Œuvres de saint Jean de la Croix



Traduites par la Mère Marie du Saint-Sacrement (1861-1939)

Publiées en quatre tomes de 1933 à 1937.







Réédition fidèle en un seul tome incluant les introductions et les annexes

Dominique Tronc, 2021.

Tome 1


PRÉLIMINAIRES


Introduction générale

Aperçu historique.

Saint Jean de la Croix, coopérateur de sainte Thérèse dans la réforme du Carmel, son émule dans la sainteté, d’un génie toutefois très différent du sien, était destiné à éclairer, comme elle, l’Ordre de la Vierge et l’Église entière des rayons de sa doctrine.

Il naquit en 1542 à Fontiveros, au diocèse d’Avila, en Vieille-Castille, alors que la Réforme protestante étendait partout ses ravages. À l’âge de vingt et un ans, il prenait l’habit des Carmes de l’Observance au monastère de Sainte-Anne, à Medina del Campo. Bientôt il montrait — ce qu’avait déjà fait présager son enfance — qu’il serait un flambeau ardent, une pierre fondamentale capable de supporter un monument de premier ordre dans l’Église de Dieu.

Le concile de Trente venait de rétablir dans sa splendeur l’édifice du dogme et de la discipline catholiques, que la fausse Réforme avait ébranlé. Sur le trône pontifical, le saint pape Pie V exprimait en sa vie l’idéal de la vraie réforme inaugurée par le concile. Le souffle de Dieu passait sur les Ordres religieux, pour les élever au niveau de leur première institution.

En 1567, Thérèse de Jésus, qui venait d’établir pour les Carmélites lpait de donner naissance à la réforme des Carmes. Ua vie la plus parfaite à laquelle, semble-t-il, des femmes pussent aspirer, se préoccune entrevue lui est alors ménagée avec le jeune religieux, récemment ordonné prêtre, qu’on nommait encore Jean de Saint-Mathias. La Réformatrice comprit qu’elle avait trouvé la ferme assise sur laquelle devait s’élever la rénovation

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qu’elle projetait. Elle lui fit part de son dessein, et l’année sui­vante, Jean de la Croix inaugurait au village de Duruelo, près d’Avila, en extrême pauvreté, la vie de pénitence et d’oraison des Carmes Déchaussés.

En 1571, sainte Thérèse était prieure des Carmélites de l’Incar­nation, aux portes d’Avila, et travaillait à restaurer parmi ces religieuses la discipline monastique. L’année suivante, elle appela saint Jean de la Croix pour la seconder dans cette tâche en qualité de chapelain de cette communauté. Il n’était ni confesseur ni directeur de la sainte Fondatrice, comme on l’a récemment affirmé 1. Celle-ci avait un confesseur spécial, choisi par elle parmi les Jésuites du collège Saint-Gilles 2. Saint Jean de la Croix était simplement confesseur ordinaire des religieuses mitigées de l’Incarnation. C’est dans ces modestes fonctions que commencèrent à se révéler les qualités dont Dieu l’avait doué pour la conduite des âmes. Les personnes pieuses, les couvents, très nombreux dans la ville, envièrent aux Carmélites leur confesseur. On lui soumit bientôt les cas les plus embar­rassants. Il déjoua avec une habileté consommée les ruses du démon, ramena dans le sentier véritable les âmes qui, par igno­rance ou faute d’une direction sûre, s’en étaient détournées et fit avancer celles qui suivaient déjà la bonne voie.

À une étude très approfondie des divines Écritures et des princes de théologie scolastique et mystique, Jean de la Croix joignit ainsi la connaissance expérimentale des besoins spirituels des âmes. Il toucha du doigt les pertes incalculables que font beaucoup d’entre elles. Il se rendit compte des enseignements dont elles ont besoin pour éviter les pièges de l’ennemi, pour soutenir sans défaillance les épreuves inhérentes à la vie inté­rieure, pour atteindre sûrement l’union divine. Bientôt, il allait condenser dans un magistral ouvrage toutes ces lumières et toutes ces expériences.

Une persécution violente vint arracher le père des âmes spiri­tuelles à son fécond labeur. ll passa dans la dure captivité que

I Cf. P. Silverio, T. I, Preliminares, pp. 72, 118, 120.

2 Cf. Lettre de sainte Thérèse au P. Gaspard de Salazar, du 13 février 1573.

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lui avaient préparé ses frères de l’Observance, la fin de l’année 1577 et huit mois de l’année 1578. Il était sur le point de succomber aux maux qui l’accablaient lorsque Dieu, par des voies miraculeuses, le rendit à la liberté. Brillant comme l’or qu’on retire du creuset, Jean de la Croix va devenir le guide et le modèle de ses frères, il va fonder et soutenir les monastères de religieux et de religieuses, avec une étonnante fécondité il va déverser en plusieurs ouvrages les trésors dont la divine Sagesse l’a rempli.

Ces travaux vont occuper une durée de douze années seule­ment, pendant laquelle il nous donnera, pour ne nommer, par ordre de date, que les plus importantes de ses œuvres, la Montée du Carmel et la Nuit obscure, les Épines de l’esprit, les Précau­tions, le Cantique spirituel, la Vive Flamme d’amour, le Cantique spirituel pour la seconde fois. Une persécution, plus cruelle que la première, se déchaînera sur lui à la fin de sa course. Elle l’enlè­vera soudain à l’action, mais non à la composition. Convaincu que Dieu lui a donné la mission de conduire les âmes vers la cime de l’union mystique et de la sainteté, il consacrera sa liberté recouvrée et les dernières forces d’une santé défaillante à retoucher, à compléter quelques-uns de ses écrits. Ainsi Jean de la Croix demeure jusqu’au bout le guide illuminé des âmes qui tendent à l’union divine.

Portrait de saint Jean de la Croix.

Voici le portrait que nous a laissé de notre Saint un de ses contemporains.

« J’ai connu le P. Jean de la Croix, je l’ai fréquenté, j’ai com­muniqué avec lui souvent et à bien des reprises. Il était de taille moyenne. Son visage était grave et vénérable, son teint un peu basané, sa physionomie agréable. Son commerce et son entretien étaient doux, très spirituels, éminemment profitables. En ceci, il possédait un don fort remarquable et de grande portée : c’est que tous ceux qui entraient en relation avec lui, soit hommes, soit femmes, devenaient en un haut degré spirituels, dévots, affectionnés à la vertu.

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On remarquait en lui un goût extraordinaire pour l’oraison et des sentiments fort élevés sur le commerce avec Dieu. À toutes les questions qu’on lui posait sur cette matière, il donnait des réponses d’une très haute sagesse, en sorte que tous ceux qui le consultaient, le quittaient entièrement satisfaits et en voie de progrès. Il était grand ami de la retraite et du silence ; il riait rarement et toujours avec une extrême modestie. Reprenait-il quelqu’un en qualité de supérieur — car il l’a été souvent, — il le faisait avec une douce sévérité. Il exhortait avec un amour paternel, le tout dans une sérénité, une gravité admirables 1. »

Composition des ouvrages de saint Jean de la Croix.

À quelle époque commença d’écrire celui qu’on a très justement appelé « un mystique essentiellement écrivain » ? Si nous scrutons les ouvrages de sainte Thérèse, nous trouvons au Livre des Demeures (Vle Dem., ch. vii) quelques lignes assez peu remarquées et cependant singulièrement significatives. La Sainte parle des âmes qui croient à tort ne pouvoir dans l’oraison s’occuper de l’humanité de Notre-Seigneur. Elle dit qu’elle a traité ailleurs ce sujet avec étendue 2, mais a trouvé des contradicteurs, lesquels estiment qu’une fois les premiers débuts franchis, il est bon pour l’âme contemplative de s’appliquer de préférence à la Divinité. Elle ajoute :

« Si celui qui avait promis d’écrire a réellement écrit, peut-être aura-t-il prouvé qu’il disait vrai ; mais pour cela il a dû s’étendre, car parler d’un tel sujet aussi brièvement, et à des personnes comme nous, dont l’intelligence ne va pas si loin, cela peut avoir bien des inconvénients. »

Celui qui avait promis d’écrire et qui, pour prouver qu’il disait vrai, a dû s’étendre davantage. Il est tout à fait vraisemblable qu’il s’agit ici de saint Jean de la Croix, que Thérèse eut auprès d’elle à l’Incarnation d’Avila de 1572 à 1574, et qui, effectivement, s’étendit au long sur ce sujet dans la Montée du Carmel et la

1. Déclaration du P. Élisée des Martyrs, Carme Déchaussé, donnée l’année 1681. 2 Au Livre de sa Vie, ch. xxit.

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Nuit obscure. Quant aux personnes dont l’intelligence ne va pas si loin et auxquelles, d’après la Sainte, il a parlé trop brièvement, il est non moins vraisemblable que ce sont les religieuses mitigées dont Thérèse était à ce moment-là prieure. Nous nous trouverions alors en présence des premières traces de la composition de la Montée du Carmel, et il nous serait permis d’entrevoir saint Jean de la Croix au parloir de l’Incarnation, donnant aux religieuses, sainte Thérèse présente, ses conférences spirituelles, en y insérant les premiers linéaments, quelques paragraphes peut-être, de son premier traité mystique.

Si notre conjecture est exacte — et bien des motifs se réunissent pour donner à penser qu’elle l’est, — ce serait donc à Avila, durant ses années de retraite et de loisir auprès des Carmélites de l’Incarnation, que notre Saint, alors âgé d’une trentaine d’années, traça le plan de la Montée du Carmel et de la Nuit obscure, qui ne font qu’un. Ce serait alors qu’il creusa et approfondit son sujet, en sorte que l’ouvrage aurait déjà existé, à tout le moins à l’état embryonnaire, lorsqu’en 1578 ou 1579 les religieux du Calvaire exprimèrent à leur prieur le désir d’avoir par écrit ses enseignements spirituels, lorsque, de 1579 à 1581, étant recteur du collège de Baëza, il mit sur le papier les Strophes et les commentaires qui commencent par : « Au milieu d’une nuit obscure. »

Aussi bien, comment croire qu’un écrivain qui, parmi les affaires les plus accablantes, composait traité mystique sur traité mystique, qui, dans sa ténébreuse prison de Tolède sollicitait d’un geôlier plus indulgent du papier et de l’encre, pour écrire « des choses de dévotion », ait passé cinq années et demie de loisirs, créés par des fonctions paisibles, sans confier au papier les profondes pensées qui se pressaient dans son esprit, les brillantes lumières que Dieu versait dans son âme ? Il nous semble difficile de l’admettre.

Cette hypothèse de la composition de la Montée du Carmel antérieurement à la date qu’on lui assigne d’ordinaire, lève une difficulté qui se présente naturellement à l’esprit lorsqu’on nous montre les ouvrages de saint Jean de la Croix, ouvrages abstraits et profonds s’il en fût, où les matières sont étudiées

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avec une inlassable attention, avec un calme que rien ne trouble, sortir comme par enchantement les uns après les autres, ou plutôt tous à la fois, de sa plume.

La Montée du Carmel et la Nuit Obscure, nous l’avons dit, ne forment qu’un seul traité d’une importance capitale, où les questions mystiques les plus délicates, les plus difficiles, sont élucidées avec une perfection qui semble épuiser la matière. On nous dit qu’au couvent du Calvaire dont il était prieur, et alors qu’il remplissait les fonctions de confesseur ordinaire auprès des Carmélites de Beas, qu’il donnait à ces religieuses de fréquentes conférences spirituelles et une direction assidue, ses fils le prièrent de leur remettre par écrit ses enseignements sur la vie spirituelle. C’est alors qu’il composa pour les Novices Carmes Déchaussés un petit traité de la perfection monastique, auquel il donna le nom de Précautions (Cautelas) ; autant qu’on peut en juger, qu’il écrivit aussi deux opuscules spécialement adressés à une carmélite de Beas : Les Avis ou Sentences et les Épines de l’esprit. On nous dit qu’ayant quitté le Calvaire au bout de huit mois pour être recteur de la maison d’études de Baëza, il écrivit le traité de la Montée du Carmel et de la Nuit obscure, qu’il acheva en 1582, lorsqu’il présidait à la fondation des Carmélites de Grenade et qu’il s’acquittait des fonctions de prieur au couvent des Carmes Déchaussés de la même ville_ On nous dit qu’en 1584, toujours à Grenade, il composa le Cantique spirituel et la Vive Flamme d’amour, qu’il récrivit à nouveau la partie de la Montée du Carmel actuellement connue sous le nom de Nuit obscure et peu après le Cantique spirituel pour la seconde fois. Tout cela, tandis qu’il gouvernait et fon­dait des maisons religieuses, qu’il entretenait une correspondance considérable, qu’il traitait une multitude d’affaires, tandis qu’on le voyait le premier au chœur et à tous les exercices de règle.

Évidemment, cela tient du prodige. Même en admettant que pendant les heures consécutives qu’il passait chaque nuit au pied des autels, il élaborât dans des méditations profondes les pensées qu’il confiait ensuite au papier, il reste presque inex­plicable que sa plume pût exécuter avec tant de vélocité le travail préparé par la prière.

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Nous admettons volontiers que Dieu fait des prodiges en faveur de ses amis, de ses serviteurs privilégiés. Mais il nous semble qu’il y a moyen de retrancher quelque chose à une si extraordinaire célérité. C’est, comme nous le disions, de faire remonter la composition de son premier ouvrage à la période de 1572-1577, ainsi que les lignes de sainte Thérèse citées plus haut semblent nous y inviter. Encore faudrait-il convenir qu’il composait avec une facilité, une rapidité surprenantes.

Un détail nous est fourni par la sainte Mère dans une lettre à Philippe I 1. Lorsque, dans la nuit du 3 au 4 décembre 1577, les émissaires du P. Tostado se rendent maîtres de saint Jean de la Croix et de son compagnon, confesseurs des religieuses de l’Incarnation, « ils enfoncent leurs cellules et s’emparent de leurs papiers » 1. On nous représente le premier s’échappant adroitement des mains de ses agresseurs et fuyant jusqu’à l’Incar­nation pour détruire, en toute hâte, quelques feuilles de moindre volume, mais plus compromettantes, des lettres, sans doute, qui n’avaient pas été remarquées. Quant aux papiers tout d’abord enlevés, on peut se demander si ce n’était pas précisément une première rédaction de la Montée du Carmel. Ces précieux papiers, Jean de la Croix les recouvra-t-il jamais ? Il est vraisemblable que non. Mais si notre conjecture est exacte, il n’en reste pas moins que la structure du grand édifice mystique existait dans l’esprit de notre Saint, que le sujet était profondément creusé et qu’il lui serait possible. dans la suite de lui redonner vie.

Caractère des écrits de saint Jean de la Croix.

Sainte Thérèse, en composant ses ouvrages, n’a point de plan arrêté ; elle écrit au courant de la plume, elle cause avec une grâce charmante, et ne se met point en peine des chapitres qui vont suivre. Non seulement dans le Livre de sa Vie, mais dans la plupart de ses autres ouvrages, elle nous fait connaître ses expériences personnelles. C’est son âme qu’elle nous livre,

1 Lettre du1 décembre 1577.

XIV

bien plus que des enseignements qu’elle s’efforce de nous faire accepter.

ll en va tout autrement de saint Jean de la Croix. La construction de ses traités est profondément réfléchie, compacte et suivie. Il poursuit un but et ne s’arrête point qu’il ne l’ait atteint. De plus, il est fermement résolu à ne nous livrer point le secret des faveurs qu’il a reçues du ciel. Nous pouvons en déduire quelque chose des sujets qu’il traite et de la manière dont il les traite ; mais il ne nous introduit point dans le sanctuaire de son âme. Il reste le plus impersonnel des écrivains mystiques.

Avant tout, ses écrits sont didactiques. Il nous déclare ouvertement que s’il a pris la plume, c’est pour répondre aux besoins des âmes intérieures, c’est « pour leur apprendre à se laisser porter par Dieu quand il veut les faire avancer », c’est pour « les aider à comprendre leur état ». Il l’a constaté, le manque de guides éclairés les jette dans de vives souffrances et les mets en danger de ne jamais atteindre le terme auquel elles tendent. Il indique les sujets qu’il se propose de traiter et ajoute : « De tout cela, moyennant le secours de Dieu, nous dirons quelque chose, afin que chacun de nos lecteurs puisse reconnaître en quelque manière le chemin où il marche et la voie qu’il lui faut tenir s’il prétend arriver au sommet de la montagne » 1.

Conscient de la mission qu’il remplit, il engage ceux qui trouveraient de l’obscurité dans sa doctrine à poursuivre leur lecture, parce qu’en l’approfondissant, ils l’entendront et la goûteront davantage. Il déclare à ceux qui la jugeraient rebutante et désagréable à leur palais spirituel, qu’elle n’en est pas moins solide, substantielle et sûre 2.

Si notre bienheureux Père est maître dans la science mystique, ce n’est pas seulement à cause de son expérience personnelle des voies surnaturelles et de l’étude assidue qu’il a faite des divines Écritures ; c’est encore parce qu’il est le disciple docile des deux princes de la théologie mystique et scolastique : saint Denis et saint Thomas. Cette vérité, une lecture superficielle

1 Montée du Carmel, Prologue. 2 Ibid.

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des écrits de saint jean de la Croix ne suffit pas à la révéler, mais un examen approfondi la met en pleine lumière. Écoutons le sublime Aréopagite :

« C’est par la lumière de la foi que nous nous unissons aux choses ineffables et inconnues, et cela d’une manière ineffable et inconnue, d’une union bien différente de celle qui dérive de l’activité de notre raison et de l’opération de notre entendement. Union, certes, bien autre et bien meilleure, puisque, par le moyen de la lumière de la foi, nous nous unissons à la vertu divine, qui surpasse toute connaissance humaine, et à des choses bien au-dessus de celles que peut atteindre la raison naturelle ; et cela, avec une certitude d’autant plus grande, que la révélation l’emporte en certitude sur la connaissance humaine 1. »

Et au disciple qui prétend s’élever à la connaissance et à l’union avec le Dieu incomparable et inaccessible, il donne ce conseil : « Par un concept surintellectuel, supérieur à tout ce que l’entendement peut atteindre, tiens-toi soumis aux pieds de cette souveraine Grandeur incompréhensible. »

Cette profonde soumission, nous dit l’Ange de l’École commentant saint Denis, est une haute connaissance de Dieu et la plus parfaite qui puisse exister en cette vie 2. Pour y atteindre, l’entendement doit d’abord se dépouiller de toutes les images des objets matériels procédant de l’imagination, puis arrêter le travail discursif de la raison et par là ramener les puissances de l’âme à la contemplation simple de la suprême vérité, enfin supprimer tout mouvement ou inquiétude quelconque, en sorte que l’âme se trouve ramenée à une sérénité pleine de repos 3.

Voilà bien le programme de notre bienheureux Père. Apprendre aux âmes à s’approcher de Dieu par l’obscure lumière de la foi, seul moyen adéquat de l’union divine ; les aider à atteindre un état surnaturel où elles seront mues de Dieu même ; pour cela, dégager leur volonté de ses affections naturelles, de ses appétits sensibles, les tirer ensuite de l’activité de leurs puis -

1 Sup. Lib. Div. Nom., cap. I.

2 Sent. Dist. 35, quasi. 2, art. 2.

3 Sup. Cap. iv, § 7 de Div. Num.

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sances, parce que « lorsqu’il s’agit du surnaturel, le naturel entrave plus qu’il ne sert ». Pour atteindre ce double but, il leur trace une voie rigoureusement étroite et les y maintient avec une inflexible vigueur. C’est qu’il s’agit d’atteindre le parfait dépouillement, l’entière nudité, qui rend une âme capable de devenir une créature nouvelle, de se transformer dans le souverain Bien, objet de toutes ses ardeurs, en un mot de jouir dès cette vie d’une béatitude anticipée.

Nous ne craignons pas de le redire, plus on approfondira d’une part les écrits de saint Denis et les commentaires qu’en a donnés saint Thomas, de l’autre, les ouvrages de notre grand contem­platif, plus on se convaincra que ce dernier s’est assimilé à un degré bien rare, unique peut-être, leur doctrine mystique. Ses ouvrages sont une adaptation aux intelligences les plus simples des sublimes données que saint Denis émet en termes, abstraits et obscurs, que les doctes eux-mêmes n’entendent pas toujours. Si notre Saint, au lieu de s’inspirer simplement de la pure doc­trine de saint Denis et de saint Thomas, avait cité les passages de ces grandes autorités sur lesquelles il se basait, ses écrits, croyons-nous, eussent été à l’abri des attaques virulentes dont ils furent l’objet lorsqu’ils virent le jour.

Saint Jean de la Croix, tout en s’affirmant disciple docile du grand Aréopagite et de l’Ange de l’École, reste cependant, sous plusieurs rapports, profondément original et personnel, notam­ment dans le rôle magnifique qu’il assigne à la souffrance dans le perfectionnement de l’homme et dans la description qu’il fait de la Nuit obscure, ou de la purification passive, par laquelle Dieu fait passer une âme quand il veut l’amener à l’éminente pureté requise pour le mystique mariage. Aucun écrivain, croyons-nous, ne l’a devancé sur ce terrain. Il excelle à faire la peinture des tourments que l’âme endure dans cette purgation passive et de merveilleux avantages qu’elle en retire, comme aussi à la consoler, à la fortifier dans ces affreuses ténèbres, d’où jailliront pour elle une splendide lumière et les plus pures délices.

La phase douloureuse une fois traversée, saint Jean de la Croix devient le chantre des noces mystiques de l’âme purifiée

XVII

avec le Fils de Dieu, Sagesse éternelle. De là, les contrastes frappants, l’originalité puissante des écrits de notre Saint. D’un côté, le sombre appareil des dépouillements et des retranchements que l’âme doit subir, l’effrayant tableau des agonies dans les­quelles il lui faut se débattre tandis qu’elle est soumise aux purifications surnaturelles. De l’autre, les plus suaves, les plus poétiques effusions, accompagnant la description des noces sublimes où se consomme, avec d’ineffables échanges de tendresse, l’alliance parfaite de l’âme et du Verbe divin.

Le célèbre critique Menendez y Pelayo a pu dire des Oeuvres de notre Saint : « Il est un poème plus qu’angélique, un céleste et divin poème, qui véritablement n’est pas de ce monde, qui surpasse et défie toute critique littéraire, qui est plus ardent et plus passionné qu’aucun poème profane, et dont la forme élégante et exquise est aussi plastique et aussi parlante que les plus savoureux chefs-d’œuvre de la Renaissance. Je veux parler des Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix, de la Montée du Carmel, de la Nuit obscure de l’âme. Je confesse que leur contact m’infuse une religieuse terreur. L’Esprit de Dieu a passé par là, répandant sur ces pages la beauté et la sainteté 1. »

Saint Jean de la Croix, en effet, est poète au sens le plus élevé du mot. Il voit dans toutes les créatures un reflet de l’Être de Dieu ; son œil ravi admire les charmes et les qualités dont le Créateur les a dotés ; son oreille perçoit le ravissant concert de louanges qu’elles donnent à la grandeur, à la sagesse, à la puissance de Celui qui les a faites. Voulant ensuite chanter l’amour du Créateur pour l’âme raisonnable et les retours de tendresse de cette créature privilégiée envers un Époux infini dans son Être et dans ses perfections, la nature lui prête ses plus fraîches images, ses plus riantes couleurs, ses plus ravis­santes harmonies. Chacun de ses ouvrages est un cantique où l’âme, épouse du Verbe, chante les épisodes de son amour. Dans la Montée du Carmel, elle célèbre sa sortie des créatures, qui lui a permis de joindre son Bien-Aimé. Dans la Nuit obscure, elle chante l’heureuse purification qui l’a dégagée des scories

1 Discours de réception à l’Académie de la langue espagnole.

XVIII

et des souillures qui l’empêchaient de se transformer en lui. Dans le Cantique spirituel elle dit l’histoire de ses amours et en célèbre l’heureuse conclusion, avant-goût de la fruition béatifique. Dans la Vive Flamme d’amour elle décrit, avec des accents qui ne sont pas de la terre, les amoureux transports de son union et de sa transformation.

Il est aisé de le voir, les Strophes que saint Jean de la Croix a composées pour servir de base à son enseignement mystique sont une réminiscence des sacrés Cantiques de Salomon. Notre Saint avait étudié les divines Écritures surtout au point de vue mystique et par rapport à l’union de l’âme avec Dieu. Il était naturel qu’il s’attachât tout particulièrement au Livre qui nous révèle en termes aussi tendres que sublimes le mystère des Noces mystérieuses entre le Fils de Dieu et l’âme humaine, formée à son image. Il portait tant de vénération et d’amour à ces pages sacrées que, peu avant de mourir, entièrement consommé par les souffrances qu’il avait désirées avec tant d’ardeur il exprima le désir qu’on lui en lût quelque chose. Et durant cette lecture, tout rempli des suavités du divin amour, recueillant une à une les mystérieuses paroles dictées par l’Esprit-Saint, on l’entendait s’exclamer doucement : « Oh ! qué preciosas margaritas ! Oh ! quelles perles précieuses ! »

Quelques instants après, un globe de feu descendait sur sa tête, et au milieu des éblouissants rayons qui l’environnaient, image de ceux qui allaient se répandre sur l’Église par le moyen de ses ouvrages, Jean de la Croix passa des ombres de l’exil aux splendeurs de la patrie.

« Celui-là est parfait », enseigne saint Thomas, « qui est capable d’amener les autres à la perfection ». Qui nous dira le nombre des âmes auxquelles les écrits de notre bienheureux Père ont ouvert le sentier de la vraie spiritualité, combien il en a éclairé, consolé, fortifié, combien il en a conduit aux sommets de la sainteté ?

XIX

Autographes et transcriptions.

Tandis que tous les autographes des ouvrages de sainte Thérèse, sauf un, sont arrivés jusqu’à nous, on ne découvre aucun des originaux des grands traités de saint Jean de la Croix. Nous n’avons que ceux de neuf lettres, dispersées en divers couvents, d’un fragment des Avis spirituels, composé de vingt-deux pages, qui se trouve à Andujar, dans l’église Santa Maria la Mayor. À quoi il faut joindre quelques notes en marge d’une transcription du Cantique spirituel qui se garde chez les Carmélites de Sankicar de Barrameda ; une Prière à la sainte Vierge inscrite de la main du Saint au Livre des Professions du Carmel de Beas ; plusieurs autorisations qu’il écrivit lui-même au registre conventuel des Carmélites de Grenade, une patente relative au Carmel de Malaga, dont l’autographe fut envoyé en 1618 aux Carmes Déchaussés de Paris par le Général d’Espagne, Jean du Saint-Esprit.

À quoi faut-il attribuer cette pénurie d’autographes ? Non, certes, au manque de vénération pour les originaux tracés par une main si sainte, puisque des transcriptions qualifiées d’autographes ont été longtemps tenues pour reliques et vénérées comme telles. Il est avéré que Jean de la Croix faisait copier ses ouvrages à mesure qu’il les composait. On lit en effet dans une déposition du P. Thomas de la Croix, de l’année 1597 : « Il a composé quelques écrits spirituels, et à mesure qu’il les composait, j’en faisais la transcription. » Il est à croire que le Saint, après avoir relu et corrigé les transcriptions, détruisait lui-même l’autographe. Une seule de ces transcriptions vérifiées est venue jusqu’à nous ; elle se trouve chez les Carmélites de Sanlùcar de Barrameda. Par ailleurs les copies se multiplièrent. On en trouve à la Bibliothèque nationale de Madrid et dans plusieurs monastères. En définitive, nous n’avons guère, pour établir le texte des traités, que des manuscrits dont l’exactitude

1 Cf. P. Gérard de Saint-jean de la Croix, Édition critique, T. III, p. 125, note 3.

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INTRODUCTION GÉNÉRALE XXI

n’est pas prouvée et qui, du reste, varient entre eux. Les éditions, nous le verrons, sont loin d’être véridiques.

Les écrits de notre Saint ne s’offrent pas à nous dans des conditions identiques. De la Montée du Carmel et de la Nuit obscure, malgré des variantes de détail, nous n’avons qu’un seul état du texte. Du Cantique spirituel et de la Vive Flamme, nous avons deux états différents. Toutes les copies venues jusqu’à nous ont-elles été prises sur des autographes ? Rien n’autorise à l’affirmer. Cependant ces manuscrits, quoique non rigoureu­sement sûrs, nous permettent de constater dans les éditions des suppressions et des interpolations graves. Lorsque les manus­crits s’accordent dans les passages que les éditions ont faussés — manifestement en vue d’affaiblir une doctrine jugée trop hardie1, — il est clair qu’une restitution s’impose.

Cette restitution a été faite par l’édition critique de Tolède (1912-1914). Sans aucun doute, le texte des manuscrits, quoique variant d’une copie à l’autre en des points de détail et ne pou­vant être certifié totalement identique à celui qui sortit de la plume du saint docteur, est néanmoins sans comparaison pos­sible, bien supérieur à celui des éditions. Mais avant d’étudier celles-ci, arrêtons-nous quelques moments à une intéressante question : celle des citations scripturaires dans les œuvres de saint Jean de la Croix.

Les textes de l’Écriture dans les Oeuvres de saint Jean de la Croix

Saint Jean de la Croix professait un véritable culte et le plus profond enthousiasme pour les Livres saints. Depuis ses études à Salamanque, où il avait suivi le cours de Bible de Gaspard Grajal (1565 ou 1566)2, il avait continué à faire de l’Écriture sacrée son étude ordinaire. La Bible ne le quittait pas. Avec le bréviaire, une croix de bois et une image de papier, elle compo­sait tout l’ornement de sa pauvre cellule 1. Non seulement le Saint lisait et relisait les pages inspirées dans les recoins les plus

1 P. Jérôme de Saint-Joseph : Vie, ch.. xvi.

solitaires de son couvent de Grenade 1, mais dans ses voyages, assis sur le modeste jumentillo dont l’allure paisible servait ses méditations, on le voyait encore la Bible à la main, n’en interrompant la lecture que pour chanter de pieux cantiques, le plus souvent les Psaumes de David, c’est-à-dire encore le texte sacré 2. L’usage qu’il en faisait était continuel, et ses contemporains ont pu dire qu’il la possédait presque entière­ment de mémoire.

Les passages de l’Écriture, qui reviennent si abondants sous sa plume, ne sont pas de simples citations introduites dans le texte en vue de l’appuyer ; ils sont tellement mêlés à la pensée, qu’il serait impossible de les en détacher. Il est clair par ailleurs que Jean de la Croix suivait le texte de la Vulgate. Mais la traduction est bien sienne. Ce qui le prouve, c’est que lorsqu’il traduit un même texte de l’Écriture, la traduction est assez rarement la même.

« Mystique et mystique créateur, Jean de la Croix n’attend ni des théologiens ni des autres écrivains spirituels, le sens des paroles qu’il allègue. Et dès lors il est normal que ses cita­tions bibliques s’expriment, d’une manière générale, à travers les termes du langage vulgaire, de même qu’il est normal que le latin ne soit pas la langue chargée de rendre compte de son expérience. »

L’Édition princeps des Œuvres, parue en 1618, et la seconde édition, parue l’année suivante, ne donnent qu’un nombre plutôt restreint de citations scripturaires latines. Au contraire, la troisième édition, de l’année 1630, joint à la citation latine la citation en langue vulgaire. Les éditions suivantes se sont conformées à cette addition, où il est permis de voir une orne­mentation factice.

Le P. André de l’Incarnation, dont nous dirons plus loin la compétence, après avoir minutieusement comparé les éditions et les manuscrits, conclut qu’on devra supprimer dans l’Édition critique de l’avenir la plupart des citations latines. Il note qu’il se trouve quelques citations latines dans les manuscrits, mais

1 Dép. du P. Alphonse de la Mère de Dieu.

2 P. Jérôme de Saint-Joseph : Vie, ch. xv.

XXII

elles sont très rares et ne font aucune violence au texte. On ne peut en dire autant de toutes celles qui ont été ajoutées. « Le Saint les avait placées en romance avec tant de propriété et de naturel que c’est l’étonnement des savants. Ceux-ci le célèbrent à cette occasion comme un second Jérôme castillan. Les additions latines ne diminuent pas faiblement son très beau style…, et il n’y a pas de doute que si elles ne s’y trouvaient pas, la lecture en serait souverainement agréable… ; elle ébranlerait plus puissamment l’esprit. »

Parlant d’un écrit de notre Saint qui s’est perdu et dont le titre était : Comunicaciôn del Espiritu de Dios en su Iglesia, le même P. André nous dit que le copiste avait eu la prolixité de mettre en marge avec des renvois de chiffres, toutes les citations de l’Écriture et d’y placer en outre le texte latin cité. « Sans aucun doute, ajoute-t-il, ce fut l’œuvre du copiste, car le Saint n’usait jamais de ce procédé dans ses écrits, et le mouvement de l’esprit qui, lorsqu’il composait, emportait ses sentiments et son attention ne pouvait laisser place à des prolixités
extérieures à l’œuvre elle-même. Nous en avons une preuve dans la transcription du Monte Carmelo que nous tenons de la main du Fr. Jean l’évangéliste, compagnon du Saint lui-même. On n’y trouve que fort rarement de telles citations. Cinq autres transcriptions anciennes dont nous disposons ne donnent pas non plus la citation latine dans le corps du texte. »

Le manuscrit de la Montée du Carmel dû à Jean l’évangéliste, récemment retrouvé par le P. Silverio, ne confirme pas entièrement ce que déclare le P. André de l’Incarnation.. Comment dire que les citations latines y sont « fort rares », lorsqu’en en faisant le relevé total, on trouve qu’elles s’élèvent au nombre de cent quarante-six ? À vrai dire, les citations en langue vulgaire sont plus nombreuses, puisqu’elles atteignent le chiffre de deux cent vingt-six, dépassant ainsi de quatre-vingts celui des citations latines. Il est à remarquer que dans la première moitié de la Montée, à peu près toutes les citations sont en latin.

Notre Saint change de méthode à partir de la seconde moitié du livre : il abandonne les citations latines, pour ne faire presque plus que des citations en langue vulgaire.

INTRODUCTION GÉNÉRALE XXIII

Si nous étudions le texte de la Nuit obscure que nous donne le P. Silverio d’après les transcriptions qu’il regarde comme les plus satisfaisantes et les plus sûres, nous voyons que le Saint a suivi la même méthode que dans la seconde partie de la Montée : on trouve cent vingt-sept citations en langue vulgaire, pour treize citations latines seulement.

L’examen des divers manuscrits de la Vive Flamme d’amour amène à des conclusions analogues, c’est-à-dire à l’exclusion presque complète des textes scripturaires latins. Quant au manuscrit du second Cantique spirituel connu sous le nom de Manuscrit de Jaén, ce serait une exagération de dire qu’il exclut presque entièrement les citations latines, mais leur nombre est très faible comparé à celui des citations en langue vulgaire 1.

Voici donc comment le passage du P. André de l’Incarnation cité plus haut demande à être rectifié. Au lieu de : « On n’y trouve (dans la transcription de la Montée par Jean l’évangéliste) que fort rarement de telles citations (latines) », il faut dire La seconde moitié de la transcription de la Montée par Jean l’Evangéliste ne donne, contrairement à la première, que fort rarement des citations latines, méthode à laquelle le saint auteur s’attache à peu de chose près dans ses ouvrages postérieurs.

Disons dès maintenant que le P. Gérard de Saint-Jean de la Croix, dans son Édition critique de 1912-1914, n’a pas su éviter une organisation très défectueuse des citations scripturaires. Il avait annoncé dans les Préliminaires de son Tome premier qu’il publiait le texte tel que le Saint le rédigea quant aux citations, soit en latin, soit en langue vulgaire. Au tome II, en note, il prévient ses lecteurs qu’il a renoncé à supprimer les citations latines.

Le trésor des textes bibliques qui enrichit les peut être envisagé à un autre point de vue.

1 Il est vrai que le manuscrit de SanIticar, qui donne la première rédaction du Cantique, présente au contraire une abondance de citations latines, mais nous dirons dans quelles conditions spéciales cette transcription du Cantique spirituel semble avoir été faite : c’était notamment en vue de fournir à l’auteur tous les matériaux qui pouvaient lui être utiles pour la seconde rédaction qu’il projetait.

XXIV

L’Inquisition espagnole, comme il était juste, avait l’œil ouvert sur les Bibles falsifiées3 par les Juifs. En 1559, l’Index de Valdès alla jusqu’à prohiber en général la Bible en langue vulgaire, avec toute une série de livres traduits de l’Ancien et du Nouveau Testament. Valdès, pour plus de sûreté encore, interdit un nombre considérable de Livres d’Heures et ordonna la remise à l’Inquisition des impressions volantes ou des copies manuscrites de passages des Évangiles ou des Épîtres de saint Paul. Il éliminait aussi un bon nombre d’ouvrages mystiques ayant des franciscains pour auteurs.

On comprend ce que ces prohibitions avaient de douloureux pour les âmes pieuses. Sainte Thérèse aimait les traités mys­tiques. En outre, n’entendant pas le latin de la Vulgate, elle n’était pas à même de lire la sainte Écriture dans la langue de l’Église. Nous trouvons au Livre de sa Vie la trace du pénible sacrifice qu’elle eut à faire en cette occasion. « À l’époque où la lecture d’un bon nombre de livres écrits en espagnol se trouva interdite, dit-elle, j’en eus beaucoup de peine, car plusieurs de ces livres me plaisaient, et désormais je m’en voyais privée, la lecture n’en étant plus permise qu’en latin. Notre-Seigneur me dit : Ne t’afflige pas, je te donnerai un livre vivant 1. »

Vers 1561, le célèbre augustin Louis de Léon, répondant au désir d’une religieuse de Salamanque, DIsabelle Osorio, avait composé une version espagnole du Cantique des Cantiques. Cette version fut subrepticement copiée et se répandit partout. De ce fait, Louis de Léon fut si gravement compromis, qu’il dut languir plusieurs années dans les prisons de l’Inquisition.

En présence d’un tel état de choses, saint Jean de la Croix, en nourrissant son texte de si nombreux passages scripturaires, n’a-t-il pas songé, par surcroît, à donner à ceux qui n’étaient pas à même d’en prendre connaissance, la Bible elle-même, notamment en ses livres prophétiques, ses Psaumes, son Cantique des Cantiques ? On est encore plus tenté de le croire lorsqu’on s’arrête à la longueur de certaines citations. Voir par exemple : l’extrait du chapitre ut des Lamentations de Jérémie qu’on

1 Ch. xxvi.

trouve à la Nuit obscure, chapitre vii de la Nuit des sens ; la citation du chapitre vii du Cantique des Cantiques à la Vive Flamme d’amour, Explication de la strophe i ; au Cantique spirituel, Explication de la strophe xiii la citation du cha­pitre xiii de la Ire Épître aux Corinthiens ; au même ouvrage, Explication de la strophe xxiii, celle du chapitre xvi d’Ezéchiel à l’Explication de la strophe xiv, celle du chapitre iv du Livre de Job ; à l’Explication de la, strophe xxxix, celle de la Prière du Christ à la dernière Cène, tirée du chapitre xvii de l’Évangile de saint Jean ; à l’Explication de la strophe xxxix encore, la citation de la IIe Épître de saint Pierre.

« L’œuvre de Jean de la Croix n’adhère-t-elle pas à un vaste dessein dont sans doute furent hantés les plus hauts parmi les écrivains spirituels du xvisiècle espagnol, et qui les con­duisait à combiner les exigences de l’Index et la croissante diffusion de l’Écriture ? L’Index de 1559 avait demandé qu’on livrât au Saint-Office non seulement les traductions proprement dites, mais tout extrait traduit du Nouveau Testament. Le premier Index de Quiroga, publié en 1583, continua de prohiber les traductions de la Bible en langue vulgaire, mais non les fragments qui seraient “insérés dans les livres des catholiques et y seraient expliqués ou allégués”. De cette manière, l’Index de 1583 ne justifie-t-il pas en un sens le long effort des écrivains spirituels de l’Espagne du xvisiècle ? Il y a en effet chez un Francisco de Ossuna ou un Jean de la Croix, par exemple, une sorte de Bible insérée dans le tissu même de l’œuvre. La litté­rature mystique du xvisiècle espagnol, d’autre part, avec cette constante volonté d’expliquer en langue vulgaire les plus déli­cates nuances de l’oraison, assure, par une autre voie, l’œuvre que l’autorité ecclésiastique travaillait à ruiner par ailleurs. Elle rend vivante et sensible pour tous la spiritualité scriptu­raire. Et qu’il s’agisse d’écrivains spirituels, tels que Louis de Léon, qui choisissent le Cantique des Cantiques pour en faire la traduction et le commentaire, ou de mystiques tels que Jean de la Croix, qui cherchent dans les Livres saints une justifica­tion de leur expérience, c’est toujours le même retour à cette source qu’il fallait à tout prix ranimer : l’Écriture. »

XXVI

Saint Jean de la Croix — il a pris la peine de nous le dire au Prologue de la Montée du Carmel — ne vise pas la foule des lecteurs. « Mon but principal, observe-t-il, n’est pas de m’adresser à toutes les âmes, mais seulement à quelques membres de notre saint Ordre des Primitifs du Mont-Carmel, tant religieux que religieuses, qui m’en ont fait la demande. » Il savait bien que beaucoup parmi les Carmélites, faute de version castillane, ignoraient presque tout des Livres inspirés. On aime à pressentir dans son Oeuvre sa sollicitude paternelle, jalouse de transfuser en ces âmes d’élite « le vivant amour de la Bible ».

Publication des ouvrages de saint Jean de la Croix.

La première édition des ouvrages de notre Saint fut faite à Alcala, en 1618. Elle avait été confiée au P. Diego de Jésus (de Salablanca), en grande réputation dans l’Ordre pour son savoir, son éloquence et sa vertu. Le volume portait ce titre :

OBRAS ESPIRITUALES QUE ENCAMINAN A UNA ALMA A LA PERFECTA UNION CON DIOS. POR EL VENERABLE P. FR. JUAN DE LA CRUZ, PRIMER DESCALZO DE LA REFORMA DE N. SENORA DEL CARMEN, COADJUTOR DE LA BIENAVENTURADA VIRGEN S. TERESA DE JESUS,FUNDADORA DE LA MISMA REFORMA. CON UNA RESUNTA DE LA VIDA DEL AUTOR Y UNOS DISCURSOS FOR EL P. F. DIEGO DE JESUS, CARMELITA DESCALZO, PRIOR DEL CONVENTO DE TOLEDO. DIRIGIDO AL ILUSTRISIMO SENOR DON GASPAR DE BORJA, CARDINAL DE LA SANTA IGLESIA DE ROMA DEL TITULO DE SANTA CRUZ EN HIERUSALEN. IMPRESO EN ALCALA PAR LA VIUDA DE ANDRES SANCHEZ EXPELATA. ANNO DE M. DC. XVIII.

1 Nous devons la substance et parfois la lettre des pages qui précèdent à un article de M. Baruzi, paru dans le Bulletin hispanique, janvier-mars 1922, intitulé : Le Problème des citations scripturaires en langue latine dans l’œuvre de saint jean de la Croix. Il est juste toutefois que nous déclarions garder la responsabilité des pages qui donnent le relevé des citations, soit latines, soit en langue vulgaire, dans les grands traités de notre Saint, comme aussi de la rectification qui s’imposait dans le passage d’André de l’Incarnation relatif au manuscrit de Jean l’évangéliste.

XXVII

L’édition comprenait la Montée du Carmel, la Nuit obscure et la Vive Flamme d’amour.

Pourquoi le Cantique spirituel se trouvait-il éliminé ? Ainsi que nous le dirons dans notre Introduction à ce livre, la première rédaction se trouvait en Belgique entre les mains de la mère Anne de Jésus ; quant à la seconde, que contenait le manuscrit connu plus tard sous le nom de manuscrit de Jaén, elle était alors inconnue aux Supérieurs de l’Ordre et devait le rester pour le public jusqu’en 1703, époque où la seconde rédaction vit le jour dans la grande Édition de saint Jean de la Croix. Cependant, que le premier texte du Cantique spirituel fût en Belgique ne constituait pas un obstacle insurmontable à la publication de ce traité ; on pouvait se contenter d’une des nombreuses copies qui se trouvaient en divers couvents. La vraie raison, au dire du P. Gérard, fut la frayeur qu’inspirait l’Inquisition espagnole, très ombrageuse envers les commentaires, quels qu’ils fussent, des Cantiques de Salomon.

Outre l’omission du Cantique spirituel, l’Édition princeps des Oeuvresde saint Jean de la Croix présentait de graves déficits. Résumons à ce sujet le P. Gérard de Saint-Jean de la Croix, dans les Preliminares de son Édition critique (1912-1914).

« Les très nombreux défauts de cette édition, dit-il, peuvent se réduire à six : 1° la supression de bon nombre de paragraphes, dont quelques-uns très étendus ; 2° la mutilation de bien des phrases ; 3° l’introduction d’un certain nombre de petits paragraphes étrangers au texte du Saint. »

Ici nous nous trouvons dans la nécessité de rectifier le Père Gérard. Les paragraphes introduits ne peuvent être qualifiés de petits ; il y en a de longs et surtout de haute importance, puisqu’ils ne vont à rien moins qu’à changer la doctrine mystique du saint docteur4.

Poursuivons l’énumération des défauts de l’Édition princeps d’après le P. Gérard.

4° L’altération du sens en nombre de passages.

5° Le remaniement de plusieurs phrases. »

XXVIII

En réalité le remaniement de la plupart des phrases.

« 6° La substitution, aux termes employés par le Saint, de certains autres termes plus usuels.

« Selon moi », continue le P. Gérard, « si les écrits du docteur mystique ne furent pas imprimés tels qu’ils étaient sortis de ses mains, il faut l’attribuer à la crainte que les hérétiques Illuminés — plaie qui affligeait alors l’Espagne — n’en prissent occasion de s’opiniâtrer dans leurs erreurs, en s’attachant à certaines phrases qui, séparées du contexte et abstraction faite de l’intention manifeste de l’auteur, pouvaient donner prise à leurs erreurs. On voulait éviter aussi aux critiques pointilleux à l’excès et à quelques esprits entachés de pharisaïsme, l’occasion de s’attacher à certaines expressions pour faire naître des disputes et finalement dénoncer les Oeuvres du vénérable Père à l’Inquisition. Que tout cela fût possible et même probable, l’esprit de l’époque et les circonstances que traversait l’Église le montrent clairement. D’ailleurs, les événements qui suivirent la publication de ces Œuvres, même dégagées de tout ce que l’on avait cru pouvoir devenir une pierre de scandale, ne laissent à ce sujet aucun doute.

« Le Carmel réformé », demande ici le P. Gérard, « eut-il raison de publier les écrits de son saint fondateur mutilés et changés ? Certains critiques feront à cette question une réponse formellement négative et nous ne saurions nous en étonner. Pour bien des gens, en effet, la différence des temps n’existe pas : ils apprécient toutes choses suivant le goût de leur époque ou selon leurs préférences personnelles.

« Nous émettrons, reprend-il, sans passion aucune notre manière de voir. Nous croyons qu’en cette affaire les Supérieurs de la Réforme de sainte Thérèse se virent dans une situation embarrassante à l’excès. S’abstenir de publier les écrits de saint Jean de la Croix n’était pas possible. Non seulement le public réclamait leur impression, mais les manuscrits étaient en danger de se vicier, et ce qui rendait urgent d’agir, c’est que des étrangers en avaient déjà publié une partie sous leur propre responsabilité. D’autre part, les publier tels que les avait tracés leur vénérable auteur semblait à ces mêmes Supérieurs une impossibilité,

XXIX

une véritable témérité, étant donné les circonstances où l’on se trouvait.

« Et ce n’était point là une crainte chimérique. Elle était fondée en raison, appuyée sur des réalités palpables. La question de la mystique était brûlante à cette époque. Les religieux chargés de prendre une décision avaient sous les yeux le fait de très saints personnages dont les écrits avaient été mis à l’Index, ou n’avaient échappé à cette ignominie qu’au prix de mille difficultés. Sans aller bien loin, ils savaient ce qui avait eu lieu pour les livres de leur sainte Mère et Fondatrice, qui avaient dû franchir plus d’une fois le seuil de l’Inquisition espagnole et pénétrer, à titre de coupables, dans l’Inquisition romaine. Il est vrai qu’à l’époque où s’imprimèrent les Œuvres du Saint, on ne procédait pas avec autant de rigueur qu’au siècle précédent, alors que furent condamnés ou suspendus les ouvrages dont nous parlions plus haut. Mais il est à noter que ses écrits renfermaient des propositions en apparence plus hardies que les leurs, qu’on y trouvait des expressions qui, prises à la lettre, allaient plus loin que n’avait prétendu dire leur auteur, ce qui contrebalançait la différence des temps.

« Ce fut donc avec raison », poursuit le P. Gérard, « que les Carmes Déchaussés craignirent de voir les Oeuvres de leur saint Fondateur condamnées, si on les publiait telles qu’elles étaient sorties de sa plume. Et qu’on n’objecte pas qu’ils trompaient le public en présentant saint Jean de la Croix autre que ne le réfléchissent ses écrits. En réalité, ils ne firent que ne le présenter pas en toute sa grandeur. »

Le P. Gérard fait cependant ses réserves.

« Nous n’excusons pas entièrement, dit-il, ceux qui intervinrent dans la première édition. Bien des choses qu’ils se permirent étaient censurables : par exemple, la retouche du style du Saint, la suppression de certains paragraphes pour ce fait que la même matière était traitée en d’autres parties des Oeuvres ; la modification de nombre de passages et de phrases auxquels la tendance minutieuse de l’époque ne pouvait elle-même trouver à redire. En tous ces points, et peut-être en quelques autres, ils se trompèrent et il n’y a pas de raison de les en justifier. »

XXX

Ici nous nous permettons de poser une question. Si quelques-unes des suppressions peuvent s’excuser sur la difficulté des temps, peut-on en dire autant des interpolations, surtout lors­qu’elles vont à changer la doctrine de l’écrivain, ce qui arrive bien facilement en matières mystiques ? De fait, les interpo­lations introduites dans les écrits de saint Jean de la Croix — lesquelles du reste ne les préservèrent pas de très violentes attaques — eurent de graves conséquences. Non seulement elles induisirent les âmes pieuses en erreur dans leur conduite spirituelle, mais ce furent précisément les passages interpolés, par suite tout à fait étrangers à saint Jean de la Croix, que Bossuet, aux dernières années du XVIIsiècle, invoqua et mit en lumière dans sa fameuse discussion avec Fénelon au sujet du quiétisme ; ce fut sur eux qu’il s’appuya principalement dans sa réfutation de l’archevêque de Cambrai5. Nous y revien­drons dans notre Introduction à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure.

Attaques dirigées contre la doctrine de saint Jean de la Croix.

À peine les eurent-elles vus le jour, que l’orage qu’on avait voulu conjurer se déchaîna. Un certain théologien, dont les documents taisent le nom, crut y découvrir une multitude d’erreurs. Il adressa au Saint-Office une dénonciation en règle, le suppliant de supprimer pareille doctrine. L’Inquisition fit faire un examen par ses Consulteurs, qui qualifièrent plusieurs propositions de défectueuses. Cepen­dant des hommes de grand savoir affirmaient d’autre part que la doctrine en question était toute céleste ; les âmes pieuses parlaient de même. Des débats très animés s’ensuivirent.

Le célèbre Ponce de Léon, de l’Ordre de Saint-Augustin, prit officiellement la défense des écrits de notre Saint, et son apologie fut décisive. Elle détermina une impression plus favorable chez les inquisiteurs eux-mêmes. Les débats toutefois ne furent pas terminés, et on rompit de nouvelles lances en faveur de cette noble cause. Les Carmes Déchaussés combattaient vigoureusement

XXXI

par la plume pour défendre la doctrine de leur Père. Ceux qui se signalèrent davantage furent les PP. Joseph de Jésus-Marie (de Quiroga) et Nicolas de Jésus-Marie (Centurioni).

Éditions successives.

La seconde édition, qui avait suivi de très près la première, lui était de tout point semblable (1619). La troisième (1630) se fit par les soins de P. Jérôme de Saint-Joseph, premier6 histo­rien du Saint. Elle ne corrigeait les deux précédentes qu’en de rares passages, et en reproduisait toutes les suppressions et interpolations, en ajoutait même quelques-unes ; et par ailleurs, l’éditeur parlait inexactement en déclarant sort édition conforme aux originaux. Cette fois le Cantique spirituel trouvait place parmi les écrits de saint Jean de la Croix ; le texte était celui de la première rédaction, qui déjà avait vu le jour en Belgique, en France et en Italie, sans rencontrer d’opposition.

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les éditions se succédèrent sans apporter d’amélioration au texte ; mais on augmenta les écrits déjà publiés de plusieurs Poésies, de neuf Lettres, d’une centaine d’Avis spirituels et de l’opuscule connu sous le nom de Précautions. L’édition de 1693 ajouta encore quelque chose aux Avis.

Blâmes et Éloges.

Cependant de nouvelles attaques se produisirent. L’année 1633 avait vu une seconde dénonciation au Saint-Office ; celle de 1666 en enregistra une autre. Par ailleurs, Molinos et ses sectaires prétendirent appuyer leurs errements des écrits de saint Jean de la Croix. Ils se voyaient condamnés en 1687. De son côté, Bossuet déclarait ces écrits excellents et y cherchait des armes pour réfuter les semi-quiétistes ; malheureusement, nous l’avons dit, il s’appuya, sans le savoir, sur des passages interpolés. (Ins­truction sur les États d’oraison, 1695.)7 Beaucoup d’autres per­sonnes de marque élevèrent aussi la voix pour louer et défendre la doctrine de notre Saint.

XXXII

La grande Édition de Séville (1703).

Cette édition, dit le P. Gérard, est la seule qui mérite une étude critique. Le Cantique spirituel était donné cette fois selon la seconde rédaction et jusqu’à il y a peu d’années ce texte demeura le plus exactement présenté 1. Le nombre des Poésies, des Lettres et des Avis spirituels était accru. Les qualités typographiques de cette édition ne pouvaient être meilleures. Quant au texte de la Montée du Carmel, de la Nuit obscure et de la Vive Flamme d’amour, il n’avait subi aucune amélioration Il reproduisait simplement celui de l’édition de 1630. Il restait donc beaucoup à faire. On s’en préoccupait dans l’Ordre ; aussi le siècle qui s’ouvrait vit-il des travaux sérieux destinés à rétablir dans leur pureté les écrits du docteur mystique.

Travaux en vue d’une publication fidèle des écrits de saint Jean de la Croix.

Nous avons dit dans l’Introduction aux Oeuvres de sainte Thérèse (1907) comment au XVIIe siècle plusieurs Carmes Déchaussés, entre autres les PP. André de l’ Incarnation et Manuel de Sainte-Marie, furent commissionnés par leurs Supérieurs à l’effet de réunir tous les documents qui permettraient de réviser les écrits de la sainte Réformatrice. Leur commission comprenait également la révision des écrits de saint Jean de la Croix. Nous allons le voir, le besoin de réformer les textes imprimés était bien autrement urgent pour les écrits du bienheureux Père que pour ceux de la sainte Mère. Pour les ouvrages de saint Jean de la Croix, le zèle des reviseurs allait se heurter à des difficultés aussi insurmontables qu’inattendues.

Ce fut en 1754 que le Définitoire général donna l’ordre officiel de compléter, de corriger et de réimprimer les Oeuvres de saint Jean de la Croix.

1 En 1924, M. Martinez Burgos fit paraître à Madrid une excellente édition du Cantique spirituel d’après le manuscrit de Jaën. Nous y reviendrons plus loin.

Le P. André de l’Incarnation, religieux fort capable du couvent de Tudela, déploya la plus grande ardeur et de réelles aptitudes pour préparer cette importante revision. Il étudia surtout les archives générales de l’Ordre, à Madrid. Toutes les autres archives lui furent ouvertes, et il les étudia également, soit par lui-même, soit par ses collaborateurs. Le P. Manuel de Sainte-Marie, par ordre du Définitoire, s’attacha spécialement aux archives de Vieille-Castille. Les archives particulières furent aussi mises à contribution. On réunit ainsi un grand nombre de documents, dont le P. André de l’Incarnation étudia, puis attesta l’authenticité.

Des recherches si consciencieuses mirent en plein jour à quel point les écrits de notre Saint avaient été mutilés. On se trouvait désormais en état de donner le vrai texte, de le compléter aussi par quelques découvertes nouvelles, de l’enrichir enfin de renseignements intéressants.

Le travail de confrontation scrupuleusement mené à terme, une transcription fidèle en fut envoyée au Définitoire. Les Supérieurs Généraux examinèrent le travail et le firent examiner par des religieux qualifiés d’entendus, en vue de décider s’il convenait de publier les écrits du Saint avec les corrections proposées. On était en 1776, le travail avait pris vingt-deux ans.

Décision du Définitoire.

La décision rendue fut qu’une telle publication ne convenait pas et que les travaux entrepris devaient être suspendus. Écoutons maintenant le P. Gérard :

« Les raisons qui motivèrent cette décision et que nous empruntons à la Réplique du P. André de l’Incarnation, sont les suivantes : 1° Ce serait noter l’Ordre d’infidélité, pour avoir mutilé les Oeuvresdu Saint. 2° Ces écrits ayant été approuvés après jugement contradictoire par la Sacrée Congrégation, il ne convenait pas de changer une doctrine approuvée. 3° Les reviseurs ne présentaient point les autographes ; conséquemment il ne const [at] ait point des mutilations, et les manuscrits dont se servirent les premiers éditeurs méritaient plus de créance que

XXXIV

ceux actuellement présentés. 4° Les religieux de la province à laquelle avait appartenu le P. Diego de Jésus, premier éditeur des Œuvres, voyaient avec peine le déshonneur que l’édition projetée ferait rejaillir sur sa mémoire.

Le P. Gérard continue :

“De nouveaux Supérieurs ayant été placés à la tête de l’Ordre, le P. André de l’Incarnation leur présenta une réfutation de ces arguments. Voici en résumé ses remarques : 1° Les raisons alléguées sont moins à craindre que les plaintes qui s’élèveront contre notre Ordre, si les écrits restent tels qu’ils sont, car des
étrangers ont remarqué les mutilations. De si grandes négligences et de pareilles licences ne peuvent être approuvées des savants. Que les Bénédictins de Saint-Maur ou les Bibliothécaires du roi d’Espagne, ou d’autres auxquels nous ne pensons pas, fassent la confrontation en question, il est évident qu’en trouvant
ces livres mutilés et défigurés en de si nombreux passages, ils seront obligés de proclamer que les Oeuvres publiées par le Carmel ne sont pas, à proprement parler, les Oeuvres que le Saint a composées. On ne trouvera aucune excuse que la bonne intention à laquelle ont obéi les éditeurs et dont, en effet, personne
ne doutera, mais cette échappatoire ne satisfera pas non plus les érudits. L’Ordre doit faire maintenant ce qu’il n’a pu faire au début, vu le malheur des temps. Les gens sensés ne s’en étonneront point. 2° Si Rome a donné son approbation à ces écrits tels qu’ils étaient imprimés, si elle en a déclaré céleste la doctrine, elles les approuvera et les louera davantage encore tels qu’ils sont sortis de la plume de leur auteur. Le fond de la
doctrine est le même, et il est à noter que les mutilations ont été cause des difficultés faites à quelques-unes des propositions. Les Oeuvres de saint Cyprien, de saint Augustin, de saint Basile, ne sont-elles pas approuvées ? Et cependant, les papes voient de bon mil les corrections qu’y apportent les Bénédictins de Saint-Maur. 3° Nous avons un papier de la main du premier éditeur, d’où ressort avec évidence la mutilation. Nos manuscrits sont aussi anciens que les siens, puisque quelques-uns sont de la main des contemporains du Saint. 4° Le P. Diego de Jésus ne sera point déshonoré, car son désir était de publier

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intégralement les écrits ; il dut en ce point obéir à ses Supérieurs.

L’ordre de suspendre l’édition projetée ayant été maintenu, il ne restait plus au P. André de l’Incarnation qu’à se soumettre. Il le fit avec une héroïque patience. Il ne crut pas toutefois aller contre sa conscience en continuant ses travaux. Il mourut néanmoins (1795) sans voir la réalisation du rêve qu’il avait tant caressé. Les éditions suivantes ne firent que reproduire la grande Édition de Séville8.

Édition critique du P. Gérard de Saint-Jean de la Croix.

Les travaux entrepris par les Carmes Déchaussés pour la revision des écrits de sainte Thérèse avaient vu s’écouler un siècle avant de servir à une édition correcte de ses ouvrages. Encore furent-ils utilisés non par les religieux de l’Ordre, mais par un laïque, D. Vicente de la Fuente, qui les découvrit à la Bibliothèque nationale de Madrid. Ceux qui visaient la recti­fication des textes de saint Jean de la Croix dormirent un demi-siècle de plus dans la poussière des archives. C’est un Carme Déchaussé qui allait les mettre en lumière, avec l’approbation des Supérieurs majeurs.

Le P. Gérard de Saint —, Jean de la Croix fit paraître à Tolède, en 1912, les deux premiers Tomes de son « Édition critique » des Oeuvres, la plus correcte et la plus complète qui eût été jusque-là publiée, enrichie en outre d’Introductions et de notes très étendues. Le Tome I comprenait l’abrégé de la Vie du Saint par le P. Jérôme de Saint-Joseph, et la Montée du Carmel. Le Tome II donnait : la Nuit obscure, le Cantique spirituel (2e rédaction) et la Vive Flamme d’amour (2e rédaction). Venaient ensuite, en caractères distincts, la Ire rédaction du Cantique spirituel et la Ire rédaction de la Vive Flamme d’amour.

Le Tome III vit le jour deux ans plus tard (1914). Il compre­nait : les Précautions, les Quatre Avis à un religieux, les Avis spirituels, les Conseils de spiritualité recueillis par les disciples du Saint, les Lettres, divers Documents, les Poésies, les Épines de l’esprit. Venaient ensuite : un Traité de la connaissance obscure

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de Dieu, affirmative et négative, que le P. Gérard inclinait à croire l’œuvre de notre Saint, sans cependant l’affirmer, écrit d’une réelle valeur mystique, due, en réalité, à la plume du bénédictin Antoine de Alvaredo ; deux traités de Cécile de la Nativité, célèbre carmélite de Valladolid, contemporaine du Saint : celui de la Transformation de l’âme en Dieu et celui de l’Union de l’âme avec Dieu.

En Appendice on trouvait : l° Les Précautions, d’après le texte imprimé, 2° les Notes et Remarques du P. Diego de Jésus pour une plus facile intelligence des locutions mystiques et de la doctrine spirituelle de notre Père saint Jean de la Croix ; 3° un opuscule du P. Joseph de Jésus-Marie (de Quiroga) de singulière valeur9, intitulé : Du don qu’eut saint Jean de la Croix de conduire les âmes à Dieu ; 4° enfin des additions, explications et remarques relatives aux trois tomes des Oeuvres. Ce troisième tome était singulièrement riche et intéressant.

Dans les Preliminares qui ouvraient le tome I, le P. Gérard appuyait de diverses preuves son affirmation que jusque-là les écrits de saint Jean de la Croix n’avaient été publiés qu’avec des altérations notables. Résumons-les brièvement :

1° Le P. André de l’Incarnation a déclaré avoir vu un écrit rédigé par le P. Diego de Jésus, premier éditeur des Œuvres du Saint, pour la défense de certains passages qui se trouvent dans les manuscrits et manquent dans les textes imprimés. D’où il ressort que le P. Diego désirait publier ces passages et qu’il eut ordre de les supprimer.

2° En 1754, une information fut présentée au Définitoire par le P. André de l’Incarnation, montrant la nécessité de corriger les éditions des Oeuvres du Saint. Les raisons alléguées étaient si fortes, que les Supérieurs commandèrent de faire une édition corrigée. Des membres des autres Ordres, aussi bien que des séculiers, insistaient dans ce sens. À tous ces motifs venaient s’ajouter les affirmations cent fois répétées du P. André de l’Incarnation à la suite de ses minutieux travaux de recherche et de confrontation.

3° Le P. Joseph de Jésus-Marie (de Quiroga), dans sa Vie du Saint, et bien d’autres historiens citent toujours le texte des manuscrits, non celui des éditions, preuve manifeste que de leur temps le texte des manuscrits était regardé comme authentique.

4° Tous les manuscrits sont d’accord entre eux, en opposition avec les textes imprimés.

5° Le texte des manuscrits est toujours conforme à la doctrine du Saint et à son style ; l’enchaînement des phrases et l’ordre des matières est bien préférable ; l’énergie et le naturel des expressions sont de beaucoup supérieurs.

Le P. Gérard s’est proposé de rétablir les paragraphes, les phrases et les mots mutilés, de retrancher toutes les additions et interpolations, de remettre dans son intégrité la construction des phrases qu’on avait pris à tâche de rendre plus correcte et plus élégante. Ce vaste plan était bien difficile à réaliser sûrement, vu l’absence de manuscrits authentiques. Comment faire un choix certain entre les variantes qu’offrent les très nombreuses transcriptions ? Du moins le P. Gérard s’y est-il laborieusement essayé, et en définitive, il a du moins retrouvé, d’une manière générale, le texte des anciennes copies, défiguré en tant de points par les éditeurs. En outre, il a donné au public quelques écrits de saint Jean de la Croix qui n’avaient pas trouvé place dans les autres éditions, notamment les Quatre Avis à un religieux et deux chapitres additionnels à la Montée du Carmel, que les éditeurs avaient laissés de côté, peut-être parce qu’ils sont incomplets et ne s’enchaînent pas aux derniers chapitres de l’ouvrage. Enfin, il a enrichi les Oeuvres de notre Saint de renseignements précieux et d’opuscules corrélatifs d’un haut intérêt.

Nous aimons à le proclamer — et la justice nous en fait un devoir, — non seulement le P. Gérard a fait faire un pas immense à la reconstitution des écrits de saint jean de la Croix, mais, rompant le premier avec des préjugés et des timidités séculaires, il a entièrement renouvelé le champ d’études relatif au docteur mystique. Nous ne craignons pas de le dire, ce que l’on a tenté après lui et probablement ce que l’on tentera encore, ne pourra qu’ajouter quelques grains de sable à la grande œuvre qu’il a entreprise et menée à bien.

XXXVIII

La Mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse.

Une question intimement liée à l’œuvre du P. Gérard se pré­sente à nous. L’Édition critique que nous devons à ce Père a réalisé, nous venons de le dire, une œuvre capitale relativement aux écrits de saint Jean de la Croix, puisqu’elle a rétabli, autant que faire se pouvait, les textes primitifs. Par là même les traités du saint docteur ont apparu soudain autres qu’on ne les con­naissait depuis plus de trois siècles. C’est que l’appareil factice des interpolations introduites par les premiers éditeurs s’est écroulé, laissant la doctrine de notre Saint se montrer dans sa hardiesse et sa pureté.

Un des points les plus importants était celui de l’attitude à tenir par le contemplatif relativement à l’humanité du Christ Notre-Seigneur, au temps de l’oraison. Loin de nous de vouloir trancher une question sur laquelle, évidemment, le champ reste ouvert aux opinions diverses. Qu’il nous soit permis cependant de dire ici notre pensée.

Saint Jean de la Croix, dans sa mystique, conciliait admirablement la contemplation de la Divinité pure et l’amoureuse union au Christ souffrant et anéanti. Il enseignait tout d’abord aux débutants à méditer la vie et la passion de Jésus-Christ. Puis, assez promptement, il leur apprenait à devenir contemplatifs, c’est-à-dire à dépouiller leur entendement de toute connaissance tirant son origine des sens, pour s’unir à la vérité surnaturelle révélée de Dieu, en un mot à laisser leur âme ouverte à l’illumination divine sous la lumière de la foi, qui non seulement nous rend capables de recevoir cette illumination, mais divinise notre esprit en l’unissant à Dieu10. Pour cela, un long et rigoureux travail s’impose : l’âme doit se dénuer par rapport à ce qui est sensible, se dégager et se désapproprier par rapport à ce qui est spirituel, sans s’appliquer à aucune réflexion ni sur les choses d’en haut ni sur les choses d’en bas, parce que, dit notre Saint, ce qui est naturel, si l’on veut en faire usage par rapport au surnaturel, entrave plus qu’il ne sert11.

Lorsque l’âme est avancée dans cette voie contemplative, qu’elle a beaucoup souffert, qu’elle a reçu de Dieu des faveurs de divers genres, qu’elle s’est vivement exercée aux vertus, enfin qu’elle est arrivée par la contemplation de la Divinité au sommet de l’union, elle se trouve introduite dans les profonds mystères de la Sagesse de Dieu, renfermés dans l’union hypostatique de la nature humaine avec le Verbe divin, elle est admise à s’y transformer, à s’enivrer de l’amour qu’ils contiennent. Ainsi la contemplation de la Divinité l’a conduite à une très haute connaissance de l’Incarnation12, des sublimes mystères du Dieu fait homme, cachés à une hauteur infinie dans le sein de Dieu. Alors « quel abîme à creuser que Jésus-Christ ! C’est une mine abondante, contenant des filons sans nombre de divins trésors. »

Les premiers éditeurs des Oeuvres de Jean de la Croix, soit qu’ils n’aient pas compris la marche tracée par notre Saint aux âmes contemplatives, soit qu’ils aient redouté qu’elle ne devînt une pierre d’achoppement à ceux qui ne la comprendraient pas, portèrent la main sur tout ce qu’il y avait de hardi dans l’œuvre du saint docteur. Spécialement ils introduisirent dans ses textes de longues tirades de leur composition, pour recom­mander « en tout temps les bonnes méditations discursives sur la vie et la passion de Notre-Seigneur », parce que « c’est la voie qui conduit à ce qu’il y a de plus élevé dans l’union » ; pour représenter qu’« il ne faut pas mettre au rang des obstacles Celui qui est la Voie, la Vérité et la Vie », thèmes fort bien intentionnés sans doute, mais, quand il s’agit de la mystique de saint Jean de la Croix, passablement à côté de la question.

Désormais ces additions devaient être regardées comme apocryphes et entièrement étrangères à notre Saint.

Les Oeuvres de sainte Thérèse avaient vu le jour avant celles de saint Jean de la Croix.. Dieu mène les âmes et spécialement les contemplatifs par des voies très diverses, bien que toujours conformes au pur enseignement de l’Église. Or sainte Thérèse était conduite par une voie comportant, à tous les stages de la vie spirituelle, une application prépondérante à l’humanité du Sauveur, et c’est cette voie qu’elle enseigne dans ses admirables écrits. Qu’il nous suffise de citer une de ses paroles, qui résume ses vues en spiritualité. « Étant homme, il nous est très avantageux, tant que nous sommes en cette vie, de considérer Dieu fait homme. » (Vie, ch. xxii.)

Toutefois, Notre-Seigneur Jésus-Christ étant Dieu et homme tout ensemble, il est des contemplatifs que l’Esprit-Saint applique surtout à considérer en lui sa divinité, et ce faisant, c’est encore à sa personne sacrée, Voie, Vérité et Vie de nos âmes, qu’ils s’attachent. Saint Bonaventure, docteur de l’Église et grand mystique, a prononcé sur cette délicate question une parole magistrale et lumineuse entre toutes.

« Bien que la chair de Jésus-Christ, dit-il, soit la porte donnant accès à la divinité qui réside secrètement en elle, néanmoins la nourriture, l’aliment fourni par cette humanité sacrée n’est pas suffisant à la dignité de notre âme, laquelle ne peut être rassasiée que par Celui qui, sous le voile de la chair, se cache aux regards humains. Il faut donc, durant l’oraison, écarter ce voile autant qu’il nous est permis de le faire, nous tenir à l’écart de ce qui est corporel et humain, et nous plonger, par la pure et simple intelligence, en ce qu’il y a dans ce divin Maître de spirituel et de divin. » (De Mystica Theologia, Pars. III, cap. III.)

Une fois les écrits de saint Jean de la Croix débarrassés des interpolations qui changeaient sa doctrine, celle-ci nous apparaît en harmonie avec celle de saint Bonaventure et il n’est pas sans intérêt de voir ces deux docteurs de l’Église, ces deux grands mystiques, si bien d’accord, à trois siècles de distance, sur l’attitude des contemplatifs dans l’oraison, en même temps — hâtons-nous de le dire — que sur la dévotion la plus tendre envers l’humanité du Christ Sauveur. Qui donc oserait qualifier de rejet systématique de la sainte humanité, la contemplation de deux Saints à ce point embrasés d’amour pour le Verbe fait chair ? Saint Bonaventure, on le sait, se liquéfiait tout entier au souvenir de la passion du Seigneur ; saint Jean de la Croix entrait en extase devant une représentation de Jésus sous le pressoir du Calvaire.

Mais, dira-t-on peut-être, sainte Thérèse est donc en contradiction avec saint Bonaventure et saint Jean de la Croix, lorsqu’elle nous recommande si instamment de nous occuper beaucoup dans l’oraison de l’humanité du Fils de Dieu ?

Ne parlons pas de contradiction. Ce serait montrer une connaissance fort imparfaite des aspects si variés et si riches du mysticisme catholique. Une des gloires de la sainte Église est précisément que ses grands mystiques ne soient pas calqués les uns sur les autres, que leur doctrine, s’accordant sur le fond, garde une physionomie nettement distincte. Autre est le mysticisme d’une sainte Angèle de Foligno et celui d’une sainte Catherine de Gênes ; autre est le mysticisme d’une sainte Catherine de Gênes et celui d’une sainte Thérèse. Autre est le mysticisme de sainte Thérèse et celui de saint Jean de la Croix autre encore celui du vénérable Jean de Saint-Samson, et ainsi des autres13.

Mais revenons aux écrits de sainte Thérèse. Tout le chapitre xxii du Livre de sa Vie et une partie du chapitre vii de la VIe Demeure sont une apologie de l’application à la vie humaine du Verbe divin. Elle se plaint d’abord (ch. xxii) de certains auteurs spirituels qui exhortent les âmes avancées à écarter dans l’oraison toute représentation corporelle, pour s’attacher à la seule Divinité. Quels étaient ces auteurs spirituels ? Elle nous dit, par ailleurs, qu’elle lisait beaucoup de livres de spiritualité franciscaine. Que des auteurs de l’Ordre séraphique aient penché vers la contemplation de saint Bonaventure, rien là que de très naturel. Mais il y a plus.

Au Livre des Demeures, elle reprend le sujet et rappelle qu’elle l’a traité ailleurs avec étendue. « Il est vrai », fait-elle remarquer « que j’ai trouvé des contradicteurs. On a dit que je n’entendais pas la question et que ce sont réellement des voies par lesquelles Notre-Seigneur conduit les âmes, qu’une fois les débuts franchis, il vaut mieux ne s’occuper que de la Divinité et bannir tout ce qui est corporel. Eh bien ! malgré tout, on ne me fera pas avouer que ce chemin soit bon. Il peut se faire que je me trompe. » Et elle ajoute ce mot qu’il est bon de peser : « Peut-être au fond disons-nous tous la même chose. »

Quels étaient ces contradicteurs de notre Sainte ? Évidemment c’étaient tout d’abord les grands religieux de l’Ordre de

XLIII

Saint-Dominique qu’elle avait pour directeurs et qu’elle appelle « des théologiens, hommes spirituels et sachant ce qu’ils disent ». Elle trace ensuite ces lignes dignes de remarque :

« Si celui qui avait promis d’écrire a réellement écrit, peut-être aura-t-il prouvé qu’il disait vrai, mais pour cela il a dû s’étendre davantage, car parler d’un tel sujet aussi brièvement et à des personnes dont l’intelligence ne va pas si loin, cela peut avoir bien des inconvénients. » (VIe Dem., ch. vii.)

Nous avons dit plus haut que dans celui qui avait promis d’écrire il y a bien des motifs de reconnaître notre saint docteur, alors humble chapelain et confesseur du monastère de l’Incarnation, et dans ces personnes peu instruites auxquelles il aurait fallu plus d’explications, les religieuses de cette communauté. Les paroles trop brèves au gré de sainte Thérèse, vraisemblablement émises au parloir de l’Incarnation, se trouvaient d’accord avec les vues « des théologiens, hommes spirituels et sachant ce qu’ils disent », qu’elle nomme ses « contradicteurs ». Qu’il y eût divergence, sur le point que nous appelons d’attitude dans l’oraison, entre elle et les théologiens thomistes ses directeurs, rien de surprenant. Mais que saint Jean de la Croix ne fût pas en ceci de l’opinion de sainte Thérèse, cela pouvait paraître difficile à croire, tant que les écrits du docteur mystique demeuraient interpolés, c’est-à-dire en partie défigurés. De fait, les interpolateurs avaient rendu, en ce qui regarde l’application prépondérante à l’humanité du Sauveur, l’enseignement de Jean de la Croix identique à la doctrine de Thérèse, mais dès lors qu’il se trouvait débarrassé des parasites qui l’encombraient, les lignes des Demeures retrouvaient leur sens.

À ceux qui auraient peine à nous croire parce qu’ils ont lu et relu les textes de saint Jean de la Croix altérés et défigurés, nous demandons de lire à tête reposée, sans parti pris, d’abord les textes purs tels que nous les traduisons dans nos volumes, puis, au groupe des interpolations que nous donnons en appendice à la fin de notre tome III, celles qui regardent la sainte Humanité, et ils verront, nous n’en doutons pas, que nous disons vrai.

Cependant les interpolations, qui eurent cours si longtemps, avaient nécessairement impressionné l’esprit des fidèles, et même celui des théologiens, relativement à des points importants de la doctrine de saint Jean de la Croix, en sorte qu’il se rencontre, aujourd’hui encore, des gens de très bonne foi qui viennent vous assurer que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix disent en spiritualité exactement la même chose. Ceci ne peut plus ni se dire ni s’écrire.

Mais est-ce donc que les deux porte-étendards de la spiritualité carmélitaine se contredisent ? Non, assurément. Pour le penser et pour le dire, il faudrait perdre de vue la splendide variété des voies mystiques et la richesses de nuances qui les diversifient, toutes choses qui constituent l’un des trésors de l’Église catholique.

Sainte Thérèse, remarquons-le, répète à plusieurs reprises dans ses écrits qu’en décrivant la voie mystique elle ne parle que d’elle-même et de la route par laquelle Dieu la fait marcher. Elle déclare qu’elle dépeint non les voies que suivent toutes les âmes contemplatives, ni même le plus grand nombre d’entre elles, mais celle par où le Seigneur l’a conduite. À son propre témoignage, les chemins qui mènent à Dieu sont variés à l’infini. (Introduction aux Œuvres de sainte Thérèse, p. xxx.) Citons en particulier ce qu’elle nous dit au chapitre xxii du Livre de sa Vie. Après avoir raconté comment certains livres l’induisirent à quitter la voie par où elle marchait et comment elle en revint à s’occuper en tout temps de la sainte Humanité, elle remarque avec ce ferme bon sens qui lui fournit toujours le mot juste : « D’ailleurs Dieu conduit les âmes par bien des chemins, bien des sentiers divers. Ce que je veux simplement indiquer, sans me mêler du reste, c’est comment il a conduit la mienne. » Et elle redit : « Tout dépend de ce que Dieu communique à chacun. C’est de cette façon qu’il a conduit mon âme. D’autres, je le répète, iront par un sentier différent… En fin de compte, disons que tout dépend du bon plaisir et du libre choix de Notre-Seigneur. »

Et après avoir écrit au Livre des Demeures la parole que nous avons cité plus haut « Étant homme, il nous est très avan­tageux, tant que nous sommes en cette vie, de considérer Dieu

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fait homme », elle reprend cette même restriction, à laquelle manifestement elle attache une grande importance et dont elle veut pénétrer l’esprit de ses lecteurs : « C’est du moins ce que j’ai éprouvé. »

Rien de plus clair, rien de plus raisonnable. Sainte Thérèse considérait la vérité mystique, si abondante et si variée, sous l’un de ses aspects, celui qui convenait à son âme et qui par conséquent était pour elle la source des plus grands biens. Saint Bonaventure, saint Jean de la Croix, Jean de Saint-Samson, nombre d’écrivains spirituels — dominicains, franciscains, et autres envisagent cette même vérité mystique sous des aspects différents. Tout ramener inflexiblement à la manière, si excellente soit-elle, dont sainte Thérèse se comportait dans l’oraison, serait aller contre les larges principes qu’elle-même a posés. Partant, ce serait se tromper.

Il est loisible à tout catholique de choisir, parmi les maîtres mystiques loués et approuvés par l’Église, celui dont l’enseignement convient davantage à son tempérament spirituel, sans pour cela refuser à aucun son admiration et son amour, sans insinuer jamais — ce qui proviendrait, oserons-nous le dire ? d’ignorance et d’étroitesse d’esprit — qu’il y a contradiction entre les uns et les autres. On ne saurait trop le répéter, les nuances qui différencient l’enseignement des mystiques sont une richesse, non une contradiction14.

Édition critique du P. Silverio de Sainte-Thérèse.

Une seconde Édition critique des, dont les deux premiers tomes parurent en 1929 et le troisième en 1930, vint compléter les importants travaux du P. Gérard. Elle était due au P. Silverio de Sainte-Thérèse, connu en Espagne par son Édition critique des Oeuvres de la sainte Réformatrice du Carmel (1914-1924). Après l’énorme appoint que le P. Gérard avait apporté aux questions concernant les écrits du docteur mystique, il restait peu à faire. Cependant certaines imperfections — pouvait-il en être autrement ?

 XLV

s’étaient glissées dans une entreprise aussi vaste que la sienne. L’Édition du P. Silverio, qui a bénéficié de tous les travaux antérieurs et nous apporte des découvertes personnelles, permet de les faire disparaître. Nous en exprimons à l’Éditeur toute notre reconnaissance.

Dans ses longues dissertations préliminaires — elles occupent la presque totalité d’un énorme volume, — comme aussi dans ses introductions particulières, le P. Silverio se trouve parfois en désaccord avec le P. Gérard. Dans ce cas, nous devrons à la vérité de dire — sauf meilleur avis — lequel des deux Éditeurs nous paraît avoir raison. Hâtons-nous de le dire, de légères défectuosités, bien difficiles à éviter dans une œuvre de pareille étendue, n’enlèvent rien au très haut intérêt des volumes parus de l’Édition critique du R. P. Silverio. Nous attendons avec impatience ceux qui restent encore à paraître, dans la persuasion qu’ils nous apporteront d’autres données précieuses.

Traductions.

Les traductions continrent nécessairement tous les défauts des éditions qu’elles reproduisaient.

La France avait été la première à donner en sa langue les œuvres de sainte Thérèse, elle fut la première à traduire celles de saint Jean de la Croix. Dès leur publication en Espagne (1618 et 1619), René Gaultier, conseiller du roi Henri IV, se mit à l’œuvre et en 1621 il était à même de faire paraître en français la Montée du Carmel, la Nuit obscure et la Vive Flamme. L’année suivante, 1622, il publiait le Cantique spirituel d’après un manuscrit qui avait appartenu à la mère Anne de Jésus.

Le P. Cyprien de la Nativité, Carme Déchaussé français, donna sa traduction de ces quatre grands traités en 1641 et 1665. Le P. Maillard, Jésuite, fit paraître la sienne en 1694. Ces traductions, parties avant la grande Édition de Séville, ne donnaient pas complètement les.

L’abbé Gilly entreprit au siècle suivant une version nouvelk. Il publia en 1865 son premier volume, qui comprenait la Montée du Carmel et la Nuit obscure. Le second, qui devait présenter le Cantique spirituel et la Vive Flamme, était prêt à paraître, quand l’auteur apprit qu’une carmélite du troisième monastère de Paris (avenue de Messine) achevait la traduction des mêmes traités. L’abbé Gilly renonça généreusement à la publication de son second tome et la traduction de la sœur Thérèse de Jésus parut à Paris sous le voile de l’anonyme, avec une dénomination modeste, qui prêtait aux malentendus : celle de « Carmélites de Paris », car il y avait à Paris trois monastères de Carmélites. La préface contenait plus d’une erreur. L’Édition de Séville, à laquelle on donnait la date de 1702, était dite « la seule qui reproduise dans leur intégrité les manuscrits authentiques de saint Jean de la Croix, conservés avec une religieuse vénération jusqu’à nos jours chez les Carmélites de Jaén, en Espagne. » Par ailleurs, la traduction ne rendait pas toujours l’énergie du texte. Malgré cela, l’œuvre fut très lue et fit un bien réel. Les deux premiers volumes, parus, nous l’avons dit, en 1875 et ne contenant que le Cantique et la Vive Flamme, furent suivis des autres traités, qui virent le jour à Poitiers en 1880 ; il y eut des rééditions en 1890, 1903, 1910, 1922. Toutefois le traité des Épines de l’esprit fut exclu. Nous reviendrons sur cette exclusion dans notre Introduction à cet écrit de notre bienheureux Père. Disons seulement que toutes ces éditions et rééditions reproduisaient les mutilations et les interpolations mentionnées plus haut.

En 1919, M. le chanoine Hoornaert donna sa traduction, la première qui reproduisît dans son ensemble le texte de l’Édition critique de Tolède. La première édition de la traduction Hoornaert fut jugée entachée de quelques imperfections, qu’un second tirage s’efforça de faire disparaître.

Ce fut l’Italie qui donna, en 1627, la seconde édition étrangère des ; elle fut suivie de beaucoup d’autres.

Une traduction flamande fut offerte au public en 1637.

L’Allemagne, qui avait donné une version latine, à Cologne, en 1639 (le P. Gérard parle par erreur d’une édition latine de 1622), en donna une en sa langue en 1697.

En Angleterre, la traduction de David Lewis, déjà connu

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comme traducteur des Œuvres de sainte Thérèse, parut à Londres en 1864. Elle fut réimprimée à deux reprises dans d’excellentes conditions typographiques par les soins du P. Benoît-Marie de la Croix, Carme Déchaussé.

La présente publication.

À peine notre traduction des Oeuvres de sainte Thérèse avait-elle vu le jour (1907-1910) que des désirs nous étaient exprimés de nous voir entreprendre un travail analogue pour les Oeuvres de notre Père saint Jean de la Croix. Une instance, nous nous plaisons à le dire, nous vint particulièrement vive de l’Ordre de Saint-Dominique. Tout d’abord, nous ne nous crûmes pas mission pour ce travail et les circonstances d’ailleurs ne nous permettaient guère d’y songer. Cependant la nouvelle Édition critique et complète des par le P. Gérard voyait le jour en Espagne (1912-1914), montrant à tous que les traductions françaises, issues des éditions espagnoles mutilées, se trouvaient fautives et incomplètes.

Nous hésitions encore, lorsqu’un désir qui était pour nous presque une loi, nous fit regarder en face une tâche qui nous paraissait trop redoutable, et nous finîmes par nous décider à l’entreprendre. Après plusieurs années de consciencieux labeur, qui n’a pas été pour nous sans jouissance, puisqu’il nous mettait en contact intime et continu avec notre bienheureux Père, et qui n’a pas été non plus sans souffrance — car peut-on sans souffrance s’efforcer de reproduire un chef-d’œuvre et quel chef-d’œuvre ? — nous nous trouvions en état de donner à l’impression une traduction nouvelle et complète des. Nous étions en 1919.

Nous apprîmes alors que M. le chanoine Hoornaert venait de faire paraître une traduction française des mêmes Oeuvres. Notre manuscrit paraissait devoir rester à tout jamais dans l’ombre.

Cependant en 1926, une « Retraite sous la conduite de saint Jean de la Croix, tirée de ses Écrits », que nous avions composée

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à nos heures de loisir et dont l’existence était connue, nous fut instamment demandée. Le moment, nous disait-on, était favorable. Notre Saint venait d’être déclaré Docteur de l’Église ; les âmes pieuses qui aspirent à la vie parfaite ne peuvent toujours étudier intégralement ses Écrits. Un tel livre, nous assurait-on, leur serait aussi agréable que plein de profit. Nous n’eûmes qu’à donner notre consentement à la publication de notre manuscrit. En 1927, un succès auquel nous étions bien loin de nous attendre accueillit la « Retraite » 1. Mais on remarqua que nous avions donné les textes d’après une traduction personnelle, et voici que de divers côtés on nous sollicitait de livrer cette traduction au public d’une manière intégrale. Nous attendîmes encore. Enfin des circonstances imprévues et visiblement providentielles nous obligèrent à ne pas tarder davantage.

Notre publication comprend :

1° La Montée du Carmel ;

2° La Nuit obscure, l’une et l’autre dégagée des interpola­tions qui les ont longtemps altérées, et remises en possession des passages supprimés ;

3° Le Cantique spirituel, d’après la première et d’après ! a seconde rédaction ;

4° La Vive Flamme d’amour, d’après la seconde rédaction ;

5° Les Épines de l’esprit ;

6° Les Poésies ;

7° Les Avis et Sentences ;

8° Les Précautions ;

9° Les quatre Avis à un religieux ;

10° Les Lettres, suivies d’une Censure ;

11° Les Conseils de spiritualité, recueillis par quelques disciples de notre Saint — ;

12° Des Pièces diverses, rédigées par lui ;

13° En appendice au tome II : Un Précis chronologique de sa vie ;

1 Une Retraite sous la conduite de saint Jean de la Croix, en union avec sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et sœur Élisabeth de la Trinité. (Lethielleux, Paris.) — Une édition anglaise vient d’être publiée à Londres, chez Burns, Oates et Washbourne.

14° En appendice au tome III : Les Passages supprimés et les passages interpolés au cours de ses Oeuvres par les premiers éditeurs, ceux du moins qui constituent une altération ou un amoindrissement de sa doctrine ;

15° En Appendice au tome IV : Les Explications et Remarques du P. Diego de Jésus. Les Brefs et Bulles relatifs à notre Saint. Le Traité de l’Union de l’âme avec Dieu, par Cécile de la Nativité.

En la fête de saint Jean de la Croix, 24 novembre 1932

Introduction à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure

« Que celui qui a soif de voir son Dieu », a dit le célèbre contemplatif Richard de Saint-Victor, « enlève la poussière de son miroir et purifie son esprit. Ces brèves paroles renferment tout un programme de vie mystique, et il semble que saint Jean de la Croix, dans son Traité de la Montée du Carmel et de la Nuit obscure, se soit donné pour mission d’en proposer la réalisation aux âmes contemplatives.

Les convaincre qu’elles sont capables de voir Dieu ici-bas dans la lumière surnaturelle qui s’appelle la contemplation, leur indiquer la nature des grains de poussière qui obscurcissent ce merveilleux miroir de la Divinité qu’est l’âme humaine15, leur apprendre la manière de travailler activement à cette purification spirituelle, de la subir ensuite passivement, leur donner un avant-goût de l’étanchement mystérieux de la soif qui les dévore et que Dieu, dans sa miséricorde, entend satisfaire : tel est le plan du double traité que nous appelons la Montée du Carmel et la Nuit obscure.

Les raisons prouvant que la Montée et la Nuit ne forment qu’un seul traité sont nombreuses et décisives. Nous allons les énumérer :

1° La Nuit obscure n’a pas de Prologue, tandis que notre Saint en a donné à la Montée du Carmel, au Cantique spirituel, à la Vive Flamme d’amour, aux Épines de l’esprit, aux Avis spirituels, en un mot à tous ses écrits de quelque importance.

2° La Nuit obscure n’a pas de strophes sur lesquelles saint Jean de la Croix base ses commentaires, comme en ont ses autres grands traités. L’auteur se reporte à celles qui servent d’appui à la Montée du Carmel.

3° Dans son Prologue de la Montée, notre Saint débute ainsi « Pour exposer et expliquer la Nuit obscure… il faudrait plus

LA Montée DU CARMEL 3

de lumière que je n’en possède. » Et il continue : « Pour dire quelque chose de cette Nuit obscure, etc... » À deux reprises encore il nous parle de la Nuit obscure. Ce qui montre que le Prologue de la Montée du Carmel était destiné à servir pour la Nuit obscure, ou pour parler plus exactement, que la Nuit obscure fait partie de la Montée du Carmel.

4° Le Saint, parlant au chapitre I de la Montée des épreuves par lesquelles passent les âmes appelées à l’union divine, nous dit ceci : « Dans notre 3e et 4e partie nous traiterons de la Nuit spirituelle en tant que purgation passive. » Or le sujet annoncé se trouve dans la Nuit obscure.

5° Traitant dans la Vive Flamme de la manière de reconnaître si l’âme est actuellement dans la purgation surnaturelle selon son essence ou selon ses puissances, il renvoie le lecteur à ce qu’il en a dit dans la Nuit obscure de la Montée du Carmel. Or le passage allégué se trouve dans le traité que nous appelons la Nuit obscure.

6° Le P. Joseph de Jésus-Marie (de Quiroga), dans sa Vie de notre Saint, lorsqu’il cite quelque passage de ce même traité, le nomme toujours : Montée passive du Mont-Carmel, par oppo­sition à la Montée, qu’il appelle : Montée active du Mont-Carmel.

Nous avons emprunté ces trois dernières raisons au P. Gérard (Introducciôn à la Subida del Monte Carmelo.)

Nous avons dit dans notre Introduction générale que ce double traité, fondement de tout l’édifice mystique élevé par notre Saint, nous semblait pouvoir avoir été entrepris à Avila, dans le temps de paisible loisir dont il jouissait comme con­fesseur du couvent de l’Incarnation. Ses papiers ayant été saisis dans la nuit tragique du 3 au 4 décembre 1577, il est à croire qu’il ne les retrouva jamais, et, si tant est qu’ils eussent rapport à ses œuvres mystiques, il eut à récrire ensuite un travail qui aurait existé déjà dans son esprit à l’état embryonnaire.

On nous dit que c’est dans sa prison de Tolède qu’il écrivit les strophes de la Montée et de la Nuit obscure 1. Il se peut qu’elles

1 Cf. Dép. de Marie de Saint-Joseph et de Marie de l’Incarnation, Carmélites à Consuegra.

aient été composées un certain temps auparavant et que, les ayant gardées dans sa mémoire, il les ait alors confiées au papier.

D’après un témoin autorisé, le P. Innocent de Saint-André, le traité lui-même aurait été écrit au collège de Baëza, c’est-à-dire entre 1579 et 1581. Selon un autre témoin, non moins autorisé, le P. Jean l’évangéliste, le Saint aurait retravaillé la Montée et la Nuit obscure en 1584 ou 1585, tandis qu’il était prieur à Grenade.

Ce qui frappe au premier coup d’œil celui qui parcourt la Montée du Carmel et la Nuit obscure, c’est l’originalité puissante du plan suivi par l’auteur. Ce plan donne à l’ouvrage un rang tout à fait à part parmi les traités de spiritualité, il le différencie profondément de tous ceux qui ont cours parmi les fidèles. Ces traités se proposent d’abord d’arracher l’âme chrétienne aux vices qui la déshonorent, de l’affectionner ensuite aux divins préceptes ; ils donnent des règles et des méthodes pour pratiquer la vertu et s’adonner à la dévotion. Le but que se propose saint Jean de la Croix est tout autre et beaucoup plus élevé16. Conduire les âmes au sommet de l’union divine et à la transformation en Dieu par amour, pour cela lever les obstacles qui encombrent la voie, c’est tout le plan de son grand traité mystique. La fin qu’il se propose imprègne tous ses enseignements, toutes les questions qu’il traite, tous les conseils qu’il donne, A chaque page il rappelle à ses disciples qu’il s’agit pour eux de parvenir à la glorieuse cime de la montagne de la parfaite union d’amour. S’il parle de déraciner un vice ou une imperfection, d’acquérir l’une ou l’autre vertu, de faire le vide et le dépouillement parfaits, il y a toujours relation intime entre cette vertu, ce vide, ce dépouillement, et l’union divine. Le disciple de saint Jean de la Croix touche du doigt la nécessité qu’il y a de se dégager de cette imperfection, de trancher ce lien, de se dénuer de ce faux bien, pour que Dieu puisse venir s’unir à son âme par le lien mystérieux de l’amour, opérer la transformation sublime objet de la divine Volonté et de l’impérieux besoin de l’âme17.

Le sentier qui conduit au sommet de la montagne est étroit, il est singulièrement escarpé : c’est celui de la nada, du rien,

LA Montée DU CARMEL

en d’autres termes du dépouillement de tous les biens créés pour atteindre le Bien incréé, souverain, infini. En effet, comment l’âme humaine pourra-t-elle se transformer en son Créateur, s’il y a dissemblance entre elle et lui ? Or, c’est l’amour de la créature qui forme entre Dieu et l’homme la fâcheuse dissemblance qu’il faut à tout prix faire disparaître. De là l’indispensable nécessité pour l’homme de dépouiller ses sens d’abord, ses puissances ensuite : entendement, volonté, mémoire, de tout ce qui tient à la créature, afin de se rendre capable de l’union au Créateur et de la transformation en lui.

Comment cela se fera-t-il ? Par la Nuit obscure, admirable création de notre Saint, dans laquelle s’est affirmée la puissance de son génie. Cette création, il la synthétise en des Strophes célèbres, qui décrivent d’abord la sortie de l’âme s’évadant des biens créés, puis la route qu’elle suit au milieu des ténèbres, enfin l’inappréciable bonheur qu’elle goûte lorsqu’elle est parvenue au terme, c’est-à-dire à l’union divine.

Saint Jean de la Croix divise en deux parties cette Nuit bienfaisante : la Nuit active et la Nuit passive. La Nuit active se subdivise en Nuit du sens, où l’âme se déprend des biens qui lui sont apportés par ses sens extérieurs, et en Nuit de l’esprit, qui dénue ses puissances des biens de l’ordre moral et de l’ordre spirituel, en vue de les rendre capables de se remplir des biens de Dieu.

Le premier Livre de la Montée finit avec la Nuit active du sens. La Nuit active de l’esprit commence avec le second Livre par le dépouillement de l’entendement. Elle se poursuit au troisième et dernier Livre par le dépouillement de la mémoire et de la volonté.

Pour guider l’âme au sein de la Nuit obscure, il lui faut un flambeau qui éclaire ses pas et la mette à couvert des embûches de ses ennemis, jusqu’à ce que luise pour elle l’aube trois fois heureuse de son union avec Dieu. Ce flambeau est la foi18, dont le rayon étincelant lui montre que toutes les notions créées, si hautes soient-elles, ne sont que ténèbres comparées à la vraie Lumière, qui est Dieu, et ne peuvent par conséquent servir de moyen prochain à l’union avec lui. Ainsi instruite, l’âme rejette courageusement tout ce qui lui fait obstacle et avance de plus en plus dans la voie de la purgation active.

Il va être temps pour celles qui y sont appelées — car toutes ne le sont pas — de pénétrer dans la Nuit, beaucoup plus élevée, de la purgation passive. Ici l’âme subit l’opération de Dieu même, qui seule peut la tirer de la poussière terrestre et la purifier des souillures qu’elle y a contractées, souillures si intimes et si tenaces que la purgation active n’a pu entièrement l’en délivrer. À cet effet, Dieu envoie à cette âme un rayon de contemplation aride et douloureuse, qui lui montre clairement ses péchés, ses affections tout ce qui en elle est contraire à Dieu : rayon souverainement pénible, qui jette l’âme en des angoisses inexprimables19 et lui devient le plus crucifiant des purgatoires.

Montrer aux âmes comment elles doivent se comporter dans ce difficile passage, comment elles doivent recevoir la divine opération qui tend à les purifier pleinement, c’est le but que se propose saint Jean de la Croix dans le traité de la purgation passive, qui comprend, comme la purgation active, la Nuit obscure du sens et la Nuit obscure de l’esprit. Avant de décrire la Nuit obscure du sens, notre Saint fait en détail le tableau des imperfections spirituelles auxquelles cette Nuit est destinée à remédier, ce qui a lieu au moyen de la contemplation sèche et amère dont nous avons parlé. L’âme qui se rend capable de passer outre, en supportant virilement les épreuves qui lui sont imposées, sera cligne de pénétrer dans la Nuit passive de l’esprit.

Toutes les âmes contemplatives, nous l’avons dit, ne sont pas admises dans cette dernière Nuit, mais celles-là seulement que Dieu a dessein d’élever à une très haute perfection. Les souffrances de la Nuit passive de l’esprit, nous dit notre Saint, sont effroyables, elles ne peuvent se comparer à aucune des souffrances d’ici-bas. Mais les effets qu’elles produisent sont admirables20. Notre docteur décrit merveilleusement les unes et les autres.

Si l’on considère la Montée du Carmel et la Nuit obscure, l’une et l’autre apparaissent inachevées.

Dans l’Argumento de la Montée, saint Jean de la Croix nous dit que toute la doctrine du traité est comprise dans les strophes qu’il va donner — elles sont au nombre de huit, — et il annonce qu’au moment d’expliquer chaque strophe, il la répétera sépa­rément. De même, il répétera chaque vers, selon que le deman­dera l’explication.

Dans l’Argumento de la Nuit, il nous dit : « Dans les deux pre­mières strophes on explique les effets des deux purgations spiri­tuelles de l’homme : celle du sens et celle de l’esprit. Dans les six autres, on explique plusieurs admirables effets de l’illumination spirituelle et de l’union d’amour avec Dieu.

Or, notre saint docteur n’a expliqué que trois strophes, et cela dans la Montée. Des cinq autres il n’est pas question. Rien ne nous est dit de « l’illumination spirituelle et de l’union d’amour » qui devaient se trouver au terme de la Nuit. Bien des motifs se réunissent pour donner à penser qu’un démembrement21 de l’œuvre capitale de saint Jean de la Croix a eu lieu, peut-être parce que la partie finale aura paru trop hardie.

Le P. André de l’Incarnation, en particulier, se demande dans ses Notes inédites comment le saint auteur, qui nous avait dit dans le Prologue de la Montée qu’il écrivait pour obéir à des raisons d’une « universelle nécessité », a quitté l’œuvre essentielle pour s’attacher à une autre d’une moins évidente nécessité. “Comment expliquer, interroge-t-il, que l’œuvre s’arrête au moment où les problèmes les plus graves vont être abordés ? Comment, après avoir expliqué une strophe qui traite de l’union divine a-t-il pu laisser « dans un oubli complet » cinq autres strophes qui parlent du même sujet ? “Terminer là le texte sans insinuer pourquoi il n’explique pas les cinq autres strophes, je ne puis me persuader que le Saint l’ait fait de propos délibéré.” Dans la Vive Flamme, il avertit qu’il s’arrête parce que ce qu’il aurait à dire est inexprimable. Pourquoi ne fait-il pas de même ici ?”

« Le double inachèvement de la Montée du Mont Carmel et de la Nuit obscure est suspect », remarque M. Baruzi. « Par surcroît, sommes-nous sûrs de retrouver, même dans les parties qui nous sont transmises, toutes les articulations de la Montée ? Les deux

LA Montée DU CARMEL 7

chapitres par lesquels se termine — dans quelques manuscrits du moins — le texte de la Montée, et que l’édition de Tolède nous restitue, nous rendent en quelque sorte sensibles les altérations dont a dû souffrir la Montée du Mont-Carmel… En effet, les chapitres dont il est question ne sont pas, dans l’état actuel du texte, la suite logique de ceux qui les précèdent immédiatement. Si donc nous avons ainsi en face de nous un fragment authentiquement contenu dans la Montée du Mont-Carmel, nous sommes amenés à constater une lacune antérieure — et une lacune ulté­rieure nous apparaît comme probable 1. »

Le P. Gérard pense, de son côté, que cette dernière partie de l’ouvrage a été composée, mais que dans la suite elle a péri, ce qu’il déplore avec amertume.

Lè P. Silverio ne gémit pas moins douloureusement sur cette irréparable perte. Il nous fait remarquer que “le texte de la Montée s’arrête brusquement au moment où l’écrivain commençait à parler des biens provocatifs, notamment de la prédication, en sorte qu’il ne nous dit point ce qu’il avait annoncé relativement aux auditeurs de la chaire sacrée, ce qui eût été fort curieux et des plus intéressants. Il ne dit rien des biens directifs, à propos desquels il aurait probablement parlé ex professo des confesseurs et des maîtres spirituels, ainsi que des péni­tents et des dirigés, comme aussi des défauts dans lesquels ils peuvent tomber ; ni des biens perfectifs, c’est-à-dire des moyens de l’avancement spirituel, et cela contrairement à ce qu’il avait annoncé. À quoi il faut joindre l’absence totale de ce qu’il avait promis de dire concernant trois des passions de l’âme.

« Et l’on verra, dit-il, qu’il nous manque une partie très considérable et très pratique de la Montée. Du reste, fait-il observer avec raison, ‘il est difficile de calculer la somme de ce que nous avons perdu, parce que le Saint ne suit pas de méthode dans l’exposition des matières. Qui aurait supposé, en le voyant expliquer si au long le premier vers de la Montée, en laissant entrevoir qu’il lui restait encore beaucoup à dire, qu’il dépêche -

Saint Jean de la Croix et le Problème de l’Expérience mystique, Les Textes, pages 15-16.

rait les quatre autres vers en deux chapitres fort courts ? (Introducciôn à la Subida, p. 274-275.)

Nous avons dit que quelques manuscrits de la Montée donnent deux chapitres de plus que ne le font les autres, et que ces chapitres ne sont pas logiquement la suite des précédents. Il est à remarquer que d’autres transcriptions donnent le texte de ces deux derniers chapitres sous forme de lettre, avec date du 15 avril 1589 — les dernières lignes du dernier chapitre ne font pas partie de la lettre.

Cette soi-disant lettre nous avait toujours fait l’effet d’une grossière fabrication et nous voyions avec regret le P. Gérard, tant en prévoyant des objections, donner place à cette prétendue épître de direction dans sa collection des lettres, sous le titre de Lettre xiie. Aussi est-ce avec une véritable satisfaction que nous avons trouvé à la fin de son tome III la rectification suivante :

‘Étant donné la difficulté que crée la présence de ce texte en certains ouvrages comme deux chapitres de la Montée, et en d’autres comme lettre de saint Jean de la Croix, j’avais émis l’opinion que celui-ci pouvait l’avoir écrit deux fois apportant comme preuve qu’il répète parfois des paragraphes de ses traités. Mais considérant ensuite la longueur du texte en question et sa parfaite identité des deux côtés, il me semble peu croyable que le Saint l’ait retenu de mémoire, encore moins qu’il l’ait copié dans son traité pour l’envoyer comme lettre à l’un de ses fils spirituels. Mon opinion actuelle est donc qu’il faut dire ceci : ou de deux chapitres de la Montée on a fait une lettre, ou vice versa.

« C’est, continue le P. Gérard, vers la première de ces hypothèses que j’incline. La première et plus puissante raison est que dans les plus anciens documents ce texte apparaît comme deux chapitres… La seconde raison, c’est qu’il a beaucoup plus le style d’un traité que celui d’une lettre, comme le montrent la profondeur et l’attention avec lesquelles les questions sont traitées. La troisième et dernière est que le salut par lequel débute l’épître est différent de celui que le Saint emploie dans ses lettres. D’où il paraît que celui qui, des chapitres, a fait

LA Montée DU CARMEL 9

une lettre, a inventé le début, sans se mettre en peine de la manière dont commencent les autres lettres du Saint, par où il nous a révélé la supercherie22.

Et le P. Gérard termine en disant : « Voilà mon opinion, et elle demeurera telle tant qu’on ne nous apportera pas à l’encontre des arguments raisonnables. » (T. III, Aclaraciones y Ermiendas, p. 583.)

Au commencement de 1929, le P. Silverio de Sainte-Thérèse faisait savoir au public qu’il allait donner incessamment les deux premiers volumes d’une Édition critique des. En même temps il annonçait une importante découverte faite par lui : celle du manuscrit de la Subida dû au P. Jean l’évangéliste, intime ami du Saint, et dont on avait depuis deux siècles perdu la trace : c’était sur cette base exceptionnellement sûre qu’il allait donner la Montée du Carmel.

Il y eut pour les admirateurs de saint Jean de la Croix et de ses Œuvres un moment d’anxieuse émotion. L’énigme de l’inachèvement de la Montée et de la Nuit allait-elle donc être résolue ? Allait-on retrouver la partie finale du grand traité mystique, dont depuis plus de trois siècles on déplorait la perte ? Pour ceux qui savaient réfléchir, l’espoir d’une solution de l’émouvante question était mêlé de bien des doutes. On savait en effet que le P. André de l’Incarnation connaissait le manuscrit de Jean l’évangéliste, et cependant ses notes manuscrites attestaient que, tout comme les autres, l’éminent critique du xviiisiècle ne s’expliquait pas l’inachèvement de la Montée et de la Nuit. N’importe. L’annonce du nouvel Éditeur ne pouvait manquer de nous ménager quelque heureux secret. Ce fut donc avec un empressement fort légitime qu’en septembre 1929 on ouvrit l’énorme tome I du P. Silverio.

Hélas ! en lisant la minutieuse description du manuscrit de l’évangéliste, il fallut bien se rendre à la réalité. Il manquait d’abord au manuscrit onze pages (de la 291e à la 301e), lacune que le P. André de l’Incarnation combla en 1763 — ainsi que l’atteste une note jointe par lui au manuscrit — et cela grâce à d’autres transcriptions de la Montée. Mais qu’en était-il de la partie finale ? Allait-elle nous fournir le texte entier de ce

IV LA Montée DU CARMEL II

traité et de la Nuit ? Non. Le manuscrit ne donnait absolument rien de nouveau, il était même plus incomplet que d’autres transcriptions anciennes.

Mais enfin, le texte de l’évangéliste présentait-il du moins des variantes d’un grand intérêt ? Non, le P. Silverio, dans son Introducci6n à la Subida, disait bien clairement qu’« il n’y a pas entre le manuscrit de Jean l’évangéliste et ceux d’Albe ou de Burgos des variantes d’importance. »

Et qu’en était-il, d’après le nouvel Editeur, de la prétendue lettre du 14 avril 1589 ?

C’est avec surprise que nous avons lu dans son Introduction à la Subida ces mots par lesquels il contredit à la fois le P. André de l’Incarnation et le P. Gérard : ‘À la fin (du manuscrit de Jean l’évangéliste) il manquait aussi plusieurs pages, puisque le manuscrit s’arrêtait au chapitre XLIII du Livre III ; le P. André a ajouté les deux chapitres que donnent toutes les transcriptions, plus les deux qui ne se lisent que dans quelques manuscrits, et qui, en réalité, sont une lettre du Saint à un religieux son dirigé.’ (P. 289.)

À la fin de la Montée, page 358, dans une note, le P. Silverio insiste de nouveau. « Ce texte, dit-il, est une longue et admirable lettre adressée à un religieux, son fils spirituel, que le P. Jérôme de Saint-Joseph a donnée intégralement — ainsi qu’il l’a fait pour beaucoup d’autres de notre Saint — dans son Histoire du docteur mystique, T. VI, ch. vii. Si les fragments de cette lettre furent transcrits au manuscrit de Duruelo, au manuscrit de Pampelune, en d’autres encore, et placés à la suite de la Montée du Carmel, ce fut sûrement à cause de l’analogie qui existe entre la lettre et quelques-uns des chapitres de ce traité. C’est une question qui ne présente aucun doute. La fidélité avec laquelle le P. Jérôme copie les autres lettres du Saint — ce qui le prouve, c’est qu’il a collationné plusieurs d’entre elles avec les quelques autographes qui se conservent encore — est la meilleure garantie qu’il fut également fidèle dans la reproduction de la présente lettre ; ce serait une impardonnable témérité de soupçonner même qu’il a taillé une lettre dans les chapitres d’un traité. Et pourquoi l’eût-il fait ? La lettre, ainsi que nous le verrons dans notre dernier tome, a été écrite à Ségovie et porte l’indication du jour, du mois et de l’année. Je ne sais comment le P. Gérard a pu s’aveugler en une chose si claire, ce qui a donné occasion à nombre de suppositions disparates relativement à la Montée. »

Nous ne croyons pas que le P. Gérard se soit aveuglé. Nous croyons, au contraire, que dans la rectification que nous apporte son tome III il a vu fort clair. Quant aux lignes du P. Silverio, quant à son affirmation que la question « ne présente aucun doute », qu’il y aurait « une impardonnable témérité à soup­çonner même » que le P. Jérôme de Saint-Joseph ait taillé une lettre dans deux chapitres de la Montée, quant à sa remarque que la lettre porte une date très précise, quant à sa question : pourquoi l’eût-il fait ? tout cela, il faut bien le dire, ne saurait nous convaincre.

Le P. Silverio ignore-t-il qu’au xviisiècle, même dans les Ordres religieux, les plagiaires et les faussaires — animés d’excellentes intentions bien entendu — étaient légion, et qu’en conséquence l’Espagne d’alors « était littéralement inondée de documents fabriqués de toutes pièces ? » Vicente de la Fuente, bien à même de le savoir, nous le dit, et cela est par ailleurs tout à fait notoire.

Du reste, nous ne voyons pas de motif de faire remonter au P. Jérôme de Saint-Joseph la responsabilité première de la besogne que nous réprouvons. Il se peut qu’il l’ait rencontrée toute faite et acceptée de bonne foi. Le P. Jérôme, que nous regardons comme une très estimable personnalité, était un homme de son temps. Or il publiait sa Vie de saint Jean de la Croix il y a tout près de trois siècles (1641). À cette époque la critique n’avait pas des yeux de lynx, loin de là.

Au surplus, le P. Jérôme de Saint-Joseph, comme la plupart des éditeurs de son siècle, avait la manche large. En publiant en 1630 la troisième édition des Œuvres de notre Saint, il la déclarait au public conforme aux originaux. Y aurait-il « une impardonnable témérité » — comme parle le P. Silverio « à soupçonner » que ce n’est peut-être pas exact, alors qu’il n’est que trop certain que cela est faux ?

LA Montée DU CARMEL 13

La Montée du Carmel et la Nuit obscure furent imprimées pour la première fois à Alcala, l’année 1618, dans l’Édition princeps des. Nous avons dit dans notre Introduction générale comment l’auteur de cette édition, le P. Diego de Jésus (de Salablanca), retrancha de ce double traité d’importants passages ; ce qui est plus grave, il en introduisit d’autres, entièrement étrangers à la plume du Saint et, qui plus est, en contradiction avec son enseignement mystique. Fait déplorable assurément. Et cependant, on se sent porté à quelque indulgence envers le P. Diego de jésus, lorsqu’on sait qu’il laissa en mourant un écrit dans lequel il déclarait que son désir eût été de publier intégralement les Œuvres de son bienheureux Père, mais qu’il dut, contre son gré, faire les suppressions et les interpolations qui lui furent enjointes par ses Supérieurs23. C’est le P. André de l’Incarnation qui, au siècle suivant, rendit cet hommage à la vérité, en même temps qu’à la mémoire du P. Diego.

Alors que nous entreprenons d’écrire une Introduction à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure, nous ne pouvons nous dispenser d’indiquer, d’après l’Édition de Tolède qui nous a rendu le tete intégral de notre Saint, les principales suppressions et interpolations de l’Édition princeps, avec celles, en petit nombré, qu’y a ensuite ajoutées l’Édition de 1630. Ce qui ne nous empêchera pas de les donner in extenso à l’appendice de notre tome III.

Commençons par la Montée du Carmel.

Au Livre II, chapitre xx, saint Jean de la Croix avait développé cette pensée : Dieu, nous ayant donné son Fils, n’a plus rien à nous révéler. L’Édition princeps a retranché tout ce qui dans ce chapitre avait trait à cette vérité, c’est-à-dire une page environ.

Au chapitre xxii du même Livre, notre Saint avait donné tout un enseignement relatif aux visions purement spirituelles qui montrent les substances séparées ou incorporelles c’est-à-dire l’Être divin, les anges et les âmes — telles qu’elles sont en elles-mêmes ; il avait expliqué que si Dieu voulait faire connaître essentiellement ces substances à une créature mortelle, celle-ci se dégagerait aussitôt des liens du corps, parce que les visions de cette nature sont incompatibles avec la vie d’ici-bas ; si donc Dieu, par une spéciale dispensation, daigne les accorder comme en passant, il place l’esprit en totale abstraction par rapport à l’existence naturelle et supplée par sa grâce les fonctions ordinaires de l’âme à l’égard du corps.

L’Édition princeps a retranché cette doctrine, sans doute comme démesurément hardie, ce qui constitue une suppression de plus de deux pages.

Voilà pour les passages retranchés de la Montée. Venons maintenant aux passages interpolés.

Au Livre II, chapitre xxx [correction marg. crayon XXXII], saint Jean de la Croix avait dit : « Les sentiments spirituels distincts peuvent être de deux sortes. Les premiers résident dans la volonté, les seconds dans la substance de l’âme. Ceux qui résident dans la volonté, s’ils ont Dieu pour auteur, sont déjà très élevés ; mais ceux qui affectent la substance de l’âme sont de beaucoup plus sublimes, ils sont riches de biens inestimables. L’âme et ses guides spirituels ne connaissent pas et sont hors d’état de découvrir la cause d’où ils procèdent et les voies par lesquelles Dieu opère une semblable faveur. »

L’Édition princeps a fait dire à notre saint docteur : « … Les premiers résident dans la volonté ; les seconds, bien que, résidant aussi dans la volonté, sont si intimes, si sublimes, si profonds et si secrets, qu’ils semblent ne pas affecter cette puissance, mais agir sur la substance de l’âme. »

L’Éditeur sans doute ne remarqua point qu’au chapitre xiv [correction marg. XVI] du même Livre de la Montée saint Jean de la Croix avait parlé de même, que par conséquent l’interpolation exécutée au chapitre xxx laissait subsister la doctrine hardie du saint docteur. Celui-ci avait dit en effet : « Dans le sublime état de l’union d’amour, c’est bouche à bouche que Dieu et l’âme communiquent ensemble, c’est-à-dire l’Essence divine pure et nue, qui est la bouche de Dieu en amour, à l’essence de l’âme pure et nue, qui est la bouche de l’âme en amour de Dieu.

L’éditeur de 1630, lui, se rendit compte du fait, et, au passage du chapitre xiv [XVI] que nous venons de citer, il ajouta : par le moyen de la volonté, ce qui changeait entièrement la pensée et la doctrine de notre Saint.

Cela ne fut pas suffisant toutefois pour anéantir sur ce point sa doctrine, car en nombre de passages de ses autres ouvrages, parlant des communications entre l’essence de Dieu et l’essence de l’âme, il s’exprimait d’une façon toute semblable. Dans la Nuit obscure il disait : “Ces communications que Dieu fait par lui-même sont souveraines et totalement divines. Ce sont des contacts substantiels d’union entre l’âme et Dieu. Ces communications constituent le plus haut degré de l’oraison… Le démon est incapable de percevoir ces divines touches que l’amoureuse substance de Dieu produit dans la substance de l’âme. (Livre II, chapitre xxiii.)

Dans le Cantique spirituel (Explication de la strophe xixe), « l’âme demande la vision de la face de Dieu, c’est-à-dire un contact avec Dieu abstrait de tout sentiment et de tout accident, où les deux substances, celle de Dieu et celle de l’âme, se toucheront nuement et immédiatement ».

Dans la Vive Flamme d’amour, notre Saint parle du « réveil de Dieu » en l’âme, lequel est une communication des excellences divines, qui a lieu dans l’essence de l’âme. (Explication de la strophe ive.) Et au Prologue du même ouvrage, il décrit un contact du Verbe, « contact qui étant substantiel, c’est-à-dire dérivant de la Substance divine elle-même, est entièrement ineffable ». Le contact dont il s’agit, dit-il, « est un divin contact entre la substance de Dieu et la substance de l’âme, faveur dont bien des saints ont été gratifiés en cette vie ».

Ainsi ce n’est pas une fois seulement, mais à bien des reprises et aussi clairement que possible, que saint Jean de la Croix parle de la substance de l’âme percevant la substance de Dieu, immédiatement et sans l’intermédiaire des puissances24.

Saint Augustin nous dit que nul, si ce n’est Dieu, ne sait ce qu’est l’essence de l’âme humaine. Qui oserait soutenir que ce même Dieu n’est pas maître absolu de cette substance mystérieuse qu’il a créée et dont il s’est réservé à lui seul la connaissance ? Qui oserait avancer qu’il n’a pas le pouvoir de la toucher directement, quand il lui plaît, de sa substance adorable ? Ainsi qu’on l’a très justement écrit, « le Père des lumières n’est pas tenu de se conformer aux règles imaginées par les hommes, et il distribue ses dons suivant les conseils de sa Sagesse éternelle ».

L’opinion du docteur mystique de l’Église sur ce point nous est manifestée par ses écrits d’une manière non douteuse, et il est permis de croire que si en ceci il s’écarte d’opinions différentes, assez généralement reçues, c’est que ses expériences personnelles des opérations les plus sublimes de la vie unitive lui avaient appris que Dieu se communique parfois à la substance de l’âme immédiatement, abstraction faite du concours des puissances.

Poursuivons maintenant la brève indication des interpolations à relever dans la Montée du Carmel.

Au Livre II, chapitre xiv et chapitre xxx, et au Livre III, chapitre ii, nous trouvons trois interpolations, dont le but est d’exhorter les contemplatifs à s’occuper dans leur oraison de l’humanité de Notre-Seigneur. On peut se reporter à ce que nous avons dit à ce sujet dans notre Introduction générale, aux pages intitulées : La Mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse.

Nous avons dit également dans notre Introduction générale comment Bossuet, dans sa réfutation des semi-quiétistes, s’appuya sur des textes de saint Jean de la Croix qu’il croyait authentiques et qui en réalité n’étaient pas de lui. Il importe ici de préciser. L’Évêque de Meaux, voulant établir, contre l’école nouvelle, que la passiveté est limitée au seul temps de l’oraison, s’exprimait ainsi25 :

‘C’est ce qu’enseigne très expressément ce sublime contemplatif, le bienheureux Jean de la Croix, disciple de sainte Thérèse, premier Carme Déchaussé, et qui est, après cette Sainte, le père et le fondateur de cet Ordre. Il n’y a qu’à lire l’endroit où il restreint à un temps particulier et déterminé ces grandes suppressions d’actes, en sorte que “hors ces temps-là, en tous ses exercices, actes et œuvres, l’âme se doit aider de tous les moyens ordinaires. (Montée du Carmel, L. I I, ch. xxxii — en réalité ch. xxx.) Par la suite du même principe, il prononce qu’il ne

LA Montée DU CARMEL 17

faut laisser la méditation que dans le temps seulement qu’on en est empêché par Notre-Seigneur, et qu’aux autres temps et occasions il faut avoir cet appui.” (Nuit obscure, L. I, ch. x.)

Se plaignant que les nouveaux mystiques allaient jusqu’à « mettre à part » l’humanité de Jésus-Christ, Bossuet poursuivait : Le bienheureux Jean de la Croix s’oppose à cette erreur, lorsqu’il déclare ‘que cette exclusion des figures et notions particulières ne s’entend jamais de Jésus-Christ et de son humanité, dont il rend cette raison que la vue et méditation amoureuse de cette très sainte humanité aide à tout ce qui est bon ; en sorte qu’on montera plus aisément par elle au plus haut de l’union ; car encore, continue-t-il, que d’autres choses visibles et corporelles doivent être oubliées et servent d’empêchement, celui qui s’est fait homme pour notre salut ne doit pas être mis en ce rang, lui qui est la vérité, le chemin, la porte et le guide de tout bien. Et quand il tâche d’exclure ces formes et notions particulières, expressément il se restreint « à tout ce qui n’est point Divinité ou Dieu fait homme », parce que ce souvenir d’un Dieu fait homme « aide toujours à la fin, comme étant le souvenir de celui qui est le vrai chemin, le guide et l’auteur de tout-bien ». (Montée du Carmel, L. III, ch. 1, ch. xL, ch. xiv.)

Bossuet insistait encore sur l’autorité de notre Saint en disant : ‘Il est bon de se souvenir d’une excellente doctrine du P. Jean de la Croix. Il dit donc que l’âme est jetée dans ces suspensions et « empêchements » ou impuissances divines « ou par voie de purgation et de peine, ou par une contemplation très parfaite ». (Montée du Carmel, L. II, ch. x ; en réalité : Nuit obscure, L. I I, ch. x.)

Nous prenons ces textes dans l’Instruction sur les États d’oraison. Œuvres complètes de Bossuet, 1863, T. IX, p. 541 et 561.

Il est hors de doute que les citations faites par l’Évêque de Meaux reproduisent à la lettre des passages interpolés. Il suffira, pour s’en convaincre, de se reporter à l’Appendice de notre tome III, où nous donnerons textuellement les principales interpolations introduites aux par les premiers éditeurs.

Reprenons la suite des interpolations qu’on rencontre dans la Montée du Carmel.

Au même Livre II, chapitre xxv, notre Saint avait dit : « L’âme pure et simple, prudente et humble, doit mettre autant de force et de soin à repousser et rejeter les révélations et autres visions que les plus dangereuses tentations. » Les éditeurs lui ont fait dire : ‘L’âme pure et simple, prudente et humble, doit repousser et rejeter les révélations et autres visions. Évi­demment l’attitude tracée par notre Saint à l’égard des grâces extraordinaires leur a paru sévère à l’excès.

À ceux qui seraient tentés de s’étonner, eux aussi, de se scan­daliser peut-être, d’un enseignement si rigoureux, en faisant remarquer que tous les mystiques ne tracent pas une conduite semblable, nous dirons que saint Jean de la Croix s’adresse spécialement — il le dit lui-même — aux âmes qui marchent par la voie de la contemplation obscure. À ces âmes il indique ce qui est contraire à leur voie, ce qui pourrait les empêcher d’y avancer et d’y avancer rapidement. Mais, on ne saurait en douter, notre saint docteur a rendu un inappréciable service à toutes les âmes contemplatives et à leurs directeurs en traçant une telle ligne de conduite par rapport aux grâces surnaturelles, dites extraordinaires. En effet, si la ligne qu’il trace n’est pas à suivre toujours et indistinctement par les directeurs à l’égard des âmes conduites par la voie de la contemplation lumineuse et distincte, il reste vrai qu’elle est à observer pour un temps envers toutes les âmes. Et c’est pour ne l’avoir pas fait que des directeurs spirituels se sont trompés et ont, sans le vouloir, égaré les âmes qu’ils conduisaient. De là pour la sainte Église la nécessité de condamner des livres remplis de ces grâces soi-disant extraordinaires, qui avaient, pendant un temps quel­quefois assez long, défrayé, sur la foi de biographes trop cré­dules, la dévotion et l’admiration d’un public pieux, mais insuf­fisamment éclairé26.

Passons à la Nuit obscure.

Au Livre II, chapitre vil, l’Édition princeps a retranché un important passage concernant l’état des âmes dans le purgatoire, lequel est cependant en conformité avec ce que

LA Montée DU CARMEL 19

dit saint Bellarmin dans son traité De Purgatorio, Lib. cap. iv-v.

Au même Livre, chapitre xii, l’Édition princeps a introduit une exhortation apocryphe à pratiquer la méditation discursive, Au chapitre xiii elle a supprimé un texte très important, de deux pages environ, concernant la purification de l’entendement et de la volonté. Au chapitre xxiii un autre texte, souverainement instructif, sur les communications par le bon et le mauvais ange : les divers passages qui ont trait à cette matière forment ensemble la valeur d’une page.

Voilà en résumé ce qui concerne les suppressions et interpolations graves qui sont à relever, quant à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure, dans l’Édition princeps des. Comme nous l’avons dit déjà, les additions et modifications de moindre importance — si tant est qu’il puisse, à proprement parler, y avoir des modifications peu importantes lorsqu’il s’agit d’un texte de si haute valeur — sont un si grand nombre que si l’on voulait les relever toutes, ce serait à n’en plus finir. Disons seulement que tous les changements introduits par les premiers éditeurs ont été reproduits par les éditions suivantes sans exception, jusqu’à celle de Tolède.

Nous avons dit dans notre Introduction générale la pensée du P. Gérard sur ce sujet. On se demandera sans doute quelle est l’appréciation du dernier Éditeur de saint Jean de la Croix, le P. Silverio de Sainte-Thérèse, sur la même question. Nous satisferons ici brièvement une si légitime curiosité, autant du moins qu’il nous sera possible de suivre la pensée du Révérend Père à travers les pages de ses très longs Préliminaires.

Il établit d’abord que le P. Diego (de Salablanca), auteur de l’Édition princeps, « a sciemment supprimé des paragraphes » dans le texte du Saint. Il explique ensuite longuement que ce Père obéit à la crainte de donner prise aux fâcheuses interprétations des Alumbrados. Telle est, dit-il, la raison des retouches plus importantes accomplies dans cette édition (p. 211-214).

Le P. Diego s’est permis en outre de nombreuses retouches d’ordre littéraire. Toutes les pages en ont, nous dit le P. Silverio et un bon nombre en ont beaucoup.

Le Révérend Père pose alors cette question : En tout cela, « le P. Salablanca a-t-il bien ou mal fait » ? Et il déclare qu’il répondra « avec une noble franchise à cette très compromettante interrogation ». (Page 216.)

Les corrections destinées à éviter une fausse interprétation sont, à son avis, très compréhensibles, vu la hardiesse des Alumbrados.

Nous répéterons ici ce que nous avons fait observer au P. Gérard dans notre Introduction générale. Si quelques suppressions peuvent s’excuser vu la difficulté des temps, on ne peut en dire autant des interpolations. Prêter à saint Jean de la Croix des textes étrangers à sa plume et qui plus est, en contradiction avec sa doctrine mystique, sera toujours chose inacceptable. Il et à noter aussi que ce ne sont pas seulement « des paragraphes », comme le dit le P. Silverio, mais des pages entières qui disparurent, lesquelles d’ailleurs n’avaient rien à voir avec les erreurs des Illuminés.

Le P. Silverio poursuit : « Les corrections d’ordre littéraire sont moins excusables. Malgré tout, conclut-il, je me figure qu’à cette époque où l’on se préoccupait peu ou point du tout de la fidélité littérale, tous auraient agi plus ou moins comme l’a fait le P. Diego ». Et peu après il nous dit, à la décharge de l’éditeur : « Le P. Diego a eu la bonne intention d’améliorer l’œuvre du Saint. » (Page 216.)

Arrêtons-nous pour faire remarquer que ceci ne saurait s’admettre, étant donné l’écrit du P. Diego dont nous avons parlé plus haut et que le P. Silverio semble ignorer. C’est à contrecœur, par obéissance et en comprenant parfaitement qu’il eût fallu éditer intégralement les œuvres du bienheureux Père, que ce religieux se résigna aux altérations que nous déplorons nous-mêmes ; ce qui revient à dire qu’à ses yeux les modifications n’étaient pas rigoureusement nécessaires.

Passant ensuite à l’édition de 1630, œuvre du P. Jérôme de Saint-Joseph, laquelle reproduisit toutes les altérations de l’Édition princeps et en ajouta quelques-unes, le P. Silverio nous dit (T. I, p. 230) qu’après tout, « le bien spirituel des âmes perdit fort peu aux mutilations, bien que, dans l’ordre doctrinal, celles-ci soient de grand intérêt pour le règlement de certaines questions mystiques… Si l’on compare, ajoute-t-il, le défaut créé par ces omissions avec la doctrine si solide et si abondante que présente la partie publiée, ce n’est qu’un grain de sable dérobé à la plage, et le P. Jérôme a bien pu moralement dire que dans son édition il avait ajusté les traités aux vénérables originaux. »

En fait, aucun éditeur n’a eu entre les mains « les vénérables originaux », le P. Jérôme pas plus que les autres. Nous ne sau­rions donc être en ceci de l’avis du P. Silverio, non plus qu’en ce qui suit : « Beaucoup des modifications de l’Édition princeps allaient à préciser la pensée philosophique, théologique ou mys­tique du saint docteur. Ces corrections servent d’explication doctrinale. » (Page 261.)

Nous croyons que ceux de nos lecteurs qui voudront prendre connaissance par eux-mêmes de ces soi-disant précisions et explications doctrinales, penseront comme nous que beaucoup d’entre elles sont tout à fait superflues, que quelques-unes auraient pu avoir une certaine utilité mise en notes, mais ne devaient pas être introduits dans le texte comme si elles étaient du saint auteur, enfin qu’un bon nombre ne sont autre chose que des mutilations et des altérations de sa doctrine. À eux de décider de la justesse de cette conclusion du nouvel éditeur :

« Les plaintes de ceux qui s’indignent de ces prétendues profanations sont des peccadilles de vanité littéraire, fruit de tous les temps et de toutes les latitudes27. » Et de cette autre : ‘Fils d’autres temps et d’autres idées, nous n’avons pas le droit de nous indigner contre les hommes illustres et valant beaucoup mieux que nous, qui ont accompli une œuvre profitable (prove­chosa) et très honnête (muy honrada), qu’à leur époque nous n’aurions pas été capables de réaliser.’

Le P. Silverio termine en disant : « Heureusement, depuis, le goût a évolué du tout au tout, et aujourd’hui personne n’ose soutenir la convenance des mutilations, interpolations et autres modifications apportées aux écrits du grand docteur mystique. » (Page 253.)

En ceci nous avons la satisfaction de pouvoir nous unir plei­nement au sentiment du Révérend Père.

Une question qui a son importance s’offrait à nous ; celle de la division à adopter pour la Montée du Carmel et la Nuit obscure. Bien que, dans l’intention de saint Jean de la Croix, les deux traités n’en fassent qu’un, nous n’avons pu nous arrêter à la pensée de rendre à l’œuvre son unité : la distinction qu’en ont faite les éditeurs est trop ancienne et trop motivée. Mais il y avait autre chose à considérer : la division par livres et par chapitres.

La question de la division paraît avoir eu peu d’importance aux yeux de notre saint docteur. Lorsqu’il en adopte une, il ne s’y assujettit point. Donnons quelques exemples. Il dit au chapitre 1 du Livre I de la Montée, prenant comme synonyme le mot Livre et celui de Partie : “La première Nuit ou la pre­mière purgation affecte la partie sensitive de l’âme. C’est d’elle qu’il est question dans la première strophe et nous nous en occuperons dans la première Partie de ce livre. La seconde Nuit affecte la partie spirituelle. Il en sera parlé dans la seconde strophe, et nous en traiterons dans notre seconde Partie en tant que purification active. Dans notre troisième et notre quatrième Partie, nous en traiterons en tant que purification passive.

« L’intention du Saint dans cette division est claire : la pur­gation est sensitive et spirituelle ; l’une et l’autre se subdivisent en active et en passive. Le plus logique aurait été de diviser toute la matière en quatre Parties ou Livres : deux pour les purgations actives et deux pour les passives. Néanmoins il consacre deux Livres à la purgation active : l’un pour l’enten­dement, l’autre pour la mémoire et la volonté. Par contre dans la Nuit, alors qu’il paraissait devoir consacrer un Livre à la purgation passive du sens, et l’autre à celle de l’esprit, il ren­ferme le tout en un seul Livre : le quatrième.

“Dans la Montée, il divise la matière des Livres en divers chapitres ; dans la Nuit, qui développe l’Argumento de façon identique, il divise par paragraphes et de façon peu régulière à en juger par les copies qui sont venues jusqu’à nous. Dans le

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Cantique et la Vive Flamme il supprime chapitres et paragraphes. Chaque strophe, avec son commentaire respectif, équivaut à un chapitre. Cela revient au même, et la clarté est sauve. Il n’y a rien à y objecter. Nous signalons uniquement la différence avec les traités antérieurs 1.”

On peut remarquer aussi que dans la Nuit obscure, la Nuit du sens donne au commencement la classique declaraciôn, mais celle de l’esprit ne donne rien. Le manque d’uniformité sévère en choses qui de soi le demanderaient une fois que certaines règles ont été adoptées, ne vient pas des manuscrits, mais du Saint lui-même, en dépit de son intelligence disciplinée. Il n’y a donc pas à en rejeter la faute sur les copistes : ils ont assez à faire pour répondre de leurs propres erreurs. La remarque est du P. Silverio.

« Dans les commentaires eux-mêmes on constate une certaine étrangeté, difficile à expliquer. Tandis que certaines strophes ou certains vers sont expliqués par un long commentaire, on remarque avec surprise que d’autres se terminent avec une extrême rapidité, bien que, selon notre manière de voir, ils eussent demandé plus d’étendue, comme si le Saint avait hâte de passer à d’autres strophes et à d’autres sujets. Les exemples qui confirment cette affirmation abondent. Sans aller plus loin, dans la Montée elle-même, après avoir donné quatorze longs chapitres à la glose des deux premiers vers de la Ire strophe, il dépêche les trois derniers en dix-huit lignes. De même, dans la Montée et dans la Nuit, le vers ne semble qu’un prétexte pour déverser l’abondante source de doctrine mystique qui est comme emprisonnée dans son âme. Dans le Cantique et la Vive Flamme au contraire, il s’assujettit davantage aux vers et tous, avec plus au moins d’étendue, ont droit à quelque glose de sa plume. Les deux façons de faire influent à leur manière sur l’aspect du commentaire : plus mouvementé et plus lyrique dans les deux derniers traités, plus doctrinal et plus compact dans les deux premiers 2.

1 P. Silverio, Preliminares, T. 1, p. 199, 200. Id., Ibid., T. I, p. 201.

La Montée du Carmel ayant été divisée par le Saint lui-même en livres et en chapitres, il n’y avait qu’à suivre cette division. Pour la Nuit obscure il n’avait fait qu’une seule grande division Nuit obscure du sens et Nuit obscure de l’esprit. Tout d’abord nous sentions peu d’inclination à imiter sur ce point le P. Silverio, qui, sans tenir compte de la division adoptée pour la Nuit par saint Jean de la Croix, a reproduit la division par livres et par chapitres introduits par les premiers éditeurs des Oeuvres. Nous aurions préféré, à l’exemple du P. Gérard, nous en tenir à la manière de faire de notre Saint28 qui, comme division de la Nuit se contente des strophes et des vers — comme il le fera pour le Cantique et la Vive Flamme — et se sert parfois de paragraphes comme il s’en servira à un moment donné pour la Vive Flamme.

« A mon avis », dit le P. Gérard à propos de la Nuit obscure, “la division de toute l’œuvre est des plus simples, puisqu’elle se réduit à ceci : l’une et l’autre Nuits se partagent en strophes, celles-ci en vers, et ceux-ci à leur tour, quand l’explication est longue, en paragraphes. Je n’ai pas détruit cependant la division par chapitres, adoptée par les éditions antérieures, afin de faciliter aux travailleurs et aux critiques la comparaison entre le texte de ces éditions et la nôtre.

« En tout cela, poursuit-il, je n’ai pas procédé arbitrairement, mais j’ai suivi, comme sur d’autres points, le sage avis. du P. André de l’Incarnation, exposé par lui dans les paroles suivantes : « La division des deux livres de la Nuit obscure pourrait se faire par strophes et par vers, et lorsque l’explication de ceux-ci est longue, on diviserait chaque explication en paragraphes convenables, ainsi qu’il a été fait pour la strophe IIIe de la Vive Flamme. La division en paragraphes a été pratiquée par le Saint en certains endroits. De cette façon,, on suivrait de tout point son instruction. Ceci n’empêcherait pas de mettre les titres actuels là où ils sont ; seulement il faudrait les appeler paragraphes et non chapitres. Et pour ne pas mettre entièrement de côté ce qui s’est fait jusqu’ici, là où se trouvent ces titres, ou bien là où commencent aujourd’hui les paragraphes, on pourrait mettre en marge : Chapitre i, ii, etc.,

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sans rien de plus dans la marge. C’est ainsi qu’ont fait les Bénédictins de Saint-Maur pour plusieurs œuvres des Pères, si je me souviens bien. »

Ces lignes sont tirées de notes manuscrites du P. André de l’Incarnation : Pour une édition corrigée de Notre Père Saint Jean de la Croix 1. Le P. Gérard s’est conformé de point en point à ce conseil, reproduisant à côté de la division par paragraphes l’ancienne division par chapitres, afin, comme il le dit, de faciliter la comparaison entre les premières éditions et la sienne. Le P. Silverio a blâmé le parti adopté par le P. Gérard, le qualifiant « d’addition timide et inutile » 2. Ne trouvant rien à reprendre dans la ligne suivie par l’éditeur de Tolède, nous avons tout d’abord essayé de la suivre, nos préférences allant toujours à nous tenir le plus près possible du texte et des vouloirs de notre saint docteur. Mais nous avons dû reconnaître que l’effet était peu satisfaisant et que, dans une édition française, le souci de la clarté devait l’emporter. Nous avons donc donné à la Nuit obscure une division par livres et par chapitres, équivalente à celle dont notre Saint a fait choix pour la Montée du Carmel.

Une remarque pour terminer.

On s’apercevra que l’Édition du P. Silverio donne trente-deux chapitres au Livre II de la Montée, tandis que l’Édition de Tolède ne lui en donne que trente. Cette différence provient :

1° de ce que le P. Silverio, conformément au manuscrit de Jean l’évangéliste et de plusieurs autres, place le titre : chapitre I avant l’énoncé de la strophe il et fait commencer le chapitre II après les deux pages de texte qui suivent la strophe (l’Édition princeps place le titre : chapitre I, après l’énoncé de la strophe) ; tandis que l’Édition de Tolède, conformément au manuscrit des Carmes Déchaussés d’Albe et au manuscrit des Bénédictins de Burgos — aujourd’hui le no 6624 de la bibl. nat. de Madrid, — ne fait commencer le chapitre qu’après les deux pages de texte qui suivent la strophe.

LA Montée DU CARMEL 25

2° de ce que le P. Silverio divise en deux le chapitre xii (xie Édition de Tolède), en sorte que le chapitre xii de l’Édition de Tolède se trouve le xive de l’Édition du P. Silverio.

Nous avons, comme Jean l’Évangéliste et le P. Silverio, fait commencer le chapitre I du Livre II avant l’énoncé de la strophe et divisé le chapitre xii, en sorte que nous avons au Livre II de la Montée le même nombre de chapitres que le P. Silverio, c’est-à-dire trente-deux.

Une différence se remarquait également au Livre III. L’Édition de Tolède donnait à ce Livre quarante-quatre chapitres, tandis que l’Édition du P. Silverio en donnait quarante-cinq. La raison en est que le P. Silverio nomme chapitre I ce que l’Édition de Tolède nomme Argumento, de façon que le chapitre ii du P. Silverio correspond au chapitre i de l’Édition de Tolède. Nous avons dit plus haut pour quels motifs le P. Gérard donne, à la suite des quarante-quatre chapitres du Livre III, un texte qu’il intitule chapitre xLv et chapitre xLvi (inédits), tandis que le P. Silverio fait de ce texte une lettre qu’il annonce pour son dernier tome, encore à paraître. Nous avons préféré donner à ces deux chapitres le nom de chapitre supplémentaire ler et de chapitre supplémentaire IIe, en gardant ainsi au Livre III le nombre de quarante-quatre chapitres.

LA Montée DU CARMEL

Où l’on expose comment une âme peut se disposer à parvenir en peu de temps à l’union divine. On y donne des avis très utiles aux commençants et aux âmes avancées29, pour leur apprendre à se défaire de tout ce qui est temporel, à ne pas s’embarrasser dans ce30 qui est spirituel, à s’établir enfin dans la souveraine nudité et liberté de l’esprit, requise pour la divine union.

SOMMAIRE

Tous les enseignements que je compte donner dans cette Montée du Carmel sont contenus dans les Strophes qui vont suivre. On y trouve la manière de s’élever au sommet de la Montagne, c’est-à-dire au sublime état de perfection que nous appelons ici union de l’âme avec Dieu. Ayant l’intention d’éta­blir sur ce fondement tout ce que j’ai à dire, je les placerai ici toutes ensemble, pour qu’on voie d’un coup d’œil toute la subs­tance de ce qui sera exposé en détail. Malgré cela, au moment d’expliquer chaque strophe, j’en répéterai le texte. Je ferai de même pour chaque vers, selon que le demanderont le sujet et son explication.





[dessin de la montagne 31 ]

[légende :]

Arcta est via, quæ ducit ad vitam. (MATH.. 7, 16)

Les Vers qui suivent expliquent comment on gravit la montagne et enseignent à éviter les deux chemins défectueux.

[Colonne gauche :] [Colonne droite :]

Manière d’arriver au tout. Manière de ne pas entraver le tout.

Pour arriver à ce que tu ne sais pas, Quand tu t’arrêtes à quelque chose,

Passe par où tu ne sais pas. Tu cesses de te jeter dans le tout.

Pour arriver à ce que tu ne goûtes pas. Car pour parvenir du tout au tout,

Passe par où tu ne goûtes pas. Tu dois renoncer totalement à tout.

Pour avoir ce que tu n’as pas, Et quand tu posséderas tout,

Passe par où tu n’as pas. Garde-le en ne voulant rien.

Pour devenir ce que tu n’es pas, Car si tu veux avoir quelque chose en tout,

Passe par où tu n’es pas. Tu n’as pas purement Dieu pour trésor.


Manière d’obtenir tout. Marque que l’on possède tout.

Pour arriver à savoir tout, C’est dans ce dénuement

Désire de ne rien savoir. Que l’esprit trouve calme et repos.

Pour arriver à tout goûter, Comme il ne désire rien,

Cherche à ne rien goûter en rien. Rien ne le tire en haut,

Pour arriver à tout avoir, Rien ne l’opprime en bas,

Cherche à ne rien avoir en rien. Parce qu’il est au centre de son humilité.

Pour arriver à être tout, Dès qu’il aspire à quelque chose,

Cherche à n’être rien en rien. Il se crée un tourment.


NOTE. Cette montagne de la perfection est l’œuvre de saint Jean de la Croix, ainsi qu’il ressort de plusieurs Dépositions données au Procès de Béatification, comme aussi de ce que le saint dit lui-même […]


Chant de l’âme

1. Au milieu d’une nuit obscure,

D’angoisses d’amour enflammée,

— Oh ! la bienheureuse fortune !

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.


2. Je gravis dans l’ombre très sûre,

Déguisée, l’échelle secrète,

— Oh ! la bienheureuse fortune !

Dans les ténèbres, en cachette,

Ma demeure étant pacifiée.


3. En cette nuit trois fois heureuse,

En mystère, n’étant point vue,

Moi ne regardant chose aucune,

J’allais sans lumière, sans guide,

Que le feu brûlant en mon cœur.


4. Cette lumière me guidait,

Bien mieux que celle de midi,

Où m’attendait déjà Celui

Qui dès longtemps me connaissait.

Nul en ce lieu ne paraissait.


5. Oh ! nuit, qui fut ma conductrice !

Oh ! nuit, qu’à l’aube je préfère !

Oh ! nuit, qui sut si bien unir

L’Amant avec la Bien-Aimée,

L’Amante en l’Amant transformée !


6. Sur mon sein tout couvert de fleurs

Et que pour lui seul je gardais,

Mon Bien-Aimé s’est endormi,

Et moi je le rafraîchissais,

D’un bois de cèdre l’éventais.


7. Lorsque le souffle du matin

Faisait voltiger ses cheveux,

De sa main si douce il m’a prise.

Au cou je sentis la blessure

Mes sens en furent suspendus.


8. Je restai là, je m’oubliai,

Le visage incliné sur lui.

Tout disparut, je me livrai.

J’abandonnai tous mes soucis,

Les oubliant parmi les lis.

PROLOGUE

Pour exposer et expliquer la Nuit obscure par laquelle l’âme doit passer pour arriver à la divine lumière de l’union parfaite avec Dieu par amour, autant qu’elle est possible en cette vie, il faudrait plus de lumières puisées dans la science et l’expérience que je n’en possède. En effet, si profondes sont les ténèbres, si nombreuses les souffrances, tant spirituelles que temporelles, qu’ont d’ordinaire à traverser les âmes bienheureuses appelées à ce sublime état de perfection, qu’il n’y a science humaine qui puisse les comprendre, ni expérience qui soit en état de les représenter. Et par le fait, si celui qui en a fait l’épreuve est capable de les comprendre, il n’est pas pour cela en état de les exprimer.

Pour dire quelque chose de cette Nuit obscure je ne m’appuierai donc ni sur la science ni sur l’expérience, qui toutes les deux peuvent faillir et nous égarer, mais, tout en m’aidant autant que je le pourrai de l’une et de l’autre, je recourrai d’abord, pour tout ce qu’avec l’assistance divine il me sera donné de dire — ou à tout le moins dans les points les plus importants et difficiles à entendre, — aux divines Écritures. En les suivant, nous ne pouvons nous égarer, puisque c’est l’Esprit-Saint lui-même qui parle. Que si je tombe en quelque erreur, soit en m’appuyant sur le texte sacré, soit en parlant de moi-même, mon intention, je le déclare, n’est pas de m’écarter du vrai sens et de la doctrine de notre Mère la sainte Église catholique. En pareil cas, je m’en remets et je m’assujettis non seulement au jugement de cette sainte Église, mais à tout meilleur avis, quel qu’il soit, qui pourra en être porté.

Au reste, si je me suis décidé à écrire sur ce sujet, ce n’est pas que je me persuade avoir l’aptitude voulue pour traiter une matière si ardue, c’est uniquement parce que j’espère de la bonté du Seigneur qu’il m’aidera à dire quelque chose qui réponde aux besoins d’un grand nombre d’âmes. Elles sont entrées, ces âmes, dans la carrière de la vertu, et au moment où Dieu les introduit dans cette Nuit obscure afin de les conduire par ce chemin à l’union divine, elles n’avancent pas, soit qu’elles refusent positivement de s’engager — ou de se laisser introduire — dans cette voie, soit qu’elles ne se rendent pas compte de leur état, soit encore qu’elles manquent de guides capables et avertis pour les conduire au sommet de l’union.

C’est une pitié de voir tant d’âmes à qui Dieu donne l’aptitude et la grâce prévenante pour avancer dans la voie spirituelle et qui, si elles voulaient s’en donner la peine, arriveraient à ce sublime état d’union avec Dieu, n’entretenir cependant avec lui que des relations vulgaires, soit manque de volonté, soit ignorance, soit faute de trouver quelqu’un qui les guide et leur apprenne à se défaire des méthodes des commençants.

Supposons que Notre-Seigneur leur donne une grâce assez puissante pour les faire passer outre sans aucun secours : elles arriveront beaucoup plus tard, avec plus d’effort et moins de mérite, parce qu’elles ne se seront pas adaptées à Dieu, et ne se seront pas librement laissé introduire dans la voie très pure et très assurée de l’union.

Dieu, qui est leur conducteur, peut, il est vrai, les faire avancer sans ce secours ; et cependant, comme elles ne se seront pas laissé conduire sans résistance, elles feront, je le répète, moins de chemin et mériteront moins, tout en souffrant davantage, parce qu’il n’y aura pas eu adhésion de leur volonté à la conduite divine.

De fait, il y a des âmes qui, au lieu d’aider à l’œuvre de Dieu en s’abandonnant à lui, entravent son opération par leur indiscrète opération personnelle et par leurs résistances. Elles ressemblent à ces enfants qui, lorsque leur mère veut les porter dans ses bras, agitent leurs petits pieds, pleurent et font effort pour marcher eux-mêmes, de façon que la mère ne peut avancer, et si elle avance, ses pas équivaudront à ceux d’un enfant.

C’est pour apprendre aux âmes à se laisser porter par Dieu quand il veut les faire avancer — je parle et des commençants et de ceux qui ont déjà fait des progrès, — que nous leur donnerons ici, Dieu aidant, quelques enseignements et avis, afin de les aider à comprendre leur état ou du moins à se laisser conduire par Dieu.

Malheureusement il se rencontre des confesseurs et des pères spirituels qui, faute de lumière et d’expérience de ces voies, nuisent aux âmes et les arrêtent, plutôt qu’ils ne les aident à marcher. On dirait ces constructeurs de Babel, qui, par ignorance de la langue, au lieu de fournir les matériaux voulus, en présentaient de tous autres qu’il ne fallait, en sorte qu’on n’avançait à rien.

Oh ! quelle terrible chose en pareil cas, quel tourment pour une âme, de ne pas entendre sa voie et de ne trouver personne qui l’entende ! Il arrivera que Dieu conduira cette âme par une voie très élevée de contemplation obscure accompagnée de sécheresse, dans laquelle néanmoins elle se croira complètement égarée. Et tandis qu’elle est plongée dans les ténèbres, en proie aux tourments, aux angoisses, aux tentations, voici qu’elle rencontre un de ces consolateurs de Job, qui lui déclare : C’est mélancolie et idées noires, c’est affaire de tempérament ; ou bien : c’est l’effet de quelque faute secrète où vous serez tombée et qui aura porté Dieu à fous abandonner. Car cet homme se persuade que pour se voir réduite en cet état, il faut qu’une âme se soit rendue fort coupable.

Un autre viendra lui dire qu’elle recule, puisqu’elle ne trouve plus ni goût ni consolation dans les choses de Dieu.

