quoi cette oraison diffère des espèces précédentes; la seconde en quoi elle diffère de celles qui suivent ci-après; la troisième, en quoi elle diffère du repos mystique savoureux; la quatrième, comment elle est différente de soi-même; et la cinquième, [611] comment se doit entendre ce qu’on dit, que l’âme à l’oraison ne peut avoir aucune bonne pensée ni aucun acte aperçu.

Le repos mystique sec et sans saveur qui est sans pensées et sans aucun acte apercevable est différent des cinq espèces précédentes. Premièrement, en sécheresses, parce que les aridités ou les difficultés d’opérer sont bien plus grandes dans cet état que dans les autres espèces, puisque dans les trois premières l’âme produit des actes et a des pensées sèches et arides, dans la quatrième et la cinquième elle a des envisagements aussi secs et arides, de sorte qu’en ces cinq états elle a des opérations réfléchies; mais en cette sixième elle ne peut avoir aucune opération réfléchie ou aperçue ni aucune bonne pensée. Ce qu’elle peut faire est de souffrir ce délaissement dans lequel elle est sans se troubler, et se tenir en un repos tranquille et sans inquiétude, avec un désir de faire mieux quand la facilité d’oraison lui sera rendue, se tenant cependant aussi contente de son impuissance comme si elle était ravie au troisième ciel, parce que telle est la volonté de Dieu. Que dirai-je plus? Elle doit vouloir et ne vouloir pas faire oraison; la vouloir faire si elle pouvait et ne la vouloir pas faire, puisque Dieu ne veut pas qu’elle lui soit possible. [612]

Quand l’ange eut conduit le prophète Ézéchiel par le temple mystique qu’il lui représentait, et qu’il lui eut fait voir toutes ses parties, le même prophète poursuit : «Puis il me ramena, dit-il, à l’entrée de la maison», c’est-à-dire du temple. Des eaux sortaient de dessous le seuil de la porte qui était vers l’orient, que cette maison regardait : ces eaux descendaient de dessous le côté droit du temple au midi de l’autel; cet ange le mena hors par le chemin de la porte d’aquilon, et le fit entrer dans les eaux. Au commencement, il n’en avait que jusques au talon et à la cheville des pieds; allant plus avant il en eut jusques aux genoux, et poursuivant, il en eut jusques aux reins, mais après les eaux crûrent si fort qu’il en eut par-dessus la tête et ne put passer à gué, mais il fallut nager pour traverser ces eaux.

Voilà une figure de ce qui arrive à l’âme contemplative. Ce temple est la maison d’oraison, ainsi que l’appelle notre Seigneur. L’âme contemplative entre dedans quand elle est en fécondité et qu’elle a facilité d’oraison et de bonnes pensées, mais quelquefois elle sort de ce temple, c’est-à-dire de cette facilité, et est conduite à la porte sans y pouvoir entrer, quelque désir qu’elle en ait. Mais des eaux, qui signifient [613] les délaissements et les afflictions intérieures, sortent de cette entrée, et ces eaux étaient, aussi bien que la maison, vers l’orient, parce que, et la facilité d’oraison, qui est la face de ce temple, et la difficulté représentée par ces eaux, regardent l’orient c’est-à-dire tendent à la grâce de Dieu et au ciel. Ces eaux venaient du côté droit du temple et au midi de l’autel, parce que ces délaissements procèdent de l’amour que Dieu porte à l’âme; et la mettent au midi, c’est-à-dire en la chaleur et en l’amour de l’autel ou de l’oraison la plus secrète et cachée, car l’autel est caché dans le temple, et c’est aussi le lieu où se font les oraisons les plus agréables à Dieu, comme sont les sacrifices, et où les seuls prêtres et personnes consacrés à Dieu peuvent prier; comme aussi est-il vrai que les oraisons qui se font parmi les désolations intérieures sont les plus agréables à Dieu, et exercées par ses plus grands amis. Ce prophète entra dans les eaux par le chemin de la porte d’Aquilon, d’où vient le mauvais vent, parce que le diable exerce sa furie contre les âmes contemplatives, ainsi que contre de pauvres brebis, et les met en de grandes agonies; car bien que la permission vienne de l’amour que Dieu leur porte, et que son motif et son intention regardent l’orient, [614] prétendant leur donner augmentation de grâce et de gloire, l’exécution pourtant vient de l’envie de Satan, qui les fait entrer en ces eaux, étant la cause la plus ordinaire de tous les troubles, de toutes les traverses et de toutes les sécheresses qu’elles ressentent. Elles sont en ces eaux jusques à la cheville des pieds seulement dans les deux premières espèces du repos mystique sans goût, parce que les sécheresses ne sont encore guère grandes, et qu’elles peuvent alors produire des actes d’entendement et de volonté. Les eaux croissent en la troisième espèce jusques aux genoux, parce que les désolations y empêchent davantage la production d’actes. Elles vont jusques aux reins dans la quatrième et la cinquième espèce, où les délaissements empêchent l’usage des pensées, laissant seulement les vues et les envisagement réfléchis; mais en la sixième espèce on ne peut plus perdre pied, parce que les délaissements sont si grands que les actes n’ont plus sur quoi s’appuyer; les opérations de l’âme ne trouvent plus d’assiette, les pieds de ses puissances ne peuvent plus cheminer, mais seulement se mettre à la nage et opérer par un repos tout plongé dans l’eau de ses amertumes.

Quand un apothicaire donne à quelqu’un un bolus enveloppé dans un pruneau, il [615] prend une chose amère sans en ressentir l’amertume, mais il la sentirait si on lui donnait ce bolus tout nu. Quand, en l’oraison, Dieu donne des sécheresses à une âme, si elle peut produire quelques actes ou avoir quelque opération réfléchie, ces actes et ces pensées, quoique sèches, l’empêchent de ressentir si fort l’aigreur de ces aridités, parce que ces petites opérations, bien que grandement faibles, lui font croire qu’elle fait oraison; mais en cette sixième espèce, elle ne peut avoir aucun acte ni opération réfléchie. C’est pourquoi la pilule lui est donnée à mâcher sans enveloppe. Dans les espèces précédentes, elle marchait en ténèbres comme un aveugle, mais elle avait ces faibles opérations qui lui servaient de bâton pour s’appuyer; ici elle est comme un aveugle qui a perdu son bâton, n’ayant aucune opération sur laquelle elle puisse s’affermir. Un pauvre malade engagé dans le chemin marche le mieux qu’il peut avec bien de la peine, ne pouvant quasi mettre un pied l’un devant l’autre; mais après ces efforts, enfin accablé de mal, il est contraint de se coucher, ne pouvant plus aller. De même dans les sécheresses, l’âme produit tantôt un acte puis un autre, avec beaucoup de peine; enfin, accablée de sécheresses et d’aridités, elle est contrainte de se tenir en repos, [616] ne pouvant plus du tout opérer. Ceux qui voyagent, abordant un autre hémisphère, changent d’étoiles et de pôle; et ce pauvre mystique entre de même dans une autre sorte d’oraison qu’il n’avait pas encore expérimentée, où il faut changer d’opération, quittant celle qui est réfléchie, pour en prendre une directe, ou peu aperçue.

Il y a quelques âmes qui font comme Daniel, lequel étant en captivité se tournait du côté de Jérusalem où était le temple, pour faire ses oraisons; elles font ainsi, parmi leurs aridités, quelques réflexions sur leur intérieur : mais il y en a d’autres qui ne peuvent produire aucun acte ni avoir aucune bonne pensée, ni même faire aucune réflexion sur leur intérieur; Et comme les Babyloniens ne voulaient pas que Daniel tournât la tête du côté du temple, les aridités, les sécheresses et les distractions empêchent l’âme d’avoir aucune réflexion ou vue intérieure qui soit oraison.

L’oraison de repos sans goût dans les espèces précédentes, pour être trop faible, avait besoin de pensées sèches et d’opérations réfléchies pour se soutenir : mais celle-ci est assez forte pour se supporter sans aucune opération aperçue, et notre mystique se doit résoudre à marcher sans aucune pensée; je veux dire qu’il doit marcher sans [617] remuer les pieds, nager sans mouvoir les bras, voler sans étendre ses ailes, et faire oraison sans mouvement aucun de ses puissances qui paraisse, se soutenant par un seul repos.

De ce que dessus on peut connaître qu’encore que cette espèce convienne avec les cinq précédentes, en ce qu’en toutes il y a des sécheresses et des peines à faire oraison, elles sont néanmoins plus grandes en cette sixième, parce que dans les précédentes l’âme peut avoir quelque bonne pensée ou au moins quelque vue ou envisagement intérieur, ou quelque opération réfléchie qui l’assure qu’elle fait oraison et n’est pas inutile; mais en celle-ci elle ne peut avoir aucune bonne pensée ni aucune opération aperçue d’oraison. Quand elle rentre en soi, elle ne le peut faire que par la patience et le repos; et si elle se persuade de faire oraison ou de ne point perdre le temps, ce n’est pas à raison de ses actes, de ses bonnes pensées ou de ses mouvements d’oraison, puisqu’elle n’en a point dont elle s’aperçoive, mais il faut que ce soit la foi nue qui le lui fasse croire : je veux dire qu’en cette sixième espèce et dans les suivantes, si elle croit faire oraison, ce n’est pas qu’elle s’aperçoive de la faire, mais seulement parce qu’elle voudrait bien la pratiquer si elle [618] pouvait, ne voyant plus en soi que ce seul désir d’oraison, et si elle est si dégoûtée qu’elle ne s’en contente pas, il faut qu’elle fasse état de plier son bagage et de sortir hors des appartenances de l’oraison mentale et de la vie mystique. Dans les espèces précédentes, la volonté que ressentait l’âme de faire meilleure oraison lui servait beaucoup pour ne pas perdre courage et ne se pas dégoûter de ses maigres opérations, le bon désir qu’elle avait de les faire plus fervemment suppléant au défaut de leur ferveur; mais elle n’a ici que le seul désir de faire oraison si elle pouvait; et encore il est quelquefois si sec et si aride, qu’elle a bien de la peine à croire, non seulement qu’elle fasse oraison, mais même qu’elle en ait la volonté, au moins efficace et qui passe la velléité.

SECTION II. Différence de cette sixième espèce de repos mystique sans goût d’avec les suivantes, en ce qu’elle a une notion.

Cette sixième espèce de repos mystique sans goût est différente des espèces que nous décrirons ci-après, en ce qu’elle a une notion et que les autres n’en ont point. J’excepte la dernière espèce, laquelle [619] ayant une notion et une opération réfléchie, est différente de cette sixième espèce et des suivantes. Mais pour comprendre la différence de cette sixième espèce d’avec les suivantes, il est nécessaire de savoir ce que c’est que nous appelons notion, que nous expliquons par cet exemple :

Lorsque l’âme est en si grande aridité qu’elle ne peut avoir aucune bonne pensée ni faire autre chose que se tenir en repos et en patience, elle se persuade que son repos et la tranquille patience est agréable à Dieu, et cela par de petites raisons que la bonté de son esprit lui peut suggérer. Dieu m’envoie, dira-t-elle, ces aridités pour m’éprouver, je sais que la patience lui est agréable et que cet état peut être de plus grand mérite pour moi que celui de la consolation. Ces raisons ou semblables lui donnent une lumière qui l’encourage à prendre patience, et lui font croire que cette patience pendant les sécheresses est agréable à Dieu. Or je dis qu’une telle lumière est ce que j’appelle notion, c’est-à-dire une vue et une connaissance de l’âme que la patience ou le repos tranquille qu’elle prend pendant les aridités est un bon emploi devant Dieu. Cette notion dans l’âme ou cette vue et connaissance du prix et de la valeur d’une telle souffrance procède quelquefois des raisons persuasives, [620] ainsi que je viens de dire, et d’autres fois sans ces raisons; parce que quand les aridités sont grandes, elle ne les peut avoir, et alors la susdite notion et croyance que le repos plaît à Dieu procède de l’habitude qu’elle a de croire qu’un tel repos est une oraison agréable à Dieu, ou de quelque lumière donnée de lui; et c’est cette vue et cette connaissance sans raisons persuasives qui s’appelle proprement notion, et non par la lumière qui procède des susdites raisons, quoiqu’elle ait le même effet que la notion.

Après avoir expliqué ce que c’est que notion, venons à l’application. Notre pauvre mystique, en cette sixième espèce, ne peut avoir aucune bonne pensée, toute son oraison est de se tenir en repos sans goût, se contentant du désir qu’il a de faire davantage s’il pouvait; mais il n’est pas encore si malade que vous le verrez ci-après, car il a une notion, c’est-à-dire une lumière et une vue que se tenir ainsi en repos est un bon état, ce qui lui sert beaucoup pour ne pas s’inquiéter et décourager, mais attendre de pied ferme le changement de tel état. Cette notion ou lumière ne vient pas en lui par des raisons persuasives, puisque dans tel état il ne peut avoir aucune bonne pensée, mais ou de l’habitude qu’il a de croire que le repos patient pendant les aridités est une bonne [621] oraison, ou de quelque lumière que Dieu lui donne pour lors.

Voilà en quoi la sixième espèce de repos mystique sans goût diffère des espèces qui n’ont point de notion. Voyons maintenant en quoi elle est différente du repos mystique savoureux.

SECTION III. En quoi l’oraison de repos sans goût qui a une notion diffère du savoureux.

L’oraison du repos sans goût qui a une notion diffère du repos savoureux, en ce que sa notion est sans le goût de la suavité qui accompagne celle du savoureux. Tout repos mystique savoureux a une notion, et le goût que l’âme y ressent lui fait connaître que c’est une bonne oraison; ce qui n’est pas dans le repos mystique sans goût, lequel peut être sans notion, ainsi que nous verrons ci-après. Mais, comme nous avons dit, la notion du repos savoureux est savoureuse et celle du repos sans goût est sèche, aride et sans aucun goût, comme le sujet auquel elle réside. C’est pourquoi le mystique doit avoir ici bon pied et bon œil pour discerner les opérations de cette oraison mystique sans goût, et les lumières et les notions que l’on [622] y reçoit, parce que tout cela est sans aucune saveur, et ainsi peu agréable au sens et au goût, et l’âme doit faire état que la lumière qu’elle aura pour se persuader que son repos et sa patience sont agréables à Dieu sera fort aride et insipide, et que, si elle en recherche d’autres, elle lui pourra échapper, et n’aura possible ni les unes ni les autres. Il est pourtant vrai que cette lumière sèche, ou aride notion, ne laisse pas de persuader suffisamment qu’un tel état est bon à l’âme qui s’en veut contenter, comme la lumière que donne la foi, bien qu’obscure, ne laisse pas de causer une grande certitude à ceux qui y veulent adhérer, et les assurer autant que des lumières plus claires; et même, les âmes accoutumées à ces lumières et notions sèches et arides en sont autant éclairées en l’oraison et aussi bien conduites, comme par des lumières plus savoureuses et plus goûtées, n’y ayant pas moins de croyance qu’aux autres.

Je dis de plus que cette notion et lumière qui éclaire l’âme pour lui persuader que son repos est oraison, est non seulement sèche, aride, sans suc et sans goût, mais aussi qu’elle est sans aucune connaissance réfléchie, parce que dans cette espèce il n’y a point de pensée ni d’opération réfléchie, mais c’est un repos direct, la notion donc le doit être aussi, et conséquemment la connaissance [623] que donne cette notion ou lumière; car on ne fait point de réflexion, si ce n’est fort rarement, sur cette connaissance qui opère directement. Si quelqu’un s’est habitué à faire quelque bonne action, par exemple à rendre la charité à un malade, parce que la foi lui apprend que cela est méritoire, il arrive assez souvent que la coutume qu’il a de faire telle chose est la cause qu’il n’est pas attentif à cette lumière de la foi, quoique toujours elle lui donne bien cette connaissance, mais c’est qu’elle l’éclaire seulement directement : de même cette notion donne à l’âme une connaissance ce que son repos est oraison; mais cette connaissance est directe et non réfléchie, qui procède de l’habitude qu’elle a de se tenir ainsi en repos, croyant qu’une telle patience plaît à Dieu.

SECTION IV. Différences qui se trouvent en cette oraison à l’égard d’elle-même.

Les différences qui se trouvent en cette oraison à l’égard d’elle-même, consistent en la notion qui a du plus et du moins, en ce qu’elle est plus ou moins claire, selon les états de sécheresse dans lesquels l’âme se retrouve. [624]

Dans l’oraison elle est quelquefois en si grande aridité qu’elle ne peut avoir aucune bonne pensée, ni faire autre chose que prendre patience; elle a néanmoins une notion, c’est-à-dire une lumière, qui lui apprend que c’est bien fait que de prendre ainsi patience, et lui donne courage de continuer. Cette notion ou lumière est quelquefois claire et satisfait beaucoup l’âme, bien qu’elle n’ait point cette suavité qui se trouve dans le repos savoureux, ni aucune connaissance réfléchie, mais seulement directe. Elle est quelquefois fort subtile et fort déliée, en sorte qu’à peine l’âme la peut apercevoir, comme on a peine de voir les atomes en matière de choses corporelles; parce que c’est une lumière si peu sensible que l’esprit doit être bien détaché des sens pour en avoir la vue; ce qui fait qu’il la laisse passer sans profit, ce qui ne lui est pas d’un petit dommage. Faisons-le toucher au doigt.

Supposons une âme qui en l’oraison ne peut avoir aucune bonne pensée; elle doit, ainsi que j’ai dit, se tenir en repos et souffrance, car c’est l’oraison d’un tel état; elle a une notion ou lumière qui lui apprend que souffrir et se tenir en repos est l’oraison seule qu’elle doit pratiquer; il arrivera que cette notion ou lumière étant faible, subtile et déliée, elle n’en fera pas son profit, parce [625] qu’elle n’y adhère pas, faute de la connaître; que suit-il de là, si ce n’est que cette âme n’ayant aucune lumière qui la fortifie pour croire que sa souffrance est oraison, elle se décourage, croit perdre le temps, quitte tout là et prend le change, soit extérieurement sortant de l’oraison, soit intérieurement prenant quelque autre entretien que celui de l’oraison, comme de composer quelque chose, ce qu’elle n’eût pas fait si elle se fut aperçue de la notion ou lumière qui l’excitait à prendre patience et attendre le bon plaisir de Dieu?

Ces lumières et ces notions qui s’aperçoivent si difficilement ont cela de propre que si on ne les regarde, et si on ne les accueille quand elles se présentent, elles s’évanouissent aisément, et difficilement reviennent; c’est pourquoi l’âme doit avoir la vue bien perçante et bien éveillée lorsqu’elle est en ces grandes sécheresses, parce que c’est alors que les lumières et les notions plus décharnées de toute sensibilité se présentent, et elle ne devient spirituelle et mystiquement essorée que par la découverte de ces notions et de ces lumières mystiques.

De plus, l’âme se fait grand tort quand elle n’ouvre pas les yeux de la pointe de l’esprit pour connaître telles notions qui la portent à souffrir les aridités avec satisfaction; parce [626] que dans les espèces suivantes, entrant dans des états où elle ne connaîtra rien du tout, si elle s’était spiritualisée et rendue mystique, ce qu’elle aurait fait se servant de ces notions et subtiles lumières, elle n’aurait pas tant de peine à opérer dans ces oraisons si obscures et si cachées que nous allons décrire; car à proprement parler l’âme en cette sixième espèce ne commence encore qu’à opérer mystiquement. Dans les opérations précédentes, il y avait des actes réfléchis mêlés avec les mystiques; et c’est ici que l’on ouvre la barrière pour faire entrer les actes purement mystiques; que si l’âme dès cette entrée ne tient bien son poste, elle se met au hasard, quand elle pensera être bien riche, d’être contrainte de faire cession de tous les biens. Je veux dire en un mot que l’âme doit maintenant commencer à opérer par des actes directs, et à ne se plus soucier de ceux qui sont réfléchis, parce qu’elle ne les peut plus avoir. Ce qui fait qu’elle ne doit pas négliger les notions et les lumières les moins apercevables, vu que ce sont elles qui lui apprennent à se subtiliser, ce qui lui est bien nécessaire pour se conduire dans les états suivants. Mais d’autant que nous avons dit qu’en cette espèce l’âme ne peut avoir aucune bonne pensée ni produire aucun acte qui paraisse et soit aperçu, il faut savoir que cela [627] s’entend moralement et non absolument; parce qu’il n’y a point d’état si stérile et si aride dans lequel l’âme ne pût produire quelque acte et former quelque bonne pensée si elle voulait se violenter beaucoup et bander la tête, mais elle doit user d’un effort et d’une diligence raisonnable et modérée pour opérer dans l’oraison.

CHAPITRE VIII De la septième espèce, qui est un repos mystique sans goût, sans pensées ou actes aperçus et sans notions.

SECTION I. Quel est ce repos mystique.

Pour bien déclarer cette septième espèce de repos, nous expliquerons trois choses : premièrement, quel est ce repos mystique. Secondement, combien cet état est désastreux et déplorable, et [628] troisièmement, ce qu’il faut faire pendant ce désastre.

Pour connaître quel est ce repos mystique, il faut remarquer qu’il y a cette différence entre la sixième espèce et celle-ci : qu’ici le repos mystique est sans notion, que les sécheresses y sont plus grandes qu’en toutes les précédentes espèces et que l’âme est en un état auquel non seulement elle ne peut avoir aucune bonne pensée, ni faire autre chose que se tenir en repos, se contentant d’une oraison patiente et souffrante, mais qui plus est, elle ne peut avoir la notion de l’état précédent, c’est-à-dire qu’elle n’a point de lumière qui lui fasse apercevoir que cette patience qu’elle prend et ce repos tranquille auquel elle persévère soit oraison ou un état agréable à Dieu. Il faut qu’elle le croie sans être aidée d’aucune notion ou lumière qu’elle aperçoive; ce qui procède de ce que tout son intérieur est en ténèbres, car elle ne trouve rien au-dedans de soi qui lui aide à faire oraison. Il ne faut plus parler de bonnes pensées ni du repos tranquille de l’oraison souffrante, duquel jusques alors elle a joui sans trouble; mais elle est maintenant si égarée qu’elle ne trouve plus d’avenues pour y entrer; car si elle se tient en repos sans inquiétude à l’ordinaire, [629] elle n’a plus aucune lumière qui lui fasse voir qu’elle est en ce repos mystique, qui est oraison. Les ténèbres sont si grandes, qu’encore qu’elle sache bien qu’elle est en quelque chambre de la maison où elle est entrée, elle ignore pourtant si elle a rencontré celle qu’elle cherche. Ainsi, quoiqu’elle voie bien qu’elle est en repos et qu’elle ne fait rien, elle ne sait pourtant pas si elle est au vrai repos mystique, car elle n’a plus ni lumière, ni petits actes, ni envisagement de son intérieur, ni enfin quelque petite notion qui lui apprenne que sa patience satisfait à Dieu par l’acquit de l’oraison qu’il demande d’elle, comme aux précédentes où tout cela lui pouvait persuader qu’elle faisait oraison. Ce que je dis, supposant que cette âme est déjà un peu entrée en la vie mystique, et qu’elle n’est pas si grossière qu’elle ne sache bien qu’il y a une oraison de repos sans goût, dont elle a déjà quelque pratique, et qu’ainsi apprenant par quelque notion qu’elle est en un repos mystique, elle s’y contente. Mais à présent que tout lui manque, elle a bien plus sujet de croire qu’elle est en fainéantise et en oisiveté qu’en vraie oraison, à cause de l’indévotion qu’elle ressent et des ténèbres dans lesquelles elle est, ne voyant en soi aucune marque ni trace d’oraison; et il semble que [630] si le vrai repos n’a quelque marque mystique par laquelle il se fasse reconnaître, l’âme ne peut juger qu’elle fasse oraison; cependant il est nécessaire qu’elle pratique ce repos, et avec croyance que c’est l’oraison que Dieu demande pour lors d’elle, si elle veut que ce soit un vrai repos mystique. La seule marque qui reste à l’âme en tel état, pour reconnaître qu’il est mystique et conséquemment qu’elle fait bonne oraison, c’est le désir qu’elle a de la faire, sans pouvoir autre chose pour être attentive à Dieu. Ainsi, l’âme qui est en ce repos que nous décrivons a perdu toutes les autres marques d’oraison, à la réserve de celle de la volonté qu’elle a de la faire, et la plus fervente du monde si elle pouvait; et ce désir de faire bonne oraison est une bonne oraison. C’est donc en cette espèce ici et dans les suivantes où il faut que la barque de l’âme marche avec ce seul timon sur les ondes des grandes désolations qui s’y rencontrent, parce que, comme il a été remarqué, elle ne pourra plus reconnaître qu’elle fasse oraison que par le désir qu’elle a de la faire. Mais comme nous avons dit qu’il y a du plus et du moins en la notion de l’espèce précédente et qu’on a quelquefois bien de la peine à la reconnaître, aussi est-il vrai qu’ici, quoique l’âme ait volonté de faire oraison, il lui est difficile [631] de la discerner; et comme j’ai dit là qu’il fallait des yeux d’Argus pour reconnaître la subtilité de ces notions, il faut ici les bien ouvrir pour ne perdre jamais de vue la bonne volonté qu’on a de faire oraison, parce que cela empêche le découragement. Et c’est ici le grand profit de cette voie mystique, de savoir bien reconnaître les opérations les plus obscures de l’âme. Fouillez donc dans les plus secrets cachots de votre âme, où cette volonté de faire oraison est quelquefois cachée, afin de la découvrir et fonder sur elle votre repos, puisqu’ayant perdu toute notion, vous n’avez plus que ce refuge. Voyons maintenant combien l’état de cette oraison paraît déplorable.

SECTION II Des ténèbres et des désolations de l’âme en cette espèce d’oraison.

La désolation de l’âme en cet état consiste en ce qu’elle se trouve en des ténèbres si épaisses qu’elle n’aperçoit au-dedans de son intérieur aucun mouvement d’oraison. Car c’est ici où elle a perdu le guide qui la conduisait, à savoir l’opération et les actes; elle doit désormais cheminer à l’aveugle. C’est une oraison sauvage, un chemin non frayé par où elle doit marcher, tout est [632] ou mer ou ciel, la boussole ou la Cynosure177 est perdue. C’est un navire qui a perdu son mât, ses avirons et tout son équipage et qui va au gré de l’eau, et où la tempête le porte. Elle est étrangère comme le petit Joseph en un pays inconnu : il faut que comme lui elle parle un langage inconnu et pratique des choses inaccoutumées, car les opérations y sont d’une autre nature que celles des oraisons précédentes. Il arrive ici ce que saint Augustin dit de la gloire céleste : qu’il y a une lumière que le lieu ne renferme pas, une harmonie que le temps ne comprend pas, une odeur que le souffle ne répand pas. L’âme en cette oraison exerce une opération que le lieu ne comprend point, une vue et contemplation que le temps ordinaire de l’oraison n’a pas coutume de produire, un mouvement d’esprit qui n’est pas commun, et comme l’on dit de cette même gloire que l’oreille n’a point oui, ni l’œil n’a vu, ni le cœur n’a pensé ni compris ce que Dieu réserve à ses amis, aussi est-il vrai que le sens ne conçoit point, le raisonnement n’opère point cette sorte d’oraison, et l’âme n’aurait jamais conçu qu’il y en eût une telle. Elle se trouve en cette oraison comme l’arche de Noé battue d’orages de toutes parts; en haut les pluies, en bas les mers, à côté les tempêtes, et par toute la terre les [633] marque de la colère et de l’indignation de Dieu : son imagination ne peut former aucune bonne pensée, son entendement aucune vue de Dieu, sa volonté aucune affection d’amour, et de tous les côtés il y a des sécheresses et des abandons; mais, comme l’arche ne laissait pas de s’élever avec les eaux, ces âmes, au milieu de toutes ces bourrasques, s’élèvent à Dieu par une oraison imperceptible.

Le prophète Joël fait une excellente peinture de cet état : «Écoutez, s’écrie-t-il, tout ce que Dieu m’a dit, n’avez-vous jamais oui parler de choses semblables? Annoncez-les comme choses extraordinaires à ceux qui viendront après vous. Il veut qu’il y ait quatre générations qui le cachent, autant qu’il y a de bêtes dévorantes. La sauterelle a mangé ce que la chenille avait laissé»; cette chenille signifie la distraction qui ôte l’attention de l’oraison, mais laisse la dévotion sensible; c’est elle qui fait le premier dégât au pays de l’oraison. La sauterelle est l’aridité ou la sécheresse qui ôte la dévotion sensible et laisse la production d’actes; car avec la sécheresse on peut avoir quelques bonnes pensées. Le hanneton a mangé ce qui restait de la sauterelle, c’est la stérilité d’esprit qui ôte toutes les bonnes pensées et les actes réfléchis, mais laisse [634] l’oraison de repos sans goût avec notion et lumière qui le fait pénétrer et goûter. La rouille, les autres tournent : «le vermisseau», a mangé ce qui restait du hanneton, et c’est l’obscurcissement qui ôte toute lumière, ne laissant en l’âme que la seule volonté de faire oraison, sans qu’il en reste d’autre vestige. Pleurez, vous qui buvez le vin doux et vous enivrez des consolations de la dévotion sensible, parce que viendra le temps qu’elle vous sera ôtée. Mais que doit faire l’âme pendant ce pitoyable état?

SECTION III. Comment l’âme se doit conduire pendant les détresses de cette oraison.

L’âme réduite à l’état que nous venons de décrire ne doit pas s’étonner, mais entrer courageusement dans l’oraison inconnue où Dieu l’appelle; ce qu’elle peut faire en plusieurs façons.

Premièrement, elle se doit gouverner comme un homme qui entre dans un cachot ou qui, poursuivant son chemin, doit nécessairement passer par des lieux souterrains et obscurs; quoiqu’il s’étonne d’abord, il ne s’arrête pourtant pas, mais chemine toujours à l’aveugle; car il ne serait pas à propos de s’arrêter en tel chemin. L’âme, de même, dans l’état que nous décrivons, est [635] en grande obscurité, car elle ne peut avoir aucune opération aperçue ou apercevable; mais il faut qu’elle passe par là, et il ne lui est pas bon d’arrêter en cette obscurité; c’est pourquoi elle doit poursuivre son oraison sans désister.

Mais comment fera-t-elle pour poursuivre son oraison? Je réponds qu’elle doit faire comme les mariniers : quand tous les vents sont contraires et que l’industrie humaine ne peut plus rien à la conduite du vaisseau, ils se tiennent cois, attendant que les vents s’apaisent pour reprendre leur travail comme auparavant. L’âme doit ainsi demeurer en repos, attendant le beau temps et se contentant comme les mariniers du désir de travailler quand le temps le lui permettra.

Secondement, elle se doit servir pour lors de la foi nue.

Troisièmement, il faut qu’elle commence les oraisons inconnues et mystiques et les opérations purement directes. J’expliquerai ci-après la pratique de ces deux dernières choses.

Saint François de Sales décrit à mon avis cette oraison de repos sans goût qui a des opérations mystiques et d’autres aperçues. Quelquefois, dit-il, l’âme sent parler l’Époux, parce qu’elle a un goût qui le lui fait connaître, mais ne saurait lui parler [636] parce que l’aise de l’ouïr ou la révérence qu’elle lui porte la tient en silence. Ce qui se peut expliquer de l’oraison du repos mystique savoureux, auquel l’âme sent parler l’Époux, parce qu’elle a un goût qui lui fait connaître qu’elle est en la présence de Dieu. Il appelle cette attention intérieure de l’âme, un sentir parler l’Époux. Il dit de plus que cette âme ne saurait lui parler, c’est-à-dire qu’elle ne peut produire d’actes; non qu’elle ne le puisse absolument; mais il veut dire qu’elle ne le peut, et tout ensemble entretenir ce silence et ce repos. Il dit que l’aise d’ouïr cet Époux la tient en silence; c’est-à-dire que le goût qu’elle sent l’occupe assez, sans faire autre chose que se reposer. Cet auteur poursuit : ou parce que cette âme est en sécheresse et tellement élangourie d’esprit qu’elle n’a de forces que pour ouïr et non pour parler, comme il arrive corporellement quelquefois à ceux qui commencent à s’endormir ou qui sont grandement affaiblis par quelque maladie. Il décrit par ces paroles l’oraison de repos sèche et sans goût qui est accompagnée d’une notion et d’une lumière intérieure, car il dit que l’âme est en sécheresse et ne peut parler, c’est-à-dire produire des actes ou former de bonnes pensées; elle n’a de forces que pour ouïr son Époux; ce qui explique cette notion ou [637] cette lumière, qui lui montre que par cette souffrance elle plaît à Dieu.

Il décrit ensuite l’oraison de repos sans goût toute mystique, c’est-à-dire qui est sans notion, par ces paroles : Mais enfin, quelquefois ni elle n’entend son Bien-aimé, ni elle ne lui parle, ni elle ne sent aucune signe de sa présence, mais simplement elle sait qu’elle est en la présence de son Dieu, auquel il plaît qu’elle soit là. Elle ne l’entend pas, parce qu’elle n’a point de notion ni de lumière qui l’éclaire, elle ne lui parle pas, parce qu’elle ne peut former aucune bonne pensée ni produire d’actes; elle ne sent aucun signe de sa présence, parce qu’elle ne peut avoir aucun mouvement d’oraison réfléchie et aperçue, mais simplement elle sait qu’elle est en présence de Dieu, auquel il plaît qu’elle soit là; c’est-à-dire que par la foi nue elle croit faire la volonté de Dieu et lui plaire, si elle souffre avec résignation. [638]

CHAPITRE IX. De la huitième espèce, qui est un repos mystique sans notion et avec trouble de la partie inférieure.

SECTION I. Déclaration de cette oraison et comment il s’y faut conduire.

Sur cette huitième espèce on peut demander trois choses : la première, en quoi diffère cette huitième espèce de la septième; la seconde, quelles puissances de la partie inférieure traversent l’âme en cet état; et la troisième, quelle doit être la contenance de l’âme ou de la partie supérieure pendant ce tintamarre et ce désordre en sa basse-cour. Nous y répondrons brièvement par les trois conclusions suivantes :

Cette huitième espèce diffère de la septième en deux choses : premièrement, en ce que les aridités sont crues; et secondement, en ce que l’âme est troublée par l’agitation de la partie inférieure. [639]

Nous décrivons donc un état auquel l’âme se trouve quelquefois si aride qu’elle n’y peut avoir aucune bonne pensée, mais seulement prendre patience et se tenir en repos, attendant que Dieu lui fasse la grâce de se pouvoir entretenir de bonnes pensées ou de pouvoir produire des actes; et encore le malheur pour elle est que cette patience qu’elle prend lui est tellement à dégoût, qu’elle a bien de la peine à croire qu’elle soit agréable à Dieu, à cause que son esprit ne lui fournit, je ne dirai pas aucune raison pour se le persuader, mais non pas même aucune notion ou lumière qui l’empêche de croire le contraire. Et ce qui la réduit encore en plus grandes ténèbres ou aridités, c’est que la partie inférieure est émue; ce qui n’était pas en l’état précédent, pendant lequel, bien que l’âme fût en ténèbres et ne pût ni goûter, ni même pénétrer son repos, elle n’avait pourtant pas le déplaisir de voir la guerre chez soi de la partie inférieure révoltée, comme elle la voit pour lors. Là elle avait un repos sec et insipide, sans suc ni moelle, mais ici elle est comme une personne couchée sur des épines et piquée de toutes parts; Dieu sait quel repos elle peut prendre, car la partie inférieure lui donne des pensées qui la molestent et sont contraires à la quiétude. [640]

L’imagination, la concupiscible et l’irascible sont celles qui tourmentent et traversent l’âme en tel état, c’est-à-dire toute la partie inférieure; non que toutes ces puissances se révoltent à la fois, mais tantôt l’une, tantôt l’autre; de sorte que quelquefois l’imagination occupera tellement l’attention par discours frivoles, que l’âme ne pensera qu’à cela; tantôt la concupiscible excitera la passion d’amour envers quelque chose, ou donnera des pensées contre la pureté; et d’autres fois l’irascible la tourmentera par des pensées de colère, de vengeance, etc.

Lorsque cette partie inférieure fait tant de bruit, l’âme ne doit pas perdre le repos de la pointe de son esprit; elle doit se contenter pour toute oraison d’un repos sans pensées, sans notion ou lumière, qui la fortifie, qui soit entièrement détaché de ce bruit de la basse-cour; et pour en venir là, l’âme ne doit faire aucun état de tout le désarroi de la partie inférieure; car si la partie supérieure n’est entièrement désunie de l’inférieure, la pointe de l’esprit qui réside en cette partie supérieure, ne pourra jamais s’égayer dans son repos, ni se baigner dans son oraison tranquille. [641]

CHAPITRE X. De la neuvième espèce qui est un repos mystique sans pensées, et sans notion, qui donne grand dégoût de l’oraison de repos.

SECTION I. Quelle est la convenance et la différence de cette neuvième espèce avec la précédente.

Nous déclarerons trois choses en cette section et dans les deux suivantes : la première, qu’elle est la convenance et la différence de la huitième et de la neuvième espèce; la seconde, quel est le dégoût qui se trouve en ce repos; et la troisième, le sujet ou l’endroit auquel réside ce dégoût qui ne doit pas empêcher l’oraison de repos mystique.

Cette neuvième espèce a quelque chose en quoi elle ressemble avec la précédente, et en diffère aussi; et cette convenance et cette différence se trouvent en toutes les [642] espèces, lesquelles s’accordent en quelque chose avec celles qui les précèdent immédiatement et en diffèrent aussi; ce qu’il faut déclarer, pour mieux expliquer leurs essences et faire voir la liaison de leur suite.

Donc cette huitième et cette neuvième espèce se ressemblent en ce que celle-ci a tout ce qui est en la huitième, et diffèrent en ce qu’ici la partie inférieure livre le combat par deux divers endroits. En la huitième espèce elle donne carrière à ses appétits brutaux et à ses inclinations égarées, et court à bride abattue après ses inventions, mais en la neuvième elle dresse toute sa batterie contre le fort de l’oraison de repos, en donnant un grand dégoût qui cause deux maux à l’âme. Le premier est une plus grande sécheresse et un plus grand obscurcissement intérieur qu’en l’état précédent; car les dégoûts d’oraison ont cela de propre, quoiqu’ils ne soient qu’au sentiment, qu’ils engourdissent l’âme et la rendent plus sèche, et son oraison plus difficile. Le second mal que cause ce dégoût, c’est qu’il s’attaque non seulement à l’oraison mentale en général, rendant sa pratique difficile, comme font toutes les sécheresses et toutes les aridités, mais ils rendent aussi l’oraison de repos sans goût difficile, en donnant du dégoût à l’âme, qui ressemble [643] en cela à ceux qui ont l’ennemi en leur propre maison et la gangrène en l’un de leurs membres. Car cette oraison étant une des espèces du repos sans goût, ce dégoût est comme un chancre qui ronge cette même oraison, ou comme les vers qui dévorent enfin le corps dans lequel ils naissent.

En la huitième espèce, la partie inférieure ne donnait que des coups fourrés, et tirait à vue de pays, plutôt pour donner l’alarme et épouvanter que pour faire brèche; mais en cet état ici on bat la place en ruine. Là le repos mystique sans goût faisait des sorties quand bon lui semblait, sans en être empêché par ses ennemis; ici on le serre de si près qu’on ne lui permet pas de paraître; car en l’état précédent, lorsque la partie inférieure était en armes et émue, l’âme s’introvertissait facilement par un souvenir tranquille de son intérieur, qui faisait aussitôt resserrer les plumes à ce paon orgueilleux, au moins pour un peu de temps, ou pour un moment; mais pendant ce dégoût il fait jouer une mine qui atterre si fort le repos mystique sans goût et sa tranquillité qu’il a bien de la peine à se relever et à venir à la brèche, ne pouvant quasi se montrer. Nous comprendrons mieux cela quand en la section suivante nous aurons déclaré ce que c’est que ce dégoût. [644]

SECTION II. On déclare quel est le dégoût qui se rencontre en cette oraison.

Ce dégoût n’est autre chose qu’une répugnance de la partie inférieure et une requitte du sentiment, qui n’approuve pas cette tranquillité si peu savourée et quasi point aperçue, et qui se veut révolter contre la raison pour lui persuader de ne pas croire que cet état soit bonne oraison, mais d’en chercher une autre. Car notre sens ne s’accorde pas toujours avec la raison, et quand la raison veut une chose, si cela lui déplaît, il regimbe contre elle; et c’est ce qu’il fait ici. Il se voit en un état auquel il ne peut avoir aucune bonne pensée, aucun goût, ni même aucune lumière qui l’aide à se persuader que, se tenant coi et patient sous le bon plaisir de Dieu, on lui est agréable; car alors l’âme n’a pas seulement cette pensée-là qu’elle souffre sous le bon plaisir de Dieu, parce que cette pensée contenterait le sens, qui en la pénétrant se persuaderait de plaire à Dieu en se tenant ainsi; mais étant comme une souche de bois sans bonnes pensées et sans lumière, le sens conçoit une répugnance et une contradiction de se tenir en tranquillité, qui est [645] une croyance virtuelle ou tacite que l’on est en état agréable à Dieu. Il répugne à cette croyance comme à celle qui lui persuade que Jésus-Christ est en l’Hostie, étant chose toute contraire à la capacité.

Cette répugnance donne à l’âme un grand dégoût de se tenir ainsi et le désir de tout quitter là; et ce dégoût procède de ce que la foi nue ne donne pas des raisons et des lumières au sentiment pour goûter cette oraison. Je veux dire qu’elle ne lui donne pas des lumières sensibles et apercevables qui le satisfassent, mais la volonté l’oblige de se soumettre par un empire qu’elle a sur lui; et d’autant que son obéissance n’est pas de nécessité, mais despotique, comme celle des citoyens qui se révoltent voyant qu’on exige d’eux des choses déraisonnables, le sens, de même, s’élève contre la raison; et bien que le propre de la foi qui est obscure soit de réduire l’entendement et le sens sous sa connaissance obscure, le sens néanmoins n’est pas toujours si obéissant qu’il ne répugne, comme il fait ici.

Cette répugnance est ressentie de l’âme plus dans le commencement qu’au progrès, parce que quand elle est habituée à croire qu’en cet état il suffit de prendre patience et de se tenir en repos, quoique [646] privé de toute lumière et de goût, le sentiment s’apaise plus aisément, ainsi qu’on accoutume une bête de voiture à porter un fardeau un peu lourd, bien qu’au commencement elle s’efforce de le secouer; et comme les femmes de Job et de Tobie, ennuyées de les servir, tâchaient de leur persuader de ne se pas soumettre à Dieu par une si grande patience, ne leur paraissant pas raisonnable qu’ils demeurassent ainsi tranquilles durant de si grands traverses et délaissements de Dieu, aussi la partie inférieure ne trouve pas bon que l’esprit se tienne ainsi patient et soumis à Dieu durant ces grands abandons, et lui veut persuader de quitter cette pratique dont elle s’ennuie. Mais comme ces saints hommes Job et Tobie méprisèrent les discours de leurs femmes criardes et impatientes, demeurant fermes dans leur tranquillité, l’esprit doit de même mépriser ces dégoûts, demeurant toujours dans son oraison souffrante et tranquille.

Pour mieux comprendre la nature de ce dégoût, il est bon de remarquer la différence qui se trouve entre une oraison sans goût et celle qui est avec dégoût. Toutes les espèces de ce repos mystique que nous décrivons ici sont sans goût, puisqu’il est appelé repos sans goût, mais elles n’ont [647] pas toutes un dégoût; comme il y a de la différence entre des viandes sans saveur et d’autres qui sont fort dégoûtantes, telles que sont les amères; car on n’a pas tant de peine à user de celles qui sont sans saveur comme de celles dont on a plus de répugnance et d’aversion.

Dans toutes les oraisons de repos insipide, l’âme n’a point de goût, c’est-à-dire de dévotion sensible, mais elle n’a pas toujours le dégoût de cette neuvième espèce, ayant répugnance à pratiquer cette oraison tranquille et à prendre si longtemps patience; car ce dégoût spirituel lui rend cette oraison fort déplaisante si elle y veut persévérer.

Je ne veux pourtant pas dire qu’il n’y ait point pour tout de répugnance à pratiquer les espèces du repos mystique sans goût, parce que notre sens abhorre l’oraison qui n’a aucune sensibilité et qui ne lui donne point de satisfaction; mais elle n’est pas si grande, et elle s’y accoutume plus aisément qu’à celle, au-dessus de toutes les autres, a encore un dégoût particulier. [648]

SECTION III. En quel sujet réside le susdit dégoût, et comme il ne doit pas empêcher l’oraison de repos mystique.