De là une recrudescence de tourment pour la pauvre âme, dont la pire souffrance vient peut-être de la connaissance de sa misère et de ce qu’elle croit voir, clair comme le jour, qu’elle est toute remplie de malice et de péchés. Dans cette nuit de la contemplation en effet, Dieu, nous le verrons plus loin, donne à l’âme cette lumière et cette connaissance d’elle-même.

Voyant qu’on la confirme dans son opinion en lui disant qu’elle en est là par sa faute, l’âme sent croître sans mesure son affliction et son angoisse, elle en vient à un tourment pire que la mort.

Ces confesseurs vont plus loin. Se persuadant que l’état où ils voient cette âme provient de fautes qu’elle a commises, ils

LA Montée DU CARMEL 31

lui font scruter sa vie entière et faire confessions générales sur confessions générales, par où ils la crucifient de nouveau. Ils ne comprennent pas que tout cela est hors de saison, qu’il n’y a qu’à laisser cette âme dans l’état de purification où Dieu la met et se contenter de la consoler, de l’encourager à rester de bon cœur en cet état tant que Dieu l’aura pour agréable. Effectivement, l’âme aura beau faire et les confesseurs auront beau dire, tout restera sans effet.

Nous exposerons ceci plus loin, Dieu aidant. Nous dirons de quelle manière l’âme doit se comporter et comment le confesseur doit agir avec elle. Nous indiquerons à quels signes on reconnaît qu’une âme est dans l’état de purgation, c’est-à-dire dans la Nuit obscure dont nous avons parlé, et s’il s’agit de la purification du sens ou de celle de l’esprit ; comment on discerne, au contraire, que ses peines proviennent de la mélancolie et de quelque imperfection soit du sens, soit de l’esprit. Il pourra se faire que des âmes se croiront conduites par Dieu à travers cette Nuit obscure de la purgation spirituelle — ou ce seront leurs confesseurs qui le leur persuaderont, — et tout ne sera peut-être que le fruit d’un des défauts dont j’ai parlé. Il est, en effet, beaucoup d’âmes qui croient n’avoir point d’oraison, et qui au contraire ont une oraison très élevée32. Pour d’autres, ce sera l’opposé : elles se croiront favorisées d’une haute oraison, alors que leur oraison se réduit à rien ou à peu près.

Il en est qui se fatiguent et se lassent à faire pitié, et finalement reculent, parce qu’elles s’appliquent à ce qui, loin de leur servir, ne sert qu’à les entraver, tandis que d’autres, en repos et en tranquillité, avancent rapidement. Il en est qui s’embarrassent et s’entravent dans les grâces mêmes et les consolations dont Dieu les favorise pour les faire avancer, et qui, par le fait, n’avancent pas.

Enfin il y a dans ce chemin spirituel mille choses qui affectent ceux qui y marchent. Ce sont des joies, des peines, des espérances, des douleurs, provenant les unes de l’esprit de perfection, les autres de l’esprit d’imperfection. De tout cela, moyennant le secours de Dieu, nous dirons quelque chose, afin que chacun de nos lecteurs puisse reconnaître en quelque manière le chemin où il marche et la voie qu’il lui faut tenir s’il prétend arriver au sommet de la montagne.

Comme il s’agit de la Nuit obscure par laquelle l’âme s’ache­mine vers Dieu, le lecteur ne doit pas s’étonner d’y trouver de l’obscurité. D’ailleurs, je m’imagine que ce ne sera qu’au début, et qu’en poursuivant sa lecture il comprendra mieux ce qui aura précédé, parce que les sujets s’éclaircissent l’un par l’autre. Enfin, s’il relit le tout une seconde fois, je suis per­suadé qu’il l’entendra mieux et que la doctrine exposée lui paraîtra plus sûre.

Que si quelqu’un ne se trouvait pas bien de cette doctrine, il doit l’attribuer à mon peu de savoir et à la pesanteur de mon style, car pour la matière elle est fort bonne et très nécessaire à exposer. Au reste, quand elle serait présentée d’une manière plus attrayante et plus parfaite, elle ne serait pas, je crois, goûtée du grand nombre, car les personnes qui désirent aller à Dieu par des voies douces ne trouveront pas dans cet écrit un aliment savoureux à leur palais spirituel. Pourtant la doctrine qu’il renferme est solide et substantielle, et elle paraîtra telle à tous ceux qui souhaitent arriver à la nudité de l’esprit qui s’y trouve décrite.

Mon but principal, d’ailleurs, n’est pas de m’adresser à toutes les âmes, mais seulement à quelques membres de notre saint Ordre, des Primitifs du Mont-Carmel, tant religieux que reli­gieuses, qui m’en ont fait la demande. Dieu leur a départi la grâce d’entrer dans le sentier de cette montagne, et comme ils sont déjà dépouillés des choses de ce monde, ils se trouvent, mieux que d’autres, à même de comprendre la doctrine de la nudité de l’esprit.


LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER. PREMIÈRE STROPHE. DEUX SORTES DE NUITS PAR OÙ PASSENT LES ÂMES SPIRITUELLES. CES NUITS CORRESPONDENT A LA PARTIE INFÉRIEURE ET A LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L’HOMME.EXPLI­CATION DE LA STROPHE.

STROPHE I

Au milieu d’une nuit obscure,

D’angoisses d’amour enflammée,

— Oh ! la bienheureuse fortune ! —

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.


Dans cette première strophe l’âme chante le bonheur qu’elle a eu de sortir de toutes les choses extérieures, comme aussi des appétits et des imperfections qui se rencontrent dans la partie sensitive de l’homme par suite du désordre de la raison. Pour bien comprendre ceci, il faut savoir que, pour atteindre l’état de perfection, l’âme d’ordinaire doit auparavant passer par deux nuits principales, que les personnes spirituelles appellent purgations ou purifications de l’âme. Si nous leur donnons ici le nom de nuits, c’est que dans l’une et dans l’autre l’âme chemine comme dans l’obscurité de la nuit33. La première nuit ou la première purgation affecte la partie sensitive de l’âme. C’est d’elle qu’il est question dans cette strophe, et nous nous en occuperons dans la première partie de ce Livre. La seconde nuit affecte la partie spirituelle. Il en sera parlé dans la

34 LA Montée DU CARMEL 35

seconde strophe, et nous en traiterons dans notre seconde et notre troisième partie en tant que purification active. Dans notre quatrième partie, nous en traiterons en tant que purification passive.

La première nuit regarde les débutants et le temps où Dieu commence à les mettre en état de contemplation, et bien qu’elle concerne la partie sensitive, l’esprit y participe aussi, comme nous le dirons en son lieu. La seconde nuit, ou la seconde purgation, regarde ceux qui ont déjà fait des progrès ; par elle Dieu veut les faire entrer dans l’état d’union avec lui. Cette seconde purification est plus obscure et plus terrible que la première, ainsi que nous le verrons plus loin.

EXPLICATION DE LA STROPHE

Voici, en résumé, ce que l’âme veut dire par cette strophe. Sous l’impulsion de Dieu et purement pour lui, elle est
sortie, enflammée de son amour, par une nuit obscure, c’est-à-dire dans la privation et la purgation de ses appétits
sensitifs, relativement à tous les objets créés et généralement à tout ce qui flatte la chair et plaît à la volonté. Tout
ceci a lieu durant la purgation du sens. Aussi l’âme dit-elle qu’elle est sortie tandis que sa demeure, c’est-à-dire sa partie sensitive, était en repos, alors qu’en elle tous les appétits étaient calmes et assoupis et qu’elle-même était en paix par rapport à eux. C’est qu’en effet on ne s’affranchit des peines et des angoisses qui naissent des appétits, que lorsque ceux-ci sont amortis et assoupis. L’âme nous dit que ce fut pour elle un bonheur que de sortir sans être aperçue, c’est-à-dire sans être entravée dans sa sortie par aucun appétit venant de la chair ou d’ailleurs. Elle dit aussi qu’elle est sortie de nuit, en ce sens qu’elle a été privée par Dieu même de tous ces appétits, ce qui était pour elle une nuit. Ce lui fut un grand bonheur d’avoir été introduite par Dieu en cette nuit, qui lui a procuré de si précieux avantages. D’elle-même elle n’aurait pu réussir à y entrer, car personne n’arrive par soi-même à se défaire de tous ses appétits pour aller à Dieu.

Tel est, en résumé, le sens de cette strophe. Maintenant nous commenterons chaque vers en particulier, en donnant les explications que demande notre sujet. Nous suivrons le même ordre pour les autres strophes, car j’ai dit en commençant que je citerais d’abord la strophe, que j’en donnerais ensuite la signification, et qu’enfin j’expliquerais chaque vers séparément.

LA Montée DU CARMEL 37

CHAPITRE II. NATURE DE CETTE NUIT OBSCURE PAR LAQUELLE L’ÂME DÉCLARE AVOIR PASSÉ POUR ATTEINDRE L’UNION. AU MILIEU D’UNE NUIT OBSCURE.

On appelle nuit le passage de l’âme à l’union divine pour trois raisons. D’abord à cause du point de départ de l’âme. Son appétit, en effet, doit se priver du goût qu’il trouvait dans les choses de ce monde et y renoncer : or, ce renonce­ment, cette privation est comme une nuit pour tous les sens de l’homme. Ensuite, à cause du moyen ou de la voie par où l’âme doit s’acheminer vers l’union : ce moyen est la foi qui, elle aussi, est pour l’entendement obscur comme la nuit. En troisième lieu, à cause du terme vers lequel l’âme se dirige. Ce terme est Dieu même, qui peut être regardé comme une nuit obscure pour l’âme, tant qu’elle est en cette vie.

Ces trois nuits doivent se succéder dans l’âme, ou plutôt l’âme doit passer par ces trois nuits, pour arriver à l’union divine. Elles sont figurées au Livre de Tobie par les trois nuits que l’Ange dit au jeune Tobie de laisser s’écouler avant de s’unir à son épouse 1.

Durant la première, il lui commanda de brûler dans le feu le cœur du poisson, qui représentait le cœur affectionné, attaché aux choses du monde. Ce cœur, il faut, avant de s’acheminer vers Dieu, le consumer et le purifier de tout le créé par le feu du divin amour. Cette purgation met en fuite le démon, qui exerce son pouvoir sur l’âme par l’attache aux choses temporelles et charnelles.

Durant la seconde nuit, l’Ange annonce à Tobie qu’il sera reçu dans la compagnie des saints Patriarches, qui sont les pères de la foi. Et en effet, aussitôt après la pre­mière nuit, qui est la privation de tous les objets qui flat­tent les sens, l’âme est introduite dans la seconde nuit, où elle se trouve seule dans la foi, non que la foi exclue la charité, mais, comme nous le dirons, elle exclut les autres connaissances de l’entendement. Quant aux sens, ils n’ont plus ici rien à voir.

Durant la troisième nuit, l’Ange dit à Tobie qu’il obtien­dra la bénédiction, c’est-à-dire Dieu lui-même, qui se communique à l’âme par le moyen de la seconde nuit, c’est-à-dire de la foi. Cette communication est si secrète et si intime, qu’elle est pour l’âme une autre nuit, d’autant plus qu’elle a lieu en bien plus profonde obscurité que les deux premières, ainsi que nous allons le dire. Cette troi­sième nuit, qui d’ordinaire est marquée pour l’âme d’épais­ses ténèbres, est immédiatement suivie de l’union à l’Époux, c’est-à-dire à la Sagesse de Dieu.

L’Ange dit encore à Tobie qu’après la troisième nuit il s’unira à son épouse dans la crainte du Seigneur. Or, quand la crainte est parfaite, l’amour divin l’est aussi ; et alors a lieu la transformation de l’âme en Dieu par amour.

Ces trois nuits ne forment en réalité qu’une seule nuit se composant de trois parties, comme la nuit naturelle. La première, qui est celle du sens, peut se comparer aux heures où nous perdons de vue les objets. La seconde, qui est la foi, est figurée par le milieu de la nuit, qui est totalement obscur. La troisième est représentée par l’aube, qui figure Dieu même, et cette partie de la nuit précède immédiate­ment la lumière du jour. Afin d’éclaircir davantage le sujet, nous allons traiter tous ces points séparément.34


LA Montée DU CARMEL 39

CHAPITRE III. PREMIÈRE CAUSE DE CETTE NUIT : LE RENONCEMENT A L’APPÉTIT EN TOUTES CHOSES. POURQUOI CE RENONCEMENT S’APPELLE UNE NUIT.

Nous donnons ici le nom de nuit au renoncement, quant à l’appétit, au goût des choses de ce monde. La nuit est la privation de la lumière, et par suite, la privation de tous les objets que la lumière nous permet de voir, de façon que la puissance visuelle se trouve dans l’obscurité par rapport à tous les objets et s’en voit totalement privée. Ainsi, la mortification de l’appétit peut être regardée comme une nuit pour l’âme, puisque quand l’âme se prive du goût de l’appétit en toutes choses, elle demeure comme dans l’obscurité et dans un dénuement général. De même que la puissance visuelle se repaît et se nourrit des objets, qui sont visibles par le moyen de la lumière et deviennent invisibles quand la lumière disparaît, de même l’âme se repaît et se nourrit par le moyen de l’appétit de tous les objets qui peuvent se goûter par les sens. L’appétit une fois éteint, ou pour mieux dire, une fois mortifié, l’âme cesse de se repaître du goût de tous ces objets et se trouve quant à l’appétit dans l’obscurité et le dénuement complet.

Donnons un exemple par rapport à chacun des sens. Si l’âme prive son appétit du goût de tout ce qui peut flatter le sens de l’ouïe, elle se trouve par rapport à ce sens dans l’obscurité et le dénuement. Si elle se prive du goût des odeurs agréables qu’elle peut percevoir par le sens de l’odorat, elle reste de même par rapport à ce sens dans les ténèbres et dans le vide. Si elle se prive du goût de tous les aliments qui peuvent satisfaire le palais, elle est, par rapport à ce sens, dans l’obscurité et le dépouillement. Finalement, si elle se mortifie par rapport à toutes les jouissances et à toutes les satisfactions que le sens du toucher peut lui apporter, elle se trouve encore par rapport à ce sens dans l’obscurité et le dénuement. Ainsi l’âme qui se sera privée et dépouillée du goût qu’on peut prendre en toutes choses, en mortifiant son appétit par rapport à toutes ces choses, se trouve, nous sommes en droit de le dire, comme dans la nuit et dans l’obscurité, elle est comme dans le vide de toutes choses.

En voici la raison. D’après les philosophes, l’âme, au moment où Dieu l’infuse dans le corps, est comme une table rase et parfaitement lisse, où rien n’est représenté. Elle ne reçoit naturellement que ce qui lui vient par les sens. Tout le temps qu’elle est unie au corps, elle se trouve dans une prison ténébreuse et ne connaît que ce qui lui est donné d’apercevoir par les fenêtres de sa prison, et si elle ne voyait rien par cette voie, elle ne connaîtrait quoi que ce soit. Les sens sont comme les fenêtres de sa prison. Si donc elle rejette et refuse ce qui lui vient par les sens, elle se trouve, nous pouvons le dire, dans le vide et les ténèbres, puisque, nous venons de le montrer, la lumière ne peut pénétrer en elle par d’autres ouvertures.

À la vérité, il lui est impossible de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas goûter, de ne pas sentir, et pourtant, si elle rejette et refuse ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, et le reste, elle n’en est ni plus touchée ni plus embarrassée que si elle ne le voyait ni ne l’entendait. De même, celui qui ferme volontairement les yeux se trouve dans les ténèbres, exactement comme l’aveugle qui n’a pas la faculté de voir. C’est ainsi que David disait : Pauper sum ego et in laboribus a juventute mea 1. C’est-à-dire : Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse. Il se disait pauvre, bien que mani -

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festement il fût riche, parce qu’il ne mettait pas son affection dans les richesses, en sorte que c’était pour lui comme si en réalité il eût été pauvre. Mais s’il avait été pauvre de fait et non de volonté, il n’aurait pas été véritabIement pauvre, puisque son âme aurait été riche et abondante quant à l’appétit.

C’est dans le même sens que nous appelons ce dénuement une nuit pour l’âme. Nous ne parlons pas ici du manquement effectif, car il ne dénue point l’âme si elle garde le désir de ce qui lui manque. Nous parlons du dénuement de l’appétit et du goût par rapport à tous les biens de ce monde, dénuement qui rend l’âme libre et vide, même en les possédant. En pareil cas, les choses de ce monde n’occupent point l’âme et ne lui nuisent point, parce qu’elles ne pénètrent pas en elle. Ce qui lui nuit, c’est le désir, c’est l’appétit qui subsiste en elle par rapport à ces biens35.

Ce premier genre de nuit, comme nous l’expliquerons plus loin, regarde la partie sensitive de l’âme. C’est l’une des deux nuits par lesquelles, nous l’avons dit plus haut, l’âme doit passer pour arriver à l’union. Voyons maintenant combien il est avantageux à l’âme de sortir de sa demeure dans cette nuit obscure du sens, pour s’avancer vers l’union divine.

CHAPITRE IV. NÉCESSITÉ POUR L’ÂME DE PASSER PAR CETTE NUIT OBSCURE DU SENS, C’EST À DIRE DE MORTIFIER SES APPÉTITS, POUR ATTEINDRE L’UNION DIVINE.

La raison pour laquelle il est nécessaire à l’âme qui veut atteindre l’union divine, de passer par cette nuit obscure de la mortification des appétits et du renoncement au plaisir qu’apportent les choses de ce monde, c’est que toutes les affections aux créatures sont devant Dieu de pures ténèbres, et l’âme qui en est revêtue devient incapable d’être investie par la pure et simple lumière de Dieu. Il lui faut donc rejeter ces affections, car la lumière ne peut s’adapter aux ténèbres, selon cette parole de saint Jean Tenebrae eam non comprehenderunt 1. C’est-à-dire : Les ténèbres n’ont pu recevoir la lumière.

Deux contraires, nous dit la philosophie, ne peuvent se rencontrer en un même sujet. Or les ténèbres, c’est-à-dire l’affection aux créatures, et la lumière, qui est Dieu, sont opposées entre elles ; elles n’ont ni ressemblance ni convenance, ainsi que saint Paul l’enseignait aux Corinthiens par ces paroles : Quae societas luci ad tenebras 2 ? C’est-à-dire : Quelle société peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres ? Donc la lumière de l’union divine ne peut s’établir dans une âme, si tout d’abord l’affection aux créatures n’en est bannie.

Pour mieux entendre ceci, il faut savoir que l’affection, l’attache à la créature, égale l’âme à la créature, et plus l’affection est vive, plus grande est l’égalité, la ressemblance. C’est que l’amour assimile l’amant à l’objet aimé.

1 Joan., 1, 5. 2 II Cor., vi, 14.

Aussi David, parlant de ceux qui donnaient leur cœur aux idoles, s’écriait-iI : Similes illis fiant qui faciunt ea et omnes qui confidunt in eis 1 ! C’est-à-dire : Que ceux qui les font et placent en elles leur confiance, leur deviennent semblables ! Ainsi, celui qui aime la créature tombe aussi bas que la créature et en quelque façon plus bas, parce que l’amour non seulement égale l’amant à l’objet de son amour, mais l’abaisse au-dessous de lui.

Dès lors donc que l’âme aime quelque chose hors de Dieu, elle se rend incapable de la véritable union avec Dieu36 et de la transformation en lui. En effet, la bassesse de la créature est beaucoup plus incompatible avec la sublimité du Créateur que les ténèbres ne le sont avec la lumière. Le ciel et la terre avec tout ce qu’ils renferment, si on les compare à Dieu, ne sont rien. Jérémie nous l’assure par ces paroles Aspexi terram, et ecce vacua erat et nihili ; et cœlos, et non erat lux in eis 2. J’ai regardé la terre, dit-il, je l’ai trouvée vide et un pur néant ; j’ai regardé les cieux, et ils étaient sans lumière. En déclarant que la terre était vide, le prophète donne à entendre que tout ce qu’elle contient n’est rien et qu’elle-même n’est rien. En disant que les cieux étaient dépourvus de lumière, il nous apprend que tous les flambeaux du firmament, comparés à Dieu, sont de pures ténèbres.

En effet, toutes les créatures considérées à ce point de vue ne sont rien, et l’affection qu’elles inspirent moins que rien, puisqu’elle est un obstacle à la transformation en Dieu et une privation de cette transformation, de même que les ténèbres ne sont rien et moins que rien, en tant qu’elles nous privent de la lumière. Et comme celui qui est opprimé par les ténèbres ne perçoit pas la lumière, ainsi l’âme qui met son affection dans la créature ne peut s’adapter à Dieu, et tant qu’elle ne s’en détachera point, elle ne pourra ni jouir de Dieu ici-bas par la transformation d’amour ni jouir de lui dans l’autre vie par la claire vision.

Mais venons au détail.

Il ressort de ce que nous venons de dire que tout l’être des créatures, comparé à l’Être infini de Dieu, n’est rien. Par conséquent, l’âme qui donne son affection à la créature n’est rien, elle aussi, et est même moins que rien, puisque, comme nous l’avons montré, l’amour établit l’égalité et la ressemblance entre ceux qui s’aiment et abaisse même l’amant au-dessous de l’objet de son amour. L’âme qui en est là 1 ne pourra donc en aucune façon s’unir à l’Être infini de Dieu, puisque ce qui n’est pas ne peut s’adapter à ce qui est. Donnons quelques exemples.

Toute la beauté des créatures, comparées à l’infinie Beauté de Dieu, est une souveraine laideur, selon la parole de Salomon dans les Proverbes : Fallax gratia et vana est pulchrituclol 3. La grâce est trompeuse et la beauté est vaine. L’âme attachée à la beauté d’une créature, quelle qu’elle soit, contracte aux yeux de Dieu une souveraine laideur. Or une âme entachée de laideur ne peut se transformer en la Beauté qui est Dieu, parce que la laideur est incompatible avec la beauté.

Tous les agréments et tous les charmes des créatures, comparés aux charmes de Dieu, ne sont que désagrément et souveraine amertume. Par conséquent, l’âme qui s’éprend des agréments et des charmes des créatures est souverainement disgracieuse et désagréable aux yeux de Dieu. Elle est donc incapable des charmes et de l’infinie beauté de Dieu, parce que ce qui est disgracieux est immensément éloigné de ce qui est infiniment gracieux. Toute la bonté des créatures qui sont dans le inonde, comparée à l’infinie

1 Ps. CXIII,

2 JEREM., IV, 23.

3 Prov., xxxi, 30.

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bonté de Dieu, n’est que malice, parce que Dieu seul est boni. Par conséquent, l’âme qui place son cœur dans les biens de ce monde est souverainement mauvaise aux yeux de Dieu, et de même que la malice est incompatible avec la bonté, ainsi cette âme est incapable de s’unir avec Dieu, qui est la souveraine Bonté.

Toute la sagesse du monde, toute l’habileté humaine, comparée à l’infinie Sagesse de Dieu, est le comble de l’ignorance, ainsi que saint Paul l’écrivait aux Corinthiens Sapientia hujus mundi stultitia est apud Deum 2. La sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Par conséquent, toute âme qui compte sur son savoir et ses talents pour s’unir à la Sagesse de Dieu est souverainement ignorante aux yeux de Dieu ; elle demeurera extrêmement éloignée de la Sagesse, parce que l’ignorance ne sait ce que c’est que la sagesse. Toujours suivant saint Paul, une pareille sagesse est folie devant Dieu, parce qu’au jugement de Dieu ceux qui se croient savants ne sont que des ignorants. C’est d’eux que parlait l’Apôtre quand il écrivait aux Romains Dicentes se esse sapientes, stulti facti sunt 3. C’est-à-dire En se croyant sages, ils sont devenus insensés. Ceux-là seulement ont la Sagesse de Dieu qui, se regardant comme des enfants et des ignorants, déposent leur savoir pour servir Dieu avec amour. Cette sorte de sagesse est celle qu’enseignait saint Paul lorsqu’il écrivait aux Corinthiens Si quis videtur inter vos sapiens esse in hoc sceculo, stultus fiai ut sit sapiens. Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum 4. : Si quelqu’un parmi vous croit être sage, qu’il se fasse ignorant pour être sage, parce que la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Par conséquent, pour s’unir à la Sagesse de Dieu, l’âme doit marcher en ignorance plutôt qu’en connaissance.

1 Solus Deus bonus. (Luc., xviii, 19.)

2 1 Cor. in 19.

2 Rom., 1, 22.

4 1 Cor., Ill, 18-19.

LA Montée DU CARMEL 45

Toute la domination, toute la liberté du monde, comparée à la liberté et à la souveraineté de l’Esprit de Dieu, n’est que servitude, resserrement et captivité. Par conséquent l’âme éprise des prééminences, des postes élevés et de la libre satisfaction de ses appétits, est aux yeux de Dieu non une fille, mais une personne de vile extraction, une esclave, une prisonnière, et c’est comme telle qu’elle en est traitée, parce qu’elle a refusé de suivre son saint enseignement : Celui qui voudra être le plus grand sera le moindre, et celui qui voudra être le moindre sera le plus grandi. Cette âme est incapable de la royale liberté de l’esprit qui s’acquiert par l’union divine, parce que la servitude est incompatible avec la liberté. Un cœur assujetti à ses caprices ne peut être la demeure de la liberté, parce qu’il est captif et que la liberté ne réside que dans celui qui est libre, qui a un cœur filial. C’est pour cela que Sara dit à Abraham, son mari, de chasser l’esclave et son fils, parce que le fils de l’esclave ne pouvait pas être héritier avec le fils de la femme libre 2.

Toutes les saveurs et toutes les délectations que la volonté peut trouver dans les choses du monde, si on les compare aux délices et aux délectations divines, ne sont que peine, tourment, amertume. Celui qui y colle son cœur est donc, aux yeux de Dieu, digne de peine, de torture et de souveraine amertume ; aussi ne pourra-t-il jamais parvenir aux délices de l’embrassement de Dieu et de l’union divine, puisque ce qu’il mérite, c’est la peine et l’amertume. Toutes les richesses et toute la gloire créées, mises en regard de la richesse, qui est Dieu, étant le comble de l’indigence et de la misère, l’âme qui les possède et qui les aime est souverainement pauvre et misérable devant Dieu ; aussi est-elle incapable de parvenir à l’état de richesse

1 Qui major est in l’obis, fiai sicut minor ; et qui prœcessor est, sicut ministrolor. (Luc., xxii, 26.)

2 Gen., xxi, 10.

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sont avec elle et en elle, et non où ils les cherchent ; que les trésors de la justice habitent en elle ; qu’ils se trompent en donnant du prix aux choses de ce monde, parce que ses biens à elle sont infiniment meilleurs. Le fruit qu’elle porte vaudra mieux pour eux que l’or et les pierres précieuses, et le trésor qu’elle engendre dans les âmes surpasse l’argent choisi après lequel ils courent : par où il faut entendre toutes les affections de ce monde et de gloire qui s’appelle la transformation en Dieu, parce que ce qui est pauvre et misérable est souverainement éloigné de ce qui est souverainement riche et glorieux.

Or, la divine Sagesse, émue de compassion pour ses créatures, qui s’entachent de laideur, de bassesse, de misère et de pauvreté, en aimant ce qui est beau et riche au jugement du monde, s’écrie au Livre des Proverbes : O vini,
ad vos clamito, et vox mea ad filios hominum. Intelligite, parvuli, astutiarn, et insipientes animadvertite. Audite,
quoniam de rebus magnis locutura sum… Mecum suntdivitice et gloria, opes superbe et justitia. Melior est enim
fructus meus auro et lapide pretioso, et genimina mea argentoelecto. In vifs justitiœ ambulo, in medio semitarum judicii, ut ditem diligentes me et thesauros eorum repleam
1. C’est-à-dire : O créatures raisonnables, je crie vers vous ! Je fais entendre ma voix aux oreilles des enfants des hommes. Apprenez, petits enfants, la finesse, et vous, insensés, ayez de l’intelligence. Écoutez-moi, car j’ai de grandes choses à vous dire. Et plus loin, elle dit : Entre mes mains sont les richesses et la gloire, les magnificences et la justice, car le fruit que je porte est meilleur que les pierres précieuses, et mes générations valent mieux que l’argent le plus pur. Je marche dans les voies de la justice, au milieu des sentiers du jugement, afin d’enrichir ceux qui m’aiment de remplir leurs trésors.

La divine Sagesse s’adresse ici à tous ceux qui placent leur cœur et leur affection dans les choses de ce monde. Elle les appelle petits enfants, parce qu’ils se rendent sem­blables aux petits objets qu’ils aiment. Aussi leur dit-elle d’apprendre la finesse et de bien savoir qu’elle-même traite de grandes choses, et non, comme eux, de petites. Elle leur déclare que les richesses et la gloire qu’ils ambitionnent

LA Montée DU CARMEL 49

CHAPITRE V. SUITE DU MÊME SUJET. — ON PROUVE PAR DES TEXTES ET DES FIGURES TIRÉS DE LA SAINTE ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE D’ALLER À DIEU PAR CETTE NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION DE L’APPÉTIT EN TOUTES CHOSES.

Par ce qui vient d’être dit, on peut se faire quelque idée de la distance qui sépare les créatures, prises en elles-mêmes, de Dieu considéré en lui-même. On peut comprendre aussi comment les âmes qui placent leur affection dans les créatures s’éloignent de Dieu de toute la distance qui sépare le Créateur de la créature, puisque l’amour, nous l’avons montré, crée l’égalité et la ressemblance. Saint Augustin, qui comprenait toute l’étendue de cette distance, disait à Dieu dans ses Soliloques : « Malheureux que je suis ! Quand donc mon obliquité sera-t-elle redressée au niveau de votre souveraine rectitude ?... Vous êtes véritablement bon, et je suis mauvais ; vous êtes compatissant, et je suis plein de dureté ; vous êtes saint, et je suis rempli de misères ; vous êtes juste, et je suis injuste ; vous êtes lumière, et je suis aveugle ; vous êtes la vie, et je suis mort vous êtes le remède, et je suis malade ; vous êtes la suprême vérité, et je ne suis sur tous les points que vanité 1. » Tout ceci est de saint Augustin.

C’est donc une souveraine ignorance, de la part de s’âme, de se figurer pouvoir atteindre le sublime état de l’union avec Dieu sans vider auparavant son appétit de tous les objets naturels et surnaturels qui, ainsi que nous le dirons, peuvent lui devenir une entrave. Il y a, en effet, une incalculable distance entre ces objets et le bien dont l’âme

1 Soliloq., ch. ii. (Migne, Patr. lat., T. XL, p. 866.)

entre en possession dans l’état d’union, ce bien n’étant autre que la transformation en Dieu. C’est pour cela que le Christ Notre-Seigneur, nous enseignant le chemin qui y conduit, nous dit en saint Luc : Qui non renuntiat omnibus gime possidet, non potest meus esse discipulus 1. C’est-à-dire Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple.

Ceci est de toute évidence. Le Fils de Dieu est venu enseigner à mépriser toutes choses, pour se mettre en état de recevoir en soi le trésor sans prix de l’Esprit de Dieu, et tant que l’âme ne se dépouille pas de tout, elle n’a pas en elle la capacité voulue pour recevoir ce divin Esprit en pure transformation.

Nous en avons une figure dans le Livre de l’Exode. Nous y lisons que Dieu ne donna aux enfants d’Israël le pain du ciel, c’est-à-dire la manne, que lorsque la farine qu’ils avaient apportée d’Égypte leur manqua. Il nous faisait entendre par là que la première chose est de renoncer à tout, parce que l’aliment des anges n’est point fait pour le palais qui cherche la saveur des hommes. Non seulement l’âme qui s’arrête à des goûts étrangers et s’en repaît est incapable de l’Esprit de Dieu, mais elles irritent gravement la divine Majesté, celles qui, prétendant à l’aliment spirituel, ne se contentent pas de Dieu seul et veulent en même temps conserver le désir et l’affection des autres choses. C’est ce que l’Écriture sacrée nous fait voir clairement, lorsqu’elle dit que les israélites, étant mécontents d’un aliment si léger, souhaitèrent et demandèrent de la chair 2. Elle ajoute que le Seigneur entra contre eux dans une grande colère, parce qu’ils voulaient mêler une nourriture vile et grossière à un aliment si élevé et si simple, qui renfermait en soi la saveur et la substance de tous les aliments.

1 Luc., xiv, 33. 2 Num, xi, 4.

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Aussi, alors qu’ils avaient encore à la bouche la chair objet de leurs désirs, suivant la parole de David : Ira Dei descendit super eos 1, la colère divine descendit sur eux ; le feu tomba du ciel et en consuma plusieurs milliers. C’était, en effet, chose indigne aux yeux de Dieu, que d’aspirer à un autre aliment quand on recevait le pain du ciel.

Oh ! si les personnes spirituelles savaient quels biens elles perdent et de quelle abondance de grâces elles se privent, pour ne pas se résoudre à retirer leur appétit des bagatelles ! Elles trouveraient dans le très simple aliment spirituel, figuré par la manne, le goût de toutes les autres choses, pourvu qu’elles ne veuillent en goûter aucune. Mais parce qu’elles refusent de le faire, ce goût, elles ne l’ob­tiennent pas.

De même, si les enfants d’Israël ne percevaient point le goût de tous les aliments, qui se trouvait dans la manne, la raison en est qu’ils portaient ailleurs leurs désirs. Ce n’est pas que la manne manquât du goût et de la force qu’ils pouvaient désirer, mais ils ne l’y trouvaient point, parce qu’ils voulaient autre chose. Sans aucun doute, celui qui veut quelque autre chose avec Dieu fait peu d’estime de Dieu, puisqu’il met dans une même balance avec Dieu ce qui est à une souveraine distance de Dieu. C’est une vérité d’expérience que lorsque la volonté s’affectionne à un objet, elle en fait plus de cas que de tout autre, même bien supé­rieur, mais qui lui plaît moins. Que si elle veut goûter à la fois l’un et l’autre, elle fait forcément injure à l’objet supérieur, puisqu’elle le met au niveau de l’objet inférieur.

Rien n’est égal à Dieu. L’âme qui aime avec lui quelque autre chose et s’y attache fait donc à Dieu une grave injure. Que sera-ce, si elle préfère cette chose à Dieu même ?

1 Ps. Lxxvii, 31.

C’est également ce que le Seigneur signifiait quand, ordon­nant à Moïse de venir s’entretenir avec lui sur la montagne, il voulut non seulement qu’il montât seul et laissât les enfants d’Israël dans la plaine, mais qu’il fût interdit aux animaux eux-mêmes de paître sur le penchant de la mon­tagne 1. On nous marquait par là que l’âme appelée à gravir la montagne de la perfection pour entrer en commu­nication avec Dieu, doit non seulement renoncer à toutes choses et les laisser en bas, mais se dénuer aussi de ses appétits, représentés par les animaux, et leur interdire de paître en vue de la montagne. En d’autres termes, elle ne doit s’arrêter à rien de ce qui n’est pas purement Dieu, en qui viennent se perdre tous les désirs de l’âme arrivée à l’état de perfection.

Ainsi, dans la voie et l’ascension dont. nous parlons, le soin habituel de l’âme doit être de renoncer à ses appétits, et plus elle mettra d’empressement à le faire, plus vite elle atteindra le terme. Mais tant que ses appétits subsisteront, qu’elle le sache bien, elle n’arrivera pas, quelques vertus qu’elle pratique par ailleurs, parce que ces vertus, elle ne les pratiquera jamais dans leur perfection, qui consiste pour une âme à être vide, nue et dégagée de tout appétit.

Nous avons de ceci une autre figure bien frappante dans la Genèse. Nous y lisons que le patriarche Jacob voulant gravir la montagne de Béthel pour y élever un autel destiné à sacrifier au Seigneur, il ordonna trois choses à ses gens : d’abord de rejeter tous les dieux étrangers, ensuite de se purifier, enfin de changer leurs vêtements 2. Par où l’on nous donne à entendre que. l’âme désireuse de gravir la montagne de la perfection, pour faire d’elle-même un autel d’où monteront vers Dieu des sacrifices d’amour pur, de louange, de révérence très pure, doit, avant de s’élever

1 Exod., xxxiv, 3. 2 Gen., xxxv, 2.

52 LA Montée DU CARMEL 53

vers le sommet, accomplir les trois actes marqués plus haut. Il faut qu’elle rejette tous les dieux étrangers, c’est-à-dire les affections et les attaches profanes, ensuite qu’elle se purifie des traces que ces sortes d’appétits ont laissées en elles, et cela au moyen de la nuit obscure du sens, en se dépouillant de ses appétits et en faisant une pénitence convenable. Enfin, il faut qu’elle change ses vêtements, et c’est par le moyen des deux premiers actes que Dieu lui-même change ses anciens vêtements en nouveaux.

Au lieu de son entendement humain, il met en elle pour Dieu un entendement divin. Elle aime maintenant Dieu par Dieu même. Sa volonté est dépouillée de ses anciennes affections et de ses goûts humains. On a placé cette âme au sein de connaissances nouvelles et comme dans un abîme de délices, où elle se trouve dénuée de ses connaissances d’autrefois et des images qui les accompagnaient. En un mot, Dieu met un terme à tout ce qui, en elle, tenait encore du vieil homme — je veux dire à sa capacité naturelle — et revêt ses puissances d’une capacité surnaturelle, de façon que l’opération de cette âme, d’humaine qu’elle était, devient divine, ce qui est un effet de l’état d’union. L’âme n’est plus alors qu’un autel sur lequel Dieu est adoré au milieu des louanges et des chants d’amour, et il n’y a plus dans cette âme que Dieu seul.

C’est pour nous le signifier que le Seigneur donna l’ordre que l’autel où devait être placée l’Arche du Testament serait vide au dedans 1. Nous devions entendre par là à quel point Dieu veut trouver notre âme vide de toutes choses, pour qu’elle soit un digne autel de la divine Majesté37. Sur cet autel également il était défendu d’allumer un feu étranger, et jamais le feu sacré ne devait s’y éteindre au point que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, ayant offert sur l’autel un feu étranger, Aaron irrité les tua sur-le-champ devant l’autel 1.

Ceci nous montre que si notre âme aspire à devenir le digne autel de Dieu, son amour38 ne doit jamais y faire défaut et on n’y doit point mêler un feu étranger. Dieu ne permet à quoi que ce soit d’habiter en commun avec lui. Aussi lisons-nous au premier Livre des Rois que les Philistins ayant placé l’Arche du Testament dans le temple de leur idole, chaque jour, au lever du soleil, l’idole gisait à terre, et le dernier jour elle était en pièces.

Sachons-le bien, Dieu ne souffre dans une âme où il réside si intimement qu’une seule affection : celle de garder parfaitement la loi divine et de porter la croix de Jésus-Christ39. C’est pour cela que l’Écriture nous dit que Dieu ordonna de ne placer dans l’Arche, qui contenait la manne, que le livre de la Loi 2, avec la verge d’Aaron 3, qui signifiait la croix. L’âme, en effet, qui ne recherche autre chose que de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la croix de Jésus-Christ, est une arche véritable, renfermant la vraie manne qui est Dieu. Mais il faut qu’elle en vienne à porter en elle cette loi sainte et cette verge sacrée en toute perfection, sans admettre aucune autre chose.

CARMEL 55

CHAPITRE VI. DOMMAGES PRINCIPAUX QUE LES APPÉTITS CAUSENT A L’ÂME LE DOMMAGE PRIVATIF ET LE DOMMAGE POSITIF.

Pour donner plus d’évidence et de clarté à ce que nous venons d’établir, il ne sera pas sans utilité d’indiquer ici comment les appétits causent à l’âme deux dommages principaux. D’abord ils la privent de l’Esprit de Dieu, ensuite ils la fatiguent et la tourmentent, ils l’obscurcissent, la souillent et l’affaiblissent. C’est ce que déclarait Jérémie, ch. ii, par ces paroles : Duo enfin mala fecit populus meus me dereliquerunt fontem aquce vive, et loderunt sibi cisternas, cisternas dissipatas, quce continere non valent aquas 1. C’est-à-dire : Mon peuple a fait deux maux. Il m’a abandonné, moi, la source d’eau vive, et il s’est creusé des citernes rompues, qui ne peuvent retenir les eaux.

Un acte quelconque de l’appétit, s’il est désordonné, cause à la fois ces deux maux, l’un privatif, l’autre positif. Parlons d’abord du mal privatif. Il est évident que lors­qu’une âme s’affectionne à un objet créé quel qu’il soit, plus cet appétit tient de place en elle, moins cette âme a de capacité pour Dieu, car, ainsi que s’expriment les philo­sophes, deux contraires ne peuvent subsister en un même sujet. Or, nous l’avons dit au chapitre IV, l’amour de Dieu et l’affection pour la créature sont deux contraires : ils ne peuvent donc subsister ensemble. En effet, quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur ? Entre ce qui est sensible et ce qui est spirituel ? Ce qui est temporel et ce qui est éternel ? Entre l’aliment céleste, purement spirituel, et l’aliment purement sensible ? Entre le dénuement du Christ et l’attache à un objet quelconque ?40

1 Jerem., 11, 13.

Aussi, de même que dans la transformation naturelle on ne peut introduire une forme avant d’avoir expulsé du sujet la forme contraire qui s’y trouvait auparavant, parce que tant qu’elle subsiste elle fait obstacle à la forme nouvelle, par suite de l’opposition qu’elles ont l’une avec l’autre : de même, tant que l’âme s’assujettit à l’esprit animal et sensible, elle ne peut donner entrée au pur esprit spirituel.

C’est pour ce motif que notre Sauveur nous dit par la bouche de saint Mathieu : Non est bonum sumere panem filionen et mittere canibus 1. C’est-à-dire : Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le donner aux chiens. Et encore, par le même évangéliste : Nolite dare sanctum canibus 2. C’est-à-dire : Ne donnez pas aux chiens les choses saintes. Notre-Seigneur appelle ici enfants de Dieu ceux qui, par le renoncement à tous les appétits des créatures, se disposent à recevoir l’Esprit de Dieu dans sa pureté, et il compare aux chiens ceux qui repaissent leur appétit dans les créatures. Les enfants ont le droit de manger en compagnie de leur père, à sa table, et au même plat que lui, c’est-à-dire de se repaître de son esprit ; aux chiens reviennent les miettes qui tombent de la table. Or, il faut savoir que toutes les créatures sont des miettes tombées de la table de Dieu. C’est donc à bon droit que le nom de chiens est donné à ceux qui se repaissent des choses créées. On leur retire le pain des enfants, puisqu’ils refusent de s’élever des miettes des créatures à la table de l’Esprit incréé de leur Père. Et c’est très justement que, semblables aux chiens, ils sont constamment affamés, car les miettes servent plutôt à exciter l’appétit qu’à satisfaire la faim. C’est d’eux que parle David lorsqu’il dit : Famem patientur ut canes et circuibunt civitatem… Si vero non fuerint saturati et murmurabunt3. C’est-à-dire : Ils endureront

1 Matth., xv, 26. 2 ibid., viI, t3. 3 Ps. Lvin, 15-16.

la faim comme les chiens et feront le tour de la ville, mais ils ne seront pas rassasiés et feront entendre leurs plaintes.

C’est en effet le propre de celui qui est esclave de ses appétits d’être toujours mécontent et irrité, comme ceux que la faim tourmente. Quel rapport y a-t-il entre la faim que laissent les choses créées et le rassasiement qu’apporte l’Esprit de Dieu ? Aussi ce rassasiement incréé ne peut-il entrer dans l’âme si l’on n’en expulse tout d’abord la faim créée des appétits de l’âme, puisque, nous l’avons dit, deux contraires ne peuvent subsister en un même sujet. Ces contraires sont ici la faim et le rassasiement. Par où l’on peut voir que Dieu, en un sens, fait quelque chose de plus grand en purifiant et libérant une âme de ces oppositions, qu’en la créant de rien. En effet, ces appétits et ces affections contraires sont plus opposés à Dieu et lui offrent plus de résistance que le néant, car, lui, ne résiste pas.

En voilà assez sur le premier dommage que les appétits causent à l’âme, qui est la résistance à l’Esprit de Dieu. Parlons maintenant du second dommage, dont les effets sont multiples. Les appétits, en effet, fatiguent et tourmentent notre âme, ils l’obscurcissent, la souillent et l’affaiblissent. Nous traiterons séparément de chacun de ces effets.

En premier lieu, il est clair que les appétits lassent et fatiguent notre âme. Ce sont de petits enfants inquiets et mécontents, qui sont toujours à demander à leur mère une chose, puis une autre, sans qu’on ne parvienne jamais à les satisfaire. Comme celui qui creuse le sol dans le désir de trouver un trésor se fatigue et s’épuise, ainsi l’âme s’épuise et se lasse pour obtenir ce que réclament ses appétits ; et elle a beau l’obtenir, elle se lasse encore, parce que rien ne la satisfait. C’est qu’après tout, les citernes qu’elle creuse sont des citernes rompues, qui ne peuvent retenir l’eau destinée à étancher la soif. Isaïe nous le déclare lors-qu’il dit : Lassus adhuc sitit, et anima ejus vacua esti. C’est à-dire : Son appétit reste vide.

Oui, très réellement l’âme sujette à ses appétits se lasse et se fatigue. Elle est semblable au fiévreux, qui ne trouve point de repos que la fièvre ne l’ait quitté et qui sent à tout moment augmenter sa soif. C’est ce qui nous est marqué au Livre de Job : Cum satiatus tuent, arctabitur, oestuabit et omnis dolor irruet super eum 2. C’est-à-dire : Lorsqu’il aura satisfait son appétit, il se sentira plus endolori et plus appesanti, la chaleur de l’appétit ne fera que croître et toutes les douleurs tomberont sur lui. Oui, l’âme se lasse et souffre à cause de ses appétits, qui la blessent, l’agitent et la troublent, comme l’eau remuée par les vents. Ainsi cette âme est bouleversée par ses appétits, qui ne lui laissent de repos en aucun lieu ni en aucun objet. C’est de telles âmes qu’Isaïe nous dit : Impii quasi mare fervens, quod quiescere non potest 3. Le cœur du méchant est comme la nier en ébullition. En vérité, celui-là est du nombre des méchants qui ne dompte point ses appétits.

L’âme qui cherche à les satisfaire se lasse et souffre, nous l’avons dit. Elle est comme un affamé qui ouvrirait la bouche pour se rassasier de vent et qui, loin de se rassasier, se dessécherait davantage, parce qu’un pareil aliment n’est pas celui qui lui convient. Jérémie nous dit à ce sujet : In desiderio animce suce attraxit ventum amoris sui 4. C’est-à-dire : Pour satisfaire l’appétit de sa volonté, l’âme a attiré à soi le vent de son affection. Et aussitôt, pour montrer la sécheresse où elle demeure, il lui donne cet avis : Prohibe pedern tuum a nuditate et guttur tuum a siti 5. Ce qui veut dire Retire ton pied — à savoir ta pensée — de la nudité et ton gosier de la soif. En d’autres termes : Retire ta volonté de la satisfaction de ton appétit, qui ne fait que te dessécher davantage.

De même encore que l’homme vain se lasse et se fatigue au jour de son espérance, lorsqu’il a brandi sa lance dans le vide, ainsi l’âme se fatigue et se lasse au milieu de ses appétits et de la satisfaction de ses appétits, qui ne font que creuser le vide et la faim qu’elle porte en elle-même. C’est que, selon la locution vulgaire, l’appétit est comme le feu, qui flambe à proportion du bois qu’on lui jette, et qui, après l’avoir consumé, s’arrête. L’appétit est même de pire condition, car le feu décroît quand le bois lui manque, mais pour l’appétit, la matière a beau manquer, l’accroissement qu’il a pris, grâce à la satisfaction qu’on lui a donnée, continue à subsister. Au lieu de décroître comme le feu auquel le combustible fait défaut, il cause à l’âme une fatigue qui va jusqu’à l’épuisement, parce que la faim augmente et que l’aliment diminue. Isaïe a décrit cet effet lorsqu’il a dit : Declinabit ad dexteram et esuriet ; et comedet ad sinistram et non saturabitur 1. Ce qui veut dire : Il déclinera sur la droite et souffrira la faim ; il tournera sur la gauche et ne sera point rassasié.

En effet, quand ceux qui ne mortifient point leur appétit se tournent vers la droite, c’est-à-dire vers Dieu, ils souffrent très justement la faim, parce qu’ils sont indignes de se rassasier de la nourriture spirituelle. Et très justement aussi, lorsqu’ils se repaissent à gauche, c’est-à-dire lorsqu’ils satisfont leur appétit sur quelque objet créé, ils ne sont pas rassasiés, puisqu’ils se détournent de ce qui seul peut les satisfaire et se repaissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc de toute évidence que les appétits lassent notre âme et la font souffrir.41

1 Is., xxix, 8.

2 Job, xx, 22. Is., ix, 20.

CHAPITRE VII. LES APPÉTITS TOURMENTENT NOTRE ÂME.

Les appétits causent à l’âme un second genre de dommage positif. Ils l’affligent et la tourmentent, à la manière d’une personne que l’on fixerait en un lieu avec des cordes et qui ne pourrait trouver de repos qu’on ne la délie42. C’est de ces âmes que David disait : Funes peccatorum circumplexi sunt me 1. Les liens de mes péchés, c’est-à-dire de mes appétits, m’ont douloureusement enserré. Et de même que souffre et gémit celui qui s’étend nu sur des épines et des pointes acérées, ainsi souffre et gémit l’âme qui repose sur ses appétits. Ils la blessent, la piquent et la tourmentent, comme feraient des épines. C’est d’eux que David disait encore : Circumdederunt me sicut apes et exarserunt sicut ignis in spinis 2. C’est-à-dire : Ils m’ont environné comme des abeilles et percé de leurs dards ; ils se sont enflammés contre moi, comme le feu dans les épines. C’est qu’au milieu des appétits, qui sont les épines, le feu de l’angoisse et de l’affliction va croissant.

De même que le bouvier, dans le désir qu’il a de la moisson, pique et tourmente le bœuf sous la charrue, de même la concupiscence, pour obtenir ce qu’elle désire, tourmente l’âme asservie à l’appétit.

Nous avons de ceci une vive image dans le désir violent qui tourmentait Dalila de savoir où résidait la force extraordinaire de Samson. L’Écriture nous dit que ce désir l’aiguillonnait et la torturait au point de la faire tomber en défaillance et presque de lui ôter la vie. Defuit anima ejus et ad mortem usque lassata est 3.

I Ps., cxvIii, 61.

2 Id., cxvii, 12. 3 Judic., xvi, 16.

Is., ix, 20.

60 LA Montée DU CARMEL 61

Plus l’appétit est violent, plus il tourmente une âme, en sorte que, autant nous entretenons d’appétits, autant nous nourrissons de tourments, et plus nombreux sont les appétits, plus nombreux sont les tourments. C’est alors que se réalise pour l’âme en cette vie ce qu’il est dit de Babylonie dans l’Apocalypse : Quantum glorificavit se et in deliciis fuit, tantum date illi tormenturn et luctum 1. Ou, en d’autres termes : Autant elle a voulu s’élever et satis­faire ses appétits, autant versez-lui de tourments et d’an­goisses.

De même que nous voyons affligé et torturé un homme tombé aux mains de ses ennemis, ainsi est torturée et affligée l’âme qui se laisse emporter par ses appétits. Nous en voyons une figure au Livre des Juges. Le vaillant Samson, auparavant libre et robuste, et qui était Juge en Israël, tomba au pouvoir de ses ennemis. Ils le dépouil­lèrent de sa force, lui arrachèrent les yeux et l’obligèrent à tourner la meule d’un moulin, par où ils le tourmentèrent et l’affligèrent à l’excès. C’est ce qui arrive à une âme en laquelle vivent et prédominent les appétits, ses ennemis. Ils commencent par l’affaiblir et l’aveugler, ainsi que nous le dirons tout à l’heure, puis ils l’affligent et la tourmentent en l’attachant à la roue de la concupiscence. Or les liens qui la tiennent captive ne sont autres que ses appétits.

Le Seigneur, ému de compassion43 envers ceux qui, au prix de tant de peine et si fort à leurs dépens, travaillent à satisfaire dans les créatures la faim et la soif de leurs appétits, leur dit par Isaïe : Omnes sitientes, venite ad aquas, et qui non habetis argentum, properate, emite et comedite. Vende, emite absque argento et absque ulla cornmutatione vinum et lac. Quare appenditis argentum non in papi bus, et laborem vestrum non in saturitate ? Audite, audientes me, et comedite bonum, et delectabitur in crassitudine anima vestra 1. C’est-à-dire : Vous tous qui êtes tourmentés par la soif de vos appétits, venez aux eaux. Vous qui êtes munis de l’argent de la volonté propre, hâtez-vous, d’acheter de moi ce que j’ai à vous donner à manger. Venez, achetez mon vin et mon lait, c’est-à-dire la paix et la douceur spirituelle, sans l’argent de la volonté propre et sans aucune compensation ni échange de travail, comme vous le faites pour vos appétits. Pourquoi employez-vous l’argent de votre volonté propre pour acheter ce qui n’est point du pain — c’est-à-dire ce qui n’est point l’Esprit de Dieu ? — Et pourquoi appliquez-vous le travail de vos appétits à ce qui ne peut vous rassasier ? Venez, écoutez-moi, et vous vous nourrirez du bien que vous souhaitez, et votre âme sera dans les délices et l’abondance.

Venir à l’abondance, c’est sortir de tous les goûts des objets créés, car la créature tourmente et l’Esprit de Dieu met dans la joie. Aussi le Sauveur nous invite-t-il en saint Mathieu par ces paroles : Venite ad me omnes qui laboratis et onerati estis, et ego reficiam vos, et invenietis requiem animabus vestris 2. Comme s’il disait : Vous tous qui êtes tourmentés, affligés, accablés sous le poids de vos sollici­tudes et de vos appétits, sortez de tout cela et venez à moi, je vous referai, et vous trouverez pour vos âmes le repos que vous dérobent vos appétits, cette charge pesante dont David disait : Sicut onus grave gravatœ sunt super nie 3.

LA Montée DU CARMEL 63

CHAPITRE VIII. LES APPÉTITS OBSCURCISSENT ET AVEUGLENT NOTRE ÂME.

Le troisième dommage que les appétits causent à une âme est d’obscurcir et d’aveugler sa raison. De même que les vapeurs obscurcissent l’air et nous dérobent la lumière du soleil, de même que le miroir couvert d’un linge ne reçoit plus l’image qui lui est présentée, de même que l’eau envahie par la fange ne reproduit plus le visage de celui qui s’y considère, ainsi en est-il de l’âme envahie par les appétits. Son entendement obténébré ne permet plus ni au soleil de la raison naturelle ni au Soleil surnaturel de la Sagesse de Dieu de l’investir et de l’illuminer pleinement. Aussi David dit-il à ce sujet : Comprehenderunt me iniquitates mece et non potui ut viderem 1. C’est-à-dire : Mes iniquités se sont emparées de moi et il m’est devenu impossible de voir.

Par là même que l’entendement s’obscurcit, la volonté s’énerve, la mémoire s’engourdit et son opération se dérègle. Comme ces deux puissances dépendent de l’entendement, celui-ci vient-il à s’obscurcir, forcément elles tombent dans le trouble et le désordre. Aussi David s’écriait-il : Anima mea turbata est valde 2. C’est-à-dire : Mon âme a été profondément troublée. Ce qui revient à déclarer que ses puissances sont livrées au désordre. L’entendement en effet, comme nous l’avons montré, devient incapable de recevoir l’illumination de la Sagesse de Dieu, semblable à l’air obscurci qui ne peut plus recevoir la lumière du soleil. La volonté devient impuissante à s’attacher à Dieu au dedans d’elle-même par un embrassement d’amour pur, semblable au miroir couvert d’un linge qui ne peut plus renvoyer l’image qui s’offre à lui. Moins encore la mémoire, offusquée par les ténèbres de l’appétit, pourra-t-elle se remplir paisiblement de l’image de Dieu, semblable à l’eau fangeuse qui ne reproduit plus le visage de celui qui s’y considère.

L’appétit, enfin, aveugle et obscurcit l’âme elle-même, parce que l’appétit, en tant qu’appétit, est aveugle. De lui-même il est irraisonnable, et c’est la raison qui le conduit. De là vient qu’autant de fois l’âme suit son appétit, autant de fois elle s’aveugle. Alors celle qui voit se laisse conduire par celui qui ne voit pas, ce qui équivaut à faire deux aveugles. Quant à la conséquence, elle est exactement celle que Notre-Seigneur indique en saint Mathieu : Ccecus autem si cceco ducatum prcestet, ambo in foveam cadunt Lorsqu’un aveugle en conduit un autre, ils tombent tous les deux dans la fosse.

Les yeux sont de peu d’utilité au papillon, puisque l’attrait qu’exerce sur lui la lumière le conduit ébloui droit au brasier. Celui qui se repaît de ses appétits peut aussi être comparé au poisson attiré par la lumière : celle-ci lui sert de ténèbres, puisqu’elle l’empêche de voir le mal que les pêcheurs se préparent à lui faire. David confirme bien ceci lorsqu’il dit : Supercecidit ignis et non viderunt solem 2. C’est-à-dire : Il est tombé sur eux, le feu que brûle par sa chaleur et éblouit par sa lumière. C’est l’effet que l’appétit produit sur l’âme. H enflamme la concupiscence, en même temps qu’il éblouit l’entendement et l’empêche de voir sa propre lumière. L’éblouissement vient de ce que l’on place devant les yeux de quelqu’un une lumière autre que celle qui l’éclairait d’abord : alors la puissance visuelle

Ps. xxxix, 13. Ps. vi, 4. 1 Matth., xv, 14. 2 Ps. ivzi, 9.

64 LA Montée DU CARMEL 65

se repaît de la lumière interposée, qui lui dérobe la première. Ainsi l’appétit vient se placer tout proche de la vue de l’âme ; celle-ci se jette sur cette lumière et s’en repaît. Elle ne voit plus la brillante lumière de son entendement et ne la verra pas tant que durera l’éblouissement causé par l’appétit.

Il y a donc lieu de déplorer l’ignorance de quelques personnes, qui se chargent de pénitences déraisonnables et de beaucoup d’autres exercices de leur choix, se persuadant que ces exercices suffiront à les conduire à l’union avec la divine Sagesse. Il n’en sera rien, tant qu’elles ne travailleront pas diligemment à se défaire de leurs appétits. Si elles employaient à ce travail la moitié de la peine qu’elles se donnent par ailleurs, elles avanceraient plus en un mois que par tous leurs exercices en beaucoup d’années. La terre a besoin d’être cultivée pour porter du fruit, et sans culture elle ne produira que de mauvaises herbes : de même la mortification des appétits est indispensable au progrès de l’âme. J’ose même dire que tout ce qu’elle fera sans cette mortification lui sera aussi inutile pour avancer dans la perfection et dans la connaissance de Dieu, qu’une semence jetée sur une terre non travaillée est inutile au laboureur. Les ténèbres de l’âme et sa grossièreté subsis­teront tant que les appétits ne seront pas éteints.

Les appétits sont comme une taie ou des grains de pous­sière dans l’œil : tant qu’on ne les enlève point, ils empê­chent de voir. David comprenait bien la cécité de ceux qui en sont là, l’obstacle que mettent leurs appétits à la brillante lumière de la vérité et le déplaisir que Dieu en éprouve, quand il leur disait : Priusquam intelligerent spi nce vestrce rhamnum, sicut viventes, sic in ira absorbet eos 1. Ce qui revient à dire : Avant que vous vous soyez

1 Ps. LVII, 10

rendu compte de vos épines — c’est-à-dire de vos appétits, — il en sera pour vous comme pour les vivants que Dieu absorbe dans sa colère.

En effet, ces appétits qui vivent en l’âme, Dieu, avant que l’âme ait pu s’en rendre compte, les absorbera, soit en cette vie soit en l’autre, par le châtiment et la correction qui en feront la purgation. David nous dit que Dieu les absorbera dans sa colère, parce que la souffrance que cause ici-bas la mortification des appétits est un châtiment du ravage qu’ils ont fait dans l’âme.

Oh si les hommes savaient de quels trésors de divine lumière les prive cet aveuglement causé par leurs affections déréglées et par leurs appétits ! S’ils comprenaient dans quelles chutes journalières leurs désirs déréglés les entraî­nent, parce qu’ils ne prennent pas soin de les mortifier ! Quelque discernement dont on soit doué, quels que soient les dons de Dieu dont on se trouve enrichi, si l’on suit ses appétits, on en viendra indubitablement à s’aveugler, on tombera dans l’obscurité, on descendra peu à peu tou­jours plus bas. Qui n’eût jamais pensé qu’un homme aussi sage que Salomon, un homme enrichi de tant de dons de Dieu, en serait venu à un tel aveuglement, à un tel avilis­sement de la volonté, que d’élever des autels à des idoles sans nombre et, tout vieux qu’il était, de les adorer 1 ? C’est pourtant là que le conduisit son affection désordonnée pour les femmes, sa négligence à surmonter ses appétits et les inclinations de son cœur. Lui-même nous dit au Livre de l’Ecclésiaste qu’il ne refusait rien à son cœur de ce qu’il lui demandait 2.

De telles concessions à ses appétits eurent les plus ter­ribles conséquences. Dans les commencements sans doute

1 III Reg., xi, 1.

2 Omnia quce desideraverunt oculi mei, non negavi eis ; nec prohibui cor meum, quia omni voluptate frueretur. (Eccles., it, 10.)

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il usait de retenue, puis il en vint à ne les maîtriser aucunement, et peu à peu ils aveuglèrent et obscurcirent si bien son entendement, que cette grande et lumineuse sagesse qu’il avait reçue de Dieu s’éteignit, et dans sa vieillesse il en vint à délaisser Dieu.

Si les appétits non mortifiés eurent tant de puissance sur un homme parfaitement instruit de la distance qu’il y a entre le bien et le mal, que ne pourront-ils pas sur notre ignorance ? Le Seigneur disait au prophète Jonas, parlant des Ninivites : Ils ne savent pas faire la différence entre la droite et la gauche 1. À chaque pas, en effet, nous prenons le mal pour le bien et le bien pour le mal : c’est là une faiblesse qui nous est propre et naturelle. Que sera-ce si à ces ténèbres qui nous sont naturelles, l’appétit vient se joindre ? Suivant la parole d’Isaïe : Palpavimus sicut cceci parietem, et quasi absque oculis attrectavimus ; impegimus mendie, quasi in tenebris 2. Le prophète parle ici de ceux qui se plaisent à suivre leurs appétits. C’est comme s’il disait : Nous avons palpé la muraille comme des aveugles, nous avons tâté comme les gens privés de sa vue notre aveuglement est tel, qu’en plein midi nous donnons dans le bourbier comme s’il faisait nuit. C’est que celui qui est aveuglé par l’appétit a beau se trouver en pleine vérité, en pleine connaissance de ce qu’il convient de faire, il ne ie voit pas plus que s’il était dans les ténèbres.

1 Qui nesciunt quod sit inter dexterum et sinistram.

2 IS., LIX, 10.

CHAPITRE IX. LES APPÉTITS SOUILLENT NOTRE ÂME.

Les appétits causent à l’âme un quatrième dommage ils la maculent et la souillent. C’est ce que nous déclare l’Ecclésiastique lorsqu’il dit : Qui tetigerit picem, inquinabitur ab ea 1. C’est-à-dire : Celui qui touche la poix en demeure souillé. Toucher la poix, c’est satisfaire l’appétit de sa volonté en quelque objet créé. Il est à remarquer que dans ce texte le Sage compare les créatures à la poix. Et en effet, il y a plus de différence entre l’excellence de l’âme et tout ce que les créatures ont de meilleur qu’entre un diamant très limpide ou un or très pur, et de la poix. L’or et le diamant posés brûlants sur la poix en seront marqués et salis, parce que la chaleur aura attiré à eux la poix. Il en arrive de même à l’âme échauffée par l’appétit, lorsqu’elle s’applique à quelque objet créé. Par suite de la chaleur de son appétit, elle en est maculée et souillée.

Il y a plus d’opposition entre l’âme et les créatures corporelles qu’entre une liqueur parfaitement clarifiée et une fange impure. De même que cette liqueur se souillerait si elle se mêlait à la fange, de même l’âme qui attache son affection à la créature contracte une souillure, parce qu’elle se rend semblable à cette créature. De même encore que des traits de suie défigureraient un visage d’une parfaite beauté, de même les appétits déréglés défigurent et souillent une âme, cette âme qui est par elle-même la splendide et parfaite image de Dieu.

Jérémie, déplorant les ravages et la difformité que les

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affections désordonnées produisent en nos âmes, commence par représenter la beauté de ces âmes et en montre ensuite la difformité. Candidiores Nazarcei ejus nive, nitidiores Jacte, rubicundiores ebore antiquo, sapphiro pulchriores. Deni­grata est super carbones facies eorum, et non sunt cogniti in plateis 1. C’est-à-dire : Leurs cheveux — il parle de l’âme — sont plus blancs que la neige, plus éclatants que le lait, plus rouges que l’ivoire antique, plus beaux que le saphir. Leur visage est devenu plus noir que le charbon, et on ne les reconnaît plus sur les places publiques.

Par les cheveux il faut entendre ici les pensées et les affections de l’âme, qui, lorsqu’elles sont dirigées suivant la divine ordonnance, c’est-à-dire lorsqu’elles s’adressent à Dieu même, sont plus blanches que la neige, plus éclatantes que le lait, plus rouges que l’ivoire antique, plus belles que le saphir. Ces quatre figures marquent toutes les beautés et toutes les excellences des créatures corporelles, et l’âme, avec ses opérations représentées par les cheveux, est dite les surpasser toutes. Mais quand ses opérations sont déréglées et portées ailleurs que Dieu ne le veut, c’est-à-dire appliquées à la créature, alors, nous dit Jérémie, le visage de l’âme devient plus noir que le charbon.

Tels sont — et bien pires encore — les ravages causés à la beauté de notre âme par les appétits déréglés des choses de ce monde. C’est au point que si nous entreprenions de décrire la laideur et la difformité que ces appétits sont capables de produire dans l’âme, nous pourrions prendre pour termes de comparaison les amas de toiles d’araignées et les reptiles, voire même la difformité du cadavre et tout ce qui peut ici-bas se rencontrer ou s’imaginer d’immonde et de souillé.

1 Thren., iv, 7-8.

Il est vrai, l’âme déréglée reste, quant à sa nature, aussi parfaite qu’au moment où Dieu la créa ; mais quant à son être raisonnable, elle est devenue difforme, abominable, impure, ténébreuse, entachée non seulement des maux que nous énumérons, mais de bien d’autres encore. Cela est si vrai, qu’il suffit d’un seul appétit déréglé, même ne constituant pas un péché mortel, pour rendre l’âme ténébreuse, souillée, difforme, et tant qu’elle ne s’en purifie pas, elle est entièrement incapable de s’adapter à Dieu par une union, quelle qu’elle soit. C’est ce que nous verrons plus loin. Mais alors, je le demande, quelle sera la difformité de celle donc les passions sont totalement déréglées, de celle qui se livre sans frein à ses appétits. Combien est-elle éloignée de la pureté de Dieu !

Oui, les paroles sont impuissantes à représenter, l’entendement est incapable de comprendre les impuretés sans nombre dont les divers appétits souillent une âme. S’il était possible de l’exprimer et d’en donner une idée juste, ce serait chose surprenante et digne de larmes de voir comment chaque appétit, chacun suivant son genre et son degré d’intensité, apporte sa part, établit sa somme d’impureté et de laideur dans une âme, comment, dans un seul désordre de la raison, il peut se rencontrer d’innombrables variétés d’impureté, chacune ayant son caractère spécial.

L’âme du juste renferme en une seule perfection, qui est la droiture de l’âme, un nombre incalculable de dons très riches, de vertus d’éclatante beauté, chacune différente et gracieuse à sa manière, conformément à la multitude et à la diversité des amoureuses affections que l’âme dirige vers Dieu. De même, l’âme déréglée renferme une malheureuse diversité d’impuretés et de souillures que ses appétits impriment en elle, suivant la diversité de ces mêmes appétits se portant vers les choses créées.44

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Cette diversité d’appétits est fort bien décrite par le prophète Ezéchiel. Il nous déclare que Dieu lui fit voir à l’intérieur du temple, dépeint sur les murailles, tous les genres de reptiles qui se meuvent sur la terre et toute l’abomination des autres animaux impurs 1.

Dieu dit ensuite à Ezéchiel : Fils de l’homme, n’as-tu pas vu toutes les abominations que ceux-ci commettent, chacun dans le secret de sa retraite 2 ? Puis il ordonna au prophète de pénétrer plus avant, pour être témoin de plus grandes abominations. Ezéchiel nous rapporte qu’il vit là des femmes assises, pleurant Adonis, le dieu de l’amour. Dieu le fit entrer encore plus avant et lui annonça des abominations pires que les premières. Or le prophète vit là vingt-cinq vieillards qui tournaient le dos au temple 3.

Les divers reptiles et les autres animaux immondes, qui étaient peints dans le premier appartement du temple, représentent les pensées et les retours de l’entendement sur les objets vils et terrestres, et généralement sur les choses créées, qui toutes viennent se reproduire au vif dans une âme quand celle-ci en encombre son entendement, qui est comme le premier appartement de l’âme.

Les femmes qui se trouvaient dans le second appartement, occupées à pleurer le dieu Adonis, figurent les appétits qui résident dans la seconde puissance de l’âme, à savoir la volonté. Ils sont dits occupés à pleurer, parce qu’ils convoitent ce qui fait l’objet des affections de la volonté, c’est-à-dire les animaux immondes déjà gravés dans l’entendement.

Les hommes qui habitaient le troisième appartement représentent les imaginations et les souvenirs des créatures, que garde et rumine en elle-même la troisième puissance de l’âme, à savoir la mémoire. Il est dit que ces vieillards

LA Montée DU CARMEL 71

tournaient le dos au temple, parce que lorsque l’âme embrasse pleinement, selon ses trois puissances, un objet terrestre, on peut dire qu’elle tourne le dos au temple de Dieu, qui est la droite raison, car la droite raison n’admet en soi rien de créé.

Ce que nous avons dit suffit à donner une idée de la difformité de l’être naturel de l’âme, lorsqu’elle se livre à ses appétits. Si nous devions montrer en détail la laideur, en moindre degré, produite en l’âme par les imperfections, avec ses différentes variétés, dire ensuite celle qui naît des péchés véniels — plus accentuée que celle dont les imperfections sont la source — avec ses nombreuses variétés, représenter enfin la difformité causée par les appétits qui mènent droit au péché mortel, cette totale difformité de l’âme, avec toutes ses variétés, marquer de plus la diversité et la multitude de ces difformités, conformément à ces trois classes d’appétits, ce serait à n’en plus finir, et il n’est pas d’entendement, même angélique, qui soit capable de scruter parfaitement tout cela. Ce qu’il est important d’établir, c’est que tout appétit, quel qu’il soit, même tendant à l’imperfection la plus minime, souille et macule notre âme.

2 Ezech., vin, 10. 2 Ibid., 14.

LA Montée DU CARMEL 73

CHAPITRE X. LES APPÉTITS REFROIDISSENT ET AFFAIBLISSENT NOTRE ÂME DANS LA CARRIÈRE DE LA VERTU.

Les appétits causent à l’âme un cinquième dommage ils la refroidissent, l’affaiblissent, lui ôtent la force d’em. brasser la vertu et de persévérer dans sa pratique.

Par là même que la puissance de l’appétit se divise, l’âme a moins de force que s’il s’appliquait à un seul objet, et plus nombreux sont les objets auxquels son appétit s’applique, moins elle se donne à chacun d’eux. Aussi les philosophes enseignent-ils que la vertu unifiée est plus forte que la même vertu répandue. Il est donc évident que si l’appétit de la volonté se répand sur un objet étranger à la vertu, il devient très faible à l’égard de la vertu.

L’âme dont la volonté se partage sur des bagatelles est semblable à l’eau qui, trouvant une pente pour s’écouler, ne s’élève point en haut et se perd inutilement. Le patriarche Jacob comparait son fils Ruben à une eau qui s’écoule, parce qu’en commettant un certain péché, il avait lâché la bride à ses appétits. Tu es répandu comme l’eau, lui dit-il, tu ne croîtras point 1. Ou, en d’autres termes : parce que tu t’es répandu comme l’eau en suivant tes appétits, tu ne croîtras pas en vertu.

L’eau chaude, si elle ne se trouve pas dans un récipient fermé, perd facilement sa chaleur ; les essences aromatiques, si elles restent découvertes, perdent toute la force de leur parfum. Ainsi l’âme qui n’est pas recueillie tout entière dans le seul désir de Dieu, perd la chaleur et la

Effusus es sicut aqua, non crescas. (Gen., ux, 4.)

vigueur de la vertu. David le comprenait si bien, qu’il disait en s’adressant à Dieu : Je garderai pour vous ma force 1 C’est-à-dire : Je recueillerai en vous seul la force de mes appétits.

Les appétits affaiblissent la vertu de l’âme, parce qu’ils sont par rapport à la vertu comme les rejetons et les jeunes pousses qui croissent autour d’un arbre et le privent d’une partie de sa force, en sorte qu’il porte moins de fruit. C’est de telles âmes que le Fils de Dieu a dit : Vae autem praegnantibus et nutrientibus in illis diebus 2. Malheur à celles qui seront enceintes ou nourrices en ce temps-là ! Ce qui doit s’entendre des appétits non refrénés, qui enlèvent progressivement à l’âme une partie de sa vertu et croissent pour son malheur à la façon des arbres. Ailleurs Notre-Seigneur nous engage à ceindre nos reins 3, c’est-à-dire à dompter nos appétits.

Les appétits sont en effet comme des sangsues qui sucent continuellement le sang de nos veines. L’Ecclésiastique 4 leur donne ce nom lorsqu’il dit : Nos filles — c’est-à-dire nos appétits — disent continuellement : Daca, daca 5.

D’où il ressort que les appétits n’apportent à l’âme aucun bien, mais au contraire lui dérobent celui qu’elle possède. Si l’on ne prend soin de les mortifier, ils font comme les petits de la vipère, qui, après avoir grandi au sein de leur mère, la dévorent et la tuent, recevant ainsi la vie à ses dépens. De même les appétits non mortifiés finissent par tuer l’âme par rapport à Dieu, parce qu’elle-même n’a pas eu soin de leur donner la mort. C’est pour cela que l’Ecclésiastique disait : Aufer a me, Domine, ventris concupiscentias 6. Autrement mes appétits resteront seuls vivant en moi.

1 Fortitudinem rneum ad te custodiam. (Ps. LVIII, 10.)

2, Matth., xxlv, 19. 3 Luc., xii, 35. 4 Plus exactement : le Sage.

5 Prov., xxx, 15. 6 Eccli., xxut, 6.

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Supposons qu’une âme n’en arrive pas à cette extrémité. C’est néanmoins grande pitié de voir le triste état où la réduisent les appétits qui vivent en elle, comme ils la rendent malheureuse pour elle-même, stérile pour le prochain, pesante et paresseuse à l’égard des choses de Dieu. Oui, en vérité, il n’y a pas d’humeur maligne qui rende la marche d’un malade si pesante et si difficile, qui le réduise à un tel dégoût de la nourriture, que l’appétit des créatures rend l’âme triste et pesante dans la carrière de la vertu. Aussi le manque d’empressement et de désir par rapport à l’acquisition des vertus vient-il ordinaire­ment de ce que l’âme a des appétits et des affections qui ne sont point purs selon Dieu.

CHAPITRE XI. COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE, POUR ARRIVER A L’UNION DIVINE, QUE L’ÂME SOIT DÉLIVRÉE DE TOUS SES APPÉTITS, SI MINIMES SOIENT-ILS.

Il y a longtemps sans doute que le lecteur désire nous adresser une question. Pour arriver à l’union divine, à ce haut degré de perfection dont vous nous parlez, est-il nécessaire que la mortification totale des appétits, petits et grands, ait précédé ? Ne suffit-il pas d’en mortifier quelques-uns ? Et ne peut-on laisser les autres, à tout le moins ceux qui paraissent de peu de conséquence ? Il semble, en effet, bien ardu et bien difficile pour l’âme d’arriver à une pureté et à un dépouillement si parfaits, qu’elle n’ait plus ni affection ni attache à quoi que ce soit. Nous allons répondre à cette question.

Premièrement, tous les appétits ne sont pas préjudiciables au même degré et n’entravent point l’âme de la même manière. Je parle ici des appétits volontaires ; car ceux qui sont purement naturels ne font que peu ou point du tout obstacle à l’union, lorsqu’on n’y consent pas et qu’ils ne constituent qu’un premier mouvement. J’appelle naturel et de premier mouvement tout ce en quoi la volonté raisonnable n’a aucune part. Retrancher et mortifier entièrement ces premiers mouvements est chose impossible en cette vie. Du reste ils ne font pas obstacle de manière à empêcher l’union divine, même, je le répète, s’ils ne sont pas totalement mortifiés. La nature peut ressentir encore de ces premiers mouvements tandis que l’âme, quant à sa partie raisonnable, en est entièrement libre. Il peut même arriver que l’âme se trouve, selon la volonté, dans une haute

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union de repos, tandis que ces mouvements subsistent actuellement dans sa partie sensitive, sans que la partie supérieure, qui est en oraison, y ait aucune part.

Quant aux appétits volontaires quels qu’ils soient, qu’ils concernent des fautes mortelles — et ce sont les plus graves, — ou des fautes vénielles — et ils sont alors moins graves, — ou seulement des imperfections — et ce sont les moindres, — il faut les retrancher tous. De tous, si minimes soient-ils, l’âme doit se dégager, si elle veut arriver à l’union parfaite.

La raison de ceci, c’est que l’état de divine union consiste pour l’âme dans la totale transformation de sa volonté en la volonté de Dieu, de telle sorte qu’il n’y ait rien dans la volonté de l’âme qui soit contraire à la volonté divine, mais que tout le mobile qui dirige cette volonté humaine soit purement et absolument la volonté de Dieu. Il est dit, en effet, que dans cet état d’union des deux volontés il n’en demeure plus qu’une, à savoir la volonté de Dieu, qui est devenue la volonté de l’âme. Si donc cette âme voulait une imperfection ce que Dieu ne peut vouloir — elle n’aurait plus une même volonté avec Dieu, puisqu’elle voudrait ce que Dieu ne veut pas.

La chose est donc évidente : pour que l’âme arrive à s’unir à Dieu par l’amour et la volonté, elle doit d’abord s’affranchir de tout appétit volontaire, si minime soit-il. Ce qui revient à dire que sa volonté ne doit consentir sciemment et avec advertance à aucune imperfection, qu’elle en vienne même à ne pouvoir plus le faire avec advertance. Je dis : le faire avec advertance, parce qu’il lui arrivera bien, sans le savoir, sans y prendre garde et sans pouvoir entièrement s’en empêcher, de tomber dans des imperfections et même dans des péchés véniels, en un mot dans ces premiers mouvements naturels dont j’ai parlé. C’est de ces fautes, non entièrement volontaires, qu’il est écrit : Le juste tombera sept fois le jour et se relèvera 1.

Quant aux appétits volontaires, même en choses minimes, je le répète, un seul suffit pour faire obstacle à l’union divine. Je parle d’une habitude qu’on ne mortifie pas. Quelques actes sur des points divers ne font pas autant de tort, parce qu’il n’y a pas habitude formée. Et cependant, on doit arriver à les retrancher, parce qu’ils procèdent également d’une habitude imparfaite. Quant aux habitudes d’imperfection volontaire qu’on ne se décide jamais à surmonter, non seulement elles font obstacle à l’union divine, mais elles empêchent d’avancer dans la perfection.

Ces imperfections habituelles sont, par exemple, l’habitude de beaucoup parler, une petite attache à quelque chose qu’on ne se résout pas à sacrifier : attache à une personne, à un vêtement, à un livre, à une cellule, à un genre de nourriture, à certaines petites conversations et satisfactions, un certain plaisir que l’on prend à savoir, à entendre, et choses semblables.

Une seule de ces imperfections, quelle qu’elle soit, lorsqu’il y a pour l’âme attache et habitude, constitue une telle entrave à l’avancement et au progrès dans la vertu, que l’on pourrait tomber journellement dans beaucoup d’autres imperfections et même de péchés véniels, qui ne procéderaient pas d’une habitude mauvaise et d’un esprit de propriété habituel, sans en retirer autant de dommage. Tant que l’on garde cette attache, quelle qu’elle puisse être, l’imperfection aura beau être minime en soi, il est impossible d’avancer dans la perfection. Peu importe qu’un oiseau soit retenu par un fil délié ou résistant, tant qu’il ne l’aura point brisé, il sera incapable de voler. À la vérité.

1 Septies in die cadet justus, et resurget. (Prov., xxv, 16.)

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le fil délié est plus facile à rompre que celui qui est fort : mais si facile que soit la rupture, si elle n’a pas lieu, l’oiseau ne volera point.

Ainsi en est-il de l’âme retenue par une attache. Quelque vertu qu’elle pratique par ailleurs, elle n’atteindra jamais la liberté de l’union divine. En effet, quand l’attache existe, l’appétit a la même propriété qu’on attribue au rémora à l’égard des navires. On dit que ce poisson, tout petit qu’il est, lorsqu’il réussit à s’attacher à un navire, l’arrête si complètement, qu’il l’empêche d’arriver au port et même de poursuivre sa marche.

Il est lamentable, en vérité, de voir des âmes chargées de richesses — je veux dire de bonnes œuvres, d’exercices spirituels, de vertus, de faveurs divines, — et qui, pour n’avoir pas le courage d’en finir avec une petite satisfaction, une petite attache, une petite affection — car c’est tout un, — n’avanceront jamais et n’atteindront pas le port de la perfection. Il leur aurait suffi d’un coup d’aile pour briser cette attache, pour se dégager, en un mot, du rémora de cet appétit. Chose déplorable ! Dieu leur a donné de rompre les grosses cordes des affections au péché et à la vanité. Et pour ne pas se déprendre d’une bagatelle, que Dieu leur a laissée à surmonter pour son amour et qui n’est qu’un simple fil, un simple cheveu, elles cessent d’avancer et n’obtiendront pas les biens immenses qui leur étaient offerts.

Et le pire est que non seulement elles n’avancent pas, mais que par suite de cette attache elles reculent, perdant ainsi ce qu’elles avaient parcouru de chemin au prix de tant de fatigues et de temps. C’est que, on le sait bien, dans ce chemin spirituel, ne pas avancer en remportant des victoires, c’est retourner en arrière, et ne pas gagner, c’est perdre. Vérité que Notre-Seigneur a voulu signifier lorsqu’il a dit : Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. Et celui qui n’amasse pas avec moi dissipe 1.

Si l’on n’a pas soin de réparer un vase dans lequel s’est produit une fissure, si mince qu’elle soit, on verra s’écouler jusqu’à la dernière goutte la liqueur qu’il contenait. L’Ecclésiastique nous l’a enseigné lorsqu’il a dit : Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes 2. Et le même écrivain sacré dit encore : Il suffit d’une étincelle pour allumer un brasier 3.

Une imperfection, de même, en entraîne une autre, et celle-ci d’autres encore. Ainsi, l’on verra presque toujours une âme négligente à surmonter un appétit, être sujette à beaucoup d’autres, qui procèdent de la faiblesse et de l’imperfection dont elle est entachée sur le premier point. On voit beaucoup de personnes à qui Dieu a fait la grâce de réaliser de grands progrès, d’acquérir un notable détachement, beaucoup de liberté intérieure, et qui, pour avoir contracté sous couleur de bien une petite attache à une affection, à une conversation, à une amitié, ont perdu peu à peu la ferveur, le goût des choses de Dieu et de la solitude, sont déchues de la dévotion et de l’exactitude à leurs exercices spirituels et finalement ne se sont point arrêtées qu’elles n’aient tout perdu. Et cela, parce qu’elles n’ont point dès le principe coupé court à cette satisfaction de l’appétit sensitif, parce qu’elles n’ont pas su demeurer en solitude pour Dieu.

Dans ce chemin, si l’on veut arriver, il faut avancer toujours, c’est-à-dire toujours retrancher quelque chose à ses désirs, en s’abstenant de les satisfaire, et si on ne les retranche pas tous, on n’atteint pas le terme. De même

1 Qui non est mecum contra me est, et qui non colligit mecum, spargit. (Matth. XII, 30.)

2 Qui speruit modica, paulatim decidet. (Eccli., xix, 1.)

3 A scintilla tilla augetur ignis. (Id., xi, 34.)

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que le bois ne se transforme pas en feu s’il lui manque un seul degré de chaleur, de même l’âme ne peut se transformer parfaitement en Dieu, s’il lui reste une seule imperfection, ne fût-ce qu’un seul appétit volontaire, comme nous le dirons plus loin à propos de la Nuit de la foi. Notre âme n’a qu’une seule volonté : si elle l’applique à quelque chose d’étranger à Dieu et l’y tient embarrassée, cette volonté ne peut être libre, seule et pure, comme il faut qu’elle le soit pour la divine transformation.

Nous avons une figure de ceci au Livre des Juges. L’Ange, y est-il dit, vint demander aux enfants d’Israël pourquoi ils n’avaient point exterminé toute la race de leurs ennemis et avaient au contraire fait alliance avec eux. Il leur déclara qu’à cause de cela leurs ennemis demeureraient au milieu d’eux, pour leur être une occasion de chute et de perdition 1.

Dieu en agit de même très justement avec certaines âmes, qu’il a tirées des périls du siècle et délivrées de leurs péchés, ainsi que des occasions dangereuses qu’elles rencontraient dans le monde, et cela uniquement pour les faire entrer plus librement dans la terre promise de l’union divine, et qui, ensuite, courent encore après des amitiés et font alliance avec le bas peuple des imperfections qu’elles refusent de mortifier, préférant vivre dans la négligence et la lâcheté. Le Seigneur entre en colère contre de telles âmes et les laisse aller de mal en pis dans leurs appétits déréglés.

Nous avons de cette vérité une autre figure au Livre de Josué. Au temps où il entra en possession de la Terre promise, Dieu lui commanda de détruire si totalement les habitants de Jéricho, qu’il n’y laissât âme qui vive, depuis l’homme jusqu’à la femme, depuis le petit enfant jusqu’au vieillard, jusqu’aux animaux eux-mêmes. 11 défen -

1 Jud., ii, 3.

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dit de plus que le peuple s’appropriât ou convoitât quoi que ce fût du butin 1. Nous devions entendre par là que, pour atteindre à l’union divine, tout ce qui est en l’âme de grand ou d’insignifiant doit recevoir la mort, et que l’âme n’en doit rien convoiter, mais en être aussi détachée que si tout cela n’était rien pour elle.

C’est aussi ce qu’enseignait saint Paul ad Corinthios : Voici, mes frères, ce que je vous dis. Le temps est court, que ceux qui ont des lemmes soient comme n’en ayant point, ceux qui pleurent comme ne pleurant point, ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant point, ceux qui achètent comme ne possédant point, et ceux qui usent de ce monde comme s’ils n’en usaient point 2. L’Apôtre nous montre par ces paroles à quel point notre âme doit être détachée de tout pour s’élever vers Dieu.

1 Jos., vi, 21.

2 Hoc itaque dico, fratres : Tempus breve est ; reliquum est, ut qui habent uxores, tanquam non habentes sint ; et qui flent, tanquam non flentes ; et qui gaudent, tanquam non gaudentes ; et qui emunt tanquam non possidentes, et qui utuntur hoc mundo, tanquam non utantur. (I Cor., vu, 29, 31.)

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CHAPITRE XII. RÉPONSE A UNE AUTRE QUESTION. QUELS SONT LES APPÉTITS QUI CAUSENT À LA FOIS, A L’ÂME, TOUS LES DOMMAGES ÉNUMÉRÉS PLUS HAUT.

Nous pourrions nous étendre bien davantage sur ce qui concerne la Nuit du sens et détailler tout au long les détriments qu’apportent à l’âme les appétits déréglés. Mais ce que nous en avons dit suffit à notre sujet, car, si je ne me trompe, il reste clairement démontré pourquoi l’on donne à la mortification des appétits déréglés le nom de Nuit, et combien il est nécessaire d’entrer dans cette Nuit si l’on veut s’élever vers Dieu.

Cependant, avant d’indiquer de quelle manière on y pénètre, il nous reste, pour compléter cette partie de notre sujet, à répondre à une double question que pourrait nous adresser le lecteur. D’abord, tout appétit, quel qu’il soit, suffit-il pour causer à l’âme les deux dommages que nous avons dits : à savoir le privatif, qui dépouille l’âme de la grâce de Dieu, et le positif qui opère les cinq dommages principaux que nous avons indiqués ? Ensuite, tout appétit, si minime qu’il soit et de quelque nature qu’il puisse être, suffit-il à causer tous les dommages que nous avons énumérés ? Ou bien les uns causent-ils un dommage, et les autres un autre : par exemple, l’un produit-il le tourment, l’autre la lassitude, un autre l’obscurité, etc. ?

Je réponds à la première question que pour ce qui regarde le dommage privatif, c’est-à-dire la privation pour l’âme de la grâce de Dieu, seuls les appétits volontaires en matière de péché mortel le produisent totalement, parce que seuls ils privent l’âme de la grâce en cette vie et de la gloire. c’est-à-dire de la possession de Dieu, en l’autre.

Je réponds à la seconde question que chaque appétit volontaire, soit en matière de péché mortel, soit en matière de péché véniel, soit en matière d’imperfection, suffit à produire dans l’âme tous les dommages positifs énumérés plus haut. Bien que ces dommages soient en quelque façon privatifs, je les nomme ici positifs parce qu’ils opèrent la conversion de l’âme à la créature, tandis que le dommage privatif opère la séparation de l’âme d’avec Dieu. Mais il y a cette différence que les appétits en matière de péché mortel causent un aveuglement total, un tourment total, une lassitude totale, une totale faiblesse, etc., tandis que les appétits en matière de péché véniel ou d’imperfection ne produisent pas ces maux totalement et en degré consommé, puisqu’ils ne privent point l’âme de la grâce. La privation de la grâce correspond aux appétits : ce qui fait vivre les appétits donne la mort à la grâce. Les appétits qui ne sont pas en matière de péché mortel ne produisent donc que partiellement les maux dont il s’agit, à proportion du plus ou moins de tiédeur qu’ils engendrent dans l’âme. Ainsi l’appétit qui affaiblit le plus la grâce, produit aussi plus largement l’affliction, l’aveuglement, la souillure. Mais il faut le remarquer, bien que chaque appétit cause ces dommages que nous appelons positifs, il en est qui produisent surtout et directement certains maux, d’autres en produisent directement d’autres, et ainsi du reste. Il est hors de doute qu’un appétit sensuel cause tous les maux positifs réunis, il a cependant pour effet propre et principal de souiller l’âme et le corps. Un appétit d’avarice produit aussi tous ces maux réunis, mais cependant son effet propre et principal est d’engendrer l’affliction. Un appétit de vaine gloire les cause également tous, mais il produit principalement et directement les ténèbres et l’aveuglement. Un appétit de gourmandise produit tous ces maux, mais il engendre surtout la tiédeur dans la vertu, et ainsi du reste.

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La raison pour laquelle tout acte d’appétit volontaire produit en l’âme tous les mauvais effets réunis, c’est son opposition directe aux actes des vertus qui produisent dans l’âme des effets tout contraires. Tandis qu’un acte de vertu produit et nourrit dans l’âme la suavité, la paix, la consolation, la lumière, la pureté, la vigueur, de même un appétit désordonné cause à la fois tourment, lassitude, affliction, aveuglement, faiblesse. Toutes les vertus croissent en l’âme par l’exercice d’une seule vertu, et tous les vices par la mise en acte d’un seul vice. J’en dis de même des traces qu’ils laissent dans l’âme.

Tous ces maux, il est vrai, ne se perçoivent pas au temps de la satisfaction de l’appétit, parce que le goût qu’on y prend ne le permet pas ; mais tôt ou tard les fruits amers se font sentir. Ceci nous est très bien représenté dans l’Apocalypse par le livre que l’ange fit manger à saint Jean il lui fut doux à la bouche, mais très amer dans les entrailles. De même l’appétit, au moment où il se satisfait, a de la douceur et paraît savoureux, mais on en ressent ensuite l’amertume et les fâcheux effets. Celui qui se laisse emporter par ses appétits reconnaîtra aisément, par sa propre expérience, qu’il en est ainsi. Néanmoins, je ne l’ignore pas, il y a des âmes plongées dans un tel aveuglement et dans une insensibilité si complète, qu’elles ne sentent point l’amertume dont je parle. Comme elles ne marchent pas dans la voie de Dieu, elles ne voient pas ce qui fait obstacle à Dieu.

Je ne dis rien ici des appétits naturels involontaires et des pensées qui ne constituent qu’un premier mouvement, non plus que des tentations auxquelles on ne consent point, parce que ni les unes ni les autres ne causent les dommages que nous avons dits. Les personnes en qui ces impressions mauvaises se produisent ont beau se figurer que le tourment et le trouble qu’elles expérimentent les aveuglent et les souillent, il n’en est rien. Au contraire, ce sont les effets opposés qui sont produits. Pourvu que l’âme résiste, elle retire de tout cela, en un haut degré, vigueur, pureté, lumière et consolation, avec beaucoup d’autres avantages, suivant la parole de Jésus-Christ à saint Paul : La vertu se perfectionne dans la faiblesse 1.

Mais ce dont il s’agit est-il volontaire, alors tous les maux énumérés plus haut et d’autres encore sont produits. Aussi le soin principal des maîtres spirituels doit-il être de mortifier sans délai chez leurs disciples tous les appétits, quels qu’ils soient, et de les tenir dans le vide par rapport à leurs convoitises. C’est le moyen de les mettre à l’abri de tant de misères.

1 Apoc., x, 9. Vinas in infirmitate perficitur. (Il Cor., xii, 9.)

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CHAPITRE XIII. DE QUELLE MANIÈRE L’ÂME DOIT ENTRER DANS CETTE NUIT DU SENS.

Il reste à donner quelques avis qui indiquent la manière d’entrer dans cette Nuit du sens. Il faut savoir que d’ordinaire l’âme y pénètre de deux manières : l’une active, l’autre passive. Elle y entre activement par des efforts personnels, et nous allons en parler dans les avis qui vont suivre. Elle y entre passivement lorsqu’elle n’agit point comme d’elle-même ni par son industrie propre, et laisse Dieu agir en elle, se contentant de se comporter comme sujet patient : nous traiterons cette matière dans notre quatrième Livre 1, quand nous parlerons des commençants. Comme je me propose de donner alors de nombreux avis à ceux qui débutent, en leur indiquant les multiples imperfections dans lesquelles ils tombent au chemin spirituel, je serai ici très bref sur ce point. Aussi bien, n’est-ce pas à proprement parler le lieu de m’étendre, puisque nous nous occupons uniquement de dire pourquoi l’on donne à ce passage de l’âme le nom de Nuit, en quoi cette Nuit consiste et de combien de parties elle se compose. Cepen­dant, pour ne point paraître incomplet en passant sous silence la manière d’exercer cette Nuit des appétits, je vais présenter à ce sujet une courte méthode ; j’en donnerai une également à la fin des deux autres parties, où je dirai, Dieu aidant, les causes de cette Nuit.

Les avis suivants, destinés à vaincre les appétits, sont à mon avis, malgré leur brièveté, aussi efficaces dans leurs effets que réduits dans leur forme. Celui qui les mettra

1 C’est-à-dire dans la Nuit obscure.

soigneusement en pratique n’aura pas besoin d’en chercher d’autres, parce qu’il y trouvera tout ce que l’on peut dire sur ce sujet :

1° Entretenir un désir habituel d’imiter Jésus-Christ en toutes choses, en se conformant à sa vie, qu’il faut étudier afin de la reproduire et de se comporter en tout comme il se comporterait lui-même.

2° Pour y parvenir, toutes les fois qu’une satisfaction s’offre aux sens et qu’il n’y va pas de la gloire et de l’honneur de Dieu, y renoncer et s’en priver pour l’amour de Jésus-Christ, qui n’eut et ne voulut avoir en cette vie d’autre satisfaction que celle de faire la volonté de son Père, qu’il appelait sa nourriture et son aliment.

Je donne un exemple. S’il se présente des choses agréables à entendre, qui ne vont pas au service et à l’honneur de Dieu, refuser ce plaisir et se priver d’entendre. Si l’on ressent du plaisir à regarder des choses qui ne servent pas à élever davantage à Dieu, se refuser ce plaisir et se priver de regarder. Si l’on prend de la satisfaction à parler ou à faire autre chose, s’en priver également. Faire de même pour tout ce qui plaît aux sens lorsqu’on peut sans inconvénient s’en abstenir. Au cas contraire, il suffit de ne pas s’arrêter au plaisir qu’on y trouve. C’est de cette façon qu’il faut travailler à mortifier ses sens, à les vider de toute satisfaction, en un mot qu’il faut les mettre dans l’obscurité. En faisant ainsi, on avancera beaucoup en peu de temps.

Voici maintenant un moyen de mortifier et d’éteindre entièrement les quatre passions naturelles : la joie, l’espé­rance, la crainte et la douleur, dont la pacification et la concorde produisent tous les biens que nous avons dits et beaucoup d’autres. La pratique en est extrêmement méritoire et conduit à l’acquisition de très hautes vertus.

Viser non à ce qui plaît, mais à ce qui déplaît ;

Non à ce qui console, mais à ce qui désole ;

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Non à ce qui repose, mais à ce qui coûte

Non au plus, mais au moins

Non au plus élevé et au plus précieux, mais au plus bas et au plus méprisé

Non à vouloir quelque chose, mais à ne rien vouloir ;

Non à rechercher ce qu’il y a de meilleur, mais ce qu’il y a de pire

Désirer entrer pour l’amour du Christ dans le total dénuement,

dans le vide et le dépouillement de tout ce qu’il y a dans le monde.

Tout cela, l’embrasser avec ardeur et s’accoutumer à le vouloir. Si on le pratique de tout son cœur, on y trouvera très promptement beaucoup de plaisir et de consolation, pourvu toutefois que l’on procède avec ordre et discrétion.

Ce qui vient d’être dit, convenablement exercé, suffit à introduire l’âme dans la Nuit du sens. Cependant, pour donner plus d’ampleur à la matière, nous allons indiquer un autre exercice qui conduit à la mortification de la concupiscence de la chair, de la concupiscence des yeux et de l’orgueil de la vie, trois vices dont saint Jean nous dit que le monde est plein, et qui sont la racine de tous les autres appétits.

1° Agir au mépris de soi et désirer que les autres fassent de même.

2° Parler au mépris de soi et désirer que les autres parlent de même.

3° Avoir une basse opinion de soi et désirer que les autres en aient une semblable.

Pour conclure les avis et les règles qui précèdent, je crois utile de répéter ici les vers inscrits sur l’ascension de la montagne figurée en tête de cet ouvrage, et qui indiquent le moyen de la gravir pour arriver au sommet de l’union. S’ils visent la vie spirituelle et intérieure, ils visent aussi les imperfections du sens, comme le prouvent les deux chemins qui se trouvent à droite et à gauche du sentier de la perfection. C’est dans ce dernier sens que nous les entendrons ici. Et plus loin, dans la seconde partie de cette Nuit, nous les entendrons au sens spirituel.

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Voici ces vers :

1. Pour arriver à goûter tout, n’ayez de goût pour rien.

2. Pour arriver à posséder tout, souhaitez ne rien posséder.

3. Pour arriver à être tout, cherchez à n’être rien en aucune chose.

4. Pour arriver à savoir tout, souhaitez ne rien savoir.

5. Pour parvenir à ce que vous ne goûtez pas, passez par où vous ne goûtez pas.

6. Pour parvenir à ce que vous ne savez pas, passez par où vous ne savez pas.

7. Pour avoir ce que vous ne possédez pas, passez par où vous n’avez pas.

8. Pour devenir ce que vous n’êtes pas, passez par où vous n’êtes pas.


CE QUI FAIT OBSTACLE AU TOUT

1. Lorsque vous vous arrêtez à quelque chose, vous cessez de vous jeter dans le Tout ;

2. Car pour parvenir totalement au Tout, vous devez vous renoncer totalement en tout ;

3. Et quand vous posséderez le Tout, vous devez le retenir en ne voulant rien ;

4. Car si vous voulez posséder quelque chose dans le Tout, vous n’avez pas purement votre trésor en Dieu.

C’est dans ce dénuement que l’esprit trouve repos et satisfaction, car dès lors qu’il ne convoite rien, rien ne le tire péniblement en haut, rien ne l’opprime pesamment en bas, parce qu’il est dans le centre de son humilité. C’est, en effet, la convoitise de l’homme qui cause sa peine et son tourment.45

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CHAPITRE XIV. EXPLICATION DU SECOND VERS DE LA PREMIÈRE STROPHE.

D’angoisses d’amour enflammée.

Nous avons expliqué le premier vers de cette strophe, relative à la Nuit du sens ; nous avons dit en quoi consiste cette Nuit du sens et pourquoi on l’appelle une Nuit ; nous avons indiqué de quelle manière on y entre activement. Il est temps de parler des propriétés et des effets de cette Nuit, qui sont admirables. On les trouve marqués dans le reste des vers de cette strophe. Je vais les commenter brièvement, suivant l’engagement que j’ai pris au Prologue d’expliquer les vers de chaque strophe. Je passerai ensuite au Livre II, qui traitera de la partie spirituelle de la Nuit qui nous occupe.

L’âme nous dit que, « d’angoisses d’amour enflammée », elle est sortie durant cette Nuit obscure du sens et est parvenue à l’union du Bien-Aimé. En effet, pour surmonter tous les appétits, pour rejeter toutes les satisfactions créées dont l’amour enflamme de désir la volonté humaine, il fallait à l’âme l’embrasement d’un autre amour, supérieur au premier, à savoir l’amour de son Époux, afin que, trouvant en lui jouissance et vigueur, elle eût le courage de rejeter tout le reste.

Mais pour surmonter la violence des appétits sensitifs, ce n’était pas assez pour l’âme d’aimer son Époux, il fallait qu’elle fût « enflammée d’angoisses d’amour ». C’est que la sensualité est si violemment attirée vers les objets sensibles par les appétits, que si la partie spirituelle de l’âme n’éprouvait pas pour les biens spirituels des anxiétés et des angoisses supérieures, elle serait incapable de surmonter

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l’attrait naturel ; elle ne pourrait ni pénétrer dans cette Nuit du sens ni avoir le courage de demeurer dans l’obscurité par rapport à toutes les créatures, en se privant entièrement des satisfactions qu’elles procurent.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire la nature et les nuances diverses de ces angoisses d’amour qu’éprouvent les âmes à l’entrée de cette voie de l’union, les moyens et les inventions dont elles s’avisent pour sortir de leur demeure — c’est-à-dire de leur volonté propre — et pénétrer dans la Nuit de la mortification du sens, de dire à quel point ces amoureux désirs de l’Époux leur rendent doux et savoureux tous les tourments et tous les périls de cette Nuit. Du reste, c’est chose impossible à rendre par des paroles, et il vaut mieux l’expérimenter que l’écrire. Nous allons donc au chapitre suivant poursuivre l’explication des autres vers.


CHAPITRE XV. EXPLICATION DES DERNIERS VERS DE LA MÊME STROPHE.

— Oh ! la bienheureuse fortune ! —

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.

L’âme se sert ici d’une métaphore et nous décrit le triste état de captivité dont on se délivre par un heureux sort, lorsqu’aucun des geôliers ne met obstacle à l’évasion. L’âme en effet, depuis le péché originel, est comme une prisonnière dans ce corps mortel, où elle est asservie aux passions et aux appétits naturels. Elle regarde donc comme une « bienheureuse fortune » d’avoir franchi l’enceinte de sa prison et d’avoir échappé à la servitude de ses geôliers sans être aperçue, c’est-à-dire sans avoir été arrêtée ni retenue par aucun d’eux. Pour réussir, il lui a été très avantageux de s’évader par une Nuit obscure », c’est-à-dire dans la privation de tout plaisir et la mortification de tous ses appétits. De plus, « sa demeure était pacifiée ». En d’autres termes, la partie sensitive, qui est comme la demeure des appétits, était en repos par suite de la victoire remportée sur eux et de l’assoupissement où ils étaient plongés. Et par le fait, tant que les appétits ne sont point assoupis par la mortification de la sensualité, et que la sensualité n’est pas en repos à leur sujet, de façon à ne plus faire elle-même aucune guerre à l’esprit, l’âme n’atteint pas la vraie liberté qui lui permet de jouir de l’union avec son Bien-Aimé.

FIN DU LIVRE PREMIER

LIVRE SECOND

CHAPITRE PREMIER

STROPHE II

Je gravis dans l’ombre très sûre,

Déguisée, l’échelle secrète

— Oh ! la bienheureuse fortune ! —

Dans les ténèbres, en cachette,

Ma demeure étant pacifiée.

EXPLICATION DE CETTE STROPHE.

Dans cette seconde strophe, l’âme chante le bonheur qu’elle a eu de se dépouiller de toutes les imperfections spirituelles et de tous les appétits de propriété par rapport aux choses de l’esprit. Bonheur de beaucoup supérieur au premier, vu la difficulté plus grande à pacifier la demeure de la partie spirituelle et à pénétrer dans cette obscurité intérieure — qui n’est autre que le dénuement spirituel de toutes choses, tant sensibles que spirituelles — en ne s’appuyant que sur la pure foi et en montant par elle jusqu’à Dieu.

La foi est nommée « échelle secrète », parce que tous les échelons, c’est-à-dire tous les articles qui la composent, sont secrets, étant entièrement cachés aux sens et à l’entendement. L’âme se trouve donc ici dans l’obscurité par rapport à toute lumière venant des sens ou de l’entendement. Elle sort de toute limite naturelle et raisonnable pour gravir cette divine échelle de la foi, qui monte et pénètre jusqu’aux profondeurs de Dieu.

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C’est pour cela que l’âme nous dit qu’elle s’avance « déguisée ». Par là même qu’elle s’élève par la foi, sa livrée, son vêtement ou son mode d’agir naturel, d’humain qu’il était, devient divin. C’est ce déguisement même qui l’a empêchée d’être reconnue et arrêtée, soit par les choses temporelles, soit par les raisonnables, car aucun de ces ennemis ne peut nuire à celui qui marche dans la foi.

Il y a plus. L’âme est alors si bien cachée, si bien couverte, si à l’abri des pièges du démon, que très réellement elle chemine « dans les ténèbres et en cachette » par rapport à cet ennemi lui-même, pour lequel la lumière de la foi n’est qu’obscurité. Oui, nous pouvons le dire, l’âme qui marche dans la foi, chemine « en cachette », parfaitement à couvert des ruses du démon. Nous le verrons plus loin avec une entière évidence. C’est pour ce motif qu’elle dit s’être évadée « dans l’ombre très sûre ». Effectivement, celui qui est assez heureux pour marcher dans l’obscurité de la foi, qui la prend pour guide de sa cécité, qui en même temps s’affranchit de tous les fantômes naturels et de tous les raisonnements de l’esprit, celui-là s’avance en complète sécurité.

L’âme dit encore que, durant cette nuit spirituelle, elle s’est évadée alors que « sa demeure était pacifiée ». Cette demeure, c’est sa partie raisonnable et spirituelle. Quand l’âme parvient à l’union divine, ses puissances naturelles se trouvent en repos, de même que les mouvements et les convoitises se sont apaisés dans la partie sensitive. Aussi, elle ne dit pas ici, qu’elle est sortie éperdue d’angoisses, comme durant la première Nuit, qui est celle du sens. Pour marcher dans la Nuit du sens, pour se dépouiller de ce qui est sensible, il lui fallait, si elle voulait réussir à s’évader, des angoisses d’amour sensible. Mais lorsqu’il s’agit d’apaiser la demeure de l’esprit, il ne faut qu’anéantir les opérations des puissances, des goûts et des appétits dans la pure foi.

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Cela fait, l’âme se joint au Bien-Aimé dans une union très simple d’amour pur et de ressemblance.

Il est bon de remarquer que dans la première Strophe, où il s’agit de la partie sensitive, on nous dit que l’âme est sortie par « une nuit obscure », mais ici, où il est question de la partie spirituelle, on dit qu’elle est sortie « dans les ténèbres ». La raison en est que les ténèbres de la partie spirituelle sont plus profondes que celles de la partie sensitive, de même que l’obscurité complète est plus sombre que la nuit. En effet, si obscure que soit la nuit, on voit encore quelque chose ; mais, dans l’obscurité complète, on ne voit rien. De même, dans la Nuit du sens, il reste encore quelque lumière, parce que l’entendement et la raison ne sont pas aveuglés. Mais la nuit spirituelle de la foi dérobe toute espèce de clarté, soit de l’entendement, soit des sens. Aussi l’âme nous dit ici qu’elle marche « dans l’ombre très sûre », ce qu’elle ne dit pas la première fois. En effet, moins l’âme agit par son industrie personnelle, plus elle avance sûrement, parce qu’elle marche davantage par la foi.

Ceci s’expliquera plus au long dans ce second Livre, qui contiendra des indications de grande importance relativement à la vraie vie spirituelle. S’il en est d’un peu obscures, elles s’expliquent l’une par l’autre, en sorte que, j’aime à le croire, tout sera parfaitement compris.

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CHAPITRE II. SECONDE PARTIE DE LA NUIT OBSCURE. — C’EST LA FOI QUI PRODUIT CETTE NUIT. — POURQUOI CETTE PARTIE EST PLUS OBSCURE QUE LA PREMIÈRE ET QUE LA TROISIÈME.

Il est temps de parler de sa seconde partie de notre Nuit, qui n’est autre que la foi. La foi, en effet, est l’admirable moyen qui nous permet d’atteindre le terme, c’est-à-dire Dieu. Or, Dieu est naturellement pour l’âme une troisième cause de ténèbres, et c’est lui qui forme la troisième partie de la Nuit dont nous parlons.

La foi est le centre de cette Nuit, et on peut la comparer au milieu de la nuit naturelle. Pour l’âme, nous l’avons dit, cette seconde partie de la nuit est plus sombre que la première et, en un sens, que la troisième. La première en effet, qui est celle du sens, est figurée par la première partie de la nuit où les objets sensibles cessent d’être visibles, mais où l’on n’est pas encore aussi éloigné de la clarté qu’au milieu de la nuit. Quant à la troisième partie qui touche à l’aube du jour, comme elle est déjà proche de la clarté, elle est moins sombre que le milieu de la nuit. Cette partie, qui touche à l’illumination de la clarté du jour, est comparée à Dieu.

Naturellement parlant, Dieu, il est vrai, est pour l’âme une nuit aussi obscure que la foi elle-même. Cependant, comme les trois parties de la nuit une fois écoulées, Dieu commence à illuminer l’âme surnaturellement du rayon de sa divine clarté, d’une façon très sublime et par une expérience propre, qui est le principe de l’union parfaite qui suit la troisième nuit, on peut dire que cette troisième partie est moins obscure que la seconde. Elle est néanmoins plus sombre que la première, qui regarde la partie inférieure ou sensitive de l’homme et par suite, est la plus extérieure. La seconde partie, causée par la foi, appartient à la partie supérieure ou raisonnable, qui, étant plus intérieure, est aussi plus obscure, car elle prive l’âme de la lumière de la raison, ou plutôt elle aveugle la raison. Elle est donc très justement comparée à la partie centrale de la nuit, c’est-à-dire à cette partie où les ténèbres sont plus profondes.

Nous avons maintenant à montrer comment cette seconde partie est une nuit pour l’esprit, de même que la première est une nuit pour le sens. Nous dirons ensuite ce qui fait obstacle à cette nuit de l’esprit et de quelle manière l’âme doit se disposer activement à y pénétrer. Quant à ce qu’elle présente de passif, c’est-à-dire à ce que Dieu opère sans la participation de l’âme pour l’y introduire, nous le dirons en son lieu, c’est-à-dire au troisième Livre.

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CHAPITRE III. COMMENT LA FOI EST UNE NUIT OBSCURE POUR L’ÂME. — ON LE PROUVE PAR DES PASSAGES DE L’ÉCRITURE.

La foi, disent les théologiens, est un habitus 1 de l’âme, certain et obscur. Ce qui fait qu’elle est un habitus obscur, c’est qu’elle nous propose des vérités révélées de Dieu même, qui surpassent toute lumière naturelle, qui excèdent, sans aucune proportion, tout entendement humain quel qu’il soit. De là vient que cette lumière excessive, fournie par la foi, devient pour l’âme de profondes ténèbres. Une force supérieure, on le sait, surmonte et fait défaillir une force moindre46. Ainsi la lumière du soleil éteint toutes les autres lumières, au point que lorsque celle-là resplendit, celles-ci ne semblent plus, à proprement parler, des lumières. En outre, son éclat surmonte totalement notre puissance visuelle quand il est dans sa force, en sorte qu’au lieu de la faire voir, elle l’aveugle, parce qu’il est excessif et hors de proportion avec notre vue.

De même la lumière de la foi, par son prodigieux excès, accable et fait défaillir la lumière de notre entendement. Celui-ci, de lui-même, ne s’étend qu’à la science naturelle, bien que, de lui-même aussi, il soit doué d’une puissance par rapport à la science surnaturelle, pour le moment où Dieu voudra l’établir dans l’acte surnaturel. D’où il suit que, d’elle-même, la lumière de notre entendement ne peut rien connaître que par voie naturelle, c’est-à-dire ce qu’elle perçoit par les sens, et rien de plus. Pour obtenir cette

1 L’habitus surnaturel, nous disent les théologiens, est une qualité immanente que Dieu infuse dans l’âme et qui s’y fixe de telle sorte que rien, si ce n’est le péché mortel, ne peut l’en dépouiller.

connaissance, il faut qu’elle ait à sa disposition les images et les formes des objets, soit en elles-mêmes, soit en leurs semblables ; autrement la connaissance est impossible, parce que, comme disent les philosophes, ab objecto et potentia paritur notifia. C’est-à-dire : De l’objet et de la puissance intellective naît la connaissance. D’où il résulte que si vous parlez à quelqu’un de choses qu’il ne connaît en aucune manière, n’ayant même jamais rien vu qui leur ressemble, tout ce que vous lui en dites ne lui en donne pas plus de connaissance que si vous ne disiez rien.

Je prends un exemple. Vous racontez à quelqu’un que, dans une certaine île, se trouve un animal qu’il n’a jamais vu. Si vous ne lui indiquez quelque point de ressemblance qu’a cet animal avec d’autres qu’il a vus, vous aurez beau vous étendre en paroles, elles ne mettront dans son esprit ni connaissance ni image de l’animal dont il s’agit.

Je prends un autre exemple plus frappant. Supposez une personne née aveugle, et qui par conséquent n’a jamais vu les couleurs. Si vous cherchez à lui faire comprendre ce que c’est que le blanc et le jaune, vous aurez beau accumuler les explications, elle n’en retirera aucune lumière, parce qu’elle n’a jamais vu ces couleurs, ni rien qui y ressemble et lui permettrait d’en juger47. 11 ne lui en restera dans l’esprit que le nom, qu’elle a reçu par l’ouïe ; mais elle n’aura aucune idée de ce dont il s’agit, parce que, encore une fois, elle n’a jamais vu les couleurs.

Il en est de même de la foi à l’égard de nos âmes. Elle nous dit des choses que nous n’avons jamais vues ni connues, soit en elles-mêmes, soit en leurs semblables, puisqu’elles n’en ont point48. Nous n’avons à leur égard aucun rayon de connaissance naturelle, puisque ce qu’on nous en dit n’a de proportion avec aucun de nos sens ; mais nous les savons par l’ouïe, en croyant ce qui nous est enseigné, en assujettissant, en aveuglant en nous la lumière naturelle.

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En effet, comme parle saint Paul, Fides ex auditu l. Comme s’il disait : La foi n’est pas une science qui entre en nous par les sens, c’est un assentiment de l’âme à ce qui entre par l’ouïe.

Au reste, les comparaisons dont nous nous sommes servis pour faire entendre ce que c’est que la foi sont beaucoup trop faibles, car non seulement la foi ne donne ni l’évidence ni la connaissance, mais elle aveugle par rapport à toute autre connaissance et à toute autre science, qu’il faut rejeter si l’on veut avoir d’elle une idée juste. En effet, les autres sciences s’acquièrent par la lumière de l’entendement ; au contraire, la connaissance qui naît de la foi ne s’acquiert qu’en se privant de la lumière de l’entendement, à laquelle on renonce pour croire49, et si l’on s’attache à cette lumière, on perd l’objet de la foi. C’est pour cela qu’Isaïe nous déclare : Si non credideritis, non intelligetis 2. C’est-à-dire : Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez point.

Il est donc évident que la foi est pour l’âme une nuit profonde ; mais c’est par son obscurité même qu’elle l’éclaire, et plus elle la plonge dans les ténèbres, plus elle l’illumine de ses rayons. En effet, c’est en aveuglant qu’elle éclaire, suivant la parole d’Isaïe : Si vous ne croyez pas, vous n’aurez pas la lumière. Aussi la foi nous est-elle représentée par cette nuée qui sépara les enfants d’Israël des Égyptiens au moment où ils entrèrent dans la mer Rouge, et dont l’Écriture nous dit : Erat nubes tenebrosa et illuminans noctem 3. C’est-à-dire : C’était une nuée ténébreuse, qui illuminait la nuit.

Chose admirable, qu’étant ténébreuse, elle illuminât la nuit ! C’était pour nous faire comprendre que la foi, nuée obscure et ténébreuse pour l’âme, — qui elle aussi est une nuit puisque, en présence de la foi, elle est aveugle et privée de sa lumière naturelle, — que la foi, dis-je, éclaire cepen­dant par ses ténèbres mêmes et donne lumière aux ténèbres de l’âme.

Il convenait, en effet, que le maître fût semblable au disciple ; car l’homme, qui est dans les ténèbres, ne pouvait être convenablement éclairé que par d’autres ténèbres, ainsi que l’enseigne David quand il dit : Dies, diei eructat verbum, et nox nocti indicat scientiam 1. C’est-à-dire : Le jour a annoncé la parole au jour et la nuit a enseigné la science à la nuit.

Mais parlons plus clairement. Le jour, c’est-à-dire Dieu dans la gloire, où déjà le jour s’est levé, prononce et communique aux anges et aux âmes bienheureuses, qui sont aussi des jours, la Parole qui est son Fils, afin qu’ils la connaissent et en jouissent. Et la nuit, c’est-à-dire la foi dans l’Église militante, où la nuit règne encore, enseigne la science à l’Église, et par conséquent à toute âme, qui est aussi une nuit, puisqu’elle ne jouit pas encore à découvert de la Sagesse béatifique, et qu’en présence de la foi, elle est aveugle quant à la lumière naturelle.

Ce qu’il faut inférer de tout ceci, c’est que la foi, qui est une nuit profonde, donne lumière à l’âme qui se tient dans les ténèbres. Ainsi se vérifie la parole de David : Nox illuminatio mea in deliciis meis 2. C’est-à-dire : La nuit sera mon illumination au milieu de mes délices. Ce qui revient à dire : Dans les délices de ma pure contemplation et de mon union avec Dieu, la nuit de la foi sera ma conductrice. Par où il donne clairement à entendre que l’âme doit se trouver dans les ténèbres pour recevoir lumière dans le chemin de l’union.

I Rom., x, 17. 2 Is., vil, 3. Exod., XIV, 20.

1 Ps. xvtli, 3. 2 Ps. cxxxviii, 11.

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CHAPITRE IV. L’ÂME DOIT FAIRE CE QUI DÉPEND D’ELLE POUR SE TENIR DANS L’OBSCURITÉ, AFIN DE SE LAISSER HEUREUSEMENT GUIDER PAR LA FOI JUSQU’A LA PLUS HAUTE CONTEMPLATION.

Le lecteur commence à comprendre, je crois, comment la foi est une Nuit obscure pour l’âme, et aussi comment l’âme doit se tenir dans les ténèbres autrement dit dans la privation de ses lumières, afin de se laisser guider par la foi jusqu’au terme élevé de l’union. Pour aider l’âme à en venir là, il sera bon d’expliquer plus en détail quelle est cette obscurité où l’âme doit se tenir, si elle veut pénétrer dans l’abîme de la foi. Je parlerai donc en ce chapitre de l’obscurité dont il s’agit ; puis, Dieu aidant, je dirai avec quelque détail ce que l’âme doit faire pour ne pas entraver un guide si sublime.

Je dis donc que l’âme, pour se bien laisser guider par la foi, jusqu’à l’état élevé dont nous parlons, doit non seulement marcher dans l’obscurité selon la partie d’elle-même qui a rapport aux créatures et aux choses temporelles, mais de plus s’aveugler et se mettre en obscurité selon la partie qui a rapport à Dieu et aux choses spirituelles, c’est-à-dire selon la partie raisonnable et supérieure. C’est de cette partie supérieure que nous allons nous occuper maintenant.

Pour qu’une âme parvienne à la transformation surnaturelle50, il est clair qu’elle doit se mettre dans les ténèbres et se défaire entièrement de tout ce qui est propre à sa nature à la fois sensitive et raisonnable. Surnaturel veut dire qui surpasse la nature et par conséquent laisse au-dessous de soi le naturel. Comme la transformation dont il s’agit ne peut avoir lieu ni dans les sens ni par l’industrie humaine, l’âme, de toute nécessité, doit se vider parfaitement et volontairement de tout ce qu’elle peut recevoir — soit des choses d’en haut, soit de celles d’en bas — quant à l’affection et à la volonté, autant qu’il dépend d’elle. Et qui empêchera Dieu de faire ce qu’il voudra dans une âme résignée, dénuée, anéantie ? Mais, je le répète, elle doit se vider si complètement de tout ce qu’elle peut recevoir, qu’au milieu même des dons surnaturels, elle en reste comme dépouillée et demeure dans les ténèbres, en aveugle, appuyée sur la foi obscure qu’elle a prise pour sa lumière et sa conductrice, ne s’appuyant sur rien de ce qu’elle connaît, de ce qu’elle goûte, de ce qu’elle sent, de ce qu’elle se représente.

Tout cela, en effet, n’est que ténèbres : s’y attacher, c’est s’égarer ou à tout le moins s’arrêter, car la foi est au-dessus de toute compréhension, de tout goût, de tout sentiment, de toute représentation. Si l’âme donc ne s’aveugle pas, si elle ne se tient pas complètement dans les ténèbres par rapport à ce que je viens d’énumérer, elle ne parviendra pas à ce qui est fort au-dessus d’elle, c’est-à-dire à ce qu’enseigne la foi. Supposez un aveugle, chez qui la cécité n’est pas complète : il ne se laissera pas docilement guider par son conducteur, et si peu qu’il voie, il voudra choisir son chemin, parce qu’il n’en voit pas un meilleur ; il pourra même entraîner dans une fausse voie son guide dont la vue est bien meilleure que la sienne, parce qu’il lui imposera sa volonté. Supposez de même que l’âme s’appuie sur quelque connaissance, quelque goût, quelque sentiment de Dieu. Comme tout cela, si élevé qu’il soit, est peu de chose et diffère extrêmement de ce que Dieu est en lui-même, elle fera facilement fausse route dans ce chemin spirituel, ou bien elle cessera d’avancer, et cela, parce qu’elle ne demeurera pas plongée dans l’obscurité de la foi, sa véritable conductrice. 51

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C’est ce que saint Paul a voulu exprimer lorsqu’il a dit : Credere enim oportet accedentem ad Deum, quia est 1. En d’autres termes : Celui qui cherche à s’unir à Dieu doit avant tout croire que Dieu est. Comme s’il avait dit : Celui qui veut se joindre à Dieu par l’union ne doit s’appuyer ni sur le goût, ni sur le sentiment, ni sur l’imagination, mais croire à l’Être divin qui ne tombe sous aucun entendement, appétit ou imagination, non plus que sous les sens, et qu’il nous est impossible en cette vie de connaître tel qu’il est. Et par le fait, tout ce que l’on peut ici-bas sentir, connaître et goûter de Dieu est à une infinie distance de ce que Dieu est en lui-même, comme aussi de sa très pure possession.

Isaïe et saint Paul nous le disent : Neque oculus vidit, neque auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quæ pre­paravit Deus iis qui diligunt ilium 2. C’est-à-dire : L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, le cœur de l’homme n’a pas imaginé ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment. Si donc l’âme prétend s’unir parfaitement en cette vie, par la grâce et l’amour, à ce à quoi elle sera unie par la gloire en l’autre, à ce que, selon l’expression de saint Paul, l’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu et le cœur de chair n’a pu se figurer, il est évident qu’elle doit se tenir dans l’obscurité par rapport à ce qui peut pénétrer en elle par les yeux, à tout ce qui peut être reçu par l’oreille, repré­senté par l’imagination, ou compris par le cœur, lequel ici, figure l’âme.

Par suite, l’âme met un grand obstacle à ce sublime état d’union avec Dieu, lorsqu’elle s’attache à quelque connaissance, sentiment, imagination, représentation, affection, mode personnel d’agir ou quelque propre opération que ce soit, pour ne pas savoir se détacher et se dépouiller

1 Hebr., XI, 6.

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de tout. Puisque ce vers quoi elle se dirige est fort au-dessus de tout ce qu’elle peut savoir et goûter, si élevé qu’il soit, il lui faut nécessairement dépasser tout et pénétrer dans une divine ignorance.

Dans ce chemin en effet, abandonner tout chemin, c’est entrer dans le vrai chemin, et laisser son mode d’agir, c’est toucher le terme sans mode, qui est Dieu. Par le fait, l’âme parvenue à l’état d’union n’a plus de mode d’agir, encore moins s’attache-t-elle ni ne peut-elle s’attacher à un mode quelconque, je dis : mode de connaître, de goûter, de sentir Celui qui renferme en soi tous les modes. C’est alors que, ne possédant rien, on possède tout. En effet, lorsque l’âme a le courage de dépasser ses limites naturelles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, elle entre sans limites dans le surnaturel, qui n’a point de mode, parce qu’il renferme en substance tous les modes. Parvenir au surnaturel, c’est, en un mot, se laisser soi-même à une immense distance, c’est laisser ce qu’il y a de bas pour s’élever à ce qu’il y a de plus élevé.52

Échappant ainsi à tout ce qu’elle est naturellement et spirituellement capable de comprendre, il ne reste plus à l’âme qu’à désirer du plus ardent désir d’atteindre ce qu’en cette vie elle est incapable de connaître et de contenir. Laissant loin derrière elle tout ce qu’elle est spirituellement et sensitivement capable de sentir et de goûter, elle n’a plus qu’à désirer du plus ardent désir de parvenir à ce qui excède tout goût et tout sentiment.

Mais pour obtenir le vide et la liberté nécessaires pour en venir là, elle ne doit, en aucune façon, s’approprier ce qu’elle reçoit en elle-même de spirituel ou de sensible — c’est un point sur lequel nous reviendrons, — elle doit l’estimer incomparablement moins que le grand bien auquel elle aspire. Effectivement, plus elle attribue de valeur à ce qu’elle comprend, à ce qu’elle goûte, à ce qu’elle imagine,

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plus elle l’estime — que ce soit spirituel ou non, — moins, par là même, elle donne d’estime au souverain Bien, et plus elle ralentit sa marche vers lui. Au contraire, moins elle estime en comparaison du souverain Bien ce qui est à elle, pour élevé qu’il puisse être, plus elle estime et apprécie le souverain Bien et plus elle s’en rapproche.

C’est ainsi que dans l’obscurité l’âme avance rapidement vers l’union, par le moyen de la foi qui, elle aussi, est obscure. C’est ainsi que la foi lui communique une admirable lumière. Et si l’âme cherchait à voir, elle s’obscurcirait au contraire par rapport à Dieu, de même, et beaucoup plus promptement, que celui qui s’efforcerait de fixer le soleil dans son éclat. Dans ce chemin, en effet, c’est en aveuglant ses puissances que l’âme obtient la lumière, suivant cette parole de Notre-Seigneur dans l’Évangile In judicium ego in hunc mundum vent ; ut qui non vident, videant, et qui vident, coeci fiant 1. C’est-à-dire : Je suis venu exercer un jugement dans le monde, afin que ceux qui ne voient point voient et que ceux qui voient se rendent aveugles.

Ceci doit s’entendre à la lettre du chemin dont nous parlons. L’âme qui se tiendra dans l’obscurité, qui s’aveuglera par rapport à ses lumières propres et naturelles, verra surnaturellement ; celle, au contraire, qui voudra s’appuyer sur une lumière personnelle, s’aveuglera d’autant et s’arrêtera dans le chemin de l’union.53

Pour jeter plus de jour sur le sujet que nous traitons, il me paraît nécessaire d’expliquer au chapitre suivant ce que l’on appelle union de l’âme avec Dieu. Ceci, une fois bien compris, donnera beaucoup de clarté à ce qui nous reste à dire. C’est donc ici, me semble-t-il, le lieu propre de traiter cette matière. Nous ferons, il est vrai, une digression, mais elle ne sera pas déplacée, puisqu’elle versera sur le sujet une vive lumière. Après ce chapitre qui sera une sorte de parenthèse, nous traiterons en particulier de trois puissances de l’âme par rapport aux trois vertus théologales et à la seconde Nuit qui nous occupe.

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CHAPITRE V. CE QUE C’EST QUE L’UNION DE L’ÂME AVEC DIEU. COMPARAISON PROPRE A LE FAIRE COMPRENDRE.

Par ce qui a été dit précédemment, le lecteur a déjà pu comprendre en quelque manière ce que nous entendons ici par union de l’âme avec Dieu : il ne lui sera donc pas difficile de comprendre ce que nous allons en dire maintenant. Mon intention n’est pas de faire des classifications, car je n’en finirais pas si j’entreprenais de distinguer l’union de l’entendement, de celle de la volonté et de celle de la mémoire, l’union transitoire de l’union permanente, l’union totale de celle qui ne l’est pas. À chaque page de cet ouvrage, nous aurons à mentionner soit l’une, soit l’autre de ces unions. En faire la distinction importe peu pour ce que nous avons à dire actuellement, et mieux vaut les indiquer au fur et à mesure que le sujet le demandera. Ayant alors l’exemple sous les yeux, chaque point se présentera avec plus d’évidence et nous serons mieux à même d’en juger. Pour le moment, je ne parlerai que de l’union totale et permanente, selon la substance de l’âme et ses puissances, quant à l’habitus obscur d’union. Nous montrerons plus loin, avec l’aide de Dieu, qu’il ne peut y avoir, quant à l’acte, d’union permanente des puissances en cette vie, mais seulement une union transitoire.

Pour se faire une juste idée de l’union dont nous allons parler, il faut d’abord savoir que Dieu demeure et réside substantiellement en toutes les âmes, fût-ce l’âme du plus grand pécheur du monde. Cette union substantielle et primordiale existe toujours entre Dieu et chacune de ses créatures ; c’est par elle qu’il leur conserve l’être, et si cette union venait à manquer, elles rentreraient aussitôt dans le néant.

Quand nous parlons ici de l’union de l’âme avec Dieu, nous ne parlons pas de cette union substantielle et primordiale de Dieu avec ses créatures, mais de l’union qui est une transformation de l’âme en Dieu, union qui n’existe pas toujours, mais seulement lorsqu’il y a ressemblance d’amour entre Dieu et l’âme. Nous appellerons cette union, union de ressemblance, et la première, union substantielle ou essentielle. L’une est naturelle, l’autre est surnaturelle. Celle-ci a lieu quand les deux volontés, celle de Dieu et celle de l’âme, sont tellement conformes, qu’il n’y a rien en l’une qui répugne à l’autre. L’âme, une fois dégagée de ce qui n’est point conforme à la divine volonté, se trouve donc transformée en Dieu par amour.

Ceci ne s’entend pas uniquement quant à l’acte, mais aussi quant à l’habitus. Il faut non seulement qu’il n’y ait point d’actes imparfaits volontaires, mais que l’habitus des imperfections, quelles qu’elles soient, se trouve anéanti. Tout ce qu’il y a de créé, tous les actes et toutes les activités de la nature n’ont aucun rapport avec Dieu et ne peuvent se joindre à lui. Dès lors, il est nécessaire que l’âme se dépouille de tout ce qui est créé, de tout acte, de toute activité propre, c’est-à-dire de son mode d’entendre, de goûter, de sentir, afin que, affranchie de tout ce qui est contraire à Dieu et dissemblable de lui, elle en arrive à prendre la ressemblance divine, en sorte qu’il n’y ait plus rien en elle qui ne soit volonté de Dieu. Alors seulement elle peut se transformer en Dieu.

D’où il ressort que si Dieu est toujours en l’âme pour lui communiquer par sa présence l’être naturel, il ne lui communique pas toujours l’être surnaturel, qui ne se communique que par amour et par grâce. Or, toutes les âmes ne sont pas en grâce, et celles qui y sont n’y sont pas en

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égal degré, parce que les unes ont un moindre, les autres un plus haut degré d’amour. Il suit de là que l’âme à laquelle Dieu se communique davantage est celle qui est le plus riche d’amour, en d’autres termes, celle dont la volonté est plus conforme à la volonté de Dieu. Et celle dont la volonté est entièrement conforme, entièrement semblable à la volonté de Dieu, est totalement unie à Dieu et surnaturellement transformée en lui.

Donc, plus une âme est revêtue de la créature et de son activité propre quant à l’affection et quant à l’habitus, moins elle a de disposition à cette union, parce qu’elle ne laisse pas entièrement à Dieu la liberté d’opérer en elle la transformation surnaturelle. Ainsi, l’âme n’a besoin que de se dépouiller des oppositions et des dissemblances qu’elle a naturellement à l’opération divine, pour que Dieu qui se communique à elle naturellement en lui donnant les biens de nature, se communique à elle surnaturellement par sa grâce.

C’est ce que saint Jean a voulu nous faire entendre lorsqu’il a dit : Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt 1. Comme s’il avait dit : Il n’a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, c’est-à-dire de se transformer en Dieu, qu’à ceux qui ne sont pas nés du sang, c’est-à-dire des complexions et des compositions naturelles, et moins encore de la volonté de l’homme, ce qui comprend tout mode et toute façon de juger et de connaître par le moyen de l’entendement. À tous ceux qui sont nés ainsi il n’a pas donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, mais à ceux-là seulement qui sont nés de Dieu, c’est-à-dire à ceux qui, ayant reçu une nouvelle naissance par la grâce après être morts à tout ce qui est du vieil homme, se sont élevés surnaturellement au-dessus d’eux-mêmes, pour recevoir de Dieu cette renais­sance et cette filiation entièrement ineffable. En effet, comme saint Jean le dit ailleurs : Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto, non potest introire in regnum Dei l. C’est-à-dire : Si quelqu’un ne renaît de l’eau et de l’Esprit-Saint, il ne peut voir le royaume de Dieu qui est l’état de perfection. Renaître parfaitement du Saint-Esprit en cette vie, c’est avoir l’âme très semblable à Dieu en pureté, ne retenir en soi aucun mélange d’imperfection. Quand l’âme en est là, la pure transformation par union et participation peut avoir lieu, transformation toutefois qui ne saurait être essentielle.

Pour plus de clarté, prenons une comparaison. Voici un rayon de soleil qui donne sur une vitre. Si la vitre est obscurcie par quelque tache ou quelque nuage, le rayon ne pourra l’illuminer entièrement ni la transformer totalement en sa lumière, comme il le ferait si elle était parfaitement limpide et libre de toute tache, et d’autant plus qu’elle sera plus pure. La faute n’est point au rayon, mais à la vitre. Si celle-ci était de tout point pure et libre, le rayon l’illuminerait et la transformerait de telle sorte, qu’elle semblerait être le rayon lui-même et donnerait la même clarté que lui. Il reste vrai que la vitre, bien que très semblable au rayon, garderait sa nature distincte. Et cependant, nous pourrions dire que la vitre est devenue rayon de lumière par participation.

Il en va de même de notre âme. Elle est continuellement investie de la lumière de l’Être de Dieu, ou plutôt cette divine lumière réside en elle. Dès lors qu’elle consent à se défaire des voiles et des taches qu’impriment sur elle les objets créés, en d’autres termes, dès qu’elle a sa volonté parfaitement unie à celle de Dieu — car aimer Dieu, c’est

Juan., I, 13. Joan., III, 5.

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travailler à se dépouiller et à se dénuer pour Dieu de tout ce qui n’est pas Dieu, — aussitôt elle se trouve illuminée et transformée en Dieu54. Alors Dieu lui communique de telle sorte surnaturellement son Être divin, qu’elle semble être Dieu même, et tout ce que Dieu possède, elle le possède.

Lorsque Dieu accorde à une âme cette grâce souveraine, il s’établit entre elle et lui une union si parfaite, que l’âme et les attributs de Dieu ne font plus qu’un, par transformation et participation. L’âme alors semble plutôt Dieu qu’elle-même, et il est exact de dire qu’elle est Dieu par participation. Cependant, il est indubitable que l’être de l’âme transformée reste aussi distinct de l’Être de Dieu qu’il l’était auparavant, de même que la vitre reste par sa nature entièrement distincte du rayon qui l’illumine.

D’où il ressort avec évidence que la disposition pour cette union ne consiste pas à comprendre, à goûter, à sentir, à imaginer naturellement ce que c’est que Dieu. Elle consiste dans la pureté et dans l’amour, c’est-à-dire dans le dénuement et la résignation parfaite par rapport à toutes choses pour Dieu seul. Et comme il ne peut y avoir parfaite transformation s’il n’y a pureté parfaite, comme aussi à proportion de la pureté il y a plus d’illumination et d’union, il s’ensuit que l’union ne peut être parfaite si l’âme n’est totalement pure et limpide.

Prenons une autre comparaison, propre à éclairer davantage le sujet. Voici une peinture très achevée, aux nuances nombreuses et splendides, rehaussée d’émaux pleins de finesse et de beauté, dont quelques-uns sont si exquis que leur délicatesse est difficile à discerner. Une personne qui a la vue peu claire ne verra que quelques-unes des nuances et des délicatesses ; une autre, qui aura la vue un peu meilleure, y découvrira plus de beautés ; une autre, qui l’aura encore meilleure, y verra aussi plus de perfections ; enfin celle qui aura la puissance visuelle totalement nette et pure, découvrira dans cette peinture des finesses et des excellences plus nombreuses encore, parce qu’elle en contient d’innombrables et qu’on a beau en découvrir, il en reste beaucoup d’inconnues.

Il en est ainsi pour nos âmes, à l’égard de Dieu, dans cette illumination et cette transformation. Des âmes d’une capacité différente peuvent atteindre l’union divine, mais elles l’atteignent en des degrés divers. C’est selon que le Seigneur l’accorde à chacune. De même, dans le ciel, les élus voient Dieu plus parfaitement les uns que les autres. Cependant tous le voient et sont satisfaits, parce que leur capacité est remplie. Ici-bas de même, les âmes jouissent d’une égale satisfaction et d’une paix égale dans leur état de perfection. Toutes sont contentes, et pourtant il en est de bien plus élevées les unes que les autres dans cette divine union. Néanmoins, je le répète, toutes sont également satisfaites, parce que leur capacité est remplie. Quant à celle qui n’atteint pas une pureté proportionnée à sa capacité, elle n’obtient jamais la paix et la satisfaction véritables, parce qu’elle n’a pas fait dans ses puissances la nudité et le vide requis pour l’union simple avec Dieu.


CHAPITRE VI. CE SONT LES TROIS VERTUS THÉOLOGALES QUI PERFECTIONNENT LES TROIS PUISSANCES DE L’ÂME. — CES VERTUS PRODUISENT DANS L’ÂME LE VIDE ET LES TÉNÈBRES.

Il s’agit maintenant pour nous d’introduire les trois puissances de l’âme, l’entendement, la mémoire et la volonté, dans la Nuit spirituelle qui est le moyen de l’union divine. Nous expliquerons dans ce chapitre comment les trois vertus théologales, qui sont les objets surnaturels de nos trois puissances et servent à l’âme de moyen pour s’unir à Dieu selon ses puissances, font chacune le vide et l’obscurité dans la puissance à laquelle chacune de ces vertus a du rapport : la foi dans l’entendement, l’espérance dans la mémoire, la charité dans la volonté. Nous montrerons ensuite comment l’entendement se perfectionne dans les ténèbres de la foi, la mémoire dans le vide de l’espérance, enfin comment la volonté doit entrer dans le dénuement de toutes les affections pour être en état de s’approcher de Dieu.

Ceci démontré, on verra dans une entière évidence combien l’âme a besoin, pour avancer sûrement dans ce chemin spirituel, de marcher par la Nuit obscure dont nous avons parlé, appuyée sur ces trois vertus, qui la vident de tout et la mettent dans les ténèbres par rapport à tout. En effet, nous l’avons fait voir, l’âme en cette vie ne s’unit pas à Dieu par la connaissance, par la jouissance, par l’imagination ou par le sentiment, quel qu’il soit, mais uniquement par la foi quant à l’entendement, par l’espérance quant à la mémoire, et par l’amour quant à la volonté.55

Ces trois vertus, nous l’avons dit aussi, font le vide dans nos puissances. La foi opère le vide dans l’entendement et la met dans les ténèbres par rapport à la connaissance. L’espérance opère le vide dans la mémoire par rapport à toute possession. La charité opère le vide dans la volonté et la dépouille de toute affection et de toute joie étrangère à Dieu.

La foi, nous le savons, nous dit ce que notre entendement ne peut connaître par sa capacité et sa lumière naturelle. Aussi saint Paul ad Hebrœos nous dit-il : Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium 1. Ce qui signifie par rapport à notre Nuit : La foi est la substance de ce que l’on espère. Et bien que l’entendement donne à ce qu’elle nous propose un assentiment plein de fermeté et de certitude, ce qu’elle propose lui reste caché, et s’il en était autrement, ce ne serait plus la foi, car la foi, en donnant à l’entendement la certitude, ne lui donne pas la clarté, elle le laisse dans les ténèbres.

Il est hors de doute que l’espérance de même met la mémoire dans les ténèbres, tant par rapport aux biens d’en haut que par rapport à ceux d’ici-bas. L’espérance, en effet, se porte toujours sur ce que l’on ne possède point, et si on le possédait, ce ne serait plus l’espérance. C’est ce que saint Paul disait ad Romanos : Spes quœ videtur non est spes ; nam quod videt quis, quid sperat 2 ? Ce qui signifie : L’espérance de ce que l’on voit n’est plus l’espérance, car si quelqu’un voit — c’est-à-dire possède ce qu’il voit, — comment l’espère-t-il ? Cette vertu fait donc aussi le vide dans l’âme, puisque l’on espère ce que l’on n’a point et non ce que l’on a.

La charité, elle aussi, fait le vide dans la volonté par rapport à tout, puisqu’elle nous oblige à aimer Dieu par-dessus toutes choses. Or ceci ne peut avoir lieu qu’en en détachant toute son affection et en la portant tout entière

1 Hebr, xi, 1. Rom., viii, 24.

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sur Dieu. Aussi le Christ a-t-il dit en saint Luc : Qui non renuntiat omnibus quce possidet, non potest meus esse discipulus 1 C’est-à-dire : Celui qui ne renonce point par la volonté à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple. Ces trois vertus placent donc bien réellement une âme dans l’obscurité et le vide de toutes choses.

Il ne sera pas inutile de rappeler ici la parabole proposée par notre Rédempteur en saint Luc, chapitre xi, de cet homme qui alla trouver son ami au milieu de la nuit pour lui demander trois pains 2. Ces trois pains représentent les trois vertus théologales, et la demande en est faite au milieu de la nuit, pour donner à entendre que l’âme acquiert ces vertus lorsque ses puissances sont dans l’obscurité par rapport à toutes choses, et c’est encore dans la nuit qu’elle doit s’y perfectionner.

Nous lisons au chapitre vi d’Isaïe que ce prophète vit aux côtés de Dieu deux Séraphins ayant chacun six ailes. Deux de ces ailes leur servaient à couvrir leurs pieds, ce qui marque l’extinction des affections de la volonté à l’égard de toutes choses pour Dieu. Des deux autres, ils couvraient leur visage, ce qui figure les ténèbres de l’entendement en la présence de Dieu. Des deux autres ils volaient, pour donner à entendre le mouvement de l’espérance vers les choses qu’on ne possède pas, de cette vertu qui monte au-dessus de tout ce qui peut être possédé hors de Dieu, soit ici-bas, soit en l’autre vie.56

Nous devons donc ramener les trois puissances de notre âme aux trois vertus théologales, informer chacune d’elles d’une de ces vertus. Pour y arriver, nous devons les dépouiller et les placer dans l’obscurité par rapport à tout ce qui leur est étranger. C’est là cette Nuit spirituelle que nous avons appelée active, parce que l’âme fait ce qui dépend d’elle pour y pénétrer. Et de même que, pour la Nuit du sens, nous avons donné la manière de vider les puissances sensitives de leurs objets sensibles quant à l’appétit, afin que l’âme puisse s’affranchir de son opération propre et passer au moyen véritable, qui est la foi, de même pour la Nuit de l’esprit, qui nous occupe maintenant, nous donnerons, Dieu aidant, la manière de vider les puissances spirituelles et de les purifier de tout ce qui n’est pas Dieu, en un mot de les tenir dans l’obscurité de ces trois vertus qui sont, nous l’avons dit, le moyen et la disposition pour l’union de l’âme avec Dieu.

En suivant cette voie, l’âme est entièrement à l’abri des ruses du démon, comme aussi des ravages de l’amour-propre et des vices dont il est la source, ces ennemis qui obstruent et ferment la voie des personnes spirituelles, lorsqu’elles ne savent pas se dépouiller et se laisser ensuite guider par ces trois vertus. Si elles ne parviennent pas à ce qu’il y a de substantiel et de parfaitement pur dans la vie de l’esprit, c’est qu’elles ne prennent pas le droit et court chemin qui les conduirait au but.

Il est bon de remarquer que je m’adresse ici spécialement à ceux qui sont déjà entrés dans l’état de contemplation. Quant à ceux qui débutent, ils ont besoin qu’on s’étende un peu plus au long sur ce sujet, et c’est ce que nous ferons, Dieu aidant, au Livre II, lorsque nous traiterons de ce qui les concerne.

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CHAPITRE VII. COMBIEN ÉTROIT EST LE SENTIER QUI CONDUIT À LA VIE. — NUDITÉ ET DÉPOUILLEMENT OÙ DOIVENT SE TROUVER LES ÂMES QUI S’Y ENGAGENT. — DU DÉNUEMENT DE L’ENTENDEMENT.

Sur le point de traiter de la nudité et de la pureté des trois puissances de l’âme, je sens qu’il faudrait un savoir et une grâce bien supérieurs aux miens, pour représenter dignement aux âmes spirituelles l’étroitesse du sentier que notre Maître nous dit conduire à la vie. Une fois bien éclai­rées sur ce point, elles ne s’étonneraient plus du vide et du dépouillement que nous demandons pour les puissances de l’âme dans cette Nuit spirituelle.

Les paroles prononcées à ce sujet par notre Sauveur et rapportées par saint Mathieu, chapitre vii ; sont à peser très soigneusement. Parlant du chemin dont nous traitons, il nous dit : Quam angusta porta est, et arcta via quae ducit ad vitam ! Et pauci inveniunt eam 1. Ce qui signifie : Combien étroite est la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie ! Et il y en a peu qui la trouvent.

Notons bien dans ce texte toute la force et l’insistance de l’exclamation : Combien ! C’est-à-dire : Oui, vraiment la porte et la voie sont très étroites, et bien plus que vous ne pensez. Remarquons aussi qu’il parle d’abord de l’étroitesse de la porte, pour faire entendre que l’âme désireuse de franchir cette porte de Jésus-Christ qui est l’entrée du chemin, doit d’abord rétrécir sa volonté et la dénuer de tout ce qui est sensible ou temporel, en aimant Dieu par-dessus toutes choses. Il dit ensuite que la voie est resserrée — la voie de la perfection, — pour donner à entendre que celui qui veut suivre cette voie doit non seulement y entrer par la porte étroite en se dénuant de ce qui est sensible, mais en outre se resserrer en se désappropriant et se dégageant par rapport à ce qui est spirituel. Ainsi, ce qui est dit de la porte étroite, nous pouvons le rapporter à ce qu’il y a en nous de sensible, et ce qui est dit de la voie resserrée, nous pouvons l’entendre de ce qu’il y a en nous de spirituel et de raisonnable.

Jésus-Christ dit encore qu’il y en a peu qui trouvent cette porte étroite. Notons-en la cause. C’est qu’il en est peu qui sachent et qui veuillent entrer dans cette suprême nudité et ce vide complet de l’esprit. Et en effet, le sentier de la haute montagne de la perfection, par là même qu’il est escarpé et resserré requiert des voyageurs qui ne portent point de charge, que rien n’appesantisse quant à la partie inférieure, que rien n’embarrasse quant à la partie supérieure. Lorsqu’il s’agit de chercher et d’acquérir Dieu même, on ne doit chercher et acquérir que Dieu.

De ce qui précède, il ressort avec évidence que l’âme doit non seulement se dégager des choses créées, mais se désapproprier et s’anéantir à l’égard des choses spirituelles. C’est pour cela que Notre-Seigneur, voulant nous enseigner ce chemin, nous a donné en saint Marc, chapitre VIII, une doctrine admirable, mais hélas ! d’autant moins pratiquée des âmes spirituelles, qu’elle leur est plus nécessaire. Nécessaire, elle l’est à tel point et s’applique si parfaitement à notre sujet, que je la rapporterai ici en en donnant la signification exacte et spirituelle. Si quis vult me sequi, deneget semetipsum et tollat crucem suam, et sequatur me. Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet eam ; qui autem perdiderit animam suam propter me… salvam faciet eam. C’est-à-dire : Si quelqu’un. veut suivre mon chemin, qu’il

1 Math., vii, 14. 1 Marc., viii, 34, 35.

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renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive. Car celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui perdra son âme à cause de moi… la sauvera.

Oh ! qui saurait expliquer ici, qui saurait pratiquer et goûter tout ce que renferme ce sublime enseignement de notre Sauveur sur le renoncement à soi-même ! Les personnes spirituelles, si elles le pénétraient bien, verraient que la voie à suivre est bien différente de ce que beaucoup parmi elles se représentent. Les unes pensent que tout consiste à se retirer du monde et à entreprendre une certaine réforme de la vie. Les autres se contentent de pratiquer jusqu’à un certain point les vertus. On s’adonne à la prière et à la mortification, mais on ne va pas jusqu’au dépouillement, à la pauvreté, à l’abstraction, à la pureté de l’esprit — ce qui est tout un, — recommandés ici par Notre-Seigneur. On cherche bien plus à nourrir et à vêtir sa nature de consolations et de sentiments spirituels, qu’à se dépouiller et à se défaire de tout cela pour Dieu. On croit qu’il suffit de se renoncer en ce qui tient au monde, nais on ne songe pas à s’anéantir et à se purifier de toute propriété en matière spirituelle.

De là vient que s’il se présente quelque chose de solide et de parfait, s’il s’agit par exemple de la soustraction de toute douceur au service de Dieu, de sécheresse, de dégoût, d’amertume, en un mot, de croix spirituelle toute pure, de nudité et de pauvreté d’esprit à la suite de Jésus-Christ, on s’en éloigne avec horreur. Il faut à ces personnes des douceurs, des communications divines savoureuses et délectables. Nous voilà bien loin du renoncement à soi-même et de la nudité d’esprit ; nous sommes bien plutôt en présence de la gourmandise spirituelle.

Ceux qui se comportent ainsi se montrent, au spirituel, les ennemis de la croix de Jésus-Christ. Le vrai spirituel, au contraire, cherche en Dieu plutôt les amertumes que

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la saveur ; il préfère la souffrance à la consolation ; il aime mieux manquer de tout pour Dieu que de tout posséder ; il préfère les sécheresses et les afflictions aux communications pleines de douceur, parce qu’il sait très bien qu’accepter ce qui coûte, c’est embrasser la croix, se renoncer soi-même, et que le reste peut fort bien n’être autre chose que se chercher soi-même en Dieu, ce qui est directement contraire à l’amour.

Se chercher soi-même en Dieu, c’est rechercher les satisfactions et les consolations divines. Chercher Dieu pour lui-même, c’est non seulement consentir à se voir privé des satisfactions temporelles et spirituelles, c’est encore se porter à choisir pour l’amour de Jésus-Christ ce qu’il y a de plus amer, soit dans les choses divines, soit dans les choses humaines. Voilà ce qui est aimer Dieu.

Oh ! qui pourrait faire comprendre aux âmes jusqu’où Notre-Seigneur veut nous faire porter ce renoncement ! Oui, en vérité, il doit aller jusqu’à une sorte de mort et d’anéantissement en toutes choses, temporelles, naturelles et spirituelles : j’entends quant à l’estime qu’en fait la volonté. Tout est là pour nous. C’est ce que Notre-Seigneur a voulu dire quand il a déclaré que celui qui voudra sauver son âme la perdra. Celui, dit-il, qui voudra rechercher et posséder quelque chose pour soi, la perdra : et celui qui perdra son âme pour moi la gagnera. En d’autres termes, celui qui renoncera pour Jésus-Christ à tout ce que souhaitent son goût et sa volonté propres, qui choisira ce qui porte l’empreinte de la croix — c’est ce que Notre-Seigneur en saint Jean appelle haïr son âme, — celui-là gagnera son âme 1.

Jésus enseigna cette vérité aux deux disciples qui vinrent lui demander de siéger l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

1 Qui odit animam suam… custodit eam. (Juan., xii, 25.)

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Sans répondre à leur requête touchant la gloire qu’ils avaient en vue, il leur offrit de partager le calice qu’il devait boire, comme chose plus précieuse et plus sûre en cette vie que la jouissance 1. Ce calice, c’est la mort à la nature, qu’il faut dénuer et anéantir, pour qu’elle puisse entrer par la porte étroite et suivre le sentier resserré, quant aux sens et quant à l’esprit. Alors seulement elle pourra s’engager, libre de tout, dans la voie étroite où il n’y a place, comme notre Sauveur le donne à entendre, que pour le renoncement et pour la croix, ce bâton destiné à nous servir d’appui, à nous alléger le fardeau, à nous faciliter la marche. Le Seigneur a dit en saint Mathieu : Mon joug est doux et mon fardeau léger 2. Or, ce fardeau n’est autre que la croix.

Effectivement, si l’homme se détermine à se soumettre et à porter la croix du Christ, autrement dit, s’il se détermine sincèrement à rechercher et à supporter en toutes choses la souffrance pour Dieu, il trouvera en toutes choses repos et suavité, avec une grande facilité à marcher par ce chemin, ainsi dépouillé de tout et sans plus rien vouloir. Que si, au contraire, il veut posséder quelque chose avec propriété, venant de Dieu ou d’ailleurs, il n’est plus dépouillé, il n’est plus renoncé en toutes choses. D’où il suit qu’il sera hors d’état de monter par un sentier aussi étroit que celui dont il s’agit.

Je voudrais donc bien faire comprendre aux personnes spirituelles que ce chemin divin ne consiste pas dans la multiplicité des considérations, ni des méthodes, ni des goûts spirituels — bien que tout cela soit jusqu’à un certain point nécessaire aux commençants, — mais en une seule chose, qui est de savoir se renoncer véritablement pour l’intérieur et l’extérieur, en se livrant à la souffrance pour

1 Math., xx, 21.

2 Jugum enim meum suave est et onus meum leve. (Math., xt, 30.)

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Jésus-Christ et en se rendant de tout point conforme à lui57. Si l’on s’y exerce, tout le reste suit. Si au contraire cet exercice fait défaut, comme il est la racine et l’essence de la vertu, tout ce que l’on fait par ailleurs équivaut à faire effort pour escalader un arbre par l’extrémité des branches. On aura beau produire de très hautes pensées, avoir des communications angéliques58, on n’avancera pas, car tout avancement consiste à imiter Jésus-Christ, qui est la Voie, la Vérité et la Vie 1. Personne ne vient au Père que par lui, ainsi qu’il le déclare lui-même en saint Jean 2. Ailleurs il dit encore : Je suis la porte. Si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé 3. Aussi tout esprit qui cherche les douceurs et la facilité, qui refuse d’imiter Jésus-Christ, je ne saurais l’estimer bon.

J’ai dit que Jésus-Christ est la Voie, et que cette voie est celle de la mort de la nature, au double point de vue sensitif et spirituel. Voyons comment, en suivant cette voie, on reproduit Jésus-Christ, notre modèle et notre lumière.

Quant à la mort et à l’anéantissement de la partie sensi­tive, il est hors de doute que Jésus les subit en esprit durant sa vie et effectivement lors de sa mort. Durant sa vie, il le dit lui-même, il n’eut pas où reposer sa tête 4. Et à l’heure où il expira, moins encore.

Venons à la mort et à l’anéantissement spirituels. Nous voyons le Christ à sa dernière heure abandonné, anéanti dans son âme. Son Père le laissa privé de toute consolation et de tout soulagement, en proie à une intime sécheresse, ce qui l’obligea de s’écrier sur la croix Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’avez-vous abandonné 5 ? C’était le plus

Ego sum Via, Veritas et Vita. (Joan., xiv, 6.)

2 Nemo venit ad Patrem, nisi per me. (Id.)

3 Ego sum ostium : si quis per me introierit, salvabitur. x, 9.)

4 Filius hominis non habet unde caput sumo reclinet. (Math., viii, 20.)

5 Deus, Deus meus, ut quid dereliquisti me ? (Id., XXVII, 46.)

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grand délaissement spirituel qu’il eût éprouvé dans toute sa vie. Aussi ce fut à ce moment qu’il réalisa la plus grande de ses œuvres, une œuvre supérieure à tous les miracles et à toutes les merveilles, soit du ciel, soit de la terre, qu’il eût opérés dans sa vie, à savoir la réconciliation du genre humain avec Dieu et son union avec lui par la grâce.

Cette œuvre s’accomplit à l’heure et à l’instant où ce divin Sauveur était le plus anéanti en toutes choses : quant à sa réputation parmi les hommes, puisque, le voyant mourir sur un gibet, loin de l’avoir en la moindre estime, ils le tournaient en dérision ; quant à sa vie, puisqu’il rendait l’âme ; quant à la protection et à la consolation qu’il pouvait espérer de son Père, puisque son Père le délaissait, afin qu’il payât purement la dette de l’humanité et qu’il unît l’homme à Dieu, lui-même demeurant anéanti et comme réduit à rien. C’est ce qui faisait dire à David parlant de lui : Ad nihilum redactus sum et nescivi. 1.

Tout cela s’est fait afin que le vrai spirituel eût l’intelligence du mystère du Christ, porte et voie pour nous unir à Dieu, et qu’il sût bien que plus il s’anéantit pour Dieu quant à sa partie sensitive et quant à sa partie spirituelle, plus il lui est uni et plus il travaille à sa gloire. Quand il en sera venu à être réduit à rien, c’est-à-dire plongé dans la plus profonde humilité, alors l’union spirituelle entre Dieu et l’âme sera réalisée. Or, cet état est le plus élevé auquel on puisse parvenir en cette vie.59

Il ne s’agit donc pas de jouissances, de goûts, de sentiments spirituels : il s’agit d’une vive mort sur la croix quant au sens et quant à l’esprit, à l’intérieur et à l’extérieur. Ah ! je voudrais ne me point détacher de ce sujet, car, je le vois, Jésus-Christ est bien peu connu de ceux qui se donnent pour ses amis, puisqu’on les voit chercher

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en lui leur jouissance et leur consolation, en un mot, s’aimer beaucoup eux-mêmes, mais non chérir les amertumes et les morts de Jésus-Christ à cause du grand amour qu’il mérite qu’on lui porte.

Je parle de ceux qui se donnent pour ses amis. Quant à ceux qui se tiennent à distance, les savants et les puissants de ce monde, ceux qui vivent uniquement préoccupés de leurs projets et de leurs ambitions, et dont on ne peut pas dire qu’ils connaissent Jésus-Christ, leur fin, même si elle est bonne, aura bien de l’amertume, et je n’en fais pas ici mention. Mais au jour du Jugement il sera fait mention d’eux, et il convenait de leur porter tout d’abord la parole divine, comme à des gens qui ont pour eux le savoir et l’autorité.

Adressons-nous maintenant à l’intelligence des personnes spirituelles, spécialement de celles que Dieu favorise du don de la contemplation, car, ainsi que je l’ai dit, c’est à celles-là que je parle. Disons-leur comment on s’avance vers Dieu par la foi et comment on se purifie de tout ce qui fait obstacle, en un mot comment on se resserre afin de pouvoir entrer dans l’étroit sentier de la contemplation obscure.

1 Ps. Lxxii, 22.

CHAPITRE VIII. RIEN DE CRÉÉ, NULLE CONNAISSANCE REÇUE PAR L’ENTENDEMENT NE PEUT SERVIR A CETTE PUISSANCE DE MOYEN PROCHAIN POUR L’UNION DIVINE.

Avant de traiter du moyen propre et proportionné de l’union avec Dieu, qui est la foi, il convient de démontrer que rien de créé, rien de formé par l’entendement, ne peut servir à celui-ci de moyen pour l’union divine. Bien plus, tout ce que l’entendement est en état de percevoir lui est obstacle plutôt que moyen, s’il cherche à s’y attacher. Nous consacrerons ce chapitre à démontrer ce principe ; ensuite nous parcourrons en détail toutes les connaissances que l’entendement peut recevoir soit par l’entremise des sens extérieurs, soit au moyen des facultés intérieures, et nous dirons les dommages qu’il peut retirer de ces connaissances intérieures ou extérieures, en ne s’attachant pas au moyen proportionné, qui est la foi.

C’est une règle de philosophie qu’un moyen doit toujours être proportionné à sa fin. En d’autres termes, le moyen doit toujours avoir avec la fin une certaine convenance et une certaine proportion, qui le rende apte à obtenir cette fin. Voici quelqu’un qui veut se rendre dans une ville. Il est clair qu’il doit en prendre le chemin, parce que ce chemin est le moyen propre à le conduire dans cette ville. Autre exemple. Le feu doit se joindre et s’unir au bois. Il faut que la chaleur, qui est le moyen de cette union, dispose le bois ; et les degrés de chaleur doivent être ceux précisément nécessaires pour donner au bois la disposition voulue et la ressemblance avec le feu. Si l’on voulait dis­poser le bois par un autre moyen que la chaleur, qui est le moyen adéquat, avec de l’air par exemple, ou avec de l’eau, ou avec de la terre, il serait tout aussi impossible pour le bois de s’unir au feu, qu’il est impossible au voya­geur d’atteindre une ville sans en prendre le chemin.

De même, pour que l’entendement humain en vienne à s’unir à Dieu autant que cela est possible en cette vie, il faut nécessairement qu’il se serve d’un moyen propre à cette union, c’est-à-dire qui ait avec Dieu une ressemblance prochaine. Or, sachons-le bien, parmi les créatures supé­rieures ou inférieures, il n’en est aucune qui puisse unir l’homme immédiatement à Dieu et qui ait quelque ressem­blance avec l’Être divin. Toutes, il est vrai, nous disent les théologiens, ont un certain rapport avec Dieu, toutes portent un vestige de Dieu, les unes plus, les autres moins, selon que leur être est plus ou moins noble. Mais aucune n’a avec Dieu un rapport et une ressemblance essentiels. Tout au contraire, il y a entre l’Être divin et leur être propre une distance infinie. Il est donc impossible que notre entendement atteigne Dieu par le moyen des créatures, soit célestes, soit terrestres, parce qu’il n’existe entre elles et lui ni proportion ni ressemblance.

Aussi David, parlant des créatures célestes, disait-il à Dieu : Nul n’est semblable à vous parmi les dieux, Seigneur 1. Et ailleurs : O Dieu ! Votre voie est dans la sainteté. Qui donc est grand comme notre Dieu 2 ? Comme s’il avait dit :

La voie qui mène à vous, ô mon Dieu, est une voie sainte, la voie de la foi pure. Et en effet, quel dieu pourra se com­parer au Seigneur pour la grandeur ? Où est l’ange dont l’être soit assez sublime, le saint dont la gloire soit assez relevée, pour nous servir de voie adéquate et proportionnée pour aller à vous ? Puis, parlant tout à la fois des créatures terrestres et des célestes, le même prophète nous dit : Le Seigneur est élevé et il regarde ce qui est bas ; mais il connaît

Non est similis lui in diis, Domine. (Ps. Lxxxv, 8.)

2 Deus, in sancto via tua ; quis Deus magnus sicut Deus noster ? (Ps. Lxxvi, 14.)

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de loin ce qui est haut 1. Comme s’il avait dit : Son être est si élevé, que l’être de toutes les créatures terreseres lui apparaît comme très bas en comparaison ; quant aux créatures célestes, il les regarde comme bien éloignées de son Être divin. Ainsi, aucune créature ne peut servir à l’entendement de moyen adéquat pour atteindre Dieu.

De même, tout ce que l’imagination peut se représenter ne peut servir de moyen prochain à l’union divine. En effet, naturellement parlant, l’entendement ne peut percevoir que ce qui vient des formes et des fantômes des objets reçus par les sens corporels : or, comme nous l’avons dit, ces objets ne peuvent servir de moyen à ce dont il s’agit. Venons à l’intelligence surnaturelle, autant qu’elle est possible en cette vie. L’entendement, tant qu’il est dans la prison du corps, n’a ni la disposition ni la capacité voulue pour recevoir une connaissance distincte de la Divinité, ce genre de connaissance n’appartenant pas à l’état de la vie présente. Il faut ou mourir ou se résigner à ne la pas obtenir. Moïse ayant demandé à Dieu cette claire connaissance, le Seigneur lui répondit qu’il ne pouvait le voir. Nul homme, dit-il, ne peut me voir sans mourir 2. Et il est dit en saint Jean : Personne n’a jamais vu Dieu 3, ni rien qui lui ressemble. Enfin saint Paul et Isaïe déclarent l’un et l’autre : L’œil ne l’a point vu, l’oreille ne l’a point entendu, et ce qu’il est n’a jamais été compris par le cœur de l’homme ».

Aussi, selon la parole des Actes des Apôtres, Moïse, devant le Buisson où Dieu était présent, n’osait point regarder. Sans doute, il savait que son entendement était incapable de considérer Dieu d’une manière proportionnée au très

1 Excelsus Dominus et humilia respicit, et alla a longe cognoscit. (Ps. cxxxvii, 6.)

2 Non enim videbit me homo et vivet. (Exod., xxxiii, 20.)

3 Deum nemo vidit unquam. (joan., i, 18.)

4 Neque oculus vidit, neque auris audivit, nec in cor hominis ascendit. (I Cor., n, 9.)

5 Tremefactus autem Moyses, non audebat considerare. (Act., vii, 32.)

haut concept qu’il se formait de lui. Il est dit également d’Élie, notre Père, qu’étant sur la montagne il se couvrit le visage en la présence de Dieu 1, ce qui marquait la nécessité où nous sommes d’aveugler devant Dieu notre entendement. Si Élie se couvrit la face, c’est que, connaissant sa bassesse, il n’osait entrer en contact avec une telle sublimité : il savait bien que tout ce qu’il pourrait voir et comprendre de particulier serait totalement différent de ce que Dieu est en lui-même.

Ainsi donc, aucune notion ou connaissance surnaturelle distincte ne peut en cette vie mortelle servir à l’entendement de moyen prochain à l’union d’amour avec Dieu. La raison en est que tout ce que l’entendement peut connaître, la volonté goûter et l’imagination représenter est tout à fait dissemblable de Dieu et n’a aucune proportion avec lui. C’est ce que le prophète Isaïe nous fait parfaitement entendre dans ce texte admirable : Cui ergo similem fecistis Deum ? aut quam imaginem ponetis ei ? Numquid sculptile conflavit faber ? aurifex auro figuravit illud, et laminis argenteis argentarius 2 ? C’est-à-dire : À quoi pourrez-vous comparer Dieu ? Ou quelle image ferez-vous qui lui soit semblable ? Le forgeron pourra-t-il par hasard en former une représentation ? L’orfèvre en coulera-t-il une image en or ? Celui qui travaille l’argent en fera-t-il une avec des lames d’argent ?

Le forgeron représente ici l’entendement, dont l’office est de former les images intellectuelles et de les dépouiller du fer des espèces et des fantômes de la fantaisie. Par l’orfèvre il faut entendre la volonté, qui a la faculté de recevoir des figures et des formes de jouissance, produites par l’amour. Par celui qui travaille l’argent et qui est dit incapable de reproduire Dieu par des lames de ce métal, il faut entendre la mémoire avec sa faculté imaginative, dont les notions

1 III Reg., xix, 13. 2 Is., xl, 18-19.

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et les fantômes peuvent très justement être comparés aux lames d’argent.

C’est donc comme si le prophète avait dit : L’entendement avec sa faculté intellective ne peut rien connaître qui soit semblable à Dieu ; la volonté ne peut goûter ni suavité ni délices qui ressemblent à ce qu’est Dieu ; la mémoire ne peut recevoir de l’imagination des notions ou des images qui le représentent.

Il est donc évident qu’aucune de ces connaissances ne peut conduire l’entendement immédiatement à Dieu. Aussi, pour arriver à Dieu, avancer sans comprendre vaut mieux qu’avancer en cherchant à comprendre, et il est meilleur de s’aveugler et de se placer dans les ténèbres que d’ouvrir les yeux dans la pensée qu’on se rapprochera du rayon divin.

C’est encore pour cette raison que la contemplation, dans laquelle l’entendement reçoit l’illustration divine, est appelée théologie mystique, c’est-à-dire connaissance secrète de Dieu, car elle reste cachée même à l’entendement qui la reçoit60. Saint Denis l’appelle un « rayon de ténèbres ». Et le prophète Baruch dit d’elle : Nul n’en sait le chemin ; nul ne peut se représenter le sentier qui y mène 1.

Il est donc manifeste que, pour s’unir à Dieu, l’entende­ment doit s’aveugler par rapport à toutes les voies qu’il est capable de suivre.

De son côté, Aristote nous dit que comme le hibou a les yeux entièrement aveuglés par le soleil, de même notre entendement est aveuglé par ce qu’il y en en Dieu de plus lumineux, cette lumière souveraine devenant pour nous de pures ténèbres. Et il ajoute que plus les choses divines sont sublimes et claires en elles-mêmes, plus elles deviennent pour nous cachées et obscures.

1 Viam sapientiae nescierunt, neque commemorati sunt semitas ejus. (Baruch, III, 23.)

L’Apôtre nous affirme la même vérité lorsqu’il nous dit que ce qu’il y a en Dieu de plus élevé est le plus ignoré des hommes. Enfin, nous ne terminerions pas, si nous voulions accumuler les textes et les raisonnements pour prouver que notre entendement ne trouve, ni parmi les objets créés, ni parmi ses propres notions intellectuelles, quoi que ce soit qui puisse lui servir de degrés pour monter jusqu’à la hauteur de notre Dieu. Il y a plus. S’il veut se servir de ces objets et de ces notions, ou de quelques-uns d’entre eux, comme de moyen prochain pour l’union divine, non seulement il n’y trouvera qu’entraves, mais ils pourront lui devenir une occasion d’erreurs graves dans l’ascension de notre montagne.

CHAPITRE IX. LA FOI EST POUR L’ENTENDEMENT LE MOYEN PROCHAIN ET PROPORTIONNÉ QUE REQUIERT L’UNION DE L’ÂME AVEC DIEU PAR AMOUR. ON LE PROUVE PAR DES TEXTES DES DIVINES ÉCRITURES.

Pour que l’entendement soit disposé à cette divine union, il doit, nous l’avons montré, être pur, vide de tout ce qui tombe sous les sens, nu et désoccupé de tout ce qui peut s’imprimer en lui de distinct, enfin entièrement paisible et silencieux. Il doit de plus être fondé dans la foi, qui est le seul moyen prochain de l’union divine et le seul qui lui soit proportionné. Il y a en effet une telle similitude entre la foi et Dieu, qu’il n’y manque que la seule vision. Dieu est infini, la foi nous le propose infini ; il est un en trois Personnes ; la foi nous le propose un en trois Personnes. Dieu est ténèbres pour notre entendement, la foi éblouit et aveugle notre entendement.

La foi est donc le seul moyen par lequel Dieu se manifeste à l’âme dans la lumière divine, lumière qui surpasse tout entendement créé. Conséquemment, plus l’âme est riche de foi, plus elle est unie à Dieu.

C’est ce qu’a voulu marquer saint Paul lorsqu’il a dit Celui qui veut s’approcher de Dieu doit croire qu’il est 1. Ce qui revient à dire qu’il doit s’avancer vers Dieu par la foi, son entendement demeurant aveugle et plongé dans l’obscurité, s’appuyant sur la foi seulement, parce que c’est sous ces ténèbres de la foi que l’entendement se joint à Dieu. En effet, c’est dans les ténèbres que Dieu se cache, ainsi que David le déclare : Il a mis l’obscurité sous ses pieds ; il est monté sur les Chérubins, et il a volé sur les ailes des

Credere autem oportet accedentem ad Deum quia est. (Hebr., xx, 6.)

vents. Il a fait des ténèbres le lieu de sa retraite. Le tabernacle qui l’environne est une eau ténébreuse, au milieu des nuées de l’air 1.

En disant que Dieu a mis l’obscurité sous ses pieds, qu’il a fait des ténèbres le lieu de sa retraite et que le tabernacle qui l’environne est une eau ténébreuse, le saint prophète a en vue l’obscurité de la foi, dans laquelle Dieu est contenu. En disant qu’il est monté sur les Chérubins et qu’il a volé sur les ailes des vents, il donne à entendre qu’il plane au-dessus de notre entendement, car chérubin veut dire intelligent et contemplateur. Quant aux ailes des vents, elles signifient les connaissances sublimes et les subtiles conceptions des esprits, connaissances et conceptions au-dessus desquelles s’élève son Essence sacrée et qu’aucune, par elle-même, n’est capable d’atteindre.

C’est aussi en figure de cette vérité que nous lisons dans l’Écriture comment, Salomon ayant bâti le temple, Dieu descendit en forme de nuée et remplit tout l’édifice, en sorte que les enfants d’Isarël ne pouvaient plus voir. Alors Salomon, prenant la parole, dit : Le Seigneur a déclaré qu’il habiterait dans les ténèbres 2.

C’est également dans les ténèbres que le Seigneur apparut à Moïse sur la montagne, et le Seigneur était enveloppé de ces ténèbres. Toutes les fois que Dieu se communiquait particulièrement, il apparaissait dans les ténèbres. Nous le voyons au Livre de Job, où le texte sacré déclare que Dieu parlait à ce prophète dans une brise ténébreuse 3.

Toutes ces ténèbres représentent l’obscurité de la foi, dont la Divinité est comme enveloppée lorsqu’elle se communique à l’âme. Or la foi cessera quand, selon l’expression

I Caligo sub pedibus dus, et ascendit super Cherubini et rotant, rolavit super pennas ventorum. Posuit tenebras latibulum suum ; tenebrosa aqua tabernaculum suum, in nubibus aeris. (Ps. xvn, 10-12.)

2 Domitius dixit ut inhabitaret in nebula. (III Reg., vin, 12.)

3 Job, xxxviii, 1 ; XL, 1.

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de saint Paul, ce qui est en partie — c’est-à-dire cette, obscurité de la foi — prendra fin et quand viendra ce qui est parfait 1, c’est-à-dire la lumière divine.

Nous avons de ceci une figure dans la milice de Gédéon. Tous les soldats, au rapport de l’Écriture, portaient des lumières dans leurs mains et ne les voyaient point61, parce qu’elles étaient cachées dans l’obscurité des vases qui les renfermaient. Ces vases une fois brisés, la lumière apparut 2. De même la foi, figurée par ces vases, renferme en elle la lumière divine. Mais quand la foi sera terminée, brisée en quelque sorte par la rupture et la fin de cette vie mortelle, alors apparaîtront la lumière et la gloire de la Divinité, qu’elle contenait.

C’est donc chose évidente, pour que l’âme atteigne en cette vie l’union avec Dieu et communique immédiatement avec lui, elle a besoin de s’unir aux ténèbres où Salomon dit que Dieu a promis d’habiter, elle a besoin de prendre contact avec cette brise ténébreuse dans laquelle il daigna révéler à Job ses secrets, de saisir dans l’obscurité les armes de Gédéon, afin de tenir à la main — c’est-à-dire dans les œuvres de sa volonté — la lumière éclatante qui n’est autre que l’union d’amour dans les ombres de la foi, afin qu’à la rupture des vases de cette vie, qui seuls font obstacle à la lumière de la foi, Dieu soit vu face à face dans la gloire.

Il nous reste maintenant à détailler les perceptions et les connaissances que l’entendement peut recevoir, à dire les obstacles et les dommages qu’elles peuvent causer dans cette voie de foi, à montrer enfin comment l’âme doit se comporter à leur égard, soit qu’elles procèdent des sens, soit qu’elles procèdent de l’esprit, afin de se les rendre profitables et non pas nuisibles.

1 Cum autem venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est. (1 Cor., XIII, 10.)

2 Judic., vii.

CHAPITRE X. ÉNUMÉRATION DES DIVERSES NOTIONS ET CONNAISSANCES QUI PEUVENT ÊTRE REÇUES PAR L’ENTENDEMENT.

Voulant traiter en détail du profit ou du dommage que les notions et les connaissances de l’entendement peuvent apporter à l’âme quant au moyen de l’union divine, qui est la foi, je me vois obligé d’énumérer toutes les connaissances, tant naturelles que surnaturelles, que peut recevoir l’entendement, afin de guider le lecteur, à travers ces connaissances, jusqu’à la nuit et à l’obscurité de la foi. Je serai aussi bref qu’il me sera possible.

Il faut savoir que l’entendement peut recevoir des notions et des connaissances par deux voies : l’une est naturelle, l’autre est surnaturelle. La voie naturelle comprend tout ce que l’entendement peut connaître par l’entremise des sens corporels ou par lui-même. La voie surnaturelle comprend tout ce qui est donné à l’entendement au-dessus de sa capacité et de son industrie naturelles.

De ces connaissances surnaturelles, les unes sont corporelles, les autres spirituelles. Les corporelles sont de deux sortes : les unes sont reçues par l’entremise des sens corporels extérieurs, les autres par l’entremise des sens corporels intérieurs. Ces dernières comprennent tout ce que l’imagination peut percevoir, inventer et former.

Les connaissances spirituelles sont aussi de deux sortes : les unes sont distinctes et particulières, les autres sont confuses, obscures et générales. Les connaissances distinctes et particulières se subdivisent en quatre sortes de con­naissances, communiquées à l’esprit sans l’entremise de l’un des sens corporels. Ce sont les visions, les révélations, les

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locutions et les sentiments spirituels. La connaissance obscure et générale ne se subdivise pas, c’est la contemplation communiquée dans la foi. Cette connaissance est celle où nous prétendons établir l’âme. C’est vers elle que nous la dirigeons à travers toutes les autres, dont nous la dépouillons en allant des premières aux dernières.

CHAPITRE XI. OBSTACLES ET DOMMAGES QUI PEUVENT RÉSULTER DES CONNAISSANCES REÇUES PAR L’ENTENDEMENT AU MOYEN DES REPRÉSENTATIONS SURNATURELLES, OFFERTES AUX SENS CORPORELS.COMMENT L’ÂME DOIT SE COMPORTER PAR RAPPORT A CES CONNAISSANCES.

Nous avons mentionné tout d’abord, au chapitre précédent, les connaissances qui arrivent à l’entendement par voie naturelle. Comme nous en avons parlé au Livre I, alors que nous acheminions l’âme vers la Nuit du sens, et que nous avons donné là les avis opportuns, nous n’y reviendrons pas ici. Nous traiterons dans ce chapitre des notions et des connaissances que l’entendement reçoit surnaturellement par l’entremise des sens corporels extérieurs. Il arrive aux personnes spirituelles de percevoir des objets surnaturels par ces différentes voies.

Ce sont des apparitions de personnages de l’autre vie des saints, des bons ou des mauvais anges ; ou bien des lumières, des splendeurs extraordinaires. Ce sont des paroles qu’on entend, tantôt prononcées par les personnes qui apparaissent, tantôt dites sans que l’on sache qui les prononce. Ce sont des parfums très suaves qui frappent l’odorat, et dont on ignore la provenance. Ce sont des saveurs agréables qui flattent le goût. Ce sont des délices qui viennent par le sens du tact : on dirait alors que la moelle des os fleurit et répand la jouissance, qu’elle est baignée dans les délices. C’est ce que l’on nomme onction spirituelle. Chez les âmes pures, cette onction se répand de l’esprit sur les membres du corps. Ces jouissances sensibles sont très fréquentes chez les personnes spirituelles : elles

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procèdent de la dévotion et de la consolation sensibles, elles se manifestent plus ou moins selon les personnes, et d’une manière spéciale à chacune.

Bien que ces jouissances répandues dans les sens corporels puissent venir de Dieu, on ne doit jamais s’y fier ni les admettre : ceci est bien à noter. Tout au contraire, il faut les fuir absolument, sans examiner si elles procèdent du bon ou du mauvais esprit. Plus elles sont extérieures et corporelles, plus il est douteux que Dieu en soit l’auteur62. En effet, le propre de Dieu est de se communiquer ordinairement à l’esprit, et dans les communications de cette nature, il y a pour l’âme plus de profit et de sécurité que dans les communications sensibles. Ces dernières sont d’ordinaire pleines de périls et exposées à la tromperie. Alors, c’est le sens corporel qui devient juge et estimateur des choses spirituelles, et il se figure celles-ci telles qu’il les sent, tandis qu’elles en sont aussi dissemblables que le corps l’est de l’âme, et la sensualité de la raison.

Par le fait, le sens corporel est aussi ignorant par rapport aux choses spirituelles, qu’une bête de somme l’est à l’égard des choses raisonnables, et même davantage. Aussi celui qui donne son estime à ces choses sensibles s’égare notablement et se met en grand danger d’être trompé. À tout le moins, il y rencontre un obstacle absolu à son élévation aux choses spirituelles.

Il y a toujours lieu de redouter que ces effets surnaturels soient plutôt l’œuvre du démon que celle de Dieu, l’esprit mauvais ayant plus de pouvoir sur les choses extérieures et corporelles que sur les intérieures, et y dressant plus facilement ses pièges. D’ailleurs, plus les représentations et les phénomènes sont extérieurs, moins ils sont profitables à la vie intérieure de l’esprit, à cause de la grande distance et disproportion qu’il y a entre ce qui est corporel et ce qui est spirituel. Il est vrai que si ces choses ont Dieu pour

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auteur, quelque effet de grâce est produit, mais en bien moindre degré que si elles étaient spirituelles et intérieures. Aussi engendrent-elles très facilement dans l’âme l’erreur, la présomption et la vanité. De plus, étant très palpables et très matérielles, elles émeuvent beaucoup les sens. L’âme, étant portée à les croire d’autant plus précieuses qu’elles sont plus sensibles, s y attache et quitte la foi, sa conductrice assurée, se figurant que cette lumière sensible sera le guide et le moyen qui la conduira au terme, c’est-à-dire à l’union divine, objet de ses désirs. Et plus elle fait cas de ces sortes de choses, plus elle se prive de la voie et du moyen véritable, qui est la foi.

D’autre part, se voyant favorisée de ces effets extraordinaires, elle en prend secrètement bonne opinion d’elle-même, se figurant être quelque chose aux yeux de Dieu, ce qui est contraire à l’humilité. Le démon, de son côté, est très habile à lui souffler une secrète satisfaction d’elle-même, et parfois cette satisfaction est très manifeste. Quelquefois c’est le démon lui-même qui présente ces objets surnaturels aux sens : il offre aux regards des images de saints, des splendeurs éclatantes, à l’ouïe des paroles mystérieuses, à l’odorat des odeurs très suaves, au palais des saveurs, au toucher des jouissances, afin que l’âme affriandée se laisse entraîner dans de grands maux.

Ces sortes de représentations et de jouissances sont toujours à rejeter. Supposons que quelques-unes viennent de Dieu. Le refus qu’on en fait n’est point une injure pour lui et ne prive point l’âme de l’effet qu’il avait dessein de produire en elle. En voici la raison. La vision corporelle ou la jouissance perçue par l’un des sens — j’en dis autant de communications plus intérieures, — si elle est de Dieu, fait son effet au premier instant où elle se montre ou se fait sentir, et avant que l’âme ait le temps de délibérer s’il convient de la recevoir ou non. En effet, de même que

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Dieu accorde ces dons surnaturels sans le concours et sans l’industrie de l’âme, de même c’est indépendamment de son concours et de son industrie qu’il produit l’effet qu’il avait en vue en les accordant. Cet effet s’opère passivement dans l’esprit, sans que le vouloir ou le non-vouloir de l’âme y contribue en rien.

Supposez que l’on jette du feu sur un homme dépouillé de ses vêtements. Il aura beau ne vouloir pas brûler, ce sera en vain : le feu produira malgré tout son effet. Ainsi en est-il des visions et des apparitions qui sont de Dieu. Indépendamment du vouloir de l’âme, elles produiront sur elle leur effet, avant de le produire sur les sens. De même aussi, c’est indépendamment du vouloir de l’âme que les visions et les apparitions qui ont le démon pour auteur causent en elle trouble et sécheresse, vanité et présomption d’esprit. Celles-ci d’ailleurs ne sont pas aussi efficaces à produire leur effet mauvais, que les premières le sont à produire leur bon effet. Celles qui viennent du démon ne peuvent exciter dans la volonté que de premiers mou­vements ; elles sont incapables d’aller plus loin sans le consentement de cette même volonté, et l’inquiétude qu’elles causent sera de peu de durée, à moins que l’imprudence de l’âme ou son manque de courage ne vienne la prolonger. Quant à celles qui ont Dieu pour auteur, elles pénètrent jusqu’à l’intime de l’âme, elles excitent la volonté à l’effet en demeure. De plus, l’âme, malgré tous ses efforts, ne peut apporter de résistance, pas plus que la vitre ne peut s’opposer au rayon de soleil qui vient la frapper.

L’âme néanmoins ne doit pas avoir la hardiesse d’admettre ces choses extraordinaires, fussent-elles même de Dieu, comme dans le cas que je viens de mentionner. À les admettre il y a six inconvénients :

1° L’âme perdrait quelque chose de la foi. C’est que ce qui s’expérimente par les sens diminue d’autant la foi, puisque, nous l’avons dit, la foi est au-dessus de tout le sensible. En ne fermant pas les yeux à tout ce qui vient des sens, l’âme s’éloigne donc du moyen de l’union divine.

2° Si l’on ne renonce pas à ces choses extraordinaires, elles mettent obstacle à la vie de l’esprit, parce que l’âme s’y arrête et, par là même, ne peut plus prendre son vol vers ce qui est invisible. C’est là ce qui faisait dire à Notre-Seigneur, s’adressant à ses disciples, qu’il leur était bon qu’il s’en allât, afin que l’Esprit-Saint pût venir à eux. De même, il ne permit pas à la Madeleine d’embrasser ses pieds, afin qu’elle s’affermît davantage dans la foi.

3° L’âme s’attache avec propriété à ces sortes de dons, ce qui l’empêche d’avancer dans la résignation et la nudité de l’esprit.

4° Par là même qu’elle attache sa vue sur ce qu’ils ont de sensible et de moins important, elle perd les effets de grâce qu’ils étaient destinés à produire dans son intérieur, ou bien elles les reçoit moins abondamment, parce que ces effets de grâce s’impriment plus profondément et se conservent mieux lorsqu’on renonce à ce qui est sensible, si différent de ce qui est purement spirituel.

5° L’âme en vient à perdre les faveurs divines, parce qu’elle les reçoit avec un esprit de propriété et ne sait pas les mettre à profit comme il convient. Les recevoir avec esprit de propriété et ne pas les mettre à profit comme il convient, c’est vouloir s’en mettre en possession. Or Dieu ne les accorde pas pour qu’on s’en mette en possession, puisque l’âme ne doit même jamais croire d’une manière assurée qu’elles viennent de lui.

6° Les admettre, c’est donner entrée au démon et lui donner lieu de nous décevoir par d’autres effets du même genre, qu’il est fort habile à déguiser et à rendre fort sem‑

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blables à ceux qui ont Dieu pour auteur. L’Apôtre nous déclare qu’il a le pouvoir de se transfigurer en ange de lumière 1.

L’âme doit donc toujours rejeter les yeux fermés ces choses extraordinaires, quelle que soit leur origine. En agissant autrement, elle donnerait tant d’ouverture à celles qui procèdent du démon63 et lui laisserait déployer tant de pouvoir, que non seulement elle prendrait les unes pour les autres, mais verrait se multiplier celles dont le démon est l’auteur et diminuer celles qui viennent de Dieu ; et finalement il ne resterait que l’œuvre du démon, sans plus de vestige de l’œuvre divine. C’est ce qui est arrivé à beaucoup d’âmes imprudentes et peu instruites, qui ont admis avec trop de confiance ces effets surnaturels. Elles ont eu dans la suite bien de la peine à revenir à Dieu, dans la pureté de la foi ; un bon nombre d’entre elles n’y sont même jamais parvenues, tant l’action du démon avait jeté en elles de profondes racines.

Ainsi, la ligne de conduite à tenir est de se fermer à toutes ces choses extraordinaires et de les rejeter toutes. Si elles ont une origine mauvaise, on évite par là les pièges du démon ; si elles en ont une bonne, on se garde de ce qui est un obstacle à la foi. D’ailleurs, c’est le meilleur moyen de recueillir les fruits de ces dons surnaturels. De même que lorsqu’on les admet, Dieu les retire parce qu’on s’y attache avec un esprit de propriété, qu’on n’en retire pas le profit voulu et que de son côté le démon s’introduit et multiplie ses faussetés auxquelles l’âme donne ouverture, de même, lorsque l’âme se tient dans la résignation et répugne à ces dons extraordinaires, le démon se retire voyant qu’il ne gagne rien, et Dieu au contraire accroît et perfectionne ses dons en cette âme humble et détachée

1 II Cor., xi, 14.

il l’établit sur de plus grandes choses comme le serviteur qui a été fidèle dans les petites ».

Si l’âme continue à se montrer fidèle et réservée par rapport à ces faveurs, Dieu ne s’arrêtera pas qu’il ne l’ait élevée de degré en degré jusqu’à l’union et à la transformation divine. Dieu, en effet, éprouve et élève l’âme progressivement. Il commence par lui accorder des dons tout extérieurs et de peu de prix, c’est-à-dire reçus par l’entremise des sens64, conformément à son peu de capacité. Si elle se comporte comme elle le doit, si elle prend ces aliments avec sobriété et seulement en vue de se fortifier, il l’élève à une nourriture supérieure. En un mot, si elle surmonte le démon dans le premier degré, elle passera au second si elle le surmonte dans le second, elle passera au troisième, et ainsi de suite. Elle traversera sept demeures, jusqu’à ce qu’enfin l’Époux l’introduise dans le cellier de sa parfaite charité, qui est le septième degré d’amour.65

Heureuse l’âme qui saura combattue contre la Bête de l’Apocalypse et ses sept têtes, opposées aux sept degrés d’amour ! Chacune de ces têtes fait la guerre à un degré d’amour et combat contre l’âme dans la demeure où elle s’exerce à gagner un degré d’amour de Dieu. Sans aucun doute, si l’âme combat fidèlement en chaque degré et remporte la victoire, elle méritera de passer de degré en degré, et de demeure en demeure, jusqu’à ce qu’elle atteigne la dernière. Elle coupera ainsi les sept têtes avec lesquelles la Bête lui faisait cette guerre terrible dont parle saint Jean. Car, selon cet apôtre, il lui a été donné de faire la guerre aux Saints et de remporter sur eux la victoire dans chacun de ces degrés d’amour, en employant contre eux les armes et les munitions appropriées à chaque degré 2.

1 Quia super pauca fuisti fidelis, super mulla te constituam. (Math.. xxv, 21.)

2 Apoc., XIII, 7.

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Il est déplorable, en vérité, de voir tant d’âmes, qui engagent contre la Bête le combat de la vie spirituelle, n’avoir pas même le courage de couper la première de ses têtes, c’est-à-dire de retrancher les choses sensibles de ce monde. Celles qui ont assez de résolution pour couper la première tête ne coupent point la seconde, je veux dire qu’elles ne renoncent pas aux visions sensibles dont nous parlons. Mais voici qui est plus triste encore. Quelques-unes, qui ont coupé non seulement la première et la seconde tête, mais encore la troisième qui a rapport aux sens intérieurs, qui ont franchi le degré de la méditation et se sont avancées au-delà, qui sont sur le point de pénétrer dans la pureté de l’esprit, se laissent vaincre par la Bête spirituelle. Et celle-ci se retourne contre elles, faisant, revivre toutes ses têtes jusqu’à la première, de façon que ces âmes malheureuses voient dans cette rechute leur dernier état devenir pire que le premier, parce que leur ennemi a pris avec lui sept esprits plus méchants que lui.

Ainsi donc, l’âme spirituelle doit rejeter toutes les connaissances et toutes les jouissances qui lui arrivent par les sens extérieurs. Si elle veut entrer, par le moyen de la vive foi dans le premier et le second appartement d’amour, c’est une nécessité pour elle de ne rien s’approprier de ce qui est accordé aux sens et de ne s’en point embarrasser, parce que c’est là ce qui contredit le plus la foi.

Il reste donc prouvé que ces visions et ces connaissances qui viennent par les sens, n’ayant aucune proportion avec Dieu, ne peuvent servir de moyen à l’union divine. De là vient que Jésus-Christ ne voulut pas permettre à la Madeleine et à l’apôtre saint Thomas de le toucher. Le démon, par contre, est fort satisfait de voir une âme prendre goût aux révélations et les admettre volontiers, car elle lui donne grande facilité d’insinuer ses erreurs et d’enlever quelque chose à la pureté de la foi. Ainsi que je l’ai dit, les âmes amies des révélations contractent beaucoup de grossièreté au regard de la foi et donnent entrée à bien des tentations, parfois à de vraies folies.

Si je me suis étendu sur ces connaissances extérieures, c’est afin de jeter plus de lumière sur des connaissances d’un autre genre, dont je vais avoir à parler. Mais c’est un point sur lequel il y a tant à dire sans pouvoir l’épuiser, que j’ai été trop bref, je le sens. Je me bornerai néanmoins à déclarer de nouveau qu’il faut être extrêmement soigneux de ne jamais admettre ces choses extraordinaires, si ce n’est dans un cas bien rare et sur un avis exceptionnellement sûr, et encore sans aucun désir de ces sortes de dons. Il me semble que ce que j’ai dit à ce sujet peut suffire.

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CHAPITRE XII. DES CONNAISSANCES IMAGINAIRES NATURELLES. EN QUOI ELLES CONSISTENT ET COMMENT ELLES NE PEUVENT SERVIR DE MOYEN PROPORTIONNÉ A L’UNION DIVINE. DOMMAGES QU’ELLES CAUSENT A CEUX QUI NE SAVENT PAS S’EN DÉTACHER.

Avant de parler des visions imaginaires qui se présentent surnaturellement aux sens intérieurs, c’est-à-dire à l’imagination et à la fantaisie, il convient, pour procéder avec ordre, de traiter ici des connaissances naturelles qui affectent ces mêmes sens intérieurs. Nous irons ainsi de ce qui est moindre à ce qui est plus élevé, de ce qui est plus extérieur à ce qui est plus intérieur. Nous arriverons jusqu’au recueillement intime dans lequel l’âme s’unit à Dieu. C’est d’ailleurs l’ordre que nous avons suivi jusqu’ici. Notre premier soin a été de dépouiller l’âme des connaissances naturelles transmises par les objets extérieurs, et par là même, nous l’avons affranchie de la vivacité naturelle des appétits. Ce travail a occupé notre premier Livre, consacré à la Nuit du sens. Nous avons ensuite dépouillé l’âme des connaissances surnaturelles reçues par les sens extérieurs. Nous avons consacré à ce travail le précédent chapitre, où notre but a été d’acheminer l’âme vers la Nuit de l’esprit.

Ce qui s’offre à nous en commençant ce second Livre, c’est le sens extérieur, c’est-à-dire l’imagination et la fantaisie. Nous avons à le vider de toutes les formes et connaissances qu’il est capable de produire naturellement, et à prouver que l’âme n’arrivera jamais à l’union divine qu’elle n’ait auparavant imposé silence à son opération par rapport à ces formes et à ces connaissances, qui ne peuvent servir de moyen prochain et adéquat à cette union.

Le sens intérieur dont nous parlons spécialement ici se compose de la faculté imaginative et de la fantaisie, qui se prêtent d’ordinaire un mutuel concours : l’imagination discourant, tandis que la fantaisie invente. Nous pouvons, par rapport au sujet qui nous occupe, ne faire de l’une et de l’autre qu’une seule faculté. Quand nous n’en nommerons qu’une, il sera convenu que nous parlons indifféremment de toutes les deux.

Tout ce que ces facultés peuvent produire, c’est-à-dire toutes les formes qui, sous des images corporelles, viennent s’imprimer en elles, s’appellent imaginations et fantaisies. Elles peuvent être de deux sortes. Les unes sont surnaturelles ; elles se présentent à ces facultés passivement et sans travail de leur part : c’est ce que nous appelons visions imaginaires, nous en parlerons plus loin. Les autres sont naturelles ; l’imagination les forme activement par son industrie propre, au moyen de formes, de figures et d’images.

La méditation appartient au travail de l’imagination et de la fantaisie. C’est un acte discursif au moyen d’images, de formes et de figures produites par l’imagination et la fantaisie. On imagine par exemple Jésus-Christ Notre-Seigneur crucifié, ou bien attaché à la colonne, ou en toute autre circonstance de sa vie ; ou bien encore on se représente Dieu, plein de majesté, sur un trône ; on se figure la gloire céleste comme une lumière splendide ; on se forme enfin, soit des choses divines, soit des choses humaines, toutes sortes d’autres représentations, qui sont du domaine de la faculté imaginative.

Or l’âme doit en arriver à se vider de toutes ces imaginations et connaissances, et à se tenir dans l’obscurité par rapport à l’imagination et à la fantaisie, si elle veut parvenir à l’union divine, parce que ces représentations, pas plus que les connaissances corporelles qui nous viennent par l’entremise des cinq sens extérieurs, ne peuvent avoir

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avec Dieu aucune proportion qui leur permette de servir de moyen prochain à l’union.

La raison en est que l’imagination est incapable de rien construire ou inventer en dehors de ce qu’elle a expérimenté par les sens extérieurs, c’est-à-dire en dehors de ce qu’elle a vu par les yeux du corps, entendu par les oreilles, etc. Tout au plus peut-elle composer des figures ayant quelque similitude avec ce qui a été vu, entendu ou senti, et jamais l’entité de ces figures ne surpassera ce qui a été perçu par les sens, elle lui restera même inférieure. L’imagination aura beau se représenter des palais de perles et des montagnes d’or, en fait, tout cela est moins qu’un peu d’or réel et qu’une perle véritable, bien qu’en imagination la quantité et l’arrangement soient supérieurs.

Comme, ainsi que nous l’avons dit déjà, les objets créés ne peuvent avoir aucune proportion avec l’Être de Dieu, il s’ensuit que tout ce qui se peut imaginer de similaire à ces objets ne saurait servir de moyen prochain à l’union divine, et c’est même trop peu dire. Aussi ceux qui se représentent Dieu sous quelque figure, celle d’un brasier par exemple, ou d’une splendeur, ou toute autre, et qui se persuadent qu’il peut y avoir entre Dieu et ces objets la moindre ressemblance, sont bien soin de compte. Il est vrai que ces considérations, ces images, ces méthodes de méditation sont nécessaires aux commençants, parce que leur âme a besoin d’être amorcée, d’être excitée à l’amour sensible. La méditation leur sert donc de moyen éloigné pour s’unir à Dieu, et d’ordinaire les âmes passent par là avant d’atteindre le terme et le lieu de leur repos spirituel. Mais qu’on l’entende bien, elles doivent passer par là, non y demeurer toujours. Autrement elles n’arriveraient jamais au but, qui est bien différent des moyens éloignés et n’a rien à voir avec eux, de même que les degrés de l’escalier n’ont rien à voir avec l’appartement auquel ils conduisent, parce qu’ils ne sont que des moyens d’y arriver.

Si celui qui monte les degrés ne les laissait pas derrière lui, depuis le premier jusqu’au dernier, mais voulait s’arrêter à l’un d’eux, il n’atteindrait jamais la surface plane et aisée du terme. De même, l’âme appelée à s’unir en cette vie à Celui qui est son souverain Bien et son suprême repos, doit passer par les degrés des considérations, des images et des figures, mais pour les abandonner ensuite, parce qu’elles n’ont ni ressemblance ni proportion avec le terme vers lequel elle se dirige, terme qui est Dieu lui-même.

Saint Paul dit à ce sujet aux Actes des Apôtres : Non debemus oestimare auro, et argento, aut lapidi sculpturoe artis et cogitationis hominis, Divinum esse simile 1. Ce qui signifie : Nous ne devons pas estimer que l’Être divin soit semblable à de l’or, ou à de l’argent, ou à de la pierre sculptée avec art, ou à quoi que ce soit que l’imagination de l’homme puisse inventer.

Beaucoup de personnes spirituelles tombent ici dans une singulière erreur. Elles se sont exercées à s’approcher de Dieu au moyen des représentations, des images, des méditations propres aux commençants. Le Seigneur veut-il les amener à la jouissance de biens plus spirituels, de biens intérieurs et invisibles, en leur retirant le goût et la saveur de la méditation discursive, elles ne peuvent se résoudre à se dégager de ces méthodes palpables auxquelles elles sont accoutumées ; elles continuent à faire effort pour y persévérer, se persuadant que cette voie des considérations et des méditations sensibles doit durer toujours66.

Mais elles ont beau faire, elles ne tirent de tout leur travail que peu de suc ou point du tout. Au contraire la sécheresse, le malaise, le trouble de leur âme vont croissant,

1 Act., XVII, 29.

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à mesure qu’elles font plus d’efforts pour retrouver la saveur première qui est épuisée pour elles, du moins sous cette forme. C’est que désormais leur âme ne goûte plus cet aliment tout sensible : elle en goûte un autre plus délicat, plus intérieur, moins sensible, qui ne consiste plus dans le travail de l’imagination, mais dans le repos de l’âme, qu’il faut désormais laisser à sa quiétude.

L’âme entre alors dans un état plus spirituel ; et à mesure qu’elle se spiritualise, ses puissances produisent moins d’actes particuliers. Elle va s’établissant dans un seul acte général et pur, et ses puissances cessent d’avancer vers le terme, qui est désormais atteint. De même, les pieds s’arrêtent quand le voyage est achevé. En effet, si l’on marchait toujours, il est évident qu’on n’arriverait jamais, et si tout était moyen, quand donc verrait-on le terme ?

Chose déplorable ! On voit quantité de personnes, alors que leur âme demande ce calme, ce repos de la quiétude intérieure, où elle se remplit de paix et d’une nourriture toute divine, on les voit, dis-je, la troubler au contraire et la tirer au-dehors, pour l’obliger sans motif à refaire le chemin déjà parcouru, à laisser le terme où elle se repose, pour reprendre les moyens qui y conduisent : je veux dire les considérations. Un tel procédé ne fait que causer à l’âme des dégoûts et des répugnances très sensibles, parce qu’elle voudrait demeurer dans cette paix, dont elle ne s’explique pas la nature, mais où elle se sent au lieu qui lui convient. Telle une personne qui, après bien des fatigues, est arrivée au lieu de son repos et qui s’afflige qu’on veuille la faire retourner au travail.

Mais comme certains directeurs ne pénètrent pas le mystère de ce nouvel état, ils se figurent que ces âmes sont oisives et perdent le temps. Aussi ne les laissent-ils pas en repos et les obligent-ils à raisonner, à discourir. Le résultat est que ces pauvres âmes se voient en proie à la

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sécheresse, dans les efforts qu’elles font pour atteindre la saveur spirituelle par une voie désormais fermée pour elle. On peut leur appliquer le proverbe : Plus il gèle, plus il fait froid. De fait, plus elles s’obstineront à vouloir avancer par ce chemin, moins elles y réussiront et plus elles perdront la paix spirituelle, car c’est quitter le plus pour le moins, revenir sur ses pas dans une voie parcourue, et s’efforcer de faire ce qui est déjà fait.67

Il faut apprendre à ces personnes à se tenir dans le repos, en amoureuse attention à Dieu, sans se soucier de I'imagination et de son opération. Ici, comme nous l’avons dit, les puissances se reposent et n’agissent plus ; ou si parfois elles agissent, ce n’est ni par force ni par un raisonnement cherché, c’est en suavité d’amour et beaucoup plus sous la motion divine que sous la poussée de l’industrie personnelle. C’est ce que nous expliquerons plus loin.

Ceci suffit, je crois, pour faire comprendre qu’il est avantageux, qu’il est même nécessaire, à ceux qui veulent avancer de savoir se dégager à temps du travail de l’imagination. Nous donnerons au chapitre suivant quelques marques, auxquelles l’âme spirituelle pourra reconnaître que le moment est venu d’user librement de ce dégagement et de cesser de marcher par la voie du discours, par le travail de l’imagination.

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CHAPITRE XIII. MARQUES QUE L’ÂME SPIRITUELLE DOIT RECONNAÎTRE EN SOI POUR SAVOIR A QUEL MOMENT IL LUI EST AVANTAGEUX DE LAISSER LA MÉDITATION DISCURSIVE, POUR PASSER A L’ÉTAT DE CONTEMPLATION.

Afin d’éviter en ceci toute confusion, il sera bon dans ce chapitre d’indiquer en quel temps et à quel moment il est convenable pour l’âme spirituelle d’abandonner la voie discursive et la méditation à l’aide de l’imagination, des formes et des figures, de crainte qu’elle n’y renonce trop tôt ou trop tard. En effet, comme il est à propos de les abandonner lorsqu’elles entraveraient la marche vers Dieu, de même il ne faut pas non plus les laisser trop tôt, sous peine de retourner en arrière ; car si les notions perçues par les puissances ne sont pas, pour les personnes avancées, un moyen prochain d’union, elles sont pour les commençants un moyen éloigné, qui dispose et habitue leur esprit, par la voie des sens, à ce qui est spirituel, et en même temps débarrasse leurs sens des autres formes et images, qui sont basses, temporelles, séculières et naturelles. Nous donnerons donc ici quelques marques qui indiqueront aux âmes spirituelles quand il convient de laisser de côté la méditation imaginaire.

1° L’impossibilité de méditer et de discourir avec l’imagination, l’absence de goût et la sécheresse empêchant de s’y appliquer et d’y trouver de la saveur. Tant que l’on peut discourir dans la méditation et qu’on y trouve du goût, on ne doit pas y renoncer. Il ne faut le faire que lorsque l’âme se trouve dans la paix et le repos dont il sera parlé à propos de la troisième marque.

2° N'avoir aucun désir d’appliquer son imagination et ses sens aux objets extérieurs. Je ne parle pas des divagations involontaires de l’imagination, qui se produisent même au milieu d’un profond recueillement. Je parle du désir volontaire de s’appliquer aux objets extérieurs.

3° Voici la marque la plus certaine : l’attrait pour rester en solitude, en attention amoureuse à Dieu, sans considé­rations particulières, en paix intime, en quiétude, en repos, sans actes exercés au moyen de l’entendement, de la mémoire et de la volonté, du moins sans actes discursifs passant d’un objet à un autre, mais dans une connaissance, une attention générale et amoureuse, sans que l’intelligence se porte vers une chose en particulier.

Ces trois marques doivent se trouver réunies pour que l’âme spirituelle puisse sûrement abandonner la voie de la méditation pour celle de la contemplation. Il ne suffirait pas de la première sans la seconde, parce que l’impossi­bilité de méditer au moyen de l’imagination pourrait provenir de dissipation et de manque de diligence. Il faut donc aussi la seconde marque qui est l’absence de désir d’appliquer son attention aux objets étrangers ; car lorsque l’instabilité de l’imagination provient de dissipation et de tiédeur, on éprouve l’envie de quitter la prière pour s’occuper d’autre chose.

La première et la seconde marque ne sont pas encore suffisantes, parce que le dégoût simultané des choses de Dieu et des choses profanes pourrait provenir de mélancolie ou de quelque humeur amassée autour du cerveau et du cœur. On éprouve alors un certain engourdissement qui fait qu’on ne pense à rien et qu’on n’a pas envie de penser ; on est plongé dans je ne sais quelle agréable absorption. Il faut donc aussi la troisième marque, c’est-à-dire la connaissance générale, en attention amoureuse et paisible.

Il est vrai qu’au début cette attention amoureuse est peu perceptible, et cela pour deux motifs. Le premier est

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que tout d’abord cette connaissance amoureuse est très subtile, très délicate et presque imperceptible. Le second est que l’âme étant habituée à l’exercice de la méditation qui est totalement sensible, ne voit pas et sent fort peu cette action nouvelle, insensible parce qu’elle est purement spirituelle. Ceci se produit surtout quand l’âme, encore inexpérimentée, ne sait pas se mettre en repos et cherche quelque chose de plus sensible. Il arrive alors que cette paix intérieure et amoureuse a beau être abondante, l’âme ne se met pas en état de la sentir et d’en jouir. Mais à mesure qu’elle saura se mettre en repos, la paix ira toujours croissant, et l’âme percevra davantage cette connaissance de Dieu générale et amoureuse, qui surpasse pour elle tout autre bien, parce que son effet propre est d’engendrer la paix, le repos, la saveur et la jouissance, sans aucun effort.

Pour jeter plus de lumière encore sur ce qui vient d’être dit, nous dirons au chapitre suivant ce qui, selon nous, rend la réunion de ces trois marques indispensable pour entrer dans la voie purement spirituelle.

CHAPITRE XIV. CONVENANCE DES TROIS MARQUES DONT IL A ÉTÉ PARLÉ AU CHAPITRE PRÉCÉDENT, COMME INDIQUANT LE TEMPS D’ABANDONNER LA MÉDITATION IMAGINAIRE. — LEUR NÉCESSITÉ POUR L’AVANCEMENT DANS LE CHEMIN SPIRITUEL.

Revenons sur la première marque que nous avons indiquée. Pour entrer dans la voie de l’esprit, qui est la contemplation, l’âme spirituelle doit quitter la voie imaginative de la méditation sensible, au temps où elle n’y trouve plus de goût et où elle se sent incapable de discourir. Cette absence de goût et cette impossibilité de discourir ont deux causes qui, à le bien prendre, n’en font qu’une. La première, c’est que l’âme a reçu en quelque manière tout le bien qu’elle pouvait tirer des choses de Dieu par la voie de la méditation et du discours. Ce qui l’indique, c’est son impuissance à discourir comme auparavant, c’est aussi la soustraction du goût et de la saveur qu’elle y rencontrait, alors qu’elle n’avait pas épuisé la grâce qui s’y trouvait pour elle. D’ordinaire en effet, quand l’âme reçoit un bien spirituel, elle goûte le moyen qui le lui procure, parce que ce moyen lui est profitable ; et ce serait merveille qu’elle goûtât un moyen qui ne lui profite pas, ou en d’autres termes, qu’elle y trouvât l’appui et la saveur qui accompagnent la réception du bien spirituel. C’est en effet un axiome des philosophes : Quod sapit, nutrit. C’est-à-dire Ce qui a de la saveur nourrit et engraisse. C’est ce qui faisait dire au saint homme Job : Numquid poterit comedi insulsum, quod non est sale conditum 1 ? Comment pourra-t-on manger ce qui est fade, ce qui n’est pas assaisonné

1 Job, VI, 6.

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de sel ? Telle est donc la cause de cette impuissance de l’âme à méditer et à discourir : le peu de saveur et de profit qu’elle y trouve.

La seconde cause, c’est que l’âme possède maintenant l’esprit de la méditation en substance et en habitude. En effet, le but de la méditation discursive sur les choses divines est d’en retirer quelque connaissance et quelque amour de Dieu. Chaque fois que l’âme obtient par la méditation cette connaissance amoureuse, c’est un acte qu’elle produit ; et comme des actes répétés, quels qu’ils soient, finissent par engendrer une habitude, ainsi un grand nombre d’actes de connaissance amoureuse finissent, grâce à la continuation, par former dans l’âme une habitude. Cette connaissance, Dieu la produit en beaucoup d’âmes sans le secours de ces actes de la méditation, ou du moins sans qu’un grand nombre de ces actes ait précédé, et il les met sur-le-champ en contemplation.

Ainsi, ce que l’âme obtenait partiellement au moyen de son travail et en méditant sur des connaissances particulières, est devenu pour elle, par l’usage, habitude et substance d’une connaissance amoureuse, non plus distincte et particulière comme auparavant, mais générale. L’âme, quand elle se met en oraison, est comme une personne qui a auprès d’elle l’eau qui doit la désaltérer ; elle la boit suavement et sans effort, sans avoir besoin de la faire passer comme elle le faisait par les canaux des considérations, des formes et des figures. Dès qu’elle se met en la présence de Dieu, elle entre dans un acte de connaissance confuse et amoureuse, calme, paisible, dans lequel elle s’abreuve de sagesse, d’amour et de jouissance. Aussi éprouve-t-elle beaucoup de malaise et de déplaisir lorsqu’on l’oblige à sortir de son repos, pour méditer et travailler sur des connaissances particulières.

Il en est d’elle comme du petit enfant auquel, tandis

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qu’il puise le lait de la mamelle de sa mère, on retirerait le sein, et qu’on obligerait à faire effort pour le manier, le presser et s’y appliquer de nouveau pour se remettre à y puiser. Ou bien, supposez quelqu’un qui aurait enlevé l’écorce d’un fruit et en mangerait la chair, et qu’on obligerait à la laisser pour se mettre à enlever l’écorce qu’il a déjà ôtée. Il ne trouverait plus d’écorce et cesserait de goûter la chair dont il se nourrissait. Tel encore celui qui lâcherait la proie qu’il a entre les mains, pour une autre qu’il ne tient pas.

Ainsi agissent quantité de personnes au moment où elles entrent dans l’état de contemplation. Se figurant que tout consiste à discourir et à s’attacher à des connaissances particulières, au moyen de formes et d’images qui sont comme l’écorce de la grâce, et ne trouvant rien de tout cela dans la quiétude amoureuse et substantielle où leur âme aspire à se tenir, parce qu’elle est dénuée de connaissances précises, elles se persuadent qu’elles s’égarent et perdent le temps. Elles reviennent donc à l’écorce du discours, qu’elles ne trouvent plus puisqu’elle a été enlevée ; en sorte que d’une part elles ne jouissent pas de la substance spirituelle, et de l’autre, elles sont incapables de la méditation. Toutes troublées, elles s’imaginent reculer et se perdre.

Oui, en vérité, elles se perdent, mais d’une tout autre manière qu’elles ne le pensent. Elles se perdent par rapport à leur esprit propre, à leur première manière de sentir et de comprendre ; mais en réalité elles se gagnent, selon la grâce toute spirituelle qui leur est versée gratuitement. En cet état, moins elles comprennent, plus elles pénètrent dans cette Nuit de l’esprit qui fait l’objet du présent Livre, Nuit par où elles ont à passer pour s’unir à Dieu au-dessus de toute connaissance.

Au sujet de la seconde marque, il y a peu d’observations à faire, puisqu’il est bien évident que l’âme ne peut en

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ce même temps se plaire à des images d’une nature toute différente comme sont celles des choses de ce monde, puisqu’elle ne goûte même pas, pour les raisons que nous avons indiquées, celles qui ont rapport aux choses de Dieu. Nous avons montré aussi que l’instabilité de l’imagination au milieu de ce recueillement a lieu bien au déplaisir de l’âme, qui n’y donne pas son consentement et souffre de voir troubler sa paix et sa jouissance.

Qu’il soit nécessaire que la troisième marque, à savoir la connaissance générale et l’attention amoureuse à Dieu, intervienne également, pour que la méditation puisse être laissée de côté, je crois inutile de le démontrer ici. En effet, nous en avons déjà dit quelque chose et nous aurons à y revenir en son lieu, c’est-à-dire quand nous aurons terminé ce qui regarde les connaissances particulières de l’entendement. Je me bornerai donc à indiquer ici comment, pour que l’entendement soit apte à laisser la voie de la méditation et du discours, cette connaissance générale et cette attention amoureuse à Dieu lui sont nécessaires.

Si l’âme n’avait ni cette connaissance générale ni cette attention amoureuse, elle ne ferait rien et ne serait pas appliquée à Dieu. En effet, d’un côté elle laisserait la méditation, dans laquelle l’esprit travaille en discourant au moyen des facultés sensitives, et de l’autre, n’ayant pas la contemplation ou cette connaissance générale à laquelle l’âme applique ses puissances spirituelles, la mémoire, l’entendement et la volonté, qui la reçoivent toute formée, ainsi tout exercice par rapport à Dieu ferait défaut à l’âme, puisqu’elle ne peut agir, recevoir et persévérer dans son opération que par le moyen de ses facultés sensitives ou de ses puissances spirituelles. Par le moyen des facultés sensitives, nous l’avons dit, elle peut discourir, rechercher et mettre en œuvre la connaissance des objets ; par le moyen des puissances spirituelles, elle peut jouir des connaissances déjà reçues dans ces mêmes puissances, sans que celles-ci aient à opérer avec travail, inquisition et discours.

Ainsi, la différence qui existe entre l’exercice de l’âme selon les deux modes que nous avons indiqués, est la même que celle qui existe entre agir et jouir de l’œuvre accomplie ; ou bien entre recevoir et tirer profit de ce que l’on a reçu ; entre la peine qu’il faut prendre pour cheminer et le repos que l’on goûte une fois parvenu au terme de la route ; entre apprêter les aliments et s’en nourrir lorsqu’ils sont apprêtés et broyés. Que si l’âme n’était occupée ni à travailler de ses facultés sensitives dans la méditation et le discours ni à jouir de ce que, grâce à son travail, elle a reçu dans ses puissances spirituelles — et c’est là la contemplation, la connaissance simple dont nous avons parlé, — elle serait oisive quant à ses facultés sensitives et à ses puissances spirituelles, on ne pourrait la dire sous aucun rapport occupée. Cette connaissance générale est donc nécessaire pour qu’on puisse laisser de côté la voie de la méditation et du discours.

Il faut néanmoins remarquer que cette connaissance générale dont nous parlons est quelquefois si délicate et si subtile, surtout quand elle est très pure, très simple, très élevée, très spirituelle et très intérieure, que l’âme, même lorsqu’elle y est appliquée, ne la voit ni ne la sent. Ceci, encore une fois, se produit quand cette connaissance est en elle-même plus lumineuse, plus pure, plus simple et plus parfaite, c’est-à-dire lorsqu’elle investit l’âme avec plus de pureté et plus de dégagement de toutes les connais­sances particulières, auxquelles l’entendement ou le sens pourrait s’attacher.

C’est précisément parce que cette connaissance générale est dégagée de tout ce dont l’entendement et le sens sont capables, de tout ce qui fait l’objet de leur exercice ordi­naire, que l’âme ne la sent pas, ses exercices accoutumés

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lui faisant alors défaut. De là vient que plus la connaissance est pure, élevée et simple, moins l’entendement la perçoit et plus elle lui paraît obscure. Au contraire, quand cette connaissance est moins pure et moins simple, elle semble à l’entendement plus claire et plus importante, parce qu’elle est revêtue, mêlée et enveloppée de formes intelligibles, qui sont plus palpables au sens et à l’intelligence.

Voici une comparaison qui éclaircira ma pensée. Considérons le rayon de soleil qui entre par la fenêtre. Nous remarquerons que plus il est peuplé d’atomes et de grains de poussière, plus il apparaît palpable, sensible, éclatant au sens de la vue. Et cependant il est manifeste que le rayon est alors en soi moins brillant, moins simple, moins parfait, puisqu’il est rempli de poussière et d’atomes. Au contraire, lorsqu’il est plus pur, lorsqu’il est dégagé de cette poussière et de ces atomes, il semble moins palpable et plus obscur à notre œil corporel ; et à proportion que sa pureté est plus grande, il devient pour notre œil plus obscur et moins perceptible. Que si le rayon était entièrement pur, s’il était libre de toute poussière et des plus minimes atomes, il paraîtrait à notre œil totalement obscur et imperceptible68.

C’est qu’alors tout ce qui apparaît à la vue faisant défaut, l’œil ne rencontre rien de visible qui l’arrête. La lumière, en effet, n’est pas l’objet propre de la vue, c’est un moyen qui fait voir les objets visibles ; en sorte que, si les objets visibles sur lesquels le rayon de lumière pourrait se réfléchir font défaut, le rayon devient invisible.

Si donc le rayon de soleil entrait par une fenêtre et sortait par une autre sans rencontrer de corps opaque, il resterait invisible. Et cependant, il serait en lui-même plus pur et plus limpide que lorsque, rempli d’atomes. visibles, il se voit et se perçoit plus clairement.

Ainsi en est-il de la lumière spirituelle pour la vue de l’âme, c’est-à-dire pour l’entendement. Cette connaissance générale, cette lumière surnaturelle l’investit si purement et si simplement, elle est en elle-même si dégagée et si dépouillée de toutes les formes intelligibles qui sont les objets proportionnés de l’entendement, que celui-ci ne la voit ni ne la sent. Au contraire, à proportion qu’elle est plus pure, elle le met davantage dans les ténèbres, parce qu’elle le prive de ses lumières accoutumées, des formes, des imaginations sur lesquelles il s’exerce, en sorte qu’il sent très vivement l’obscurité où il se trouve.

Il vient un moment où cette divine lumière n’investit pas l’âme avec tant de force. Alors celle-ci ne sent pas les ténèbres et ne voit pas non plus la lumière, elle ne perçoit rien qui lui soit connu, ni des choses d’ici-bas ni des choses d’en haut. Dans cet instant elle est plongée comme dans un oubli profond ; elle ignore ensuite en quelle région elle s’est trouvée et ce qu’elle a fait. Elle ne saurait donner au temps écoulé une mesure appréciable, ét par le fait il peut arriver que bien des heures se passent dans cet oubli, sans qu’une fois revenue à elle, l’âme attribue au temps écoulé plus de la longueur d’un moment, ni même se rende compte que quoi que ce soit se soit passé.

La raison de cet oubli, c’est la pureté et la simplicité de la connaissance dont nous avons parlé. Comme cette connaissance occupe l’âme tout entière, elle la rend simple, pure et limpide, elle la dégage de toutes les connaissances et de toutes les formes transmises par les sens et par la mémoire, qui servaient à l’opération de cette puissance elle la met dans un si profond oubli d’elle-même que l’âme devient comme étrangère au temps. De là vient que cette oraison, tout en se prolongeant beaucoup, paraît à l’âme de très courte durée. C’est que, durant ce temps, elle a été unie à Dieu en intelligence pure, ce qui n’appartient pas au temps. C’est là cette brève oraison dont il est dit qu’elle pénètre les cieux, parce qu’elle a lieu hors du temps. Elle

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pénètre les cieux, parce que l’âme est alors unie à Dieu en intelligence céleste. Aussi cette connaissance laisse-t-elle en l’âme, une fois revenue à elle, les effets qu’elle a produits en l’âme sans que celle-ci s’en aperçût. Ces effets sont l’élévation de l’esprit à l’intelligence céleste, l’abstraction de toutes les choses créées, de toutes les formes, figures et souvenirs qui y ont rapport.

C’est ce que David nous dit avoir éprouvé en revenant de cet oubli : Factus sum sicut passer solitarius in tecto 1. Ce qui signifie : Je suis devenu comme le passereau soli­taire sur le toit. Solitaire, c’est-à-dire abstrait de toutes les choses créées. Sur le toit, c’est-à-dire l’esprit élevé en haut. Ainsi l’âme se trouve ignorer toutes choses, parce qu’elle ne sait plus que Dieu, mais elle ignore ce qu’est cette connaissance.

L’Épouse nous marque aussi dans les Cantiques les effets qu’ont produits en elle ce sommeil, cet oubli et cette igno­rance, quand elle nous déclare qu’elle en est revenue, disant : Nescivi 2. En d’autres termes : Je n’ai pas su d’où je venais.

À la vérité, l’âme croit ne rien faire et n’être appliquée à rien, parce qu’elle n’agit ni par ses sens ni par ses puissances, mais elle ne doit pas se figurer qu’elle a perdu le temps. En effet, si l’opération de ses puissances est suspendue, l’intelligence subsiste en elle, de la manière que nous avons dit. Aussi l’Épouse des Cantiques, qui était fort sage, répond-elle au doute qui s’était élevé dans son esprit : Ego dormio et cor meum vigilat 3. Comme si elle disait : Je dors, il est vrai, quant à mes facultés naturelles qui n’opèrent plus, mais cependant mon cœur veille, surna­turellement élevé à une connaissance surnaturelle.

Remarquons-le cependant, cette connaissance générale,

1 Ps. cl, 8. 2 Cant., vt, Il. 3 Id., v. 2.

pour être telle que nous avons dit, ne produit pas nécessairement cet oubli profond. Il n’a lieu que lorsque Dieu met l’âme dans une abstraction de l’exercice de toutes ses facultés, soit naturelles, soit spirituelles, ce qui est rare. Cela n’arrive que lorsque la connaissance dont nous parlons absorbe l’âme tout entière.

Pour le cas plus ordinaire dont nous traitons, il suffit que l’entendement soit abstrait de toute connaissance particulière, soit temporelle, soit spirituelle, qu’il n’ait ni désir ni volonté de réfléchir sur quoi que ce soit, car c’est un signe que l’âme est appliquée à Dieu. Cette même marque se rencontre lorsque l’âme est plongée dans l’oubli profond que nous avons indiqué, parce qu’alors la connaissance générale se communique à l’entendement sans que l’âme s’en aperçoive. Si elle se communique en même temps à la volonté — et ceci arrive presque toujours, — l’âme, pour peu qu’elle y prenne garde, s’aperçoit plus ou moins qu’elle est appliquée à cette connaissance générale, car elle éprouve alors une jouissance amoureuse, sans toutefois comprendre en particulier ce qu’elle aime.

De là vient que cette connaissance est appelée amoureuse et générale. De même qu’elle est générale par rapport à l’entendement, puisqu’elle se communique à lui d’une manière obscure, de même elle est amoureuse par rapport à la volonté, à laquelle elle communique amour et saveur d’une manière confuse, sans que l’âme sache distinctement ce qu’elle aime.

En voilà assez pour faire voir la nécessité que l’âme soit appliquée à cette connaissance pour pouvoir laisser la voie du discours spirituel, et obtenir l’assurance, grâce aux marques indiquées, que tout en croyant ne rien faire, elle est très avantageusement occupée. Je crois avoir prouvé aussi, par la comparaison donnée plus haut, que lorsque cette lumière paraît à l’entendement plus compréhensible

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et plus palpable, comme le rayon de soleil lorsqu’il est rempli d’atomes, l’âme ne doit point pour cela la croire plus brillante, plus élevée et plus pure. Il est certain au contraire, d’après l’enseignement d’Aristote et des théolo-giens, que plus la lumière divine est élevée, plus elle est obscure à notre entendement.

Il y aurait beaucoup à dire de cette divine connaissance, soit qu’on la considère en elle-même, soit qu’on s’arrête aux effets qu’elle produit dans les contemplatifs. Mais nous nous réservons de parler de tout cela en son lieu. Si je me suis autant étendu d’avance sur ce sujet, c’est que je craignais, en le touchant légèrement, d’y répandre plus d’obscurité encore qu’il n’en présente en lui-même, et je confesse qu’après tout ce que j’en ai dit, il reste encore fort obscur. En effet, outre que c’est une matière rarement étudiée soit de vive voix, soit par écrit, parce qu’elle est d’elle-même cachée et environnée de ténèbres, la rudesse de mon style et mon peu de savoir ajoutent encore à la difficulté qu’elle présente. J’avoue que bien souvent, désespérant de l’éclaircir, je me reproche de m’y arrêter trop longuement et de dépasser les limites marquées par mon sujet. Parfois, cependant, c’est à dessein que je m’étends je me dis que ce qui ne sera pas éclairci par un raisonnement, le sera peut-être par un ou plusieurs autres. Du reste, ce que j’en dis servira, je crois, d’éclaircissement à ce qui me reste à dire.

Pour conclure, je répondrai à un doute qui peut se présenter relativement à la continuité de cette connaissance générale. Je le ferai brièvement au chapitre suivant.

CHAPITRE XV. CEUX QUI PROGRESSENT FERONT BIEN, LORSQU’ILS COMMENCERONT A EXPÉRIMENTER LA CONNAISSANCE GÉNÉRALE DE LA CONTEMPLATION, DE SE SERVIR DE TEMPS À AUTRE DU DISCOURS ORDINAIRE ET DU TRAVAIL DES PUISSANCES.

On pourrait élever un doute sur ce qui vient d’être dit, et demander si les personnes que Dieu commence à introduire dans cette connaissance générale de la contemplation ne doivent plus, dès lors, se servir de la méditation qui se fait au moyen du discours et des formes naturelles. Je réponds : Ce qui précède ne veut pas dire que les personnes qui commencent à expérimenter la connaissance générale et amoureuse, ne doivent plus jamais user de la méditation ni s’y essayer. En effet, au commencement de leur progrès, l’habitude de cette connaissance simple n’est pas si parfaite, qu’elles puissent toutes les fois qu’elles le veulent la faire passer en acte, et elles ne sont pas si éloignées de la méditation qu’elles ne puissent jamais méditer comme auparavant, en se servant d’images, en approfondissant les mystères, et qu’elles ne trouvent encore dans ce travail quelque profit.

Dans ces commencements au contraire, lorsqu’aux marques que nous avons indiquées, elles reconnaîtront que leur âme n’est pas occupée à ce repos et à cette connaissance dont nous avons parlé, elles auront besoin de se servir de la méditation discursive, jusqu’à ce qu’elle leur ait servi à obtenir l’habitude de cette connaissance en quelque degré de perfection, c’est-à-dire que toutes les fois qu’elles voudront méditer, elles se trouveront dans cette connaissance et cette paix. sans pouvoir méditer ni avoir

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envie de le faire. Jusqu’à ce qu’on en soit là, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on ait fait un certain progrès dans cette voie, on devra entremêler, en différents temps, les deux manières de prier.

Souvent l’âme se trouvera dans cette amoureuse et paisible application sans aucun travail des puissances par rapport à des actes particuliers, ne faisant que recevoir. Souvent aussi elle devra, pour y entrer, s’aider suavement et modérément du discours. Une fois qu’elle s’y trouve, nous l’avons dit, les puissances n’agissent plus. Alors il est vrai de dire que la connaissance et la jouissance sont opérées passivement dans l’âme. L’âme n’agit point, elle se tient dans une attention à Dieu accompagnée d’amour, sans chercher ni à comprendre ni à voir elle se contente de se laisser à Dieu.

En cet état Dieu se communique passivement à l’âme, et l’âme est comme une personne qui aurait les yeux ouverts et qui, passivement, sans rien faire d’autre que de les tenir ouverts, recevrait la lumière du jour. Pour elle, recevoir la lumière qui lui est surnaturellement infusée, ce n’est autre chose que connaître passivement. En effet, si l’on dit qu’alors l’âme n’agit point, ce n’est pas qu’elle ne connaisse point, mais c’est qu’elle connaît sans qu’il lui en coûte aucun effort personnel. Elle ne fait que recevoir ce qui lui est donné, ainsi qu’il arrive dans les illuminations et les inspirations divines.

C’est librement que l’âme reçoit cette connaissance géné­rale et confuse de Dieu. Toutefois, pour recevoir avec plus de simplicité et d’abondance cette divine lumière, elle doit avoir soin de ne pas lui interposer des lumières palpables, provenant d’autres connaissances, de formes et de figures exercées par le discours, parce que tout cela n’a aucun rapport avec cette paisible et pure lumière.69 Si donc l’âme voulait connaître et considérer des choses particulières, si pures et si spirituelles fussent-elles, ce seraient des nuages qui mettraient obstacle à la lumière générale, subtile et simple de l’esprit. De même, une personne à qui l’on mettrait devant les yeux un objet qui frapperait ses regards ne percevrait plus ce qui est au-delà.

Il est donc évident qu’une fois bien purifiée et bien vide de toutes les formes et de toutes les images perceptibles, l’âme se trouve dans la pure et simple lumière divine, et se transforme en elle selon l’état de perfection. En effet, cette divine lumière est toujours présente dans l’âme, mais à cause des formes et des voiles des créatures dont l’âme est enveloppée, elle ne s’infuse pas en l’âme. Si l’âme se dégageait de tous ces voiles et demeurait en nudité d’esprit, une fois devenue simple et pure, elle se transformerait en la simple et pure Sagesse divine, qui est le Fils de Dieu. Car aussitôt que l’âme embrasée d’amour est libre des objets naturels, ce qui est divin lui est naturellement et surnaturellement infusé70, car il ne doit pas y avoir de vide dans la nature.

Que l’homme spirituel apprenne à se tenir en amoureuse attention à Dieu et dans le repos de l’entendement, lorsqu’il ne peut méditer et bien qu’il lui semble ne rien faire. Qu’il persévère, et il verra que peu à peu et très promptement la paix et la quiétude divine lui seront versées dans l’âme, avec d’admirables et sublimes notions de Dieu, tout imprégnées d’amour. Qu’il ne se mette donc nullement en peine de formes, d’imaginations, de méditations ou de quelque discours que ce soit ; autrement il troublera son âme et il la fera sortir du contentement et de la paix dont elle jouit, pour l’occuper à ce qui ne lui apportera que dégoût. S’il lui vient quelque scrupule à la pensée qu’il ne fait rien, qu’il sache bien que ce n’est pas faire peu de choses que de pacifier son âme et de la mettre en repos, en l’affranchissant de tout effort et de tout désir. C’est ce que notre Sauveur demande de nous par la bouche de David, qui nous dit : Vacate et videte quoniam ego sum Deus 1. Comme s’il disait : Apprenez à demeurer vides de tout — à savoir, intérieurement et extérieurement, et vous verrez que je suis Dieu.

CHAPITRE XVI. DES CONNAISSANCES IMAGINAIRES PRÉSENTÉES SURNATURELLEMENT A LA FANTAISIE. ELLES NE PEUVENT SERVIR A L’ÂME DE MOYEN PROCHAIN POUR L’UNION AVEC DIEU.

Nous avons parlé des représentations naturelles que l’âme peut recevoir et sur lesquelles sa faculté imaginative est à même de travailler par le moyen du discours. Il convient maintenant de traiter des représentations surnaturelles ou visions imaginaires qui, s’offrant aussi à elle sous des images, des formes et des figures, appartiennent à la faculté imaginative, non moins que les représentations naturelles. Sous le nom de visions imaginaires, nous entendons tous les objets qui, sous une image, une forme, une espèce, peuvent s’offrir surnaturellement à l’imagination. Les espèces qui servent à ces représentations surnaturelles étant très parfaites, elles s’impriment plus vivement et plus profondément, elles émeuvent aussi plus puissamment que les espèces transmises naturellement par les sens.

Toutes les connaissances et toutes les espèces qui s’offrent à l’âme par l’entremise des cinq sens corporels et s’impriment en elle par voie naturelle peuvent également se graver en elle par voie surnaturelle, sans le concours d’aucun des sens extérieurs. La fantaisie, qui est jointe à la mémoire, est comme le dépôt et le réceptacle de l’entendement, où se recueillent toutes les formes et toutes les images intelligibles. Après les avoir reçues, soit par la voie des sens, soit par la voie surnaturelle, elle les conserve en elle-même comme dans un miroir et les présente ensuite à l’entendement, qui les considère et en juge. Et non seulement la faculté imaginative est capable de cette fonction, mais elle peut en outre composer et imaginer d’autres repré -

1 Ps. xLv

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sentations à la ressemblance de celles qu’elle conserve ainsi en elle-même.

De même donc que les cinq sens extérieurs présentent aux sens intérieurs les images et les espèces des objets qu’ils perçoivent, de même surnaturellement et sans le concours des sens extérieurs, Dieu peut représenter au sens intérieur de l’âme des images et des espèces semblables aux images et aux espèces naturelles, et de beaucoup plus belles et plus achevées. Le démon le peut aussi. Sous ces images Dieu propose souvent à l’âme des vérités et lui enseigne la sagesse, ainsi que nous le voyons à chaque page des divines Écritures. Isaïe contempla Dieu dans sa gloire sous la figure de la fumée qui couvrait le temple et de deux séraphins qui se voilaient le visage et les pieds de leurs ailes 1. Jérémie vit une verge qui veillait 2. Daniel eut une multitude de visions 3.

Le démon, de son côté, cherche par ses représentations, bonnes en apparence, à engager l’âme dans ses filets. C’est ce que nous voyons au IIIe Livre des Rois. Il trompa tous les prophètes d’Achab en représentant à leur imagination les cornes destinées à détruire les Assyriens, ce qui était un mensonge 4.

La femme de Pilate eut des visions destinées à détourner son mari de condamner Jésus-Christ 5. Beaucoup d’autres passages des saints Livres nous font voir que chez les personnes avancées, ces visions imaginaires, se gravant dans le miroir de la fantaisie et de l’imagination, sont plus fréquentes que les visions corporelles extérieures.

Ces visions, encore une fois, en tant qu’images et espèces, ne diffèrent pas de celles qui entrent par les sens extérieurs, mais quant à la perfection des images et aux effets qu’elles

1 Is., vi, 4. 2 Jerem., 1, 11. 3 Dan., vii, 10. 4 III Reg., xxii, 11. 5 Math., xxvii, 19.

produisent, la différence est très grande. Elles sont plus parfaites, parce qu’elles sont plus subtiles, et elles opèrent plus fortement, parce qu’elles sont surnaturelles et plus intérieures que les représentations surnaturelles extérieures. Ceci n’empêche pas que quelques-unes des représentations corporelles extérieures soient plus opérantes, parce que tout dépend de la puissance que Dieu donne à la commu-nication. Je parle ici de la représentation en elle-même, et je dis que celle qui est intérieure est plus spirituelle.

C’est dans cette faculté imaginative, appelée aussi fantaisie, que le démon dresse ordinairement ses pièges, soit naturels, soit surnaturels, parce qu’elle est comme la porte et l’entrée de l’âme, et c’est là, nous l’avons dit, comme dans le dépôt de ses richesses, que l’entendement vient faire son choix. Aussi Dieu d’une part, et le démon de l’autre, apportent-ils là leurs trésors d’images et de formes, semblables aux images et aux formes naturelles, afin de les présenter à l’entendement. Toutefois Dieu se sert d’autres moyens encore pour instruire l’âme. Résidant substantiellement en elle, il peut l’instruire par lui-même ou par d’autres voies.

Je ne m’arrêterai pas à donner des marques qui permettent de distinguer les visions venant de Dieu de celles qui ont une autre origine, car telle n’est pas la fin que je me propose ici. Je vise uniquement à montrer que l’entendement ne doit pas plus se laisser entraver par les visions bonnes dans sa marche vers l’union à la divine Sagesse, qu’il ne doit se laisser tromper par les visions fausses.

Je dis donc que l’entendement évitera soigneusement de se laisser entraver et affriander par quelques connaissances, visions imaginaires, formes ou espèces que ce soit, quand elles se présenteraient sous une image ou intelligence particulière quelconque, soit qu’elles soient fausses et aient le démon pour auteur, soit qu’elles se trouvent manifestement

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vraies et divines. En aucun cas, l’âme ne doit les admettre et les faire siennes, afin de pouvoir demeurer détachée, dépouillée, pure et simple, sans aucun mode ni manière d’être, ainsi qu’il est requis pour l’union divine. La raison en est que toutes ces formes se rendent perceptibles au moyen de modes et de manières d’être limités. Or, la Sagesse de Dieu, à laquelle l’entendement doit s’unir, n’a ni mode ni manière, elle ne tombe sous aucune délimitation ou intelligence distincte et particulière, et pour que deux extrêmes — la divine Sagesse et l’âme — en viennent à s’unir, il est nécessaire qu’ils se conforment l’un à l’autre en une certaine façon, par une ressemblance quelconque. Il faut donc que l’âme, elle aussi, soit pure et simple, et autant que possible, qu’elle ne soit ni bornée ni modifiée par une limite quelconque de forme, d’espèce ou d’image. Puisque Dieu ne tombe point sous cette délimitation, l’âme, pour entrer en contact avec lui, ne doit pas non plus tomber sous une forme ou une image distincte. L’Esprit-Saint nous le donne bien à entendre au Deutéronome, lorsqu’il nous dit : Vocem verborum ejus audistis, et formam penitus non vidistis 1. Ce qui signifie : Vous avez entendu la voix de ses paroles, mais vous n’avez vu aucune forme. Il est parlé en même temps de ténèbres, de nuage et d’obscurité, ce qui marque la connaissance confuse et obscure dans laquelle, ainsi que nous l’avons dit, l’âme s’unit à Dieu.

Plus loin il est dit encore : Non vidistis aliquarn simili­tudinem in die qua locutus est vobis Dominus in Horeb de medio ignis 2. Ce qui signifie : Vous n’avez vu aucune forme en Dieu, le jour où il vous parla sur l’Horeb du milieu du feu.

1 Deut., IV, 12 ; 2 Id., IV, 15

Que l’âme ne puisse atteindre ce qu’il y a de sublime en Dieu — autant qu’il est possible en cette vie — par le moyen des formes et des figures, l’Esprit-Saint l’atteste de même au Livre des Nombres. Dieu, reprenant Aaron et Marie, frère et sœur de Moïse qui avaient murmuré contre leur frère, et voulant signifier le très haut degré d’amitié et d’union avec lui où il avait élevé celui-ci, prononça ces paroles : Si quis fuerit inter vos propheta Domini, apparebo ei vel per somnium loquar ad illum. At non talis servus meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus est : ore enim ad os loquar ei et palam, et non per oenigmata et figuras Dominum videt 1. C’est-à-dire : S’il y a parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision ou sous une figure, ou bien je lui parlerai en songe. Mais il n’y a personne comme mon serviteur Moïse, qui m’est très fidèle dans ma maison à lui je parle bouche à bouche et ce n’est pas sous des comparaisons, des énigmes et des figures qu’il voit le Seigneur.

Ce qui donne clairement à entendre que dans le sublime état d’union dont nous parlons, Dieu ne se communique pas à l’âme sous le déguisement d’une vision imaginaire, d’une représentation ou d’une figure. C’est bouche à bouche que Dieu et l’âme communiquent ensemble, c’est-à-dire l’Essence divine pure et nue — qui est la bouche de Dieu en amour — à l’essence de l’âme pure et nue — qui est la bouche de l’âme en amour de Dieu71.

Ainsi donc, pour atteindre cette union d’amour essentiel avec Dieu, l’âme doit soigneusement éviter de s’appuyer sur des visions imaginaires, des formes, des figures, des intelligences particulières, puisqu’elles ne peuvent lui servir de moyen adéquat et prochain pour y atteindre, et ne feraient même que l’entraver. Aussi doit-elle les refuser et s’en défendre. En effet, s’il y avait lieu de les admettre

1 Num., xii, 6-8.

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et d’en faire cas, ce serait à cause du profit et des heureux effets que les vraies visions produisent dans l’âme. Mais précisément, pour en obtenir les effets, il n’est pas nécessaire de les admettre72. Si l’âme veut avancer, elle doit au contraire les refuser constamment.

Tout le bien que les visions imaginaires — et j’en dis autant des visions corporelles extérieures — peuvent faire à l’âme, est de lui communiquer l’intelligence, l’amour, la suavité ; mais pour que ces effets soient produits, il n’est pas nécessaire que l’âme accepte la vision, car, nous l’avons dit, au moment même où celle-ci s’imprime dans l’imagination, elle infuse dans l’âme l’intelligence, l’amour, la suavité, que Dieu a dessein de produire. C’est passivement que l’âme reçoit en elle ces effets, et elle ne peut y mettre obstacle quand bien même elle le voudrait, pas plus qu’elle n’a pu se procurer la vision, bien qu’il reste vrai qu’elle a pu s’y disposer.

De même, la vitre est incapable de mettre obstacle au rayon du soleil qui vient la frapper ; lorsqu’elle est pure et disposée, le rayon l’illumine sans aucun effort de sa part. Ainsi l’âme, ne le voulût-elle point, recevra infailliblement les influences et les communications qu’apportent avec elles ces représentations surnaturelles, mît-elle même tous ses efforts à leur résister.

C’est que la volonté négative, si elle est jointe à la résignation humble et amoureuse, ne peut s’opposer aux infusions surnaturelles. Seules, l’impureté et les imperfections de l’âme sont capables de leur faire obstacle : de même que les taches qui se rencontrent dans la vitre font obstacle à la clarté du rayon.73

D’où il ressort avec évidence que si l’âme se défait, quant à la volonté et à l’affection, des taches qui proviennent des connaissances, des images et des figures dont les communications spirituelles sont enveloppées, non seulement elle ne se prive point de ces communications et des biens dont elles sont la source, mais elle se dispose beaucoup plus parfaitement à en recevoir les effets avec abondance, avec clarté, simplicité et liberté d’esprit, par le fait même qu’elle laisse de côté ces représentations qui sont comme les rideaux et les voiles dissimulant ce qu’elles renferment de spirituel.

Si au contraire l’âme cherche à s’en repaître, elles occupent à la fois le sens et l’esprit, en sorte qu’elles ne peuvent se communiquer à celui-ci simplement et librement. L’entendement, appliqué qu’il est à l’écorce de ces figures et de ces représentations, n’a plus la liberté de recevoir la communication spirituelle.

Il est donc clair que lorsque l’âme admet ces représentations imaginaires et en fait cas, elle s’entrave et se contente de ce qu’il y a en elles de moindre, qui est ce qu’elle est capable de percevoir, c’est-à-dire la forme, l’image et la connaissance particulière. Ce qui est en elles de plus précieux, à savoir la grâce spirituelle qui en découle, l’entendement ne peut ni la percevoir ni la comprendre, il ignore en quoi elle consiste et il est incapable de le dire, parce que c’est chose purement spirituelle. Ce qu’il en connaît, encore une fois, est ce qui s’y rencontre de moindre, ce qu’il est capable de percevoir, je veux dire les formes qui tombent sous les sens.

C’est pourquoi j’ai dit que c’est passivement et sans qu’intervienne son opération, que l’âme reçoit par ces visions ce qu’elle est impuissante à comprendre aussi bien qu’à imaginer. Elle doit donc constamment détourner ses regards de toutes les connaissances distinctes qui lui viennent par les facultés sensitives et qui ne s’appuient point sur le fondement assuré de la foi, pour les porter sur ce qui ne se voit point, sur ce qui n’appartient pas au sens, mais à l’esprit, sur ce qui ne tombe point sous des formes sensibles, en un mot sur ce qui conduit à l’union par la voie

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de la foi, le moyen adéquat de cette union. Ce que ces visions ont de substantiel aidera l’âme à grandir dans la foi, lorsqu’elle saura rejeter ce qui s’y trouve de sensible et d’intelligible en tant que connaissance particulière, lorsqu’elle se conformera à la fin que Dieu a en vue en les accordant. Or elle s’y conformera lorsqu’elle repoussera ces représentations imaginaires, parce que, ainsi que nous l’avons dit des visions corporelles, Dieu ne les donne pas pour que l’âme les fasse siennes et s’y attache.

Un doute se présente ici. S’il est vrai que Dieu n’accorde pas à l’âme ces visions surnaturelles pour qu’elle les accueille, qu’elle s’y appuie et en fasse cas, pourquoi les lui accorde-t-il, puisque par ailleurs elles l’exposent à beaucoup d’erreurs et de périls, ou tout au moins peuvent l’empêcher d’avancer ? Dieu ne peut-il pas donner à l’âme spirituellement et en substance ce qu’il lui communique ici, par l’entremise des facultés sensitives, au moyen de ces visions et de ces formes sensibles ? Nous répondrons au chapitre suivant à ce doute, qui est très substantiel et qu’il importe, je le sais, d’éclaircir, tant pour l’utilité des âmes spirituelles que pour celle de leurs directeurs. Nous ferons ainsi connaître la fin que Dieu se propose en accordant des grâces de cette nature. Bien des personnes l’ignorent, ce qui fait qu’elles ne savent ni se conduire elles-mêmes ni diriger les autres vers l’union divine.

On se persuade que, dès lors que ces visions sont bonnes et ont Dieu pour auteur, on fait bien de les admettre en toute assurance. Et l’on ne réfléchit pas que, même lorsqu’il s’agit de visions véritables, l’âme, en se les appropriant et en s’y attachant, peut s’y embarrasser, tout comme dans les biens de ce monde, en sorte qu’elle doit savoir y renoncer aussi bien qu’à ceux-ci. On se figure qu’il y a des visions à recevoir et des visions à rejeter, et par là on se met soi-même et on met les autres dans de grands tour ‑

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ments et de grands dangers, parce qu’il, s’agit de faire le discernement entre le vrai et le faux.

Dieu ne commande point de se mettre ainsi à la torture ni d’exposer des âmes simples et naïves à ce péril et à ce combat. Ces personnes ont un enseignement vrai et sûr qui est la foi, dans laquelle elles doivent constamment marcher. Or ceci ne peut se faire si l’on ne ferme les yeux à tout ce qui est sensible, à toute intelligence claire et particulière.

Saint Pierre était parfaitement sûr que la vision glorieuse qu’il avait eue de Jésus-Christ Notre-Seigneur en sa Transfiguration était de Dieu. Et, cependant, après l’avoir rapportée dans sa seconde Épître canonique, il recommande aux fidèles de ne pas en faire leur point d’appui principal ; mais, les ramenant à la foi, il leur dit : Et habemus firmiorem propheticum sermonem, cui benefacitis attendentes, quasi lucernoe lucenti in caliginoso loco 1 En d’autres termes : Nous avons un fondement plus certain que cette vision du Thabor, à savoir les paroles des prophètes qui rendent témoignage au Christ, et auxquelles vous ferez bien de vous attacher, comme au flambeau qui luit dans un lieu obscur.

Si nous y regardons bien, nous trouverons dans la comparaison employée par le saint Apôtre toute la doctrine que nous enseignons ici. Nous recommander de regarder la foi enseignée par les prophètes comme un flambeau qui luit dans un lieu obscur, c’est nous dire de demeurer dans l’obscurité, les yeux fermés à toute autre lumière ; c’est nous apprendre que, dans ces ténèbres, la foi qui, elle aussi, est obscure, doit être seule la lumière à laquelle nous nous attachions ; c’est nous déclarer que si nous nous appuyons sur les lumières brillantes des connaissances distinctes,

1 2 11 Petr., 1, 19.

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nous cessons de nous appuyer sur la lumière obscure de la foi, qui, dès lors, n’éclaire plus le lieu obscur dont parle saint Pierre.

Ce lieu obscur, qui signifie l’entendement où vient se fixer le flambeau de la foi, doit rester obscur jusqu’à ce que se lève dans l’autre vie le jour de la claire vision de Dieu, et dans cette vie celui de la transformation et de l’union avec Dieu, but vers lequel l’âme se dirige.

CHAPITRE XVII. FIN QUE DIEU SE PROPOSE EN COMMUNIQUANT A L’ÂME LES BIENS SPIRITUELS PAR LE MOYEN DES SENS. — RÉPONSE AU DOUTE ÉNONCÉ PLUS HAUT.

Il y a beaucoup à dire de la fin que Dieu a en vue lorsqu’il accorde ces visions. Cette fin est d’élever l’âme du fond de sa bassesse jusqu’à l’union divine. Beaucoup de livres spirituels s’occupent de ce sujet et notre présent traité n’a pas d’autre but que de l’élucider. Dans ce chapitre je me contenterai de donner la solution du doute proposé, qui est celui-ci : puisque ces visions surnaturelles présentent tant de périls et peuvent entraver si notablement la marche de l’âme, pourquoi notre Dieu, qui est la Sagesse même et qui désire épargner à l’âme les obstacles et les pièges, lui présente-t-il ces visions ?

Pour répondre à cette question, il y a trois fondements préliminaires à poser. Le premier se tire de saint Paul ad Romanos, où il est dit : Quae autem sunt, a Deo ordinata sunt 1. Ce qui existe est ordonné de Dieu. Le second est de l’Esprit-Saint au Livre de la Sagesse, où nous lisons : Disponit omnia suaviter 2. Comme s’il disait : La Sagesse, en atteignant d’une fin à une autre fin, c’est-à-dire d’une extrémité à l’autre, dispose tout suavement. Le troisième est des théologiens, qui nous disent : Deus omnia movet secundum modum suum. En d’autres termes : Dieu meut toutes choses selon le mode qui leur est propre.

Ces trois fondements posés, il devient clair que Dieu, voulant mouvoir l’âme humaine et l’élever de l’extrémité de sa bassesse à l’extrémité de son élévation en l’union

1 Rom., xiii, 1. 2 Sap., viii, 1.

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divine, doit le faire d’une manière ordonnée et suave, et conformément au mode de l’âme. Or, comme le mode de connaître propre à notre âme s’exerce sur les formes et les images des objets créés, en passant par les sens, il s’ensuit que Dieu, voulant élever l’âme à une connaissance sublime et voulant le faire suavement, commence par toucher l’extrémité inférieure de l’âme, c’est-à-dire les sens, afin de la conduire, suivant son mode à elle, jusqu’à l’extrémité de la sagesse spirituelle, qui ne tombe point sous le sens.

Pour cela, il commence par l’instruire au moyen de formes et d’images, en un mot par des voies sensibles, conformes à son mode de connaître, tantôt naturelles, tantôt surnaturelles ; il l’exerce aussi par la voie du discours, afin de la conduire ainsi jusqu’à la région suprême de l’esprit. Il lui envoie donc des visions, des formes, des images, avec d’autres connaissances sensibles, intelligibles et spirituelles.

Ce n’est pas que Dieu se refuse à donner de prime abord à l’âme la sagesse de l’esprit. Mais d’ordinaire les deux extrêmes, l’humain et le divin, le sens et l’esprit ne peuvent se joindre et s’adapter par un seul acte ; il y faut l’intervention préalable de beaucoup d’actes préparatoires, s’enchaînant régulièrement et suavement les uns aux autres, une disposition servant de fondement et de préparation à la suivante, de même que, lorsqu’il s’agit d’agents naturels, une première disposition mène à la seconde, la seconde à la troisième, et ainsi de suite.

C’est ainsi que Dieu perfectionne l’homme suivant le mode de l’homme, allant de ce qui est bas et extérieur à ce qui est intérieur et plus élevé. Il commence par perfectionner le sens corporel, le portant à bien user des choses naturelles et extérieures qui conduisent à la perfection, comme les sermons, la messe, la considération d’objets saints, la mortification du goût dans l’usage des aliments,

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la macération du sens du toucher par la pénitence et de saintes austérités.

Une fois les sens ainsi disposés, Dieu les perfectionne davantage en leur accordant des faveurs et des jouissances surnaturelles, en vue de les affermir dans le bien : par exemple des visions de Saints, ou de choses saintes, sous une forme corporelle, des odeurs suaves, des locutions, des jouissances exquises qui affectent le toucher. Tout cela fortifie singulièrement les sens dans la vertu et les éloigne du désir des objets mauvais.

C’est ensuite le tour des facultés sensitives, l’imagination et la fantaisie. Elles sont affermies et accoutumées au bien par le moyen des considérations, des méditations discursives sur des objets saints. En tout cela l’esprit s’instruit graduellement, et quand les facultés sensitives sont ainsi disposées par l’exercice naturel, Dieu les illumine et les spiritualise par quelques visions surnaturelles qui, comme les précédentes, aident l’esprit à perdre sa grossièreté et le forment peu à peu.

De cette façon Dieu conduit l’âme de degré en degré, jusqu’à ce qu’il y a de plus intérieur74. Non qu’il soit toujours nécessaire de garder ponctuellement cet ordre : Dieu, en effet, agit parfois différemment, allant de ce qui est plus intérieur, à ce qui l’est moins ou donnant à la fois l’un et l’autre, selon ce qu’il juge convenir à l’âme, ou suivant l’ordre qu’il trouve bon de mettre dans ses faveurs. Mais la voie la plus ordinaire est celle que je viens de dire.

Habituellement donc, Dieu instruit l’âme en la rendant peu à peu spirituelle. Il lui communique l’esprit en commençant par ce qu’il y a de plus extérieur, de plus palpable, de plus adapté au sens, ayant égard à la faiblesse et au peu de capacité de l’âme. Il fait en sorte que, par l’écorce des choses sensibles, bonnes en elles-mêmes, elle arrive à la vie de l’esprit, en produisant des actes particuliers et

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en recevant comme par bouchées la communication spirituelle. Elle s’habitue ainsi à ce qui est spirituel et s’achemine vers ce qu’il y a de plus substantiel dans la voie de l’esprit, c’est-à-dire vers ce qui est éloigné de tout le sensible, vers ce à quoi, nous l’avons dit, l’âme ne peut atteindre que peu à peu et à sa manière, c’est-à-dire par le sens auquel, jusqu’ici, elle a toujours été jointe et attachée.

À mesure donc qu’elle se rapproche davantage du commerce spirituel avec Dieu, elle se défait et se dépouille des voies sensibles, je veux dire du discours et de la méditation imaginaire. Lorsqu’elle aura parfaitement atteint le commerce avec Dieu en esprit, elle laissera nécessairement de côté tout ce qui, dans les choses divines, tombe sous le sens.

De même, plus une chose s’avance vers un extrême, plus elle s’éloigne et se détache de l’extrême opposé, et lorsqu’elle aura pleinement atteint le premier, elle sera par là même pleinement détachée du second. D’où l’adage spirituel : Gustato spiritu, desipit omnis taro. C’est-à-dire : Une fois qu’on a goûté l’esprit, la chair devient insipide. En d’autres termes : Toutes les voies qui tiennent en quelque façon de la chair n’apportent plus ni goût ni profit. Ou encore : Tout exercice sensible dans les voies spirituelles devient fastidieux.

Ceci est de toute évidence. Ce qui est spirituel ne tombe point sous le sens, et s’il peut être perçu par le sens, il n’est pas purement spirituel. En effet, là où le sens et la percep­tion naturelle trouvent leur part, il se rencontre peu d’esprit et de surnaturel. D’où il résulte que l’homme spirituel, une fois arrivé à la perfection, ne fait aucun cas de ce qui est sensible. Ce n’est plus le canal qui lui transmet la grâce, il s’en sert fort peu dans ses relations avec Dieu et n’a plus besoin d’en user, comme il le faisait auparavant, alors qu’il n’avait pas encore grandi dans la vie spirituelle.

C’est le sens de ce passage de saint Paul aux Corinthiens : Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Quando autem factus sum vir, evacuavi quae erant parvuli 1. C’est-à-dire : Quand j’étais petit enfant, je parlais en petit enfant, je jugeais en petit enfant, je raisonnais en petit enfant. Mais quand je fus devenu homme, je me suis défait de ce qui était du petit enfant.

Nous l’avons déjà montré, tout ce qui vient des sens, toutes les connaissances que l’esprit peut acquérir par l’entremise des sens, sont des exercices de petits enfants. Si donc l’âme voulait y rester perpétuellement attachée, jamais elle ne sortirait de l’enfance ; toujours elle parlerait de Dieu en enfant, elle jugerait de Dieu en enfant, elle raisonnerait sur Dieu en enfant. S’attachant à l’écorce du sens, qui est l’état d’enfance, jamais elle ne parviendrait à la substance de l’esprit, c’est-à-dire à l’état de l’homme parfait.

Pour croître, l’âme doit donc repousser ces visions que Dieu lui présente, de même que l’enfant doit s’éloigner de la mamelle, pour accoutumer son palais à un aliment plus solide et plus substantiel.

Alors, me direz-vous, quand l’âme est encore dans l’état d’enfance, elle peut les accepter, quitte à les mettre de côté lorsqu’elle aura grandi, de même que le petit enfant fait bien de prendre le sein maternel pour s’alimenter, jusqu’à ce qu’il soit assez fort pour s’en passer ?

Je réponds que pour ce qui est de la méditation et du discours naturel, par lesquels l’âme commence à chercher Dieu, elle doit s’en alimenter et ne pas quitter la mamelle du sens jusqu’à ce que le temps convenable de la laisser de côté soit venu. Ce temps est celui où Dieu initie l’âme

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à un commerce plus spirituel avec lui, c’est-à-dire à la contemplation. C’est ce que nous avons expliqué au chapitre xi de ce Livre. Mais lorsqu’il s’agit de visions irnaginaires et d’autres connaissances surnaturelles qui se gravent dans les facultés sensitives en dehors du libre consentement de l’homme, je dis qu’en aucun temps, l’âme soit-elle parfaite ou imparfaite, et les visions aient-elles Dieu pour auteur, l’âme ne doit les admettre, et cela pour deux motifs.

Voici le premier. Ainsi qu’il a été dit, ces visions produisent passivement leur effet dans l’âme, sans que celle-ci ait le pouvoir de l’empêcher, bien qu’elle puisse empêcher la vision elle-même ; de fait, elle y réussit souvent, et alors l’effet que la vision devait produire se communique d’une manière beaucoup plus substantielle par une autre voie. En effet, comme nous l’avons dit aussi, l’âme ne peut empêcher que Dieu lui communique le bien qu’il a dessein de lui faire ; elle ne peut y mettre obstacle que par une imperfection ou par un esprit de propriété. Or, lorsqu’elle renonce à la faveur divine par humilité et modestie, il n’y a ni imperfection ni esprit de propriété, il y a au contraire désintéressement et dénuement, c’est-à-dire excellente disposition à l’union divine.

Passons au second motif. L’âme se soustrait à un danger, elle s’exempte du travail que coûte le discernement à faire entre les visions véritables et les fausses, entre l’œuvre de l’ange de lumière et celle de l’ange de ténèbres. Or ce travail de discernement n’est d’aucun profit, c’est une perte de temps et une entrave pour l’âme, qui s’expose à tomber dans nombre d’imperfections et à suspendre sa marche, outre qu’elle donne de l’importance à ce qui n’en a point. Il lui importe au contraire beaucoup de se débarrasser des connaissances secondaires et des intelligences particulières, ainsi que nous l’avons déjà dit à propos des visions corporelles et de celles qui nous occupent maintenant : nous aurons même à y revenir plus loin.

Il est à croire que, n’était la préoccupation de conduire l’âme suivant son mode à elle, jamais Notre-Seigneur ne lui verserait l’abondance de son esprit par les canaux si étroits des formes, des figures et des intelligences particulières. Ce que l’âme reçoit ainsi de nourriture spirituelle peut-être dit se réduire à des miettes. Aussi David disait-il : Mittit crystallum suam sicut buccellas l. En d’autres termes le Seigneur envoie aux âmes leur aliment comme par bouchées.

N’est-il pas déplorable qu’une âme, dont la capacité est infinie, se nourrisse par la bouche du sens, parce que sa grossièreté spirituelle la rend incapable d’un autre aliment ? Saint Paul s’affligeait de cette faiblesse et de cette indisposition à recevoir l’esprit de grâce, lorsqu’il disait, écrivant aux Corinthiens : Et ego, fratres no potui vobis loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tanquam parvulis in Christo, lac vobis potuni dedi, non escam ; nondum enirn poteratis ; sed nec nunc quidem potestis, adhuc enim carnales estis 2. Ce qui signifie : Comme à des petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai donné du lait à boire, non un aliment solide.

Il reste maintenant à faire bien comprendre à l’âme comment elle doit se conduire. Elle ne doit pas envisager l’écorce de la figure ou de l’objet qui lui est surnaturellement présentée, soit qu’il s’agisse d’objets frappant les sens extérieurs, comme de paroles qui retentissent à l’oreille, de visions de Saints qui s’offrent aux regards, de rayons qui charment la vue, de parfums qui flattent l’odorat, de délectations qui affectent le toucher et ont une origine spirituelle, ainsi qu’il arrive souvent aux personnes d’oraison,

1 Ps. cxlvii, 17. 2 I Cor., iii, 1-2.

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soit qu’il s’agisse de visions s’offrant aux sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires. L’âme, renonçant à toutes ces choses, doit envisager uniquement le bon effet qu’elles produisent et s’efforcer de le conserver par des œuvres, en accomplissant avec droiture ce qui est du ser­vice de Dieu, sans donner son attention à ces représen­tations, sans rechercher aucun goût sensible.

De la sorte, on ne prend de ces effets surnaturels que ce que Dieu a en vue en nous les accordant, à savoir l’esprit de dévotion qui est la fin principale pour laquelle il nous les donne, et on laisse ce que Dieu même retrancherait si le don pouvait venir à nous d’une manière totalement spirituelle, comme nous l’avons dit, c’est-à-dire sans la perception sensitive.

CHAPITRE XVIII. DU TORT QUE CERTAINS MAÎTRES SPIRITUELS PEUVENT FAIRE AUX ÂMES EN LES DIRIGEANT IMPRUDEMMENT PAR RAPPORT AUX VISIONS. — DES VISIONS QUI ONT DIEU POUR AUTEUR PEUVENT DEVENIR A L’ÂME UNE OCCASION DE S’ÉGARER.

Il n’est pas possible, lorsqu’on traite de ces visions, d’être aussi bref qu’on le souhaiterait, tant il se présente de choses à dire. J’ai indiqué en substance ce qu’il importe de savoir pour se bien comporter soi-même par rapport à ces visions et pour bien conduire ses disciples en ce point. Néanmoins je ne crois pas m’étendre démesurément en entrant dans quelques détails, et en mettant dans un plus grand jour le tort que peut faire, tant aux âmes spirituelles qu’à leurs directeurs, la crédulité en matière de visions, s’agît-il de celles dont la provenance est divine.

Ce qui m’engage à insister sur ce point, c’est l’indiscrétion dont j’ai moi-même été témoin de la part de certains maîtres spirituels. Donnant une entière confiance à ces connaissances surnaturelles, sous prétexte qu’elles sont bonnes et ont Dieu pour auteur, ils sont tombés, eux et leurs disciples, dans de grandes erreurs et finalement se sont trouvés loin de compte. En eux s’est vérifiée cette sentence de Notre-Seigneur : Cacus autem si coeco ducatum proestet, ambo in foveam cadunt 1. Ce qui signifie : Si un aveugle en conduit un autre, ils tombent tous deux dans la fosse. Le divin Maître ne dit pas : ils tomberont, mais ils tombent. C’est que, pour qu’il y ait chute, il n’est pas nécessaire qu’il y ait piège, il suffit qu’un aveugle se laisse conduire par un autre aveugle.

1 Math., xv, 14.

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En premier lieu, il y a des directeurs qui conduisent de telle sorte les âmes favorisées de ces visions, qu’ils les égarent, ou tout au moins les embarrassent dans ces visions mêmes. Au lieu de les mener par le chemin de l’humilité, ils les laissent donner toute leur attention à ces effets extraordinaires et par là rester vides du véritable esprit de foi. Au lieu de les fonder dans la foi, ils provoquent de longs entretiens sur ces matières, ils marquent en faire quelque cas, en faire même beaucoup d’estime. D’où il résulte que ces âmes en font elles-mêmes grand cas, qu’elles s’attachent à ces représentations et cessent de s’appuyer sur la foi. Elles ne sont ni vides, ni dénuées, ni détachées de ces choses extraordinaires, et par conséquent ne peuvent plus prendre leur vol vers les hauteurs de la foi obscure.

Tout le mal vient du langage que l’âme spirituelle entend son directeur tenir à ce sujet. Très facilement et sans qu’elle puisse s’en empêcher, elle se remplit de je ne sais quelle complaisance par rapport à ces choses, et détourne ses regards de l’abîme de la foi, tout occupée qu’elle est de ces effets extraordinaires. Comme ils sont sensibles, que la nature y est inclinée, et que d’autre part l’âme se trouve affriandée par ces représentations distinctes et conformes au sens, il suffit qu’elle voie son confesseur, et d’autres avec lui, faire cas de ces sortes de choses, pour que, non contente d’en faire cas elle aussi, elle tombe sur ce point dans la gourmandise spirituelle. Elle se repaît sans remords de ces effets extraordinaires, elle s’y affectionne, elle s’y attache de plus en plus.

De là de nombreuses imperfections, pour ne pas dire plus. L’âme n’est plus aussi humble, elle a bonne opinion d’elle-même, elle pense que Dieu la tient en quelque estime, elle éprouve une certaine satisfaction, qui est contraire à l’humilité. Secrètement et à l’insu de cette âme, le démon fortifie ce sentiment ; il porte l’âme à se demander si les autres reçoivent les mêmes faveurs, à rechercher ce qu’il en est, chose contraire à la sainte simplicité et à la solitude.

Outre ces dommages contre lesquels on ne réagit pas, et celui qui consiste à ne plus croître dans la foi, il s’en rencontre d’autres, moins palpables et moins manifestes, mais plus subtiles et plus odieuses aux yeux du Seigneur, parce qu’ils sont opposés au parfait dénuement. Mais laissons-les de côté pour l’instant, nous y reviendrons quand nous aurons à traiter de la gourmandise spirituelle et des autres vices capitaux. Si Dieu nous en fait la grâce, nous parlerons tout au long de ces taches subtiles et cachées, que contractent les âmes qui ne savent pas marcher par la voie du dénuement.

Parlons maintenant de la manière de procéder de ces confesseurs qui n’instruisent pas les âmes comme il con-vient. J’aurais grand désir de bien traiter ce sujet, car il est difficile de se représenter avec quelle facilité l’esprit du disciple se moule secrètement sur celui de son père spirituel. Malgré tout mon désir d’éviter la prolixité, je vois qu’il n’est guère possible de jeter du jour sur le sujet sans toucher cette question. D’ailleurs, dans les choses spirituelles tout se tient et s’enchaîne.

Je dirai donc comme chose indubitable que si le père spirituel a le goût des révélations et en fait grande estime, il imprimera nécessairement et à son insu le même goût dans l’esprit de son disciple. J’excepte le cas où le disciple serait plus éclairé que son maître, et cependant, même alors, cette disposition de son maître lui nuira beaucoup, s’il reste sous sa conduite. De cette inclination du père spirituel pour les visions naît, s’il n’y prend garde, une certaine estime pour ceux qu’il en voit favorisés, et il ne manquera pas d’en donner des marques à la personne qu’il

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dirige. Que celle-ci ait de son côté un goût tout semblable, il est clair qu’il y aura de part et d’autre beaucoup d’attache à ces sortes de choses.

Mais n’allons pas si loin. Bornons-nous au cas où le confesseur — qu’il ait ou non cette prédisposition — ne prenne pas soin de dépouiller et dénuer son disciple de l’appétit de ces effets extraordinaires. Il s’entretient avec lui de ces matières et lui indique les marques auxquelles on discerne les bonnes visions des mauvaises. Bien qu’il ne soit pas sans utilité d’en être informé, il vaut mieux, à moins d’une nécessité pressante, ne pas engager les âmes dans cet embarras, dans ce souci et dans ce péril. C’est ce que nous avons déjà montré plus haut. En ne faisant point de cas de toutes ces choses et en portant les âmes à les rejeter, on évite tous ces inconvénients et on suit le vrai chemin.

Il est des confesseurs qui font pis encore. Voyant des âmes ainsi favorisées, ils les prient de demander à Dieu de leur révéler telle ou telle chose ses concernant ou inté­ressant d’autres personnes. Et ces âmes imprudentes le font, pensant qu’il est licite de rechercher par cette voie les choses cachées. Puisque Dieu trouve bon de leur révéler surnaturellement certaines choses pour une fin qu’il a en vue, pourquoi ne pas chercher à en savoir d’autres et le demander ? S’il arrive que Dieu se prête à leur désir, elles en deviennent plus audacieuses, se figurant que Dieu se plaît à ces demandes et leur inspire de les lui adresser, alors qu’il ne s’y plaît nullement et ne les inspire en aucune façon.

Ces personnes ensuite se guident dans leur conduite et dans leurs appréciations sur ce que Dieu leur a révélé et répondu, et comme elles prennent goût à cette manière de traiter avec lui, leur assurance augmente et leur volonté s’y affectionne naturellement. De ce goût naturel naît une manière personnelle de comprendre les paroles divines.

Aussi se trompent-elles souvent en transmettant les réponses qu’on leur demande. Voyant que l’événement ne répond pas à ce qui leur a été annoncé, elles en sont déconcertées ; elles entrent en doute si c’est Dieu qui leur avait parlé, puisque les choses n’ont pas eu l’issue qu’elles attendaient.

Elles ont pu se figurer deux choses. La première, que c’était Dieu qui leur révélait ce dont elles étaient si fortement persuadées, et c’était peut-être leur inclination naturelle qui le leur mettait si avant dans l’esprit. La seconde, que ces révélations, qui étaient peut-être de Dieu, devaient se réaliser de la manière qu’elles le pensaient. Erreur profonde ! Les révélations n’ont pas toujours l’issue que les hommes se figurent, parce que les paroles divines ont parfois un tout autre sens que le sens obvie et naturel.

Il ne faut donc jamais s’y appuyer avec assurance ni leur donner une créance absolue, serait-il avéré que ce sont des révélations, des réponses et des paroles divines.

Les choses révélées peuvent être véritables et certaines en elles-mêmes, mais ne l’être pas en leurs causes ou suivant notre manière de comprendre. C’est ce que nous prouverons au chapitre suivant. Nous montrerons ensuite que même lorsque Dieu répond surnaturellement à une interrogation qui lui est faite, il peut ne la point voir avec plaisir et il arrive que tout en y répondant, il témoigne en être irrité.75

LA Montée DU CARMEL 193

CHAPITRE XIX

Où L’ON EXPLIQUE COMMENT, MÊME AU SUJET DES VISIONS ET DES PAROLES QUI ONT DIEU POUR AUTEUR, NOUS POUVONS NOUS TROMPER. — PASSAGES DE L’ÉCRITURE QUI LE DÉMONTRENT.

Nous l’avons dit, les visions et les paroles divines, toujours véritables et certaines en elles-mêmes, ne le sont pas toujours par rapport à nous. Pour l’affirmer, nous nous appuyons sur deux raisons : la première est que notre manière de les entendre est défectueuse, la seconde que les motifs sur lesquels elles se fondent sont variables.

D’abord, il est clair qu’elles n’ont pas toujours le sens que nous leur donnons, d’où vient que l’événement ne les vérifie pas toujours. La raison en est l’immensité et la profondeur divines. Dans ses prophéties, dans ses paroles, dans ses révélations, Dieu a des vues et des desseins fort différents du sens que nous sommes capables de leur donner, d’où il suit qu’elles sont d’autant plus véritables et plus certaines en elles-mêmes, qu’elles nous semblent moins l’être. C’est ce que nous voyons à chaque page de l’Écriture sacrée. Nous y constatons que dans les temps anciens, beaucoup de prophéties et de paroles divines se réalisaient tout autrement que ne s’y attendaient ceux qui les avaient reçues, parce qu’ils les entendaient à la lettre et suivant leurs vues personnelles. Nous allons le démontrer par quelques passages des saints Livres.

Dans la Genèse, Dieu dit à Abraham après l’avoir intro­duit dans la terre de Chanaan : Tibi dabo terram hanc 1. C’est-à-dire : Je te donnerai cette terre. Dieu avait souvent renouvelé cette promesse. Abraham était fort avancé en

1 Gen., xv, 7.

âge, et cette terre ne lui était point donnée. Un jour que le Seigneur lui faisait encore la même promesse, Abraham lui demanda : Unde scire possum quod possessurus sim eam 1 ? C’est-à-dire : Comment pourrai-je savoir, Seigneur, que vous m’en mettrez en possession ? Dieu lui fit alors connaître que ce ne serait point lui, mais ses descendants qui s’en verraient en possession, et cela, après une durée de quatre cents ans.

Abraham comprit alors le sens de la promesse qui, en elle-même, était très véritable, puisque, donnant cette terre à sa postérité pour l’amour de lui, Dieu la lui donnait réellement. Abraham s’était donc trompé sur le sens de la promesse, et s’il avait réglé sa conduite sur le sens qu’il attribuait à la prophétie, il aurait pu errer gravement puisqu’elle ne regardait point le temps actuel. Ceux qui, après l’avoir entendu rapporter cette promesse de Dieu, l’auraient vu mourir sans avoir été mis en possession de ce pays, auraient été déçus et auraient cru la révélation fausse.

Dans la suite Dieu apparut à Jacob, petit-fils d’Abraham, à l’époque où Joseph, son fils, l’appela en Égypte à cause de la famine qui régnait en Chanaan et lorsqu’il était en route pour s’y rendre. Il lui dit : Jacob, Jacob, descende in Egyptum, quia in gentem magnam faciam te ibi. Ego descendam tecum illuc... Et inde adducam te revertentem 2. Ce qui signifie : Jacob, ne crains pas, descends en Égypte, car j’y descendrai avec toi, et lorsque tu en sortiras, je serai ton guide pour t ; en faire revenir. L’événement ne justifia point cette parole au sens littéral, puisque, nous le savons, le saint vieillard Jacob mourut en Égypte et n’en sortit point vivant. La prophétie devait s’accomplir en ses descendants, que Dieu tira d’Égypte de longues

1 Gen., xv, 8. 2 Id., XLVI, 3-4.

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années plus tard, leur servant lui-même de guide dans le chemin. Quiconque aurait été instruit de cette promesse de Dieu à Jacob eût, sans aucun doute, regardé comme certain que Jacob, entré en Égypte vivant et en personne par l’ordre et la protection de Dieu, en sortirait de même vivant et en personne, puisque Dieu lui avait, dans les mêmes termes, promis sa protection pour entrer en Égypte et pour en sortir. Cependant il se serait trompé et eût conçu de l’étonnement de le voir mourir en Égypte, dans la pensée que la prophétie n’avait pas eu son accomplissement. Ainsi, la parole de Dieu étant en elle-même très véritable, on pouvait se tromper beaucoup dans son interprétation.

Nous lisons dans les Juges que toutes les tribus d’Israël s’étant réunies pour combattre celle de Benjamin, en vue de châtier un délit commis au sein de cette tribu, Dieu désigna lui-même le capitaine qui devait conduire cette guerre. Les israélites se crurent assurés de la victoire. Se voyant ensuite vaincus avec une perte de vingt-deux mille des leurs, ils en furent consternés et pleurèrent tout le jour en la présence du Seigneur, se demandant quelle pouvait être la cause de cette défaite, alors qu’ils croyaient avoir reçu l’annonce de la victoire. Ils demandèrent à Dieu s’ils devaient ou non retourner au combat, et il leur fut répondu de l’engager de nouveau.

Cette fois, regardant la victoire comme certaine, ils entrèrent en lice avec un grand courage, mais ils furent de nouveau vaincus et perdirent dix-huit mille hommes. Voyant qu’entrant au combat sur l’ordre de Dieu, ils étaient constamment vaincus, leur consternation était telle, qu’ils ne savaient plus que faire, car d’autre part ils surpassaient leurs adversaires en nombre, ceux de Benjamin n’étant que vingt-cinq mille et eux quatre cent mille.

C’est ainsi qu’ils se trompaient dans l’interprétation de la parole divine. Dieu ne leur avait pas dit qu’ils seraient vainqueurs, mais seulement d’engager le combat. Par ces défaites il voulait les châtier d’une faute et d’une présomption dont ils s’étaient rendus coupables, et par là les humilier. Lorsqu’enfin il leur dit qu’ils seraient vainqueurs, ils le furent et triomphèrent au moyen de beaucoup de ruse et d’efforts.

C’est de cette manière et de beaucoup d’autres que les âmes tombent dans l’erreur au sujet des révélations et des locutions divines, qu’elles interprètent à la lettre. Comme nous l’avons dit déjà, le but principal de Dieu, en accordant ces effets surnaturels, est de communiquer l’esprit qu’il y a renfermé et qui est difficile à démêler. Or cet esprit est plus abondant que la lettre et il en dépasse de beaucoup les limites. Celui-là donc qui s’attache à la lettre de la locution ou à la forme et à l’apparence de la vision, ne pourra manquer de commettre de graves erreurs ; il encourt la honte et la confusion de s’être guidé d’après le sens naturel, sans avoir donné lieu à l’esprit dans le dénuement du sens.

Saint Paul nous le dit : Littera occidit, spiritus autem vivificat 1. Le lettre tue et l’esprit vivifie. Il faut donc renoncer à la lettre du sens et se tenir dans l’obscurité de la foi, qui est l’esprit, incompréhensible au sens. C’est parce qu’ils y manquaient que beaucoup des enfants d’Israël, prenant entièrement à la lettre les paroles et les annonces des prophètes, ne voyaient point de leurs oracles l’issue qu’ils en attendaient. Ils en venaient ensuite à en faire peu de cas et à n’y pas ajouter une foi entière. Il s’établit même parmi eux un proverbe qui tournait en dérision les prophéties. Isaïe s’en plaint en ces termes : Quem docebit scientiam? Et quem intelligere faciet auditum ? Ablactatos a lacte,

1 II Cor., iii, 6.

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avulsos ab uberibus. Quia manda, remanda, manda, remanda, expecta, reexpecta, expecta, reexpecta ; modicum ibi, modicum ibi. In loquela enim labii et lingua altera loquetur ad populum istum 1. C’est-à-dire : À qui Dieu enseignera-t-il la science ? À qui donnera-t-il l’intelligence de la prophétie et de la divine parole ? À ceux-là seulement qui sont sevrés de lait, qui sont tenus éloignés des mamelles. Tous disent en effet au sujet des prophéties : Ordonnez, ordonnez encore ; attendez, attendez encore ; un peu de ce côté et un peu de cet autre. Or, Dieu parlera à ce peuple la parole des lèvres et une langue différente de la leur.

Isaïe donne clairement à entendre que le peuple se moquait des prophéties et disait par raillerie : Attendez, attendez encore, signifiant que les prophéties ne s’accomplissaient jamais. Cela venait de ce qu’il s’attachait à la lettre, qui est le lait des enfants, et à son sens, qui est comme la mamelle et un obstacle à la largeur du sens spirituel.

De là vient que le prophète demande : À qui Dieu enseignera-t-il la science des prophéties ? à qui donnera-t-il l’intelligence de sa doctrine ? sinon à ceux qui sont sevrés du lait de la lettre et des mamelles du sens ? Beaucoup ne les entendent que selon le lait et l’écorce de la lettre, selon les mamelles de leur sens, puisqu’ils disent : Promettez, promettez encore ; attendez, attendez encore. Aussi Dieu leur parlera selon la doctrine de sa bouche et non selon la leur, il s’adressera à eux dans une langue étrangère.

Il ne faut donc pas dans la révélation avoir égard à notre sens et à notre langue, car la langue de Dieu, nous le savons, diffère de la nôtre selon l’esprit, et son esprit est bien éloigné de notre manière d’entendre. Il est même si difficile à entendre, que Jérémie, tout prophète de Dieu qu’il était, voyant à quel point le sens des paroles divines différait

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du sens ordinairement reçu parmi les hommes, en était comme troublé, et prenant, ce semble, le parti du peuple, disait : Heu, heu, heu, Domine Deus ! Ergone decepisti populum istum et Jerusalem, dicens : Pax erit vobis, et ecce pervenit gladius asque ad animam l ? C’est-à-dire : Hélas ! hélas ! hélas ! Seigneur Dieu, n’avez-vous pas trompé ce peuple et la ville de Jérusalem, en leur disant : Vous aurez la paix ? Car voici le glaive qui pénètre jusqu’à leur âme.

C’est que la paix que Dieu leur promettait était celle qui devait exister entre Dieu et l’humanité par le moyen du Messie à venir, et les israélites l’entendaient de la paix temporelle. Aussi, se voyant assaillis par les guerres et les maux de tout genre, et l’événement contredisant leur attente, il leur semblait que Dieu les induisait en erreur. En conséquence, d’après le même Jérémie, le peuple faisait retentir cette plainte : Expectavimus pacem et non erat bonum 2. C’est-à-dire : Nous avons attendu la paix et ce bien n’arrive pas.

Comment n’auraient-ils pas erré, alors qu’ils se guidaient purement d’après le sens littéral ? Et qui n’aurait été confondu dans son attente en s’attachant, par exemple, à la lettre de cette prophétie de David concernant le Christ, qui remplit tout le Psaume Lxxl, et spécialement ce verset : Et dominabitur a mari usque ad mare, et a Ilumine usque ad terminos or bis terrarum 3 ? C’est-à-dire : Il dominera d’une mer à l’autre et depuis le fleuve jusqu’aux extrémités de la terre. Et cet autre, au même endroit : Liberabit pauperem a potente, et pauperem cui non erat adjutor 4. Ce qui signifie : Il délivrera le pauvre de l’oppression du puissant, le pauvre destitué de tout secours ? Alors qu’on vit le Christ naître dans la bassesse, vivre dans la pauvreté et mourir dans la misère, non seulement ne point se rendre

1 Is., xxviii, 9-11.

1 Jerem., iv, 10 2 Id., viii, 15. 3 Ps. Lxxi, 8 4 Ibid., 12.

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maître de la terre durant sa vie, mais s’assujettir à des gens de rien, jusqu’à se laisser mettre à mort par l’ordre de Ponce Pilate, non seulement ne pas délivrer ses disciples pauvres des mains des puissances temporelles, mais les laisser persécuter et conduire à la mort pour son nom !

Ces prophéties devaient s’entendre spirituellement du Christ, et, suivant ce sens, elles étaient très véritables. En effet, le Christ était seigneur non seulement de la terre, mais du ciel, puisqu’il était Dieu, et quant aux pauvres qui écouteraient sa voix, non seulement il devait les racheter et les délivrer du pouvoir du démon, ce puissant contre lequel ils étaient dépourvus de secours, mais il devait les faire héritiers du royaume des cieux.

Ainsi Dieu parlait du Christ et de ses disciples selon le sens principal, il parlait d’un royaume éternel, d’une liberté éternelle, et les Juifs entendaient sa parole à leur manière, selon le sens secondaire et les biens dont Dieu fait peu de cas : la domination temporelle, la liberté temporelle, qui, aux yeux de Dieu, ne mérite le nom ni de royaume ni de liberté.

C’est ainsi que les Juifs, aveuglés par la bassesse de la lettre et n’entendant ni la vérité ni se sens spirituel de la divine parole, ont ôté la vie à leur Seigneur et à leur Dieu. Saint Paul l’exprimait par ces paroles : Qui enim habitabant Jerusalem et principes ejus hunc ignorantes et voces prophetarm quce per omne sabbatum leguntur, judicantes impleverunt 1. Ce qui signifie : Les habitants de Jérusalem et ses princes, ignorant qui il était et ne comprenant point les oracles des prophètes, qui se lisent tous les jours de sabbat, les accomplirent en le condamnant.

Cette difficulté de bien entendre les paroles divines allait si loin, que les disciples de Jésus-Christ eux-mêmes,

1 Act., xiii, 27.

après avoir conversé avec lui, s’y trompaient encore. Tels ces deux disciples, qui, après sa mort, se rendaient au bourg d’Emmaüs et se disaient tristes et découragés : Nos autem sperabamus quod ipse esset redempturus Israel 1. Nous espérions que ce serait lui qui opérerait la rédemption d’Israël. Par rédemption, ils entendaient la domination temporelle. Aussi le Christ Notre-Seigneur, leur apparaissant, les traita d’insensés, de grossiers de cœur, lents à croire les oracles des prophètes. Au moment où il remonta au ciel, quelques-uns se trouvaient encore dans cette grossièreté, puisqu’ils lui demandaient : Est-ce maintenant que vous rétablirez le royaume d’Israël 2 ?

L’Esprit-Saint, de plus, inspire quelquefois des paroles auxquelles il attache un autre sens que les hommes, comme le montrent celles qu’il fit prononcer à Caïphe touchant le Christ : il convient qu’un homme meure pour que toute la nation ne périsse pas 3. Ce qu’il ne dit point de lui-même, mais en le disant il suivait un sens, et l’Esprit-Saint en suivait un autre.

D’où il résulte que les paroles et les révélations ont beau être de Dieu, nous ne devons pas nous y appuyer avec assurance, parce que nous pouvons très facilement nous tromper beaucoup dans le sens que nous leur donnons. En effet, toutes les paroles divines sont un abîme de profondeur spirituelle. Vouloir les limiter à ce que nous en comprenons, à ce que notre sens humain peut en saisir, c’est vouloir palper de l’air et un atome que la main y rencontre : l’air s’échappe et rien ne nous demeure.

Il faut donc que le maître spirituel empêche son disciple de rabaisser son esprit à l’estime des connaissances surnaturelles, quelles qu’elles soient, ce ne sont que des atomes.76

1 I Luc., xxiv, 21.

2 Domine, si in tempore hoc restitues regnum Israël ? (Act., I, 6.)

3 Expedit unum hominem mori pro populo. ( Joan., xviii, 14.)

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En les possédant, il ne possède que des biens très minimes et dénués de toute valeur spirituelle. Le maître devra donc le séparer de toutes les visions et de toutes les locutions ; il lui imposera de se tenir dans la liberté et les ténèbres de la foi, car c’est là que Dieu verse la liberté de l’esprit et l’abondance de sa grâce, et par conséquent l’intelligence vraie des paroles divines.

Il est impossible que l’homme, s’il n’est spirituel, puisse entendre les choses de Dieu et même en juger raisonnablement. Or il n’est point spirituel lorsqu’il en juge selon le sens. Si donc elles se présentent à lui revêtues du sens humain, il ne les comprend pas. Saint Paul nous le dit très bien : Animalis autem homo non percipit ea quae sunt Spiritus Dei : stultitia enim est illi, et non potest intelligere, quia spiritualiter examinatur. Spiritualis autem judicat omnia 1

Ce qui signifie : L’homme animal ne perçoit point ce qui est de l’Esprit de Dieu ; ces choses sont pour lui folie et il ne peut les comprendre, parce qu’elles ne le sont que des hommes spirituels ; l’homme spirituel juge de tout. Par l’homme animal, on entend ici celui qui n’use que de ses sens ; par l’homme spirituel, celui qui ne se guide point par les sens. D’où il suit que c’est témérité d’oser traiter avec Dieu par voie de connaissance surnaturelle au moyen des sens.

Pour mieux nous en convaincre, donnons quelques exemples. Voici un saint personnage, très affligé des persécutions que lui suscitent ses ennemis : Dieu lui dit : Je te délivrerai de tous tes ennemis. Cette prédiction peut être très véritable, et cependant les ennemis de ce saint personnage prévalent contre lui, et il meurt entre leurs mains. S’il a entendu la parole divine dans un sens temporel, il se trouvera trompé, car Dieu a pu parler de la vraie liberté,

1 I Cor., ii, 14, 15.

de la victoire vraiment importante qui est le salut, celle qui met l’âme en liberté, qui la rend victorieuse de tous ses ennemis beaucoup plus véritablement et plus hautement que ne l’eût fait une délivrance d’ici-bas. Cette prédiction était donc plus vraie et plus magnifique, que ce personnage ne l’eût pensé en l’entendant de cette vie mortelle. Dieu, lorsqu’il parle, a en vue le sens principal et ce qui est le plus avantageux à l’homme ; mais celui-ci peut entendre ses paroles à sa manière et selon ses vues très secondaires, et ainsi se trouver déçu.

La même chose se produit par rapport à cette prophétie de David qui regarde le Christ au Psaume II : Reges eos in virga ferrea, et tanquam vos figuli confringes eos 1. C’est-à-dire : Vous les gouvernerez avec une verge de fer et vous les briserez comme le vase du potier. Dieu parle ici de la domination parfaite, qui est la domination éternelle, et suivant ce sens la prophétie s’est accomplie. Il ne parle pas de la domination temporelle, fort secondaire, qui n’a pas été réalisée en Jésus-Christ Notre-Seigneur au cours de sa vie mortelle.

Prenons un autre exemple. Voici une âme qui a d’ardents désirs du martyre. Dieu pourra lui dire : « Tu seras martyre », et répandre en même temps en elle une vive consolation, une grande confiance qu’elle le sera. Et finalement, elle ne le sera point. La promesse cependant aura été véritable. Pourquoi ne s’est-elle pas réalisée en ce sens ? Parce qu’elle se réalisera selon ce qu’elle renferme de principal et d’essentiel. Dieu donnera essentiellement à cette âme l’amour et la récompense des martyrs. Il la fera martyre d’amour, il lui donnera un long martyre de souffrances, dont la prolongation sera plus douloureuse que la mort. C’est ainsi qu’il donnera réellement à cette âme ce qu’elle

1 Ps. ii, 9.

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demandait et ce qu’il lui a promis. Le désir de l’âme, en effet, n’était pas de mourir de tel genre de mort, mais de donner à Dieu le témoignage du martyre, d’exercer envers lui l’amour comme l’exercèrent les martyrs. Et par le fait, sans cet amour un tel genre de mort est sans valeur. Or, cet amour, cet exercice de l’amour et cette récompense de l’amour, Dieu peut les accorder très parfaitement par une voie autre que le martyre, de façon que, sans avoir la mort des martyrs, l’âme ait la pleine satisfaction de ses désirs.

De tels désirs et autres semblables, lorsqu’ils naissent d’un ardent amour, ont beau ne pas se réaliser de la manière qu’on le rêvait, ils ont leur accomplissement d’une autre façon, bien plus excellente et plus glorieuse à Dieu que l’âme n’aurait su le demander. De là vient que David disait : Desiderium pauperum exaudivit Dominus 1. En d’autres termes : Le Seigneur a réalisé le désir des pauvres. Et au livre des Proverbes la divine Sagesse nous dit : Desiderium suum justis dabitur 2. Les justes recevront l’effet de leurs désirs.

Il est donc manifeste que bien des Saints ont désiré par amour pour Dieu des choses qui ne leur ont pas été accordées en cette vie. Et cependant il est de foi que tous leurs désirs justes et saints ont été parfaitement accomplis en l’autre. Mais il reste également vrai que Dieu leur ayant dit en cette vie : Votre désir s’accom­plira, ce désir n’a pas été réalisé de la manière qu’ils se l’étaient figuré.

C’est ainsi et de bien d’autres manières que les paroles et les visions divines peuvent être véritables et certaines, et que cependant nous nous trompions dans leur interpré­tation, parce que nous ne savons pas leur donner le sens principal, le sens élevé que Dieu a eu en vue en nous les accordant. Le meilleur et le plus sûr est donc de porter les âmes à fuir prudemment ces effets surnaturels et de les accoutumer à la pureté de l’esprit dans la foi obscure, moyen véritable de l’union, ainsi qu’il a été dit.

CHAPITRE XX ; ON PROUVE, PAR DES PASSAGES DE LA SAINTE ÉCRITURE, QUE LES PAROLES DIVINES, QUOIQUE TOUJOURS TRÈS VÉRITABLES, NE SONT PAS TOUJOURS CERTAINES, À CAUSE DES MOTIFS QUI LES ONT DICTÉES.

Nous avons maintenant à prouver que les visions et les paroles divines, toujours vraies en elles-mêmes ne sont pas toujours certaines par rapport à nous. Cela tient aux motifs sur lesquels ces visions et ces paroles s’appuient. Souvent, en effet, Dieu prononce des paroles motivées par les créatures et les actes posés par elles. Or ces actes sont variables et peuvent être rétractés. Conséquemment les paroles divines peuvent l’être de même, puisque, lorsqu’une chose dépend d’une autre, la première faisant défaut, la seconde manque également.

Dieu dira par exemple : Dans une année d’ici j’enverrai la peste à tel royaume. Le motif sur lequel se fonde cette menace est un certain péché, qui offense Dieu en ce royaume. Si l’offense cesse ou diminue, le châtiment pourra manquer. Et cependant la menace était véritable, parce qu’elle était fondée sur l’offense actuelle, et si l’offense avait continué, la menace se serait exécutée. Ces menaces et ces révélations sont comminatoires et conditionnelles.

Nous voyons le fait se produire à l’occasion de la ville de Ninive. Dieu ordonna au prophète Jonas de lui porter cette menace de sa part : Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertitur 1. C’est-à-dire : Dans quarante jours Ninive sera détruite. L’annonce pourtant ne se réalisera point, parce que les habitants mirent un terme à leurs péchés,

1 Jon., IV, 4.

cause de cette menace, et en firent sans délai pénitence. S’ils y avaient manqué, la prédiction se serait accomplie.

Nous lisons de même au IIIe Livre des Rois que le roi Achab ayant commis une faute très grave, Dieu lui fit annoncer par notre Père Élie un sévère châtiment qui allait tomber sur sa personne, sur sa maison et sur son royaume 1. Achab déchira ses vêtements de douleur, il se revêtit d’un cilice, il dormit sur un sac, il marqua dans son attitude la tristesse et l’humiliation. En conséquence Dieu lui fit dire par Je même prophète : Quia igitur humilutus est mei causa, non inducam malum in diebus ejus, sed in diebus fui sui 2. En d’autres termes : Parce qu’Achab s’est humilié à cause de moi, je n’enverrai point durant sa vie les maux que je lui ai annoncés, mais pendant les jours de son fils. Par où nous voyons qu’Achab ayant changé de disposition, Dieu, de son côté, modifia sa sentence.

Nous pouvons inférer de ceci, pour le sujet qui nous occupe, que lorsque Dieu a révélé et annoncé quelque chose à une âme, soit en bien, soit en mal, à son sujet ou au sujet d’autres personnes, l’annonce peut se réaliser, ou la chose annoncée peut croître, diminuer, ou encore être totalement retirée, suivant le changement de disposition de cette âme ou le changement du motif sur lequel Dieu se fondait. Dans ce cas, l’annonce ne se réalisera pas de la manière attendue et souvent le motif n’en sera connu que de Dieu.

Il arrive en effet fort souvent que Dieu parle, annonce, promet, non en vu que ses paroles soient pour le moment comprises et réalisées, mais pour qu’on les comprenne après coup, lorsqu’il sera convenable d’avoir lumière à ce sujet, ou bien quand le moment sera venu d’en recueillir les effets.

C’est ce que le Christ a fait à l’égard de ses disciples.

1 III Reg., xvi, 27. 2 Id., xxi, 29.

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Il leur exposa des paraboles et des vérités dont ils n’eurent l’intelligence que lorsque le temps de les prêcher fut venu, c’est-à-dire après qu’ils eurent reçu le Saint-Esprit ; car Jésus les avait avertis que ce divin Esprit leur expliquerait toutes les vérités qu’ils avaient entendues de sa bouche durant le cours de sa vie. Saint Jean, parlant de l’entrée du Christ à Jérusalem, nous dit : Haec non cognoverunt discipuli ejus primum, sed quando glorificatus est Jesus, tunc recordati sunt quia haec erant scripta de eo l.

Il peut de même se passer dans une âme des effets surnaturels qu’elle-même et ses directeurs ne comprendront qu’au temps de leur accomplissement.

Nous lisons au ler Livre des Rois que Dieu, irrité contre Héli, prêtre d’Israël, à cause des péchés de ses fils qu’il ne châtiait pas, lui fit dire par Samuel, entre autres paroles, celle-ci : Loquens locutus sum, ut domus tua, et domus patris fui, ministraret in conspectu meo, usque in sempiternurn. Nunc autem dicit Dominus : Absit hoc a me 2. C’est-à-dire J’ai affirmé que ta maison et la maison de ton père serviraient, éternellement revêtues du sacerdoce, en ma présence. Mais maintenant, dit le Seigneur, il n’en sera pas ainsi. Le but du sacerdoce était de rendre à Dieu honneur et gloire, et à cause de cela Dieu avait promis pour toujours le sacerdoce à Héli et à son père, s’ils ne manquaient pas à ce devoir. Mais le zèle de l’honneur de Dieu manquant à Héli, puisque, selon la plainte de Dieu même, Héli honorait plus ses fils que Dieu, et qu’il dissimulait leurs péchés pour ne pas les humilier, la promesse divine fit également défaut. Elle aurait toujours eu son accomplissement, si chez Héli le zèle du service de Dieu avait duré toujours.

Il ne faut donc nullement s’imaginer que parce que les paroles et les révélations sont vraiment de Dieu elles doivent

1 Joan., xn, 16. 2 I Reg., ii,30.

s’accomplir infailliblement et à la lettre, surtout si elles sont liées à des événements humains sujets au changement, à la variation et à l’altération. Lorsqu’elles sont ainsi dépendantes de causes humaines, Dieu le sait, mais il ne le manifeste pas toujours : quelquefois il prononce la parole, formule la révélation, mais il tait la condition qu’il y a mise. C’est ce qui arriva pour les Ninivites. Dieu leur fit dire positivement que, dans quinze jours, leur ville serait détruite. D’autres fois il fait connaître la condition posée. C’est ce qu’il fit pour Roboam : Si tu gardes mes commandements comme mon serviteur David, je serai avec toi comme j’ai été avec lui, et je t’édifierai une maison comme j’en ai édifié une à mon serviteur David 1.

Mais soit que Dieu déclare la condition posée, soit qu’il ne la déclare pas, il ne faut pas se fier à l’interprétation que nous croyons pouvoir donner à sa parole, parce que les vérités cachées et la multitude de sens que renferment ses oracles sont au-dessus de notre intelligence. Il habite au plus haut des cieux et il parle selon les voies de l’éternité, et nous, pauvres aveugles que nous sommes, nous vivons sur la terre et nous n’entendons que les voies de la chair et du temps. C’est dans ce sens, j’imagine, que le Sage disait : Dieu est dans les cieux et tu es sur la terre sois donc réservé à parler et ne le fais qu’en peu de paroles 2.

Vous me direz peut-être : Pourquoi Dieu communique-t-il ses secrets, si nous sommes incapables de les comprendre et s’il ne convient pas que nous nous mêlions de les interpréter ? J’ai déjà dit que chaque chose s’entendra en son temps, suivant l’ordonnance de Celui qui a trouvé bon de l’annoncer. Celui-là en aura l’intelligence à qui

1 Si igitur audieris omnia quce prœcepero tibi…, custodiens mandata mea et praecepta mea sicut fecit David servus meus, ero tecum et oedificabo titi dormant fidelem, quomodo oedificavi David domum. (Ill Reg., NI. 38.)

2 Deus enim in coelo, et tu super terram : idcirco sint pauci sermones fui. (Ecel., V, 1.)

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Dieu voudra bien la donner, et l’on verra qu’il convenait que tout se passât ainsi, parce que Dieu ne fait rien sans motif et que tout ce qui procède de lui est véritable.

Qu’on se le persuade bien, il est inutile de chercher à pénétrer le sens des oracles divins, et l’on ne peut s’arrêter à un sens de préférence à un autre sans s’exposer à beaucoup d’erreurs et de déceptions. Les prophètes le savaient bien, eux qui avaient la dispensation des oracles divins. La prophétie leur occasionnait de grandes persécutions de la part du peuple, parce que, nous l’avons dit, fort souvent on n’en voyait pas l’accomplissement littéral, ce qui attirait aux prophètes des railleries et des opprobres. C’est au point que Jérémie s’écriait : On me tourne en dérision tout le jour ; tous me raillent et me méprisent, parce qu’il y a longtemps que j’élève la voix contre l’iniquité et que j’annonce la ruine à ceux qui la commettent. La parole du Seigneur est devenue pour moi un sujet d’opprobre et de raillerie tout le jour. Aussi j’ai dit : Je ne me souviendrai plus de la parole du Seigneur et je ne parlerai plus en son nom 1.

Le saint prophète s’exprimait ainsi sans perdre la résignation, mais comme un homme qui n’a plus la force de soutenir les voies et les retours de Dieu. Néanmoins, ses paroles nous font comprendre toute la distance qu’il y avait des oracles divins à leur accomplissement littéral, puisque les divins prophètes étaient regardés comme des imposteurs. Les peines que la prophétie occasionnait à ces saints personnages allaient si loin, que le même Jérémie dit en un autre endroit : Formido et laqueus jacta est nobis vaticinatio et contritio 2. C’est-à-dire : La prophétie est

Factus sum in derisum iota die, omnes subsannantme. Quia jam olim loquor, vociferans iniquitatem, et vastitatem clamito : et factus est mihi sermo Domini in opprobrium et in derisum tota die. Et dixi : Non recordabor ejus, neque loquar ultra in nomine illius. ( Jerem., xx, 7,9.)

2 Thren., III, 47

devenue pour nous une terreur, un piège et une douleur mortelle.

Jonas prit la fuite quand Dieu voulut l’envoyer annoncer la destruction de Ninive. C’est qu’il savait la variabilité des paroles divines au regard des interprétations humaines et dépendamment des causes qui les motivaient. Aussi, craignant de devenir un objet de raillerie pour ceux qui verraient sa prophétie demeurer sans accomplissement, il fuyait afin de ne point prophétiser. Il attendit ensuite hors de la ville la fin des quarante jours marqués, pour voir si sa prophétie s’accomplirait. Voyant qu’il n’en était rien, il s’en affligea outre mesure au point de dire à Dieu : Obsecro, Domine, numquid non hoc est verbum meum, cum adhuc essem in terra mea ? Propter hoc proeoccupavi ut fugerem in Tharsis 1. Ce qui signifie : Pardonnez-moi, Seigneur. Ne l’avais-je pas dit lorsque j’étais encore dans mon pays ? C’est pour cela que je me suis soustrait et ai fui à Tharsis. Le saint prophète en fut hors de lui et pria Dieu de lui ôter la vie.