Le dégoût dont nous venons de parler réside seulement dans la partie inférieure et au sens, qui ne doit pas empêcher le repos de l’âme, lequel est dans son sommet. Cette répugnance qui la dégoûte de se tenir en repos sec et en tranquillité sans goût ne peut pas être dans la partie supérieure, dans laquelle est sa pointe, qui se tient en repos malgré ce dégoût; lequel repos est un désaveu et une résistance à ce dégoût. Car, comme une personne malade prend sa médecine bien qu’amère, lorsqu’elle lui est nécessaire pour conserver sa vie, l’âme, voyant qu’il lui faudrait quitter l’oraison, qui est sa vie mystique, ou bien souffrir ce dégoût, bien instruite qu’elle est, se résout de le faire et de conserver son repos, quoiqu’il lui soit amer et de mauvais goût. Sur quoi il est bon de lui donner les avis suivants :

Le premier est que non seulement elle ne doit pas abandonner cette oraison, mais ni même chercher d’oraison ni de repos hors de cette amertume, puisqu’elle n’en [649] peut avoir une autre. Comme les poissons qui sont dans la mer se contentent de l’eau salée qu’ils y rencontrent, laissant la douce à ceux qui sont dans les rivières, cette âme de même vit dans cette amertume et laisse la douceur des oraisons à celles que Dieu y met. Et comme il y a certains poissons qui, étant dans la mer, suivent le courant de l’eau, et qui de l’eau amère entrent dans la douce, vivant ainsi, tantôt dans l’amertume et puis dans la douceur de l’eau, les âmes doivent aussi suivre le cours de leur oraison; car, demeurant tantôt dans l’amertume avec patience et tantôt dans la douceur, elles trouvent partout leur élément.

Le deuxième avis est que quand telles âmes sont en ce dégoût et amertume d’esprit, elles peuvent dire en elles-mêmes (si l’obscurcissement dans lequel elles sont le leur peut permettre) : «Il est vrai, j’ai le désir de faire oraison et de m’entretenir avec de bonnes pensées; mais je ne puis produire aucun acte; je me tiendrai donc en ma tranquillité et en mon repos comme en un lieu assuré. Le sens me donne des dégoûts, des répugnances, des tristesses et des aversions à cette oraison souffrante; mais que ce cheval regimbe tant qu’il voudra, je suis en lieu d’assurance; que ce loup infernal hurle et grince les dents : la pointe de mon esprit, [650] comme un petit agneau enfermé en une cage de fer, est sans peur, se moquant de lui; que ces lions rugissants enragent de faim et ouvrent leurs gueules béantes sur moi, je ferai comme un petit Daniel, sachant que Dieu leur a serré les dents pour ne me pouvoir nuire.

Le troisième avis est que l’âme dans sa pointe ne doit pas tremper dans les inquiétudes du sens, et qu’elle ne se dégoûte et n’attriste pas avec lui : comme celui-là ne serait pas bon médecin, qui se dégoûterait avec son malade et qui au lieu de le soulager se rendrait plus malade que lui; car ainsi il serait malade d’esprit par folie, au lieu que la malade ne l’est que de corps. Le bon médecin ou chirurgien doit avoir bon cœur et voir les plaies et les maladies sans s’étonner; car s’il était de faible complexion et peu résolu, il n’oserait panser une plaie, couper un membre, voir le sang et faire d’autres opérations de son art qui demandent un grand courage : aussi la partie supérieure doit remédier aux plaies et aux maladies du sens, telles que sont ses dégoûts et ses inquiétudes, sans s’ébranler ou s’étonner, comme si cela ne la touchait point; et ainsi ces dégoûts n’attristeront que le sens, car ils ne peuvent attrister ni même émouvoir la partie supérieure si elle ne le veut; elle est la maîtresse [651] et se peut moquer de son sentiment, comme un roi se moquerait voyant des femmes ou des enfants pleurer sans sujet.

Le quatrième avis est que l’âme doit ici redoubler sa patience, d’autant que si elle n’est ferrée à glace, ce dégoût lui fera perdre terre et la mettra hors de selle; car si elle incline tant soit peu à ce dégoût, l’oraison de repos insipide lui déplaira, et ainsi elle la quittera bientôt. C’est pourquoi je lui puis dire ces paroles d’un prophète : «Attendez, ré-attendez ou attendez derechef»; si vous avez eu de la patience aux états précédents, redoublez-la maintenant; si vous avez attendu que le changement se fît d’une oraison fâcheuse en une meilleure, attendez encore plus que jamais vous n’avez fait. Prenons les paroles de ce prophète un peu plus haut. Il avait dit : «À qui est — ce que j’enseignerai la vraie science?» Ce sera à ceux qui seront sevrés du lait des consolations sensibles; mais pour y arriver il faut prendre patience et attendre, non une fois ou deux, mais plusieurs, et autant qu’il plaît au maître de cette divine science, qui ainsi les veut conduire à son divin repos. [652]

CHAPITRE XI. De la dixième espèce du repos mystique sans goût, qui est un repos sans lumière, sans notion, sans pensée et langoureux.

SECTION I. Quel est ce repos langoureux.

On peut demander trois choses pour l’intelligence de cette espèce : premièrement, quel est ce repos langoureux; secondement, ce qu’il n’est pas et ne doit pas être; et troisièmement, ce qu’il doit être pour être espèce de repos mystique sans goût.

En l’oraison que nous décrivons, l’âme ne peut avoir aucune bonne pensée, ni lumière, ni notion, et le repos mystique qu’elle peut pratiquer a un sentiment de langueur qui le fait paraître languide ou langoureux.

Outre les difficultés des états précédents qui se rencontrent en celui-ci, la partie inférieure [653] lui fait la guerre d’une nouvelle et plus fâcheuse façon. En la neuvième espèce, la partie inférieure, ennuyée de se tenir en un repos qu’elle ne connaissait point avoir le goût d’oraison, en concevait de grands dégoûts, en voulant aussi dégoûter la partie supérieure et lui faire prendre le change pour s’entretenir d’une oraison dont ses sens, comme chiens affamés, pussent avoir quelque part; mais voyant que la pointe de l’esprit, méprisant ces dégoûts, se tient toujours en repos mystique, sans quitter son oraison patiente pour toutes les ruses et les stratagèmes des sens, cette partie inférieure se sentant méprisée et ne pouvant venir à bout de ses prétentions, son ennui et son dégoût croissant, tombe en une langueur; et comme en la neuvième espèce où l’âme ressentait ce dégoût, le repos qu’elle avait en sa pointe était accompagné de ce dégoût, étant nécessaire qu’il en souffrît le sentiment — comme un malade avalant un breuvage amer ne peut qu’il n’en ressente l’amertume, parce que ce dégoût ne cesse pas pour son repos et tranquillité —, il faut dire de même de cette langueur, que quelque repos qu’ait sa pointe, elle n’en peut empêcher le sentiment qui fait que je l’appelle repos langoureux.

Cette langueur néanmoins n’est pas dans [654] son sommet, et à vrai dire c’est le seul sens qui est langoureux, et la pointe de l’âme, aussi bien que son repos, est vigoureuse et détachée de cette langueur en soi. Et la raison pour laquelle ce repos paraît langoureux, bien qu’il ne le soit pas, c’est que les introversions ne se font que fort langoureusement, accompagnées qu’elles sont de ce sentiment langoureux. Les autres opérations ou actions humaines auxquelles le sens n’a point de répugnance, ne se font pas languidement comme l’introversion qui, n’étant opérée que par un repos souffrant les délaissements, ce repos paraît langoureux comme l’introversion. Et tout ainsi que quand vous mettez du bois vert avec le sec dans le feu, le bois sec, étant allumé, excite une grande flamme qui semble brûler le bois vert avec le sec, bien qu’en effet on trouve, le sec étant consommé, à peine le vert est échauffé; il en est de même en cette introversion langoureuse et dégoûtée de l’oraison patiente : le sens étant tout abreuvé de cette langueur et de ce dégoût, il semble que le repos patient soit aussi tout langoureux et dégoûté, bien qu’en effet la langueur et le dégoût n’arrivent pas jusques à lui; ce qui procède de la forte impression de cette passion, qui semble se saisir de tout l’intérieur, et de la grande alliance qui est en la partie inférieure [655] et la supérieure, qui fait que les actions de l’une se portent par réflexion sur l’autre, ainsi que nous voyons qu’à raison de l’union étroite qui est entre l’âme et le corps, les impressions de l’un s’étendent dessus l’autre; car si le corps est malade ou sent de la douleur, il semble que l’âme en est atteinte, qu’elle ait faim ou soif comme lui, et qu’elle lui soit si alliée et si unie qu’il n’y ait rien en l’homme si spirituel qu’il soit hors des pinces de telles impressions. Ici de même l’union de la partie inférieure avec la supérieure étant si grande, et la pointe de l’esprit résidante en cette partie supérieure étant si subtile qu’elle ne s’aperçoit quasi pas, il semble que pendant l’introversion langoureuse et dégoûtée, il n’y ait rien en notre intérieur exempt de cette passion. Ce repos dans l’âme est donc appelé languide, parce qu’il ne peut secouer le joug de la langueur de son sens; comme l’âme est dite couchée, parce qu’elle est dans un corps qui ne se peut lever d’un lit où il est malade.

Je dirai mieux que ce repos est languide sans langueur, comme l’esprit est souffrant sans douleur; le sens ne ressent cette langueur que parce qu’il ne peut pas avoir une oraison telle qu’il voudrait, et que la partie supérieure croit être en oraison contre son sentiment et s’il y avait en l’intérieur [656] quelque langueur qui fût causée d’autre motif, elle n’appartiendrait pas à cette dixième espèce, et n’établirait pas ce repos mystique sans goût appelé langoureux.

SECTION II. Ce repos langoureux ne doit pas être négligent.

L’oraison de repos mystique sans goût, sans pensées, obscurci et accompagné d’une introversion langoureuse, ne doit avoir en soi aucune négligence, et bien que cette langueur semble être une espèce de négligence, néanmoins, comme elle n’est que dans le sens et non pas en la pointe de l’esprit, ainsi que nous avons dit, ce repos n’est et ne doit être en façon du monde négligent, mais vigoureux, actif, diligent, introvertissant parfaitement l’âme en la manière qu’il est possible pour lors.

Pour entendre ceci, remarquez quatre choses : la première, qu’il y a différence entre un état de langueur et celui de paresse; d’autant que par l’état langoureux dans le sens ainsi que nous le prenons ici, l’âme paraît languissante et relâchée dans l’oraison, et cependant elle fait tout ce qu’elle peut, se tenant en repos et prenant patience, au lieu [657] que la paresse et la négligence manque à faire ce qu’elle peut et ce qu’elle doit. L’âme donc n’est pas paresseuse, quoiqu’elle soit langoureuse, et s’il y avait quelque paresse, elle ne serait que dans le sens dont il ne faut pas faire état, si de plus elle n’est pas dans la volonté.

La seconde chose est qu’il y a différence entre opérer languidement et lâchement; l’un suit l’autre. Celui qui est tourmenté d’une fièvre lente opère languidement, puisqu’en effet il est et se sent tout langoureux; mais non négligemment, supposant qu’il fait ce qu’il peut. Il paraît négligent aux yeux de ceux qui le voient travailler lentement, mais ils ne le croient ainsi que parce qu’ils ne savent pas qu’il travaille de toutes ses forces. Ainsi pourrait-il paraître que cette oraison serait lâche, mais seulement à ceux qui ne prennent pas garde qu’ils font ce qu’ils peuvent, à faute de quoi ils se persuadent d’être négligents et opérer lâchement.

La troisième chose est que pendant ce langoureux repos l’âme fait paraître plus de vigueur qu’en aucune autre oraison; parce que comme les yeux qui voient pendant les ténèbres de la nuit, comme ceux de quelques animaux, sont meilleurs et plus pénétrants que ceux qui ne voient que de jour, [658] l’âme, de même, qui est vigoureuse dans la langueur, diligente pendant la négligence languide du sens, paraît avoir bien plus de force que celle qui n’en a que pendant que les sens ne rendent pas l’intérieur pesant par cette langoureuse négligence. S’il y avait six chevaux attelés à un carrosse extraordinairement chargé, et que cinq fatigués tombassent sans pouvoir avancer d’un pas, et que le sixième fût le seul à rouler le carrosse, entraînant tous les autres chevaux avec facilité, ne ferait-il pas en cela plus connaître sa force et son courage que si les cinq autres chevaux y eussent contribué leur travail? Ainsi, quand tout l’intérieur est langoureux et tous les sens appesantis par l’ennui et le dégoût, si l’âme, par sa seule pointe, je veux dire par sa patience et par son repos, fait rouler l’oraison, ne témoigne-t-elle pas plus de courage et de vigueur que si les sens y contribuaient du leur? Je ne veux pas dire que l’âme s’aperçoive toujours de cette vigueur, puisque souvent il lui semble qu’elle est fort lâche; mais elle s’abuse, parce qu’effectivement elle exerce plus de courage que dans les autres oraisons de repos sans goût. Ce n’est pas merveille qu’un capitaine souffre un siège et conserve une place quand il a nombre de bons soldats; mais qu’il soutienne un assaut lorsque non seulement il n’a personne qui [659] l’escorte, mais que tous ceux de dedans sont bandés contre lui, et que seul il conserve la place, c’est une valeur qui ne se peut assez estimer. Quand les sens, qui sont les domestiques de l’âme et qui lui sont donnés pour la secourir et lui aider à acquérir et conserver les vertus et la perfection, se bandent contre elle et attaquent sa pointe et principale partie, et que nonobstant dans cette pointe elle ne laisse pas de conserver toujours l’oraison malgré ces attaques, il faut dire que c’est là une grande valeur spirituelle.

La quatrième chose à remarquer est que, bien qu’en effet il y ait grande différence entre cette oraison de repos langoureux et l’état de paresse, en apparence néanmoins il paraît y avoir quelque ressemblance. Celui qui dort est bien différent d’un mort, puisque l’un est vivant et animé, et l’autre est mort; ils se ressemblent néanmoins en apparence, ce qui fait que le sommeil est appelé l’image de la mort, la seule chaleur naturelle et le battement du pouls marquent qu’on n’est pas mort, mais vivant; et je dis qu’ainsi le seul battement de la pointe faire connaître que l’âme est encore en oraison, qui est la vie mystique. [660]

SECTION III. Ce que doit faire l’âme dans cet état de repos languissant.

L’âme dans sa pointe doit être confiante et persévérante en son repos tranquille, souffrant toutes ses langueurs, aussi bien que les dégoûts et les ennuis du sens.

Cette pointe est en faction pour conserver l’oraison, elle est renfermée dans un fort inexpugnable, qui est un repos patient : les ennemis, non seulement du dehors, mais aussi du dedans, donnent un assaut général, et toute la furie des canons est braquée contre ce repos, il n’est pas temps de faire une sortie, les boulets tirés filent trop fréquemment et le secours est trop éloigné; tout ce que la pointe de l’âme doit faire, à laquelle est commise la défense de la place, c’est de s’enfermer dans son repos. L’oraison mentale ne peut être prise que cette place ne se rende : si la pointe peut supporter cette attaque, qui est une des plus chaudes que les ennemis puissent faire, ils seront contraints à leur honte de lever le siège.

L’âme, donc, en sa partie supérieure ne doit point sortir hors de cette oraison de repos, supportant ce mauvais air tant qu’il durera, endurant la faim et la soif, c’est-à-dire la privation [661] des bonnes pensées, desquelles une âme qui fait oraison est si affamée, et la privation des grâces de dévotion et des eaux de consolation dont telles âmes sont si altérées, ne dormant que sur la dure, puisque le repos qu’elle prend est langoureux, dégoûté, et fort difficile à supporter; cependant il ne le faut pas quitter, parce que, ne pouvant pour lors faire d’autre oraison, elle la laisserait tout à fait.

La seconde chose que l’âme doit faire, c’est de supporter ces dégoûts langoureux en prenant patience; car ce serait perdre le temps de s’efforcer de les chasser, parce qu’elle ne le peut faire, et qu’ils s’évanouiront plus tôt lorsqu’elle se tiendra en un repos tranquille que si elle les combattait, ce que j’entends de ceux qu’on ne peut chasser autrement.

La troisième, l’âme ne doit pas désirer un autre état plus tranquille avec trop d’empressement; parce que, cherchant ainsi la tranquillité, elle s’en éloignerait; puisque cherchant la tranquillité du sens elle oublierait celle de sa plus haute région, qui est le lieu de sa demeure. Elle doit donc laisser le sens là, dont la paix lui doit être indifférente, pour la loger en son plus haut étage, où est le lieu de sa demeure; et l’âme, par la foi nue, doit croire cette oraison [662] bonne et utile, afin d’avoir un repos plein et entier, et la pratiquer dans une entière soumission au bon plaisir de Dieu.

La quatrième : l’âme ne doit pas penser que se tenant ainsi en repos elle nourrisse la paresse langoureuse de la partie inférieure; parce que, comme j’ai remarqué, elle fait ici ce qu’elle peut; et si elle ne chasse ces vaines appréhensions, elle ne fera jamais aucun progrès dans l’oraison continuelle, se conduisant comme de mauvais écoliers qui tantôt quittent leurs leçons et puis les reprennent, oubliant quelquefois plus en un mois qu’ils n’ont appris en un an. [663]

CHAPITRE XII. D’une onzième espèce du repos mystique, qui est mixte et composée, ou sans goût et avec goût; qui est une nonchalance mystique de produire des actes.

SECTION I. En quoi consiste cette nonchalance mystique.

Il faut remarquer premièrement qu’il est difficile de faire entendre cette sorte d’oraison à ceux qui ne l’auront pas expérimentée, parce que la pratique en est bien différente de la théorie.

Il faut noter en second lieu que non seulement il est difficile d’expliquer cette oraison, mais que même la pratique en est dangereuse à l’âme si elle ne l’entend bien; et le péril consiste en ce qu’il lui est aisé de prendre la mauvaise oisiveté pour la bonne, et la fausse et paresseuse nonchalance pour la mystique. Ce qui m’oblige de l’expliquer, en sorte que ceux qui n’y ont [664] pas d’attrait ne la pratiquent pas, et que ceux qui la pratiqueront découvrent aisément les pièces qui s’y peuvent rencontrer.

Cette nonchalance dans l’âme consiste en ce qu’elle ne se soucie point de faire oraison par bonnes pensées ou productions d’actes, par la raison qu’elle ne le peut et qu’aussi la peut-elle faire et s’unir à Dieu sans telles pensées et par un repos vide de tels actes. Ce que je ferai mieux comprendre en exposant quatre choses :

La première est que cette nonchalance qui fait que l’âme ne se soucie pas de pouvoir produire de bons actes et d’avoir de bonnes pensées doit être sans aucun mépris de tels actes et pensées, qu’elle chérirait beaucoup s’ils lui étaient possibles. Ce qui fait qu’une telle nonchalance est différente de celle qui serait accompagnée de mépris; car si cette âme venait à ne pas faire état des susdits actes et pensées, elle négligerait de les produire, quand la facilité retournerait; ce qui n’est pas, puisque je suppose que, nonobstant cette nonchalance, elle conserve un désir virtuel et grand d’opérer quand elle le pourra, ce qui est en faire grand état; et ainsi cette nonchalance, à proprement parler, n’est autre chose qu’une indifférence et résignation de l’âme à la volonté [665] de Dieu, qui ne veut pas que pour lors elle produise de tels actes.

La seconde chose qu’il faut déclarer, c’est que cette nonchalance a pour objet les bonnes pensées et leurs actes, sous lesquels sont comprises toutes opérations réfléchies, mais non les directes mystiquement, puisqu’au contraire elle pratique un repos mystique, qui est un acte direct.

La troisième chose est que le motif de cette nonchalance en l’âme, c’est l’impossibilité où elle se trouve d’avoir de bonnes pensées et de pouvoir autrement opérer ou de faire autre oraison, que celle-là : or elle connaît qu’elle ne peut autrement opérer par l’habitude qu’elle a de l’oraison de repos, par l’expérience ou autrement, car sans cela il y aurait fausse oisiveté ou négligence, et ainsi perte de temps. Secondement, l’oraison de repos est encore le motif de cette nonchalance, parce que l’âme ne se souciant pas d’avoir de bonnes pensées quand elles ne lui sont pas possibles, elle se tranquillise bien mieux que si elle les désirait avec anxiété; elle les laisse donc comme l’empêchement d’un plus grand bien.

La quatrième chose à déclarer est que l’âme peut faire oraison et s’unir à Dieu sans les actes et les pensées susdites, savoir [666] est par l’oraison de repos; parce que cette nonchalance est un retour imperceptible vers Dieu, qui sert à l’âme et lui aide à se tenir sans inquiétude dans le repos mystique.

Or, pour faire voir que ce repos nonchalant est mystique, et par conséquent union avec Dieu, je ne puis me servir d’une comparaison plus propre que de celle d’une nourrice qui, voyant pleurer son enfant de quelque mal qu’il a reçu, fait semblant de pleurer avec lui et feint de vouloir battre celui qui lui a fait un tel mal, et par cette feinte elle apaise son enfant. La partie supérieure de l’âme fait ce semble le même à l’égard de son inférieure moins raisonnable qu’un enfant, car la voyant en état de stupidité et d’hébétude, ne pouvant s’élever à Dieu ni atteindre aux choses célestes, et ainsi ne pouvant faire oraison ni avoir aucune bonne pensée, elle fait feinte de vouloir demeurer en cette même stupidité par une négligence d’opérer et une nonchalance d’avoir de bonnes pensées; non qu’absolument parlant elle n’en veuille pas, mais parce que, supposé l’impossibilité d’en avoir, elle ne s’en soucie pas; ce qui est en la susdite partie supérieure une espèce de feinte de vouloir demeurer dans l’état ténébreux où est la partie inférieure; et elle [667] connaît par expérience que par-là cet enfant s’apaise et que cette partie inférieure est soulagée dans son ennui, dans son dégoût et dans sa langueur par cette feinte nonchalante; et comme la consolation des misérables est d’en avoir qui leur ressemblent dans leurs misères, elle se console de voir que la partie supérieure est en même état qu’elle.

Mais pourquoi, direz-vous, le sentiment ne s’apaise-t-il pas dans les autres espèces d’oraisons, et ne suit-il pas la partie supérieure aussi bien qu’en celle-ci? Je réponds qu’en cette nonchalance de produire des actes, il y a une petite lumière qui donne jour à l’entendement et lui fait connaître qu’il a raison; ce qui apaise en quelque façon le sens. Mais quand la pointe de l’esprit, par un désir de pratiquer l’oraison de repos sans goût éclairé de la seule foi nue dont la lumière n’est point aperçue des sens, se tient en paix, le sens ressuit [poursuit] de l’imiter, parce qu’il n’a aucun jour ni aucune entrée dans l’opération et dans l’oraison de cette pointe. [668]

SECTION II. Le mot de négligence ou nonchalance mystique usité et approuvé dans la théologie mystique.

Le nom que nous donnons à cette onzième espèce d’oraison n’est pas nouveau, mais usité et approuvé par nos théologiens pour signifier une union à Dieu sans pensées, bien qu’en sa signification propre et étroite, il ne puisse être pris que pour déclarer l’espèce que nous décrivons.

Nos mystiques sont quelquefois contraints d’user de termes extraordinaires pour signifier des choses fort difficiles à connaître et à expliquer, et spécialement cette union avec Dieu qui se fait sans pensées; et entre autres ils usent du mot de nonchalance ou négligence, et je suis bien aise de n’user point d’autres termes que de ceux que j’ai trouvés dans leurs écrits, s’ils me peuvent suffire pour ce que je prétends; et parce que quelques esprits se pourraient étonner de voir ce terme de nonchalance ou négligence pris en si bonne part, j’apporterai ici les autorités et les paroles de quelques mystiques.

En tête de cet escadron marchera une [669] Déborah, car Dieu a donné le salut en la main d’une femme. C’est sainte Thérèse, qui ne déguise point les mots, mais les prend en leur plus naïve signification pour se donner à entendre. Voici ses paroles178 : «Il faut, dit-elle, laisser l’âme entre les mains de Dieu, qui fasse ce qu’il lui plaira d’elle; avec la plus grande négligence de son profit et la plus grande résignation à la volonté de Dieu.» En cet endroit on ne peut prendre ce mot que pour une négligence mystique, voulant dire que l’âme se doit laisser conduire à Dieu par la voie qu’il lui plaira, négligeant son propre profit; et que quand il lui semblera qu’elle n’avance pas en l’oraison, n’ayant aucune bonne pensée, elle ne se doit pas mettre en peine de ce prétendu avancement, mais s’unir à Dieu par la voie ou par le moyen qui lui plaira davantage. Le bienheureux Jean de la Croix, parlant de l’oraison de quiétude ou de repos, laquelle espère parmi les aridités et les sécheresses, dit179 que si en aridité et en sécheresse qui excite l’âme d’être seule et en repos, ceux à qui cela arrive se savaient calmer et négliger, tout œuvre intérieur et extérieur qu’ils prétendent faire par leurs industries et par leurs discours, ne se souciant d’autre chose que de se laisser conduire à Dieu, ils jouiraient en ce loisir sans souci de cette délicate [670] réfection intérieure, laquelle opère au plus grand loisir et négligence de l’âme.

Le Père Jacques de Jésus, dans les notes qu’il a faites sur les œuvres de ce bienheureux Père, use aussi du mot de sainte négligence, et en la phrase seconde180 il montre qu’il ne faut point avoir soin ni souci d’opérer, c’est-à-dire d’avoir de bonnes pensées, pour jouir d’une autre opération. C’est, dit-il, parlant de lui, ce qu’il savourait souvent et qu’il répète savoureusement, que nous laissions l’âme libre et sans souci, ajoutant que comme cette opération et cette faveur que reçoit l’âme sont réellement de Dieu, le soin et la prétention nuisent pour lors, voire même au spirituel; or quiconque dit prétention dit affection avec effet que l’âme a de tenir ce qu’elle a prétendu, y ayant en cela un peu de propriété et regardant cette œuvre comme fille de ses diligences et où elle a bonne part.

Le père Constantin use aussi de ce mot de négligence181.

SECTION III. Le mot de négligence mystique, en sa propre signification, est pris pour l’onzième espèce de repos mystique.

Les mots de négligence ou de nonchalance sont équivoques, en ce qu’ils peuvent être pris pour signifier la paresse ou la lâcheté ou pour un acte mystique servant au repos et à l’union avec Dieu; et nos théologiens le prennent non au premier sens, parce qu’en la théologie mystique on ne blâme rien plus que la paresse, mais au second, enseignant par ce terme qu’il ne se faut pas soucier de produire des actes et qu’il les faut négliger en quelque façon, afin de donner lieu au repos mystique et à l’union avec Dieu; et ils attribuent cette négligence mystique à toute l’oraison de repos, parce qu’il est nécessaire à l’âme de négliger sans mépriser les opérations et les bonnes pensées, afin de vaquer à l’union et au repos mystique en Dieu.

Bien que j’approuve le sens que les contemplatifs donnent à cette négligence mystique, si on la prend néanmoins pour une nonchalance de produire des actes et de s’entretenir en bonnes pensées, elle ne convient, à proprement parler, qu’à cette [672] onzième espèce, en laquelle l’âme a une lumière et un touchement intérieur qui lui fait goûter ou pénétrer qu’en l’état où elle est, elle ne se doit point soucier de la production d’actes, puisque par eux elle ne se peut unir à Dieu, et que même ils sont empêchement à ce repos mystique, si elle prend un soin trop grand de les rechercher quand elle ne les peut avoir.

Sans cette lumière ou ce touchement intérieur, je ne conseillerais pas à l’âme de pratiquer cette nonchalance ou négligence de bonnes pensées, crainte qu’elle n’en fît pas assez d’état; mais cette lumière donne le remède à ce mépris, quoiqu’il soit vrai que l’âme n’a pas toujours cette lumière et cette vue toutes les fois qu’elle pratique l’oraison de repos.

Il faut que je tâche de faire comprendre quel est l’acte de cette négligence mystique, afin qu’on connaisse par même moyen pourquoi les docteurs contemplatifs assurent qu’elle est nécessaire à toute l’oraison de repos, et pourquoi je dis qu’il est dangereux de la pratiquer hors de cette onzième espèce.

Cette nonchalance ou négligence mystique est donc en l’âme un acte de grande résignation à la volonté de Dieu, qui pour lors ne veut pas qu’elle puisse avoir de pensées. [673] C’est une indifférence de les avoir ou non, qui la rend satisfaite de ce que Dieu ordonne; ce qu’elle peut faire en deux façons. La première, c’est lorsqu’étant en telle sécheresse qu’elle ne peut avoir de bonnes pensées, ou qu’ayant un repos savoureux ou un goût qui l’entretient suffisamment sans autres pensées, elle ne se met pas en peine d’en procurer, et pour lors, bien qu’elle ne fasse point de réflexion que c’est par un tel motif qu’elle néglige ces bonnes pensées, et se contente de se tenir en repos et en tranquillité, elle ne laisse pas de les négliger en effet. La seconde, c’est quand elle a une lumière et une vue que, pour se tenir en ce repos mystique et mieux pratiquer la tranquille patience, elle doit négliger ces bonnes pensées et demeurer indifférente; et pour lors cette négligence est exprimée et signifiée à son entendement par cette vue et lumière.

Ce que dessus étant supposé, toute la difficulté est résolue. Car quand les mystiques disent que pour pratiquer le vrai repos en Dieu, il faut négliger et ne se point soucier d’avoir de bonnes pensées, ni de les rechercher excessivement, ils l’entendent en la première façon, et ils veulent dire que l’âme se doit tenir en une tranquille souffrance de la privation de telles bonnes pensées, sans les [674] rechercher avec inquiétude; laquelle négligence, prise en ce sens, doit être pratiquée de tous ceux qui veulent s’exercer en l’oraison de repos mystique.

Mais quand je dis que l’âme ne doit point pratiquer cette négligence de bonnes pensées, sinon lorsqu’elle est en cette onzième espèce, c’est-à-dire lorsqu’elle a une lumière et une vue que telles pensées ou au moins le soin et le souci de les avoir sont nuisibles à l’oraison de repos, cela se doit entendre de la négligence en la seconde façon; l’âme ne devant pas dire en soi-même qu’elle néglige les bonnes pensées, si ce n’est quand Dieu, par un touchement intérieur, lui fait connaître que le soin qu’elle aurait de procurer ou désirer par trop ces bonnes pensées empêcherait la douce tranquillité de son oraison de repos; parce que sans cette vue, la pensée ou le désir de négliger les bonnes pensées et les bons actes serait peut être à la longue qu’elle les mépriserait et ne se soucierait pas de les procurer quand elle le pourrait facilement sans préjudice de l’oraison de repos mystique, et c’est ainsi qu’on accorde l’opinion des mystiques avec la nôtre. [675]

SECTION IV. Comment l’entendement et la volonté opèrent dans cette oraison.

L’entendement opère en cette oraison par une vue simple sans discours, et la volonté par un repos délicat.

Nous avons dit ci-dessus que la volonté avait une nonchalance de produire des actes et ne se souciait point d’avoir de bonnes pensées; parce que l’entendement lui fait voir quelles ne lui sont pas possibles et qu’elle se peut unir à Dieu sans elles; et qu’ainsi Dieu ne lui en voulant pas donner, elle se devait tenir soumise à sa volonté, ce qui lui donne ce repos.

Mais il faut savoir que l’entendement n’a pas toutes ces connaissances par forme de discours et de plusieurs pensées, mais par une simple vue contemplative sans raisonnement, et par une lumière fort déliée qui lui fait voir qu’elle se doit tenir contente bien qu’elle ne puisse opérer par bonnes pensées ni faire autre chose que se tenir en repos mystique. Cette lumière vient de la foi nue humaine, qui est réfléchie en tant qu’elle est humaine, mais directe en tant qu’elle est divine. C’est-à-dire que cette lumière donne une connaissance réfléchie à [676] l’âme qui lui fait voir qu’elle ne peut opérer, et qu’elle ne s’en doit point mettre en peine ni s’inquiéter de ce qu’elle ne peut pas avoir de bonnes pensées, et qu’elle ne s’unira pas moins à Dieu par une patience tranquille que par l’opération. Toute cette connaissance lui est donnée par une lumière de la foi nue en tant qu’elle est humaine, non par discours ou diverses pensées, mais par une simple vue; et cette même lumière excite la volonté à se tenir en repos sans qu’elle voie par connaissance réfléchie en quoi elle se repose; et c’est la foi nue, en tant qu’elle est divine, qui lui donne cette connaissance qui est seulement directe mystiquement. Cette lumière lui montre encore, non seulement qu’elle ne peut point opérer, mais qu’en l’état auquel elle est, elle ne doit pas s’y efforcer; parce que si elle voulait opérer et chercher de bonnes pensées et des méditations, elle empêcherait l’oraison de repos, qui pour lors est en son droit et en ses appartenances, et la lumière qui lui fait produire cet acte de ne vouloir point opérer porte toutes les raisons et les motifs qui l’y doivent induire, mais la plupart virtuellement; au moins l’âme ne s’en aperçoit guère182.

Comment est-ce donc que l’âme peut avec tant d’assurance se résoudre à n’opérer [677] pas, puisqu’elle n’aperçoit et ne voit point clairement les motifs de n’opérer pas, sans lesquels ce serait un défaut de ne le pas faire? Je réponds qu’elle les voit suffisamment pour lui faire croire qu’elle ne doit pas opérer pour lors, quoique cette vue ou cette lumière soit grandement déliée, peu aperçue et quasi imperceptible, au moins voit-elle clairement qu’elle doit se tenir en repos et en tranquillité, ce qui comprend tout le reste, savoir est qu’il ne faut pas opérer davantage de peur d’amoindrir la douceur d’un tel repos.

SECTION V. Cette sorte d’oraison n’est pas simple, mais mixte.

L’oraison de repos qui néglige ou qui ne se soucie pas d’opérer, en la façon que nous l’avons décrite, n’est pas un repos ni une oraison simple, mais mixte et composée d’un repos mystique savoureux et d’un autre sans goût. Elle tient du repos mystique sans goût, en ce que dans cet état il y a de la sécheresse, c’est-à-dire de la peine à opérer; car nous avons dit que l’âme n’y peut opérer et que c’est une des raisons pour lesquelles elle néglige de le faire. Elle tient aussi du repos savoureux, en ce qu’il y a une [678] lumière et un petit goût qui fait que l’âme connaît qu’il ne faut pas opérer, et que le repos qu’elle pratique lui est doux. Il se pourrait bien faire que l’âme, d’elle-même, aurait une telle oraison, regardant qu’elle ne peut avoir de bonnes pensées ni produire des actes, et qu’ainsi il lui est expédient de se tenir en un repos patient et de pratiquer une oraison souffrante, et conséquemment de se tenir en repos, négligeant ou ne se soucient pas de produire des actes; mais en ce cas son repos ne serait pas tel que celui que nous décrivons. Car ce serait seulement un repos sans goût, mais non composé d’un savoureux, n’ayant pas cette lumière ni ce petit goût qui le rend doux et lui fait négliger ou ne se soucier pas de ce qu’elle ne peut s’entretenir en bonnes pensées, avec une petite suavité qui fait croire à cette âme qu’elle fait oraison. Et c’est de cette oraison de négligence pratiquée sans cette lumière et cette suavité que j’ai parlé, quand j’ai dit qu’il était dangereux à l’âme de la pratiquer, de crainte que négligeant la production d’actes et de bonnes pensées, elle ne vînt à les mépriser; ce qui n’arrive pas en l’oraison mixte, parce que cette lumière et cette douceur d’esprit qui s’y rencontrent y remédient. [679]

CHAPITRE XIII. De quelques autres espèces d’oraisons de repos qui tiennent du savoureux et de l’insipide.

SECTION I. Quatre choses considérables en l’oraison de repos mystique. Des trois premières.

Outre cette négligence mystique dont nous venons de parler, Dieu communique diverses autres oraisons de repos qui tiennent et du savoureux et de l’insipide, ce que je fais voir en expliquant quatre choses qui sont considérables en l’oraison de repos mystique.

La première est que quand l’âme ne peut produire de bonnes pensées ou des actes, elle a quelquefois des vues qu’il faut souffrir cette soustraction, qu’elle se doit tenir en repos et qu’elle sera plus agréable à Dieu en [680] une oraison souffrante qu’en une agissante, et à d’autres telles pensées qui sont les motifs de la foi nue humaine, qui ne tendent à autre chose qu’à exciter la volonté à se tenir en repos sans faire autre chose. Ce repos est une oraison de repos sans goût, parce que, comme je le suppose, ces pensées ne sont pas capables de lui donner un grand goût.

La seconde chose considérable est que quelquefois l’âme a une lumière plus déliée, qui se fait par simple vue, non pas raisonnement; ou s’il y en a quelques-uns, ils sont suaves, et ces lumières tendent à persuader à l’âme la même chose que les considérations de la foi nue humaine, savoir qu’elle ne doit point opérer dans l’état auquel elle est, ou parce qu’elle ne le peut faire facilement, ou parce que cela empêcherait en elle la plénitude, et si j’ose dire, les coudées franches de l’oraison de repos mystique, ce qui lui fait prendre la résolution de n’opérer pas. Or cette résolution distingue l’oraison de repos mixte et composé du repos savoureux et de l’insipide ou sans goût. Car quelquefois l’âme a la pensée ou la vue de négliger l’opération, comme en l’état que nous venons de décrire, et cela sans mépris, ainsi que nous avons dit. D’autres fois elle a d’autres vues de n’opérer point ou de n’avoir point de [681] bonnes pensées, non pas absolument parlant, mais par supposition de la volonté de Dieu, en la façon que Dieu même veut la damnation du pécheur, non pas absolument d’une volonté antécédente, comme dit Calvin, mais conséquente, c’est-à-dire supposé sa malice et finale impénitence.

Il est vrai que l’âme en l’état de sécheresse souvent ne fait pas expressément ces suppositions, mais elle les a virtuellement, et il suffit que ces vues et ces connaissances qu’elle reçoit, qui lui font voir qu’elle ne doit pas opérer pour lors, et qui lui en font prendre la résolution, sont différentes selon les diverses lumières. J’ai voulu expliquer plus particulièrement cette oraison de négligence mystique, à raison qu’elle a plus de difficulté que les autres, et afin que les âmes qui auraient une telle lumière sussent qu’elle n’est pas mauvaise, et comme elles s’y doivent conduire.

La troisième chose considérable est que bien, que ces lumières dont nous avons parlé et les vues qu’elles donnent à l’âme aient quelque différence entre elles en la manière dont elles lui persuadent de ne pas opérer, elles ne tendent néanmoins qu’à un but, qui est de la mettre en repos sans procurer d’autres opérations jusques au changement d’état. Or ce repos est bien plus doux et [682] plus agréable à l’âme que celui que donnent les pensées et les considérations venues et procédantes d’elle-même, qui persuadent qu’il ne faut point opérer, mais se soumettre à la volonté de Dieu. Car la patience et ce repos qu’elle prend, lorsqu’elle n’a point ces agréables lumières, est bien plus secs et arides que quand il est causé par quelque lumière procédante de Dieu; car celui-ci a quelque participation du repos mystique savoureux, quoiqu’il ne soit pas assez doux pour en former une espèce, mais seulement une mixte et composée des deux repos, du sec et du doux; parce que ce repos-là n’a pas un si grand goût qu’il ôte à l’âme le désir d’opérer si elle pouvait; car la différence qui est entre le repos sans goût et celui qui est avec goût, consiste en ce que celui-là a un désir d’opérer et ne cesse qu’à raison qu’il ne peut le faire avec la tranquillité qu’il désire, et ce désir lui est essentiel; mais celui-ci a un si grand goût, qu’il exclue ce désir; parce que ce repos mystique accompagné de ce goût lui paraît désirable de foi, et d’autant que ce goût du repos mixte et composé n’exclue pas le désir d’opérer s’il le pouvait, je dis qu’il n’est pas ce repos savoureux que nous avons décrit, mais un moindre qui compatit avec le repos mystique sec et insipide. [683]

Une autre raison qui nous fait voir que ce repos dont nous parlons n’est pas oraison de repos savoureux et qu’elle a un désir d’avoir des actes et des bonnes pensées, comme non contente de ce seul repos, tant son goût est petit, c’est que l’âme a besoin de la lumière ou de la vue dont nous avons parlé, pour lui persuader de ne pas opérer, ce qu’elle tâcherait de faire sans elle; mais l’oraison de repos savoureux n’a pas besoin d’une telle lumière qui persuade l’âme de ne vouloir point opérer; parce que son goût est si grand qu’il la satisfait pleinement sans autre opération.

Disons donc qu’en cette oraison de repos mixte et composé des deux, il y a un repos doux à la vérité, mais fort subtil et délicat, dont l’âme ne s’aperçoit quasi pas, si elle n’est bien mystique et accoutumée à ces opérations si peu sensibles, au lieu que le repos savoureux est plus pénétrant et plus aisé à apercevoir; l’âme néanmoins plus accoutumée à ces opérations délicates ayant un repos mixte, que nous disons être fort délié et quasi imperceptible, ne laisse pas de voir qu’elle est en oraison par ce repos, et non pas en fausse oisiveté, parce que cette lumière et cette vue lui donnent une telle connaissance, mais connaissance bien éloignée des sens. [684]

SECTION II. Suite du sujet : quatrième chose considérable.

La quatrième chose à considérer est que ces lumières dont nous venons de parler, qui font voir à l’âme qu’elle ne doit pas opérer en l’oraison, mais plutôt se tenir en repos, ne sont pas toujours de même clarté, ni le repos qu’elles produisent de même goût et douceur, car il y a du plus et du moins. Quelquefois l’âme est si basse que son opération ne paraît quasi pas, et elle ne veut pas s’élever davantage; de sorte que l’opération de la volonté est quasi une feinte de consentement, et elle ne veut pas se semble se relever de l’accablement de la nature et de la bourbe de l’état brutal où elle demeure enfoncée; mais cela procède d’une petite lumière quasi imperceptible qu’elle a de ne pouvoir faire davantage, et si elle entreprenait de vouloir faire plus que se tenir en ce repos, demi-accablée sous les ruines, elle n’aurait ni l’oraison de repos ni autre. Se tenant donc ainsi, quoi qu’enfoncée dans cette bourbe jusques au col, elle ne laisse pas d’avoir une petite satisfaction délicate; et quoiqu’elle ne fasse pas tout ce discours, la lumière qu’elle a lui fait voir cela subtilement [685] et assez suffisamment pour la rendre contente en un repos si atterré. La sécheresse et l’aridité en laquelle se trouve l’âme est celles qui la met en cette bassesse et l’accable, l’empêchant de s’élever à Dieu; et l’âme se tient dans ce même terrassement sans se vouloir élever davantage; et son repos est mêlé, parce qu’il a la sécheresse, et de plus un petit goût et une petite lumière qui fait qu’elle est contente d’être ainsi terrassée et qu’elle est satisfaite de sa bassesse. L’âme dans cet état est dans les stupidités et négligences, non pas de l’esprit, mais du sens; dans les obscurités non de la pointe, mais de la partie inférieure; parce que la pointe, en un repos si abattu, est fort vigoureuse, encore que cette vigueur ne soit quasi point aperçue ni crue au commencement, à cause que l’âme est fort abattue. Elle voit bien les révoltes du sens, sa nature appesantit sa partie inférieure toute extrovertie, et elle-même enfoncée dans une noire humeur, dont elle ne se peut relever; cependant cette lumière, si petite et si subtile qu’à peine est-elle apercevable, semble cachée dans un brouillard épais; et c’est ce qui fait que l’âme, qui ne se sent guère, a des craintes, spécialement dans les commencements, que ce repos auquel excite et invite cette faible lumière ne soit pas vraie oraison, à laquelle elle n’ose se fier; [686], mais quand elle est accoutumée à ces faibles opérations et à ces oraisons enfoncées dans le terrassement de la nature, et qu’elle a reconnu par expérience le profit qui lui revient de ne vouloir pour lors opérer, elle se tient en repos sans plus de crainte, adhérant à la vue qu’elle a, et demeure en grande liberté d’esprit; et alors elle voit croître la force de sa partie supérieure, et la faiblesse se changer en courage.

Celui qui ne sait pas nager, ne trouvant pas de pied dans un lieu, s’en écarte de peur de se perdre; mais celui qui nage bien croit qu’il se sauvera aisément, même enfoncé sous les eaux; ainsi l’âme qui ne sait pas nager dans les eaux de l’oraison mystique, se voyant enfoncée sous les ondes des délaissements et des abaissements de nature, se persuade que là-dedans elle ne peut faire oraison; mais quand elle a appris l’art de cette navigation spirituelle, elle voit bien qu’elle n’a que faire de sortir hors de ces abaissements et terrassements, et que la pointe de son esprit peut nager, se tenant ferme parmi ces désolations.

Cet état change en l’âme quand la lumière qu’elle a parmi les sécheresses lui donne un repos qui n’est pas si enfoncé dans la misère de ces abandons, mais un peu plus gai et plus relevé, qui pourtant, n’ayant pas un goût et un essor tel qu’il exclue toutes les [687] sécheresses ou ces difficultés d’opérer, n’est pas l’oraison de repos savoureux, mais une opération mêlée et composée d’un repos sec et d’un doux.

SECTION III. Il importe que l’âme soit fidèle à la pratique de ces états.

L’âme doit avec grande fidélité adhérer à toutes ces lumières, et pratiquer toutes ces sortes de repos mystiques; et à cet effet les reconnaître et discerner autant qu’elle pourra, à raison du grand profit qui lui en reviendra, et du grand dommage qu’elle en recevra si elle les laisse écouler sans y adhérer et en faire son profit. Car comme elle est pour lors en des états dans lesquels elle ne peut ou ne doit faire autre oraison que celle de ces repos, si elle ne se sert des lumières qui lui en enseignent le chemin, elle ne s’habituera pas à l’oraison continuelle, qui veut que toujours on avance sans reculer. Ces petites lumières et ces petits repos, que j’appelle mixtes, sont comme de petits zéphyrs qui conduisent l’âme dans la barque d’oraison en grand repos, et l’âme doit être bien soigneuse d’étendre toujours le voile de son attention à ces lumières, comme à des [688] vents favorables qui la conduisent au port de la tranquillité; et encore qu’elles ne soient pas comparées aux grands vents qui portent et poussent plus rapidement le vaisseau, je veux dire à celle de l’oraison savoureuse, elle doit pourtant y apporter un grand soin, afin d’avancer de tous vents, et si elle n’en a aucun, qu’elle prenne la rame; je veux dire que quand elle n’a aucune lumière qui l’induise en l’oraison de repos, elle s’y doit mettre sans aucune lumière; et c’est alors qu’elle est dans l’oraison de repos sans aucun goût. Les petits goûts qui se trouvent dans l’oraison de repos sont comme des ragoûts et des saupiquets, qui font avaler à l’âme une viande si insipide et quelquefois si amère qu’est le repos mystique sans goût; et celle qui les néglige ou qui ne les reçoit pas fidèlement quand ils se présentent se met au hasard, par dégoût, de quitter toute oraison; le coût, comme l’on dit, lui en faisant perdre le goût. C’est pourquoi il lui est de grand profit de lire ici ces diverses espèces d’oraisons, afin que les ayant, elle les puisse discerner et reconnaître, et ne les laisse pas écouler aux occasions faute de savoir ce que c’est.

Elle reçoit encore un autre profit de ces petites lumières et de ces goûts qui se trouvent parmi les aridités et les sécheresses [689] qui l’oblige d’y être bien attentive et de ne les pas laisser échapper; et c’est que ces lumières et ces goûts l’excitent à ne se guère mettre en peine de ce qu’elle ne peut opérer, et ainsi ils tendent à rendre son repos parfait.

Et pour troisième profit, elle apprend à ne plus craindre aucunes sécheresses, aridités ou indévotions du sens, mais à s’arrêter à une dévotion éloignée des sens, en laquelle elle est pour lors établie.

On pourrait rapporter ici plusieurs espèces de ce repos mystique, mais celle-ci suffira pour faire juger des autres. [690]

CHAPITRE XIV. Si toutes les espèces de l’oraison du repos mystique sans goût diffèrent essentiellement ou seulement accidentellement.

SECTION I. Les choses nécessaires à former une oraison de repos sans goût.

Pour bien expliquer un être moral, il en faut parler en conformité de ce qu’on a coutume de dire de l’être naturel : c’est ainsi qu’en usent saint Thomas et les théologiens en la description des sacrements, se servant des mêmes maximes qu’apporte Aristote en sa philosophie pour la définition des êtres naturels. C’est pourquoi, pour reconnaître si les espèces que nous avons assignées au repos mystique sans goût diffèrent essentiellement ou accidentellement, il faut voir selon les règles de la philosophie naturelle si toutes ces oraisons [691] ou états ont la même essence et mêmes accidents, ou s’ils sont différents.

Trois choses sont nécessaires à une espèce du repos mystique sans goût. Il faut premièrement qu’il y ait de la sécheresse; secondement, un désir de produire des actes ou d’avoir de bonnes pensées; et troisièmement, un repos tranquille. Ces trois choses sont de l’essence de l’oraison du repos mystique sans goût; car la sécheresse est une difficulté de faire oraison et d’avoir de bonnes pensées nécessaires à ce repos, comme il est aisé de voir en sa définition; car quand il y a facilité d’oraison et de bonnes pensées, cette oraison change de nature et partant d’espèce. Le désir d’avoir de bonnes pensées et le repos tranquille ne sont pas moins nécessaires.

Il naît une difficulté touchant les trois premières espèces de ce repos sans goût, parce qu’en toutes trois l’âme a des actes et des bonnes pensées; si elle en a, elle ne les désire pas, si elle ne les désire pas, il n’y a point d’oraison de repos.

Je réponds qu’en ces trois espèces elle a de bonnes pensées, mais avec sécheresses et grandes difficultés, et elle les désire sans sécheresses; car en ces trois espèces, afin que la production d’actes qu’elle y exerce appartienne à l’oraison de repos sans goût, elle [692] doit avoir un désir de produire des actes et des bonnes pensées avec plus de facilité et sans sécheresse, car c’est là spécialement le premier désir de l’oraison de repos sans goût, de n’avoir point de sécheresse, c’est-à-dire de difficulté d’oraison : c’est ce que l’on désire en ces trois premières espèces. L’âme dans le repos sans goût désire l’oraison en général, mais une oraison sans sécheresses, c’est-à-dire, d’avoir une facilité de s’unir à Dieu, et ainsi, encore qu’elle produise quelques actes, cela n’empêche pas qu’elle n’ait le désir que demande l’oraison de repos sans goût, nécessaire pour en établir une espèce; car elle ne requiert que le désir d’avoir un accès libre vers Dieu, et une facilité d’attention à la présence de Sa Majesté ou des choses divines. Puis donc qu’en ces trois premières espèces nous trouvons les trois parties essentielles du repos mystique sans goût, à savoir la sécheresse ou la difficulté d’attention, le désir d’une attention plus facile à Dieu, et un repos tranquille, il faut dire que ce sont trois véritables espèces de l’oraison de repos sans goût. [693]

SECTION II. D’où procède la différence essentielle des diverses espèces du repos mystique sans goût.

La différence essentielle des diverses espèces du repos mystique, qui sont des opérations de l’âme, peut procéder de plusieurs sources.

Premièrement, de la puissance dont elles émanent; car les actes de la volonté diffèrent essentiellement des actes de l’entendement, parce que la volonté et l’entendement sont deux puissances essentiellement distinctes.

Secondement, de l’objet diffèrent : ainsi les actes de la charité et ceux de l’espérance sont essentiellement distincts, parce qu’encore qu’ils procèdent d’une même puissance, à savoir de la volonté, et que ce soient des actes d’amour, ils ont pourtant divers objets; vu que la charité dans l’âme aime Dieu d’un amour d’amitié et à raison de ses perfections, et l’espérance seulement d’un amour de concupiscence, et pour le bien qu’elle en espère.

Troisièmement, on peut encore prendre cette différence du côté du principe ou de la cause efficiente. La foi infuse ou divine [694] diffère essentiellement de celle qui est seulement humaine ou acquise, la charité des chrétiens ou des païens diffère aussi essentiellement, parce que l’une est surnaturelle et l’autre seulement naturelle; ce qui est vrai encore qu’elles aient un même motif ou un même objet formel.

Quatrièmement, cette différence procède encore des sécheresses, ce qui est plus propre pour notre oraison mystique, car il ne faut pas douter qu’une oraison qui est sèche et aride ne diffère essentiellement de celle qui est savourée et goûtée, aussi bien que l’amertume et la douceur dans les viandes sont des goûts essentiellement différents. Que si les diversités essentielles se prennent des puissances différentes, il semble qu’une oraison qui procède d’une puissance remplie de douceur et épanouie de joie devra être estimée différente de celle qui naîtra d’une puissance confite en amertume et resserrée par la tristesse; et que telle différence sera plus qu’accidentelle. Je dis, de plus, que parmi les sécheresses, il y en a, et de différentes espèces, et de plus ou de moins grandes, comme entre les goûts des viandes ou des remèdes désagréables, il y en a, ou de différente nature, ou de plus fâcheux les uns que les autres. Qui ne dira que le goût du séné est de différente espèce de celui de la [695] rhubarbe? Comme parmi les douceurs celle de l’huile est différente de celle du sucre ou du miel, bien que toutes soient agréables, comme les autres sont toutes fâcheuses au goût.

Il en est de même des oraisons, parce que bien que quelques-unes soient douces et les autres arides, elles ne laissent pas de différer essentiellement en elles; comme entre les arides, par exemple, puisque c’est d’elles que nous traitons, quelques-unes sont inquiétantes et affligeantes, les autres donnent de l’appréhension et de la terreur ou des défiances, et mille autres sortes de désolations.

Si la connaissance d’un théologien qui comprendra parfaitement une vérité théologique, et celle d’une rustique, seront toutes deux différentes d’espèce, parce qu’une puissance aidée d’un secours actuel ou habituel ayant la faculté d’opérer plus parfaitement, produit un acte essentiellement différent d’un autre qui procède d’une autre puissance incapable d’en produire un si parfait pour n’avoir pas un tel secours : ne peut-on pas dire que la sécheresse, à proportion de ce qu’elle est plus ou moins grande, ôtant aux puissances de l’âme la faculté d’opérer plus ou moins parfaitement, diversifie essentiellement leurs opérations? [696]

Et même quand les puissances et les objets auxquels elles tendent seraient les mêmes, ces opérations peuvent être diverses par la seule manière différente de tendre à l’objet. Comme l’amour de simple complaisance par lequel une dignité ou une science plaît à quelqu’un, et le désir inefficace qu’il en a, et l’espérance qui l’y fait prétendre, sont actes de diverses espèces, quoiqu’ils aient un même objet formel, à savoir la bonté de cette science ou de cette dignité, pour cela seulement qu’une même volonté tend diversement à même objet, qui est cette science ou cette dignité; pour même, raison bien qu’en ce monde et au ciel il y ait même habitude de charité, l’acte d’amour néanmoins y est de différente espèce, parce que la manière d’aimer n’est pas la même.

SECTION III. Différence essentielle des oraisons de repos mystique sans goût, expliquée et déclarée.

La différence essentielle qui se trouve entre les oraisons du repos mystique sans goût ne se prend pas de la puissance où elles résident, puisqu’elles sont en même puissance, et que le repos mystique sans goût ne se [697] trouve que dans la volonté et dans l’entendement, ce qui n’est pas ainsi de l’oraison de repos mystique savoureux, qui peut être en l’imagination, en l’irascible et en la concupiscible. Elle ne se tire pas de l’objet, puisque toutes ces oraisons de repos sec ont même objet mystique et même cause efficiente, car c’est Dieu qui aide l’âme avec le concours de sa grâce ordinaire : le savoureux ne peut être exercé sans l’extraordinaire. On ne peut non plus dire que cette différence se puisse prendre du mouvement vers l’objet, puisque toutes ces oraisons tendent d’une même façon à leur objet et font une sèche tranquillité, et qu’ils ne tendent que sèchement à Dieu caché; ce qui n’est pas ainsi du repos savoureux, qui tend diversement à son objet. Il ne reste donc plus que la sécheresse dont les oraisons de repos mystique sans goût puissent prendre leur différence essentielle, et cette sécheresse n’est autre qu’une grande difficulté de faire oraison, laquelle est fort différente non seulement accidentellement, mais aussi essentiellement.

Pour ces raisons, il est fort probable que toutes les espèces que nous avons assignées au repos mystique sans goût diffèrent essentiellement.

Ces oraisons de repos mystique sans goût sont divisées en trois classes, savoir [698] en oraisons avec pensées, avec vues contemplatives, et sans pensées ni vues, mais de simple repos. Je crois que personne ne doute que les oraisons de ces trois classes ne diffèrent essentiellement, vu qu’elles sont de diverse nature et ont des opérations entièrement différentes causées par diverses sécheresses.

Et quant aux oraisons de la dernière classe, elles diffèrent aussi essentiellement; parce les unes sont avec notion, les autres sans notion. Celles qui sont sans notion ont des révoltes et des opérations de la partie inférieure qui ont des actes de différentes espèces, et ainsi il est évident que toutes ces oraisons de la troisième classe diffèrent essentiellement, parce qu’en elles les difficultés de faire oraison croissent, non seulement accidentellement, mais par la véhémence du délaissement ce repos sans goût devient plus sec, et la notion qu’il cause est plus ou moins aperçue, selon la plus grande ou moindre difficulté à faire oraison.

Pour les oraisons comprises sous la seconde classe, qui est un envisagement clair et obscur de son intérieur, elles procèdent de même puissance, et ont une opération semblable et même objet, mais différente sécheresse, ce qui est suffisant pour établir des espèces diverses; et partant ces deux sortes [699] d’oraisons diffèrent essentiellement.

Toute la difficulté est pour la première classe, qui a trois sortes d’oraisons : premièrement, avec pensées ou productions d’actes différents; secondement, avec une même pensée répétée; troisièmement, avec pensées et actes d’entendement, non de volonté. Il semble que ces trois sortes d’oraisons qui se font avec pensées et production d’actes ne diffèrent qu’accidentellement; il faut néanmoins dire que leur différence est essentielle, parce qu’en ces trois sortes d’oraisons il y a une diverse sécheresse ou aridité, puisqu’en la première on peut produire plusieurs actes de diverse nature et non en la seconde, en laquelle il ne peut y avoir qu’une sorte de pensées et un seul acte répété plusieurs fois, comme il n’y a dans la troisième espèce que des actes d’entendement et non pas de volonté.

De plus ces différentes sécheresses lient différemment les puissances; car en la première espèce aucune des puissances n’est liée, puisque l’entendement et la volonté y opèrent par les diverses pensées et par les actes qu’ils produisent. En la seconde espèce, bien que l’âme produise des actes d’entendement et de volonté, c’est pourtant d’autre façon qu’en la première; parce que lors qu’elle a une pensée d’entendement et qu’elle [700] produit un acte de connaissance, la volonté est liée en sorte qu’elle n’en peut produire d’autres; et non seulement pour lors la volonté est liée, mais même l’entendement au regard des autres actes de connaissance, n’en pouvant produire que d’une sorte. Et quant à la troisième, où la volonté est toujours liée et où l’entendement peut produire divers actes, mais qui n’ont autre objet que de ne s’inquiéter point, l’entendement est lié par la même sécheresse aussi bien qu’en la première et la seconde espèce, mais c’est d’une façon tout autre. (Je ne parle point des autres puissances hors de l’entendement et de la volonté, ces deux-là seulement étant considérables au sujet duquel nous traitons.) Ainsi je dis que les oraisons de la première classe diffèrent essentiellement en ce que la sécheresse lie différemment ces deux puissances supérieures, l’entendement et la volonté. Car si les mouvements corporels, monter en haut, descendre en bas, le progressif et le circulaire, qui procèdent d’un principe animé, sont de différente espèce, parce qu’ils viennent de principes affectés de différentes propriétés : le monter d’un principe de légèreté, le descendre d’un principe de gravité et de pesanteur, le progressif et circulaire d’un principe animé, pourquoi douterait-on que les états d’oraison qui procèdent [701] des principes affectés par la disette d’esprit et de sécheresse de diverses impressions différassent essentiellement, puisque par eux l’âme est portée à des opérations et à des mouvements aussi différents que ceux des êtres corporels? J’ajoute à cela que l’objet de ces puissances ainsi diversement liées change selon la liberté de ces mêmes puissances. Car quand la volonté est liée et non pas l’entendement, l’objet est différent du temps auquel l’entendement est lié et non la volonté, et quand l’entendement et la volonté ne peuvent avoir qu’une sorte de pensées et ne peuvent produire qu’un seul acte, leur objet est autre qu’au temps auquel ils peuvent avoir plusieurs sortes de pensées et produire plusieurs actes de différentes nature; or nous avons montré que, l’objet changeant dans les actes de nos puissances et conséquemment dans les oraisons, l’espèce change aussi, d’où j’infère par conséquence que non seulement les trois premières espèces de l’oraison de repos mystique sans goût, mais encore toutes les autres, diffèrent essentiellement, et par une seconde tirée de la première, qu’elles sont de diverses espèces, et enfin qu’il y a dix espèces de l’oraison du repos mystique sans goût, lesquelles nous avons expliquées. [702]



TRAITE IX : DU SACRIFICE DE JÉSUS CHRIST, ou mÉthode succincte et facile qui enseigne l’Âme à se transformer en JÉsus crucifié et à se sacrifier avec lui, et qui comprend les actes principaux et plus excellents de l’oraison mentale [Tome II page 702]

Élévation à Jésus crucifié.

Regarde et fais selon l’exemplaire qui t’a été montré sur la montagne (Ex 25).

À quoi penses-tu, mon âme? Pourquoi perds-tu tant de temps à la recherche d’un exercice spirituel selon lequel tu te puisses régler et conduire en tous lieux, en tout temps et en tous états de ta vie? Pourquoi est-ce que tu tardes [703] à correspondre à cette puissante et divine voix qui t’invite à regarder sur la montagne et à se conformer à ce divin exemplaire qui t’y est proposé : À JÉSUS-CHRIST, vrai Dieu et vrai homme, Fils du Père éternel, battu, flétri de fouets, couronné d’épines, attaché tout nu de gros clous, moqué, méprisé et tenu pour le rebut des hommes sur la croix; et à ce même Seigneur sur nos autels et dans les tabernacles, humilié et anéanti sous les espèces du pain et du vin, et tant méprisé de la plupart des hommes? C’est ce divin exemplaire, c’est ce Maître parfait qui t’enseigne de parole et d’exemple l’exercice que tu dois pratiquer; si quelqu’un, dit-il, veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte tous les jours sa croix et me suive.

Mais, ô mon Jésus, quelle pitié, quel aveuglement, et quel malheur de vouloir aller où vous êtes sans passer par le même chemin, ou de penser pouvoir passer par ce chemin et n’en vouloir pas ressentir les incommodités et les peines? De vouloir vivre et mourir en même temps? Ô mon Dieu crucifié, faites que désormais je ne me plaise que dans la souffrance de votre croix; que les dégoûts, les sécheresses et les ennuis soient mes consolations; que me stupidités et mes incapacités soient ma gloire; que mes infirmités, mes douleurs et mes répugnances soient ma joie et mon repos [704] puisque je ne dois jamais prétendre de vous être conforme qu’autant que je serai accablé de peines, de douleurs, d’opprobres et d’ignominies, et jusques à ce que je sois tout anéanti dans l’estime des hommes et de moi-même, me sacrifiant avec vous, mon Jésus, et dans le même esprit qui vous attacha à la croix et qui vous tient toujours comme une victime immolée sur nos autels, devant l’être infini de la Majesté de Dieu. Pour à quoi arriver, il est nécessaire de pratiquer ce qui suit, à l’imitation de Notre Seigneur JÉSUS-CHRIST. [705]



CHAPITRE I. DU SACRIFICE DE JÉSUS-CHRIST.

SECTION I. De la nature du sacrifice et pourquoi il est institué.

Pour s’acquitter comme il faut du devoir de sacrifice le plus important de la vie chrétienne, deux choses sont nécessaires : la première, de savoir quelle est la nature du sacrifice de la croix et de la messe, pour quelle fin il est institué et quels biens nous en pouvons retirer; la seconde, en quelle façon nous nous en devons servir.

Afin de savoir mieux quelle est la nature de ce sacrifice, il faut remarquer que le sacrifice, parlant en général, est une offrande qui se fait à Dieu de quelque victime par les mains du prêtre et sacrificateur, qui est une personne publique ordonnée à cet [706] effet, et qui, après l’avoir présentée à Dieu au nom de tout le peuple, la détruit et la consomme en sa présence, afin de l’honorer.

Dieu même a institué et ordonné les sacrifices, parce que, comme il nous a mis au monde pour le servir et honorer dans une vraie religion, il nous devait encore prescrire les moyens de le faire; or, entre tous les moyens, il a particulièrement choisi le sacrifice comme une façon très propre pour l’honorer et lui rendre les respects et ces soumissions qu’il mérite, autant que nous en sommes capables. Car cette divine Majesté nous ayant tirés du néant et nous ayant donné l’être de la nature et de la grâce, et nous préparant celui de la gloire qui est la perfection des deux premiers, la lumière même naturelle nous instruit que nous sommes obligés d’adorer ce grand Dieu en esprit et en vérité, de former de ses grandeurs le plus haut sentiment qui nous soit possible, d’admirer ses perfections, d’humilier profondément notre être devant le sien, le premier, le plus grand et le principe de tous les êtres créés, duquel ils sont tous une participation, et au trône duquel il sont pour jamais attachés par une dépendance essentielle. Et Dieu nous ayant donné non seulement une âme spirituelle, mais encore un corps visible, nous devons témoigner à l’extérieur, et [707] par des honneurs et des protestations publiques, quel est le sentiment intérieur de nos cœurs. C’est par le moyen du sacrifice que nous nous acquittons de ces devoirs, et Dieu l’a institué pour cet effet. Car quand le prêtre offre à Dieu des animaux ou quelques autres victimes en sa présence et au nom de tout le peuple, il veut dire par cette cérémonie extérieure, et faire voir, que toutes choses venant de Dieu, elles doivent retourner à lui par une très humble reconnaissance, et quand après avoir présenté cette victime, il l’égorge, verse son sang ou la brûle et la consomme, il veut faire voir par l’anéantissement de cette créature qu’il se souvient de son néant originaire, et, comme un vassal rendant les hommages à son prince se présente à genoux, tête nue, sans épée et avec des soumissions, des gestes et des paroles les plus humbles dont il se puisse servir, pour faire voir qu’il tient sa noblesse et sa fortune de son roi et qu’il lui en paye l’hommage, reconnaissant par cette humble posture et volontaire démission que sans ses bonnes grâces et ses faveurs, il serait encore dans l’état du roturier duquel il l’a tiré, ainsi est-il vrai que l’homme, par le moyen du sacrifice, paie à son Dieu l’hommage de son être, lorsqu’il paraît devant Sa Majesté si grande et infinie. Il semble et il est vrai que le plus grand [708] honneur qu’il lui peut rendre serait d’anéantir et corps et esprit en sa présence, parce qu’il n’y a point de posture plus humble que celle du néant dans laquelle nous étions devant qu’il nous eût donné l’être. Mais Dieu, qui est notre souverain, et auquel par conséquent il appartient de nous prescrire la façon et la condition des hommages que nous devons rendre, ne le veut pas — et aussi ne nous est-il pas possible de nous anéantir en effet —, demande seulement de nous qu’en sa présence nous ayons ces humbles sentiments de nous-mêmes; que, nous souvenant que de nous-mêmes et sans ses faveurs, nous ne sommes rien, nous demeurions comme anéantis en esprit. Il veut de plus que nous fassions paraître ce ressentiment spirituel par quelque action extérieure, parce que composant avec les autres hommes un corps moral et public, nous devons rendre des devoirs et des reconnaissances publiques à sa divine Majesté. Or nous faisons cette protestation extérieure par le moyen du sacrifice. Car quand en la Loi ancienne on égorgeait ou l’on brûlait les victimes en la présence de Dieu, le prêtre et sacrificateur ne voulait rien dire au nom de tout le peuple, sinon : Mon Dieu, vous êtes un être souverain, indépendant, éternel, invariable, la cause première, et le principe [709] de notre être, qui méritez toutes sortes d’honneurs, de respects et de soumissions; notre dessein est de vous les rendre, ô mon Dieu; et pour cet effet nous voudrions anéantir nos corps et nos âmes en votre présence, si tel était votre plaisir, pour honorer votre Majesté suprême, aux dépens de tout ce que nous sommes; mais puisqu’il ne nous est pas possible, et vous ne le désirez pas, au moins vous présentons-nous les sentiments de notre cœur les plus hauts et les plus sublimes que nous puissions former; et pour les faire paraître à la vue de tous les hommes, nous égorgeons par votre commandement ces animaux sur vos autels, nous répandons leur sang, nous les brûlons et nous détruisons leur être pour honorer le vôtre souverain dans l’anéantissement de ces pauvres créatures, qui ne sont plus ce qu’elles étaient; nous nous dépouillons en esprit de tout ce que nous sommes pour demeurer tout nus et très humbles dans notre pauvreté, si extrême qu’elle n’a rien du tout, et nous tenons dans l’état d’anéantissement ou nous étions devant qu’il vous eût plu nous faire ce que nous sommes par votre grâce et de votre pure libéralité; et comme nous détruisons l’être des créatures pour vous honorer, nous reconnaissons très humblement que tout [710] ce que nous avons d’être, de vie, d’action, venant de vous, doit être employé au service de votre grandeur. Nous les brûlons encore pour reconnaître par-là que vous n’avez que faire de vos créatures, de de leurs biens, qui ne vous peuvent rendre ni plus grand, ni plus heureux, et que votre divine essence est comme une mer infinie, si riche, si pleine, si abondante, qu’un million de mondes ne sauraient jamais rien contribuer à votre gloire, aussi peu capable d’accroissement que de diminution.

SECTION II. Excellence du sacrifice de la Loi Nouvelle au-dessus de tous les autres.

De ce que nous venons de dire en la section précédente, on peut aisément comprendre que l’honneur du sacrifice est souverain et incommunicable à tous autres qu’à Dieu seul, qui est l’Auteur, le Principe et la dernière fin de toutes choses, seul riche de perfections infinies, et auquel les plus nobles créatures ne peuvent rien prétendre. Bien au contraire, plus elles sont relevées en nature, en grâce et en gloire, elles se doivent occuper en de plus profondes adorations vers la Majesté de Dieu, sans lequel elles ne seraient rien du tout, et duquel elles ont plus reçu. [711]

Or, comme la Loi nouvelle est plus parfaite et plus excellente que celle de la nature ou celle de Moïse, Dieu y veut être honoré d’un sacrifice plus excellent que tous les autres, il ne se contente pas de voir égorger des animaux, il veut et demande la vie de son propre Fils fait homme en sacrifice. C’est lui seul qui est la victime de la Loi Nouvelle et de la religion chrétienne; lui seul peut dignement reconnaître la Majesté divine, et nous pouvons dire que Dieu ne s’est jamais contenté de moins que cela. Car si les autres sacrifices de la Loi ancienne ou naturelle lui ont été agréables, s’ils ont apaisé sa colère et son indignation, s’ils l’ont obligé de départir ses faveurs aux hommes, ce n’était qu’en vue de ce qu’ils étaient la figure et la représentation du sacrifice que JÉSUS-CHRIST devait faire de soi-même sur une croix, comme le grand Prêtre de la Loi Nouvelle. C’est ce Prêtre souverain duquel Saint Paul décrit les qualités admirables par-dessus celles de tous les autres prêtres, quand il l’appelle innocent, sans tache, impeccable, plus élevé que les cieux; parce que son humanité sainte ayant, seule entre toutes, été liée et conjointe au Verbe divin en unité de personne, elle a été consacrée par la divinité même, et aussi le Sauveur est en tant qu’homme, le Saint des saints [712] et le souverain Prêtre qui consacre tous les autres. Il est non seulement le prêtre qui offre le sacrifice à Dieu, mais il est encore lui-même la Victime et le Sacrifice qu’il présente à ce même Dieu : sacrifice si admirable, et si honorable à sa Majesté, qu’il n’a jamais reçu tant de gloire de tous les autres que de celui-là seul. La raison en est que le sacrifice est d’autant plus glorieux à Dieu que la victime qui lui est présentée est plus excellente. C’est pourquoi il était ordonné en la Loi ancienne que les animaux qui étaient offerts en sacrifice, fussent nets et bien faits, et pour cette même cause Dieu fit grand état du sacrifice que voulut faire Abraham de son cher et unique Isaac. Or la vie du Sauveur est si précieuse qu’un seul de ses soupirs, une seule de ses démarches, l’eau d’une de ses larmes vaut mieux que l’être et toutes les actions des anges et des hommes dans l’éternité. Quelle donc doit être la gloire que reçoit Dieu d’un sacrifice où le Sauveur lui présente son sang et sa vie si divine et si excellente? [713]

SECTION III. Trésors de l’âme contenus dans le sacrifice de Jésus-Christ.

C’est dans ce divin sacrifice que l’âme dévote trouve recueilli tous les trésors qu’elle peut souhaiter, ou pour contenter sa dévotion, ou pour soulager ses misères. Car si Dieu avait ordonné plusieurs sortes de sacrifices dans la Loi ancienne : quelques-uns, et les plus excellents, pour honorer Dieu, les autres pour obtenir le pardon et l’expiation des péchés commis, d’autres enfin pour rendre grâce à Dieu des bienfaits reçus ou en impétrer de nouveaux, le seul sacrifice de Jésus-Christ comprend toutes ces excellences dans un degré d’éminence qui ne reçoit point de comparaison : soit que nous voulions rendre à Dieu la gloire et l’honneur que nous lui devons et qu’il mérite, soit que nous demandions le pardon de nos offenses, soit que nous rendions des Actions de grâce pour les faveurs reçues ou que nous en prétendions de nouvelles, enfin, quelque chose que notre piété puisse désirer, nous trouvons des moyens admirables pour la contenter dans cet unique sacrifice. Êtes-vous touché d’un zèle ardent et d’un brûlant désir d’honorer [714] et glorifier notre Dieu en vue de ses divines excellences? Unissez vos intentions à celles du prêtre dans la sainte messe, et même à celles de Jésus-Christ qui se sacrifie sur nos autels; présentez au Père éternel la vie et le sang de son Fils; et quand de toutes les vies des hommes et des anges vous en auriez fait une seule vie, pour la sacrifier à ce grand Dieu, il n’en recevrait point tant d’honneur que de celle que son Fils unique lui a présentée sur la croix. Or, toutes les fois qu’on dit la sainte messe, Jésus-Christ réitère et renouvelle ce même sacrifice de la croix, bien que d’une façon différente : en croix, il se présente en sacrifice versant son sang, et par la séparation réelle et violent de son corps et de son âme; en la sainte messe, il offre ce même sang, ce même corps et cette même âme séparés, non pas réellement et de fait — parce que Jésus-Christ, étant mort une fois en vérité, ne peut plus mourir, dit saint Paul —, mais séparés mystiquement, en ce qu’il meurt d’une façon mystique, et que par la vertu des paroles sacramentelles : «Ceci est mon Corps; ceci est mon Sang», le corps est mis séparé du sang. Ce qui suffit pour faire que le sacrifice de la sainte messe soit une vive et réelle représentation de celui de la croix, bien que par concomitance, comme parlent [715] les théologiens, et à cause de l’état glorieux de Jésus-Christ, la Divinité, l’Humanité, le Corps et l’Âme du même Sauveur soient toujours ensemble et ne se séparent jamais.

Ce sacrifice si glorieux à Dieu est encore propitiatoire et tout puissant pour obtenir le pardon de nos offenses, que tous les autres ne pouvaient mériter, et c’est le grand et unique moyen de notre réconciliation.

Il est encore sacrifice eucharistique, ou d’action de grâce, parce qu’il est institué pour reconnaître et remercier Dieu de ses bienfaits. Et enfin il est impétratoire, parce que c’est un moyen très excellent pour obtenir toutes sortes de faveurs; et jamais Dieu n’a communiqué et ne communiquera aucune grâce qu’en vue de ce sacrifice.

SECTION IV. Quatre principaux actes du sacrifice de Jésus-Christ qui doivent être imités par l’âme dévote.

Afin de régler notre entretien par quelques actes plus propres pour nous maintenir en la présence de Dieu pendant la sainte messe, où Jésus-Christ notre cher Rédempteur se sacrifie à son Père, nous en pouvons remarquer quatre comme principaux, en celui qui présente le sacrifice. [716]

Le premier acte de celui qui présente le sacrifice à Dieu, c’est de reconnaître, par une vive foi réveillée et attentive, la grandeur et la Majesté divine de cet être, infini en beauté et en perfections, qui est la cause première et la dernière fin de tous les êtres, et par conséquent, infiniment adorable et aimable, de ses créatures, formant de cette grandeur et de cette bonté le plus sublime sentiment qui lui soit possible, et s’entretenant dans cette haute estime de Dieu au-dessus de toutes choses.

Secondement, il doit reconnaître ensuite dans l’éminence de l’être de Dieu la dépendance et la sujétion de toutes les créatures, et produire un second acte, qui est d’une entière soumission, d’un profond respect et d’un entier anéantissement de tout ce qu’il est en la présence de ce même Dieu duquel il relève; humiliant profondément son esprit en la présence de cet être souverain et souverainement adorable, et même quelquefois, s’il se peut commodément, mettant son corps dans la plus humble posture et plus approchante du néant duquel il est tiré, devant ce Dieu de Majesté suprême.

Le troisième est un acte d’amour vers cette Majesté divine, autant bonne et belle qu’elle est infiniment grande. Acte d’amour [717] qui doit être autant étendu que l’étroite capacité de son cœur le peut permettre, par un zèle enflammé de procurer, en soi et dans les autres, par les moyens que sa condition lui présentera, sa gloire et son amour, auquel il doit sacrifier tout ce qu’il a d’être, de vie et d’honneur.

Le quatrième acte du sacrificateur, c’est d’offrir une victime à ce même Dieu, la sacrifier et comme l’anéantir en sa présence, pour témoigner que, comme cette créature ayant reçu son être de Dieu, elle lui en paye l’hommage par l’anéantissement qu’elle souffre pour l’honorer, ainsi il est prêt de faire voir combien il estime sa grandeur, combien il aime sa bonté au prix de sa vie, de son sang et de son être tout consacré et dédié à son service.

Voici les quatre principaux actes qu’a produits Jésus-Christ notre Sauveur sur le calvaire, au point qu’il allait être immolé et offert en sacrifice sur l’autel de la croix, et qui sont tous les jours réitérés et représentés en la sainte messe par le même Sauveur. Car :

Premièrement, il a une connaissance parfaite et une vue très claire de l’être souverain de Dieu, et il connaît mieux que tous les esprits humains et angéliques qu’il est le premier des êtres, infini, éternel, indépendant, [718] duquel tout ce qui a l’être dépend, sans le concours duquel tout ce qui subsiste retournerait au néant originaire; et en particulier, il sait et voit qu’il tient de lui seul toutes les grâces et les privilèges de sa nature humaine, qui le relèvent au-dessus de toutes les créatures, et qu’il est obligé de lui en rendre les hommages et de sacrifier tout cela à sa gloire et à son bon plaisir. Il connaît parfaitement l’amour que ce même Dieu a porté aux hommes, leur communiquant l’être avec tant de faveurs, et l’ingratitude de ses créatures, offensant une si haute et si douce Majesté. De plus, il considère que tout le genre humain est condamné pour cette faute, si ce même Dieu n’en a compassion et n’use de miséricorde. Il sait que Dieu, par un secret de sa providence et de sa sagesse, trouve un moyen de racheter cet homme perdu; mais surtout de réparer sa gloire, et de tirer mille fois plus d’honneur pour Sa Majesté que le diable et le péché des hommes ne lui en avaient ravi; et connaît que ce moyen n’est autre que sa mort et la perte de sa précieuse vie, que son Père demande en sacrifice; il connaît enfin la façon, l’ordre, l’horreur de ses tourments et le genre de sa mort. Voilà le premier acte de ce sacrifice; car bien qu’il eût toutes ces connaissances très parfaites dès le moment [719] de sa conception, il semble néanmoins à notre façon de comprendre qu’elles doivent avoir été plus vives à l’instant qu’il devait faire ce sacrifice.

Le second acte du Sauveur est une humiliation d’esprit et de corps en la présence de son Dieu, qu’il reconnaît l’auteur et le principe de son être créé, la plus profonde et abyssale qui sera jamais conçue d’esprit humain ou angélique, parce que comme il avait de plus grandes connaissances de la majesté infinie de Dieu, il s’occupait en de plus profondes adorations vers elle.

Le troisième, un acte de volonté ardente et enflammée des plus vives étincelles de l’amour divin, un désir infini de contenter son Père, d’étendre sa gloire et de racheter les hommes perdus aux dépens de mille vies, s’il les eût eues; et voyant qu’il n’était pas question de faire comme les autres prêtres de la Loi ancienne, qui offraient quelques animaux en sacrifice, mais que lui-même était le prêtre et tout ensemble la victime qui devait être immolée, il rend ces deux actes d’humiliation et d’amour pratique en soi-même; de sorte que le temps du sacrifice prescrit par son Père et accepté franchement par la volonté étant arrivé,

Premièrement il humilie profondément [720] son âme bénite sous la Majesté de son Père; il abaisse son esprit et ses puissances, reconnaissant qu’il tient tout ce qu’il a et tout ce qu’il est de sa Majesté, se préparant de lui en faire l’hommage; au même temps il humilie son corps, il fléchit les genoux et il abaisse sa face jusques à terre en la présence de son Père, et voyant le bûcher et la croix sur laquelle il devait être étendu et immolé par l’ordonnance de son même Père, préparée pour le recevoir, il dépouille ses habits, et incontinent ce corps virginal, déjà tout meurtri et moulu de coups, paraît nu à la vue d’un grand peuple, mais disons à la vue du Père éternel, et en cette humble et pitoyable posture, mais tout embrasé d’Amour :

«Voici, dit-il, ô mon Père, la victime que vous avez si fort et depuis si longtemps désirée : voici non plus un agneau, un taureau ou quelque autre de ces animaux qu’on vous sacrifiait en la Loi ancienne, mais votre propre Fils qui est prêt de verser son sang et d’immoler sa vie à votre gloire et au salut des hommes. Je reconnais, ô mon Père et mon Dieu, que comme le premier et le principe de tous les êtres, éternel, indépendant et souverain, vous êtes digne d’un respect et d’un amour infini, et qu’étant auteur et créateur de toutes choses, [721] et de mon être en particulier, elles sont obligées, et moi avec elles, de vous rendre tous les devoirs d’une très humble servitude et vous témoigner par toutes sortes de reconnaissances les ressentiments que nous avons des faveurs que nous avons reçues de votre main libérale. C’est pour cela que vous leur avez demandé des sacrifices, vous leur avez commandé d’égorger des animaux en votre présence, pour protester par cette cérémonie que vous êtes le Dieu des hommes et le Seigneur absolu de leur vie et leur être. Mais après tout, mon Père, quel honneur vous ont pu rendre les hommes, qui ne fût infiniment ravalé au-dessous de vos excellences? Quand bien tous les Anges et les hommes s’anéantiraient en votre présence pour faire un sacrifice d’honneur, ce n’est rien au prix de ce que vous méritez; c’est pourquoi votre sagesse, voulant trouver quelque moyen de se rendre un honneur qui eût quelque proportion avec votre Majesté infinie, prit résolution d’unir une créature à son Dieu en unité de personne, et de lui donner par ce moyen une dignité infinie et une vie infiniment précieuse, afin que cet Homme-Dieu lui sacrifiât sa vie humainement divine et divinement humaine, et qu’ainsi vous puissiez recevoir un honneur infini. Je suis celui, ô mon Père, à [722] qui entre tous les hommes vous avez fait cette faveur; vous m’avez donné un corps le plus parfait de tous les corps, conçu par l’opération du Saint-Esprit dans le sein de la plus belle et de la plus pure Vierge qui fut jamais, vous m’avez donné une âme enrichie de toutes sortes de grâces; vous avez uni l’un et l’autre au Verbe divin; en sorte que je subsiste en unité de personne avec lui. Ainsi vous m’avez élevé à la qualité suréminente de votre Fils, et ensuite vous m’avez comblé de vos plus précieuses faveurs; il est très raisonnable que je les emploie toutes au service de votre divine Majesté. Recevez donc, ô mon Père, le sacrifice de ce corps et de cette âme que vous m’avez donnés, et que je vous présente avec le plus profond respect qu’il m’est possible, et tout tremblant sous la grandeur de votre Majesté. Je suis très content de détruire ce Divin Composé, ce chef-d’œuvre de vos mains, à l’honneur de celui qui l’a fait. Je présente mes pieds et mes mains aux clous, mon chef aux épines, ma langue au fiel et au vinaigre, mon esprit aux angoisses, et tout mon corps à la croix. Je le vous présente, ô mon Père, au nom de tous les hommes; et premièrement et principalement pour honorer votre Majesté divine et pour vous rendre la plus haute gloire que vous puissiez jamais recevoir [723] de vos créatures. Je vous le présente encore, ô mon Père, pour réparer la faute d’Adam et de tout le genre humain. Je sais bien, mon Père que son péché est grand, ç’a été un aveugle et un téméraire de s’attaquer à votre Majesté et de transgresser vos ordonnances; et la faute qu’il a commise est si grande qu’il ne lui est possible d’y jamais satisfaire; mais, mon Père, je suis content de satisfaire pour lui, pourvu qu’il vous plaise lui pardonner. Vous m’avez fait le Prince et le Chef de tous les hommes, et en leur nom je vous en fais l’amende honorable en la plus humble posture qui puisse être. Pour eux je vous demande pardon de cette faute et de toutes les autres. Que je souffre, j’en suis content, pourvu qu’ils reçoivent leur absolution : que je meure, pourvu qu’ils vivent.» Et, se levant en même temps, il va embrasser l’instrument de son supplice, se jette dessus, accommodant ses pieds et ses mains sur les lieux où ils devaient être cloués. Incontinent, il est élevé en haut, et notre Sacrificateur, le grand prêtre de la Loi nouvelle, parut à la vue de ce grand monde qui était accouru à ce spectacle, il pria les bras étendus, et en cette posture douloureuse et dévote, il fit un long memento, les yeux baissés dans un profond silence. Pendant ce [724] temps, il recommanda à son Père les intérêts de sa gloire, qui était la première et la principale intention de son sacrifice; son cœur poussa mille et mille soupirs enflammés pour le salut des âmes; il se souvint en cette Messe de tous les hommes en particulier, recommanda leurs nécessités, demanda et obtint en vertu de ce sacrifice toutes les grâces, les faveurs, les inspirations, et la gloire qu’ils devaient recevoir.

Et enfin, voyant qu’il avait parfaitement accompli toutes les volontés de son Père, que la Rédemption était abondante et qu’il était question de mettre fin à son sacrifice par sa mort : «Mon Père, dit-il, tout est consommé; c’est pourquoi je commande mon Esprit entre vos mains; qu’il s’en aille à vous, qu’il laisse ce corps privé de sang et de vie, comme une victime immolée.»

Or le Père éternel a eu le sacrifice de son Fils si agréable, qu’en sa considération il a non seulement pardonné à tous les hommes, mais encore il les veut combler de mille faveurs — car il ordonne que ce sacrifice du Sauveur soit la cause méritoire de tous nos biens, de toutes nos grâces, de toutes nos dévotions et élévations, de tout le progrès et avancement spirituel de nos âmes, et enfin de toute notre gloire —, et bien que toutes les actions du Sauveur aient contribué à [725] notre salut, que même un seul de ses soupirs ait été plus que suffisant de sa nature pour donner la vie et la grâce à un million de mondes, à raison de la dignité de sa personne divine, qui leur donnait une valeur infinie; néanmoins le Père éternel ayant résolu d’exposer son Fils à la mort, il ne voulut pas, et le Fils n’avait pas intention de mériter parfaitement par les actions de sa vie le pardon de nos offenses, non plus que les grâces et la gloire, mais seulement par cette dernière action du sacrifice sanglant, la plus amoureuse et la plus sanglante de toutes. De sorte que dans l’ordonnance du Père éternel et dans la volonté du Fils, toutes les actions, toutes les souffrances de la vie du Sauveur n’ont été que comme un acheminement à notre salut, et que le droit absolu que nous avons de prétendre aux grâces de Dieu et à sa gloire est particulièrement dû à ce sacrifice qu’il fait de soi-même sur le calvaire. Et le dessein de Dieu, qui a caché toutes les plus grandes merveilles de sa bonté dans ce mystère, a été de relever par ce moyen hautement et glorieusement cette dernière action de Jésus-Christ, afin qu’elle ravît et emportât plus puissamment l’Amour et l’affection de tous les hommes, voyant que ce grand Dieu a attaché notre vie, nos grâces, notre perfection, [726] tous nos délices intérieurs, non pas tant au Sauveur naissant, ou transfiguré, ou faisant des miracles, ou enfin ressuscité glorieux et triomphant, qu’à ce même Sauveur crucifié et se sacrifiant soi-même sur la calvaire. Et voilà la raison pour laquelle le divin Apôtre dit qu’il ne connaît que Jésus et Jésus crucifié; parce que la seule connaissance de ce mystère comprend tout ce qu’il y a de plus éminent dans la vie spirituelle, et on peut dire avec vérité que c’est ici le trésor et l’abrégé de toutes les dévotions. C’est ici où le Sauveur, le plus dévot de tous les hommes, apprend aux âmes le plus sublime entretien et le plus utile de la vie chrétienne et intérieure par son exemple; puisque, non content d’en avoir pratiqué les actes sur la montagne du Calvaire, il en continue tous les jours la sacrée méthode sur nos autels, où il se sacrifie autant de fois qu’il se dit de messes, dans lesquelles il rend au nom de tous les hommes les hommages qui sont dus à Dieu, par les actes les plus excellents de connaissance et d’amour. [727]

SECTION V. Pratique des actes du sacrifice.