Y a-t-il lieu, après cela, de nous étonner que certaines paroles que Dieu adresse aux âmes n’aient pas l’issue qu’elles s’en promettaient ? Supposons que Dieu fasse une promesse à telle âme, ou bien lui annonce un bien ou un mal qui doit arriver soit à elle-même, soit à d’autres. L’accomplissement de cette prédiction peut dépendre d’un service que cette âme ou une autre doit rendre à Dieu ; ou bien encore elle dépendra d’une faute commise, en sorte que si l’on persévère dans la bonne œuvre ou dans la faute, l’annonce s’accomplira. Il est donc incertain qu’elle ait son accomplissement, puisque la persévérance dans le bien ou dans le mal est douteuse. Concluons qu’il ne faut pas s’attacher à son intelligence, mais seulement à la foi.

CHAPITRE XX I. BIEN QUE DIEU RÉPONDE QUELQUEFOIS AUX QUESTIONS QUI LUI SONT FAITES, CELA NE VEUT PAS DIRE QU’IL SE PLAISE A NOUS VOIR LES LUI ADRESSER. TOUT EN CONDESCENDANT A RÉPONDRE, IL EN MARQUE SOUVENT DE L’IRRITATION.

Il y a, nous l’avons dit, des spirituels qui approuvent la curiosité dont usent quelques personnes en cherchant à connaître certaines choses par voie surnaturelle. Ces personnes s’imaginent que Dieu répondant quelquefois à leurs interrogations, c’est une marque que cette manière de faire est bonne et qu’elle plaît à Dieu. La vérité est que bien que Dieu réponde, le procédé est répréhensible et ne lui plaît pas. Il lui déplaît même, et encore ce n’est pas assez dire : souvent Dieu s’en irrite et s’en tient offensé.

En voici la raison. Il n’est licite à aucune créature de sortir des bornes naturelles que Dieu lui a tracées pour se conduire. À l’homme il a donné des limites naturelles et raisonnables pour la conduite de sa vie. Il ne lui est donc pas licite de chercher à les franchir. Or, s’efforcer de savoir et de connaître par voie surnaturelle, c’est sortir des limites naturelles. C’est donc chose illicite, et par conséquent cela déplaît à Dieu, car tout ce qui est illicite l’offense. Le roi Achab le savait bien, car lorsqu’il lui fut dit de la part de Dieu, par Isaïe, de demander un signe, il refusa de le faire et répondit : Non petam et non tentabo Dominum 1. C’est-à-dire : Je ne demanderai point et je ne tenterai pas le Seigneur. Tenter Dieu, c’est vouloir traiter avec lui par des voies extraordinaires, comme sont les surnaturelles.

Vous me direz : S’il est vrai que les interrogations déplaisent à Dieu, pourquoi y répond-il quelquefois ? Je dis que c’est parfois le démon qui répond. Et lorsque c’est Dieu, il le fait à cause de la faiblesse de l’âme qui veut marcher par cette voie, et afin qu’elle ne se désole pas et ne retourne point en arrière, ou bien pour qu’elle ne pense pas que Dieu est irrité contre elle et n’entre pas démesurément en tentation ; ou bien pour d’autres motifs encore, fondés sur la faiblesse de cette âme. Dieu voit qu’il est convenable de lui répondre et de condescendre à cette faiblesse. Il en agit de même à l’égard de beaucoup d’autres âmes, tendres et faibles, en leur donnant des goûts et des douceurs sensibles dans leur commerce avec lui, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Cela ne veut pas dire qu’il se plaît à ce qu’on l’interroge ainsi ; mais, répétons-le, il traite chacun selon son mode à lui. Dieu est semblable à la fontaine, où chacun puise à la mesure du vase qu’il apporte. Il laisse parfois les âmes puiser en lui par ces canaux extraordinaires, mais il ne s’ensuit pas qu’il soit licite de puiser par cette voie. C’est à Dieu d’accorder les dons de cette nature quand il le veut, comme il le veut, pour les desseins qu’il veut, mais l’âme ne doit pas y prétendre.

Ainsi donc, Dieu condescend parfois au désir de certaines âmes bonnes et simples, dont il accueille la demande pour ne pas les contrister, sans toutefois que leur procédé lui plaise. Ceci se comprendra mieux par une comparaison. Un père de famille a sur sa table un grand nombre de mets différents, les uns meilleurs que les autres. Un jeune enfant demande à goûter d’un plat qui n’est pas le meilleur, mais qui se trouve à sa portée et qui est plus à son goût que les autres. Le père voit bien que s’il donne à cet enfant du mets le meilleur, l’enfant ne l’acceptera pas, parce qu’il n’a de goût que pour cet autre. Afin donc qu’il ne reste pas chagrin et à jeun, il lui donne à regret le mets qu’il réclame.

Dieu en usa ainsi avec les enfants d’Israël lorsqu’ils lui

1 Is., vii, 12.

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demandèrent un roi. Il le leur accorda, mais à contrecœur, parce qu’il voyait bien que cela ne leur était pas avantageux Il dit donc à Samuel : Audivi vocem populi in omnibus quae loquuntur tibi ; non enim te abjecerunt, sed me, ne regnem super eos 1. Ce qui signifie : J’ai entendu la voix de ce peuple, et je leur ai accordé le roi qu’ils demandent. Mais ce n’est pas toi qu’ils ont rejeté, c’est moi-même, afin que je ne règne point sur eux.

Dieu en agit de même avec certaines âmes. Il leur concède ce qui n’est pas le meilleur pour elles, parce qu’elles ne veulent pas ou ne savent pas suivre un autre chemin. Si parfois elles obtiennent les consolations et les suavités sensibles qu’elles désirent, c’est que Dieu ne les voit pas capables de se nourrir d’un aliment plus solide et plus fort, celui de la souffrance et de la croix de son Fils, vers lequel pourtant il désirerait les voir porter leurs préférences. À vrai dire, je regarde comme bien plus funeste de chercher à apprendre quelque chose par voie surnaturelle, que de vouloir des goûts et des consolations sensibles. Je ne vois même pas comment peut s’exempter de péché, au moins véniel, une âme qui prétend à ces connaissances surnaturelles, si bonnes que soient d’ailleurs ses intentions et si avancée qu’elle puisse être dans la perfection. J’en dis autant de ceux qui conseilleraient semblable hardiesse ou y donneraient leur approbation.

D’ailleurs il ne saurait y avoir de nécessité qui motive ce procédé. L’âme a la raison naturelle, la loi et la doctrine évangélique, qui lui suffisent parfaitement pour se gouverner. Il n’est point de difficulté qui ne puisse se dénouer par ces moyens, à la satisfaction de Dieu et à l’avantage de l’âme. Nous devons même tellement nous attacher à la raison et à la doctrine évangélique, que s’il nous arrivait,

1 I Reg., viii, 7.

malgré nous ou de notre plein gré, de recevoir quelque communication surnaturelle, nous ne devrions en admettre que ce qui se trouverait parfaitement conforme à l’une et à l’autre, et en ce cas l’admettre non parce que c’est une révélation, mais parce que c’est une chose raisonnable, en laissant de côté ce qui est purement révélation. Même alors, il faudrait examiner de beaucoup plus près ce parti raisonnable, que si la révélation n’était pas intervenue. La raison en est que le démon a coutume d’annoncer beaucoup de choses futures, en apparence très véritables et très conformes à la raison, en vue de nous tromper.

D’où il ressort avec évidence que dans tous nos besoins, dans toutes nos peines, dans toutes nos difficultés, nous n’avons pas de meilleure et plus sûre ressource que la prière et une ferme confiance que Dieu nous viendra en aide par les moyens qu’il lui plaira de choisir. C’est l’Écriture sacrée qui nous en avertit. Nous y lisons que le roi Josaphat, profondément affligé, environné d’une foule d’ennemis, se mit en prière et dit à Dieu : Cum ignoremus quid agere debeamus, hoc solum habemus residui ut oculos nostros dirigamus ad te 1. Comme s’il avait dit : Étant à bout de ressources et ne sachant que faire, il ne nous reste qu’à lever les yeux vers vous, afin que vous disposiez de nous suivant votre bon plaisir.

Ce qui a été dit jusqu’ici fait déjà comprendre comment, tout en répondant aux interrogations qui lui sont faites, Dieu ne laisse pas quelquefois de s’en irriter. Il ne sera pas cependant sans utilité de le prouver par quelques passages de l’Écriture.

Au Ier Livre des Rois, il est dit que Saül demandant à entendre parler le prophète Samuel qui était mort, ce prophète se fit voir à lui. Dieu néanmoins en fut irrité,

1 II Paral., xx, 12.

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car Samuel reprit aussitôt Saül d’avoir fait pareille demande, disant : Quare inquietasti me, ut suscitarer ? 1 En d’autres termes : Pourquoi m’as-tu troublé en m’obligeant à ressusciter ?

Nous savons aussi que Dieu répondit à la demande des enfants d’Israël qui réclamaient de la chair, et cependant il se mit en colère contre eux, puisqu’il leur envoya sur-le-champ le feu du ciel en châtiment. C’est ce que nous lisons au Pentateuque, et David rappelle le fait lorsqu’il dit : Adhuc escoe eorum erant in ore ipsorum et ira Dei descendit super eos 2. Ce qui signifie : Ils avaient encore les morceaux de chair à la bouche, quand la colère de Dieu fondit sur eux.

Nous lisons aussi dans les Nombres que Dieu s’irrita contre le prophète Balaam, parce qu’il s’était rendu chez les Madianites à la demande de leur roi Balac. Et cependant Dieu lui avait dit d’y aller, comme il en avait le désir et comme il l’avait demandé au Seigneur. Il était en chemin, quand un ange lui apparut tenant à la main une épée et prêt à le percer, disant : Perversa est via tua, mihique est contraria 3. Ta voie est perverse et elle m’est contraire. Et pour ce motif, il voulait lui ôter la vie.

Ainsi Dieu condescend quelquefois dans sa colère à nos désirs déréglés. Il nous en a donné dans l’Écriture beaucoup de témoignages et beaucoup d’exemples. Mais en chose si claire, il est inutile, je crois, de les rappeler tous. Je me bornerai donc à répéter qu’il est dangereux, et plus que je ne saurais dire, de traiter avec Dieu par des voies semblables. Celui qui les affectionne ne manquera pas de commettre des erreurs graves et encourra fréquemment des déceptions étranges. Il suffira qu’il les ait pratiquées, pour m’entendre par expérience.

1 I Reg., xxviii, 2 Ps. Lxxvii, 3 Num., xxii, 20-32.

Au reste, outre la difficulté qu’on rencontre à tomber juste dans l’interprétation des paroles et des visions qui ont Dieu pour auteur, il y a un autre inconvénient. C’est que d’ordinaire beaucoup d’autres paroles et d’autres visions s’y entremêlent, qui proviennent du démon. En effet, dans ses relations avec nos âmes, notre ennemi se sert de voies tout à fait analogues à celles que Dieu tient avec nous ; il nous présente des choses qui ont une analogie frappante avec les communications divines, afin de se glisser à leur faveur jusqu’à nous, comme le loup vêtu d’une peau de brebis se glisse parmi les moutons. En un mot, la distinction est presque impossible à faire.

Comme il annonce des choses très vraisemblables, conformes à la raison et qui se réalisent exactement, les âmes peuvent s’y méprendre avec la dernière facilité, car il leur semble que des annonces concernant l’avenir qui se vérifient de la sorte ne peuvent venir que de Dieu. Elles ignorent que la lumière naturelle, lorsqu’elle est bien claire, suffit à faire connaître beaucoup de choses passées ou futures par leurs causes.

C’est ainsi que le démon discerne beaucoup d’événements à venir. Comme il possède en un haut degré la lumière naturelle, il lui est extrêmement facile de déduire de telle cause tel effet. À vrai dire, les choses tournent parfois autrement qu’il ne l’avait prévu, parce qu’il n’est point de cause qui ne soit dépendante de la volonté de Dieu. Donnons-en un exemple.

Le démon reconnaît à la situation de la terre et du soleil et aux conditions atmosphériques, que dans un espace de temps déterminé l’air s’infectera et la peste éclatera dans le monde ; il se rend compte qu’elle sera plus violente en telle région qu’en telle autre. Voilà donc la cause de la peste connue. Quoi d’étonnant si le démon annonce à une âme que dans une année et demie la peste éclatera, et si

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l’annonce se vérifie ? Ce n’en sera pas moins une prophétie du démon. Il peut par des conjectures analogues connaître à l’avance les tremblements de terre. Il se rend compte par exemple que l’air s’accumule dans les parties vides du globe. Il dira donc : d’ici à tant de temps la terre tremblera. C’est cependant le simple effet de la connaissance naturelle, qui, d’après Boëce, n’a besoin pour s’exercer que d’un esprit affranchi des passions. Tu quoque si vis lumine claro cernere verum, transite recto carpere callem, gaudia pelle, timorem spemque fugato, nec dolor adsiti. Ce qui veut dire : Si tu veux discerner le vrai dans une vive lumière, chasse la joie, la crainte, l’espérance et la douleur.

On peut de même obtenir la connaissance d’événements et d’effets surnaturels par leurs causes tirées de la Providence divine, qui, avec justice et parfaite rectitude, agit envers les enfants des hommes suivant que le demande le bien ou le mal opéré par eux. C’est ainsi qu’on peut connaître naturellement que telle ou telle personne, telle ou telle ville, telle ou telle société en est venue à un tel degré de culpabilité ou se trouve dans un besoin si extrême, que Dieu interviendra sûrement dans sa justice ou dans sa bonté, soit pour châtier, soit pour secourir, en un mot qu’il agira d’une manière quelconque, en conformité avec la cause qui appelle son intervention. Par suite, on est à même de dire qu’en tel temps Dieu donnera secours ou agira de telle façon, et l’annonce se réalise à point nommé.

La sainte veuve Judith fit entendre cette vérité à Holopherne. Pour le convaincre que la ruine des enfants d’Israël était certaine, elle commença par lui parler des péchés qu’ils avaient commis et des maux auxquels ils s’abandonnaient. Puis elle ajouta Ergo, quoniam hoec faciunt, certum

1 Ed. Migne, T. LXXV, p. 122.

est quod in perditionem dabuntur 1. C’est-à-dire : parce qu’ils se conduisent ainsi, c’est chose très assurée qu’ils seront livrés à la perdition.

Ceci n’est autre chose que connaître le châtiment dans sa cause, et cela revient à dire : Il est hors de doute que de tels péchés attireront de la part de Dieu tel châtiment. C’est porter un jugement très juste, car, suivant l’oracle de la divine Sagesse : Quia per quae peccat quis, per hoec et torquetur 2. C’est-à-dire : Chacun est châtié en quoi ou par où il pèche.

Le démon peut connaître ces choses non seulement par la connaissance naturelle, mais encore par son expérience, car il a vu Dieu en agir ainsi. Grâce à cette expérience, il peut à l’avance prédire les événements et rencontrer juste.

Le saint homme Tobie a connu dans sa cause le châtiment de la ville de Ninive et l’annonça ainsi à son fils : Fais attention, mon fils ; à l’heure où je mourrai et ta mère aussi, sors de cette ville, car elle ne subsistera pas. Video enim quia iniquitas ejus finem dabit ei 3. Je vois clairement que son iniquité amènera son châtiment, qui ne sera rien moins qu’une destruction totale. Ceci, Tobie et le démon pouvaient le conjecturer non seulement de la malice de la ville, mais d’après leur expérience, car ils voyaient commettre les mêmes péchés qui avaient attiré la destruction du monde par le déluge et celle des Sodomites par le feu. Tobie connaissait de plus le châtiment des Ninivites en vertu de l’Esprit de Dieu.

Le démon peut encore connaître que telle personne ne peut vivre naturellement plus de tant d’années et le prédire. Il en est de même d’une infinité de choses, qu’il est impossible d’énumérer. Le démon s’en sert pour composer un tissu très mêlé, très subtil et compliqué, de mensonges.

1 Judith., xi, 12.

2 Sap., xi. 9.

3 Tob., xiv, 13

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Le seul moyen d’échapper à tant de pièges est de fuir toutes les révélations, visions et locutions surnaturelles. C’est avec justice que Dieu s’irrite contre ceux qui les admettent, parce qu’à ses yeux il y a témérité à s’exposer à tant de périls, de présomptions, de curiosité. De là surtout des branches d’orgueil et de vaine gloire : de là naît le mépris des choses divines, de là des maux de tout genre, ainsi qu’il est arrivé à plusieurs.

Ces téméraires ont tellement excité la colère de Dieu, qu’il les a de plein gré laissées se tromper, s’abuser, s’obs­curcir l’esprit et quitter les voies droites de la vie, pour s’abandonner à leurs conceptions vaines et imaginaires, selon la parole d’Isaïe : Dominus miscuit in medio ejus spiritum vertiginis l. Ce qui revient à dire : Le Seigneur a mis au milieu d’eux un esprit de trouble et de confusion, un esprit qui entend au rebours de la vérité.

Ces paroles d’Isaïe vont droit à la question qui nous occupe, car il les prononce contre ceux qui cherchent à savoir l’avenir par voie surnaturelle. Le prophète dit que le Seigneur a mis au milieu d’eux un esprit qui entend les choses à rebours, non qu’il voulût leur donner et leur donnât en effet un esprit d’erreur, mais il les punit d’avoir voulu atteindre ce qui dépassait naturellement leur portée. Irrité de ce procédé, il les a laissés tomber dans la divagation, leur refusant la lumière en ce qui n’était pas de leur ressort. Ainsi, c’est dans un sens privatif qu’il est dit de Dieu qu’il leur envoya cet esprit de vertige.

Dieu lui-même opère ce châtiment privatif, qui consiste dans le retrait de sa lumière et de son secours, d’où suit infailliblement l’erreur. C’est de cette manière que Dieu permet au démon d’aveugler et de tromper certaines per­sonnes, qui ont mérité ce châtiment par leurs péchés et

1 Is., xix, 14.

leur présomption. Le démon a le pouvoir d’y réussir, et il y réussit effectivement. Ces personnes lui donnent créance et le prennent pour un bon esprit. Il y a cependant tous les motifs possibles de croire le contraire, mais on ne parvient pas à les désabuser, parce que, Dieu le permettant ainsi, leur esprit en est arrivé à entendre les choses à rebours.

C’est ce que nous lisons être arrivé aux prophètes du roi Achab. Dieu les livra en proie à un esprit de mensonge et permit au démon de les décevoir. Decipies et praevalebis ; egredere et fac ita 1. C’est-à-dire : Trompe-les et aie le dessus sur eux. Sors et fais ainsi. Le démon eut tant de pouvoir sur l’esprit de ces faux prophètes et du roi lui-même, qu’ils refusèrent de croire le prophète Michée qui leur annonçait la vérité, c’est-à-dire tout le contraire de ce que ces faux prophètes avaient prédit. Ceci arriva parce que Dieu les laissa s’aveugler, par leur attache extraordinaire à ce qu’ils avaient dans le cœur. Leur ardent désir de voir arriver ce qu’ils souhaitaient et de recevoir de Dieu une réponse dans ce sens, était une disposition adéquate à l’aveuglement où Dieu les laissa tomber à dessein.

C’est ce qu’Ézéchiel avait prophétisé au nom de Dieu. Parlant de celui qui est curieux d’apprendre par voie surna­turelle ce qui est conforme à la vanité de son esprit, il dit : Lorsqu’un tel homme s’adressera au prophète pour m’interroger par son moyen, moi, le Seigneur, je lui répondrai moi-même et j’opposerai mon visage irrité à cet homme, ainsi qu’au prophète qui se sera trompé dans la réponse qu’il aura transmise. Ego Dominus decepi prophetam ilium 2. C’est-à-dire : Moi, le Seigneur, j’ai trompé ce prophète. En d’autres termes : J’ai retiré ma protection qui aurait empêché l’erreur. C’est là le sens de cette parole : Moi le Seigneur, je lui répondrai moi-même dans ma colère. Si

1 III Reg., xxii, 22. 2 Ezech., xiv, 7,9.

Dieu retire sa grâce et sa protection d’un homme, il s’ensuivra nécessairement que cet abandon de Dieu le fera tomber dans l’erreur. Alors survient le démon, qui répondra conformément à son goût et à son appétit. Et comme cet homme prend plaisir à des réponses et à des communications qui flattent sa volonté, Dieu le laisse de plus en plus s’abuser.

Nous nous sommes écartés, ce semble, de ce que promettait le titre de ce chapitre, c’est-à-dire de prouver que Dieu, tout en répondant, ne laisse pas de se plaindre quelquefois d’avoir été interrogé. Cependant, si l’on y prend bien garde, tout ce qui a été dit prouve ce que nous avions avancé : à savoir que Dieu n’aime pas à nous voir affectionnés aux visions surnaturelles, puisqu’il permet qu’elles deviennent pour nous la source de tant d’erreurs.

CHAPITRE XXII. POURQUOI, SOUS LA LOI NOUVELLE, IL N’EST PLUS LICITE D’INTERROGER DIEU PAR VOIE SURNATURELLE, TANDIS QUE, SOUS LA LOI ANCIENNE, IL ÉTAIT PERMIS DE LE FAIRE. — PREUVE TIRÉE D’UN PASSAGE DE SAINT PAUL.

Les questions se pressent en foule sous nos pas et nous empêchent d’avancer avec la rapidité que nous voudrions77. À mesure que nous les soulevons, il nous faut nécessairement les résoudre, afin que la vérité des principes que nous posons demeure évidente et qu’elle ait toute sa force. Cette nécessité, d’ailleurs, a un avantage. Si nous nous attardons quelque peu, notre sujet y gagne en solidité et en clarté. Tel est le cas pour la question qui se présente en ce moment à nous.

Nous avons démontré, au chapitre précédent, que ce n’est pas la volonté de Dieu que les âmes recherchent par voie surnaturelle les visions et les locutions distinctes. Nous avons pu d’autre part inférer des textes de l’Écriture que nous avons cités, que sous la loi ancienne cette manière de traiter avec Dieu était cependant licite. Et non seulement Dieu la permettait, mais dans certains cas il l’ordonnait et reprenait ceux qui l’avaient omise. C’est ce que nous voyons en particulier au Livre du prophète Isaïe. Dieu y reprend les enfants d’Israël qui, sans l’avoir interrogé, s’étaient décidés à descendre en Égypte et leur dit : Et os meum non interrogastis 1. En d’autres termes : Vous ne m’avez pas demandé auparavant ce qu’il convenait de faire. Nous lisons de même au Livre de Josué que les enfants d’Israël s’étant laissé tromper par les Gabaonites, l’Esprit -

1 Is., xxx, 2.

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Saint les en reprit comme d’une faute, disant : Susceperunt igitur de cibariis eorum, et os Domini non interrogaverunt 1 Ce qui signifie : Ils ont reçu d’eux des aliments et ils n’ont pas interrogé le Seigneur.

Nous voyons dans les saints Livres que Moïse interrogeait toujours le Seigneur. Le roi David et tous les autres rois d’Israël faisaient de même dans toutes leurs guerres et tous leurs autres besoins ; les prêtres et les prophètes gardaient la même conduite. Dieu leur répondait, s’entretenait avec eux, et ne s’irritait point. C’était chose louable, et c’eût été mal fait d’y manquer. Ceci étant, pourquoi donc aujourd’hui, sous la loi nouvelle, la loi de grâce, cela n’est-il plus permis ?

Voici ma réponse. La raison principale pour laquelle sous l’ancienne loi les interrogations adressées à Dieu étaient licites, comme aussi le désir des prophètes et des prêtres d’avoir des visions et des révélations divines, c’est qu’alors la foi n’était pas encore fondée ni la loi évangélique promulguée. Il était donc nécessaire d’interroger Dieu et qu’il répondît, soit par des locutions, soit par des visions et des révélations, soit par des figures et des comparaisons, ou par d’autres voies encore. Toutes ces réponses de Dieu, ces paroles, ces œuvres extraordinaires, ces révélations, ce n’était pas autre chose que les mystères de notre foi ou les vérités qui y avaient rapport et qui y conduisaient. Les vérités de la foi ne viennent pas de l’homme, mais de la bouche de Dieu qui les a révélées. Il était donc nécessaire en ce temps d’interroger la bouche de Dieu. Aussi Dieu lui-même reprenait ceux qui ne s’adressaient pas à lui pour en obtenir, dans leurs besoins, une réponse qui les acheminât, eux et leurs intérêts, vers la foi qu’ils n’avaient pas encore, puisqu’elle n’était pas encore fondée. Mais à

1 Jos., lx, 14.

présent que la foi est fondée en Jésus-Christ, que la loi évangélique a été promulguée, que nous sommes dans l’ère de grâce, il n’y a plus lieu d’interroger Dieu de cette manière, il n’y a plus de raison qu’il parle et qu’il réponde comme il le faisait autrefois.

En nous donnant son Fils comme il l’a fait, son Fils qui est son unique Parole — car il n’en a pas d’autre, — Dieu nous a tout dit en une fois par cette seule parole, et il n’a plus rien à dire. C’est le sens du passage par lequel saint Paul cherche à détourner les Hébreux de leur première manière de traiter avec Dieu, usitée sous la loi de Moïse et les engage à fixer uniquement les yeux sur Jésus-Christ. Voici ses paroles : Multifariam multisque modis olim Deus loquens patribus in prophetis, novissime diebus istis locutus est nabis in Filio 1. Comme s’il avait dit : Ce que souvent et de bien des manières Dieu a dit autrefois à nos pères par les prophètes, dernièrement, de nos jours, il nous l’a dit en une seule fois par son Fils.

Par ces paroles l’Apôtre donne à entendre que Dieu est devenu comme muet et n’a plus rien à dire, parce que ce qu’il disait auparavant en partie par les prophètes, il l’a dit totalement en donnant son Fils qui est toute sa Parole. En conséquence celui qui maintenant voudrait interroger Dieu ou qui demanderait soit une vision, soit une révélation, non seulement commettrait une absurdité, mais ferait injure à Dieu, parce qu’il cesserait de fixer les yeux sur Jésus-Christ et voudrait quelque chose d’autre et de nouveau. Dieu pourrait lui répondre :

Puisque je t’ai dit toutes choses dans ma Parole, qui est mon Fils, il ne me reste plus rien à te répondre ni à te révéler. Fixe les yeux sur lui seul, car j’ai tout renfermé en lui ; en lui j’ai tout dit et tout révélé. Tu trouveras en

1 Hebr., 1, 1-2.

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lui au-delà de ce que tu peux désirer et demander. Tu demandes une parole, une révélation, une vision partielle si tu attaches les yeux sur lui, tu trouveras tout en lui. Il est toute ma parole, toute ma réponse, il est toute vision et toute révélation. Je vous ai tout répondu, tout dit et tout manifesté, tout révélé, en vous le donnant pour frère, pour compagnon, pour maître, pour héritage et pour récompense.

Depuis le jour où je suis descendu sur lui avec mon Esprit au sommet du Thabor, en prononçant ces paroles : Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi bene complacui l, c’est-à-dire : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai placé mes complaisances, écoutez-le, j’ai mis fin à tout autre enseignement, à toute autre réponse. Je les lui ai confiés. Écoutez-le, car je n’ai plus rien à révéler, plus rien à manifester. Si autrefois je parlais, c’était pour promettre le Christ. Si j’étais interrogé, ces interrogations regardaient l’espérance au Christ dans lequel vous deviez trouver tout bien — c’est là toute la doctrine des Évangélistes et des Apôtres, — mais à présent m’interroger encore, me demander une parole et une révélation, c’est en quelque façon me demander d’envoyer de nouveau Jésus-Christ, c’est me demander d’ajouter quelque chose à la foi, comme s’il manquait quelque chose à la foi du Christ, à la foi qui a été donnée en lui. Ce serait faire une grave injure à mon Fils bien-aimé, parce que ce ne serait pas seulement manquer à la foi en lui, ce serait en quelque sorte l’obliger à s’incarner de nouveau, à mener encore la vie qu’il a menée, à mourir de la mort qu’il a subie.

Encore une fois, il n’y a plus lieu pour toi de souhaiter ni révélations ni visions. Considère attentivement mon Fils, et tu trouveras en lui, à l’état d’œuvre et de don, tout cela et beaucoup plus.

1 Math., xvii, 7.

Si donc tu désires entendre de ma bouche une parole de consolation, regarde mon Fils qui m’est soumis et, par amour, s’est livré à l’humiliation et à l’affliction, et tu verras tout ce qu’il te répondra. Si tu souhaites que je te découvre des choses cachées ou quelque événement, jette seulement les yeux sur lui et tu trouveras renfermés en lui de très profonds mystères, une sagesse et des merveilles divines, suivant cette parole de mon Apôtre : In quo sunt omnes thesauri sapientiae et scientiae absconditi 1. C’est-à-dire : En lui, qui est le Fils de Dieu, sont cachés tous les trésors de la Sagesse et de la Science de Dieu. Ces trésors de Sagesse seront pour toi plus sublimes, plus savoureux et plus utiles que tout ce que tu pourrais apprendre par ailleurs. Aussi le même Apôtre se glorifiait-il de ne savoir autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié 2.

Si tu veux des visions ou des révélations, soit divines, soit corporelles, regarde-le, ce Dieu fait homme, et tu trouveras là ce qui surpassera toutes tes pensées, car l’Apôtre dit encore : In ipso habitat omnis plenitudo divinitatis corporaliter 3. C’est-à-dire : Dans le Christ habite corporellement toute la plénitude de la divinité.

Il n’y a donc plus lieu d’interroger Dieu comme autrefois, et il n’est plus nécessaire qu’il parle, puisque toute la foi au Christ a été promulguée. 11 n’y a plus de foi à révéler et il n’y en aura jamais. Vouloir maintenant recevoir par voie surnaturelle d’autres vérités, ce serait noter quelque défaut en Dieu, comme s’il ne nous avait pas donné en son Fils tout ce dont nous avons besoin. Agir ainsi avec Dieu, même en supposant la foi, même en y restant attaché, ce n’est que curiosité et, après tout, manque de foi. Une

1 CoIoss., ii, 3.

2 Non enim judicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum. (I Cor., il, 2.)

3 Coloss., ii, 9.

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telle curiosité n’a rien à espérer par voie surnaturelle, ni enseignement ni faveur d’aucune sorte. À l’heure où Jésus-Christ expirant sur la croix a prononcé cette parole : Consummatum est 1, tout est consommé, non seulement tous ces modes de traiter avec Dieu ont pris fin, mais encore les rites et les cérémonies de la loi ancienne.

Ce que nous avons à faire, c’est de nous guider en tout par la doctrine du Christ, Dieu fait homme, et celle de son Église, qui nous instruit extérieurement et visiblement par ses ministres. C’est par cette voie très assurée que nous remédierons à nos ignorances et à nos faiblesses spirituelles. Par elle nous trouverons dans tous nos besoins le secours qui nous est nécessaire. Quitter ce chemin, c’est non seulement se rendre coupable de curiosité, mais montrer une étrange audace. Et, en effet, il ne nous est permis de nous attacher à une donnée reçue par voie surnaturelle que si elle fait partie de l’enseignement du Christ, Dieu fait homme, et des ministres qu’il a choisis parmi les hommes, tellement que saint Paul lui-même déclarait : Quod si angelus de caelo evangelizet vobis prœterquam quod evangelizavimus vobis, anathema sit 2 . C’est-à-dire : Si quelque ange du ciel vous annonçait un Évangile différent de celui que nous autres hommes nous avons annoncé, qu’il soit maudit et excommunié.

Ainsi, il est hors de doute que nous devons nous en tenir constamment à ce qui a été annoncé par le Christ, tout le reste étant sans valeur, et que nous ne devons croire que ce qui est conforme à son enseignement.

Celui-là donc s’abuse, qui veut à présent traiter avec Dieu de la manière usitée sous la loi ancienne. Du reste, il n’était pas permis, même alors, à tous indifféremment d’interroger Dieu, et Dieu ne répondait pas à tous, mais seulement aux prêtres et aux prophètes. C’est de leur bouche que le vulgaire devait recevoir la loi et la doctrine. Si quelqu’un désirait apprendre une chose ou l’autre, il la demandait à Dieu par l’entremise du prophète et du prêtre, et non par lui-même.

Si parfois David interrogeait Dieu directement, c’est parce qu’il était lui-même prophète ; encore ne le faisait-il que portant le vêtement sacerdotal. Nous le voyons, au ler Livre des Rois, dire au prêtre Abimélech : Applica me Ephod 1. L’Ephod était un des vêtements sacerdotaux usités dans les circonstances plus solennelles. C’est ainsi que David consulta Dieu. D’autres fois, c’était par le prophète Nathan et par d’autres prophètes qu’il consultait le Seigneur. C’était aussi par la bouche des prophètes et des prêtres que ceux du peuple, auxquels Dieu parlait, devaient apprendre que les paroles entendues étaient de lui, et il ne leur était pas permis de s’en rapporter à eux-mêmes ; de sorte que ce que Dieu disait alors n’avait force et autorité, et n’obtenait entier crédit, que par l’approbation qu’y donnaient les prêtres et les prophètes. C’est que Dieu aime extrêmement que les hommes soient dirigés et gouvernés par d’autres hommes, semblables à eux, et qu’ils se conduisent par la raison naturelle. Il veut absolument que ce qu’il nous communique surnaturellement ne reçoive de nous entière créance et ne nous inspire complète sécurité, qu’après avoir reçu confirmation de la bouche de l’homme et par un canal humain. Aussi toutes les fois qu’il dit ou révèle quelque chose à une âme, il incline cette âme à le communiquer à qui de droit, et elle n’est entièrement satisfaite que lorsqu’elle a reçu l’approbation d’un homme.

Nous voyons au Livre des Juges que ceci advint au capitaine Gédéon. Dieu lui avait déclaré bien des fois

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qu’il vaincrait les Madianites, et cependant il demeurait lâche et incertain. Dieu lui laissa cette faiblesse jusqu’à ce qu’il entendît de la bouche des hommes ce que Dieu lui avait annoncé. Dieu, le voyant faible, lui dit : Lève-toi et descends au camp. Et cum audieris quid loquantur, tune confortabuntur manus tuoe, et securior ad hostium castra descendes 1. Ce qui signifie : Quand tu auras entendu ce que disent les hommes, tu te sentiras fortifié relativement à ce que je t’ai dit, et tu aborderas avec plus de sécurité l’armée ennemie. C’est ce qui arriva. Gédéon entendit un Madianite raconter à un autre un songe qu’il avait eu et qui marquait que leur armée serait vaincue par Gédéon. Dès lors il se sentit fortifié et se prépara joyeusement à livrer bataille. Par où l’on voit que Dieu ne voulut pas donner à Gédéon par voie surnaturelle l’assurance dont il avait besoin. Gédéon la reçut quand l’oracle eut été confirmé par voie naturelle.

Ce qui advint à Moïse est plus remarquable encore. Dieu lui avait donné, en y joignant de grandes promesses, le commandement d’aller délivrer les enfants d’Israël. Il avait confirmé cet ordre par les merveilles de la verge changée en serpent et de la main couverte de lèpre. Moïse cependant restait timide et sans lumière relativement à cette entreprise, et la répréhension que Dieu lui adressa ne suffit point à lui donner le courage et la foi dont il avait besoin pour l’aborder. Il fallut que Dieu l’encourageât par l’entre­mise de son frère Aaron : Aaron frater tuus levites scio quod eloquens sit : ecce ipse egreditur in occursum tuum, vidensque te loetabitur corde. Loquere ad eum et pont verba mea in ore ejus, et ego ero in ore tuo et in ore illius 2. Comme s’il avait dit : Je sais que ton frère Aaron est éloquent. Voici qu’il va venir à ta rencontre, et en te voyant, il se

1 Judic., vii, 9-11

réjouira dans son cœur. Parle-lui, répète-lui toutes les paroles que je t’ai dites. Je serai dans ta bouche et dans la sienne, pour que vous vous encouragiez l’un l’autre.

Ce qu’entendant Moïse, il reprit courage, dans l’espé­rance de recevoir les conseils de son frère. L’âme humble, en effet, n’ose point traiter seule avec Dieu, elle ne peut se résoudre à se conduire sans une direction et des conseils humains. Telle est d’ailleurs la volonté de Dieu. Il vient se joindre à ceux qui s’assemblent pour rechercher la vérité au moyen de la raison naturelle, il l’éclaircit et la confirme pour eux et en eux. C’est ce qu’il annonça être disposé à faire pour Moïse et Aaron, lorsqu’il déclara qu’il serait dans la bouche de l’un et de l’autre.

Jésus-Christ a dit, dans le même sens, dans l’Évangile : Ubi enim sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum 1. En d’autres termes : Là où deux ou trois seront assemblés pour examiner ce qui regarde mon honneur et la gloire de mon nom, je suis au milieu d’eux, pour éclaircir et confirmer dans leurs cœurs les vérités divines. Remarquons qu’il ne dit pas : là où se trouve un seul, j’y suis aussi, mais là où au moins deux sont assemblés. Il donne ainsi à entendre que Dieu ne veut pas que personne s’en rapporte à soi-même, que personne mette sa confiance dans son propre sentiment, sans l’avis de l’Église et la direction de l’un de ses ministres. Il montre qu’il ne se trouvera pas avec celui qui est seul pour éclaircir et confirmer la vérité dans son cœur, en sorte que celui-ci demeurera froid et lâche à l’égard de la vérité.

C’est pour ce motif que l’Ecclésiaste s’écrie : Voe soli quia cum ceciderit, non habet sublevantem se. Et si dormierint duo, fovebuntur mutuo : unus quomodo calefiet ? Et si quispiam prœvaluerit contra unum, duo resistunt ei 2. Ce qui

1 Math., xviii, 20. 2 Eccl., tv, 10-12.

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veut dire : Malheur à celui qui est seul ! Car s’il tombe, il n’a personne pour le relever. Et si deux dorment ensemble, ils se réchaufferont l’un l’autre — à savoir : par la chaleur de Dieu, qui est au milieu d’eux — mais celui qui est seul, comment se réchauffera-t-il ? — c’est-à-dire : il ne pourra manquer d’être froid dans les choses de Dieu. Et si quelqu’un prévaut contre un autre et le surmonte — à savoir : le démon qui est puissant et à même de prévaloir contre ceux qui veulent se conduire eux-mêmes dans les choses de Dieu, — deux ensemble lui résisteront — à savoir le maître et le disciple qui s’assembleront pour rechercher la vérité et agir en conséquence. Jusque-là, celui qui est seul reste tiède et lâche pour en venir à l’exécution, quelque révélation qu’il ait par ailleurs de la part de Dieu.

11 y avait longtemps que saint Paul prêchait l’Évangile, qu’il disait avoir reçu non d’un homme, mais de Dieu. Et cependant il se sent pressé d’aller conférer avec saint Pierre et les autres apôtres, disant : Ne forte in vacuum currerem aut cucurrissem 1. En d’autres termes : De peur que je ne coure en vain, ou que déjà je n’aie couru en vain. Il ne se croyait pas en sécurité tant qu’il n’avait pas été affermi par un homme. Qu’est-ce à dire, ô Paul ? Celui qui vous a révélé cet Évangile, ne pouvait-il pas aussi vous avertir des manquements que vous pouviez commettre dans la prédication de la vérité évangélique ?

Ceci montre avec évidence qu’on ne peut s’attacher avec sécurité à une révélation divine, qu’en suivant l’ordre que nous venons d’indiquer. La personne qui en a été favorisée aura beau être certaine que la révélation est de Dieu — saint Paul était certain de la vérité de son Évangile, puisqu’il avait commencé à le prêcher, — elle peut néanmoins errer par rapport à cette révélation ou aux questions qui y ont trait.

1 Galat., ii, 2.

Dieu, en effet, ne se déclare pas toujours entièrement ; souvent aussi il manifeste la chose à exécuter, et non la manière de l’exécuter. D’ordinaire, quelque bonté qu’il témoigne à l’âme, il ne fait pas et ne dit pas par lui-même ce qui est du ressort de l’industrie humaine et du conseil humain. Saint Paul ne l’ignorait pas, puisque, nous l’avons vu, il alla conférer avec les autres apôtres de l’Évangile qu’il savait lui avoir été révélé de Dieu.

Nous avons de ceci un autre exemple frappant dans l’Exode. Dieu qui traitait avec Moïse si familièrement, ne lui donna point par lui-même ce salutaire conseil, qui lui vint de Jéthro, son beau-père, de s’adjoindre des juges comme assesseurs, afin de n’être plus à la merci du peuple depuis le matin jusqu’au soir 1. Dieu approuva ce conseil, et s’il ne le donna point par lui-même, c’est qu’il était du ressort de la prudence humaine.

Ainsi, tout ce qui relativement aux visions et aux locutions divines est du domaine de la prudence de l’homme, Dieu d’ordinaire ne le révèle point, car il veut que nous usions autant qu’il est possible de cette prudence dont le propre est de régler toutes les questions qui ne sont pas de la foi. Quant à celles-ci, elles surpassent tout jugement et toute raison, bien qu’elles ne soient contraires ni au jugement ni la raison.

Voici une personne qui est certaine que Dieu et les Saints traitent familièrement avec elle de bien des choses. Elle ne doit pas s’imaginer qu’ils sont, pour cela, obligés de lui manifester ses manquements, lorsqu’elle peut les connaître par une autre voie. Elle n’a donc pas lieu de se croire en assurance.

Nous lisons aux Actes des Apôtres que saint Pierre, chef de l’Église et enseigné immédiatement de Dieu, se

1 Exod., xviii, 21-22.

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trompait relativement à une cérémonie qu’il faisait observer par les Gentils. Dieu ne lui fit pas connaître son erreur. Il fallut que saint Paul l’en reprît, ainsi que lui-même nous le raconte, en disant : Cam vidissem quod non recte ambularent ad veritatem Evangelii, dixi Cephae coram omnibus Si tu cum Judoeus sis, gentiliter vivis, quomodo gentes cogis judaizare 1 ? C’est-à-dire : Quand je vis que les disciples n’agissaient pas droitement selon la vérité de l’Évangile, je dis à Pierre en présence de tous : Si toi, qui es Juif, tu vis à la manière des Gentils, comment commets-tu cette erreur de forcer les Gentils à judaïser ?

Ainsi Dieu ne voulut point reprendre Pierre par lui-même, parce que cette dissimulation était du domaine de la raison, et que Pierre pouvait découvrir sa faute par voie raisonnable. Aussi, au jour du Jugement Dieu châtiera beaucoup de fautes et de péchés chez des âmes qu’il aura favorisées ici-bas d’un commerce familier, qu’il aura enrichies de lumières et de vertus, mais qui se seront négligées sur d’autres points où elles savaient ce qu’elles devaient faire78. Cette négligence sera venue de ce qu’elles se confiaient démesurément au commerce qu’elles avaient avec Dieu et aux vertus qu’elles avaient reçues de lui.

Selon la parole de Jésus-Christ Notre-Seigneur dans l’Évangile, elles seront dans la surprise et diront : Domine, Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus et in nomine tuo virtutes mullas fecimus 2 ? C’est-à-dire : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom les paroles que vous nous adressiez ? N’avons-nous pas chassé les démons en votre nom ? N’avons-nous pas opéré en votre nom beaucoup de miracles et de prodiges.? Et le Seigneur déclare ce qu’il leur répondra : Et tunc confitebor quia nunquam novi vos, discedite a me, omnes qui

1 Galat., 1i, 14. 2 Ma th_ v I 22_


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operamini iniquitatem 1. Ce qui signifie : Retirez-vous de noi, ouvriers d’iniquité, car je ne vous ai jamais connus.

De ce nombre était le prophète Balaam et d’autres encore, à qui Dieu parlait et accordait des privilèges, et qui n’en étaient pas moins des pécheurs.

Les élus et les amis de Dieu, qui auront ici-bas traité familièrement avec lui, seront un jour repris pour les fautes et les négligences dont Dieu n’était pas obligé de les avertir par lui-même, puisqu’il les en avertissait par sa loi et par la raison naturelle.

Je dirai pour conclure — et c’est une conséquence de ce qui précède — que tout ce qu’une âme reçoit par voie surnaturelle, en quelque façon que ce soit, elle doit le communiquer sans délai à son directeur spirituel, clairement, intégralement, simplement, en toute sincérité. Il lui semblera peut-être que cette ouverture est inutile, que c’est perdre le temps et qu’il lui suffit, pour être en sécurité, de rejeter ces effets surnaturels ainsi que nous l’avons indiqué, de les refuser et de n’en point faire cas Je suppose qu’il s’agit de visions, de révélations ou d’autres communications surnaturelles, qui sont claires et qu’il importe peu d’éclaircir. Je dis que, même dans ce cas, et bien que l’âme n’en voie pas la nécessité, leur communication intégrale est indispensable, et cela pour trois raisons :

La première est que souvent Dieu accorde ces grâces sans en affermir complètement les effets dans l’âme, sans lui donner la force, la lumière et la sécurité. Il attend pour cela qu’elle en ait traité avec celui qui lui a été donné d’en haut comme guide spirituel, celui qui a reçu pour elle le pouvoir de lier et de délier, d’approuver ou de désapprouver. C’est ce que nous avons démontré par les textes apportés plus haut et ce que l’expérience nous apprend tous les

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jours. Nous voyons que les âmes humbles, que Dieu favorise de ces dons extraordinaires, ressentent, après en avoir conféré avec qui de droit, une satisfaction, une force, une lumière, une sérénité, toutes nouvelles. Tant que ces dons n’ont pas été communiqués, ils leur restent pour ainsi dire étrangers, et une fois l’ouverture faite, elles croient les recevoir à nouveau.

La seconde raison est qu’ordinairement l’âme a besoin d’avis relativement à ces dons surnaturels ; elle a besoin qu’on l’aide à s’acheminer à travers ces dons vers ce dénuement, cette pauvreté spirituelle, qui n’est autre que la Nuit obscure dont nous avons parlé. Si la direction lui fait défaut, supposé même que l’âme n’admette pas volontiers ces effets extraordinaires, elle tombera cependant dans la voie de la grossièreté spirituelle, elle s’accoutumera peu à peu à la voie du sens, à laquelle ces effets surnaturels distincts appartiennent en partie.

La troisième raison est que l’humilité, la soumission, la mortification requièrent de la part de l’âme cette ouverture entière, même si elle fait peu de cas de ces dons extraordinaires. Il y a en effet des personnes qui ont une très vive répugnance à faire connaître les choses de cette nature ; persuadées de leur néant, elles craignent de les voir mal accueillies de ceux à qui elles en feront part. Cette crainte vient d’un défaut d’humilité. Il convient donc que ces personnes prennent sur elles de parler de ces effets extraordinaires. Il en est d’autres qui éprouvent à les dire une confusion extrême, parce que ce sont des faveurs qui semblent le partage des Saints ; à quoi se joignent d’autres difficultés encore. Elles se figurent donc qu’il vaut mieux s’en taire, puisqu’au reste elles ne font point d’estime de ces dons.

Mais il faut au contraire qu’elles se mortifient et en rendent compte ; il faut qu’elles se montrent humbles, simples, promptes à faire cette communication, jusqu’à en venir à s’en acquitter avec une entière facilité.

Remarquons que si, d’une part, nous avons rigoureusement exigé le rejet de ces effets surnaturels et le soin de ne pas provoquer les âmes à s’entretenir longuement de ces matières, de l’autre, nous pensons que les pères spirituels ne doivent point faire mauvais accueil aux ouvertures qui leur seront faites à ce sujet. Ils ne doivent pas en témoigner tant d’éloignement et de mépris, que les âmes s’intimident et n’osent plus les manifester. Ce serait la source de beaucoup d’inconvénients et leur ôter le moyen de faire cette ouverture.

Ces dons, nous l’avons dit, sont un moyen. Dès lors qu’ils sont un moyen, une voie par laquelle Dieu conduit les âmes, il n’y a pas lieu de leur faire mauvais visage, de s’en étonner ou de s’en scandaliser. Il faut au contraire se comporter bénignement et paisiblement, encourager les âmes, les aider à s’ouvrir et même, s’il en est besoin, leur commander de le faire. Vu la difficulté qu’y trouvent certaines d’entre elles, cela peut être nécessaire. Il faut ensuite les guider vers la foi, leur apprendre à détourner leurs regards de ces effets surnaturels, à en dénuer leur appétit et leur mémoire, afin de passer plus avant. Il faut leur faire comprendre qu’une œuvre ou un acte de la volonté, produit dans la charité, a plus de prix devant Dieu que toutes les visions, révélations et communications célestes que l’on peut avoir, puisque ces faveurs ne constituent ni mérite ni démérite. Ils ajouteront que bien des âmes, qui ignorent les dons de ce genre, sont cependant beaucoup plus avancées que d’autres, qui en sont abondamment pourvues.

CHAPITRE XXIII. DES CONNAISSANCES REÇUES DANS L’ENTENDEMENT PAR VOIE PUREMENT SPIRITUELLE.

Les avis que nous avons donnés concernant les connaissances reçues dans l’entendement par l’entremise du sens sont peut-être brefs, si l’on considère tout ce qu’il y aurait à en dire. Pourtant je ne m’y arrêterai pas davantage, car, eu égard au but que je me propose, qui est d’en débarrasser l’entendement afin de l’acheminer vers la Nuit de la foi, il me semble au contraire m’y être attardé plus que de raison.

Nous allons traiter maintenant des quatre connaissances purement spirituelles que peut recevoir l’entendement, à savoir : les visions, les révélations, les locutions et les sentiments spirituels. Nous avons appelé, au chapitre X, purement spirituelles, les communications de cette nature, parce qu’au lieu de s’offrir à l’entendement par l’entremise des sens, comme celles qui sont corporelles ou imaginatives, elles s’offrent à lui d’une manière claire et distincte par voie surnaturelle, sans passer par les sens ni extérieurs ni intérieurs79. Cette communication a lieu d’une manière passive, sans que l’âme y contribue par aucun acte ou opération propre, du moins activement.

Or il faut savoir qu’à prendre la question largement et d’une manière générale, ces quatre connaissances peuvent s’appeler visions de l’âme, en ce sens que pour l’âme, connaître, c’est voir. Toutes ces connaissances étant intelligibles à l’entendement, on peut les regarder comme spirituellement visibles, et conséquemment les notions qu’elles forment dans l’entendement peuvent s’appeler visions intellectuelles. Tous les objets perçus par les sens, quels qu’ils soient, c’est-à-dire tout ce qui se voit, s’entend, se flaire, se goûte et se touche, deviennent l’objet de l’entendement en ce sens que l’entendement juge de la vérité ou de la fausseté des objets perçus. Ainsi, de même que tout ce qui est visible corporellement cause aux yeux corporels une vision corporelle, de même tout ce qui est visible aux yeux spirituels de l’âme — c’est-à-dire à l’enten­dement — cause à l’entendement une vision spirituelle puisque, nous l’avons dit, connaître c’est voir.

Nous pouvons donc d’une manière générale appeler ces quatre connaissances des visions. Les autres sens ne nous permettent point la même adaptation, parce que ce qui fait l’objet de l’un d’eux n’est point par lui-même l’objet des autres. Cependant, comme les connaissances dont nous parlons s’offrent à l’âme suivant le mode propre aux divers sens, il s’ensuit que nous pouvons proprement et spécifiquement nous exprimer comme il suit. Nous appelons vision ce que l’entendement perçoit selon le mode de la vue, puisqu’il est capable de voir les choses spirituellement comme les yeux sont capables de les voir corporellement. Nous appelons révélation ce que l’entendement reçoit comme perception d’une chose nouvelle ; locution ce qu’il reçoit selon le mode de l’ouïe. Nous appelons sentiment spirituel ce qu’il reçoit selon le mode des autres sens, comme la perception d’une suave odeur spirituelle, d’une saveur spirituelle, d’une délectation spirituelle, goûtées par l’âme surnaturellement.

De tout cela, comme il a été dit, l’entendement tire une connaissance ou une vision spirituelle, sans aucune perception de forme, d’image ou de figure produite par l’imagination ou la fantaisie naturelle. C’est immédiatement par opération surnaturelle, par voie surnaturelle, que ces notions sont communiquées à l’âme.

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De ces connaissances, comme de celles qui sont corporelles et imaginaires, il convient de débarrasser l’entendement, afin de le guider à travers elles, par la nuit spirituelle de la foi, à la divine et substantielle union avec Dieu. L’entendement, en effet, pourrait s’y embarrasser et ainsi devenir moins spirituel, se fermer le chemin de la solitude, de la nudité totale, requise pour cette union.

À la vérité, ces connaissances sont plus nobles, plus avantageuses et beaucoup plus sûres que les corporelles et les imaginaires, parce qu’elles sont intérieures, purement spirituelles, et que le démon peut moins facilement s’y glisser. Elles se communiquent à l’âme avec plus de pureté et de délicatesse, sans aucune opération active de sa part, sans rien qui vienne de l’imagination. Et pourtant, l’entendement pourrait non seulement y rencontrer quelque entrave, mais, par son imprudence, s’exposer à bien des erreurs.

Nous pourrions nous borner à ce qui vient d’être dit de ces quatre connaissances, en donnant à leur sujet le même conseil que pour toutes les autres : s’abstenir de les rechercher et ne pas les admettre. Mais je préfère parler de chacune en particulier, parce que j’aurai ainsi l’occasion de donner de plus amples moyens d’y réussir, et je pourrai faire d’utiles remarques à ce sujet.

CHAPITRE XXIV. DE DEUX SORTES DE VISIONS SPIRITUELLES.

Les visions spirituelles, qui s’offrent à l’entendement sans l’intermédiaire des sens extérieurs, peuvent être de deux sortes. Les unes montrent les substances corporelles ; les autres, les substances séparées ou incorporelles. Les substances corporelles comprennent tous les objets matériels qui se trouvent soit dans le ciel, soit sur la terre. L’âme peut les voir étant unie au corps, et cela par le moyen d’une lumière surnaturelle dérivée de Dieu, qui la rend capable de percevoir tous les objets absents, soit dans le ciel, soit sur la terre.

C’est à cette lumière qu’il faut rapporter la vision de saint Jean que nous lisons dans l’Apocalypse, au chapitre xxi, où il fait la description et relève l’excellence de la Jérusalem céleste, qu’il contempla dans le ciel. À elle aussi doit se rapporter ce que nous lisons dans la Vie de saint Benoît, que, dans une vision spirituelle, il contempla l’univers entier. Saint Thomas, dans ses Quodlibet, nous dit que le Saint eut cette vision par le moyen d’une lumière dérivée d’en haut. C’est précisément celle dont nous parlons.

Quant aux visions des substances incorporelles, elles ne peuvent avoir lieu par le moyen de cette lumière dérivée il faut pour cela une autre lumière plus élevée, qui se nomme lumière de gloire. Aussi ces visions des substances incorporelles — c’est-à-dire l’Être divin, les anges et les âmes — ne sont point de cette vie et ne peuvent se percevoir dans un corps mortel. Si Dieu voulait faire connaître essentiellement ces substances à une âme, c’est-à-dire telles qu’elles sont en elles-mêmes, cette âme se dégagerait aussitôt de la chair et quitterait cette vie mortelle.

C’est pour cela que Dieu dit à Moïse, qui lui demandait de voir sa divine Essence : Non videbit me homo et viveti. C’est-à-dire : Nul ne peut me voir et conserver la vie. C’est la raison aussi pour laquelle les israélites, quand ils pensaient qu’ils allaient voir Dieu ou qu’ils l’avaient vu, craignaient de mourir. Nous le voyons dans l’Exode, quand les enfants d’Israël dirent tout tremblants à Moïse : Non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur 2. Comme s’ils avaient dit : Que Dieu ne se communique pas à nous à découvert. De même, au Livre des Juges, Manué, père de Samson, croyant avoir vu l’essence de l’ange qui lui avait parlé, à lui et à sa femme, en se montrant sous la forme d’un jeune homme plein de beauté, il dit à sa femme : Morte moriemur, quia vidimus Dominum 3. C’est-à-dire Nous mourrons, parce que nous avons vu le Seigneur.

Les visions de cette nature sont donc incompatibles avec la vie d’ici-bas, si ce n’est quelquefois et comme en pas-sant, Dieu mettant alors à couvert la vie et l’existence naturelle. Il le fait en plaçant l’esprit en totale abstraction et en suppléant par sa grâce les fonctions ordinaires de l’âme à l’égard du corps80. Aussi, quand saint Paul eut vu dans le troisième ciel, comme on le pense, les substances séparées, il dit lui-même : Sive in corpore nescio, sive extra corpus nescio, Deus scit 4. C’est-à-dire : Si ce fut en mon corps ou hors de mon corps, je l’ignore, Dieu le sait. Ce qui revient à dire que l’Apôtre fut ravi en esprit pour les contempler, mais pour ce qui est de savoir si ce fut avec son corps ou hors de son corps, il l’ignore et s’en remet à Dieu. Par où l’on voit clairement qu’il sortit des limites de la vie naturelle, par une spéciale opération de Dieu.

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Nous lisons aussi que lorsque Dieu, comme on le croit, montra son Essence à Moïse, il lui dit qu’il le placerait dans l’ouverture de la pierre et le protégerait de sa droite, afin qu’il ne mourût point au moment où sa gloire passerait. En d’autres termes, ce passage, cette manifestation transitoire aurait lieu de telle sorte que Dieu protégerait de sa droite la vie naturelle de Moïse 1.

Toutes transitoires qu’elles sont, les visions substantielles à ce haut degré, comme celles de saint Paul et de Moïse, celle aussi d’Élie notre Père lorsqu’il se couvrit le visage sous le souffle plein de douceur de la Divinité, n’ont lieu que fort rarement, ou même presque jamais, et pour fort peu de personnes. Dieu ne les accorde qu’à ceux qu’il destine à être des sources de grâce dans l’Église ou dans la Loi, comme le furent les trois personnages nommés plus haut.

Cependant si les substances peuvent, suivant la loi ordinaire, être perçues nuement et clairement par l’entendement en cette vie mortelle, elles peuvent se faire sentir à la substance de l’âme, par des touches et des contacts pleins de suavité. Cette communication appartient aux sentiments spirituels, dont nous parlerons plus loin, Dieu aidant, puisque c’est là que tend cet écrit : je veux dire à la divine union de l’âme avec la Substance de Dieu. Nous en traiterons au moment où nous parlerons de l’intelligence mystique, confuse et obscure qui nous reste à expliquer. Nous montrerons comment, par le moyen de cette connaissance amoureuse et obscure, Dieu s’unit à notre âme en un degré sublime et tout divin. En effet, cette connaissance amoureuse et obscure qui n’est pas différente de la foi, sert en cette vie de moyen à l’union divine, à peu près comme la lumière de gloire sert en l’autre vie de moyen à la claire vision de Dieu.

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Parlons maintenant des visions de substances corporelles reçues spirituellement dans l’âme. Elles ressemblent aux visions perçues par les sens corporels. De même que les yeux voient les objets corporels au moyen de la lumière naturelle, de même l’âme voit intérieurement par l’entendement, au moyen de la lumière surnaturelle dérivée de Dieu dont nous avons parlé, ces mêmes objets corporels, ou d’autres, si Dieu le veut ainsi. Il y a cependant une différence dans la manière dont la vision s’opère. Les visions spirituelles et intellectuelles ont lieu beaucoup plus clairement et plus subtilement que les corporelles. Quand Dieu veut accorder cette faveur à une âme, il lui communique la lumière surnaturelle dont nous parlons, qui lui permet de voir avec une très grande facilité et dans une clarté merveilleuse les choses que Dieu veut lui montrer, soit dans le ciel, soit sur la terre, sans que leur absence ou leur présence y apporte obstacle ou concours.

Parfois l’on dirait qu’une porte lumineuse s’ouvre soudain et qu’un éclair apparaît, illuminant une nuit sombre et montrant distinctement les objets, puis se retire, les replongeant dans l’obscurité, en sorte toutefois que les formes et les figures des objets aperçus demeurent gravées dans l’imagination. Ceci se produit pour l’âme d’une manière beaucoup plus parfaite que dans la comparaison dont nous venons de nous servir. Les choses qu’elle a vues en esprit dans cette divine lumière restent admirablement imprimées en elle. Chaque fois qu’elle y donne son attention, elle les voit en elle-même comme elle les a vues la première fois, de même qu’on voit dans un miroir autant de fois qu’on y jette les yeux les formes qui s’y trouvent. Tellement que les formes des choses, ainsi contemplées, ne s’effacent jamais entièrement de l’âme, bien qu’avec le temps elles paraissent comme un peu plus lointaines.

Ces visions produisent dans l’âme une quiétude, une illumination, une allégresse pleine de gloire, jointes à la suavité, à la pureté, à l’amour, à l’humilité, avec une inclination et une élévation de l’esprit vers Dieu : tout cela en des degrés divers. Parfois c’est l’un de ces effets qui domine, parfois c’est un autre, suivant l’esprit qui les reçoit et suivant le bon plaisir de Dieu.

Le démon peut contrefaire ces visions au moyen de quelque lumière naturelle. Dans cette lumière et par suggestion spirituelle, l’esprit discerne les choses soit présentes, soit absentes. C’est pour cela que sur ce passage où saint Mathieu nous dit, parlant de Jésus-Christ et du démon : Ostendit ei omnia regna mundi et gloria eorumt, c’est-à-dire : Il lui fit voir tous les royaumes du monde, avec leur gloire, quelques docteurs pensent que la chose eut lieu par suggestion spirituelle 2. En effet, il était impossible de voir des yeux du corps tous les royaumes du monde et leur gloire.

Mais entre les visions produites par le démon et celles qui viennent de Dieu, il y a une grande différence. Les effets qui résultent des premières ne ressemblant en rien à ceux qui proviennent des secondes. Les visions qui ont le démon pour auteur produisent la sécheresse dans le commerce avec Dieu, une pente à s’estimer soi-même, à faire cas de ces visions et à les admettre volontiers ; elles ne donnent en aucune manière l’onction de l’humilité et de l’amour divin. La forme des objets qu’elles ont montrés ne reste pas non plus gravée dans l’âme avec cette suave clarté que laissent les visions divines ; elle s’efface promp­tement, à moins que l’âme en fasse grande estime, car alors l’estime en ravive le souvenir d’une façon naturelle : toutefois c’est d’une manière sèche, et sans cet effet d’amour et d’humilité que produit le souvenir des visions divines.

1 Math., iv, 8.

2 S. Thom., III° P., ci. 41, art. 2-3. Abul. in-4, Math.

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Les visions concernant les objets créés qui n’ont avec Dieu ni proportion ni convenance essentielle ne peuvent servir à l’entendement de moyen prochain pour l’union avec Dieu. Il faut donc que l’âme se comporte à leur égard tout à fait négativement, comme à l’égard de toutes les visions dont nous avons parlé précédemment, si elle veut s’avancer vers le moyen prochain qui est la foi. En conséquence, l’âme doit veiller à ne pas faire trésor des formes que ces visions ont imprimées en elle. Elle ne doit pas non plus s’y appuyer. Autrement elle s’embarrasserait dans ces formes, ces images, ces représentations extérieures, et cesserait d’aller à Dieu dans la négation de toutes choses.

À la vérité, le souvenir de ces visions excite l’âme, jusqu’à un certain point, à l’amour de Dieu et à la contemplation. Mais la pure foi, le dépouillement total dans ses ténèbres l’y excite et l’y élève bien davantage, sans qu’elle sache d’où ni de quelle manière ce grand bien lui est départi.

Parfois l’âme se sent tout enflammée de ce pur amour divin, sans savoir ce qui a donné naissance à cet embrasement. Cela vient de ce que la foi s’est épanchée et enracinée davantage en elle par le moyen du vide, des ténèbres, du dénuement de toutes choses et de la pauvreté spirituelle, ce qui est tout un. Conséquemment la charité, elle aussi, s’épanche et s’enracine davantage en l’âme, comme aussi l’espérance, parce que ces trois vertus théologales vont toujours de pair.

Parfois cet amour n’est ni perçu ni senti de la personne en laquelle il réside : c’est qu’il a son siège non, dans le sentiment, d’où procèdent les tendres émotions, mais dans l’essence de l’âme, où il produit un accroissement de courage et d’intrépidité. D’autres fois il y a redondance dans la partie sensible, avec des impressions d’une suavité très tendre.

Pour atteindre l’amour, la joie et l’allégresse, qui sont les effets des visions dont nous parlons, il faut que l’âme soit assez forte et assez mortifiée, qu’elle ait assez d’amour, pour rester volontairement dans le vide et les ténèbres par rapport à ces faveurs, et pour établir son amour et sa joie dans ce qu’elle ne voit point et ne sent point, dans ce qu’elle ne peut ni voir ni sentir en cette vie, c’est-à-dire en Dieu qui est incompréhensible et infiniment élevé au-dessus de tout. Cela étant, nous devons aller à lui dans un renoncement total, et regarder comme un obstacle tout ce qui empêche la nudité spirituelle, la pauvreté d’esprit et le vide de la foi, qui est, répétons-le, la condition de l’union de l’âme avec Dieu.81

Les avis que nous avons donnés aux chapitres XIX et XX au sujet des visions et des connaissances surnaturelles reçues par l’entremise des sens, s’appliquant également aux visions dont nous traitons ici, nous ne nous y arrêterons pas davantage.

CHAPITRE XXV DES RÉVÉLATIONS. ON EXPLIQUE LEUR NATURE ET ON EN DISTINGUE DEUX GENRES DIFFÉRENTS.

Venons maintenant à la seconde classe de connaissances spirituelles, que nous avons appelées révélations et qui appartiennent proprement à l’esprit de prophétie. Mais établissons d’abord que la révélation n’est autre chose que la découverte d’une vérité cachée ou la manifestation d’un secret, d’un mystère. Dieu fait connaître quelque chose à une âme : ou bien il manifeste une vérité à son entendement, ou bien il lui découvre une œuvre qu’il a déjà accomplie, ou qu’il accomplit actuellement ou qu’il se propose d’accomplir.

En conséquence, nous pouvons distinguer deux sortes de révélations. Les unes consistent dans sa manifestation de certaines vérités à l’entendement, ce qui s’appelle proprement notion intellectuelle. Les autres sont la manifestation de quelque secret, et portent plus proprement que les premières le nom de révélations. Rigoureusement parlant, ce nom ne convient pas aux premières, car ce sont des vérités nues que Dieu découvre à l’âme et qui concernent non seulement les choses temporelles, mais aussi les spirituelles, Dieu les montrant clairement et manifestement. J’ai cependant compris les unes et les autres sous le nom générique de révélations, d’abord parce qu’elles ont beaucoup de rapport entre elles, ensuite pour ne pas multiplier les distinctions.

Nous diviserons donc les révélations en deux genres : nous appellerons les unes notions intellectuelles, et les autres, manifestations de secrets divins. Nous leur consacrerons deux chapitres, où nous observerons toute la brièveté possible.

CHAPITRE XXVI. PREMIER GENRE DE RÉVÉLATIONS : LES VÉRITÉS NUES, MANIFESTÉES A L’ENTENDEMENT. IL EN EST DE DEUX GENRES. COMMENT L’ÂME DOIT ICI SE COMPORTER.

Pour parler comme il convient des vérités présentées nuement à l’intelligence, j’ai besoin que Dieu lui-même guide ici ma plume, car il faut bien le savoir, la valeur intrinsèque des notions dont il s’agit dépasse tout ce qu’on en peut dire. J’en exposerai brièvement quelque chose, en vue d’éclaircir le chemin qui conduit à l’union divine, non pour traiter le sujet à fond et en lui-même.

Ces connaissances nuement perçues sont très différentes de celles dont nous venons de parler au chapitre XXIV. Il ne s’agit plus de voir avec l’entendement des objets corporels, mais de percevoir par l’intelligence certaines vérités concernant Dieu ou les choses créées, soit présentes, soit passées, soit futures. Ces connaissances, je viens de le dire, sont de deux sortes. Les unes regardent le Créateur, les autres les créatures. Les unes et les autres sont singu­lièrement savoureuses à l’âme, mais celles qui regardent Dieu sont la source de délices incomparables, et il n’y a point de termes ni d’expressions qui puissent les rendre. Ce sont des notions de Dieu même, des délices procédant de Dieu même. Or, comme le dit David, il n’y a personne de semblable à lui.

Effectivement, ces notions regardent Dieu directement. Elles donnent un sentiment sublime de l’un ou l’autre des attributs de Dieu, tantôt de sa toute-puissance, tantôt de sa force, tantôt de sa bonté, tantôt de sa douceur, etc. Toutes les fois que ce sentiment se fait jour, il pénètre

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l’âme tout entière. Mais comme il s’agit ici de pure contemplation, l’âme voit clairement qu’il est impossible d’en rien dire, si ce n’est en quelques termes généraux, que l’abondance des délices qu’elle goûte et des trésors dont elle est en possession lui fait proférer. Mais elle comprend très bien qu’ils ne donnent qu’une idée fort imparfaite de ce qu’elle a senti et goûté.

David, après avoir expérimenté quelque chose des divines notions dont je parle, ne s’en exprimait qu’en termes généraux : Judicia Domini vera, justificata in semetipsa, desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum, et dulciora super mel et favum l. C’est-à-dire : Les jugements du Seigneur — à savoir les vérités divines, les divins attri-buts qu’il m’a fait goûter — sont véritables ; ils se justifient par eux-mêmes ; ils sont plus désirables que l’or et les pierres précieuses ; ils sont plus doux que le miel et son rayon.

Nous lisons que Moïse, parlant d’une très haute connaissance que Dieu lui donna de lui-même un jour qu’il passa devant lui, ne s’exprima également qu’en termes généraux. Le Seigneur ayant passé, il s’était prosterné à terre en s’écriant : Dominator, Domine Deus, misericors et clemens, et multoe miserationis et verax, qui custodit misericordiam in millia 2. C’est-à-dire : Souverain Dominateur, Seigneur Dieu, miséricordieux et clément, patient et plein de compassion, véritable, et qui gardez vos promesses de miséricorde envers mille générations.

Par où l’on voit que Moïse, impuissant à exprimer ce qu’une seule notion divine lui avait révélé sur Dieu, dut se contenter d’épancher son âme en ce flot de paroles.

Je le répète, bien que sous l’impression de ces divines notions, l’âme profère quelquefois des paroles, elle voit parfaitement qu’elle n’a rien exprimé de ce qu’elle a senti, parce qu’il n’existe pas d’expression proportionnée pour le rendre. Aussi saint Paul, après avoir été favorisé de cette sublime connaissance de Dieu, préféra s’en taire et se contenta de déclarer qu’il n’était pas permis à l’homme d’en parler 1.

Ces notions divines qui regardent Dieu même, n’ont jamais pour objet quelque chose de particulier. Comme elles concernent le premier Principe, on n’en peut rien dire de précis. J’excepte le cas où il s’agirait de quelque vérité inférieure à Dieu, qui aurait en même temps été dévoilée à l’âme. Mais pour ce qui regarde Dieu même, cela ne se peut en façon quelconque.

Ces sublimes notions d’amour ne sont le fait que des âmes qui touchent à l’union divine, ou pour mieux dire, elles font partie de cette union même, car elles ne sont autre chose qu’un contact entre l’âme et la Divinité. C’est alors Dieu même qui est senti et goûté, non toutefois d’une manière claire et manifeste, ce qui n’appartient qu’à la gloire. Et cependant cette touche de connaissance et d’amour est si haute, si sublime, qu’elle pénètre la substance même de l’âme.

Le démon n’a pas ici d’entrée et ne peut rien produire de semblable, car ces notions ont la saveur de l’Essence divine et de la vie éternelle ; or, l’esprit mauvais est incapable de contrefaire quelque chose d’aussi élevé. Il pourra bien cependant en singer une certaine apparence, en offrant à l’âme quelques hautes pensées ou quelques influences sensibles, et en tâchant de lui persuader qu’elle goûte Dieu même ; mais tout cela ne saurait pénétrer la substance de l’âme, ni produire soudain en elle cet effet de rénovation et d’amour que causent les notions divines.

1 Ps. xviii, 10-11

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Il est de ces notions et de ces touches produites par Dieu dans la substance de l’âme, qui enrichissent de telle sorte, qu’une seule la délivre d’un seul coup d’imperfections dont elle n’avait pu s’affranchir durant sa vie entière, et la remplit en outre de trésors, de vertus divines.

Ces touches sont tellement savoureuses et inondent l’âme de si intimes délices, qu’elle se regarde comme très bien payée, par l’une d’elles seulement, des peines qu’elle aura souffertes durant toute son existence, ces peines fussent-elles innombrables. Elle se sent ensuite si courageuse et si avide de souffrir pour son Dieu, qu’elle se désole de ne pas endurer beaucoup pour son amour.

Aucune comparaison, aucun effort de l’imagination ne peut atteindre à ces notions sublimes, car elles surpassent tout ce qui se peut concevoir, et Dieu les opère dans l’âme en dehors de sa capacité propre. Aussi c’est souvent lorsqu’elle y pense et qu’elle y aspire le moins, qu’elle se voit favorisée de ces touches ineffables que lui apporte le souvenir de Dieu. Parfois c’est à l’occasion de circonstances bien minimes qu’elles se produisent soudain, et leur intensité est telle, que non seulement l’âme, mais le corps lui-même en frémit. D’autres fois elles ont lieu dans une parfaite tranquillité de l’esprit et sans frémissement aucun, mais seulement avec une impression subite de délices et de rafraîchissement spirituel.

Quelquefois aussi, ces divines touches se produisent à propos d’une parole que la personne elle-même prononce ou qu’elle entend, soit de l’Écriture sainte, soit d’ailleurs. Elles n’ont pas toujours le même degré de force et de saveur souvent elles sont peu accentuées. Mais un seul de ces souvenirs de Dieu, si faible soit-il, une seule de ces touches divines est d’un plus haut prix qu’un grand nombre de, considérations sur les créatures et sur les œuvres de Dieu.

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Comme ces divines notions atteignent l’âme à l’improviste et sans qu’elle y donne un consentement préalable, il n’y a pas lieu de lui dire si elle doit les admettre ou les refuser. Elle n’a qu’à se comporter à leur égard avec humilité et résignation. Dieu fera son œuvre quand et comment il le jugera bon. Certes, je ne donnerai pas ici le conseil de se conduire négativement, comme à l’égard des autres connaissances surnaturelles, car celles-ci, je l’ai dit déjà, font partie de l’union vers laquelle nous nous efforçons précisément de guider les âmes. C’est même en vue de les y disposer que nous leur apprenons le dépouillement et le détachement de toutes les autres connaissances. Le meilleur moyen d’incliner Dieu à nous en gratifier est de nous tenir dans l’humilité et de souffrir pour lui avec résignation et complet désintéressement. Ces faveurs, en effet, ne sont pas le partage d’âmes propriétaires. Dieu les accorde par un amour très spécial et parce que, de son côté, l’âme lui porte un amour dégagé de tout intérêt.

C’est ici la réalisation de cette parole de Notre-Seigneur en saint Jean : Qui diligit me, diligetur a Patre meo, et ego diligam eum et manifestabo ei meipsumi. C’est-à-dire : Celui qui m’aime sera aimé de mon Père, et moi je l’aimerai et me manifesterai à lui. Ce texte s’applique parfaitement à ces notions et à ces touches divines, dont Dieu favorise l’âme qui l’aime véritablement.

La seconde classe de connaissances ou de visions de la vérité, perçues intérieurement, est très différente de celle qui précède, puisque ces visions concernent des objets inférieurs à Dieu. Elle comprend la connaissance de la vérité des choses en elles-mêmes et celle des événements qui se passent parmi les hommes. Voici comment cette manifestation a lieu. Ces vérités sont montrées à l’âme et s’impriment dans son intérieur sans l’intermédiaire d’aucune locution, mais avec tant de force, qu’on aura beau lui assurer le contraire, il lui sera impossible, malgré tous ses efforts, d’y donner intérieurement son assentiment. Cela vient de ce que l’esprit reçoit une connaissance contraire, naissant de la vérité manifeste qui lui est présentée. Ceci, nous l’avons fait remarquer, appartient à l’esprit de prophétie et à la grâce que saint Paul appelle don de discrétion des esprits 1.

Bien que l’âme regarde ce qui lui est manifesté comme entièrement certain et véritable, et qu’elle ne puisse aller contre ce sentiment intérieur qui lui est manifesté passivement, elle doit néanmoins donner à ce que lui dit son directeur la créance et l’assentiment de sa raison, et elle ne doit pas manquer d’exécuter ses ordres, si opposés qu’ils puissent être à ce qu’elle éprouve. C’est en suivant cette ligne de conduite qu’elle s’acheminera dans la foi vers l’union divine, car l’âme s’avance vers l’union plutôt en croyant qu’en comprenant.

De tout ceci nous avons des témoignages bien frappants dans les divines Écritures. Au sujet de la connaissance particulière qu’on peut avoir des choses, le Sage a prononcé ces paroles : Ipse enim dedit mihi horum quae sunt scientiam veram, ut sciam dispositionem orbis terrarum, et virtutes elementorum, initium et consummationem et medietatem temporum, vicissitudinum permutationes et commutationes temporum, anni cursus et stellarum dispositiones, naturas animalium et iras bestiarum, vim ventorum et cogitationes hominum, differentias virgultorum et virtutes radicum, et quaecumque sunt absconsa et improvisa didici. Omnium enim artifex docuit me Sapientia 2. C’est-à-dire : Dieu m’a donné la science vraie de tout ce qui existe, afin que je

1 I Cor., xii, 10.

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connaisse la disposition du globe de la terre, les vertus des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, les transmutations et les vicissitudes des saisons, la diversité des mœurs, la division des temps, le cours de l’année, l’arrangement des étoiles, la nature des animaux, la férocité des fauves, la puissance des vents, les pensées des hommes, les variétés des plantes et des arbres, les propriétés des racines, tous les secrets et toutes les ressources de la nature. Tout cela m’a été enseigné par la Sagesse qui a fait toutes choses.

Cette connaissance que le Sage dit avoir reçue de toutes choses était une connaissance infuse et générale. Néanmoins ce texte suffit pour appuyer toutes les connaissances particulières que Dieu infuse dans les âmes lorsqu’il lui plaît. Ce n’est pas qu’il leur communique la science à l’état d’habitus général, comme il le fit pour Salomon, mais il leur découvre parfois certaines vérités relatives à l’une ou à l’autre des choses que mentionne ici le Sage. Quelquefois ces habitus que Dieu infuse en certaines âmes ont une grande étendue, mais ils ne sont jamais aussi généraux que l’habitus accordé à Salomon.

Il y a aussi une grande variété dans les dons départis de Dieu. Saint Paul nous en fait l’énumération et mentionne la sagesse, la science, la foi, la prophétie, le discernement des esprits, l’intelligence des langues, l’explication des paroles, etc. Toutes ces connaissances sont des habitus infus, que Dieu accorde gratuitement à qui bon lui semble, soit naturellement, soit surnaturellenient. À Balaam et à d’autres prophètes idolâtres, à un grand nombre de sibylles il a donné l’esprit de prophétie ; il a fait le même don, d’une manière surnaturelle, aux Apôtres, aux Prophètes et à d’autres Saints.

I 1 Cor., vii, 8.

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Laissant de côté ces habitus ou grâces gratuites, nous disons que les âmes parfaites, ou avancées dans la perfection, reçoivent très ordinairement des illustrations qui leur manifestent les choses présentes ou absentes ; elles les connaissent par une lumière qui brille dans leur esprit déjà illuminé et purifié. Nous pouvons appliquer à ce que nous avançons ce passage des Proverbes : Quomodo in aquis resplendent vultus prospicientium, sic corda hominum manifesta sunt prudentibus 1. Ce qui veut dire : De même que dans les eaux se reproduit le visage de ceux qui s’y regardent, ainsi les cœurs des hommes sont manifestés aux prudents, c’est-à-dire à ceux qui ont la sagesse des Saints, appelée prudence par l’Écriture sacrée.

C’est d’une manière analogue que ces mêmes prudents connaissent parfois d’autres choses encore, mais non pas toujours celles qu’ils désirent connaître, car cela n’est le partage que de ceux qui ont ce don à l’état d’habitus, et encore ne l’ont-ils pas toujours et en toutes choses, car il reste subordonné au bon plaisir de Dieu. Toutefois il est à remarquer que les personnes dont l’esprit est purifié ont une très grande facilité à connaître — les unes plus, les autres moins — ce que les autres ont dans le cœur, quel est leur esprit intérieur, quelles sont leurs penchants, leurs talents. Elles le connaissent par des indices extérieurs, très minces parfois, par leurs paroles, par leurs mouvements, et d’autres façons encore.

Le démon peut tout cela, parce qu’il est esprit. L’homme spirituel le peut aussi, suivant la parole de l’Apôtre : Spiritualis judicat omnia 2. L’homme spirituel juge de tout. Et cette autre : Spiritus omnia scrutatur, etiam profunda Dei 3. L’esprit scrute toutes choses, même ce qu’il y a en Dieu de plus profond.

1 Prov., XXVII, 19. 2 I Cor., II, 15. 3 Ibid., 10.

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Les personnes spirituelles ne peuvent connaître naturellement les pensées des autres et ce qu’il y a dans leur intérieur : mais, encore une fois, elles peuvent le connaître à certains indices, grâce à une illumination surnaturelle. Il est vrai qu’il est facile de se tromper en jugeant par indices extérieurs, et cependant le plus souvent elles rencontrent juste. Mais après tout, on ne peut avoir en tout cela d’assurance, car le démon s’y entremêle très facilement et très subtilement, ainsi que nous allons le dire. Il convient donc de rejeter toujours ce genre de connaissances.

Que les hommes spirituels puissent avoir connaissance des faits et gestes des personnes absentes, nous en avons une preuve au IVe Livre des Rois. Giezi, serviteur d’Élisée, voulait celer à son maître qu’il avait reçu de l’argent de Naaman le Syrien. Mais Élisée lui dit : Nonne cor meum in praesenti erat, cuando reversus est homo de curru suo in occursum tui 1 ? Ce qui signifie : Mon cœur n’était-il pas présent quand Naaman fit retourner son char et vint au-devant de toi ?

Ceci a lieu par une opération spirituelle. Grâce à elle, l’esprit voit le fait comme s’il se passait en sa présence. Nous en trouvons un autre exemple au même Livre.

Élisée ayant connaissance de tout ce que le roi de Syrie concertait en secret avec les chefs de son armée, en avertissait le roi d’Israël, en sorte que les plans du roi de Syrie se trouvaient déjoués. Ce prince, voyant tous ses secrets découverts, dit à ses gens : Pourquoi ne me dites-vous pas lequel d’entre vous me trahit auprès du roi d’Israël ? Alors, un de ses serviteurs lui dit : Nequaquam, Domine mi Rex, sed Eliseus propheta, qui est in Israël, indicat regi Israël omnia verba quœcumque locutus fueris in conclavi tue 2. Il

1 IV Reg. v. 26 2 Id., v. 12.

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n’en est pas ainsi, Seigneur mon Roi. C’est le prophète Élisée, qui est en Israël, qui fait connaître au roi d’Israël tout ce que vous dites en secret.

Toutes ces connaissances et d’autres encore s’impriment dans l’âme passivement, sans qu’elle y contribue en rien. Il arrivera qu’une personne, qui ne s’attend à rien, aura soudain l’intelligence très vive de ce qu’elle lit ou de ce qu’elle entend, et cette intelligence est beaucoup plus lumineuse que les paroles dont il s’agit, prises littéralement. Parfois elle ne comprendra pas les paroles, parce qu’elles seront dans la langue latine qu’elle ignore, et cependant elle en aura l’intelligence.

Des erreurs que le démon peut causer et qu’il cause effectivement dans ce genre de connaissances, il y aurait beaucoup à dire, car ses pièges sont ici très cachés et très dangereux. Il peut, par suggestions, représenter à l’âme toutes sortes de connaissances intellectuelles et les lui imprimer si avant, que l’âme y donnera une créance absolue ; et si elle est peu humble et peu défiante d’elle-même, il lui persuadera mille mensonges. La suggestion s’impose si puissamment à certaines personnes, surtout quand chez elles le sens est faible, qu’elle fait naître une assurance et une conviction extraordinaires, et il faut à l’âme de grands efforts et beaucoup d’oraison pour s’en défaire.

Parfois le démon présentera faussement, mais dans une lumière très vive, les péchés d’autrui, le mauvais état des consciences et des âmes, afin de diffamer le prochain et pour que la manifestation qui en sera faite amène des péchés. Cette âme croira qu’elle agit par zèle et afin qu’on recommande ces personnes à Dieu. Il est vrai que parfois Dieu découvre à des âmes saintes les besoins du prochain, afin qu’elles prient ou qu’elles y apportent remède. C’est ainsi que Jérémie reçut connaissance de la faute du prophète Baruch, afin qu’il l’en avertit 1. Mais fort souvent c’est l’œuvre du démon ; ses suggestions sont fausses et tendent à jeter dans l’infamie, le péché, le désespoir. Nous en voyons beaucoup d’exemples. D’autres fois ce sont des connaissances d’un autre genre qu’il suggère très fortement et auxquelles il fait ajouter foi.

Toutes ces connaissances, qu’elles viennent de Dieu ou qu’elles n’en viennent point, servent fort peu à l’âme pour s’avancer vers Dieu, si elle y prend un point d’appui. Supposé qu’elle n’ait pas soin de les rejeter, elles lui seront au contraire une entrave ; elles lui nuiront même beaucoup et la feront tomber dans je ne sais combien d’erreurs. C’est que tous les périls et tous les inconvénients qui peuvent naître des connaissances surnaturelles dont il a été précédemment question, et d’autres encore, peuvent se rencontrer ici.

Je me bornerai donc à recommander aux âmes d’être soigneuses de s’en défaire, et de s’efforcer de cheminer vers Dieu en ignorance. Qu’elles ne manquent point par ailleurs d’en rendre compte à leur confesseur ou à leur directeur, et qu’elles s’en tiennent à ce qu’il leur dira. Celui-ci devra leur apprendre à passer par-dessus tout cela et à n’y point donner d’importance, puisque par le fait, c’est sans utilité aucune dans le chemin de l’union. Du reste, ainsi que nous l’avons déjà dit, ces dons accordés passivement à l’âme laissent toujours en elle l’effet voulu de Dieu, sans qu’elle y mêle son consentement.

Je crois inutile d’indiquer ici les effets que produisent les révélations vraies et ceux qui naissent des révélations fausses : ce serait fatiguer en vain le lecteur. Ces effets d’ailleurs ne sauraient s’exposer brièvement, car les connaissances dont il s’agit étant très nombreuses et très

1 Jerem., xiv, 3.

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variées, leurs effets le sont aussi. Qu’il suffise de dire que les bonnes produisent des effets bons et conduisent au bien tandis que les mauvaises produisent des effets mauvais et mènent au mal. Recommander de les rejeter toutes c’est donner une règle suffisante pour mettre à l’abri de l’erreur.

CHAPITRE XXVII. SECOND GENRE DE RÉVÉLATIONS : LA MANIFESTATION DES SECRETS. COMMENT LES RÉVÉLATIONS DE CETTE NATURE PEUVENT SERVIR A L’UNION DIVINE, ET COMMENT ELLES PEUVENT Y FAIRE OBSTACLE. ERREURS SANS NOMBRE QUE LE DÉMON PEUT CAUSER EN CETTE MATIÈRE.

Nous avons donné au second genre de révélations le nom de manifestation des secrets et des mystères. Cette manifestation peut être de deux sortes. Ou bien elle concerne Dieu lui-même, ce qui comprend la révélation du mystère de la très sainte Trinité et de l’Unité divine, ou bien elle concerne ce que Dieu est en ses œuvres, ce qui comprend le reste des articles de notre sainte foi catholique, avec les vérités et les propositions explicites qui s’y rapportent. À ce dernier genre appartiennent beaucoup des révélations des prophètes, beaucoup de promesses ou de menaces faites de la part de Dieu, beaucoup d’événements, passés ou futurs, se rapportant à la foi. Nous pouvons comprendre aussi dans ce second genre de révélations beaucoup d’événements particuliers, que Dieu révèle concernant l’univers en général ou des royaumes, des provinces, des sociétés, des familles, des personnes en particulier. Les Livres saints nous fournissent une foule d’exemples de ce genre de révélations, spécialement les Livres des prophètes qui abondent en révélations de cette nature.

C’est chose si claire et si connue, que je passe ces faits sous silence. Je ferai seulement remarquer que ces révélations n’ont pas uniquement lieu verbalement. Dieu les opère de bien des manières différentes : tantôt il se sert de la parole, tantôt il emploie les signes, les figures, les images et les similitudes seulement, tantôt il joint les

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unes aux autres. C’est ce que nous voyons dans les pro­phètes et très spécialement dans l’Apocalypse, où nous trouvons tous les genres de révélations que nous avons indiquées jusqu’ici et celui dont nous parlons maintenant.

Ces révélations du second genre, Dieu les accorde encore de notre temps à qui il lui plaît. Il révèle à certaines per­sonnes le temps qu’elles ont à vivre, les épreuves qui les attendent, ce qui doit arriver à telle ou telle personne, à tel ou tel royaume. Il découvre aussi à quelques âmes les mystères de notre foi et leur en démontre la vérité. Ceci toutefois ne peut s’appeler proprement révélation, puisque c’est chose déjà révélée. C’est plutôt une mani­festation et une élucidation de vérités déjà connues.

Le démon peut se mêler beaucoup à ce genre de révé­lations. En effet, comme elles ont ordinairement lieu au moyen de paroles, de figures, de similitudes, il est facile à notre ennemi de contrefaire tout cela. Il le peut moins facilement quand les révélations sont présentées nuement à l’esprit Si donc, de quelque manière que ce soit, il nous était révélé concernant la foi quelque chose de nouveau et de différent de ce que nous devons croire, nous ne devrions y consentir en façon quelconque, quand bien même il nous paraîtrait certain que c’est un ange du ciel qui nous le dit. C’est la recommandation de saint Paul : Licet nos, aut Angelus de coelo evangelizet vobis prœterquam quod evangelizavimus vobis, anethema sit 1. C’est-à-dire : Quand moi-même ou un ange du ciel vous annoncerions autre chose que ce que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème.

Comme il n’y a plus un seul article à ajouter à notre foi outre ceux qui ont déjà été révélés à l’Église, non seulement une âme ne doit pas admettre ce qui lui serait révélé de nouveau, mais elle doit user de la précaution que voici.

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Afin d’éviter d’admettre des nouveautés subtilement déguisées et de conserver toute la pureté de sa liaison à la foi, s’il arrivait que des vérités déjà révélées lui fussent découvertes de nouveau, elle ne devrait pas les croire parce qu’on les lui découvre actuellement, mais parce qu’elles ont déjà été suffisamment révélées à l’Église. Fermant les yeux de l’entendement à la révélation qui lui en est faite, qu’elle s’appuie simplement sur la doctrine de l’Église et sur la foi que l’Église enseigne, parce que, suivant la parole de saint Paul, la foi vient de l’audition.

Que cette âme n’adapte pas facilement sa créance ni son entendement à ces vérités de foi révélées à nouveau, quelque conformes à la vérité qu’elles apparaissent : autrement elle pourrait tomber dans quelque piège. Le démon, en effet, quand il veut tromper une âme et lui infiltrer ses mensonges, commence par lui jeter en appât des choses vraies ou vraisemblables, afin de capter sa confiance ; ensuite il lui propose une erreur. Il imite celui qui coud le cuir avec un poinçon. Il fait d’abord passer le poinçon, et ensuite le fil flasque, qui n’aurait pu pénétrer s’il n’avait été précédé du poinçon solide.

Qu’on y prenne bien garde. Supposé même qu’il s’agisse d’une vérité et qu’il n’y ait point de piège, l’âme doit éviter avec soin les connaissances claires concernant la foi, afin de conserver sa foi dans toute sa pureté et toute son intégrité. C’est à ce prix qu’elle parviendra, par la nuit de l’entendement, à la divine lumière de l’union. Il est d’une si haute importance, en toute révélation nouvelle, de s’attacher les yeux fermés aux prophéties anciennes, que l’apôtre saint Pierre, après avoir vu sur le Thabor quelque chose de la gloire du Fils de Dieu, nous dit dans son Épître canonique : Habemus firmiorem propheticum sermonenz, cui

1 Galat., I, 8.

1 Fides ex auditu. (Rom., x, 17.)

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benefacitis attendentes 1. Comrne s’il disait : Bien que la vision du Christ notre Maître sur la montagne soit véritable, plus ferme et plus certaine est la parole de la prophétie révélée, et vous ferez bien d’y attacher vos âmes.

Si pour tous ces motifs nous devons fermer les yeux aux révélations et aux propositions nouvelles concernant la foi, combien plus devons-nous nous refuser à croire et admettre celles qui en diffèrent ! Si nous étions inconsidérés sur ce point, le démon prendrait tant de pied chez nous que nous serions infailliblement trompés en nombre de points, tant l’ennemi donnerait de vraisemblance à ses propositions et de force à ses suggestions. Il sait mettre en avant tant de convenance et de si belles apparences, afin de captiver l’adhésion de l’esprit, il imprime ses sophismes si profondément dans le sens et dans l’imagination, qu’on est convaincu que tout cela est véritable. Cette persuasion et l’attachement à la chose révélée monte à un tel degré, que pour peu que l’âme soit dépourvue d’humilité, on aura toutes les peines du monde à la tirer de son erreur et à lui faire admettre la proposition contraire.

L’âme pure et prudente, humble et simple, doit résister avec autant de force et de soin aux révélations et aux autres visions qu’aux plus dangereuses tentations. Et.en effet, ce n’est pas en les recherchant, c’est en les rejetant qu’on arrive à l’union d’amour. C’est ce qu’a voulu dire Salomon, quand il a demandé : Quel besoin a l’homme de rechercher ce qui est au-dessus de sa capacité naturelle 2 ? Comme s’il avait dit : L’homme, pour être parfait, n’a aucun besoin de rechercher le surnaturel par voie surnaturelle, car c’est au-dessus de sa capacité.

Nous avons déjà répondu, aux chapitres XIX et XX de ce livre, aux objections qu’on peut faire à cette doctrine. Je renvoie donc le lecteur à ce qui a été dit en ce lieu et je clôture ce qui concerne les révélations. Qu’il suffise de savoir que, de toutes les révélations l’âme doit se garder rudemment, si elle veut s’avancer, pure et libre d’erreurs, par la nuit de la foi jusqu’à l’union divine.

CHAPITRE XXVIII. DES LOCUTIONS INTÉRIEURES, PRÉSENTÉES SURNATURELLEMENT A L’ESPRIT. ELLES SONT DE PLUSIEURS GENRES.

Je prie le lecteur de garder toujours présent à l’esprit le but que je me propose dans ce Livre qui est de guider l’âme82 à travers toutes les connaissances naturelles et surnaturelles, sans erreur ni entrave, jusqu’à l’union divine. Il comprendra ainsi pourquoi j’évite de m’étendre longuement sur les connaissances de l’âme, comme aussi de subdiviser mon sujet autant que quelques-uns pourraient le désirer. C’est à dessein que je le fais, car je crois les avis, les éclaircissements et les témoignages précédemment donnés très suffisants pour mettre les âmes à même de se comporter prudemment en toute situation, soit extérieure, soit intérieure, et savoir passer outre.

J’ai pour ce motif été bref en ce qui concerne les prophéties et les autres connaissances surnaturelles, au sujet desquelles il y avait beaucoup plus à dire, vu les différences et les variétés que comporte cette matière. Mais, à mon avis, c’est chose impossible à élucider entièrement. Je me contente donc de donner la substance de la doctrine et d’indiquer les précautions à prendre dans les cas indiqués, et en d’autres équivalents qui peuvent s’offrir.

Je ferai de même en ce qui concerne la troisième classe de connaissances que nous avons appelées locutions surnaturelles. Elles se présentent aux personnes spirituelles sans l’intermédiaire du sens corporel. On peut les réduire à trois catégories distinctes : les paroles successives, les paroles formelles et les paroles substantielles.

J’appelle paroles successives des propositions et des sentences que l’esprit, recueilli en lui-même, forme à part soi. Les paroles formelles sont des paroles distinctes et précises, que l’esprit ne forme pas, mais qu’il reçoit d’un autre, tant dans le recueillement que hors du recueillement. Les paroles substantielles sont des paroles précises qui agissent sur la substance de l’âme et qui opèrent substantiellement ce qu’elles signifient ; elles sont reçues soit dans le recueillement, soit hors du recueillement. Nous traiterons par ordre de ces différentes locutions.

CHAPITRE XXIX. DES PAROLES SUCCESSIVES. — LEUR ORIGINE. — UTILITÉ QU’ELLES PEUVENT AVOIR ET DANGERS QU’ELLES PRÉSENTENT.

Les paroles successives ne se produisent que lorsque l’esprit est recueilli et pense profondément. Il discourt alors sur le sujet qui l’occupe et forme des propositions pleines de justesse. Il le fait avec tant de lucidité, il raisonne sur des choses inconnues de lui si pertinemment, il en découvre de nouvelles avec tant d’à-propos, qu’il lui semble que ce n’est pas lui qui conçoit ce discours, mais que c’est un autre qui lui parle et l’instruit, et il faut avouer qu’il a bien des raisons de le penser. En réalité il se parle à lui-même, comme une personne le ferait avec une autre. Et cependant il y a quelque chose de plus, car l’entendement sert alors d’instrument à l’Esprit-Saint, qui l’aide à former et à produire ces conceptions, ces paroles, ces raisonnements pleins de justesse. L’entendement ensuite se les prononce à lui-même, comme s’il s’adressait à un interlocuteur.

Il est alors uni en profond recueillement à la vérité qui l’occupe, et l’Esprit divin lui est uni par cette même vérité, car l’Esprit-Saint est toujours uni à la vérité. Tandis que l’entendement communique ainsi avec l’Esprit de Dieu par l’intermédiaire de cette vérité, il déduit intérieurement et d’une manière successive des vérités qui sont comme le corollaire de celle qui l’occupe. L’Esprit-Saint, qui se fait alors son maître, lui donne l’impulsion et la lumière.

C’est une des manières dont l’Esprit de Dieu s’y prend pour nous enseigner. L’entendement, instruit et éclairé par ce maître divin, comprend les vérités et formes en même temps de lui-même des propositions concernant les vérités qu’on lui communique83, de façon qu’on pourrait dire ici : la voix est de Jacob et les mains sont d’Ésaü, Celui en qui la chose se passe ne pourra se persuader qu’il en est ainsi, il croira que les paroles sont d’une tierce personne. C’est qu’il ignore avec quelle facilité l’entendement peut s’adresser à lui-même, sur des pensées et des vérités qui lui sont communiquées par un tiers, des paroles qui semblent venir d’une autre personne.

Dans cette communication, dans cette illustration de l’entendement, il n’y a pas d’erreur ; mais l’erreur peut se produire, et elle se produit effectivement, dans les paroles précises que l’entendement forme sous cette influence. Cette lumière qu’il reçoit étant très subtile et très spirituelle, il ne s’en laisse pas toujours bien informer, et comme c’est lui-même, nous venons de le dire, qui produit les raisonnements, il s’ensuit que souvent il les produit inexacts ; d’autres fois il les forme vraisemblables, mais défectueux. Il commence par déduire la vérité de son principe, puis il y mêle son industrie personnelle qui est grossière, en sorte que facilement il dévie, continuant néanmoins à s’exprimer comme si c’était un autre qui lui parlait.

J’ai connu une personne favorisée de ces locutions successives. Eh bien ! au milieu de propositions très vraies et très substantielles formées de cette manière au sujet du saint Sacrement de l’Eucharistie, il y en avait quelques-unes de positivement hérétiques. En vérité, je suis surpris de ce qu’on voit se produire en ce genre de notre temps. Voici une âme qui a pour quatre maravédis de méditation : si elle expérimente, en un moment de recueillement, quelque locution de cette nature, aussitôt tout est qualifié de divin. Et dans la persuasion qu’il en est ainsi, elle déclare : Dieu m’a dit, Dieu m’a répondu. Cependant il n’en est rien. Comme je le disais tout à l’heure, cette personne s’est parlé à elle-même.

Il y a plus. Le désir qu’inspirent ces sortes de choses, l’attachement qu’y a l’esprit, amène à se renouveler à

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soi-même ces réflexions. Et toujours c’est Dieu qui parle, c’est Dieu qui répond. Si ces personnes ne s’imposent un frein sévère, si leur directeur ne les oblige à mettre fin à ce genre de discours, il en résultera de véritables extravagances.

Dans tout cela il y a bien plus de bavardage et d’impureté spirituelle que d’humilité, de mortification de l’esprit. On se figure qu’on est très favorisé et que Dieu vous a parlé ; mais en réalité tout se réduit à presque rien, à rien, ou à moins que rien. En effet, ce qui n’engendre ni l’humilité ni la charité, ni la mortification, ni la sainte simplicité, ni le silence, qu’est-ce, je le demande ?

Cette façon de faire, je le déclare, peut entraver beaucoup dans la voie de l’union divine, car elle éloigne l’âme de l’abîme de la foi, dans lequel l’entendement doit se plonger au milieu des ténèbres. C’est dans les ténèbres de la foi qu’il avance par l’amour, et non par les discours sans fin.

Vous me direz peut-être pourquoi l’entendement se priverait-il de ces vérités que l’Esprit-Saint, vous venez de le dire, illumine pour lui, puisque, s’il en est ainsi, ce ne peut être chose mauvaise ? Je réponds que l’Esprit-Saint illumine l’entendement recueilli et qu’il l’illumine suivant le mode de son recueillement, mais que l’entendement ne peut avoir de recueillement meilleur que celui de la foi. Aussi l’Esprit-Saint ne l’illumine nulle part plus abondamment que lorsqu’il est plongé dans la foi. En effet, plus une âme est pure, riche de foi vive et parfaite, plus elle a de charité infuse. Et plus elle a de charité, plus l’Esprit-Saint l’illumine et lui communique ses dons, en sorte que la charité est tout à la fois la cause des dons du Saint-Esprit et le moyen par lequel ils sont communiqués.

Il est vrai que dans cette illumination partielle de certaines vérités, il communique une certaine lumière ; mais la lumière de foi, sans connaissance claire, surpasse autant l’autre en valeur que l’or très pur surpasse un vil métal ; et sous le rapport de l’abondance, il y a autant de différence qu’entre la mer et une goutte d’eau. D’un côté, la sagesse est communiquée touchant une, deux ou trois vérités ; de l’autre, toute la Sagesse de Dieu est communiquée, c’est-à-dire le Fils de Dieu lui-même, qui se communique à l’âme dans la foi.

Vous me direz que des deux côtés il y a profit et que l’un n’empêche pas l’autre. Je réponds que les choses extraordinaires sont un grand obstacle, si l’âme en fait cas. S’occuper de connaissances claires et de peu d’importance suffit pour priver l’âme de la communication qui vient de l’abîme de la foi, par laquelle Dieu enseigne l’âme surnaturellement dans le secret, la fait monter dans les vertus et l’enrichit de ses dons d’une manière inconcevable.

Quant au profit qu’apporte la communication successive, ce n’est pas en y appliquant volontairement son entendement que l’âme le perçoit. Par là elle ne ferait au contraire que s’en priver, selon cette parole que la Sagesse lui adresse au Cantique des Cantiques : Détourne tes yeux de moi, car ils m’obligent à prendre mon vol, c’est-à-dire à te quitter pour m’élever plus haut 1. Le profit se perçoit lorsque l’âme, évitant d’appliquer les forces de son entendement à la communication spirituelle qui lui est faite, se contente d’appliquer sa volonté à aimer Dieu, car c’est par l’amour que les biens spirituels se communiquent. De cette façon la communication devient plus abondante.

Si, au contraire, dans les communications surnaturelles et passives, l’activité naturelle de l’entendement et des autres puissances se met en mouvement, sa basse capacité reste en dessous de sa tâche, et nécessairement elle modifiera les communications et les rabaissera à son mode propre,

1 Averte oculos tuos a me, quia ipsi me avolare fecerunt. (Cant., vi, 4.)

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en un mot elle les faussera. D’où il résultera forcément que l’entendement formera des propositions erronées. Ce ne sera plus alors du surnaturel ou quelque chose qui s’en rapproche, ce sera du naturel, du vulgaire et du faux. Il y a des entendements si vifs et si subtils, que, pour peu qu’ils soient absorbés par quelque réflexion, c’est pour eux chose de la dernière facilité de discourir ainsi naturellement, en formant des propositions brillantes. Mais tandis que l’on se persuade que c’est l’œuvre de Dieu, c’est tout simplement, redisons-le, l’entendement qui, dégagé de l’opération des sens et sans aucun secours surnaturel, produit cette œuvre. Il pourrait faire plus encore. Le cas est très fréquent. Aussi, bien des personnes se croient faussement favorisées d’une haute oraison et d’une intime communication avec Dieu. Elles écrivent ou font écrire ce qui leur arrive, et bien souvent il n’y aura là rien de substantiel quant à la vertu, ce ne sera qu’une occupation entièrement vaine.

Que ces personnes s’étudient à fonder leur volonté dans un amour humble et fort, à travailler sérieusement, enfin à souffrir en vue d’imiter la vie du Fils de Dieu et sa mortification universelle84. C’est par ce chemin qu’on obtient tous les biens spirituels, non par la multitude des discours intérieurs.

Dans ces paroles successives, le démon a beau jeu, spécialement s’il s’agit de personnes qui y sentent du goût et du penchant. Commencent-elles à se recueillir, il leur présente abondante matière à digression, sur laquelle l’entendement se met à former par suggestion des pensées et des paroles, tandis que son ennemi le trompe subtilement par des apparences de vérité. C’est de cette façon qu’il se communique à ceux qui ont fait avec lui un pacte exprès ou tacite. Il a communiqué ainsi avec certains hérétiques, notamment les hérésiarques, dont il remplissait l’esprit

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de conceptions et de raisonnements très subtils, mais faux, trompeurs et erronés.

De ce qui précède il ressort que ces locutions successives peuvent naître en l’entendement de trois causes : l’Esprit de Dieu qui le meut et l’illumine, la lumière naturelle de l’esprit, enfin le démon qui parle par suggestion Si l’on demande maintenant à quels signes on peut reconnaître qu’elles procèdent de telle cause ou de telle autre, je réponds qu’il est assez difficile de les indiquer d’une manière complète. On peut cependant donner quelques marques générales. Ce sont les suivantes.

Si, tandis que les pensées et les paroles se forment en elle, l’âme sent en même temps l’infusion d’un amour accompagné d’humilité et de révérence envers Dieu, c’est un signe de la présence de l’Esprit-Saint, car chaque fois qu’il accorde quelque faveur, elle est comme enveloppée de ces trois dispositions85. Lorsque les paroles procèdent uniquement de la lumière naturelle et de la vivacité de l’entendement, celui-ci agit seul, et cette opération des vertus fait défaut. Pourtant il est vrai de dire que la volonté peut aimer naturellement par le simple effet de la connaissance des vérités alors mises en lumière. Mais une fois la méditation finie, la volonté reste sèche, sans penchant toutefois vers la vanité et le péché, à moins que le démon ne survienne avec quelque tentation, ce qui n’arrive pas aux âmes droites, parce qu’ordinairement leur volonté reste ensuite attachée à Dieu et portée au bien.

Parfois cependant la volonté pourra se trouver sèche, bien que la communication ait été du bon esprit, Dieu l’ordonnant ainsi pour le bien de l’âme. D’autres fois, l’âme sentira peu l’opération et le mouvement des vertus, et pourtant ce qu’elle aura éprouvé aura eu Dieu pour auteur. De là vient qu’il est, à mon avis, assez difficile de reconnaître par les effets produits l’origine de ce qui s’est passé

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dans l’âme. Néanmoins ceux que j’ai indiqués sont les plus ordinaires ; tantôt ils sont plus accentués, tantôt ils le sont moins.

Les effets de l’opération du démon sont, eux aussi, malaisés à connaître. D’ordinaire, il est vrai, la volonté alors se trouve sèche par rapport à l’amour divin, l’esprit est porté à la vanité, à la propre estime, à la complaisance en soi-même. Mais d’autres fois, l’âme a une fausse humilité et des sentiments de ferveur qui ont leur racine dans l’amour-propre. Tellement que les personnes en qui ces choses se passent ont besoin d’être très avancées dans la vie spirituelle pour en faire le discernement. Si le démon a recours à cette ruse, c’est pour se mieux déguiser, car il est très habile à faire verser des larmes et à inspirer de belles pensées, qui ouvrent ensuite la porte à des sentiments dont il est l’auteur.

Un signe qui se rencontre toujours lorsque les communications intérieures viennent de lui, c’est qu’il porte la volonté à en faire grand cas. Son but est d’occuper les âmes de ce qui ne conduit point à la vertu, de ce qui expose même à la ruine celle que l’on pourrait avoir.

Pour n’être ni trompé ni entravé par ces communications, quelle qu’en puisse être l’origine, tenons-nous à cette précaution : n’en faisons point trésor, mais bornons-nous à diriger fortement notre volonté vers Dieu, à observer parfaitement sa loi et ses saints conseils : c’est la sagesse des Saints. Contentons-nous d’adhérer aux mystères et aux vérités de notre foi dans la simplicité, tels que l’Église nous les propose : cela suffit pour enflammer notre volonté. Évitons ces profondeurs et ces curiosités toujours périlleuses. En voilà assez concernant les paroles successives.

CHAPITRE XXX. DES PAROLES FORMELLES. — DANGERS AUXQUELS ELLES PEUVENT EXPOSER. — IMPORTANTE PRÉCAUTION À PRENDRE.

Le second genre de paroles intérieures comprend les paroles formelles que l’esprit peut percevoir par voie surnaturelle, sans l’intermédiaire des sens, soit durant le recueillement, soit hors du recueillement. Je les appelle formelles, parce qu’il semble à notre esprit qu’elles sont proférées par une autre personne, sans que lui-même y contribue en rien. Elles diffèrent sous plusieurs rapports de celles dont nous venons de parler, car non seulement elles se produisent sans la participation de l’esprit, mais, comme je : viens de le dire, elles ont lieu sans qu’il soit recueilli et alors qu’on ne songe aucunement à ce dont on nous parle. Ceci n’arrive pas pour les paroles successives, qui concernent toujours le sujet sur lequel on réfléchit.

Quelquefois ces paroles sont très précises, d’autres fois elles le sont moins. Souvent ce sont des phrases suivies, tantôt comme répondant à notre esprit, tantôt comme lui adressant soudain la parole. Parfois ce n’est qu’un mot ; d’autres fois deux, ou davantage. Elles peuvent être successives comme les précédentes et durer quelque temps alors elles enseignent l’âme ou l’informent de quelque chose. Tout cela, sans que l’esprit y soit pour rien : c’est comme une personne qui parle à une autre. Nous lisons que ceci est arrivé à Daniel. Le prophète lui-même déclare qu’un ange parlait en lui Cet ange prononçait des paroles formelles et successives dans « son esprit et l’instruisait. L’ange dit en termes exprès qu’il était venu pour l’instruire.

1 Non plus supere quam oportet sapere. (Rom., xn, 3.)

1 Dan., ix, 22.

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Quand les paroles ne sont que formelles, leur effet sur l’âme est peu considérable. D’ordinaire elles ont pour but d’instruire et de donner lumière sur quelque point, et il n’est pas nécessaire que l’effet soit plus accentué que la fin ne le requiert. Ces paroles, si Dieu en est l’auteur, produisent toujours leur effet dans l’âme. Elles l’assouplissent et l’éclairent relativement à l’ordre qu’on lui intime ou à l’instruction qu’on lui donne. À la vérité, elles n’ôtent pas toujours la répugnance et la difficulté ; d’ordinaire même, elles les font croître, Dieu le permettant ainsi pour mieux instruire l’âme, pour l’établir dans l’humilité, en un mot pour son plus grand bien. Ceci arrive spécialement quand il impose l’acceptation des prééminences ou de ce qui peut procurer de l’honneur. S’agit-il d’humiliation et d’abaissement, Dieu donne plus de facilité et de souplesse.

Nous lisons dans l’Exode que lorsqu’il donna l’ordre à Moïse d’aller trouver Pharaon et de délivrer son peuple, Moïse y sentit une telle répugnance, que Dieu dut lui renouveler trois fois le commandement et lui donner des signes. Encore tout cela ne suffit-il pas : il fallut que Dieu lui associât Aaron, qui portât une partie de l’honneur de cette mission.

Les paroles et les communications viennent-elles du démon, le mauvais esprit au contraire donne facilité et souplesse pour ce qui est élevé et répugnance pour ce qui est bas. Dieu hait tellement dans les âmes le penchant aux prééminences que, même lorsqu’il leur commande de les accepter, il ne veut pas voir en elles le goût et le désir du commandement.

La docilité que Dieu imprime d’ordinaire par le moyen de ces paroles formelles est différente de celle qui naît des paroles successives. Ces dernières n’ont pas tant d’action sur l’esprit et n’impriment pas tant de souplesse. La différence vient de ce que les paroles formelles sont plus précises et que l’entendement n’y met rien du sien. Ce qui n’empêche pas que certaines paroles successives puissent produire plus d’effet à cause de l’intime communication qu’il y aura eu entre l’Esprit divin et l’esprit humain. Mais le mode diffère beaucoup. Quand il s’agit de paroles formelles, l’âme ne peut se demander si c’est elle-même qui les prononce, car il lui est évident que non, surtout si elle ne songeait aucunement à ce qui lui est dit ; ou, si elle y songeait, elle connaît très clairement et très distinctement que les paroles viennent d’ailleurs.

De toutes ces paroles formelles, pas plus que des paroles successives, l’âme ne doit faire cas ; car outre que ce serait s’occuper l’esprit de ce qui n’est pas le moyen légitime et prochain de l’union avec Dieu — ce moyen est la foi, — car on courrait risque de se laisser tromper par le démon. Parfois, en effet, il est difficile de distinguer celles qui viennent du bon esprit de celles qui viennent du mauvais. Comme ces paroles, ainsi que je l’ai dit, ne produisent pas un effet bien accentué, on en fait difficilement la distinction par les effets. Quelquefois celles qui viennent du démon ont une action plus sensible sur les imparfaits, que celles du bon esprit n’en ont sur les âmes avancées dans la vie spirituelle.

Qu’elles viennent du bon ou du mauvais esprit, il ne faut pas se hâter d’exécuter ce qu’elles portent ni en faire estime, mais il faut en rendre compte à un confesseur d’esprit rassis ou à une autre personne sage et prudente, afin qu’après avoir examiné ce qu’il convient de faire, ils donnent leur avis. L’âme se conduira d’après cet avis, avec résignation et abandon. Que si l’on ne rencontre personne capable de donner conseil, mieux vaut n’en parler à personne et prendre de ces paroles ce qu’elles contiennent de substantiel et de sûr, sans faire cas du reste ; car l’âme pourrait rencontrer des confidents qui lui nuiraient au lieu

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de lui être utiles. Il ne faut pas se fier à tout le monde, car en chose si grave, rencontrer juste ou se tromper peut avoir de sérieuses conséquences.

Qu’on ait grand soin de ne jamais rien faire ni rien admettre de soi-même de ce qu’on aura entendu ; mais qu’on agisse avec beaucoup de réflexion et en prenant conseil, car cette matière est sujette à des pièges subtils et vraiment étranges. Tellement qu’une âme, amie de ces sortes de choses, ne manquera pas de tomber en quantité d’erreurs, soit médiocres, soit notables : c’est ma conviction.

Nous avons parlé de ces dangers et des précautions qu’il convient de prendre aux chapitres XVII, XVIII, XIX et XX de ce Livre. J’y renvoie donc le lecteur, sans m’y arrêter davantage. Je me borne à répéter que l’avis le meilleur et le plus sûr qu’on puisse donner en ceci est de ne faire aucun cas de tout ce qu’on peut éprouver en ce genre.

CHAPITRE XXXI. DES PAROLES SUBSTANTIELLES. CE QUI LES DISTINGUE DES PAROLES FORMELLES. PROFIT QU’ELLES APPORTENT.DISPOSITION DE RÉSIGNATION ET DE RÉVÉRENCE OÙ L’ÂME DOIT SE METTRE A LEUR ÉGARD.

Nous avons appelé paroles substantielles celles qui forment le troisième genre de paroles intérieures. Elles sont formelles, aussi bien que les précédentes, car elles s’impriment dans l’âme d’une manière très précise ; mais il y a cette différence que la parole substantielle se grave avec force dans la substance de l’âme, ce que ne fait pas celle qui est simplement formelle. Il est donc vrai de dire que si toute parole substantielle est formelle, toute parole formelle n’est pas substantielle, mais seulement celle-là qui imprime substantiellement dans l’âme ce qu’elle signifie.

Notre-Seigneur, par exemple, dit formellement à une âme : Sois vertueuse, et aussitôt elle devient substantiellement vertueuse. Ou bien il lui dit : Aime-moi, et aussitôt elle possède et sent en elle-même un amour substantiel. Ou bien encore, alors qu’elle est sous l’empire d’une crainte très vive, il lui dit : Ne crains pas, et elle sent aussitôt une grande assurance, une grande tranquillité. C’est que, selon la parole du Sage, la parole de Dieu est pleine de puissance 1. Elle opère donc substantiellement dans l’âme ce qu’elle signifie. David disait dans le même sens : Le Seigneur donnera à sa voix une voix de puissance 2.

Ceci s’est vérifié en Abraham. Dieu lui ayant dit : Marche en Ina présence et sois parfait 3, sur-le-champ il fut parfait et marcha devant Dieu en profonde révérence. Ce pouvoir

1 Sermo illius polestate plenus est. (Eccl., vin. 4.)

2 Ecce clabit voci suce vocem rirtutis. (Ps. Lxval, 34.)

3 Ambula coram me el esto perfectus. (Gen., xvii, 1.)

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de la parole de Dieu se voit aussi dans l’Évangile. Jésus-Christ guérissait les malades et ressuscitait les morts par sa seule parole. C’est de la même manière qu’il accorde à certaines âmes des locutions substantielles. Elles sont d’un tel prix et d’une si haute valeur, qu’elles apportent à ces âmes vie, vertu, trésors incomparables. Parfois une seule de ces paroles communique à une âme plus de biens que toutes les bonnes œuvres de sa vie entière.

À l’égard de ces paroles, il ne peut être question pour l’âme de vouloir ou de ne vouloir pas, d’admettre ou de rejeter. Elle n’a pas davantage à craindre. Dieu, en effet ne prononce jamais ces paroles substantielles pour que l’âme les exécute : lui-même les opère en elle. C’est en ce point qu’elles diffèrent des paroles formelles et des paroles successives. Je dis que l’âme n’a ni à les admettre ni à les refuser, parce que Dieu n’a pas besoin de son consentement pour les opérer, et son refus ne peut en empêcher l’effet. Il ne lui reste donc qu’à se comporter à leur égard avec résignation et humilité.

L’effet de ces paroles se trouve comme incorporé en elle, et il est tout imprégné des biens de Dieu. Elle le reçoit passivement, en sorte que son action personnelle est nulle. Ici, point d’erreur à craindre, parce que l’entendement et le démon n’y peuvent jouer aucun rôle. Il n’est pas au pouvoir de notre ennemi d’opérer dans une âme un effet substantiel, de manière à lui imprimer sa parole en qualité d’habitus. Il faudrait pour cela que l’âme se fût donnée à lui par un pacte volontaire. Alors, résidant en elle en qualité de maître, il lui imprimerait ses effets, qui, dans ce cas, seraient des effets de malice. L’expérience nous apprend qu’il s’impose par suggestion à beaucoup d’âmes vertueuses et donne une grande force aux paroles qu’il leur adresse. Si ces âmes étaient mauvaises, il pourrait consommer en elles les funestes effets de ses paroles.

Mais pour ce qui est de contrefaire les effets des paroles substantielles qui viennent de Dieu, le démon en est entièrement incapable, parce que les paroles divines sont hors de pair avec toutes les autres. Comparées à elles, toutes les autres paroles ne sont rien, et leurs effets sont nuls si on les met en présence des leurs. C’est pour cela que le Seigneur disait par la bouche de Jérémie : La paille a-t-elle quelque chose à voir avec le froment ? Mes paroles ne sont-elles pas comme le feu et comme le marteau qui brise les pierres 1 ?

Ces paroles substantielles servent beaucoup pour l’union de l’âme avec Dieu. Plus elles sont intérieures, plus elles sont substantielles, et plus aussi elles sont avantageuses. Heureuse l’âme à qui Dieu les adresse ! Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute 2.

1 Quid paleis ad triticum ? Numquid non verba mea sunt quasi ignis, dicit Dominus, et quasi malleus conterens petram ? ( jerem., xxIii, 28, 29.)

2 Loquere, Domine, quia audit servus tuas. (1 Reg., iii, 10.)

CHAPITRE XXX II. DES SENTIMENTS INTÉRIEURS SURNATURELLEMENT COMMUNIQUÉS A L’ÂME. LEUR ORIGINE.-COMMENT L’ÂME DOIT SE COM­PORTER POUR QU’ILS NE LUI DEVIENNENT PAS UNE ENTRAVE DANS LE CHEMIN DE L’UNION.

Venons maintenant au quatrième et dernier genre de connaissances intellectuelles qui peuvent être perçues par l’entendement. Ce sont les sentiments spirituels qui s’offrent surnaturellement aux âmes d’oraison. Nous les avons rangés au nombre des connaissances distinctes de l’entendement.

Ces sentiments spirituels distincts peuvent être de deux sortes. Les premiers résident dans la volonté, les seconds dans la substance de l’âme. Les uns et les autres sont très variés. Ceux qui résident dans la volonté, s’ils ont Dieu pour auteur, sont déjà très élevés ; mais ceux qui affectent la substance même de l’âme sont de beaucoup plus sublimes, ils sont riches de biens inestimables. L’âme et ses guides spirituels ne connaissent pas et sont hors d’état de découvrir la cause d’où ils procèdent, et les voies par lesquelles Dieu opère une semblable faveur. Ces sentiments, en effet, ne dépendent ni de bonnes œuvres que l’âme aurait accomplies ni de réflexions qu’elle aurait faites, bien que tout cela soit une excellente disposition pour en être gratifié. Dieu les accorde à qui il veut, comme il veut et pour des raisons connues de lui seul.86

Une âme se sera exercée en des bonnes œuvres nombreuses, et Dieu ne la favorisera pas de ces touches inestimables ; une autre aura fait beaucoup moins, et elle en sera gratifiée abondamment, en un degré sublime. Il n’est donc pas nécessaire pour les recevoir que l’on soit actuellement appliqué aux choses spirituelles, bien que ce soit une très bonne disposition pour que Dieu accorde les touches qui font naître ces sentiments, car, le plus souvent, l’âme n’y songe en aucune manière. Certaines de ces touches sont distinctes et passent promptement ; d’autres le sont moins et durent davantage.

Ces sentiments, en tant que sentiments, n’appartiennent pas à l’entendement, mais à la volonté. J’attendrai donc, pour en traiter à fond, que le moment soit venu de parler de la nuit et de la purgation de la volonté, ce qui aura lieu au Livre III. Toutefois, comme le plus souvent cette faveur produit dans l’entendement une redondance de notion et d’intelligence, il convient d’en faire mention ici.

Je dis donc que ces sentiments, qu’ils résident dans la volonté, ou qu’ils résident dans la substance de l’âme, qu’ils soient successifs et durables ou qu’ils ne le soient pas, ont souvent dans l’entendement une redondance de connaissance et d’intelligence. C’est alors dans l’entendement un goût de Dieu très sublime et très savoureux, auquel on ne peut donner de nom, pas plus qu’au sentiment dont il procède.

Ces merveilleuses notions sont diverses. Tantôt elles sont plus élevées et plus lumineuses, tantôt elles le sont moins, selon que le sont les touches divines, source des sentiments d’où ces connaissances procèdent, et selon la nature de la touche.

Pour précautionner ici les âmes et diriger l’entendement à travers ces notions, par la foi, vers l’union divine, peu de paroles suffiront. De même que ces sentiments s’impriment passivement dans l’âme, sans qu’elle fasse rien pour les recevoir, de même aussi les notions qui en émanent sont reçues passivement dans l’entendement que les philo­sophes appellent « possible », sans qu’il y contribue en rien. Donc, pour ne pas errer et ne pas entraver le profit que ces notions apportent avec elles, l’entendement doit se

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comporter passivement, sans mettre en jeu son activité naturelle. Ainsi que nous l’avons dit au sujet des paroles successives, cette activité naturelle est nuisible : ici elle pourrait facilement troubler et faire évanouir ces délicates notions de savoureuse connaissance surnaturelle, atixquelles l’action personnelle ne peut atteindre, et qu’on ne peut percevoir qu’en les recevant, non en agissant.

Il ne faut donc ni les rechercher ni les désirer, de peur que l’entendement n’essaie d’en former d’analogues ou que le démon ne glisse ses tromperies et ses contrefaçons, ce qu’il est en état de faire par son action propre et le secours des sens corporels, dans une âme qui prend plaisir à ces effets extraordinaires.

Que l’âme se comporte ici avec résignation, humilité, et d’une manière passive. Si elle reçoit ces faveurs dans ces dispositions, Dieu les lui renouvellera quand il lui plaira, et ce sera toujours lorsqu’il la verra humble et détachée. En gardant cette ligne de conduite, elle n’entravera pas le concours que ces notions apportent à l’union divine. Ce concours est immense, car ces touches ne sont autres que des touches d’union, opérées passivement dans l’âme.

Nous n’en dirons pas davantage sur les connaissances surnaturelles de l’entendement, car nous avons donné les indications nécessaires pour guider l’entendement, dans la foi, jusqu’à l’union divine, à travers ces effets surnaturels. On y trouvera des enseignements suffisants, avec toutes les précautions à prendre pour tous les effets qui peuvent se produire dans une âme concernant l’entendement. S’il se présentait un cas qui ne se trouvât pas compris dans les distinctions que nous avons établies — encore ai-je de la peine à croire qu’il puisse se présenter, — on trouvera des avis et des précautions suffisantes dans ce qui a été dit.


LIVRE TROISIÈME

OÙ L’ON TRAITE DE LA NUIT ACTIVE DE LA MÉMOIRE ET DE LA VOLONTÉ, OU DE LA PURGATION DE CES DEUX PUISSANCES. COMMENT L’ÂME DOIT SE CONDUIRE RELATIVEMENT AUX CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE ET DE LA VOLONTÉ, POUR ARRIVER A S’UNIR A DIEU SELON CES DEUX PUISSANCES, EN ESPÉRANCE ET EN CHARITÉ PARFAITES.

Nous venons d’instruire la première puissance de l’âme, c’est-à-dire l’entendement, qui saura désormais se guider à travers ses connaissances jusqu’à la première vertu théologale, qui est la foi. L’âme pourra ainsi s’unir à Dieu selon cette puissance par le moyen de la pure foi. Il nous reste à procéder de la même manière par rapport aux deux autres puissances, c’est-à-dire à les purifier par rapport à leurs connaissances, afin que, selon l’une et l’autre, l’âme arrive à s’unir à Dieu en espérance et en charité parfaites. Nous consacrerons à ce travail notre Livre III. Il nous sera facile d’être brefs, car, en réglant ce qui concerne l’entendement, ce réceptacle de tous les objets des autres puissances, nous avons déjà parcouru une grande partie du chemin. Nous pourrons donc traiter plus rapidement ce qui regarde la mémoire et la volonté. De fait, si l’âme spirituelle sait bien maintenir son entendement dans la foi selon les enseignements que nous avons donnés, la voie est toute frayée pour guider les deux autres puissances vers l’espérance et la charité, car les opérations des puissances sont intimement liées les unes aux autres.

Toutefois, afin de remplir le cadre que nous nous sommes tracé et aussi pour plus de clarté, nous devrons traiter

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le sujet dans les conditions qu’il réclame. Nous énumérerons donc les connaissances propres à chaque puissance, en commençant par la mémoire, nous bornant toujours à ce que demande le but que nous nous proposons. Nous baserons notre distinction sur les objets de ces connaissances, et nous passerons en revue trois sortes de con­naissances : les connaissances naturelles, les connaissances surnaturelles imaginaires et les connaissances spirituelles.

Commençons, avec l’aide de Dieu, par les connaissances naturelles, puisées dans les objets extérieurs. Nous passe­rons ensuite aux affections de la volonté, qui termineront ce Livre III, consacré à la Nuit spirituelle active.

CHAPITRE PREMIER. DES CONNAISSANCES NATURELLES, PREMIER GENRE DES CONNAIS­SANCES DE LA MÉMOIRE. NÉCESSITÉ DE VIDER CETTE PUIS­SANCE DE SES CONNAISSANCES, POUR QUE L’ÂME PUISSE S’UNIR A DIEU.

Au début de chaque Livre, le lecteur doit renouveler dans son esprit le souvenir de la fin que nous nous proposons dans ce traité. Autrement, beaucoup d’objections qui se sont offertes à son esprit relativement à ce que nous avons dit de l’entendement, se présenteraient à lui, sous une forme ou sous une autre, par rapport à ce qui nous reste à dire de la mémoire et de la volonté. Nous voyant annihiler ces puissances quant à leurs opérations propres, il lui semblera que nous défonçons le chemin spirituel, au lieu de l’aplanir.

Il aurait raison si nous nous adressions aux débutants, qui, effectivement, font bien de se former aux exercices spirituels par les connaissances discursives et preceptibles. Mais, ne l’oublions pas, les avis que nous donnons sont destinés à faire avancer par la contemplation jusqu’à l’union divine. Or, dans cette voie, tous ces moyens, tout cet exercice sensible des puissances doivent être mis de côté et remplacés par le silence de ces mêmes puissances, afin que Dieu opère lui-même dans l’âme cette divine union. Il est donc nécessaire de suivre un autre chemin : désormais il s’agit de débarrasser et de vider les puissances, de les amener à se défaire de leurs opérations et de leur activité naturelle, afin de devenir capables d’être baignées et irradiées par le surnaturel. D’elles-mêmes en effet, elles sont hors d’état de mener à terme une entreprise aussi élevée ; si elles ne se perdent de vue, elles ne seront capables que de l’entraver.

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L’âme connaît Dieu plutôt par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est.87 Dès lors il est de toute nécessité, pour arriver à lui qu’elle renonce absolument à ses connaissances, tant naturelles que surnaturelles. C’est le travail que nous avons dessein d’accomplir relativement à la mémoire. Nous nous proposons de la tirer de ses limites naturelles et de l’élever au-dessus d’elle-même, je veux dire au-dessus de toute connaissance distincte, de toute propriété perceptible, et de l’établir dans la suprême espérance du Dieu incompréhensible.

Commençons par les connaissances naturelles. J’appelle connaissances naturelles de la mémoire toutes celles qui se gravent dans cette puissance au moyen des objets perçus par les cinq sens corporels : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, ainsi que toutes les connaissances analogues à celles-là, qu’elle a le pouvoir de former et d’inventer. Il faut qu’elle se vide et se dépouille de toutes ces connaissances et de toutes ces formes, qu’elle travaille à se défaire de leur perception imaginaire, en sorte qu’il ne lui demeure ni notion ni vestige quelconque de notion, en un mot qu’elle se trouve entièrement nue et vide ; comme si aucune de ces notions n’était entrée en elle, dans un oubli et un dégagement entier de toutes choses.

Nous disons que la mémoire doit s’unir à Dieu. Dès lors il faut de toute nécessité qu’elle s’anéantisse par rapport à toutes les formes qui ne sont pas Dieu, puisque Dieu ne tombe sous aucune forme ou notion distincte, ainsi que nous l’avons dit en parlant de la nuit de l’entendement. Nul ne peut servir deux maîtres 1, enseigne notre Rédempteur. Donc la mémoire ne peut être parfaitement unie à Dieu, si en même temps elle est unie aux formes et aux connaissances distinctes.

1 Nemo potest duobus dominis servire. (Math., vi, 24.)

Il n’y a en Dieu ni forme ni image qui puisse être perçue par la mémoire. Aussi, lorsque cette puissance est unie à Dieu, elle se trouve dépouillée de toute forme et de toute figure et sa faculté imaginative est suspendue. En un mot, la mémoire est alors plongée dans le Souverain Bien, en oubli profond, sans souvenir de quoi que ce soit.

C’est que cette divine union opère le vide dans la fantaisie et en efface toute forme, toute notion, afin de l’élever jusqu’au surnaturel. Il se passe alors quelque chose d’étrange. Parfois, au moment où Dieu opère cette touche d’union dans la mémoire, il se produit une révolution soudaine dans le cerveau qui est le siège de cette puissance. La raison semble suspendue avec le jugement et le sentiment, et cela d’une manière plus ou moins accentuée, selon que la touche est plus ou moins forte. Par suite de l’union qui vient de s’opérer, la mémoire se vide et se purifie de toutes ses connaissances ; elle est dans une abstraction si profonde et un si complet oubli d’elle-même, qu’il lui faut un grand effort pour se souvenir de quelque chose.

Souvent cet oubli de la mémoire et cette suspension de l’imagination, causés par l’union de la mémoire avec Dieu, sont tellement accentués, qu’un long temps s’écoule sans qu’on s’en aperçoive et sans qu’on sache ce qu’on a fait dans cet intervalle. Comme l’imagination est suspendue, on a beau causer au corps de la douleur, il ne la sent point, parce que sans imagination il n’y a ni pensée ni sentiment.88

Pour que Dieu opère ces touches d’union, il est nécessaire, nous l’avons dit, que l’âme détache sa mémoire de toute connaissance perceptible. Toutefois il faut bien savoir que ces suspensions de la mémoire ne se rencontrent pas chez les parfaits, parce que chez eux l’union est complète et que ces suspensions sont le propre de ceux qui ne sont encore qu’aux débuts de l’union.

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Fort bien, me direz-vous, mais tout ceci ne va à rien moins qu’à détruire l’usage naturel des puissances et à faire de l’homme un animal, et moins que cela, puisqu’il perd jusqu’au souvenir de ses besoins et de ses opérations naturelles ; cependant Dieu ne détruit pas la nature, il la perfectionne. Or ceci n’est rien moins que la destruction de la nature, puisqu’on oublie le bien moral et raisonnable, et que partant on ne peut plus l’accomplir, puisqu’on oublie les fonctions naturelles et que par suite on ne peut plus les exercer ; et réellement on est incapable de se rappeler rien de tout cela, puisqu’on se prive des notions et des formes qui sont les moyens de la réminiscence.

Je réponds que plus la mémoire s’unit à Dieu, plus elle perd de vue les notions distinctes, jusqu’à s’en dépouiller entièrement, ce qui a lieu quand elle atteint dans toute sa perfection l’état d’union. Aussi, au début, quand ce travail est en train de s’opérer, on commet bien des manquements en ce genre ; on oublie de manger et de boire, on ne sait plus si on a fait ou non telle chose, si on a vu ou non telle autre chose, si on a dit ou non telle autre.

Cela provient de ce que la mémoire est absorbée en Dieu. Mais dès qu’elle possède à l’état d’habitus le bien suprême de l’union divine, la mémoire n’a plus d’oublis de ce genre, elle a parfaitement présent ce qu’il est moralement et naturellement raisonnable de faire. Elle agit même avec beaucoup plus de perfection dans toutes les œuvres nécessaires ou convenables ; seulement elle ne s’en acquitte plus au moyen des formes et des notions.

Par là même que l’âme se trouve dans l’habitus de l’union, qui est un état surnaturel, la mémoire et les autres puissances défaillent à leur opération propre et franchissent leurs limites naturelles pour entrer dans la région surnaturelle, qui est une région divine. La mémoire une fois transformée en Dieu, les formes et les notions des choses d’ici­-bas ne peuvent plus s’imprimer en elle : par suite, en cet état les opérations de la mémoire et des autres puissances sont divines.

Comme Dieu possède désormais les puissances en maître souverain par la transformation de ces puissances en lui-même, c’est lui qui les meut et les gouverne divinement par son divin Esprit et suivant sa volonté. Alors l’opération des puissances n’est plus distincte de celle de Dieu, et les opérations de l’âme sont de Dieu. Je le répète, ses opérations sont divines, parce que celui qui s’unit à Dieu devient un même esprit avec lui 1. Oui, les opérations de l’âme unie à Dieu sont de l’Esprit de Dieu, elles sont divines.

De là vient que les œuvres de ces âmes sont toujours conformes aux convenances et à la raison. Comme c’est l’Esprit-Saint qui les instruit de ce qu’elles doivent savoir, il leur laisse ignorer ce qu’il convient qu’elles ignorent, il leur rappelle ce dont elles doivent se souvenir, soit au moyen de formes, soit sans aucune forme ; il leur fait oublier ce qui est à mettre en oubli ; il leur fait aimer ce à quoi elles doivent donner leur amour ; il le leur fait refuser à ce qui n’est pas de Dieu, de telle sorte que même les premiers mouvements de ces âmes sont divins. Et quoi d’étonnant que les opérations et les premiers mouvements des puissances soient divins, puisque les puissances sont transformées en l’Être de Dieu ?

Je vais donner quelques exemples. Une personne se recommande aux prières d’une autre qui est élevée à cet état. Celle-ci oubliera de le faire, parce qu’aucune forme ou notion de cette recommandation ne s’est gravée dans sa mémoire. S’il convient que la première soit recommandée à Dieu, ou en d’autres termes, si Dieu est disposé à recevoir la prière qui lui sera adressée pour elle, il donnera le mou ‑

1 Qui aulem adhœret Deo unus spiritus est. (I Cor., vi, 17.)

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vement à la volonté de la seconde et le désir de prier dans ce sens. Si au contraire Dieu ne veut pas exaucer cette prière, la personne dont il s’agit aura beau faire effort pour la formuler, elle n’en sentira pas le désir et sera même incapable de le faire. D’autre part, Dieu pourra lui inspirer le désir de prier pour des gens qu’elle ne connaît pas et dont on ne lui a point parlé.

Cela vient de ce que c’est Dieu qui meut les puissances de ces âmes pour leur faire accomplir les œuvres convenables, suivant sa volonté et son ordonnance, en sorte qu’il leur est impossible de se porter à d’autres œuvres. Aussi les œuvres et les prières de ces âmes obtiennent-elles toujours leur effet.

Telles étaient les prières et les œuvres de la glorieuse Mère de Dieu. Élevée dès le début de son existence à un état si haut, elle n’eut jamais imprimé dans son âme aucune forme créée qui la détournât de Dieu, et elle ne se portait d’elle-même à quoi que ce fût : toujours elle était mue par l’Esprit-Saint.

Voici un autre exemple. Une âme de cette classe doit s’occuper en tel temps de telle affaire nécessaire. Elle ne s’en souviendra point par une forme quelconque, mais, sans qu’elle sache comment, il lui sera mis dans l’esprit, par cette excitation de la mémoire indiquée plus haut, en quel temps et de quelle façon elle doit s’acquitter de ce devoir, sans en rien omettre.

Ce n’est pas seulement dans les choses de ce genre que l’Esprit-Saint donne lumière à ces âmes, il les instruit de beaucoup d’événements présents ou futurs, ou éloignés, quelquefois au moyen de formes intellectuelles, plus souvent sans forme perceptible. Ces personnes ignorent d’où leur viennent ces connaissances. Elles leur viennent de la Sagesse de Dieu. Par là même que ces âmes s’exercent à ne rien savoir ni percevoir par le moyen de leurs puissances de ce

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qui pourrait les entraver dans les voies de Dieu, elles en arrivent à tout savoir, par une connaissance générale, ainsi qu’il est dit dans les vers qui se lisent au-dessous de la figure de la Montagne, en tête de cet ouvrage. C’est la réalisation de cette parole du Sage : La Sagesse qui a fait toutes choses m’a tout appris 1.

Vous me direz : L’âme ne peut priver sa mémoire de formes et d’imaginations aussi absolument que le requiert le sublime état dont vous parlez. Deux obstacles infranchissables aux forces humaines se dressent devant nous : rejeter par les forces de la nature ce qu’il y a en nous de naturel, cela ne se peut ensuite, atteindre le surnaturel et s’y unir, c’est plus difficile encore, ou pour mieux dire, c’est chose entièrement impossible aux seules forces naturelles.

Je réponds qu’en effet l’élévation de l’âme à cet état surnaturel ne peut être que l’œuvre de Dieu ; mais l’âme peut s’y disposer, cela est en son pouvoir avec l’assistance divine, et à mesure qu’elle entre par son propre effort dans cette négation et cette privation de toutes formes, Dieu la met progressivement en possession de l’union. Ceci, Dieu l’opère en elle passivement, et je me propose de l’expliquer, s’il me le permet, quand je traiterai de la Nuit passive de l’âme. Puis, lorsqu’il lui plaît et suivant le degré où l’âme s’est disposée, il lui donne l’habitus de l’union divine dans sa perfection.

Quant aux effets tout divins que produit en l’âme cet admirable état, tant selon l’entendement que selon la mémoire et la volonté, ce n’est pas le lieu de les indiquer ici, ce Livre étant consacré à la Nuit de la purgation active. En effet, cette Nuit active ne suffit pas à opérer l’union divine. Je me réserve d’exposer ces divins effets en traitant

Omnium enim artifex docuit me Sapientia. (Sap., vii, 17.)

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de la Nuit passive, dans laquelle a lieu la jonction de l’âme avec Dieu.

Je me contenterai d’indiquer ici comment la mémoire peut entrer activement et d’elle-même dans cette Nuit de la purgation, ce qui est indispensable pour atteindre le but.

Que l’âme spirituelle évite habituellement de recueillir et de graver dans sa mémoire ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle flaire, ce qu’elle goûte, ce qu’elle touche, mais qu’elle le laisse aussitôt tomber dans l’oubli. Qu’elle y mette, s’il le faut, autant d’énergie que d’autres font d’efforts pour se souvenir, en sorte qu’il ne lui demeure dans la mémoire ni notion ni figure de ce qu’elle a perçu, absolument comme si tout cela n’existait point. Qu’elle tienne ainsi sa mémoire entièrement libre, sans l’appliquer à aucune réflexion, ni sur les choses d’en haut ni sur les choses d’en bas, absolument comme si elle était dépourvue de cette puissance. Qu’elle la laisse volontairement dans l’oubli comme chose gênante89 : et par le fait, tout ce qui est naturel, si l’on veut en faire usage par rapport au surnaturel, entrave plus qu’il ne sert.

Si maintenant on renouvelle les objections élevées précédemment au sujet de l’entendement que l’âme reste oisive, qu’elle perd le temps, qu’elle se prive des biens spirituels qu’elle pourrait acquérir par l’entremise de la mémoire, je ferai observer qu’il a déjà été répondu à tout cela et qu’il y sera répondu encore à propos de la Nuit passive. Il n’y a donc pas lieu de s’y arrêter ici. Une remarque seulement est à faire. Si l’âme spirituelle ne croit pas tout d’abord retirer du fruit de cette suppression des notions et des formes, qu’elle ne se décourage pas. Dieu lui fera sentir son action en son temps. D’ailleurs, quand il s’agit d’un bien aussi précieux, il est juste de souffrir en patience, d’attendre et d’espérer.

À la vérité, à peine se rencontre-t-il une âme qui soit mue de Dieu en tout temps et pour toutes choses, c’est-à-dire qui ait une union avec Dieu si continuelle, que la motion divine sans l’entremise d’aucune forme se fasse constamment sentir à elle. Mais il est des âmes qui très habituellement sont mues de Dieu et ne se meuvent pas elles-mêmes dans leurs opérations. En elles se vérifie la parole de saint Paul : Les enfants de Dieu, ceux qui sont unis à Dieu et transformés en lui sont mus par l’Esprit de Dieu en leurs puissances, pour accomplir des œuvres divines 1.

1 Quicumque enirn Spiritu Dei aguntur, it sunt filii Dei. (Rom., viii, 14.)

CHAPITRE II. TROIS INCONVÉNIENTS DANS LESQUELS TOMBENT LES ÂMES QUI NE SAVENT PAS SE TENIR DANS L’OBSCURITÉ PAR RAPPORT AUX NOTIONS ET AUX DISCOURS DE LA MÉMOIRE. PREMIER INCONVÉNIENT.

L’âme spirituelle qui veut user des notions et des discours de la mémoire pour s’approcher de Dieu ou pour toute autre opération regardant les choses divines, est exposée à trois dommages ou inconvénients. Les deux premiers sont positifs, le troisième est privatif. Le premier a rapport aux choses du monde, le second au démon ; le troisième, qui est privatif, regarde l’union divine.

Le premier, ai-je dit, regarde les choses du monde. L’âme, en effet, par ces notions et ces discours, est sujette à tomber dans beaucoup d’erreurs, d’imperfections, d’appétits déréglés, de jugements téméraires, de pertes de temps, et bien d’autres inconvénients qui engendrent dans l’âme quantité d’impu­retés spirituelles.

Que l’on tombe forcément dans beaucoup d’erreurs quand on donne lieu aux notions et aux discours de la mémoire, c’est chose évidente, car fort souvent on prendra le vrai pour le faux, le certain pour le douteux, et vice-versa, tant il nous est difficile de connaître à fond la vérité sur un point seulement. Or, on se délivre de toutes ces erreurs en obscurcissant sa mémoire par rapport à toute notion et à tout discours.

Les imperfections, elle les rencontre à chaque pas, l’âme qui applique sa mémoire à ce qu’elle a vu, entendu, flairé, goûté ou touché, parce qu’elle y rencontre forcément quelque sentiment de douleur, de crainte, de haine, de vaine espérance, de vaine joie ou de vaine gloire. Ces sentiments sont à tout le moins des imperfections, et parfois des péchés véniels manifestes : toutes fautes qui empêchent la parfaite pureté de l’âme et sa très simple union avec Dieu.

Que de là naissent des appétits, c’est également clair, puisqu’ils procèdent naturellement de ces notions et de ces discours, et que la seule volonté de conserver telle notion ou tel discours constitue un appétit. Qu’il en découle des jugements téméraires, ce n’est pas moins certain, car la mémoire ne peut manquer d’aller butiner parmi les maux du prochain, et en pareil cas il arrive souvent qu’un mal paraît un bien et qu’un bien paraît un mal. À mon avis, le seul moyen de parer à tous ces inconvénients est d’aveugler et d’obténébrer la mémoire par rapport à tout cela.

Si vous m’objectez qu’on peut surmonter ces ennemis quand ils se présenteront, je dirai que c’est chose impos­sible si l’on fait cas de ces notions de la mémoire En effet, il s’y glisse mille imperfections, si subtiles parfois et si déliées, que l’âme s’en trouve souillée sans le savoir, comme celui qui touche la paix. Il vaut donc beaucoup mieux vaincre ces ennemis tout d’un coup au moyen du renoncement total de la mémoire.

Vous direz que cette façon de faire prive l’âme d’une foule de bonnes pensées et de pieuses considérations, qui sont d’une grande utilité et qui attirent les faveurs divines. Je réponds : quant aux faveurs divines, pour qu’elles soient accordées, rien ne vaut la pureté de l’âme, opérée par la purgation dont nous parlons ; or, cette pureté consiste dans l’affranchissement de toute affection aux créatures et aux choses temporelles, de toute attention volontaire portée sur elles.

Si l’âme y porte son attention, mon opinion est qu’elle ne peut manquer de se souiller, à cause de l’imperfection qui marque l’opération naturelle de ses puissances. C’est pour cela que le meilleur est de s’étudier à les tenir dans

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le silence, pour donner lieu à la parole divine. Pour en venir à l’état surnaturel, nous l’avons dit, il faut peirdre de vue l’opération naturelle. Or, ceci a lieu quand l’âne a mis ses puissances dans la solitude et que Dieu lui parle au cœur, suivant la parole du prophète 1.

Vous répliquerez peut-être que l’âme se trouvera destituée de tout bien, si sa mémoire ne réfléchit pas et ne discourt pas sur Dieu, qu’elle sera assaillie d’une foule de distractions et de divagations. À cela je réponds que si la mémoire se sépare tout à la fois des choses d’ici-bas et de celles d’en haut, il est impossible que les distractions aient entrées, puisque toute ouverture est retranchée. J’en dis autant des impertinences et des vices, qui ne pénètrent dans une âme que par les divagations de la mémoire. Cet inconvénient se produirait si, fermant la porte aux choses d’en haut, on l’ouvrait aux choses d’en bas. Mais si nous la fermons à tout ce qui peut nuire à l’union divine sans exception, à tout ce qui peut être une source de distractions, nous tenons notre mémoire silencieuse et muette, pour ouvrir l’oreille de l’esprit à Dieu seul dans le silence et dire avec le prophète : Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute 2.

Telle est la disposition que l’Époux des Cantiques réclamait de celle qui devait être son épouse : Ma sœur, disait-il, est un jardin fermé, une fontaine scellée à tout ce qui est du dehors 3.

Que l’âme donc se tienne soigneusement fermée, sans souci ni préoccupation. Et Celui qui entra corporellement, les portes fermées, dans le lieu où étaient ses disciples et leur donna la paix, sans qu’ils pussent s’expliquer ce que ce pouvait être. Celui-là, dis-je, entrera spirituellement dans l’âme, sans qu’elle sache comment cela s’est pu faire et sans qu’elle y ait contribué. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle tenait fermées à toute connaissance les portes de sa mémoire, de son entendement et de sa volonté. Ces puissances seront inondées d’une paix qui, selon l’expression du prophète, coulera sur elle comme un fleuve 1. Elle se trouvera affranchie des craintes, des inquiétudes, des troubles, des ténèbres, qui lui faisaient redouter de se perdre.

Qu’elle prie donc avec ferveur, qu’elle espère dans la nudité et le vide de toutes choses, car son bonheur est proche.

1 Osée, ii, 4.

2 Loquere, Domine, quia audit servus tuus. (1 Reg., iii, 10.)

3 Hortus conclusus, Soror mea Sponsa, hortus conclusus, fons signatus. (Cant., iv, 12.)

1 Utinam attendisses mandata mea : facta fuisset sicut flumen pax tua. (Is., xlviii, 18.)


CHAPITRE III. DOMMAGE QUE LE DÉMON PEUT CAUSER A L’ÂME AU MOYEN DES CONNAISSANCES NATURELLES DE LA MÉMOIRE. SECOND INCONVÉNIENT.

Le second dommage positif auquel l’âme est exposée par le fait des notions de la mémoire vient du démon, qui a, par cette voie, un grand pouvoir sur elle. Il peut, en effet, ajouter des formes, des notions, des discours à ceux que produit naturellement la mémoire, et par ce moyen infecter l’âme d’orgueil, d’avarice, d’envie, de colère, etc. Il peut lui inspirer une haine injuste, un amour vain, enfin la tromper de mille manières. Outre cela, il représente les choses à la fantaisie de façon à lui faire paraître vraies celles qui sont fausses, et fausses celles qui sont vraies.

Pour tout dire, la plupart des maux que le démon cause à l’âme, la plupart des erreurs où il l’engage pénètrent en elle par les connaissances et les discours de la mémoire. Si celle-ci a soin de se mettre dans les ténèbres par rapport à toute connaissance et à tout discours, si elle s’anéantit dans un parfait oubli, elle ferme la porte à tous les dommages que prétend lui causer le démon, elle s’affranchit de tous ces maux, ce qui est un immense avantage.

Le démon, en effet, n’a aucun pouvoir sur l’âme si ce n’est moyennant l’opération des puissances, mais son pouvoir s’exerce principalement par l’entremise des notions et des espèces de la mémoire, d’où dépendent presque toutes les opérations des autres puissances. Par conséquent, si la mémoire s’anéantit par rapport à ces notions et à ces espèces, le démon est réduit à l’impuissance, parce qu’il n’a plus de prise, et là où il n’y a rien, tout pouvoir cesse.

Que je voudrais voir les âmes spirituelles bien comprendre tout le tort que l’ennemi leur cause au moyen de la mémoire, quand elles s’en servent inconsidérément ! Que de tristesses, d’afflictions, de joies vaines il fait naître en elles, tant au sujet des choses de Dieu que par rapport à celles de ce monde ! Combien d’impuretés spirituelles il enracine en elles ! Combien il les détourne du suprême recueillement, qui consiste pour une âme à se tenir selon ses puissances purement et uniquement plongée dans le Bien incompréhensible, détachée des choses perceptibles qui n’ont rien à voir avec cet incompréhensible Bien ?

Et quand bien même ce vide de la mémoire n’apporterait pas à l’âme l’inestimable avantage de l’établir en Dieu, c’en serait un immense que celui de l’affranchir de tant de peines, d’afflictions et de tristesses, sans parler des imperfections et des péchés dont il la délivre.

CHAPITRE IV. TROISIÈME DOMMAGE CAUSÉ PAR LES CONNAISSANCES NATURELLES DE LA MÉMOIRE PAR RAPPORT A L’UNION DIVINE.

Le troisième dommage que causent à l’âme les connaissances naturelles de la mémoire est privatif. Elles peuvent empêcher le bien moral et priver du bien spirituel. Commençons par montrer comment ces connaissances font obstacle au bien moral.

Le bien moral consiste dans le refrénement des passions et des appétits désordonnés. Il procure à l’âme la tranquillité, la paix, le repos, en même temps que les vertus morales. C’est là proprement le bien moral. Or, cette maîtrise des passions et des appétits, l’âme ne peut la posséder véritablement qu’à la condition de rejeter les objets qui sont la source des affections déréglées, car tous les désordres de l’âme sans exception procèdent des connaissances de la mémoire. Lorsqu’on oublie tout, rien ne trouble la paix, rien n’émeut les appétits, puisque, selon l’adage connu, ce que l’œil ne voit pas, le cœur ne le désire point.

C’est ce que l’expérience nous apprend tous les jours. Chaque fois que notre âme songe à une chose quelconque, nous la voyons plus ou moins émue et troublée. Si la chose connue est pénible ou importune, elle engendre en l’âme la tristesse ; si elle est agréable, elle engendre la joie ou le désir.

Forcément l’émotion causée par cette connaissance fait naître le trouble, en sorte que l’âme est tantôt dans la joie, tantôt dans la tristesse ; tantôt elle éprouve le sentiment de la haine, tantôt celui de l’amour. Elle ne peut persévérer longtemps dans un même état — ce qui est l’effet du bien moral qu’à la condition de faire effort pour tout oublier.

Ainsi, il est de toute évidence que les connaissances de la mémoire sont un grand obstacle aux avantages qui naissent des vertus morales.

Que la mémoire, lorsqu’elle est embarrassée de connaissances, entrave le bien spirituel et mystique, ce que nous venons de dire le prouve péremptoirement. Une âme troublée, une âme dépourvue du bien moral, est par là même incapable du bien spirituel, qui ne s’établit que dans une âme modérée et paisible.

Supposons de plus que l’âme s’attache aux connaissances de la mémoire et en fait estime. Comme elle ne peut donner son attention qu’à un seul objet, il arrivera qu’appliquée aux notions perceptibles de la mémoire, elle ne sera plus libre pour s’attacher à l’incompréhensible qui est Dieu. Nous l’avons dit à plusieurs reprises, l’âme qui s’approche de Dieu doit s’avancer plutôt en ne percevant pas qu’en percevant, elle doit échanger ce qui est muable et compréhensible pour ce qui est immuable et incompréhensible.

CHAPITRE V. AVANTAGES QU’APPORTENT A L’ÂME L’OUBLI ET LE VIDE OÙ ELLE SE TIENT PAR RAPPORT AU TRAVAIL DE L’IMAGINATION ET AUX NOTIONS NATURELLES DE LA MÉMOIRE.

Par les inconvénients qui naissent pour l’âme des connaissances de la mémoire, nous pouvons inférer les avantages que lui apporte l’oubli de ces mêmes connaissances ; car les philosophes nous assurent que ce que l’on peut nier d’un facteur, on peut l’affirmer de son contraire.

En premier lieu l’âme, en vertu de cet oubli, jouit de la tranquillité et de la paix intérieure, exempte qu’elle est des troubles engendrés par le travail de l’imagination et par les notions de la mémoire. Par une suite nécessaire, elle est en possession de la pureté de conscience, ce qui est un bien supérieur au premier. Ces deux avantages constituent une excellente disposition pour acquérir la sagesse humaine et divine, ainsi que pour obtenir les vertus.

En second lieu l’âme est affranchie de quantité de suggestions, de tentations, de premiers mouvements, que le démon insinue en elle par le moyen de l’imagination et des connaissances de la mémoire, suggestions qui, à tout le moins, sont pour elle une cause d’impuretés spirituelles, et l’entraînent même dans nombre de péchés, suivant cette parole de David : Ils ont formé des pensées et proféré des paroles d’injustice 1. Une fois le travail de l’imagination supprimé, le démon perd tout moyen naturel d’attaquer notre esprit.

En troisième lieu, par le fait de cet oubli et de cette séparation de toutes choses, l’âme se trouve disposée à être

1 Cogitaverunt, et locuti sunt nequitiam. (Ps. Lxxii, 8.)

mue du Saint-Esprit et enseignée par lui, car, ainsi que le dit le Sage, l’Esprit de Dieu se retire des pensées qui sont sans intelligence 1.

Redisons-le donc, quand l’homme ne retirerait de cet oubli et de ce vide de la mémoire d’autre avantage que celui de s’exempter d’une foule de peines et de troubles, ce serait déjà un bien inappréciable. D’ailleurs, ces chagrins et ces troubles que les choses adverses font naître dans l’âme non seulement ne les améliorent point, mais d’ordinaire les rendent pires, en même temps qu’ils nuisent à l’âme elle-même. C’est ce qui faisait dire à David : En vérité, c’est bien en vain que l’homme se tourmente 2. Il n’est, en effet, que trop évident que le trouble est parfaitement inutile. Quand le monde entier viendrait à s’effondrer, quand les événements les plus contraires nous accableraient de toutes parts, le trouble resterait aussi vain ; il ne ferait même qu’ajouter au mal, au lieu d’y remédier. Tout endurer avec calme, avec égalité d’esprit, non seulement apporte à l’âme des biens sans nombre, mais aide, au milieu des adversités mêmes, à en juger sainement, à y donner même le remède le plus convenable.

Salomon était bien instruit de cette vérité lorsqu’il disait : J’ai reconnu qu’il n’y a rien de meilleur pour l’homme que de se réjouir et de faire le bien durant sa vie 3. Par où il nous donne à entendre qu’en tous les événements, si contraires soient-ils, nous devons plutôt nous réjouir que nous troubler. Autrement nous perdrions un bien qui surpasse la plus haute prospérité, je veux dire la tranquillité de l’âme, la paix au milieu des événements tant adverses qu’heureux, la paix qui nous les fait tous porter d’un même visage.

1 Auferet se a cogitationibus quce sunt sine intellectu. (Sap., I, 5.)

2 Sed et frustra conturbatur. (Ps. xxxvill, 7.)

3 Cognovi quod non esset melius, nist loetari et facere bene in vita sua. (Eccl., III, 12.)

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Cette paix, l’homme ne la perdrait jamais, s’il savait mettre en oubli les notions de sa mémoire et le travail de son imagination, si en outre il s’efforçait d’entendre, de voir, de converser le moins possible. Notre esprit est facile à décevoir. Quelque bien exercé à la vertu qu’il puisse être, c’est chose malaisée pour lui de garder sa mémoire indemne au milieu des objets capables de le troubler, lui qui était en paix et en repos dans son total oubli. C’est ce qui faisait dire à Jérémie : Ma mémoire se souviendra, et mon âme séchera de douleur au dedans de moi l.

1 Memoria memor ero, et labescet in me anima mea. (Thren., iii, 20.)

CHAPITRE VI. DES NOTIONS SURNATURELLES IMAGINAIRES : SECOND GENRE DE CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE.

Les avis que nous avons donnés concernant les connaissances naturelles de la mémoire regardaient aussi les formes et les notions de l’imagination, qui sont également naturelles. Il convient de parler séparément d’autres formes et d’autres notions conservées par la mémoire et qui sont surnaturelles : je veux dire les visions, les révélations, les locutions et les sentiments reçus par voie surnaturelle. Quand ces effets extraordinaires ont passé par une âme, il lui en reste d’ordinaire, gravée dans la mémoire ou dans la fantaisie, une image, une forme ou une notion, parfois très vive et très frappante. Il convient d’instruire le lecteur à cet égard aussi, de crainte que la mémoire ne s’embarrasse dans ces images et qu’elles ne lui deviennent un obstacle à l’union avec Dieu en espérance pure et parfaite.

Je dis donc que si l’âme veut atteindre son but, elle ne doit jamais faire réflexion sur les choses extraordinaires, claires et distinctes, qui l’ont traversée par voie surnaturelle, en vue d’en conserver en elle-même les formes, les figures ou les notions. Nous devons, en effet, toujours garder bien présent à l’esprit ce principe, que plus l’âme s’attache à une connaissance claire et distincte, soit naturelle, soit surnaturelle, moins elle a en elle-même de capacité de et disposition pour se plonger dans l’abîme de la foi, où tout le reste disparaît.

Nous l’avons déjà fait comprendre, aucune forme ou notion surnaturelle pouvant être reçue par la mémoire n’est Dieu, n’a de proportion avec Dieu et ne peut servir

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de moyen prochain à l’union divine. Pour aller à Dieu, l’âme doit se vider de tout ce qui n’est pas Dieu : donc la mémoire doit se défaire de toutes les formes et de toutes les notions, afin de s’unir à Dieu en espérance parfaite et mystique. Toute propriété, en effet, est contraire à l’espérance, parce que, selon la parole de saint Paul, l’espérance est la substance de ce que l’on ne possède pas encore 1.

Il suit de là que plus la mémoire se dépouille, plus elle a d’espérance, et plus elle a d’espérance, plus elle a d’union avec Dieu.

Oui, plus l’âme espère de Dieu, plus elle obtient, et elle espère davantage à proportion qu’elle se dépouille davantage. Enfin, lorsqu’elle se sera dépouillée parfaitement, elle se trouvera parfaitement en possession de Dieu et parfaitement unie à lui. Malheureusement il y a bien des personnes qui ne veulent pas se priver du goût et de la douceur qu’elles trouvent dans les connaissances de la mémoire, d’où il résulte qu’elles n’arrivent pas à l’entière possession du souverain Bien et de la suprême Douceur, car celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être disciple de Jésus-Christ 2.

1 Est autem fuies sperandarum substantia rerum. (Hubr., xi, 1.)

2 Qui non renuntiat omnibus quœ possidet, non potest meus esse discipulus. (Luc., xiv, 33.)

CHAPITRE VII. DES INCONVÉNIENTS QUE LES NOTIONS SURNATURELLES DE LA MÉMOIRE PEUVENT APPORTER A L’ÂME, SI ELLE EN FAIT L’OBJET DE SES RÉFLEXIONS. — QUELS SONT CES INCONVÉNIENTS.

L’âme spirituelle s’expose à cinq genres d’inconvénients lorsqu’elle s’attache aux notions et aux formes que les effets surnaturels laissent imprimées en elle et lorsqu’elle y fait réflexion.

1° Elle se trompe souvent dans le jugement qu’elle en porte.

2° Elle risque de tomber dans la présomption et dans la vanité.

3° Le démon a toute facilité de la décevoir.

4° C'est pour elle un obstacle à l'union avec Dieu par la vertu d'espérance.

5° La plupart du temps, elle juge de Dieu très bassement.

Quant au premier point, il est clair que si l’âme spirituelle s’attache aux notions et aux formes dont nous parlons, et si elle y fait réflexion, elle se trompera souvent dans le jugement qu’elle en portera. En effet, si nul ne peut scruter complètement les choses qui se passent naturellement dans l’imagination ni en porter un jugement assuré, moins encore le pourra-t-on quand il s’agit d’effets surnaturels, qui surpassent la capacité humaine et qui se produisent rarement.

Souvent on se persuadera que Dieu est l’auteur de ce qu’on éprouve, et ce ne sera qu’un produit de l’imagination. D’autres fois on se figurera que ce qui est de Dieu vient du démon et que ce qui est du démon vient de Dieu. Plus souvent encore, des formes et des figures concernant le bon ou le mauvais état du prochain, ou bien nous regardant personnellement, se graveront dans notre imagination ce seront peut-être à ce sujet des représentations que nous

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croirons très certaines et très véritables, et tout cela ne sera que pure fausseté. D’autres représentations qui seront véritables, nous les croirons fausses. À vrai dire, ceci pré­sente moins de danger, parce que d’ordinaire c’est un fruit de l’humilité.

Supposez maintenant qu’on voie juste par rapport à la chose même dont il s’agit. On pourra se tromper quant à la quantité, à la qualité ou à la valeur. On prendra pour considérable ce qui est peu de choses et pour peu important ce qui est de grande importance. On estimera ce qu’on a dans l’imagination être telle ou telle chose, et ce sera tout autre chose. On prendra, suivant la parole d’Isaïe, les ténèbres pour la lumière et la lumière pour les ténèbres, ce qui est amer pour ce qui est doux, et ce qui est doux pour ce qui est amer 1. Enfin, si l’on rencontre juste sur un point, ce sera merveille de rencontrer juste sur un autre. En effet, on aura beau ne pas vouloir appliquer son jugement à en faire le discernement, il suffira qu’on fasse estime de ces choses surnaturelles pour qu’à tout le moins passivement on contracte le dommage dont nous parlons, ou l’un de ceux dont nous allons parler tout à l’heure.

Donc, ce que l’âme spirituelle doit éviter pour ne pas s’exposer à l’erreur, c’est de s’appliquer à discerner ce qui se passe en elle, ni s’il s’agit de telle vision, de telle notion, de tel sentiment ; c’est de désirer le savoir ; c’est d’en faire grand cas ; c’est de s’en occuper plus qu’il ne faut pour en rendre compte à son père spirituel, afin d’apprendre de lui à en vider sa mémoire. Toutes ces connaissances, en effet, considérées en elles-mêmes, ne peuvent faire grandir autant dans l’amour de Dieu que le moindre acte de foi vive et de ferme espérance, formé dans le vide et le dépouillement volontaire de tout cela.

1 Ponentes tenebras lucem, et lucem tenebras ; ponentes amarum in dulce et dulce in amarum. (Is., v. 20.)

CHAPITRE VIII. Du DANGER DE TOMBER DANS L’ESTIME DE SOI-MÊME ET LA PRÉ­SOMPTION : SECOND DOMMAGE AUQUEL EXPOSENT CES CONNAIS­SANCES.

Les connaissances surnaturelles de la mémoire sont aux âmes spirituelles une dangereuse occasion de tomber dans la présomption et la vanité, si elles en font estime et y attachent du prix. De même que l’âme dépourvue de ces dons n’est pas exposée à pareille chute, parce qu’elle ne voit rien en soi qui puisse la faire présumer d’elle-même, de même, par un effet contraire, celle qui en est favorisée court le risque de donner dans la propre estime. Elle peut, il est vrai, renvoyer à Dieu ces faveurs et lui en rendre grâce en s’en réputant indigne ; mais il lui reste malgré tout dans l’esprit une secrète satisfaction, avec une cer­taine estime des effets extraordinaires et de soi-même, qui engendre, à son insu, beaucoup d’orgueil spirituel.

Les âmes de cette classe peuvent aisément le constater par l’éloignement qu’elles éprouvent pour ceux qui ne louent point leur voie spirituelle et ne font pas d’estime des faveurs dont elles sont gratifiées, comme aussi par le déplaisir qu’elles ressentent quand on croit d’autres personnes favorisées des mêmes grâces ou de grâces plus élevées, et qu’on vient le leur dire.

Ces sentiments ont leur source dans une secrète estime de soi. De telles personnes sont peut-être, à leur insu, plongées dans l’orgueil jusqu’au cou. Elles se rassurent, parce qu’elles ont une certaine idée de leur misère90 ; mais en réalité elles sont en même temps remplies d’une propre satisfaction qui leur est cachée. Elles mettent leur voie intérieure et leurs biens spirituels fort au-dessus de ceux

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d’autrui, semblables au pharisien qui rendait grâce à Dieu de ce qu’il n’était pas comme le reste des hommes, de ce qu’il avait telle et telle vertu, alors qu’il était gonflé de sa propre estime et de présomption 1.

Sans formuler comme lui de pareils sentiments, les personnes dont je parle les ont néanmoins habituellement dans le cœur ; quelques-unes même en viennent à un excès d’orgueil, qui les rend pires que le démon.

Voyant en elles-mêmes quelques notions spirituelles, quelques sentiments de dévotion, quelques suavités qu’elles pensent venir de Dieu, ces personnes sont parfaitement satisfaites ; elles se croient très proches de Dieu et estiment les âmes moins favorisées en fort bas état ; en un mot, elles les méprisent comme le pharisien méprisait le publicain.

Pour fuir un mal aussi pestilentiel et dont le Seigneur a tant d’horreur, il faut considérer deux choses. La première, que la vertu ne consiste pas dans les connaissances et les sentiments qu’on a de Dieu, si élevés soient-ils, ni en rien de ce genre qu’on peut éprouver en soi-même. Elle consiste au contraire en ce que l’on ne constate pas en soi : je veux dire, en un profond sentiment d’humilité, de mépris de soi et de tout ce qui vient de soi, sentiment très intime et très pénétrant ; elle consiste à se réjouir en voyant les autres avoir de nous la même opinion, à désirer ne recevoir d’eux aucune estime.

Le second point à considérer est que toutes les visions et révélations, tous les sentiments célestes, avec tout ce qui se peut imaginer en ce genre, ne valent pas le moindre acte d’humilité, parce que l’humilité produit les mêmes effets que la charité. L’âme humble n’estime pas les faveurs dont elle est gratifiée ; elle ne recherche rien de semblable.

1 Luc., xviii, 11-12.

Elle ne pense mal que d’elle-même ; elle ne voit aucun bien en soi, mais elle en voit dans les autres.

Ainsi donc, les personnes spirituelles ne doivent pas se laisser séduire par ces connaissances surnaturelles ; mais, si elles veulent demeurer libres, elles doivent s’efforcer de les mettre en oubli.

CHAPITRE IX. DU TORT QUE LE DÉMON PEUT CAUSER A L’ÂME AU MOYEN DES CONNAISSANCES SURNATURELLES IMAGINAIRES DE LA MÉMOIRE.

De tout ce qui vient d’être dit il est facile d’inférer le grand mal que le démon peut faire à l’âme au moyen de ces connaissances surnaturelles. D’abord, il peut présenter à la mémoire ou à la fantaisie quantité de formes et de notions entièrement fausses, mais qui lui paraîtront véritables et sûres ; il les imprimera dans sa partie spirituelle et dans sa partie sensible d’une manière si vive et il l’en persuadera si fortement que l’âme y adhérera d’une conviction entière et inébranlable. Comme l’ennemi se transfigure en ange de lumière, l’âme ne voit partout que lumière.

Il y a plus. Par rapport aux notions véritables, dont Dieu est l’auteur, il tentera l’âme de mille manières, en excitant en elle des appétits et des affections désordonnés, soit dans l’esprit, soit dans les sens. Or quand une âme est attachée aux connaissances de cette nature, rien de plus facile au démon que de lui faire admettre ces affections et ces appétits déréglés, que de la faire tomber ainsi dans la gourmandise spirituelle ou en d’autres inconvénients. Pour mieux y réussir, il excite dans le sens, par rapport à ces effets dont Dieu est l’auteur, le goût, la saveur, la jouissance, afin que l’âme, affriandée par cette saveur et en quelque sorte éblouie, s’aveugle par le goût même qu’elle savoure et s’attache plus au goût qu’à l’amour divin, ou du moins s’attache moins qu’elle ne le devrait au divin amour ; pour tout dire, qu’elle en vienne à faire plus de cas de la connaissance surnaturelle que du vide et de la nudité qui sont propres à la foi, à l’espérance et à l’amour de Dieu.

Par cette voie, il abuse peu à peu une âme et lui fait admettre toujours plus facilement ses faussetés. De fait, une fois l’âme aveuglée, la fausseté ne lui apparaît plus telle, le mal ne lui semble plus le mal, en un mot, elle prend les ténèbres pour la lumière et la lumière pour les ténèbres. De là elle tombe en mille extravagances, tant dans l’ordre naturel que dans l’ordre moral et spirituel. Le vin hélas s’est changé en vinaigre.

Tout le mal vient de ce qu’au début elle n’a pas renoncé à savourer ces effets surnaturels. Comme tout d’abord il s’agit, ce semble, de choses de peu de conséquence et que le mal n’est pas considérable, l’âme n’est pas entièrement sur ses gardes, elle laisse le grain de sénevé subsister et devenir un grand arbre. Une erreur minime au début, on le dit avec raison, prend à la fin d’effrayantes proportions.

Pour éviter ce très grand dommage que le démon peut lui causer, il est pour l’âme d’une haute importance de ne pas appliquer son goût à ces effets surnaturels, parce que très certainement elle en viendra peu à peu à s’aveugler et finira par tomber. Par eux-mêmes, en effet, le goût, la saveur, la jouissance aveuglent l’âme et la matérialisent.

C’est ce que David donne à entendre lorsqu’il dit : Qui sait si les ténèbres ne m’appesantiront pas et si je ne prendrai pas la nuit pour la lumière ?

1 Forsitan tenebrae concultabunt me et nox illuminatio mea in deliciis meis. (Ps. CXXXVIII, 11.).

CHAPITRE X. OBSTACLE QUE LES CONNAISSANCES SURNATURELLES DE LA MÉMOIRE, SI ELLES SONT DISTINCTES, APPORTENT À L’UNION DE L’ÂME AVEC DIEU : C’EST LE QUATRIÈME DOMMAGE CAUSÉ PAR CES CONNAISSANCES.

De ce quatrième dommage il reste peu à dire, puisqu’il en a été question à chaque page de ce IIIe Livre. Nous nous sommes attachés à montrer comment, pour s’unir à Dieu par l’espérance, l’âme doit renoncer à tous les biens de la mémoire, car, pour que l’espérance soit parfaite, il ne doit rien y avoir dans la mémoire qui ne soit Dieu. Nous avons dit aussi que nulle forme, figure ou image, nulle notion quelconque pouvant être reçue dans la mémoire, qu’elle soit céleste, terrestre, naturelle ou surnaturelle, n’est Dieu ni ne ressemble à Dieu, suivant cette parole de David : Nul parmi les dieux, Seigneur, n’est semblable à vous le D’où il résulte que si la mémoire veut s’attacher à une forme, à une image quelconque, elle met obstacle à Dieu, d’abord parce qu’elle s’embarrasse dans ces formes et ces images, ensuite parce que plus elle possède, moins elle a d’espérance.

Il est donc indispensable à l’âme de se tenir dans le dépouillement et l’oubli des formes et des notions distinctes concernant les choses surnaturelles, si elle ne veut mettre obstacle à son union avec Dieu, selon la mémoire, en espérance parfaite.

1 Non est similis lui in dits, Domine. (Ps. Lxxxv, 8.)

CHAPITRE XI. Du DANGER DE JUGER DIEU BASSEMENT, CINQUIÈME DOMMAGE AUQUEL EXPOSENT LES FORMES ET LES CONNAISSANCES SURNATURELLES IMAGINAIRES.

Tout aussi funeste est le cinquième dommage, auquel se trouve exposée une âme qui veut retenir dans sa mémoire imaginative les formes et les images des communications surnaturelles, surtout si elle cherche à s’en servir comme de moyens pour arriver à l’union divine. C’est qu’il est très facile alors de juger de l’Être sublime de Dieu d’une manière moins digne et moins élevée que son incompréhensibilité ne l’exige.

À la vérité, elle ne conçoit point Dieu, d’une manière expresse et raisonnée, comme positivement semblable à ce qui lui a été représenté. Et cependant l’estime de ces connaissances surnaturelles, à supposer qu’elle existe, conduit à tout le moins cette âme à n’avoir pas de Dieu une conception et une estime aussi sublimes que l’exige la foi, lorsqu’elle nous le propose comme incomparable, incompréhensible, etc.

Tout ce que l’âme donne ici à la créature, elle l’enlève à Dieu. Mais, outre cela, par le fait même de l’estime accordée à ces connaissances perceptibles, il s’établit entre celles-ci et Dieu une certaine comparaison, qui empêchent l’âme de se former de Dieu un concept aussi sublime qu’elle le devrait, et par suite, de lui donner toute l’estime qu’il mérite. En effet, redisons-le encore, toutes les créatures tant célestes que terrestres, toutes les notions et toutes les images distinctes, soit naturelles, soit surnaturelles, pouvant tomber sous la perception des puissances de l’âme, si élevées qu’on les suppose, n’ont aucune proportion avec l’Être de Dieu et ne peuvent entrer en comparaison avec lui. La raison en est que Dieu, pour employer le langage des théologiens, ne tombe pas comme la créature sous la délimitation du genre et de l’espèce91, et que notre âme, tant qu’elle est en cette vie, n’est capable de percevoir clairement et distinctement que ce qui tombe sous la délimitation du genre et de l’espèce.

Aussi saint Jean nous déclare-t-il que nul n’a jamais vu Dieu l ; Isaïe, que le cœur de l’homme n’a jamais pu se figurer ce que c’est que Dieu 2. Et Dieu lui-même dit à Moïse qu’il ne pouvait le voir en l’état de cette vie 3.

Il suit de là que celui qui embarrasse sa mémoire et ses autres puissances des notions qu’elles sont apte à percevoir, se rend incapable d’avoir de Dieu les pensées qu’il doit avoir et de lui donner l’estime qui convient.

Prenons une comparaison vulgaire. Quelqu’un arrête ses regards sur les officiers du roi. Plus il leur donne d’attention, moins il montre d’estime et de considération pour son souverain, et si l’appréciation n’est pas expressément formulée dans son esprit, du moins est-elle formellement actuée au dehors. Tout ce que cet homme accorde aux officiers du prince, il l’enlève à celui-ci92. D’où l’on peut juger qu’il n’a pas du souverain une conception fort relevée, puisque ses officiers lui paraissent quelque chose en présence de leur maître.

Ainsi en est-il de l’âme à l’égard de son Dieu, lorsqu’elle fait estime des effets surnaturels qui se passent en elle. La comparaison toutefois est fautive, puisque l’Être de Dieu, ainsi que nous l’avons dit, n’a aucune proportion avec l’être des créatures formées par lui, et qu’il le dépasse à l’infini. Toutes les créatures méritent donc qu’on les perde de vue, et l’âme ne doit porter ses regards sur aucune

1 Deum nemo vidit unquam (Joan., I, 18.)

2 Is., LXIII,4.

3 Exod., XXXIII, 20.

des formes qui les représentent, afin de pouvoir les attacher sur son Dieu en foi et en espérance.

Par suite ceux qui, non contents de donner leur estime à ces connaissances reçues par l’imagination, se persuadent que Dieu est semblable à celle-ci ou à celle-là et qu’en conséquence ils peuvent s’en servir pour arriver à l’union divine, commettent une étrange erreur. En agissant ainsi, ils verront diminuer progressivement en eux la lumière de la foi, seul moyen par lequel leur entendement peut s’unir à Dieu ; de plus, ils cesseront de grandir dans la sublimité de l’espérance, au moyen de laquelle, nous l’avons montré, la mémoire s’unit à Dieu, si elle sait se désunir de tout ce qui est imaginaire.


CHAPITRE XII. DES AVANTAGES QUE L’ÂME SE PROCURE LORSQU’ELLE SE DÉFAIT DES CONNAISSANCES DE L’IMAGINATION. RÉPONSE A UNE OBJECTION. CE QUI DIFFÉRENCIE LES CONNAISSANCES NATURELLES ET LES CONNAISSANCES SURNATURELLES IMAGINAIRES.

L’exposé des cinq dommages auxquels s’expose une âme qui veut garder en elle-même les formes imaginatives, a déjà mis en évidence les avantages qu’elle se procure en en débarrassant son imagination : c’est le raisonnement que nous avons fait précédemment à propos des connaissances naturelles. À ces avantages vient se surajouter celui d’un grand repos, d’une précieuse quiétude de l’esprit.

En effet, sans parler de la paix dont elle jouit quand elle est libre d’images et de formes, elle se trouve, par là même, exempte de la préoccupation de savoir si leur origine est bonne ou si elle est mauvaise, et comment en conséquence elle doit se comporter à leur égard. La voilà, de plus, affranchie de l’ennui d’avoir à passer un temps considérable avec les directeurs, en vue de tirer au clair l’origine de ces connaissances et d’apprendre si elles sont de telle nature ou de telle autre. Tout cela, elle n’a aucun besoin de le savoir, puisqu’elle ne doit faire cas ni des unes ni des autres.

Ainsi tout le temps et la peine qu’elle aurait dépensés à cet examen et à s’occuper de ces connaissances, elle peut l’employer à quelque chose de meilleur et de bien plus fructueux : je veux dire à s’attacher à Dieu au moyen de la volonté, à rechercher la pauvreté spirituelle et la nudité sensitive. Cette pauvreté, cette nudité consiste précisément à se passer volontiers de tout appui, de toute consolation perceptible, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur.93

L’âme l’exerce excellemment quand elle travaille à se dégager de ces formes imaginatives. En retour — avantage inappréciable — elle s’attache à Celui qui n’a ni forme, ni image, ni figure, c’est-à-dire à Dieu. Et elle s’y attache d’autant plus étroitement, qu’elle se rend plus étrangère aux formes, aux images, aux figures que lui fournit l’imagination94.

Mais, direz-vous, s’il en est ainsi, pourquoi tant d’auteurs spirituels conseillent-ils aux âmes de tirer profit des communications et des sentiments que Dieu leur accorde ? Pourquoi les engagent-ils à désirer recevoir de Dieu, afin d’avoir de quoi lui donner ? Car enfin, s’il ne nous fait des dons, qu’aurons-nous à lui offrir ? Saint Paul nous donne cet avis : N’éteignez point l’esprit 1. Et d’autre part, l’Époux des Cantiques dit à l’Épouse : Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras 2. Or, à vous en croire, non seulement ces dons de Dieu ne doivent pas être recherchés, mais, si Dieu les accorde, il faut s’en défaire et les rejeter. Après tout, quand Dieu fait un don, il a un bien en vue, et il est à croire que l’effet en sera avantageux. Devons-nous donc jeter les perles au fumier ? Et n’y a-t-il pas une sorte d’orgueil à refuser les faveurs de Dieu, puisque, de nous-mêmes et sans le secours de ses dons, nous sommes hors d’état de rien faire ?

Pour répondre à cette objection, commençons par rap­peler ce que nous avons dit aux chapitres XV et XVI du Livre II, où nous avons en grande partie élucidé cette difficulté. Nous avons montré comment le bien qui dérive des connaissances surnaturelles en notre âme si elles ont Dieu pour auteur, opère passivement son effet en l’âme à l’instant même où ces connaissances sont présentées au

1 Spiritum nolite extinguere. (Thess., y, 19.)

2 Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum. (Cant., yui, 6.)

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sens, sans que les puissances aient d’elles-mêmes à se mettre en mouvement. Il n’est donc nullement nécessaire que la volonté produise un acte pour les admettre. Au contraire, comme nous l’avons également montré, si l’âme voulait alors agir de ses puissances, loin de retirer quelque profit de l’œuvre qu’elle s’efforcerait d’accomplir, elle ne ferait qu’entraver, par sa grossière opération naturelle, l’œuvre surnaturelle que Dieu accomplit alors en elle au moyen de ses dons.

De même, en effet, que la substance spirituelle de ces connaissances imaginaires est donnée à l’âme passivement, de même c’est passivement que l’âme doit se comporter à leur égard, sans faire aucunement intervenir son action intérieure ou extérieure. C’est là ce qui s’appelle conserver les sentiments dont Dieu gratifie l’âme, puisqu’elle les préserve ainsi du dommage que leur causerait sa basse opération naturelle. C’est là proprement ne pas éteindre l’esprit, qui s’éteindrait effectivement si l’âme se comportait d’une manière opposée à celle dont Dieu la conduit. Et ferait-elle autre chose que l’éteindre, si elle prétendait se comporter activement, en faisant agir son entendement ou en s’appropriant quelque chose des connaissances qui lui sont communiquées ?

Ceci est de toute évidence, car si l’âme en pareil cas fait effort pour agir, son opération ne sera que naturelle, puisqu’elle ne peut d’elle-même s’élever plus haut, et que, pour produire une œuvre surnaturelle, il est nécessaire que Dieu lui en imprime le mouvement. Si donc l’âme prétend agir d’elle-même, elle entravera forcément par son opération active l’opération passive que Dieu produisait en elle : je veux dire la communication du don spirituel. Son opération à elle est d’une autre nature, fort basse en comparaison de celle dont Dieu la gratifie. L’opération de Dieu est passive et surnaturelle, celle de l’âme est active et

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naturelle. Or, exercer cette opération naturelle, voilà précisément ce qui est éteindre l’esprit.

Que cette opération naturelle soit fort basse, cela est également clair, puisque les puissances de l’âme ne peuvent d’elles-mêmes réfléchir et opérer que sur une forme, une figure, une image, en un mot sur l’écorce et l’accident qui couvre la substance du don spirituel. Ce qui est purement spirituel ne peut s’unit aux puissances de l’âme, ni en véritable connaissance ni en véritable amour, que lorsque l’opération des puissances est suspendue.

Or le but, la fin de l’opération divine est de communiquer à l’âme la connaissance et l’amour substantiels que couvrent les formes et les images imaginatives. De là, la différence qui existe entre l’opération active et l’opération passive d’un côté il y a effort pour accomplir une œuvre, de l’autre il y a une œuvre accomplie, ou en d’autres termes, d’un côté il y a un bien recherché, de l’autre un bien obtenu et possédé.

D’où il ressort qu’appliquer activement ses puissances aux connaissances surnaturelles imaginaires, alors que Dieu communique passivement à l’âme la substance spirituelle qu’elles renferment, ce n’est rien moins que laisser de côté une œuvre faite pour se mettre à la refaire. De cette manière l’âme ne jouira pas de ce qui est fait et n’arrivera pas à faire quelque chose. Elle n’aboutira qu’à défaire ce qui est fait, parce que, nous l’avons déjà montré, ses puissances sont par elles-mêmes incapables d’atteindre la substance du don spirituel que Dieu, lui communique en dehors de leur opération.

Ce serait donc là proprement éteindre l’esprit que Dieu lui verse par le moyen de ces connaissances imaginaires, que de faire trésor de ces connaissances. L’âme doit les laisser de côté, en se comportant à leur égard passivement et négativement, ainsi qu’il a été dit. Dieu alors l’élèvera

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à ce qu’elle ne pourrait ni ne saurait atteindre. C’est ce qui faisait dire au prophète « Je me tiendrai debout sur ma fortification, je m’affermirai sur mon mur de défense, et là je contemplerai ce qui me sera dit 1. » Comme s’il avait dit : Je m’élèverai au-dessus de mes puissances, j’arrêterai mon opération propre, et de cette façon, je serai en état de contempler ce qui me sera dit, c’est-à-dire je percevrai et je goûterai ce qui me sera communiqué surnaturellement.

Quant au texte du Cantique allégué plus haut, il doit s’entendre de l’amour que l’Époux porte à l’Épouse, amour dont le propre est d’assimiler les amants l’un à l’autre selon la principale partie d’eux-mêmes. Aussi quand l’Époux dit à sa Bien-Aimée : Mets-moi comme un sceau sur ton cœur 2, il veut qu’elle le place sur son cœur comme la cible où viendront aboutir toutes les flèches du carquois de l’amour, c’est-à-dire tous les élans et toutes les affections de l’amour. Or, toutes ces flèches atteignent l’Époux lorsque lui-même leur sert de cible. Il les veut toutes pour lui, il veut que l’âme se rende tellement semblable à lui par ses amoureux élans, qu’elle en arrive à se transformer en lui.

L’Époux demande encore à l’Épouse de le placer comme un sceau sur son bras, parce que l’amour s’exerce par les œuvres et que c’est en elles que l’Époux trouve sa nourriture et ses délices.

Ainsi donc, à l’égard de toutes les connaissances qui lui viennent d’en haut, qu’elles soient imaginaires ou autres, que ce soient des visions, des locutions, des sentiments ou des révélations, tout se réduit pour l’âme à ne pas faire cas de l’écorce et de la lettre — je veux dire de ce qui est signifié ou représenté, — mais à s’attacher uniquement

Super custodiam meam stabo, et figam gradum super munitionem ; et con­templabor ut videam quiet dicatur mihi. (Habac., II, 1.)

2 Pune me ut signaculum super cor tuum. (Cant., VIII, 6.)

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à l’amour qu’elles font naître en elle. C’est de cette façon qu’elle fera cas des sentiments spirituels, des sentiments, dis-je, à savoir, de l’amour qui naît de ces connaissances, non de la saveur, de la suavité et des représentations qui les accompagnent.

En vue de renouveler ces effets d’amour, l’âme pourra bien quelquefois se rappeler l’image et la connaissance qui ont fait naître en elle ce divin amour. Bien que les effets produits par ces réveils de la mémoire ne soient pas aussi vifs qu’à la première communication, cependant chaque fois que l’âme s’en souvient, il se fait en elle comme un renouvellement d’amour et une élévation de l’esprit en Dieu. Ceci arrive surtout lorsqu’il s’agit de ces images, figures ou sentiments surnaturels qui restent longtemps gravés en l’âme et dont quelques-unes même ne s’effacent jamais.

Ces notions imprimées dans l’âme produisent en elle, chaque fois qu’elle y donne son attention, de divins effets, soit d’amour, soit de suavité, soit de lumière, ou autres, mais à des degrés divers, et c’est pour cela même qu’ils ont été gravés en elle. L’âme à qui Dieu accorde cette grande faveur possède en elle-même comme une mine de trésors inépuisables.

Les images qui produisent de tels effets sont très vivement imprimées dans l’âme. Elles diffèrent en cela des formes et des images ordinaires, qui ne sont conservées que dans cette partie de la mémoire que l’on nomme fantaisie. De là vient que lorsque l’âme veut les faire revivre, elle n’a pas besoin de recourir à cette faculté inférieure. Elle connaît qu’elle les possède en elle-même, de la même manière qu’un miroir retient l’image qui est venue s’offrir à lui.95

Quand une âme est assez heureuse pour posséder en elle-même d’une manière formelle des images de cette

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nature, elle peut très bien s’en souvenir, en vue, comme je l’ai dit, de raviver en elle l’amour divin. Elles ne lui seront pas un obstacle pour l’union d’amour fondée sur la foi, pourvu qu’elle ne s’attache pas à la représentation, mais la laisse promptement de côté pour s’attacher purement à l’amour96. De cette façon la représentation lui sera avantageuse.

Il est bien difficile de donner des marques pour discerner quand ces images sont gravées dans l’âme même et quand elles le sont dans la fantaisie. Du reste, ces dernières sont de beaucoup les plus fréquentes. Certaines personnes, en effet, portent très habituellement dans l’imagination et la fantaisie des visions imaginaires, qui s’y renouvellent très fréquemment d’une même manière. Cela vient de ce que chez ces personnes cette double faculté est très active. Dès qu’elles réfléchissent un peu profondément, cette même figure se reproduit dans leur fantaisie. C’est quelquefois l’œuvre du démon ; d’autres fois ce pourra être l’œuvre de Dieu, qui présente cette image à la faculté imaginative sans l’imprimer formellement dans l’âme.

C’est par les effets produits que l’on reconnaît l’origine de ces représentations. Quand elles sont naturelles ou que le démon en est l’auteur, on a beau en renouveler le souvenir, il n’y a ni rénovation spirituelle ni autre effet profitable dans l’âme. C’est une simple représentation sèche et inutile. Viennent-elles au contraire de Dieu, souvent, lorsqu’on s’en souvient, il y a quelque bon effet produit, analogue à celui que l’âme en a recueilli la première fois.

Quand il s’agit de représentations formelles, gravées dans l’âme elle-même, c’est presque chaque fois qu’on y donne son attention, qu’on en retire quelque fruit. Une personne favorisée de représentations de cette nature distinguera facilement les unes des autres, car la différence est très grande et très claire pour qui en a une connaissance expérimentale. J’ajoute que les représentations qui ont de la durée sont les plus rares. Mais, qu’il s’agisse des unes ou des autres, le meilleur pour l’âme est de ne s’attacher à aucune, mais à Dieu seul par la foi et par l’espérance.

À cette dernière partie de l’objection : qu’il y a, ce semble, de l’orgueil à rejeter ces effets surnaturels quand l’origine en est bonne, je réponds que c’est au contraire humilité, en même temps que prudence, d’en tirer profit de la façon la plus avantageuse et de choisir le chemin le plus sûr.

CHAPITRE XIII. DES NOTIONS SPIRITUELLES QUI RELÈVENT DE LA MÉMOIRE.

Nous avons rangé les notions spirituelles dans le troisième genre des connaissances de la mémoire, non qu’elles appartiennent au sens corporel de la fantaisie, puisqu’elles ne comportent ni image ni forme corporelle, mais parce qu’elles relèvent de la réminiscence ou de la mémoire spirituelle. Par le fait, lorsque l’une ou l’autre de ces notions a été reçue dans l’âme, celle-ci peut, quand elle le veut, s’en souvenir. Non toutefois par espèce ou par image laissée dans la faculté imaginative, car cette faculté, étant corporelle, n’est pas apte à recevoir des formes spirituelles, mais elle s’en souvient intellectuellement ou spirituellement, d’abord au moyen de la forme que la notion a laissée en elle, forme qui est une image spirituelle servant à la réminiscence, ensuite au moyen de l’effet produit. C’est pour cette raison que je place ces connaissances parmi celles de la mémoire, bien que, je le répète, elles n’appartiennent pas à celles de la fantaisie.

En quoi consistent ces notions spirituelles et de quelle manière l’âme doit se comporter à leur égard, si elle veut atteindre l’union divine, nous l’avons suffisamment expliqué au chapitre XXIV du Livre II, où nous en avons traité en qualité de connaissances de l’entendement. Nous y renvoyons donc le lecteur.

Nous avons expliqué que ces notions spirituelles sont de deux sortes : les unes regardent les perfections incréées, les autres ne regardent que les créatures. Voyons maintenant comment la mémoire doit se comporter à leur sujet pour atteindre l’union divine.

Je viens de dire au chapitre précédent, à propos des connaissances formelles — les notions concernant les créatures se rattachent à ce genre de connaissances, — que l’âme peut les rappeler à sa mémoire quand leur souvenir produit en elle de bons effets. Son but en ceci ne doit pas être de les retenir en soi, mais uniquement de raviver son amour et sa connaissance de Dieu97. Que si leur souvenir ne produisait pas en l’âme ces bons effets, elle devrait éviter absolument de les rappeler à sa mémoire.

Quant aux notions spirituelles qui regardent les biens incréés, je lui recommande de s’en souvenir le plus souvent qu’il lui sera possible, parce qu’elle en retirera des effets précieux. En effet, comme nous l’avons dit au lieu indiqué, ces notions sont des touches et des sentiments d’union divine. Or, c’est là précisément le but vers lequel nous nous efforçons de guider l’âme. Du reste, ce ne sont pas des formes, des images, des représentations gravées en elle qui lui servent de moyen pour les rappeler à sa mémoire, car ces touches et ces sentiments d’union au Créateur en sont dépourvus, ce sont simplement les effets de lumière, d’amour, de délices, de rénovation spirituelle qu’ils ont produits en elle, et qui se renouvellent en partie chaque fois qu’elle s’en souvient98.

CHAPITRE XIV. RÉSUMÉ DE LA CONDUITE QUE L’ÂME SPIRITUELLE DOIT TENIR À L’ÉGARD DE LA MÉMOIRE.

Comme conclusion de ce qui regarde la mémoire, je crois utile d’indiquer ici d’une manière générale la conduite à tenir pour s’unir à Dieu selon cette puissance. Elle ressort déjà de ce qui a été dit ; néanmoins, en résumant ici le sujet, nous le mettrons, je l’espère, dans un plus grand jour.

Remarquons-le, le but que nous poursuivons est d’amener l’âme à s’unir à Dieu selon la mémoire par la vertu d’espérance. Or, on espère ce que l’on ne possède pas. Plus donc l’âme sera dépourvue de tout ce qui n’est pas Dieu, plus elle aura de capacité et d’aptitude pour espérer, et par conséquent plus elle aura d’espérance. Plus au contraire on possède, moins on a de capacité et d’aptitude pour espérer, et par conséquent moins on a d’espérance. Ainsi, plus l’âme dépouillera sa mémoire de formes et d’objets de réminiscence étrangers à Dieu, plus elle plongera sa mémoire en Dieu. Et plus cette puissance sera vide, plus elle pourra espérer que Dieu s’en fera la plénitude.99

Voici donc ce qu’il convient de faire pour vivre en pure et totale espérance de Dieu. Toutes les fois que des connaissances, des formes et des images distinctes se présenteront à sa mémoire, l’âme, sans s’y arrêter, s’élancera aussitôt vers Dieu par une amoureuse affection, dans le dépouillement de tous ces objets de réminiscence100. Elle n’y pensera et n’y donnera son attention qu’autant qu’il en sera besoin pour s’acquitter de ses obligations, si les objets de réminiscence les concernent.

Dans ce cas, elle s’en occupera sans y placer son goût et ses affections, de crainte de contracter quelque attache. On ne doit donc pas omettre de songer à ce que l’on a le devoir de faire ni de se souvenir de ce que l’on est obligé d’avoir présent à l’esprit. Pourvu qu’il n’y ait ni affection ni attache, cela ne nuira point. Pour en venir là, on fera bien de se pénétrer des vers inscrits au-dessous de la Montagne figurée en tête du Livre I.

Mais qu’on le remarque bien, ce que nous enseignons ici n’a rien à voir avec le doctrine de ces hommes pervers qui, sous l’influence de l’orgueil et de l’envie de Satan, s’efforcent de soustraire aux regards des fidèles les images de Dieu et des Saints, dont l’usage est nécessaire, dont la vénération est sainte. Notre doctrine est toute différente. Nous ne conseillons pas comme eux d’écarter les images et de supprimer l’honneur qui leur est dû ; nous montrons seulement quelle distance il y a de l’image à Dieu, et nous enseignons à passer de la peinture à l’objet spirituel qu’elle représente, en ne s’y arrêtant que précisément ce qu’il faut pour s’aider à passer au-delà.

Un moyen est utile et nécessaire lorsqu’il nous conduit à notre fin ; les images nous sont avantageuses quand elles nous rappellent le souvenir de Dieu et des Saints. Si cependant on s’arrête à ce moyen plus qu’il ne convient, il devient obstacle, tout autant qu’un objet profane.

D’ailleurs ce que j’ai ici en vue, ce sont les images et les visions surnaturelles qui sont sujettes à tant d’erreurs et de dangers.

Quant à l’estime et à la vénération des images que l’Église catholique nous propose, elles n’offrent aucun péril, puisque l’estime va tout entière à ce qu’elles représentent. Leur souvenir ne peut manquer d’être profitable quand on ne les conserve que pour l’amour de ce qu’elles nous rappellent.

Tant qu’on ne s’y arrêtera que pour ce motif, elles aideront toujours à l’union divine. Mais que l’âme reste libre pour voler de la peinture au Dieu vivant, quand le Seigneur pour lui en fera la grâce, dans l’oubli de tout le créé et de tout ce qui tient à la créature.

CHAPITRE XV. ENTRÉE A LA NUIT OBSCURE DE LA VOLONTÉ. DES DIVERSES AFFECTIONS DE LA VOLONTÉ.

Nous n’aurions rien fait si, nous contentant de purifier l’entendement pour l’établir solidement dans la foi, et d’en faire autant pour la mémoire en vue de la fonder dans l’espérance, nous négligions de purifier la volonté par rapport à la troisième vertu théologale, qui est la charité. En effet, suivant la parole de saint Jacques, sans les œuvres de la charité, la foi est mortel.

Voulant traiter de la Nuit de la volonté et du dépouillement actif de cette puissance, en vue de la rendre capable de cette divine vertu de la charité, je ne puis m’appuyer sur un texte mieux approprié à mon sujet que celui du Deutéronome où Dieu nous dit par la bouche de Moise : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force 2. Ces paroles renferment tout ce que l’âme spirituelle doit faire et tout ce que j’ai à lui enseigner pour s’approcher de Dieu par l’union de la volonté, au moyen de la charité.101

Il est commandé à l’homme d’appliquer à Dieu toutes les puissances, tous les appétits, toutes les opérations et toutes les affections de son âme, de façon que la capacité, la force de l’âme tout entière serve à cela seulement, selon ce que dit David : Fortitudinem meam ad te custodiam 3.

1 Fides sine operibus mortua est. (Jac., it, 20.)

2 Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo, et ex Iota anima tua, et ex Iota fortitudine tua. (Dent., vi, 5.)

3 Je vous garderai ma force. (Ps. Lviii, 10.)

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La force de l’âme réside dans ses puissances, dans ses passions et dans ses appétits, qui tous sont gouvernés par la volonté. Lors donc que la volonté dirige vers Dieu ses puissances, ses passions et ses appétits, en les détournant de tout ce qui n’est pas Dieu, elle garde pour Dieu la force de l’âme, qui en vient à aimer Dieu de toute sa force.102

Pour que l’âme puisse en venir là, il est indispensable que la volonté soit purgée de toutes ses affections désordonnées, d’où naissent les appétits, les désirs et les opérations déréglés, qui l’empêchent de garder pour Dieu toute sa force. Les affections ou les passions de l’âme sont au nombre de quatre : la joie, l’espérance, la douleur et la crainte. Lorsque l’homme règle ces passions en les référant à Dieu, de façon qu’il ne se réjouit plus que de ce qui va purement à l’honneur et à la gloire de Dieu, qu’il n’espère rien hors de là, qu’il ne s’afflige que par rapport à cela, qu’il ne craigne que Dieu et pas autre chose, nul doute qu’il ne dirige vers Dieu la force et la capacité de son âme et qu’il ne les garde pour lui seul. En effet, plus l’âme se réjouit en autre chose, moins elle applique sa joie à Dieu ; plus elle espère autre chose, moins elle espère Dieu, et ainsi du reste.

Donc, pour arriver à l’union divine, tout consiste à purger la volonté de ses affections et de ses appétits, afin que, de volonté basse et humaine, elle devienne une volonté divine, une volonté qui ne fait plus qu’un avec la volonté de Dieu.

Les quatre passions que nous avons énumérées règnent d’autant plus en l’âme et lui font une guerre d’autant plus violente, que la volonté est moins fortement établie en Dieu et qu’elle est plus dépendante des créatures ; car alors elle se réjouit très facilement de ce qui ne mérite pas sa joie, elle espère ce qui ne lui apporte aucun avantage, elle s’afflige de ce dont peut-être elle devrait se réjouir, elle craint là où il n’y a rien à craindre103.

De ces affections, lorsqu’elles sont désordonnées, naissent dans l’âme tous les vices et toutes les imperfections ; d’elles aussi, quand elles sont réglées et ordonnées, procèdent toutes les vertus dont l’âme est en possession. De plus, il faut le remarquer, à mesure que l’une d’entre elles s’ordonne et se règle, toutes les autres se règlent de même. En effet, ces quatre passions de l’âme sont tellement jointes les unes aux autres, elles sont en si parfaite harmonie les unes avec les autres, que là ou l’une d’elles se porte actuellement, là se portent virtuellement les trois autres. Au contraire, si l’une d’elles bat actuellement en retraite, les autres reculent virtuellement, dans une égale proportion. La volonté se réjouit-elle de quelque chose, elle l’espère nécessairement dans la même proportion, et la douleur ainsi que la crainte suivent virtuellement. De même, à mesure que la volonté retire son goût de cet objet, elle perd à son sujet la douleur et la crainte, elle en retire aussi son espérance.

La volonté, avec ses quatre passions, se trouve en quelque manière représentée par cette figure de quatre animaux qu’Ézéchiel contempla dans une vision. C’était un corps qui avait quatre faces. Les ailes de l’un étaient jointes aux ailes de l’autre, et chacun marchait droit devant sa face, et ils ne se tournaient point en marchant 1.

De même, les ailes de ces affections de l’âme sont tellement jointes les unes aux autres, que de quelque côté que l’une porte actuellement sa face, c’est-à-dire son opération, les autres s’y dirigent virtuellement. L’une s’abaisse-t-elle, toutes s’abaissent ; l’une s’élève-t-elle, toutes s’élèvent. où se porte l’espérance, là se porteront la joie, la crainte

1 Ezech., I, 8-9.

et la douleur. Revient-elle sur ses pas, les autres reviendront. Et ainsi du reste.

Remarque bien ceci, homme spirituel. Là où se dirigera l’une de tes passions, toute ton âme, ta volonté et tes autres puissances se dirigeront de même. Toutes tes puis­sances vivront captives de cette passion, et les trois autres passions s’uniront à la première pour charger ton âme de leurs liens ; elles l’empêcheront de voler vers la liberté et le repos de la contemplation pleine de douceur, vers l’union avec Dieu.

C’est pour cela que Boëce nous déclare que si nous voulons connaître la vérité dans la lumière, nous devons104 rejeter loin de nous la joie, l’espérance, la crainte et la douleur. Et en effet, tant que ces passions règnent dans une âme, elles lui enlèvent la tranquillité et la paix que requiert l’acquisition de la sagesse, soit naturelle, soit surnaturelle.

CHAPITRE XVI. PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ. CE QUE C’EST QUE LA JOIE. DIVERS OBJETS SUR LESQUELS PEUT SE PORTER LA JOIE DE LA VOLONTÉ.

La première des passions de l’âme et des affections de la volonté est la joie105. Considérée au point de vue qui nous occupe, c’est une satisfaction de la volonté dans un objet dont elle fait estime et qu’elle juge lui convenir. La volonté, en effet, ne se réjouit que de ce qu’elle estime et de ce qui la satisfait. Nous parlons ici de la joie active, où l’âme connaît distinctement, clairement ce dont elle jouit, et est libre de se réjouir ou de ne se réjouir pas. Il y a en effet une autre joie, qui est une joie passive, dans laquelle l’âme peut se réjouir sans connaître clairement et distinctement ce dont elle se réjouit, et sans qu’il soit en son pouvoir d’éprouver ou de n’éprouver pas cette joie. Dans cette joie passive, elle peut quelquefois avoir la connaissance claire de ce dont elle jouit. Nous traiterons de tout cela plus loin.

Parlons de la joie en tant qu’active et volontaire, en tant que naissant de choses claires et distinctes.

La joie peut naître de six genres de biens : les biens temporels, les biens naturels, les biens sensibles, les biens moraux, les biens surnaturels et les biens spirituels. Nous les passerons successivement en revue et nous ordonnerons la volonté par rapport à chacun d’eux, afin qu’entière­ment dégagée, elle puisse placer en Dieu toute l’énergie de sa joie.

Posons donc comme fondement une idée maîtresse, qui sera le bâton de voyage sur lequel nous nous appuierons. Il convient de nous pénétrer fortement de cette idée, car

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elle sera la lumière qui guidera nos pas, elle nous aidera à ramener, au travers des biens terrestres, notre joie vers Dieu seul. Cette idée fondamentale, la voici :

La volonté de l’homme ne doit se réjouir que de la gloire et de l’honneur de Dieu. Or le plus grand honneur que nous puissions lui rendre est de le servir selon la perfection évangélique. Hors de là, tout est pour l’homme sans valeur et de nul profit.106

CHAPITRE XVII . DE LA JOIE PRISE DANS LES BIENS TEMPORELS. COMMENT IL FAUT DIRIGER CETTE JOIE VERS DIEU.

Les premiers biens qui peuvent faire l’objet de la joie de la volonté sont les biens temporels. Par biens temporels nous entendons ici les richesses, les terres, les dignités et autres prééminences, les enfants, les parents, les alliances, etc. En tout cela, la volonté peut placer sa joie.

Que ce soit chose vaine pour l’homme de se réjouir des richesses, des titres, des terres, des dignités et des autres avantages de ce genre qui font l’objet de l’ambition humaine, c’est de toute évidence. En effet, si à proportion qu’il est riche un homme était serviteur de Dieu, il devrait se réjouir des richesses ; mais, tout au contraire, elles lui sont une occasion d’offenser Dieu, suivant cette sentence du Sage : Mon fils, si tu es riche, tu ne seras pas exempt de péché l.

C’est pour ce motif que Notre-Seigneur appelle dans l’Évangile les richesses des épines 2, voulant nous faire entendre que celui qui manie les richesses avec la joie de sa volonté sera blessé par quelque offense. Et en saint Mathieu, notre Sauveur pousse cette exclamation, capable de nous faire trembler : Combien il est difficile aux riches, c’est-à-dire à ceux qui mettent leur joie dans les richesses, d’entrer dans le royaume des cieux 3 ! Par où il nous donne clairement à entendre que l’homme ne doit pas se réjouir en des richesses, qui l’exposent à un si grand péril.

1 Si dives fueris, non eris immunis a delicto. (Eccli., xi, 10.)

2 Math., xiii, 22.

3 Amen dico vobis, quia dives difficile intrabit in regnum coelorum. (Id., xix, 23.)

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De ce péril David cherche de son côté à nous garantir, lorsqu’il nous dit : Si pour toi les richesses abondent, garde-toi d’y attacher ton cœur 1.

Devant une vérité si évidente, il est inutile d’accumuler des témoignages tirés des Écritures. Qu’il me suffise, pour représenter les maux qui suivent l’amour des richesses, d’apporter l’opinion de Salomon, lui-même possesseur de grands biens, et bien instruit par sa sagesse de l’estime qu’ils méritent. Dans l’Ecclésiaste il nous déclare que tout ce qui se trouve sous le soleil est vanité des vanités, affliction de l’esprit et vaine sollicitude 2, que celui qui aime les richesses n’en retirera point davantage 3, et que les richesses sont conservées pour le malheur de celui qui les possède 4.

Nous lisons aussi dans l’Évangile qu’un homme se réjouissant de se voir pourvu pour bien des années du fruit de ses récoltes, une voix du ciel lui adressa ces paroles : Insensé ! Cette nuit même, on te redemandera ton âme. Et les richesses que tu as amassées, à qui seront-elles 5 ?

Enfin David nous invite à ne pas porter envie à notre voisin lorsqu’il s’enrichit, parce que ses richesses ne lui serviront de rien pour la vie future, nous donnant même à entendre qu’il est plutôt digne de compassion 6.

De tout cela il ressort que l’homme ne doit ni se réjouir d’avoir des richesses ni concevoir de la joie de voir son frère devenu riche, mais se réjouir seulement si Dieu est servi par le moyen de ces richesses. En effet, si la possession des richesses pouvait de quelque côté faire l’objet de notre joie, ce serait afin de pouvoir les employer au service de Dieu, car autrement elles sont entièrement inutiles.

1 Divitiae si affluant, nolite cor apponere. (Ps. Lxi, 11.)

2 Eccl., 1, 14, II, 26.

3 Qui amat divitias, tructum non caplet. (Id., y, 9.)

4 Divitiae conservatoe in malum domini sui. (Eccl., y. 12.)

5 Stulte, hac nocte animant tuam repetunt a te ; que auteur parasti, cujus erunt ? (Luc., mi, 20.)

6 Ps. xlviii, 17, 18.

Ce que je dis des richesses doit s’entendre aussi des titres, des terres, des dignités, etc. En tout cela la joie est vaine, à moins que l’homme ne reconnaisse que c’est pour lui un moyen de mieux servir le Seigneur et de marcher plus sûrement vers la vie éternelle. Mais comme il ne peut savoir positivement s’il en est ainsi, c’est une vanité de se réjouir des biens de ce monde, car une telle joie ne saurait être raisonnable. En effet, comme le dit Notre-Seigneur, à quoi sert à l’homme de gagner tout l’univers s’il vient à perdre son âme ? Il n’y a donc lieu de nous réjouir des richesses, que si elles nous aident à servir Dieu.

D’avoir de nombreux enfants, qu’ils soient riches et favorisés des dons de la nature, il n’y a pas davantage à se réjouir. Réjouissez-vous seulement de ce qu’ils servent Dieu. Quel profit Absalon, fils de David, a-t-il tiré de sa beauté, de sa richesse, de sa noblesse, puisqu’il ne servit pas le Seigneur Q Ce fut donc une vanité de se réjouir de ces avantages.

Il est non moins vain de désirer des enfants, comme font quelques-uns qui bouleverseraient le monde pour en obtenir, alors qu’ils ne peuvent savoir si ces enfants seront bons et serviteurs de Dieu. Que savent-ils si la satisfaction qu’ils attendent ne se tournera pas en amertume, la joie et la consolation en douleur et en chagrin, l’honneur en infamie ? Ces enfants ne leur seront-ils pas une occasion d’offenser Dieu davantage, ainsi qu’il arrive à plusieurs ? On peut donc appliquer à ces époux la parole du Christ Notre-Seigneur à ceux qui parcourent la terre et la mer pour faire un prosélyte et qui en font ensuite un fils de perdition deux fois plus qu’ils ne le sont eux-mêmes 2.

1 Quid enim prodest homint si munclum universum lucretur, anime vero suce detrimentum patiatur ? (Math., xvi, 26.)

2 Circultis mare et aridam, ut laciatis unum proselytum ; et cum jutai fœtus, facitis eum filium gehennœ duplo quam vos. (Id., xxiii, 15.)

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Ainsi donc, quand tout vous sourirait et vous réussirait, quand vous auriez, comme l’on dit, toutes choses à bouche que veux-tu, vous devriez plutôt vous inquiéter que vous réjouir, puisque tant de prospérité fait grandir le péril où vous êtes d’oublier Dieu et de l’offenser. C’est dans ce sentiment que Salomon déclarait dans l’Ecclésiaste : J’ai réputé le rire une erreur, et j’ai dit à la fois : pourquoi te séduis-tu vainement 1 ? Comme s’il avait dit : Quand tout me sourirait, je regarderais comme une erreur et une folie d’y placer ma joie, car, en vérité, c’est erreur et folie à l’homme de se réjouir de ce qui lui présente sourire et allégresse, alors qu’il ne sait pas s’il en retirera un bien éternel.

Le cœur de l’insensé, dit encore le Sage, est là où se trouve la joie, mais celui du sage est là où se trouve la tristesse. La vaine joie, en effet, aveugle le cœur, elle l’empêche d’examiner et de peser les choses, tandis que la tristesse fait ouvrir les yeux et considérer mûrement le dommage ou le profit qu’elles peuvent apporter. De là vient que, suivant le même écrivain sacré, la colère vaut mieux que le rire 3. Il est donc meilleur d’aller à une maison de deuil qu’à une maison de festin, parce que la première nous rappelle la fin de tous les hommes 4. C’est encore une parole du Sage.

Se réjouir de prendre une femme ou un mari lorsqu’on ne sait pas d’une manière certaine si le mariage nous fera mieux servir Dieu, c’est une autre vanité. Il convient plutôt d’en concevoir quelque crainte, car par là même que les époux placent l’un dans l’autre les affections de leur cœur, le mariage a pour résultat que le cœur n’est plus totalement à Dieu. C’est la remarque de saint Paul, qui ajoute : Si tu n’es pas lié à une femme, ne cherche pas à prendre une femme. Que si tu en as une, conserve ton cœur aussi libre que si tu n’en avais pas 1.

Le même Apôtre répète encore cet enseignement, en même temps qu’il recommande le dégagement des biens temporels, lorsqu’il prononce ces paroles : Voici ce que je vous dis, mes frères : Le temps est court. Que ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant pas ; que ceux qui pleurent, comme ne pleurant pas ; ceux qui se réjouissent, comme ne se réjouissant pas ; ceux qui achètent, comme ne possédant pas ; et ceux qui usent de ce monde, comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe 2.

Par où l’Apôtre donne à entendre que c’est vanité, inutilité, de mettre sa joie ailleurs qu’en ce qui peut nous aider à servir Dieu, parce que la joie qui n’est pas selon Dieu est de nul profit pour notre âme.107

1 Risum reputavi errorem, et gaudio dixi : quid frustra deciperis ? (Eccl., II, 2.)

2 Cor sapientium ubi tristitia est, et cor stultorum ubi Icetitia. (Id., vu, 5.)

3 Melior est ira risu. (Ibid., 4.)

4 Metius esi ire ad domum luctus quam ad dornum convivii : in illa enitn finis cunctourm admonetur hominum. (Ibid., 3.)

1 Solutus es ab uxore, noli quœrere uxorem. (I Cor., vu, 27.)

2 Hoc itaque dico, fratres : Tempus breve est, reliquum est ut qui haberd uxores, tamquam non habentes sint ; et qui fient tamquarn non fientes ; et qui gaudent, tamquam non gaudentes ; et qui emunt, tamquam non possidentes ; et qui utuntur hoc rnundo, tanzquarn non utantur ; prœterit enim figura hujus mundi. (I Cor., vu, 29-31.)

CHAPITRE XVIII. DOMMAGES AUXQUELS S’EXPOSE UNE ÂME QUI PLACE SA JOIE DANS LES BIENS TEMPORELS.

S’il nous fallait décrire les maux que s’attire notre âme en plaçant les affections de sa volonté dans les biens temporels, il n’y aurait encre ni papier pour y suffire, et le temps lui-même ferait défaut. En effet, des plus faibles commencements naissent des maux immenses et la ruine des plus grands biens. Telle une étincelle, qu’on n’a pas eu soin d’éteindre, allume des incendies capables d’embraser le monde.

Tous ces maux ont leur racine et leur source dans un mal privatif de souveraine importance, attaché à la jouissance des biens temporels, je veux dire : l’abandon que l’homme fait de son Dieu. De même qu’en s’approchant de Dieu par les affections de sa volonté, l’âme acquiert tous les biens, de même, en s’éloignant de Dieu par le don de ses affections aux biens créés, elle se voit accablée de tous les maux, à la mesure même de la joie et de l’affection avec lesquelles elle se joint à ces biens créés et s’éloigne de Dieu, ce qui est tout un. D’où il faut conclure que le degré d’éloignement où chacun se place par rapport à Dieu, est la mesure exacte de l’étendue et de l’intensité de ses maux.

Ce mal privatif, d’où naissent, nous l’avons dit, tous les autres maux, tant privatifs que positifs, a quatre degrés, pires les uns que les autres. Quand l’âme aura atteint le quatrième, elle sera plongée dans tous les maux qu’on peut énumérer en cet ordre de choses.

Moïse a fort bien distingué ces quatre degrés au Deutéronome : Le bien-aimé, dit-il, s’est engraissé, il a regimbé en reculant. Engraissé, plein d’embonpoint, répandu au-dehors, il a délaissé Dieu son Créateur, il s’est éloigné de Dieu son salut 1.

S’engraisser, pour l’âme qui avant de s’engraisser était aimée, c’est se plonger dans la jouissance des créatures : et de là résulte le premier degré du mal, qui est de se tourner en arrière. C’est un engourdissement de l’esprit à l’égard de Dieu, engourdissement qui obscurcit pour cette âme les biens de Dieu, de même que les nuages obscurcissent l’air et ne le laissent plus qu’imparfaitement éclairé des rayons du soleil. En effet, par là même que l’âme spirituelle place sa joie dans quelque objet créé, qu’elle laisse son appétit se porter librement vers des bagatelles, elle tombe dans les ténèbres par rapport à Dieu, elle voit obscurcir la clairvoyance de son jugement.

C’est ce qu’enseigne l’Esprit-Saint au Livre de la Sagesse. La fascination de la bagatelle obscurcit les vrais biens, et l’inconstance de l’appétit renverse et pervertit l’intelligence sans malice 2. Par où l’Esprit-Saint donne à entendre qu’avant même qu’une malice préalable ait été conçue dans l’entendement, il suffit du désir des biens créés et de la joie qu’on y place pour produire dans l’âme le mal en son premier degré, c’est-à-dire l’engourdissement de l’esprit et l’obscurcissement du jugement, qui l’empêchent de saisir clairement la vérité et de juger sainement des choses.

Or, ni la sainteté ni la rectitude du jugement n’empêchera l’homme de tomber dans cet inconvénient, s’il laisse ses désirs et sa joie s’attacher aux biens temporels. C’est pour ce motif que Dieu a prononcé par la bouche de Moïse cet

1 Incrassatus est dilectus et recalcitravit : incrassatus, impinguatus, dilatai us, dereliquit Deum factorem suum, et recessit a Deo salutari sua. (Deut., xxxii, 15.)

2 Fascinatio nugacitatis obscurat bona et inconstantia concupiscentice trans-vertit scnsum sine malitia. (Sap., iv, 12.)

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avertissement : Tu ne recevras point de présents, parce que les présents aveuglent même les sages 1. Ceci s’adressait spécialement à ceux qui avaient à remplir les fonctions de juges et qui, pour ce motif, devaient avoir le jugement net et lumineux, chose impossible si l’on est sujet à la convoitise et si l’on prend plaisir à recevoir des présents.

C’est pour cela aussi que Dieu avait donné ordre à Moïse de confier les fonctions de juges à ceux qui avaient l’avarice en horreur, afin que chez eux le jugement ne fût pas corrompu par la satisfaction de leurs passions 2. Aussi n’est-il pas dit seulement que les juges ne devaient pas aimer l’avarice, mais qu’ils devaient l’avoir en horreur. C’est que pour se défendre parfaitement d’une affection il faut s’appuyer sur sa détestation, combattant ainsi une affection par son contraire. D’où vient que le prophète Samuel fut constamment un juge intègre et éclairé, si ce n’est, comme il le dit lui-même au Ier Livre des Rois, de ce qu’il n’avait jamais reçu de présents de qui que ce fût 3 ?

Le second degré de ce mal privatif naît du premier. Il est indiqué par la suite du texte sacré : Engraissé, plein d’embonpoint, répandu au-dehors. Ce second degré consiste donc dans un épanchement plus libre de la volonté vers les choses temporelles, ce qui équivaut à une diminution d’estime, de recherche et de joie à l’égard des biens incréés. Ceci provient de ce qu’on a commencé à donner libre essor à la joie. Cela fait, l’âme s’engraisse, selon l’expression de notre texte, et cet embonpoint de la joie, de l’appétit, répand la volonté sur les créatures. De là des maux immenses.

L’âme, en ce degré, s’éloigne de Dieu et des exercices saints ; elle en perd le goût, parce qu’elle goûte autre chose et qu’elle se livre à beaucoup d’imperfections, de niaiseries,

1 Non accipies mariera, quæ etiam excoecant prudentes. (Exod., xxlii, 8.)

2 Id., xvii, 21, 22.

de vaines joies. Et quand ce second degré est entièrement consommé, on abandonne les exercices spirituels auxquels on s’adonnait et l’on porte toutes ses activités, toutes ses pensées vers les objets profanes.

Ceux qui ont atteint ce second degré n’ont pas seulement le jugement et l’intelligence obscurcis à l’égard de la connaissance de la vérité et de la justice, comme ceux qui ne sont encore qu’au premier degré, mais ils ont de plus beaucoup de lâcheté, de tiédeur et de négligence quand il s’agit de réduire en actes la vérité et la justice. Ceux de ce degré ne sont pas exempts de malice comme les précédents : aussi s’éloignent-ils davantage de la justice et des autres vertus, car l’attachement de leur volonté aux créatures va croissant. Le propre des personnes de cette classe est la tiédeur dans les choses spirituelles. Leur manière de s’acquitter de leurs exercices est entachée de grands défauts : elles les font par cérémonie, par force et par routine, bien plus que par amour.

Le troisième degré du mal privatif causé par l’attache aux biens temporels est le complet abandon de Dieu. Alors on ne se met plus en peine d’observer sa loi, parce qu’on ne veut pas manquer aux bagatelles de ce monde, et on se laisse entraîner par la cupidité jusqu’au péché mortel. Ce troisième degré est ainsi marqué dans notre texte : Il a délaissé Dieu son Créateur. Y sont compris tous ceux qui ont les puissances de leur âme engagées si avant dans les choses du siècle, les richesses, les affaires, qu’ils ne se mettent plus en peine des obligations qu’impose la loi de Dieu. Ils sont plongés dans une stupidité profonde, dans un entier oubli de tout ce qui regarde leur salut toute leur vivacité d’esprit, toute leur habileté se porte vers les choses de ce monde. Ces hommes sont les enfants du siècle, dont Notre-Seigneur a dit qu’ils sont plus habiles dans leurs affaires, que les en dans les enfants de lumière

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leurs 1. Les choses de Dieu ne sont plus rien pour eux, les choses du monde sont tout.

Ce sont les vrais avares. Ils ont tellement étendu et répandu leur joie sur les choses créées, ils y ont tellement placé leur affection, qu’ils en sont devenus insatiables. Leur soif croît même d’autant plus, qu’ils sont plus éloignés de la fontaine qui, seule, pourrait les rassasier ; je veux dire, de Dieu. C’est de ces hommes que le Seigneur a dit par Jérémie : Ils m’ont abandonné, moi la fontaine d’eau vive, et ils se sont creusé des citernes rompues, qui ne peuvent retenir les eaux 2. L’avare, en effet, ne peut trouver dans les biens créés de quoi apaiser sa soif, il n’y trouve que de quoi l’augmenter. Ceux qui en sont là tombent par l’amour qu’ils portent aux biens temporels dans toutes sortes de péchés, et leurs maux ne sauraient se nombrer. C’est d’eux que David a dit : Transierunt in affectum cordis 3. Ils ont passé à ce qui fait l’objet de l’affection de leur cœur.

Le quatrième degré de ce dommage privatif est également marqué par notre texte : Il s’est éloigné de Dieu son salut. C’est du troisième degré qu’on en vient là. L’âme de l’avare ayant cessé, par suite de son attachement aux biens temporels, de faire cas de la loi divine et d’y attacher ses affections, en arrive à s’éloigner totalement de Dieu quant à la mémoire, à l’entendement et à la volonté. Elle le met en oubli comme s’il n’était pas son Dieu, parce que de l’argent et des biens temporels elle a fait son dieu, selon le mot de saint Paul : L’avarice est la servitude des idoles 4.

Effectivement, en ce quatrième degré on va jusqu’à

1 Filii huius scecult prudentiores fuis lucis in generatione sua sunt. (Luc., xvi, 8.)

2 Me dereliquerunt fontem aquce vivce, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissi-patas, quae canttnere non valent aquas. (Jerem., ii, '13.)

3 Ps. Lxx11, 7.

4 Avaritiam, quae est idolorum servitus. (Coloss., III, 5.)

placer formellement dans l’argent un cœur qui devait être placé en Dieu, on se comporte comme s’il n’y avait pas d’autre dieu que l’argent.

À ce degré appartiennent ceux qui ne craignent pas d’assujettir les choses divines et surnaturelles aux tempo-relles comme à une divinité, alors qu’ils devraient faire précisément le contraire et assujettir les choses tempo-relles à Dieu. De ce nombre était l’impie Balaam, qui vendait la grâce qu’il avait reçue du Seigneur 1. De ce nombre aussi Simon le Magicien qui, croyant la grâce de Dieu estimable à prix d’argent, proposait de l’acheter 2, par où l’on voit que dans son estime il lui préférait l’argent, puisqu’il pensait trouver quelqu’un qui mît l’argent à plus haut prix.

Très nombreux sont aujourd’hui ceux qui appartiennent à ce degré en mille manières différentes. Ils portent jusque dans les choses spirituelles leurs faux raisonnements, obscurcis par la cupidité. Dans les choses saintes, ce n’est pas Dieu qu’ils servent, mais l’argent, ce n’est pas Dieu qu’ils ont en vue, mais l’argent. Ce qu’ils ont devant les yeux, ce n’est pas la divine valeur des choses saintes et la divine récompense, mais le prix qui leur en reviendra. En une foule de choses l’argent est leur fin principale et leur dieu ; ils le préfèrent à leur fin dernière, au Seigneur leur Dieu.

À ce quatrième degré appartiennent encore tous ces infortunés si épris des biens terrestres et en faisant si complètement leur dieu, qu’ils ne craignent pas de leur sacrifier leur vie même. Voient-ils leur dieu subir quelque déficit temporel, ils tombent dans le désespoir, ils se donnent la mort et finissent misérablement, montrant ainsi le funeste salaire dont les rétribue un tel dieu. N’ayant rien à donner,

1 Num., xxli, 7. 2 Act., vin, 18, 19.

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il dispense le désespoir et la mort. Et ceux qu’il ne persécute pas jusqu’à cette mortelle extrémité, il les fait vivre dans une mort continuelle par les soucis et mille autres misères dont il les abreuve. Il ferme la porte de leur cœur à toute joie, il ne les laisse jouir d’aucun bien sur la terre.

Ainsi ces infortunés paient continuellement à l’argent le tribut de leurs affections ; ils souffrent pour lui jusqu’au jour où ils s’attachent à lui pour la dernière calamité, qui est leur juste perdition. C’est ce qu’a marqué le Sage quand il a dit : Les richesses sont conservées pour le malheur de celui qui les possède 1. À ce degré enfin appartiennent ceux dont saint Paul a dit : Tradidit illos Deus in reprobum sensum 2. Dieu les a livrés à leur sens réprouvé.

C’est dans tous ces maux que la joie entraîne finalement les hommes, lorsqu’ils la placent dans les possessions d’ici-bas. Quant à ceux qui n’y participent qu’en un moindre degré, ils sont encore dignes d’une immense compassion, puisque ce degré moindre fait cependant retourner de beaucoup en arrière l’âme qui marchait dans la voie de Dieu. Disons donc avec David : Quand l’homme s’enrichira, ne crains point - c’est-à-dire ne lui porte point envie comme s’il avait sur toi l’avantage, - car à la mort il n’emportera rien. Ni sa gloire ni sa joie ne descendra avec lui dans le tombeau 3.108

1 Divitice conservatae in malum domini sui. (Eccl., V, 12.)

2 Rom., 1, 28.

3 Ne timueris cum dives faclus fuerit homo, et cum mulltiplicata fuerit gloria domus ejus, quoniam eum interlerit, non sumet omnia, neque descendet cum eo gloria ejus. (Ps. XLVIII, 17.)

CHAPITRE XIX. AVANTAGES DU DÉTACHEMENT DES BIENS TEMPORELS.

L’homme spirituel doit veiller de très près sur lui-même, parce que si son affection et sa joie commençaient à s’attacher aux biens temporels, l’attachement pourrait croître peu à peu et devenir violent. On débute par de petites, choses, et graduellement le mal devient considérable. C’est ainsi qu’il ne faut qu’une étincelle pour embraser une montagne, et de là l’univers.

L’attachement est faible, direz-vous. Ne vous y fiez pas, et ne vous dites pas que vous le trancherez plus tard. Si, quand il est faible et à ses débuts, vous n’avez pas le courage de le trancher, croyez-vous que vous en viendrez à bout quand il sera fort et enraciné ? Le Christ Notre-Seigneur a dit dans son Évangile : Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera dans les grandes 1. En effet, celui qui évite les fautes légères ne tombera pas dans les fautes, graves.

Les fautes légères causent de grands dommages, parce qu’elles font une brèche dans le mur d’enceinte de notre cœur, et, comme dit l’adage, celui qui a commencé a déjà fait la moitié de la besogne. Aussi David nous donne-t-il cet avertissement : Si les richesses abondent, n’y appliquez pas votre cœur 2.

Quand bien même l’homme n’en agirait pas ainsi en vue de Dieu, il devrait encore, pour les avantages temporels qui lui en reviendront, sans préjudice des spirituels, affran ‑

1 Qui fidelis est in minimo el in majori fidelis est. (Luc., xvi, 10.)

2 Divitiae si affluant, nolite cor apponere. (Ps. Lxi, 11.)

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chir son cœur de toute joie concernant les biens de la terre. De fait, non seulement il se dégagera des maux affreux dont nous avons parlé, mais il acquerra la libéralité qualité singulièrement propre à Dieu et incompatible avec la cupidité, — la liberté de l’esprit, la lucidité de la raison, le repos, la tranquillité, la paisible confiance en Dieu, la soumission et la vraie docilité à son égard.

En outre, par là même qu’il sera dégagé des objets créés, il y trouvera plus de jouissance. Il y a une jouissance qu’on ne peut y trouver lorsqu’on les envisage avec attache et esprit de propriété, car cette disposition est un lien qui enchaîne l’esprit à la terre et enlève toute largeur au cœur humain. Il y a plus. Le détachement des objets terrestres donne de ces objets mêmes une connaissance plus claire, qui permet d’en bien juger tant naturellement que surnaturellement. Enfin, il met à même d’en jouir d’une manière tout autre que ne le fait celui qui y est attaché. L’homme détaché a sur celui qui ne l’est pas de manifestes supériorités. Il goûte les objets terrestres selon ce qu’ils ont de véritable ; l’autre, selon ce qu’ils ont de mensonger ; le premier, selon ce qu’ils ont de meilleur ; l’autre, selon ce qu’ils ont de pire ; le premier les juge selon la substance, le second, en y attachant ses sens, les juge selon l’accident.

Les sens, en effet, ne peuvent atteindre et pénétrer que l’accident ; l’esprit, au contraire, dépassant les nuages de l’accident, pénètre la vérité et la valeur des choses, ce qui est son objet propre. La jouissance sensible obscurcit le jugement comme par un nuage, parce qu’il ne peut y avoir de joie volontairement prise dans une créature sans acte intérieur de propriété, de même qu’il ne peut y avoir dans le cœur de joie à l’état de passion, sans esprit de propriété à l’état d’habitude. Au contraire, le renoncement à cette joie des sens rend le jugement clair et limpide, de même. que l’atmosphère se purifie quand les nuages se sont dissipés.

En un mot, lorsqu’on jouit avec esprit de propriété des biens de ce monde, on perd le goût général de ces biens, et lorsqu’on renonce à en jouir avec propriété, on en jouit comme en étant pleinement le maître. Par là même qu’on leur ferme l’entrée de son cœur, on possède tout, comme dit saint Paul, en souveraine liberté 1.

Celui qui conserve à l’égard de ces biens un attachement de volonté, n’a et ne possède rien ; ce sont, au contraire les objets qui possèdent son cœur et qui le mettent à la torture, qui en font un prisonnier et un esclave. Ainsi, autant l’on veut prendre de joie dans les biens créés, autant l’on attire d’angoisses et de tourments à son cœur enchaîné et captif.

L’homme détaché est à l’abri des préoccupations, soit durant la prière, soit hors de la prière : sans aucune perte de temps, il recueille aisément une riche moisson spirituelle. Celui qui ne l’est point passe tout son temps à tirer douloureusement sur la chaîne qui le retient prisonnier. C’est avec bien de la peine qu’il parvient à se dégager quelques moments de cette chaîne des joies de l’appétit, qui fait de son cœur un esclave.

Ainsi donc, que l’âme spirituelle réprime, dès qu’il se fait jour, le premier mouvement qui la porte vers les choses créées, se rappelant qu’elle ne doit se souvenir que du service de Dieu, de son honneur et de sa gloire, ramenant tout à ce seul but, se détournant toujours de la vanité et ne prenant jamais pour fin sa joie et sa consolation.

Il y a un autre avantage très considérable et très important à détacher sa joie des biens créés : c’est celui de garder son cœur libre pour Dieu, disposition préparant l’âme à toutes les faveurs que Dieu voudra lui faire et sans laquelle il ne les fait point. Ces faveurs sont telles, que même tempo -

1 Tamquam nihil habentes et omnia possidentes. (II Cor., vi, 10.)

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rellement, pour une jouissance à laquelle on renonce pour son amour et la perfection évangélique, Dieu donne cent pour un en cette vie, ainsi qu’il l’a promis dans l’Évangile l.

Mais quand le chrétien n’en viendrait pas à ce détachement en vue des avantages qui lui en reviendront, il devrait, pour le seul déplaisir que causent à Dieu ces joies prises dans les biens créés, travailler à les éteindre en son âme. Nous voyons, en effet, dans l’Évangile, que Dieu s’irrita contre ce riche qui se réjouissait en lui-même d’avoir des biens pour longtemps et lui signifia que cette même nuit, il citerait son âme à son tribunal 2. Nous avons donc lieu de craindre qu’autant de fois nous nous réjouissons vainement, autant de fois Dieu, qui nous considère, médite à notre égard un châtiment et une amertume mérités. Et bien souvent la peine dépassera la joie vainement prise. À la vérité, il est dit de Babylone qu’on lui mesurera les tourments à proportion des joies et des délices qu’elle aura goûtées 3, mais cela ne veut pas dire que les tourments ne dépasseront pas les joies. Certes, il les dépasseront, puisque des plaisirs d’un moment recevront des châtiments éternels. Le texte sacré nous donne simplement à entendre que toute faute aura son châtiment particulier, parce que Celui qui punira une parole inutile ne laissera pas sans châtiment une joie vaine.

1 Math., xix, 29.

2 Luc., xIi, 20.

3 Apoc., xviii, 7.

CHAPITRE XX. DOMMAGES QUE CAUSE À L’ÂME LA JOIE PRISE PAR LA VOLONTÉ DANS LES BIENS NATURELS. — COMBIEN IL EST VAIN DE PLACER SA JOIE DANS CES SORTES DE BIENS. — COMMENT IL FAUT SE DIRIGER VERS DIEU À TRAVERS CES BIENS.

Par biens naturels nous entendons ici la beauté, les agréments du visage, la bonne grâce, l’heureuse complexion physique et tous les autres dons corporels ; nous entendons aussi la rectitude du jugement, l’esprit et les autres qualités qui sont du domaine de la raison. Si l’homme place sa joie dans ces avantages naturels, simplement parce que lui ou les siens en sont doués, sans rendre grâce à Dieu qui les accorde pour être mieux connu et plus aimé, mais uniquement en vue d’en jouir, c’est une vanité et une erreur. Salomon nous le déclare : La grâce, dit-il, est trompeuse et la beauté est vaine ; la femme qui craint le Seigneur est celle qui sera louée 1.

Ce texte nous montre que l’homme doit se tenir sur ses gardes, parce que s’il subit l’attraction des dons naturels, ils lui deviendront très facilement une occasion de recul dans la voie de l’amour divin, ils le feront tomber dans l’erreur et dans la vanité. La grâce corporelle, en effet, est trompeuse. Elle séduit l’homme dans sa voie, elle l’attire vers ce qui fera son malheur, et cela par une vaine joie, par une vaine complaisance en lui-même ou en la personne douée de cette grâce corporelle. Il est dit aussi que la beauté est vaine, parce que si l’homme y met sa joie, elle lui devient l’occasion de toutes sortes de chutes. De fait, il ne doit

1 Fallax gratia et vana est pulchritudo : mulier timens Deum ipso laudabitur. (Prov., xxxi, 30.)

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s’en réjouir que si elle l’aide à servir Dieu, ou le prochain pour l’amour de Dieu.

Il faut craindre au contraire que ces dons et ces agréments naturels ne soient cause de quelque offense de Dieu, soit qu’ils portent à la présomption, soit qu’ils fassent naître une violente affection en ceux qui les envisagent. Si on les possède, il faut être constamment sur ses gardes et vivre dans une extrême réserve, de crainte de porter qui que ce soit à détacher de Dieu ses affections. En effet, ces agréments et ces dons naturels sont par eux-mêmes provocateurs et dangereux, tant pour celui qui en est doué que pour celui dont ils attirent les regards, tellement que bien peu ont assez d’empire sur eux-mêmes pour empêcher leur cœur de s’en laisser quelque peu lier et enchaîner. Aussi l’on a vu des personnes spirituelles qui avaient ces dons en partage obtenir de Dieu par leurs prières d’en être dépouillées, tant elles craignaient de les voir devenir à elles-mêmes ou à d’autres l’occasion d’une vaine joie ou d’une vaine affection.

L’homme spirituel doit donc purifier et dépouiller sa volonté de cette joie vaine, en comprenant bien que la beauté et tous les autres avantages naturels ne sont que poussière et retourneront en poussière, que la grâce et les agréments physiques sont un souffle et une vaine fumée. S’il ne veut pas tomber dans l’esclavage de la vanité, il doit les estimer tels ; il doit en présence de ces biens naturels élever son cœur vers Dieu, se réjouir et se féliciter de ce que Dieu est éminemment en lui-même toute grâce et toute beauté, en un degré qui dépasse infiniment toute beauté créée. Il doit enfin se représenter que toutes les créatures sans exception, comme le chante David, vieillissent et passent comme un vêtement, et que Dieu seul demeure immuable pour jamais 1.

1 Ipsi peribunt et sicut vestimentum veterascent. Tu autem permanebis. (Ps.CI, 27.)

Si en toutes choses il ne ramène pas sa joie vers Dieu, il sera continuellement déçu et trompé. À lui s’appliquera cette apostrophe que Salomon adressait à la joie prise dans les créatures : J’ai dit à la joie : pourquoi te laisses-tu vainement séduire 2 ? Cette vaine séduction a lieu quand le cœur de l’homme se laisse attirer par les créatures.

2 Gaudio dixi : Quid frustra deciperis ? (Eccl., II, 2.)

CHAPITRE XXI. DOMMAGES QU’APPORTE A L’ÂME LA JOIE PRISE DANS LES BIENS NATURELS.

Beaucoup des maux et des avantages qui naissent des divers genres de joie que j’ai énumérés sont communs à toutes ces joies. Néanmoins, parce qu’ils sont la conséquence directe de telle ou telle joie ou du dépouillement de cette joie, à quelque division qu’elle appartienne, j’indiquerai à propos de chacune quelques-uns des maux dont elle est la source et des avantages qu’on trouve à y renoncer, bien que ces maux et ces avantages se rencontrent aussi dans les autres joies ou dans le renoncement qu’on en fait, parce qu’ils sont liés à tous les genres de joie. Mais mon but principal est d’indiquer les dommages particuliers propres à la joie prise en tel objet et au contraire les avantages particuliers qu’apporte le renoncement à cette joie.

J’appelle particuliers ces maux et ces avantages, parce qu’ils sont le fruit direct et principal de tel genre de joie, tandis qu’ils ne dérivent de tel autre genre que d’une manière secondaire. Exemple : la tiédeur spirituelle naît directement de tous les genres de joie, ce dommage est donc commun aux six joies différentes que je distingue ; mais la sensualité est un dommage particulier, parce qu’elle procède directement de la joie prise dans les biens naturels et corporels dont nous traitons en ce moment.

Les dommages spirituels et corporels que contracte directement et effectivement celui qui place sa joie dans les biens naturels, peuvent se ramener à six principaux.

Le premier comprend la vaine gloire, la présomption, l’orgueil et la mésestime du prochain. On ne peut en effet donner à une chose une estime exagérée sans la refuser aux autres, d’où naît à tout le moins une mésestime relative. De là rien de plus facile que de tomber dans la mésestime positive et volontaire, soit particulière, soit générale, en sorte que non seulement le cœur la sente, mais que la langue l’exprime, en disant : Telle personne n’est pas comme telle autre, etc.

Second dommage. Les sens se trouvent portés à la complaisance et à la délectation sensuelle et impure.

Troisième dommage. On tombe dans l’adulation et les vaines louanges, d’où beaucoup de tromperie et de vanité, selon cette parole d’Isaïe : Mon peuple, celui qui te loue, te trompe. Parfois, il est vrai, la louange qui relève la grâce et la beauté est sincère ; cependant il est bien rare qu’elle ne couvre quelque dommage, soit qu’elle porte la personne à qui elle s’adresse à la vaine complaisance ou à la vaine joie, soit qu’elle fasse naître en elle des affections et des intentions imparfaites.

Le quatrième dommage est l’engourdissement de la raison et de l’intelligence. La jouissance des biens temporels produit le même résultat, mais ici il est bien plus marqué. Comme les biens naturels touchent l’homme de plus près que les biens temporels, la jouissance qu’on y prend cause une impression plus forte et plus vive, elle pénètre et se fixe dans les sens, elle les séduit plus violemment. Par suite, la raison et le jugement se trouvent enchaînés et obscurcis par le sentiment de la jouissance.

De là naît forcément le cinquième dommage, qui est l’égarement de l’esprit parmi les créatures.

De ce dommage procède le sixième, à savoir la tiédeur et la lâcheté dans les choses de Dieu. Cette tiédeur va d’ordinaire jusq’au dégoût et à la tristesse, et l’on arrive à les

Popule meus, qui te beatum dicunt, ipsi te decipiunt. (Is., iii, 12.)

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avoir en horreur. Cette jouissance prise dans les biens naturels tue infailliblement la vraie ferveur, du moins au commencement. Ou si l’on éprouve quelque ferveur, elle sera sensible et grossière, peu spirituelle et peu intérieure ; elle consistera plutôt dans un goût sensible que dans la moelle de l’esprit.

Pour perdre la vraie ferveur, il suffit de l’habitude de cette jouissance, bien que dans les occasions l’on ne consente pas aux actes illicites qu’elle nous dicte. On le verra clairement au peu de perfection et d’énergie dont on se trou­vera capable dans l’occasion.

Je ne nie pas que beaucoup de vertu ne soit compatible avec des imperfections considérables, mais l’esprit intérieur, pur et savoureux, ne peut subsister avec ces joies qu’on n’a pas soin d’éteindre, parce qu’alors c’est la chair qui est maîtresse et qui prévaut contre l’esprit. À supposer que l’esprit ne s’aperçoive pas du dommage qu’il subit, il en retire du moins une secrète distraction.

Revenons maintenant plus en détail au second dommage. Il en renferme d’autres sans nombre, impossible à retracer avec la plume, comme à rendre par des paroles. Les excès auxquels il donne lieu sont clairs et manifestes. Comment ignorer les excès auxquels donne lieu la joie que l’on prend dans la beauté et les grâces naturelles, puisque chaque jour enregistre une foule d’événements lamentables qui n’ont pas d’autre cause ? Honneur perdu, outrages infligés, fortunes anéanties, jalousies, querelles, adultères, viols, fornication. Les justes et les saints tombent ici en si grand nombre qu’on les compare à la troisième partie des étoiles, jetées sur la terre par la queue du serpent 1.

Jusqu’où ne s’étend pas le poison d’un mal si affreux ? Qui ne boit plus ou moins au calice doré de la femme de

1 Apoc., XII, 4.

Babylone, que nous décrit l’Apocalypse ? En disant qu’elle s’assit sur cette énorme bête qui avait sept têtes et treize couronnes l’Apôtre laisse entendre qu’à peine se trouve-t-il un noble ou un plébéien, un juste ou un pécheur, à qui elle ne donne de son vin à boire et dont elle ne s’assujettisse plus ou moins le cœur, puisqu’au témoignage du texte sacré, elle a enivré tous les rois de la terre du vin de sa prostitution. Elle a fait tomber dans ses fers toutes les classes d’hommes, jusqu’à la suprême et la plus illustre du sanctuaire, car elle place, dit Daniel, son abominable vase jusque dans le lieu saint 1. C’est à peine s’il se rencontre un vaillant à qui elle ne donne à boire du vin de son calice, qui n’est autre que la vaine joie dont nous parlons.

Il est dit que tous les rois de la terre se sont enivrés de ce vin, car il en est fort peu, pour saints qu’ils aient été, qui n’aient goûté de ce breuvage de la joie qui vient de la beauté et des grâces naturelles. Cette parole : ils se sont enivrés est digne de remarque. En effet, si peu que l’on boive du vin de cette joie, il s’empare immédiatement du cœur ; il le séduit, il obscurcit la raison. Et cette ivresse est telle, que si l’on n’absorbe sur-le-champ une thériaque qui contrebalance l’effet du poison et le fait rejeter sans délai, la vie de l’âme est en danger. De fait, la faiblesse spirituelle augmentant, le mal ira si loin qu’on verra l’infortuné comme Samson, les yeux arrachés, les cheveux rasés, destitué de sa première force, écraser la meule dans les moulins, captif au milieu de ses ennemis, et peut-être un jour mourir de la seconde mort, comme Samson mourut de la première mort, dans la société de ses adversaires.

Tous les maux que ce grand homme souffrit corporellement, le breuvage de cette joie les cause spirituellement, aujourd’hui encore, à une multitude d’infortunés. Et leurs

1 Apoc., xvii, 3.

2 Et erit in templo abominatio. (Dan., lx, 27.)

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ennemis leur demandent à chacun, pour leur grande confusion : N’était-ce pas toi qui rompais les triples liens, qui brisais les mâchoires des lions, qui tuais les Philistins par milliers, qui arrachais les montants des portes, qui échappais à tous tes ennemis ?

Pour conclure, donnons un remède contre ce poison.

Dès que notre cœur se sentira ému de cette vaine joie que causent les agréments naturels, nous souvenir combien il est vain, dangereux et funeste de se réjouir d’autre chose que d’être tout à Dieu ; considérer comment les anges, pour s’être complu dans leur beauté, sont tombés dans des abîmes de laideur ; se représenter les maux qui accablent les hommes chaque jour par suite de cette joie vaine.

Animons-nous à obvier au mal en temps voulu : c’est le conseil du poète à ceux qui « sentent les premières atteintes de ce poison : « Hâte-toi dès le premier instant de prendre le remède, car lorsqu’on a laissé aux maux le temps de grandir, la médecine vient trop tard. » Ne considère pas le vin lorsque sa couleur est pourpre et qu’il resplendit dans ton verre, dit de son côté le Sage, car il entre agréablement, mais à la fin il mord comme la vipère, il répand son venin comme le basilic 1.109

1 Ne intuearis vinum quando flavescit, cum splenduerit in vitro color ejus ingreditur blonde, sed in novissimo mordebit ut coluber, et sicut regulus venena diffundel. (Prov., xxiii, 31, 32.)

CHAPITRE XXII. AVANTAGES QUE REVIENNENT A L’ÂME LORSQU’ELLE DÉTACHE SA JOIE DES BIENS NATURELS.

Nombreux sont les avantages que l’homme s’attire lorsqu’il détache son cœur de cette sorte de joie. Outre qu’il se dispose ainsi à l’amour divin et aux autres vertus, il acquiert par là même l’humilité et la charité générale envers le prochain. Comme il évite de s’attacher à qui que ce soit à cause des dons naturels extérieurs, qui sont trompeurs, son âme demeure libre et lumineuse pour aimer tous les hommes raisonnablement et spirituellement, ainsi que Dieu veut qu’ils soient aimés. On comprend alors que nul ne mérite notre amour si ce n’est pour sa vertu. Quand on aime de cette manière, on aime selon Dieu et avec une grande liberté. À supposer qu’il y entre de l’attachement, cet attachement fait grandir celui que l’on a pour Dieu. Effectivement plus cet amour grandit, plus aussi grandit celui que l’on porte à Dieu ; et plus l’amour de Dieu va croissant, plus s’accroît l’amour du prochain, parce que ces deux amours ont une même racine et jaillissent d’une même source.

De là un autre excellent avantage : celui de garder avec perfection ce conseil de notre Sauveur : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même 1. Notre âme serait entièrement incapable de le mettre en pratique, si elle plaçait sa joie dans les dons naturels dont elle est enrichie, car celui qui fait cas de lui-même ne se renonce pas et ne suit point Jésus-Christ.

1 Si quis vult post me venire, abneget semetipsum. (Math., xvt, 24.)

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11 y a un autre avantage considérable dans le renoncement à cette sorte de joie. C’est la profonde tranquillité qui s’établit dans l’âme par là même que l’on retranche les épanchements au dehors, que l’on recueille ses sens et spécialement que l’on garde sa vue. En effet, quand on est résolu à ne pas mettre sa joie dans les biens de cette nature, on veille sur ses yeux et sur ses autres sens, de crainte de se trouver attiré, enlacé, afin aussi de ne pas employer vainement son temps et ses pensées. Tel le prudent reptile, qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix des enchanteurs et n’en être pas impressionné 1. Une fois les portes de s’âme — je veux dire les sens — soigneusement fermées, la tranquillité et la pureté intérieures se conservent et s’augmentent merveilleusement.

Voici un autre avantage qui n’est pas moindre que le précédent, et qui se rencontre chez ceux qui ont déjà fait des progrès dans le renoncement à la joie dont nous parlons. Les objets et les notions déshonnêtes ne leur font pas l’impression impure qu’ils produisent chez ceux qui trouvent encore quelque plaisir dans les agréments naturels. Le retranchement de cette joie procure donc à l’homme spirituel la pureté de l’âme et du corps, c’est-à-dire celle de l’esprit et celle des sens ; il lui donne avec Dieu une convenance angélique, qui fait de son âme et de son corps le temple du Saint-Esprit. Il n’aurait pas cette pureté si son cœur trouvait sa joie dans les dons et les agréments naturels, car pour cesser de l’avoir en partage, il n’est pas nécessaire qu’il y ait consentement aux choses déshonnêtes, cette joie seule cause l’impureté de l’âme et des sens, quand la notion vient s’y joindre. Le Sage ne dit-il pas que l’Esprit-Saint s’éloigne des pensées qui sont sans intelligence 2, c’est ‑

1 Ps. Lvii, 5.

2 Auferet se a cogitationibus quœ sunt sine intellectu. (Sap., 1, 5.)

à-dire qui ne sont pas ordonnées à Dieu par la raison supérieure ?

Il y a encore un autre avantage général. Non seulement on s’éloigne des maux et des inconvénients énumérés plus haut, mais on se délivre de vanités sans nombre et de beaucoup d’autres dommages, tant spirituels que temporels : notamment on évite la mésestime où sont tenus ceux que l’on voit faire cas de leurs propres dons naturels ou de ceux des autres et y placer leur joie. On est alors réputé sage et intelligent, comme le sont effectivement tous ceux qui méprisent les dons naturels pour estimer uniquement ce qui plaît à Dieu.

De tous ces avantages naît le dernier, qui est une généreuse disposition de l’âme, de la plus haute importance au service de Dieu : je veux dire la liberté d’esprit, qui nous fait surmonter facilement les tentations, supporter les épreuves et faire progrès dans les vertus.

CHAPITRE XXIII. Du TROISIÈME GENRE DE BIENS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE SA JOIE. — NATURE DES BIENS SENSIBLES ET LEURS DIVERS GENRES. — LA VOLONTÉ DOIT SE DIRIGER VERS DIEU, EN SE PURIFIANT DE CETTE JOIE.

Nous avons à traiter maintenant du troisième ordre de biens dans lesquels la volonté humaine peut placer sa joie, c’est-à-dire des biens sensibles. Par biens sensibles nous entendons ici tout ce qui, en cette vie, peut tomber sous les sens de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût et du toucher, en y joignant la construction intérieure du discours qui procède de l’imagination : toutes choses qui appartiennent aux sens corporels, soit extérieurs, soit intérieurs.

Pour purifier la volonté de cette joie, la placer dans les ténèbres sous ce rapport et la diriger vers Dieu à travers les biens sensibles, il nous faut rappeler une vérité sur laquelle nous sommes revenus déjà bien des fois. C’est que le sens ou la partie inférieure de l’homme, dont nous nous occupons en ce moment, est et restera toujours incapable de connaître et de percevoir Dieu tel qu’il est. L’œil, en effet, ne peut voir Dieu ni rien qui « lui ressemble, l’oreille ne peut entendre Dieu ni aucun son qui en approche, l’odorat ne peut percevoir un parfum aussi suave, le goût une saveur aussi délicieuse et aussi relevée, le tact une touche aussi délicate et aussi ravissante, ni rien qui en approche. Ni la pensée ni l’imagination ne peuvent se représenter sa forme ou concevoir une figure qui le rappelle, suivant la parole d’Isaïe : L’œil ne l’a point vu, l’oreille ne l’a point entendu, le cœur de l’homme ne l’a pas imaginé 1.

1 Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit. (Is., Lxiv, 4.)

Remarquons-le, notre partie sensitive peut percevoir une délectation de deux manières ou par l’entremise de l’esprit, moyennant une communication que celui-ci reçoit de Dieu intérieurement, ou par l’entremise des objets extérieurs, mis en rapport avec les sens. Mais, comme il a été dit, ni par l’entremise de l’esprit, ni par l’entremise des sens, la partie sensitive de l’homme ne peut connaître Dieu. La raison en est qu’en étant incapable, elle se borne à recevoir sensiblement ce qui est spirituel et intellectuel, et ne va pas au-delà.

D’où il résulte que si la volonté s’arrête à jouir de la délectation qui provient de l’une de ces deux perceptions, elle tombe à tout le moins dans une vanité, et elle ne peut plus s’appliquer à Dieu avec toutes ses énergies, elle ne peut plus placer en lui toute sa joie. Elle ne peut s’acquitter entièrement de ce devoir que si elle se dégage de la joie prise dans les biens sensibles, aussi bien que de tout le reste, et si elle se place dans l’obscurité également sous ce rapport. Je dis que ce serait une vanité d’y arrêter volontairement sa joie ; car si la volonté ne s’y arrête point, si dès qu’elle éprouve un plaisir sensible à voir, à entendre, à parler, elle s’élève à Dieu pour se réjouir en lui, en sorte que ce plaisir lui sert à cet effet de motif et de stimulant, c’est fort bon. En ce cas, non seulement il n’y a pas lieu d’éviter ce qui porte ainsi à l’oraison et à la dévotion, mais on peut et on doit s’en servir pour un si saint usage. Il est en effet des âmes que les objets sensibles portent puissamment à Dieu.

Toutefois, il faut en ceci beaucoup de prudence et l’on doit bien examiner les effets produits. En effet, il arrive à bien des personnes spirituelles d’user de ces plaisirs des sens sous prétexte qu’ils les portent à Dieu et à l’oraison, alors qu’en fin de compte cela devient plutôt récréation qu’oraison, plutôt recherche de propre satisfaction que souci

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de plaire à Dieu. L’intention semble bonne, mais la réalité conduit à la récréation des sens, et il en résulte plus d’imperfection que d’ardeur de volonté à se livrer à Dieu.

Je vais donc fournir une marque à laquelle on puisse reconnaître quand ces plaisirs des sens sont profitables et quand ils ne le sont pas. Toutes les fois qu’en entendant de la musique ou des chants agréables, en respirant des odeurs suaves, en goûtant des saveurs délectables ou des contacts délicats, l’on sent les affections de sa volonté se porter vers Dieu par un premier mouvement et l’on expérimente que cette notion divine donne plus de plaisir que la cause sensible d’où elle procède, que le goût sensible ne plaît que pour ce seul motif, c’est un signe qu’on en tire profit et que l’impression sensible est avantageuse à l’esprit. Dans ce cas on peut en user, parce que les objets sensibles servent alors à la fin pour laquelle Dieu les a créés et nous en a fait don, car cette fin est d’être par leur moyen mieux connu et plus aimé de nous.

Remarquons-le, les personnes qui tirent des objets sensibles l’effet purement spirituel que je viens de dire, ne les désirent point et en font peu de cas. Cependant quand ils se présentent, c’est volontiers qu’elles les accueillent, à cause du goût divin qu’ils leur procurent ; mais elles ne les recherchent pas, et viennent-ils s’offrir, leur volonté s’en sépare sur-le-champ, elle les abandonne pour s’appliquer à Dieu.

Si ces personnes font peu de cas de ces motifs sensibles, bien qu’ils les aident à s’élever à Dieu, c’est que leur esprit est doué d’une grande promptitude pour passer de toutes choses à Dieu. Amorcé, attiré, nourri de l’Esprit de Dieu comme il l’est, rien d’extérieur n’exerce d’attraction sur lui et ne lui fait envie. À supposer qu’il lui arrive de désirer ces biens sensibles pour le motif tout spirituel que nous avons dit, à peine les a-t-il goûtés, qu’il les oublie, les perd de vue et n’en fait aucune estime.

Quant à celui qui ne sent point en soi cette liberté d’esprit par rapport aux objets et aux goûts sensibles, qui sent au contraire sa volonté s’y arrêter et s’en repaître, qu’il sache bien qu’ils lui sont nuisibles et qu’il doit y renoncer. Il aura beau vouloir au moyen de la raison y chercher un secours pour s’élever à Dieu, comme son appétit y prend un plaisir sensible et que l’affection suit toujours le plaisir, il y trouvera sans aucun doute moins un secours qu’un obstacle, et moins un avantage qu’un dommage.

Si donc on s’aperçoit que l’appétit de ces sortes de plaisirs domine encore, on doit le mortifier, car plus cet appétit sera violent, plus il causera d’imperfections et de faiblesses. L’homme spirituel, en présence d’un goût sensible, quel qu’il soit — qu’il se présente par hasard ou qu’il ait été recherché, — ne doit en user qu’en vue de Dieu et en élevant vers lui le sentiment de joie qu’il éprouve en son âme. Ainsi, cette joie deviendra profitable et parfaite. Qu’il se persuade bien que toute joie qui se goûte autrement, si relevée qu’elle semble d’ailleurs, est inutile et vaine, et de plus fait obstacle à l’union de la volonté avec Dieu,

CHAPITRE XXIV. DOMMAGES CAUSÉS PAR LA JOIE QUE LA VOLONTÉ PREND DANS LES BIENS SENSIBLES.

Si l’âme n’éteint pas la joie qui naît des biens sensibles et ne la ramène pas à Dieu, elle contractera tous les dommages généraux que nous avons signalés à propos des autres genres de joie, tels que l’obscurcissement de la raison, la tiédeur, le dégoût spirituel, etc., avec beaucoup d’autres dommages particuliers, tant spirituels que corporels, dans lesquels cette joie peut entraîner directement.

La joie qui naît des choses visibles et à laquelle on ne renonce pas pour s’élever à Dieu, peut engendrer la vanité, les distractions de l’esprit, la cupidité, la déshonnêteté, le laisser-aller intérieur et extérieur, les pensées impures, les envies.

La joie qui naît des choses inutiles entendues engendre directement l’égarement de l’imagination, les bavardages, les jalousies, les jugements téméraires, la divagation des pensées, d’où procèdent une foule d’autres dommages très pernicieux.

La joie qui naît de l’usage des parfums conduit au dégoût des pauvres, ce qui est en opposition avec la doctrine de Jésus-Christ, l’aversion pour l’état, de domesticité, la répugnance pour les emplois peu relevés, l’insensibilité spirituelle : tout cela, à proportion de l’ardeur de l’appétit pour cette sorte de jouissance.

La joie causée par la saveur des aliments engendre la gourmandise, l’ivrognerie, la colère, la discorde, le manque de charité envers le prochain, spécialement à l’égard des pauvres, vices dans lesquels tombait envers Lazare ce riche qui faisait chaque jour excellente chair 1. De là naissent la désorganisation physique, les maladies ; de là les mouvements mauvais, parce que les stimulants à la luxure vont croissant. L’esprit s’alourdit ; le goût des choses spirituelles s’éteint, on les prend en aversion, au point de ne vouloir ni s’y appliquer ni en entendre parler. Cette joie égare les autres sens, dérègle le cœur, donne entrée à une foule de déplaisirs.

La joie qui naît de la suavité du toucher cause plus de maux encore, et des maux plus pernicieux, qui égarent plus promptement les sens, qui énervent plus sûrement la vigueur de l’esprit. De là procède l’abominable vice de la mollesse avec ses stimulants, à proportion de l’intensité de la joie prise. De là proviennent la luxure, l’esprit lâche et efféminé, le sens flatteur et doucereux, incliné à pécher et à nuire. De là les allégresses vaines répandues dans le cœur, l’intempérance de la langue, la liberté des yeux, la séduction et l’hébétement des autres sens, tout cela selon le degré de l’appétit.

Alors le jugement s’embarrasse, parce qu’il ne s’appuie plus que sur la folie ; le caractère devient lâche et inconstant ; l’âme tombe dans les ténèbres, le cœur se débilite ; on craint là où il n’y a rien à craindre. Parfois cette joie engendre la confusion de l’esprit et l’insensibilité de la conscience. Comme la raison est notablement affaiblie, on est incapable soit de prendre un bon conseil, soit de le donner ; on est inapte au bien spirituel et moral : en un mot, on devient inutile comme un vase brisé.

Tous ces maux dérivent du genre de joie dont nous parlons ; ils se font sentir avec plus ou moins d’intensité, non seulement selon l’intensité de la joie prise, mais aussi à la mesure de la prédisposition, de la débilité et de l’incons

1 Luc., xvi.

-tance du sujet. Certaines natures recevront plus de dommage de choses légères en soi, que d’autres de choses plus graves.

Enfin cette joie provenant du toucher peut entraîner dans tous les maux que nous avons signalés au sujet de la jouissance des biens naturels. Nous n’y reviendrons pas, et nous omettrons d’autres dommages encore, tels que l’abandon des exercices spirituels et de la pénitence, la tiédeur et l’absence de dévotion à l’égard des sacrements de Pénitence et d’Eucharistie.

CHAPITRE XXV. AVANTAGES DU RENONCEMENT A LA JOIE QU’APPORTENT LES BIENS SENSIBLES. — CES AVANTAGES SONT À LA FOIS SPIRITUELS ET TEMPORELS.

Merveilleux sont les avantages que l’âme retire du renoncement à cette joie. Les uns sont spirituels, les autres temporels.110

D’abord l’âme se dégage des distractions dans lesquelles l’avait entraînée l’usage immodéré de ses sens : elle se recueille en Dieu, elle met en sûreté la ferveur et les vertus acquises, elle les accroît et en acquiert de nouvelles.

En second lieu — et c’est là un avantage excellent — l’âme, de sensuelle qu’elle était, devient spirituelle ; d’animale, elle devient raisonnable ; d’humaine, angélique ; de temporelle, céleste et divine. L’homme, en effet, qui se laisse entraîner par les biens sensibles et y met sa joie, mérite à juste titre d’être qualifié de sensuel, d’animal et de temporel. De même, lorsqu’il en détache sa joie, il mérite d’être qualifié de spirituel et de céleste.

Que telle soit l’exacte vérité, c’est de toute évidence, car, ainsi que le dit l’Apôtre, l’usage des sens et la sensualité quand elle est dans sa force contredisent la vigueur de l’esprit et s’opposent aux exercices intérieurs 1. Conséquemment l’une de ces deux forces venant à se détruire et à disparaître, la force opposée, dont la première paralysait le développement, croît et grandit. Or, à mesure que l’esprit, cette partie supérieure de l’âme, qui a du rapport avec Dieu et communique avec lui, va se perfectionnant, l’homme mérite toutes les qualifications énoncées plus

1 Galat., v, 17.

372

haut, puisqu’il se perfectionne dans les biens de Dieu même, dans les dons spirituels et célestes.

Ces deux vérités se prouvent par l’autorité de saint Paul. L’Apôtre donne à l’homme sensuel, qui n’applique sa volonté qu’aux objets sensibles, le nom d’homme animal, qui ne perçoit point les choses de Dieu, et il décerne à celui qui élève sa volonté jusqu’à Dieu le nom d’homme spirituel, qui pénètre et juge tout, jusqu’aux profondeurs de Dieu 1. L’âme retire donc du renoncement aux biens sensibles ce merveilleux avantage d’une grande disposition à recevoir les biens de Dieu et les dons spirituels.

Un troisième avantage, c’est un immense accroissement de jouissance dans la volonté, à l’égard des choses temporelles. En effet, selon la parole du Sauveur, on reçoit alors en cette vie cent pour un. 2. Ainsi, pour une joie à laquelle tu renonces, le Seigneur t’en donnera cent en cette vie, au spirituel et au temporel.111 Par contre, pour une joie que tu t’accordes dans ces mêmes biens sensibles, il te reviendra cent déplaisirs et amertumes.

Par le fait, en échange du sacrifice d’une joie sensible prise dans les objets visibles, l’âme goûte une joie toute spirituelle à rapporter à Dieu ce qu’elle voit, soit de divin, soit d’humain. En échange de la joie d’entendre, à laquelle elle renonce, elle goûte cent fois autant de joie spirituelle à rapporter à Dieu ce qu’elle entend, soit de divin, soit d’humain. Et ainsi des autres sens.

Au paradis terrestre et dans l’état d’innocence, tout ce qui frappait les regards de nos premiers parents, tout ce qui servait à les nourrir, leur procurait une nouvelle saveur de contemplation, parce que chez eux la partie sensitive était entièrement soumise à la raison. De même l’homme

1 Spiritus omnia scrutatur, etiam prolunda Del. (I Cor., 11 10.) Math., xlx, 29.

spirituel, qui a les sens purifiés et assujettis à l’esprit, tire des choses sensibles, et cela dès le premier contact, une savoureuse attention à Dieu et une contemplation pleine de délices.

D’où il suit qu’à celui qui est pur toutes choses, soit élevées, soit vulgaires, apportent un accroissement de pureté, tandis qu’à celui qui est impur toutes choses lui apportent une impression mauvaise, à cause de son impureté.

Celui qui n’arrive pas à surmonter la joie de l’appétit sensitif ne jouira point de la joie sereine goûtée habituellement en Dieu par le moyen de ses créatures et de ses œuvres. Celui, au contraire, qui ne vit plus selon les sens, a, par là même, toutes les opérations de ses sens et de ses puissances ordonnées à la contemplation divine. C’est un axiome de la saine philosophie que chaque chose a une opération conforme à son être, et chaque être une opération conforme à la vit qu’il mène. Lors donc que l’âme a mortifié en elle la vie animale et qu’elle mène une vie spirituelle, tous ses actes, tous ses mouvements sont spirituels et, par conséquent, tout la conduit à Dieu. D’où il suit qu’à cause de sa pureté elle trouve en toutes choses une connaissance de Dieu savoureuse, chaste, pure, spirituelle, pleine d’allégresse et d’amour.

De tout ce qui précède, je tire la conséquence suivante. Tant qu’on n’a pas atteint une purification si parfaite des sens, quant à la jouissance sensible, qu’on tire dès le premier contact avec les biens sensibles le profit que j’ai indiqué, on a encore besoin de renoncer à la joie et au goût qu’elle procure, en vue de dérober son âme à la joie sensitive. On doit craindre que, n’étant pas encore spirituel, on ne retire de ces sortes de jouissances plus de vigueur pour les sens que pour l’esprit, on doit redouter que les forces sensuelles ne prévalent, et qu’ainsi la sensualité, étant nourrie et fortifiée, grandisse au lieu de décroître. Comme l’a déclaré

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notre Sauveur, ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’esprit est esprit 1. Cette parole mérite d’être approfondie, car elle est souverainement vraie.

Ainsi, que celui qui n’a pas encore mortifié son goût par rapport aux choses sensibles, ne se hasarde pas à se servir beaucoup de l’opération des sens en vue de profiter à l’esprit. Les énergies de l’âme croîtront bien davantage par le retranchement des forces sensitives, par l’extinction de la joie et de l’appétit par rapport aux biens sensibles, que par l’usage qu’on voudrait en faire.

Quant aux biens de la gloire qui résulteront dans l’autre vie du renoncement à cette sorte de joie, il n’est pas nécessaire d’en parler ici. Disons seulement que les qualités corporelles de l’état glorieux, comme l’agilité et la clarté, seront beaucoup plus excellentes chez ceux qui auront pratiqué ce renoncement que chez ceux qui l’auront négligé et que, d’autre part, la gloire essentielle de l’âme sera, elle aussi, de beaucoup supérieure, parce que cette gloire répond à l’amour qu’on a pour Dieu et que cet amour aura fait renoncer pour lui à toutes les jouissances sensibles. Pour chaque joie momentanée et périssable que nous aurons sacrifiée, nous dit saint Paul, un immense poids de gloire sera opéré en nous éternellement 2.

Je n’énumérerai pas les autres avantages, soit spirituels, soit temporels, qui suivent le retranchement de cette joie, parce que nous les avons signalés à propos des joies précédentes. Bornons-nous à dire qu’ils sont d’une nature plus éminente, car les joies auxquelles l’homme renonce ici sont plus étroitement liées à sa nature et que, par suite, le renoncement qu’il pratique à leur égard lui apporte une pureté plus intime.

1 Quod natum est ex carne, caro est, et quod natum est ex spiritu, spiritus est. (Joan., III, 6.)

2 Supra modum in sublimilate aeternum gloriae pondus operatur in nobis. II Cor., I (V, 17.)

CHAPITRE XXVI. DU QUATRIÈME GENRE DE BIENS, QUI SONT LES BIENS MORAUX. — NATURE DE CES BIENS. — SOUS QUEL RAPPORT LA VOLONTÉ PEUT Y PLACER LICITEMENT SA JOIE.

Le quatrième ordre de biens dans lesquels la volonté peut trouver sa joie sont les biens de l’ordre moral : par où nous entendrons ici les vertus et leurs habitus en tant que moraux, aussi bien que la pratique d’une vertu quel­conque, l’exercice des œuvres de miséricorde, l’observation de la loi de Dieu, la discipline des mœurs, enfin tout ce qui procède d’un bon naturel et d’une inclination vertueuse.

Les biens moraux, lorsqu’ils sont possédés et exercés, méritent davantage la joie de la volonté que les trois ordres de biens dont nous avons traité. L’homme peut se réjouir de ces biens pour l’un des deux motifs qui suivent, ou pour tous les deux réunis : à cause de ce qu’ils sont en eux-mêmes, ou bien pour les avantages qu’ils procurent et dont ils sont le moyen et l’instrument. De là nous pouvons déjà conclure que les biens précédents ne méritent aucunement la joie de notre volonté, car, ainsi que nous l’avons fait voir, d’eux-mêmes ils ne sont nullement avantageux à l’homme et n’ont pas, d’autre part, de valeur intrinsèque, puisqu’ils sont caducs et trompeurs, qu’ils engendrent, nous. l’avons vu aussi, la peine, la douleur et l’affliction d’esprit. À la vérité, quand l’homme s’en sert pour s’élever à Dieu, ils méritent quelque joie, mais c’est chose incertaine, et l’expérience nous apprend qu’on en retire d’ordinaire plus de dommage que de profit.

Les biens moraux, au contraire, méritent par leur valeur intrinsèque que leur possesseur y place jusqu’à un certain point sa joie, car ils apportent avec eux la paix, la tran‑

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quillité, l’usage bien ordonné de la raison et les actes sagement réglés, c’est-à-dire ce que l’homme possède de meilleur en cette vie. Les vertus méritant par elles-mêmes l’amour et l’estime, l’homme, humainement parlant, peut se réjouir de les posséder. Il peut les exercer par le motif de leur valeur intrinsèque et des avantages qu’elles lui apportent au point de vue temporel et humain.

C’est de cette manière que les philosophes et les maîtres de l’antiquité les ont envisagées, c’est pour ce motif qu’ils leur ont donné des louanges et de l’estime. Tout Gentils qu’ils étaient, ils ont cherché à les acquérir et à les pratiquer, à cause des biens dont ils les savaient la source dans l’ordre temporel. Et non seulement ils obtenaient par leur moyen les biens et la réputation qu’ils cherchaient, mais Dieu, qui aime le bien, même chez le Barbare et le Gentil, et qui, selon la parole du Sage, n’empêche jamais le bien de s’accomplir 1, accroissait pour eux la vie, l’honneur, la domination et la paix. C’est ce qui arriva aux Romains, parce qu’ils se conduisaient selon des lois équitables. Dieu leur assujettit même le monde entier, donnant ainsi une récompense temporelle aux mœurs louables de ceux que leur infidélité rendait incapables de la récompense éternelle.

Dieu porte tant d’affection à ces biens de l’ordre moral, que par cela seul que Salomon lui demanda la sagesse pour enseigner son peuple, le gouverner dans la justice et l’instruire des mœurs louables, il lui en sut beaucoup de grés, et il lui déclara que non seulement il lui accordait la sagesse demandée dans cette vue, mais lui donnerait en outre ce qu’il n’avait pas demandé, à savoir les richesses et les honneurs, en sorte qu’il n’y aurait aucun roi, soit, dans le passé, soit dans l’avenir, qui fut semblable à lui 2.

1 Quem nihil vetat benefaciens. (Sap., vil, 22.)

2 III Reg., ut, 11-13.

Sans doute le chrétien peut se réjouir des biens de l’ordre moral à cause des avantages temporels qu’il en retire. Cependant sa joie ne doit pas s’arrêter là, comme celle des Gentils, dont les yeux spirituels ne dépassaient pas les limites de cette vie mortelle. Enrichi comme il l’est des lumières de la foi, qui lui promettent la vie éternelle, il ne doit user des biens de l’ordre moral qu’en vue d’acquérir cette éternelle vie, moyennant les bonnes œuvres exercées par amour pour Dieu. C’est vers le service et l’honneur de Dieu qu’il doit uniquement diriger ses regards et sa joie, car sans cette vue les vertus ne sont de nulle valeur devant Dieu. Nous en avons un exemple dans les dix vierges de l’Évangile. Toutes avaient gardé la virginité, toutes avaient accompli les bonnes œuvres. Mais cinq d’entre elles n’avaient pas rapporté à Dieu la joie qu’elles en retiraient ; elles s’étaient vainement complu et glorifiées dans la possession des biens de l’ordre moral ; aussi furent-elles exclues du ciel, sans que l’Époux daignât ni leur en tenir compte ni les en récompenser 1.

Beaucoup de chrétiens, de même, accomplissent des actions d’éclat qui ne leur serviront de rien pour la vie éternelle, parce qu’en les accomplissant ils n’auront pas eu en vue l’honneur de Dieu et son amour par-dessus toutes choses.

Le chrétien doit se réjouir non de ce qu’il fait des bonnes œuvres et mène une vie louable, mais uniquement de ce
qu’il pratique tout cela pour l’amour de Dieu. Plus ses bonnes œuvres lui mériteront de gloire si elles ont été faites purement en vue de plaire à Dieu, plus elles lui attireront de confusion si elles ont eu un autre mobile. Pour arriver à ordonner vers Dieu la joie qui procède des biens de l’ordre moral, le chrétien doit aussi se bien

1 Math., xxv.

convaincre que la valeur de ses bonnes œuvres, de ses jeûnes, de ses aumônes, de ses pénitences, de ses oraisons, se fonde moins sur leur nombre et sur leur importance, que sur l’amour de Dieu avec lequel ces œuvres ont été accomplies. Elles seront d’autant plus excellentes qu’il les aura faites avec un amour plus pur, et qu’il y aura moins cherché son intérêt en fait de jouissance, de goût, de consolation et de louange, soit pour cette vie, soit pour l’autre.

Le chrétien ne doit donc point arrêter son cœur au goût, à la saveur, à la consolation et aux autres avantages qu’apportent les pieux exercices et les bonnes œuvres, mais il doit ramener vers Dieu toute sa joie et désirer uniquement de lui plaire en les accomplissant. Il doit purifier sa volonté de toute joie humaine, se tenir dans les ténèbres par rapport à cette joie. Enfin il doit vouloir que Dieu seul ait la joie de ses bonnes œuvres et les goûte dans le secret, ne se réservant à lui-même d’autre contentement que celui de procurer l’honneur et la gloire de Dieu. C’est ainsi qu’il concentrera en Dieu toutes les énergies de sa volonté par rapport aux biens de l’ordre moral.

CHAPITRE XXVII. SEPT GENRES DE DOMMAGES AUXQUELS S’EXPOSE NOTRE ÂME, EN PLAÇANT SA JOIE DANS LES BIENS DE L’ORDRE MORAL.

Les principaux dommages que peut causer la joie vaine prise par l’homme dans ses bonnes œuvres et ses mœurs louables peuvent se réduire à sept. Ils sont d’autant plus pernicieux qu’ils sont spirituels.

Le premier comprend la vanité, l’orgueil, la vaine gloire et la présomption. En effet, on ne peut se réjouir de ses œuvres sans les estimer, d’où la jactance et d’autres défauts encore. Nous voyons le pharisien de l’Évangile se congratuler devant Dieu en priant ; il se vantait de jeûner et de faire d’autres bonnes œuvres 1.

Le second inconvénient s’enchaîne d’ordinaire au premier. On juge les autres mauvais et imparfaits en comparaison de soi ; on les estime dépourvus des bonnes œuvres et des louables actions, dont on se voit soi-même enrichi ; on les méprise dans son cœur, et parfois même dans ses dis­cours. C’est le défaut dans lequel tombait également le pharisien, puisqu’il disait dans sa prière : Je vous rends grâce, Seigneur, de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères 2. Ainsi, en une seule action il tombait en deux défauts : il s’estimait lui-même et il méprisait les autres.

C’est ce que font aujourd’hui bien des gens, qui disent : Je ne suis pas comme un tel, je ne fais pas ceci et cela, comme le font celui-ci et cet autre. Beaucoup même vont

1 Luc., xviii, 11, 12.

2 Deus, gratias ago tibi, quia non sum sicut coeteri hominum, raptores, Injusti, adulteri. (Ibid., 11.)

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plus loin que le pharisien. Celui-ci méprisait les autres et précisait en disant : Je ne suis pas comme ce publicain. Mais eux, non contents de faire l’un et l’autre, vont jusqu’à s’indigner et à sécher d’envie quand ils entendent louer leur prochain, quand ils s’aperçoivent que les autres font mieux qu’eux-mêmes et valent davantage.

Le troisième inconvénient, c’est que d’ordinaire on n’accomplit ses bonnes œuvres que s’il doit en résulter une satisfaction personnelle et des louanges. C’est la parole de Jésus-Christ : Ils font tout ut videantur ab hominibus 1, ils n’agissent pas purement pour l’amour de Dieu.

Le quatrième inconvénient, c’est qu’on ne recevra de Dieu aucune récompense, parce qu’on l’aura recherchée en cette vie dans la consolation, l’intérêt, l’honneur et d’autres vues humaines qu’on aura eues dans ses œuvres. De ceux-là Notre-Seigneur déclare qu’ils ont reçu leur récompense 2. Ainsi, il ne leur restera de leurs œuvres que la peine qu’ils auront prise, et ils se trouveront confus au dernier jour.

Ce dommage est aujourd’hui très répandu. Pour moi, je suis persuadé que la plupart des bonnes œuvres faites en public sont vicieuses et sans valeur devant Dieu, ou du moins sont imparfaites et boiteuses, parce qu’elles sont entachées d’intérêt propre et de respect humain. Que penser, en effet, de ces monuments que certaines personnes font exécuter ? Ne sont-ils pas tout enveloppés de vaine gloire et de vues humaines, tout imprégnés de vanité mondaine ? Ne vont-ils pas à perpétuer les noms, les titres, les domaines ? On voit ces personnes étaler dans nos temples leurs armes et leurs blasons comme si elles prétendaient s’y loger elles-mêmes en guise de statues, devant lesquelles chacun viendra s’agenouiller. Dans les œuvres de ce genre, quelques-uns, en vérité, semblent faire plus de cas d’eux -

1 Math., xxiii, 5.

2 Acceperunt mercedem suam. (Id., v, 2.)

mêmes que de Dieu, et ce n’est que la vérité s’ils font ces œuvres uniquement en vue de leur honneur et si, ce but faisant défaut, ils sont dans la disposition de s’en abstenir.

Mais laissons de côté cette classe de gens, qui est la pire. Combien de personnes participent dans leurs bonnes œuvres au défaut que nous signalons ! Les unes veulent qu’on les en loue, les autres qu’on les en remercie, d’autres qu’on en parle, enfin il en est qui réclament tout cela. C’est bien le son de la trompette dont parlait Notre-Seigneur à propos des orgueilleux, qui ne recevront pas de récompense 1. Pour éviter un si grand malheur, ces personnes devraient tellement cacher leur bonne œuvre qu’elle ne fût aperçue que de Dieu. Elles doivent même la cacher à leurs propres regards, c’est-à-dire ne s’y point complaire et n’en pas faire cas, selon cette parole qu’a prononcée notre Sauveur : Que votre main gauche ignore ce que fait votre main droite 2. Ce qui revient à dire : N’admire pas d’un œil humain et charnel l’œuvre spirituelle que tu accomplis. De cette façon toute la force de la volonté se recueille en Dieu, et la bonne œuvre fructifie devant lui. Au cas contraire, non seulement on en perd le mérite, mais on peut, par ostentation et vanité intérieure, pécher gravement devant Dieu.

Le cinquième inconvénient, c’est qu’on s’arrête dans le chemin de la perfection. Le goût et la consolation viennent-ils à faire défaut dans les bonnes œuvres et dans les exercices spirituels — ce qui arrive d’ordinaire quand Dieu, voulant faire avancer l’âme, lui retire le lait des enfants et lui présente le pain dur des parfaits, — on défaille et on se décourage, parce qu’on ne trouve plus la même saveur dans l’exercice des bonnes œuvres.

Le sixième inconvénient est une erreur dans laquelle tombent les personnes dont nous parlons. Elles regardent

1 Math., vii, 2.

2 Nesciat sinistra tua quid agat dextera tua. (Ibid., 3.)

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les œuvres qu’elles font et les biens spirituels qu’elles goûtent comme meilleurs que ceux vers lesquels ne les porte aucun attrait ; elles louent et apprécient les premiers, elles blâment et méprisent les seconds. Et cependant les bonnes œuvres où l’homme se renonce et se mortifie davan­tage — surtout s’il est encore peu avancé dans la perfec­tion — sont, à cause de ce renoncement même, plus agréables à Dieu et plus précieuses devant lui que celles où l’on trouve sa consolation et où l’on peut aisément se rechercher soi-même. Michée dit de ceux qui en sont là : Malum manuum suarum dicunt bonum 1. C’est-à-dire : Le mal vient de ce qu’ils recherchent dans leurs œuvres leur propre satisfaction, au lieu d’y chercher uniquement le bon plaisir de Dieu.

À quel point ce défaut prédomine chez les personnes spirituelles, il serait trop long de le décrire ; car à peine n’en trouvera-t-on une seule qui se porte aux bonnes œuvres purement pour Dieu, sans s’appuyer aucunement sur le goût, la consolation ou quelque autre satisfaction humaine.

Le septième inconvénient, c’est que si l’âme ne se déprend pas de la vaine joie que lui causent les œuvres morales, elle devient plus ou moins incapable de recevoir direction et conseil par rapport à ces mêmes œuvres. C’est que l’im­perfection habituelle qui la souille en ce point, jointe à l’esprit de propriété qu’engendre la vaine joie, l’enchaîne, et l’empêche de reconnaître la valeur de l’avis qui lui est donné, ou, si elle la reconnaît, elle n’a pas le courage d’agir en conséquence.

Les personnes qui tombent sous ces dommages ont beaucoup de lâcheté en ce qui regarde l’amour de Dieu et du prochain, parce que l’amour-propre dont elles sont entachées par rapport à leurs œuvres refroidit en elles la charité.

1 Mich., vii, 3.

CHAPITRE XXVIII. AVANTAGES DU RENONCEMENT A LA JOIE QUI DÉCOULE DES BIENS DE L’ORDRE MORAL.

Immenses sont les avantages expérimentés par l’âme qui n’applique pas vainement la joie de sa volonté à ces sortes de biens.

Tout d’abord elle évite quantité de tentations et de pièges du diable, qui se dissimulent sous la joie qui procède des bonnes œuvres. Nous pouvons le déduire d’une parole de Job : Il dort, dit-il, dans le secret des roseaux, dans les lieux humides 1. Il est ici question du démon, qui dans l’humidité de la joie et dans la fragilité du roseau — c’est-à-dire dans l’œuvre vaine, — séduit notre âme.

Rien d’étonnant que le démon nous trompe en secret par le moyen de cette joie ; car, avant même que la sug­gestion se produise, la joie vaine est par elle-même une erreur, surtout s’il y a dans le cœur quelque jactance par rapport aux bonnes œuvres. Jérémie l’a fort bien dit : Arrogantia tua decepit te 2. En effet, quelle plus grande trom­perie que la jactance ? Or, l’âme s’en délivre quand elle s’affranchit de cette vaine joie.

Le second avantage, c’est qu’on réalise alors les bonnes œuvres d’une manière plus accomplie et plus parfaite, ce qui n’a pas lieu quand on y prend une joie excessive et un goût désordonné. En effet, par suite de cette joie excessive, la faculté irascible et la concupiscible sont tellement satis­faites, qu’elles ne laissent plus à la raison son libre exercice. De là d’ordinaire beaucoup d’inconstance dans les projets

1 Sub umbra dormit in secreto calami et in locis humentibus. (Job, xi., 16.) 2 Jerem., xlix, 16.

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et les bonnes œuvres : on laisse les uns pour prendre les autres, on commence et on ne termine pas. C’est qu’on agit par goût personnel, et comme le goût est changeant — chez certains tempéraments plus que chez d’autres, — quand il vient à faire défaut, la bonne œuvre est abandonnée, ainsi que le projet d’abord conçu, et cela en choses importantes. Chez ces personnes, la joie prise dans la bonne œuvre en est toute l’âme et toute la vigueur. Une fois la joie éteinte, l’œuvre elle-même s’éteint et meurt, en sorte que l’on ne persévère pas.

C’est de ceux-là que Notre-Seigneur dit dans l’Évangile qu’ils reçoivent la parole avec joie, mais le démon, venant ensuite, la leur enlève, en sorte qu’ils ne persévèrent point l. La raison en est qu’ils n’avaient pour toute vigueur et toute racine qu’une vaine joie.

Rejeter cette joie et en séparer sa volonté devient, au contraire, une source de persévérance et de réussite. L’avantage dont nous parlons est donc considérable, comme l’est aussi le dommage opposé. L’homme sage attache ses regards sur la substance de la bonne œuvre et sur les avantages qu’elle présente, non sur la saveur et le plaisir qu’elle procure. De cette façon il ne donne pas des coups en l’air, et par là même qu’il ne demande pas à la bonne œuvre un tribut de propre satisfaction, il en tire une joie durable.

Le troisième avantage est tout divin. En éteignant toute joie vaine prise dans ces sortes d’Oeuvres, on obtient la pauvreté d’esprit, qui est une des béatitudes et dont le Fils de Dieu a dit : Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux 2. Au contraire, en se donnant et en s’attribuant à soi-même une bonne œuvre, on la refuse à Dieu, à qui cependant toute bonne

1 Qui cum gaudio suscipiunt verbum, et hi radices non habent, quia ad tem pus credunt, et in tempore tentalionis recedunt. (Luc., viii, 13.)

2 Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum coelorum. (Math., y, 3.

œuvre appartient. Par là on imite Lucifer, qui s’est réjoui en lui-même en déniant à Dieu ce qui est à Dieu, et qui s’en est servi pour s’élever, ce qui causa sa perte.

Le quatrième avantage, c’est que celui qui renonce à cette joie devient doux, humble et prudent. Il n’agit pas avec impétuosité et précipitation, sous la poussée de l’appétit concupiscible et irascible de la joie, ni avec présomption sous l’influence de l’estime qu’il fait de sa bonne œuvre, conséquence de cette même joie, ni avec imprudence, sous l’aveuglement dont elle est le principe.

Le cinquième avantage, c’est que l’on se rend agréable à Dieu et aux hommes, que l’on s’affranchit de l’avarice, de la gourmandise et de la paresse spirituelles, comme aussi de l’envie spirituelle, enfin de mille autres vices.

CHAPITRE XXIX. DE LA JOIE PRISE DANS LES BIENS SURNATURELS. — NATURE DE CES BIENS. — EN QUOI ILS DIFFÈRENT DES BIENS SPIRITUELS. — COMMENT IL FAUT DIRIGER VERS DIEU LA JOIE DONT ILS SONT LA SOURCE.

Il est temps de parler du cinquième ordre de biens dans lesquels la volonté est susceptible de se réjouir, et que nous avons appelés biens surnaturels.

Par biens surnaturels nous entendons ici les dons et les grâces qui excèdent les forces naturelles de l’homme et que l’on nomme gratis datae. Tels sont les dons de sagesse et de science départis à Salomon, et les grâces énumérées par saint Paul : la foi, le don de guérir les malades, celui des miracles, les dons de prophétie, de discernement des esprits, d’interprétation des paroles, le don des langues 1.

Ces dons sont spirituels comme ceux dont nous allons bientôt parler ; cependant à cause des différences notables qui séparent les uns des autres, j’ai établi entre eux une distinction. Ceux dont il est ici question sont ordonnés immédiatement à l’utilité du prochain, et, selon la parole de saint Paul, cette utilité est la fin que Dieu a en vue en les départant. La manifestation de l’esprit, dit-il, est donnée pour l’utilité 2. Ce qui s’entend de ces sortes de dons.

Les biens proprement spirituels, au contraire, ne regardent que le commerce entre Dieu et l’âme, par le moyen de l’entendement et de la volonté. C’est ce que nous ne tarderons pas à expliquer. L’objet des dons est donc différent : les dons spirituels restent entre Dieu et l’âme, tandis que les dons surnaturels sont ordonnés au prochain pour l’utilité de celui-ci. Ils diffèrent aussi quant à la substance, et par suite quant à l’opération : ils réclament donc des avis distincts.

1 Cor., XII, 9, 10. 2 Ibid, 7.

Voulant traiter ici des dons surnaturels, et montrer comment il faut se préserver de la vaine joie dont ils peuvent devenir la source, j’indiquerai deux avantages qui dérivent de ces dons : l’un est temporel, l’autre spirituel. L’avantage temporel est la guérison des malades, le recouvrement de la vue chez les aveugles, la résurrection des morts, la délivrance des possédés, l’annonce de l’avenir en vue de mettre en garde contre les maux futurs, et d’autres du même genre. L’avantage spirituel et éternel est la connaissance et le service de Dieu, que ces dons procurent à celui qui opère les œuvres merveilleuses dont il s’agit et à ceux qui en sont les témoins.

En ce qui regarde le premier avantage, qui est un avantage temporel, les œuvres surnaturelles et miraculeuses méritent de la part de l’âme peu ou point de joie, car, abstraction faite du second avantage, elles sont à l’homme de peu d’importance puisqu’elles ne peuvent par elles-mêmes lui servir de moyen pour s’unir à Dieu : seule la charité unit à Dieu. Elles peuvent même s’exercer sans que l’âme soit en grâce et sans qu’elle ait la charité, soit qu’elles aient véritablement Dieu pour auteur, ainsi qu’il advint au faux prophète Balaam et à Salomon, soit qu’elles soient l’œuvre du démon comme Simon le Magicien nous en est un exemple, soit enfin qu’elles soient l’effet de quelque secret de la nature.

Si quelques-unes de ces œuvres merveilleuses pouvaient être utiles à celui qui les opère, ce seraient celles qui procéderaient de Dieu. Et cependant, saint Paul nous apprend que celles-là même sont de peu de valeur si le second avantage que nous avons signalé ne vient s’y joindre : Quand je parlerais le langage des hommes et des anges, dit-il, si je n’ai la charité, je suis comme un airain sonnant et une cymbale retentissante. Et quand j’aurais le don de prophétie, que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand

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j’aurais toute la foi, au point de transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien 1.

Aussi, à beaucoup qui auront estimé les œuvres de ce genre dont ils auront été les ministres, et qui demanderont en retour la gloire du ciel, disant : Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en votre nom ? n’avons-nous pas tait de grands prodiges ? Jésus-Christ adressera cette réponse : Retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité 2.

Ainsi donc l’homme doit se réjouir, non d’avoir reçu et exercé des dons de ce genre, mais d’en avoir retiré un fruit spirituel, c’est-à-dire d’avoir en l’exerçant servi Dieu en charité véritable, en quoi consiste le fruit de la vie éter­nelle. C’est pour cela que Notre-Seigneur reprit ses disciples qui s’en revenaient tout joyeux d’avoir chassé les démons et leur dit : Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais de ce que vos noms sont écrits dans les cieux 3, c’est-à-dire dans le Livre de Vie. D’où nous devons inférer que l’homme ne doit se réjouir que de marcher dans le chemin de la Vie, en d’autres termes de produire des œuvres par la charité, car de quel profit et de quelle valeur peut être devant Dieu ce qui n’est pas amour de Dieu ? Or, l’amour de Dieu n’est parfait que dans celui qui est fort et attentif à retirer sa joie de toutes les choses créées, pour la placer uniquement dans l’accomplissement de la volonté de Dieu.

C’est en suivant cette ligne de conduite que la volonté s’unit à Dieu dans ces dons surnaturels.

1 Si Unguis hominum loquar et angelorum, charitatem autem non habeam, factus sum velut aes sonans, aut cymbalum tinniens. Et si habuero prophetiam et noverim mysteria omnia, et omnem scientiam, et si habuero omnem fidem, ita ut montes transferam, charitatem autem non habuero, nihil sum. (I Cor., mn, 1-2.)

2 Domine, non in nomine tuo prophetavimus ? et virtutes multas fecimus ?... Discedite a me qui operamini iniquitatem. (Math., vil, 22-29.)

3 Nolite gaudere quia spiritus vobis subjiciuzitur : gaudete autem quod nomina vestra scripta sunt ln cadis. (Luc., x, 20.)

CHAPITRE XXX. DOMMAGES QUE S’ATTIRE UNE ÂME LORSQU’ELLE PLACE LA JOIE DE SA VOLONTÉ DANS LES BIENS SURNATURELS.

Il y a trois dommages principaux auxquels une âme s’expose en plaçant sa joie dans les biens de cette nature. Elle peut tromper les autres et se tromper elle-même ; elle peut souffrir un détriment au regard de la foi, enfin elle peut donner dans la vaine gloire et dans la vanité.

Tout d’abord, il est très facile de tomber dans l’erreur et d’y faire tomber les autres, quand on se réjouit des œuvres miraculeuses. La raison en est que pour démêler ici le vrai du faux, pour discerner quand et comment il convient de les opérer, il faut une grande prudence et beaucoup de lumière divine, et cela pour deux raisons. D’abord la joie engourdit et obscurcit le jugement ; de plus, elle entraîne à opérer ces œuvres non seulement prématurément, mais encore à contretemps.

À supposer que les signes et les prodiges viennent d’un pouvoir réellement accordé de Dieu, ces deux défauts suffisent pour exposer à quantité d’erreurs, car ou bien on ne donnera pas aux prodiges leur vrai sens, ou bien on n’en tirera pas le fruit voulu, ou bien on ne ses opérera pas au temps et de la manière les plus convenables. À sa vérité, quand c’est Dieu qui départ ces dons, il donne lumière et impulsion pour les exercer quand et comment il le faut. Et cependant l’attache et l’imperfection qui peuvent s’y mêler exposent à beaucoup d’erreurs. On n’en usera ni avec la perfection que Dieu demande ni au temps et de la manière qu’il le veut.

Nous lisons dans l’Écriture que Balaam forma, contre

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la volonté divine, le dessein d’aller maudire le peuple d’Israël, ce qui excita tellement le courroux de Dieu, qu’il prit la résolution de lui ôter la vie 1. Saint Jacques et saint Jean, emportés par leur zèle, voulaient faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains qui avaient refusé l’hospitalité à Jésus-Christ. Mais le Sauveur les en reprit 2.

Ces exemples nous montrent clairement que les imparfaits se déterminent quelquefois à faire ces œuvres merveilleuses par un motif désordonné, que leur inspirent à contretemps l’estime qu’ils font de ces œuvres et la joie qu’ils y prennent. Quant à ceux qui sont libres d’imperfection, ils ne se décident à opérer des prodiges que sous l’impulsion divine, qui leur indique le temps et la manière de le faire, et ils savent que sans cette impulsion, il convient de s’abstenir.

Dieu, par la bouche de Jérémie, se plaignait ainsi de certains prophètes : Je n’ai pas envoyé ces prophètes, et ils se sont hâtés de partir ; je ne leur ai point parlé, et ils ont prophétisé 3. Plus loin Dieu dit par le même prophète : Ils ont trompé mon peuple par leurs mensonges et leurs prodiges, alors que je ne leur avais rien commandé de semblable et que je ne les avais pas envoyés 4. Et Dieu dit encore : Ils voyaient la vision de leur cœur, et c’est cette vision qu’ils annonçaient 5. Tous ces désordres naissaient de l’abominable attache aux œuvres miraculeuses.

Nous le voyons par ces passages de l’Écriture, les ravages causés par la vaine joie ne mènent pas seulement à user d’une manière inique et perverse des dons de Dieu, comme

1 Num., xxii, 22, 23. 2 Luc., lx, 54, 55.

3 Non millebam prophetas, et ipsi currebant ; non loquebar ad eos, et ipsi prophelabant. (Jerem., xxiii, 21.)

4 Seduxerunt populum meum in mendacio suo et in miraculis suis, cum ego non misissem eos, nec mandassem eis. (Ibid., 32.)

5 Usquequo islud est in corde prophetarum vaticinantium mendacium et pro-phetantium seductiones cordis sui ? (Ibid., 26.)

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faisaient Balaam et ces prophètes qui trompaient le peuple par leurs miracles, ils conduisent à feindre les avoir reçus de Dieu. Tels ces hommes que l’Écriture nous montre prophétisant leurs fantaisies et publiant des visions de leur invention ou présentées par le démon.

En effet, quand le démon voit des personnes affectionnées à ces effets merveilleux, il leur en fournit abondante matière par mille suggestions, ce qui les enhardit de plus en plus à se livrer avec une audace éhontée aux œuvres prodigieuses. Le mal va plus loin encore. La joie prise dans ces œuvres et la soif qu’on en a croissent à ce point que d’un pacte tacite avec le démon — et par le fait les prodiges de cette nature sont souvent l’effet d’un pacte semblable, — on en arrive à cet excès de témérité de faire avec lui un pacte exprès et manifeste, se constituant ainsi volontairement le disciple et l’allié du démon. De là viennent les sorciers, les enchanteurs, les magiciens, les devins de toutes sortes. Enfin, non seulement la joie qu’inspirent les œuvres prodigieuses conduit à vouloir acheter à prix d’argent les dons de Dieu, comme le souhaitait Simon le Magicien, en vue de les faire servir aux intérêts du diable, mais elle porte à vouloir se procurer les choses saintes et même les Choses divines pour les consacrer au culte du démon. Oui, et on ne peut le dire sans trembler, on a vu des hommes pervers s’emparer du corps redoutable de Jésus-Christ pour le faire servir à leurs iniquités et à leurs abominations. En quoi Dieu fait paraître toute l’immensité de sa miséricorde.

Combien ces infortunés sont cruels à eux-mêmes et préjudiciables à la société chrétienne, chacun le voit en toute évidence.

Il y a ici une remarque à faire. C’est en voulant imiter les prophètes du vrai Dieu que tous ces devins et magiciens, qui habitaient au milieu des enfants d’Israël et que Saul

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détruisit dans toute la contrée, étaient tombés dans tant d’abominations et séduisaient tant de monde.

Celui-là donc qui a reçu de Dieu le don d’opérer surnaturellement des œuvres merveilleuses doit écarter de l’usage de ce don toute joie et toute avidité, et ne pas se mettre en peine de la manière de l’exercer. Dieu, qui lui départ surnaturellement ce don pour l’utilité de l’Église et de ses membres, l’inclinera surnaturellement à en faire usage au temps et de la manière convenable. Jésus-Christ commandait à ses disciples de ne pas se mettre en peine de ce qu’ils devaient dire et de la manière de le dire, parce que c’étaitune œuvre surnaturelle relevant de la foi. Dans l’exercice de ces œuvres prodigieuses qui n’en relèvent pas moins, Dieu veut également que l’homme attende la motion divine, puisque c’est en sa vertu que doit s’opérer tout signe et tout prodige.

Nous voyons dans les Actes des Apôtres les disciples, tout enrichis qu’ils étaient de ces dons, supplier Dieu dans la prière de daigner étendre sa main pour faire des prodiges et opérer des guérisons par leur moyen, afin de faire pénétrer dans les cœurs la foi en Jésus-Christ.

Du premier dommage on peut tomber dans le second, qui est lé détriment subi au regard de la foi. Ce détriment est double. Supposons que le prodige soit opéré à contretemps et sans nécessité. Outre qu’agir ainsi c’est tenter Dieu, on échouera peut-être dans l’accomplissement de l’œuvre miraculeuse, ce qui jettera le discrédit sur la foi. Parfois, je le veux bien, on réussira, Dieu le voulant ainsi pour quelque fin qu’il a en vue, comme il arriva pour la sorcière consultée par Saul, si toutefois il est vrai que ce soit Samuel qui apparut alors 1. Mais on ne réussira pas toujours. Et si tant est qu’on réussisse, on se sera rendu coupable en usant d’un pareil don autrement qu’il ne fallait.

Enfin, l’on peut soi-même perdre beaucoup du mérite de la foi, parce que la grande estime donnée aux miracles affaiblit considérablement l’habitus substantiel de la foi, qui est un habitus obscur. En effet, là où il y a une abon­dance de signes et de témoignages, il y a moins de mérite à croire. Saint Grégoire nous déclare que la foi est sans mérite là où la raison touche la vérité d’une manière humaine et palpable. Aussi Dieu n’opère-t-il ces œuvres merveilleuses que lorsqu’elles sont absolument nécessaires pour amener les hommes à croire, ou pour d’autres fins qui regardent sa gloire et celle de ses saints.

Pour ce motif et afin que ses disciples ne fussent pas privés du mérite de la foi s’ils avaient expérimenté par eux-mêmes sa résurrection, Jésus-Christ, avant de leur apparaître, disposa les choses pour qu’ils crussent sans le voir lui-même. À Marie-Madeleine il montra d’abord le sépulcre vide ; il la fit ensuite instruire par les anges, parce que la foi entre par l’ouïe, comme dit saint Paul 1. Ainsi, il voulut qu’elle crût en entendant et avant de voir. Et quand elle le vit, ce fut sous la forme d’un jardinier, afin d’achever de l’instruire dans la foi. Aux apôtres il envoya d’abord les saintes femmes pour leur dire qu’il était ressus­cité. Aux disciples d’Emmaüs, il enflamma d’abord le cœur par la foi avant de se découvrir à eux. Finalement, il reprit tous ses disciples de n’avoir pas cru. Quant à Thomas, qui avait voulu palper ses plaies, il lui dit : Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru 2 !