Me voici, ô grand Dieu, prosterné aux pieds du trône de votre très haute et très adorable Majesté, pour lui rendre tous les devoirs de respect et d’amour dont une créature est obligée à un Être suprême qui est un abîme infini de perfections, la première cause et la dernière fin de tout être créé. Et comme je sais, ô mon Dieu, qu’entre tous les services que vous pouvez exiger de notre nature, il n’y en a aucun qui vous soit agréable et honorable à l’égal de celui que Jésus-Christ, votre cher Enfant et mon Sauveur, vous rendit, lorsque sur la croix il s’offrit lui-même en sacrifice à votre divine Majesté, je veux, autant qu’il m’est possible, vous rendre ce même honneur selon les intentions de mon Sauveur qui, s’étant une fois offert sur l’autel de la croix en sacrifice sanglant, réitère tous les jours un million de fois ce même sacrifice d’une façon non sanglante entre les mains des prêtres, et au nom de tous les hommes; afin que de leur côté, ils puissent présenter ce même sacrifice au Père éternel et s’acquitter excellemment de tous les devoirs d’une créature envers son Dieu. [728]

Pour, donc, satisfaire aux sacrées volontés de Jésus-Christ votre Fils et mon Sauveur, et rendre le culte souverain dû à votre infinie excellence, je vous offre aujourd’hui ce même sacrifice de Jésus-Christ autant de fois qu’il s’est dit et se dira de messes dans le monde, et selon toutes les intentions avec lesquelles il vous est présenté par mon Sauveur.

Je vous offre premièrement, ô mon Dieu, la claire connaissance et la vue parfaite qu’à cette âme bienheureuse de mon Sauveur de vos immenses et infinies perfections au-dessus de toutes les créatures, et de ce qu’elles méritent d’amour, d’honneur et de révérence; et ensuite la haute estime qu’elle fait de vous au-dessus de tous les êtres. Je vous offre les actes de profond respect, d’humilité et d’anéantissement qu’elle exerce en la présence de votre être souverain, vous rendant l’hommage non seulement de son être, de sa vie et de tout ce qui en dépend, mais encore de tous les biens de nature ou de grâce que vous avez communiquées à toutes vos créatures, et spécialement aux hommes, comme à celui qui en est le souverain Seigneur, duquel ils dépendent et relèvent. Je vous offre aussi le très ardent amour qui brûle et consomme ce cœur déifié, à la vue de vos infinies perfections infiniment [729] belles et souverainement aimables, et enfin je vous présente le sacrifice d’holocauste qu’il fait de soi-même par la séparation mystique de son corps précieux et de son âme bénite, qui est la preuve et le témoignage le plus excellent que vous puissiez jamais recevoir de l’amour et du respect que vous doivent vos créatures.

Et ensuite, nous devons, à l’imitation du Sauveur, produire les mêmes actes de connaissance, d’estime, d’humilité, de respect et d’amour, que nous devons terminer par celui de sacrifice mystique de nous-mêmes, offrant à Dieu, et employant à sa gloire, non seulement ce qui est de bon en nous, comme la nature, la grâce, et les dons de Dieu; mais encore sacrifiant et faisant mourir nos passions et nos mauvais désirs, pour imiter le sacrifice que le Sauveur a fait de ses inclinations les plus innocentes.

Or, encore que l’âme puisse produire ces actes séparément — je veux dire après s’être entretenue sur ceux du Sauveur et les avoir offerts au Père éternel —, elle peut aussi, si elle veut, joindre les uns avec les autres, tachant en chacun acte d’imiter par les siens ceux du Sauveur, selon qu’elle y trouvera plus d’ouverture et de facilité. Et comme il n’y a point d’heure ni de moment, dans le jour ou dans la nuit, auquel Jésus-Christ ne se [730] sacrifie en quelque endroit du monde; aussi peut-elle le considérer en quelque temps que ce soit comme se sacrifiant à son Père afin de l’imiter.

EXERCICE DU SACRIFICE MYSTIQUE sur le modèle de celui de Jésus-Christ, pour faciliter la pratique de l’oraison mystique qui est sèche et sans goût.

O Dieu, Être infini, ô Bonté, ô Abîme, ô Profondeur, ô Perfection inconcevable à tout être créé, et à vous seul compréhensivement connaissable! Quel bonheur à une âme à qui vous daignez enseigner qu’elle est capable de jouir de vous en tout temps, en tous lieux, en tous états, pour misérables qu’ils paraissent!

Mais pourquoi, ô mon Dieu, appeler misérables ces états où l’âme ne sent et ne se possède quasi pas elle-même, dans lesquels il lui semble qu’elle n’a ni esprit, ni [731] entendement, ni pensée, ni connaissance, ni amour, puisque vous daignez lui apprendre que nonobstant ses peines, ses ténèbres et ses abandons, elle ne laisse pas de vous être agréable, et que même elles sont dans le secret de votre volonté un excellent moyen pour arriver bientôt à la perfection de votre saint amour!

Je veux donc désormais, ô mon Dieu, assisté de votre grâce, faire plus d’estime de ces états obscurs et fâcheux, puisque ce sont les chemins secrets et les voies incompréhensibles par lesquelles vous me voulez conduire à vous; c’est par là que vous m’ordonnez de suivre Jésus-Christ, votre Fils crucifié et anéanti devant votre Être souverain et indépendant.

C’est donc à présent, ô mon Dieu, qu’abaissé dans le profond abîme de mon néant, je reconnais avec Jésus-Christ, mon Sauveur, que je ne suis rien devant vous qu’une pure dépendance.

Et qu’avec ce même Verbe incarné, humilié sur la croix, et tous les jours et à toute heure anéanti sur les autels et dans les sacrés tabernacles, je vous supplie, ô Majesté suprême infiniment aimable, de m’accorder la grâce de vivre désormais dans sentiments de mon néant et du souverain empire et domaine que vous avez sur moi. [732]

CHAPITRE II. Du sacrifice mystique de l’âme.

SECTION I. Ce sacrifice se peut appeler silencieux et imperceptible.

Je ne saurais, ce me semble, trouver un nom plus convenable à l’exercice que doit pratiquer une âme qui se rencontre en certains états langoureux, atténués, tristes et désolés, que celui de sacrifice silencieux et imperceptible. Sacrifice, parce que dans la souffrance de tels états, elle doit avoir dessein d’imiter notre cher Sauveur sur la croix et sur les autels, rendant hommage à Dieu par une entière soumission, et abandon de tout son être, en la façon qui lui sera plus agréable dans le temps et dans l’éternité. Silencieux, parce que souvent en ces états elle ne peut former aucune parole [733] ou affection intérieure. Imperceptible, d’autant qu’elle ne s’aperçoit pas des actes qu’elle produit, étant obligée par les indispositions de son corps et de son esprit, ou des deux ensemble, de demeurer dans cette silencieuse souffrance, ou quiétude souffrante, au moyen de laquelle elle avoue, non de paroles, mais en effet, qu’elle n’est tien et consent d’être réduite au néant, à ce que Dieu étant le seul être véritable il ait le pouvoir et la liberté de faire d’elle quant à l’être et à l’opération ce qui lui plaira.

Dieu, attirant l’âme à cette silencieuse souffrance, lui en donne quelquefois de grands sentiments et désirs, selon lesquels elle entreprend plusieurs exercices, prétendant par eux de se procurer la paix et le repos, mais en vain; parce qu’au lieu de les pratiquer avec une profonde humilité et un entier détachement, elle les entreprend par un esprit orgueilleux et propriétaire, voulant entrer et s’ingérer en ce repos, ou apaiser ses impétuosités par production d’actes sensibles, par force de discours et par d’autres moyens indiscrets, qui au lieu de l’accoiser, la brouillent et la troublent davantage, d’où il arrive souvent qu’après l’oraison elle reste moins tranquille et moins propre aux exercices, tant corporels que spirituels, qu’auparavant. Elle tire quelquefois à vive force [734] des pensées de son pauvre esprit jusques à l’épuiser, et lorsqu’elle n’en peut plus, se voyant lasse et fatiguée, elle s’efforce encore à se vouloir tenir en repos, et prendre patience; mais comme elle le fait d’une manière sensuelle ou sensible, et qu’elle veut apercevoir, discerner et même goûter son opération, tirant comme une expression de ses actes de repos et de patience, elle augmente de plus en plus son égarement et ses inquiétudes, et même elle affaiblit ses organes, jusques au point de sentir quelquefois de grandes douleurs à la tête, à l’estomac et autres parties de son corps; et enfin, au lieu de se conformer par un repos patient et tranquille à la volonté de Dieu, et de se tenir dans la silencieuse souffrance de ses peines, et dans la privation de discernements, de vues et de pénétrations d’esprit, elle recherche avec empressement quelles sont les causes de ses douleurs corporelles et incapacités de discourir et méditer, s’en persuadant tantôt l’une et puis l’autre, à quoi elle perd beaucoup de temps. Il en faut trouver le remède. [735]

SECTION II. La créature doit paraître anéantie en la présence de Dieu.

Afin que l’âme puisse, à l’imitation de Jésus crucifié, arriver à l’anéantissement qui lui est convenable pour paraître en la présence de son Dieu, elle doit faire deux choses : premièrement, elle doit reconnaître par un acte de foi l’Être infini de Dieu subsistant en trois adorables Personnes, enrichi de perfections incompréhensibles, éternel, immuable, souverain, indépendant, et de qui toutes choses relèvent et sont essentiellement dépendantes; et ensuite le souverain empire qu’a cet Être divin sur toute créature, à raison de ce qu’elle est, c’est-à-dire un pur néant hors cette même dépendance qui la rapporte entièrement à lui. D’où suit que Dieu seul doit vivre dans son entendement comme l’unique objet de sa connaissance, de ses pensées, de son estime et de ses regards, et qu’en même temps elle doit mourir en elle et à elle, et toutes créatures avec elle, ne les considérant et ne les estimant ni elles, ni soi-même, non plus qu’un néant en la splendeur de l’Être divin, qui l’obligera de s’écrier avec une âme humble et anéantie : «Ô [736] mon Dieu, vous êtes et m’êtes toutes choses, et moi et toutes choses ne sommes qu’un néant hors de vous.»

Secondement, l’âme doit appréhender avec une foi vive que sa volonté ne lui ayant été donnée que pour aimer, adorer et servir ce seul Être, abîme de perfections infinies, et cela par le seul motif de lui-même, c’est-à-dire de sa divine excellence et son infini mérite, elle s’y doit employer aux dépens de toutes sortes de peines, de tentations et d’épreuves, tel qu’il plaira à ce grand Dieu d’exiger de sa fidélité, lui suffisant de savoir qu’il le veut ainsi, qu’il le mérite et qu’avec sa grâce, ces mêmes peines doivent être les précieux moyens par lesquels elle se peut acquitter envers cette suprême Majesté des devoirs de sa condition, qui l’attachent pour jamais inviolablement à son service.

Son cher Sauveur sur la croix lui servira d’un modèle parfait d’anéantissement et de la soumission entière qu’elle doit rendre à Dieu. «Ô Jésus, dira-t-elle, envisageant cet objet de douleurs, vous avez pris ma place; mon chef et divin Maître, je vois sur votre corps, et jusques au profond de votre âme délaissée, l’état de pauvreté, de mépris, de douleurs et d’abandons que j’ai mérités; vous les avez pris, mon Sauveur, [737] pour les sanctifier sur vous, et puis m’en revêtir. Donnez-moi donc, s’il vous plaît, quelque part à ces divins états que vous avez consacrés. Encore un coup, mon cher Sauveur, faites-moi cette grâce d’animer tellement ma foi à la vue de vos profonds anéantissements, qu’avec votre sainte Humanité je tremble de tout le corps et de toute l’âme sous l’Être de votre divinité; faites-moi la miséricorde d’imprimer sur ce rien, selon la mesure de votre bon plaisir, le caractère de votre extrême pauvreté, des opprobres et des mépris, dont vous avez été rassasié, et de vos incompréhensibles douleurs. Détruisez ce malheureux moi-même, et tout ce qui peut entretenir en moi cette vie d’orgueil, de complaisance et faux être. Le néant, ô mon Dieu, ne vous résistera pas; c’est en cet état que je désire paraître en la présence de votre Majesté; puisqu’il n’appartient qu’à vous d’être et de subsister sur le néant de vos créatures. Demeurez, ô mon Dieu, dans vos incompréhensibles grandeurs, qui sont les apanages de votre Être, et que je demeure caché dans ma misère et dans mes impuissances, qui sont les effets de mon néant. [738]

SECTION III. L’âme en toutes choses se doit élever à Dieu en Jésus-Christ et avec Jésus-Christ.

L’âme ne doit rien offrir à Dieu ni espérer de lui, que dans l’union aux sacrés mérites de Jésus-Christ, qui par sa grâce et par la force qu’il lui communique sera en elle l’organe de toute vertu; parce que lui seul est la porte, la voie, la vérité et la vie, et par lui seul elle peut être agréable à la divine Majesté. Ce qui est naïvement bien exprimé par le prophète, lorsque parlant à Dieu : «Regardez, lu dit-il, la face de votre Christ», parce qu’en effet Dieu ne considère les hommes que parce qu’ils sont les membres de son Fils incarné, qu’il a rendu leur Chef, et qu’ils ne subsistent que par ses mérites, particulièrement dans l’état de grâce et dans l’espérance de sa gloire. Et ainsi l’âme doit se tenir toujours anéantie avec ses actions et celles de toutes les créatures, rapportant tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle opère avec elles, même la très Sainte Vierge, à la seule bonté et miséricorde de Dieu et aux sacrés mérites de Notre Seigneur; référant encore la sainte humanité de Notre-Seigneur à sa divinité, ne [739] la considérant point seule et séparée, mais bien subsistante et opérante par la vertu de sa même divinité; ce qui doit être bien remarqué. Et ainsi, lorsque Jésus-Christ est ou agissant, ou souffrant, ou jouissant, soit en humanité ou bien dans les hommes, elle doit immédiatement et directement considérer cet Être infini, indépendant, éternel, incompréhensible et immuable, opérant toutes choses, ou en l’Humanité très sainte seulement, ou dans tous les hommes qui composent son Corps mystique, par sa même Humanité, de laquelle il se sert comme d’un divin instrument, vif, animé et conjoint en unité de personne, pour opérer toutes les merveilles de la grâce, non par défaut de puissance et de bonté de sa part, mais par un excès divin et tout adorable de l’une et de l’autre; ayant voulu s’unir lui-même avec cette humanité et faire avec elle partie de son divin ouvrage; parce qu’autrement il ne pouvait s’humilier, souffrir, mourir et enfin opérer en s’anéantissant, lui qui est infini, éternel et pur esprit, s’il n’eût pris une nature capable de tous ces anéantissements. L’âme doit aussi considérer et reconnaître ce même Être de bonté infinie en toutes créatures animées ou non, spirituelles ou corporelles; le considérer, dis-je, en toutes, agissant et donnant l’être, la vie et [740] l’opération à toutes choses. Ce que l’âme doit faire plutôt par un acte ou vue de foi que par compréhension d’esprit, ne s’arrêtant jamais par admiration ou complaisance dans ces mêmes créatures ou dans leurs opérations, mais considérant, aimant et admirant en elles celui qui est le principe, l’origine, l’âme, la vie, la vigueur et l’être de tous les êtres, pour lui donner la gloire de toutes choses.

SECTION IV. Actes ou sentiments différents qui naissent en l’âme de la considération de Jésus crucifié.

Il n’est pas possible à l’âme de considérer avec attention que Jésus-Christ notre divin Sauveur est non seulement offert comme victime à son Père, mais qu’il est encore lui-même le prêtre qui la lui présente en faveur des hommes, sans entrer profondément dans les sentiments de l’apôtre qui raconte avec admiration que Jésus-Christ étant Dieu en sa personne et en sa nature divine, en tout égal à son divin Père, a voulu néanmoins s’abaisser jusques au point de prendre une nature humaine, et avec elle la forme de serviteur dans laquelle et par laquelle lui, Dieu tout puissant, tout bon et [741] tout sage, ne pouvant s’humilier soi-même, a voulu être anéanti par une obéissance continuelle dans une nature qu’il a rendue sienne en l’unissant à soi, depuis le moment de son Incarnation jusques à celui de sa mort, ayant été soumis en toutes choses, et jusques à vouloir mourir sur une croix entre deux infâmes brigands. Il n’est, dis-je, pas possible qu’elle ne soit touchée des sentiments de ce même apôtre, qui proteste que bien qu’il connaisse plusieurs choses, et telles qu’elles sont ineffable à l’homme mortel, il estime pourtant n’en connaître qu’une, qui les comprend toutes, qui est Jésus-Christ, et Jésus-Christ non dans les mystères de sa vie, de sa naissance, de ses miracles, de sa gloire, mais dans celui de sa mort et de sa croix. Cet objet d’un Jésus crucifié et sacrifié pour les hommes est à l’âme contemplative un abîme de mystères si profond, que lui seul plus que tous les autres semble l’élever à la connaissance de la suréminente charité de Dieu, de ses perfections infinies et des profonds hommages d’amour, de reconnaissance et d’obéissance que doit la créature à la Majesté suprême.

Ce grand maître de la perfection chrétienne apprend à l’âme, premièrement, qu’elle n’est rien d’elle-même, et que ce [742] qu’elle est par la pure miséricorde de Dieu dans l’état de nature, dans celui de grâce et dans celui de la gloire qu’elle espère, est une pure dépendance de lui : ce qui produira en elle des sentiments admirables de son néant originaire et de son indignité à recevoir ou à retenir pour un moment les grâces de Dieu, avec un désir de vivre anéantie en elle-même et dans l’esprit des hommes, et de s’abandonner au plein pouvoir et empire que doit avoir sur elle celui qui est le Dieu et l’être de son être, et de tout ce qu’elle peut avoir jamais de bon.

Secondement, Jésus-Christ ayant voulu dans son sacrifice lui servir d’exemplaire et de modèle très parfait de celui qu’elle doit faire à Dieu, il lui enseigne encore que, de plus, il veut être lui-même son prêtre, sa victime et son hommage, s’offrant en sacrifice pour elle, ainsi que le considérait le grand apôtre à son égard, disant : il m’a aimé et s’est livré pour moi; afin de satisfaire par un moyen si digne et si relevé à toutes ses obligations, dont elle ne pourrait s’acquitter par son propre anéantissement, ni même par celui de toutes les créatures ensemble.

Troisièmement, cet état de victime en Jésus-Christ excitera encore en elle les flammes du divin amour en la contemplation [743] de celui que ce grand Tout a porté à sa créature, qui l’a réduit à une posture si humiliée et si pitoyable. De là naissent les actes d’admiration de son infinie bonté, d’étonnement de son ingratitude, de joie, de confiance et d’espérance en son infinie miséricorde; surtout un désir véritable de correspondre avec fidélité à un si excellent bienfait, embrassant les souffrances pour l’amour de lui, qui a tant voulu souffrir pour l’amour d’elle, et qui, chargé de sa croix, lui en présente le bout pour l’encourager et le suivre jusque sur le théâtre du Calvaire, pour y accomplir et consommer avec lui dans le sacrifice parfait de soi-même le grand exploit du saint amour.

Comment se pourrait-il faire que l’âme qui tient à Jésus-Christ par le lien étroit de tant d’obligations, pût voir son Dieu et son Époux, ce divin Sauveur, réduit en cet anéantissement inconcevable, sans ressentir en soi les violentes impressions de l’amour qui faisait crier le divin apôtre : «À la force!», protestant avec lui qu’elle ne peut plus vivre à soi, mais à celui qui est mort pour elle; se transformant en ses douleurs par la recherche ou la souffrance de toutes sortes de peines, de mépris, d’opprobres et de confusions, par l’acceptation amoureuse et volontaire des délaissements et des abandons [744] intérieurs, par le détachement de toutes consolations humaines et sensuelles, et même des spirituelles, de toutes connaissances, lumières, discernements, facilités, vues, pénétrations et sentiments qui pourraient nourrir la vie du propre amour, pour s’abandonner à la divine volonté de celui qui est le Père de Jésus-Christ et le nôtre, le Dieu de Jésus-Christ et le nôtre, par une entière et parfaite dépendance, se laissant gouverner, commander et conduire, à l’intérieur et à l’extérieur, par toutes les voies et les états qu’il voudra, sans jamais répliquer de la langue ou du cœur, mais se tenant toujours dans ce total mépris, abnégation de soi-même et abandon à Dieu, à l’imitation et sur l’exemple du bon Sauveur, qui comme une brebis innocente, au dire d’un prophète, a été conduite à l’écorcherie, et comme un doux agneau a gardé le silence sans ouvrir la bouche pour dire un seul mot devant celui qui ôtait la toison, c’est-à-dire l’honneur et le plaisir. Paroles qui doivent faire une grande et profonde impression sur elle.

Quatrièmement : mais si l’âme, assistée de la grâce et abandonnée à la divine opération, vient à reconnaître que l’Être de Dieu est si excellent, sa bonté et sa perfection si incompréhensibles, que la très sainte Humanité [745] de Jésus ne s’estime rien à son égard et en sa présence, non plus que le reste des créatures, qu’elle demeure anéantie, pour protester qu’aucune créature ne lui est nécessaire, non plus que les honneurs qu’elles lui rendent, puisqu’elle les surpasse toutes, ne peuvent rien ajouter à sa plénitude; c’est pour lors que, par cette sainte Humanité anéantie, elle entrera comme par la porte du Ciel dans la connaissance des grandeurs et des bontés infinies de son Dieu, et qu’elle aura sujet d’augmenter sa joie, découvrant plus à plein la mer immense de l’infinité divine.

SECTION V. Actes en forme d’oraison, pour se présenter à Dieu en sacrifice, en l’union de Jésus-Christ son fils, sacrifié sur la croix et sur les autels.

Ô mon Dieu, abîme incompréhensible d’infinies perfections, mon tout puissant principe et ma fin très souhaitable, puisque par une bonté qui est naturelle et infinie en vous, vous avez aimé d’un amour singulier l’humanité sainte de Jésus-Christ l’ayant élevée à un être tout divin par l’union hypostatique, et que vous l’avez comblée de tant de grâces et de gloire [746] qu’elle fait hors de vous dans ce sublime et heureux état tout l’objet de vos complaisances; et puisque par elle vous m’avez attiré en lui, et que par la grâce du Nouveau Testament vous me liez et incorporez avec lui, pour me faire vivre et subsister en lui et m’établir en sa filiation, en sorte que par lui et en lui, je suis et dois être appelé votre fils, et un même fils avec lui, digne d’être aimé et regardé de vous, et comme tel participer à votre héritage, qui est vous-même, pouvant en la douce pensée de cette vérité pousser vers vous cette parole de confiance, et vous dire : «Mon Père», et attendant de votre amour paternel tout ce qui me sera nécessaire pour vous être agréable; et parce qu’en moi et de moi je suis indigne de me présenter devant le trône de votre Majesté pour lui rendre les devoirs et les hommages convenables à l’état d’une créature et à celui de vos infinies grandeurs, me voici uni par votre grâce et par votre Esprit, comme membre, au corps mystique de mon divin Sauveur, que vous avez établi Chef et Roi de tous les hommes, pour vous rendre en lui et par lui les précieux hommages de dépendance, de révérence, d’adoration et d’amour que je vous dois, entrant à cet effet dans toutes ses intentions. [747]

Je reconnais dans l’anéantissement de mon cher Sauveur et dans l’obéissance qu’il vous a rendue en mourant sur la croix et vous offrant sa vie par l’effusion de son sang, et qu’il vous rend encore en mourant chaque jour mystiquement sur nos autels, la dépendance essentielle que tout être créé a du votre incréé, éternel, souverain, et immuable, et que cet anéantissement est la posture convenable de la créature en votre présence; puisqu’elle ne subsiste que par puissance, qu’elle reçoit à chaque moment de vous la continue et la conservation de son être, et qu’elle ne doit être employée qu’à votre gloire.

Ha! grand Dieu, en quel état est-ce que je vois mon cher Sauveur réduit pour payer l’indépendance malheureuse dans laquelle j’ai vécu à votre égard? J’ai abusé de l’être de nature et de grâce et de tant de dons précieux que vous m’avez élargis pour votre gloire; j’ai élevé mon faux et malheureux être pour l’opposer au vôtre, que je devais servir aux dépens de mille vies; je me suis approprié ce qui était à vous, et par une misérable complaisance en moi-même, je me suis préféré à vous, et vous ai ravi l’honneur qui vous était dû; à vous, mon Dieu, devant qui tout ce que [748] je suis et tout être créé est comme s’il n’était point.

Mon Dieu, qui avez laissé déchirer cette Humanité sacrée de votre propre Fils, mon cher Sauveur, pour me faire miséricorde; qui l’avez chargé de tous mes crimes, comme une innocente victime qui a voulu être détruite pour faire mourir le péché qui vous offense, remplissez-moi du zèle qui l’animait; et puisqu’il n’y a rien en lui, ni en tous les chrétiens qui sont son précieux corps, qui ne vous ait été offert en sacrifice d’expiation, de louange et d’honneur, en lui et par lui je réitère le même sacrifice, et veux que tout ce qui est en moi soit brûlé et consommé selon les intentions de Jésus-Christ du feu de votre saint amour : attirez-moi tout à lui, et par lui à vous; qu’il soit mon adoration, ma louange, mon remerciement, mon amour, mon hostie vers vous, ô Père céleste; recevez ces devoirs et ces respects de lui pour moi, puisqu’il vous les présente en ma place et à mon intention. [749]

SECTION VI. Actes en forme d’oraison pour se sacrifier à Jésus-Christ en tant qu’il est Dieu, et avec lui en tant qu’il est le prêtre et la victime.

Ô Jésus mon Sauveur, en qui je reconnais deux natures, la divine et l’humaine, subsistantes en votre unique personne; qui offrez en tant qu’homme, et recevez en tant que Dieu, le sacrifice incomparable de votre humanité déifiée, accordez à cette votre petite créature, pour l’amour infini qui a porté votre bonté à lui donner d’être, qu’elle s’unisse en sorte avec vous, qu’étant faite une même chose, elle puisse en vous et par vous rendre les reconnaissances et les hommages de respect et d’amour qu’elle doit à votre suprême Majesté. Et puisque vous avez désiré que je fusse un avec vous, ainsi que vous êtes un avec votre divin Père, permettez-moi, en faveur de ce don précieux, d’entrer en la société et en la jouissance de tous vos biens, et surtout de votre amour unissant et transformant, afin qu’étant fondu et comme perdu en vous, je puisse par vous, en vous et avec vous présenter à vous-même, qui êtes mon [750] vrai Dieu, toutes les puissances de mon âme et toutes les parties de mon corps en éternel et très agréable sacrifice, en l’union de celui que vous avez offert sur la croix, et que vous continuez à présenter sur nos autels, où vous êtes la victime de votre gloire et de vos délices. Je vous y reconnais, ô bon Jésus, pour le vrai de Dieu et Fils de Dieu vivant dès l’éternité, dans le sein et de la vie de votre Père céleste; et pour l’amour de moi devenu dans le temps le vrai fils d’une très pure Vierge. Je vous y aime comme mon unique Sauveur, caché et couvert de ces faibles espèces, je vous adore prosterné et abîmé devant le trône de vos infinies grandeurs abaissées dans cet aimable mystère.

Ha! combien infinie doit être votre bonté, et combien ardente la charité qui vous oblige, vous qui êtes un Dieu si grand, d’abaisser votre Majesté et de passer au travers de toutes mes ingratitudes et de mes misères, pour me venir donner un baiser d’Époux jusque sur le cœur, et me servir de nourriture et de vie! Une si excessive bonté ne me permet plus de penser à moi-même ni à mes intérêts, mais elle me presse de m’oublier avec tout ce qui me touche et me concerne, pour ne penser qu’à vous, et à la [751] gloire et au plaisir que mérite par tant de titres votre divine bonté. Je porte et remets à vos pieds tout ce que j’ai reçu de vous, je vous offre mon corps et mon âme, avec toutes leurs puissances et leur faculté. Je consacre à la gloire de vos infinies excellences et au plaisir de votre infinie bonté mon être et ma vie, mes paroles, mes actions, mes pensées, mes peines, mes souffrances et ma liberté. Je vous abandonne tout ce que je suis, et en particulier toute la capacité de mon âme; je me détache de tout ce qui n’est point vous; je me livre à vous, afin que vous me fassiez entrer dans votre esprit. Je souhaite qu’en vertu de cette offrande tous les moments de ma vie vous appartiennent, que vous me regardiez désormais comme une chose absolument vôtre, que vous m’employiez sans réserve à votre gloire, et qu’enfin vous me traitiez comme vous voudrez, pourvu que vous y trouviez votre plaisir. Ô abîme infini de bonté, qui jamais ne peut être parfaitement connu ni dignement aimé que de vous-même, et qui devez épuiser tous les amours possibles, que j’ai grand regret de vous avoir si tard et si peu aimé! J’accepte, pour le pur amour que je vous porte et que je vous dois, ô infinie Bonté, tous les renversements [752] intérieurs qu’il vous plaît permettre en mon âme, et l’enfer des plus effroyables répugnances, et dans ces moments précieux qu’il vous plaît me donner à présent, je renonce à tout autre désir qu’à celui de vous plaire uniquement, et à toute autre joie qu’à celle de savoir que vous disposez de moi et de tous les êtres selon votre plaisir; et que quoiqu’il m’arrive, vous êtes et serez éternellement ce que vous êtes, et à jamais invariablement heureux. Ainsi soit-il. [753]

CHAPITRE III. De l’image de Jésus-Christ, et comment l’oraison mystique s’en sert.

SECTION I. De l’amour que les contemplatifs portent à la sacrée humanité de Jésus-Christ.

Tous nos mystiques qui, sur les ailes de leurs fortes et légères contemplations nues se portent au-delà du monde et de toutes les choses créées, et même possibles, pour n’arrêter leur vue que sur l’Être incompréhensible, qui est le principe et la fin de tous les êtres, se font néanmoins paraître si fort attachés de cœur et d’affection à l’Humanité sainte de Jésus-Christ qu’ils nous assurent qu’il ne s’en faut jamais séparer, ni abandonner les pensées ou les images de sa vie, de ses actions et de sa mort. C’est avec un rebut de toutes choses que le divin Apôtre proteste qu’il ne veut [754] chercher de gloire que dans les opprobres, les douleurs et les pauvretés de la croix, et cet homme admirable, qui sait des secrets dont l’homme n’est pas capable et instruit dans l’école du troisième ciel, fait état de ne savoir autre chose que Jésus crucifié. La charité qu’il a pour ce divin Sauveur est si ardente qu’elle le transforme tout en lui de cœur et de volonté. Il ne veut plus que ce qu’il veut; et la vie de son âme étant changée en la vie de ce Bien-Aimé, il proteste qu’il ne vit pas, lui, mais que Jésus et son Sauveur vit en lui.

Saint François le séraphique est si épris de l’amour de Jésus comme crucifié, qu’étant tout pénétré en l’intérieur de son âme du ressentiment de ses peines, il mérite de porter sur sa chair les caractères et l’image vivante de ses souffrances.

L’image seule de l’humanité de Jésus imprimée sur la toile ou sur le papier en quelqu’un de ses mystères suffit à la grande sainte Thérèse, pour charmer ses yeux et entretenir son cœur pendant plusieurs heures, par la représentation des actions ou des souffrances de ce cher objet.

La sainte Épouse des Cantiques fait paraître les divines passions qu’elle a pour cet Époux, lorsque non contente de décrire [755] les perfections intérieures de son âme, elle fait voir les beautés de son corps en toutes ses parties, jusqu’à la moindre de ses démarches et à un seul de ses cheveux; pour conclure que son Bien-Aimé est tout désirable, et qu’il n’y a rien en lui qui ne mérite son amour.

Si vous demandez à ces âmes saintement passionnées, pourquoi leur amour est si grand pour le Sauveur; elles vous répondront qu’elles ne peuvent se défendre d’aimer de tout leur cœur celui qui est si parfaitement aimable en lui-même, et qui de plus les a aimées jusques à prendre leur nature, se rendre semblables et se donner tout à elles. Oh combien je désire, disait la sainte Épouse des Cantiques s’adressant à son Bien-Aimé, que les âmes abandonnent les vains divertissements et les entretiens inutiles de la vie présente, pour se donner le loisir de considérer la beauté, les perfections et les excellences de votre Humanité, qui comme un diadème ou une couronne royale enchâssée de toutes sortes de pierres précieuses entourent votre Divinité, qui a daigné se revêtir de notre nature pour nous élever à la participation de la sienne. Ç’a été lorsque dans le flanc virginal de votre chaste Mère vous vous êtes uni au corps que le Saint-Esprit forma du sang le plus pur de ses veines [756] que par un effet singulier de l’amour que vous nous portez vous épousâtes notre nature, avec assurance d’épouser toutes les âmes qui croiraient en vous. Quelle fut la joie de votre cœur en ce moment de votre Incarnation, auquel votre sainte Humanité se vit pour jamais unie à la Divinité et choisie pour être l’objet des plus pures affections des âmes saintes?

L’amour est fondé sur la ressemblance et la ressemblance sur l’unité; en sorte que plus l’unité est grande et plus l’amour doit être ardent. Or l’union de Jésus-Christ avec les chrétiens par la communication qu’il leur fait de tous ses biens est si étroite, que le même Sauveur la compare à l’unité qui est entre son Père et lui. «Je leur ai, dit-il, ô mon Père, donné toute la gloire que j’ai reçue de vous», parce qu’en effet Jésus-Christ donne aux chrétiens ce qu’il a reçu de son Père, et comme Dieu et comme homme; et en vertu de cette donation l’homme est fait une même chose avec lui dans l’unité d’un même corps. Ce que saint Paul explique admirablement, lorsqu’il nous fait comprendre l’union qui est entre Jésus-Christ et les âmes chrétiennes, par la comparaison de celle qui est entre le chef naturel et ses membres. Jésus-Christ, dit-il, a été établi chef sur toute l’Église, [757] et nous sommes les membres de son Corps mystique, et ainsi unis avec lui par le lien le plus intime et le plus étroit qui puisse être, tel qu’est celui des membres naturels avec leur chef; d’où il tire cette conséquence; que comme dans le corps naturel les membres ont un rapport de liaison, d’unité, de nature et de communication d’un même esprit et d’une même vie, les chrétiens sont unis avec ce Chef par la foi et par la charité, et reçoivent la communication d’un même Esprit que le Sauveur répand sur eux, et par même raison les âmes contemplatives s’unissant plus intimement à lui par une foi plus vive et une charité plus ardente, en vertu de cette union ou de cette unité plus grande, elles reçoivent d’une manière plus excellente et plus abondante la communication de l’Esprit de Jésus-Christ et les influences de ce Chef. Et comme chaque chose vit et opère selon la forme que lui donne l’être, Jésus-Christ veut que l’âme qui participe à la grâce ou à la forme excellente qui l’établit en son être divinement humain, soit tellement conforme, en sa vie et en ses opérations, au Principe divin qui est en lui, qu’elle vive de sa vie, qu’elle marche dans ses voies, qu’elle soit revêtue de ses sentiments.

C’est ainsi que la grâce de Chef qui est en [758] Jésus-Christ va découlant sur les âmes qui ont l’honneur de lui appartenir en qualité de membres. Cette grâce de Chef est à elles : toutes ses vertus, toutes ses actions, ses travaux, ses souffrances et sa mort sont à elles et lui-même est à elles; en sorte qu’il est plus vivant en elles qu’elles-mêmes; que leurs opérations sont plus les opérations de Jésus que les leurs propres, les fruits de la vraie sainteté qu’elles produisent, sont moins d’elles que de la grâce et des mérites de Jésus. Il n’est donc pas possible qu’une âme qui connaît ou qui considère les liaisons qu’elle a avec le Sauveur par la communication qu’il lui fait de tous les biens puisse être sans amour pour lui.

C’est pourquoi le divin Apôtre, désireux de voir Jésus-Christ aimé de tous les chrétiens, s’adressait à Dieu par ses ardentes prières, et lui demandait pour eux une véritable connaissance des trésors immenses qu’ils avaient et possédaient en Jésus-Christ. Je prie Dieu sans cesse, dit-il, qu’il me donne l’accomplissement de mes désirs dans votre progrès spirituel; et que le Dieu de gloire, qui est le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, vous communique un rayon de la sagesse de son divin Esprit, pour bien connaître les desseins qu’il a sur vous; que les yeux de votre cœur soient éclairés par une [759] lumière de foi et de grâce, pour voir et ressentir en vous les inestimables trésors et richesses de Jésus-Christ, que vous puissiez connaître combien grande est l’espérance attachée à votre vocation chrétienne et à l’honneur d’être les membres de Jésus-Christ; que vous puissiez ressentir combien immenses sont les richesses que les saints posséderont un jour dans la gloire, comme les enfants de Dieu et cohéritiers de Jésus-Christ; que vous puissiez bien pénétrer combien suréminente est l’excellence de la vertu divine, qui opère en nous puissamment, imprimant aux membres les mêmes traits de perfection qu’il a mis dans le Chef qui ressuscitera avec eux comme le chef avec ses membres, et qui sera hautement déclaré le vrai Fils de Dieu; et que dans notre justification nous sommes adoptés par la grâce, pour entrer en cette même filiation, afin de ressusciter glorieux, non seulement avec lui, mais comme parties de lui-même; et qu’ainsi comme membres d’un même Chef nous soyons avec lui siégeant à la dextre de Dieu avec une gloire si éclatante qu’il n’y a rien qui lui soit comparable. Toutes ces paroles de l’Apôtre nous découvrent les obligations infinies que nous avons d’aimer Jésus-Christ, puisqu’il veut rendre toutes les âmes qui lui sont [760] unies participantes de toutes ses grâces, qu’il veut accomplir en elles tous les mystères qui se sont passés en sa sacrée Personne, et que comme membres établis en lui, elles y doivent prendre leurs croissances jusques à une entière perfection.

SECTION II. De l’union de l’âme contemplative avec Jésus-Christ; et comment il est l’objet de son oraison.

Pour bien comprendre quelle est l’union de l’âme contemplative avec Jésus-Christ, et de quelle façon le même Jésus-Christ est l’objet de son oraison :

Je suppose premièrement que Jésus-Christ étant un divin composé de deux natures, l’une divine et l’autre humaine, subsistantes en une même Personne divine, l’âme le peut considérer en deux façons, ou en tant qu’il est Dieu, ou en tant qu’il est homme.

Je suppose en second lieu que Jésus-Christ en tant que Dieu est la fin dernière de l’âme, l’objet de son repos et sa dernière félicité; et qu’en tant qu’il est homme uni à Dieu, il est l’instrument général de la Divinité, conjoint avec elle en unité de Personne [761] pour l’opération de toutes ses merveilles dans l’état de la grâce, le Médiateur entre lui et les hommes, la cause méritoire de toutes leurs grâces et le modèle de leur perfection; de sorte que l’âme a toutes choses en Jésus-Christ, la fin et les moyens; Dieu ayant, comme dit l’Apôtre, abrégé et compris toutes choses en lui. Cela étant ainsi,

Je dis premièrement que l’âme peut être unie à Jésus-Christ par voie d’imitation ou de transformation en lui, qui consiste dans une expression vive de son image, dans une conformité et ressemblance de sa vie à la sienne toute innocente, et dans une participation réelle de ses douleurs, de ses abaissement et de ses souffrances; et pour parler avec l’Apôtre, dans un ressentiment de ce qu’elle croit et de ce qu’elle voit en Jésus-Christ, qui est la vraie science des chrétiens, lesquels doivent s’efforcer en toutes choses de se rendre conforme à Jésus-Christ, qui veut achever dans les élus, qui sont membres de son Corps mystique, ce qui manque à sa Passion, à sa vie et à tous ses mystères, qui est la conformité que doivent avoir ses membres pour achever l’œuvre de leur salut et de leur perfection, et apprendre par des sentiments intimes et ineffables ce que Dieu est aux hommes par Jésus-Christ, et ce que les hommes sont à Dieu par le même Jésus-Christ. [762]

Nous avons, dit saint Paul, été ensevelis avec lui par le baptême pour y mourir au péché, afin que comme Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts par la gloire et la puissance de son Père, nous marchions aussi en une nouvelle vie. Car si nous avons été entés en lui par la ressemblance de sa mort, nous y serons aussi entés par la ressemblance de sa résurrection, par lesquelles paroles ce saint apôtre nous enseigne que par la vertu du baptême nous sommes incorporés avec Jésus-Christ, que nous devenons ses membres, que nous vivons de sa vie et de son Esprit, et que nous sommes regardés par le Père comme faisant partie de son Fils unique; et qu’ensuite il conserve, nourrit et perfectionne la vie où nous sommes entés par la vertu du baptême. C’est pourquoi ce même apôtre exprime ailleurs la perfection des chrétiens par rapport à tout ce qu’il remarque de plus excellent en Jésus-Christ, qui est leur Chef, disant que le but de ses ardentes prières est que les fidèles connaissent le rapport qui doit être entre le chef et les membres, et que tout ce qui se passe en la personne de Jésus-Christ doit être étendu à son corps mystique et consommé en lui; que tous les mystères qui sont consacrés en l’humanité particulière prise par le Verbe [763] doivent être accomplis en tous ses membres; en sorte que nous pouvons dire que, comme dans l’Incarnation où Dieu est le chef de Jésus-Christ il se fait une communication des propriétés des deux natures, à raison du support qui est commun à toutes les deux, aussi est-il vrai que par le rapport mutuel qui est entre Jésus-Christ, le Chef mystique, et les âmes qui sont son Corps, il se fait une communication réciproque entre le Chef et les membres, qui sont élevés à des opérations excellentes et en un état tout divin.

Je dis en second lieu que l’âme se peut unir à Jésus-Christ, par voie d’oraison ou de méditation, lorsqu’en son intérieur elle forme une idée qui représente Jésus-Christ, dans lequel elle peut considérer trois choses réunies : sa très pure chair, son âme très sainte et sa très précieuse divinité; l’une matérielle et terrestre, l’autre spirituelle et la troisième divine, qui toutes trois peuvent être l’objet de la méditation et de l’oraison de l’âme dévote. Parce qu’encore qu’il soit vrai que l’âme, dans sa méditation, ait pour principal objet la divinité de Jésus-Christ, qui est un même Dieu avec le Père et le Saint-Esprit, et qu’elle prétende s’unir à elle et par union devenir une même chose avec elle, elle peut néanmoins considérer [764] la très sainte humanité de Jésus-Christ, ses exemples, ses actions, ses vertus admirables et même toutes divines; puisqu’en lui, en qui les deux natures étaient jointes et unies en même support, toutes les actions, tant de l’une que de l’autre nature, étaient les actions de Dieu ou d’une personne divine.

C’est pourquoi l’âme contemplative doit bien prendre garde de ne se contenter pas dans ses oraisons de former quelques images du corps visible ou de l’âme spirituelle de Jésus-Christ, comme si c’était une pure créature remplie de toutes les perfections humaines qui le peuvent rendre aimable, ou qui aurait beaucoup fait et souffert pour obliger les hommes; mais elle doit considérer cette image noblement et divinement; non telle que les Juifs se la représentaient, prenant notre Seigneur pour un homme ordinaire, ou au plus pour un saint Jean Baptiste, pour un Élie, pour un homme à miracles ou quelqu’un des prophètes; mais telle que l’avait le Prince des apôtres, qui par une révélation non de la chair et du sang, mais du Père céleste, reconnaissait que Jésus-Christ était un homme qui véritablement était aussi Dieu et Fils de Dieu vivant; ou comme l’Apôtre, qui le regardait comme l’image de Dieu invisible [765] et la figure de sa substance, et en qui toute la plénitude de la divinité habitait corporellement. Et il est évident que quand ce sublime apôtre, qui avait appris tant de secrets de la Divinité, proteste qu’il ne connaît que Jésus crucifié, il considère dans l’humanité crucifiée la profondeur de la Divinité. Mais personne n’enseigne mieux cette importante vérité que Jésus-Christ même, le maître des hommes, qui disait que la vie éternelle consistait à connaître Dieu vivant et vrai, et lui-même Jésus-Christ, et Sauveur du monde, et le vrai Dieu fait homme. Et il dit ailleurs, parlant de foi, qu’il est la porte par laquelle doivent entrer tous les hommes; et il leur promet que si quelqu’un entre par lui, il sera sauvé, qu’il entrera, qu’il sortira et que partout il trouvera des pâturages, nous insinuant que si quelqu’un entre par son humanité déifiée, considérant les mystères qu’il a opérés par elle, et elle-même qui en est le plus grand, de là il le conduira jusques aux plus hauts secrets de la divinité, et que partout il trouvera une admirable nourriture. C’est là cette porte royale par laquelle tous les saints sont entrés, et ont été introduits au sanctuaire de la Divinité; c’est la voie par laquelle ils ont marché, et l’objet plus ordinaire de leurs méditations. C’est pourquoi l’âme [766] contemplative doit dans son oraison s’unir à Jésus-Christ homme-Dieu, et avec ces âmes dont parle l’Apôtre, cacher sa vie en celle de Jésus-Christ, pour en lui et avec lui se cacher et se perdre heureusement en Dieu.

La raison est que Dieu, d’une manière ineffable, a uni à soi l’humanité particulière de Jésus-Christ, faisant avec elle partie de son ouvrage, pour avoir par soi-même de quoi se complaire et glorifier en elle, étant une chose digne de Dieu qu’il ne reçoive de gloire, d’honneur et de révérence que d’un composé divin, dont la nature soit moindre que celle de Dieu, pour être capable de s’humilier devant lui, et dont la personne lui soit égale, pour relever ses services.

Et de plus, parce que, comme dit saint Pierre, il n’y a point de salut hors de Jésus-Christ, et que Dieu n’a choisi que lui seul pour être médiateur de rédemption entre lui et nous, qu’il n’aime que lui seul d’un amour de vraie amitié dans l’univers, et qu’il a tellement renfermé toutes ses complaisances en ce seul objet de sa dilection, qu’il ne fera jamais de grâce qu’à lui et à celui qui se trouvera uni à lui et par lui-même, qu’il a choisi pour être l’instrument universel, vif, animé et conjoint avec lui, par lequel il communique tous ses dons aux [767] hommes, en sorte que personnes, dit l’Apôtre, ne peut être agréable au Père, ni avoir accès vers lui ou porter aucun fruit digne de lui, s’il n’est uni à son Fils, et s’il n’est comme le rameau vivant de cette divine souche et source de tous les biens. C’est pour cela que l’Église sainte, dans toutes ses oraisons, s’adresse à Dieu par Jésus-Christ, homme-Dieu; et que, comme elle remarque, les anges mêmes n’osent présenter que par lui le sacrifice de leurs louanges à la Majesté divine.

Le divin Apôtre explique, ce me semble, parfaitement bien le secret de ce grand mystère, quand il dit que Dieu est en Jésus-Christ se réconciliant les hommes. Car il nous enseigne par ces paroles que Jésus-Christ, dans son humanité, est, par la grâce de l’union, transféré de sa propre vie et de ses propres opérations en la vie de Dieu, et tellement tiré hors de lui et appliqué à Dieu et à ses divins plaisirs, qu’il ne vit plus de soi, en soi ni pour soi-même, mais uniquement pour Dieu, qui est vivant en lui; qu’en la même façon la grâce de la réconciliation, qui nous est donnée de Dieu en Jésus-Christ et par Jésus-Christ, étant comme une étendue de cette même grâce du Sauveur, nous doit tirer de nous-mêmes en Jésus-Christ, et par Jésus — |768]Christ en Dieu, afin que Dieu vive par Jésus-Christ en nous, par la communication de sa grâce, qui est une expression et participation de la vie divine qui nous tire hors de nous et au-dessus de nous-mêmes, pour nous faire vivre par Jésus-Christ surnaturellement en Dieu et pour Dieu, comme Dieu par sa vie est vivant naturellement en soi, de soi et pour soi-même.

C’est ainsi que l’apôtre médite et considère que Jésus-Christ dans sa divinité est la cause efficiente du salut des hommes, qu’il en est aussi la cause finale, puisque c’est pour soi et pour sa gloire qu’il travaille; mais que dans humanité unie à Dieu, il est l’instrument universel et immédiat dans lequel et par lequel il se réconcilie les hommes, ne séparant jamais l’humanité de la divinité en Jésus-Christ, que Dieu a inséparablement unie. C’est pourquoi il dit ailleurs que la parole de la croix; ou, comme parle un S. Père, le Verbe incarné attaché sur une croix est le rebut et le dédain du chrétien indévot et débauché; mais qu’il est la vertu de Dieu pour ceux qui se sauvent; qu’il est leur sagesse, leur justice et leur sanctification.

O Merveille qui excède toute humaine capacité! s’écriait une âme vraiment contemplative, parlant à l’homme-Dieu Jésus 769 Christ de voir décrites sur votre chair mortelle toutes les perfections de la divine essence; de voir qu’étant homme vous ne laissez pas d’être une personne divine, autant parfaite que Dieu, et qui est Dieu même. O Livre qui surpasse toute admiration! où la toute puissance invisible est écrite sur l’impuissance, apparente, l’Esprit sur le corps, et Dieu sur l’homme.

Ce que nous avons dit, suffit pour nous faire comprendre que les mystères de l’Homme-Dieu sont les sujets de la plus douce méditation des saintes âmes, après ceux de la Divinité; ainsi que notre Seigneur même nous l’apprend, lors qu’il nous dit, que la vie éternelle consiste à connaître Dieu et Jésus-Christ, son Fils : en sorte que ceux qui voudraient toujours exclure de la contemplation les mystères de l’Homme-Dieu, ne pourraient jamais goûter les fruits délicieux de la vie éternelle. Que si c’est une maxime des mystiques, qu’il ne faut jamais laisser pour toujours les pensées et les actes d’oraison, mais seulement pour un temps déterminé : ils l’entendent particulièrement des pensées et méditations de la Vie et de la passion de Jésus-Christ : et Jésus-Christ même dont l’Esprit était si élevé dans contemplation, puisque clairement et sans interruption 770 il voyait la divine essence ne laissait pas de l’employer quelquefois en méditations, et de se servir de ses images ou fantômes, et passant les nuits en l’oraison sur le coupeau [sommet] des montagnes et dans les solitudes écartées, il ne quittait pas toujours les représentations sensibles ou intellectuelles ni les discours intérieurs ou les actes de ses puissances. Et qui peut douter que le plus noble objet de ses méditations après la Divinité pure, ne fut celui de son humanité déifiée, ou d’un Dieu fait Homme, naissant, conversant, et enfin soumis et obéissant à son Père, jusques à être attaché et mourir pour les hommes sur le poteau infâme d’une crois? Ce qui lui faisait dire avec admiration : ha! quel prodige et quel excès d’amour pour hommes dans mon Père, de m’avoir exposé, moi qui suis son Fils, et son Fils unique, à une si cruelle mort, pour leur donner la vie et les rendre ses enfants!

SECTION III. S’il y a quelque temps ou quelques états dans l’oraison, où il faut laisser l’image de Jésus-Christ et quels ils sont.

Pour répondre à cette question, je rappelle ci ce que je viens d’expliquer en la précédente section, que l’âme peut s’unir à 771 Jésus-Christ en deux façons : la première, par voie d’imitation ou de transformation; la seconde, par voie d’oraison et de méditation.

S’il est question de la première sorte d’union avec Jésus-Christ, je dis qu’il ne la faut jamais laisser, parce que comme déclare le disciple bien aimé, Dieu nous a donné une vie éternelle et cette vie est son Fils; et celui qui a en soi le Fils de Dieu, a la vie : comme au contraire celui qui n’a point le Fils de Dieu en soi, n’a point la vie. Ce qui fait voir que le chrétien n’a de vie que par Jésus, que sa vie tient à la sienne et qu’elle en est inséparable, ainsi qu’ailleurs nous en avons apporté les preuves.

Mais si nous parlons de l’union avec Jésus-Christ par voie d’oraison, je dis qu’il y a de certains temps ou états dans lesquels l’âme peut et même doit laisser les images de l’humanité de Jésus-Christ, savoir est quand elle est tirée à la pure contemplation de Dieu, tel qu’il est en lui-même et en tant que dernière fin de toute créature.

J’ai dit plus haut que Jésus-Christ est un divin composé de deux natures subsistantes en une même personne divine; et qu’ainsi Jésus-Christ est Dieu et homme tout ensemble. En tant que Dieu, il est l’objet final qui doit attirer et attacher l’âme et 772 µµ lui donner le repos avec sa dernière perfection. En tant qu’homme uni à Dieu, il est le moyen et la voie qui la conduit à cette bienheureuse fin. Il faut donc dire que l’union à laquelle tend l’âme par la méditation et par l’oraison a pour objet final la divinité et Dieu en lui-même, ou en tant qu’il est Dieu infiniment parfait et souverainement aimable en lui-même, par lui-même et pour lui-même. C’est là le terme et la fin de tous ses exercices et de toutes ses pratiques intérieurs; parce qu’elle ne doit voir ni aimer en cet objet, que lui-même; ni lui adhérer ou se reposer en lui que pour l’amour de lui-même, et non pas à raison de l’être, des grâces et des dons qu’elle a reçus de lui en sa création ou en sa justification; ni par la considération de ceux qu’elle attend de lui, comme de son bien souverain qui doit un jour être son bonheur, sa couronne et sa perfection; parce que tout cela serait se rechercher soi-même.

Je ne veux pas dire que l’âme ne puisse ou ne doive regarder son Dieu, l’aimer et s’unir à lui, comme au principe de son être ou à sa source et à la fontaine de son bonheur : qu’elle ne le puisse encore considérer, comme dit le divin apôtre, avec des sentiments de reconnaissance, comme la réconciliant à soi en Jésus-Christ son sauveur : mais ce que je prétends, est de lui faire connaître que tout cela n’est pas son principal objet; mais Dieu en lui-même; et que les autres choses et Jésus-Christ même dans son humanité, ne sont que des effets et des moyens qu’il nous donne pour arriver à lui comme à la fin dernière.

Tout ceci me semble naïvement bien représenté par trois sortes d’exercices que pratiquait le Grand Prêtre, lorsqu’il était dans le sanctuaire autour de l’arche d’alliance, qui était la figure de Jésus-Christ, Notre Seigneur.

Le premier était d’arroser l’arche d’alliance et la teindre du sang des victimes. Le second, de la parfumer et brûler une si grande quantité d’encens dans le sanctuaire, que cela faisait comme une épaisse nuée qui lui ôtait la vue de tout ce qui était à l’entour de lui; et de Dieu même, lorsque quelquefois il lui paraissait en quelque forme visible sur le propitiatoire. Et le troisième était de faire oraison à Dieu qu’il adorait invisiblement présent au-dessus de l’arche sur le propitiatoire, où il faisait sa spéciale demeure.

L’âme contemplative doit pratiquer ces mêmes exercices et s’occuper en la divine présence autour de Jésus-Christ, qui est l’arche d’alliance du Nouveau Testament. Le sang des victimes dont cette arche était arrosée représente Jésus-Christ étendu sur la croix et accompagné de ses douleurs. Si l’âme dévote vient à jeter les yeux de sa considération sur cette arche divine, sur un Dieu fait homme et arrosé non du sang des victimes, mais rougi du sien propre, qu’il répand sur une croix, il n’est pas possible que ce Dieu souffrant, ensanglanté et mourant de douleur et d’amour pour les hommes, s’exposant ainsi à cette âme qui le contemple, ne la porte à mille saintes et ardentes affections d’imiter et d’exprimer en sa vie les souffrances de son Bien aimé. C’est à quoi nous exhorte le divin apôtre : courons, dit-il, dans la patience dans cette carrière quji nous est ouverte, jetant nos yeux sur Jésus-Christ comme sur l’auteur et le consommateur de la foi, qui a souffert la Croix en méprisant la honte et l’ignominie. Pensez à celui qui a souffert une si grande contradiction des pécheurs, afin que vous ne perdiez point courage et ne vous lassiez pas dans le chemin de la perfection chrétienne tout couvert et semé de croix.

C’est de cette croix que le sauveur se promettait de tirer toutes choses à soi; c’est-à-dire tous les cœurs tant soit peu sensibles à l’amour, à l’imitation de ses souffrances, et de sa charité. Il y a, disait une âme enivrée de l’amour de la croix et de son Dieu attaché sur elle, je ne sais quels divins appas, je ne sais quels charmes inévitables sur le visage mourant d’un Dieu supplicié; dont les âmes dévotes ne se peuvent défendre, et qui leur fait dire comme au plus passionné des amants de la croix que toute leur gloire et toute leur science consiste à connaître Jésus, et Jésus crucifié.

Le second exercice dont l’âme se peut occuper autour de Jésus-Christ, c’est dans la considération des vertus admirables résidantes en son intérieur bien représenté par cette nué de parfums qui s’élevait autour de l’Arche, et qui remplissait tout le lieu d’une odeur précieuse et pénétrante : parce que les vertus et les perfections de Jésus divinement humaines, sont comme des fleurs du paradis qui versent leur baume odorant dans le parterre de l’Église arrosée des bénédictions du ciel; et que l’âme contemplative entrant par ses méditations dans l’intérieur de Jésus-Christ, et considérant la profondeur de son humilité, dans ses anéantissements, les excès de sa charité, de sa douceur, de sa patience, de son obéissance et de ses autres vertus, les pratiques et les exemples admirables qui lui en donne dans les mystères de sa vie et de sa passion, se sent divinement attirée, comme l’épouse des cantiques, à courir après cet époux à l’odeur de ses héroïques vertus.

Le troisième exercice du grand prêtre qui était d’adorer Dieu, reposant sur le propitiatoire au-dessus de l’Arche, non en quelque image ou représentation visible, mais invisiblement sur les ailes des chérubins, qui à cet effet étaient toujours étendues, figurait une troisième sorte d’oraison et de présence de Dieu, communiquée aux âmes, non sous quelques images ou similitudes corporelles ni même spirituelles, mais au-dessus de toute lumière, de toute raison ou intelligence humaine; par le moyen d’une foi nue, et d’un très pur amour : car bien qu’en l’état de cette vie l’âme ne puisse pas connaître Dieu tel qu’il est en lui-même, elle le peut néanmoins, et croire et aimer, tel qu’il est au-dessus de toutes lumières et affections humaines des créatures, lors que dans l’obscurité et le nuage de la foi mystique, qui lui ôte la vue de tout le créé et de Dieu même, qui peut paraître quelquefois extraordinairement sous quelques notions fort déliées, non seulement spirituelles, mais très surnaturelles, elle s’élève au-dessus d’elle-même par des affections très pures dans l’inconnue présence de la très simple Divinité. Ce qui lui peut arriver, non seulement parmi les douceurs de l’oraison mystique savoureuse, mais encore au milieu des peines, des abandons, des dégoûts et stérilités qui accompagnent une oraison mystique sèche et sans aucune saveur, ainsi que nous le faisons voir en son lieu. Il suffit ici d dire que le sentiment commun des théologiens mystiques après celui de leur grand maître saint Denis, est qu’il y a certains états dans lesquels l’âme doit laisser les plus sublimes spéculations, celles mêmes de la Trinité et des divines perfections, non qu’elles ne soient bonnes et excellentes en foi; mais parce qu’il y a pour lors une appréhension plus noble en l’âme, au moyen de laquelle d’une façon inconnue elle atteint le suprême des Esprits, qui est au-dessus de toutes pensées et de toutes images. Et comme l’Objet propre et principal de notre foi, c’est la première vérité qui est Dieu, en tant qu’il est connaissable par cette lumière céleste : en même façon l’objet de l’oraison mystique, est la souveraine bonté de ce même Dieu souverainement aimable et connaissable par la foi nue et le pur amour. Et quand il plaît à Dieu de tirer l’âme à cette oraison mystique, elle doit laisser celle qui se fait par les bonnes pensées et les actes aperçus. La raison en est que ces bonnes pensées ne sont pas sa fin dernière pour y demeurer arrêtées mas seulement un moyen pour y tendre, et quand il plaît à la divine bonté, qui est l’objet légitime de son amour, de lui donner le repos et de l’arracher à soi par une quiétude obscure, elle doit quitter toutes les pensées qui le cherchent, même celles de l’humanité du Sauveur, pour s’arrêter au repos qui jouit de son essentiellement belle divinité. Et si l’excellent apôtre nous assure que Jésus crucifié qui comprend non seulement la nature divine, mais encore l’humaine, est l’objet de sa science et de son oraison, il ne veut pas dire que l’âme ne doive jamais avoir pour objet la divinité pure; mais il enseigne seulement, que par l’humanité de Jésus-Christ, elle est conduite comme par la main à la connaissance de la divinité; et que pour cet effetil proposait cette humanité sainte aux commençants, et particulièrement sous l’objet de ses douleurs, comme le lait qu’on donne aux enfants, auxquels par après, comme devenus parfaits, il proposait la connaissance de la divinité, comme une viande solide dont ils se devaient nourrir. Et comme nous avons ailleurs suffisamment expliqué, comment l’âme dans l’oraison mystique se tient unie à Jésus-Christ, qui lui sert d’objet en tant qu’il est Dieu en lui-même, et de moyen en tant qu’il est l’homme-Dieu, son unique Sauveur, qui l’aide de ses grâces, pour demeurer attachée à ce divin objet Jésus-Christ; j’avertis seulement ici qu’il ne lui est pas nécessaire pour se conserver dans l’union avec Jésus-Christ d’avoir toujours cette pensée qu’il lui en a mérité, ou qu’il lui en donne la grâce; mais qu’il lui suffit de le croire; ce qu’elle peut faire, quoiqu’elle soit privée des sentiments et des réflexions sur cette vérité; dont souvent elle n’est pas capable, puisque tous les actes nécessaires à cette Union, se pratiquent noblement pas le repos que l’âme conserve, qui la tient attachée immédiatement à son Dieu, et aucun moyen de discours et de pensées qui soient réfléchies et aperçues. µµ



TRAITE X. Quelques matiÈres ou sujets propres à entretenir ou augmenter la paix et le repos de l’Âme en Dieu avec quelques avis et motifs nÉcessaires pour cet effet [Tome II, page 780]

CHAPITRE I : matières et sujets propres à entretenir la paix de l’âme.

SECTION I. L’âme doit souvent considérer l’excellence de sa vocation.

L’âme qui veut avancer dans la paix et le repos intérieur doit s’occuper souvent de cette pensée qu’elle est créée, rachetée, justifiée et appelée d’une vocation [781] sainte et particulière; et que l’intention ou le dessein de Dieu sur elle dans la communication de tant de grâces, est qu’elle se laisse gouverner et conduire en toutes choses par son Esprit; mais particulièrement en son intérieur, en son fond ou en sa capacité; qu’elle doit toujours tenir ouverte, exposée et soumise aux opérations de ce même esprit. Elle doit faire grande estime de cette vocation, et en rendre grâces à l’auteur de tous biens, puisque c’est en sa vertu qu’elle ressent de si grands et de si généreux désirs de se donner et abandonner à lui; et qu’elle obtiendra tous les moyens et toutes les aides nécessaires à l’acquisition de son divin Esprit. Elle doit travailler à se mettre en ce total abandon, qui est au-dessus des sens et de la raison humaine; à quoi il faut bien prendre garde, afin de ne s’étonner pas si quelquefois elle ne peut rien discerner, connaître et comprendre de cet exercice, par lequel Dieu la veut conduire plus ordinairement par la voie des souffrances, des dégoûts, des obscurités et de la mort entière de ses opérations propres, lui apprenant ainsi à ce laisser conduire selon qu’il lui plaira.

Ce qui fait assez connaître que l’usage de cet exercice est doux, suave et tranquille d’un côté; mais de l’autre, difficile et angoisseux. [782] Il est doux en ce que c’est un abandon et une amoureuse soumission de l’âme à l’infinie bonté de Dieu, qui ne peut être sans un grand et doux repos; mais il est difficile d’ailleurs et demande un grand courage; parce que son travail ne consiste point tant à faire opérer, et produire de bons actes d’elle-même, qu’à mourir à toutes ses opérations propres, à ses discernements, à ses vues, à ses lumières, à ses goûts, à ses applications et à souffrir en silence toutes les épreuves, les tentations ou les différents états dans lesquels il plaira à Notre Seigneur de la mettre, mais la confiance qu’elle aura en Dieu, la fermeté et la persévérance malgré toutes les raisons de la chair, du Diable, et du monde, et enfin l’expérience, convertiront toutes ses amertumes en une grande douceur.

SECTION II. Confiance en Notre Seigneur, grand moyen d’acquérir la paix.

Les troubles et les inquiétudes naissent ordinairement dans l’âme du désir qu’elle a d’avoir quelques connaissances, quelques lumières, quelques goûts et discernements qui lui donnent quelque connaissance sensible ou apercevable de l’état où 783 elle est; mais elle doit mourir à tous ses désirs, et s’abandonner absolument à la volonté de ce Seigneur, se confiant entièrement à sa bonté, en sa miséricorde et en ses mérites et bien que quelquefois ses obscurités, ses troubles et ses dégoûts soient grands, elle doit conserver inviolablement la confiance au soin, à la conduite et à l’amour qu’il a pour les âmes; et particulièrement pour celles à qui il donne de grands désirs de se consacrer à lui.

Hé quoi! douter de la providence, de l’amour, et de la bonté de celui qui dit (Prov.8. v.6.31.) que ses plus doux plaisirs et ses plus chers délices sont d’être et de converser avec les enfants des hommes, qui pour cet effet a pris leur nature et s’est fait homme comme eux, avec eux et pour l’amour d’eux, qui a vécu et qui est mort pour eux, qui s’est donné entièrement à eux au saint sacrement de l’autel, pour y être leur vie, leur nourriture et leurs délices? Lui qui se plaint tant de fois que les âmes ne viennent point à lui, quoiqu’il les appelle sans cesse, qu’il frappe à leur porte et y demeure ferme attendant qu’elles ouvrent, quoiqu’il souffre attendant qu’elles ouvrent, quoiqu’il y souffre mille rebuts, qui se dit tant de fois leur bon Pasteur, qui les appelle par nom secret qu’il leur a donné et par la voix de ses inspirations et du sang précieux qu’il a donné pour elles, afin qu’elles 784 croissent de jour en jour et de moment en moment, dans les désirs de le suivre comme de petites brebis simples et innocentes par tous les états de cette vie intérieure; qui les a rachetées, lorsqu’elles étaient perdues et pour lui et pour elles, d’un prix si cher, qui est celui de son sang et de sa vie, qui les a cherchées, et trouvées avec tant de fatigues lorsqu’elles se sont égarées, et qui ensuite les met et les porte sur ses épaules, et dons son cœur avec des jubilations et des joies si excessives qu’il ne les peut dissimuler? Quoi? Ce doux et ce débonnaire Sauveur ne se doit-il pas promettre que ces âmes auront de l’amour pour lui, qui les aime tant, et qu’elles le tiendront embrassé comme il les embrasse sans jamais se séparer de lui quoiqu’il arrive?

SECTION III. L’âme doit bien connaître la fin et les moyens de sa vocation.

Il est nécessaire que l’âme pour marcher d’une façon qui soit digne de Dieu dans la voie de sa vocation fasse deux choses :

Premièrement elle se doit bien établir en la ferme foi et confiance au soin, en l’amour, en la bonté, en la providence et en la conduite que Notre Seigneur prend de 785 toutes les âmes dont il est le Pasteur et le Père, et de la sienne en particulier, parce que c’est là un des principaux fondements de cet exercice et un des plus puissants motifs dont Dieu se sert pour obliger cette âme à s’abandonner à lui; aussi lui donne-t-il de vifs ressentiments du soin qu’il daigne prendre d’elle et des voies admirables par lesquelles il la conduit, lui inspirant même de grands désirs d’entendre parler de ces voies que Saint Paul appelle impénétrables et incompréhensibles (Rom. 11, 33), et d’en avoir quelque expérience en elle-même. C’est pourquoi elle doit bien connaître que sa fin dernière n’est point en elle-même ni en quelque autre chose crée, mais en Dieu, et Dieu même; ce qui lui fait connaître la noblesse infinie de sa vocation qui n’aboutit pas seulement à la jouissance active de Dieu : je veux dire à la gloire et au plaisir de le voir, de le posséder et d’en jouir comme de son vrai bien infiniment désirable, mais passe plus avant jusques à être destinée aux délices de Dieu, dont elle doit être la joie, la gloire, l’héritage et la possession éternelle; ayant plu à cette divine bonté, de la choisir entre une infinité d’autres purement possibles, pour se réjouir éternellement en elle. Ce qui fait comprendre à cette âme, qu’en toutes les actions elle ne doit chercher, considérer, prétendre, ni 786 voir ou vouloir autre chose que le seul plaisir, la seule gloire et le seul honneur de Dieu, et non point l’intérêt propre, le salut, la perfection, la consolation, le goût, ou quel qu’autre satisfaction que ce puisse être. C’est la raison pour laquelle elle doit faire grand état de l’oraison et de la théologie mystique, de laquelle nous avons traité : parce qu’elle lui apprend à mourir à tous ses propres désirs, mouvements, discours, discernements, pénétrations, lumières, goûts, et autres opérations sensibles, pour bonnes qu’elles paraissent, comme sont certaines activités, bouillonnements et ferveurs, qui assez souvent procèdent plus de l’esprit humain, que de celui de Dieu, et qui lui donnent plus d’occupation en soi qu’en Dieu; afin de donner entrée libre à l’Esprit de Notre Seigneur et à sa sainte opération, par l’anéantissement de son esprit et de sa propre opération.

Secondement, il faut de plus que l’âme se fonde et s’établisse dans la ferme croyance qu’il n’arrive rien au monde que par la volonté de Dieu, qui ordonne toutes choses pour le bien et le salut des âmes, ou de quelqu’une d’elles en particulier, laquelle il veut conduire comme il lui plaît; et cela pour le dessein de sa gloire, de son honneur et de son plaisir. C’est pourquoi elle ne doit jamais 787 trouver à redire sur tout ce que Dieu espère par soi ou par ses créatures, dans le ciel ou sur la terre, en elle ou hors d’elle : mais elle doit croire et estimer que toutes choses sont parfaitement bien faites, disposées et ordonnées; et à l’égard du péché, bien que Dieu ne le puisse vouloir, puisqu’au contraire il le défend et le chasse, comme étant la sainteté même, il tombe néanmoins sous les ordres de sa providence, qui jamais ne le permettrait ou souffrait, non plus que les pécheurs, s’il ne savait à quoi il s’en doit servir pour la perfection des âmes prédestinées, et pour sa plus grande gloire.

L’âme doit donc bénir Dieu de tout et en toutes choses, parce qu’il y fait toujours ce qui lui plaît et que rien ne peut plaire à une bonté souveraine, que ce qui est bon et parfait. Elle doit adorer en silence ses œuvres, ses desseins, ses volontés, et ses conduites; se tenant en humilité et continuelle soumission à l’égard des arrêts et des décrets de cet être adorable, pliant et captivant sa propre raison, son jugement et sa volonté par le moyen d’une foi pure, nue et détachée de toutes lumières et raisons naturelles et humaines; qu’elle doit anéantir pour s’appuyer uniquement sur Jésus-Christ, vérité infaillible, qui pour lui faire connaître combien fidèle, douce et aimable est sa 788 Providence qui veille sur toutes choses, l’assure dans son Évangile qu’il ne se fait point sans l’expresse permission du Père céleste que de deux passereaux l’un tombe dans les filets, et l’autre s’échappe; disant (Matth. 10, 26) le même d’une feuille d’arbre qui tombe à terre et confirmant cette vérité en plusieurs autres endroits, pour obliger de croire, d’adorer et d’aimer les desseins, les pensées et les conduites qu’il a beaucoup plus douces, plus tendres et plus admirables sur les âmes.

Cette considération réduite à une fidèle pratique sera à l’âme un principe de grande paix, tant en l’extérieur qu’en l’intérieur. En l’extérieur à l’égard du prochain, conversant avec lui humblement et doucement, le regardant comme l’instrument de Dieu par lequel il la console, ou la châtie, ou l’éclaire, ou la conduit, ou l’exerce selon qu’il lui plaît. Ce qui se peut encore étendre aux autres créatures; pour lesquelles avec le prophète (Ps. 102, 22) on peut bénir Dieu en tout ce qu’il fait et dispose par elles. Et pour l’intérieur, étant assurée que Dieu en a un soin tout particulier, qu’il fait servir le ciel et la terre à sa perfection, que les choses mêmes qui paraissent les plus contraires, et jusques aux puissances infernales, sont contraintes de frapper à son but, et contre leur gré d’avancer son salut et sa gloire. Elle demeure toujours en paix, 789 repos et tranquillité, et dans un état propre à recevoir continuellement les mouvements et les opérations de Dieu en elle, considérant qu’il exécute et accomplit les desseins, et les décrets qu’il a faits pour la conduite des âmes, adorant en silence et profond anéantissement de toutes ses puissances, ses divines volontés, et se réjouissant de ce que lui seul sait et connaît le commencement, le progrès et la fin de toutes choses.

De là naîtra encore qu’en toutes entreprises, desseins, résolutions et actions, tel qu’elles puissent être, elle ne se troublera; et même ne s’étonnera point, si elles ont un progrès ou une fin différente de ce qu’elle avait pensé ou proposé : et passant outre en tout ce qu’elle entreprendra, elle ne se proposera plus aucune fin, succès et évènement particulier; mais elle s’arrêtera à cette seule volonté, décret, dessein, providence et conduite de Notre Seigneur, qui souvent veut opérer en elle, et par elle, sans qu’elle sache les raisons, ni les desseins ou le succès de ses œuvres : mais son unique nécessaire est de savoir et se réjouir que le tout tournera et aboutira à la gloire de son bon Maître, quoi qu’elle ne sache et ne doive pas rechercher comment.

Ceci encore lui servira beaucoup pour anéantir toutes les raisons et les vues humaines 790 en tout et par tout, particulièrement en l’obéissance et la conduira, à une soumission simple, pure et tout divine, qui ne considère en ce qui est ordonné autre cause, motif et raison, que l’obéissance même, établissant son plaisir en l’accomplissement de celui de Dieu.

SECTION IV. L’âme en toutes choses se doit laisser conduire par l’Esprit de Dieu.

Un des grands défauts que puisse commettre l’âme, c’est de vouloir s’ingérer et entreprendre d’elle-même de se mettre en la conduite de Notre Seigneur, cherchant partout des exercices, des entretiens, des méthodes, de belles pensées et choses semblables; se persuadant que tout va bien, pourvu qu’elle passe son temps en de tels entretiens, colloques, affections et discours qu’elle produit souvent par un esprit propriétaire, s’appuyant beaucoup sur elle-même et sur ses inventions, et se tenant en bonne estime proche d’elle-même, croyant avoir beaucoup gagné d’avoir trouvé ces bonnes lumières, ces entretiens et de beaux et bien arrangés discours. Mais hélas! quel abus et quelle illusion dans ces pauvres âmes, qui sont du nombre de celles 791 dont parle Dieu par son prophète, disant (Ps. 80, 13) : je les ai abandonnées à leurs propres désirs; ils marcheront par le chemin de leurs inventions.

En effet, rien n’empêche si fort l’opération de Dieu dans une âme, que quand elle veut agir, méditer et produire ses bonnes pensées, ou les ayant s’y entretenir, comme si ses pensées procédaient d’elle, ne se souvenant pas que, comme enseigne le divin Apôtre (II Cor. 3, 5), elle n’est pas suffisante d’elle comme d’elle-même, d’avoir la moindre bonne pensée surnaturelle, qui est pourtant nécessaire, et comme le premier vivant en elle de la bonne et vertueuse opération.

Elle doit donc, soit en l’oraison, soit en tous autres exercices ou états, tels qu’ils puissent être, demeurer dans une entière soumission à Notre Seigneur, ne désirant avoir de lumières, ni de pensées, pénétrations et connaissances, qu’autant et selon qu’il lui plaira lui en donner, se contentant de se tenir dans son néant, prenant patience et ne jetant pas le moindre soupir et désir après aucune pensée, telle qu’elle soit, s’estimant très heureuse et indigne qu’il la souffre en sa présence; et lorsqu’il voudra lui donner quelques bonnes pensées, lumières ou sentiments, elle doit prendre garde de ne s’y appliquer ou attacher avec propriété; mais de 792 les recevoir comme pauvre mendiante, par emprunt avec dépendance, se tenant à l’égard de ce Seigneur dans un état si soumis et si humble, qu’il puisse faire d’elle ôtant ou donnant tout ce qui lui sera plus agréable, se soumettant à tout ce qu’il voudra opérer en elle; soit par lumière, ou par obscurcissement, par goût ou par amertume; s’efforçant dès l’abord de n’avoir autre désir que de passer par où il lui plaira, et de le servir et entretenir à sa mode, supprimant ses opérations propres, pour souffrir et recevoir les siennes. Elle doit même prendre garde de ne point désirer d’avoir des lumières et des connaissances, des goûts ou des sentiments, par le moyen desquels elle puisse discerner ou ressentir qu’elle est ou qu’elle se veut mettre dans cette soumission, réception ou abandon total d’elle-même; parce qu’ainsi voulant se détacher de soi, elle s’y attacherait davantage : il lui suffit de demeurer dans son entier abandon, parce que c’est cela seul que Notre Seigneur demande d’elle. 793

SECTION V. Comment l’âme en tous états doit vivre abandonnée à Dieu.

Il arrive quelquefois que l’âme n’a aucune occupation avec Dieu, et qu’ainsi elle est en danger de tomber en oisiveté; et pour lors elle doit recourir à la production d’actes, appelée de quelques une active, qui demande quelques doux efforts de sa part, pour se convertir et s’élever à Dieu par des actes de reconnaissance du souverain domaine et empire qu’il a sur elle, et de sa dépendance essentielle, surtout de ce qu’il est le seul vrai être et la seule infinie bonté et perfection : ce qui la doit obliger à s’abandonner aux actes de complaisance en lui, et de résignation de tout son être, se glorifiant comme le divin Apôtre (II Cor. 12, 9-10), dans son infirmité, se réjouissant et comme s’applaudissant de ce qu’elle n’est rien, puisqu’il lui plaît et qu’il est ainsi nécessaire : et aussi de ce qu’elle ne peut rien d’elle-même, mais que lui seul fait et puisse tout en elle; ce qui ne ferait pas, si elle était et pouvait quelque chose d’elle-même; et en quoi elle peut être indépendante de lui. Mais comme il arrive assez souvent que l’incapacité d’agir est grande dans l’âme, tantôt à raison des douleurs, 794 des maladies et des incommodités, d’autres fois à cause des distractions, des troubles, des inquiétudes et des sécheresses; elle doit pour lors se contenter de sa soumission et d’un repos en Dieu non aperçu, qui se pratique dans tels états, où elle ne peut et ne doit produire sinon quelques petits actes de patience et de résignation, capables de l’entretenir en ce sacrifice silencieux; ce qu’elle fait sans s’en apercevoir; ne pouvant avoir aucune considération, ni application sur ses pensées; desquelles elle ne laisse pourtant pas d’avoir quelque idée et impression; puisqu’elles l’obligent (Isaïe 38, 17) de ne dire mot, et de demeurer en paix pendant son amertume qui devient très amère, lorsque ne pouvant produire aucun acte d’oraison, elle ne sait presque pas et ne s’aperçoit point qu’elle le veuille, ayant souvent des sentiments tout à faire contraires à cette volonté.

Mais Dieu voulant se servir de cet état d’abandon, d’épreuve et de stérilité, pour la désunir de plus en plus d’elle-même, elle doit de son côté se tenir en un repos, et en une tranquillité non savourée, imitant Notre Seigneur sur la croix; où elle doit souffrir d’être attachée avec lui et anéantie sans oser parler ni donne aucun signe d’impatience ou de désir de quelque autre état, devant ce grand être qui lui ordonne de demeurer 795 ainsi et quoiqu’elle ne puisse s’appliquer, elle a néanmoins quelques petits actes intérieurs qui lui viennent parfois, en vertu desquels elle demeure imperceptiblement anéantie, accoisée, muette et tranquille devant cet être souverain, avouant ainsi par effet qu’elle n’est rien, et que Dieu seul est tout; et qu’il peut faire d’elle tout ce qu’il voudra, et qu’elle s’y doit soumettre, et ces actes s’accomplissent par une vue de foi, et par un repos en un objet qui n’est point aperçu.

J’ajoute à ce que dessus, que l’âme doit faire grande estime des stérilités, des épreuves, des privations et choses semblables, pour qui la nature, le sentiment, la volonté propre, et quelquefois même la raison ont des grandes répugnances : parce qu’ayant pour fin de s’unir à la volonté de Dieu, elle doit faire état et usage des moyens qui l’y conduisent; tels que sont ceux du renoncement et de l’abnégation de soi-même, par lesquels elle est mise dans la pratique actuelle des desseins et des résolutions qu’elle aurait, si elle la facilité de discourir et de disposer d’elle-même : et elle peut dire en cet état avec l’Apôtre (Gal. 6, 14) : je ne chercherai de gloire que dans la croix de Jésus-Christ, n’y ayant rien plus honorable à l’âme ni plus agréable à Dieu, que ces mêmes états 796 supportés avec douceur, paix et tranquillité.

Ce que nous venons de dire doit être bien considéré de l’âme : parce qu’il doit être le fondement, la base et l’appui de tout son entretien, en tout temps, en tous lieux, et en toutes occasions : ce doit être son refuge lorsqu’elle se voit harassée, abattue et alanguie ou en danger de tomber en paresse et oisiveté : ce doit être son réveil matin, se jetant en ces pensées sitôt qu’elle sera réveillée; ce doit encore être sa méthode et son entretien, lorsqu’elle a facilité d’opérer, produisant ses actes à dessein de glorifier ce seul être infiniment bon, parfait, et aimable, et de faire voir que tout ce qui est hors de lui, étant une pure et essentielle dépendance, se doit rapporter à sa gloire et à son plaisir, jetant la vue particulièrement sur elle-même qui doit être usée, employée, consacrée, anéantie, et consommée à son honneur, gloire et service; en la manière qu’il voudra, s’estimant cependant très indigne et très heureuse d’être employé à l’honneur et au plaisir de cet être si excellent.

Enfin, cet abandon doit être le remède de toutes ses afflictions, et tentations et le passe par tout de ses exercices; et le tout en l’union de celui de Notre Seigneur qui s’est offert et s’offre continuellement en sacrifice 797 à Dieu son Père en la vue et objet de l’infinie excellence, suffisance, indépendance ou empire de son être infini; et du néant et entière dépendance de tout être créé.

Il est même très agréable à Dieu, et très utile à l’âme, de se mettre quelquefois, au moins une fois le jour, en sa présence, lui offrant son cœur par une certaine exposition, soumission, dépendance, abaissement et anéantissement de toute elle-même, demeurant dépouillée de tous désirs et affections, et par cette exposition, offrande et ouverture de son cœur, vide de tous propres désirs et opérations, inviter ce même Seigneur à lui faire connaître sa volonté; et à lui donner la grâce de s’abandonner en tout et par tout à sa conduite : ce qu’elle doit espérer de sa bonté infinie.

Et s’il plaît à ce Seigneur (comme il peut arriver assez souvent par une grande miséricorde) de mettre l’âme en cet abandon total pendant qu’elle est en l’oraison, ou même parmi les occupations du jour, lui donnant de grands désirs de se laisser conduire entièrement à lui et en la façon qu’il voudra; s’il l’établit dans cette ouverture, offrande et exposition de son cœur, d’elle-même et de tout ce qui en dépend, désirant que lui seul soit le maître, le principe et la fin de tous ses mouvements, de ses désirs et de ses affections 798; elle doit demeurer en ces bons sentiments et en cet acquiescement, autant que Notre Seigneur voudra, sans s’arrêter ou faire aucune pénétration, réflexion, et discernement sur eux; mais les recevoir et pâtir avec humilité, soumission et totale dépendance : étant bien aise de ne pouvoir connaître ni discerner les conduites et les voies de ce très sage et souverain directeur; puisqu’il veut qu’elles lui soient secrètes et impénétrables; et lorsque tels attraits, sont passés, elle ne les doit plus désirer, mais lui en rendre grâces et continuer à demeurer dans son néant devant l’être infini de Dieu.

SECTION VI. L’âme doit éviter ou rejeter tout ce qui peut troubler la paix de son abandon ou de son repos en Dieu.

Comme l’abandon et la remise en Dieu doivent être l’exercice continuel de l’âme, elle doit tenir toutes ses puissances extérieures accoisées en silence et soumises à l’esprit de ce même Dieu, qui veut être en tout temps et en tous ses emplois, intérieurs et extérieurs, son seul et unique objet; et partant elle doit fuir tous les discours et les pensées inutiles de son entendement, 799 qui toujours désire s’occuper de quelque chose qui lui soit connu, facile et agréable : elle doit aussi éviter tous les désirs trop actifs qui naissent en elle; particulièrement s’ils sont inquiétants, quoiqu’ils paraissent bons : comme sont par exemple les désirs, les desseins ou les résolutions de pratiquer telles pénitences, de se mortifier en ceci ou en cela, de pratiquer tels ou tels actes de vertu, d’avoir le discernement de ce qu’elle fait, et s’il est agréable à Dieu. Je dis le même des doutes qui lui viennent quelquefois, si elle fera telle chose, ou non; et si elle est plus ou moins agréable à Dieu; si elle n’a point excédé les règles et les bornes du dormir, du boire, du manger, du parler, et choses semblables, souvent inutiles et scrupuleuses, qui doivent être négligées et méprisées comme indignes d’être considérées par une âme dont toute l’occupation doit être d’adhérer à Dieu, de conserver son repos en lui, sans se divertir ou détourner ailleurs. Et quand je dis ici que l’âme ne doit point s’arrêter aux désirs qui naissent je n’entends pas qu’elle doive renoncer à la vraie mortification et à la pratique solide des vertus, puisqu’au contraire elle est obligée par état d’y être plus fidèle; mais je lui veux apprendre que cet exercice de l’abandon en Dieu, qui est si contraire à la nature, à la chair et au diable, qu’ils font ce qu’ils peuvent pour le corrompre, ou au moins l’interrompre par la sollicitation des désirs et des pensées de faire pénitence et de pratiquer tels actes de vertu; leur intention et leur but n’étant que de la divertir de cet exercice, dans la pratique duquel elle avancera plus dans les vertus et dans la mortification qu’en tout autre; mais le sens et la raison humaine qui sont aveugles et ne connaissent rien ici, ne trouvant pas leur consolation en cet exercice, la cherchent par les désirs sensibles de s’employer dans l’exercice des vertus et de la mortification, qui se pratiquent bien plus noblement ici où la propre volonté et toute l’âme sont mortifiées et soumises à Dieu.

Et à l’égard du démon tous ses désirs inquiétants sont pures tentations de cet esprit malin, qu’il ne dresse que pour détourner l’âme de ses desseins, et de ses résolutions. Je veux dire de son entier abandon, de son union totale à Jésus crucifié, et enfin de la pratique de cette vie intérieure où il voit sa perfection attachée, qu’il hait et qu’il veut empêcher sur toutes choses.

Laissez donc vos craintes, âmes timides et trop peu confiantes, ne refusez pas les grâces que Dieu vous présente, vous donnant les désirs de lui consacrer et soumettre par 801 une oraison continuelle, le fond et la capacité qui est n vous, le remettant et résignant entièrement entre ses saintes mains, malgré tous les obstacles que peuvent opposer les ennemis de votre salut et de votre perfection : et quand ces doutes et ces désirs ou ces pensées importunes, de pénitence, de pratique de vertu, et de choses semblables, se présentent et vous viennent troubler, ne vous arrêtez plus à réfléchir sur elles, à vouloir reconnaître si elles sont de Dieu ou non, ou bien à y vouloir résister à force de discours; ce qui vous donnerait sujet de plus grand trouble et de recommencer toujours, et ainsi de perdre beaucoup de temps en ce triste entretien. Que si vous sentez en vous de la faiblesse, de la négligence ou quelque indévotion, et qu’elle y soit en effet reconnu par vos chutes et rechutes fréquentes, encore un coup ne vous troublez pas pour cela; mais qu’il vous suffise de vous humilier devant votre tout aimable Seigneur et maître, et de lui dire avec confiance, de vous-même au sujet de vos infirmités spirituelles, ce que les deux sœurs de Lazare lui écrivaient de la corporelle de leur cher frère : vous m’aimez, mon Seigneur, et je n’en puis pas douter après tout ce que vous avez fait et souffert pour moi : et vous voyez que mon âme est infirme, malade, lâche, pusillanime, infidèle, que je crains, et fuis les souffrances, mais mon charitable médecin, donnez-moi la grâce de faire votre volonté. Je m’expose devant vous avec toutes mes misères, dont la plus grande est que j ne les ressens pas : traitez moi selon votre bonté et l’amour gratuit que vous avez pour moi. Je ne vous demande rien, sinon une soumission entière de ma volonté à la vôtre, qui aura soin de mettre mon corps et mon âme dans l’état où ils seront plus agréables à votre divine Majesté. C’est en cette soumission parfaite que l’âme trouvera sa mortification, ses pénitences et la pratique de toutes les vertus

SECTION VII. L’oraison de repos ne doit pas exclure toute méthode ou usage de bonnes pensées.