Dieu, pour le dire ainsi, n’opère des miracles que lorsqu’il ne peut faire autrement, et Jésus-Christ a repris les phari ‑

1 Reg., xxviu, 12.

1 Fides ex. auditu. (Rom., x, 17.)

2 Beati qui non viderunt et crediderunt 1 (joan., xx, 29.)

siens de ce qu’ils ne croyaient que sur des prodiges 1. Ils perdent donc beaucoup par rapport à la foi, ceux qui mettent leur joie dans les œuvres miraculeuses.

Le troisième dommage, c’est que généralement la joie prise en ces sortes d’oeuvres engendre la vaine gloire et la vanité. Cette joie par elle-même, si l’on ne se réjouit pas purement en Dieu et pour Dieu, est déjà une vanité. Ce qui le montre, c’est la répréhension que Notre-Seigneur fit à ses disciples pour s’être réjouis de ce que les démons leur étaient soumis 2. Si cette joie n’eût pas été vaine, notre Sauveur ne les en eût pas repris.

1 Jean, iv, 48 2 Luc, 10, 20

CHAPITRE XXXI. DEUX AVANTAGES QUI SUIVENT LE RENONCEMENT A LA JOIE QUE PROCURENT LES BIENS SURNATURELS.

Outre les inconvénients dont elle s’affranchit en renonçant à cette joie, l’âme obtient deux excellents avantages. D’abord elle glorifie et elle exalte Dieu : ensuite elle s’exalte elle-même.

Dieu est exalté dans l’âme de deux manières. La première de ces exaltations a lieu quand l’homme sépare son cœur et la joie de sa volonté de tout ce qui n’est pas Dieu, pour les placer en Dieu seul. C’est ce qu’a voulu dire David dans le verset que nous avons cité en commençant à parler de la nuit de la volonté. L’homme élèvera son cœur, et Dieu sera exalté 1. Effectivement, une fois le cœur élevé au-dessus de toutes choses, l’âme monte au-dessus d’elles. Et parce qu’alors elle place sa joie en Dieu seul, Dieu s’exalte et se glorifie en manifestant à l’âme sa magnificence et sa grandeur, car c’est dans cette élévation de joie que Dieu donne à l’âme un témoignage de ce qu’il est.

Or ceci ne peut avoir lieu que si l’âme fait le vide dans la joie et la délectation de sa volonté par rapport à toutes choses, comme le dit également David : Faites le vide complet, et voyez que je suis Dieu 2. Et ailleurs encore : Dans une terre déserte, aride et sans chemin, j’ai paru devant vous pour voir votre puissance et votre gloire 3.

Si donc Dieu est exalté lorsque, dans la séparation de

Accedet homo ad cor altum, et exaltabitur Deus. (Ps. LXIII, 8.)

2 Vacate et videte quoniam ego sum Deus. (Id., xLv, 11.)

3 In terra deserta et invia et inaquosa, sic apparui tibi ut viderem virtutem joan., Iv, 48.

tout le créé, on place en lui sa joie, il l’est bien davantage encore lorsqu’on retire sa joie des choses merveilleuses dont nous parlons, pour la placer en lui seul, car, étant surnaturelles, elles sont d’une valeur plus haute. De fait en les dépassant pour placer sa joie en Dieu seul, on attribue par là même à Dieu plus de gloire et d’excellence qu’à ces effets miraculeux. En effet, plus on méprise de choses et de grandes choses pour quelqu’un, plus on l’exalte et plus on le glorifie.

Lorsqu’on retire sa volonté des œuvres merveilleuses, Dieu est exalté encore d’une autre manière. L’âme croyant en lui et le servant en abstraction des signes et des prodiges, elle proclame croire et adorer en lui plus que les signes et les miracles ne peuvent lui en apprendre.

Le second avantage, c’est que, par là même qu’elle dégage sa volonté de tous les témoignages et de tous les signes apparents, l’âme s’élève à une foi très pure, que Dieu se plaît à infuser et à faire croître en elle très abondamment. En même temps il fait grandir les deux autres vertus théologales, qui, grâce à l’habitus obscur et nu de la foi, lui font goûter des notions divines très élevées. Ce sont, par le moyen de la charité, de très suaves délectations d’amour, dans lesquelles la volonté se réjouit uniquement dans le Dieu vivant. Ce sont enfin, par le moyen de l’espérance, de grandes suavités dans cette même volonté.

Cet avantage est merveilleux, il est d’une importance capitale et directe par rapport à la parfaite union de l’âme avec Dieu.

CHAPITRE XXXII. DU SIXIÈME GENRE DE BIENS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE SA JOIE.NATURE DES BIENS SPIRITUELS. LEURS DISTINCTIONS.

Notre but dans cet ouvrage est, nous l’avons dit, de guider l’âme par le moyen des biens spirituels jusqu’à l’union divine. Maintenant qu’il nous reste à traiter de ceux qui sont les plus propres à nous faire atteindre ce but, nous devons, le lecteur et moi, user tout spécialement de prudence et de circonspection. C’est, en effet, chose ordinaire chez plusieurs de faire servir les choses spirituelles à la satisfaction de leurs sens, de façon à laisser leur esprit entièrement vide. Ils sont bien rares, ceux dont le goût sensitif ne dérobe pas le meilleur des biens spirituels et n’absorbe pas l’eau de la grâce avant qu’elle arrive jusqu’à l’esprit, condamné à demeurer à sec.

Mais je viens à mon sujet. Par biens spirituels j’entends tous ceux qui nous sont un secours pour nous élever jusqu’aux choses divines, jusqu’au commerce de l’âme avec Dieu et aux communications de Dieu avec l’âme.

Commençons par les degrés les plus élevés. Je dis qu’il y a deux sortes de biens spirituels : les uns savoureux, les autres douloureux. Les uns et les autres se subdivisent en deux genres. Les biens savoureux s’étendent soit aux choses distinctes et clairement perçues, soit aux choses qui ne se perçoivent pas clairement et distinctement. De même les biens douloureux s’étendent soit à des choses claires et distinctes, soit à des choses confuses et obscures.

Ces divers biens peuvent aussi se considérer par rapport aux puissances de l’âme. Les uns, étant des connaissances, appartiennent à l’entendement ; les autres, étant des affections, appartiennent à la volonté ; les autres, étant imaginaires, sont du domaine de la mémoire.

Nous laisserons de côté pour le moment les biens douloureux, parce qu’ils appartiennent à la Nuit passive et. que nous aurons à en parler quand nous traiterons ce sujet. Nous ne nous occuperons pas non plus des biens savoureux qui s’étendent à des choses confuses et indistinctes. Nous en traiterons plus tard, parce qu’ils appartiennent à la connaissance amoureuse, générale et confuse, dans laquelle se fait l’union de l’âme avec Dieu, et dont nous avons omis de parler au Livre Il, lorsque nous avons énuméré les diverses connaissances de l’entendement, remettant à plus tard d’en traiter.

Nous allons parler ici des biens savoureux concernant des choses claires et distinctes.

CHAPITRE XXXIII. DES BIENS SPIRITUELS DISTINCTS POUVANT ÊTRE PERÇUS PAR L’ENTENDEMENT ET LA MÉMOIRE. CONDUITE QUE LA VOLONTÉ DOIT TENIR PAR RAPPORT A LA JOIE DONT ILS SONT LA SOURCE.

Nous aurions beaucoup à dire à propos de la multitude de connaissances qui sont du domaine de l’entendement et de la mémoire, si nous entreprenions d’indiquer à la volonté comment elle doit se conduire par rapport à la joie qu’elle peut en retirer, mais nous avons déjà traité ce sujet fort au long aux Livres II et III. Nous y avons montré comment ces deux puissances doivent se comporter à l’égard de telles connaissances, pour avancer vers l’union divine. L’attitude de la volonté devant sur ce point être toute semblable, je n’y reviendrai pas ici, et je me bornerai à déclarer qu’autant de fois j’ai parlé de la nécessité pour l’entendement et la miséricorde de se défaire de tel ou tel genre de connaissance, autant de fois j’ai entendu faire savoir que la volonté doit se défaire de la joie qui en dérive.

Je viens de dire que la ligne de conduite à tenir par l’entendement et la mémoire est celle que la volonté doit elle-même garder. L’entendement et les autres facultés ne pouvant rien admettre ou rejeter sans le consentement de la volonté, il est clair que les directions données pour les autres puissances la regardent également. On fera donc bien de se reporter à ce qui a été dit aux Livres II et III. L’âme tomberait dans tous les inconvénients et tous les périls que nous y avons signalés, si elle ne prenait soin en toutes ces connaissances de diriger vers Dieu la joie de sa volonté.112

CHAPITRE XXXIV. DES BIENS SPIRITUELS EXTÉRIEURS, POUVANT ÊTRE GOÛTÉS D’UNE MANIÈRE DISTINCTE PAR LA VOLONTÉ. EN COMBIEN DE GENRES ILS SE SUBDIVISENT.

On peut réduire à quatre tous les genres de biens spirituels dont notre volonté peut tirer de la joie, à savoir : les biens excitatifs, les biens provocatifs, les biens directifs et les biens perfectifs. Nous les passerons successivement en revue, en commençant par les biens excitatifs, qui comprennent les statues et les images des Saints, les ora­toires et les cérémonies.

Les statues et les images des Saints peuvent donner lieu à beaucoup de vanité et de joie imprudente. Ces repré­sentations pieuses jouent un rôle important dans le culte divin, elles sont nécessaires pour émouvoir notre volonté à la dévotion, comme le font assez paraître et l’approbation que leur donne notre Mère la sainte Église et l’usage qu’elle en fait. Nous devons nous en servir pour échauffer notre tiédeur. Malheureusement beaucoup de personnes mettent bien plus leur joie dans la peinture et dans les ornements des images, que dans l’objet qu’elles représentent.

L’Église a deux buts dans l’usage qu’elle fait des images : d’abord elle veut honorer les Saints, ensuite elle désire émouvoir notre cœur et exciter notre dévotion envers eux. Lorsque les images remplissent ces deux fins, elles sont très utiles et l’usage en est nécessaire. Aussi, celles qui représentent les Saints le plus au naturel et qui font naître davantage la dévotion doivent-elles avoir la préférence, et ce point doit nous toucher beaucoup plus que la valeur de la statue ou du tableau, que la richesse de leurs ornements.

Certaines personnes, je le répète, attachent plus d’impor­tance à la beauté, à la valeur de la représentation qu’au sujet représenté. Leur dévotion passe tout entière à cette beauté extérieure de la représentation, alors qu’elles devraient la diriger spirituellement vers le Saint invisible, sans plus penser à l’image qui n’est là que pour servir de moyen. Les sens cherchent leur satisfaction et leur jouissance dans la représentation extérieure, les affections et la joie de la volonté vont s’y fixer, ce qui oppose un obstacle insurmontable à la vraie ferveur de l’esprit. En effet, la ferveur de l’esprit exige l’anéantissement des affections à l’égard de tous les objets secondaires.

L’inconvénient que je signale est porté à son comble par une abominable pratique en honneur de notre temps. Des personnes, qui n’ont nullement en horreur les vaines parures mondaines, vont jusqu’à orner les statues des Saints selon la mode du jour et les inventions de la frivolité. Ainsi les ajustements, qu’on leur reproche de porter, elles osent en revêtir les statues de ceux qui ont eu tout cela en exécration. On dirait que ces personnes, et le démon avec elles, cherchent à canoniser leur vanité en l’imposant aux Saints, ce qui est infliger à ceux-ci une grave injure.

Ainsi la dévotion de l’âme, qui devrait être modeste et grave, et qui par elle-même repousse tout ce qui sent la vanité, va tout entière à revêtir des poupées. On fait des images des Saints des sortes d’idoles et on y place toute sa joie.

Après cela vous verrez des personnes qui accumulent, sans se lasser, statue sur statue. Elles tiennent à ce que ces statues aient telle hauteur, telle posture, ce qui aboutit à satisfaire leurs sens et à laisser la dévotion du cœur réduite à presque rien. Pour tout dire, on les voit aussi attachées à leurs statues que Michas l’était à ses idoles, lorsqu’il sortit de sa maison poussant des cris pour les recouvrer, ou que Laban qui fit d’abord beaucoup de chemin, tout en colère, à la recherche des siennes et finit par bouleverser tous les effets de Jacob dans l’espoir de les trouver 1.

La personne vraiment pieuse place avant tout sa dévotion dans l’objet invisible ; elle a besoin de peu de représentations extérieures et n’use que d’un petit nombre d’images. Celles dont elle se sert s’inspirent bien plus du goût des choses divines que de celui des choses humaines. Comme elle se préoccupe davantage des ornements du siècle futur que des ajustements du siècle présent, les représentations pieuses dont elle fait usage s’en ressentent. C’est que la figure de ce monde n’excite point ses désirs et ne se présente même pas à son esprit lorsqu’il s’agit des représentations des Saints, car tout ce qui ressemble au siècle et tout ce qui lui appartient est bien loin de sa pensée.

Au reste, son cœur n’est attaché à rien de ce dont elle fait usage : si on lui enlève ses objets de dévotion, elle s’en afflige peu. C’est qu’elle cherche au dedans d’elle-même la représentation par excellence, je veux dire Jésus-Christ crucifié, pour l’amour duquel elle va jusqu’à se réjouir d’être dépouillée de tout, même des moyens qui nous aident à nous élever à Dieu. Les lui enlève-t-on, elle demeure en paix, et par le fait, la plus haute perfection pour une âme est de rester tranquille et joyeuse dans la privation de toutes choses, et de préférer tout perdre que de posséder quelque chose avec attache et appétit déréglé.

Il est bon, je l’avoue, de conserver avec plaisir quelques représentations pieuses qui excitent la dévotion — et il faut choisir celles qui nous y portent davantage, — mais il est contre la perfection d’y être si attaché qu’on les possède avec esprit de propriété et qu’on s’attriste de leur privation.

Ce qui est hors de doute, c’est que plus une âme aura d’attache et d’esprit de propriété à l’égard d’une image et d’une représentation matérielle, moins elle aura de liberté pour s’élever vers Dieu. Il est vrai que les unes sont plus satisfaisantes que les autres, que les unes excitent plus la dévotion que les autres, et que pour ce motif il est juste de s’affectionner davantage aux unes qu’aux autres, mais, encore une fois, ce doit être sans attache et sans esprit de propriété. 11 ne faut pas que ce qui doit aider l’esprit à prendre son essor vers Dieu dans l’oubli de toutes choses, serve à nourrir la satisfaction sensuelle. Il ne faut pas que mes sens s’absorbent tellement dans la jouissance du moyen, que ce moyen, au lieu de me servir, me devienne, par mon imperfection, un obstacle, autant peut-être que le serait une attache avec esprit de propriété à un objet tout profane.

Si, faute de bien comprendre la nudité et la pauvreté d’esprit que requiert la perfection, vous avez quelque objection à faire contre ce que je viens d’avancer concernant les images des Saints, il n’en sera pas de même, je suppose, si je m’élève contre l’imperfection si généralement répandue à propos des chapelets.

En effet, ils sont bien rares, ceux qui n’ont rien à réformer sur ce point. On tient à ce que les chapelets soient faits de telle façon plutôt que de telle autre, qu’ils soient de tel métal, qu’ils aient tel enjolivement. Tout cela importe peu, et Dieu n’entend pas avec plus de bienveillance la prière de celui qui se sert de tel chapelet, que la prière de celui qui se sert de tel autre. La prière qui plaît davantage à Dieu est celle qui part d’un cœur simple et droit, d’un cœur qui ne songe qu’à lui plaire, qui ne fait pas de distinction entre tel chapelet et tel autre, à moins qu’il ne soit enrichi de plus d’indulgences.

Notre vaine cupidité s’attache à tout, elle ronge, comme le ver, tout ce qui est sain ; elle fait son office partout, dans le bien comme dans le mal. Pourquoi vous plaisez-vous à user d’un chapelet richement travaillé ? Pourquoi le souhaitez-vous de telle façon ou de telle autre, sinon parce que vous placez votre joie dans ce qui n’est qu’un moyen ? Pourquoi choisissez-vous telle image ou telle statue plutôt que telle autre, sans considérer si elle excitera en vous l’amour divin, sinon parce que vous ne vous attachez qu’à ce qui vous paraît beau et précieux ? Si votre désir n’allait qu’à plaire à Dieu, tout cela vous serait indifférent.

En vérité, c’est une honte de voir des personnes spirituelles attachées à ce point à la matière, à la façon des moyens de la prière, et au vain plaisir que leur frivolité y trouve. Vous ne les verrez jamais satisfaites de ce qu’elles ont actuellement entre les mains ; elles laissent ceux-ci pour prendre ceux-là : ce sont des échanges sans fin. Pour tout dire, elles oublient la dévotion intérieure pour ne songer qu’aux objets visibles ; elles s’y attachent dans un esprit de propriété, parfois avec la même frivolité qu’elles s’attacheraient à des joyaux profanes, et cela au grand détriment de la vraie piété.

CHAPITRE XXXV. DES REPRÉSENTATIONS PIEUSES. GROSSIÈRETÉ DE CERTAINES PERSONNES À CE SUJET.

Il y aurait énormément à dire de la grossièreté d’esprit d’une foule de personnes en ce qui regarde les images des Saints. La sottise de quelques-unes va si loin, qu’elles ont plus de confiance en telle statue qu’en telle autre. Elles s’imaginent que Dieu les exaucera davantage si elles prient devant celle-ci plutôt que devant celle-là, alors que les deux statues représentent le même sujet : ce seront deux statues de Notre-Dame ou deux statues de Notre-Seigneur. Le vrai motif, c’est qu’elles sont plus affectionnées à la façon de celle-ci qu’à la façon de celle-là. Singulière ineptie touchant le commerce avec Dieu et le culte qui lui est dû ! Dieu ne considère que la foi et la pureté de cœur de celui qui prie. Si parfois il accorde plus de grâces par le moyen de telle image que par telle autre du même genre, ce n’est pas qu’il y ait plus dans l’une que dans l’autre ni parce que ta façon de l’image est différente. C’est parce que ceux qui prient excitent davantage leur dévotion par le moyen de telle image que par le moyen de telle autre. Si leur dévotion était la même en priant devant celle-ci qu’en priant devant celle-là, ou même en ne priant devant aucune image, ils recevraient de Dieu les mêmes grâces.

Si donc Dieu opère par le moyen de certaines images des miracles et des faveurs qu’il n’opère point par d’autres, ce n’est pas afin que nous fassions plus d’estime des unes que des autres, c’est afin que ces prodiges réveillent notre dévotion endormie et portent les fidèles à prier. Quand la dévotion s’enflamme et que la prière redouble — ce qui est le vrai moyen d’attirer la bienveillance divine et d’obtenir la grâce que l’on désire, — alors, à cause de la prière fervente et des pieux sentiments, Dieu continue à faire des faveurs et des miracles par le moyen de cette image. Il est hors de doute que Dieu ne les fait pas à cause de l’image, qui n’est, après tout, qu’une image ; il les fait à cause de la foi et de la dévotion qu’on porte au Saint que l’image représente.

Par conséquent, si vous aviez autant de dévotion et de foi envers Notre-Dame devant telle image que devant telle autre qui la représente également — ou même, comme nous l’avons dit, sans image, — vous recevriez les mêmes grâces. L’expérience nous montre même que lorsque Dieu fait des grâces et opère des œuvres merveilleuses, c’est d’ordinaire par le moyen d’images grossièrement travaillées et qui n’ont aucune valeur artistique.

Souvent aussi Notre-Seigneur se sert pour opérer des merveilles d’images placées dans des lieux reculés et solitaires. C’est d’abord afin que la peine à prendre pour s’y transporter accroisse le désir et rende l’acte de piété plus intense. C’est ensuite afin que l’on se retire, pour prier, loin du bruit et de la foule, ainsi que le faisait Notre-Seigneur. Celui qui accomplit un pèlerinage fait donc bien de choisir un temps où le concours n’est pas général, même si la circonstance est extraordinaire. Lorsqu’il y a foule, jamais je ne conseillerais çle se mêler à l’affluence, parce qu’en ce cas on revient ordinairement du pèlerinage plus dissipé qu’on n’y est allé. Bien des personnes, en effet, font des pèlerinages une affaire de récréation beaucoup plus que de dévotion.

Je reviens aux images. S’il y avait dévotion et foi véritables, n’importe quelle image suffirait. La foi et la dévotion font-elles défaut, toutes les images deviennent inutiles. Notre-Seigneur n’était-il pas une vive image durant sa vie en ce monde ? Et cependant, ceux qui étaient privés de la foi avaient beau traiter avec lui, être témoins de ses œuvres merveilleuses, quel profit en tiraient-ils ? C’est même le motif pour lequel il faisait peu de prodiges dans le pays qui l’avait vu naître, ainsi que le remarque l’Évangéliste 1.

Disons maintenant un mot des effets surnaturels que certaines images produisent sur quelques personnes. Dieu met pour elles en ces images une grâce particulière. La figure de l’image leur demeure gravée dans l’esprit, en même temps que la dévotion qu’elle a fait naître persévère dans leur âme. L’image leur demeure comme présente, et quand soudain elles s’en souviennent, elles éprouvent le même effet de grâce que lorsqu’elles y ont attaché leur regard, et cela d’une manière tantôt plus, tantôt moins intense. Une autre image, quoique mieux faite, ne produit pas sur elles cet effet de grâce.

Il arrive aussi que des personnes ont plus de dévotion à une statue faite de telle façon qu’à telle autre faite d’une autre façon. Mais ce ne sera qu’une préférence et un goût naturels, de même que le visage d’une personne plaît davantage que celui d’une autre. On peut s’affectionner ainsi d’une manière toute naturelle à une image et l’avoir sans cesse présente à la mémoire. Cependant elle est peut-être moins belle que d’autres, mais votre goût particulier vous porte vers telle posture et telle figure.

À d’autres il arrivera ceci : tandis qu’ils considèrent une image, ils la verront se mouvoir, s’animer, changer de physionomie ou même ils l’entendront parler. Ces effets surnaturels se manifestant dans les images sont souvent véritables113. Dieu les produit soit pour augmenter la dévotion, soit pour fournir un appui à une âme encore faible et l’empêcher de se distraire. Mais souvent aussi c’est l’œuvre du démon, qui veut nous tromper et nous nuire. Nous donnerons au chapitre suivant quelques avis à ce sujet.

1 Luc., iv, 24.

CHAPITRE XXXVI. COMMENT IL FAUT RAMENER A DIEU LA JOIE QUE L’ON PEUT TROUVER DANS LES IMAGES, DE CRAINTE QU’ELLE NE S’Y ÉGARE ET NE S’Y EMBARRASSE.

Les images sont d’une grande utilité pour raviver en nous le souvenir de Dieu et des Saints, et pour exciter notre dévotion, si nous en usons comme il convient et dans les conditions ordinaires. D’autre part elles serviraient à nous égarer si, lorsque des effets surnaturels se produisent à leur sujet, notre âme ne savait pas se comporter comme il convient afin de diriger constamment sa marche vers Dieu.

Une des voies par lesquelles le démon fait aisément tomber dans ses pièges ses âmes imprudentes et les arrête dans le chemin spirituel, n’est autre que les effets surnaturels et extraordinaires qu’il fait paraître tantôt dans les images matérielles dont l’Église fait usage, tantôt dans les images qu’il imprime dans l’imagination sous les traits de tel Saint ou de son image. Il se transfigure ainsi en ange de lumière pour nous séduire. Cet artificieux ennemi cherche à se dissimuler sous les moyens mêmes qui nous sont donnés pour notre secours et notre salut, espérant nous prendre ainsi plus au dépourvu.

L’âme fidèle doit être partout sur ses gardes, mais plus encore dans le bien, car pour le mal, il se révèle de lui-même. Je voudrais aider ses âmes à se garantir des dommages qu’elles peuvent ici subir, et qui sont : l’arrêt dans leur essor vers Dieu, l’usage ignorant et grossier des images, les erreurs naturelles et surnaturelles où l’on peut tomber à leur occasion. Je voudrais les aider aussi à purifier la joie que leur volonté peut y prendre et à la diriger vers Dieu, car c’est la fin que l’Église se propose en en recommandant l’usage. Dans ce but je ferai une remarque, qui embrassera ces divers points.

Puisque les images nous sont données comme un moyen d’atteindre les biens invisibles, nous ne devons nous en servir que comme d’un moyen. Quant à l’ardeur et à la joie de la volonté, elles doivent aller à l’objet invisible que l’image représente. Il faut donc avoir bien soin, quand on considère les images, qu’elles soient matérielles ou ima­ginaires, que les formes en soient attrayantes, que les ajustements en soient riches ou non, qu’elles inspirent une dévotion sensible ou spirituelle, qu’on y remarque des changements de visage ayant une cause surnaturelle, il faut, dis-je, avoir bien soin de ne pas laisser les sens s’y absorber. Sans faire aucun cas de ces accidents, il faut oublier l’image, et après lui avoir rendu l’hommage de vénération commandé par l’Église, il faut sur-le-champ élever son esprit à l’objet que l’image représente, en pla­çant en Dieu ou dans le Saint qu’on invoque toute l’ardeur et toute la joie de sa volonté, toute la dévotion de sa prière. Il importe, en effet, que les sens n’enlèvent pas à l’esprit ce qui leur revient, et que la statue ou la toile ne remplace pas l’objet invisible que nous prions.

De la sorte il n’y aura pas d’erreur possible. Si l’image parle, on ne fera aucun cas de ce qu’elle dira ; on n’occu­pera de la représentation sensible, ni son esprit, ni son cœur, on s’élèvera librement jusqu’à Dieu et on se gardera bien de mettre sa confiance plutôt dans une statue que dans une autre. Supposé qu’on reçoive de la dévotion par le moyen d’une image, on la recevra de cette façon avec plus d’abondance, parce qu’on dirigera alors toutes ses affections vers Dieu.

Toutes les fois que Dieu fait des grâces de ce genre ou d’un genre différent, il incline la ferveur et la joie de la volonté vers ce qui est invisible. Il veut que, de notre côté, nous retirions toutes les énergies et toutes les aspirations de nos puissances des choses visibles et sensibles.

CHAPITRE XXXVII. SUITE DES BIENS PROVOCATIFS. — DES ORATOIRES ET AUTRES LIEUX CONSACRÉS A LA PRIÈRE.

J’ai réussi, je crois, à montrer les imperfections graves dans lesquelles peuvent tomber les personnes spirituelles relativement aux images et aux statues des Saints. Si ces personnes placent leur jouissance dans les représentations pieuses, il peut y avoir pour elles plus de périls que si elles la plaçaient dans des objets profanes. Je dis : plus de périls, parce que, comme il s’agit de choses saintes, elles sont sans crainte et ne se défient pas de l’attachement naturel, de l’esprit de propriété. De là vient qu’elles tombent parfois dans une étrange méprise : elles se croient profondément pieuses, parce qu’elles mettent leur plaisir dans des objets de dévotion, alors que peut-être tout leur fait n’est que fantaisie et satisfaction humaine. Elles placent leur jouissance en ceci, au lieu de la placer ailleurs, voilà tout.

Puisque nous parlons des oratoires, disons un mot de ces personnes qui entassent statues sur statues, et qui mettent leur joie à les disposer dans tel ordre, à les décorer de tels ajustements. Toute leur préoccupation est que leur oratoire soit richement orné et que le coup d’œil en soit élégant. Quant à Dieu, elles s’en mettent peu en peine le plaisir qu’elles prennent à décorer leur oratoire détourne complètement leur attention des biens invisibles.

Je le reconnais, tous les honneurs qu’on peut rendre aux images des Saints, tous les ornements qu’on peut leur prodiguer restent au-dessous de ce qui leur est dû. Aussi les personnes qui les conservent avec peu de décence et de respect encourent-elles un blâme sévère. J’en dis autant de ceux qui en font de si mal taillées qu’elles ôtent la dévotion au lieu de la donner. Pour le dire en passant, on devrait bien interdire ce genre de travail aux artisans maladroits et grossiers.

Mais ceci n’ôte rien au défaut dans lequel vous tombez, vous qui mettez tant d’attache, de satisfaction naturelle et d’esprit de propriété à ces décorations et à ces ajustements extérieurs, vous qui absorbez tellement vos sens dans ces agencements, que votre cœur n’est plus libre de se porter vers Dieu, de l’aimer et d’oublier tout le reste à cause de lui. Si vous manquez à ce devoir essentiel sous prétexte de vous acquitter d’un devoir de bienséance envers les images des Saints, non seulement vous ne plaisez pas à Dieu, mais vous serez châtiés pour n’avoir pas en toute chose préféré sa satisfaction à la vôtre.

Rappelez-vous cette fête que les Juifs firent à Notre-Seigneur lors de son entrée à Jérusalem. Tandis qu’ils chantaient des cantiques et coupaient des branches d’arbres, le divin Maître versait des larmes 1, parce que plusieurs de ceux qui le fêtaient par des démonstrations et des déco —. rations extérieures, étaient bien loin de lui par la disposition de leurs cœurs. Aussi l’on peut bien dire que ceux-là se faisaient fête à eux-mêmes, plutôt qu’à Dieu.

C’est ce qui arrive de nos jours encore à bien des gens. Célèbre-t-on une fête en quelque endroit, ils s’en promettent du plaisir : le plaisir de voir ou d’être vu, le plaisir de faire bombance, ou quelque autre semblable ; mais ils songent beaucoup moins à se rendre agréables à Dieu. Animés de' pareilles vues, ils ne sauraient aucunement lui plaire ce que je dis spécialement des organisateurs de ces fêtes, lorsqu’ils entremêlent aux représentations pieuses des choses grotesques et toutes profanes, afin de provoquer l’hilarité

1 Math., xxi, 9.

du peuple et le jeter dans la dissipation, ou bien des choses qui charment les regards, sans porter à la dévotion.

Que dirai-je de tant d’autres intentions qui président à l’organisation de ces fêtes ? Que d’intérêts personnels sont alors en jeu ! La cupidité n’est-elle pas l’objectif de bien des gens, beaucoup plus que le service de Dieu ? C’est à eux de le savoir, et Dieu, qui sonde les cœurs, en jugera. Quoi qu’il en soit, quand les choses se passent ainsi, il n’est que trop vrai de dire que c’est soi-même que l’on fête et non pas Dieu. Effectivement, ce que l’on fait pour sa propre satisfaction ou celle des hommes, Dieu ne le prend point à son compte. Aussi, bien des gens se congratulent d’avoir célébré des fêtes en l’honneur de Dieu, qui ne recueilleront que son courroux.

Nous en avons un exemple en ce qui advint à dès enfants d’Israël, qui chantaient et dansaient en l’honneur d’une idole, croyant fêter le Seigneur. Dieu irrité en fit mettre à mort plusieurs milliers 1. Une autre fois, les prêtres Nadab et Abiud, fils d’Aaron, offraient à Dieu un feu étranger. Ils avaient encore leurs encensoirs à la main, lorsque le Seigneur leur ôta la vie 2. Souvenons-nous aussi de la parabole des Noces. Un homme étant venu au festin mal vêtu et en désordre, le Roi le fit jeter, pieds et mains liés, dans les ténèbres extérieures 3.

Ces exemples nous montrent combien sont insupportables à Dieu les irrévérences commises dans les fêtes que l’on célèbre en son honneur. Hélas mon Seigneur et mon Dieu ! combien de fois, dans les fêtes que vous font les enfants des hommes, le démon a-t-il plus de part que vous ! Le démon les agrée singulièrement, ces fêtes, car, en qualité de principal trafiquant, il y fait d’excellentes affaires. Aussi, bien souvent vous pouvez dire : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi, et il est vain le culte qu’ils me rendent 1. Dieu doit être servi à cause de lui-même, et à ce motif ne doivent point se mêler d’autres motifs. d’ordre inférieur. Si on ne le sert pas purement pour lui-même, le service qu’on lui rend ne va pas à lui comme à sa fin véritable.

Je reviens aux oratoires. J’ai dit que nombreuses sont les personnes qui les ornent pour leur propre satisfaction, bien plus que pour celle de Dieu. Quelques-unes même se soucient peu qu’ils soient dévots ; ce sont pour elles des salles de curiosités profanes, elles les estiment même moins encore, car les choses profanes leur plaisent beaucoup plus que les divines.

Mais n’en disons pas davantage et parlons des personnes qui visent à plus de perfection, de celles qui se regardent comme sérieusement pieuses. Parmi celles-là, il en est beaucoup de tellement appliquées à leur oratoire et aux objets qui en font l’ornement, que leur attention, au lieu d’aller à la prière et au recueillement, se fixe là tout entière. Elles ne songent pas qu’elles devraient diriger vers le recueillement et la paix de l’âme tout le soin qu’elles prennent à ce sujet, et, sans qu’elles s’en aperçoivent, ce soin les distrait autant que le feraient des objets profanes. De fait, la satisfaction qu’y prennent leurs sens leur enlève la tranquillité de l’âme, surtout si l’on vient à leur retirer ce qui fait l’objet d’une si vive affection.

CHAPITRE XXXVIII. COMMENT IL FAUT USER DES ORATOIRES ET DES TEMPLES POUR ÉLEVER SON ESPRIT À DIEU.

Avant de parler des moyens d’élever l’esprit à Dieu par les biens spirituels de ce genre, disons d’abord que l’on peut permettre aux débutants, et qu’il leur est même utile, de prendre quelque satisfaction sensible dans les représentations pieuses, les oratoires et les objets de dévotion. Comme le palais de leur âme n’est pas encore bien sevré des choses du siècle, ce goût sensible qu’ils trouvent dans la piété les aide à se défaire des satisfactions profanes. Voici un enfant, auquel on veut enlever un objet qu’il a dans les mains. On lui en présente un autre pour l’empêcher de pleurer, ce qui ne manquerait pas d’arriver s’il se trouvait les mains vides. Mais lorsqu’il s’agit d’avancer dans la carrière, l’âme spirituelle doit se dépouiller de toutes ces satisfactions, de tous ces appétits, où la volonté est susceptible de puiser de la joie.

L’âme vraiment spirituelle s’attache fort peu aux objets de dévotion ; elle ne se préoccupe que du recueillement
intérieur et du commerce intime avec Dieu. Elle tire profit des images des Saints et des oratoires, mais c’est tout à fait en passant. Très promptement son esprit se fixe en Dieu, dans l’oubli de tout ce qui est sensible. Aussi, quoiqu’il soit bon de prier Dieu dans un lieu aussi décent que possible, il est à désirer que les sens n’y trouvent rien qui les arrête, afin que l’esprit puisse s’élever à Dieu sans obstacle. Nous pouvons prendre dans ce sens la réponse que Notre-Seigneur fit à la Samaritaine, lorsqu’elle lui demanda en quel lieu il fallait prier de préférence : le temple ou la montagne. Les vrais adorateurs, lui dit-il, adoreront le Père en esprit et en vérité, car ce sont de tels adorateurs que le Père cherche 1.

Les temples et les endroits paisibles sont consacrés et destinés à la prière, car c’est là toute la destination d’un temple. Cependant, lorsqu’il s’agit d’une affaire aussi impor­tante et aussi intime que le commerce avec Dieu, il convient de choisir le lieu qui occupe et distrait le moins les sens. Il ne faut donc pas qu’il offre des agréments et des charmes, ce que quelques personnes recherchent à tort, car au lieu de recueillir l’esprit, il satisferait les sens.

Il est bon de faire choix d’un lieu solitaire et même sauvage, qui laisse à l’âme la liberté de monter vers Dieu directement, sans être retenue et embarrassée par les choses visibles. Il est vrai que les objets extérieurs aident parfois l’esprit à s’élever, mais c’est à condition qu’il les oublie aussitôt pour se fixer en Dieu. Aussi Notre-Seigneur, voulant nous servir de modèle, choisissait-il ordinairement pour prier des endroits solitaires et n’occupant guère les sens, mais propres à élever l’âme à Dieu. C’étaient souvent des montagnes qui, d’ordinaire, sont dénuées de végétation et n’offrent pas de jouissance aux sens.

Le vrai spirituel ne se préoccupe donc pas des agréments que peut présenter le lieu où il prie, ce qui serait montrer encore de l’attache aux satisfactions sensibles. Il se préoccupe du recueillement intérieur et oublie tout le reste. Le lieu le plus dépouillé de jouissance est celui qu’il pfère ; il retire son attention de tout ce qui frappe les sens, afin de jouir de son Dieu, loin de tout le créé. Il est fâcheux, en vérité, de voir des personnes de piété dont toutes les préoccupations vont à l’agencement du lieu où elles prient,

1 Veri adoratores adorabunt Patrem, in spiritu et vernale ; nain et Pater tales yucerit qui adorent eum. (Joan., iv, 23.)

afin qu’il soit conforme à leur goût et à leurs préférences. Le recueillement intérieur, qui est le point capital, elles ne s’en soucient guère. De recueillement elles en ont fort peu, car, si elles en avaient, tous ces agréments n’auraient pour elles nul attrait, ils ne leur causeraient que répugnance et dégoût.114

CHAPITRE XXXIX. COMBIEN IL EST IMPORTANT DE NE CHERCHER QUE LE RECUEILLEMENT INTÉRIEUR DANS LES LIEUX DE LA PRIÈRE.

La raison pour laquelle certains spirituels ne parviennent jamais aux vraies joies de l’esprit, c’est qu’ils ne peuvent se décider à retirer leur appétit de la joie qu’il prend dans les objets visibles. Ils devraient savoir que le lieu décent consacré à l’oraison, le temple et l’oratoire visible, les images qui nous représentent les Saints, ne sont qu’un moyen d’exciter notre dévotion, et que les affections de l’âme ne doivent pas s’appliquer tellement au temple visible et au moyen de la prière, que l’âme en oublie le vrai temple, qui n’est autre que le recueillement intérieur.

C’est pour nous en avertir que s’apôtre saint Paul nous adresse cet avis : Songez que vos corps sont les temples de l’Esprit-Saint qui habite en vous 1. Et Jésus-Christ lui-même nous dit par saint Luc : Le royaume de Dieu est au dedans de vous 2. Le texte cité où le Sauveur nous avertit que les vrais adorateurs doivent adorer en esprit et vérité rappelle le même enseignement.

Chrétien, Dieu fait fort peu de cas de tes oratoires si élégamment disposés, si, par l’attache qu’y a ton appétit naturel, tu perds tant soit peu de la nudité intérieure et de la pauvreté spirituelle, qui consiste dans le dépouillement de toute possession. Si tu veux purger ta volonté de toute joie vaine et de tout appétit déréglé en cette matière, si tu veux diriger ta volonté vers Dieu en priant, ne te préoccupe que d’avoir la conscience pure, la volonté toute à Dieu, l’esprit sérieusement appliqué à lui. Ensuite, comme je l’ai dit, choisis le lieu le plus retiré et le plus solitaire que tu pourras trouver ; là, tu emploieras toute la joie et toutes les affections de ta volonté à invoquer et à glorifier Dieu, en méprisant toutes les petites satisfactions extérieures et en cherchant même à t’en dépouiller.115 En effet, si l’âme s’habitue à la saveur de la dévotion sensible, elle n’arrivera jamais à la vigueur des délices spirituelles, car on ne les trouve que dans la nudité intérieure, moyennant le recueillement de l’esprit.

CHAPITRE XL. DES INCONVÉNIENTS AUXQUELS S’EXPOSENT CEUX QUI CHERCHENT LA JOIE DES SENS DANS LES CHOSES EXTÉRIEURES ET LES LIEUX DE PIÉTÉ.

L’âme spirituelle qui se livre à la jouissance sensible sur le point dont nous parlons, en retirera beaucoup d’incon­vénients tant intérieurs qu’extérieurs.

En ce qui concerne l’intérieur, elle n’atteindra jamais le recueillement de l’esprit, qui consiste à dépasser la région des sens et à mettre en oubli toutes les satisfactions extérieures, pour acquérir les fortes vertus.

Venons à l’extérieur. Cette âme ne saura pas prier en tout lieu, elle aura besoin que le lieu de sa prière soit à son goût. Par suite elle s’abstiendra souvent de prier, parce que, suivant le dicton populaire, elle a besoin de l’air de son village. Outre cela, son appétit déréglé lui suggérera de continuels changements. Les personnes de cette classe sont incapables de se fixer dans un endroit et même de persévérer dans un état de vie. Un jour vous les verrez ici, le lendemain ailleurs ; tantôt elles font choix de cet ermitage, tantôt de celui-là ; aujourd’hui elles agencent un oratoire, demain un autre.

À cette catégorie appartiennent les personnes qui passent leur existence à changer de genre de vie. Ne vivant que de ferveur et de goût sensibles, et ne se faisant jamais violence pour arriver au recueillement spirituel par le renoncement à leur volonté et l’acceptation de ce qui les contrarie, elles ne voient pas plutôt un lieu qui leur semble dévot, ou bien un genre de vie qui leur paraît cadrer avec leur caractère et leurs attraits, qu’elles quittent tout pour s’en mettre en possession. Mais comme elles s’y sont portées par un goût sensible, il leur faut bientôt autre chose, parce que le goût sensible est de lui-même inconstant et qu’il se lasse bien vite.

CHAPITRE XLI. DE TROIS GENRES DE LIEUX DE DÉVOTION, ET COMMENT LA VOLONTÉ DOIT SE COMPORTER A LEUR ÉGARD.

Je trouve trois genres de lieux par lesquels la grâce divine fait naître la dévotion dans notre volonté. C’est d’abord une certaine disposition du site qui, par ses agréments, le charme du paysage, la beauté des arbres ou le calme de la : solitude, éveille naturellement la dévotion. On fait bien d’user de ces sites agréables, pourvu que la volonté les mette promptement en oubli pour se porter vers Dieu. De même, quand on veut atteindre un but, on ne s’arrête pas plus qu’il ne convient au chemin qui y mène. En effet, si l’on veut satisfaire l’appétit et si l’on se repaît du goût sensible, on tombe dans la sécheresse et la distraction, car la jouissance spirituelle ne se rencontre que dans le recueillement intérieur.

Si donc on se trouve dans un lieu tel que nous le décrivons, on doit oublier le site et s’efforcer d’être présent à Dieu au dedans de soi, tout comme si l’on ne se trouvait pas dans ce site agréable. De fait si l’on s’arrête à goûter les charmes du lieu, on court après le plaisir des sens et l’instabilité de l’esprit, mais on ne cherche pas le repos intérieur.

Les anachorètes et les autres ermites choisissaient, dans toute l’étendue des déserts et parmi les beaux sites qui s’y trouvent, des lieux fort étroits, où ils se bâtissaient de petites cellules, ou bien encore des cavernes, où ils se renfermaient. Saint Benoît habita trois ans une demeure de ce genre. Un autre Saint s’attachait par une corde, pour ne pas avancer au-delà de la longueur de terrain qu’elle lui fournissait. Nous n’en finirions pas si nous voulions mentionner tous les saints personnages qui se comportaient d’une manière analogue. C’est qu’ils comprenaient très bien qu’à moins de refréner l’avidité de leur appétit pour les objets extérieurs, ils ne pouvaient devenir vraiment spirituels.

Il y a d’autres lieux — que ce soient des déserts ou d’autres endroits, peu importe — qui excitent notre dévotion d’une manière plus intime. Dieu y a gratifié l’âme de faveurs spirituelles très suaves, et d’ordinaire elle garde une inclination du cœur pour le lieu où elle a été ainsi favorisée ; elle éprouve même parfois un vif désir de le revoir. D’ordinaire son attente est déçue, parce que la réception des faveurs divines ne dépend pas des démarches que nous faisons pour les retrouver. Dieu les accorde quand et comme il lui plaît, et là où il lui plaît, sans se lier à un temps, à un lieu, sans consulter la préférence de celui qui en est l’objet. Cependant, si l’on se sent libre de tout esprit de propriété, il est louable d’aller quelquefois prier en un lieu de ce genre, et cela pour trois raisons. La première est que Dieu, sans se lier à aucun bien, semble pourtant vouloir être loué par cette âme en tel endroit, puisqu’il lui a fait là une faveur signalée. La seconde est que l’âme se sent portée à rendre à Dieu de plus ferventes actions de grâce au lieu où elle a reçu cette faveur. La troisième est que sa dévotion est notablement accrue par le souvenir de ce qui s’est passé en cet endroit. On peut donc, pour ces trois motifs, y retourner, non toutefois dans la pensée que Dieu est obligé d’y accorder des grâces et qu’il ne puisse le faire partout ailleurs116. L’âme en effet est elle-même pour Dieu le lieu le plus décent, bien plus favorable sans aucun doute que les emplacements matériels.

Nous lisons dans les divines Écritures qu’Abraham dressa un autel au lieu même où Dieu lui était apparu et qu’il invoqua là son saint nom. Sans la suite, comme il revenait d’Égypte, il repassa par le chemin où Dieu s’était manifesté,

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et il invoqua de nouveau le Seigneur sur ce même autel qu’il avait élevé en ce lieu 1. Joseph également marqua l’endroit où Dieu s’était fait voir à lui appuyé sur une échelle mystérieuse, et il y éleva une pierre carrée, qu’il consacra avec de l’huile 2. Agar donna un nom à l’endroit où un ange lui était apparu et témoigna une grande vénération pour ce lieu, disant : En vérité, j’ai vu ici par derrière Celui qui me voit 3.

Enfin il y a un troisième genre de lieux propres à la dévo­tion. Ce sont ceux dont Dieu a fait choix pour y être invoqué et servi. Tel est le mont Sinaï, où il donna la loi à Moïse 4, le lieu qu’il marqua lui-même à Abraham pour y sacrifier son fils 5, le mont Horeb, où Dieu donna l’ordre à Élie de se rendre, parce qu’il voulait s’y manifester à lui 6. SaintMichel dédia à son culte un emplacement sur le mont Gargan, et il apparut à l’Évêque de Siponte, lui disant qu’il était le gardien de ce lieu et qu’un oratoire devait y être consacré à'Dieu en mémoire des anges 7. La glorieuse Vierge choisit à Rome un lieu où elle voulait que le patrice Jean élevât un temple en son nom, et elle le désigna au moyen d’une neige miraculeuse.

Pour quel motif Dieu fit-il choix de ces lieux, de préfé­rence à d’autres, pour y recevoir des louanges ? Lui seul le sait. Ce dont nous devons être persuadés, c’est qu’il agit ainsi pour notre avantage et parce qu’il veut exaucer là nos prières, comme partout où nous l’implorerons avec foi. En ces lieux qui sont consacrés à son culte, il y a des raisons toutes spéciales de croire que nous serons exaucés, parce que l’Église les a désignés et dédiés à cet effet.

1 Gen., xii, 8, xin, 4.

2 Id., xxviii, 13-18.

3 Profecto hic vidi posteriora videntis me. (Id., xvz, 13.)

4 Exod., xxiv, 12.

5 Gen., XX11, 2.

6 III Reg., xix, 8.

7 Brev., in fest. App. Michadis Archangelt.

CHAPITRE XLII. DES CÉRÉMONIES, AUTRE MOYEN DE LA PRIÈRE DONT BEAUCOUP DE PERSONNES FONT UN MAUVAIS USAGE.

Les joies inutiles et les attaches imparfaites dont nous venons de parler sont quelque peu excusables, en ce sens qu’on y tombe parfois assez innocemment. Quant à l’affection violente que certaines personnes professent pour une multitude de cérémonies, fruit du cerveau de gens ignorants, bien éloignés de la simplicité de la foi, elle ne saurait se tolérer. Laissons de côté pour l’instant ces cérémonies décorées d’un nom mystérieux et de mots sans signification, aussi bien que ces sentences profanes que des gens stupides, à l’âme grossière et superstitieuse, mêlent à leurs prières. Tout cela est manifestement mauvais et entaché de péché ; souvent c’est le résultat d’un pacte secret avec le diable. Aussi pareilles inventions provoquent-elles la colère de Dieu, au lieu d’attirer sa miséricorde, et je ne veux pas m’y arrêter ici.

Je dirai seulement un mot de certaines cérémonies qui ne contiennent rien de superstitieux, et qui de nos jours sont pratiquées de bien des gens par une dévotion indiscrète. Ces personnes dont je parle donnent tant de créance à ces façons de faire dont elles accompagnent leurs exercices de piété et leurs prières, qu’à leur avis tout sera perdu si elles y manquent d’un point, et Dieu ne les exaucera pas. Elles ont plus de foi dans ces inventions que dans la prière elle-même, ce qui est une irrévérence envers Dieu et une injure qu’elles lui infligent.

Il faut, par exemple, qu’il y ait tel nombre de cierges pendant la célébration de la messe, ni plus ni moins. Il faut

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que le prêtre qui célèbre se trouve dans telle et telle condition, que la messe soit dite à telle heure, ni plus tôt ni plus tard, à tel jour, ni avant ni après, que les oraisons et les stations soient en tel nombre, accompagnées de telles et telles cérémonies ou attitudes, accomplies ni plus tôt, ni plus tard, ni d’une autre façon, et que celui qui s’en acquitte ait telle et telle qualité. Ces personnes se figurent que si l’on manque à quoi que ce soit de ce qu’elles ont réglé, rien n’aboutira.

Je passe sous silence mille autres pratiques en usage. Mais ce qui est pire et tout à fait intolérable. c’est que plusieurs veulent éprouver en eux-mêmes tel effet déterminé, sentir que l’objet de leur demande s’accomplira, avoir l’assurance intérieure que le but de ces oraisons cérémonieuses est atteint. Ceci, c’est tenter Dieu et exciter gravement son indignation. Et par le fait, Dieu donne parfois au démon le pouvoir de tromper ceux qui se livrent à ces inventions et de leur faire éprouver des choses très nuisibles à leur âme. Châtiment fort mérité de cet attachement coupable à leur mode de prier, et de la préférence donnée à la réalisation de leurs plans sur la volonté de Dieu. Ces gens ne mettent pas toute leur confiance en Dieu comment pourraient-ils s’en bien trouver ?

CHAPITRE XLIII. COMMENT IL FAUT DIRIGER VERS DIEU LA JOIE ET LES ÉNERGIES DE LA VOLONTÉ DANS LES PRATIQUES EXTÉRIEURES DE DÉVOTION.

Que ceux qui agissent ainsi le sachent bien, plus ils se confient dans leurs cérémonies, moins ils se confient en Dieu : aussi n’obtiendront-ils pas de lui ce qu’ils désirent. Il en est plusieurs qui recherchent l’objet de leurs prétentions beaucoup plus que l’honneur de Dieu. Il se disent bien qu’il en sera selon qu’il lui plaira et non autrement, mais malgré tout, l’attachement qu’ils ont à leurs cérémonies et la vaine joie qu’il y prennent leur font multiplier leurs supplications dans le sens de leurs désirs, alors qu’ils feraient beaucoup mieux d’appliquer leurs efforts à des exercices bien plus importants, comme la purification de leur conscience, l’application sérieuse à l’affaire de leur salut, et de rejeter à l’arrière-plan tous les autres intérêts. En recevant de Dieu les biens essentiels, ils recevront aussi, en tant qu’ils leur sont convenables, les objets de leurs autres requêtes, sans même qu’ils les spécifient, et d’une manière à la fois plus parfaite et plus prompte que s’ils y avaient mis toute la force de leur supplication.

C’est la promesse que le Seigneur a faite dans l’Évangile : Cherchez d’abord et avant tout le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît 1. Ce désir, cette demande est ce qui lui plaît davantage. Or, pour obtenir la réalisation des désirs de notre cœur, il n’est

Quaerite primum regrium Dei et justitiam ejus, et hoec m’au adjicientur vobis. (Math., vi, 33.)

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pas de meilleurs moyens que d’appliquer toute l’énergie de notre prière à ce qui agrée davantage à Dieu. Alors il nous accordera non seulement le salut que nous lui demandons, mais encore ce qu’il voit nous être utile et convenable, même si nous ne le lui demandons pas.

David nous le donne à entendre lorsqu’il nous dit dans un Psaume : Le Seigneur est proche de ceux qui le craignent, de ceux qui l’invoquent dans la vérité 1. Ceux-là l’invoquent dans la vérité, qui lui demandent des biens de plus haute valeur, comme est le salut de leur âme. De ceux-là il est dit aussitôt : Dieu fera la volonté de ceux qui le craignent, il exaucera leurs demandes et il les sauvera, parce que le Seigneur est le gardien de ceux qui l’aiment 2.

Cette proximité de Dieu, dont parle David, n’est autre que sa promptitude à les satisfaire et à leur accorder même ce qu’ils ne songent pas à demander. Nous lisons que Salomon ayant fait à Dieu une demande qui lui fut agréable, à savoir la sagesse pour bien gouverner son peuple, le Seigneur lui répondit : Parce que tu as demandé la sagesse de préférence à toute autre chose, et que tu n’as pas demandé la défaite et la mort de tes ennemis, ni les richesses ni une longue vie, mais la sagesse et la science, afin de pouvoir juger mon peuple, sur lequel je t’ai établi roi, je te donnerai non seulement la sagesse et la science, mais encore ce que tu n’as pas sollicité : je veux dire, la richesse, la puissance et la gloire, en sorte qu’il n’y aura jamais eu avant toi de roi qui te lût semblable et qu’il n’y en aura point après toi 3.

1 Prope est Dominus omnibus invocantibus eum, omnibus invocantibus eum in veritate. (Ps. cxLiv, 19.)

2 Voluntatem timentium se fade et deprecationem eorum exaudiet et salvos faciet eos. Custodit Dominus omnes diligentes se. (Ibid., 20, 21.)

3 Quia hoc mugis placuit cordi tuo, et non postulasti divitias, et substantiatn, et gloriam, neque animas eorum qui te oderant, sel nec dies vite plurimos, petistl autem sapientiam et scientiam, ut judicare possis populum meum, super quem constitui te regem. Sapientia et sclentia data sunt tibi ; divitias autem et substan-liam et gloriam dabo tibi, lia ut nullus in regibus nec antete nec post te Nuit similis tui. (II Paralip., 1, 11, 12.)

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Effectivement Dieu lui donna la paix avec tous ses ennemis : les rois d’alentour lui payaient tribut et ne le molestaient en aucune façon.

Nous lisons la même chose dans la Genèse. Dieu, après avoir promis à Abraham de multiplier la postérité de son fils légitime comme les étoiles du ciel, ainsi qu’Abraham lui en avait fait la demande, ajouta ces mots : Je multiplierai aussi la descendance du fils de l’esclave, parce qu’il est ton fils 1.

Il faut donc diriger vers Dieu les énergies et la joie de sa volonté dans les demandes qu’on lui adresse, sans se soucier des cérémonies dont l’Église catholique ne fait pas usage et qu’elle n’approuve pas. Qu’on laisse le prêtre, ministre de l’Église, décider de quelle manière la messe doit se célébrer, il a reçu d’elle mission pour cela. Qu’on s’abstienne d’inventer des nouveautés, comme si l’on en savait davantage que l’Esprit-Saint et son Église. Si, en priant dans cette simplicité, on n’est pas exaucé, qu’on se persuade bien qu’on ne le sera pas davantage en usant de toutes les inventions du monde. Dieu est ainsi fait, que si on sait le prendre, on obtient de lui tout ce que l’on veut ; mais si l’on cherche son propre intérêt, inutile de l’aborder.

Pour tout ce qui concerne la prière vocale et les exercices de dévotion, attachons-nous uniquement aux cérémonies et aux manières de prier enseignées par le Christ et son Église. Il est clair que lorsque les disciples du Sauveur lui demandèrent de leur apprendre à prier 2, il a dû leur dire tout ce qui était nécessaire pour être exaucé du Père éternel, dont il connaissait les préférences. Or, il ne leur enseigna que les sept demandes du Pater noster, qui com-

1 Sed et filium ancilice faciam in gentem magnan :, quia semen tuum est. (Gen., xxi, 13.)

2 Luc., xi, 1, 2.

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prennent tous nos besoins corporels et spirituels ; il ne leur apprit ni paroles supplémentaires ni cérémonies. Au contraire il leur dit, dans une autre circonstance, de ne pas multiplier les paroles en priant, parce que leur Père céleste savait ce dont ils avaient besoin 1. Ce qu’il leur a instamment recommandé, c’est de persévérer dans la prière, c’est-à-dire de répéter le Pater noster. Il faut toujours prier, leur dit-il, et ne jamais se lasser 2.

Ainsi Jésus-Christ ne nous a pas enseigné à diversifier nos demandes, mais à les redire avec ferveur et instance. C’est que, encore une fois, elles renferment tout ce que Dieu veut de nous et tout ce qui nous est utile. Aussi quand ce divin Sauveur s’adressa trois fois à son Père éternel, il pria les trois fois en se servant de la même parole du Pater noster. C’est ce que nous rapportent les Évangélistes : Père, dit-il, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite 3.

Quant aux conditions extérieures qui doivent accompagner notre prière, Jésus-Christ nous laisse le choix entre deux seulement. Il faut prier dans le secret de la retraite, loin du tumulte et à l’abri des regards, afin de le faire avec plus de liberté d’esprit et de pureté de cœur, comme il nous l’enseigne par ces paroles : Quand vous priez, entrez dans votre chambre, et là, priez la porte close ; ou bien il faut prier dans les lieux solitaires, ainsi qu’il le faisait lui-même, et durant la nuit, comme au temps le plus paisible et le plus favorable.

Il n’y a donc pas lieu de se fixer certaines époques et certains jours comme préférables les uns aux autres pour

1 Math., vi, 7, 8.

2 Oportet semper orare et non deficere. (Luc., xviii, 1.)

3 Si non potest hic calix transire nisi bibam ilium, fiat voluntas tua. (Math., xxvi, 42.)

4 Tu autem, cum oraveris, infra in cubiculum tuum, et clauso ostio, ora Patrem tuum in abscondito. (Id., vl, 6.)

accomplir ses dévotions. Il n’y a pas non plus à faire choix de certaines prières et de certaines paroles cabalistiques. Il faut user de celles dont use la sainte Église et s’en servir de la manière dont elle s’en sert. En définitive toutes peuvent se ramener aux demandes que renferme le Pater.

Ce n’est pas que je condamne un certain nombre de jours pendant lesquels on se propose de faire des dévotions : les neuvaines par exemple ou d’autres intervalles de ce genre. Je les approuve au contraire. Ce que je blâme, c’est la confiance que l’on donne à des façons de faire déterminées, à certaines cérémonies dont on accompagne ses dévotions. Judith n’a-t-elle pas blâmé les habitants de Béthulie d’avoir fixé à Dieu une limite de temps, dans laquelle il leur enverrait du secours ? Comment, leur dit-elle, tentez-vous le Seigneur, en fixant un temps à ses miséricordes ? Par là vous provoquez son indignation, au lieu d’attirer sa clémence 1.

1 Ecce dell voci suce vocem virtutis. (Ps. Lxvit, 34.)

CHAPITRE XLIV. Du SECOND GENRE DE BIENS SPIRITUELS EXTÉRIEURS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT PUISER UNE JOIE VAINE.

Le second genre de biens spirituels extérieurs dans lesquels notre volonté est susceptible d’une vaine joie, sont ceux qui nous provoquent et nous excitent à servir le Seigneur. Nous les avons appelés biens provocatifs. À ce genre de biens appartient la prédication. On peut la considérer sous deux aspects : au point de vue des prédicateurs et au point de vue des auditeurs. Les uns et les autres ont besoin d’être avertis de la manière dont ils doivent en ceci diriger vers Dieu la joie de leur volonté.

Parlons d’abord du prédicateur. S’il veut être utile au peuple et ne pas tomber lui-même dans la vaine joie et dans la présomption, il doit se souvenir que sa fonction est plus spirituelle qu’oratoire. Elle s’exerce, il est vrai, par la parole extérieure, mais c’est de l’esprit intérieur qu’elle tire toute sa force et toute son efficacité. En conséquence, si haute que soit la doctrine annoncée, si brillante qu’en soit la rhétorique, si soigné qu’en puisse être le style, le fruit est ordinairement proportionné à l’esprit intérieur du prédicateur. La parole de Dieu, je l’avoue, est efficace par elle-même, selon ce que dit David : Le Seigneur donnera à sa parole une voix de puissance 1. Mais le feu, lui aussi, a la vertu de brûler, et cependant il ne brûle point lorsque la matière inflammable n’a pas la disposition voulue.

Or, pour que la doctrine produise son effet, deux dispositions sont requises : l’une du côté de celui qui parle l’autre du côté de celui qui écoute.

Généralement le profit est proportionné à la disposition de celui qui enseigne. De là le proverbe : tel maître, tel disciple. Nous voyons aux Actes des Apôtres que les sept fils d’Escebas, prince des prêtres des Juifs, avaient coutume de conjurer les démons au moyen de la formule dont se servait saint Paul. Mais le diable entra en colère contre eux. Je sais qui est Jésus, dit-il, et je connais Paul, mais vous, qui êtes-vous 1 ? Et s’emparant d’eux, il les dépouilla et les blessa.

Ceci arriva parce qu’ils n’avaient pas la disposition voulue, et non parce que Jésus-Christ s’opposait à ce qu’ils se missent en devoir de chasser les démons en son nom. En effet, les apôtres ayant rencontré un homme qui, n’étant pas du nombre des disciples, chassait un démon au nom du Christ, ils l’en empêchèrent. Mais le Seigneur les en reprit, en disant : Ne l’empêchez pas, car nul, après avoir fait un miracle en mon nom, ne peut aussitôt après parler mal de moi 2.

Ceux qu’il voit de mauvais œil, ce sont ceux qui enseignent la loi de Dieu et ne la gardent pas, qui prêchent le bon esprit et en sont dépourvus. Aussi dit-il par la bouche de saint Paul : Tu enseignes les autres, et tu ne t’enseignes pas toi-même, tu prêches l’abstention du vol et tu le commets 3. Et l’Esprit-Saint dit par la bouche de David : Dieu a dit au pécheur : Pourquoi annonces-tu mes justices et prends-tu ma loi sur tes lèvres, alors que tu as la discipline en horreur et que tu as jeté mes paroles derrière toi 4 ?

1 Respondens autem spiritus nequam, dixit eis ; Jesum novi et Paulum scio ; vos autem qui estis ? (Act., xix, 15.)

2 Nolite prohibere eum; nemo est enim qui faciat virtutem in nomine meo, et possit cito male loqui de me. (Marc., lx, 38.)

3 Qui ergo alium daces, teipsum non doces ; qui praedicas non furendum, fureris. (Rom., II, 21.)

4 Peccatori autem dixit Deus : Quare tu enarras justifias meas et assurais testamentum meum per os tuum ? Tu vero odisti disciplinant, et projescisti sermones meos retrorsum. (Ps. xlix, 16, 17.)

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Par là, Dieu nous fait entendre qu’il ne permettra pas que les paroles d’un tel homme portent du fruit.

Plus le prédicateur est de sainte vie, plus le fruit qu’il produit est grand et abondant, si bas que soit par ailleurs son style, si mince sa rhétorique, si ordinaire sa doctrine. C’est, autant qu’il nous est permis d’en juger, ce qui arrive d’ordinaire, et la raison en est que la ferveur, quand elle est grande, porte la chaleur dans les âmes.

Au contraire, le prédicateur dépourvu de sainteté fera peu de fruit, si sublimes que puissent être son style et sa doctrine. Il est vrai qu’un beau style, une action oratoire pleine de noblesse, une doctrine élevée, un langage choisi, touchent et remuent les auditeurs, si ces avantages s’unissent à la ferveur chez celui qui annonce sa parole de Dieu. Mais cette ferveur vient-elle à faire défaut, les auditeurs pourront avoir les sens et l’esprit agréablement frappés, et cependant leur volonté ne percevra ni goût ni chaleur. Dans ce cas, elle reste le plus souvent aussi lâche et aussi languissante pour l’action qu’elle l’était auparavant. Des choses admirables ont été admirablement dites, elles ont flatté les oreilles comme le ferait un harmonieux concert ou le beau son d’une cloche, mais s’esprit est demeuré dans son inertie première : la voix du prédicateur n’a pas eu la force de tirer se mort de son tombeau. Qu’importe que j’aie prêté l’oreille à une musique harmonieuse, si elle ne m’a pas aidé à produire des œuvres ? On a dit des merveilles, mais elles ont été mises en oubli sur l’heure, parce qu’elles n’avaient pas enflammé la volonté.

Une telle prédication est par elle-même très peu fructueuse ; de plus, l’impression même d’agrément qu’elle produit sur les sens l’empêche de passer jusqu’à l’esprit. Les auditeurs prennent plaisir à la forme et aux accidents du discours ; ils louent telle ou telle qualité du prédicateur ; mais ils en restent là et ne se mettent pas en peine d’amender

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leur vie. C’est ce que saint Paul faisait fort bien comprendre aux Corinthiens : Quand je suis venu vers vous mes frères, leur disait-il, je ne suis pas venu vous annoncer le témoignage du Christ dans la sublimité du discours et de la sagesse. Mon discours et ma prédication ont été non dans les paroles persuasives de la sagesse humaine, mais dans la manifestation de l’Esprit et de la vertu 1.

L’intention de l’Apôtre et la mienne ne sont pas de condamner le bon style, la rhétorique et le langage choisi. Tout cela sert au contraire à la prédication, comme à toute autre chose. Le beau langage et le style soigné soutiennent et même réédifient ce qui est ruiné et détruit, comme le mauvais langage ruine et détruit ce qui de soi-même a de la valeur.

1 Ego cum venissem ad vos, fratres, veni non in sublimitate sermonis but sapientiœ, annuntians vobis testimonium Christi... Sermo meus et prœdicatio mea non in persuasibilibus humanae sapientice verbis, sed in ostensione Spiritus et virtutis. (1 Cor., II, 1-4.)

CHAPITRE SUPPLÉMENTAIRE I

DE LA JOIE, PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ. RIEN DE CE QUI PEUT ÊTRE PERÇU PAR L’APPÉTIT NE SAURAIT ÊTRE UN MOYEN PROPORTIONNÉ POUR L’UNION DE NOTRE VOLONTÉ AVEC DIEU.

(Voir ce qui est dit de ces Chapitres supplémentaires dans notre Introduction à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure.)

La première des passions de l’âme et des affections de la volonté est la joie. La joie naît dans l’âme, par le moyen de la volonté, des objets qui s’offrent à elle comme lui étant bons et proportionnés, et par là même suaves et délectables. L’appétit de la volonté se porte vers ces objets beaux, délectables et précieux, et il les désire. Quand la volonté les possède, elle se réjouit. En même temps elle craint de les perdre. Elle s’afflige si elle en est privée. C’est donc cette passion de la joie qui cause les troubles et les inquiétudes de l’âme.

Pour anéantir cette passion par rapport à tout ce qui n’est pas Dieu, remarquons d’abord que les objets qui sont à l’âme agréable et délicieuse sont ceux dont elle peut jouir d’une manière distincte. Or, aucune suavité ou délectation pouvant faire l’objet de la jouissance de la volonté n’est Dieu, car Dieu ne peut être perçu par aucune de nos puissances. Il ne tombe donc en aucune façon sous les appétits et les goûts de la volonté. Ainsi, notre âme ne pouvant en cette vie goûter Dieu essentiellement, toute la suavité, toute la délectation qu’elle perçoit, si élevée soit-elle, ne peut être Dieu. Continuons. Toutes les fois que la volonté goûte ou désire distinctement quelque chose, c’est qu’elle le connaît, pour être tel ou tel objet.

Or, comme la volonté n’a jamais goûté Dieu en lui-même

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comme elle ne l’a jamais connu par aucune notion de l’appétit, elle ne sait pas ce qu’est Dieu, elle ignore quelle est sa saveur. Ni son appétit ni son goût ne peut arriver à connaître et à savourer Dieu, parce qu’il dépasse totalement leur capacité.

Par ce qui vient d’être dit, il est clair que rien de ce dont la volonté peut jouir distinctement n’est Dieu. Pour s’unir à lui, elle doit donc vider son appétit et son goût de tout ce qu’ils peuvent savourer de distinct, soit du côté du ciel, soit du côté de la terre, parce que si la volonté peut en quelque façon percevoir Dieu et s’unir à lui, ce ne sera au moyen d’aucune notion de l’appétit, mais uniquement par l’amour. Et comme ni la délectation, ni la suavité, ni aucun goût quel qu’il soit, n’est l’amour, il s’ensuit que nul de ces sentiments savoureux ne peut servir à la volonté de moyen proportionné pour s’unir à Dieu. Seule l’opération de la volonté est capable d’unir à Dieu, car l’opération de la volonté est très distincte du sentiment.

C’est donc par son opération que la volonté s’unit à Dieu, qu’elle se joint à Celui qui est Amour ; ce n’est point par le sentiment, par une jouissance de l’appétit venant se fixer dans l’âme comme le couronnement et la fin de ses désirs. Le sentiment ne peut servir que de motif pour aimer, pas davantage, et la volonté doit passer plus avant.

D’eux-mêmes les sentiments savoureux ne conduisent pas l’âme à Dieu ; ils la portent au contraire à s’arrêter en chemin. Seule l’opération de la volonté, qui constitue l’amour, est le moyen proportionné de l’union divine, et l’union a lieu quand l’âme, rejetant tout le reste, aime Dieu par-dessus toutes choses.

Si donc quelqu’un se trouve porté à aimer Dieu par la suavité qu’il goûte, nous devons entendre qu’il. Abandonne cette suavité pour placer son amour en Dieu qu’il ne sent pas. Et s’il lui arrivait de placer avec advertance son amour

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dans la suavité et le goût qu’il perçoit, il le placerait dans la créature ou dans ce qui procède de la créature, faisant ainsi du motif la fin et le terme, ce qui rendrait l’œuvre de la volonté vicieuse. En effet, Dieu étant incompréhensible et inaccessible, la volonté, pour porter en Dieu son opération d’amour, doit la placer non en ce qu’elle peut percevoir et toucher par l’appétit, mais en ce qu’elle ne peut ni percevoir ni atteindre par ce moyen.

De cette façon, la volonté aime d’une manière certaine et véritable par le goût de la foi, dans le vide et l’obscurité du sentiment, au-dessus de tout ce qu’elle peut sentir ; tandis que l’entendement se tient au-dessus de tout l’intelligible, croyant au-delà de tout ce qu’il peut comprendre.


CHAPITRE SUPPLÉMENTAIRE II.

COMMENT, POUR S’UNIR A DIEU, LA VOLONTÉ DOIT ÊTRE VIDE DE TOUT APPÉTIT NATUREL.

Bien insensé, par conséquent, celui qui se voyant privé de la suavité et de la délectation spirituelle, en conclurait qu’il est privé de Dieu, ou qui, goûtant cette suavité, se réjouirait d’être en possession de Dieu. Plus insensé encore celui qui chercherait en Dieu cette délectation et y mettrait sa joie117, car dès lors il ne chercherait plus Dieu par sa volonté établie dans le vide de la foi, il chercherait le goût spirituel, qui est une chose créée. Il obéirait donc à une affection désordonnée ; il n’aimerait plus Dieu purement et pardessus toutes choses, car aimer Dieu, c’est placer en lui toute l’énergie118 de sa volonté, et dès lors qu’on appuie ses affections sur quelque chose de créé, on cesse de s’élever vers l’inaccessible, qui est Dieu.

Ainsi donc, il est impossible d’atteindre la suavité et la délectation de l’union divine sans renoncer à l’appétit qui s’exerce sur un goût particulier. C’est le sens de ce verset du Psalmiste : Ouvre ta bouche, et je la remplirai 1. L’appétit est la bouche de la volonté. Or, quand l’appétit se porte vers quelque chose d’étranger à Dieu, il s’embarrasse et se rétrécit, car tout ce qui n’est pas Dieu est étroit. L’âme doit donc tenir la bouche de sa volonté ouverte du côté de Dieu, vide de toute satisfaction des affections désordonnées, afin que Dieu la remplisse de son amour et de sa douceur. Elle doit demeurer dans cette faim et cette soif de Dieu, qu’elle ne peut entièrement satisfaire, puisqu’elle est incapable ici-bas de goûter Dieu tel qu’il est. Et ce qu’elle est capable d’en goûter, le moindre appétit quel qu’il soit s’oppose à sa perception.

C’est ce qu’a voulu signifier Isaïe lorsqu’il a dit : Vous tous qui avez soif, venez aux eaux, hâtez-vous, achetez et mangez. Venez acheter sans argent et sans aucun échange le vin et le lait 1. Son invitation s’adresse à ceux-là seulement qui ont soif de Dieu seul et qui sont dépourvus de l’argent des affections désordonnées. Ceux-là, il les invite à se désaltérer aux eaux divines de l’union avec Dieu. Et comme la joie s’alimente par la bouche de la volonté, cette bouche doit rester vide de tout aliment perceptible, la volonté demeurant affamée de Dieu seul, en tant qu’Être incompréhensible.

ERRATA

P. 42, 1. 16, au lieu de : nihili, lisez : nihil.

P. 63, 1. 26, au lieu de : que brûle, lisez : qui brûle.

P. 285, 1. 13, au lieu de : preceptibles, lisez : perceptibles. •P. 338, 1. 12, au lieu de : davantage, lisez : d’avantage.

P. 368, 1. 6, au lieu de : spirituels, lisez : spirituels.

P. 399, I. 12, au lieu de : là miséricorde, lisez : la mémoire. P. 421, 1. 19, au lieu de : aucun bien, lisez : aucun lien.

P. 426, note 3, 1. 2 par le bas, au lieu de : antete, lisez : ante te.

1 Omnes sitientes, venite ad aquas, properate, emite et comedite. Venite, emite absque argento et absque ulla commutatione vinum et lac. (1 s., Lv, 1, 2.)


TABLE DES MATIÈRES [omise : voir la table générale]





Tome 2


DÉCLARATION

Nous soumettons au Saint-Siège tout ce que contiennent les quatre volumes de cet ouvrage, nous déclarant la fille très soumise et très obéissante de la sainte Église romaine.


[Page de titre :]

TRADUCTION NOUVELLE PAR La Mère MARIE du SAINT SACREMENT carmélite

TOME SECOND

La Nuit obscure

Le premier Cantique spirituel


Bar-le-duc, Imprimerie Saint-Paul, 36 Bd Raymond Poincaré, 1934




LA NUIT OBSCURE

Explication des strophes qui exposent la voie spirituelle con­duisant l’âme à la parfaite union d’amour avec Dieu, telle qu’elle est possible en cette vie. Description d’après ces mêmes strophes de l’état d’une âme parvenue à ce degré de perfection.

SOMMAIRE

Dans ce Livre nous donnerons d’abord toutes les strophes que nous nous proposons d’expliquer. Nous expliquerons ensuite chacune d’elles séparément, en plaçant la strophe en tête de son explication ; après quoi, nous expliquerons chaque vers, en prenant également soin de le rappeler. Les deux premières strophes indiquent les effets des deux purgations spirituelles : celle de la partie sensitive de l’homme et celle de sa partie spirituelle. Les six autres marquent divers effets admirables de l’illumination spirituelle et de l’union d’amour avec Dieu.

EXPLICATION DES STROPHES QUI EXPOSENT LA VOIE SPIRITUELLE
CONDUISANT L’ÂME À L’UNION D’AMOUR AVEC DIEU.

Avant d’entamer l’explication de ces strophes, il convient de faire remarquer que l’âme les chante alors qu’elle est déjà parvenue à l’état de perfection, c’est-à-dire à l’union d’amour avec Dieu, alors qu’elle a passé par des épreuves et des angoisses amères, en suivant ce chemin étroit de la Vie éternelle dont parle notre Sauveur dans l’Évangile. L’âme, en effet, a d’ordinaire à le franchir pour atteindre cette sublime et heureuse union. Ce chemin, selon la parole de Notre-Seigneur, est singulièrement étroit 1, et ceux qui le trouvent sont en bien petit nombre.

1 Math., vii, 14.

8

LA NUIT OBSCURE 9

Aussi l’âme regarde-t-elle comme un immense bonheur d’y être entrée pour atteindre la perfection de l’amour. Elle chante ce bonheur dans la première strophe, et elle y donne très justement à cet étroit chemin le nom de Nuit obscure ; elle en dit les raisons dans les vers de cette même strophe.

L’âme donc, transportée de joie d’avoir suivi un chemin étroit, qui lui a procuré de si grands biens, dit ce qui suit



Chant de l’âme

1. Au milieu d’une nuit obscure,

D’angoisses d’amour enflammée,

— Oh ! la bienheureuse fortune ! —

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.


2. Je gravis dans l’ombre très sûre,

Déguisée, l’échelle secrète,

— Oh ! la bienheureuse fortune ! —

Dans les ténèbres, en cachette,

Ma demeure étant pacifiée.


3. En cette nuit trois fois heureuse,

En mystère, n’étant point vue,

Moi ne regardant chose aucune,

Sans lumière, sans autre guide,

Que le feu brûlant en mon cœur.


4. Cette lumière me guidait,

Bien mieux que celle de midi,

Où m’attendait déjà Celui

Qui dès longtemps me connaissait.

Nul en ce lieu ne paraissait.


5. Oh ! nuit, qui fus ma conductrice !

Oh ! nuit, qu’à l’aube je préfère !

Oh ! nuit, qui sus si bien unir

L’Amant avec la Bien-aimée,

L’Amante en l’Amant transformée.


.6. Sur mon sein tout couvert de fleurs,

Et que pour lui seul je gardais,

Mon Bien-Aimé s’est endormi.

Et moi je le rafraîchissais,

D’un bois de cèdre l’éventais.


7. Lorsque le souffle du matin

Faisait voltiger ses cheveux,

De sa main si douce il m’a prise.

Au cou je sentis la blessure

Mes sens en furent suspendus.


8. Je restai là, je m’oubliai,

Le visage penché sur lui. T

out disparut, je me livrai.

J’abandonnai tous mes soucis,

Les oubliant parmi les lis.


LIVRE PREMIER Nuit du sens


STROPHE I

1. Au milieu d’une nuit obscure,

D’angoisses d’amour enflammée,

— Oh ! la bienheureuse fortune

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.

EXPLICATION.

L’âme raconte dans cette première strophe comme elle est sortie de l’amour d’elle-même et de tout le créé en mourant par une mortification véritable à toutes créatures et à elle-même, pour vivre avec Dieu d’une vie d’amour, pleine de charme et de suavité. Elle dit que cette sortie d’elle-même et de tout le créé s’est effectuée « au milieu d’une nuit obscure ». Par nuit obscure, nous l’expliquerons plus loin, on entend ici la contemplation purgative, qui opère passivement dans l’âme le renoncement à soi-même et à toutes les créatures. L’âme indique que cette sortie s’est accomplie grâce à la force et à l’ardeur que l’amour de son Époux a versée en elle durant cette contemplation obscure. Elle relève le bonheur qu’elle a eu d’arriver si heureusement, à travers cette nuit, jusqu’à son Dieu, sans que ses trois ennemis, le monde, le démon et la chair, barrent constamment ce chemin, aient pu lui faire obstacle. C’est que cette nuit de la contemplation purgative a tenu endormis et amortis, dans la demeure de sa sensualité toutes les passions et tous les appétits qui s’élevaient auparavant contre elle.

L’âme prononce donc le vers suivant :

Au milieu d’une nuit obscure.


CHAPITRE I. QUELQUES IMPERFECTIONS DES COMMENÇANTS.

Les âmes pénètrent dans cette Nuit quand Dieu les tire de l’état des commençants, c’est-à-dire de ceux qui pratiquent la méditation, pour les placer dans l’état de ceux qui progressent, c’est-à-dire des contemplatifs, et par cette voie leur faire atteindre l’état des parfaits ou l’union de l’âme avec Dieu.

Afin de mieux faire comprendre la nature de cette Nuit par où l’âme doit passer et les raisons pour lesquelles Dieu l’y fait entrer, il ne sera pas inutile d’indiquer brièvement quelques-uns des défauts des commençants — ce qui aura son utilité même pour ceux qui ont déjà progressé, — afin que, comprenant l’imperfection de leur état, ils s’animent à passer plus avant et conçoivent même le désir que Dieu les introduise dans cette Nuit, où l’âme prend des forces et s’affermit dans les vertus, en un mot où elle se dispose aux inestimables délices de l’amour divin. Au reste, nous ne nous arrêterons à ce sujet qu’autant qu’il sera précisément nécessaire, notre intention étant de passer promptement à l’exposé de la Nuit obscure.

Disons donc que d’ordinaire, lorsqu’une âme s’est fermement résolue de servir Dieu, il la nourrit spirituellement et lui fait goûter les douceurs de son amour. Telle une mère pleine de tendresse réchauffe son petit enfant sur son sein, le nourrit de son lait, le porte entre ses bras et le couvre de caresses. Mais à mesure qu’il grandit, vous la voyez retrancher quelque chose de ses marques d’amour, frotter

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même d’une substance amère ses mamelles si suaves, enfin déposer à terre ce fils qu’elle portait dans ses bras et l’obliger à marcher, afin que, cessant d’être petit enfant, il devienne capable de grandes choses.

De même, la grâce divine, lorsqu’elle a donné naissance à une âme par un renouvellement de ferveur dans le service de Dieu, se comporte envers elle comme une mère pleine de tendresse. Elle commence par lui faire puiser sans effort dans les choses divines un lait spirituel plein de douceur. Les exercices de la dévotion sont savoureux à cette âme, parce que Dieu lui présente, comme à un petit enfant, son sein plein d’amour. Elle trouve son bonheur à donner de longues heures, et même des nuits entières, à l’oraison ; la pénitence fait ses délices ; les jeûnes lui causent une vraie jouissance ; les sacrements, les entretiens de dévotion sont toute sa joie.

Il est vrai, ces âmes spirituelles se portent à tous ces exercices avec ardeur, elles s’y appliquent avec toute sorte de zèle, et cependant elles y mêlent, spirituellement parlant, de grandes imperfections. S’y portant pour le plaisir et le goût qu’elles y trouvent, et n’étant pas encore capables de la lutte vigoureuse pour les vertus, comment ne s’y conduiraient-elles pas d’une manière défectueuse ? L’œuvre est toujours en rapport avec l’habitude, soit parfaite, soit imparfaite. Or, les âmes dont il s’agit n’ont pas encore été à même d’acquérir de fortes habitudes de perfection. Il s’ensuit que leurs œuvres tiennent beaucoup de l’enfance.

Pour mettre cette vérité dans tout son jour et montrer comment les débutants, bien qu’exerçant avec facilité, à cause du goût qu’ils y trouvent, les œuvres de la vie spirituelle, sont néanmoins encore faibles dans la vertu, nous allons passer en revue les sept vices capitaux et signaler quelques-unes des nombreuses imperfections dans lesquelles ils tombent par rapport à chacun de ces vices. Il n’en faudra pas davantage pour faire ressortir l’enfance de leurs œuvres et pour faire toucher du doigt les biens dont est la source imperfections.

CHAPITRE II. IMPERFECTIONS SPIRITUELLES AUXQUELLES LES COMMENÇANTS SONT SUJETS RELATIVEMENT A L’ORGUEIL.

Les pratiques saintes portent à l’humilité, et cependant, comme nos débutants se sentent pleins de ferveur et de zèle pour les choses spirituelles et les exercices pieux, il advient, par un effet de leur imperfection, qu’un rejeton d’orgueil se fait secrètement jour dans leur cœur. Vous les verrez très satisfaits d’eux-mêmes et de leurs œuvres : ils éprouvent un désir plein de vanité de parler devant d’autres des choses spirituelles, un penchant à enseigner plutôt qu’à s’instruire, à condamner intérieurement ceux qu’ils ne voient pas pratiquer se genre de dévotion qu’ils apprécient. Parfois même ils les blâment de paroles, semblables au pharisien, qui remerciait Dieu avec jactance de ses propres œuvres et méprisait le publicain 1.

Souvent le démon, en vue de faire grandir en eux la superbe et la présomption, accroît leur ardeur pour telle ou telle œuvre extérieure, car il sait très bien que les bonnes œuvres et les pratiques de vertu accomplies dans ces conditions n’ont aucune valeur et sont même vicieuses.

Ces débutants en viennent à souhaiter d’être seuls à paraître vertueux. Quand l’occasion s’en présente, ils condamnent leurs frères d’effets et de paroles, et se livrent contre eux à la détraction. En un mot, ils considèrent le grain de sable dans l’œil de leur prochain et ne voient pas la poutre qui est dans le leur 2 ; ils filtrent le breuvage

1 Luc., xviii, 11, 12. 2 Math., vii, 3.

16

d’autrui à cause de la mouche qu’ils y aperçoivent, et pour eux, ils avalent le chameau 1.

Leurs maîtres spirituels viennent-ils à désapprouver leur esprit et leur conduite, ces débutants, qui entendent qu’on estime et qu’on loue leur spiritualité, déclarent que leurs confesseurs — ou leurs supérieurs — ne les comprennent pas et qu’ils ne sont pas spirituels, puisqu’ils ne les approuvent ni ne les favorisent. Là-dessus ils se mettent en quête d’autres directeurs plus à leur goût, car c’est la pente de l’esprit humain de communiquer volontiers avec les personnes qu’on voit disposées à vous louer et à canoniser vos voies. Ceux-ci fuient comme la mort les directeurs qui, pour les mettre dans un chemin sûr, visent à les rabaisser, et ils les prennent quelquefois en véritable aversion.

Leur présomption fait qu’ils se proposent d’ordinaire de grandes choses, mais ils n’en réalisent qu’une très faible partie. Dans le désir de mettre tout le monde au courant de la ferveur de leur dévotion, vous les verrez prendre des postures étudiées, pousser des soupirs ou faire d’autres simagrées. Le démon quelquefois leur procure des ravissements, qui ont lieu, non dans le secret, mais en public, et ils sont charmés que ces effets extraordinaires auxquels ils aspiraient soient divulgués. Ils s’efforcent de captiver l’attention et la préférence des confesseurs, d’où naissent des jalousies et des inquiétudes sans fin. Dans la crainte de baisser dans l’estime de leur père spirituel, ils ont soin, dans leurs accusations, de voiler une partie de leurs fautes et de les colorer afin d’en diminuer la gravité. En un mot, ils s’excusent beaucoup plus qu’ils ne s’accusent. Parfois ils vont trouver un confesseur étranger pour s’accuser à lui de ce qui les humilie : ainsi leur confesseur ordinaire ne verra en eux que vertu. Tout ce qui est louable, ils le

1 Math., xxiii, 4-24.

lui disent volontiers, quelquefois même en usant de termes exagérés. À tout le moins, veulent-ils paraître vertueux par exemple, comme nous le dirons tout à l’heure, ils se rabaisseront en vue de passer pour humbles aux yeux de leur confesseur ils feindront de redouter son estime et celle de tout autre.

Tantôt ils se soucient peu des fautes dans lesquelles ils tombent, tantôt ils s’attristent outre mesure de se voir encore sujets à des défauts ; car, dans leur pensée, ils devraient déjà être des saints. Leur arrive-t-il de faire une chute, ils s’impatientent, ils s’irritent contre eux-mêmes, ce qui est une autre imperfection. S’ils conjurent le Seigneur de leur enlever leurs imperfections et leurs défauts, c’est moins par amour pour lui que pour n’en être plus molestés et pour jouir de la paix ; ils ne songent pas que si Dieu les leur enlevait, ils en deviendraient peut-être plus superbes. Ils détestent donner des louanges aux autres et aiment extrêmement qu’on les loue. Parfois même ils vont au-devant des louanges, en quoi ils ressemblent aux vierges folles qui, ayant leurs lampes éteintes, vont demander de l’huile aux autres.

De ces imperfections, il en est qui passent à d’autres, bien plus graves. Elles ont des degrés divers ; chez quelques-uns ce ne sont que de premiers mouvements, ou peu davantage. Mais bien rares sont les commençants qui, au temps de leurs premières ferveurs, ne tombent pas dans l’une ou l’autre de ces imperfections.

Ceux qui, en ce même temps, s’attachent à la perfection véritable procèdent d’une tout autre manière et sont dans une disposition d’esprit bien différente. Comme ils sont : très humbles, ils ne font aucune estime de leurs propres voies. Ils sont au contraire si peu satisfaits d’eux-mêmes, qu’ils regardent tous les autres comme les devançant de beaucoup ; ils leur portent une sainte envie et désirent

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ardemment servir Dieu avec autant de perfection. Comme ils sont solidement établis dans l’humilité, plus leur ferveur grandit, plus ils font d’actions vertueuses et y trouvent de goût, plus ils voient avec évidence ce que Dieu mérite qu’on fasse pour lui et combien ce qu’ils font se réduit à peu de chose.

Ainsi, plus ils s’exercent à la vertu, moins ils sont satis­faits d’eux-mêmes. Leur amour les porte à vouloir faire de si grandes choses pour Dieu, que tout ce qu’ils font pour lui leur semble un pur néant. Ces désirs de leur amour les sollicitent et les captivent si puissamment, qu’ils ne donnent aucune attention à ce que les autres font ou ne font pas, et s’ils y prennent garde, encore une fois, c’est pour se persuader que tout le monde les surpasse en vertu. Ces bas sentiments qu’ils ont d’eux-mêmes, ils désirent que les autres les partagent, ils désirent en être rabaissés, ils désirent les voir mépriser tout ce qui les concerne. Vient-on à leur donner des louanges et de l’estime, ils ne croient en aucune façon les mériter ; ils trouvent étrange qu’on puisse parler d’eux en bien.

Dans la sérénité de leur humilité, ils ont grande envie qu’on leur donne un enseignement dont ils puissent pro­fiter, bien différents de ceux dont nous avons parlé, qui voudraient en remontrer à tout le monde et qui, au moment où vous vous disposez à leur enseigner quelque chose, vous coupent la parole comme sachant déjà parfaitement ce dont il s’agit.

Ceux-ci sont bien éloignés de faire les entendus en quoi que ce soit ; ils sont tout prêts à quitter, si on le leur com­mande, la voie qu’ils suivent pour en prendre une autre, tant ils se défient d’eux-mêmes. Entendre louer les autres leur est une vraie joie, et toute leur peine est de servir eux-mêmes le Seigneur avec moins de perfection. Ils ne sont nullement portés à parler de ce qui les touche, car ils en font très peu de cas ; ils ont même de la confusion à s’en ouvrir à leurs directeurs, parce qu’il leur semble que ce sont choses qui ne méritent pas qu’on en parle. Ils sont beaucoup plus disposés à parler de leurs défauts et de leurs péchés que de leurs vertus, et ils sont charmés qu’on s’aperçoive de leur imperfection. Aussi traitent-ils de préférence les affaires de leur âme avec ceux qui font peu d’estime de leurs voies intérieures. Cette disposition est l’indice d’un esprit simple, pur, ami de la vérité ; elle plaît beaucoup à Dieu.

Comme l’Esprit de Dieu réside en ces âmes vraiment humbles, il les porte à garder leurs trésors dans le secret de leur cœur et à en rejeter continuellement le mal. Dieu accorde cette grâce aux humbles en même temps que les autres vertus, et il la refuse aux superbes.

Ceux dont nous parlons donneraient le sang de leur cœur pour les âmes qui cherchent à servir Dieu ; ils feraient tout pour les y aider. Lorsqu’ils tombent en quelque imper­fection, ils le supportent humblement, avec douceur d’esprit, crainte amoureuse et ferme espérance en Dieu. Selon moi, les âmes qui, dès le début, pratiquent cette perfection élevée sont la minorité, elles sont même en très petit nombre. C’est déjà beaucoup pour un débutant de ne pas tomber dans les défauts contraires. C’est pour ce motif, nous allons le dire, que Dieu introduit dans la Nuit obscure les âmes qu’il veut purifier de leurs imperfections et mettre en état de passer plus avant.

CHAPITRE III. IMPERFECTIONS DANS LESQUELLES TOMBENT CERTAINS COMMENÇANTS, RELATIVEMENT A L’AVARICE SPIRITUELLE.

Beaucoup de commençants sont sujets aussi à une avarice spirituelle très accentuée. Il est rare qu’on les voie satisfaits de la manière dont Dieu les traite. Ils se désolent, ils se plaignent de ne pas trouver dans les choses spiri-tuelles la consolation qu’ils voudraient. On en voit un grand nombre insatiable de direction, de livres qui traitent de spiritualité : à quoi ils donnent plus d’importance qu’à la mortification et à la pauvreté d’esprit. Ils se plaisent à se charger d’images, de chapelets, de croix, qu’ils veulent d’un beau travail et de prix. Ils laissent les uns pour prendre les autres, font des échanges et les défont. Tantôt ils veulent ces objets de telle façon, tantôt de telle autre, ils s’affectionnent à celui-ci, puis à celui-là, qui leur paraît plus beau et plus précieux que le premier. Vous en verrez d’autres parés d’Agnus Dei, de reliques et de listes de saints, comme les enfants des brimborions qu’on leur met au cou.

Ce que je blâme en ceci, c’est l’attache du cœur, l’importance donnée à la façon ou au nombre et à la beauté des objets, chose très contraire à la pauvreté d’esprit. La pauvreté d’esprit ne considère que l’essentiel de la dévotion ; elle use de ce qui la favorise, mais n’a que du dégoût pour la multiplicité et la recherche. C’est que la vraie dévotion vient du cœur ; elle se préoccupe de la réalité substantielle que représentent les objets pieux. Tout le reste n’est qu’attache, propriété imparfaite, qu’il faut nécessairement retrancher pour arriver à l’état de perfection.

Je connais quelqu’un qui s’est servi pendant plus de dix ans d’une croix grossièrement faite d’un rameau bénit, et dont la traverse n’était fixée que par une épingle recourbée. Il l’avait constamment portée sur lui sans la quitter jusqu’au jour où je la lui enlevai. Or, c’était un homme de beaucoup de jugement et de sérieux. J’en vis un autre se servir d’un dizain d’indulgences, fait d’osselets de poisson. Certes, leur dévotion à tous deux n’était pas de moindre valeur devant Dieu, pour ne résider pas dans la beauté et la valeur des objets qui leur servaient à prier.

Ceux qui, dès le début, s’engagent ainsi dans la bonne voie ne s’attachent guère aux instruments visibles de la prière, et ne se chargent pas d’un grand nombre d’objets. Ils ne se soucient pas non plus de savoir plus qu’il ne leur en faut pour bien agir. Leur unique préoccupation est de se mettre bien avec Dieu et de lui plaire, c’est là que tendent tous leurs désirs. Aussi donnent-ils avec libéralité ce qu’ils ont ; leur joie est de savoir s’en priver pour Dieu et leur prochain, qu’il s’agisse de biens spirituels ou de biens temporels. Je le répète, ils ne s’attachent qu’à la vraie perfection intérieure, qui consiste à plaire à Dieu, non à se satisfaire soi-même.

Des imperfections qui naissent de l’avarice spirituelle, comme de toutes les autres, l’âme ne peut se purifier entièrement si Dieu ne l’introduit dans la purgation passive de l’obscure Nuit dont nous parlons. Cependant elle doit faire ce qui dépend d’elle pour se purifier et se perfectionner, en vue d’obtenir de Dieu qu’il lui fasse subir ce divin traitement, qui guérit les âmes des maux dont elles sont impuissantes à se défaire elles-mêmes. Une âme, en effet, a beau faire effort, elle est incapable, par sa seule industrie active, de se purifier de manière à obtenir la moindre disposition proportionnée à l’union d’amour parfait. Il faut que Dieu la prenne, pour ainsi parler, par la main et la purifie lui-même dans ce feu obscur de la manière que nous dirons.

CHAPITRE IV. AUTRES IMPERFECTIONS AUXQUELLES SONT SUJETS LES COMMEN­ÇANTS RELATIVEMENT A L’IMPURETÉ SPIRITUELLE.

Les commençants tombent dans bien d’autres imper­fections, que je passe sous silence afin d’éviter la prolixité. Je ne touche ici que les principales, qui sont comme la cause et l’origine de toutes les autres.

Laissant de côté les péchés où les commençants peuvent tomber par rapport au vice de l’impureté — car je ne traite ici que des imperfections qui se purgent dans la Nuit obscure, — je dis qu’ils sont sujets à beaucoup de défauts auxquels on peut donner le nom d’impuretés spirituelles, sans toutefois qu’ils dérivent proprement de ce vice. Il leur arrive souvent, durant leurs exercices spirituels, d’éprouver involontairement des mouvements sensuels, ce qui se produit même quand l’esprit est profondément absorbé dans l’oraison, ou durant la réception des sacrements de Pénitence et d’Eucharistie. Ces mouvements mauvais invo­lontaires procèdent de trois causes.

La première est le goût que la nature prend dans les choses spirituelles. Comme l’esprit et le sens jouissent ensemble, les deux parties de l’homme se délectent suivant leur nature et leurs propriétés. L’esprit, c’est-à-dire la partie supérieure, a une délectation divine ; et la sensualité, c’est-à-dire la partie inférieure, a une délectation sensuelle, car elle est incapable d’en avoir d’autres. Il arrive donc dans l’oraison qu’une personne profondément occupée en Dieu selon l’esprit, éprouve en même temps, passivement, selon le sens des révoltes et des mouvements mauvais, avec des effets sensuels, ce qui a lieu à son grand déplaisir119. Ceci se produit souvent à la Communion. L’âme goûtant joie et plaisir dans cet acte d’amour — et c’est dans ce but que Dieu le lui accorde, — la sensualité, comme nous venons de le dire, prend son plaisir à sa manière : Comme après tout les deux parties ne font qu’un en un même sujet, chacune d’ordinaire participe de sa façon à ce que l’une d’elles reçoit, suivant cette maxime du philosophe : que tout ce qui se reçoit se reçoit selon le mode de celui qui reçoit 1.

Donc, en ces commencements et même quand l’âme est plus avancée, la sensualité, qui est encore imparfaite, reçoit souvent le don de Dieu avec imperfection. Quand cette partie sensitive sera réformée par le moyen de la purgation qu’opère la Nuit obscure, elle perdra cette fai­blesse, parce qu’alors'ce ne sera plus elle qui recevra ; elle aura en quelque sorte été reçue et introduite dans la partie spirituelle. En conséquence, tout se passera désormais

spirituellement 2.

La seconde cause est l’action du démon, qui, voyant l’âme en oraison ou faisant effort pour s’y mettre, s’efforce de l’inquiéter et de la troubler par ces mouvements sen­suels. Par le fait, si l’âme s’en met en peine, elle subira de notables dommages, car non seulement la frayeur qu’elle en éprouvera relâchera son application à l’oraison et la fera entrer en lutte à ce sujet, ce qui est le but principal que le démon a en vue, mais elle prendra sujet d’abandonner entièrement l’oraison. C’est ce qui arrive à plusieurs per­sonnes, parce qu’elles s’aperçoivent que ces effets mauvais se produisent plus fréquemment durant cet exercice qu’en

1 Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur.

2 Le P. Gérard, en publiant pour la première fois dans son intégrité le texte de notre Saint, place ici une longue note où il expose les discussions qui ont eu lieu sur le vrai sens de tout ce passage. « Pour conclure, dit-il en terminant, faisons remarquer que les effets signalés par le saint auteur ne se produisent pas fréquemment. En général ils ne sont le fait que de tempéraments parti­culièrement impressionnables. »

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un autre temps. Effectivement, c’est alors que l’ennemi les attaque de préférence, en vue de le leur faire abandonner.

Il va plus loin. Il offre vivement à leur esprit des représentations déshonnêtes et parfois à propos des choses spirituelles et des personnes qui travaillent à leur faire du bien. Son but en cela est de les épouvanter et de les décourager. De la sorte, les âmes qui ne savent pas mépriser tous ces stratagèmes n’osent plus méditer, dans la crainte de trébucher aussitôt dans quelque piège.

Les personnes atteintes de mélancolie sont si violemment attaquées sur ce point, qu’il y a lieu de leur porter compassion, car elles mènent une vie empoisonnée par le chagrin. Sont-elles plus fortement sous l’influence de l’humeur mélancolique ? Cette peine redouble. Alors elles croient sentir le démon s’emparer d’elles, sans qu’il soit en leur pouvoir de l’éviter. Quelques-unes cependant arrivent à le repousser, mais au prix de grands efforts et de violents combats. Quand ces tourments proviennent de la mélancolie, il n’y a pas à espérer d’en guérir autrement qu’en guérissant de la maladie qui leur donne naissance, à moins que la Nuit obscure ne vienne opérer la délivrance.

La troisième cause est la frayeur qu’inspirent ces mouvements mauvais et ces représentations déshonnêtes. La crainte même qu’on en a provoque ces rébellions involontaires.

Il est enfin des personnes d’un tempérament si délicat et si impressionnable qu’elles ne peuvent éprouver quelque goût dans l’oraison sans se sentir en même temps attaquées par le vice impur. La sensualité les enivre alors tellement, qu’elles se sentent comme plongées dans la jouissance de ce vice. La double impression est passive et d’égale durée, et parfois oblige à constater des effets humiliants et désordonnés. Cela vient de l’extrême impressionnabilité de leur tempérament. La moindre émotion leur bouleverse les

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humeurs et le sang, et donne lieu à des mouvements mauvais. La même chose leur arrive lorsqu’elles sont sous l’impression de la colère ou de quelque violent chagrin.

Quelquefois aussi, quand ces débutants dans la carrière spirituelle parlent avec d’autres de spiritualité, ils sentent s’élever en eux quelque entraînement mauvais à l’égard de leurs interlocuteurs, et il y a dans leurs comportements une certaine joie vaine, qui tire son origine de ce que nous appelons ici impureté spirituelle.

L’affection qu’ils conçoivent pour certaines personnes ne vient pas de l’esprit, mais d’un sentiment impur, ce qui se reconnaît à ce signe : le souvenir de cette affection ne fait pas grandir le souvenir de Dieu et son amour, mais donne lieu à un remords de conscience. Si l’affection au contraire est purement spirituelle, vient-elle à croître, l’amour de Dieu croît à proportion. Plus on se souvient de la personne qu’on aime, plus on se souvient de Dieu, plus on a de désir de Dieu. En effet, quand c’est la grâce qui agit, le bien accroît nécessairement le bien, à cause de la ressemblance et de la conformité qu’il y a entre l’un et l’autre. L’affection a-t-elle pour principe une passion sensuelle, elle produit des effets tout opposés : à mesure que l’affection sensuelle prend des accroissements, l’amour divin diminue, ainsi que le souvenir de Dieu. Que dans ce cas l’amour divin se refroidisse et tombe dans l’oubli, c’est chose bien facile à constater, et en même temps la conscience se plaint.

Au contraire, quand l’amour de Dieu grandit dans une âme, les affections humaines se refroidissent et se perdent de vue. Ces deux amours étant opposés, il n’y a entre eux ni accord ni assistance réciproque. Celui qui prédomine éteint et anéantit l’autre : c’est ce que nous disent les philosophes. Notre Sauveur lui-même n’a-t-il pas déclaré dans l’Évangile : Ce qui est né de la chair est chair, et ce

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qui est né de l’esprit est esprit 1 ? En d’autres termes, l’amour né de la sensualité se termine à la sensualité, tandis que l’amour né de l’esprit se termine à l’esprit et fait croître la grâce. C’est à cela que se reconnaissent les deux amours.

La Nuit obscure, quand une fois l’âme y est introduite, règle ces deux amours. Elle fortifie et purifie le premier, à savoir celui qui est selon Dieu ; elle supprime et détruit le second, mais au début, nous l’expliquerons plus loin, elle fait perdre de vue l’un et l’autre.

CHAPITRE V. IMPERFECTIONS DANS LESQUELLES TOMBENT LES COMMENÇANTS RELATIVEMENT A LA COLÈRE.

Beaucoup de commençants, par l’effet du désir déréglé qu’ils ont de goûts spirituels, sont habituellement sujets à nombre d’imperfections dérivant du vice de la colère. Se trouvent-ils privés du plaisir qu’ils goûtaient dans les choses spirituelles, vous les verrez tomber dans le méconten­tement. Sous l’empire de cette mauvaise humeur, leur com­merce devient désagréable, ils s’impatientent pour un rien, au point qu’ils se rendent parfois insupportables à tout le monde. Cette irritation se manifeste quand, après avoir été gratifiés dans l’oraison d’un recueillement sensible très savoureux, ce goût et cette saveur leur sont soustraits. Par une conséquence naturelle, ils éprouvent alors impa­tience et mécontentement. Tel le petit enfant qu’on arrache du sein maternel, où il se délectait à son gré. Ce mouve­ment de nature, lorsqu’on ne s’y laisse pas aller, ne cons­titue pas une faute. C’est cependant une imperfection, qui a besoin d’être purgée par la sécheresse et l’angoisse de la Nuit obscure.

D’autres seront sujets à une colère spirituelle d’un genre différent. Ils s’irriteront, par un zèle désordonné, contre les vices d’autrui. Ils observeront leur prochain et parfois se sentiront portés à le reprendre aigrement. Il leur arrivera même de le faire, s’établissant ainsi juges de la vertu. Tout cela est contraire à la douceur spirituelle.

D’autres encore, se voyant imparfaits, s’irriteront avec orgueil contre eux-mêmes. Leur impatience est si grande, qu’ils voudraient se voir saints en un jour. Parmi ceux-là, il en est un bon nombre qui ont de grands projets de sain ‑

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teté, qui font des plans magnifiques ; mais comme l’humilité leur manque et qu’ils présument d’eux-mêmes, ils font des chutes d’autant plus profondes qu’ils se sont proposé de monter plus haut : sur quoi, leur irritation croît de plus belle. Ces gens-là n’ont pas la patience d’attendre l’heure de Dieu, qui leur donnera la vertu quand il le trouvera bon, et ceci est également opposé à la mansuétude spirituelle.

La purgation de la Nuit obscure remédie à toutes ces imperfections. Par contre, il est des âmes si peu impatientes d’avancer, si lentes à faire progrès, que Dieu verrait volontiers en elles un peu plus d’ardeur.

CHAPITRE VI. IMPERFECTIONS DES COMMENÇANTS RELATIVEMENT A LA GOURMANDISE SPIRITUELLE.

Au sujet du quatrième vice capital, la gourmandise spirituelle, il y a beaucoup à dire. Il est bien peu de commençants, si droits qu’ils marchent d’ailleurs, qui ne tombent dans l’une ou l’autre des nombreuses imperfections qui dérivent pour eux de ce vice. Beaucoup d’entre eux, affriandés de la saveur qu’ils trouvent dans les exercices spirituels, cherchent bien plus leur jouissance que la pureté de la grâce et la discrétion, que Dieu cependant considère et agrée par-dessus tout en ceux qui s’adonnent à la vie intérieure. Prétendre aux goûts spirituels est déjà une imperfection. Outre cela, la gourmandise qui exerce sur eux son empire leur fait dépasser les limites du juste milieu, où réside la vertu. Entraînés par le plaisir qu’ils y trouvent, les uns se tuent de pénitences, les autres se débilitent par le jeûne, outrepassant leurs forces sans ordre et sans conseil. Bien plus, ils esquivent le joug de l’obéissance et parfois même sont assez téméraires pour aller directement contre une défense portée.

Ceux-là sont à la fois très imparfaits et très déraisonnables, puisqu’ils préfèrent leurs macérations à la discrétion et à l’obéissance, qui est la pénitence de la raison et, pour ce motif, un sacrifice qui plaît par-dessus tout au Seigneur. La pénitence corporelle qui s’écarte de celle de l’esprit n’est qu’une pénitence animale ; ceux qui la pratiquent se laissent conduire comme des bêtes par leurs appétits et par la jouissance qu’ils trouvent à se macérer.

Comme tous les extrêmes sont vicieux et que ceux qui

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en agissent de la sorte suivent leur volonté, il en résulte que leurs vices se fortifient beaucoup plus que leurs vertus. À tout le moins, autant qu’ils s’écartent de l’obéissance, ils sont sous l’empire de la gourmandise spirituelle et de l’orgueil. Il en est que le démon presse si fort sur ce point, et dont il attise tellement la gourmandise spirituelle par les goûts et les appétits qu’il excite en eux, que s’ils ne peuvent aller absolument contre l’ordre reçu, du moins ils le modifient ou y ajoutent, tant l’obéissance leur est en ceci à charge et amère. Pour quelques-uns, il suffit qu’un exercice de mortification soit commandé par l’obéis­sance pour qu’ils n’y aient plus ni attrait ni dévotion. Leur attrait va uniquement à ce qui les satisfait, en sorte que peut-être vaudrait-il mieux pour eux s’abstenir de la pénitence.

Vous en verrez plus d’un disputer avec leurs directeurs pour en obtenir les permissions qu’ils souhaitent, et s’ils en viennent à bout, c’est à moitié par force. S’ils n’y réus­sissent pas, ils tombent dans le chagrin et la mauvaise humeur, à la manière des enfants que l’on empêche de faire ce qu’ils veulent. Il leur semble alors ne plus servir Dieu. Comme ils sont fortement attachés à leur goût et à leur volonté propre, dont ils font leur dieu, vient-on à les contrarier afin de les ranger à la volonté de Dieu, les voilà plongés dans la tristesse, la lâcheté, le découra­gement. Servir Dieu, plaire à Dieu, à leur jugement, c’est suivre son goût propre et se satisfaire.

Il en est d’autres qui, par suite de cette même gourman­dise spirituelle, oublient si bien leur bassesse et leur misère, perdent tellement de vue la révérence et la crainte amou­reuse que mérite la grandeur de Dieu, qu’ils ne craignent pas de discuter avec leurs confesseurs pour obtenir de se confesser et de communier souvent. Le pire est que souvent ils ont la hardiesse de communier sans la permission du

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ministre de Jésus-Christ, dispensateur de son sacrement 1. Ils le font de leur tête et cherchent à lui en dérober la con­naissance. Dans cette vue et afin de continuer à communier, ils font leurs confessions superficiellement, plus avides de manger le pain divin que de le manger avec pureté de conscience et perfection.

Un autre, qui sera mieux portant spirituellement et plus saint, aura une inclination tout opposée. Il priera les con­fesseurs de ne pas le laisser communier si souvent, bien qu’à vrai dire le meilleur soit encore l’humble résignation. Mais la témérité est un grand mal et ceux qui s’en rendent, coupables s’exposent au châtiment qu’elle mérite.

Ceux dont nous parlons cherchent bien plus, en com­muniant, à se procurer un goût sensible qu’à honorer Dieu et à le louer avec humilité. C’est au point que s’il leur arrive de ne pas tirer de la Communion un goût sen­sible, ils croient tout manqué, ce qui est juger très basse­ment des choses de Dieu. Ils ne comprennent pas que le sentiment est le moindre des fruits qui dérivent de ce très saint sacrement, et que la grâce invisible qu’il commu­nique est de beaucoup supérieure. C’est même souvent pour qu’on y fixe les yeux de la foi que Dieu soustrait les goûts et les faveurs sensibles. Ceux-là prétendent sentir et goûter Dieu comme s’il était compréhensible ou acces­sible, et cela non seulement dans la réception de ce sacre­ment, mais dans tous les exercices spirituels. Or, ceci est une grave imperfection, très opposée aux réalités divines et qui constitue une impureté dans la foi.120

1 On sait que la Sacrée Congrégation du Concile, par décret du 20 décembre 1905, a réglé la question de la communion fréquente et en a précisé les condi­tions rigoureusement requises et suffisantes : état de grâce et intention droite. Si les confesseurs doivent désormais prendre garde de ne pas éloigner de la communion fréquente et même quotidienne les âmes qui présentent les dispo­sitions essentielles, l’attitude censurée ici par saint Jean de la Croix n’en reste pas moins répréhensible : l’Église veut en effet que chacun prenne l’avis de son confesseur, afin que la communion fréquente soit faite avec plus de pru­dence et plus de mérite. (Dispositif du décret précité, no 5.)

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S’agit-il de l’oraison, ils sont sujets à la même erreur. Ils s’imaginent que là aussi tout consiste à trouver du goût et de la dévotion sensible ; ils voudraient l’en tirer à force de bras, comme l’on-dit ; ils se fatiguent à l’excès la tête et l’esprit. Leurs efforts sont-ils vains, ils se désolent et pensent n’avoir rien fait. Par cette vaine recherche, ils perdent la vraie dévotion et la vraie ferveur qui consistent à persévérer dans la patience et l’humilité, en se défiant de soi-même et n’ayant en vue que de plaire à Dieu.

Se trouvent-ils pour une fois sans goût sensible dans l’oraison ou dans tout autre exercice, ils sentent de la répugnance et du dégoût à y retourner, et parfois ils s’en dispensent. Je le répète, ce sont des enfants, qui se conduisent non par la raison, mais par l’attrait. Ils ne songent qu’au goût et à la consolation sensible ; on les voit insatiables de lire des livres. Tantôt ils prennent un sujet de méditation, tantôt un autre ; ils sont continuellement en quête de ce goût sensible dans les choses de Dieu. Mais Dieu le leur refuse très justement, très sagement et très amoureusement ; sinon ils tomberaient, par l’effet de la gourmandise spirituelle, dans des maux sans nombre. À ceux-là il est indispensable d’entrer dans la Nuit obscure, qui doit les purger de tous ces enfantillages.

Ceux qui sont si portés aux goûts sensibles donnent dans une autre imperfection, fort considérable : ils sont très lâches quand il s’agit de marcher par l’âpre sentier de la croix. C’est que l’âme qui recherche la jouissance n’a que du dégoût pour l’amertume du renoncement à soi-même. De là beaucoup d’autres imperfections. Il viendra un temps où Dieu les fera disparaître au moyen des tentations, des sécheresses et des autres épreuves inhérentes à la Nuit obscure. Pour éviter la prolixité, je ne traiterai pas ici de ces imperfections, je me contenterai de dire que ceux qui pratiquent la sobriété et la tempérance spirituelles suivent une voie tout autre, celle de la mortification, de la crainte, de l’assujettissement en toutes choses. Ils comprennent que la perfection et la valeur des œuvres ne consistent pas à multiplier ses exercices, mais à savoir se renoncer soi-même en les accomplissant. Les âmes doivent y travailler de toutes leurs forces, en attendant que Dieu veuille bien les purifier entièrement en les faisant entrer dans la Nuit obscure. Ayant hâte d’y arriver, je m’empresse de terminer ce qui regarde les imperfections.

CHAPITRE VII. IMPERFECTIONS RELATIVES À L’ENVIE ET À LA PARESSE SPIRITUELLES.

Relativement à ces deux autres vices : l’envie et la paresse spirituelles, les commençants tombent aussi dans bien des imperfections. Beaucoup d’entre eux éprouvent des mouvements de déplaisir à propos du bien spirituel de leur prochain ; ils souffrent sensiblement de se voir devancés par lui dans la carrière spirituelle ; ils ont peine à entendre faire son éloge ; en un mot, la vertu d’autrui leur cause de la tristesse. Parfois même ils ne peuvent se défendre de contredire l’éloge qu’on en fait, et ils rabaissent ces louanges autant qu’ils le peuvent. Ils sont piqués qu’on ne les loue pas de même, car ils voudraient avoir en tout la préférence. Ceci est très contraire à la charité qui, selon saint Paul, se réjouit de tout ce qui est bon 1.

La charité, elle, est saintement envieuse. Si elle s’attriste d’avoir moins de vertus que d’autres, elle se réjouit de les en voir ornés. Elle veut bien que tous la dépassent et servent Dieu parfaitement, puisqu’elle-même est si dépourvue de vertus.

Venons à la paresse. Ceux-ci ont du dégoût pour la spiritualité élevée et la fuient le plus qu’il leur est possible, parce qu’elle est en opposition avec leur soif des goûts sensibles. Ils sont si attirés par cette saveur sensible, que tout ce qui en est dépourvu n’a pour eux nul attrait. Se trouve-t-il que pour une fois l’oraison ne leur apporte pas le plaisir que leur goût réclame — et il est bien juste que Dieu le leur retire en vue de les éprouver, — cela suffit pour qu’ils n’aient plus envie d’y retourner. Quelquefois même il l’abandonnent effectivement, ou n’y vont qu’à contre-coeur.

Ainsi cette paresse fait qu’ils préfèrent à la vraie perfection, c’est-à-dire au renoncement à la volonté propre pour Dieu, le goût et la jouissance de leur volonté, qu’ils cherchent à satisfaire bien plus que celle de Dieu. Beaucoup d’entre eux souhaiteraient que Dieu voulût toujours ce qu’ils veulent. S’agit-il au contraire de vouloir ce que Dieu veut, les voilà plongés dans la tristesse, tant c’est pour eux chose difficile de conformer leur volonté à la volonté de Dieu. Aussi, dès lors qu’une chose est contraire à leur goût et à leur volonté, ils se figurent qu’elle n’est pas voulue de Dieu. Au contraire quand une chose leur plaît, ils s’imaginent qu’elle plaît à Dieu. Pour tout dire, ils mesurent Dieu à eux-mêmes, au lieu de s’adapter eux-mêmes à Dieu, ce qui est en opposition formelle avec cette sentence rapportée dans l’Évangile : Celui qui perdra son âme pour moi la trouvera 2. Ce qu’on peut interpréter ainsi celui qui perdra sa volonté pour moi, la gagnera, et celui qui voudra la gagner, la perdra.

Ceux dont nous parlons éprouvent un ennui profond quand on leur donne des enseignements qui sont sans goût pour eux. Avides de consolation et de jouissance spirituelle, ils se montrent mous et lâches quand il s’agit de la vigueur que réclame le travail de la perfection. Comme des gens habitués dès l’enfance à une vie facile, ils fuient tout ce qui est rude, ils se scandalisent de la croix, qui renferme cependant les délices de l’esprit. plus la spiri-tualité est élevée, plus elle leur inspire de dégoût. H leur faut une spiritualité commode et conforme à leurs attraits ; aussi éprouvent-ils de la tristesse et une vive répugnance

1 I Cor., xiii, 6

1 Qui autem perdiderit animarn suant propter me, inveniet eam. (Math., Xxv1,25.)

à la pensée d’entrer dans l’étroit chemin que Jésus-Christ nous dit conduire à la vie 1.

Nous venons d’exposer quelques-unes des nombreuses imperfections auxquelles sont sujets les commençants, et par là nous avons mis en plein jour le besoin qu’ils ont d’être placés par Dieu au nombre de ceux qui progressent, c’est-à-dire d’être introduits dans la Nuit obscure dont nous allons traiter.

C’est là qu’il sèvre les âmes du lait des goûts spirituels, qu’il les réduit à la pure sécheresse et aux ténèbres intérieures, là qu’il les délivre de toutes les imperfections et de tous les enfantillages dont nous avons parlé, et leur fait acquérir les vertus par des voies bien différentes de celles qu’ils tenaient. Le commençant, en effet, a beau s’exercer à la mortification de ses passions et de son activité propre, il n’y arrivera jamais, il en restera même fort éloigné, tant que Dieu n’opérera point passivement en lui cette mortification au moyen de la purgation de la Nuit obscure.

Daigne le Seigneur m’éclairer de sa lumière pour que je puisse dire sur cette matière quelque chose d’utile aux âmes ! Elle m’est bien nécessaire en présence d’un sujet aussi difficile à traiter que celui de cette ténébreuse Nuit.

L’âme dit donc :

Au milieu d’une nuit obscure.

Math., vii, 14.

CHAPITRE VIII. EXPLICATION DU PREMIER VERS DE LA PREMIÈRE STROPHE. — ON COMMENCE A EXPOSER LA NUIT OBSCURE.

Cette Nuit, nous l’avons dit, n’est autre que la contemplation. Elle produit dans les âmes spirituelles deux sortes de ténèbres ou de purgations, qui ont rapport aux deux parties dont l’homme est composé : la partie sensitive et la partie spirituelle. La première Nuit ou la première purgation sera donc sensitive. Elle aura pour effet de purifier et de dénuer l’âme selon le sens, et d’adapter la partie sensitive à l’esprit. La seconde Nuit sera une purgation spirituelle. Elle aura pour effet de purifier et de dénuer l’âme selon l’esprit, et de la disposer à l’union d’amour avec Dieu.

La Nuit sensitive est le fait de beaucoup d’âmes, et elle est propre aux commençants : nous en traiterons tout d’abord. La Nuit spirituelle n’est le fait que d’un très petit nombre d’âmes et d’âmes déjà exercées et avancées : nous en traiterons en second lieu.

La première Nuit ou la première purgation est amère et terrible pour le sens, nous allons le voir. La seconde est incomparablement plus amère, elle est effroyable pour l’esprit ; nous le montrerons également. Nous parlerons brièvement de celle qui se produit la première, je veux dire la sensitive, parce qu’étant assez répandue, elle a été souvent décrite. Quant à la Nuit spirituelle, nous en trai­terons à fond, parce qu’on en parle fort peu, soit de vive voix, soit par écrit, surtout on n’en parle guère par expé­rience.

Le chemin que suivent les commençants est assez bas ;

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il est fort entaché d’amour propre et de goût propre, comme nous l’avons montré plus haut. Mais Dieu veut les faire passer plus avant et les conduire d’un degré d’amour encore bas à un degré plus élevé ; il veut les affranchir du vulgaire exercice du discours sensible, par lequel ils le cherchent d’une manière très restreinte et mêlée de tant d’imperfections ; il veut les initier à un exercice vraiment spirituel, qui leur permette de communiquer avec lui plus largement iI veut enfin les délivrer des nombreux défauts auxquels ils sont encore sujets.

Ils se sont exercés quelque temps dans la carrière de la vertu ; ils ont persévéré dans la méditation et la prière à cause du goût et de la saveur qu’ils y ont trouvés, ils se sont détachés des choses du monde ; ils ont pris en Dieu quelques forces spirituelles, qui les ont mis en état de refréner un peu l’amour des créatures, en sorte qu’ils sont maintenant à même d’endurer pour Dieu quelques sécheresses et quelques peines, sans retourner en arrière.

Lors donc qu’ils s’adonnent avec beaucoup de plaisir et de satisfaction à leurs exercices spirituels, et tandis que brille pour eux dans tout son éclat — du moins ils en jugent ainsi — le soleil des divines faveurs, voici que Dieu obscurcit cette lumière et ferme pour eux la source de cette eau si suave, dont ils s’abreuvaient en Dieu autant de fois et pour autant de temps qu’ils le souhaitaient. Et par le fait, à cause de leur faiblesse, il n’y avait pas, selon la parole de saint Jean dans l’Apocalypse, de porte fermée pour eux 1.

Les voilà maintenant dans une obscurité si profonde, qu’ils ne savent plus de quel côté porter le travail de leur imagination ni sur quoi exercer leur discours. Les voilà incapables de méditer. Leurs facultés intérieures sont plongées dans les ténèbres ; leur aridité est telle, que les choses spirituelles et les exercices de dévotion, qui faisaient leurs délices, n’ont plus pour eux aucune saveur : ils n’y rencontrent qu’amertume et répugnance. C’est que Dieu, les voyant un peu grandis, veut les fortifier et les dégager des langes de l’enfance. Il les détache donc de ses mamelles pleines de douceur, les fait descendre de ses bras et les oblige à marcher. Une transformation si complète les déconcerte étrangement.

Chez les personnes qui vivent loin du monde, elle a lieu plus promptement que chez les autres, parce qu’elles sont affranchies des occasions qui pourraient les faire retourner en arrière, et aussi parce qu’elles réforment plus tôt les appétits des choses du siècle, toutes conditions requises pour être introduit dans cette bienheureuse Nuit du sens. D’ordinaire, pour ces personnes, il ne s’écoule pas un long temps avant qu’elles y entrent, et la plupart d’entre elles y entrent. C’est donc chose très ordinaire de voir les âmes qui se trouvent dans ces conditions en proie à ce genre de sécheresses.

Il serait facile d’alléguer un grand nombre de textes de l’Écriture s’appliquant à cette purgation sensitive, si généralement répandue, car on les rencontre à chaque page des Livres saints, spécialement des Psaumes et des Prophètes. Cependant je ne m’y arrêterai pas, car pour ceux même qui ne sauraient pas les trouver dans l’Écriture, l’expérience commune suffit.

1 Apoc., iii, 8.

CHAPITRE IX. MARQUES AUXQUELLES ON RECONNAÎT QU’UNE ÂME SPIRITUELLE SE TROUVE DANS LA NUIT DE LA PURGATION SENSITIVE.

Comme il peut arriver, et qu’il arrive même souvent, que les sécheresses ne proviennent pas de la Nuit de la purgation de l’appétit sensitif, mais de péchés, d’imperfec­tions, de lâcheté, de tiédeur, ou bien de quelque indisposition corporelle, je vais donner des marques auxquelles on pourra reconnaître si la sécheresse provient de la purgation qui nous occupe, ou s’il y a lieu de l’attribuer à l’une ou l’autre des causes que nous venons d’énumérer. Il y a trois marques principales.

Voici la première. Cette âme, qui ne trouve ni goût ni consolation dans les choses de Dieu, n’en trouve pas non plus dans les créatures. Dieu, qui la place dans cette obscure Nuit afin de la purifier de l’appétit sensitif, ne la laisse trouver en quoi que ce soit plaisir et satisfaction. À cette marque on peut juger, avec beaucoup de probabilité, que cette sécheresse et ce dégoût ne proviennent pas de péchés ou d’imperfections de date récente ; autrement la nature sentirait quelques penchant et inclination vers des objets étrangers à Dieu. Toutes les fois, en effet, que l’appétit entraîne l’âme en quelque imperfection, elle se sent aussitôt plus ou moins inclinée vers la créature où elle a placé son goût et son affection. Cependant ce dégoût simultané des choses d’en haut et des choses d’en bas pourrait encore avoir pour cause une indisposition corporelle, ou bien un accès d’humeur mélancolique, dont l’effet est de produire une amertume universelle. Il est donc nécessaire que la seconde marque intervienne.

Voici la seconde marque indiquant qu’il s’agit de la purification passive. L’âme est ordinairement occupée de la pensée de Dieu, avec un sentiment d’anxiété douloureuse. Elle se figure qu’elle ne sert pas Dieu et recule à son service, puisqu’elle ne trouve aucune saveur aux choses divines. Ceci montre bien que le dégoût et la sécheresse ne naissent pas de tiédeur et de lâcheté, car la tiédeur a pour effet propre de produire l’indifférence à l’égard des choses de Dieu. Il y a par là même une différence manifeste entre la sécheresse et la tiédeur. La tiédeur imprime à la volonté une lâcheté très grande, elle rend l’âme indifférente à ce qui est du service de Dieu. La sécheresse purgative au contraire donne naissance à une anxiété, à une peine, à un regret continuel de ne pas servir Dieu.

Supposons qu’il se mêle à cette sécheresse purgative un peu de mélancolie et d’indisposition physique, ce qui peut arriver. Elle n’en produira pas moins dans l’appétit son effet purifiant, parce qu’il est alors privé de toute espèce de goût et ne se soucie que de Dieu. S’agit-il au contraire d’une indisposition physique, vous n’êtes en présence que de dégoûts et de déplaisirs de nature, sans aucun de ces désirs de servir Dieu qui sont caractéristiques de la séche­resse purgative. Dans le cas, où il y a purgation passive, la partie sensitive se trouve, il est vrai, par l’effet du dégoût qui l’accable, profondément abattue et faible pour l’action ; mais l’esprit en même temps reste prompt et plein d’énergie.

Voici la vraie cause de la sécheresse dont nous parlons : Dieu a transféré de la partie sensitive à la partie spiri­tuelle les biens et les forces de l’âme, que le sens et la nature sont incapables de contenir pleinement. Dès lors le sens se trouve à jeun, dans l’aridité et le vide. La partie sensi­tive, je le répète, n’est pas capable des biens purement spirituels. Lorsque l’esprit commence à les recevoir, la chair tombe dans le dégoût et perd toute énergie pour

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l’action. L’esprit, au contraire, qui désormais se nourrit, acquiert des forces, devient plus alerte et plus désireux que jamais de ne manquer à rien de ce qu’il doit à Dieu.

Si de prime abord il ne perçoit ni saveur ni jouissance spirituelle, s’il est accablé de sécheresse et de dégoût, cela vient de la surprise que lui cause le changement qui vient de se produire. Comme son palais est habitué aux goûts sensibles, il les regrette et les attend. De plus, ce palais spirituel n’est encore ni purifié ni disposé à saisir un goût si délicat. Il faut qu’il s’y dispose graduellement au moyen de cette nuit sèche et obscure. Jusque-là il est impuissant à percevoir les biens spirituels ; au lieu du goût sensible qui lui plaisait si fort, il n’éprouve que sécheresse et dégoût.

Les âmes que Dieu introduit ainsi dans les solitudes du désert sont assez semblables aux enfants d’Israël. Quand Dieu leur donna un aliment venu du ciel, qui renfermait en soi toutes les saveurs et prenait, au témoignage de l’Écriture, le goût que chacun désirait, ils regrettaient la viande et les oignons dont ils se nourrissaient en Égypte et qui plaisaient à leur palais. Ils leur donnaient la préférence sur le pain des anges si suave et si délicat, que Dieu leur accordait, tellement que, nourris d’un aliment céleste, on les voyait pleurer et gémir, réclamant de la chair 1.

Telle est bien la bassesse de notre appétit : il soupire après des biens misérables, il prend en dégoût les biens inestimables d’en haut. Cependant, je l’ai dit déjà, si les sécheresses proviennent de la purgation de l’appétit sensitif, l’esprit peut bien de, prime abord, pour les raisons susdites, ne pas percevoir de goût : il sent du moins de l’énergie et de l’ardeur pour le bien, grâce à la force substantielle que lui communique l’aliment intérieur. Cet

1 Num., xi, 4-5.

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aliment, en effet, est pour l’esprit un principe de contemplation sèche et obscure, contemplation qui reste cachée à celui-là même en qui elle réside.

D’ordinaire cette sécheresse et ce vide qui tourmentent l’appétit sont accompagnés d’un désir de rester en solitude et en repos, sans pouvoir penser à rien de particulier ni avoir envie de le faire.

Si les âmes qui en sont là savaient effectivement se mettre en repos, se dégager de toute œuvre intérieure ou extérieure et ne pas s’inquiéter de ne rien faire, elles se trouveraient, grâce à ce dégagement et à cette oisiveté, en état de goûter sans délai la réfection intérieure qui leur est présentée. À la vérité, sa délicatesse est telle, que d’ordinaire il suffit de désirer en sentir la douceur pour ne la sentir pas, car, je le répète, c’est dans l’oisiveté et l’entier dégagement qu’elle se laisse percevoir. Il en est comme de l’air : lorsqu’on ferme la main pour le saisir, il s’échappe.

On peut entendre dans ce sens cette parole de l’Époux à l’Épouse dans les Cantiques : Détourne tes yeux de moi, car ils m’obligent à me retirer promptement 1 C’est Dieu même qui met l’âme en cet état, lui qui la conduit par cette voie si nouvelle. Aussi, pour peu qu’elle veuille mettre ses puissances en mouvement, loin de concourir comme autrefois à l’œuvre de Dieu, elle ne fait que l’entraver.

C’est que, dans cet état de contemplation, alors que l’âme abandonne l’oraison discursive pour entrer dans l’état de ceux qui avancent, Dieu se réserve à lui seul l’œuvre à faire en elle. Il lie ses puissances intérieures, il prive son entendement de tout appui, sa volonté de toute jouissance, sa mémoire de toute opération discursive. Alors toute action personnelle de la part de l’âme ne fait que

3 Averle oculos luos a me, quia ipsi nie arolare fecerunt. (Cant., vi, 4.)

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troubler sa paix intérieure et l’œuvre qu’au milieu de cette sécheresse du sens Dieu opère dans l’esprit. Cette opération de Dieu étant d’une extrême délicatesse et toute spirituelle, produit un effet de repos, de suavité, de solitude, de jouissance et de paix, très différent des goûts palpables et sensibles qui avaient précédé. Cette paix est celle dont David nous dit qu’elle accompagne la parole de Dieu dans l’âme 1, lorsqu’il vient la rendre spirituelle.

De là naît la troisième marque indiquant qu’il s’agit de la purgation du sens. C’est l’impuissance à méditer, à discourir et à se servir de la faculté imaginative, comme on le faisait « auparavant, quelque peine qu’on prenne pour cela. Dieu commence ici à se communiquer à s’âme, non plus comme auparavant par l’entremise du sens, au moyen du discours qui compose et divise les objets de connais­sance, mais par une voie purement spirituelle. Le discours successif n’a plus lieu, et Dieu se communique par un acte de pure contemplation, auquel n’atteignent ni les sens extérieurs ni les facultés intérieures. Dès lors l’imagination et la fantaisie ne peuvent plus s’appuyer sur aucune consi­dération, elles perdent pied irrémédiablement.

Cette troisième marque montre avec évidence que cet engourdissement des puissances, ainsi que le dégoût auquel elles sont en proie, ne provient pas de l’humeur mélancolique ; car en pareil cas, cette humeur, essentiellement variable de sa nature, venant à se dissiper, l’âme retrouverait, pour peu qu’elle y apportât de soin, la possibilité d’agir qu’elle a perdu et ses puissances reprendraient leurs points d’appui.

Quand il y a purgation passive de l’appétit, c’est tout autre chose. Une fois qu’elle a commencé, l’impuissance à discourir dont sont frappées les puissances demeure invariable. À la vérité, chez quelques personnes, cette impuissance au début n’est pas permanente. Par moments elles retrouvent les goûts sensibles, et le discours imaginatif leur redevient possible, peut-être parce que leur faiblesse ne permet pas de les sevrer tout d’un coup. Il reste vrai cependant que si elles sont destinées à progresser, elles s’enfonceront toujours davantage dans l’impuissance et se trouveront de plus en plus dépourvues d’opération sensible.

Chez les personnes qui ne marchent point par le chemin de la contemplation, les choses se passent bien différemment. La nuit des sécheresses n’est pas continuelle dans la partie sensitive : elle va et vient. Tantôt ces personnes ne peuvent plus discourir, tantôt elles retrouvent le pouvoir de le faire. Le but que Dieu se propose en les plaçant dans cette Nuit est de les exercer, de les humilier, de réformer leur appétit, pour l’empêcher de se porter avec gourmandise spirituelle vers les choses de Dieu ; il n’est pas de les intro­duire dans la voie de l’esprit, c’est-à-dire dans la contem­plation. De fait, tous ceux qui s’exercent sérieusement dans la carrière spirituelle ne sont pas élevés par Dieu à la contemplation, non pas même la moitié d’entre eux. Lui seul en sait la raison. De là vient qu’il est bon nombre d’âmes que Dieu ne détache pas de l’exercice des consi­dérations discursives, si ce n’est de temps en temps et par intervalles, comme il a été dit.

1 Quoniam loquetur pacem in plebem suam. (Ps. Lxxxiv, 9.)

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CHAPITRE X. CONDUITE QUE DOIVENT TENIR LES ÂMES QUE DIEU INTRODUIT DANS LA NUIT OBSCURE.

Dans le temps des sécheresses de la Nuit sensitive, alors que Dieu fait subir à l’âme cette transformation qui consiste à passer de la vie du sens à la vie de l’esprit, et où les puissances deviennent incapables de discourir sur les choses de Dieu, parce qu’il s’agit pour l’âme de passer de la méditation à la contemplation, cette âme souffre à l’extrême, non tant des sécheresses qu’elle endure, que de la crainte d’être égarée, de sa pensée que les biens spirituels sont perdus pour elle, et que Dieu l’a délaissée. Ces sombres pensées viennent de ce qu’elle ne trouve plus ni goût ni appui dans les choses saintes.

Les âmes en proie à cette affliction font effort pour procurer à leurs puissances quelque goût sensible, pour les appliquer à quelque travail discursif, se persuadant que tout consiste à se sentir agir. Cet effort leur cause intérieurement beaucoup de dégoût et de répugnance, parce qu’elles sentent un besoin de repos, d’oisiveté, d’inaction des puissances. Ainsi, en tâchant de se servir de leurs puissances, d’une part elles dérangent l’œuvre divine et de l’autre ne gagnent rien ; elles ne font que perdre le bienfait de la tranquillité et de la paix. Telle une personne qui déferait ce qui est fait, pour recommencer à le faire, ou qui sortirait d’une ville pour y rentrer, ou qui laisserait la proie qu’elle tient, pour en poursuivre une autre. Vains efforts. Ces âmes ont beau chercher à reprendre leur première manière de faire, elles restent aussi vides qu’auparavant.

Si dans cet état elles ne trouvent personne qui les comprenne, elles retourneront en arrière, quitteront la carrière spirituelle ou n’y marcheront que d’un pas languissant. À tout le moins, elles n’avanceront pas. Voyez-les en lutte avec elles-mêmes pour continuer la méditation discursive elles se fatiguent, elles se lassent à l’excès, dans la persuasion que tout le mal vient de leur négligence et de leurs péchés. Peine inutile, car Dieu les mène à présent par un autre chemin, tout différent du premier, puisque c’est celui de la contemplation. Alors tout reposait sur la méditation discursive ; maintenant il n’y a plus rien à voir avec l’imagination et le discours.

Que les âmes qui se trouvent en cet état se consolent et persévèrent avec patience. Qu’elles ne s’affligent pas, mais se confient en Dieu. Il n’abandonne pas ceux qui le cherchent d’un cœur simple et droit ; il leur donnera toujours le viatique indispensable à la route, et finira par les amener à la pure et brillante lumière de son amour. Il se servira pour cela de la seconde Nuit, celle de l’esprit, si elles sont assez heureuses pour s’y voir introduites.

Ce qu’ont à faire les personnes qui se trouvent dans la Nuit du sens, c’est de ne se soucier nullement de la méditation discursive, car, ainsi que je l’ai dit, ce n’en est plus le temps. Qu’elles laissent leur âme en repos et en quiétude, même s’il leur semble qu’elles ne font rien, qu’elles perdent le temps et que cette envie de ne penser à rien est un effet de leur lâcheté. Elles font beaucoup lorsqu’elles prennent patience et persévèrent en oraison dans l’inaction. Qu’elles visent uniquement à laisser leur âme libre, dégagée, reposée de toute considération et de toute imagination, sans se mettre en peine de réfléchir et de méditer. Qu’elles se contentent d’une simple attention à Dieu, amoureuse et paisible, sans anxiété, sans effort, sans désir de sentir et

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de goûter. Toute préoccupation de ce genre ne fait qu’inquiéter l’âme et la distraire du paisible repos, de la suave oisiveté de la contemplation, que Dieu se prépare à lui accorder.

Je le répète, quelque scrupule qui survienne, quelque crainte qu’on éprouve de perdre le temps, on ne doit pas s’y arrêter. S’il vient en pensée qu’il vaudrait mieux prendre une autre occupation, puisque dans la prière on est incapable de rien faire et de penser à rien, on doit prendre patience et rester en repos, comme quelqu’un qui n’a rien à faire qu’à vivre sans souci et à se dégager l’esprit.121

Par le fait, si on voulait de soi-même mettre ses puissances intérieures en mouvement, on ferait obstacle aux trésors que le Seigneur, par le moyen de cette paix et de cette oisiveté, établit et imprime dans l’âme. Voici un artiste qui est en train de peindre et de parfaire un portrait. Si le visage qu’il reproduit remue et s’agite, il ne peut rien faire et son œuvre est entravée. De même, lorsqu’une âme se trouve dans la paix et l’oisiveté intérieure, toute opération, toute application, toute attention, quelle qu’elle soit, la distrait, l’inquiète et fait éprouver à la partie sensitive sécheresse et vide. Plus en effet l’âme veut alors prendre appui sur une affection ou une connaissance, plus elle sentira cet appui lui manquer, parce ce n’est plus par cette voie qu’elle peut l’obtenir.

Que cette âme ne se mette donc pas en peine de voir ses puissances privées de leurs opérations. Qu’elle s’en réjouisse au contraire, car si elle a soin de ne pas entraver l’œuvre de contemplation infuse que Dieu opère en elle, elle la recevra avec plus d’abondance et de paix, et donnera lieu à l’esprit d’amour de s’allumer et de s’embraser en elle122. C’est en effet cette obscure et secrète contemplation qui le lui apporte et lui fait jeter des flammes. La contemplation, en effet, n’est autre chose qu’une infusion en l’âme ; et cette infusion, lorsqu’elle ne rencontre pas d’obstacle, embrase l’âme du divin amour. C’est ce qu’elle donne à entendre dans le vers suivant :


D’angoisses d’amour enflammée.


CHAPITRE XI. SUITE DU MÊME SUJET.

D’ordinaire cet embrasement d’amour ne se sent pas tout d’abord, soit que la nature, qui n’est pas encore purifiée l’empêche de s’enflammer, soit que l’âme, faute de com­prendre sa voie, ne lui offre pas la tranquillité voulue. Malgré tout, elle éprouve par moments un ardent désir de Dieu et graduellement elle s’embrase davantage, sans comprendre d’où lui vient cet amour ni comment il est produit en elle. Par intervalles cet embrasement, qui lui fait désirer Dieu avec angoisse, s’accroît violemment.

David, se trouvant dans cette même Nuit, disait parlant de lui-même : Mon cœur s’est enflammé de cet amour de contemplation, et mes reins ont été changés. En d’autres termes : mes affections ont été transférées de la partie sensitive à la partie spirituelle par la sécheresse et la cessation de tout acte. Il ajoute : J’ai été réduit à rien et je n’ai plus su 1. L’âme en effet, comme nous l’avons dit, ne sait plus où elle va, elle se trouve comme anéantie par rapport à ce qu’elle avait coutume de goûter, soit des choses d’en haut, soit des choses d’en bas. Elle se sent seulement enflammée d’amour, sans savoir de quelle manière.

Quand l’embrasement d’amour prend de puissants accroissements dans l’esprit, la soif de Dieu devient si véhémente, que les os semblent se dessécher, la chair se flétrir, la chaleur et les forces naturelles s’éteindre, par la violence de ces amoureux désirs. L’âme sent toute vive en elle cette soif d’amour que David éprouvait, lui aussi, lorsqu’il disait :

1 Inflammatum est cor meum et renes met commutait sunt, et ego ad niktlum redactus sum et nescivit. (Ps. Lxxtr, 21,22.)

Mon âme a soif du Dieu vivant 1. Ce qui revient à dire : Combien vive est la soif que j’ai de Dieu ! La véhémence de cette soif est telle, qu’on peut dire avec vérité qu’elle fait mourir. Cependant la soif à ce degré violent n’est pas continuelle ; elle ne se fait sentir que par intervalles. L’état ordinaire des âmes dont nous parlons comporte la soif, mais à un degré moindre.

J’ai déjà dit qu’au début cet amour ne se sent pas : l’âme n’éprouve que la sécheresse et le vide. Au lieu de cet amour, qui ne s’embrasera que graduellement, elle sent, nonobstant la sécheresse et le vide de ses puissances, une préoccupation habituelle de Dieu, accompagnée d’une anxiété douloureuse de ne pas le servir comme elle le devrait. Or c’est un sacrifice singulièrement agréable à Dieu qu’un esprit plongé dans la tribulation, et en même temps anxieux de l’aimer.

Cette anxiété, produite dans l’âme par la contemplation secrète, dure jusqu’à ce que le sens ou la partie sensitive commençant à se purifier de son activité et de ses attaches naturelles, grâce aux sécheresses que cette même contemplation opère en lui, l’amour divin vient à s’embraser graduellement dans l’esprit. En attendant, l’âme, semblable au malade soumis à un douloureux traitement, est livrée à la souffrance au sein de cette Nuit obscure et de cette sèche purgation de l’appétit. C’est alors qu’elle se guérit de ses imperfections, qu’elle acquiert de nombreuses vertus, et qu’elle devient peu à peu capable de l’amour parfait. C’est ce que nous allons dire à propos du vers suivant :


Oh ! la bienheureuse fortune


Si Dieu met l’âme dans cette Nuit sensitive, c’est afin de purifier en elle le sens et la partie inférieure, d’assujettir

Sitivit anima mea ad Deum vivum. (Ps. XLI, 3.)

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ensuite cette dernière, de l’adapter et de l’unir à l’esprit. C’est dans ce but qu’il la plonge dans les ténèbres et suspend en elle le travail discursif. Plus tard, afin de purifier l’esprit et de l’unir à Dieu, il l’introduira dans la Nuit spirituelle.

L’âme acquiert déjà dans la première Nuit de si grands avantages, qu’elle chante son bonheur de s’être affranchie, au sein de cette bienheureuse Nuit, de la captivité du sens et de la partie inférieure, et s’écrie : Oh ! la bienheureuse fortune !

Il convient d’exposer les avantages que l’âme a tirés de cette Nuit et qui la portent à se féliciter d’y avoir été introduite. Ils sont tous contenus dans le vers suivant


Je sortis sans être aperçue.


Cette sortie de l’âme représente sa délivrance de l’assujettissement à la partie sensitive, assujettissement qui lui faisait chercher Dieu au moyen d’opérations faibles, limitées, contingentes, comme le sont toutes celles de cette partie inférieure. À chaque pas, en effet, l’âme se heurtait à je ne sais combien d’imperfections et d’ignorances, ainsi que nous l’avons marqué en passant en revue les sept vices capitaux. De tout cela l’âme se voit affranchir, parce que durant cette Nuit les goûts des choses d’en haut et de celles d’en bas se sont éteints et que le discours a pris fin. De plus, elle se trouve enrichie d’innombrables biens par l’acquisition des vertus, ainsi que nous allons le dire. Ce sera un grand plaisir, une vive consolation pour ceux qui marchent par cette voie de voir combien d’avantages dérivent d’un état si rigoureux, si pénible, si opposé au goût de l’âme.

Ces biens s’obtiennent, nous l’avons dit, quand l’âme, par le moyen de cette Nuit, sort, quant à l’affection et quant aux actes, de toutes les choses créées et s’avance vers les éternelles. C’est réellement pour elle un immense bonheur, d’abord parce que c’est un inestimable avantage d’éteindre en soi l’appétit qui incline nos affections vers les créatures ; ensuite parce que fort petit est le nombre des âmes assez persévérantes et assez fortes pour entrer par la porte étroite et suivre l’étroit chemin qui conduit à la vie, comme parle notre Sauveur 1.

La porte étroite, c’est la Nuit du sens. L’âme, pour y entrer, doit se dépouiller et se dénuer de tout ce qui est sensitif, en s’appuyant sur la foi, qui n’a rien à voir avec les sens. Elle marchera ensuite par le chemin étroit, qui est la Nuit de l’esprit. L’âme y pénètre pour s’avancer vers Dieu dans la foi pure, qui est le moyen adéquat de l’union avec Dieu. Mais ce chemin est si étroit, si obscur, si épouvantable — car il n’y a nulle comparaison à faire entre les peines de la Nuit du sens et les ténèbres, les tourments de la Nuit de l’esprit — ce chemin, dis-je, est si épouvantable, que bien moindre est le nombre de ceux qui le suivent. À la vérité, les biens qu’il procure sont aussi de beaucoup supérieurs.

Pour l’instant nous allons, avec toute la brièveté possible, dire quelque chose des biens qu’apporte la Nuit du sens afin de passer à ce qui concerne la Nuit de l’esprit.

1 Math., VII, 14.

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CHAPITRE XII. AVANTAGES QUE LA NUIT DU SENS PROCURE À UNE ÂME.

Cette Nuit ou cette purgation de l’appétit est singulièrement heureuse pour une âme, à raison des biens et des avantages très considérables qu’elle lui apporte, en paraissant tout lui ravir. Abraham fit une grande réjouissance lorsqu’il sevra son fils Isaac 1. Ainsi en est-il dans le ciel, quand Dieu tire une âme des langes de l’enfance et la fait descendre de ses bras pour qu’elle marche sur le sol, quand il lui retire la mamelle et le suave aliment des enfants, pour lui présenter du pain garni de croûte et la nourrir de l’aliment des forts. Ce pain, c’est celui qu’au milieu des sécheresses et des ténèbres du sens il commence à donner à l’esprit vide des saveurs sensibles, je veux dire la con­templation infuse dont nous avons parlé. C’est le premier et le principal avantage que l’âme obtient ici et celui d’où dérivent presque tous les autres.

De ceux-ci le premier est la connaissance de soi et de sa misère. Toutes les grâces que Dieu fait à une âme sont comme imprégnées de cette connaissance ; mais ces séche­resses, ce vide des puissances, comparées à l’abondance dont elle jouissait auparavant, la difficulté qu’elle sent à tout exercice vertueux sont par eux-mêmes éminemment propres à lui découvrir sa bassesse et sa misère, qui dans le temps de sa prospérité lui demeuraient voilées.

Nous avons de ceci un exemple frappant dans l’Exode. Dieu, voulant humilier les enfants d’Israël et les amener à se connaître, leur commanda de se dépouiller des vête ‑

1 Gen., xxi, 8.

ments et des parures de fête qu’ils portaient dans le désert. Déposez maintenant vos vêtements 1, leur dit-il, et prenez des habits de travail, afin que vous connaissiez le traitement qui vous est dû. Comme s’il avait dit : Les vêtements de fête et d’allégresse que vous portez vous empêchent d’avoir de vous-mêmes des pensées en rapport avec votre bassesse ; quittez ces ajustements, afin que désormais, vous voyant couverts de vils habits, vous, sachiez ce que vous êtes et ce que vous méritez.

L’âme de même connaît à présent sa misère, qu’elle avait ignorée jusqu’ici. Au temps où elle était en fête, où elle trouvait en Dieu goût, consolation et soutien, elle était contente et satisfaite, il lui semblait rendre à Dieu quelque service. À la vérité, les personnes dont il s’agit ne se tiennent pas à elles-mêmes expressément ce langage, et cependant la jouissance que leur procurent les goûts spirituels imprime en elles quelque chose de ces sentiments. Une fois revêtue d’une livrée de travail, de sécheresse et de délaissement, voyant ses belles lumières obscurcies, l’âme acquiert cette excellente et si nécessaire vertu qui s’appelle la connaissance de soi. Alors, par le fait qu’elle touche du doigt sa complète impuissance, elle perd l’estime et la bonne opinion qu’elle avait d’elle-même.

Cette mésestime d’elle-même, cette peine de ne pas servir Dieu comme elle le voudrait123, voilà ce qui plaît à Dieu au-dessus de toutes les œuvres et de tous les goûts spirituels qui ont précédé, si excellents fussent-ils. Ces goûts étaient pour elle l’occasion d’imperfections et d’igno­rances nombreuses. Au contraire, ces livrées de sécheresse donnent naissance pour elle non seulement à l’avantage que nous indiquons ici, mais à une foule d’autres, dont nous ne mentionnerons qu’une partie, et qui découlent

1 Jam nunc depone ornatum tuum. (Exod., xxxiii, 5.)

tous de la connaissance de soi comme de leur source et de leur origine.

En premier lieu, l’âme traite maintenant avec Dieu dans le respect et la révérence qui doivent toujours caractériser notre commerce avec le Très-Haut. Dans le temps prospère des consolations et des goûts spirituels, elle manquait en ce point, parce que cette agréable bienveillance que Dieu lui témoignait 1ui inspirait à son égard plus de hardiesse qu’il ne fallait, je ne sais quoi de discourtois et de peu mesuré.

C’est ce qui advint à Moïse lorsqu’il connut que Dieu lui parlait. Entraîné par le goût et l’appétit, il allait, sans plus de réflexion, s’approcher de Dieu. Il fallut que le Seigneur lui commandât de s’arrêter et de se déchausser 1 ; ce qui montre le respect, la discrétion, le dépouillement de tout appétit qu’exige le commerce avec Dieu. Moïse ayant obéi, il devint si retenu, qu’au dire de l’Écrivain sacré, non seulement il n’osait pas approcher, mais même il n’osait pas regarder 2. C’est qu’ayant ôté la chaussure des appétits et des goûts, il connut profondément sa misère en présence de Dieu, ce qui lui était indispensable pour recevoir les paroles divines.

Il en fut de même de Job. Les délices et les joies qu’à son propre témoignage il trouvait en son Dieu, ne constituaient pas la disposition que le Seigneur voulait voir en lui pour le favoriser de son entretien. Il fallut que Dieu le plaçât nu sur un fumier, qu’il l’exposât à l’abandon et aux persécutions de ses amis, qu’il le livrât en proie aux angoisses et à l’amertume, et pour ainsi parler, aux vers qui couvraient le sol autour de lui. Alors le Dieu très Haut, qui relève le pauvre de son fumier, se fit gloire de descendre jusqu’à lui, de lui parler face à face et de lui découvrir

1 Exod., III, 5

2 Ibid., 6.

les secrets sublimes de sa Sagesse, comme il ne l’avait jamais fait au temps de sa prospérité 1.

Notons, puisque l’occasion s’en présente, un autre avantage dont cette Nuit et cette sécheresse de l’appétit est la source. Cette parole du Prophète : Ta lumière se lèvera dans les ténèbres 2, se vérifie alors pour l’âme. En effet, dans cette Nuit obscure de l’appétit, Dieu illumine une âme, en lui découvrant non seulement sa misère et sa bassesse, mais encore la grandeur et l’excellence divines.