Quand j’ai dit que l’âme se doit abandonner à Dieu et se tenir en repos, je n’ai pas entendu lui ôter tout exercice. Elle doit en avoir quelqu’un tant pour l’oraison actuelle, que pour s’entretenir en la présence de Dieu pendant le jour; ce qu’elle peut faire par quelques actes simples, tels que sont ceux dont nous avons parlé ailleurs, lorsqu’elle y a facilité, et qu’il semble que Dieu demande qu’elle opère se servant du discours et exerçant ses puissances sur quelque objet saint, pour ne pas tomber dans l’oisiveté. Mais quand il plaît à ce même Dieu, qu’elle quitte ses actes ordinaires de méditation (ce qu’il lui fait connaître lui donnant des attraits doux et savoureux, incompatibles avec tels actes, ou permettant qu’elle tombe en de grandes difficultés et incapacités d’agir) elle doit pour lors s’abandonner à Dieu par un simple acquiescement à tout ce qu’il lui plaira faire d’elle et en elle; ce qui est à proprement parler l’oraison de quiétude ou de repos mystique, qu’elle doit entretenir selon son pouvoir et selon qu’il lui est donné d’en haut. Car il arrive assez souvent que l’âme voulant s’entretenir avec Dieu et trouvant les portes de la méditation fermées, attend en patience le temps auquel elle lui sera ouverte. Cependant Dieu lui pourra donner quelque attrait, quoique sec et obscur, qui est une certaine force d’esprit et une quiétude sans pensées, qui contiendra en vertu une résignation à la volonté de Dieu et une souffrance de son bon plaisir : et l’attention qu’a l’âme à cette forte quiétude, n’est en son essence qu’une parfaite complaisance au bon plaisir de Dieu, qui ne veut pas la seconder à produire des actes. Et pour entretenir ce repos et empêcher l’inquiétude ou les distractions qui arrivent assez souvent dans une oraison si dénuée, l’âme peut produire quelques petits actes conformes à l’état souffrant ou jouissant dans lequel elle se trouve; et c’est une règle générale, qu’elle ne doit quitter l’oraison de discours et de méditation, que quand Notre Seigneur l’en prive, ou par voie de peines ou de soustraction de bonnes pensées; ou par le don d’une contemplation accomplie et parfaite, ainsi qu’il est dit et expliqué en plusieurs lieux.

SECTION VIII. Moyens dont Notre Seigneur se sert pour introduire l’âme dans l’oraison mystique.

Dieu fait paraître les entrailles de son infinie bonté sur une âme lorsqu’il lui donne de grands désirs de se consacrer entièrement à lui. Elle conçoit au même temps les desseins d’une vie retirée, austère et dédiée aux entretiens de l’oraison. Elle cherche des méthodes, des livres, des directeurs pour la conduire. Elle y ajoute les pénitences et les mortifications corporelles; et enfin elle entreprend plusieurs exercices, et avec beaucoup d’ardeur.

Mais comme cette pauvre âme encore fort ignorante dans les voies intérieures ne 805 reconnaît pas que les bons désirs et les mouvements qu’elle ressent procèdent de la divine bonté et ne se peuvent exécuter sans le secours et l’assistance de sa grâce, elle vit et se gouverne comme s’ils procédaient d’elle-même; elle s’y attache et se les approprie, les voulant mettre en effet par son opération propre; elle s’y porte avec un trait de nature actif et impétueux; elle se sert de discours, de discernements et de réflexions continuelles; elle a des affections véhémentes et se persuade avoir beaucoup fait lorsqu’elle a passé bien du temps à produire plusieurs actes, dans lesquels elle établit toute sa dévotion et son oraison. Et comme Dieu retire d’elle ses lumières, ses attraits et ses mouvements sensibles, dont elle abuse, croyant que d’elle-même et par ses propres industries, elle doit acquérir cet esprit d’oraison, elle redouble ses efforts et à force de vouloir agir, elle se met souvent en un état incapable de plus agir et en danger de se blesser la tête et de fausser les organes nécessaires aux opérations de l’esprit. Ce qui est déplorable, c’est que si un directeur prudent et charitable dont elle a bien besoin en cet accessoire, vient à lui défendre toute opération ou application de l’esprit, l’en reconnaissant incapable, elle ne peut s’y résoudre, étant tellement accoutumée et attachée à produire 806 des actes que même voulant cesser d’opérer et de s’appliquer, elle tâche de connaître et de discerner cette cessation; ce qui est bien étrange. Et enfin voilà cette pauvre âme réduite, ce semble, à ne pouvoir plus pratiquer aucun exercice spirituel, parce qu’en effet, si d’elle-même elle veut produire quelque acte, ce n’est qu’avec empressement, inquiétude, douleur et peine de corps et d’esprit. Si bien qu’après son oraison au lieu d’être plus disposée et enflammée au service de Dieu, elle demeure dans un état de stupidité, d’hébétude et d’incapacité pour toutes choses.

O Mon Dieu, que vos jugements sont secrets et profonds sur les âmes! combien il est vrai qu’elles ne peuvent rien d’elles-mêmes, et que vous seul savez les moyens de les conduire à vous! Mais, ô mon Dieu, que ces âmes doivent être petites, humbles, dénuées et détachées d’elles-mêmes pour converser ave vous et recevoir les impressions ou les opérations de votre divin Esprit! On ne le croirait jamais, si par un coup admirable et surprenant de votre infinie bonté et cde vos excessives miséricordes, vous ne permettiez que ces âmes tombassent en tous ces états d’obscurcissements, de peines et d’incapacités d’opérer d’elles-mêmes, dans lesquelles cette divine bonté, leur conservant les 807premières grâces qu’elle leur avait communiquées nonobstant leurs ignorances et leurs infidélités, les force, ce semble, heureusement et amoureusement à reconnaître et à avouer qu’elles ne peuvent rien d’elles-mêmes et qu’il est seul le principe, la source et l’origine de tous leurs bons désirs, pensées, affections et moindres mouvements; qu’il est si bon et si puissant, et elles si chétives et si faibles, qu’il est nécessaire que cette divine bonté prenne leur conduite et qu’elle le veut ainsi, ne demandant pour cela que leur consentement et l’abandon entier et absolu à sa direction, captivant leur jugement et leur volonté sous les moyens par lesquels il les veut conduire à la perfection; se contentant de lui être fidèles dans le dessein de louer, bénir et glorifier par la soumission de toute leur capacité à sa conduite; n’envisageant point l’intérêt propre de leur salut, de leur avancement et perfection, ni aucune autre chose créée; mais le seul plaisir, honneur, et gloire de leur Dieu; qui consiste à leur égard à lui dédier et consacrer la pointe, le fond et la capacité de leur être; souffrant que Dieu les dénude de toutes ses propres opérations pour se soumettre à tout ce qu’il voudra faire : désirant uniquement que cet Esprit divin vive et opère en elles et jouisse d’elles en la façon qui lui sera plus agréable.

SECTION IX. Idée de l’âme mystique et parfaite.

Je propose l’idée de l’âme vraiment mystique et parfaite, afin que celles qui sont attirées de Dieu à l’oraison de repos, puissent jeter leur vue sur elle et y conformer leur vie et leurs actions.

Cette âme est toute remplie du saint feu du pur amour de Dieu, parce qu’elle n’a point d’autre exercice que celui de l’aimer en l’objet et par le motif de lui-même et de son infinie bonté souverainement aimable : et comme le propre de tout amour est de transporter ou transformer celui qui aime en l’objet aimé; la charité divine incomparablement plus forte exerce un tel empire sur les puissances de cette âme, qu’elle ne leur permet d’agir qu’en sa faveur, et les unit toutes à l’objet qu’elle aime; elle ne permet à sa mémoire de se souvenir d’autre chose que de Dieu, lui en réveillant continuellement les espèces, ni à l’entendement de penser ou de s’appliquer à autre chose; ni à la volonté d’aimer ou de vouloir autre chose que cet unique objet, dont le plaisir et la volonté lui est si chers, qu’elle la prise et la suit comme la maîtresse et la règle de ses actions : estimant que la soumission entière qu’elle lui rend, est le seul bonheur de sa vie.

Elle est tout animée de l’esprit de Jésus-Christ, et prenant la très sainte humanité pour modèle de sa vie, elle s’efforce d’entrer dans ses dispositions toutes divines, dont la principale était en elle (ainsi qu’elle lui enseigne) de ne rien faire d’elle-même, mais par le mouvement et l’empire de l’Esprit divin, dont elle a reçu la conduite en toutes ses actions, en toutes ses oraisons, en toutes ses souffrances et généralement en toutes ses voies.

Entre tous les mystères que Dieu a opérés pour l’amour des hommes, elle admire qu’après les avoir formés à son image, il se soit rendu semblable à eux et son entendement s’occupe avec un singulier plaisir en la considération de l’amour infini qu’il leur fait paraître sur la croix, où il meurt le corps tout déchiré de coups et le cœur percé de très cuisantes douleurs, que le désir de les sauver lui faisait souffrir; et la volonté brûle d’un feu secret pour ce Dieu crucifié, d’un désir ardent de se voir conforme à cette image languissante et mourant d’amour et de douleur pour elle; estimant que tout son bonheur est de boire au calice de sa passion, de sa pauvreté, de ses mépris et de ses abandons.

Elle se tient recueillie et attentive vivant en la présence de son Dieu et tout occupée de lui seul, tenant toujours à son égard sa capacité soumise et ouverte pour faire, souffrir ou vouloir tout ce qu’elle croit lui être plus agréable; ce qui lui est facile, parce qu’au moyen d’une mortification sérieuse, elle s’est déprise et détachée de l’amour déréglé des créatures et de toutes choses même les plus spirituelles pour adhérer à Dieu, en lui, et pour l’amour de lui; hors de toute créature, et de soi même; hors de toutes les douceurs, de toutes les grâces, de tous les dons de Dieu, au-dessus de toute image et opération des sens : parce qu’elle a appris de Jésus-Christ son bon maître que Dieu est pur esprit et que comme tel il veut être adoré, aimé et servi en esprit et en vérité.

Elle est confiante et tranquille, ne se troublant de chose aucune qui puisse arriver au monde, parce qu’elle regarde Dieu qui est immuable et se tient toujours à lui, se confiant entièrement en sa bonté qu’elle aime plus qu’elle-même, et dont elle se croit plus aimée qu’elle ne le peut être d’elle-même; connaissant par ses expériences que le naturel 811 de Dieu est infiniment doux, bénin et libéral, et qu’ainsi il a plus de désir de lui donner qu’elle n’en peut avoir de recevoir; et qu’il n’y a point de père sur la terre qui mérite ce nom, s’il est comparé avec ce divin et tout aimable Père.

Elle ne regarde point les créatures en elles-mêmes, parce qu’elles ne sont rien de soi, mais Dieu en elles les soutenant, leur communiquant actuellement tous leurs biens, opérant en elles et avec elles incomparablement plus qu’elles-mêmes, étant l’être par qui seules elles sont et subsistent : de sorte que sans s’arrêter à elles, elle pénètre la présence infinie de son Dieu, qui seul existe par soi-même, de soi-même et de sa propre vigueur, et qui comme tel est nécessairement infini, indépendant, et ensuite éternel et immuable.

Elle sait et se réjouit que tout lui appartienne, qu’il gouverne tout et que toutes choses arrivent selon qu’il lui plaît; et que même elles se convertissent en bien à l’égard des âmes qui l’aiment et qui sont assez heureuses pour être aimées de lui : et ainsi elle prend un souverain plaisir de vivre abandonnée au gré et à l’aimable discrétion de sa très douce providence.

Son exercice principal est de mourir à soi-même, de se vider continuellement 812 de l’affection de tout le créé, pour être toujours remplie de l’amour de Dieu son unique tout, elle se défait de tous désirs des commodités, des biens extérieurs, des plaisirs sensuels, de l’estime et de l’opinion des hommes; et de tout ce qui la regarde.

Elle est toujours comme au temps des martyrs, gaie, magnanime et prête de souffrir ou d’entreprendre tout ce qui sera plus agréable à son Bien-aimé. Si on la loue, elle se méprise; si on médit ou si l’on se moque d’elle, elle dissimule de le voir ou entendre : dans le mépris des affections qui la pourraient attacher au monde, ou à elle-même, elle est dans un continuel élancement vers son Bien aimé, et il lui semble que rien ne la peut retenir ici-bas, que le désir de l’aimer et de le servir davantage devant que de l’aller voir à rideaux tirés et s’unir à lui pour jamais.

En attendant, elle est toujours recueillie en soi avec Dieu; et sa principale affaire est de l’entretenir et de le voir toujours, de se complaire en son bonheur immuable, et avec un profond respect et une intime bienveillance jouir de sa présence comme de l’intime, de la racine et de la source de son être, et de l’âme de son âme. Étant pleine de Dieu elle ne laisse entrer aucun objet étranger en ses puissances. S’étant mise en oubli, elle ne 813 pense qu’à lui, n’ayant, ne parlant et n’agissant que par lui et pour lui, duquel elle reçoit continuellement l’être, le pouvoir et l’opération, lui rendant de tout un continuel hommage par ses reconnaissances et ses Actions de grâces.

Elle espère tout de lui avec une ferme et assurée confiance qui ne craint rien, parce qu’elle regarde les choses non à la surface ou à l’apparence, mais en fond, dans leur dépendance essentielle en toutes façons de Dieu, comme de leur cause efficiente, exemplaire et finale. Elle se sert de la multitude, pour monter à l’unité, comme de lignes pour arriver à son centre. Elle sait par un bon ordre réduire toutes les causes secondes et leurs effets à la cause des causes, la dernière fin; et après un bon usage des aspirations, elle se repose en l’unité de l’essence divine dans le fond de l’Esprit.

La bonté souveraine qu’elle envisage, accoise et remplit tellement tous ses désirs, qu’elle demeure toujours en une profonde paix, et en un invariable repos; d’autant qu’elle l’aime plus qu’elle ne s’aime soi-même; et qu’elle a établi toute sa joie en ce que Dieu est infiniment heureux et immuable; en sorte que toutes les créatures existantes et possible µ rien ni diminuer ni ajouter au-dedans de lui-même au comble de la félicité essentielle; et pour ce qui est du dehors.

Elle est dans une continuelle complaisance du gouvernement de Dieu, et ne peut qu’elle ne redise souvent ce mot de l’Évangile : il a bien fait toutes choses, voyant que les troubles mêmes et les discours des créatures contribuent au motet et au concert de ses louanges et de sa gloire. Et quoiqu’elle désire de voir cet être, connu, reconnu et adoré de tous les hommes, et qu’elle tâche d’y contribuer de sa part; néanmoins dans ce mouvement elle trouve le repos, se réjouissant de ce que Dieu jouit déjà de toute la gloire extérieure possible dans sa toute-puissance; contemplant les choses possibles qui l’adorent à leur façon, étant toutes prêtes de sortir de leur néant, et de dire : nous voici pour le glorifier s’il leur voulait donner le moindre signal de ses volontés; étant très satisfaite de ce qu’il est infiniment heureux par soi-même, et n’a besoin de personne, se communiquant aux anges et aux hommes, non par nécessité, mais avec pleine liberté et une très pure bonté.

Enfin tout son attrait la porte à demeurer pour jamais par un acquiescement inexplicable abandonnée à Dieu en toutes choses, qu’elle envisage non en elles-mêmes, mais dans l’ordre et la volonté de celui dont le plaisir lui est plus cher et plus précieux que la vie.

CHAPITRE II. Où sont contenus quelques motifs qui doivent exciter l’âme à se rendre spirituelle, intérieure et mystique.

SECTION I. Les desseins de Dieu sur l’âme tendent à la rendre spirituelle.

Quoique l’homme dans la création eût reçu de si grands avantages, un corps beau, droit, bien composé et assorti de tous les organes nécessaires aux mouvements et aux opérations de la vie, une âme toute spirituelle, douée de facultés raisonnables. Dieu néanmoins faisant la revue de ses ouvrages, de la mer, de la terre, des arbres, du soleil, de la lune, des étoiles, des poissons, des oiseaux, et de ses autres créatures, et disant qu’elles étaient toutes 816 bonnes, c’est-à-dire parfaites, ne dit rien de l’homme; parce que selon la remarque de quelques Pères (Rupert.), Dieu par la création ayant communiqué les derniers traits de perfection à ses autres ouvrages, conformément à la portée de leur nature, l’homme seul attendait une dernière main; ses premières perfections naturelles n’étant qu’une table d’attente aux surnaturelles; qu’il devait recevoir de son créateur et qui l’accompliraient de tout point.

C’est ainsi que Dieu par son infinie bonté après avoir tiré l’homme de l’abîme du néant, lui communique un être, non seulement spirituel et raisonnable, orné de puissances capables de la connaître et de l’aimer, comme auteur de la nature, qui sont des dons de l’amour naturel de Dieu en la création de toutes choses; mais il veut de plus être en lui-même et en son propre, nue et infiniment belle essence, l’objet, la fin et la béatitude de son âme; et à ce dessein pour la préparer à ce souverain bonheur : il l’ennoblit au-dessus de sa première condition et la relève jusque dans un ordre d’être surnaturel et divin, qui surpasse celui de toutes les natures, même angéliques; et le plus sublime où une créature puisse atteindre, faisant connaître par la qualité des dons précieux dont il enrichit cette âme (II Petr.1, 4), qu’il 817 l’aime d’une amitié parfaite, fondée en la communication de son être divin, avec qui elle doit converser et vivre en union en cette vie par foi et par charité, attendant la perfection de cette amitié en l’autre, au moyen de la claire vision et de l’amour béatifique de son essence, qui est la fin de ses communications.

Que cette théologie est belle : qu’elle est utile et plaine de consolation pour une âme qui fait profession d’aspirer à la perfection chrétienne : et qu’elle lui doit être précieuse et présente, puisqu’elle lui enseigne quelle est sa propre excellence, et que par cette connaissance elle doit être enflammée d’un désir ardent de mener une vie conforme à la dignité de son être, à la sublimité de sa fin et à l’intention de Dieu qui l’a enrichie de tant de grâces! Reconnais, ô chrétien, ta dignité, dit sur ce sujet un très éloquent Père (saint Leon) : et puisque tu es prince de la nature et du sang de Dieu même, prends garde de vivre en enfant de Dieu, et de ne rien faire qui déroge à la noblesse de son extraction. Cette conséquence est bien juste, car, s’il est vrai que l’être n’est donné que pour l’opération, et de plus que l’opération doit suivre la qualité de l’être; Dieu ayant communiqué son être divin à l’âme; et comme vrai Père céleste lui ayant donné son esprit, son entendement éclairé de la lumière de la foi, se doit occuper à connaître et à contempler le visage de ce Père céleste; sa mémoire à conserver le souvenir de sa présence et des grâces qu’elle en reçoit, et sa volonté à brûler du saint feu de son amour, sans s’abaisser à celui des créatures. Bien plus, elle doit s’efforcer de croître toujours dans cette vie d’amour et de connaissance, selon le souhait du grand Apôtre (II Cor. 3, 18), qui veut qu’elle soit semblable à un miroir, et que comme une glace spirituelle, vive et profonde, regardant et contemplant le beau soleil de la divinité; elle reçoive et exprime en soi-même de plus en plus les rayons de ses perfections adorables, jusques à ce qu’elle soit arrivée au point d’une parfaite ressemblance et qu’elle soit transformée en son image. Il lui en donne ailleurs une excellente raison (Ephes. 4, 30) lorsqu’il l’exhorte et la conjure de ne point attrister le Saint-Esprit en elle, par lequel elle est admirablement marquée comme d’un sceau au jour de sa rédemption. Il veut dire que Dieu l’ayant marquée au sceau de la Divinité par la communication de son divin Esprit qui est en elle au moyen du don précieux de la Grâce qui lui est communiquée; elle doit prendre garde de ne pas attrister cet Esprit saint, en rendant sa présence inutile. Ce qui arrive lorsque sur ce sacré fondement elle néglige d’élever le céleste édifice d’une conversation mutuelle et continuelle avec Dieu, qui est la fin pour laquelle il lu a communiqué tant de grâces. Ces paroles de l’Apôtre font admirablement connaître quel est le dessein de Dieu sur l’âme, lorsqu’il l’appelle d’une vocation sainte, lui inspirant les mouvements d’une vie parfaite et les ardents désirs que ressent ce même Dieu de son salut et de sa perfection; puisqu’il ne peut être frustré de l’effet de ses desseins sans ressentir en son cœur, dit l’Apôtre (Ephes. 4, 30), des tristesses divines, ou comme parle la Genèse (Gen. 6, 6), de profondes et intimes douleurs : le Saint-Esprit usant de cette façon de s’expliquer, pour nous faire comprendre de quelle importance est le salut d’une âme; puisque sa perte serait suffisante de faire mourir un Dieu de tristesse et de douleur, si dans sa nature immortelle et impassible, il était capable des passions humaines.

Il témoigne les divines ardeurs et les brûlants désirs qu’il a de cette perfection dans les âmes; lorsque sous le nom de la Sagesse, il se présente à elles les mains pleines de richesses et de délices immortelles, il ne cesse de crier hautement dans les carrefours et les places publiques; et fait retentir sa voix à leurs oreilles, pour les convier de prendre part à ses trésors qu’il dit être inestimables; 820 et pour les y attirer davantage il les assure (Sap. 6, 14) qu’il leur sera fort aisé de les obtenir, parce qu’elle prévient ceux qui la désirent, elle va à la rencontre de ceux qui la demandent et qui la recherchent.

Et cette même Sagesse s’étant incarnée par l’amour qu’elle a porté aux hommes, a jeté les mêmes cris et leur a déclaré cent fois par ses paroles, le désir qu’elle avait de leur perfection, et de la plus sublime, jusques à les exhorter de prendre pour modèle de leur perfection celle de son Père céleste. Entre plusieurs prières publiques que Notre Seigneur a faites et plusieurs enseignements et instructions qu’il a données pendant sa vie mortelle; l’Evangile remarque qu’il a crié quatre fois, élevant le ton de sa voix plus haut qu’à l’ordinaire, et seulement quand il a été question du salut et de la perfection de l’âme; pour faire connaître par ses clameurs l’importance du sujet dont il traitait, et combien il lui était à cœur.

Lorsqu’il prêcha la Parabole de la Semence, qui signifiait la parole de Dieu ou de la foi, au moyen de laquelle il devait être reconnu, il criait hautement (Matth. 11, 15), que ceux qui ont des oreilles écoutent, parce que la foi est nécessaire pour la conversion de l’âme et pour le commencement du salut. (Jean 11, 43). Il cria en ressuscitant le Lazare mort depuis 821 quatre jours, puant et pourri dans son sépulcre, parce qu’il était la figure d’un pécheur envieilli dans son péché, qui ne se réveille point du sommeil mortel du péché, si Dieu ne l’excite par la puissante et efficace voix de ses inspirations. Il crie pour une troisième fois, lorsque dans un jour de fête solennelle il se propose à tous comme une fontaine abondante, remplie d’une eau vitale, qui rejaillit, comme il dit ailleurs (Jean 7, 37), à la vie éternelle, qui représente toutes les grâces nécessaires à l’âme pour acquérir la perfection et la félicité. Enfin, il crie sur la croix, et le divin Apôtre nous l’y représente (Heb. 5, 7) priant son Père pour les hommes, mais avec un cri fort et vigoureux, mêlé de larmes; et un évangéliste remarque qu’il expira en criant, pour monter le désir et la soif ardente qu’il avait du salut et de la perfection des hommes. C’est ce désir et cette soif qui l’a tourmenté et poursuivi toute sa vie. Il trouve ces âmes souillées de péchés, ennemies de Dieu et de leur propre salut, il les dispose par ses inspirations. Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, disait-il (Jean 15, 15) à quelques-unes de ces âmes déjà converties; mais c’est moi qui ai fait choix de vous, vous n’aviez aucune pensée de moi, mai j’a le premier sollicité vos affections, et mes chastes et divins attraits ont enfin blessé votre cœur et l’ont obligé de se rendre à mes recherches. Si les âmes font la sourde oreille à sa voix, si elles résistent à ses inspirations, il les poursuit avec un amour fort et infatigable, avec un artifice tout divin et une patience invincible. Après avoir frappé plusieurs fois (Apoc. 3, 20), il attend à la porte de leur cœur pour voir si elles ne se résoudront point de lui ouvrir. Les rebuts qu’il souffre de ces âmes et encore plus les refus qu’elles font de recevoir les grâces qu’il leur présente, l’obligent à des plaintes qui marquent l’amour qu’il a pour elles; vous ne voulez pas venir à moi, leur dit-il (Jean 5, 40), afin que vous ayez la vie. D’autrefois il se plaint de la faim et de la soif qu’elles lui font souffrir, et leur dit comme à la Samaritaine (Jean 4, 7) : j’ai soif, donnez-moi à boire. Et expliquant à ses apôtres qui le conviaient à manger, la qualité et la nature de la soif et de la faim qu’il souffrait : j’ai, dit-il (Jean 4, 34), une viande à manger que vous ne connaissez pas : ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé, et d’accomplir son œuvre; qui pour lors n’était autre que la conversion de cette pauvre âme (Jean 4, 4) pour laquelle il sue, il travaille, il se fatigue, il souffre la faim et la soif corporelle, qui lui est agréable, pourvu qu’il rassasie la faim, et qu’il étanche la soif qu’il a du salut de cette âme, après laquelle il avait couru si éperdument. 823

Ce divin Sauveur a brûlé du désir non seulement du salut, mais encore de la perfection des âmes; il n’est pas venu au monde, et il n’est point mort en une crois après y a avoir versé tout son sang, seulement afin de leur donner la première vie de grâce par la justification, et leur mériter simplement le salut : il prétend leur donner une vie plus abondante. (Jean 10, 10). Ces désirs empressants du cœur de Jésus-Christ, le grand ministre de l’état de son Père, l’obligeraient de rechercher toujours et en toutes choses la gloire de ce Père dans la perfection des âmes, qui sont le royaume intérieur dans lequel il se plaît de recevoir les hommages et les adorations qui lui sont dus. Notre Seigneur parlant aux Juifs qui se vantaient d’être les enfants d’Abraham (Jean 8, 39) : Faites paraître, leur dit-il, que vous êtes les enfants d’Abraham par des actions qui soient dignes d’un si excellent Père. L’ancien Tobie s’animait lui-même, et son fils avec lui (Tobie 18), par l’exemple de tant de saints personnages dont ils étaient les enfants. Mais Jésus-Christ le Fils de Dieu nous donne une plus haute et plus sainte émulation, il veut que nous prenions pour modèle de notre sainteté et de notre perfection, non la perfection d’Abraham ou des apôtres, ou des anges, mais la perfection même du Père céleste; puisque nous avons 824 l’honneur d’être ses enfants, et que nous avons reçu son Esprit (Jean 4, 24). Il nous enseigne que ce Père céleste est Esprit et pur Esprit, et qu’il cherche partout des adorateurs d’esprit et de vérité, qui sur les ailes d’une foi nue et d’un pur amour soient dignes de s’élever jusques à lui qui est le Père des esprits, pour l’aimer et l’adorer comme il mérite. C’est aux âmes mystiques et vraiment intérieures que Dieu demande particulièrement cette sorte d’adoration; puisque par ses attraits, il les appelle à l’éminente perfection de cette vie toute spirituelle et angélique (Jean 17, 11), et que leur sainte vocation les oblige de marcher à grands pas dans cette voie d’esprit et de lumière, jusques à ce qu’ils arrivent à l’unité et à la transformation divine. C’est ce que nous enseigne la plus sainte théologie lorsqu’elle met des ailes au pied des saintes intelligences, parce que les pieds selon les termes du texte sacré, représentent et signifient les âmes qui tendent et marchent habilement et promptement vers les choses divines (De Dion. De Aug. Hier. C. 15). Et l’illuminé et très dévot prophète David témoignait avoir cette heureuse agilité, lorsqu’il disait (Ps. 17, 34) que Dieu avait perfectionné les pieds spirituels, et les avoir rendus semblables à ceux des cerfs : parce, dit saint Grégoire (Lib. 26, Moral. c. I), comme les cerfs fuyant et courant vers le sommet des 825 montagnes, brossent au travers des épines et de tout ce qui se présente pour arrêter leur course : et non seulement ils courent, mais ils sautent et bondisses, de même les âmes parfaites ne sont point arrêtées ni retardées par les objets différents qui se présentent, mais elles les passent par les sauts et les bonds de la contemplation jusques à ce que par une intime union, elles soient arrivées à Dieu pour se reposer en lui.

SECTION II. Les grâces admirables que Dieu communique à l’âme pour la rendre intérieure et parfaite.

Le plus grand bonheur qui puisse arriver à une âme est d’être aimée de Dieu; c’est pourquoi l’Épouse dans les Cantiques (Cant. 5, 16) après avoir décrit les beautés et les rares perfections de son Epoux, et lui avoir donné mille louanges; enfin, conclut-elle pour dire tout en un mot, je l’aime, et il me fait l’honneur de m’aimer, tout ce qui est n lui m’agrée, il n’a rien qui ne gagne le cœur; il est tout désirable : mais l’amour qu’il me porte, me plaît sur toutes choses, et le bonheur que je possède d’être aimée de lui, me paraît une faveur si précieuse, que je ne pense point à tous les autres bien que j’en ai reçus. 826 Cette sainte Épouse avait sans doute grande raison de parler ainsi : parce que quand il plaît à Dieu d’aimer une âme, il lui communique en même temps les dons précieux de la grâce et de la charité, qui sont en elle une source inépuisable de biens et de bénédictions. Cette charité, qui est, ou la grâce même, ou une qualité qui en est inséparable, est un amour réciproque et mutuel entre Dieu et l’âme, au moyen duquel ces deux amants se communiquent tous leurs biens. Dieu qui est l’essentielle charité prévient l’âme et versant sa charité en elle; il lui donne en même temps une excellente participation de sa nature divine au plus haut et plus sublime degré. Tour amour est fondé en la ressemblance, et la ressemblance en l’unité; les hommes s’entr’aiment parce qu’ils sont semblables et conviennent en l’unité, au moins en espèce d’une même nature, et afin que l’âme puisse aimer Dieu en la façon qu’il s’aime lui-même, elle lui doit être semblable, et en quelque façon une avec lui en la divine nature; elle avait bien reçu avec les dons de la nature quelque ressemblance avec lui, telle qu’elle est entre la cause et l’effet naturel; et selon cette dépendance et union, l’âme pouvait s’attacher à lui par quelque amour naturel; mais infiniment ravalé au-dessous du mérite de l’être 827 de Dieu considéré en lui-même. Cet amour n’aurait pas été une vraie amitié ni l’exercice d’une mutuelle bienveillance; parce que Dieu ne se serait jamais communiqué à l’âme en son bien principal qui est lui-même; mais par la charité cette âme est relevée au-dessus de sa condition naturelle dans un état tout divin et tient son rang immédiatement après Dieu. Et comme Samuel versant l’huile sacrée sur la tête du jeune David l’établit roi, et lui mit le sceptre en main (I Reg. 16, 13), Dieu de même répandant sur le chef de l’âme qui est sa volonté, l’onction divine de sa charité, il la fait reine, il la prend pour épouse et l’admet à la participation de tous ses biens, dont le plus grand et la cause de tous les autres, c’est lui-même. Car la grâce que quelques-uns ne distinguent point de la charité, et qui au moins en est inséparable, est une qualité surnaturelle en l’âme, la plus excellent de toutes, étant une très haute participation de la nature divine, au moyen de laquelle l’âme est déifiée en quelque façon, et comme il n’appartient qu’à Dieu de désirer, s’il faut ainsi parler, par la communication de sa nature; il est seul la cause efficiente de cette suréminente qualité, par laquelle il élève l’âme, il la fait sortir d’elle-même pour l’unir à soi; en sorte qu’elle est plus vivante en Dieu qu’en elle-même 828; comme Dieu est plus vivant en elle qu’elle-même; et en vertu de cette conjonction et union si intime, elle devient son Épouse dédiée et consacrée à ses plaisirs, tout éclatante des rayons de son ineffable beauté, comblée de dons et de richesses inestimables, qui ne sont rien en comparaison de lui-même qu’elle possède comme son Époux. La charité, cette reine des vertus est, dit le séraphique docteur (Bonaventure), au milieu de la volonté comme un soleil à sept rayons, qui sont les dons du Saint-Esprit, lequel répand ses lumières, et communique ses ardeurs dans toutes les facultés de l’âme pour y produire d’admirables effets. Au milieu de ce Soleil est le Dieu d’amour en trois personnes divines, inséparables de la charité et de l’âme qui la possède, dans laquelle il établit sa demeure. Celui qui est roi fait les actions de roi, il n’appartient qu’à Dieu d’agir en Dieu par sa propre nature, et celui qui est Dieu par faveur et par grâce doit vivre selon la condition de l’être divin qui lui est communiqué : c’est pourquoi l’âme en cet ordre surnaturel doit aimer Dieu sur le modèle de l’amour qu’il a pour lui-même, et de l’amitié parfaite qui se trouvent entre les personnes divines. Ces sacrées et adorables personnes s’entr’aiment à l’infini, et jouissent par indivis de tous leurs biens, parce qu’elles 829 n’ont toutes trois qu’une seule et même essence, une seule nature, une seule substance infinie, qui les rend infiniment semblables à Dieu voulant élever l’âme son Épouse à l’amitié parfaite qu’elle doit avoir avec lui, lui communique cette même essence, afin qu’elle soit une même chose avec lui; et avec les divines personnes, comme la divine essence est dans les trois divines personnes infiniment et naturellement, elles sont toutes trois naturellement une seule et infinie divinité, et cette même essence étant communiquée à l’âme par faveur et par grâce, et en une façon limitée et finie, elle est par grâce et faveur une petite divinité finie et dépendante du grand Dieu. L’amour des personnes divines ne peut croître comme leur ressemblance et leur unité ne peut être plus grande et plus parfaite; mais l’amour de l’âme divinisée peut toujours croître et croît en effet à proportion qu’elle pratique l’exercice de son amitié sacrée avec Dieu. En vertu de cette amitié les divines personnes sont en une communication mutuelle de tous leurs biens, de toutes leurs joies et leur incompréhensible bonheur : et ces mêmes Personnes aimant l’âme d’une véritable amitié, lui communiquent tous leurs biens sans en réserver aucun, comme l’âme veut aussi à ces divines Personnes tout le bien 830 qu’elles ont et qu’elles sont elles-mêmes, et s’efforce de leur plaire en toutes choses.

Je puis dire que cette amitié sainte de l’âme avec son Dieu, qu’elle pratique au moyen d’une foi opérante par la charité, est la grâce des grâces, et la fin de toutes les grâces; puisqu’elle la conduit à cette unité d’esprit et consommation en Dieu, qui fait tout le bonheur de la vie présente et de la future; et que notre cher Sauveur demandait à son Père pour les âmes qui devaient croire en lui à la veille de sa passion, prêt à verser tout son sang pour la leur mériter. (Jean 17, 23).

Le divin Apôtre souhaitait que les fidèles pour avancer et faire progrès en la perfection, eussent la vue assez perçante pour découvrir en eux par les yeux de la foi les trésors inestimables de cette grâce qu’ils avaient reçue de Dieu par Jésus-Christ son Fils. Je fléchis, dit-il (Ephes. 3, 14-15), les genoux devant le Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui est le principe et le chef de cette grande famille qui est dans le ciel et dans la terre, afin que selon les richesses de sa gloire, il vous fortifie dans l’homme intérieur par son Saint-Esprit, qu’il fasse que Jésus-Christ habite par foi dedans vos cœurs, et qu’étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints, quelle est la largeur, la longueur, 831 la hauteur et la profondeur; et connaître l’amour de Jésus-Christ envers vous qui surpasse toute connaissance pour être comblés de toute la plénitude de Dieu. Et, en effet, si cette vérité était bien reconnue et ressentie de l’âme, que le bonheur de cette vie après lequel tous soupirent, mais que peu reconnaissent, ne consiste point dans les sens ou dans les objets sensibles, ni dans les sciences humaines, mais dans la connaissance et l’amour de Dieu, et qu’à la faveur de la grâce et de la charité qui lui est communiquée, elle peut entretenir une amitié et une conversation continuelle avec Dieu, elle admirerait l’infinie bonté de Dieu qui l’a voulu élever à une telle sublimité; elle déplorerait l’extrême aveuglement de tant d’âmes qui font si peu d’état d’une chose si précieuse qu’est la grâce et la charité; elle ne laisserait point cette grâce inutile en elle, puisqu’elle lui est donnée pour opérer, et elle s’efforcerait de correspondre à tant de faveurs extraordinaires qu’elle reçoit de son Dieu, par un amour et un service particulier. 832

SECTION III. Les joies éternelles de l’âme qui aura été intérieure et mystique.

Nous venons de considérer que la grâce est une qualité infiniment précieuse, qui est le fondement d’une amitié parfaite entre Dieu et l’âme, en vertu de laquelle ces deux amants se communiquent tous leurs biens; mais ce qu’elle a de plus éminent, est qu’elle donne à l’âme un droit acquis pour posséder la gloire future en la jouissance de Dieu. Ce qui fait dire à la théologie; que la grâce est la semence de la gloire, et qu’ainsi comme elle peut être appelée une gloire commencée, la gloire réciproquement peut être dite une grâce consommée.

Cette gloire, dit le divin Apôtre (I Cor. 2, 9), surpasse en sa grandeur tout ce que l’œil des hommes peut voir, tout ce que leurs oreilles peuvent entendre, et tout ce que leur cœur peut embrasser par la vaste capacité de ses désirs. C’est une gloire que Dieu, dont la puissance, la sagesse et la bonté sont infinies, prépare à ceux qui l’aiment, dès le commencement du monde, pour laquelle un Dieu fait homme a donné le prix infini de son sang, afin de la leur mériter, et qui en un mot les rend heureux de la félicité de Dieu, qui n’est riche et content que dans la possession et dans la jouissance de lui-même.

Or bien que cette gloire soit inconcevable, il est pourtant vrai que les âmes bienheureuses la possèdent en différents degrés et à proportion de l’amour plus ou moins grand qu’elles auront eu pour Dieu en cette présente vie, d’autant que la charité est cette règle d’or que vit le Bien-aimé Disciple (Apoc. 21, 15), avec laquelle Dieu mesurera les degrés de la gloire céleste qui correspond au mérite, comme le mérite à l’amour et à la divine charité. Il faut donc dire que les âmes intérieures et mystiques, qui font profession de s’attacher à Dieu par les actes d’un amour plus fort et plus épuré, auront dans le ciel des joies plus intimes et pénétrantes, dans la possession, et dans la jouissance du souverain bien.

Dieu s’est uni à la nature humaine, il est l’Époux de son église, et le veut être de toutes les âmes qui la composent, pour satisfaire à l’amour qu’il leur porte : il ne cesse de les courtiser et rechercher, il les poursuit par les voix de ses inspirations, il leur présente les grâces qui leur sont nécessaires pour la perfection qu’il demande d’elles, il les sollicite de s’en servir avec une patience si douce, si forte et si persévérante, qu’on dirait 834 que c’est là sa seule occupation, son unique dessein et que son bonheur en dépend. (Sap. 11, 12).

Après avoir gagné ces âmes, il les fait ses épouses, et par le zèle qu’il a de les posséder seul, il les ravit souvent d’entre les hommes (Osée 2, 14); il les conduit en sa solitude pour les entretenir à son gré, pour parler à leur cœur et pour les faire jouir de sa divine familiarité. Ses délices sont d’être toujours avec elles et en elles, unies au fond et à la capacité de leur être, qui se sent possédés et embrassés par ce divin amant au-dessus des forces naturelles d ses puissances.

Et si dans l’état de la vie présente qui est un lieu d’exil et de bannissement, Dieu traite les âmes contemplatives, qui sont ses épouses, avec tant de douceur et de familiarité; si leur laissant tomber quelques petites miettes de ce pain qui se mange sur la table du ciel, elles y trouvent un goût si exquis, que pour les savourer dans l’oraison ou dans la contemplation, elles retirent toutes leurs forces et leurs sens, elles deviennent immobiles et incapables de leurs actions, si quelquefois il inonde et abîme toutes leurs puissances en un torrent de délices, de paix et de consolations, que sera-t-il pour elles dans la patrie, dans le plein état de leur gloire et dans la consommation de leur bonheur?

Dieu promet et donne à ceux qui pour l’amour de lui ont abandonné toutes choses, le centuple d ce qu’ils ont laissé, qui est la joie ineffable qu’ils possèdent et ressentent en l’union qu’ils ont avec lui (Matth. 19, 29), dans qui ils trouvent pour père, pour mère, pour biens, pour richesses, pour héritages, celui qui en son unité est toutes choses et infiniment plus que toutes choses. Et si l’abandon et le détachement de toutes choses mérite à l’âme dans l’état même de cette vie mortelle, une si haute récompense, qu’est celle d’une intime union avec Dieu, qu’on peut appeler le paradis de la terre, ou l’avant-goût de la félicité éternelle, quel sera le prix dans le ciel de cette union même, qui est un amour jouissant, qui transforme l’âme en Dieu; et l’acte le plus relevé et le plus méritoire, comme il est le plus doux de la vie chrétienne?

Dieu garde quelque proportion en ses récompenses; il promet les richesses immenses du Royaume des Cieux aux pauvres d’esprit (Matth. 5, 3), une très haute gloire aux humbles de cœur (? Luc 1, 9), et un pris singulier aux différents mérites de toutes les vertus. Et quelle récompense mettra-t-il en réserve pour des âmes qui tant de fois ont exposé leur capacité et le fond de leur être à son bon plaisir, par les désirs fréquents, doux et ardents de voir accomplir sa volonté en elles : qui si souvent et si affectueusement se sont présentées à lui, afin qu’il fît d’elles, en elles et par elles, tout ce qui lui plairait? Quelle, dis-je, peut être la récompense de ces âmes dans le ciel, sinon celle d’entrer dans la joie de leur Seigneur, de se voir plongées et abîmées dans le ressentiment des plaisirs de Dieu, et d’embrasser pour jamais l’objet de leur amour, de leurs joies et de leurs complaisances?

Il semble qu’ici bas Dieu agisse avec quelque réserve à l’égard des âmes ses épouses, qu’il n’ait pas la liberté de se communiquer à elles comme il voudrait; et qu’il attende cet état de bonheur qu’il leur prépare en sa maison. Il fait beau, dit ce divin Époux parlant à sa chère Amante (Cant. ? 5,1), de nous entretenir et de parler ensemble, nous promenant dans les florissants jardins de l’Église Militante, mais qu’il sera bien plus agréable de continuer nos discours dans les jardins éternellement verdoyants et remplis des fruits incorruptibles de l’Église triomphante; ici peu de personnes, quoique d’ailleurs elles aient quelque amour pour moi, sont capables de nos entretiens si tendres et si confidents; ils ne peuvent point croire combien douces sont les délices de ma conversation familière, parce qu’ils n’en ont pas l’expérience; 837 il faut donc que tu sois réservée à parler de nos privautés pour ne t’exposer pas, et les mystères plus secrets de notre amitié, à la risée et à l’indignation de ceux qui ne sont pas capables de les entendre : quand tu seras avec moi dans le paradis, tu auras toute liberté de me parler, et tu sera instruite de toutes choses dans la claire vision de mon essence. Là, tu auras une intime, éternelle et non jamais interrompue union avec moi, qui suis l’unique, essentielle et infinie bonté, qui donnerai un plein assouvissement à toutes tes puissances; d’où naîtra en toi un contentement parfait dans la plénitude de toutes sortes de biens. Hâte-toi donc d’accomplir ma volonté sur la terre et d’arriver au degré de perfection, et des grâces que je t’ai préparées, afin qu’au même moment je t’enlève du monde pour te posséder à jamais.