Une fois les goûts, les appétits, les appuis sensibles anéantis, l’entendement, devenu libre et pur, est capable de percevoir la vérité, car les appétits et les goûts sensibles, même appliqués aux choses spirituelles, offusquent et embarrassent l’esprit. De plus, l’angoisse, la sécheresse du sens a cela de propre qu’elle illumine l’entendement et lui donne plus de vivacité. C’est ce que nous déclare Isaïe. La vexation, dit-il, donne l’intelligence 3. C’est-à-dire une fois que l’âme est vide et dégagée, la vexation lui donne l’intelligence de ce que Dieu est. Le dégagement est la condition requise pour la divine influence.

Ainsi Dieu, par le moyen de cette Nuit obscure et sèche de la contemplation, instruit l’âme surnaturellement touchant sa divine Sagesse, ce qui n’avait pas lieu au milieu des goûts et des saveurs sensibles. C’est ce que le même prophète nous donne encore à entendre par ces paroles À qui le Seigneur enseignera-t-il la science ? À qui ouvrira-t-il l’intelligence ? À ceux qui ont été sevrés de lait, à ceux que l’on a séparés des mamelles 4. Par là il nous fait comprendre que le lait de la suavité spirituelle, l’appui que l’âme prend sur les mamelles des savoureux discours des

1 Job, ii, xxix, xxx, xxxviii.

2 Orietur in tenebris lux tua. (Is., LVIII, 10.)

3 Vexatio intellectum dabit auditui. (Is., xxviii, 19.)

4 QuEm docebit scientlam ? et quern intelligere faciet auditum ? Ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus. (Ibid., 9.)

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puissances sensitives, ne forment pas une disposition adéquate à cette divine influence : la disposition, au contraire, c’est la privation de toute suavité et de tout appui.

L’âme, pour entendre la parole de Dieu, doit être debout et sans appui quant à l’affection et au sens. C’est ce que nous dit un autre prophète : Je me tiendrai, dit-il, debout sur ma redoute, je me fixerai sur mon mur de défense et je chercherai à entendre ce que l’on me dit 1.

Ainsi cette Nuit sèche produit d’abord la connaissance de soi, et de cette connaissance naît la connaissance de Dieu. De là vient que saint Augustin disait à Dieu : « Que je me connaisse, Seigneur, et que je vous connaisse » C’est qu’en effet, selon l’enseignement des philosophes, un extrême ne se connaît bien que par l’extrême opposé.

Pour prouver plus parfaitement encore l’efficacité de cette Nuit sensitive, de ses sécheresses et de ses délaissements, à produire une abondante lumière sur Dieu, citons un texte de David, qui met dans tout son jour la vertu singulière qu’a cette Nuit obscure de produire une haute connaissance de Dieu. Dans une terre déserte, aride, sans chemin et sans eau, j’ai paru devant vous pour contempler votre puissance et votre gloire 3.

Chose admirable ! David ne dit pas que les délices spiri­tuelles, les goûts dont il avait été comblé, fussent un moyen et une disposition pour connaître la gloire de Dieu ; il nous parle de sécheresse, de privation de tout appui pour la partie sensitive, représentée ici par la terre aride et déserte. Il ne dit pas non plus que les hautes pensées, les discours sur les choses divines dont il faisait beaucoup

1 Super custodiam meam stabo, et figam gradum super munitionem, et conlem­plabor, ut videam quid dicatur mihi. (Hab., II, 1.)

2 S. AUGUST., Soliloq., cap. IL

3 In terra deserta et invia et inaquosa, sic in sancto apparui tibi ut viderem virtutem tuam et gloriam tuam. (Ps. LXII, 3.)

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d’usage fussent une voie pour arriver à connaître et à contempler la puissance de Dieu ; il nous représente l’impuissance à fixer sa pensée sur Dieu, à marcher par la voie de la méditation et du discours imaginaire, impuissance figurée par la terre sans chemin. Ainsi, pour arriver à connaître Dieu et à se connaître soi-même, la vraie voie c’est la Nuit obscure du sens, avec ses sécheresses et ses vides. Notons-le cependant, il n’est pas question ici d’une connaissance pleine et abondante, comme celle dont la Nuit de l’esprit est l’origine. La connaissance dont il est ici question est comme l’ébauche de celle qui doit suivre.

L’âme retire aussi des sécheresses et du vide de cette Nuit de l’appétit l’humilité spirituelle, vertu contraire au premier vice capital, c’est-à-dire à l’orgueil spirituel. Par cette humilité, qui naît de la connaissance de soi-même, l’âme se purifie de toutes les imperfections que l’orgueil lui avait fait contracter au temps de sa prospérité. Se voyant si sèche et si misérable, elle n’a plus, même à l’état de premier mouvement, la tentation de se croire en meilleur chemin que les autres, et meilleure qu’eux ; au contraire, elle voit clairement qu’ils la devancent. De là naît l’amour du prochain. Elle estime ses frères, elle ne les juge plus défa­vorablement, comme elle le faisait au temps où, se voyant pleine de ferveur, elle en jugeait les autres dépourvus. Elle ne voit plus que sa propre misère, et l’a si constamment devant les yeux, qu’il lui devient impossible d’attacher ses regards sur un autre objet.124

C’est ce que David, placé lui-même dans cette Nuit, nous manifeste avec évidence lorsqu’il dit : Je me suis tu, j’ai été humilié, j’ai gardé le silence sur ce qui était louable, et ma douleur s’est renouvelée 1. Il nous signifie par là que,

1 Obmutui et humillatus sum, et silui a bonis, et dolor meus renovatus est. (Ps. xxxviii, 3.)

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dépouillé de tous ses biens spirituels, accablé sous la douloureuse connaissance de sa misère, non seulement il ne trouvait plus un mot à en dire, mais il se taisait même sur ce qui regardait le prochain.

Ici également, on acquiert la soumission et l’obéissance dans la carrière spirituelle. Se voyant profondément misérable, non seulement on prête l’oreille aux enseignements qu’on reçoit, mais on désire être instruit et guidé par tout le monde. On perd cette présomption dont on se trouvait parfois entaché au temps de la prospérité spirituelle.

Finalement, on voit heureusement balayées de son chemin toutes les imperfections que nous avons énumérées relativement au premier vice capital, c’est-à-dire à l’orgueil.

CHAPITRE XIII. AUTRES AVANTAGES DONT CETTE NUIT DU SENS ENRICHIT UNE ÂME.

L’âme était pleine des imperfections qui découlent de l’avarice spirituelle ; elle convoitait tel et tel don de Dieu ; elle était insatiable de saints exercices, à cause du goût que son appétit y rencontrait. La voilà, au milieu de cette Nuit sèche et obscure, bien réformée sur tous ces points. Privée de la saveur à laquelle elle était accoutumée, remplie d’amertume et de tourments, elle use des exercices spirituels avec tant de modération qu’elle est plutôt en danger d’en faire trop peu que d’en trop faire. À la vérité, quand Dieu met une âme dans cette Nuit, il lui donne ordinairement, avec l’humilité, la promptitude à s’acquitter, bien qu’avec répugnance, des devoirs qu’il lui impose, et cela purement pour son amour. Par ailleurs, elle se détache de bien des choses auxquelles elle ne prend plus plaisir.

Venons à l’impureté spirituelle. Il est clair que cette sécheresse et cette amertume que lui offrent les choses de Dieu l’affranchissent des impuretés que nous avons signalées et qui provenaient presque toutes, nous l’avons dit, du goût imparfait qui de l’esprit découlait dans le sens.

Quant aux imperfections relatives au quatrième vice, celui de la gourmandise spirituelle, dont l’âme est affranchie grâce à cette obscure Nuit, nous les avons indiquées sans néanmoins les énumérer toutes, car elles sont innombrables. Je n’y reviendrai pas ici, car je veux en finir avec ce qui concerne la première Nuit, pour passer à la seconde, sur laquelle nous avons tant d’enseignements importants à donner.

Pour faire comprendre les avantages sans nombre que

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l’âme obtient par suite de son affranchissement de la gourmandise spirituelle, il suffit de dire qu’elle se délivre non seulement des imperfections indiquées plus haut, mais de beaucoup d’autres, pires encore et vraiment abominables, que nous n’avons pas marquées. Beaucoup de personnes qui nous sont connues y sont tombées, pour n’avoir pas refréné leur appétit touchant la gourmandise spirituelle.

Dieu, dans cette Nuit obscure et sèche, subjugue la concupiscence et refrène l’appétit, de façon qu’ils ne puissent plus se nourrir de goûts sensibles ni dans les choses d’en haut ni dans les choses d’en bas, et il maintient l’âme dans cet état de purgation jusqu’à ce qu’elle soit entièrement réformée, équilibrée et domptée quant à la concupiscence et quant à l’appétit. Les passions restent affaiblies, la concupiscence éteinte, parce que l’âme ne fait plus usage du goût de l’appétit : de même lorsqu’on ne fait plus usage de la mamelle, le cours du lait s’arrête.

Les appétits de l’âme une fois desséchés, il résulte de cette sobriété spirituelle d’admirables avantages. Dans cet apaisement des appétits et de la concupiscence, l’âme jouit de la paix et de la tranquillité intérieures, car où l’appétit et la concupiscence ne dominent plus, les troubles prennent fin, il règne une paix et une consolation divines.

De là un second avantage. L’âme a presque toujours la pensée de Dieu présente, avec une crainte salutaire de reculer à son service. Ce profit n’est pas l’un des moindres qu’elle retire de la sécheresse et de la purgation de l’appétit il procède de la purification des imperfections qui naissent des affections déréglées,, dont le propre est d’engourdir et d’obscurcir notre âme.

Cette Nuit apporte encore un immense profit. Elle fait pratiquer toutes les vertus à la fois, par exemple : la patience et la longanimité, qui trouvent largement à s’exercer au milieu des sécheresses et du vide intérieur ; la persévérance,

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qui fait poursuivre les exercices spirituels sans goût et sans consolation ; la charité divine, puisqu’on n’agit plus d’après la saveur que procuraient les œuvres saintes, mais purement pour Dieu ; la force, qui s’exerce dans les difficultés et les répugnances, qui tire des énergies de la faiblesse elle-même et revêt l’âme d’un courage tout divin.

Il est donc vrai de dire que l’âme au milieu des sécheresses exerce toutes les vertus, tant théologales, que cardinales et morales, et elle les exerce à la fois dans le domaine du corps et dans celui de l’esprit.

Que l’âme retire de cette Nuit les quatre avantages que nous avons indiqués : une paix délicieuse, un souvenir habituel de Dieu, la pureté intérieure, l’exercice de multiples vertus, David nous l’assure comme en ayant fait lui-même l’expérience : Mon âme a refusé les consolations, dit-il, je me suis souvenu de Dieu et j’ai été comblé de délices ; j’ai été exercé et mon esprit est tombé en défaillance. Il ajoute : J’ai médité pendant la nuit avec mon cœur, je me suis exercé, j’ai balayé et purifié mon esprit de toute affection déréglée 2.

Quant aux imperfections relatives aux trois autres vices spirituels : l’envie, la colère, la paresse, l’âme s’en purifie également dans cette sécheresse de l’appétit, et elle acquiert les vertus contraires.

Assouplie, humiliée par les répugnances et les sécheresses, ainsi que par les tentations et les peines dont Dieu l’exerce au milieu de cette Nuit, l’âme devient douce envers Dieu, envers elle-même et envers le prochain. Elle ne se trouble et ne s’irrite plus contre elle-même à cause de ses fautes, ni contre le prochain pour les manquements où

1 Renuit consolari anima mea; mentor fui Dei et delectatus sum, et exercitatus et defecit spiritus meus. (Ps. Lxxvt, 4.)

2 Et meditatus sum nocte cum corde meo, et exercitabar, et scopebam spiritum meum. (Ibid., 7.)

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il tombe. Elle ne se plaint plus irrévéremment de Dieu, parce qu’il ne l’enrichit pas assez vite de ses biens.

Venons à l’envie. Cette âme est maintenant charitable pour autrui Si elle éprouve le sentiment de l’envie, ce n’est plus une envie vicieuse, comme autrefois lorsqu’elle sentait de la peine qu’on lui préférât les autres et qu’ils eussent sur elle l’avantage. À présent, se voyant si misé­rable, elle leur cède de bon gré la préséance. Si elle a de l’envie, c’est une envie vertueuse, qui lui fait désirer d’imiter son prochain, et cette disposition est excellente.

L’amertume et le dégoût qu’elle éprouve à l’occasion des choses spirituelles ne sont plus répréhensibles, comme ceux qui procédaient des goûts spirituels dont elle jouissait par intervalles et dont elle aurait voulu jouir toujours. Ces amertumes ne proviennent plus de l’imperfection de son goût spirituel. Dieu l’a privée universellement de ce goût imparfait, dans cette purgation du sens à laquelle il l’a soumise.

Outre ces avantages, l’âme en obtient d’autres sans nombre par le moyen de cette sèche contemplation. En effet, au milieu de ces aridités et de ces angoisses, Dieu lui communique, au moment où elle y pense le moins, une suavité toute spirituelle, un amour pur, des connaissances exquises, d’un prix beaucoup plus élevé et d’un profit bien plus considérable que tout ce qu’elle goûtait auparavant. Au début, il est vrai, l’âme n’en juge pas ainsi, parce que cette influence spirituelle est extrêmement délicate et que le sens ne la perçoit pas.

Enfin, comme l’âme se purifie des affections de l’appétit sensitif, elle acquiert la liberté de l’esprit, qui la met en possession des douze fruits du Saint-Esprit. De plus, elle s’affranchit merveilleusement du pouvoir de ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair, car une fois que le goût sensitif cesse de s’exercer sur les choses créées, le démon, le monde et la sensualité se trouvent sans forces contre l’esprit.

L’âme doit donc à ces aridités d’avancer avec pureté dans la voie de l’amour de Dieu. Autrefois elle se portait à l’action par le goût et la saveur, à présent elle s’y porte dans la seule vue de plaire à Dieu. Elle n’a plus ni présomption ni propre complaisance, comme au temps de sa prospérité ; elle est craintive, défiante d’elle-même, elle ne se complaît plus en soi ; en un mot, elle a cette crainte de Dieu, toute sainte, qui conserve et développe les vertus. La sécheresse a également fait disparaître ces entraînements de nature dont nous avons parlé. Il y a un goût surnaturel que Dieu verse parfois en elle, mais l’âme ne trouve à peu près jamais dans une œuvre ou un exercice spirituel une consolation sensible provenant de ses efforts.

Le souvenir de Dieu, la soif de le servir vont croissant en elle au milieu de cette Nuit. Mais comme les mamelles de la sensualité qui nourrissaient les appétits se sont séchées, ce désir de servir Dieu est sec et nu. Or, un tel désir plaît extrêmement à Dieu, selon cette parole de David : L’esprit accablé de tribulations est un sacrifice agréable au Seigneur 1.

Rien d’étonnant donc si cette âme, voyant que cette sèche purification lui a procuré tant et de si précieux avan­tages, prononce ces mots qui font partie de la Strophe que nous expliquons : « Oh ! la bienheureuse fortune ! Je sortis sans être aperçue. » C’est-à-dire, je suis sortie des liens et de la captivité des appétits sensitifs et des affections déréglées, sans être aperçue des trois ennemis qui auraient pu nie retenir.

Ces ennemis, nous l’avons dit, enlacent l’âme dans les appétits et les goûts sensibles comme dans des liens, ils l’empêchent de sortir d’elle-même pour entrer dans la

1 Sacrificium Deo spiritus contribulatus. (Ps. L, 19.)

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liberté du divin Amour. Au contraire, dans l’absence des appétits et des goûts sensibles, ces ennemis sont impuissants à faire la guerre à notre âme.

Si donc une âme a soin d’apaiser par une mortification continuelle ses quatre passions, à savoir la joie, la douleur, l’espérance et la crainte ; si ses appétits naturels sont assoupis dans la sphère de la sensualité par des sécheresses habituelles ; si le silence est imposé aux sens et aux puissances intérieures par la cessation des opérations discursives, tous les habitants de la partie inférieure de l’âme, qu’elle appelle ici sa demeure, sont tenus en respect, et elle peut dire avec vérité

Ma demeure étant pacifiée.

CHAPITRE XIV. EXPLICATION DU DERNIER VERS DE LA STROPHE I.

Une fois la demeure de la sensualité apaisée, en d’autres termes, une fois les passions mortifiées, les convoitises éteintes, les appétits calmés et assoupis par le moyen de cette bienheureuse Nuit de la purgation sensitive, l’âme sort et s’engage dans la voie de l’esprit, c’est-à-dire de ceux qui progressent. On appelle encore cette nouvelle voie : illuminative, ou voie de la contemplation infuse, parce que Dieu lui-même y sustente l’âme, sans discours et sans effort de l’industrie personnelle.

Nous avons exposé en quoi consiste la Nuit du sens ou la purgation sensitive de l’âme. Pour ceux qui sont destinés à pénétrer dans la Nuit, plus profonde encore, de l’esprit et à parvenir ensuite à la divine union d’amour — car toutes les âmes n’entrent pas dans la seconde Nuit, ce n’est que le petit nombre, — cette Nuit du sens est accompagnée de fortes épreuves, de tentations sensitives d’une longue durée, plus longue cependant pour certaines âmes que pour d’autres.

Il en est à qui est donné un ange de Satan, un esprit de fornication, qui flagelle leurs sens par de violentes et abominables tentations, qui torture leur esprit par des notions et des représentations déshonnêtes, vivement gravées dans l’imagination, ce qui parfois leur est plus dur à subir que la mort.

D’autres fois, il s’ajoute à cette Nuit un esprit de blasphème, qui souffle à travers tous les concepts et toutes les pensées. À certaines heures les suggestions faites à l’imagination sont d’une force telle, qu’elles font presque pro-

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noncer les blasphèmes, ce qui cause à l’âme un intolérable tourment.

D’autres sont livrées à un épouvantable esprit de vertige, destiné non à les précipiter dans le mal, mais à les exercer. C’est un obscurcissement si profond de leur partie sensitive, qu’elle se remplit de mille scrupules et de mille perplexités, si enchevêtrés, que rien ne peut tranquilliser ces âmes, qu’aucun avis ne leur fournit un point d’appui. C’est une des plus terribles tortures de cette première Nuit ; elle a beaucoup d’analogies avec celles qui appartiennent à la Nuit spirituelle.

Dieu envoie ces tempêtes durant la Nuit sensitive aux âmes qu’il destine à passer par la Nuit spirituelle — car toutes n’y entrent pas, — afin que leurs sens et leurs puissances, ainsi souffletés et châtiés, s’exercent et se disposent à l’union à la divine Sagesse, qui leur sera finalement accordée. Si ces âmes n’étaient ainsi tentées, éprouvées, leurs facultés ne pourraient atteindre cette divine Sagesse.

Celui qui n’a été tenté, nous dit l’Ecclésiastique, que sait-il ? Celui qui n’a pas été éprouvé, connaît peu de choses 1. Jérémie, de son côté, nous donne bon témoignage de cette vérité, lorsqu’il dit à Dieu : Vous m’avez châtié, Seigneur, et j’ai été instruit 2.

Les châtiments qui donnent entrée à la Sagesse, ce sont proprement les tortures intérieures dont nous parlons, parce qu’elles purgent très efficacement le sens de tous les goûts et de toutes les jouissances auxquelles l’âme était imparfaitement attachée. C’est là qu’elle est profondément humiliée, en vue de l’élévation qui doit suivre.

La durée de ce jeûne et de cette pénitence imposés au sens est assez difficile à déterminer, parce que toutes les

1 Qui non est tentatus, quid scit ? Qui non est expertus, pauca recognoscit. (Eccli., xxxiv, 9, 10.)

2 Castigasti me et eruditus sum. (Jerem., XXXI, 18.)

âmes ne suivent pas la même voie et ne sont pas soumises aux mêmes tentations. C’est la volonté de Dieu qui en décide. Il humiliera l’âme avec plus ou moins d’intensité et plus ou moins longuement, suivant le plus ou moins d’imperfections dont elle est entachée, et selon le degré d’amour plus ou moins élevé auquel il a dessein de la faire atteindre.

Ceux qui sont robustes et forts pour souffrir, il les purifie avec plus de violence et plus tôt. Ceux qui sont faibles, il les laisse pendant longtemps dans cette Nuit, en ne les soumettant qu’à des peines légères et à des tentations peu violentes ; il donne fréquemment quelque nourriture à leur partie sensitive, pour les empêcher de retourner en arrière. Ceux-là ne parviennent que tard à l’entière perfection, et quelques-uns n’y arrivent jamais. On peut dire de ceux de cette classe qu’ils ne sont ni complètement dans la Nuit ni tout à fait en dehors. Comme ils ne sont pas destinés à avancer beaucoup, Dieu, pour les conserver dans l’humilité et la connaissance d’eux-mêmes, les exerce pour un peu de temps par des tentations et des sécheresses, puis leur donne des intervalles de consolation, de crainte qu’ils ne défaillent et ne retournent aux satisfactions mondaines. Avec d’autres, plus faibles encore, Dieu paraît et disparaît, afin de les exercer dans son amour. Sans ces alternances, ils n’avanceraient pas vers lui.

Quant aux âmes destinées à l’heureux et sublime état de l’union d’amour, si rapidement que Dieu les fasse marcher, elles demeurent ordinairement un temps considérable dans les sécheresses et les tentations, l’expérience nous l’apprend. Mais il est temps de parler de la seconde Nuit.


LIVRE SECOND Nuit obscure de l’esprit

CHAPITRE I. ON ABORDE LA NUIT DE L’ESPRIT. À QUEL MOMENT ELLE COMMENCE.

L’âme que Dieu a dessein de mener plus avant, n’est pas introduite par lui dans la Nuit de l’esprit immédiatement au sortir des sécheresses et des peines de la première purgation ou Nuit du sens. Il se passe d’ordinaire bien du temps, des années même, pendant lesquelles l’âme, sortie de l’état des commençants, s’exerce en celui des progressants. Alors, comme une personne qu’on a tirée d’une étroite prison, elle se comporte dans les choses de Dieu avec beaucoup plus de dilatation et de satisfaction, elle y trouve une jouissance intérieure bien plus abondante qu’elle ne faisait avant de passer par cette Nuit ; son imagination et ses puissances ne sont plus liées à l’acte discursif et au labeur spirituel comme ils l’étaient auparavant. En effet, c’est avec grande facilité qu’elle trouve en son esprit une paisible et amoureuse contemplation, une saveur spirituelle qui n’est point amenée par le pénible travail du discours.

Cependant, comme la purgation de l’âme n’est pas entière — il y manque le principal qui est la purgation de l’esprit, — et comme, à cause de la communication qu’il y a entre les deux parties, qui, après tout, ne font

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qu’un seul composé humain, la purgation sensitive, si forte qu’elle ait été, n’est point parfaitement achevée, l’âme ne laisse pas d’éprouver par moments des peines, des sécheresses, des ténèbres et des angoisses, parfois même plus intenses que les précédentes. Ce sont comme des avant-coureurs et des messagers de la future Nuit de l’esprit. À la vérité, ces peines ne sont pas de durée, comme la Nuit qui se prépare. En effet, après un moment ou des moments, et même quelques jours, de nuit et de tempête, l’âme recouvre sa sérénité ordinaire.

C’est ainsi que Dieu purifie certaines âmes qui ne doivent pas s’élever à un si haut degré d’amour que les autres. Celles-là, il les place alternativement dans cette Nuit de contemplation ou de purgation spirituelle et les en retire, faisant se succéder souvent la nuit et le lever du jour, afin d’accomplir ce que dit David : qu’il envoie son cristal, c’est-à-dire sa contemplation, comme par bouchées 1. Cependant ces bouchées d’obscure contemplation n’atteignent jamais l’intensité de cette horrible Nuit de contemplation dont nous aurons à parler, et dans laquelle Dieu tient à introduire l’âme en vue de la conduire à la divine union.

Cette saveur et ce goût intérieur que ces âmes en état de progrès trouvent avec facilité au dedans d’elles-mêmes, se communiquent à elles avec bien plus d’abondance qu’autrefois et redondent aussi dans le sens avec beaucoup plus d’intensité qu’avant la purgation sensitive. Comme le sens est devenu plus pur, il perçoit plus aisément, à sa manière, les goûts de l’esprit. Mais après tout, cette partie sensitive de l’âme est infirme et incapable des fortes opérations spirituelles. De là vient que, chez les personnes dont il s’agit, la communication des grâces spirituelles à la partie sensitive produit en elles de grandes défaillances, des

1 Mittit crystallum suam sicut bucellas. (Ps. cxlvii, 17.)

lésions et des faiblesses d’estomac, accompagnées de peines pour l’esprit. Le Sage nous assure que le corps qui se corrompt appesantit l’âme 1. Aussi les communications que reçoivent ces personnes ne peuvent être aussi fortes, aussi intenses, aussi spirituelles que le requiert l’union divine, et cela par suite de la faiblesse et de la corruption de la sensualité qui y participe. De là viennent les ravissements, les transports, les dislocations des os, qui accompagnent toujours les communications qui ne sont pas purement spirituelles, c’est-à-dire qui ne s’adressent pas à l’esprit seulement, ainsi qu’il arrive chez les parfaits, déjà purifiés par la seconde Nuit, celle de l’esprit. Ceux-là n’ont plus de ravissements de ce genre, accompagnés de souffrances corporelles ; ils jouissent de la liberté de l’esprit, sans obscurcissement ni bouleversement du sens.

Pour montrer le besoin qu’ont ces personnes d’entrer dans la Nuit de l’esprit, nous allons indiquer quelques-unes des imperfections auxquelles sont sujets ceux que nous avons appelés les avancés, et quelques-uns des périls auxquels ils se sont exposés.

1 Corpus enim quod corrumpitur, aggravat animam. (Sap., IX, 15.)

2 Cette indication se réfère au second Cantique. Au premier Cantique ce passage se trouve à l’Explication de la Strophe XIIe.

Note de la traduction.125

La fin de ce chapitre et un autre passage équivalent, qui se trouve au Cantique spirituel (Explication de la strophe XIIIe) 2, n’ont pas toujours été bien compris. Certains écrivains ont été jusqu’à faire du déboîtement des os et autres souffrances physiques mentionnées ici par saint Jean de la Croix, des éléments constitutifs de l’extase, et par suite ils ont déclaré que l’extase était une imperfection de la contemplation, qui disparaît nécessairement dans l’union consommée. Il importe de rectifier pareille

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erreur et, pour cela, de donner aux paroles de saint Jean de la Croix leur vrai sens, de montrer ensuite, d’après sainte Thérèse et saint Thomas d’Aquin, quels sont les véritables éléments constitutifs de l’extase.

Au Cantique spirituel (Explication de la Strophe xve) notre Saint précise bien sa pensée. Après avoir parlé du tremblement et des accidents extérieurs qui, parfois, accompagnent les premiers ravissements : « Cela ne veut pas dire, fait-il remarquer, que ces visites divines soient toujours accompagnées de ces frayeurs et de ces lésions physiques (detrimentos naturales). Comme nous l’avons dit, cela n’arrive qu’aux personnes qui viennent d’entrer dans l’état d’illumination et de perfection, et qui commencent seulement à recevoir ce genre de communications. Chez les autres, elles se produisent au contraire avec une grande douceur 1. »

Il est à noter d’ailleurs que saint Jean de la Croix, se contentant de qualifier l’extase de « contemplation sublime », se défend de la traiter ex professo, parce que « sa mère, la bienheureuse Thérèse, en a écrit des choses admirables qui bientôt, il l’espère de la bonté de Dieu, verront le jour ». C’est donc à sainte Thérèse qu’il faut aller pour avoir toute la pensée du saint docteur sur cette haute faveur d’ordre mystique. Notre Sainte a traité longuement le sujet en deux de ses ouvrages et montré qu’outre ses expériences personnelles, elle a connu nombre de personnes favorisées de ces grâces. Elle nous fait remarquer qu’au témoignage de saint Pierre d’Alcantara, il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes conduites par ces voies et qu’elles y avancent bien plus rapidement. Le grand contemplatif franciscain lui en donnait les raisons, et, paraît-il, elles étaient toutes à la louange des femmes. (Vie de sainte Thérèse écrite par

1 Ce texte est exactement le même au premier Cantique et au second. Mais au premier, il se trouve â l’Explication de la Strophe XIIIe.

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elle-même, chapitre XL.) Or la Sainte, contrairement à saint Jean de la Croix, ne nous parle point de dislocation des os, ni de rien de ce genre. Elle note seulement la frayeur que l’âme éprouve, dans les commencements, en se voyant si près de Dieu. « Quant au corps, s’il était infirme et accablé de vives douleurs avant l’extase, il se trouve ensuite sain et dispos ; c’est du moins ce qui arrive souvent. Dieu ; qui épanche alors ses dons avec libéralité, veut parfois que le corps en ait sa part. » (Ibid., chapitre XX.)

Saint Jean de la Croix, qui n’étudia l’extase de près que chez des hommes, avait par là même un champ d’observation beaucoup plus restreint que sainte Thérèse. S’il parle de dislocation des os comme se produisant parfois, c’est qu’il aura observé le cas chez l’un ou l’autre membre de ses communautés, c’est-à-dire chez des hommes, moins aptes que les femmes à recevoir les hautes opérations de la vie unitive, moins souples sous la motion surnaturelle. On est donc autorisé à voir là une exception, due peut-être à quelque défectuosité de tempérament.126

Nous avons dit que nous indiquerions, d’après sainte Thérèse et saint Thomas, les éléments constitutifs de l’extase. C’est d’abord une véhémente action divine. « Avec la même facilité qu’un géant enlève une paille », a écrit sainte Thérèse, « notre divin Géant, dans sa force, enlève l’esprit… L’âme se voit contrainte d’abandonner ses sens et ses puissances à l’impulsion qu’ils reçoivent. Quant au corps, il n’en est plus question. » (Chât. intér., VIDem., ch. iv.)

C’est ensuite l’aliénation des sens, opérée par Dieu même. « Il entend, écrit sainte Thérèse, que nul ne lui fasse obstacle, ni sens ni puissances, aussi commande-t-il à l’instant de fermer toutes les portes de ces Demeures et de ne laisser ouverte que celle de l’appartement Où il réside ; afin que l’âme puisse y pénétrer (Ibid.). » La Sainte, sans le savoir, parle exactement connue saint Thomas, qui nous dit :

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« Dans l’extase, c’est Dieu qui arrache l’âme à elle-même et lui fait perdre l’usage des sens, pour l’élever jusqu’à lui. » (2 a 2ae, g. 180.)

Que se passe-t-il alors ? Sainte Thérèse va nous le dire d’après ses expériences. « Dieu emporte l’âme tout entière et, la traitant comme sienne et sa véritable épouse, lui fait contempler une petite portion du royaume qu’il lui a acquis. Et dès qu’il s’agit de ce royaume, une portion, si restreinte soit-elle, est toujours immense, parce qu’en ce grand Dieu il n’y a rien qui ne soit grand. » (VIDem., ch. iv.) Et elle nomme le plus haut point de l’extase « une transformation totale de l’âme en Dieu ». (Vie, ch. xxi.)

Voilà les éléments constitutifs de l’extase. Quant aux effets qu’elle produit intérieurement dans l’âme, « que dire, insiste sainte Thérèse, de ceux que laisse après elle une grâce aussi sublime ? » le Dem., ch. iv.) Ce qui, pour notre Sainte « est de toute évidence, c’est l’immense profit qu’apporte à l’âme chacun de ces ravissements ; pour le croire, il faut l’avoir éprouvé ». (Vie, ch. xx.)

Nous sommes loin de l’assez récente opinion qui fait de l’extase une imperfection de la contemplation, un accident physique, un phénomène extérieur, sans valeur spirituelle, sans profit pour l’âme. Ceux qui émettent cette manière de voir ne sont pas des incroyants, ils se rangent parmi les écrivains catholiques. À les en croire, d’après saint Jean de la Croix et même d’après sainte Thérèse, les extases disparaissent quand l’âme est arrivée à l’état parfait. C’est une erreur127. Il suffit, pour démontrer qu’elles ne disparaissent point, de faire voir que tous les grands extatiques canonisés par l’Église — y compris sainte Thérèse et saint Jean de la Croix sont restés extatiques jusqu’à leur dernier jour. Ceci est avéré, pour ce qui regarde la Réformatrice du Carmel, par sa correspondance et par les dépositions de ses religieuses ; et pour ce qui est du Docteur mystique, par le témoignage de tous ses historiens. Dans l’ultime période de sa vie, on le surprenait encore élevé de terre pendant ses oraisons : jusque dans sa dernière mala­die, on le trouvait aliéné des sens, hautement ravi en Dieu. Pour employer ses propres paroles, ces célestes visites se produisaient « avec une grande douceur ».

Et qu’on ne dise pas que le but de l’extase est d’accré­diter une mission, comme serait la fondation ou la réforme d’un Ordre. Nombreux sont les grands extatiques qui n’eurent point de mission à remplir. Dieu seul, dont les voies sont sagesse et amour, pourrait nous dire pour quels motifs il favorise d’une grâce aussi sublime tel ou tel de ses bien-aimés.

Nous avons cru ces explications et ces rectifications nécessaires. En des matières aussi complexes, on commet aisément des erreurs quand on prononce à la légère, sur un texte isolé, par là même au sens incomplet, en un mot quand on traite superficiellement ces questions mystiques si délicates et si hautes, qui par suite demandent tant d’étude et de précaution.

CHAPITRE II. QUELQUES IMPERFECTIONS AUXQUELLES SONT SUJETS LES PROGRESSANTS OU AVANCÉS.

Ces âmes sont sujettes à deux genres d’imperfections les unes habituelles, les autres actuelles. Les imperfections habituelles sont des affections et des habitus imparfaits, qui en tant que racines sont demeurés dans la partie spirituelle de l’âme, là où la purgation du sens ne peut atteindre. Il y a autant de différence entre la purgation de ces imperfections habituelles et celle des imperfections actuelles qu’entre la racine et les branches, qu’entre une tache récente et une tache invétérée et de longue date. Comme nous l’avons dit, la purgation du sens n’est qu’une entrée, un commencement de contemplation, qui prépare la purgation de l’esprit ; son effet propre est d’adapter le sens à l’esprit, plutôt que d’unir l’esprit à Dieu. A l’insu de l’âme et sans qu’elle les discerne, les taches du vieil homme subsistent encore dans la partie spirituelle, et si elles ne sont enlevées par la forte lessive de la seconde purgation, l’esprit restera toujours incapable de parvenir à la pureté de l’union divine.

Ces âmes sont, outre cela, sujettes à ce que l’on nomme hebetudo mentis, c’est-à-dire à la grossièreté naturelle que l’homme contracte par le péché, à la divagation de l’esprit dans les choses extérieures, défauts qui ne disparaîtront que lorsque l’esprit aura été purifié, rasséréné, recueilli au-dedans par les souffrances et les angoisses de la Nuit dont nous parlons.

Ces imperfections habituelles sont le partage de tous ceux qui n’ont pas encore dépassé l’état de ceux qui progressent, mais elles sont incompatibles avec l’état parfait de l’union d’amour.

Quant aux imperfections actuelles, toutes les âmes qui progressent n’y tombent pas, et celles qui y tombent n’y tombent pas toutes de la même manière. Il en est qui, parce que les biens spirituels sont chez elles très à l’extérieur, et à portée de l’âme pour ainsi dire, tombent dans des inconvénients et des périls pires que ceux dont nous avons parlé comme étant propres aux commençants.

Comme ici on leur verse comme à pleines mains dans le sens et dans l’esprit les communications et les notions spirituelles, comme elles sont souvent gratifiées de visions imaginaires ou autres, jointes à d’autres sentiments savoureux, le démon et la fantaisie ont beau jeu de les faire tomber dans une foule d’erreurs. L’ennemi gravant en elles ces notions et ces sentiments avec abondance de goût sensible, elles ne savent pas renoncer à tout cela et s’en défendre vigoureusement au moyen de la foi, en sorte qu’elles sont très facilement séduites et trompées.

Il est beaucoup d’âmes auxquelles le démon suggère ici des visions fausses et des prophéties erronées, qu’il leur fait admettre comme véritables. Il leur persuade que Dieu et les Saints leur parlent, et ce n’est qu’imagination. Il les remplit en même temps de présomption et de superbe. Sous l’empire de la vanité et de l’arrogance, ces personnes étalent à l’extérieur des apparences de sainteté, des ravissements et autres dehors trompeurs. Elles traitent avec Dieu témérairement et perdent cette sainte crainte qui est la clef et la sauvegarde de toutes les vertus.

Chez quelques-uns, les faussetés et les tromperies se multiplient si bien et s’enfoncent si profondément, qu’il est douteux qu’ils puissent jamais rentrer dans le droit chemin de la vertu et retrouver la vraie spiritualité. S’ils donnent dans toutes ces misères, c’est qu’ils se sont livrés

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avec trop de sécurité aux notions et aux sentiments spirituels, alors qu’ils entraient dans la voie de leur progrès.

Il y aurait tant à dire des imperfections des personnes de cette classe, imperfections plus graves que les précé-dentes parce qu’elles portent sur des choses plus spirituelles, que je préfère m’en taire. Pour montrer la nécessité de la Nuit spirituelle ou de la purgation pour celles qui doivent passer plus avant, je me bornerai à dire qu’aucune des âmes en voie de progrès n’est exempte de quantité d’affections naturelles et d’habitus imparfaits, dont il faut nécessairement qu’elles soient purifiées pour avoir entrée à l’union divine. Outre cela, comme la partie inférieure a encore beaucoup de part aux communications spirituelles, celles-ci ne peuvent être aussi intenses et aussi pures que le requiert cette union. Il faut donc que l’âme soit introduite dans la seconde Nuit, qui est celle de l’esprit. Là le sens et l’esprit seront dépouillés comme il convient de toutes ces connaissances et de toutes ces saveurs. L’âme en conséquence marchera dans la foi pure et ténébreuse, qui est le moyen propre et adéquat de l’union de l’âme avec Dieu, ainsi que lui-même nous l’assure par la bouche d’Osée : Je t’épouserai, dit-il, dans la foi 1.

1 Sponsabo te mihi in fide. (Os., ii, 20.)

CHAPITRE III. REMARQUE SUR CE QUI VA SUIVRE.

Ces âmes en progrès ont eu cependant un certain temps leur sens nourri de douces communications avec Dieu, afin que la partie sensitive ainsi gagnée par le goût spirituel qui découle de l’esprit jusqu’à elle, s’adapte à la partie spirituelle de manière à ne faire plus qu’un avec elle. Chacune alors se nourrit à sa manière d’un même aliment spirituel ; elles mangent, pour ainsi parler, au même plat, pour que toutes deux, convenablement jointes et conformes entre elles, soient en état de subir l’âpre et douloureuse purgation qui les attend, et qui purifiera parfaitement l’une et l’autre.

Aussi bien ces deux parties de l’âme, la spirituelle et la sensitive, ne se purifient jamais bien l’une sans l’autre, car la vraie purgation du sens ne s’opère qu’au moment où celle de l’esprit commence. La Nuit du sens peut et doit plutôt s’appeler une certaine réforme et un certain refrénement de l’appétit, qu’une véritable purgation. La raison en est que toutes les imperfections et tous les désordres de la partie sensitive ont leur racine dans la partie spirituelle et tirent de là toute leur vigueur, parce que c’est dans cette partie que se forment les bonnes et les mau-vaises habitudes. Ainsi, tant que ces racines ne seront pas détruites, les rébellions et les mouvements pervers de la partie sensitive ne seront jamais entièrement retranchés.

Dans la Nuit dont nous allons parler, la partie sensitive et la partie spirituelle se purifient ensemble. Il convient donc que la réformation de la première Nuit ait eu lieu et que l’âme soit entrée dans la sérénité qui vient ensuite,

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parce que le sens se trouvant en une certaine façon uni à l’esprit, les deux parties seront plus fortes pour endurer les tourments de la seconde purgation. Cette purgation est d’une telle violence et d’une si grande rigueur, qu’elle demande une très vigoureuse disposition. Si donc la faiblesse de la partie inférieure n’avait d’abord été réformée et fortifiée par le doux et savoureux commerce que l’âme a entretenu avec Dieu, elle n’aurait pas la force de la subir.

Il reste vrai que les opérations de ces âmes en état de progrès et le commerce qu’elles ont avec Dieu ont quelque chose de très bas, l’or de la partie spirituelle n’ayant pas encore été purifié et rendu éclatant. Ces âmes, pour employer les termes de saint Paul, jugent de Dieu en enfants, parlent de Dieu en enfants, goûtent les choses de Dieu en enfants. C’est qu’elles n’ont pas encore atteint la perfection, c’est-à-dire l’union avec Dieu. Cette union les fera grandir. Dès lors leur esprit aura de hautes opérations, parce que ses affections et ses œuvres seront plus divines qu’humaines, ainsi que nous le verrons plus loin.

Comme Dieu a dessein de dépouiller ces âmes du vieil homme et de les revêtir du nouveau qui est créé selon Dieu dans la nouveauté de l’esprit, comme parle encore l’Apôtre 2, il dénue leurs puissances, leurs affections et leurs sens, tant spirituels que sensibles, tant extérieurs qu’intérieurs, de façon que l’entendement se trouve dans l’obscurité, la volonté dans la sécheresse, la mémoire dans le vide. L’âme tout entière est plongée dans l’affliction, en proie à l’amertume et à l’angoisse. Elle est complètement privée du goût, qu’elle trouvait dans les biens spirituels, et cette privation est une des conditions requises pour que l’esprit reçoive et s’incorpore la forme spirituelle, qui n’est autre que l’union d’amour.

Tout cela, le Seigneur l’opère en l’âme par le moyen d’une pure et ténébreuse contemplation, ainsi que l’âme le donne à entendre dans la strophe I. Cette strophe, nous l’avons appliquée à la Nuit du sens, mais elle s’entend surtout de la Nuit de l’esprit, qui est la partie principale de la purification de l’âme. Nous allons donc la donner une seconde fois et l’expliquer à nouveau.

1 I Cor. XIII, 11

2 Ephes., IV, 24.


CHAPITRE IV

Au milieu d’une nuit obscure,

D’angoisses d’amour enflammée,

— Oh ! la bienheureuse fortune ! —

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.

Nous appliquerons maintenant cette Strophe à la purgation de l’esprit, à la contemplation obscure, à la nudité et à la pauvreté spirituelle, ce qui n’est ici qu’une seule et même chose.

L’âme donc, en proie à l’indigence, au délaissement, à la privation de toute connaissance, se plaint de l’obscurité de son entendement, de l’angoisse de sa volonté, de l’affliction de sa mémoire ; elle se déclare plongée dans les ténèbres de la pure foi, qui est une Nuit obscure pour ces puissances naturelles. Ma volonté, dit-elle, saisie de douleur et altérée de l’amour de son Dieu, est sortie d’elle-même, de sa basse manière d’entendre, de sa faible manière d’aimer, de son étroite et misérable manière de goûter Dieu, et sa sortie n’a été entravée ni par la sensualité ni par le démon. Pour mon bonheur et par un heureux sort, tandis que mes puissances, mes passions, mes appétits, mes affections, qui me faisaient connaître et goûter Dieu si bassement, se trouvaient anéantis et dans le repos, je suis sortie de l’étroite opération humaine pour passer à une opération divine. En d’autres termes, mon entendement est sorti de lui-même. D’humain et de naturel il est devenu divin, parce que, s’étant uni à Dieu par le moyen de cette purgation, il ne connaît plus désormais par sa capacité naturelle, mais par la divine Sagesse à laquelle il est uni. Ma volonté est sortie d’elle-même et est devenue divine, parce qu’unie au divin Amour, elle n’aime plus bassement et selon sa capacité naturelle, mais par la vigueur et la pureté de l’Esprit-Saint, en sorte qu’elle ne se porte plus vers Dieu d’une façon humaine. Ma mémoire de même s’est transformée, elle s’est remplie de notions éternelles et glorieuses. Ainsi, grâce à cette Nuit et à cette purgation du vieil homme, toutes les énergies et toutes les affections de l’âme se sont renouvelées et imprégnées de délices divines.

CHAPITRE V. CETTE CONTEMPLATION OBSCURE N’EST PAS SEULEMENT UNE NUIT POUR CAME, ELLE EST ENCORE POUR ELLE UNE CAUSE DE PEINE ET DE TOURMENT.

Au milieu d’une nuit obscure,

Cette Nuit obscure est une influence de Dieu sur l’âme, et cette influence la purifie de ses ignorances et de ses imperfections habituelles, soit naturelles, soit spirituelles. Les contemplatifs lui donnent le nom de contemplation infuse ou de théologie mystique, parce que Dieu y instruit l’âme en secret et lui enseigne la perfection de l’amour, sans aucun travail de sa part et sans qu’elle comprenne la nature de cette contemplation infuse. Comme c’est la Sagesse amoureuse de Dieu qui en est la source, Dieu même en opère les effets dans l’âme ; en la purifiant et en l’illumi­nant, il la dispose à l’union d’amour avec lui. Ainsi, la même Sagesse qui purifie les esprits bienheureux en les illuminant, purifie et illumine cette âme par cette obscure contem­plation.

On peut se demander pourquoi cette âme donne le nom de Nuit obscure à la divine lumière qui l’illumine et la purifié de ses ignorances. Nous répondrons qu’il y a deux raisons pour lesquelles la divine Sagesse est pour l’âme une Nuit ténébreuse et tout à la fois une cause de tour­ment. La première est la sublimité de cette divine Sagesse, qui excède la capacité de l’âme et, pour ce motif, la plonge dans les ténèbres. La seconde est la bassesse et aussi l’impu­reté de l’âme, qui lui rendent l’action de la divine Sagesse pénible et douloureuse, en même temps qu’obscure.

Pour éclaircir la première raison, rappelons ce principe posé par Aristote : plus les choses divines sont en elles-mêmes claires et manifestes, plus elles paraissent à l’âme ténébreuses et cachées. Il en est de même de la lumière naturelle : plus elle est éclatante, plus elle aveugle la pupille de l’oiseau de nuit ; plus l’homme regarde le soleil en face, moins sa puissance visuelle est capable de voir, parce que sa faiblesse ne peut supporter un éclat qui la surpasse.

De même, lorsque cette divine lumière de contemplation investit une âme qui n’est pas encore totalement illuminée, elle produit en cette âme des ténèbres spirituelles, et parce qu’elle l’excède, elle la prive de l’acte de l’intelligence naturelle. De là vient que saint Denis et d’autres théologiens mystiques appellent cette contemplation infuse un rayon de ténèbres, ce qui doit s’entendre à l’égard d’une âme non encore illuminée et purifiée. Cette grande lumière surnaturelle excédant la capacité intellective naturelle, elle l’en prive et ne lui permet plus d’en faire usage.

C’est dans ce sens que David disait : Il y a autour de Dieu des nuages et de l’obscurité 1. Non que la réalité soit telle, mais parce que nos faibles entendements, ne pouvant atteindre une pareille sublimité, se trouvent offusqués et aveuglés par l’immensité de la divine lumière. David s’expli­que davantage encore, en disant : À cause du puissant état de sa présence, les nuages ont passé 2 entre Dieu et notre entendement. Ainsi, lorsque Dieu envoie sur une âme non encore transformée cet éclatant rayon de sa Sagesse secrète, il fait à son entendement l’effet de profondes ténèbres.

Que la contemplation obscure soit au début pénible à l’âme, c’est parfaitement compréhensible. Cette divine contemplation infuse est d’une souveraine excellence, et l’âme qui la reçoit sans être purifiée est entachée d’une souveraine misère. Or deux contraires sont incompatibles

2 Nubes et caligo in circuitu ejus. (Ps. xcvi, 2.)

2 Prœ fulgore in conspectu ejus aubes transierunt. (Ps. xvn, 13.)

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en un même sujet, et l’âme étant le sujet où se combattent ces deux contraires, il faut nécessairement qu’il y ait souffrance. C’est la conséquence de la purgation des imperfections de l’âme qu’opère cette contemplation.

Expliquons ce qui se passe alors.

Il y a ici deux causes de souffrances. D’abord la lumière et la sagesse infusée par cette contemplation est très brillante et très pure, et l’âme qu’elle investit est ténébreuse et impure : de là une très vive souffrance pour l’âme. Tels des yeux chargés d’humeur, malades et impurs, souffrent de l’éclat du jour. Cette souffrance que l’âme endure par suite de son impureté lorsque cette divine lumière l’investit puissamment, est réellement inexprimable. Cette lumière enveloppant l’âme pour expulser son impureté, la pauvre âme sent avec une intensité extrême sa souillure et sa misère. Il lui semble que Dieu lui est opposé, qu’elle-même est contraire à Dieu et que Dieu l’a rejetée. C’est pour elle une torture indicible.

Job, soumis à une semblable épreuve, se plaignait de ce tourment avec la dernière amertume : Pourquoi, disait-il à Dieu, m’avez-vous mis en opposition avec vous et suis-je devenu à charge à moi-même 1 ?

Au sein des ténèbres où elle est plongée, l’âme voit dans une éclatante lumière l’impureté qui est en elle ; elle reconnaît avec la dernière évidence qu’elle est digne du mépris de Dieu et de celui des créatures. Ce qui augmente encore sa douleur, c’est la pensée que son état misérable durera toujours et que tous les biens sont irrévocablement perclus pour elle.

Cette conviction naît de son immersion dans la connaissance et le sentiment de ses maux, de ses misères. Cette divine et ténébreuse lumière dont elle est enveloppée les

1 Qua re posuisti me contrarium tibi, et jactas sum mihimetipsi gravis ? (Job, vii, 20.)

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lui découvre dans tout leur jour, et elle connaît clairement qu’elle est incapable d’en sortir. On peut entendre dans ce sens la parole de David : Vous avez repris l’homme à cause de son iniquité ; vous avez fait sécher son âme comme l’araignée à laquelle on a arraché les entrailles 1. La souffrance de l’âme vient aussi de sa faiblesse naturelle, morale et spirituelle. Comme cette divine contemplation l’investit puissamment afin de la dompter, sa faiblesse est torturée au point de la faire défaillir, surtout à certains moments où la lumière est plus intense. Alors le sens et l’esprit, accablés d’un poids énorme et ténébreux, se débattent sous l’étreinte d’une agonie si amère, que la mort leur serait un soulagement et une délivrance. Job, qui avait expérimenté cet excès de douleur, s’écriait : Que le Seigneur n’agisse pas à mon égard dans sa force, de crainte que je ne sois opprimé du poids de sa grandeur 2.

Dans cet accablement, l’âme se voit privée de tout secours. Il lui semble, et non sans raison, que ses anciens appuis se sont dérobés avec tout le reste et que nul ne lui porte compassion. Job dit encore à ce sujet : Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous du moins qui êtes mes amis, car la main de Dieu m’a touché 3.

Chose surprenante et digne de larmes ! La faiblesse et la souillure de l’âme sont telles, que la main de Dieu, par elle-même si bénigne et si douce, lui paraît souverainement pesante et rigoureuse. Cependant, loin de la frapper, elle la touche seulement, et encore dans sa miséricorde, puisqu’elle veut non la châtier, mais la combler de grâces.

1 Propter iniquitatem corripuisti hominem, et labescere fecisti sicut araneam animam ejus. (Ps. xxxviss, 12.)

2 Nolo multa fortitudine contendat mecum, nec magnitudinis suce mole me premat. (Job, xxiss, 6.)

3 Miseremini mei, misereinini mei, sallem vos, amici nid, quia manus Domini digit me. (job, xsx, 21.)

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CHAPITRE VI. AUTRES GENRES DE TOURMENTS QUE L’ÂME ENDURE DANS CETTE NUIT.

Le troisième genre de tourments que l’âme endure ici vient de la jonction de deux extrêmes : l’élément divin et l’élément humain. L’élément divin, c’est la contemplation purgative, et l’élément humain, c’est l’âme sur laquelle elle s’exerce.

L’élément divin investit l’âme pour la disposer et la renouveler, en vue de la rendre divine. Il la dépouille de ses affections habituelles et des propriétés de vieil homme, qui se sont unies, collées à elle et lui ont communiqué leur forme. Il met en pièces, il détruit de telle façon, au sein des ténèbres, la substance de son esprit, qu’elle se sent fondre et liquéfier, qu’elle endure une vraie mort spirituelle. On dirait qu’engloutie dans le ventre ténébreux de quelque monstre, elle se sent réduite à rien et comme digérée dans ses entrailles : tourment qui rappelle les angoisses de Jonas dans le ventre du monstre marin Et elle se voit obligée de rester dans ce sépulcre de mort, dans cet abîme ténébreux, jusqu’à l’heure de la résurrection spirituelle.

David décrit cette torture sans nom lorsqu’il dit : Les douleurs de la mort m’ont environné… Je me suis vu pressé par les douleurs de l’enfer… Dans ma tribulation, j’ai invoqué le Seigneur, j’ai crié vers mon Dieu 2.

Ce qui torture l’âme le plus douloureusement, c’est qu’il

1 Jon., ii, 1.

2 Circumdederunt rne dolores mortis... dolores inferni circumdederunt me... In tribulatione mea invocavi Dominum et ad Deum meum clamavi. (Ps. xvi i, 5, 7.)

lui semble évident que Dieu l’a rejetée, qu’il l’a prise en horreur, et que c’est pour cela qu’elle est reléguée dans les ténèbres. Cette pensée que Dieu l’a réellement abandonnée lui cause une peine amère. David, qui en avait fait l’expérience, en parle ainsi : Je suis comme ceux qui ont été tués, qui dorment dans les sépulcres et dont on ne se souvient plus, parce que votre main les a rejetés. Ils m’ont placé dans un lieu profond, dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort. Votre fureur s’est appesantie sur moi et vous en avez fait passer sur moi tous les flots 1.

En effet, quand cette contemplation purgative fait sentir ses étreintes, c’est véritablement aux douleurs de la mort et aux tortures de l’enfer que l’âme se voit en proie. Elle se sent privée de Dieu, châtiée par Dieu, rejetée de Dieu, objet de colère et d’indignation pour Dieu ; et, ce qui surpasse tout le reste, elle appréhende que cet état ne soit irrévocable, éternel. En même temps elle se sent abandonnée, méprisée de toutes les créatures, et spécia­lement de ses amis. Vous avez éloigné de moi ceux que je connaissais, dit encore David, et ils m’ont eu en abomination 2.

Jonas, qui avait éprouvé toutes ces douleurs corporel­lement et spirituellement dans le ventre de la baleine, en porte témoignage lorsqu’il dit : Vous m’avez jeté dans les abîmes et jusqu’au cœur de la mer. Les courants m’ont environné… Toutes vos masses d’eau et toutes vos hautes vagues ont passé sur moi. Et j’ai dit : Je suis rejeté de devant vos yeux, et cependant je verrai encore votre temple (ce qu’il ajoute parce que cette purgation a pour but de rendre l’âme capable de voir Dieu). Les eaux qui m’environnent

1 Sicut vulnerati dormientes in sepulchris, quorum non es memor amplius ; et ipsi de manu tua repulsi sunt. Posuerunt me in lacu inferiori, in tenebrosis et in timbra mortis. Super me confirmatus est furor taris et omnes fluctus tuos induxisti super me. (Ps. Lxxxvii, 6-8.)

2 Longe fecisti notos meus a me : posuerunt me abomlnationem sibi. (Ps. LXXXVII , 9.)

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sont Montées jusqu’à mon âme ; l’abîme m’a pressé de toutes parts ; l’océan a couvert ma tête. Je suis descendu jusqu’aux fondements des montagnes ; les verrous de la terre m’ont enfermé pour toujours 1. Par verrous il faut entendre ici les imperfections de l’âme, qui l’empêchent de jouir de la contemplation savoureuse.

Le quatrième genre de souffrances auquel l’âme est en proie est causé par une autre excellence de cette contemplation obscure, à savoir sa majesté et sa grandeur. Cette excellence produit en l’âme une extrémité contraire ; je veux dire une impression véhémente de pauvreté et de misère, et c’est une des douleurs les plus aiguës de cette purgation.

L’âme, en effet, éprouve en elle-même un vide immense et l’indigence de trois sortes de biens dont elle a soif : les biens temporels, les biens naturels et les biens spirituels. Elle se voit plongée dans les maux contraires : les imperfections, les sécheresses, le vide des puissances, l’obscurcissement de l’esprit au sein des ténèbres.

Dieu purifie cette âme selon ce qu’il y a en elle de sensitif et de spirituel, selon ses facultés intérieures et extérieures : il faut donc que ces diverses parties soient plongées dans le vide, l’indigence et l’abandon, il faut que l’âme soit sèche, vide, environnée de ténèbres. La partie sensitive se purifie dans la sécheresse, les puissances dans le vide, et l’esprit dans les ténèbres. Tout cela, Dieu l’opère par le moyen de cette contemplation obscure. L’âme y endure le vide de ses puissances et la soustraction de ses appuis naturels, souffrance pleine d’angoisse, semblable à

I Projecisti me In profundum in corde maris, et flumen circumdedit me ; mimes gurgites fui et fluctus fui super me transierunt. Et ego dixi : Abjectus sain a conspectu oculorum tuorum ; verumtamen rursus videbo templum sanctain ilium. Circumciederunt me agace osque ad animam ; abyssus vallavit me, pela gus operuit caput meum. Ad extrema montium descendi, terrae vectes concluserunt me in aeternum. (Jon., II, 4-7.)

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celle d’une personne suspendue en l’air et à qui l’on ne permettrait pas de respirer. De plus, elle sent que l’on consume, que l’on détruit, que l’on anéantit en elle toutes les affections, toutes les habitudes imparfaites qu’elle a contractées au cours de sa vie entière, et l’action qui s’exerce sur elle peut se comparer à celle du feu purifiant la rouille et l’ordure des métaux.

Comme ces habitudes imparfaites sont fortement enracinées en sa substance, elle doit, outre l’indigence, le vide naturel et spirituel, endurer des peines, des tourments, des anéantissements intimes, qui réalisent cet oracle d’Ezéchiel : Rassemblez les os et je les brûlerai dans un brasier ; les chairs seront consumées ; le mélange cuira, et les os seront réduits en poudre 1. Paroles qui peignent au vif le vide, l’indigence de l’âme sensitive et de l’âme spirituelle.

Le prophète ajoute : Placez le mélange à vide sur les braises, afin qu’il s’échauffe, qu’il se liquéfie comme un métal ; que la scorie s’en dégage, que la rouille soit consumée 2. Représentation fidèle de l’épouvantable tourment qu’endure une âme soumise au feu purifiant de cette contemplation. Le prophète nous fait comprendre que pour voir se dégager et disparaître la scorie des affections dont l’âme est entachée, il faut qu’elle subisse une sorte de destruction, tant ses passions et ses imperfections sont devenues une même chose avec sa substance même.

Tandis que cette âme se purifie dans cette fournaise comme l’or jeté dans le creuset, selon cette parole du Sage Dieu les éprouvera comme l’or dans le creuset 3, l’indigence et l’anéantissement qu’elle endure au fond même de son

1 Congere ossa, quce igue succendam; consumentur carnes, et eoquetur universa composilio, et ossa tabescent. (Ezech., xxiv, 10.)

2 Pone quoque eam super prunus vacuam, ut incalescat et liquefiat ces ejus, et confletur in medio ejus inquinamenturn dus, et consumatur ruhigo ejus. (Ezech., xxiv, 11.)

3 Tamquarn aurum in tornace probavit illos. (Sap., in, 6)

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être sont quelque-chose de si terrible, qu’elle semble en devoir mourir. Nous pouvons lui appliquer cette clameur que David adressait à Dieu : Sauvez-moi, ô Dieu, parce que les eaux ont pénétré jusqu’à mon âme. J’ai enfoncé dans la vase profonde, où il n’y a point de substance. Je suis tombé au fond de la mer et la tempête m’a englouti. Dans l’excès de mon tourment, j’ai poussé des cris de douleur ; ma gorge s’est desséchée, et mes yeux sont tombés dans la langueur, tandis que j’espérais en mon Dieu 1.

Si Dieu humilie une âme à ce point, ce n’est que pour l’élever ensuite bien haut ; mais il a soin que ces excès de douleur soient courts, autrement l’âme ne tarderait pas à se séparer du corps. Il ne lui envoie que par intervalles ces vues de son intime bassesse, mais elles sont si vives et si pressantes, que l’âme croit voir ouverts devant elle l’enfer et la perdition.

On peut dire des âmes qui en sont là qu’elles descendent vivantes en enfer, car les souffrances qu’elles endurent sont de même nature que celles de ce lieu de tourments. Aussi l’âme qui a subi cette purification n’entre pas en purgatoire ou n’y demeure que fort peu. Une heure des tortures que nous décrivons lui est plus avantageuse que plusieurs dans le lieu d’expiation.

1 Salvum me lac, Deus, quoniam intraverunt aquce usque ad animam meam. Infixes sum in limo profundi, et non est substantia ; veni in allitudinem maris et tempestas demersit me. Laboravi damans, raucce fade surit fautes mece ; defe­cerunt oculi mei, dum spero in Deum meum. (Ps. LXVIII, 2-4.)


CHAPITRE VII. AUTRES PEINES ET ANGOISSES DE LA VOLONTÉ.

La volonté aussi est plongée dans des peines et des angoisses immenses. Parfois l’âme se sent soudainement comme transpercée par le souvenir des maux qui l’accablent et par l’incertitude de les voir finir. À cette douleur se joint le souvenir de ses prospérités passées. D’ordinaire, en effet, ceux qui entrent dans cette Nuit ont beaucoup goûté Dieu et l’ont servi avec une grande fidélité. Ils sont d’autant plus amèrement affligés de se voir exilés de pareils biens et dans l’impossibilité d’y revenir. Job, qui avait expérimenté ce tourment, l’exprime ainsi :

Moi qui étais autrefois dans l’opulence, je me suis vu tout d’un coup brisé. Le Seigneur m’a pris la tête et me l’a broyée. Il a fait de moi une cible pour ses traits ; il m’a environné de ses lances, il m’en a percé les reins sans m’épargner ; il a répandu mes entrailles sur la terre. Il m’a fait plaie sur plaie, il s’est jeté sur moi comme un géant. J’ai cousu un cilice sur ma peau, j’ai couvert ma chair de cendre. Mon visage s’est enflé à force de larmes et mes paupières se sont gonflées 1.

Si excessifs sont les tourments de cette Nuit, si grand en est le nombre, si nombreux aussi sont les textes des saints Livres qui en font la peinture, que le temps et les forces manqueraient pour les rapporter tous. D’ailleurs tout ce qu’on en peut dire restera toujours au-dessous

Ego ille quondam opulentus, repente contrites sum. Tenuit cervicem meam, confregit me et posuit me sibi quasi in signum. Circumdedit me lanceis suis, convulneravit lumbos meos, non pepercit et effudit in terra viscera mea. Concidit me vulnere super vulnus, irruit in me quasi gigas. Saccum consui super cutem meam, et operui cinere carnem meam. Facies mea intumuit a fletu et pal­pebrae meae caligaverunt. (Job, xvi, 13-17.)

de la vérité. Les textes déjà cités permettent cependant d’en entrevoir quelque chose.

Pour en finir avec l’explication du vers qui nous occupe, et pour donner un peu plus de lumière sur ce qui se Passe dans l’âme durant cette Nuit, je dirai ce qu’en pensait Jérémie, qui s’étend au long sur ce sujet dans ses Lamentations.

Je suis un homme qui voit sa pauvreté sous la verge de l’indignation du Seigneur. Il m’a conduit et amené dans les ténèbres, et non dans la lumière. Il n’a fait que tourner et retourner sa main contre moi tout le jour. Il a fait vieillir ma peau et ma chair ; il a brisé mes os. Il a bâti un mur tout autour de moi ; il m’a environné de fiel et de douleur. Il m’a placé dans les ténèbres, comme les morts éternels. Il a construit autour de moi, afin de me fermer toute issue ; il a appesanti mes fers. Quand je pousserai vers lui mes cris et mes supplications, il a d’avance rejeté ma prière. Il a fermé mes voies avec des pierres carrées, il a défoncé mes sentiers. Il est devenu pour moi comme un ours qui dresse des embûches, comme un lion qui guette sa proie dans le secret. Il a détruit mes sentiers, il m’a broyé de toutes parts, il m’a plongé dans la désolation. Il a tendu son arc, il a fait de moi une cible pour ses flèches ; il a lancé dans mes reins les filles de son carquois. Je suis devenu la dérision de tout mon peuple, l’objet de ses chansons tout le jour. Il m’a rempli d’amertumes, il m’a enivré d’absinthe. Il a brisé une à une toutes mes dents, il m’a donné de la cendre pour nourriture. Mon âme a été exilée de la paix, j’ai perdu le souvenir des biens ; et j’ai dit : ma fin est venue, l’espérance que j’avais mise dans le Seigneur n’est plus. Souvenez-vous de ma pau-vreté et de mon délaissement, de l’absinthe et du fiel dont j’ai été abreuvé. Je repasserai toutes ces choses dans ma mémoire, et mon àme se desséchera au dedans de moi-même 1.

1 Ego vir videns paupertatem mem in virga indignationis ejus. Me minavit et adduxit in tenebras et non in lucem. Tantum in me vertu et convertit. manum

Telles sont les plaintes qu’exhale Jérémie au milieu de ses douleurs et de ses tourments. Il y dépeint au vif les souffrances auxquelles l’âme est en proie dans cette purgation et au milieu de cette Nuit spirituelle.

On le voit, elle mérite une compassion profonde, l’âme que Dieu introduit dans cette orageuse et effroyable Nuit. Il est vrai qu’elle est très heureusement partagée, puisqu’il lui en reviendra d’immenses avantages lorsque, selon l’expression de Job Dieu révélera les biens cachés dans la profondeur des ténèbres 1, et que, suivant celle de David, la lumière sera aussi éclatante que l’obscurité aura été profonde 2. Néanmoins, à cause des indicibles souffrances auxquelles elle est en proie et de l’incertitude où elle est si elles prendront fin, car, ainsi que se dit le même prophète, elle croit son mal sans remède, à cause de la conviction où elle est que Dieu l’a reléguée dans les ténèbres comme ceux qui sont morts depuis un siècle 3 ; à cause de l’angoisse de son esprit et du trouble de son cœur 4, elle doit inspirer une immense pitié, et d’autant plus qu’à raison du délaissement où cette Nuit obscure la plonge, elle ne trouve de consolation dans aucune doctrine spirituelle, elle ne rencontre d’appui auprès d’aucun directeur.

suam tota die. Vetustam fecit pellem meam et carnem meam, contrivit ossa mea. Aedificavit in gyro meo, et circumdedit me felle et labore. In tenebrosis collocavit me quasi mortuos sempiternos. Circumaedificavit adversum me, ut non egrediar ; aggravavit compedem meum. Sed et cum clamavero et rogavero, exclusit orationem meam. Conclusit vias meas lapidibus quadris, semitas meas subvertit. Ursus insidians factus est mihi, leo in absconditis. Semilas meas subvertit, et confregit me, posuit me desolatam. Tetendit arcum suum, et posuit me quasi signum ad sagittam. Misit in renibus meis filias pharetrae suoe. Factus sum in derisum omni populo meo, canticum eorum tota die. Replevit me amaritudinibus, inebriavit me absynthio, et fregit ad numerum dentes meos, cibavit me cinere. Et repulsa est a pace anima mea, oblitus sum bonorum et dixi : Periit finis meus et spes mea a Domino. Recordare paupertatis et transgressionis meœ, absynthii et fellis. Memoria memor ero, et tabescet in me anima mea. (Thren., HI, 1-20.)

1 Qui revelat profunda de tenebris. (Job, XII, 22.)

2 Sicut tenebrae ejus ita et lumen ejus. (Ps. cxxxviii, 12.)

3 Collocavit me in obscuris sicut mortuos saeculi. (Ps. cxLii., 3.)

4 Et anxiatus est super me spiritus incas, in me turbatum est cor meum. (Ibid.).

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Vous avez beau lui dire et lui répéter qu’elle a beaucoup de raisons de se réjouir, parce que ses peines seront pour elle la source de biens infiniment précieux, elle ne peut ajouter foi à vos paroles. Plongée, enfoncée comme elle l’est dans le sentiment de ses maux et la claire vue de ses misères, il lui semble que, ne connaissant pas ce qu’elle voit et ce qu’elle sent, vous ne parlez ainsi que parce que vous ne la comprenez pas. Au lieu de la consoler, vos paroles ne font que renouveler sa douleur, car elle est persuadée qu’elles ne remédieront pas à son mal : en quoi elle est dans le vrai. Tant que le Seigneur n’aura pas achevé sa purification par les voies qu’il s’est proposées, toute tentative d’apporter un adoucissement à sa souffrance restera sans résultat.

De fait, cette âme est aussi impuissante que le serait un prisonnier jeté pieds et mains liés dans une basse-fosse obscure, ne pouvant ni voir ni bouger, ni recevoir aucune assistance, soit d’en haut, soit d’en bas. Elle demeurera en cet état jusqu’à ce que son esprit soit assoupli, humilié, purifié, jusqu’à ce qu’il soit devenu assez subtil, assez simple, assez dégagé, pour ne faire qu’un avec l’Esprit de Dieu, selon le degré d’union d’amour dont la divine miséricorde a résolu de la gratifier.

À proportion de ce degré d’union, la purification sera plus ou moins forte et durera plus ou moins longtemps. Si l’union doit être élevée, la purification, si violente soit-elle, durera plusieurs années, toutefois avec des intervalles de soulagement. Pendant ces intervalles, Dieu fera en sorte que la contemplation obscure cesse pour un temps d’investir l’âme d’une façon purgative, pour l’investir d’une manière amoureuse et illuminative. Alors l’âme, tirée en quelque sorte de sa prison et dégagée de ses fers, mise en liberté et soulagée de ses maux, goûtera une paix très suave et jouira d’un amoureux commerce avec Dieu.

L’abondance et la facilité des communications spirituelles lui seront rendues.

C’est là pour l’âme un indice de la santé que la purifi­cation spirituelle opère en elle et en présage de l’abon­dance qui l’attend. Parfois elle en vient à penser que ses douleurs ont pris fin. C’est, en effet, le propre de ces états d’âme purement spirituels. Quand on est sous le poids des tourments, on se persuade qu’on n’en sera jamais affranchi et que tous les biens sont irrémédiablement perdus. Les textes de l’Écriture que nous avons cités nous en sont une preuve. Est-on de nouveau en possession des richesses spirituelles, on est convaincu que les douleurs ont disparu pour toujours, et qu’on a retrouvé les biens surnaturels pour ne plus les perdre. David reconnaît que telle était en pareil cas sa disposition intime : J’ai dit dans mon abondance : je ne serai jamais ébranlé 1.

Cela vient de ce qu’il s’agit ici de la disposition de la partie spirituelle de l’âme. La possession actuelle d’un extrême fait disparaître l’actuelle possession de son con­traire. Il n’en est pas de même quand il est question de la partie sensitive, parce que sa perception est beaucoup plus faible.

Mais, malgré tout, l’esprit n’est pas encore parfaitement purgé. Il n’est pas entièrement affranchi des affections imparfaites contractées dans la partie inférieure. La partie spirituelle, il est vrai, n’est plus par elle-même sujette au changement ; mais, en tant que participant encore de quelque façon à ces affections imparfaites, elle reste susceptible de rentrer dans les tourments, elle qui avait assuré dans son abondance qu’elle ne serait jamais ébranlée.

Si l’âme qui se voit en possession d’une abondance de biens spirituels se figure que tous ses maux ont pris fin,

Ego dixi in abundantia mea : Non movebor in osternum. (Ps. xxix, 7.)

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c’est qu’elle n’aperçoit pas la racine d’imperfection et de souillure qui lui reste encore. Du reste, le plus souvent, la suave communication n’est pas assez abondante pour lui dérober la vue de cette racine d’imperfection, qui subsiste toujours. L’âme ne laisse pas de sentir qu’un je ne sais quoi lui manque et est encore à faire, ce qui ne lui permet pas de jouir pleinement du soulagement qui lui est accordé. Elle sent au dedans d’elle-même un ennemi qui, tout apaisé et endormi qu’il paraisse, pourrait encore revivre et faire des siennes.

De fait, quand elle est le plus en sécurité et qu’elle s’y attend le moins, voici que cet ennemi l’engloutit de nouveau avec plus de violence, plus de rigueur qu’auparavant, d’une façon plus ténébreuse et plus lamentable. Et ceci durera peut-être un espace de temps plus long que le premier.

L’âme alors se persuade tout de nouveau que ses biens sont perdus pour toujours. L’expérience qu’elle vient de faire à la suite de ses premières afflictions, alors qu’elle ne voyait plus pour elle à l’avenir que peines et que tourments, ne l’empêche pas, dans ce renouvellement d’angoisses, de croire fermement que cette fois c’est fini sans retour et qu’elle ne reviendra plus à son premier état. Cette conviction, je le répète, est causée par la connaissance actuellement donnée à l’esprit, laquelle anéantit tout ce qui lui est contraire.

De là vient aussi que les âmes détenues dans le purgatoire se demandent avec angoisse si elles en sortiront jamais et si leurs peines auront une fin. Ce n’est pas qu’elles n’aient à l’état d’habitus les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité, mais le sentiment actuel de leurs tourments et la privation de Dieu où elles se trouvent ne leur permettent pas de jouir actuellement des biens et des joies qui sont inhérents à ces vertus. Elles voient

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bien qu’elles aiment Dieu, mais cette vue ne les console point, parce que Dieu leur paraît ne pas répondre à leur amour et qu’elles se croient indignes d’en être aimées. Se voyant privées de lui et plongées dans leurs misères, il leur semble que c’est à juste titre que Dieu les a prises en horreur et rejetées pour toujours.

Il en est de même d’une âme dans l’état de purgation. Elle voit bien qu’elle aime Dieu et donnerait mille vies pour lui — et par le fait les âmes au milieu de ces rigoureuses épreuves portent à leur Dieu un très grand amour, — et cependant cette vue ne les soulage pas. Elle les afflige au contraire davantage, car si d’un côté elles ont tant d’amour pour Dieu et ne sont occupées que de lui, de l’autre, se voyant si misérables, elles ne peuvent se persuader que Dieu les aime, elles croient qu’elles ne sont pas dignes d’en être aimées et ne le seront jamais. Convaincues au contraire qu’elles méritent d’être éternellement abhorrées de lui et de toutes les créatures, elles s’affligent à l’excès de voir en elles tant de raisons d’être « en horreur à Celui qu’elles aiment avec tant d’ardeur et pour qui seul elles soupirent.

CHAPITRE VIII. AUTRES SOUFFRANCES QUI AFFLIGENT L’ÂME EN CET ÉTAT DE PURGATION.

Il y a pour l’âme un autre motif bien cuisant de peine et de désolation. Cette Nuit tient ses puissances et ses affections dans une captivité telle, qu’elle est hors d’état d’élever son cœur et son esprit vers Dieu : elle est incapable de prier. Il lui semble, comme à Jérémie, que Dieu a mis devant lui un nuage qui arrête sa prière et l’empêche de passer 1. C’est aussi le sens à donner au texte que nous avons cité plus haut : Il a fermé mes voies avec des pierres carrées 2.

Si cette pauvre âme s’efforce de prier, c’est avec une telle sécheresse qu’elle prie, avec une telle absence de goût, qu’il lui paraît que Dieu ne l’écoute pas et ne fait aucune attention à elle. C’est ce que le même prophète nous a donné à entendre lorsqu’il a dit : Quand je pousserai vers lui mes cris et mes supplications, il a d’avance rejeté ma prière 3.

Il est certain que ce n’est pas alors le temps de parler à Dieu, mais celui de mettre, comme s’exprime Jérémie, sa bouche dans la poussière, afin de se rendre compte s’il y aurait encore quelque espérance 4, et de souffrir en patience les douleurs de sa purification.

Comme c’est Dieu qui opère alors dans l’âme, elle est réduite à une totale impuissance. Elle ne peut ni prier vocalement ni appliquer son attention aux choses divines,

1 Opposuisti nubem tibi, ne transeat oratio. (Thren., in, 44.)

2 Ibid., 9.

3 Ibid., 8.

4 Ponet in pulvere os suum, si forte sit spes. (Thren., ni, 29.)

et moins encore aux choses profanes. Il y a plus. Elle a souvent des abstractions et des absences de mémoire si complètes, qu’il lui arrive de rester quelque temps sans savoir ce qu’elle a fait ou pensé, ni ce qu’elle fait, ni ce qu’elle va faire. Malgré tous ses efforts, elle est incapable de donner son attention à l’occupation du moment.

Alors, non seulement l’entendement se purifie de ses lumières bornées et la volonté de ses affections imparfaites, mais la mémoire se dépouille de son travail discursif et de ses connaissances. Il est important que la mémoire s’anéantisse ainsi, afin que se réalise cette parole de David qui a trait à cette purification : J’ai été réduit à rien et je n’ai plus su 1. Ce non-savoir dont parle David n’est pas autre chose que l’inintelligence et l’oubli où tombe la mémoire. Cette abstraction et cette absorption sont causées par le recueillement intérieur dans lequel cette contemplation plonge une âme.

En effet, pour que l’âme soit divinement réformée selon ses puissances et disposée à la divine union d’amour, il est de toute nécessité qu’elle soit absorbée avec toutes ses puissances dans cette obscure et divine lumière de contemplation, et par là retirée de toute affection et de toute perception créée. La durée de cette absorption est ordinairement proportionnée à l’intensité de la purgation.

Ainsi, plus cette divine lumière investit une âme simplement et purement, plus elle la plonge dans les ténèbres, et plus aussi elle la vide, elle la dépouille de ses connaissances et de ses affections particulières par rapport aux choses d’en haut et à celles d’en bas. Moins la lumière est simple et pure, moins elle dépouille l’âme et moins elle paraît obscure. Il semble incroyable que la lumière surnaturelle et divine mette l’âme dans les ténèbres à proportion

1 Ad nihilum redactus sum et nescivi. (Ps. Lxxii, 22.)

qu’elle est plus brillante et plus pure, en sorte qu’étant moins éclatante elle obténèbre moins. Et cependant, cela devient très compréhensible si l’on réfléchit à cette sentence d’Aristote, citée plus haut : les choses surnaturelles sont d’autant plus obscures à notre entendement, qu’elles sont par elles-mêmes plus claires et plus manifestes.

Comme le divin rayon de contemplation qui investit l’âme de lumière divine excède sa capacité naturelle, il la plonge par là même dans les ténèbres, il la prive de toutes les connaissances et de toutes les affections qu’elle recevait auparavant par le moyen de la lumière naturelle ; en sorte qu’il la met non seulement dans l’obs­curité, mais dans le vide par rapport à ses puissances et à ses appétits, tant spirituels que naturels. C’est lorsqu’elle est ainsi dans le vide et l’obscurité que Dieu la purifie et l’illumine au moyen de la lumière spirituelle de la contemplation, mais à son insu, et tandis qu’elle ne voit autour d’elle que ténèbres. S’il se présente alors un jugement à porter sur un point très spirituel de perfection, ou bien un discernement à faire de la vérité ou de la fausseté d’un effet extraordinaire, l’âme en est beaucoup plus capable qu’avant d’avoir passé par cette obscurité. Elle reconnaît aussi très aisément, par une certaine lumière spirituelle, l’imperfection lorsqu’elle se présente.

Supposez un rayon de soleil qui traverse un appartement obscur. Il est invisible. Cependant si vous passez la main par ce rayon, ou bien un objet quelconque, l’objet appa­raît aussitôt à la vue et révèle la présence du rayon128. Ainsi, la lumière spirituelle dont nous parlons, par là même qu’elle est simple, pure, générale, qu’elle n’est affectée ou particularisée par quoi que ce soit d’intelligible, ou naturel ou divin — car les puissances de l’âme se trouvent vides et anéanties par rapport à tout cela, — cette lumière, dis-je, met l’âme en état de percevoir avec facilité et sans restriction quelque vérité que ce soit, qu’elle appartienne aux choses d’en haut ou aux choses d’en bas. L’Apôtre n’a‑t-il pas dit : L’esprit scrute toutes choses, même les profondeurs de Dieu 1 ?

C’est de cette sagesse générale et simple que doit s’en­tendre ce que l’Esprit-Saint nous dit par la bouche du Sage : Elle atteint partout à cause de sa pureté 2, c’est-à-dire parce qu’elle n’est limitée par aucune notion intelligible, par aucune affection particulière.

C’est le propre de l’esprit purifié et anéanti par rapport à toutes les affections et à toutes les connaissances parti­culières, de l’esprit qui ne goûte et ne perçoit rien de parti­culier, qui demeure volontairement dans le vide et les ténèbres, d’embrasser toutes choses avec facilité, afin que se réalise en lui mystiquement cette parole de saint Paul : Nihil habentes et ornnia possidentes 3. Un si grand bien était dû à une si parfaite pauvreté d’esprit.

1 Spiritus enim omnia scrutatur, etiam profunda Dei. (1 Cor., ii, 10.)

2 Attingit enim rebique propter suam munditiam. (Sap., vii, 24.)

3 N’ayant rien et possédant tout. (II Cor., vi, 10.)


CHAPITRE IX. CETTE NUIT NE PLONGE L’ESPRIT DANS LES TÉNÈBRES QUE POUR L’ILLUMINER.

Il nous reste à dire comment cette Nuit ne plonge l’esprit dans les ténèbres que pour l’illuminer universellement, comment elle ne l’humilie et ne le réduit à la dernière misère que pour l’élever et l’exalter, comment elle ne l’appauvrit et ne le dépouille de toute propriété et de toute attache naturelle que pour le rendre capable de goûter divinement tous les biens d’en haut et d’en bas, grâce à la liberté universelle qu’elle lui confère.

Les éléments, pour pouvoir se communiquer à toutes les entités et à tous les composés naturels, ne doivent être soumis à aucune couleur, à aucune odeur, à aucune saveur particulière, afin d’être aptes à concourir à toutes les saveurs, à toutes les odeurs, à toutes les couleurs. L’esprit de même doit être simple, pur, dénué de toute affection naturelle, pour pouvoir communiquer en toute ampleur et liberté avec cette divine Sagesse qui, à cause de sa pureté, permet de goûter excellemment la saveur qui est en toutes choses. Sans une telle purgation, l’esprit ne serait nullement capable de jouir de cette abondance de saveur spirituelle, car une seule attache, une seule, vue particulière qui affecterait l’esprit, soit actuellement, soit habituellement, suffirait à l’empêcher de sentir, de goûter, de s’assimiler l’exquise et intime saveur de l’esprit d’amour, saveur qui renferme en souveraine excellence toutes les saveurs.

Voyez les enfants d’Israël. Parce qu’il leur était demeuré une affection et un souvenir pour les viandes et les autres aliments dont ils se nourrissaient en Égypte 1, ils étaient incapables de goûter dans le désert le pain des anges, je veux dire la manne qui, au témoignage de l’Écriture, renfermait en soi toutes les saveurs et prenait le goût que chacun souhaitait 2. De même, tant que l’esprit est entaché de quelque affection actuelle ou habituelle, ou entravé par les connaissances particulières ou quelque autre notion limitée, il est incapable de goûter au gré de la volonté les délices de la liberté spirituelle.

La raison en est que les affections, les sentiments, les connaissances de l’esprit arrivé à l’état de perfection sont divins, et, par conséquent, d’une nature toute différente de ceux qui dérivent de la nature, et d’une bien autre éminence. De façon que pour entrer, soit d’une manière actuelle, soit d’une manière habituelle, en possession des uns, il faut nécessairement anéantir les autres, car deux contraires ne peuvent subsister à la fois dans un même sujet, et ils s’anéantissent mutuellement.

C’est pourquoi il est si important et si nécessaire, pour que l’âme atteigne des biens si élevés, que cette obscure Nuit de contemplation vienne auparavant l’anéantir et la dégager de ce qu’il y a en elle de bas et d’imparfait, et à cet effet, la réduise aux ténèbres et à la sécheresse, la sépare et la dépouille. La lumière qui va lui être donnée est une lumière sublime et divine, qui excède toute lumière naturelle et que l’entendement est naturellement incapable de percevoir. Il faut donc que l’entendement, pour être en état de s’unir à elle et devenir divin en l’état de perfection, soit auparavant purifié, anéanti quant à ses lumières naturelles, par le moyen des ténèbres où le plonge cette obscure contemplation. Combien dureront ces ténèbres ? Autant qu’il est nécessaire pour anéantir et faire disparaître l’habitus

1 Exod., xvi, 3.

2 Sap., xvi, 21.

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imparfait dont l’entendement est entaché de longue date quant à sa manière de connaître, et pour le remplacer par l’illumination divine. C’est en vue de transformer sa capacité naturelle qu’il est plongé dans des ténèbres si profondes, si terribles, si extraordinairement douloureuses. Ces ténèbres se font sentir jusque dans les profondeurs de la substance de l’esprit. De là vient qu’elles lui font l’effet de ténèbres substantielles.

Il en est de même pour la volonté. Comme l’amour qui lui sera départi dans l’union divine sera un amour divin, par conséquent très subtil, très exquis et très intime, un amour qui surpasse toutes les affections et tous les sentiments forcément imparfaits de la volonté, comme aussi tous les appétits de cette puissance, il faut pour qu’elle soit rendue capable de goûter par union d’amour une si divine affection, une délectation si sublime, il faut, dis-je, qu’elle soit d’abord purifiée, anéantie en toutes ses affections et en tous ses sentiments, et à cet effet laissée en proie à l’angoisse et à la sécheresse. Cet état se prolongera autant qu’il sera nécessaire, vu l’habitus des affections naturelles qui est en elle, tant à l’égard des choses divines qu’à l’égard des choses humaines.

L’âme ainsi exténuée, desséchée, dégagée, dans le feu de cette obscure contemplation, de tous les genres de démons, comme le cœur du poisson que Tobie plaça sur les charbons, elle se trouvera dans une disposition toute nouvelle de pureté et de simplicité. Alors, toutes les contrariétés actuelles et habituelles dont elle était encore entachée ayant disparu, elle sera capable des touches sublimes et extraordinaires du divin Amour, dans lequel, elle se verra transformée.

L’âme dont il s’agit est appelée à recevoir sur les choses divines et humaines des notions très élevées, très savou­reuses et vraiment divines, fort au-dessus par conséquent de sa capacité naturelle, et par le fait, sa manière nouvelle de les envisager sera aussi différente de la première, que la lumière et la grâce du Saint-Esprit diffèrent du sens, que ce qui est divin diffère de ce qui est humain. Il est donc nécessaire que l’esprit se subtilise et s’assouplisse, qu’il s’affranchisse de sa manière naturelle et vulgaire, et c’est pour, en venir là qu’au moyen de la contemplation purgative il est réduit à la plus extrême angoisse. La mémoire, de son côté, est dépouillée de toute connaissance suave et agréable, elle devient comme étrangère à toutes les choses créées, et celles-ci lui paraissent à présent étranges et tout autres qu’elles n’étaient.

Cela provient de ce que la Nuit dont nous parlons retire l’esprit de la façon commune et ordinaire de sentir les choses, pour lui inoculer un sentiment divin, et ce sentiment est si éloigné de la manière humaine de sentir, que cette âme se sent en quelque sorte vivre hors d’elle-même. Elle en vient à se demander si elle n’est pas sous l’empire de quelque enchantement, tant elle se trouve déconcertée de ce qu’elle voit et de ce qu’elle entend, tant les choses lui paraissent étranges et singulières, et cependant ce sont les mêmes qu’elle a vues et entendues jusqu’ici. Cet effet est le résultat de l’éloignement et de la séparation où l’âme se trouve maintenant des notions et des sentiments vulgaires, par rapport à ces objets. Quand elle sera véritablement anéantie à leur égard, elle se revêtira d’une forme divine, qui tiendra plus de la vie future que de la vie d’ici-bas.

Toutes ces afflictions et toutes ces purifications, l’âme les souffre pour mériter d’être engendrée à la vie de l’esprit, par le moyen de la divine influence qui s’exerce sur elle. C’est au milieu de ces douleurs qu’elle enfante l’esprit de salut, afin que s’accomplisse pour elle cet oracle d’Isaïe : De votre face, Seigneur, nous avons conçu nous sommes

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comme dans les douleurs de l’enfantement, et nous mettons au four l’esprit de salut 1.

Outre cela, par le moyen de cette Nuit contemplative, l’âme se dispose à cette tranquillité et à cette paix intérieure, exquise et délicieuse, qui, selon l’expression de l’Écriture, surpasse tout sentiment. Il est donc indispensable qu’elle soit dépouillée de la paix dont elle jouissait auparavant, de cette paix qui, à cause des imperfections dont elle se trouvait enveloppée, n’était pas une paix véritable. L’âme, il est vrai, parce que cette paix était conforme à ses goûts, la regardait comme une paix véritable et même comme une double paix, car elle avait acquis la paix du sens et en partie celle de l’esprit, et cette double paix l’avait remplie d’une certaine abondance spirituelle. Et cependant, je le redis encore, cette paix était imparfaite. Il faut donc que l’âme subisse une purification nouvelle, il faut que sa paix soit troublée et qu’elle disparaisse, ainsi que Jérémie le déplorait avec gémissements dans le texte cité plus haut, alors qu’il cherchait à nous faire comprendre les terribles souffrances de cette Nuit spirituelle Mon âme, disait-il, a été exilée de la paix 2.

Cette douloureuse purgation comporte des craintes, des inquiétudes, des luttes intimes, qui, jointes au sentiment de ses misères, font redouter à l’âme, que sa perte soit assurée et que ses biens spirituels soient à jamais détruits. De là une douleur si amère, des gémissements intérieurs si profonds, qu’ils provoquent des clameurs et des rugissements spirituels, que parfois la bouche profère et qu’accompagnent des flots de larmes. Mais le plus souvent la force manque pour les pousser au-dehors, en sorte que ce soulagement fait défaut.

1 Sic facti sumus a facie tua, Domine. Concepimus et quasi parturivimus et peperimus spiritum. (Is., xxvi, 17, 18.)

2 Thren., iii, 17.

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David nous fait de ceci une fidèle peinture lorsqu’il dit dans un Psaume : J’ai été affligé, humilié à l’excès. J’ai rugi dans le gémissement de mon cœur 1. Ce rugissement indique la violence de la douleur.

Parfois le sentiment aigu et soudain des maux où elle est plongée atteint pour cette âme un tel degré d’intensité, et la pénètre tout entière d’une douleur si véhémente, qu’il est impossible d’en donner l’idée, si ce n’est peut-être par cette figure qu’emploie le saint homme Job : Mon rugissement est semblable à l’inondation des eaux 2. Parfois, en effet, les eaux s’amoncellent avec violence, noyant et couvrant tout. De même, ce rugissement de douleur monte à un tel excès, qu’il pénètre et noie totalement cette âme, remplissant toutes ses facultés d’une angoisse et d’une douleur entièrement indicibles.

Telle est l’œuvre de cette Nuit spirituelle : elle obscurcit la lumière du jour, sans plus laisser aucune espérance. C’est dans ce sens que Job disait encore : Durant la nuit ma bouche a été transpercée par la douleur, et ceux qui me dévorent ne dorment pas 3. Par la bouche il faut entendre la volonté, transpercée par les douleurs qui ne cessent de la déchirer. Il est vrai de dire que ses douleurs ne dorment pas, puisque les craintes et les inquiétudes qui rongent cette âme ne cessent jamais.

La guerre et les combats dont il s’agit sont d’une extrême violence, parce que la paix qui doit les suivre sera très profonde ; les douleurs spirituelles sont intimes, pressantes et aiguës, parce que l’amour dont l’âme doit être gratifiée sera très intime et infiniment pur. En effet, plus l’œuvre doit être intime, excellente, plus la souffrance doit être

1 Afflictus sum et humiliatus sum nimis. Rugiebam a gemitu cordis (Ps. xxxvit, 9.)

2 Tamquam inundantes aquae, sic gemitus meus. ( job, ni, 24.)

3 Nocte os menai perforatur doloribus, et qui me comedunt, non dormiunt. (Job, xxx, 17.)

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aiguë, profonde, et plus l’édifice doit être fermé, plus le tourment doit avoir d’intensité. Aussi l’âme, pour employer l’expression de Job, se flétrit au dedans d’elle-même 1. Et ce qu’il y a en elle de plus intime bouillonne en quelque sorte dans une irrémédiable douleur.

Comme cette âme est appelée à jouir, dans l’état de perfection vers lequel cette Nuit purgative l’achemine, d’innombrables richesses, de vertus et de dons excellents, tant selon sa substance que selon ses puissances, il faut qu’elle soit d’abord séparée, privée, vidée, dépouillée de tous ses biens. Il faut qu’elle croie n’y revenir jamais, il faut qu’elle les regarde comme irrévocablement perdus pour elle. C’est ce que Jérémie nous fait encore entendre dans le même passage, lorsqu’il dit : J’ai perdu le souvenir des biens 1.

Voyons à présent comment il peut se faire que cette lumière de contemplation, si suave et si charmante que l’âme ne peut rien désirer au-delà — car, nous l’avons dit, c’est à elle que l’âme doit s’unir, c’est en elle que l’âme trouvera tous les biens dans l’état de perfection auquel elle aspire, — voyons, dis-je, pourquoi son arrivée dans l’âme produit des effets si douloureux et si cruels.

Il est facile de répondre à cette question, et nous y avons déjà en partie répondu. Il n’y a de la part de la contemplation et de l’infusion divine rien qui puisse faire souffrir une âme, elle n’apporte là où elle entre que suavités et délices, et par le fait elle les apportera un jour à cette âme. La souffrance vient de la faiblesse et de l’imperfection dont l’âme est maintenant entachée et des dispositions où elle se trouve, dispositions qui sont opposées à la suavité et aux délices qui dérivent de la lumière divine. Celle-ci, en investissant l’âme, rencontre ces oppositions. Il est donc inévitable que l’âme endure tout ce que nous venons de dire.

1 Nunc autem in memetipso marcescit anima mea. ( Job, xxx, 16)

2 Oblitus sum bonorum. (Thren., III, 17.)


CHAPITRE X. OÙ L’ON EXPLIQUE PLUS À FOND CETTE PURGATION SPIRITUELLE PAR LE MOYEN D’UNE COMPARAISON.

Pour mettre dans un plus grand jour ce que nous avons dit précédemment et ce qui nous reste encore à dire, nous allons montrer que cette lumière purgative, cette amoureuse notion divine dont nous parlons, pour purifier l’âme, la disposer et se l’unir parfaitement, procède de la même manière que le feu à l’égard du bois qu’il se prépare à transformer en soi.

Le feu matériel, quand il s’attache au bois, commence par le sécher : il en chasse l’humidité et lui fait pleurer l’eau qu’il contient. Il le rend ensuite noir, obscur, désagréable à voir et de mauvaise odeur. Après l’avoir ainsi progressivement séché, il met à nu et chasse dehors tous les accidents obscurs, contraires à la nature du feu. Après quoi il l’échauffe et l’enflamme au-dehors. Enfin il le trans­forme en soi et lui communique sa propre beauté.

Quand les choses en sont là, le bois perd tout ce qui est de sa nature ; si l’on excepte sa quantité et sa pesanteur, qui surpassent celles du feu, il a en soi les propriétés et les opérations du feu, car il est sec et il sèche, il est chaud et il échauffe, il est brillant et il éclaire. Enfin il est beaucoup plus léger qu’auparavant, et c’est le feu qui lui donne ces propriétés, qui opère ces effets.

Il en est de même de ce feu d’amour, de cette divine contemplation, par rapport à notre âme. Avant de s’unir cette âme et de la transformer en soi, le feu divin la purifie de tous les accidents contraires qu’il trouve en elle. Il tire au-dehors ses laideurs, il la rend noire et obscure, en sorte

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qu’elle paraît pire qu’auparavant et vraiment laide, abominable. En effet, ces humeurs vicieuses que la divine purgation chasse au-dehors étaient si bien fixées, enracinées dans l’âme, qu’elle ne les voyait pas, elle ignorait tout le mal qui était en elle. Maintenant, pour le rejeter et le détruire, on le lui met sous les yeux, et elle le voit clairement, éclairée qu’elle est par cette obscure lumière de divine contemplation.

En réalité l’âme n’est pas alors pire qu’elle n’était, ni en elle-même ni aux yeux de Dieu ; mais comme elle découvre en elle ce qu’auparavant elle ne voyait pas, elle se croit devenue telle. Non seulement elle s’estime indigne de paraître devant Dieu, mais elle se regarde comme à juste titre devenue pour lui un objet d’horreur.129

La comparaison dont nous venons de nous servir va jeter une vive lumière sur plusieurs points que nous avons à traiter.

En premier lieu, elle nous fait comprendre comment la Sagesse amoureuse qui doit s’unir l’âme et la transformer en soi, est la même qui commence d’abord par la purifier et la disposer. De même le feu, qui doit transformer le bois en se l’incorporant, le dispose d’abord à cet effet.

En second lieu, les peines que l’âme endure ne viennent pas de la divine Sagesse, puisque, selon la parole du Sage, tous les biens arrivent avec elle 1. Elles viennent de la faiblesse et de l’imperfection de l’âme, qui empêchent celle-ci de recevoir la divine lumière, avec ses ses délices, sans une purification préalable. De même le bois ne peut être transformé dès que le feu s’attache à lui, il faut qu’il soit disposé, et pour cela qu’il souffre. L’Ecclésiastique confirme cette vérité, lorsqu’il nous parle des souffrances qu’il a subies avant de s’unir à la Sagesse et d’en jouir.

1 Venerunt autem mihi omnia bona pariter cum illa. (Sap., vii, 11.)

Mes entrailles, dit-il, ont été troublées tandis que je la cherchais ; mais c’est pour cela même que je suis entré en possession d’un si grand trésor. 1.

En troisième lieu, nous pouvons maintenant nous former une idée des tourments qu’endurent les âmes dans le purgatoire. Le feu, même leur étant appliqué, n’aurait sur elles aucun pouvoir si elles n’étaient pas entachées d’imperfections. Ces imperfections sont la vraie cause des peines qu’elles souffrent, c’est la matière à laquelle le feu s’attache. Une fois que cette matière a disparu, il n’y a plus rien à consumer. Ici de même, une fois les imperfections détruites, l’âme ne souffre plus, il n’y a plus pour elle que jouissance.

En quatrième lieu, à mesure que l’âme se purifie par le moyen de ce feu d’amour, elle s’enflamme davantage, de même que le bois, à mesure qu’il se dispose, s’échauffe de plus en plus. L’âme, il est vrai, ne sent pas toujours cet embrasement ; elle ne le sent qu’à certains intervalles, lorsque la contemplation ne l’investit pas avec autant de force. L’âme alors est en état de voir le travail qui s’opère en elle et même d’en jouir. On le lui découvre à peu près comme si la main qui opère retirait pour un peu de temps le fer de la fournaise, pour laisser admirer le travail accompli.

L’âme à ce moment voit en elle-même le bien qui lui demeurait voilé tandis que l’œuvre se poursuivait. De même, lorsque la flamme cesse un instant d’envelopper le bois, on peut juger du degré auquel est arrivé l’embrasement.

En cinquième lieu, il est parfaitement vrai de dire qu’après ce temps de soulagement l’âme recommence à souffrir avec plus de violence et d’acuité qu’auparavant. En effet après ce coup d’œil accordé, après la purification des imperfections qui sont plus au dehors, le feu d’amour

1 Venter meus conturbatus est quœrendo illam ; propterea bonam possidebo possessionem. (Eccli., LI, 29.)

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s’attaque à ce qui reste à consumer et à purger plus au dedans. La souffrance de l’âme devient alors d’autant plus intime, plus pénétrante et plus spirituelle, qu’il s’agit maintenant de purifier des imperfections plus intérieures, plus déliées et plus subtiles, plus enracinées aussi dans les profondeurs de l’âme. Il en va de même pour le bois. Plus le feu le pénètre au-dedans, plus son action est énergique et violente, car il s’agit de disposer la partie la plus intérieure à être transformée en feu.

En sixième lieu, nous voyons à présent pourquoi l’âme se persuade que tous les biens sont désormais perdus pour elle et qu’elle est plongée dans les maux. C’est qu’à présent rien ne l’atteint que les amertumes. De même, le bois en combustion n’est plus soumis à l’action de l’air ni à aucune autre action, mais uniquement à celle du feu consumant. Aussi, lorsqu’on donnera à l’âme un nouvel échantillon de l’œuvre accomplie, sa jouissance sera plus intime, parce que la purification aura été plus intérieure.

En septième lieu, nous comprenons pourquoi cette âme qui jouit si puissamment durant ces intervalles de soulagement, au point de se dire parfois que les souffrances ne reviendront plus, ne laisse pas cependant, si elles doivent revenir, de sentir, quand elle y prend garde, une racine amère qui subsiste encore. Parfois cette racine révèle elle-même sa présence et elle ne permet pas à l’âme de jouir d’un bonheur parfait, car l’amertume menace de revenir et d’inonder l’âme tout de nouveau. Quand il en est ainsi, les tourments ne tardent pas à reparaître. En un mot, ce qui reste encore à purifier et à illuminer, se fait en partie connaître par sa dissemblance d’avec ce qui est déjà purifié. Il en est de même pour le bois. Ce qui reste encore à enflammer diffère manifestement de ce qui est déjà purgé par la flamme.

Rien d’étonnant donc si, au moment où la purification investit l’âme plus au dedans, l’âme se persuade tout de nouveau que les biens sont finis à tout jamais pour elle et qu’il ne lui reste plus rien à espérer. Plongée dans des peines plus intérieures, les biens qui se trouvent plus au-dehors sont entièrement voilés pour elle.

Gardons bien présentes à l’esprit et cette comparaison et les lumières que le premier vers de la première Strophe nous a fournies touchant la Nuit obscure et ses propriétés terribles. Il est temps maintenant de détourner les yeux de si douloureux tableaux, pour commencer à constater le fruit de tant de larmes et les heureuses propriétés d’une nouvelle vie. L’âme commence à les célébrer dans le second vers.


D’angoisses d’amour enflammée.

CHAPITRE XI. EXPLICATION DU SECOND VERS DE LA STROPHE I. — L’ÂME, A LA SUITE DE SES TOURMENTS, SE TROUVE EMBRASÉE D’UN VÉHÉMENT AMOUR DE DIEU.

L’âme nous révèle dans ce vers le feu d’amour qui, pendant cette Nuit de douloureuse contemplation, s’est allumé en elle, comme le feu matériel enflamme le bois auquel il s’est attaché. Cet embrasement a bien quelque rapport avec celui que nous avons vu s’allumer dans la partie sensitive de l’âme, et pourtant il y a autant de différence entre l’un et l’autre qu’entre l’âme et le corps, entre la partie spirituelle et la partie sensitive.

Ici, c’est dans l’esprit qu’a lieu l’embrasement d’amour. L’âme, au milieu de ses ténèbres et de ses tourments, se sent vivement et fortement blessée d’un véhément amour, et en même temps elle a un certain sentiment de Dieu, elle entrevoit Dieu en quelque sorte, sans connaissance particulière cependant, car, nous le savons, l’entendement est alors plongé dans les ténèbres.

L’esprit se sent violemment épris d’amour, parce que c’est le propre de cet embrasement spirituel de produire un amour passionné. Comme il s’agit ici d’un amour infus, sous l’impression duquel l’âme est plus passive qu’active, rien d’étonnant qu’il fasse naître en elle une ardeur véhémente et passionnée. Cet amour étant déjà quelque peu imprégné d’union divine, il participe à quelques-unes des propriétés de l’union. C’est ainsi que les opérations de Dieu s’impriment dans l’âme passivement, l’âme ne faisant que donner son consentement. Cette chaleur, cette véhémence, cette ardeur amoureuse, autrement dit cette inflammation, comme elle l’appelle ici, c’est l’Amour divin seul qui les allume en l’âme par son union avec elle.

Cet amour trouve dans l’âme d’autant plus de facilité et de disposition à l’union, qu’il a plus parfaitement séparé et rectifié tous ses appétits, qu’il les a rendus plus incapables de goûter soit les choses du ciel, soit les choses de la terre. Cet effet a été extrêmement marqué dans cette obscure purgation qui a sevré l’âme de toutes sortes de goûts et les a tenus dans une telle abstraction, qu’ils ne peuvent plus se nourrir de quoi que ce soit qui leur agrée. Cette action avait pour but de les séparer de tout, afin que l’âme eût la force et la capacité voulues pour recevoir cette puissante union d’amour.

Cette union commence à lui être accordée. L’âme va maintenant aimer de toutes ses forces spirituelles et de tous ses appétits sensitifs, ce qui lui était impossible alors que les uns et les autres se répandaient au dehors pour goûter autre chose.

C’est parce que David désirait recevoir ce puissant amour qui procède de s’union divine, qu’il disait à Dieu Je vous garderai ma force 1, c’est-à-dire toute la force de mes appétits, toute la capacité de mes puissances, et je n’appliquerai leur opération et leur goût à quoi que ce soit hors de vous.

On peut se faire par là quelque idée de la force de cet embrasement d’amour dans l’esprit. Dieu tient là recueillies toutes les facultés et toutes les puissances de l’âme, avec tous ses appétits, tant spirituels que sensitifs, afin que tout cet ensemble de facultés emploie ses forces à l’amour, accomplissant ainsi très véritablement le premier commandement, qui embrasse tout ce qui est dans l’homme et n’exclut rien clu divin amour, puisqu’il porte : Tu aimeras

1 Fortitudinern meam ad te cuslodiam. (Ps. LVIII, 10.)

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le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit, de toute ton âme et de toutes tes forces 1.

Une fois toutes les forces et tous les appétits de l’âme recueillis dans cet embrasement d’amour, une fois l’âme elle-même touchée, blessée, enflammée en toutes ses parties, quels seront, je le demande, les mouvements, les élans de toutes ces forces et de tous ces appétits, embrasés et blessés d’un amour véhément, qu’ils ne possèdent pas et dont ils ne jouissent pas encore, puisqu’ils sont plongés dans les ténèbres et les incertitudes ? Sans doute ils endurent une faim dévorante, comme ces chiens que David nous représente faisant le tour de la cité, et laissant retentir des plaintes et des hurlements, parce qu’il leur est impossible de se rassasier 2.

De fait, la violence de cet amour et de ce feu divin dessèche à tel point l’esprit, il enflamme tellement les appétits du désir d’étancher leur soif, que l’âme s’agite en tout sens, elle aspire vers Dieu par d’insatiables désirs et de toute l’ardeur de sa convoitise. David fait parfaitement comprendre ceci dans un Psaume : Mon âme, dit-il, a eu soif de vous. Ma chair elle-même a, soupiré vers vous avec une indicible ardeur 3. Une autre version porte : Mon âme est altérée de vous, mon âme se meurt du désir de vous posséder.

C’est ce que l’âme dont il s’agit ici rend par cette expression : d’angoisses d’amour enflammée. En tout ce qui se présente, que ce soient des pensées qui l’assaillent, des affaires qui la réclament, des devoirs quelconques qui l’appellent, elle aime avec ardeur, elle désire douloureu ‑

1 Diliges Dominum Deum tuurn ex loto corde trio, et ex Iota anima tua, et ex iota fortitudine tua. (Deuter., vi, 5.)

2 Famem patientur ut canes et circuibunt civitatem. Si vero non fuerint saturati et murmurabunt. (Ps. Lviii, 15, 16.)

3 Sitivit in te anima inca, quam multipliciter libi caro mea ! (Ps. lxii, 2.)

sement. En tout temps, en tout lieu, ce désir la torture, il ne lui laisse aucun repos. Sans relâche elle souffre de cette blessure, elle éprouve ce désir embrasé, tourment que le saint homme Job exprimait en ces termes : Comme le cerf soupire après les ombrages, comme le mercenaire attend la fin de son travail, ainsi j’ai compté des mois vides de repos et des nuits pleines de tourment. Si je dors, je demande : quand me lèverai-je ? Puis de nouveau j’attends le soir, et je serai rempli de douleurs jusqu’aux ténèbres 1.

Tout paraît resserré à cette âme, elle ne tient plus en elle-même, et le ciel, comme la terre, est trop étroit pour elle. Elle est, nous dit Job, remplie de douleurs jusqu’aux ténèbres, c’est-à-dire, conformément au sens et pour suivre notre sujet, elle est en proie à une souffrance sans conso­lation, elle a perdu toute espérance du retour de la lumière et des biens spirituels.

Son angoisse, son tourment dans cet embrasement d’amour est plus intense qu’auparavant. Maintenant il est double. D’une part les ténèbres spirituelles où cette âme est plongée l’affligent d’une infinité d’incertitudes et de craintes. De l’autre, l’amour de Dieu, dont elle est embrasée, la transperce de son amoureuse blessure et attise merveilleusement la flamme qui la dévore.

Isaïe nous dépeint très bien ces deux genres de souffrance : Mon âme, dit-il à Dieu, vous a désiré pendant la nuit. Et il ajoute : Avec mon esprit, du fond de mes entrailles, je veillerai pour vous dès le matin 2. C’est le second genre de souffrance. Il est causé par l’ardeur des désirs que l’amour

Sicut cervus desiderat umbram et sicut mercenarius prcestolatur fluent operis sui : sic et ego habui menses vacuos, et noctes laboriosas muneravi mihi. Si dormiero, dicam : Quando consurgam? Et rursum expectabo vesperant, et replebor doloribus osque ad tenebras. (Job, vii, 2-4.)

2 Anima mea desideravit te in nocte; sed et spiritu mecs in prœcordiis meis de mare vigilabo ad te. (Is., xxvi, 9.)

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allume dans les entrailles de l’esprit, c’est-à-dire dans la faculté amative.

Il est vrai de dire qu’au milieu de ses peines obscures et amoureuses, l’âme sent dans son intérieur une certaine compagnie qui la réconforte, tellement que si on lui enlevait ce poids d’angoisses et de ténèbres, elle se sentirait seule, vide et sans énergie. Cela vient de ce que la force et l’énergie sont communiquées passivement à cette âme par la ténébreuse flamme d’amour qui l’enveloppe. Si elle cessait de l’envelopper, la force et la chaleur d’amour disparaîtraient, en même temps que les ténèbres.

CHAPITRE XII. CETTE EFFROYABLE NUIT EST UN PURGATOIRE, DANS LEQUEL LA DIVINE SAGESSE ILLUMINE ICI-BAS LES HOMMES DE LA MÊME LUMIÈRE QUI PURIFIE ET ILLUMINE LES ANGES DANS LE CIEL.

Nous venons de le voir, de même que l’âme, dans cette Nuit obscure, est purifiée par le feu d’amour au sein des ténèbres, de même elle s’enflamme peu à peu au sein des mêmes ténèbres. Nous l’avons vu aussi, comme les esprits se purifient dans l’autre vie au moyen d’un feu ténébreux et matériel, ainsi en cette vie ils se purifient au moyen d’un feu d’amour ténébreux et spirituel. Il y a cette différence que dans l’autre vie ils se purifient par le feu, tandis qu’ici-bas ils se purifient et s’illuminent uniquement par l’amour.

C’est cette purification que demandait David, lorsqu’il disait : Cor mundum crea in me, Deus 1. En effet, la pureté du cœur n’est pas autre chose que l’amour et la grâce de Dieu, et notre Sauveur appelle ceux qui sont purs de cœur bienheureux, ce qui revient à dire enflammés d’amour, puisque la béatitude ne se donne qu’à l’amour.

Que l’âme se purifie à mesure qu’elle est illuminée par ce feu d’amoureuse Sagesse — car Dieu n’accorde jamais la Sagesse mystique sans l’amour, parce que c’est l’Amour lui-même qui la verse en nous, — Jérémie nous le déclare quand il dit : Il a envoyé d’en haut un feu dans mes os, et il m’a enseigné 2. David, de son côté, appelle la Sagesse de Dieu un argent éprouvé par le feu 3, c’est-à-dire par le feu purificateur de l’amour.

1 Créez en moi un cœur pur, Ô mon Dieu. (P. s. L, 12.)

2 De excelso misit ignem in ossibus meis et erudivit me. (Thren., i, 13.)

3 Argentum igue examinatum. (Ps. xi, 7.)

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Cette obscure contemplation verse donc en l’âme l’amour et la sagesse, à chacun selon sa capacité et son besoin. Elle illumine l’âme et la purifie de ses ignorances 1, nous dit le Sage, qui en avait fait l’expérience.

Nous pouvons inférer de tout ceci que la Sagesse de Dieu, qui purifie nos âmes, est la même qui purifie les anges de leurs ignorances en leur communiquant l’intelligence et en leur découvrant ce qu’ils ne savaient pas, descendant de Dieu à travers les hiérarchies angéliques, depuis la première jusqu’à la dernière, et de celle-ci sur les hommes. De là vient que toutes les œuvres accomplies par les anges, ou sous leur inspiration, sont dites très véritablement et à très juste titre dans l’Écriture tantôt opérées par Dieu et tantôt opérées par les anges, parce qu’ordinairement Dieu les accomplit par leur moyen, son opération passant des uns aux autres sans aucun retard, de même que le rayon de soleil traverse plusieurs vitres disposées pour le recevoir.

Le rayon, disons-nous, passe par toutes les vitres. Chacune d’elles cependant l’envoie et l’infuse à la suivante quelque peu modifié, suivant sa nature à elle, un peu abrégé ou affaibli selon qu’elle est plus ou moins proche du soleil. Ce qui revient à dire qu’à proportion qu’ils sont plus rapprochés de Dieu, les esprits, soit supérieurs, soit inférieurs, sont plus purs et plus illuminés, parce que leur purification est plus universelle ; les derniers reçoivent cette illumination d’une manière plus faible et plus éloignée. D’où il suit que l’homme, placé au dernier rang des esprits, lorsque s’écoule sur lui cette amoureuse contemplation, parce qu’il plaît à Dieu de la lui accorder, la reçoit nécessairement à sa manière, c’est-à-dire d’une façon très limitée et douloureuse.

1 Ignorantias meas illuminavit (Eccl. LI, 26.)

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En effet, tandis que la lumière de Dieu éclaire l’ange lumineusement et suavement en amour, elle illumine l’homme faible et souillé en le plongeant dans les ténèbres et en lui causant une vive souffrance — tel le soleil qui éclaire l’œil malade en le faisant souffrir, — jusqu’à ce que le feu d’amour l’ayant purifié, spiritualisé, subtilisé, il soit en état de recevoir l’amoureuse influence suavement et à la façon des anges. C’est ce que nous expliquerons plus loin, avec l’aide de Dieu. Pour le moment la contemplation, l’amoureuse connaissance, est reçue au milieu des tourments et des angoisses d’amour que nous avons décrits.

L’âme ne sent pas toujours cet embrasement et ces angoisses d’amour. Au début de la purification spirituelle, le feu divin s’applique davantage à sécher et à disposer la matière sur laquelle il doit agir, qu’à l’échauffer ; mais avec le temps, il commence à échauffer l’âme, qui sent alors d’une manière habituelle la chaleur et l’embrasement d’amour.

Lorsque la purification de l’entendement avance grâce à l’action des ténèbres, il arrive parfois que l’influence amoureuse et mystique, qui enflamme la volonté, touche et illumine l’entendement de quelque connaissance ou lumière divine, et cela d’une manière exquise et délicieuse. Grâce à ce secours, la volonté s’échauffe merveilleusement. Sans qu’elle y contribue en rien, le feu divin jette alors de vives flammes, en sorte que l’âme, par cette vive intelligence qui lui est communiquée, semble tout en feu.

C’est la réalisation de cette parole de David : Mon cœur s’est échauffé au dedans de moi, et durant ma prière un feu s’est allumé 1. Cet embrasement d’amour opéré à la fois dans les deux puissances, l’entendement et la volonté,

1 Concaluit cor meum intrame, et in meditatione mea exardescet ignis. (Ps. XXXVIII, 4.)

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qui se trouvent ici unies, est pour l’âme une faveur pleine de richesses et de délices. 11 y a là en effet, un contact de la Divinité, et un commencement de cette parfaite union d’amour dont elle est en attente. Aussi l’on n’arrive pas à cette touche sublime d’amour de Dieu sans avoir enduré des peines très intenses, sans avoir subi déjà une partie de la purification spirituelle. Il y a des degrés d’amour moins élevés, qu’un plus grand nombre d’âmes expérimentent et qui ne requièrent pas une purification aussi complète130.

De ce que nous venons de dire, il ressort qu’en vertu de ces dons spirituels que Dieu infuse passivement dans l’âme, la volonté peut fort bien aimer sans que l’entendement connaisse, et l’entendement connaître, sans que la volonté aime131. En effet, cette Nuit obscure de contemplation se composant de lumière et d’amour — comme le feu donne à la fois lumière et chaleur, — rien ne s’oppose à ce que la lumière amoureuse venant à se communiquer, elle touche parfois de préférence la volonté qu’elle enflamme d’amour, tandis qu’elle laisse l’entendement dans l’obscurité, sans darder sur lui ses rayons. D’autres fois, au contraire, elle illuminera l’entendement et lui communiquera l’intelligence, en laissant la volonté dans la sécheresse. De même, on peut recevoir la chaleur du feu sans percevoir sa lumière, comme aussi recevoir sa lumière sans percevoir sa chaleur. Cela dépend de l’opération du Seigneur, qui verse ses dons comme il lui plaît.


CHAPITRE XIII. AUTRES EFFETS DÉLICIEUX QUE CETTE OBSCURE NUIT DE CONTEMPLATION OPÈRE DANS L’ÂME.

Par ce que nous venons de dire de l’embrasement d’amour, nous pouvons nous faire une idée de quelques-uns des effets délicieux que cette obscure Nuit de contemplation opère dans une âme.

Parfois, tandis que la volonté demeure sèche — je veux dire sans union actuelle d’amour, — l’âme, au milieu de ses ténèbres, se sent soudain illuminée. Alors la lumière luit dans les ténèbres 1, dans une paix si délicieuse, une simplicité si exquise, qu’on ne peut leur donner de nom ; et ce sentiment de Dieu revêt tantôt une forme, tantôt une autre.

D’autres fois la volonté se trouve également touchée, et l’amour s’allume en elle d’une manière sublime, à la fois très savoureuse et très puissante. Nous avons dit déjà que ces deux puissances, l’entendement et la volonté, se trouvent parfois unies sous l’influence divine. Ceci arrive lorsque la purification de l’entendement est déjà très avancée, et a lieu d’une manière d’autant plus parfaite et plus exquise que l’entendement est plus parfaitement purifié. Avant qu’il en soit là, la volonté reçoit plus souvent les touches de l’embrasement, qu’il ne reçoit celle de l’intelligence.

Ici une question se présente. Puisque les deux puissances sont purifiées simultanément, pourquoi au début la volonté éprouve-t-elle plus fréquemment l’embrasement d’amour

Lux in tenebris lucet. (Joan., I, 5.)

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de la contemplation purifiante, que l’entendement ne perçoit l’intelligence ?132 Je réponds que l’amour passif ne touche pas directement la volonté, car la volonté est libre. Cet embrasement est une touche d’amour très véhémente, qui ne détermine pas un acte de la volonté, car un acte de la volonté n’est tel qu’autant qu’il est libre. La chaleur d’amour dont il s’agit, venant à toucher la substance de l’âme, meut les affections passivement. Quand ces sentiments violents affectent la volonté, on dit, tandis que l’âme est sous leur empire, que la volonté en est possédée, et l’on parle exactement, parce qu’alors la volonté n’est plus libre, l’impétuosité du sentiment passionné l’entraînant après elle.

Ainsi nous pouvons dire que l’embrasement d’amour a lieu dans la volonté, en ce sens qu’il enflamme l’appétit de la volonté, mais, répétons-le encore, cette touche véhémente d’amour ne détermine pas chez cette puissance un acte libre.

Venons à l’entendement. Sa puissance perceptive ne peut par elle-même recevoir l’intelligence que d’une manière nue et passive, ce qui n’est pas possible tant qu’il n’est pas encore purifié. C’est pour ce motif qu’avant la purification de l’entendement, l’âme éprouve moins souvent la touche d’intelligence que la touche véhémente d’amour. Pour celle-ci, la purification parfaite de la volonté quant aux passions n’est pas aussi nécessaire, par le fait que les passions mêmes concourent à lui faire ressentir l’impression violente de l’amour.

Cet embrasement, qu’on peut appeler également une soif d’amour, est ici l’œuvre de l’Esprit-Saint ; aussi diffère-t-il beaucoup de celui que nous avons signalé en traitant de la Nuit du sens. Le sens, il est vrai, y a sa part, car il a participé aux souffrances de l’esprit ; mais c’est dans la partie supérieure de l’âme, c’est-à-dire dans l’esprit, que se trouvent la racine et le principe de cette soif amoureuse.

La peine dont il s’agit ici est de telle nature et le besoin de ce qui manque à l’âme se fait sentir avec une telle intensité, qu’elle ne fait aucun cas de la souffrance du sens bien que plus vive, sans comparaison, que dans la première Nuit, qui est la Nuit sensitive. L’âme, en effet, sent dans son intérieur l’absence d’un bien immense, et rien n’apporte de soulagement à une pareille douleur.

Il y a ici une remarque à faire. Lorsqu’au début et quand cette Nuit spirituelle ne fait que commencer, cet embrasement d’amour ne se sent pas encore, parce que le feu d’amour n’a pas accompli son œuvre. Il est cependant accordé à cette âme un amour appréciatif si puissant, que ce qu’il y a pour elle de plus douloureux dans les peines de cette Nuit, c’est la crainte d’avoir perdu son Dieu et la pensée qu’elle est peut-être abandonnée de lui. Ainsi, il est vrai de dire que dès l’entrée de cette Nuit l’âme est en proie aux angoisses de l’amour, de l’amour appréciatif d’abord, de l’amour d’embrasement ensuite. Que sa plus grande souffrance au milieu de ses tourments soit la crainte dont nous parlons, c’est chose tout évidente, puisque si elle pouvait se persuader que tout n’est pas irrévocablement perdu, que ses peines la conduiront à un état meilleur — ce qui est la vérité — et que Dieu n’est pas irrité contre elle, sur l’heure elle ne ferait plus aucun cas de ses peines, elle s’en réjouirait au contraire dans la pensée que Dieu en sera glorifié. Je dis plus. L’amour appréciatif que cette âme a pour Dieu, si obscur et si insensible qu’il soit, est cependant si intense, qu’elle endurerait avec joie bien des fois la mort, uniquement pour lui plaire.

Mais quand la flamme divine, en s’allumant dans l’âme, est venue se joindre à cette estime qu’elle faisait déjà de Dieu, la chaleur d’amour qui lui est communiquée donne aux désirs qui la portent vers lui une véhémence et une intensité incroyables. Remplie d’une hardiesse qui ne con-

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naît aucun obstacle et lui rend tout indifférent, emportée par l’ardeur du désir et l’ivresse de l’amour, elle est prête à réaliser des choses extraordinaires et insolites, sans con­sidérer à quoi elle se porte, pourvu qu’elle rencontre Celui qu’aime son âme.

Voyez Marie-Madeleine, cette femme auparavant toute remplie de l’estime d’elle-même. Sans se soucier de tant de personnages considérables assis au festin qui a lieu dans la maison du pharisien, sans songer qu’il est intempestif et bizarre de venir verser des larmes parmi des con­vives, elle ne peut se résoudre à une heure de délai, elle ne peut attendre un moment plus convenable pour se présenter à Celui dont l’amour a blessé son âme, la mettant tout en flammes 1. Telle est la hardiesse, la témérité de l’amour.

Plus tard, sachant que le corps de son Bien-Aimé repo­sait dans le sépulcre, que ce sépulcre était scellé d’une grosse pierre et environné de soldats pour empêcher ses disciples de le dérober, elle ne réfléchit à aucun de ces obstacles, et avant le jour elle vient avec des parfums pour l’embaumer. Finalement, l’anxiété et l’ivresse de l’amour lui font demander à celui qu’elle prend pour un jardinier, et qu’elle suppose avoir dérobé le corps, si c’est lui qui l’a pris et en quel lieu il l’a mis, afin qu’elle puisse l’emporter 2.

Elle ne songe pas que, mises au regard de la saine raison, ses paroles ne sont qu’un vrai délire, car si cet homme a dérobé le corps, il est clair qu’il ne le lui dira pas, et moins encore lui permettra-t-il de l’emporter. Mais c’est le propre de l’amour violent de juger tout possible et de croire tout le monde sous l’empire de la même passion. Il se persuade

1 Luc., vii, 37.

2 Joan., xx, 1-15.

qu’elle mérite seule qu’on s’y applique, et qu’il n’est rien à poursuivre sinon ce qu’elle poursuit et ce qu’elle aime.

L’Épouse des Cantiques, lorsqu’elle sortit pour chercher son Bien-Aimé par les places et les faubourgs, persuadée que chacun partageait sa recherche, pria les gens qu’elle rencontra de dire à son Bien-Aimé, s’ils le trouvaient, qu’elle languissait d’amour pour lui 1.

Toute semblable est la véhémence d’amour qui emporte Marie. Elle se figure que si le jardinier lui révèle le lieu où il a caché le corps de son Maître, elle pourra l’emporter en dépit de tous les obstacles qui s’opposeront à elle.

Telle est l’impétuosité d’amour de l’âme dont nous parlons, lorsque la purgation spirituelle est déjà très avancée. Cette âme, emportée par l’ardeur qui embrase sa volonté, se lève durant la nuit, c’est-à-dire au milieu de l’obscurité purificatrice. Avec la hardiesse de la lionne ou de l’ourse en quête de ses petits qu’on lui a dérobés, cette âme blessée se porte à la recherche de son Dieu. Plongée comme elle l’est dans les ténèbres, elle se voit privée de sa présence, et cependant elle meurt d’amour pour lui. C’est ici l’amour impatient, pour lequel l’attente ne peut se prolonger sans amener la mort. Rachel était possédée de cette impatience de désir, lorsqu’elle disait à Jacob : Donnez-moi des enfants, ou je meurs 2.

Il est surprenant qu’une âme qui se voit en un haut degré misérable et indigne de Dieu — ainsi qu’il arrive à ceux qui sont plongés dans les ténèbres purificatrices, — sente des hardiesses et des élans d’une telle impétuosité pour aller se joindre à lui. En voici la raison. L’amour donne ici à l’âme des forces extraordinaires. Or, le propre de l’amour est de faire effort pour unir, pour joindre, pour égaler, pour assimiler l’amant à l’objet aimé, afin de per‑

1 Cant., V, 8.

2 Da mihi liberos, alioquin moriar. (Gen., XXX, 1.)

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fectionner ce même amour. L’âme ici n’est pas encore parfaite en amour, puisqu’elle n’a pas atteint l’union. D’une part donc, elle est affamée, altérée de ce qui lui manque et qui n’est autre que l’union, et d’autre part la force de l’amour qui passionne sa volonté, rend audacieuse et téméraire cette volonté enflammée, tandis que l’entendement, plongé dans l’obscurité et ne jouissant pas encore de la lumière, continue à imprimer dans l’âme le sentiment de sa misère et de son indignité.

On peut demander pourquoi cette divine lumière, qui est toujours lumière pour l’âme, ne l’éclaire pas, dès qu’elle l’investit, de la même manièrequ'elle le fera plus tard. Pourquoi produit-elle, au contraire, en elle les ténèbres et les tourments dont nous avons fait la peinture ? J’ai déjà traité en partie cette question. Je veux cependant l’élucider quelque peu davantage.

Les ténèbres et les autres maux qui étreignent l’âme lorsqu’elle est envahie par cette divine lumière, ne viennent pas de la lumière, mais de l’âme elle-même. C’est pour qu’elle en ait la vue, que la lumière l’éclaire. On peut donc dire avec vérité que cette divine lumière l’illumine dès le début ; mais tout d’abord l’âme ne voit que ce qui est proche d’elle, ou pour mieux dire, en elle, c’est-à-dire ses ténèbres et ses misères133. Les voir est un effet de la miséricorde de son Dieu, et si auparavant elle ne les voyait pas, c’est que cette lumière surnaturelle ne brillait pas sur elle.

Telle est la raison pour laquelle l’âme ne perçoit tout d’abord que des ténèbres et des maux. Mais une fois que la connaissance et le sentiment qu’elle en a l’ont purifiée, la divine lumière lui montre des biens, et à mesure que ses ténèbres, ses imperfections sont chassées et disparaissent, elle perçoit les avantages et les grands biens dont elle s’enrichit progressivement au sein de cette bienheureuse Nuit de contemplation.

133

Nous comprenons maintenant comment Dieu fait à une âme la très grande grâce de la purifier, selon sa partie sensitive et selon sa partie spirituelle, par cette puissante lessive et cette violente purgation, de toutes les affections déréglées et de toutes les habitudes imparfaites qu’elle avait contractées relativement aux choses temporelles, naturelles, sensitives et spirituelles. Nous comprenons pourquoi il obscurcit ses puissances intérieures et les met dans le vide, pourquoi il comprime et dessèche en elle les affections sensitives et spirituelles, pourquoi il affaiblit et exténue ses forces naturelles par rapport à tout cela, ce dont l’âme est par elle-même tout à fait incapable, nous allons le montrer. Nous comprenons comment Dieu la fait défaillir à tout ce qui n’est pas lui, afin qu’ainsi dépouillée, pour ainsi parler, de sa vieille peau, elle puisse être vêtue à nouveau.134

C’est ainsi que la jeunesse de cette âme se renouvelle comme celle de l’aigle, c’est ainsi qu’elle se voit revêtue de l’homme nouveau, qui est créé selon Dieu, comme parle saint Paul 1. Cette œuvre n’est autre chose qu’une illumination de l’entendement au moyen d’une lumière surnaturelle, en sorte que l’entendement humain, uni à l’entendement divin, se trouve divinisé. De même, Dieu enflamme la volonté d’un amour divin, de telle façon qu’elle est rendue divine et qu’elle aime divinement, parce qu’elle ne fait plus qu’un avec la volonté et l’amour de son Dieu. La mémoire également, toutes les affections et tous les appétits de l’âme sont divinement transformés.

Cette âme est désormais une âme du ciel, une âme céleste, une âme plus divine qu’humaine. Tout cela — on l’a vu par ce qui précède — Dieu l’opère en l’âme par le moyen de cette Nuit spirituelle. C’est là qu’il l’illumine et l’enflamme

1 Ephes., iv, 24.

de divines ardeurs, qui ne lui permettent plus de respirer que pour Dieu.

C’est donc à juste titre et avec toute sorte de raison que l’âme ajoute le troisième vers de cette strophe


Oh ! la bienheureuse fortune !


CHAPITRE XIV. EXPLICATION DES TROIS DERNIERS VERS DE LA STROPHE I.

Cette bienheureuse fortune, l’âme la fait connaître par les vers suivants :

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.

Elle emploie la figure d’une personne qui, pour mieux faire son coup, sort de chez elle la nuit, au milieu des ténèbres, alors que tous ceux de sa maison, livrés au repos, ne sont pas en état d’empêcher sa sortie.

Cette âme, qui se propose d’accomplir un haut fait, vraiment héroïque et tout à fait rare, celui de s’unir à son Amant divin, sort en plein air, parce que le Bien-Aimé ne se laisse trouver que dehors et dans la solitude. C’est pour ce motif que l’Épouse demandait à le trouver seul. Qui me donnera, disait-elle, ô mon frère, toi qui suces les mamelles de ma mère, de te trouver dehors et de te donner un baiser 1 ?

Pour cette âme embrasée d’amour, il était d’une haute importance, en vue d’atteindre son but très désiré, de sortir durant la nuit, tandis que tous les gens de sa maison étaient en repos et plongés dans le sommeil ; en d’autres termes, alors que toutes les opérations vulgaires, toutes les passions et tous les appétits, qui sont comme les gens de la maison de l’âme, étaient assoupis par la Nuit spirituelle, car, une fois éveillés, ils ne manquent jamais de troubler l’âme dans la possession de ses biens et portent

1 Quis mihi det te fratrem meum, sugentem ubera matris meae, ut inveniam te foris et deoscuter te ? (Cant., viii, 1.)

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continuellement atteinte à sa liberté. Ce sont là ces ennemis domestiques, dont notre Sauveur a dit dans l’Évangile : L’homme aura pour ennemis ceux de sa propre maison 1.

Il convenait donc que les opérations et les mouvements de ces ennemis de l’âme fussent assoupis dans cette Nuit spirituelle. Autrement ils eussent fait obstacle aux biens surnaturels de l’union d’amour avec Dieu, dont l’âme ne peut entrer en possession, répétons-le encore, quand ses passions et ses appétits sont en mouvement et en action. C’est que toutes les opérations et tous les mouvements naturels entravent plus qu’ils ne favorisent la réception des biens spirituels de l’union d’amour, par la raison que toute l’industrie naturelle est incapable d’atteindre aux biens surnaturels que Dieu, par sa seule infusion, dépose dans notre âme passivement, secrètement et silencieusement. n est indispensable pour les recevoir que toutes les puissances soient réduites au silence et se comportent passivement, sans entremettre dans cette œuvre leur opération grossière et leurs basses inclinations.

Ce fut donc un grand bonheur pour cette âme que, durant cette Nuit spirituelle, Dieu ait plongé dans le sommeil toute la domesticité de sa maison, c’est-à-dire ses puissances, ses passions, ses affections, avec ses appétits tant sensitifs que spirituels. Elle pourra de cette façon atteindre la parfaite union d’amour sans être aperçue, c’est-à-dire sans être entravée par ses passions, ses affections, ses appétits, qui se trouvent assoupis et mortifiés, parce qu’on les a laissés dans l’obscurité, privés de leur compréhension, de leurs sentiments bas et naturels, précisément pour qu’ils n’empêchent pas cette âme de sortir d’elle-même et de la demeure de sa sensualité.

Oh ! quel bonheur pour une âme de s’échapper de cette demeure de sa sensualité ! On ne peut, je crois, comprendre toute l’étendue de ce bonheur que si on l’a goûté. L’âme voit en pleine lumière quelle misérable servitude était la sienne, lorsqu’elle se trouvait assujettie aux opérations de ses puissances et aux mouvements de ses appétits. Elle comprend que la vie de l’esprit constitue la vraie liberté, la vraie richesse, qu’elle procure des biens inestimables. Nous en indiquerons quelques-uns dans les Strophes qui vont suivre, afin de montrer avec plus d’évidence encore combien l’âme a raison de regarder comme « une heureuse fortune » son passage par l’affreuse Nuit que nous avons décrite.

1 Et inimici hominis, domestici ejus. (Matth., x, 30.)

CHAPITRE XV

STROPHE II

Je franchis dans l’ombre très sûre,

Déguisée, l’échelle secrète,

— Oh ! la bienheureuse fortune ! -

Dans les ténèbres, en cachette,

Ma demeure étant pacifiée.

EXPLICATION.

L’âme chante dans cette Strophe quelques-uns des avan­tages de la Nuit obscure, et elle insiste sur le bonheur que cette Nuit lui a procuré. Répondant à une objection tacite, elle fait voir que tant de souffrances, tant d’angoisses, tant d’incertitudes, de craintes et de répugnances, qu’elle a endurées au sein de ces ténèbres, ne l’ont pas mise en danger de se perdre, qu’elle a retiré au contraire de cette obscure Nuit de très nombreux avantages.

Elle s’est adroitement soustraite aux adversaires qui lui barraient le passage, en changeant de costume dans les ténèbres et en se déguisant sous trois couleurs que nous indiquerons plus loin. Elle a gravi ensuite une échelle inconnue à tous les gens de sa maison, c’est-à-dire la foi vive, ainsi que nous le dirons également.

Par là, en vue de bien assurer son coup, elle est montée si secrètement et tellement à la dérobée, qu’elle ne pouvait manquer d’être parfaitement en sûreté. Dans cette Nuit purgative, en effet, ses appétits, ses affections et ses passions étaient endormis, mortifiés, apaisés. S’ils n’avaient été plongés dans le sommeil, jamais ils ne l’auraient laissé passer. Elle dit donc :


Je franchis dans l’ombre très sûre.


CHAPITRE XVI. PAR LA MÊME QU’ELLE MARCHE DANS LES TÉNÈBRES, L’ÂME EST EN SÉCURITÉ.

Les ténèbres dont l’âme nous parle ici ont rapport, nous l’avons dit, aux appétits sensitifs et spirituels, aux facultés sensitives, intérieures et spirituelles. Les uns et les autres, au milieu de cette Nuit, se voient privés de leur lumière propre, afin que, purifiés de leurs imperfections naturelles, ils puissent être illuminés relativement aux biens surnaturels.

Voilà donc les appétits, tant sensitifs que spirituels, assoupis et amortis, hors d’état de goûter ni les choses divines ni les choses humaines les facultés, sous l’oppression et l’étreinte, sont incapables de se mouvoir et de trouver un appui quelconque ; l’imagination liée ne peut produire aucun travail discursif ; la mémoire est voilée l’entendement, plongé dans les ténèbres, est impuissant à com­prendre ; par suite, la volonté est sèche et angoissée. En un mot, les puissances sont vides et réduites à l’inutilité. Et par-dessus tout cela, une nuée épaisse pèse sur l’âme, la tenant dans l’angoisse et comme séparée de Dieu. C’est cependant dans « cette ombre » qu’elle affirme marcher en parfaite sécurité.

Si nous en voulons la raison mise en pleine lumière, la voici. D’ordinaire l’âme ne s’égare qu’en suivant ses appé­tits, ses goûts, ses discours, ses connaissances ou ses affec­tions, car c’est habituellement en cela qu’elle excède ou qu’elle manque, qu’elle se détourne et s’égare, par là qu’elle se porte à ce qui fait son malheur. Toutes ces opérations et tous ces mouvements une fois réduits à l’impuissance,

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il est clair que l’âme est certaine de ne pas s’écarter de la droite voie. Et non seulement elle se trouve affranchie d’elle-même, mais encore elle est à l’abri de ses autres ennemis : le monde et le démon, parce qu’une fois les affections et les opérations de l’âme amorties et éteintes, ils ne peuvent plus d’aucune façon lui faire la guerre.

D’où il suit que plus une âme s’avance dans l’obscurité, dépouillée de ses opérations naturelles, plus elle est en sûreté. Le prophète ne dit-il pas : Ta perdition, Israël, vient de toi, mais ton salut ne vient que de moi ? 1. Ce qui revient à dire : Ta perdition, ô âme, ne vient que de toi-même, c’est-à-dire de tes opérations, de tes appétits, intérieurs ou sensitifs, déréglés, mais ton bien ne vient que de moi seul.

Lors donc que l’âme voit les instruments de son malheur réduits à l’impuissance, il ne lui reste plus qu’à recevoir sans délai les biens de l’union avec Dieu dans ses appétits et dans ses puissances, qui seront divinisés et rendus célestes. D’ailleurs, si l’âme y prend garde, elle s’apercevra très bien qu’au temps de ces profondes ténèbres ses appétits et ses puissances se portent fort peu vers les objets inutiles ou dangereux, qu’outre cela elle se trouve affranchie de vaine gloire, de superbe et de présomption, de vaine et fausse soie, et de bien d’autres défauts. 11 est donc indubitable que l’obscurité où elle est plongée non seulement ne la mène pas à sa perte, mais au contraire lui fait réaliser d’immenses profits, puisqu’elle lui donne le moyen d’acquérir les vertus.

Il se présente maintenant une question à élucider. Puisque le propre des choses divines est de faire du bien à notre âme, de la gagner à Dieu, de la mettre à l’abri des périls, pourquoi durant cette Nuit Dieu met-il dans les ténèbres

1 Perditio tua, Israël ; tantummodo in me auxilium tuum. (Os., XIII, 9.)

ses appétits et même ses puissances par rapport à ce qui est excellent en soi-même, tellement qu’elle ne peut en jouir, et qu’elle est même plus incapable encore de s’y appliquer qu’aux choses profanes ?

Je réponds qu’il convient que le goût et l’opération lui soient soustraits relativement aux choses spirituelles, parce que ses appétits sont souillés, bas et naturels. Dès lors, si on lui laissait la saveur des choses spirituelles et divines, avec la possibilité de s’y appliquer, elle ne pourrait les recevoir que suivant son mode à elle, c’est-à-dire très bassement et d’une façon toute naturelle. En effet, c’est un axiome des philosophes que tout ce qui est reçu, est reçu suivant le mode de celui qui reçoit. D’où il suit que les puissances naturelles de l’âme n’ayant ni la pureté, ni la vigueur, ni la capacité voulues pour recevoir et goûter les choses surnaturelles suivant leur mode propre, qui est un mode divin, et n’étant capables de les recevoir que suivant leur mode à elles, qui est un mode bas et humain, il est de toute nécessité qu’elles soient tenu dans les ténèbres, même au regard des choses divines.

Une fois sevrées, purgées, anéanties, ces puissances perdront leur mode bas et humain d’opérer et de recevoir elles deviendront aptes à percevoir, à recevoir et à goûter d’une manière élevée, sublime, le surnaturel et le divin, ce qui n’est pas possible si le vieil homme ne reçoit auparavant la mort.

Tous les biens spirituels viennent d’en haut, par la communication qu’en fait le Père des lumières au libre arbitre et à l’appétit de l’homme. Le goût et les puissances de l’homme auront donc beau s’exercer par rapport à Dieu, ils auront beau se figurer qu’ils goûtent Dieu, ils ne le goûteront ni spirituellement ni divinement, mais d’une manière naturelle et humaine, comme ils goûtent les biens créés, parce que les biens surnaturels ne montent pas de l’homme à Dieu, ils descendent de Dieu sur l’homme.

Si c’en était ici le lieu, nous pourrions démontrer que nombre de personnes, riches de goûts, d’affections et d’opérations par rapport à Dieu et aux choses divines, s’imaginent que tout cela est surnaturel et spirituel, alors que peut-être ce ne sont que des opérations tout humaines et des appétits purement naturels. De même qu’elles exercent leurs opérations et leurs appétits à l’égard des choses créées, de même elles les exercent à l’égard de ces choses bonnes en elles-mêmes, grâce à une certaine facilité naturelle qui leur permet d’émouvoir leur appétit et leurs puissances par rapport à quelque objet que ce soit.

Si l’occasion s’en présente, nous pourrons reprendre ce sujet et donner quelques signes auxquels on reconnaîtra quand les opérations et les mouvements intérieurs de l’âme dans le commerce avec Dieu sont purement spirituels, et quand ils sont en partie naturels et en partie spirituels. Qu’il nous suffise aujourd’hui de savoir ceci. Pour en arriver à ce que les opérations et les mouvements intérieurs de l’âme soient mus de Dieu hautement et divinement, il est indispensable qu’ils soient d’abord obténébrés, assoupis et apaisés par rapport à leur industrie et à leurs opérations naturelles quelles qu’elles soient, au point de défaillir totalement.

Lors donc, âme spirituelle, que tu verras tes appétits obscurcis, tes affections sèches et angoissées, tes puissances réduites à l’incapacité par rapport à tout exercice intérieur, ne t’afflige aucunement, réjouis-toi au contraire. Dieu par cette voie te délivre de toi-même, il t’ôte des mains les biens que tu n’aurais jamais pu, en dépit de tes bonnes intentions, administrer parfaitement et sûrement, à cause de l’impureté et de la grossièreté de tes affections. Il en ira tout autrement maintenant que Dieu te prend par la main, qu’il te guide comme un aveugle à travers les ténèbres par des voies qui te sont inconnues, vers un lieu que tu ignores et que tu n’atteindrais jamais par la lumière de tes yeux et le mouvement de tes pieds, quelque effort que tu fisses d’ailleurs pour avancer.135

Non seulement l’âme avance avec sécurité en cheminant ainsi dans les ténèbres, mais elle acquiert de plus d’immenses avantages. D’ordinaire, en effet, l’âme profite et progresse par où elle s’y attend le moins, et très souvent par où elle croit perdre. En voici la raison. N’ayant jamais expérimenté cet état qui la tire de sa première façon de procéder, qui lui dérobe la lumière et lui enlève l’usage de ses facultés, elle pense avoir beaucoup plus de raisons de se croire perdue qu’heureusement partagée.

Elle est privée de consolation et de connaissances, elle marche par un chemin où elle ne voit et ne goûte rien. Mais le voyageur qui se rend dans un pays inconnu ne s’avance-t-il point par des chemins nouveaux et qu’il n’a pas encore fréquentés ? Il n’est pas guidé dans sa marche par des connaissances antérieures, et au milieu de ses incertitudes, il est obligé de s’en remettre aux indications d’autrui. N’est-il pas évident qu’on ne peut gagner des contrées inconnues et s’adapter à des choses nouvelles sans s’engager dans des chemins que l’on ne connaît pas, sans quitter ce à quoi l’on est accoutumé ? Il n’en va pas autrement pour celui qui apprend un art ou un métier. Il s’avance forcément dans les ténèbres, et s’il ne laissait derrière lui ses connaissances antérieures, jamais il ne les dépasserait, jamais il ne progresserait dans son art.

Ainsi l’âme, lorsqu’elle progresse, s’avance en ténèbres et en ignorance. C’est Dieu même, nous l’avons dit, qui se fait alors le maître et le guide de cette âme aveugle. Lors­qu’elle l’a bien compris, elle peut se féliciter et dire : « Je franchis dans l’ombre très sûre. »

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Une autre raison de cette sécurité de l’âme au sein des ténèbres vient des souffrances qu’elle y endure. La voie de la souffrance est plus sûre et aussi plus avantageuse que celle de la jouissance et de l’action. D’abord dans la souffrance elle reçoit des forces de Dieu même, tandis que dans l’action et la jouissance elle devient très facilement le jouet de sa propre faiblesse et de ses imperfections. Ensuite dans la souffrance l’âme exerce et acquiert les vertus ; elle se purifie, elle devient sage et vigilante.

Il y a une troisième raison, plus importante encore, de la sécurité de l’âme au milieu de l’obscurité. C’est la lumière divine elle-même, cette Sagesse secrète, qui la met en sûreté. La sombre Nuit de contemplation, en absorbant cette âme, la place tout près de Dieu, elle la délivre et l’affranchit de tout ce qui n’est pas Dieu. À cette âme, qui est pour ainsi dire en traitement afin d’obtenir la santé qui n’est autre que Dieu même, le Seigneur impose une diète sévère et une abstinence générale ; il lui renverse l’appétit par rapport à toutes choses. De même, pour guérir un malade dont la santé est de grande importance, on le tient soigneusement renfermé dans sa demeure, on le garantit de l’air et du jour, du bruit des pas et de la rumeur de ceux qui habitent sa maison ; on ne lui sert que des aliments choisis, en fort petite quantité, et plutôt substantiels que savoureux.

Toutes ces précautions, qui font la sûreté de l’âme, sont l’effet de cette obscure contemplation qui la tient toute proche de Dieu. Plus elle est près de lui, plus épaisses sont les ténèbres qu’elle expérimente, plus profonde est l’obscurité. C’est un effet de la faiblesse de l’âme. De même, plus une personne fixe le soleil, plus son éclat la met dans les ténèbres et lui occasionne de souffrance, à cause de la faiblesse et de l’impureté de ses yeux. La lumière de Dieu, qui est toute spirituelle, est d’une telle intensité, elle excède à tel point notre entendement, que plus elle l’envahit, plus elle l’aveugle et le plonge dans l’obscurité.

C’est pour ce motif que David dit au Psaume xvii : Dieu a choisi les ténèbres pour le lieu de sa retraite, et le tabernacle qui l’environne est une eau ténébreuse dans les nuées de l’air 1. Cette eau ténébreuse dans les nuées de l’air n’est autre que l’obscure contemplation que la Sagesse divine produit dans les âmes, et que nous décrivons ici. Les âmes expérimentent cette contemplation comme une région proche de Dieu, comme le tabernacle où il réside. Ainsi ce qui en Dieu est lumière et clarté sublime est pour l’homme, selon l’expression de saint Paul, ténèbres profondes. David le déclare dans le même Psaume lorsqu’il dit : À cause du vif éclat que répand sa présence, les nuées se sont produites 2, à savoir dans l’entendement naturel de l’homme, parce que, comme le dit Isaïe (chapitre V), sa lumière obtenebrata est in caligine ejus 3.

Oh ! misérable condition de notre existence mortelle, où l’on vit entouré de tant de périls, où la vérité est si difficilement perçue ! Ce qu’il y a de plus clair et de plus véritable est pour nous ce qu’il y a de plus obscur et de plus inconnu, en sorte que nous fuyons ce qui nous est souverainement avantageux, tandis que nous embrassons, que nous suivons ce qui est pour nous le plus déplorable, ce qui nous fait tomber à chaque pas, et cela parce que sa fausse lueur vient briller à nos yeux. Au milieu de quels dangers l’homme ne passe-t-il pas ses jours ! Et dans quelle crainte ne devrait-il pas vivre, puisque la lumière de ses yeux, destinée à guider ses pas, est la première à le séduire et à l’égarer dans le chemin qui mène à Dieu ! Si donc il veut

Posuit tenebras lalibulum suum, in circuitu ejus tabernaculum ejus : tenebrosa aqua in nubibus acris. (Ps. xvii, 12.)

2 Prœ fulgore in conspectu ejus nubes transierunt. (Ibid., 13.)

3 Sa lumière s’est obscurcie dans les ténèbres. (Is., V, 30.)

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bien voir le chemin où il doit marcher, il faut qu’il ferme les yeux et s’avance dans les ténèbres : alors seulement il échappera aux ennemis domestiques qui habitent sa demeure, je veux dire ses sens et ses puissances.

L’âme est donc parfaitement cachée et protégée dans cette eau ténébreuse qui environne le Seigneur. Cette eau, qui sert de tabernacle à Dieu même, tiendra lieu de demeure à cette âme, elle lui sera un abri très sûr, bien que ténébreux. L’âme y sera cachée à elle-même, à l’abri d’elle-même, protégée contre les attaques des créatures. C’est le sens qu’il faut donner à cette parole de David dans un autre Psaume : Vous les cacherez dans le secret de votre face ; ils y seront à couvert des attaques des hommes. Vous les mettrez, dans votre tabernacle, à l’abri de la contradiction des langues 1. Par où il faut entendre tout genre de protection ; car être mis à l’abri, dans la face de Dieu, des attaques des hommes, n’est pas autre chose qu’être défendu par cette obscure contemplation de tous les maux qui peuvent survenir de la part des hommes ; être à couvert, dans son tabernacle, de la contradiction des langues, c’est être plongé dans cette eau ténébreuse, qui n’est autre que le tabernacle dont parle David.

Ainsi, c’est parce que les appétits et les affections de l’âme sont sevrés, ses puissances obscurcies, qu’elle est libre de toutes les imperfections qui militent contre l’esprit, soit qu’elles naissent de sa propre chair, soit qu’elles proviennent des choses créées. C’est donc avec beaucoup de raison que l’âme appelle cette Nuit « une ombre très sûre ».
Il y a une autre raison, non moins probante que les précédentes, de cette sécurité de l’âme au milieu des
ténèbres. C’est la vigueur que dès le début cette eau divine, à la fois ténébreuse et douloureuse, communique à l’âme.

1 Abscondes eos in abscondito faciei tuae a conturbatione hominum ; proteges eos in tabernaculo tuo a contradiction linguarum. (Ps. XXX, 21)

Elle a beau être ténébreuse, après tout c’est de l’eau ; elle a donc pour effet de fortifier, de réconforter l’âme suivant le besoin qu’elle en a, bien que d’une façon obscure et pénible. Dès le début, en effet, cette âme trouve en soi une sincère, une énergique détermination de ne rien faire de ce qu’elle sait offenser Dieu, d’accomplir toujours ce qu’elle croit lui être agréable. Je le répète, cet amour obscur lui inspire un soin vigilant, une sollicitude intime de faire tout ce qui agrée à Dieu, d’éviter tout ce qui lui déplaît. Elle s’inquiète d’avoir pu le mécontenter en quelque chose, et cette préoccupation, cette sollicitude est plus vive qu’avant son entrée dans la Nuit obscure. Ceci, nous l’avons démontré plus haut en parlant des angoisses d’amour. C’est que toutes les forces de l’âme, ses puissances, ses appétits sont fortement abstraits de tout le reste : ils appliquent donc tout leur effort et toutes leurs énergies à se rendre agréables à Dieu. C’est de cette façon que l’âme sort d’elle-même et de tous les objets créés, et s’avance, dans « l’ombre très sûre », vers la suave et délicieuse union d’amour avec Dieu.

CHAPITRE XVII. EXPLICATION DU SECOND VERS. COMMENT CETTE OBSCURE CONTEMPLATION EST SECRÈTE.


Déguisée, l’échelle secrète,


Nous avons à expliquer ici trois propriétés de notre obscure contemplation, indiquées par trois expressions qu’offre le vers dont il s’agit. Les qualifications d’« échelle » et d’« échelle secrète » regardent directement la Nuit de contemplation. Celle de « déguisée » regarde la manière dont l’âme se comporte au sein de cette Nuit.