Quelle joie de cette âme épouse de Jésus-Christ, qui après avoir cheminé par ces voies intérieures du Saint Amour sortant de la prison de ce corps chargée de mérite s’envole au ciel entre les bras de Dieu son unique et légitime Époux! Quand les vapeurs changées en nuages sont suffisamment disposées, le soleil y peint l’image de ses beautés, et les transforme en ses lumières; et quand l’âme mystique disposée 838 par les opérations intimes, et tant de fois réitérées d’une foi nue et du pour amour, à recevoir en soi la plénitude des biens célestes, se présente à Dieu qui est le Soleil de la gloire, il s’imprime et se marque en elle avec complaisance, il la perfectionne et lui applique les derniers traits de bonheur et de beauté qui avaient été réservés pour l’état de sa gloire, où il est le trésor, le salut et la vie de tout esprit.

SECTION IV. Regrets immortels de l’âme, laquelle aura méprisé les grâces qui lui avaient été présentées pour sa perfection.

Il paraît que Dieu aime très ardemment les âmes, puisqu’il les forme à son image, qu’il les rend capables d’une fin si relevée qu’est celle de la jouissance de sa gloire, que s’étant perdu il les a rachetées d’un prix si divin, qu’est celui de son Sang et de sa Vie. Il les appelle à la suprême perfection par les voix de ses inspirations, il les anime par ses attraits; si elles consentent, il ne peut dissimuler les joies qu’il en reçoit; si elles les refusent ou qu’elles y résistent, il en témoigne des regrets et leur en fait des reproches. Mais si ces âmes ne correspondent pas à tant de grâces, et qu’elles privent Dieu du plaisir et de la gloire qu’il se promettait 839 d’elles; il s’en venge par de rigoureux châtiments en cette vie et en l’autre. (Prov. 3, 24). Je vous ai appelés, dit-il, et vous avez refusé; je vous ai tendu la main et nul de vous n’a daigné lever les yeux pour regarder; vous avez toujours rejeté mes conseils, et vous n’avez tenu compte de toutes mes remontrances; aussi je me rirai de votre perte quand les malheurs que vous craigniez fondront sur votre tête.

Ces paroles sont à peu près semblables à celles qu’adressait autrefois le Dieu incarné à tant d’âmes ingrates et incrédules de la ville de Jérusalem, (Matth. 23, 37; Luc 13, 34) Jérusalem qui tue les prophètes et qui lapide ceux qui sont envoyés vers toi, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l’as pas voulu? Le temps s’approche que tes maisons demeureront désertes. Ah, si tu avais reconnu au moins en ce jour qui t’est donné, ce qui te pouvait apporte la paix! mais maintenant tout ceci est caché à tes yeux; car il viendra un temps malheureux pour toi, que tes ennemis t’environneront de tranchées, qu’ils t’enfermeront e et te fermeront de toutes parts, qu’ils te raseront et détruiront entièrement, toi et tes enfants 840 qui sont dans tes murs, et qu’ils ne laisseront pierre sur pierre (Luc 19, 44); parce que tu n’as pas connu le temps auquel Dieu t’a visitée.

Jésus-Christ nous a laissé dans ces paroles qui expriment la désolation de l’infortunée Jérusalem, à qui il avait fait mille faveurs, l’image des reproches, des châtiments et des peines que souffrira une âme infidèle, qui aura refusé et méprisé ce que Dieu lui aura présenté pour son salut. Combien de fois fait-il retentir l’écho de ces paroles dans le fond de son cœur; si tu connaissais au moins en ce jour, qui t’est donné; si tu savais le bien, les grâces et les faveurs desquelles tu te prives, lorsque tu fermes la porte au Saint-Esprit; si tu savais les peines et les maux auxquels tu t’exposes en cette vie, les vengeances et les malheurs éternels que tu t’attires pour l’autre, tu en serais étonnée! Mais après avoir tant de fois fermé les yeux aux lumières, et le cœur aux mouvements du Saint-Esprit, elle se précipite dans les ténèbres, elle se prive de la force et de la protection du ciel; elle se met dans la puissance des démons; elle perd le discernement des choses de son salut; et enfin elle perd Dieu — même avec sa grâce. Et ce qui fait que son mal est sans ressource; c’est qu’elle ne le connaît pas, et même ne le veut pas connaître; ou si elle le connaît, elle n’en a non plus de sentiment, que si elle ne le connaissait point, parce qu’elle est punie de cet aveuglement épouvantable dont parle Notre Seigneur en son Évangile (Marc 4, 12) qui fait qu’elle ne voit point bien qu’elle ait les yeux ouverts. Ce qui veut dire que cette vue étant inutile pour sa correction, elle est frappée d’une espèce de ladrerie spirituelle, demeurant insensible à tous les traits de Dieu, stupide aux piqûres et aux répréhensions de la Synderese; et quoiqu’elle soit percée de mille coups par ses ennemis invisibles, et retenue captive dans ses chaînes, elle vit sans crainte, comme si elle était en liberté.

La désolation de cette âme sera bien plus grande, lorsque comme la malheureuse Jérusalem, elle se verra environnée et serrée de tous côtés de ses mortels et immortels ennemis, qui sont les démons, qui avec pleine puissance la jetteront en terre et la fouleront aux pieds, lorsqu’elle verra la perte irréparable de tous les dons de la grâce, des richesses inestimables de sa vocation, et enfin de son Dieu.

Saint Paul parlant à quelques âmes qui s’étaient abandonnées à l’injustice et rendues esclaves du péché : quel fruit, leur dit-il (Rom. 6, 21), avez-vous tiré de vos désordres dont vous rougissez maintenant, puisqu’ils n’ont 842 pour fin que la mort; c’est bien plus véritablement qu’on le pourra dire alors aux âmes qui auront abusé des grâces de Dieu par leurs infidélités et leur ingratitude. C’est pour lors qu’elles en recueilleront des fruits bien amers, des reproches éternels, une confusion et un opprobre horrible et insupportable.

Mais le plus amer et le plus douloureux de tous, sera la perte de Dieu dans le retranchement et la séparation qu’elles souffriront de lui pour jamais. Toute douleur vient de la division et de la séparation des choses unies; et plus l’union est étroite entre elles, plus la séparation en est violente et douloureuse; le bras souffre s’il est séparé de son corps parce qu’il y est très uni; la liaison entre le corps et l’âme étant plus grande, la séparation qu’i s’en fait, cause des douleurs plus aiguës; ce sont des agonies mortelles, mais toutes ces unions ne sont rien en comparaison de celle que l’âme doit avoir avec son Dieu. L’union la plus étroite et la plus puissante de toutes en chaque chose est celle par laquelle elle est jointe à son centre ou à sa fin, parce qu’elle y trouve son repos t sa perfection. Dieu est la fin de l’âme, lequel étant infiniment souhaitable doit attirer à soi tous ses désirs et toutes ses affections, comme il est seul capable de les contenter; et quand le temps de se joindre à cette fin est venu, elle sent un désir et un poids vers elle, qui est inconcevable; et s’il arrive que cette âme qui de toute sa force se porte à Dieu comme au centre de sa félicité soit rebutée, repoussée et rejetée avec violence, comme indigne de le joindre et de s’y unir, il faut qu’elle souffre une peine inconcevable, qui est à proprement parler la douleur de l’enfer. Douleur d’autant plus extrême et rigoureuse, que Dieu en veut être lui-même l’artisan par la façon épouvantable dont il la traite; en ce que d’une part il l’attire à soi en lui donnant et conservant son être avec l’inclination qui lui est essentielle de tendre et de se vouloir unir à l’objet de son bonheur; et de l’autre comme fin dernière, il la rejette et la repousse avec violence, ne l’attirant ce semble que pour la diviser et l’arracher avec plus d’effort du centre qu’elle désire.

Cette peine et cette séparation que souffre l’âme est une plaie incurable et qui saignera toujours; car elle a l’idée éternellement présente du bien qu’elle a perdu et dont elle souffre et souffrira à jamais la douloureuse privation. (Jeremie 30, 12). Comme elle connaît et appréhende la grandeur de ce bien, elle le désire ardemment et voudrait cependant ne pas le désirer, parce que ce désir est un bourreau qui lui déchire les entrailles, lui faisant désirer ce qu’elle est assurée de ne posséder jamais (Jeremie 8,17); c’est ce ver rongeur qui ne dort point, qui lui représente toujours que quelques moments de pénitence, quelques larmes de contrition, quelques bonnes œuvres faites dans le temps que Dieu lui avait donné, la pouvaient garantir de ses effroyables peines, et lui mériter les éternelles joies, qu’ayant perdu ces occasions précieuses, c’en est fait, elle ne les recouvrera jamais et que Dieu ayant jeté sur elle comme sur un arbre infructueux, son éternelle malédiction, elle ne portera jamais aucun fruit.

Mais je puis dire qu’entre les âmes réprouvées, celles qui auront reçu le privilège d’un appel particulier, de plus excellentes grâces et de plus douces communications avec Dieu, et en auront abusé, seront châtiées de plus rigoureux supplices. La jalousie de Dieu s’armera contre elles comme contre des épouses infidèles. Il commande de multiplier les tourments et les douleurs d’une âme sensuelle à proportion qu’elle s’est plongée dans les délices. (Apoc. 18, 7). O Qu’il sera rude à une âme qui avait été appelée aux délices du saint amour, qui devait converser avec Dieu, vivre en sa sainte présence et s’unir à lui, de se voir rebutée de ce même Dieu son créateur et son sauveur, qui ne cessera de lui reprocher pendant toute l’éternité qu’elle ne l’a point voulu aimer, qu’elle a méprisé ses recherches, et qu’elle a négligé de si belles occasions de tendre à la perfection chrétienne.

Le Prophète Royal percé d’un cuisant désir de voir la face de son Dieu et tout languissant de son amour, disait (Ps. 41, 4), que ses larmes lui servaient de pain nuit et jour dans la pensée qu’il avait d’être éloigné de son Dieu : mais que cette âme infortunée dira dans un sens bien contraire et dans des regrets inconcevables d’avoir perdu sa joie en perdant son Dieu, et dans le désespoir de ne voir jamais sa face; je suis nourrie de pain de larmes et de grincements de dents, lorsque les démons mes ennemis, et ma propre conscience, comme un ver qui me ronge pour augmenter ma rage et mon désespoir, ma demandent à chaque moment; où est ton Dieu? Où sont ses grâces? Où est le temps auquel tu le pouvais aimer? Hélas! dira-t-elle, je me souviens que lorsque je commençais à m’éloigner du Sauveur des hommes, il me suivait pas à pas pour me rappeler à soi; tantôt par ses inspirations secrètes; combien en ai-je reçu? Tantôt par la voix publique ou par les exhortations des prédicateurs; combien en ai-je entendu? J’avais été créée pour jouir de Dieu en éminent degré, et de tous les plaisirs qui accompagnent cette jouissance : j’ai été l’objet des pensées et des délices de Jésus, duquel j’avais reçu une vocation si sainte; il m’avait tirée, mais plutôt il m’avait ravie et emportée à la pointe de ses inspirations les plus pénétrantes : o attrait doux et violent! combien de larmes ont coulé de mes yeux dans la douceur de mes méditations, lorsque je pensais que lui qui était la vie et la béatitude s’était mis en état de mourir, afin que je ne mourusse pas, qu’il avait souffert des agonies et des tristesses qui avaient noyé et abîmé toutes ses joies spirituelles, temporelles et éternelles; qu’il s’était perdu de bien, d’honneur et de vie pour me sauver, lorsqu’il me flattait par ses caressantes douceurs, afin de m’attirer, lorsque dans mes ingratitudes et infidélités continuelles il me faisait entendre ces doux reproches : ô âme que j’ai fiancée au prix de mon sang; tu m’as rompu la foi, tu t’es prostituée et abandonnée à mille amours étrangers, tu as commis autant d’adultères que tu as aimés de créatures au préjudice de l’amour que tu me devais, tu t’es rendu digne de mille peines et indigne de mes faveurs; néanmoins reviens à moi et 847 je te recevrai entre les bras de ma miséricorde, moi seul qui ai cultivé la vigne avec tant de peine et de soin, ne boirai point de son vin, et je ne goûterai point le fruit d’un arbre que j’ai planté et que j’ai arrosé de l’eau de mes larmes, et de mon propre sang. Je suis maintenant cette vigne ravagée et abandonnée à mes ennemis, et cet arbre sec et inutile qui après avoir reçu la malédiction de Dieu, est jeté dans les flammes dévorantes du feu d’Enfer, pour y brûler à jamais : quel malheur pour moi, que tant de grâces particulières qui m’avaient été données pour arriver à une plus excellente perfection et à un plus éminent degré de gloire dans le ciel, ne servent qu’à rendre la malédiction de Dieu plus terrible sur moi, et mes peines plus cuisantes! que je n’aie reçu les qualités de fille, d’aimée et d’épouse de Dieu, que pour souffrir la dégradation infâme de tant de précieuses dignités! que mes plus horribles tourments sortent des plus grandes faveurs de Dieu que j’ai méprisées, et mes plus profonds désespoirs des plus grandes prétentions que j’ai autrefois eues pour la gloire à laquelle j’étais singulièrement appelée. Il est utile à l’âme de descendre quelquefois selon le souhait du prophète, toute vivante dans les enfers, par une sérieuse méditation des peines qu’on y 848 souffre, puisque selon la parole du Saint-Esprit cette méditation lui est un puissant et efficace moyen pour éviter le péché qui seul est la cause de l’enfer.

CONCLUSION [Tome II page 848].

Me voici par la grâce et la miséricorde de notre seigneur arrivé à la fin de cet ouvrage, après avoir conduit l’âme par toutes les routes et les voies de l’oraison mystique. Je lui ai donné la foi nue pour lui servir de flambeau, comme lui étant absolument nécessaire afin d’éclairer les ténèbres qui environnent le trône de l’incompréhensible bonté de Dieu qui lui sert d’objet, pour adresser sa volonté en son repos mystique, et pour l’affermir dans l’union qu’elle doit contracter avec lui comme souverainement aimable, le terme et la fin de ses désirs. Je me suis étendu sur l’excellence et sur la nécessité de cette foi nue, parce qu’elle est d’une conséquence incroyable en la vie spirituelle; singulièrement à l’âme mystique, qui doit faire un grand fond de cette vertu, puisqu’elle marche continuellement en ses voies, qu’elle vie de son esprit, qu’elle voit par ses yeux, qu’elle travaille par ses mains, et que la vigueur de toutes ses opérations mystiques [849] en dépend comme de sa racine.

J’ai tâché de lui découvrir les avantages de cette vie mystique, toute sainte, tout intérieure, toute cachée en Dieu par Jésus-Christ son fils; mais grâces qui lui sont présentées pour y faire progrès, les très pures douceurs et les aimables rigueurs avec lesquelles Dieu traite successivement les âmes mystiques ses épouses, dans les deux sortes d’oraisons qu’elles exercent, suaves et savoureuses; ou sèches et sans goûts; la délicatesse de l’esprit divin à ne vouloir pas souffrir en elles la moindre tâche; et la grande et incomparable perfection qu’il demande d’elles, prévenues de tant de bénédictions du ciel.

Je lui ai fait connaître qu’il n’y a point d’états dans lesquels elle ne puisse faire oraison, si elle veut suivre les attraits intérieurs, et les moyens qu’on lui donne de devenir toujours plus spirituelle et mystique, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à l’habitude d’une bienheureuse présence de son Dieu qui doit être le but et la fin de tous ses exercices.

Quoique partout je fasse voir à l’âme l’excellence de cette oraison mystique, qui lui apprend d’aspirer à la plus haute et la plus intime union avec Dieu par les actes d’une foi nue et du pur amour; néanmoins afin de lui donner courage de s’y appliquer, et lui ôter les prétextes qui l’en pourraient divertir, je lui enseigne que Dieu y appelle indifféremment toutes les personnes fidèles, de quelque condition qu’elles soient; aussi bien les simples et ignorantes que les plus doctes et savantes; aussi bien celles qui sont engagées ou occupées dans le monde que celles qui en sont séparées. Premièrement, parce que dans leur fond elles ont toutes reçu de Dieu une capacité de se convertir à lui, à qui elles sont immédiatement soumises, non seulement par voie de pensées et de discours dans leurs méditations; mais encore par voie d’actes plus simples et élevés au-dessus de toutes pensées dans l’oraison ou contemplation mystique. Et secondement, parce que la vie mystique ne se passe pas toute, comme l’estiment plusieurs, dans les grâces extraordinaires de visions, de révélations, d’extases et de contemplations claires; mais elle est un exercice de charité, qui rend l’âme non seulement chaste, tempérante et pure dans les plus douces caresses de son Dieu, mais encore forte, généreuse et patiente dans ses plus rudes épreuves; qui croit, qui espère, qui souffre et supporte tout pour l’amour du bien-aimé; qui ne néglige pas l’oraison de méditation [851] et de bonnes pensées lorsqu’elles lui sont possibles, et ne s’y attache pas non plus; mais les laisses sans peine dans le temps et les états qui ne les demandent pas. C’est à quoi je me suis efforcé de l’animer, lui proposant pour cet effet le grand exemple de Jésus-Christ se sacrifiant et immolant soi-même sur la croix et sur nos autels; lui donnant la résolution des doutes et des difficultés qui pouvaient lui être un obstacle, et la détourner du chemin commencé, et les avis nécessaires pour entretenir son repos avec quelques motifs qui la peuvent obliger de tendre sérieusement à la perfection du saint amour, qui est la fin que prétend l’oraison mystique.

Reste maintenant que je conjure toutes les âmes qui pourront lire ces écrits de penser souvent à la grandeur et à l’importance de leur sainte vocation, qui n’aboutit à rien moins qu’au plaisir et à la gloire de Dieu même, dans l’étendue de son royaume en leur cœur. Royaume qu’il a acquis, non par des choses corruptibles, comme de l’or et de l’argent; mais par le précieux Sang de Jésus-Christ, qui est l’agneau sans tache et sans défaut (I Pierre 1, 18). Lesquels ouvrent les yeux sur les étroites obligations qu’elles ont de correspondre aux desseins de Dieu sur elles, qui ne prétendent dans [852] la communication de tant de grâces dont il les favorise, sinon qu’en toutes choses elles se laissent gouverner et conduire par son divin l’esprit; particulièrement en leur intérieur, qu’elles doivent toujours tenir ouvert, exposé et soumis aux opérations de ce même esprit, désirant que lui seul soit le maître, le principe et la fin de tous leurs mouvements; s’estimant indignes, et très heureuses d’être ainsi consacrées, employées et consommées à l’honneur et au plaisir d’un Être si excellent; et n’estimant point d’autre félicité que celle de lui être entièrement abandonnées. Ô âmes chrétiennes! S’écrie un grand et saint évêque (saint Anselme) : âmes que Dieu appelle et destine à la connaissance et à l’amour de son infinie bonté, qui est le point de la véritable sagesse, pourquoi profanez-vous vos cœurs par l’amour des créatures? Cœurs humains! Pourquoi vous débandez-vous, vous promenant de tous côtés et caressants tant de différents objets, pour y chercher des plaisirs et une félicité que vous n’y trouverez jamais? Puisqu’il faut aimer, aimez à la bonne heure, mais aimez un seul et vrai bien qui embrasse tous les biens et toutes les perfections des créatures; un bien qui est tout bien, et au-dessus de tous les biens; et c’est assez pour vous. C’est à quoi Dieu vous appelle par tant de grâces, de lumières, de saints désirs, et par tant d’autres moyens que Dieu vous présente et vous donne à cet effet; et c’est en leur vertu que vous devez espérer et vous confier, qu’ayant reçu de son infinie et très pure bonté une si sainte vocation, lui qui a commencé en vous le saint ouvrage de votre perfection, comme dit l’apôtre (Philippiens 1,4), est tout-puissant et très désireux de l’accomplir, pourvu que par une amoureuse correspondance vous soyez fidèles et obéissants à sa grâce, ne négligeant rien, quand il est question du salut et de la perfection.

C’est l’important avis que donne Jésus-Christ à toutes les âmes désireuses de leur salut et de la perfection, et qu’il leur réitère tant de fois, afin qu’elles ne n’oublient pas; d’être fidèles dans les petites choses, de faire valoir les moindres grâces, d’éviter les moindres petits défauts, par ce que leur progrès dans la perfection ou la ruine entière de leur salut dépend de l’usage fidèle ou de l’abus qu’elles feront des grâces qui leur sont données dans les moindres petites choses; qu’elles pèsent et considèrent bien les paroles de ce grand maître de la perfection; que celui qui est fidèle dans les petites choses, sera aussi fidèle dans les grandes; et celui qui est injuste dans les petites choses, sera injuste aussi dans les grandes. (Luc 18,3). Que le [854] serviteur bon et fidèle (Matthieu 25,21) est établi sur beaucoup, et entre dans la joie de son seigneur, parce qu’il a été fidèle en peu de choses, et que le serviteur infidèle qu’il appelle méchant et paresseux pour n’avoir pas mis l’argent de son maître entre les mains des banquiers, afin de ne retirer avec usure, est privé du talent qui lui avait été donné et jeté dans les ténèbres extérieures, où il n’y aura que des pleurs et des grincements de dents.

Cela veut dire que les âmes saintes et intérieures, qui ont fait de grands progrès dans la perfection, qui ont acquis une présence de Dieu habituelle dans l’exercice continuel de l’oraison, ne sont arrivées à cet heureux état, qui est le but et la fin de toutes les pratiques spirituelles, que par la fidélité qu’elles ont apportée à recevoir en soi comme dans une bonne terre, les semences de la grâce qui y ont été jetées, et qui y ayant pris racine par leur fidèle correspondance, ont produit au centuple ce fruit de bénédiction.

Et qu’au contraire, les péchés les plus énormes, les indévotions formées et les chutes les plus lamentables dans les âmes, ne procèdent en elle que de petits commencements de la négligence à résister d’abord à quelques inclinations déréglées à quelques malignes sujétions, de correspondre à quelque lumière, ou mouvements de la grâce ou quelques aspirations qui paraissent fort petites, mais qui étant négligées conduisent au mépris, comme le mépris précipite ces âmes dans les plus grands dérèglements, et enfin dans l’aveuglement et l’infidélité. Prenez garde, dit l’apôtre, que quelqu’un ne manque à la grâce de Dieu, que quelques racines amères poussant en haut les rejetons n’empêchent la bonne semence et ne souillent l’âme de plusieurs. (Hébreux 12,15).

C’est pourquoi c’est une doctrine reçue de tous les saints Pères, et qui est passée en maxime parmi eux, enseignée par le chérubin de l’église, et de lui prouvée par l’autorité des paroles expresses du Saint-Esprit, que celui qui méprise les petites choses tombe peu à peu dans les plus grands péchés, parce que les péchés pour petits qu’ils puissent être, étant négligés se multiplient; et qu’étant multipliés, ils affaiblissent la force et la vigueur de l’âme, la privant de certains aides intérieurs, de certaines lumières et bon mouvement, par le défaut desquelles sa ferveur diminue, elle devient languissante et succombe facilement aux tentations et aux occasions du péché; et pour dire tout en un seul mot, par cette négligence et par ce mépris, elles attristent le Saint-Esprit, elles [856] lui font affront, lui résistant en face; elles empêchent son opération, et l’obligent souvent de les abandonner tout à fait, qui est le dernier et le plus grand des malheurs.

Mais il faut que je dise un mot en particulier à ce que Dieu a séparé du monde pour les établir dans le sanctuaire de la religion, expressément pour y devenir parfait selon l’obligation de leur état; et puisqu’avec eux j’ai reçu cette grâce, bien que j’en sois très indigne, je les prie que nous nous interrogions nous-mêmes, et que chacun de nous se demande à soi-même ainsi que faisait un saint et parfait religieux (saint Bernard) : pourquoi as-tu quitté le monde? Pour quelle fin es-tu venu dans la religion? Qui t’as mû, qui t’a poussé et obligé de te faire religieux? Chacun de nous répondra sans doute, qu’il n’a point eu d’autre intention, ni d’autre motif que le servir Dieu, de fuir les pièges du monde, et les occasions de se perdre; d’assurer son salut, de devenir intérieur et spirituel; en un mot de travailler sérieusement à l’affaire importante et unique de sa perfection. S’il est ainsi, devons-nous répliquer. Laissons donc aller le monde, qu’avons-nous affaire avec le monde, nous qui avons renoncé au monde? Ne reprenons point ce que nous [857] avons abandonné et ne nous intriguons point dans les affaires séculières; nous l’avons ainsi promis à Dieu en la présence de ces anges, avec cela nous avons été acceptés de la religion, l’habit nous a été donné, le nom changé pour nous avertir que désormais nous devons être d’autres hommes, mener une autre vie et tenir d’autres coutumes.

Que cette grande promesse faite à l’âme religieuse par le Saint-Esprit parlant par la bouche du prophète ne sorte point de votre cœur. Vous êtes la fille de Dieu, et vous deviendrez son épouse bien-aimée (Ps. 44,11), si pour l’amour de lui vous oubliez tout à fait votre maison, votre famille, et vos parents; ne cherchez plus de consolations ni de douceur hors de Dieu et parmi les hommes; vous ne trouveriez pas possibles les humaines, et vous perdriez les divines et célestes, qui ne peuvent compatir avec celles de la terre. Faites ce que vous faites, et ce que vous êtes venus faire dans la religion; employés par votre vie en choses de néant, en des bagatelles, en des enfances indignes d’une âme forte et généreuse, qui ne doit être occupé que de choses grandes et sublimes, digne d’un Dieu qui est votre Père, et de la haute gloire qu’il vous prépare; puisque comme nous avons [858] déjà dit, votre unique bonheur en cette vie, comme de toutes les âmes saintes, est de correspondre avec fidélité à tous les mouvements de la grâce, et de ne pas perdre un seul moment du temps que la pure miséricorde de Dieu nous accorde pour acquérir la perfection; et votre plus grand malheur, comme de toutes les âmes négligentes et ingrates, est d’abuser de cette même grâce que Dieu vous présente, et de laisser couler inutilement avec le temps les précieuses occasions que vous avez d’opérer votre salut et de gagner la bienheureuse éternité.

Et si nous pouvions demander raison de cette vérité aux âmes malheureuses pour toute l’éternité, qui de la religion ou de quel autre état de perfection, où elles se sont trouvées ont été précipitées dans les enfers, et les interrogés par quel chemin elles se sont engagées en cette éternelle misère, elle diraient toutes, ou presque toutes, que c’est par la négligence, et puis par le mépris des choses qu’elles estimaient petites et de peu de conséquences ; que cette négligence et ce mépris ayant obligé Dieu de se retirer d’elle, elles se sont relâchées, elles sont tombées dans la tiédeur, elles ont perdu l’esprit d’oraison et de dévotion, elles se sont aveuglées et abêties; et enfin elles ont perdu la [859] grâce de Dieu et le Dieu de la grâce pour jamais.

Si au contraire nous demandions à celle qui bienheureuses dans le ciel jouissent pour jamais de la compagnie de Dieu et de ses anges, qui sont abîmées dans les saintes joies et les très pures délices qu’elles reçoivent entre ses bras, et sur le sein de leur céleste et divin époux, par quels moyens elles sont arrivées à leur très heureuse fin, et que nous fussions digne d’entendre leur réponse; celles-ci seraient la même en toutes, qu’à la faveur des grâces du ciel, des lumières et les mouvements qu’elles ont reçu et de leur coopération fidèle, elles ont nourri et entretenu l’esprit de dévotion et d’oraison; elles ont mortifié leurs sens et leurs passions, méprisé le monde, surmonté les démons et les suggestions infernales, et qu’ainsi conservant et perfectionnant la grâce, elles ont mené ici-bas une vie douce, tranquille et pleine de consolations spirituelles, et que de celle-là, elles ont été conduites à celle du ciel plein de gloire et de félicité.

Il est nécessaire que nous ayons l’un et l’autre sort, et que nous prenions parti pour l’une ou l’autre éternité, bienheureuse ou malheureuse; et chacun de nous autres peut juger avec une assurance morale [860] qu’elle doit être la sienne, conformément à l’état de vie auquel il se trouve, ou de négligence et de mépris des grâces de Dieu, ou d’une fidèle et amoureuse correspondance aux faveurs qu’il reçoit du même Dieu notre seigneur. À qui soit honneur et gloire, maintenant et à jamais.

Fin du second tome.



[Fin du TOME II et dernier]



Table des matières

 « LE JOUR MYSTIQUE » 1

DE 1

PIERRE DE POITIERS 1

Avertissement 2

Pierre de Poitiers (~1610-1683) Conseiller des puissants et défenseur des mystiques. 4

Notice du Dictionnaire de Spiritualité. 6

Fiches onomastiques 10

RÉFÉRENCES.  10

CHRONOLOGIE  10

Avant 1640  10

1640-1650  10

1650-1660  11

1660-1670  11

1670-1680  12

Après 1680  13

Le Jour mystique dans les « Justifications » 14

LE JOUR MYSTIQUE OU L’ÉCLAIRCISSEMENT DE L’ORAISON ET THÉOLOGIE MYSTIQUE 22

TOME PREMIER 22

À Jésus-Christ [Tome I page ii] 22

Approbation de Mgr l’évèque d’Héliopolis 35

Approbation des docteurs. 36

Autre approbation. 37

Table des Traités, des chapitres et des Sections du premier Tome 37

Livre premier. 38

DE LA NATURE DE L’ORAISON MYSTIQUE ET DE L’EXCESSIVE ACTIVITÉ OU PROPRIÉTÉ D’IMAGES 38

Traité premIER. 38

De l’existence, de la nature, de l’objet, et des espÈces de l’oraison mystique. 38

Argument 38

[TRAITE I, Tome I Page 3] 38

CHAPITRE PREMIER. Pour servir de préface à tout l’ouvrage. 38

Remarques nécessaires à l’intelligence de ces traités d’oraison et de théologie mystique. 38

SECTION I. Dessein général de l’ouvrage, et l’excellence de son sujet. 38

SECTION II. Raisons ou motifs qui ont porté l’auteur à faire ces traités mystiques, sa méthode, l’ordre et la suite des matières contenues en cet ouvrage. 40

SECTION III. De l’utilité et de la nécessité de cette science mystique. 46

SECTION IV. Quels sont les auteurs qui doivent être appelés mystiques. 48

SECTION V. D’où procèdent des difficultés qui se rencontrent à traiter ou à entendre les matières mystiques, et les auteurs qui en ont écrit ; avec l’explication de quelques termes obscurs dont ils usent, et qui comprennent le mystère et le secret de leur silence. 50

SECTION VI. Suite du sujet précédent. 53

SECTION VII. L’union qui se fait par l’amour mystique est glorieuse à Dieu comme elle est très utile et honorable à l’âme. 57

SECTION VIII. Différence entre la morale ou la sagesse des mystiques ou parfaits chrétiens, et celle des philosophes ou sages païens. 58

SECTION IX. Dispositions nécessaires à ceux qui veulent s’adonner ou s’appliquer à l’oraison et théologie mystique, ou faire profit en la lecture des livres qui en traitent. 64

SECTION X. suite du précédent sujet 69

CHAPITRE II. De l’oraison en général. 76

SECTION I. Ce que c’est que l’oraison. 76

SECTION II. De l’oraison au sens de l’Écriture. 78

SECTION III. Excellence de l’oraison. 81

SECTION IV. De trois sortes d’oraisons. 84

CHAPITRE III. Du nom de l’oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre. 88

CHAPITRE IV. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images 89

SECTION première. S’il y a quelque oraison mystique, où il faille citer les actes ou les pensées. 89

SECTION II. Opinion affirmative et véritable qu’il y a une oraison mystique dans laquelle il faut quitter les formes et les images ou les actes et les pensées 91

CHAPITRE V. Description de l’Oraison Mystique, et de ses différentes espèces. 92

SECTION I. Ce que c’est que l’oraison mystique. 92

SECTION II. L’oraison mystique expliquée et décrite par les mystiques sous le terme d’oraison de repos, ou sans actes, méditations et discours. 92

SECTION III. L’oraison mystique décrite et expliquée sous le terme de contemplation sans formes et images. 94

SECTION IV. Réflexion sur les deux sections précédentes, et quelle conséquence on en doit tirer pour la créance de l’oraison mystique. 95

SECTION V. L’oraison mystique prouvée par l’Écriture sainte. 96

SECTION VI. L’oraison mystique prouvée par raisons, en répondant aux objections faites contre elle. 98

SECTION VII. Trois autres objections résolues. 99

De deux sortes d’oraison mystique, l’une savoureuse et l’autre sans goût. Et premièrement de celle qui est savoureuse. 101

CHAPITRE VI. Du repos mystique savoureux. 101

SECTION première. Définition du repos mystique savoureux. 101

SECTION II. Expression plus particulière de cet état en l’âme et ce qu’il y produit 102

SECTION III. Descriptions différentes du repos mystique savoureux, faites par les théologiens mystiques. 103

SECTION IV. Suite du sujet et quelques autres descriptions du repos mystique savoureux. 105

SECTION V. Autre description de l’oraison de repos savoureux, et que l’on peut l’expliquer affirmativement ou négativement. 108

SECTION VI. Ce qui se fait ou se passe dans l’âme pendant le repos mystique savoureux 108

SECTION VII. Explication plus ample de ce qui se passe en ce repos. 109

CHAPITRE VII. Du repos mystique qui est sans goût. 111

SECTION I. Quel est ce repos mystique sans goût. 111

SECTION II. Convenances et différences qui se rencontrent entre les deux repos mystiques, le savoureux, et celui qui est sans goût. 111

SECTION III. Suite du sujet précédent, et quelques autres différences entre ces deux repos. 113

SECTION IV. Quelques raisons pour lesquelles dans le repos mystique sans goût l’âme doit avoir le désir de produire des actes et non pas dans le savoureux. 114

SECTION V. Cinquième raison et remarque notable sur le sujet de la production d’actes en l’oraison mystique. 115

SECTION VI. Il y a distinction essentielle entre les deux repos, le savoureux et celui qui est sans goût. 116

CHAPITRE VIII. Ces deux sortes d’oraison sont quelquefois compatibles, ou incompatibles avec les actes. 117

SECTION I. L’oraison de repos admet quelquefois la production d’actes. 117

SECTION II. Quelques remarques sur le sujet de ces oraisons ; et réponse aux arguments de l’opinion contraire. 118

SECTION III. Il se prouve par autorité que l’oraison mystique savoureuse admet quelquefois les bonnes pensées. 119

SECTION IV. Cette oraison savoureuse est quelquefois compatible avec les extroversions et occupations. 120

SECTION V. Cette oraison est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées. 121

SECTION VI. Comment l’oraison mystique sans goût est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées, et qu’elle doit être la conduite de l’âme en cet état. 123

SECTION VII. La doctrine précédente est confirmée par l’autorité des mystiques. 124

SECTION VIII. Cette oraison mystique sans goût compatit quelquefois avec les bonnes pensées, et même avec les occupations. 125

SECTION IX. Raison pourquoi l’oraison de quiétude compatit quelquefois avec les bonnes pensées, et quelquefois elle n’y compatit pas. 126

SECTION X. Résolution d’un doute sur ce sujet, et instruction de ce que doit faire l’âme dans l’oraison de repos sans goût. 127

SECTION XI. Comment l’âme se doit conduire dans les différents états de cette oraison compatible ou incompatible avec les pensées. 128

CHAPITRE X. Les oraisons de repos mystique compatibles ou incompatibles avec les actes et les méditations sont de même espèce. 129

CHAPITRE X. De l’objet de l’oraison de repos mystique, et quel il est. 129

SECTION I. L’âme en cette oraison a un objet dans lequel elle se repose. 129

SECTION II. Dieu est l’objet de l’oraison de repos mystique. Ce qui est prouvé par raisons. 131

SECTION III. Quatre autres raisons pour prouver le même sujet. 133

SECTION IV. Preuve de ce que dessus par autorité. 134

SECTION V. Quelques autres autorités en preuve du même sujet. 135

SECTION VI. Dieu est l’objet de l’oraison mystique savoureuse. 136

SECTION VII. Suite du sujet précédent. Quatrième preuve par l’autorité des mystiques. 137

SECTION VIII. Dieu est l’objet de l’oraison mystique sans goût. 138

SECTION IX. Sentiments des mystiques sur ce sujet. 140

SECTION X. Dieu seul est l’objet de cette oraison, et l’inclination aux choses divines en est l’effet. 141

SECTION XI. Remarque notable sur l’oraison de repos sans goût. 142

CHAPITRE XI. Sous quelle considération Dieu est l’objet de l’oraison mystique, ou de quiétude. 143

SECTION I. Dieu est l’objet du repos mystique sous la considération de souverain bien. 143

SECTION II. Preuves par autorités que Dieu, comme bien souverain, est l’objet de cette oraison. 145

CHAPITRE XII. Si cette oraison a un objet matériel et formel, et quel il est. 146

Chapitre XIII. Dieu comme présent est l’Objet de cette oraison. 147

TRAITE II. De la propriÉTÉ des images, ou de l’excessive activitÉ. [Tome I page 360] 149

Argument. 149

CHAPITRE I. De l’excessive activité. 150

SECTION I. De la nature et des espèces de l’excessive activité. 150

SECTION II. De la propriété des images, et ce que c’est. 151

SECTION III. L’âme ne doit avoir attache aux images, actes et pensées. 152

SECTION IV. Sentiments des théologiens mystiques sur la doctrine précédente. 153

CHAPITRE II. De la violence excessive et indiscrète de l’âme à produire des actes quand elle est en telles sécheresses que moralement parlant cela ne lui est pas possible. 154

SECTION I. Quelques remarques sur ce sujet. 154

SECTION II. Il ne faut pas faire effort trop violent pour produire des actes. 155

SECTION III. Quelques temps ou états dans lesquels il faut quitter les actes de l’oraison agissante. 156

SECTION IV. Suite du sujet. Comment l’âme se doit conduire pendant les doutes. 157

CHAPITRE III. De la violence ou effort raisonnable et discret. 158

SECTION I. Quelle est cette violence. 158

SECTION II. Confirmation de ce que dessus par autorité des mystiques. 160

CHAPITRE IV. Effets ou Dommages de la mauvaise activité. 161

SECTION I. Dommage qu’elle cause à l’âme. 161

SECTION II. Dommage que l’excessive activité cause au corps. 162

SECTION III. Dommage que cause l’excessive activité à tout l’homme. 162

SECTION IV. Effets ou dommages de la mauvaise activité, prouvés par les raisons et les autorités des mystiques. 163

CHAPITRE V. Causes de l’excessive activité. 166

SECTION I. Les démons sont l’une des causes de l’excessive activité. 166

SECTION II. Seconde cause, les directeurs. 167

SECTION III. Combien ces mauvais directeurs sont dommageables aux âmes. 168

SECTION IV. Troisième cause de la mauvaise activité, l’âme même. 169

SECTION V. Preuve par autorité de ce qui s’est dit des causes de l’excessive activité. 171

LIVRE SECOND DE LA FOI NUE TANT DIVINE QU’HUMAINE ET DE LA SATISFACTION QUE LA FOI NUE DOIT PRODUIRE EN L’ÂME 174

TRAITE III [Tome I page 417] 174

Argument 174

CHAPITRE I. Des choses qui concourent à former le repos mystique, et premièrement de la foi, laquelle est nécessaire pour diriger la volonté. 175

CHAPITRE II. De la foi en tant qu’elle sert à l’oraison mystique 176

CHAPITRE III : D’une autre espèce de foi nue humaine nécessaire à l’oraison mystique. 177

CHAPITRE IV : Convenances entre la foi nue et la commune chrétienne. 178

SECTION I : Quatre sortes de convenances entre ces deux croyances. 178

SECTION II : Suite du sujet. Six autres convenances. 180

CHAPITRE V : En quoi la foi mystique est différente de la commune. 182

CHAPITRE VI : De l’existence de la foi nue divine. 184

SECTION I : Cette existence prouvée par raisons. 184

SECTION II : Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la foi nue. 186

SECTION III : Réponse à quelques objections qu’on peut faire contre l’existence de la foi nue. 188

CHAPITRE VII. De la nécessité de la foi nue divine pour l’oraison de repos. 190

SECTION I : Si la foi nue divine est nécessaire. Première opinion négative 190

SECTION II. Seconde opinion affirmative et véritable : que la foi nue est nécessaire à l’oraison de repos. Raisons de sa nécessité. 191

SECTION III. Deux autres raisons de la nécessité de la foi nue. 192

SECTION IV. Réponses aux arguments faits contre la nécessité de cette foi nue. 193

CHAPITRE VIII. La foi nue humaine nécessaire ; raisons de sa nécessité. 194

CHAPITRE IX. Si la foi nue est actuelle ou habituelle. 195

SECTION I. La foi nue est un acte. 195

SECTION II. Raisons qui prouvent que la foi nue est un acte. 196

SECTION III. Réponse à quelques objections contre l’actualité de la foi. 197

SECTION IV. Quel est l’acte de la foi nue. 199

CHAPITRE X. De l’habitude de la foi nue. 200

SECTION I. Comment la foi nue forme des habitudes et comment elle peut être dite habituelle. 200

SECTION II. Comment on peut s’habituer à la foi nue. 200

CHAPITRE XI. Si la foi nue est infuse ou acquise. 202

SECTION I. La foi nue est infuse. 202

SECTION II. L’objet et les actes de la foi nue sont surnaturels. 202

SECTION III. Dans la foi nue il y a une habitude naturelle acquise. 203

SECTION IV. Quelques difficultés sur ce sujet avec leurs résolutions. 204

CHAPITRE XII. Comment dans l’oraison de repos la foi humaine est nue aussi bien que la divine. 206

CHAPITRE XIII. L’oraison de repos n’est oraison à notre égard que dans l’acte humain de la foi nue. 206

CHAPITRE XIV. La foi nue en tant qu’humaine est acquise. 207

CHAPITRE XV. La pratique et la connaissance de la foi nue sont surnaturelles. 208

CHAPITRE XVI. De l’objet matériel de la foi nue divine. 208

SECTION I. Opinions différentes sur ce sujet. 208

SECTION II. Trois autres opinions de l’objet matériel de la foi nue. 209

SECTION III. La foi nue suppose un sujet qui a la foi virtuelle de tous les articles révélés, quoiqu’elle n’en exerce pas des actes exprès. 210

SECTION IV. Quel est l’objet de la foi nue infuse. 211

SECTION V. La croyance de l’immensité de Dieu ni de sa providence n’est pas l’objet de la foi nue. 212

SECTION VI. La vérité universelle n’est pas l’objet de la foi nue. 214

SECTION VII. Comment le tout et le rien et la présence de Dieu essentielle peuvent être dits l’objet de la foi nue. 215

SECTION VIII. La connaissance du souverain bien est l’objet de la foi nue comme présent et intime à l’âme et non comme absent et éloigné. 215

SECTION IX. Résolution de quelques difficultés ou objections contre la section précédente. 216

CHAPITRE XVII. Les lumières de la foi nue causent en l’âme une préférence de Dieu à toutes choses et une conformité à sa volonté. 216

CHAPITRE XVIII. De l’objet de la foi nue en tant qu’elle est acquise et humaine. 217

SECTION I. Quel est son objet ? 217

SECTION II. Résolution de quelques difficultés sur la section précédente. 217

SECTION III. Suite et résolution de quelques autres difficultés. 218

SECTION IV. Quelles sont les choses que la foi humaine croit. 219

CHAPITRE XIX. De l’objet formel de la foi nue, tant la divine que l’humaine. 220

CHAPITRE XX. Que les actes de la foi nue divine et humaine peuvent être aidés par le raisonnement. 221

CHAPITRE XXI. Il ne faut point chercher des raisons dans l’exercice actuel de l’oraison de repos. 221

CHAPITRE XXII. La pratique parfaite de la foi nue humaine exclut tout raisonnement. 223

CHAPITRE XXIII. Du sujet de la foi nue, ou en quelle puissance elle réside. 223

SECTION I. La foi nue, tant divine qu’humaine, réside dans l’entendement et non dans les sens. 223

CHAPITRE XXIV. En quelles oraisons il faut pratiquer la foi nue. 225

SECTION I. Elle se pratique en l’oraison de repos sans goût et dans le savoureux. 225

SECTION II. La foi nue opère seulement dans les deux espèces d’oraisons mystiques, savoureuse et sans goût. 226

CHAPITRE XXV. Si la foi nue peut croître en l’âme. 227

SECTION I. Si la foi nue divine peut croître. 227

SECTION II. La foi nue humaine peut croître ou diminuer. 227

CHAPITRE XXVI. Si la foi nue est stable ou changeante. 228

CHAPITRE XXVII. Qualités de la foi nue. 229

SECTION I. Si elle est simple. 229

SECTION II. Raisons pour lesquelles la foi nue peut être appelée simple. 229

SECTION III. Si la foi nue est vive ou morte. 231

SECTION IV. La foi nue peut être séparée de la grâce. 231

SECTION V. De la foi, de l’espérance et de la charité opérantes au repos mystique. 232

CHAPITRE XXVIII. Certitude de la foi nue tant divine qu’humaine et quelle elle est. 233

CHAPITRE XXIX. Combien il est nécessaire à l’âme qui aspire à l’oraison de se servir de la certitude morale et humaine de la foi nue. 234

SECTION II. L’âme qui s’appuie sur la foi nue humaine n’est pas aisément trompée, et pourquoi. 235

SECTION III. Autre raison en confirmation de la doctrine précédente. 236

SECTION IV. Raisons ou motifs, pour lesquels l’âme se doit exercer en l’oraison mystique sans goût avec assurance morale qu’elle s’unit à Dieu. 237

SECTION V. Autres raisons qui persuadent à l’âme l’usage de cette assurance morale. 239

SECTION VI. Suite et plus ample explication de la nécessité de cette assurance morale pour l’oraison de repos. 242

SECTION VII. L’âme doit croire avec assurance qu’elle pratique parfaitement la volonté de Dieu dans l’oraison de repos souffrant. 244

SECTION VIII. Résolution d’une difficulté pour plus grand éclaircissement du sujet. 245

SECTION IX. Comment l’âme doit, en l’oraison, exercer l’acte d’assurance morale qu’elle fait la volonté de Dieu. 246

SECTION X. L’âme possédant le repos ne le doit pas chercher, mais en jouir. 247

CHAPITRE XXX. Si la foi nue doit exclure tout doute. 249

SECTION I. Première opinion avec quelques remarques 249

SECTION II. Seconde et plus vraie opinion que l’assurance doit être sans doute, et comment. 250

SECTION III. D’où procèdent les doutes qui troublent et agitent l’âme pendant l’oraison mystique. 252

CHAPITRE XXXI. L’oraison de repos doit exclure toute hésitation. 254

CHAPITRE XXXII. L’oraison de repos doit exclure tout endormissement de foi. 254

CHAPITRE XXXIII. Si l’oraison de repos sans goût est compatible avec les craintes et les pusillanimités. 257

SECTION I. Opinion affirmative. 257

SECTION II. Seconde opinion négative et la vraie. 258

CHAPITRE XXXIV. D’où naissent les craintes que peut avoir l’âme de s’exercer en l’oraison de repos sans goût. 260

SECTION I. De la première cause des craintes dans cette oraison. 260

SECTION II. D’une seconde cause de ces craintes. 262

SECTION III. De deux autres de ces craintes. 263

CHAPITRE XXXV. Du temps auquel les craintes de ne pas faire oraison attaquent plus l’âme qui s’y adonne. 265

CHAPITRE XXXVI. De la qualité ou grandeur des craintes qui arrivent dans l’oraison mystique. 267

CHAPITRE XXXVII. Quelles sont les craintes en général qui doivent être admises ou bannies et chassées de l’âme par la foi nue humaine. 268

SECTION I. Quelques choses à noter sur ces craintes. 268

SECTION II. L’oraison de repos n’exclut pas les craintes bonnes et raisonnables. 269

SECTION III. L’oraison de repos demande la crainte de Dieu. 270

SECTION IV. L’oraison de repos ou la foi nue exclut les craintes contraires à sa pratique. 270

SECTION V. De quelques autres craintes et ce qu’il en faut penser. 271

SECTION VI. Objection contre la doctrine précédente résolue 273

SECTION VII. Les craintes et les doutes dans la seule partie inférieure ne sont pas contraires à l’oraison de repos. 274

SECTION VIII. Ce qu’il faut penser des vaines craintes sur le sujet des choses temporelles. 276

CHAPITRE XXXVIII. Résolutions de quelques difficultés qui peuvent former les doutes et les craintes dans l’âme pendant l’oraison de repos. 277

SECTION I. Deux moyens de surmonter les craintes et les doutes. 277

SECTION II. Première difficulté : que la conduite de l’âme par cette voie d’oraison mystique paraît dangereuse. 278

SECTION III. II et III. Difficulté prise de deux sujets d’y craindre la paresse. 279

SECTION IV. Quatrième difficulté : autre sujet de craindre, la paresse et la perte des vertus. 280

SECTION V. V et VI. Difficulté. Crainte de consentir aux distractions, ou donner trop de liberté aux sens. 282

SECTION VI. VII et VIII Difficulté. Crainte de l’orgueil, ou négligence. 282

SECTION VII. Exhortation et motifs aux âmes de ne pas laisser l’oraison pour les doutes et craintes qui les attaquent. 284

CHAPITRE XXXIX. Réponses aux objections faites en faveur de l’opinion qui admet les craintes en la pratique de l’oraison de repos sans goût. 285

CHAPITRE XL. Sur quels motifs ou raisons est fondée l’assurance que donne la foi nue humaine. 286

TRAITE IV. De la satisfaction que la Foi nue doit produire en l’Âme qui pratique l’Oraison Mystique [Tome I, page 677]. 288

Argument. 288

Chapitre unique. De la satisfaction de la foi nue en l’âme mystique. 289

Section I. Quelle est cette satisfaction. 289

Section II. L’oraison de repos sans goût doit chasser toute propre et sensuelle satisfaction. 289

Section III. De la vraie et bonne satisfaction. 290

Section IV. De deux sortes de satisfactions pendant les oraisons de sécheresse, ou de facilité d’actes. 291

Section V. Motif et raisons qui doivent exciter l’âme à acquérir la satisfaction pendant l’oraison de repos sec. 292

Section VI. Trois autres motifs pris de la considération de nous-mêmes, de nos actions extérieures et de l’oraison de repos. 293

Section VII. Causes de cette satisfaction. 295

Section VIII. En quelle partie de l’âme cette satisfaction est résidente. 296

Section IX. La satisfaction de l’âme doit être conforme à l’état d’oraison dans lequel elle se trouve. 297

Section X. De trois sortes de satisfactions. 298

Section XI. Effets de cette satisfaction. 299

Section XII. Cette satisfaction accomplit l’oraison de repos. 300

Section XIII. Quels sont les empêchements et les obstacles de cette satisfaction. 301

Section XIV. Trois autres empêchements de cette satisfaction. 302

Section XV. Signes de la parfaite satisfaction en l’oraison mystique. 303

Section XVI. Résolution de quelques difficultés contre la doctrine précédente, et conclusion. 304

[fin du TOME I : page 719]  305

TOME SECOND. 307

Permission d’imprimer et Approbations 307

Permission d’imprimer du Très Révérend Père Procureur de Cours, et Vicaire Général de l’Ordre. 307

Approbations des théologiens de l’ordre. 307

Table 310

LIVRE TROISIÈME. DU SUJET ÉLOIGNÉ ET DU SUJET PROCHAIN DE L’ORAISON MYSTIQUE. 311

TRAITE V. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée et qui sont capables de la pratiquer [Tome II page 1]. 311

Argument. 311

CHAPITRE I. Des personnes capables ou incapables de l’oraison mystique. 312

SECTION I. L’oraison mystique ne doit être enseignée aux infidèles et pécheurs, mais aux justes. 312

SECTION II. On peut enseigner cette oraison aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont les plus occupées. 313

SECTION III. L’oraison mystique doit être enseignée aux commençants et aux novices. 315

SECTION IV. Où la doctrine contenue en la précédente section est expliquée, et où il est montré qu’il faut enseigner l’oraison de repos savoureux aux commençants. 316

SECTION V. Il faut enseigner aux commençants l’oraison de repos sans goût. 319

CHAPITRE II. Si la théologie mystique doit être enseignée aux simples et ignorants, ou seulement aux doctes. 321

SECTION I. Première opinion. Que cette science ne se doit enseigner qu’aux doctes. 321

SECTION II. Cette théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants. 323

SECTION III. Réponse aux objections formulées en la section première contre la vérité de la section précédente. 327

CHAPITRE III. Si cette théologie doit être enseignée aux doctes. 330

SECTION I. Cette théologie est pour les doctes s’ils pratiquent l’oraison mentale. 330

SECTION II. La doctrine accompagnée d’humilité n’est pas contraire à la théologie mystique. 331

SECTION III. Résolution de quelques difficultés contre la doctrine précédente. 333

CHAPITRE IV. Si cette théologie mystique se doit enseigner indifféremment à tous ceux qui s’adonnent à l’oraison mentale, et s’ils en sont tous capables. 334

SECTION I. Première opinion négative. 334

SECTION II. Opinion affirmative expliquée ; et que tous ne sont pas appelés à la contemplation affirmative. 335

SECTION III. La contemplation, ou oraison mystique savoureuse, n’est pas une grâce extraordinaire à l’égard des contemplatifs. 338

SECTION IV. Quelques autres raisons qui prouvent le même sujet, et qui font voir pourquoi Dieu donne des consolations aux âmes contemplatives. 340

SECTION V. La connaissance et la pratique de l’oraison mystique sans goût est nécessaire à tous ceux qui font oraison mentale. 344

SECTION VI. L’oraison de repos en général est pour tous ceux qui s’adonnent à l’oraison mentale. 345

SECTION VII. Preuve de la doctrine précédente par l’autorité des docteurs mystiques. 346

CHAPITRE V. Si Jésus-Christ a pratiqué l’oraison, et quelle. 348

SECTION I. Jésus a pratiqué l’oraison mentale par production d’actes d’entendement et de volonté. 348

SECTION II. Si Jésus-Christ a exercé l’oraison mystique ou la contemplation sans formes, et si elle se trouve dans les bienheureux. 350

CHAPITRE VI. Si la Sainte Vierge a pratiqué l’oraison de repos. 351

SECTION I. Si elle a exercé celle qui est sans goût. 351

SECTION II. La Sainte Vierge a pratiqué l’oraison mystique savoureuse. 354

CHAPITRE VII. Si quelques saints ont eu des privilèges incompatibles avec l’oraison mystique ou de quiétude. 355

SECTION I. S’ils en ont eu d’incompatibles avec celle qui est sans goût. 355

SECTION II. Si quelques saints ont eu quelques grâces incompatibles avec l’oraison mystique savoureuse. 358

CHAPITRE VIII. Si les âmes de Purgatoire pratiquent l’oraison de repos mystique. 359

SECTION I. Si elles pratiquent celle qui est sans goût. 359

SECTION II. Les âmes de Purgatoire ne pratiquent pas l’oraison de ce repos savoureux. 361

TRAITE VI. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’Âme. [Tome II, page 117] 363

Argument. 363

CHAPITRE I. De la division de l’âme et quelles sont ses parties. 364

CHAPITRE II. D’où procède l’ignorance de la plus éminente partie de l’âme, appelée pointe de l’esprit. ? 366

CHAPITRE III. De la division ou distinction des trois facultés de l’âme. 367

CHAPITRE IV. Noms donnés à ces trois facultés de notre âme, et principalement à la troisième et suprême. 370

CHAPITRE V. Noms donnés par les mystiques à la plus haute portion de l’âme ou point de l’esprit. 372

CHAPITRE VI. Explication du fond de l’âme ou pointe de l’esprit. 373

SECTION I. Opinion première, que ce fond est l’essence de l’âme même. 373

SECTION II. La suprême partie de l’esprit appelée apex mentis, pointe ou cime de l’esprit, n’est pas l’essence ni la substance de l’âme. 375

SECTION III. La raison qui prouve que cette suprême partie n’est pas l’essence ou la substance de l’âme. 377

SECTION IV. On demande s’il se fait en la contemplation de la suprême partie de l’âme un attouchement substantiel de Dieu, et de l’âme, et comment ? 378

SECTION V. Résolution ou explication des difficultés proposées contre la doctrine précédente. 381

SECTION VI. Seconde opinion : que la suprême partie de l’âme est la syndérèse. 384

SECTION VII. L’opinion qui dit que la syndérèse est la suprême partie de l’âme se détruit d’elle-même. 384

SECTION VIII. Cette opinion détruit la théologie mystique. 385

SECTION IX. Raisons pour lesquelles la suprême pointe de l’esprit ne peut être la syndérèse. 386

SECTION X. Pourquoi les mystiques appellent syndérèse la suprême pointe de l’esprit. 389

SECTION XI. Troisième opinion. Que la suprême partie ou la pointe de l’esprit est une puissance réellement distincte des trois supérieures, la mémoire, entendement et volonté. 390

SECTION XII. La suprême pointe de l’esprit n’est pas une puissance de l’âme distincte réellement des trois autres, mémoire, entendement et volonté. 392

SECTION XIII. Suite du précédent sujet. 394

SECTION XIV. Quelques autres opinions touchant la suprême partie de l’âme. 396

SECTION XV. Quelle est cette pointe d’esprit déclarée par l’autorité des mystiques. 397

SECTION XVI. Réponse à quelques objections qu’on peut faire contre la définition que nous avons donnée à la pointe de l’esprit. 399

CHAPITRE VII. Quelle est la fonction ou l’opération de la suprême pointe de l’esprit. 400

SECTION I. Quand et comment les puissances de l’âme sont appelées pointe de l’esprit. 400

SECTION II. Les pensées et les discours ne sont pas la fonction de la pointe de l’esprit, mais la seule contemplation. 401

SECTION III. Opinion de quelques-uns, que la contemplation affirmative est la fonction de cette pointe. 401

SECTION IV. La contemplation négative et sans forme est la fonction de cette pointe. Sentiment et autorités des mystiques. 402

SECTION V. Suite des preuves d’autorité pour la doctrine précédente. 403

SECTION VI. La doctrine précédente confirmée par raisons. 405

SECTION VII. Si les deux sortes d’oraisons de repos sans goût et savoureux sont la fonction de cette suprême partie. 406

SECTION VIII. La contemplation affirmative n’est pas la fonction de la suprême portion de l’âme. 407

CHAPITRE VIII. La différence des fonctions ou opérations des trois parties de l’âme. 408

SECTION I. Sentiment des auteurs mystiques. 408

SECTION II. Explication plus précise des fonctions ou des opérations de trois parties de l’âme. 411

SECTION III. Suite du sujet précédent, où il est parlé des fonctions et opérations des deux parties, supérieur et inférieur. 413

SECTION IV. Preuve de la doctrine précédente par l’autorité des mystiques. 414

SECTION V. Division de la suprême partie de l’âme. 416

CHAPITRE IX. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme. 418

SECTION I. Son excellence déclarée par le nom que lui donne la mystique. 418

SECTION II. La force de cette suprême partie rend l’âme inexpugnable aux ennemis du salut, et premièrement au diable. 419

SECTION III. La suprême partie inexpugnable à la chair au à la sensualité. 421

SECTION IV. La suprême partie de l’âme invincible à toutes les choses du monde. 423

SECTION V. Autorité pour la preuve du précédent sujet. 425

SECTION VI. Le fond de l’âme est la demeure de Dieu. 427

SECTION VII. La suprême portion de l’âme porte l’image et la ressemblance de Dieu. 427

SECTION VIII. La pointe de l’esprit est une des plus grandes merveilles du monde. 428

SECTION IX. L’opération de la pointe est fort semblable à celle des anges. 430

SECTION X. Quelles peuvent être les obstacles à l’opération de Dieu dans le fond de l’âme. 432

SECTION XI. Effets de l’introversion de l’âme en son fond. 433

SECTION XII. Confirmation de ce que dessus par quelques autorités. 434

LIVRE QUATRIÈME. DE L’ORAISON DE REPOS MYSTIQUE SAVOUREUX, ET DE CELUI QUI EST SEC, OU SANS GOÛT. 439

TRAITE VII. Des diverses espÈces d’oraisonS mystiqueS savoureuseS. [Tome II, page 283]. 439

Argument. 439

CHAPITRE PREMIER. De la première espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est dans l’imagination et qui s’appelle assoupissements délicieux. 440

SECTION I. Quelques remarques sur le sujet de cette oraison. 440

SECTION II. Entre les oraisons de repos mystique, il y en a une qu’on peut appeler un assoupissement gracieux. 442

SECTION III. Convenances de cet assoupissement mystique avec le corporel. 442

SECTION IV. Différence entre l’assoupissement mystique et le corporel. 444

SECTION V. Quel est le sujet où réside cet assoupissement mystique. 445

SECTION VI. Quelques raisons qui prouvent qu’en cet assoupissement mystique l’âme a une attention particulière à un objet qui n’est point aperçu. 446

SECTION VII. L’objection contre la doctrine précédente résolue. 447

SECTION VIII. Les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, et comment. 448

SECTION IX. Comment l’âme reçoit cet assoupissement mystique. 450

CHAPITRE II. De la seconde espèce de repos mystique savoureux résidant en la concupiscible. 451

SECTION I. S’il est vrai qu’il y ait une telle oraison. 451

SECTION II. Quelques raisons qui prouvent que Dieu communique ce repos savoureux résidant en la concupiscible. 452

SECTION III. Explication ou éclaircissement de ce repos savoureux résidant en la concupiscible, en laquelle il y a une ardeur sensible. 453

SECTION IV. Cette oraison, outre l’ardeur, est encore accompagnée d’une délectation sensible. 455

SECTION V. Comment l’âme est enflammée dans cette oraison, tantôt par des méditations et autrefois sans elle. 457

SECTION VI. L’âme est quelquefois enflammée par un désir de Dieu, dont elle ne peut jouir à souhait. 458

CHAPITRE III. De la troisième espèce de l’oraison de repos mystique, qui est une quiétude agréable résidente dans la volonté. 460

SECTION I. Explications ou déclarations de cette quiétude agréable résidente dans la volonté. 460

SECTION II. Cette oraison est une espèce d’oraison de repos mystique savoureux. 461

SECTION III. Explications ou déclarations pratiques de l’état de l’âme en cette oraison. 462

SECTION IV. La volonté seule est le siège de ce goût. 463

SECTION V. L’entendement a quelque opération et concourt en cette oraison. 464

SECTION VI. Comment la volonté attire quelquefois les autres puissances à son goût. 465

SECTION VII. Continuation et plus ample déclaration du sujet précédent. 466

SECTION VIII. En quoi ce repos savoureux convient avec les autres. 469

SECTION IX. Différence de ce repos avec les autres. 470

SECTION X. Deux autres différences de ce repos d’avec les autres. 471

CHAPITRE IV. De la quatrième espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, laquelle réside en la seule volonté et est en forme et ressemblance de froidure ou de rafraîchissement insensible, la partie inférieure étant en paix avec la supérieure. 472

SECTION I. Quelle sorte d’oraison est celle-ci, à quoi elle est semblable, et ce qu’on entend par le terme de froidure et de chaleur. 472

SECTION II. Comme l’âme, en cette oraison, s’entretient avec un goût sans chaleur et un repos sans pensées. 475

SECTION III. Dieu communique assez ordinairement cette oraison à l’âme, et les profits qu’elle en retire. 476

SECTION IV. Comme cette oraison de repos froid et sans actes est différente des autres. 477

CHAPITRE V. De la cinquième espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est un repos agréable résidant en la seule volonté, et qui a la ressemblance de chaleur. 477

SECTION I. S’il peut y avoir une oraison de repos avec ardeur résidente dans la seule volonté. 477

SECTION II. Il peut y avoir une chaleur dans la seule volonté, qui s’entretienne sans penser. 478

SECTION III. Il est prouvé par autorité que Dieu peut donner au contemplatif une oraison de repos savoureux sans pensées dans la seule volonté, avec ressentiment de chaleur. 479

SECTION IV. Continuation du sujet précédent. 481

SECTION V. Différence entre la chaleur qui est dans la volonté et celle qui est dans la concupiscible. 482

SECTION VI. Ces ardeurs de la volonté et de la concupiscible se donnent par habitude. 483

SECTION VII. Cette oraison de repos peut être entretenue. 483

CHAPITRE VI. De la sixième espèce de l’oraison du repos mystique avec un goût savoureux, qui est un repos plaisant, résident en la seule volonté, et ayant la similitude de froidure ou de rafraîchissement, mais tourmentée et vexée de la partie inférieure. 484

SECTION I. Il y a un état d’introversion tranquille avec un goût suave, quoique les sens et les passions soient émus. 484

SECTION II. Explication particulière des révoltes de la partie inférieure contre la supérieure jouissant d’un repos agréable. 485

SECTION III. États de l’âme dans son repos pendant la révolte de la partie inférieure. 487

SECTION IV. En quoi cette oraison de repos convient avec les autres, ou est différente d’elles. 488

SECTION V. La réponse à quelques objections sur ce sujet. 490

SECTION VI. La volonté dans la quiétude ne doit pas adhérer au trouble des sens, mais nourrir son repos. 491

SECTION VII. Avis à l’âme de ne quitter son repos pour le trouble des sens. 493

SECTION VIII. Le trouble des sens est plus utile que dommageable à l’âme qui s’en veulent servir. 495

CHAPITRE VII. De la septième espèce de repos mystique savoureux qui réside dans l’entendement. 497

SECTION I. Il y a une espèce de repos mystique savoureux qui réside dans l’entendement. 497

SECTION II. Qu’en cette oraison Dieu donne une notion mystique plaisante. Sentiment des mystiques. 498

SECTION III. Témoignage du bienheureux père Jean de la Croix en preuve de cette doctrine. 500

SECTION IV. Quand l’entendement est le principal agent, il reçoit une notion aperçue dont l’objet est caché. 502

SECTION V. Cette notion mystique de l’entendement peut être plus ou moins grande. 504

SECTION VI. De la durée de cette oraison. 506

SECTION VII. Cette oraison est de trois sortes. 506

CHAPITRE VIII. De la huitième espèce de l’oraison de repos savoureux, où il y a notion mystique dans l’intellect avec un grand repos. 507

SECTION I. Explication de l’état de cette oraison. 507

SECTION II. Cette notion plus particulièrement expliquée. 508

CHAPITRE IX. De la neuvième espèce de l’oraison de repos savoureux, où il y a une troisième sorte de notion donnée de Dieu à l’intellect, différente des deux précédentes. 509

SECTION I. Description de cette notion et sa différence avec les deux précédentes. 509

SECTION II. Différence essentielle de cette notion d’avec les deux autres, sa durée, et si elle se donne par habitude. 511

CHAPITRE X. De la dixième espèce de l’oraison de repos savoureux qui réussit en toutes les puissances de l’âme. 512

SECTION I. Il se prouve, par autorités des mystiques, qu’il y a une oraison de repos savoureux où toutes les puissances de l’âme sont unies. 512

SECTION II. Suite du sujet précédent. 514

SECTION III. Les trois puissances supérieures de l’âme opèrent en cette oraison, et premièrement, quelle est l’opération de la volonté. 515

SECTION IV. Quelle est l’opération de l’entendement en cette oraison. 516

SECTION V. Si l’entendement opère en cette oraison avec ou sans notion. 518

SECTION VI. Difficultés résolues sur la distinction de cette oraison d’avec celle de la précédente espèce. 520

SECTION VII. La mémoire opère en cette oraison, et comment. 521

SECTION VIII. Les sens internes opèrent en cette oraison, et premièrement y sont liés. 522

SECTION IX. Les sens internes opèrent en cette oraison, et comment ? 523

SECTION X. L’âme en cette oraison n’est qu’à demi privée de l’usage des sens extérieurs. 524

SECTION XI. Que les sens externes tombent en défaillance selon que l’union des puissances croît. 525

SECTION XII. Le repos de toutes les puissances aboutit quelquefois à l’extase. 526

SECTION XIII. Différence entre cette oraison et l’extase. 526

SECTION XIV. Il y a du plus ou du moins dans la qualité, dans la durée et dans les effets de cette oraison. 527

CHAPITRE XI. Si toutes les diverses espèces du repos mystique savoureux décrites ci-dessus sont différentes essentiellement, ou seulement accidentellement. 529

SECTION I. Quelques choses à remarquer sur ce sujet. 529

SECTION II. Toutes ces espèces du repos mystique savoureux sont distinctes essentiellement. 529

Extrait du privilège du roi. 533

TRAITE VIII. Des diffÉrentes espÈces d’oraisonS mystiqueS sans goÛt [Tome II, page 497]. 534

Argument. 534

CHAPITRE I. L’oraison mystique sans goût produit ses actes sèchement et difficilement. 534

SECTION II. De la nature des sécheresses. 535

SECTION III. Différences qui se trouvent entre les oraisons de facilité  et de sécheresse. 536

SECTION IV. Sixième différence qui se trouve entre les actes de l’oraison facile et ceux de la sécheresse. 539

SECTION V. Convenances entre l’état de sécheresse et celui de fécondité. 540

CHAPITRE II. De la première espèce du repos mystique sans goût et des actes divers que l’âme y peut produire ; et premièrement : 541

SECTION I. Des actes intérieurs. 541

SECTION II. Actes différents de soumission, de dépendance d’humilité, de confiance, et semblables. 542

SECTION III. Actes de bouche de l’oraison de repos sans goût. 544

SECTION IV. Avis notable sur les actes de bouche de l’oraison mystique sans goût. 545

SECTION V. Actes du repos mystique par gestes extérieurs. 546

SECTION VI. Des actes significatifs par convention. 547

SECTION VII. Comme il faut pratiquer ces actes de convention. 549

CHAPITRE III. De la seconde espèce du repos mystique sans goût, qui est un même acte plusieurs fois répété. 550

SECTION I. Quelques remarques sur l’oraison de cette seconde espèce. 550

SECTION II. Pratique de cette seconde espèce par trois sortes d’actes : et premièrement de ceux qui regardent Dieu. 551

SECTION III. Actes qui regardent les créatures. 552

SECTION IV. Suite de la section précédente : actes concernant les créatures considérées à l’égard de l’âme et en elles-mêmes. 553

SECTION V. Quelques actes à l’égard de l’âme considérée en sa bassesse ou vileté. 555

CHAPITRE IV. De la troisième espèce du repos mystique sans goût, où l’âme ne peut produire que quelques actes d’entendement pour soutenir son oraison. 556

SECTION I. Description de cette oraison. 556

SECTION II. Actes qui se peuvent produire en cette troisième espèce de repos. 557

SECTION III. Les actes que l’âme produit en sécheresse doivent être accompagnés d’un repos mystique sans goût. 559

SECTION IV. L’âme dans l’état ci-dessus décrit ne peut produire qu’un acte de désaveu de l’offense de Dieu. 560

CHAPITRE V. De la quatrième espèce du repos mystique sans goût, qui est un envisagèrent de son intérieur. 561

SECTION I. Quel est cet envisagèrent et comment il se fait. 561

SECTION II. Cet envisagèrent est une espèce de repos mystique sans goût. 562

SECTION III. Quel est l’objet de cet envisagèrent. 564

SECTION IV. Pratique de cet envisagèrent. 567

SECTION I. Les différences de l’envisagèrent clair et de l’obscur. 569

SECTION II. Convenances de ces deux envisagements 572

SECTION III. Quel est l’objet de cet envisagement obscur. 574

SECTION IV. Cet envisagement n’est pas une contemplation mystique. 575

SECTION V. L’envisagement obscur est une disposition pour arriver à la contemplation mystique. 576

SECTION VI. Dans l’envisagement clair et obscur, il y a un repos, un désir de produire des actes et des sécheresses. 578

SECTION VII. L’oraison d’envisagement ne doit pas être négligée. 579

CHAPITRE VII. De la sixième espèce, qui est un repos mystique sec sans pensées et sans aucun acte apercevable. 580

SECTION I. En quoi cette oraison diffère des espèces précédentes. 580

SECTION II. Différence de cette sixième espèce de repos mystique sans goût d’avec les suivantes, en ce qu’elle a une notion. 584

SECTION III. En quoi l’oraison de repos sans goût qui a une notion diffère du savoureux. 585

SECTION IV. Différences qui se trouvent en cette oraison à l’égard d’elle-même. 586

CHAPITRE VIII De la septième espèce, qui est un repos mystique sans goût, sans pensées ou actes aperçus et sans notions. 587

SECTION I. Quel est ce repos mystique. 587

SECTION II Des ténèbres et des désolations de l’âme en cette espèce d’oraison. 589

SECTION III. Comment l’âme se doit conduire pendant les détresses de cette oraison. 590

CHAPITRE IX. De la huitième espèce, qui est un repos mystique sans notion et avec trouble de la partie inférieure. 592

SECTION I. Déclaration de cette oraison et comment il s’y faut conduire. 592

CHAPITRE X. De la neuvième espèce qui est un repos mystique sans pensées, et sans notion, qui donne grand dégoût de l’oraison de repos. 593

SECTION I. Quelle est la convenance et la différence de cette neuvième espèce avec la précédente. 593

SECTION II. On déclare quel est le dégoût qui se rencontre en cette oraison. 594

SECTION III. En quel sujet réside le susdit dégoût, et comme il ne doit pas empêcher l’oraison de repos mystique. 596

CHAPITRE XI. De la dixième espèce du repos mystique sans goût, qui est un repos sans lumière, sans notion, sans pensée et langoureux. 597

SECTION I. Quel est ce repos langoureux. 597

SECTION II. Ce repos langoureux ne doit pas être négligent. 599

SECTION III. Ce que doit faire l’âme dans cet état de repos languissant. 600

CHAPITRE XII. D’une onzième espèce du repos mystique, qui est mixte et composée, ou sans goût et avec goût ; qui est une nonchalance mystique de produire des actes. 602

SECTION I. En quoi consiste cette nonchalance mystique. 602

SECTION II. Le mot de négligence ou nonchalance mystique usité et approuvé dans la théologie mystique. 603

SECTION III. Le mot de négligence mystique, en sa propre signification, est pris pour l’onzième espèce de repos mystique. 605

SECTION IV. Comment l’entendement et la volonté opèrent dans cette oraison. 606

SECTION V. Cette sorte d’oraison n’est pas simple, mais mixte. 607

CHAPITRE XIII. De quelques autres espèces d’oraisons de repos qui tiennent du savoureux et de l’insipide. 608

SECTION I. Quatre choses considérables en l’oraison de repos mystique. Des trois premières. 608

SECTION II. Suite du sujet : quatrième chose considérable. 610

SECTION III. Il importe que l’âme soit fidèle à la pratique de ces états. 611

CHAPITRE XIV. Si toutes les espèces de l’oraison du repos mystique sans goût diffèrent essentiellement ou seulement accidentellement. 612

SECTION I. Les choses nécessaires à former une oraison de repos sans goût. 612

SECTION II. D’où procède la différence essentielle des diverses espèces du repos mystique sans goût. 613

SECTION III. Différence essentielle des oraisons de repos mystique sans goût, expliquée et déclarée. 615

TRAITE IX : DU SACRIFICE DE JÉSUS CHRIST, ou mÉthode succincte et facile qui enseigne l’Âme à se transformer en JÉsus crucifié et à se sacrifier avec lui, et qui comprend les actes principaux et plus excellents de l’oraison mentale [Tome II page 702] 619

Élévation à Jésus crucifié. 619

CHAPITRE I. DU SACRIFICE DE JÉSUS-CHRIST. 620

SECTION I. De la nature du sacrifice et pourquoi il est institué. 620

SECTION II. Excellence du sacrifice de la Loi Nouvelle au-dessus de tous les autres. 622

SECTION III. Trésors de l’âme contenus dans le sacrifice de Jésus-Christ. 623

SECTION IV. Quatre principaux actes du sacrifice de Jésus-Christ qui doivent être imités par l’âme dévote. 624

SECTION V. Pratique des actes du sacrifice. 628

EXERCICE DU SACRIFICE MYSTIQUE sur le modèle de celui de Jésus-Christ, pour faciliter la pratique de l’oraison mystique qui est sèche et sans goût. 630

CHAPITRE II. Du sacrifice mystique de l’âme. 630

SECTION I. Ce sacrifice se peut appeler silencieux et imperceptible. 630

SECTION II. La créature doit paraître anéantie en la présence de Dieu. 631

SECTION III. L’âme en toutes choses se doit élever à Dieu en Jésus-Christ et avec Jésus-Christ. 633

SECTION IV. Actes ou sentiments différents qui naissent en l’âme de la considération de Jésus crucifié. 634

SECTION V. Actes en forme d’oraison, pour se présenter à Dieu en sacrifice, en l’union de Jésus-Christ son fils, sacrifié sur la croix et sur les autels. 636

SECTION VI. Actes en forme d’oraison pour se sacrifier à Jésus-Christ en tant qu’il est Dieu, et avec lui en tant qu’il est le prêtre et la victime. 637

CHAPITRE III. De l’image de Jésus-Christ, et comment l’oraison mystique s’en sert. 638

SECTION I. De l’amour que les contemplatifs portent à la sacrée humanité de Jésus-Christ. 638

SECTION II. De l’union de l’âme contemplative avec Jésus-Christ ; et comment il est l’objet de son oraison. 641

SECTION III. S’il y a quelque temps ou quelques états dans l’oraison, où il faut laisser l’image de Jésus-Christ et quels ils sont. 646

TRAITE X. Quelques matiÈres ou sujets propres à entretenir ou augmenter la paix et le repos de l’Âme en Dieu avec quelques avis et motifs nÉcessaires pour cet effet [Tome II, page 780] 650

CHAPITRE I : matières et sujets propres à entretenir la paix de l’âme. 650

SECTION I. L’âme doit souvent considérer l’excellence de sa vocation. 650

SECTION II. Confiance en Notre Seigneur, grand moyen d’acquérir la paix. 651

SECTION III. L’âme doit bien connaître la fin et les moyens de sa vocation. 651

SECTION IV. L’âme en toutes choses se doit laisser conduire par l’Esprit de Dieu. 654

SECTION V. Comment l’âme en tous états doit vivre abandonnée à Dieu. 655

SECTION VI. L’âme doit éviter ou rejeter tout ce qui peut troubler la paix de son abandon ou de son repos en Dieu. 657

SECTION VII. L’oraison de repos ne doit pas exclure toute méthode ou usage de bonnes pensées. 659

SECTION VIII. Moyens dont Notre Seigneur se sert pour introduire l’âme dans l’oraison mystique. 660

SECTION IX. Idée de l’âme mystique et parfaite. 661

CHAPITRE II. Où sont contenus quelques motifs qui doivent exciter l’âme à se rendre spirituelle, intérieure et mystique. 664

SECTION I. Les desseins de Dieu sur l’âme tendent à la rendre spirituelle. 664

SECTION II. Les grâces admirables que Dieu communique à l’âme pour la rendre intérieure et parfaite. 668

SECTION III. Les joies éternelles de l’âme qui aura été intérieure et mystique. 671

SECTION IV. Regrets immortels de l’âme, laquelle aura méprisé les grâces qui lui avaient été présentées pour sa perfection. 674

CONCLUSION [Tome II page 848]. 678

[Fin du TOME II et dernier] 683

TABLE DES MATIERES 706

fin 706

TABLE DES MATIERES







fin







1 Tome I : Traités I p3 (360pp de l’édition source) II p363 (54pp) III p417 (263pp) IV p680 à 717 (37pp) - Tome II : Traités V p1 (117pp) VI p117 (166pp) VII p283 (214pp) VIII p497 (205pp) IX p702 (78pp) X p780 (68pp) Conclusion p848 à 860 (12pp).

L’ordre des traités est indépendant de celui des livres. Ainsi le Livre I contient les Traités I-II, le Livre II contient les traités III & IV…

 Mon titrage : Titre 1 pour les grand titres et pour les Tomes, Titre 2 pour les Livres, Titre 3 pour les Traités, Titre 4 pour les Chapitres, Titre 5 pour les Sections.


2 Madame Guyon note : « Parce que rien n'y entre et que tout demeure à la porte. Heureux qui demeure enfermé dans son fond ! Il ne craint point ses ennemis. Malheureux qui en sort ! Car il est presque assuré de sa ruine.

3 Page de titre de l’exemplaire de la bibl. des Franciscains, réf. GQ7, que nous avons utilisé comme source.

4 Théologie mystique : théologie qui traite de la vie spirituelle, développement dans la vie des baptisés des mystères du salut, qui sont l’objet de la théologie en général. Cf un peu plus loin dans cette introduction : « Je découvre le fond de la mystique, que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l'amour de ses incompréhensibles perfections. »

5 Cf I Co 2, 6.

6 Cf I R 2, 3.

7 Cf Col 2, 3.

8 Cf Ap 3, 7.

9 Cf Col 2, 3.

10 Cf Ml 3, 20.

11 Cf Sg 8, 2.

12 asseoir

13 Cf Lc 12, 37.

14 Cf Si 15, 3.

15 Cf Col 1, 16.

16 Cf I Tm 2, 5.

17 Cf Jn 10, 9.

18 Cf Jn 14, 6.

19 Cf Jn 13, 15.

20 Cf Ep 1, 23.

21 Cf Jn 17, 7.

22 Note de l'original : Saint Hilaire, De Trinitate, livre 8.

23 Cf Col 2, 9.

24 Cf Lc 6, 19.

25 Cf Jn 17, 21.

26 Ayant de la conformité, de la ressemblance au vôtre.

27 Cf II Co 5, 17.

28 Cf I Tm 3, 9, repris par le canon de la messe : « mysterium fidei ».

29 Cf Is 11, 2.

30 Cf Ap 5, 1.

31 Cf Éz 3, 4.

32 Cf Ps 72, 26 (Vulg.)

33 Cf Col 2, 3.

34 Cf Is 45, 15.

35 Cf I Tm 6, 16.

36 On dirait aujourd'hui : « de la vie même »

37 En actes, avec des résultats concrets.

38Cf saint Augustin, Confessions livre XIII (vérif) : « Mon poids, c'est mon amour » etc.

39 Cf Col 3, 3.

40 Cf Col 3, 3.

41 Cf Jn 4, 24.

42 Cf Ap 10, 9.

43 Cf Ex 25, 17.

44 Cf I Co, 11, 3 (“chef” est pris au sens ancien de “tête”).

45 Cf I R 6, 23.

46 Cf Lc 2, 48.

47 L'expression désigne ici les patriarches de l'Ancien Testament.

48 Cf Lc 2, 47.

49 Cf Lc 2, 33 ; 51.

50 Cf Is 6, 3.

51 Cf Lc 12, 49.

52 Cf Jn 7, 37.

53 Cf I Tm 3, 15.

54 Cf Sg 8, 2 sqq.

55 Nous dirions aujourd'hui « les nuées » (image biblique...)

56 Salomon

57 C'est le « sans intermédiaire » de la mystique rhéno-flamande

58 On ne voit pas de quel disciple il s'agit, sinon peut-être st Luc rédacteur des Actes ?

59 Ne touche pas , ne cause pas de dommage à la gloire de son unité.

60 Là où l'édition originale donne « prêtions », il semble qu'il faille lire « prêtons ».

61 C'est le contraire de reconnaissants

62 L'original porte le verbe au singulier là où l'on attendrait un pluriel.

63 avec

64 Le sujet de étant répandue et attire est la sagesse, et non les autres vertus et grâces spirituelles.

65 Si l'on tire les conséquences de ce que dit cet Apôtre

66 Saint Thomas d'Aquin

67 Salomon

68 sic

69 La forme moderne du subjonctif est : qu'elle lui dise

70 Saint Thomas d'Aquin

71 L'auteur veut dire : en leur recherche et en la recherche d'elle-même.

72 Depuis Origène, « l'épouse » est aussi bien l'Église que l'âme fidèle (voir ses Homélies sur le Cantique des cantiques).

73 sic

74 Père-maître : maître des novices (terme propre à la vie religieuse masculine).

75 À l’époque, le mot est masculin.

76 Nous dirions « coite ».

77 Sic

78 Ex 27, 8

79 Ps 96, 7-8

80 Ps 113, 8

81 L’auteur oublie ici le troisièmement !

82 Le sens de la phrase reste obscur… Compléter cette note

83 L’imprévu

84 Elles : les bonnes pensées

85 ténébreuse

86 cf le Cantique des cantiques

87 il s’agit du lait

88 ce dont

89 On attendrait ici le mot action ! Le mot inaction, présent dans l’original, est-il une coquille ?

90 sic

91 C’est-à-dire : principalement l’oraison mentale des progressants.

92 L’auteur ne veut pas dire ici « surtout », mais « par-dessus tout ».

93 « De même que »

94 Nous dirions pour plus de clarté : … a besoin d’une foi nue et divine… qui réside, … qui produise…, et qui excite ou dirige

95 L’auteur veut dire ici « et la commune foi chrétienne ».

96 On se demande ici si l’édition originale n’a pas fait une coquille, et s’il ne faudrait pas lire « révélée ».

97 Ici de même on corrigerait volontiers en « et ».

98 Sic.

99 Sic.

100 Au sens de « trompée »

101 Prendre dans des rêts

102 Il semble que Pierre de Poitiers ne goûtait pas les charmes de la campagne !

103 Et ce sera grand cas, ce sera chose étonnante.

104 On dirai aujourd’hui : souffrant les abandons

105 j’ai voulu dire

106 Symbolisent, au sens étymologique du mot, utilisé par extension : le symbole est à l’origine formé de deux tessons de la même poterie, que l’on va réunir de nouveau en signe de reconnaissance mutuelle. Ici les répugnances des sens « symbolisent d’humeur » avec l’amour-propre, c’est-à-dire font adopter à l’âme une humeur qui coïncide avec celle générée par l’amour propre.

107 Contrairement à lu’sage moderne, Pierre de Poitiers fait suivre « quoique » de l’indicatif.

108 Pierre de Poitiers écrit : « la tigne ».

109 Il s’agit du livre biblique du Cantique des cantiques.

110 cf mention précédente du mot.

111 Comprendre : et celui de la production d’actes.

112 L’exclamation n’avait pas encore la connotation de juron qu’elle a acquise par la suite.

113 Voir plus haut à propos de ce mot.

114 JM 3-5-1-3, 3-5-1-5.

115 Harphius, Théologie mystique, livre 3, préface.

116 JM 3-5-2-2, & Justifications XIX « Expérience. »

117 JM 3-5-2-2.

118 Ct 8, 5.

119 Rm 7, 5.

120 2 Co 12, 7.

121 1 Tm 1, 15.

122 2 Co 5, 8.

123 2 Co 5, 11.

124 Ps 138.

125 Ps 44, 15.

126 He 4, 12.

127 Vie chap.18.

128 Harphius, Theol. Myst. 3, 8.

129 µ déchiffrer réf. de l’édition !

130 µ

131 µ

132 Serm. 2 De trin. Puis Serm. 2, Dom. 13, post Trin. µ vérifier

133 Rm 7, 23.

134 Vie, 18. Trad. Pierre de Poitiers ?

135 Lib. de spir.et anima 3, 34. µ

136 Tauler Serm 9 post Pent. Et Serm 1 Dom 4 post Pent. µ

137 µ

138 µ qui est-ce ? Theol. Myst. 4.

139 µ

140 Que nous remplaçons dorénavant par Ruusbroec µ dates etc

141 µ

142 µ

143 Ap 1, 10.

144 Theol. Myst. 3, 18. µ

145 Serm. 2 Exalt. S. Crucis.

146 Noces, 61. µ

147 Th. Myst. 3, 27 ; 2, 20 ; 3, 16. µ

148 Château, 5e demeure, chap. 1.

149 Vive Flamme, 2, 17 ; 2, 21

150 Nuit obscure 2, 23.

151 µ

152 Dict. Sp. tome 3, col 873 : Diego de Jesus (1570-1621) premier éditeur de Jean de la Croix (Alcala 1618). Ses additions traduites en français sous le nom de Notes et remarques de Diego de Jesus, étaient ajoutées aux traductions françaises du XVIIe s. (Gaultier, puis Cyprien de la Nativité).

153 Ps 143, 6.

154 2 p. th. 3 µ ?

155 Vive Fl. 1, 3.

156 Th. Myst. 3, 22. µ

157 µ

158 µ

159 µ

160 Serm. 19, Post Trin. µ

161 µ

162 µ

163 µ

164 Th. Myst. 1, 8. µ

165 Th. Myst. 2, 50. µ

166 Tabern. 10. µ

167 Th. Myst. 3. µ

168 Livre de l’amour divin, 9, 11. µ

169 Part. 2, ch. 13, et 15. µ

170 Th. Myst., Conf. 9. µ

171 Specul. Salut. aetern. 18. µ Miroir du salut éternel ?

172 Tabern. Foed. 10. µ

173 De contempl. 3, 8. µ

174 Action de deux qualités contraires dont l’une sert à rendre l’autre plus vive et plus puissante ;

175 terme de chasse : se motter, se cacher derrière des mottes de terre pour se cacher.

176 accouplées, appariées.

177 La Petite Ourse.

178 Château, Demeure 7, chap. 7.

179 Nuit I, chap. 9.

180 « Discours premier ». Diego de Jesus (1570-1621), premier éditeur de Jean de la Croix, v. ses Apuntamientos… traduits en français par Cyprien de la Nativité à la suite des oeuvres de Jean.

181 Constantin de Barbançon, Secrets sentiers, partie II, chap. 5.

182 JM 4-8-12-2 à 4.

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