En premier lieu, elle appelle ici l’obscure contemplation par où elle s’avance vers l’union d’amour, une « échelle secrète », à cause de deux propriétés qui lui sont propres. Elle est « secrète », et c’est une « échelle ». Expliquons successivement ces deux propriétés.

D’abord elle appelle secrète cette contemplation ténébreuse, parce que ce n’est pas autre chose que cette théologie mystique que les théologiens nomment Sagesse secrète, et dont saint Thomas nous dit qu’elle se verse et se communique à l’âme par le moyen de l’amour : communication qui a lieu en secret et à l’insu de l’opération naturelle de l’entendement et des autres puissances. C’est précisément parce que l’Esprit-Saint l’infuse dans l’âme en dehors de la perception des puissances, qu’on la nomme secrète. L’Épouse des Cantiques prend soin de nous dire que cette opération a eu lieu en elle sans qu’elle le connût et s’en aperçût. Et non seulement l’âme elle-même l’ignore, mais nul n’en a connaissance, pas même le démon. C’est que le Maître qui instruit cette âme est substantiellement présent dans son intérieur, là où ne peut pénétrer ni le démon, ni le sens naturel, ni l’entendement.

Cette contemplation ténébreuse est encore appelée secrète à cause de ses effets. Non seulement elle est secrète au temps de la purgation, par suite des ténèbres et des angoisses qu’elle produit et qui rendent l’âme incapable d’en rien dire, mais elle l’est encore au temps de l’illumination, alors que cette Sagesse cachée se communique plus clairement, et elle l’est à tel point que l’âme ne peut ni la discerner ni lui donner un nom. Outre qu’elle n’a nulle envie de l’exprimer, elle ne dispose d’aucun moyen pour le faire, parce qu’il n’y a pas de comparaison adéquate pour représenter une connaissance si sublime, un sentiment spirituel si exquis.

L’âme aurait donc beau désirer d’en faire comprendre la nature, toujours cette contemplation resterait secrète et inexprimable. C’est que cette Sagesse intérieure est simple, générale et spirituelle, elle n’entre pas dans l’entendement sous le voile de quelques espèce ou image dépendante du sens. Le sens et la faculté imaginative, qui n’ont perçu ni sa livrée, ni sa couleur, restent impuissants à en rendre compte ; ne pouvant pas même l’imaginer, ils sont par conséquent hors d’état d’en rien dire. Et cependant, l’âme sait parfaitement qu’elle perçoit et qu’elle goûte cette savoureuse et inexprimable Sagesse.

Supposez quelqu’un qui découvre une chose qu’il n’a jamais vue et qui ne connaît rien qui y ressemble. Il a beau la percevoir et la goûter, il est incapable, en dépit de tous ses efforts, de lui donner un nom et de dire ce que c’est. Et pourtant il s’agit de ce que les sens ont perçu. Bien moins encore, évidemment, pourra-t-il manifester ce qui n’est pas entré en lui par leur moyen. C’est en effet le propre du langage de Dieu, langage si spirituel et si intime à l'âme, d’excéder tout ce qui est sensible, d’arrêter

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et de réduire au silence tout l’ensemble des sens extérieurs et intérieurs.

Nous avons des exemples de ceci dans plusieurs endroits des divines Écritures. Jérémie nous donne un exemple de l’impuissance à exprimer extérieurement la communication divine, lorsqu’ayant reçu la parole de Dieu, il ne peut que balbutier : A, a, a 1. Quant à l’impuissance intérieure de l’imagination, venant se joindre à l’impuissance exté­rieure, Moïse la fit paraître en la présence de Dieu dans la vision du Buisson 2. Non seulement il dit ensuite à Dieu que depuis qu’il était favorisé d’entretiens avec lui, il avait moins qu’à l’ordinaire la faculté de s’exprimer, mais lors de la manifestation divine, ainsi qu’il est marqué aux Actes des Apôtres, il n’osait même pas se servir de la faculté imaginative pour réfléchir intérieurement 3. Cette faculté se trouvait alors chez lui liée et comme muette. Ce qui revient à dire que non seulement elle était impuis­sante à n’exprimer rien de ce que Moïse avait compris de Dieu, mais encore qu’elle manquait de la capacité voulue pour en recevoir une notion quelconque.

Ainsi la Sagesse, qui est la source de cette contemplation secrète, étant un langage de Dieu à l’âme, de pur Esprit à esprit pur, ce qui est inférieur à l’esprit est incapable de le percevoir. Il reste un secret pour les sens, qui n’en peuvent rien dire, et qui ne sauraient avoir envie d’exprimer ce qui leur reste étranger.

Ceci nous explique pourquoi certaines personnes, âmes bonnes et craintives, que Dieu conduit par cette voie, voudraient rendre compte à leur directeur de ce qu’elles ressentent et se trouvent hors d’état de le faire. De là l’extréme répugnance qu’elles éprouvent à en parler, surtout lorsque la contemplation dont Dieu les favorise est si

1 Et dixi A, o, a, Domine Deus. (Jerem., 1, 6.)

2 Exod., iv, 10. 3 Act. Apost., vii, 32.

simple, que l’âme elle-même a peine à la discerner. Tout ce que ces personnes peuvent dire, c’est que leur âme est contente et en paix, qu’elles sentent l’action de Dieu et qu’il leur semble aller bien. Mais exprimer ce que leur âme éprouve, elles ne le peuvent que par des termes généraux, analogues à ceux dont je viens de me servir.

Il en va tout autrement quand l’âme reçoit quelque chose de particulier, quand il s’agit par exemple de visions, de sentiments spirituels, etc. Comme d’ordinaire ces grâces sont reçues sous une forme ou espèce à laquelle le sens participe, on peut parler de cette forme ou employer quelque autre comparaison. Mais ce dont on petit ainsi dire quelque chose n’est pas contemplation pure, car, redisons-le encore, la pure contemplation est inexprimable, et c’est pour cette raison qu’elle est appelée secrète.

Il y a encore un autre cause qui lui fait donner ce qualificatif, c’est que la Sagesse mystique, qui en est la source, a pour propriété d’absorber l’âme en soi. C’est là son effet ordinaire. Mais parfois cette absorption est si profonde et l’âme s’enfonce alors dans un abîme tellement secret, qu’elle se trouve dans un immense éloignement de tout le créé. Il lui semble se voir placer dans une solitude profonde et d’une extraordinaire étendue, où nulle créature humaine ne peut atteindre. C’est comme un immense désert sans fin, et d’autant plus charmant, plus délicieux, plus débordant d’amour, qu’il est plus profond, plus large et plus solitaire. L’âme y est d’autant plus en secret, qu’elle se trouve plus élevée au-dessus de tout ce qui est temporel et créé. Et cet abîme de Sagesse exalte d’autant plus une âme, elle la place d’autant plus sûrement à la source de la science d’amour, qu’elle lui découvre avec plus d’évidence la vileté de la créature comparée à cette suprême Sagesse et à cette divine Intelligence. L’âme découvre alors combien sont bas, impuissants et, pour ainsi parler,

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impropres tous les termes et toutes les expressions dont on se sert ici-bas pour exprimer les choses divines. Elle comprend qu’il est impossible par une voie et un mode naturels de les connaître et de les goûter telles qu’elles sont, que le langage le plus sublime et le plus savant est incapable de les exprimer, et qu’il y faut l’illumination de la théologie mystique.

Voyant donc, dans la lumière de la divine illumination, cette vérité, que la Sagesse mystique ne peut être perçue, et encore moins déclarée, par des termes humains et vulgaires, l’âme lui donne avec toute sorte de raison le nom de « secrète ».

Cette propriété de l’obscure contemplation d’être secrète et d’excéder toute capacité naturelle, ne vient pas seulement de ce qu’elle est surnaturelle. Elle vient encore de ce que cette contemplation est une voie qui conduit l’âme vers les perfections constitutives de l’union divine. Or ces perfections sont humainement inconnues à l’âme. Elle doit s’avancer vers elles en divine ignorance. En effet, pour employer le langage mystique, qui est celui dont il convient d’user ici, les choses divines et les divines perfections ne peuvent être connues telles qu’elles sont en elles-mêmes tandis qu’on les recherche encore et qu’on travaille à s’y appliquer. Elles ne peuvent l’être que lorsqu’on les a trouvées.

C’est dans ce sens que le prophète Baruch disait en parlant de cette Sagesse divine : Nul ne peut connaître ses voies, nul ne peut trouver ses sentiers 1. De son côté, le royal prophète avait en vue cette voie secrète de l’âme lorsque, s’adressant à Dieu, il disait : Vos éclairs ont illuminé le globe du monde. La terre s’est émue et elle a tremblé. Votre

Non est qui possit scire vias ejus, neque qui exquirat semitas ejus. (Baruch, III, 31.)

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voie est dans la mer, vos sentiers sont dans les grandes eaux. Vos vestiges resteront inconnus 1.

Ces paroles peuvent, au sens spirituel, s’appliquer au sujet qui nous occupe. L’illumination du globe du monde par Dieu même, c’est l’illumination des puissances de l’âme par la divine contemplation dont il s’agit. L’émotion de la terre et son tremblement, c’est la purgation douloureuse qu’elle opère dans l’âme. La voie de Dieu dans la mer, ses vestiges qui restent inconnus dans les grandes eaux, c’est le chemin qui conduit l’âme à Dieu, chemin entièrement occulte et secret pour le sens de l’homme.

C’est en effet le propre des pas que Dieu forme dans les âmes, des vestiges qu’il imprime en celles qu’il veut conduire à l’union sublime de la Sagesse, de rester inconnus. C’est pour cela qu’il est dit au Livre de Job : Connais-tu par hasard les sentiers des grandes nuées et la perfection des sciences 2 ? Par où il faut entendre les voies par lesquelles Dieu exalte les âmes et les perfectionne en sa Sagesse, voies sublimes, marquées ici par les nuées.

Il reste donc établi que cette contemplation qui conduit l’âme à Dieu est une Sagesse secrète.

1 Illuxerunt coruscationes tuae orbi terrae commota est et contremuit terra. In mari via tua, et semitae tuae in aquis multis, et vestigia tua non cognoscentur. (Ps. Lxxvi, 19, 20.)

2 Numquid nosti semitas nubium magnas, et perfectas seientias ? (Job, xxxvii, 16.)

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CHAPITRE XVIII. COMMENT CETTE SAGESSE SECRÈTE PEUT ÊTRE DITE UNE ÉCHELLE.

Il nous reste maintenant à voir comment cette Sagesse secrète est une échelle.

Nous avons beaucoup de motifs d’appeler cette secrète contemplation une échelle. En premier lieu, comme l’échelle sert à escalader les forteresses pour dérober les biens et les trésors qu’elles renferment, de même cette secrète contemplation fait monter l’âme, sans qu’elle sache comment, jusqu’au ciel, pour en découvrir et en emporter les trésors et les biens. C’est ce que le royal prophète donne à entendre quand il dit : Bienheureux l’homme, Seigneur, qui reçoit de vous assistance : il a disposé des degrés dans son cœur, dans la vallée des larmes, dans le lieu qu’il a choisi. Car le législateur leur donnera la bénédiction ; ils iront de vertu en vertu, ils verront le Dieu des dieux dans Sion l. Ce qui revient à dire : ils emporteront les trésors de la forte­resse de Sion, qui ne sont autres que la béatitude.

En second lieu, de même que les degrés de l’échelle, qui servent à monter, servent aussi à descendre, ainsi, dans cette secrète contemplation, les mêmes communications divines qui élèvent l’âme jusqu’à Dieu l’abaissent en elle-même. Dans ce chemin, en effet, descendre, c’est monter, et monter, c’est descendre, car celui qui s’abaisse sera élevé, et celui qui s’élève sera abaissé 2.

De plus, la vertu d’humilité étant infiniment précieuse,

Beatus vir cujus est auxilium abs te : ascensiones in corde suo disposuit, in valle lacrymarum, in loto quem posuit. Efenim benedicilonem dabit legislator, ibunt de virtute in virtutem, videbitur Deus deorum in Sion. (Ps. Lxxxiii, 6-8.)
2 Qui se exaltat humiliabitur, et qui se humiliat exaltabitur. (Luc., xiv, 11.)

Dieu, qui veut y exercer l’âme, la fait monter par cette échelle de la contemplation afin qu’elle s’abaisse, et la fait descendre pour la rendre capable de monter. Ainsi se vérifie cette parole du Sage : Avant que le cœur de l’homme soit abaissé, il est exalté ; et avant qu’il soit glorifié, il est humilié 1.

À ne regarder les choses que naturellement et abstraction faite de ce qui surpasse le sens, il n’est que trop facile à une âme qui veut y prendre garde, de constater les hauts et les bas qu’elle souffre dans ce chemin. À peine a-t-elle joui de quelque prospérité spirituelle, qu’elle se voit assaillie d’une tempête et d’une tribulation, comme si ce bien-être passager n’avait pour but que de la fortifier en vue de la disette qui va suivre ; de même, après la misère et les tourments, voici l’abondance et la joie, en sorte que la fête est, pour ainsi parler, précédée d’une vigile et d’un jeûne.

Tel est le style, tel l’exercice ordinaire de l’état de contemplation. Tant que l’âme n’a pas atteint le repos, elle ne demeure jamais dans un même état : elle ne fait que monter et descendre. En voici la raison. L’état de perfection, qui n’est autre que le parfait amour de Dieu, accompagné de l’entier mépris de soi, ne peut exister sans ces deux éléments : la connaissance de Dieu et la connaissance de soi. Or, pour atteindre cet état parfait, il faut nécessairement que l’âme soit exercée en ces deux connaissances : il faut qu’en l’élevant, on lui donne à goûter quelque chose de ce qu’est Dieu, et qu’en l’abaissant on lui découvre ce qu’elle est par elle-même.136 Lorsque les habitudes parfaites sont acquises, ces alternatives de montée et de descente n’ont plus lieu, parce que l’âme est arrivée jusqu’à Dieu, qu’elle s’est unie à Celui qui se tient au sommet de l’échelle et qui lui sert de point d’appui.

1 Antequam conteratur, exaltatur cor hominis, et antequam glorificetur, humi­liatur. (Prov., xviii, 12.)

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Cette échelle de la contemplation, qui, nous l’avons dit dérive de Dieu, est figurée par l’échelle mystérieuse que Jacob vit en dormant. Les anges, le long de cette échelle, descendaient de Dieu vers l’homme et montaient de l’homme jusqu’à Dieu, et Dieu s’appuyait sur le sommet de l’échelle 1.

Tout cela, nous dit l’Écriture, se passait durant la nuit et tandis que Jacob dormait, afin de nous faire entendre combien cette voie, cette montée vers Dieu est secrète et se dérobe à la perception de l’homme. Comment en douter quand nous voyons d’ordinaire l’homme estimer désastreux ce qu’elle offre de meilleur, je veux dire la perte et l’anéantissement de soi-même, et regarder comme très avantageux ce qui présente plus de perte que de profit, à savoir le goût et la consolation sensibles ?

Parlons maintenant d’une manière plus substantielle et plus intrinsèque de cette échelle de la contemplation secrète.

La principale raison qui lui fait donner le nom d’échelle, c’est qu’elle est une science d’amour, c’est-à-dire une connaissance de Dieu amoureuse et infuse, qui tout à la fois illumine une âme et l’enflamme, pour l’élever de degré en degré jusqu’à Dieu son Créateur.. L’amour seul joint et unit l’âme à Dieu. Pour le démontrer plus clairement, nous indiquerons les degrés de cette divine échelle, en donnant brièvement les marques et les effets de l’amour en chacun d’eux. L’âme pourra ainsi conjecturer en quel degré elle se trouve. C’est par leurs effets que nous les distinguerons, selon la manière de saint Bernard et de saint Thomas. Les connaître en eux-mêmes est chose impossible par voie naturelle, car, encore une fois, cette échelle est si secrète, que Dieu seul peut en connaître la mesure et le poids.

1 Gen., xxviii, 12.

CHAPITRE XIX. LES DIX DEGRÉS DE L’ÉCHELLE MYSTIQUE DE L’AMOUR DIVIN, D’APRÈS SAINT BERNARD ET SAINT THOMAS. — ON EXPLIQUE LES CINQ PREMIERS.

Les degrés de l’échelle d’amour, que l’âme gravit successivement pour s’élever à Dieu, sont au nombre de dix.

Le premier degré rend l’âme très heureusement malade. L’Épouse se trouvait à ce degré d’amour lorsqu’elle disait : Je vous conjure, filles de Jérusalem, si vous trouvez mon Bien-Aimé, de lui déclarer que je languis d’amour 1. Cette maladie ne va pas à la mort, mais à la gloire de Dieu, car l’âme y défaille au péché et à tout ce qui n’est pas Dieu ou n’est pas ordonné à Dieu. David nous l’atteste en disant : Mon âme est tombée en défaillance — à l’égard de toutes choses — pour Dieu son salut 2. De même que le malade perd l’appétit et le goût des aliments, et qu’il voit pâlir la couleur de son teint, de même, en ce degré d’amour, l’âme perd le goût et l’appétit de toutes choses ; elle change de couleur comme celui qui aime, elle oublie tout ce qui est de sa vie passée.

Une telle maladie ne survient à l’âme que s’il lui arrive d’en haut un excès de chaleur, comme nous le donne à entendre ce verset de David : Pluviam voluntariam segregabis, Deus, hereditati tuœ, et infirmata est : tu vero perfecisti eam 3.

1 Adjuro vos, filice jerusalem, si inveneritis dilectum meum, ut nuntictis ci quia amore langueo. (Cant., v, 8.)

2 Defecit spiritus meus. Defecit in salutare tuum anima mea. (Ps. CXLII, 7, Ps. cxviii, 81.)

3 Vous avez fait tomber, ô Dieu, sur l’âme qui est votre héritage une pluie abondante ; elle est devenue malade, mais c’est alors que vous l’avez perfectionnée. (Ps. Lxvii, 10.)

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Cette maladie, cette défaillance à l’égard de toutes choses est le premier pas à faire pour aller à Dieu. Nous l’avons fait comprendre plus haut, quand nous avons parlé de cet anéantissement qu’expérimente une âme qui commence à gravir l’échelle de la perfection contemplative, alors qu’elle ne trouve nulle part goût, consolation, appui ou soutien. Aussi passe-t-elle immédiatement de ce degré au second.

Au second degré, l’âme est dans une continuelle recherche de son Dieu. Quand l’Épouse l’eut cherché durant la nuit dans son lit — c’était le premier degré d’amour, celui de la défaillance, — et qu’elle ne l’eut pas trouvé, elle s’écria Je me lèverai et je chercherai Celui qu’aime mon âme l. Cette recherche de l’âme, nous venons de le dire, est continuelle, selon ce conseil de David : Cherchez le Seigneur… cherchez sa face sans cesse 2. C’est-à-dire, cherchez-le en toutes choses, et ne vous arrêtez à aucune, que vous ne l’ayez trouvé. L’Épouse s’étant informée auprès des gardes s’ils avaient vu son Bien-Aimé, passa outre et les laissa. Marie-Madeleine ne prit pas garde même aux anges du sépulcre 3. En ce degré en effet, l’âme n’est occupée que de son amour. Si elle pense, elle pense à son Bien-Aimé, si elle parle, quelle que soit l’affaire qu’elle traite, elle parle de son Bien-Aimé, elle est en peine de son Bien-Aimé. Qu’elle mange, qu’elle dorme, qu’elle veille, qu’elle fasse toute autre chose, elle est préoccupée de son Bien-Aimé. C’est ce que nous avons vu déjà en traitant des angoisses d’amour.

En ce second degré, l’amour croît et se fortifie. Aussi s’élève-t-il rapidement jusqu’au troisième, grâce à une nouvelle purification de la Nuit obscure dont nous avons

Surgam et quaeram fluent diligit anima mea. (Cant., III, 2.)

2 Quœrite Dominum... quœrite faciem ejus semper. (Ps., CIV, 4)

3 Joan., xx, 14.

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à parler. Le troisième degré produit dans l’âme les effets suivants.

Il lui donne pour l’action une ardeur infatigable. Le royal prophète avait ce degré en vue lorsqu’il disait : Bienheureux l’homme qui craint le Seigneur. Il est dévoré du désir d’observer ses commandements 1. Si la crainte, fille de l’amour, communique un si ardent désir, que ne fera pas l’amour lui-même ? En ce degré l’âme regarde comme à peu près rien les plus grandes choses accomplies pour Dieu, quel qu’en soit le nombre ; un long espace de temps consacré à son service lui paraît court, ce qui provient de l’incendie d’amour qui la consume. La même chose advint à Jacob. Obligé d’ajouter sept années aux sept qu’il avait déjà servi, elles lui parurent comme rien, nous dit l’Écriture, à cause de l’amour qui le transportait 2. Si l’amour de Jacob pour une créature fut si puissant, que ne fera pas l’amour du Créateur, lorsqu’il s’est emparé d’une âme en ce troisième degré ?

Ici, par suite du grand amour qu’elle a pour Dieu, l’âme s’afflige amèrement de faire si peu pour lui. S’il lui était permis, elle se mettrait mille fois en pièces pour son service et en serait ravie de joie. Mais elle a beau faire, elle se regarde comme une servante inutile et croit avoir reçu en vain l’existence. De là un autre effet admirable : elle se croit sincèrement la plus mauvaise de toutes les créatures. D’abord, l’amour lui enseigne ce que Dieu mérite qu’on fasse pour lui ; ensuite, regardant comme défectueux et imparfaits les nombreux services qu’elle lui rend, elle les estime indignes d’un Souverain si auguste, ce qui lui fournit un sujet toujours nouveau de confusion et de douleur. L’âme, en ce troisième degré, est donc bien éloignée de la

1 Beatus vir qui timet Dominum ; in mandatis ejus volet nimis. (Ps. cxi, 1.)

2 Gen., xxix, 20.

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vaine gloire et de la présomption ; elle ne songe guère à condamner autrui.

Tels sont, avec beaucoup d’autres du même genre, les effets que ce degré produit dans l’âme. Ils lui communiquent la force de monter au quatrième.

Au quatrième degré de cette échelle d’amour, l’âme endure continuellement et sans se lasser pour l’amour du Bien-Aimé. En effet, au témoignage de saint Augustin, les œuvres les plus considérables, les plus difficiles, les plus pénibles, sont réalisées par l’amour, comme s’il s’agissait de choses de rien. L’Épouse avait atteint ce degré quand, désirant parvenir au dernier, elle disait à l’Époux : Mettez-moi comme un sceau sur votre cœur, comme un sceau sur votre bras, parce que l’amour est fort comme la mort et la jalousie dure comme l’enfer 1.

Ici l’esprit se trouve revêtu d’une énergie si puissante, qu’il tient la chair captive et n’en fait pas plus de cas qu’un arbre n’en fait d’une de ses feuilles. L’âme ne recherche plus aucunement sa jouissance et sa consolation ni en Dieu ni hors de Dieu ; elle ne désire ni ne demande les faveurs divines, parce qu’elle sait en avoir reçu un grand nombre, et que son unique préoccupation est de plaire à Dieu, de lui rendre quelque service en retour de ce qu’elle tient de lui et de ce qu’il mérite, quand bien même il devrait lui en coûter toutes sortes de peines.

Elle dit à Dieu en son cœur : Hélas ! nom Seigneur et mon Dieu ! Nombreux parmi les mortels sont ceux qui cherchent en vous leur jouissance et leur consolation, qui vous demandent des dons et des faveurs. Mais qu’ils sont rares, ceux qui aspirent à vous plaire et à vous servir à leurs dépens et dans l’oubli de leur intérêt propre ! Ce n’est

1 Porte me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum ; quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus œmulatio. (Cant., viii, 6.)

pas vous, ô mon Dieu, qui refusez de nous faire de nou­velles grâces, c’est nous qui ne savons pas vous obliger à nous en combler, en les recevant dans la seule vue de vous servir.

Ce degré d’amour est très élevé. Mais tandis que cette âme, animée d’un véritable amour, importune continuellement le Seigneur de lui accorder de souffrir pour lui, Dieu lui donne souvent et même très habituellement la jouissance ; il la visite spirituellement d’une manière suave et délicieuse. C’est que, dans son immense amour, le Verbe Jésus-Christ ne peut voir souffrir son amante sans lui venir en aide. Lui-même l’affirme par la bouche de Jérémie, en disant : Je me suis souvenu de toi et j’ai eu pitié de ton adolescence… lorsque tu me suivais au désert 1.

Au sens spirituel, ce désert est le détachement intérieur de toutes choses, dans lequel l’âme se trouve établie, déta­chement qui ne la laisse s’arrêter ou se reposer en quoi que ce soit.

Au cinquième degré de l’échelle d’amour, l’âme est tourmentée d’un impatient désir de Dieu. Sa soif d’embrasser le Bien-Aimé et de s’unir à lui est d’une telle véhémence, que le moindre délai lui semble long, ennuyeux et pénible à l’excès. Elle se croit toujours sur le point de joindre celui qu’elle aime, et, se voyant presque à chaque pas déçue dans son attente, elle défaille de désir, selon la parole du Psalmiste en ce degré d’amour : Mon âme a désiré jusqu’à la défaillance les parvis du Seigneur 2.

En ce degré, il faut que l’amante voie son désir satisfait, ou qu’elle meure. Rachel de même, soupirant après le bonheur d’avoir des enfants, disait à Jacob, son époux :

1 Recordatus sum tui, miserans adolescentiam tuam... quando secuta es me in deserto. (Jerem., II, 2.)

2 Concupiscit et deficit anima mea in atria Domini. (Ps. lxxxiii, 3.)

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Donnez-moi des enfants, ou je meurs 1. Et David : Ils souffriront une faim violente comme celle des chiens, et ils feront le tour de la cité de Dieu 2.

Dans cette faim intolérable, l’âme se nourrit d’amour, et son rassasiement est en proportion de sa faim. Aussi atteint-elle le sixième degré, dont nous allons dire les effets.

1 Da mihi tiberos, alioquin moriar. (Gen., xxx, 1.).

2 Famem patientur ut canes, et circuibunt civitatem. (Ps. LVIII, 157)

CHAPITRE XX. LES CINQ DERNIERS DEGRÉS DE L’ÉCHELLE MYSTIQUE DE L’AMOUR

Au sixième degré, l’âme court légèrement vers Dieu et reçoit fréquemment ses divines touches. Elle court sans défaillir, parce que l’amour lui donne des forces et soutient la légèreté de son vol. C’est de ce degré que parle Isaïe lorsqu’il dit : Ceux qui espèrent au Seigneur changeront de force. Ils prendront des ailes semblables à celles de l’aigle, ils voleront et ne défailliront pas 1, comme ils le faisaient au cinquième degré. À ce degré se rapporte encore ce verset du Psaume : Comme le cerf altéré désire les fontaines d’eau vive, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu 2.

Le cerf altéré s’élance avec légèreté vers les eaux. Ce qui communique à l’âme cette légèreté de l’amour, c’est que la charité s’est extrêmement dilatée en elle et que sa purification est maintenant presque parfaite. Un autre Psaume nous dit : Sine iniquitate cucurri 3. Et un autre encore : J’ai couru dans la voie de vos commandements quand vous avez dilaté mon cœur 4. Aussi de ce degré l’âme passe rapidement au suivant.

Au septième degré de cette échelle, l’âme est revêtue d’une hardiesse singulière. Ici l’amour ne s’inspire plus de la raison pour savoir attendre ce qu’il désire ; il n’use plus du conseil pour se résoudre à différer, la honte ne saurait

1 Qui autem sperant in Domino, mulabunt fortitudinem, assument pennas ut aquilœ, volabunt et non deficient. (Is., xt., 31.)

2 Quemadmodum, desiderat cervus ad fontes aquartun, ito desiderat anima mea ad te, Deus. (Ps. XLI, 2.)

3 J’ai pris ma course, affranchi de l’iniquité. (Ps. lviii, 5.)

4 In via mandatorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meum. (Ps. cxviii, 32.)

le retenir. Cette hardiesse vient de la bienveillance que Dieu témoigne ici à l’âme. Alors se vérifie cette parole de l’Apôtre : La charité croit tout, elle espère tout, elle peut tout 1. Moïse, parvenu à ce degré, disait à Dieu : Ou pardonnez à ce peuple, ou effacez-moi du Livre de Vie 2.

De telles âmes obtiennent de Dieu tout ce qu’elles lui demandent avec goût spirituel. De là cette parole de David : Délectez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera les demandes de votre cœur 3. C’est parvenue à ce degré que l’Épouse avait la hardiesse de dire : Osculetur me osculo oris sui 4.

Mais il faut bien remarquer qu’en ce degré il n’est permis à l’âme de s’enhardir que si elle sent intérieurement la faveur du sceptre royal incliné vers elle 5. Autrement elle pourrait déchoir du degré où elle est déjà parvenue, et où l’humilité seule peut la maintenir.

De cette hardiesse, de ce pouvoir, que Dieu donne à l’âme en ce septième degré pour traiter librement avec lui dans la véhémence de l’amour, elle va passer à l’union tant désirée et s’attacher au Bien-Aimé d’une manière irrévocable.

Au huitième degré, l’âme saisit celui qu’elle aime et le tient étroitement embrassé, suivant la parole de l’Épouse : J’ai trouvé celui que chérit mon âme je le tiens et je ne le laisserai pas aller 6. En ce degré d’union, les désirs de l’âme sont satisfaits, non pourtant d’une manière continue. Ceux qui mettent le pied sur ce degré de l’échelle, le retirent presque aussitôt. S’il en était autrement et s’ils persé ‑

1 Caritas omnia credit, omnia sperat, omnia sustinet. (I Cor., xiii, 7.)

2 Ant dimitte eis hune nuxam, aut si non facis, dele me de libro tuo, quem scripsisti. (Exod., xxxii, 31, 32.)

3 Delectare in Domino et dabit tibi petitiones cordis tui. (Ps. xxxvi, 4.)

4 Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche. (Cant., 1, 1.)

5 Esther, viii, 4.

6 Inverti quem diligit anima mea; tenui eum, nec dimittam. (Cant., III, 4.)

véraient en cet état, ils auraient en une certaine manière la béatitude en cette vie.

L’âme ne demeure donc que durant de courts inter­valles en cet état de jouissance. À Daniel cependant, qui était un homme de désirs, il fut ordonné de la part de Dieu de demeurer ferme en ce degré : Fixe-toi en ton degré, lui fut-il dit, parce que tu es un homme de désirs 1. De ce degré on passe au neuvième, qui est le degré des parfaits, ainsi que nous allons le dire.

Au neuvième degré, l’âme se consume suavement. Ce degré est celui des parfaits, qui brûlent en Dieu avec suavité. L’Esprit-Saint produit en eux cette ardeur suave et déli­cieuse, à raison de l’union qu’ils ont avec Dieu. Saint Grégoire nous dit qu’au moment où l’Esprit-Saint descendit visiblement sur les Apôtres, ils brûlèrent intérieurement d’un très suave amour.

Il est impossible de rien dire des richesses et des dons divins dont l’âme jouit en ce degré, et l’on aurait beau en composer quantité de livres, la plus grande partie res­terait à dire. Pour ce motif et parce que nous en toucherons plus loin quelque chose, je n’en parlerai pas davantage ici. À ce degré succède le dixième, qui n’appartient pas à cette vie.

Le dixième et dernier degré de l’échelle d’amour assimile totalement l’âme à Dieu, par suite de la claire vision dont elle est mise en possession immédiatement à sa sortie du corps, ce qui est le propre des âmes qui ont atteint en cette vie le neuvième degré. Ces âmes sont en fort petit nombre. Comme l’amour les a très parfaitement purifiées, elles n’entrent pas dans le purgatoire, car nous lisons en saint Mathieu : Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt 2.

1 Sta in gradu tuo, quia vir desideriurum eo. (Dan., x, II.)

2 Bienheureux les cœurs purs, parce qu’ils verront Dieu. (Math., v, 8.)

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Je le répète, cette vision immédiate de Dieu naît de la parfaite similitude de l’âme avec lui, selon cette parole de saint Jean : Nous savons que lorsqu’il apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu’il est 1. Non que l’âme reçoive une capacité égale à Dieu, ce qui est impossible, mais elle devient semblable à Dieu, ce qui fait dire avec vérité qu’elle devient Dieu par participation.

Telle est l’échelle secrète dont l’âme nous parle ici. À la vérité, en ses degrés les plus élevés elle n’est pas fort secrète pour l’âme : par les grands effets qu’il produit en elle, l’amour la lui dévoile en grande partie. Au dernier degré, celui auquel Dieu est appuyé et qui est celui de la claire vision, il n’y a plus rien de caché pour l’âme, à raison de son assimilation parfaite avec Dieu.137 C’est ce qui faisait dire à notre Sauveur : En ce jour-là vous ne demanderez plus rien 2. Jusque-là, si haut que s’élève une âme, quelque chose lui reste encore voilé, et cela, à proportion de ce qui lui manque encore pour sa totale assimilation à la divine Essence.

C’est par le moyen de cette théologie mystique et de cet amour secret que l’âme sort de tout le créé et d’elle-même, pour monter vers Dieu. L’amour est semblable au feu qui s’élève toujours en haut, par l’ardeur qui le porte à se plonger au centre de sa sphère.

1 Scimus quoniam cum apparuerit, similes ei erimus, quoniam videbimus eum sicuti est. (Joan., iii, 2.)

2 In ille die me non rogabitis quidquam (Ibid.,XVI 23.)

CHAPITRE XXI. EXPLICATION DE L’EXPRESSION « DÉGUISÉE ». — QUELLES SONT LES COULEURS DU DÉGUISEMENT DE L’ÂME DURANT CETTE NUIT.

Nous venons d’exposer les raisons qui font donner à la contemplation dont il s’agit le nom d’« échelle secrète ». ll nous reste maintenant à expliquer l’expression « déguisée ») que nous rencontrons au second vers, en disant pour quels motifs l’âme déclare qu’elle franchit « déguisée l’échelle secrète ».

Pour bien comprendre ceci, il faut savoir que se déguiser n’est autre chose que se dissimuler et se couvrir d’un costume d’emprunt, soit afin de montrer au-dehors la volonté et les projets que l’on a dans le cœur, en vue de gagner l’affection et les bonnes grâces d’une personne que l’on aime, soit afin de se dérober à ses rivaux et de mieux assurer le coup que l’on a dans l’esprit. On prend alors la livrée qui représente et signifie le mieux l’affection qui occupe le cœur, celle aussi qui est la plus capable de vous dérober à vos contradicteurs.

L’âme donc, touchée de l’amour du Christ, son Époux, aspirant à lui plaire et à gagner son affection, sort sous le déguisement le plus propre à représenter les dispositions de son esprit, le plus capable aussi de la mettre à couvert de ses adversaires et de ses ennemis : le démon, le monde et la chair. La livrée qu’elle choisit comprend trois couleurs principales : le blanc, le vert et le rouge, qui figurent les trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité. Par ces trois vertus non seulement elle gagnera l’affection et les bonnes grâces de son Bien-Aimé, mais elle se verra complètement à l’abri de ses ennemis.

La foi, en effet, est une tunique intérieure d’une blancheur éclatante, qui éblouit la vue de l’entendement. Une fois l’âme revêtue de foi, le démon est impuissant à l’entraver, car la foi a plus de pouvoir que les autres vertus contre cet ennemi, le plus fort et le plus rusé de tous. De là vient que saint Pierre nous propose cette arme comme souverainement propre à nous défaire de lui, par cette parole : Cui resistite fortes in fide 1.

Pour obtenir les bonnes grâces du Bien-Aimé et l’union avec lui, l’âme ne peut donc se revêtir d’une meilleure tunique intérieure ni donner un meilleur soutien aux autres vêtements des vertus, que cette blanche tunique de la foi, car, sans elle, dit l’Apôtre, il est impossible de plaire à Dieu 2. Au contraire, lorsqu’on a une foi vive, il est impossible de ne pas lui plaire, puisqu’il nous dit lui-même par un prophète : Sponsabo te mihi in fide 3. Ce qui revient à dire Si tu veux, ô âme, t’unir à moi et me prendre pour Époux, tu dois te revêtir intérieurement de foi.

L’âme se trouve revêtue de ce blanc vêtement de la foi au moment où elle sort de la Nuit obscure. Marchant au milieu des ténèbres et des angoisses intérieures, l’entendement privé de toute lumière, soit d’en haut puisque le ciel lui paraît fermé et que Dieu se dérobe, soit d’en bas puisque ceux conduisent ne lui apportent aucune consolation, elle a souffert avec constance et persévérance, elle a traversé de multiples épreuves sans défaillir, elle a gardé fidélité à Celui qui par ces peines et ces tribulations éprouve la foi de ses Épouses. Elle peut donc maintenant redire ce verset de David : À cause des paroles de vos lèvres, j’ai gardé des voies dures 4.

1 Résistez-lui en demeurant fermes dans la foi. (1 Petr., V, 9.)

2 Sine fide autem impossibile est placere Deo. (Hebr., xi, 6.)

3 Je t’épouserai dans la foi. (Os., II, 20.)

4 Propter verba labiorum tuorum ego custodivi vias duras. (Ps. xvi, 4.)

Par-dessus cette blanche tunique de la foi, l’âme endosse un vêtement d’une autre couleur : c’est un corsage vert. Il signifie, nous l’avons dit, la vertu d’espérance, qui défend et délivre l’âme de son second ennemi qui est le monde. Cette verdeur de la vive espérance en Dieu communique à l’âme un si grand courage, une si étonnante énergie, une telle élévation vers les biens d’en haut, qu’en comparaison de ce qu’elle espère le monde lui apparaît — ce qu’il est en effet — quelque chose de flétri, de mort et de nulle valeur. Ici l’âme se dépouille de tous les vêtements et de toutes les livrées du monde, elle détache son cœur de toutes choses, elle n’espère plus rien de ce que le monde donne ou peut donner, elle ne vit que de l’attente des biens éternels.

Le cœur ainsi élevé au-dessus du monde ne peut être ni touché ni saisi par le monde. Je dis plus : le monde le perd même de vue. Sous cette livrée et ce déguisement de couleur verte, l’âme, nous l’avons dit, est en assurance du côté du monde, son second ennemi. Saint Paul, en effet, appelle l’espérance le casque du salut 1. Le casque est une armure qui protège entièrement la tête et la couvre de telle sorte qu’elle ne laisse à découvert qu’une simple visière, par laquelle le guerrier peut voir.

Telle est l’espérance. Elle couvre si bien tous les sens de l’homme, qu’ils ne se portent plus vers rien de ce qui est clu inonde. Il ne reste plus à l’âme aucune ouverture par où les flèches du siècle puissent la blesser. On ne lui laisse, pour ainsi parler, qu’une visière, par où elle peut porter ses regards en haut. C’est bien l’office que remplit l’espérance à l’égard de l’âme : elle lui fait lever les yeux pour regarder Dieu, et rien davantage. David nous l’atteste quand il dit : Oculi mei semper ad Dominum 2, je n’attends

1 I Thessal V, 8 2 Ps. xxiv, 15.

rien d’ailleurs, ainsi qu’il le dit dans un autre Psaume : Comme les yeux de la servante sont attachés sur les mains de sa maîtresse, ainsi nos yeux sont fixés sur le Seigneur notre Dieu, jusqu’à ce qu’il ait pitié de ceux qui espèrent en lui 1.

À cause de cette livrée verte, c’est-à-dire à cause du soin qu’a cette âme de regarder sans cesse vers Dieu et de ne s’occuper que de lui, elle plaît tellement au Bien-Aimé, qu’il est vrai de dire qu’une telle âme obtient autant qu’elle espère. Aussi l’Époux des Cantiques déclare-t-il à son Épouse qu’elle l’a blessé d’un seul regard de ses yeux 2. Sans cette livrée verte de l’espérance en Dieu seul, c’est en vain que l’âme se serait élancée dans la carrière de l’amour. Elle n’aurait rien obtenu, parce que seule l’espé­rance à toute épreuve triomphe de Dieu.

L’âme, au sein de l’obscure et secrète Nuit, est bien réellement revêtue de la livrée de l’espérance. Elle est tellement dénuée de toute possession et de tout appui, qu’elle ne se soucie que de Dieu, elle ne lève les yeux que vers Dieu. Selon le texte de Jérémie déjà cité, elle pose sa bouche dans la poussière, pour voir s’il y a encore quelque espérance 3.

1 Sicut oculi atteinte in manibus domirtce suae, ita oculi nostri ad Dominum Deum nostrum donec misereatur nostri. (Ps. cxxii, 2.)

2 Vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum. (Cant., IV, 9.)

3 Ponet in pulvere os suum, si forte sit spes. (Thren., III, 29.).

Pour le couronnement et la perfection de son déguise­ment, l’âme prend maintenant la troisième couleur, qui est la plus excellente, et se revêt d’une toge écarlate, image de la troisième vertu théologale. Non seulement la charité donne de l’éclat aux deux autres vertus, mais elle a pour effet immédiat d’élever l’âme à une telle hauteur, de la rendre si belle et si gracieuse aux yeux de Dieu, que cette âme s’enhardit jusqu’à dire : Je suis noire, mais je suis belle, filles de, Jérusalem ; aussi le Roi m’a aimée et m’a introduite dans sa chambre nuptiale 1.

Cette livrée de la charité, qui est la livrée de l’amour, met l’âme à couvert de son troisième ennemi, qui est la chair, car là où le véritable amour de Dieu existe, il ferme toute entrée à l’amour de soi et de ses intérêts propres. De plus, la charité fortifie les autres vertus, elle leur donne la vigueur et l’énergie qui leur fait prendre la défense de l’âme ; elle leur communique des charmes qui les rendent agréables au Bien-Aimé, car, sans la charité, les autres vertus sont dépourvues de grâce aux yeux de Dieu. La charité est la pourpre dont il est dit au Cantique des Cantiques qu’elle conduit au réclinatoire sur lequel Dieu même prend son repos 2.

L’âme est revêtue de cette livrée écarlate quand, ainsi qu’il est dit dans la première Strophe, elle sort d’elle-­même et de tout le créé au milieu de la Nuit obscure, « d’angoisses d’amour enflammée », par l’échelle secrète de la contemplation, jusqu’à la parfaite union d’amour avec Dieu, l’auteur chéri de son salut.

Tel est le déguisement dont l’âme se déclare revêtue dans la Nuit de la foi, à l’heure où elle franchit l’échelle secrète, et telles sont les couleurs dont il se compose. Elles constituent pour l’âme une disposition parfaitement pro­portionnée à l’union divine, selon ses trois puissances : la mémoire, l’entendement et la volonté. La foi obscurcit l’entendement, le dépouille de toute son intelligence natu­relle, et le dispose ainsi à s’unir à la Sagesse divine. L’espé­rance dépouille et sépare la mémoire de toute possession créée, selon ce que dit saint Paul :

1 Nigra sum, sed Formosa, filiae jerusalem : ideo dilexit me Rex et introduxit me in cubiculum suum. (Cant., 1, 4.)

2 Ibid., III, 10.

L’espérance s’étend sur ce que l’on ne possède pas, car l’espérance qui voit ce qu’elle espère n’est plus une espérance 1. L’espérance détache donc la mémoire de tout ce qui se peut posséder et la transporte dans les biens qu’elle attend ; par le vide qu’elle produit dans cette puissance, elle la dispose à s’unir purement à Dieu. La charité dépouille les affections et les appétits de la volonté de tout ce qui n’est pas Dieu et les transfère en Dieu seul. Par là elle dispose la volonté et l’unit à Dieu par l’amour.

Ces vertus, on le voit, ont pour office de séparer l’âme de tout ce qui est moins que Dieu ; elles ont la propriété d’unir l’âme à Dieu. D’où il suit qu’à moins de s’avancer vêtu de la livrée que nous venons de dire, il est impossible d’atteindre le parfait amour divin. L’âme a donc fait choix d’un déguisement tout à fait convenable et nécessaire, et sans lui elle eût été hors d’état d’atteindre le but qu’elle se proposait, à savoir l’amoureuse et délicieuse union avec son Bien-Aimé. Ce fut pour elle un inestimable bonheur d’avoir réussi à s’en revêtir, comme aussi d’avoir su le conserver jusqu’au jour où il lui a été donné de toucher le but qu’elle se proposait. Elle ajoute donc aussitôt le vers suivant

1 Spe enim salvi Mea sumus. Spes autem quce vicletur, non est spes : nam quod videt quis, quid sperat (Rom., VIII, 24.).

Oh ! la bienheureuse fortune !


CHAPITRE XXII. EXPLICATION DU TROISIÈME VERS DE LA STROPHE II.

Il est de toute évidence que ce fut pour cette âme un bienheureux sort que d’être venue à bout d’une pareille entreprise. Grâce à cette sortie, nous l’avons dit, elle s’est affranchie du démon, du monde et de sa propre sensualité ; elle s’est acquis la liberté de l’esprit, si précieuse et si désirée de tous ; elle a quitté ce qui est bas et vil, pour ce qui est élevé. De terrestre, elle est devenue céleste ; d’humaine, elle est devenue divine. Désormais sa conversation est dans le ciel, ce qui est le propre des âmes parvenues à l’état de perfection.

C’est ce qui me reste à exposer. Je le ferai avec quelque brièveté, car j’ai déjà traité au long ce qu’il y a de plus. important et ce qui m’a porté à entreprendre ce sujet, je veux dire la nature de cette Nuit, que beaucoup d’âmes traversent sans savoir en quoi elle consiste, ainsi qu’il a été remarqué au Prologue. À la vérité, il y aurait eu beaucoup plus à dire. J’ai tenu cependant à exposer les grands biens que cette Nuit apporte avec elle et le bonheur des âmes qui s’y voient introduites, afin que si les innombrables peines qui s’y rencontrent les épouvantent, l’espérance certaine des biens si excellents, si nombreux et vraiment divins qu’elle produit, les rassure et les fortifie.

Il est encore une autre raison pour laquelle l’âme se félicite de s’être engagée dans cette Nuit. Elle nous la fait connaître au vers suivant :


Dans les ténèbres, en cachette.


CHAPITRE XXIII. EXPLICATION DU QUATRIÈME VERS. — ADMIRABLE RETRAITE DANS LAQUELLE LA NUIT OBSCURE INTRODUIT UNE AME. — LE DÉMON, QUI A SES ENTRÉES EN D’AUTRES ÉTATS SUBLIMES, NE PEUT PÉNÉTRER EN CELUI-CI.

« En cachette » veut dire en secret et à la dérobée. Par ces expressions « en ténèbres et en cachette », l’âme fait donc ressortir encore la grande sécurité que cette obscure contemplation lui procure dans le chemin de l’union d’amour avec Dieu, sécurité dont elle a parlé déjà au premier vers de cette Strophe.

Déclarer qu’elle s’avance « dans les ténèbres et en cachette », c’est dire que l’obscurité dont elle est environnée la met à couvert du démon, de ses ruses et de ses pièges. Ce qui fait que l’obscurité de cette contemplation soustrait et dérobe l’âme aux pièges du démon, c’est que cette contemplation infuse se verse en elle passivement et secrètement, alors que ses sens extérieurs et les facultés intérieures de sa partie sensitive sont plongés dans les ténèbres. D’où il résulte que non seulement l’âme se trouve affranchie de l’obstacle qui naît de la faiblesse naturelle de ses sens et de ses facultés sensitives, mais encore elle est à couvert du démon, qui ne peut percevoir ce qui se passe en elle qu’au moyen de ces mêmes facultés sensitives. Conséquemment, plus la communication est spirituelle, intérieure, éloignée du sens, moins le démon en a connaissance.

Il est donc très important pour la sécurité de l’âme que son commerce intérieur avec Dieu soit dérobé au sens et à la partie inférieure, en sorte que ni l’un ni l’autre ne puisse en faire leur pâture, ni même y atteindre en aucune façon. La communication spirituelle en sera plus abon­dante, parce que l’infirmité de la partie sensitive n’enchaînera pas la liberté de l’esprit ; ensuite, comme il a été dit, par là même que la porte sera fermée au démon, la sécurité de l’âme sera plus complète.138

Nous pouvons appliquer à ceci, au sens spirituel, la parole de notre Sauveur : Que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite 1. En d’autres termes : Ce qui se passe à droite, c’est-à-dire dans la partie supérieure et spirituelle de l’âme, doit être ignoré à gauche, c’est-à-dire dans la partie inférieure ou sensitive ; que ce soit un secret entre votre esprit et Dieu.

Voici néanmoins ce qui arrive souvent. Lorsque l’âme est gratifiée de communications spirituelles très intérieures et très secrètes, le démon, il est vrai, n’en connaît pas la nature, mais au profond silence, à la pause solennelle, s’il faut ainsi dire, qui se produit dans les sens et dans les facultés sensitives, il se rend compte de ce qui se passe et comprend que l’âme s’enrichit de quelque grand trésor. Incapable de faire obstacle à ce qui passe dans le fond même de l’âme, il apporte du moins tous ses efforts à jeter le trouble et le désarroi dans la partie sensitive, qui est de son domaine, tantôt par des souffrances physiques, tantôt par des angoisses et des épouvantes. Son but en cela est d’inquiéter la partie supérieure et spirituelle de l’âme, et de troubler l’âme elle-même dans la réception du don divin qu’elle est en train de recevoir et de goûter.

Si la communication contemplative agit purement sur l’esprit et s’y imprime fortement, les tentatives du démon restent impuissantes à troubler l’âme. Au contraire, le profit, l’amour et la paix de l’âme s’en augmentent. En effet, sans qu’elle sache comment et sans effort de sa part,

1 Nesciat sinistra tua quid facial dextera tua. (Math., vi, 3.)

le sentiment de la présence troublante de l’ennemi la fait entrer — chose admirable ! — plus profondément encore dans son intérieur, comme en un lieu assuré de refuge, où elle se voit plus à distance et plus à l’abri de son ennemi. Ainsi sa paix et sa jouissance, que le démon prétendait lui enlever, ont reçu un nouvel accroissement.

L’âme a le sentiment très clair que toutes les frayeurs demeurent au-dehors. Elle jouit avec bonheur, dans une sécurité entière et en profond secret, de cette paix et de ces délices de l’Époux, que le monde et le démon ne peuvent ni donner ni enlever. Elle sent alors toute la vérité de cette parole de l’Épouse au Cantique des Cantiques : Voici que le lit de Salomon est entouré de soixante vaillants, à cause des terreurs de la nuit 1. Cette force et cette paix sont même compatibles avec les tourments physiques que le démon lui cause au-dehors.

Quand la communication n’est pas purement spirituelle et que le sens y a sa part, le démon réussit plus facilement à troubler l’esprit au moyen de l’épouvante qu’il répand dans le sens. Alors le tourment qu’il cause à l’esprit est extrême, parfois même au-dessus de toute expression. Comme c’est une action qui s’exerce nuement d’esprit à esprit, l’horreur que le mauvais esprit cause au bon — je veux dire à l’âme — au moment où il l’atteint par son action troublante, est quelque chose d’absolument intolérable.

1 En lectulum Salomonis sexaginta fortes ambiunt… propter timores nocturnos. (Cant., ni, 7-8.)

L’Épouse des Cantiques le donne à entendre, lorsqu’elle raconte ce qui lui arriva au moment où elle voulut s’enfoncer dans le recueillement intérieur, pour jouir des biens spirituels. Je suis descendue, dit-elle, dans le jardin des noyers, pour considérer les fruits des vallons et voir si la vigne avait fleuri… Je n’ai pas su. Mon âme a été troublée par les chariots d’Arninadab 1, qui est le démon.

Si la communication a lieu par l’entremise du bon ange, le démon perçoit quelquefois la faveur dont Dieu s’apprête à gratifier l’âme. D’ordinaire, en effet, Dieu permet qu’il ait connaissance des faveurs qui ont lieu par le ministère du bon ange. Dieu lui donne ainsi le moyen de faire ce qui est en son pouvoir pour s’y opposer, par une sorte de proportion réclamée par la justice. Le démon pourrait alléguer qu’on lui a fait tort — comme il advint à propos de Job 2 — et qu’on ne lui a pas laissé la possibilité de combattre contre cette âme, si Dieu n’établissait pas, à son sujet, une certaine parité entre les deux combattants, le bon ange et le mauvais. Ainsi la victoire, à quelque parti qu’elle appartienne, demeure plus glorieuse, et l’âme qui aura triomphé en restant fidèle dans la tentation, sera plus magnifiquement récompensée.

Il faut remarquer que Dieu permet au démon d’attaquer une âme dans la mesure où lui-même se communique à elle, et d’une manière analogue à celle dont il use envers elle. Si l’âme est gratifiée de visions par le ministère du bon ange — et c’est ordinairement de cette façon que Jésus-Christ apparaît, car il ne se montre presque jamais en sa propre personne, — Dieu permet au démon de lui en présenter de fausses. Comme les unes et les autres paraissent bonnes, une âme qui n’est pas sur ses gardes peut facilement se laisser séduire, et cela est arrivé à beaucoup.

Nous trouvons une figure de ceci dans l’Exode. Tous les prodiges véritables accomplis par Moïse, les magiciens de Pharaon les imitaient par des prodiges apparents. Moïse

1 Descendi in hortum imam ut viderem poma convallium et inspicerem si floruisset vinea… Nescivi. Anima mea conturbavit me, propter quadrigas Aminadab. (Cant., vi, 10, 11.)

2 Job, I, 1-9.

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envoyait-il des grenouilles, les magiciens en envoyaient ; changeait-il l’eau en sang, ils faisaient de même.

Non seulement le démon contrefait les visions corporelles, mais il contrefait les communications spirituelles qui ont lieu par le moyen des anges. Nous avons dit déjà qu’il est à même de les percevoir, selon cette parole de Job : Omne sublime videt 1 ; il s’y entremêle et il les imite.

Quant aux communications spirituelles dénuées de formes et d’images, le démon ne peut les contrefaire comme les autres, qui sont présentées à l’âme sous quelque espèce ou figure. Pour l’attaquer donc d’une manière analogue à celle dont Dieu la visite et pour détruire une opération spirituelle par une autre, il lui présente son effroyable substance, en vue d’opposer esprit à esprit et de détruire l’un par l’autre.

Ceci vient-il à se produire au moment où le bon ange s’apprête à communiquer la contemplation spirituelle, l’âme ne peut se réfugier si promptement dans le secret de la contemplation, que le démon ne l’aperçoive et ne l’atteigne en lui causant quelque horreur et quelque trouble spirituel, parfois extrêmement pénible. Il peut arriver que l’âme se dégage promptement, sans que l’horreur opérée par l’esprit mauvais ait le temps de faire impression sur elle. Dans ce cas, elle se met en sûreté au dedans d’elle-même, à la faveur de la puissante assistance spirituelle que l’ange lui départ. D’autres fois, c’est le démon qui a le dessus. Alors l’horreur et le trouble s’emparent de l’âme et lui causent un tourment qui surpasse tout supplice de cette vie. De fait, cette effroyable communication ayant lieu d’esprit à esprit, nuement et hors de tout ce qui est corporel, elle est pénible au-delà de tout ce qui se peut dire et sentir.

1 Il voit tout ce qui est élevé. (Job, XLI, 25.)

Ce tourment spirituel dure peu. Autrement, sous l’effort de cette violente communication d’un esprit étranger, l’âme se dégagerait des liens du corps. Mais le souvenir en demeure, et il suffit pour causer une très vive souffrance.

Tout ce que nous venons de dire, l’âme l’endure passivement, sans pouvoir quoi que ce soit pour ou contre. Mais il faut bien remarquer que lorsque le bon ange permet au démon d’atteindre l’âme et de lui causer cette horreur spirituelle, c’est afin de la purifier et de la disposer par cette vigile douloureuse à quelque grande fête, à quelque faveur insigne que se prépare à lui faire Celui qui ne mortifie que pour vivifier et qui n’abaisse que pour élever. En effet, grâce à la purgation ténébreuse et effroyable qu’elle a endurée, l’âme ne tarde pas à jouir d’une contemplation admirable et pleine de délices, si sublime parfois qu’il n’y a pas de langage pour en donner l’idée.

Cette horreur préalable a communiqué à l’âme plus de subtilité et plus d’aptitude à recevoir la contemplation spirituelle. Ces sortes de visions tiennent plus de l’autre vie que de celle d’ici-bas, et la vision effroyable dispose à sa vision délicieuse.

Tout ce que je viens de dire se rapporte aux visites que Dieu fait à l’âme par l’entremise du bon ange. Ces visites n’ont pas lieu si à la dérobée et dans les ténèbres, que l’ennemi n’en perçoive quelque chose. Quand au contraire Dieu visite l’âme par lui-même, le vers qui nous occupe se vérifie pleinement. En effet, elle reçoit les visites purement spirituelles dans les ténèbres complètes et entièrement à couvert de l’ennemi. La raison en est que Dieu réside substantiellement en l’âme, dans ce sanctuaire où ni l’ange ni le démon ne peut pénétrer d’où vient que ni l’un ni l’autre ne connaît les intimes et secrètes communications qui ont lieu entre Dieu et l’âme.

Ces communications que Dieu fait par lui-même sont

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souveraines et totalement divines. Ce sont des contacts substantiels d’union entre l’âme et Dieu. Ces communications constituent le plus haut degré de l’oraison. Une seule de cette nature apporte à l’âme plus d’avantages que toutes les autres, quelles qu’elles soient. Ce sont ces touches que l’Épouse sollicitait dans les Cantiques des Cantiques en disant : Osculetur me osculo oris sui 1 ! C’est une faveur si intime que cette touche de la Divinité, et l’âme y aspire avec tant d’ardeur, qu’elle la met au-dessus de toutes les autres faveurs que Dieu lui accorde. Aussi, après toutes celles qu’elle a célébrées dans les Cantiques, elle ne se déclare pas satisfaite et soupire après le divin contact. Qui me donnera, dit-elle, ô mon frère, toi qui suces les mamelles de ma mère, de te trouver dehors et de te baiser, afin que désormais nul ne me méprise 2 ?

Par où elle donne à entendre qu’elle réclame cette communication que Dieu fait purement par lui-même, en dehors de tout le créé. Ces mots : « Toi qui suces les mamelles » veulent dire : toi qui dessèches les mamelles des appétits et des affections de la partie sensitive. Ceci se réalise quand, dans la liberté de l’esprit, sans que la partie sensitive puisse y mettre obstacle, sans que le démon puisse y contredire, l’âme jouit avec délices et dans une paix profonde des richesses divines. Le démon aurait la hardiesse de s’insurger à l’encontre, qu’il n’y réussirait pas ; car, encore une fois, il est incapable même de percevoir ces divines touches, que l’amoureuse Substance de Dieu produit dans la substance de l’âme.

Nul ne parvient à un bien si excellent que par une intime purgation, par le dépouillement et par l’éloignement de tout le créé. C’est dans les ténèbres qu’il se communique

1 Qu’il me baise d’un baiser de sa bouche. (Cant., I, 1.)

2 Quis mihi det te, fratrern meum sugentem ubera matris meoe, ut inveniam te foris et deosculer te, et, jam me nemo despiciat. (Ibid.,VIII, 1).

comme nous l’avons longuement expliqué. C’est aussi dans le secret que l’âme s’affermit dans l’union d’amour avec Dieu. Elle nous le déclare quand elle nous dit : « Dans les ténèbres, en cachette. »

Lorsque l’âme reçoit ces faveurs à la dérobée, c’est-à-dire d’une manière entièrement spirituelle, il lui arrive parfois, sans savoir comment, de se trouver selon sa partie supérieure dans une séparation et un éloignement extraordinaires de sa partie inférieure et sensitive. Elle reconnaît alors en elle-même deux parties parfaitement distinctes entre elles, tellement qu’elles semblent n’avoir rien à faire l’une avec l’autre. Et sous un certain rapport, il en est ainsi, car l’opération toute spirituelle de l’une n’a aucune communication avec ce qui se passe dans l’autre.

C’est ainsi que l’âme devient peu à peu entièrement spirituelle. En même temps, dans cette retraite de la contemplation unitive, les passions et les appétits spirituels se détruisent en grande partie. Aussi l’âme, parlant de sa partie supérieure, dit-elle dans le dernier vers :

Ma demeure étant pacifiée.


CHAPITRE XXIV. FIN DE L’EXPLICATION DE LA STROPHE II.

Ces paroles reviennent à dire : tandis que ma partie supérieure était, comme l’inférieure, établie dans le repos selon ses appétits et ses puissances, je suis sortie pour m’avancer vers l’union d’amour avec Dieu.

Dans les combats de la Nuit obscure, l’âme a été remuée et purgée de deux manières : selon sa partie sensitive et selon sa partie spirituelle, avec leurs sens, leurs puissances et leurs passions. De là vient qu’elle acquiert la paix et le repos selon ces deux parties, avec leurs facultés et tous leurs appétits. Aussi répète-t-elle deux fois le même vers, une fois dans cette Strophe et une fois dans la précédente.

Il convient, en effet, pour que l’âme arrive à l’union d’amour avec Dieu, que ses deux parties, la spirituelle et la sensitive, soient auparavant réformées, ordonnées et apaisées quant aux opérations sensitives et aux opérations Spirituelles, conformément à l’état d’innocence où se trouvait Adam lors de sa création. Ce qui ne veut pas dire qu’elle doive être affranchie de toute tentation quant à la partie inférieure. Aussi ce vers qui dans la Strophe I s’entendait du repos de la partie inférieure et sensitive, s’entend ici spécialement de la partie supérieure et spirituelle.

Ce repos et cette quiétude de la demeure spirituelle, l’âme l’obtient selon l’habitus d’une manière parfaite, autant du moins que cette vie mortelle en est susceptible. Et elle l’obtient au moyen de ces actes substantiels de divine union dont la Divinité l’a gratifiée, nous l’avons vu, en secret et à couvert des troubles suscités par le démon, par les sens et les passions. Par là cette âme s’est purifiée, pacifiée, fortifiée, équilibrée, de manière à pouvoir être enrichie stablement de cette union qui n’est autre qu’un divin mariage entre l’âme et le Fils de Dieu.

Dès que les deux demeures de l’âme sont parfaitement pacifiées et fortifiées, dès que leur personnel de puissances et d’appétits est plongé dans le silence et le sommeil par rapport à toutes les choses d’ici-bas et à toutes les choses d’en haut, la divine Sagesse s’unit à l’âme, elle en prend possession par un nouveau nœud d’amour. Alors se réalise ce que nous lisons au Livre de la Sagesse : Lorsque tout était plongé dans un profond silence et que la nuit était arrivée au milieu de sa course, votre Parole toute-puissante est descendue de son siège royal 1.

L’Épouse donne à entendre cette même union au Cantique des Cantiques, lorsqu’elle nous dit qu’après avoir dépassé ceux qui, durant la nuit, l’ont dépouillée de son manteau et blessée, elle trouva Celui que désirait son âme. On ne peut atteindre une telle union sans une grande pureté, et cette pureté ne s’obtient pas sans un grand dépouillement de tout le créé ni sans une vive mortification. Tout cela est figuré par le dépouillement du manteau de l’Épouse et par les plaies qu’elle reçoit durant la nuit, tandis qu’elle est à la recherche de l’Époux ; car elle ne pouvait revêtir le nouveau manteau d’Épouse auquel elle aspirait sans se dépouiller d’abord de l’ancien 2.

Celui-là donc qui refusera de sortir, durant la Nuit que nous avons décrite, pour se mettre à la recherche de son Bien-Aimé, celui qui refusera de se laisser mortifier et dépouiller de sa volonté, mais se contentera de le chercher

1 Dum medium Silentium tenerem omnia, et nox in suo cursu medium iter perageret, omnipotens sermo tuus a regalibus sedibus venit. (Sap., xviii, 14.)

2 Cant., III, 4.

dans un lit commode, comme le faisait d’abord l’Épouse, celui-là ne le trouvera point.

L’âme dont il s’agit ici nous déclare qu’elle l’a trouvé en sortant au milieu de l’obscurité et dans angoisses de l’amour.

CHAPITRE XXV

STROPHE III

En cette nuit trois fois heureuse,

En mystère, n’étant point vue,

Moi ne regardant chose aucune,

J’allais sans lumière, sans guide

Que le feu brûlant en mon cœur.

EXPLICATION.

L’âme, poursuivant la métaphore et la comparaison la nuit matérielle qu’elle applique à la Nuit spirituelle a continue à célébrer les immenses avantages qu’elle en a retirés. Elle détaille les biens dont elle a été mise en possession et qui lui ont valu d’atteindre promptement sûrement le but qu’elle se proposait. Ces avantages sont au nombre de trois.

D’abord, au sein de cette bienheureuse Nuit, Dieu l’a conduite par un mode de contemplation merveilleusement solitaire, secret, éloigné du sens, au point que rien de qui est sensitif, aucun contact créé ne pouvait l’atteindre. De cette façon, rien ne pouvait l’arrêter ou lui faire obstacle dans la voie qui mène à l’union d’amour.

Ensuite, les ténèbres spirituelles de cette Nuit ont plongé dans l’obscurité toutes les puissances de sa partie supérieure et les ont mises dans l’impossibilité de ne rien voir. Ainsi elle ne s’arrête à rien hors de Dieu, elle va droit à lui, affranchie de tous les obstacles qui naissent des formes et des figures, comme aussi des connaissances naturelles, cette grande entrave qui empêche l’âme de s’unir à Dieu.

Enfin, elle ne s’appuie désormais sur aucune lumière particulière de l’entendement, sur aucun guide extérieur qui puisse lui être un soutien dans cette voie sublime parce que ces profondes ténèbres la privent de tout cela. Maintenant l’amour qui brûle et sollicite le cœur pour le Bien-Aimé, meus et guide seul cette âme. Il la fait voler vers Dieu par un chemin solitaire, sans qu’elle sache de quelle façon elle s’avance.

Elle dit donc :

En cette nuit trois fois heureuse

…………..139



Le premier Cantique spirituel

Introduction au Cantique spirituel

La plus achevée des œuvres mystiques de saint Jean de la Croix est sans contredit le Cantique spirituel. On peut lui appliquer excellemment ce que l’éminent critique Menendez y Pelayo a écrit des ouvrages de notre Saint en général : « C’est un poème plus qu’angélique, un céleste et divin poème, qui véritablement n’est pas de ce monde, qui surpasse et défie toute critique littéraire 1. »

Les Strophes sur lesquelles repose le traité furent commencées dans la prison de Tolède, ainsi que nous l’apprend une déclaration juridique de Madeleine du Saint-Esprit, carmélite de Beas. « Lorsque le saint père sortit de prison, dit-elle, il portait avec lui un cahier qu’il avait écrit durant sa détention et qui contenait… les liras qui commencent par : Où t’es-tu caché ? jusqu’à : O vous, les nymphes de Judée ! Le Saint composa le reste étant recteur du collège de Baëza… Ce cahier, qu’il écrivit dans sa prison, il le laissa au monastère de Beas, et l’on m’en fit faire plusieurs copies 2.

Nous avons sur le même sujet le témoignage du P. Innocent de Saint-André, compagnon de Jean de la Croix à la fondation de Baëza et son socius au Chapitre d’Alcala. Parlant de la captivité du Saint chez les Carmes mitigés de Tolède, il nous dit : « Le religieux qui avait soin du P. Jean fut bien impressionné de sa patience et de sa modestie, car il ne l’entendait se plaindre de personne. Un jour donc que son prisonnier lui demanda de lui faire la charité d’un

1 Discours de réception à l’Académie de la langue espagnole, 1881.

2 Serrano y Sanz : Apuntes para una Biblioteca de Escritoras españoles, T. ler, page 399.

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peu de papier et d’encre, parce qu’il désirait pour se distraire écrire quelques choses de dévotion, ce religieux les lui apporta. Le P. Jean composa là quelques liras, qui commencent par : Où t’es-tu caché, Bien-Aimé ? etc. 1 »

Nous avons en troisième lieu le témoignage de Marie du Saint-Sacrement, une des religieuses primitives de Caravaca : « Il nous dit, écrit-elle, que dans cette étroite prison il avait composé ce qu’il écrivit sur les Cantiques, sur la très sainte Trinité et sur le Psaume Super flumina Babylonis 2. »

En quatrième lieu, Françoise de la Mère de Dieu, du couvent de Beas, nous fait connaître, dans une déposi­tion du 2 avril 1618, en quel lieu et en quelle occasion le Saint composa la Strophe qui commence par ces mots : Réjouissons-nous, Bien-Aimé, et quatre autres.

“Le saint Frère Jean de la Croix, dit-elle, se trouvant au Carême en ce couvent (de Beas) — à cause de la grande affection qu’il lui portait, il y était venu de Grenade, où il était prieur, pour confesser les religieuses et leur prêcher, — il me demanda un jour de quoi je m’occupais à l’oraison. Je lui dis que je contemplais la Beauté de Dieu et me réjouissais qu’il la possédât. Le Saint en fut si content, que durant plusieurs jours il dit de la Beauté de Dieu des choses très sublimes et qui nous remplissaient d’admi­ration. Transporté d’amour, il fit alors sur ce sujet cinq Strophes, commençant ainsi :

Réjouissons-nous, Bien-Aimé !

Allons-nous voir en ta beauté,

Sur la montagne ou son penchant,

D’où jaillit l’onde toute pure.

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.”

1 Ms. 8597, p. 545 (Bibl. nat. de Madrid).

2 Serrano y Sanz, T. II, p. 176.

Dans une lettre au P. Jérôme de Saint-Joseph, du 9 novembre 1629, la sœur Françoise confirme le même fait.

Quant à Madeleine du Saint-Esprit, elle fait allusion à des Strophes composées à Baëza, et à d’autres composées à Grenade.

Mais à quelle époque furent donnés les commentaires ? La même Madeleine du Saint-Esprit nous dit ceci : “Quant aux explications, il en fit quelques-unes à Beas, pour répondre aux questions que lui adressaient les religieuses. Il rédigea les autres pendant son séjour à Grenade. Il est hors de doute qu’à Grenade il reprit Strophes et commen­taires, et, « humblement agenouillé sur le sol par respect pour la dignité de la matière traitée » 1, il récrivit le livre entièrement de sa main. Jean l’Évangéliste dit positi­vement qu’il vit son maître le commencer et le terminer. Lui-même avait pris l’habit au couvent de Grenade en 1582.

Si nous en croyons Manrique, historien d’Anne de Jésus, une grande partie de la glose aurait été écrite par saint Jean de la Croix au Calvaire, c’est-à-dire de novembre 1578 à juin 1579. Peut-être est-il plus sage de s’en tenir purement et simplement au témoignage de Madeleine du Saint-Esprit, témoin oculaire, plus autorisé par conséquent que Manrique, qui ne publia son livre qu’en 1632.

Il est avéré que c’est en 1584 que le saint docteur offrit à la mère Anne de Jésus le premier Cantique spirituel terminé.
Est-ce un autographe que Jean de la Croix remit à la servante de Dieu ? Si nous en jugeons par la manière dont
il procédait, il est vraisemblable que non. Notre Saint, dès qu’il avait achevé l’un de ses ouvrages, souvent même
avant qu’il l’eût achevé, en faisait commencer la transcription. Autant qu’on peut en juger par la disparition,
immédiate ce semble, des originaux, il détruisait chaque

1 Déposit. de Marie de Jésus, du couvent de Lerma.

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autographe aussitôt qu’une première transcription en était prise. Toutefois, pour ce qui regarde l’autographe de son premier Cantique, il faut admettre que la première transcription une fois prise, il conserva pour un peu de temps l’autographe, autant du moins qu’il fut nécessaire pour faire exécuter par un bon copiste, et dans des conditions spéciales, la transcription soignée connue aujourd’hui sous le nom de Manuscrit de Sanlùcar, laquelle était destinée à servir de base au travail de remaniement qu’il méditait.

Dans une déposition de l’année 1597, le Frère Thomas de la Croix a dit parlant de son maître : ‘Il a composé quelques écrits spirituels, et à mesure qu’il les composait, j’en faisais la transcription. Le P. André de l’Incarnation nous dit de son côté que le premier copiste du Cantique spirituel fut Thomas de la Croix, et le P. Balthasar de Jésus, précisant davantage encore, a déclaré au Procès apostolique avoir lu la copie du Cantique faite au couvent des Martyrs par un novice d’alors, Frère Thomas 1.

Nous croyons très probable que le manuscrit du Cantique présenté par saint Jean de la Croix à la mère Anne de Jésus était la copie du Frère Thomas. Exécutée sous les yeux du Saint, elle était, on peut le supposer, correcte et soignée. Il ne devait pas en être de même d’une transcription que la Mère Anne de Jésus fit faire sans retard, probablement d’après la copie du Frère Thomas, par une de ses novices, Isabelle de l’Incarnation. Cette transcription, que Balthasar de Jésus mentionne expressément dans sa déposition, fut prise sans doute trop à la hâte, car elle se trouva gravement défectueuse. Malgré cela, elle devait aller jusqu’en Flandre et, nous le verrons, donner nais -

1 Dép. du 12 février 1628, à Úbeda. (Cf. P. Louis DE LA TRINITÉ, Revue des sciences Philosophiques et Théologiques, 1927 : Le Procès de Béatification de saint Jean de la Croix et le “Cantique spirituel”. Novembre 1926.)

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sance, quarante-trois ans plus tard, à une édition également fautive140.

Dom Philippe Chevallier, Bénédictin de Solesmes, qui depuis quelques années a beaucoup écrit sur le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix, pose comme un fait certain que la copie exécutée par Isabelle de l’Incarnation le fut d’après un autographe du Saint. “Vers le mois de novembre 1584, dit-il, les cahiers autographes de cet Éclaircissement arrivent à San-José remis par le Saint en personne, à charge d’en prendre copie.” Et à l’appui de cette assertion, il apporte les paroles d’une religieuse de Grenade, Marie de la Croix, dans sa déposition juridique Viô que él (P. Juan de la Cruz) Ilevava los quadernicos para que los trasladasen las religiosas l. Il y a là méprise évidente. Marie de la Croix n’est entrée au monastère de Grenade qu’en août 1585 — le P. Louis de la Trinité insiste, et avec raison, sur cette date, — elle n’a donc pu voir le Saint apporter des cahiers en novembre 1584. Ceux dont elle parle sont d’autres cahiers, ceux du remaniement qui aboutit à un second texte, ainsi que nous allons avoir à le dire.

Quant au P. Balthasar de Jésus, lorsqu’il mentionne en sa déposition la copie qu’Isabelle de l’ Incarnation prit sur le texte de 1584, il ne précise point que ce texte fût un texte autographe. Dom Chevallier en est si persuadé, qu’il le lui fait dire : “Baltasar de Jesus, dit-il, sait que chez les Carmélites, Sœur Isabelle, aujourd’hui prieure de Jaën, en a pris un double sur les cahiers autographes du Saint 2.” Et il répète à plusieurs reprises : La copie d’Isabelle de l’Incarnation fut « exécutée sur les cahiers originaux », « directement exécutée sur les originaux 3 ».

1 Le Cantique spirituel, Desclée, 1930, p. xxi.

2 Ibid., p. xlvi.

3 Ibid., pp. L et LIX.

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Il nous paraît très probable, répétons-le, que ce fut la copie du Frère Thomas que le Saint remit à la mère Anne de Jésus en 1584, et que la servante de Dieu fit aussitôt reproduire par Isabelle de Incarnation.

Le manuscrit du Frère Thomas portait ce titre :

Explication des Strophes qui traitent du commerce d’amour entre l’âme et le Christ son Époux. On y touche quelques points concernant l’oraison et quelques-uns des effets qu’elle produit. À la demande de la mère Anne de Jésus, Prieure des Carmélites Déchaussées de Saint-Joseph de Grenade. L’année 1584.

Notre Saint, après avoir composé un ouvrage, le récrivait d’ordinaire à nouveau, le complétant et le perfectionnant. C’est ce qu’il fit pour la Montée du Carmel et la Vive Flamme d’amour. En agit-il de même pour le Cantique spirituel ? Le fait est qu’il existe de cet écrit deux rédactions, qui diffèrent notablement entre elles. La première, qui est la plus brève, a toujours été considérée comme l’œuvre de Jean de la Croix. Au sujet de la seconde, plus étendue, plus développée, les avis se sont partagés. Nous espérons fournir dans ces pages des données capables d’éclairer une question qui a été, ces dernières années surtout, chaudement discutée.

Disons tout de suite qu’un passage d’une lettre de l’auteur du Cantique à la mère Anne de Saint-Albert, prieure de Caravaca, est, à cause de la date de la lettre : juin 1586, singulièrement suggestif au point de vue qui nous occupe, « Je vous prie », y lisons-nous, « de m’envoyer le petit livre des Strophes de l’Épouse. La sœur de la Mère de Dieu aura certainement fini d’en prendre copie 1. »

1 El librito de las canciones de la Esposa querria que me enviese, que ya, à buena razon, lo tendrai sacado Madre de Dios

Evidemment ce passage, s’il était isolé, ne saurait être apporté comme preuve de l’existence d’une seconde rédaction due à la plume de Jean de la Croix, parce qu’il pourrait s’entendre d’une transcription de la première. Mais il est avéré d’autre part qu’en juin ou juillet de cette année 1586 le Saint remit à la mère Anne de Jésus un second texte de son Cantique, différent de celui qu’il lui avait remis en 1584. Ce manuscrit existe encore. Anne de Jésus en fit don presque aussitôt à Isabelle de l’ Incarnation, religieuse de Grenade, laquelle le porta dans la suite à Jaën. Dès lors que ce texte est différent de celui qu’Anne de Jésus avait reçu du saint auteur deux ans auparavant, un rappro­chement s’impose. Comment ne pas dire : ce manuscrit qu’Anne de Jésus attestait en juin ou juillet 1586 avoir tout récemment reçu de Jean de la Croix est celui dont parle la lettre à la prieure de Caravaca ?

Il y a plus. La déposition donnée au Procès apostolique par une religieuse entrée au monastère de Grenade en août 1585, la mère Marie de la Croix, nous montre qu’Anne de Jésus et sa communauté assistèrent en quelque sorte à l’élaboration du second Cantique, et même qu’elles con­coururent au remaniement du premier texte. Voici les propres paroles de Marie de la Croix :

Parlant de notre Saint, « elle le vit, dit-elle, apporter ses petits cahiers pour que les religieuses en prissent copie, et pareillement leur expliquer quelques passages difficiles. Elle lui a entendu dire qu’il écrivait le livre de la Vive Flamme à la demande de Da Anne de Peñalosa, qui était alors à Grenade, et celui de l’Exposition des quarante Strophes, à la prière de la mère Anne de Jésus, alors prieure de ce couvent 1 ».

1 Procès apostolique (Inform. d’Úbeda). Dép. du 3 mars 1628. Cf. P. Louis DE LA TRINITÉ, oper. citat.

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Dans la même déposition, Marie de la Croix insiste deux autres fois sur l’Exposition des quarante Strophes.

Son témoignage est décisif dans la question qui nous occupe. Si elle assista avec ses compagnes — Marianne de Jésus, Isabelle de l’Incarnation, Marie de Saint-Jean, Catherine du Saint-Esprit, Catherine de Jésus et Marie de Saint-Paul — à un travail d’élaboration du Cantique spirituel, il ne pouvait être question que d’une seconde rédaction, la première, entièrement achevée, ayant été remise à la mère Anne par notre Saint l’année précédente 1584. La seconde rédaction — en d’autres termes, le Cantique des quarante Strophes — s’est donc faite de l’assentiment d’Anne de Jésus, qui mit au service du saint auteur pour cette élaboration la plume de ses filles. Jean de la Croix dut lui expliquer ce qui l’avait décidé à remanier son œuvre, quelle valeur il attachait à l’un et à l’autre des deux textes. Autant qu’on en peut juger, ce fut durant les premiers mois de 1586 que la seconde rédaction fut prête et que le texte remis au net fut envoyé à la prieure de Caravaca.

La suite de ces pages portera, nous le croyons, la lumière complète dans l’esprit de nos lecteurs. Aussi bien, ce que nous désirons n’est pas qu’ils admettent à l’aveugle notre manière de voir, mais que, mis à même de juger par eux-mêmes, ils se forment sur le sujet une opinion motivée.

Disons dès maintenant que la copiste nommée par saint Jean de la Croix avec la familiarité espagnole : Madre de Dios, était Françoise de la Mère de Dieu (de Saojossa), l’une des trois fondatrices du monastère de Caravaca, dont sainte Thérèse nous parle au chapitre xxvii des Fondations, et qu’il ne faut pas confondre avec Françoise de la Mère de Dieu (de Sandoval y Luna), du monastère de Beas.

Évidemment l’on avait fait choix de Françoise de Saojossa à cause de sa belle écriture. Elle crut pourtant devoir mettre en partie de côté l’élégance de sa plume, pour s’appliquer à reproduire l’écriture de son bienheureux Père, qu’elle avait sous les yeux. Elle y réussit si bien que dans la suite beaucoup, nous le verrons, y furent trompés, en sorte que la copie passa longtemps pour un autographe.

Ce n’est pas tout. Le très curieux manuscrit dont on a tant parlé, et qui se garde chez les Carmélites de Sanlûcar de Barrameda, annoté et corrigé de la propre main de Jean de la Croix, porte témoignage d’un travail de refonte et de remaniement. N’avons-nous pas ici la base du travail qui se fit en collaboration, au moins matérielle, avec les Carmélites de Grenade et aboutit à un nouveau texte, que notre Saint fit tenir à la prieure de Caravaca, la priant d’en faire faire par une de ses religieuses une copie soignée — texte et copie qu’il réclamait en juin 1586 ?

Quel titre le Saint avait-il donné à son second travail ? Il lui avait laissé exactement le titre du premier, y compris la date : 1584. Et il n’y a pas lieu de s’en étonner. Sainte Thérèse n’agissait pas autrement. Elle écrivit deux fois la relation de sa Vie. À la fin de la seconde relation, qui contenait cette fois une division par chapitres et des additions importantes, elle traça ces mots : Ce livre a été achevé en juin 1562. Or on était en 1565. Le P. Banès crut donc devoir ajouter de sa main au manuscrit de la Sainte : Cette date doit s’entendre de l’époque où la mère Thérèse de Jésus écrivit cette relation pour la première fois. Elle fit plus tard cette transcription, etc. »

Ce fut en juin ou en juillet 1586 que saint Jean de la Croix dut recouvrer l’autographe qu’il avait envoyé à la mère Anne de Saint-Albert. Anne de Jésus était sur le point de quitter Grenade, pour aller faire la fondation de Madrid. Il lui remit non l’autographe de son second Cantique — ce

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que, semble-t-il, il ne faisait jamais, — mais la copie exécutée à Caravaca.

Il n’y avait pas d’explications à donner à la prieure de Grenade : la déposition de Marie de la Croix nous montre qu’elle était au courant de tout. Notons cependant que la copiste de Caravaca avait si bien réussi à imiter l’écriture de l’autographe placé sous ses yeux, qu’Anne de Jésus y fut trompée. Par ailleurs, ayant entre les mains les deux rédactions, elle put les confronter et les comparer. À sa chère Isabelle, qu’elle allait quitter pour ne plus la revoir et qu’elle savait affligée à l’excès de son départ, elle fit don de la seconde, plus développée et plus approfondie que la première ; elle garda pour elle-même le premier texte, dont elle faisait usage depuis deux ans et dont elle avait deux copies : celle du Frère Thomas et celle d’Isabelle de l’ Incarnation. Autant qu’on en peut juger, elle emporta l’une et l’autre à Madrid.

Une lettre de la mère Marie de l’Incarnation, dame d’atours de l’Impératrice Marie, reçue au Carmel de Madrid en 1586, nous montre que, dès cette époque, l’Impératrice lisait les cahiers du P. Jean de la Croix. Ces cahiers, c’étaient vraisemblablement ceux de la copie du Fr. Thomas. Restait la copie d’Isabelle de l’Incarnation, trop défectueuse pour qu’Anne de Jésus en fit hommage à une tête couronnée. Nul doute qu’elle ne l’ait emportée à Salamanque lorsque, en 1594, elle reprit le chemin de son monastère de profession, puis à Paris en 1604 et à Bruxelles en 1607. Jusqu’à sa mort, arrivée en 1621, le manuscrit ne la quitta pas sauf le prêt momentané qu’elle en fit à un ami, — mais il est à remarquer qu’elle ne le livra pas à l’impression.

Nous aurons à revenir sur ce point.

En 1622, c’est-à-dire l’année qui suivit la mort d’Anne

1. le P. Gérard dit par erreur 1621.

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de Jésus, le Cantique spirituel parut à Paris, traduit en français par René Gaultier, conseiller d’état du roi Henri IV, le même qui, avec MM. de Brétigny et de Bérulle, avait été chercher en Espagne les Carmélites destinées aux fondations de France, et qui depuis était resté avec elles dans les plus amicales relations.

L’édition était dédiée au R. P. Archange, Gardien des Capucins de Saint-Honoré, près Paris. Elle portait ce titre :

Cantique d’amour divin entre Jésus-Christ et l’âme dévote, composé en espagnol par le Bienheureux Père Jean de la Croix, premier Religieux de l’Ordre des Carmes Déchaussés et coadjuteur de la saincte Mère Tereze. Traduit par M. René Gaultier, conseiller d’Etat. À Paris, chez Adrien Taupinart, rue Saint-Jacques. À la Sphère. M. DC. XX I I. Avec privilège du Roy.

Dans la Préface, René Gaultier marquait expressément que l’ouvrage n’avait « point encore été mis sur la presse ».

La mère Anne de Jésus était morte au monastère de Bruxelles le 4 mars 1621, après y avoir, par dispense de Rome, exercé sans interruption la charge de prieure depuis son arrivée en Flandre, le 22 janvier 1607. Durant ces quatorze années, elle avait constamment tenu dans l’ombre le texte du premier Cantique, apporté par elle d’Espagne. La mère Béatrix de la Conception, espagnole, professe elle aussi du monastère de Salamanque, confidente et compagne inséparable de la servante de Dieu, lui avait succédé le 29 mars 1621 dans la charge de prieure au monastère de Bruxelles. Sur les instances de l’Infante Isabelle, évidemment agréées à Rome, elle y remplira trois triennats consécutifs, avant de reprendre, en 1630, le chemin de l’Espagne 1.

1 Les données relatives aux charges de la mère Béatrix à Bruxelles et à son départ pour l’Espagne nous ont été gracieusement fournies par nos Mères de Bruxelles.

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Béatrix commençait son troisième triennat, quand parut à Bruxelles chez l’éditeur Schoevarts, avec permission do chapelain de l’Infante, le texte espagnol du premier Cantique spirituel de saint Jean de la Croix, en trente-neuf Strophes, depuis vingt ans dérobé, ce semble, à la connaissance de la souveraine et confiné parmi les papiers intimes des prieures, bien à l’abri de la publicité. Qu’était-il arrivé ? Une indiscrétion de l’une ou l’autre des jeunes religieuses flamandes ? C’est possible, mais on ne saurait en aucune façon l’affirmer.

Que l’abstention des deux mères espagnoles, fermement maintenue pendant vingt ans, fût l’effet d’un vouloir d’Anne de Jésus, il n’est guère possible d’en douter. Cette abstention pouvait avoir un double motif. Connaissant parfaitement le texte de la seconde rédaction du Cantique qu’elle avait laissée en 1586 entre les mains d’Isabelle de l’Incarnation, et sachant par le saint auteur lui-même quelle était sa pensée sur l’un et l’autre texte, la mère Anne jugeait peut-être que le second texte était celui qui, de préférence, devait voir le jour. D’autre part, elle savait la transcription apportée d’Espagne trop défectueuse pour pouvoir servir à une impression : à quoi cependant l’on peut objecter que le texte de cette transcription était susceptible d’être amélioré, et par le fait, il le fut dans la suite.

Quoi qu’il en soit, l’attitude d’Anne de Jésus et de Béatrix relativement au premier Cantique est indéniable : les deux mères n’en désiraient pas la publication.

Et cependant, la mère Anne souhaitait depuis longtemps l’impression des écrits de son bienheureux Père. Elle avait fait paraître à Madrid, en 1588, ceux de sa Mère sainte Thérèse, de concert avec le célèbre Augustin, Louis de Léon. Celui-ci, ayant été rappelé à Dieu la même année que saint Jean de la Croix, il lui avait fallu chercher ailleurs. Rentrée à Salamanque, elle s’était trouvée en relation avec les hommes les plus éminents de l’Université. et parmi eux avec Don Antonio Perez, de l’Ordre de Saint-Benoît. Don Antonio ayant été élevé à l’évêché d’Urgel, la vénérable Mère lui envoya copie des écrits de son Père et le pria de s’occuper de leur publication 1.

L’affaire néanmoins n’aboutit pas. Qu’Anne de Jésus n’ait pas réussi dans sa tentative, rien qui puisse surprendre. Le concours des religieux de son Ordre a pu lui être refusé. On sait la défaveur où elle se trouvait auprès des chefs de la Réforme, depuis son hardi recours au Saint-Siège pour demander la confirmation des Constitutions de sainte Thérèse et la défense aux Supérieurs d’y rien changer (1590). Cette défaveur, qui persévéra même après sa mort, alla, nous le verrons, jusqu’à retrancher son nom de la Dédicace du Cantique spirituel.

Devant cet échec en ce qui regarde l’impression des Œuvres du Saint, Anne de Jésus avait dû se résigner. Comprenant sans doute qu’au jour où cette impression deviendrait possible elle ne pouvait se faire qu’en Espagne, et que, dès lors, le texte du second Cantique ne devait pas quitter la patrie du saint auteur, elle s’était contentée d’emporter en France et en Flandre, pour sa consolation, le premier texte, mais elle s’abstint — ne craignons pas d’insister sur ce point — de le livrer à l’impression. Et pourtant, sa situation en Flandre était tout autre qu’en Espagne. Elle jouissait d’un crédit illimité auprès des archiducs Albert et Isabelle, ses rapports étaient excellents

1 C’est ce qu’il est permis d’inférer des paroles de l’évêque d’Urgel, renvoyant à la Mère Anne, avec de grands éloges, les manuscrits qu’elle lui avait adressés, comme aussi de celles de Manrique, premier historien de la Mère, lequel, d’un côté, nous dit la tentative qu’elle fit pour la publication en Espagne des écrits de saint Jean de la Croix, et, de l’autre, nous cite quelques lignes de la lettre de Don Antonio à elle adressée. L’épître existe encore dans les exemplaires de l’édition de Séville. Le P. Gérard en a inséré quelques lignes, au milieu d’autres éloges des écrits de notre Saint, dans son Édition critique. Le ton oratoire de cette lettre et ses citations scripturaires montrent bien qu’elle était destinée à la publicité.

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avec les Carmes Déchaussés d’Italie, qui lui devaient leur entrée dans les Pays-Bas. Eût-elle désiré faire imprimer la première rédaction du Cantique, rien ne lui était plus facile. Si elle ne le fit pas, c’est qu’elle ne le voulut pas.

Coïncidence frappante, la traduction de René Gaultier ne vit le jour, elle aussi, qu’après le décès d’Anne de Jésus. Ne serait-ce point qu’en prêtant son manuscrit au conseiller d’État, elle lui avait exprimé le désir — ou mieux la volonté — qu’il n’en livrât point le texte à l’impression ? On a émis le regret que René Gaultier n’ait pas fait connaître à quelle source i1 avait puisé le texte espagnol dont il donnait la traduction 1. Si la mère Anne ne lui avait prêté son manuscrit qu’à la condition expresse que le texte n’en fût pas donné à la publicité, et qu’il se soit cru le droit de passer outre du fait que la servante de Dieu n’était plus, on comprend qu’en une question aussi délicate il ait préféré ne point préciser.

Ainsi le fait qu’Anne de Jésus, tout en emportant en France et en Flandre la première rédaction du Cantique spirituel, s’abstint de la faire imprimer, est un fort indice de l’estime qu’elle faisait de la seconde rédaction et de l’espoir qu’elle nourrissait de la voir mise au jour en Espagne.

Revenons à l’édition de Bruxelles. La date de la permission d’imprimer, donnée par Jean-Baptiste Stratio, chapelain de l’Oratoire de Son Altesse, est du 8 février 1627. Toutes les vraisemblances se réunissent pour donner à penser que l’auteur de cette édition était l’Infante elle-même. Mais nous avons plus que des vraisemblances. Une déposition du Carme Déchaussé, Louis de Saint-Ange, donnée au Procès apostolique, à Baëza, le 18 septembre 1627, porte ceci : Il sait qu’ils (les livres du P. Jean de la Croix) sont imprimés en Espagne et, par ordre de la

1 P. Louis DE LA TRINITÉ, loc. cit.

sérénissime Infante Doha Isabelle, à Bruxelles, résidence de Son Altesse. Ces derniers, qui viennent de nous arriver, sont des Commentaires du même serviteur de Dieu, qu’il avait laissés entre les mains de la mère Anne de Jésus, fondatrice en France et en Flandre des couvents de la Réforme. Son Altesse eut ces Commentaires et ordonna de les imprimer ; elle en garde les originaux comme des reliques, parce qu’ils sont écrits de la main dudit Serviteur de Dieu.

Remarquons-le, Louis de Saint-Ange ne dit pas que l’infante tenait d’Anne de Jésus le manuscrit qui servit pour l’impression, ni que ce fut pour obéir à un vœu de la vénérable Mère que l’impression eut lieu. Il ne dit pas davantage qu’en ceci l’Infante souscrivit à un désir de la prieure de Bruxelles, Béatrix de la Conception. Il se contente de ces mots, qui laissent tout à supposer : Son Altesse eut ces Commentaires et ordonna de les imprimer. D’autre part, il croit le manuscrit un original, de la main du Saint. Nous reviendrons sur ce point.

Le titre de l’Édition princeps du Cantique était celui-ci

DECLARACION DE LAS CANCIONES QUE TRATAN DEL E JERCICIO DE AMOR ENTRE EL ALMA Y EL ESPOSO CHRISTO EN LO CUAL SE TOCAN Y DECLARAN ALGUNOS PUNTOS Y EFFECTOS DE ORACION. POR EL VENERABLE PADRE FRAY JUAN DE LA CRUZ, PRIMER DESCALZO DE LA REFORMA DE NUESTRA SENORA DEL CARMEN.

A PETICION DE LA VENERABLE MADRE ANA DE JESUS SIENDO PR1ORA DE LAS DESCALZAS CARMELITAS DE S. JOSEPH DE GRANADA ANO DE 1584. I. H. S. EN BRUSELAS EN CASA DE GODEFREDO SCHOEVARTS. 1627.

À la suite des Strophes du Cantique spirituel venaient celles de la Vive Flamme d’amour, mais non les commentaires de celle-ci ; puis dix-sept Poésies du Saint.

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Somme toute, quelle était la valeur de cette édition ? Lorsqu’elle arriva en Espagne, le P. Jean l’Évangéliste la qualifia ouvertement avec une grande sévérité. Il écrivait le 18 février 1630 au P. Jérôme de Saint-Joseph, qui préparait son édition des Œuvres, lesquelles cette fois devaient comprendre le Cantique : « Le livre des Strophes est très désiré, car des exemplaires sont arrivés ici, de Bruxelles, pleins de mensonges (con hartas mentiras)141 ; aussi je désire bien ceux que vous venez de faire imprimer et pour lesquels je me fie à vous. Que Notre-Seigneur vous les fasse envoyer le plus tôt possible ! »

Le P. Silverio, qui, en nous faisant connaître cette appré­ciation de Jean l’Évangéliste, nous dit qu’aucun témoin ne pouvait émettre un jugement plus autorisé, est cependant beaucoup moins sévère que lui pour l’édition de Bruxelles. Il note qu’elle est presque entièrement conforme au manus­crit de Sanlûcar, il fait seulement remarquer une variante, d’après lui peu importante, au commentaire de la Strophe xii et quelques omissions — selon lui, peu nombreuses et peu longues — de phrases et de mots ; puis quelques fautes de lecture grossières, provenant, pense-t-il, de la connaissance imparfaite qu’avaient de l’espagnol les ouvriers typographes flamands, fautes qui avaient dû singulière­ment choquer Jean l’Évangéliste 1.

Dom Chevallier est beaucoup moins indulgent pour l’édition de Bruxelles.

« Dès la première lecture, écrit-il, le Cantique de Bruxelles laisse voir de graves défauts. Ici c’est une lacune impardonnable : le texte avec l’auteur cite les trois auréoles des vierges, des docteurs, des martyrs, qui composent la couronne mise sur la tête du Christ Époux, puis quand l’auteur interprète chacune d’elles, le texte nous fait passer

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de la première à la troisième, sans qu’il soit question de la seconde. Ailleurs c’est un doublet de bonne longueur : neuf lignes de texte sont mises deux fois… Çà et là sont des périodes qu’on a dû écourter, tant elles sont elliptiques, même inintelligibles. »

D’après Dom Chevallier, l’édition de Bruxelles, « incom­plète et douteuse, est à contrôler et à parfaire. Du début à la conclusion, les périodes et les mots sont à passer au crible, à se faire justifier, ou compléter, ou remplacer 1 ».

Tous ces défauts sont-ils à imputer à Schoevarts et à l’impéritie de ses ouvriers typographes ? Non, car il se trouve que trois manuscrits de la Bibliothèque nationale de Madrid reproduisent la lacune mentionnée plus haut, le doublet et les phrases inintelligibles dont se plaint très justement le Bénédictin de Solesmes. Le P. Silverio précise même que les omissions de l’édition de Bruxelles coïncident presque toujours avec le texte du manuscrit 17558 de la Nationale de Madrid 2.

Ceci montre avec évidence qu’avant de quitter l’Espagne, Anne de Jésus avait fait prendre des copies de la transcrip­tion d’Isabelle de l’Incarnation, soit par ses religieuses de Madrid, soit par celles de Salamanque, et que ces fâcheuses reproductions vinrent ensuite aboutir à la Nationale de Madrid.

La même année 1627, paraissait à Rome une traduction italienne des trois grands traités de saint Jean de la Croix déjà parus en Espagne, avec celle du Cantique spirituel, non encore publié en ce pays. L’édition portait l’approbation du R. P. Mathias de Saint-François, Préposé Général de la Congrégation d’Italie. Elle présentait l’anomalie d’une Strophe additionnelle (la XIe), en sorte que le Cantique comptait quarante Strophes, en opposition avec l’édition

1 Page XL. 2 T. III, p. LVI.

de Bruxelles. Mais celui qui avait préparé le texte espagnol destiné à cette version — c’était vraisemblablement un Carme Déchaussé de Belgique — avait été plus avisé que l’Infante ou ses agents, il avait corrigé les graves défauts qui déshonoraient le manuscrit d’Anne de Jésus, et cela probablement au moyen d’un manuscrit demandé en Espagne.

L’année 1630 le Cantique spirituel était imprimé pour la première fois dans la patrie de l’auteur et trouvait place dans la troisième édition de ses Œuvres. Comme la traduction italienne, l’édition de Madrid présentait une Strophe additionnelle et son commentaire. Au Titre et au Prologue le nom d’Anne de Jésus disparaissait également, mais n’était pas remplacé par celui de sainte Thérèse ; on faisait parler saint Jean de la Croix aux âmes pieuses en général. Toutes les éditions espagnoles ou étrangères feront de même jusqu’à l’Édition critique de 1912. Pour le reste, quelques différences de détail mises à part, l’édition madrilène (1630) reproduisait en espagnol le texte de l’édition romaine (1627). Il est tout à fait vraisemblable que le texte préparé en Belgique pour l’élaboration de cette version, est le même qui servit pour l’édition espagnole de 1630, puisque les deux éditions sont conformes, même dans le point tout à fait saillant de l’introduction de la Strophe XI.

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En 1639 le Cantique spirituel parut à Cologne dans l’édition latine des Œuvres du Saint que publia le P. André de Jésus. En 1641, le P. Jérôme de Saint-Joseph insérait quelques bribes du traité dans sa Vie du bienheureux Père Jean de la Croix. Elles étaient prises du texte espagnol de son édition de 1630.

En 1703, le Cantique trouvait place dans la grande édition de Séville. Mais — chose surprenante pour le public — le texte était tout différent des éditions de 1627 et de 1630, comme aussi des versions française, italienne et latine de 1622, 1627, 1639, et enfin du texte inséré dans l’ouvrage du P. Jérôme de Saint-Joseph.

1° L’ordre des Strophes était profondément modifié.

2° La nouvelle rédaction présentait beaucoup de passages nouveaux et importants.

3° Elle manquait de certains passages qui se trouvaient dans la première.

4° On y voyait, précédant presque toutes les Strophes, une Anotaciôn de la Canciôn siguiente, qu’on ne trouvait pas dans la première rédaction.

5° La Strophe XI et son commentaire, qui manquaient dans l’édition de Bruxelles et la traduction française, apparaissaient tels qu’ils étaient donnés par la version italienne et l’édition de 1630.

Les deux rédactions étaient si peu semblables, que l’on pouvait dire sans grande exagération qu’on se trouvait en présence de deux ouvrages différents. De quel manuscrit s’était-on servi pour l’édition de Séville ? La Préface du P. André de Jésus-Marie va nous le dire.

« Le livre des Strophes commençant par : Où t’es-tu Caché, Bien-Aimé ? se publie conformément à l’original écrit de la propre main du saint docteur notre Père, conservé et vénéré comme insigne relique dans le couvent des Carmélites Déchaussées de Jaën. Par le fait que ce manuscrit

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avait été tenu caché dans ledit couvent sans que l’Ordre en eût connaissance, le livre a eu cours jusqu’à présent non seulement avec des différences dans l’ordre et la disposition de quelques Strophes, mais avec des mutilations en de nombreux passages et paragraphes, lesquels viennent d’être rétablis. »

Le compte rendu du P. André à ses lecteurs était superficiel et peu exact. II présentait comme original le manuscrit de Jaën, qui n’est qu’une copie. Il omettait de dire que les premières éditions donnaient de fort beaux passages, qui ne se retrouvaient pas dans la nouvelle, parce qu’ils manquaient au manuscrit de Jaën.

Qu’était-ce donc que ce manuscrit de Jaën, que l’on représentait comme tracé de la propre main de Jean de la Croix ? Les religieuses du monastère assuraient qu’il leur avait été apporté en 1614 par leur fondatrice, la mère Isabelle de l’Incarnation, professe de Grenade, laquelle — une note du P. Salvador de la Croix était là pour l’attester — le tenait de la mère Anne de Jésus, qui l’avait elle-même reçu du bienheureux Père. En réalité, ce n’était pas un autographe, comme le disait le P. Salvador, c’était la transcription exécutée en 1586 à Caravaca par Françoise de Saojossa, d’après un autographe de notre Saint.

Pour ceux qui n’avaient pas connaissance d’une seconde rédaction du Cantique due à Jean de la Croix lui-même, la surprise était grande, puisque le manuscrit de Jaën offrait un texte très différent de celui qui avait été publié à Bruxelles en 1627 d’après un manuscrit longtemps en la possession d’Anne de Jésus, puis en 1630 à Madrid par les soins des Pères de l’Ordre. En fait, ceux-ci ne connaissaient le manuscrit de Jaën que depuis 1670. La note rédigée par le P. Salvador de la Croix et insérée au manuscrit ne peut laisser aucun doute à cet égard. Cette note

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est longue et diffuse, ce qui nous oblige à résumer simplement les points qui vont directement au sujet.

Le P. Salvador affirme et répète à plusieurs reprises que le manuscrit de Jaën est « de la main, de la plume et de l’écriture du bienheureux Père Jean de la Croix », qu’on ne doit, qu’on ne peut avoir sur ce point le moindre doute. Nous savons que c’est là une erreur, née de la ressemblance d’écriture entre l’autographe et la transcription. Il nous dit — et ceci est exact — que le manuscrit fut donné pour un original par la mère Anne de Jésus, prieure de Grenade, à la mère Isabelle de l’Incarnation, depuis prieure de Jaën. Il atteste que celle-ci, à l’heure de sa mort, en remit les cahiers — alors reliés — à la mère Claire de la Croix, religieuse et plus tard prieure du même monastère de Jaën, lui certifiant tout ce qui vient d’être dit. Il s’étend longuement sur l’estime que mérite une pareille relique. Il déclare que jusqu’à ce jour elle était inconnue des Pères de l’Ordre. Il explique enfin que l’édition de Madrid (1630), celle de Cologne (1639) et le P. Jérôme de Saint-Joseph dans sa Vie du Bienheureux Père (1641), n’ont donné qu’un texte vicié et corrompu, pour avoir suivi des manuscrits peu dignes de foi et non l’original de Jaën, lequel était resté successivement caché entre les mains des trois religieuses susdites. Après quoi il détaille les différences qui existent entre ces éditions et le manuscrit de Jaën 1.

Ainsi le P. Salvador de la Croix, bien que se trouvant en présence de deux textes du célèbre traité mystique, n’a aucune idée de l’existence de deux rédactions authentiques l’une et l’autre. Il se persuade que seul le second texte est valable, en quoi évidemment il se trompe. Que saint Jean de la Croix ait écrit deux fois le Cantique spi -

1 Le P. Salvador émet ensuite quelques données relatives aux Poésies du Saint. Bien que d’une médiocre importance, elles trouveront place dans notre Introduction aux Poésies.

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rituel, la chose est prouvée par la lettre à la prieure de Caravaca, une fois qu’on la rapproche du manuscrit de Jaën, de l’attestation verbale de la mère Anne de Jésus, du manuscrit de Sanlûcar avec ses notes marginales signées de Jean de la Croix lui-même, de la très importante déposition de la mère Marie de la Croix, enfin d’une transcription de la seconde rédaction, que le P. Silverio vient de découvrir aux archives des Carmes Déchaussés de Ségovie et dont nous nous réservons de parler plus loin.

Il convient de nous arrêter maintenant au manuscrit de Sanlûcar. Il est d’une écriture inconnue et très soignée. Le copiste a enjolivé les lettres majuscules, ce qui, remarque le P. Gérard, montre qu’il n’écrivait pas sous la dictée de l’auteur. Son œuvre a été minutieusement revisée par celui-ci, car elle porte en marge une quarantaine d’annotations de son écriture et en texte plusieurs corrections, également de sa main. Les citations latines des Livres saints abondent, sans doute sur sa recommandation, car l’une d’elles est en marge et tout entier de sa main. Enfin on lit au bas du titre ces mots de son écriture et qui sont toute une révélation.

Este libro es el borrador de que ya se sacô en limpio. Ceci est le brouillon d’où le texte mis au net a été tiré.

Et pour donner plus de poids encore à l’attestation, notre Saint l’appuya de sa signature : Fr. Juan de la q.4.

Le P. André de l’Incarnation, dans une déclaration datée du 3 juin 1757 et placée par lui au manuscrit lui-même, faisait connaître ainsi son entière persuasion que Jean de la Croix écrivit deux fois son Cantique.

« De peur que l’inscription qui est en tête de ce livre ne donne lieu à quelque confusion, j’avertis que notre saint docteur écrivit deux fois l’explication de ses Strophes. La première rédaction correspond au texte de ce livre avant que le Saint y fît des additions. La seconde correspond au texte qui a servi pour l’impression exécutée à Séville, en 1703. Ceci posé, j’ai été amené à conjecturer que le saint docteur, s’étant décidé à retravailler son œuvre, a noté dans le présent exemplaire de son premier texte ce qui lui venait à l’esprit de nouveau, touchant les divers sens et la meilleure explication de ses mystérieuses Strophes ; la plupart du temps, ce ne sont pas tant des additions que des rappels d’idées neuves qui s’offraient à lui. Tout cela lui servit pour nous donner ensuite son excellent écrit dans une perfection achevée. Pour ce motif, il appela le présent exemplaire en la forme qu’il a aujourd’hui : Brouillon d’où le texte mis au net a été tiré.

« Telle est ma manière de voir, et afin qu’elle demeure ferme en tout temps, je l’ai signée de ma main, en notre couvent de Saint-Herménégilde, à Madrid, le 3 juin 1757. FR. ANDRÉ DE L’INCARNATION. »

Quelques années plus tard, le P. André affirmait la même chose dans les Memorias historiales, qui se gardent manuscrites à la Nationale de Madrid 1.

L’inscription, de l’écriture de Jean de la Croix, qui se trouve en tête du manuscrit de Sanlûcar, a été, ces dernières années, minutieusement disséquée et longuement discutée. « Il est étrange, fait observer M. Baruzi, qu’un écrivain dont le détachement est sans limites éprouve soudain le besoin de nous renseigner sur la nature d’un manuscrit. On peut répondre, il est vrai, que des notes du même genre ont pu nous être ravies. Comment expliquer d’autre part que Jean de la Croix se serve du terme ambigu de borrador ? Désigne-t-il par là les pages corrigées que le copiste va de nouveau transcrire ? Mais pourquoi appeler

1 Ceci montre combien inexactement Dom Chevallier qualifiait (p. LII), en 1930, d’assertion toute neuve a l’opinion soutenue par le P. Gérard dans son Édition critique, que saint Jean de la Croix a écrit deux fois son Cantique spirituel.

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borrador une copie soignée et pourquoi cette copie elle-même, une fois rectifiée, n’est-elle pas définitive ? Jean de la Croix veut-il parler au contraire, en se référant aux annotations marginales, de l’esquisse d’un texte renouvelé ? Pourquoi dire alors que “l’on a tiré au net” un texte qui en fait n’est pas entièrement compris dans le borrador en question, mais est en définitive élaboré ailleurs ? »

En présence de ces difficultés — que nous croyons aujourd’hui résolues — M. Baruzi, qui a étudié en Espagne le fameux manuscrit, se demande « si l’inscription liminaire est indiscutablement authentique ». Il trouve la signature « trop appliquée, trop lente ». II est mal impressionné par la boucle supérieure du J de Juan. Dans les autres signatures connues de Jean de la Croix, dit-il, les « J » ont le trait supérieur horizontal ou infléchi, quelques-uns sont dépourvus de tout trait supérieur, nul d’entre eux ne nous offre une boucle comparable à celle du manuscrit de Sanlucar. Toutefois il prend soin de noter, parlant des signa­tures connues : « Celles-ci sont, il est vrai, de types divers, et il est, dès lors, malaisé de conclure 1. »

Le P. Silverio répond ainsi aux investigations auxquelles la signature qui se lit au manuscrit de Sanlûcar a donné lieu : « L’objection est minutieuse et il faut plus que des yeux de lynx pour fonder sur l’innocente courbe que se permit notre Saint — comme s’il n’avait pas en ceci toute liberté ! — un vaste plan à l’encontre de l’authenticité d’un de ses écrits. Un millimètre de courbe dans la confor­mation d’une lettre en une note qui en compte quarante-neuf et offre de plus deux signes (le q et la +), indénia­blement propres aux signatures du docteur mystique ! »

Le P. Silverio fait remarquer aussi qu’une lettre autographe

1 Saint Jean de la Croix et le Problème de l’Expérience mystique, Les Textes, pages 20-21 (2éd.).

à Marie de Jésus, du 20 juin 1590, présente un trait presque semblable à celui du manuscrit de Barrameda, bien qu’imperceptiblement moins fort. Par contre, dans un document signé par Jean de la Croix à Caravaca, le trait supérieur est horizontal, ce qui, à notre connaissance, dit-il, ne se rencontre en aucune autre de ses signatures. Et il demande : Faut-il pour cela nier l’authenticité de la signature du document ?

Il ajoute : « Pour ce qui est de la première lettre de la signature du manuscrit de Sanlùcar, la différence vient, croyons-nous, de ce que le Saint traça la lettre en deux fois. Il fit d’abord le trait vertical de la jota, puis le trait horizontal de la partie supérieure. La liaison des deux traits semble bien indiquer que la lettre ne fut pas tracée d’un seul trait de plume. Moins concluante encore est l’application et la lenteur que M. Baruzi signale dans l’ensemble de la signature. On pourrait dire la même chose du reste de l’inscription : comme elle avait de l’importance et que le Saint disposait d’une place suffisante, il en traça les lettres en traits plus forts et plus espacés que les autres apostilles du manuscrit 1. »

M. Baruzi avait émis un doute. Le Bénédictin de Solesmes, Dom Philippe Chevallier, va plus loin. Il engage une véritable campagne contre l’authenticité du Cantique qu’il appelle hardiment le Cantique interpolé. Non seulement il fait allusion aux « particularités graphiques » qui ont arrêté M. Baruzi, mais à son avis les notes et additions, aussi bien que la signature, qu’on lit au manuscrit, sont l’œuvre d’un faussaire. De plus, « on ne voit pas quel sens donner à la formule : saint Jean de la Croix ne pouvait renvoyer à des états interpolés plus tard, encore inexistants ». Finalement il nous déclare : « La suscription reste une énigme.

1 Introducciôn al Cantico espirituel, pp. xxii-xxiii.

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Et tout simplement nous tenons que, dans l’état présent des choses, le mot borrador, à supposer qu’il soit de saint Jean de la Croix, est et demeure indéfini, partant d’aucun secours dans le problème présent 1 »

Nous croyons que dans l’état présent des choses, la lumière projetée sur le manuscrit de Sanlûcar et son inscription est devenue si vive, que l’énigme est maintenant résolue. L’inscription est parfaitement claire. Elle signifie : Ceci est le brouillon d’où un nouveau texte a été tiré. Ce nouveau texte, nous le connaissons, c’est celui auquel les jeunes Carmélites de Grenade ont matériellement collaboré, sous la direction de saint Jean de la Croix et sous les yeux d’Anne de Jésus, celui que notre Saint a mis au net, puis envoyé à la prieure de Caravaca, celui que Françoise de Saojossa a copié, celui que notre Saint réclamait dans sa lettre de juin 1586, celui qui s’offre à nous sous le nom de « manuscrit de Jaën ».

Mais revenons au manuscrit de Sanlûcar. Minutieusement revu et corrigé par Jean de la Croix lui-même, il a, étant donné la pénurie d’autographes où nous nous trouvons, presque la valeur d’un original. Outre qu’il donne un texte du premier Cantique authentiqué par l’auteur, il présente des notes de la main du Saint qui se retrouvent en substance, développées en des idées nouvelles et plus approfondies, dans le corps du second Cantique. Bien loin de n’être « d’aucun secours dans le problème présent », le manuscrit de Sanlûcar jette, répétons-le, sur le problème en question, la lumière la plus vive.

Après avoir détaillé le développement d’une de ces idées, M. Baruzi reprend : « Dans dix-sept autres cas, nous

1 Dom Chevallier a bien voulu, sans nous connaître personnellement, nous envoyer, à mesure qu’ils voyaient le jour, ses articles sur le Cantique spirituel, parus en 1926-1927 dans la “Vie spirituelle”. Nous tenons à lui en exprimer ici notre gratitude.

voyons un nouveau texte s’adapter à des indications marginales, qui constituent de la sorte de véritables thèmes de pensée. » En outre, pour servir de base au remaniement et au développement qu’il avait en vue, et afin d’avoir sous les yeux durant son travail la lettre même des passages scripturaires dont il voulait nourrir son texte, Jean de la Croix prit soin de faire mettre, non en note, mais dans le texte même du traité, les citations dont il avait dessein de se servir.

« Que saint Jean de la Croix se plût à revenir plusieurs fois sur un même sujet, à creuser davantage une même pensée, à enrichir à diverses reprises ses commentaires mystiques des Livres saints, la chose n’est pas douteuse. Un manuscrit fait allusion à ces entretiens spirituels où Jean de la Croix expliquait jusqu’à trois et quatre fois, et comme en des plans de croissante profondeur, le même Évangile et le même Psaume 1. »

Chose importante, la lettre à la prieure de Caravaca nous permet d’assigner une date à l’inscription placée par saint Jean de la Croix au frontispice du manuscrit de Sanlûcar : Este libro es el borrador de que ya se sacô en limpio. Ces lignes n’ont pu être tracées qu’une fois le nouveau texte mis au net, soit avant son envoi à Caravaca, soit après son retour : dans le premier cas, tout au commencement de 1586, dans le second cas, en juin ou juillet de la même année. Les annotations marginales doivent remonter à l’année précédente.

Il est juste maintenant de nous demander quel sens pouvait avoir, dans la pensée du Saint, relativement au premier texte, des lignes si débattues. Veulent-elles dire : Ce premier texte tel qu’il est ne vaut plus ; je l’ai remplacé

1 M. BARUZI : Le Problème des citations scripturaires en langue latine dans l’œuvre de saint Jean de la Croix. (Bullet. hispanique (janv.-mars 1922.)

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par un autre, qui doit être regardé comme définitif et seul valable ? Ce serait aller trop loin. M. Baruzi va nous fournir une donnée intéressante, qui nous aidera à répondre, il nous dit d’abord :

« Nul doute que le P. Andrés de la Encarnacion n’ait considéré, après l’avoir étudié lui-même, le manuscrit de Sanlûcar comme authentique, tant pour les notes margi­nales et interlinéaires, que pour l’inscription du frontispice. Les feuillets qu’il rédigea sur ce point, et qui sont insérés dans le manuscrit de Sanlûcar lui-même, attestent une adhésion à laquelle ne se mêle nulle réticence. Des remarques inédites, que conserve la Bibliothèque nationale de Madrid, montrent chez lui la même conviction. »

M. Baruzi continue : « Et il (le P. Andrés) supposera judicieusement que Jean de la Croix rédigea l’inscription après avoir achevé le texte B, pour conférer néanmoins une valeur au texte A. Le lien du texte A au texte B n’est-il dès lors assuré par le manuscrit de Sanlûcar lui-même 1 ? »

Ceci n’empêche pas M. Baruzi de formuler des objections. Plusieurs d’entre elles nous semblent tomber d’elles-mêmes, une fois la lettre à la prieure de Caravaca tirée de l’ombre et rapprochée tant de l’attestation verbale d’Anne de Jésus que de la déposition écrite de Marie de la Croix, plus encore, une fois l’histoire du manuscrit de Jaën rigoureusement établie, ce que nous nous proposons de faire. Dès maintenant, ne craignons pas de dire que l’existence de deux états authentiques du Cantique spirituel s’affirme de plus en plus : le premier représenté par le manuscrit de Sanlûcar, le second par celui de Jaën.

Nous adhérons d’ailleurs pleinement à l’opinion du Pr Andrés de l’Incarnation : l’inscription ne signifie pas la mise de côté du premier texte, elle lui confère une réelle

1 Pages 19-20 (2‘, éd.).

valeur. D’autre part, l’authenticité du second texte appa­raîtra toujours plus clairement. croyons-nous, à mesure que nous répondrons aux objections qu’elle a soulevées.

Nous avons nommé les premières éditions du Cantique. Il est temps de discuter à leur sujet un fait assez étrange, que nous avons mentionné déjà et qui a défrayé les dissertations de plusieurs plumes savantes, tant au XVIIsiècle qu’au XXe. Ce fait est le suivant.

L’édition italienne de 1627 et l’édition espagnole de 1630 donnent au Cantique spirituel une Strophe et un commentaire de plus que l’édition princeps de Bruxelles et la traduction de René Gaultier : quarante au lieu de trente-neuf, bien que ces deux éditions — la version italienne et l’édition espagnole — soient conformes pour le reste à l’édition de Bruxelles et à celle de Paris.

Ceux qui dissertent sur cette anomalie se demandent comment les auteurs de la version italienne et de l’édition de Madrid, tout en donnant la préférence à la première rédaction du Cantique, ont pu faire cet emprunt à la seconde, négligeant toutes les autres différences. On pouvait à bon droit s’en étonner, d’autant plus que l’Ordre — il le déclara en 1670 et en 1703 — ignorait complètement l’existence du manuscrit de Jaën et d’une seconde rédaction.

Le P. Gérard, en 1912, croyait tout expliquer en disant que le P. Jérôme de Saint-Joseph, auteur responsable de l’édition de 1630, avait sans doute trouvé cette Strophe supplémentaire dans quelque copie de la seconde rédaction. Le P. Silverio, en 1930, parlait de même ; et il était tel­lement persuadé de ce qu’il disait que six ou sept fois, en quelques pages de son lntroducciôn al Cântico, et autant de fois dans ses Apéndices, il affirmait que ce ne put être que le P. Jérôme qui envoya aux Carmes d’Italie le texte destiné à l’élaboration de la version italienne et y introduisit la fameuse Strophe supplémentaire. Il ne voit là ni énigme, ni mystère. Sans aucun doute, nous dit-il, le Père rencontra cette Strophe dans une transcription du second Cantique et, sans remarquer les autres différences — si nombreuses et si capitales pourtant qui caractérisent ce texte, — il l’envoya en Italie et en fit usage pour son édition de 1630. Pour nous, nous croyons l’historiographe de l’Ordre, l’auteur du Genio de la Histôria et d’une grande Vie de saint Jean de la Croix, entièrement incapable d’une pareille insouciance, d’une si énorme naïveté. Mais ce qui prime tout et dispense de toute réflexion, c’est qu’il est avéré que les religieux de l’Ordre ignorèrent jusqu’en 1670 l’existence d’une seconde rédaction du Cantique : il est donc impossible qu’en 1627 et 1630 ils lui aient emprunté quelque chose. Sur cette ignorance, l’éditeur de 1703 est aussi formel que le P. Salvador. Parlant du texte du second Cantique, il nous dit : por averse ocultado todo este tiempo, sin que tuviera noticia de él la Religiôn.

Le P. Gérard, il est vrai, signale, outre le manuscrit de Jaën, trois manuscrits de la seconde rédaction qui se trouvent à Avila, à Burgos et à Albe, auxquels il faut joindre plusieurs autres qui sont venus échouer à la Nationale de Madrid. Vu les déclarations du P. Salvador et de l’auteur de l’édition de Séville sur l’ignorance où étaient les religieux d’une seconde rédaction au Cantique, il faut nécessairement admettre que plusieurs de ces copies — notamment celles d’Avila, de Burgos et d’Albe, qui, d’après le P. Silverio, sont remarquablement conformes au manuscrit de Jaën — ont été exécutées sous les yeux d’Isabelle de l’Incarnation et, jusqu’en 1670, sont restées confinées dans l’enceinte de son monastère, ce qui concorderait parfaitement avec la circonspection dont cette mère entourait son cher manuscrit.

De cette circonspection, donnons en passant un exemple frappant. Alors qu’elle était interrogée juridiquement le

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16 septembre 1627 au Procès apostolique, Isabelle, qui ne pouvait ignorer que les religieux de l’Ordre préparaient l’édition de 1630 dans laquelle le Cantique devait trouver place, ne fit pas la moindre allusion à la seconde rédaction qu’elle avait entre les mains. Elle nomme cependant les ouvrages du Saint : Montée, Vive Flamme et certains Cantiques spirituels avec leur commentaire et leur explication. 1 »

Mais sur le second Cantique, silence absolu. Pouvons-nous lui en faire des reproches, alors que nous savons de quelle manière les éditeurs traitaient les écrits du docteur mystique ?

Revenons aux transcriptions de la seconde rédaction. Plusieurs — notamment celles qui se trouvent aujourd’hui à la Nationale de Madrid — ont dû être exécutées après la découverte du codex de Jaën par les Pères de l’Ordre en 1670. Quelques-unes, vraisemblablement les plus anciennes, sont restées ensevelies dans l’ombre des archives. C’est le cas pour le manuscrit que le P. Silverio a récemment découvert chez les Carmes de Ségovie. Qu’est devenu celui qu’Anne de Saint-Albert déclarait, en 1614, avoir envoyé au P. Joseph de Jésus-Marie (de Quiroga) ? Nous l’ignorons. Ce qui est certain, répétons-le, c’est qu’en 1670 les religieux de l’Ordre n’avaient connaissance d’aucune transcription de la seconde rédaction.

Il est donc clair que l’explication des PP. Gérard et Silverio — qu’un emprunt fut fait à l’une de ces transcriptions en vue de l’édition de 1630 — est inacceptable. Si elle ne vaut pas, il faut en chercher une autre. Voici une conjecture fort simple, qui expliquerait un fait réellement inexplicable.

Évidemment la prieure de Jaën, que des liens très étroits

1 P. LOUIS DE LA TRINITÉ, loc. cit.

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unissaient à la mère Anne de Jésus, avait entretenu des relations avec elle pendant son séjour en Flandre, et, après sa mort, avec la mère Béatrix de la Conception et ses filles de Bruxelles. Lorsque, six ans après la mort d’Anne de Jésus, il fut question d’éditer à Bruxelles le premier Cantique, Isabelle, sachant que le texte qu’elle avait entre les mains était plus développé que celui qui se trouvait en la possession des Carmélites de Bruxelles, dut vraisemblablement le leur faire savoir, notamment les avertir que son manuscrit contenait une Strophe de plus que le leur, avec un long commentaire. Quand on connaît par expérience les rapports de Carmel à Carmel, la chose paraît toute simple, et même probable.

Supposons maintenant que le Carme Déchaussé de Belgique qui, sur le désir de son Général résidant à Rome, préparait le texte espagnol devant servir à une version italienne, apprend par les Carmélites de Bruxelles l’existence d’une Strophe additionnelle avec son commentaire et se fait envoyer copie de l’une et de l’autre, sans recevoir par ailleurs connaissance du manuscrit de Jaën. Si la mère Isabelle de l’Incarnation fut sollicitée de s’en dessaisir, même temporairement, nous la connaissons assez pour penser qu’elle s’y refusa. Sur ces entrefaites, le Général de la Congrégation d’Italie, informé de l’existence de la Strophe supplémentaire, désire son introduction dans la traduction italienne et l’obtient.

Mais, dira-t-on, l’édition de Bruxelles parue la même année ne contient pas cette Strophe. On peut répondre :
les agents de l’Infante Isabelle auront préféré ne pas introduire dans un texte certain une addition qui pouvait être
douteuse à leurs yeux, puisqu’on ne leur présentait pas le manuscrit de la prieure de Jaën. De là, la physionomie
différente de l’Édition princeps et de la version italienne. Poursuivons. L’édition princeps et la version italienne une fois connues en Espagne, les Carmes Déchaussés de ce pays, revenus de la crainte qu’avait pu leur inspirer la publication d’un écrit imité du Cantique des Cantiques, tinrent à honneur de donner en leur langue le Cantique spirituel et se décidèrent à le placer dans la troisième édition des Oeuvres, qui allait paraître à Madrid. Il leur était facile de se procurer le texte espagnol qui avait servi à la version italienne, texte réputé plus complet que celui de l’édition princeps. En conséquence l’édition de Madrid parut conforme à l’édition romaine.

La conjecture par laquelle nous expliquons l’introduction de la Strophe XIe dans la traduction italienne et dans l’édition de 1630, alors que l’une et l’autre reproduisaient pour tout le reste le texte du premier Cantique, n’est qu’une conjecture évidemment, mais elle a de la vraisemblance, elle donne une explication plausible d’un fait vraiment incompréhensible. Quand on nous présentera une expli­cation meilleure, nous nous y rallierons volontiers. En attendant, il nous sera permis de nous en tenir à celle-ci.

Abordons maintenant une question qui a été agitée, par suite d’un examen trop superficiel du problème soulevé. Voici le doute vn question.

La seconde rédaction du Cantique spirituel, qui depuis 1703 a cours, en Espagne et ailleurs, comme le texte définitif du célèbre traité, ne serait-elle pas une misérable interpolation ? Le texte pur, véritable, ayant seul droit à notre confiance et à notre admiration, ne serait-il pas celui du manuscrit de Sanlûcar, celui qu’Anne de Jésus porta en Flandre, celui de la traduction de René Gaultier et de l’édition de Bruxelles ? Par suite, ne faudrait-il pas rejeter toutes les éditions espagnoles du Cantique depuis celle de 1703, et du même coup toutes les versions étrangères qui en sont dérivées, sans faire grâce à la version italienne

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de 1627 et à l’édition espagnole de 1630, par le fait qu’elles ont introduit dans le premier texte la Strophe XIe et son commentaire, qui ne seraient qu’une falsification de la pensée du saint docteur ?

La suggestion était hardie. Voyons sur quels fondements on l’appuyait. Ils peuvent se réduire aux suivants :

1° « Il n’est nulle part fait allusion à un deuxième état du texte 1. »

Nous répondons : La déposition d’une carmélite de Grenade nous montre Jean de la Croix élaborant en 1585-1586, avec le concours des religieuses de cette communauté, un deuxième état du texte comptant quarante Strophes et non plus trente-neuf comme le premier. Dans une lettre de juin 1586, le Saint réclame de la prieure de Caravaca un texte du Cantique qu’il lui a envoyé et la copie qu’il a prié qu’on lui en fît. Presque aussitôt après, Anne de Jésus fait don à Isabelle de l’Incarnation d’un manuscrit, qu’elle vient de recevoir de Jean de la Croix lui-même. Or ce manuscrit, qui existe encore, présente quarante Strophes et un deuxième état du texte. Au Procès apostolique, plusieurs Carmélites mentionnent avec insistance « l’Exposition du Cantique à quarante Strophes ». L’une d’elles affirme en tenir le texte du Saint lui-même. Il n’est pas douteux qu’elles ne parlent d’un second état du texte.

2° « L’édition de Bruxelles de 1627, ainsi que la traduction française de 1622 montrent nettement que le milieu thérésien (de Bruxelles) n’a connu que le texte A. 2. »

Nous répondons : Avant de parler du « milieu thérésien » de Bruxelles, établissons d’abord que nous trouvons en Espagne trois « milieux thérésiens » qui connaissent parfaitement le texte B. D’abord celui de Caravaca, représenté par Anne de Saint-Albert et Françoise de la Mère de Dieu,

1 M. BARUZI, p. 17 (2éd.). 2 Ibid., p. 21.

lequel « milieu thérésien » a transcrit le texte B ; ensuite le « milieu thérésien » de Grenade-Baëza-Jaën, représenté par Isabelle de l’Incarnation et Claire de la Croix, qui affirment avoir en leur possession le texte B, qu’elles tiennent d’Anne de Jésus et qu’elles gardent comme la prunelle de leurs yeux ; enfin le « milieu thérésien » de Ségovie, représenté par Isabelle de Jésus, qui atteste juridiquement avoir entre les mains les quarante Strophes — autrement dit le texte B — qu’elle tient, dit-elle, de Jean de la Croix lui-même.

Revenons au « milieu thérésien » de Bruxelles, représenté par Anne de Jésus et Béatrix de la Conception. Ce milieu possède le texte A, mais le tient soigneusement dans l’ombre, et cela pendant vingt ans — c’est-à-dire les quatorze dernières années de la vie d’Anne de Jésus et les six années qui suivirent. Par là il se montre formellement défavorable à sa publication. Ceci répond à une autre assertion.

3° « Anne de Jésus et les Carmélites qui l’accompagnent ne répandent qu’un seul texte du “Cantico” 1. »

Bien loin que le « milieu thérésien » de Bruxelles répande le texte A, il s’oppose en fait à son expansion, en le dérobant même à la connaissance de l’Infante Isabelle, fondatrice, insigne bienfaitrice, intime amie du monastère. Par leur attitude vis-à-vis du texte A, les mères espagnoles de Bruxelles donnent à penser qu’elles lui préfèrent le texte B et en verraient avec plaisir la publication.

Suivons maintenant les motifs sur lesquels on appuyait le rejet du second Cantique.

4° On alléguait que ce texte, s’il contient des additions d’une grande beauté, a des taches qu’on ne saurait attribuer à saint Jean de la Croix. Ce sont d’abord des fautes de lecture nombreuses ; puis des références erronées : dix -

1 M. BARUZ1, p. 17 (2e éd.).

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huit Strophes sur quarante se trouvent déplacées ; or des renvois subsistent qui visent le premier ordre des Strophes.

Que dans la transcription de Caravaca, devenue le manuscrit de Jaën, il y ait des fautes de lecture, rien de bien surprenant. Quelle transcription en est exempte ? Ces errata, aisés à rectifier, pourraient-ils infirmer la valeur de l’autographe ? Évidemment non. Pas plus que les naïves fautes de latin qui se rencontrent aux citations scripturaires et qui trahissent la plume d’une femme.

Quant aux quelques erreurs de références, elles n’ont rien que d’excusable dans un travail de remaniement si étendu et si compliqué, et en les laissant au compte de notre grand écrivain, peut-être aussi quelque peu au compte de ses jeunes collaboratrices du monastère de Grenade, nous ne pensons pas que ni son honneur ni le leur puisse avoir à en souffrir.

Voici qui serait plus grave. « Les changements introduits dans l’ordre des Strophes, écrit M. Baruzi, révèlent non seulement deux architectures différentes, mais aussi deux progrès mystiques qui ne sont pas équivalents. Et il n’est pas impossible de surprendre les moments où, dans la rédaction B, la transformation du plan lyrique A a été insuffisamment élaborée. »

Mais aussitôt M. Baruzi ajoute loyalement « Les arguments d’ordre strictement littéraire ne semblent pas d’abord devoir être décisifs. Le texte B contient des additions heureuses, et quelques-unes d’entre elles sont d’une vraie beauté, par exemple le passage qui repousse avec tant de vigueur les grossières objections de ceux qui “pensent ceindre le monde avec leurs prédications et œuvres extérieures”. Certaines images sont d’une très fine qualité. On reconnaît un écrivain lorsque le texte B nous montre l’omnipotence de l’amour abyssal absorbant l’âme en soi, avec plus d’efficace et de force que ne fait un torrent de feu pour une goutte de rosée, qui vole en s’évanouissant dans l’atmosphère. Inversement les lourdeurs et fadeurs ne sont pas exemptes du texte A. »

Malgré tout, M. Baruzi reprend : « Mais un regard plus sévère nous fera percevoir une inégalité esthétique, qui ne peut guère être expliquée par les deux attitudes successives d’un même écrivain. »

Et après avoir attentivement comparé les deux textes, il émet cette conclusion : « Les arguments d’ordre histo-rique et d’ordre philosophico-théologique nous conduisent à la même conclusion. Seule la prudence nous peut interdire une affirmation sans nuances. Mais nous ne pouvons guère hésiter qu’entre deux solutions : ou bien Jean de la Croix, brisé par les persécutions, affaibli en son audace, a lui-même substitué un texte appauvri à son œuvre véritable, ou bien — ce que toutes les données historiques et critiques nous engagent à admettre — la seconde rédaction du Cantique spirituel est un ouvrage apocryphe 1. »

Nous le demandons, après les données que nous avons fournies — sans parler de celles que nous nous réservons d’y joindre, — peut-on dire que les arguments d’ordre historique nous engagent à admettre la fausseté du second état du Cantique ? Nous ne le croyons pas. Nous disons même hardiment qu’à notre avis tous les arguments d’ordre historique sont en faveur de l’authenticité du second état du Cantique. Restent les arguments d’ordre esthétique. Ils s’imposeront toujours d’une manière très relative. Les appréciations en effet peuvent varier. M. Baruzi et Dom Chevallier jugent le second texte inférieur au premier. Le P. André de l’Incarnation, suivi par M. Martinez Burgos et le P. Silverio, estime le second de beaucoup le plus

1 Pages 26, 27, 32 (2éd.).

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excellent — mucho mâs excelente. D’ailleurs, comme le dit très justement le P. Gérard parlant d’un autre écrit de notre Saint, lorsqu’il s’agit de l’authenticité d’un ouvrage, ce sont les preuves d’ordre historique qui, en général, doivent faire loi.

Nous avons répondu à M. Baruzi. Dom Chevallier, nous l’avons dit, va plus loin que celui-ci. Tout d’abord il s’efforce de se débarrasser, comme extrêmement gênant, du manus­crit de Sanlûcar, manuscrit précieux, enrichi de notes et d’additions de la main de saint Jean de la Croix, authen­tiqué par sa signature, ayant par suite, répétons-le, presque la valeur d’un autographe. Le critique bénédictin parle de ce manuscrit avec un souverain dédain. Il appelle les annotations et additions interlinéaires, apposées par le saint docteur lui-même, « des surcharges dues à une seconde main ». « Sur la page même du titre, nous dit-il, on lit les deux premières : d’abord une inscription : este libro es el borrador de que ya se sacô en limpio — ce livre est le brouillon qui a servi à mettre au net, — puis un nom propre : Fr. Juan de la + — frère Jean de la Croix. Les deux dernières, mises çà et là au corps de l’ouvrage, con­tiennent trente-trois amorces ou thèmes à réflexion, etc. 1.

Or ce nom propre n’est ni plus ni moins que la signature de saint Jean de la Croix. À ce dédain nous devions nous attendre, après les écrits publiés par le Révérend Père de 1922 à 1931. Nous nous bornerons à y opposer cette simple exclamation du P. Silverio à propos d’une autre face des dissertations de Dom Chevallier : Jusqu’où ne conduisent pas les calculs préconçus 2 !

Le plan de campagne de Dom Chevallier contre le Cantique, qu’il appelle audacieusement “le Cantique interpolé”, est

1 Notes historiques, p. lxxviii. “Le Cantique spirituel”. Paris, Desclée, 1930.

2 A qué aberraciones conducen calculos preconcebidos ! (T. III, Append. Sobre la condiciôn apôcrifa del segundo Cântico.)

si vaste et si démesurément compliqué, que le résumer seulement nous entraînerait trop loin. Nous choisirons au milieu d’une abondance d’arguments ceux que voici :

“Entre les deux dessins, il n’y a rien de commun, il y a extrême diversité, il y a même opposition.” — Quant aux citations latines, “supprimer pendant treize Strophes et conserver durant vingt-six, ce n’est à proprement parler ni supprimer ni conserver, c’est aller vaille que vaille, ce n’est pas agir en auteur, ce ne peut être le fait du Saint. Ceci répugne et ne saurait que confirmer la conclusion à laquelle nous conduit l’analyse des passages déjà donnés… le texte ne s’est pas constitué sans l’intervention d’une main étrangère, — B est fait de coups et contrecoups, — B dès ses premiers temps est objet de méfiance. — La suscription de Sanlûcar ne rend aucun service à B. La suscription reste une énigme.” Et pour conclure : B est apocryphe. »

Nous croyons que chacune de nos pages répond à ces allégations de Dom Chevallier, comme à celles que nous laissons derrière nous, et qu’en conséquence il est inutile d’aborder une réfutation en règle de cet écrivain. Aussi bien cette réfutation est faite. Commencée en 1923 par M. Martinez Burgos 1, elle a été longuement et victorieusement poursuivie en 1930 par le P Silverio, dans son Tome III, Apéndice II puis dans son T. IV (Apéndice-Conclusiôn). Dom Chevallier cependant ne semble pas disposé à mettre bas les armes, car il nous annonce avec chaleur de nouveaux articles sur le thème qui lui est cher : Le Cantique spirituel interpolé. Nous ne le suivrons ni dans le champ de ses suppositions qu’il donne comme des certi ‑

1 M. Martinez Burgos répondait en décembre 1923 à un article de Dom Chevallier paru en 1922 dans le Bulletin hispanique, sous ce titre : « Le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix a-t-il été interpolé ? »

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tudes, ni dans ce que nous appellerons l’étalage de ses hiéroglyphes.

Disons seulement un mot de la plainte formulée par lui relativement aux citations latines dans le Cantique spirituel. Il s’est étonné que dans la seconde rédaction les citations latines fussent notablement plus rares que dans la seconde rédaction les citations latines fussent notablement plus rares que dans la première, « alors, dit-il, que l’annonce des textes latins subsiste au Prologue dans la seconde rédaction, comme dans la première. » La méprise est ici évidente, et du reste elle a été reconnue. Ni la seconde rédaction ni la première n’annonce au Prologue des citations latines ; l’une et l’autre annoncent au contraire des citations scripturaires traduites du latin : las pondré las sentencias de su latin y luego las declararé. Le P. André de l’Incarnation ne s’y est pas trompé : « Esto da á entender, écrit-il, que solo las pondria una vez y esto en romance. » Ce qui revient à dire qu’il ne donnera les textes scripturaires qu’une seule fois, et cela en langue vulgaire.

En effet, quand saint Jean de la Croix annonce des citations latines, il s’exprime différemment. Le P. André de l’Incarnation, parlant expressément du Cantique, affirme que les citations latines ne s’y introduisent que par exception. Si donc, au témoignage d’un critique de si grande valeur, saint Jean de la Croix dans l’ensemble de ses Œuvres et spécialement dans son Cantique spirituel a rarement cité l’Écriture en latin, le nombre relativement petit de citations latines au second Cantique, au lieu d’infirmer son authenticité, en appuie au contraire la filiation légitime 1.

Le fait que le manuscrit de Sanlúcar, revu et corrigé par le Saint lui-même, offre une multitude de textes scripturaires latins, que même une note marginale de sa main donne un passage des Psaumes cité en latin, ne contredit

1 Nous avons relevé au texte de Jaén, publié par M. Martinez Burgos, sur deux cent cinquante-neuf citations scripturaires, deux cent seize en langue vulgaire et quarante-trois en latin.

nullement ce que nous venons de dire. Comme tout semble l’indiquer, et nous l’avons fait remarquer déjà, ce manuscrit fut exécuté par les ordres de Jean de la Croix pour servir de base au développement qu’il avait en vue, spécialement afin de lui mettre sous les yeux durant son travail les passages de l’Écriture dont il avait dessein de se servir.

Nous avons exposé les principaux arguments que l’on invoque à l’encontre du second texte du Cantique spirituel. Rappelons maintenant ceux qui selon nous, militent en faveur de son authenticité.

Première raison.

Tout porte à croire que la lettre à la prieure de Caravaca de juin 1586, dans laquelle Jean de la Croix réclame tout à la fois les Strophes de l’Épouse et la copie qu’il a demandé qu’on lui en fît, concerne la seconde rédaction du Cantique. Quand on rapproche la date de cette lettre de la remise par Anne de Jésus à Isabelle de l’ Incarnation, presque aussitôt après, d’un texte de la seconde rédaction qu’elle assure tenir de notre Saint, le doute n’est guère possible.

Seconde raison.

Marie de la Croix, entrée au monastère de Grenade en août 1585, montre au Procès apostolique avoir assisté au remaniement du premier texte, qui ainsi aurait été élaboré en grande partie sous les yeux d’Anne de Jésus et avec le concours de ses religieuses.

Troisième raison.

La transcription faite à Caravaca et remise par Jean de la Croix à la mère Anne en 1586 — autrement dit le

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manuscrit de Jaën — est d’une écriture qui imite presque à s’y méprendre celle du saint docteur, ce qui montre que la copiste avait devant elle un autographe de lui. Cet autographe pouvait-il ne pas être celui de la seconde rédaction, alors que la copie offre le texte de cette rédaction ?

Quatrième raison.

L’inscription placée par Jean de la Croix en tête de la copie du premier Cantique, connue sous le nom de « manuscrit de Sanlûcar », dit clairement qu’il existe un autre texte, un texte définitif, un texte en limpio. De plus, cette copie porte en marge près de quarante annotations de la main de notre Saint, et l’on peut se convaincre que le texte de la seconde rédaction n’est que le développement de ces annotations. Dès lors ce texte en limpio, dont parle l’inscription, peut-il être autre chose que le manuscrit réclamé par Jean de la Croix à la prieure de Caravaca, dont il remit la copie à la mère Anne de Jésus, laquelle en fit présent à Isabelle de l’Incarnation ?

Cinquième raison.

Après avoir longuement examiné l’inscription du manus­crit de Sanlûcar, après avoir disserté à perte de vue sur le sujet, Dom Chevallier est obligé de conclure : La suscription de Sanlûcar reste une énigme. Le sens si naturel et si obvie que nous donnons à la lettre à la prieure de Caravaca lève cette énigme.

Sixième raison.

Dans la Strophe XXXIe du second Cantique, saint Jean de la Croix dit en propres termes : « Ce que sont ces tentations, ces souffrances, et guelfe profondeur elles doivent pénétrer l’âme pour lui faire atteindre cet amour fort qui amènera le Seigneur à s’unir à elle, nous en avons dit quelque chose en expliquant les quatre Strophes qui com­mencent par : Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! Ces lignes, indubitablement de saint Jean de la Croix, n’étant pas dans le premier Cantique, mais dans le second seulement, c’est une preuve que le second Cantique est son œuvre.

Septième raison.

Quel aurait été le but d’une interpolation aussi étendue et aussi compliquée ? Impossible de l’entrevoir, alors qu’il en est tout autrement des interpolations et des suppres­sions qu’offrent les éditions de la Montée, de la Nuit, de la Vive Flamme. Elles avaient deux motifs évidents : la crainte que le saint auteur fût accusé d’illuminisme et l’inquiétude qu’inspirait une doctrine jugée en quelques-unes de ses parties démesurément hardie.

Huitième raison.

On ne découvre aucune trace d’un soi-disant interpo­lateur du Cantique. Dom Chevallier a bien suggéré et cherché à prouver que Fray Augustin Antolinez, archevêque de Compostelle, devait être cet interpolateur. Mais M. Martinet Burgos a démontré l’inanité de la suggestion. Tout au contraire, les interpolateurs de la Montée, de la Nuit, de la Vive Flamme sont bien connus. Ce sont les PP. Diego de Jésus et Jérôme de Saint-Joseph, le premier pour l’édition princeps de 1618, le second pour celle de 1630.

Neuvième raison.

Les développements qu’offre la seconde rédaction du Cantique accusent en maint endroit, d’une façon très carac ‑

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térisée, la doctrine et la manière de notre grand mystique. Quelques-uns, au dire même d’un adversaire de ce second texte, sont d’une beauté remarquable.

Dixième raison.

André de l’Incarnation, éminent critique, très familier avec l’écriture de notre Saint, est entièrement convaincu de l’authenticité du second Cantique, aussi bien que de celle de l’inscription liminaire de Sanlûcar et de la signature que Jean de la Croix y a jointe. Il en a donné une attestation qu’on peut voir au manuscrit même de Sanlûcar.

Onzième raison.

Saint Jean de la Croix, tout à la fin de sa vie, a remanié et retouché la Vive Flamme d’amour. Rien d’étonnant qu’il ait auparavant remanié et retouché son Cantique spirituel. Mais ce qui est frappant et donne un cachet évident d’authenticité aux retouches du Cantique, c’est que beaucoup des retouches de la Vive Flamme sont dans la même ligne que celles du Cantique. Les unes et les autres tendent à montrer que les états mystiques, même les plus élevés, ne sont qu’une incomplète image de l’état de la gloire, et que seule la vie de l’au-delà peut donner à l’âme l’union parfaite, objet de ses brûlants désirs.

Suivent des raisons supplémentaires, récemment fournies par le Tome III du P. Silverio (1930).

Douzième raison.

Le P. Jean l’évangéliste a déclaré avoir vu notre Saint écrire la Vive Flamme d’amour à Grenade pendant qu’il

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était Vicaire provincial d’Andalousie. Or, Jean de la Croix fut Vicaire povincial d’Andalousie entre le mois d’octobre 1585, date du chapitre de Pastrana, et le mois de mai 1587 ; et la Vive Flamme d’amour porte la date incontestée de 1584. En conséquence, ce ne saurait être cet ouvrage qu’il écrivait entre 1585 et 1587. Le livre auquel il travaillait à cette époque ne peut être que la seconde rédaction de son Cantique. On dira peut-être que saint Jean de la Croix ayant d’abord été nommé Vicaire provincial d’Andalousie par simple commission du P. Gratien, au mois de décembre 1584, il aurait pu composer la Vive Flamme en ce même mois de décembre 1584, et cela en quinze jours, seulement, comme spécifie l’évangéliste. Mais ceci ne peut s’admettre. En effet, Marie de la Croix n’était entrée au monastère de Grenade qu’en août 1585, par conséquent alors que la Vive Flamme était achevée depuis l’année précédente. Quand elle déclare avoir entendu dire au Saint « écrivait le livre de la Vive Flamme à la demande de Doria Anne de Perialosa », il faut nécessairement entendre qu’il avait écrit ce livre et lire non pas escrivia, mais : escriviô. Et il reste vrai de dire que l’ouvrage auquel Jean l’évangéliste vit travailler son maître pendant sa charge de Vicaire provincial ne peut être que le second Cantique spirituel.

Treizième raison.

Plusieurs des témoins interrogés par le P. Alphonse de la Mère de Dieu, Procureur au Procès Ordinaire (1614-1627), parlent de la seconde rédaction du Cantique, qu’ils désignent sous le nom de las Cuarenta Canciones.

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Quatorzième raison.

Après trois siècles, neuf manuscrits de la seconde rédaction existent encore en plusieurs monastères de Castille et d’Andalousie, ce qui serait entièrement inexplicable si cette seconde rédaction était l’œuvre d’un faussaire. Leur présence dans ces milieux carmélitains remonte à la fin du XVIe et à l’aube du XVIIe siècle. Elle atteste donc le caractère autographe du second Cantique.

Quinzième raison.

Une très ancienne transcription du second Cantique, restée ensevelie jusqu’à ce jour dans les archives des Carmes Déchaussés de Ségovie, porte le long des douze premières pages des corrections marginales que le P. Manuel de Sainte-Marie, collaborateur du P. André de l’Incarnation et témoin compétent en cette matière, attestait au XVIIIe siècle être de la main de saint Jean de la Croix. Le P. Silverio donne à la fin de son tome III la reproduction d’une de ces pages ; mais, pour sa part, il doute que les corrections soient réellement de l’écriture du saint docteur. Libre à nous de nous attacher à son opinion ou à celle du P. Manuel. Il n’en reste pas moins, d’après les détails qu’il nous donne (pages XLVII-LI), que très vraisemblablement — on pourrait presque dire très certainement — cette transcription fut en la possession de Da Anne de Peñalosa, fille spirituelle du Saint. Il serait tout simple que DAnne, après avoir reçu le manuscrit de sa main, l’ait en mourant laissé aux Carmes Déchaussés du couvent de Ségovie, dont elle était la fondatrice.

Seizième raison.

Dans une déposition donnée au Procès apostolique, à Ségovie, Isabelle de Jésus, prieure des Carmélites de cette ville, qui connut saint Jean de la Croix étant novice et était particulièrement chérie de lui, déclare que « le serviteur de Dieu lui donna les quarante Strophes de son écri­ture ». Isabelle, il est vrai, parle des quarante Strophes sans spécifier leurs commentaires. Mais nous voyons par une autre déposition, celle de la mère Marie de la Croix, que par les quarante Strophes les Carmélites désignaient les Strophes et leurs commentaires. Ce que l’on peut révoquer en doute, c’est que le manuscrit du second Cantique remis par notre Saint à Isabelle de Jésus fût réellement de son écriture. Nous aurons à revenir sur ce point.

Dix-septième raison.

Il eût été surprenant qu’Anne de Saint-Albert, une des Carmélites que saint Jean de la Croix dirigeait avec le plus de sollicitude, celle qui la première avait lu la seconde rédaction du Cantique, celle qui en avait fait faire par une de ses filles sa première transcription, n’ait pas reçu du Saint une copie de ce texte, pour sa consolation et l’usage de sa communauté. Un passage de sa déposition juridique au Procès informatif est très suggestif à ce point de vue : « Tandis qu’il était dans sa prison, dit-elle, il composa les Strophes sur lesquelles dans la suite il écrivit un ouvrage. Je l’ai eu manuscrit en ma possession, le Père Jean de la Croix lui-même me l’ayant donné. Les Supérieurs m’ont commandé de le leur remettre avec d’autres papiers du Père Jean de la Croix, en sorte que

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je viens de l’envoyer à Madrid 1. » Anne de Saint-Albert ne spécifie pas qu’il s’agit du Cantique aux quarante Strophes, mais cela devient très vraisemblable lorsqu’on rapproche ce qu’elle nous dit de ce qu’Isabelle de Jésus déclare « des quarante strophes que le serviteur de Dieu lui donna », de ce que l’historien Colmenarès atteste d’un manuscrit des mêmes quarante Strophes « donné par le Saint lui-même à une dame de Ségovie, très spécialement sa fille spirituelle », en d’autres termes à Anne de Pefialosa.

Nous avons dit plus haut que, selon toute apparence, saint Jean de la Croix livrait lui-même très promptement ses autographes à la destruction. On nous dira peut-être : Si le saint auteur détruisit l’autographe du second Cantique dès que la copie de Caravaca fut venue entre ses mains, sur quel texte ont été prises les transcriptions de cette seconde rédaction qu’on nous dit avoir été offertes par lui-même à Doña Anne de Peñalosa, à la mère Anne de Saint-Albert et à la jeune Isabelle de Jésus ? II est facile de répondre le Saint savait parfaitement que la copie de Caravaca était au monastère de Grenade, entre les mains d’Isabelle de l’Incarnation. Celle-ci ne quitta Grenade pour Séville, pour de là passer à Baëza, qu’en 1594. Saint Jean de la Croix eut donc tout le temps de faire faire de ce manuscrit, par des copistes de son choix, les transcriptions qu’il destinait à ses filles spirituelles.

Dix-huitième raison.

On nous dit « qu’une main étrangère est intervenue dans la constitution du texte B », autrement dit dans la constitution du manuscrit de Jaën. Quand et comment « cette main étrangère » a-t-elle pu accomplir l’œuvre néfaste ?

1 Information de Caravaca, 30 juin 1615.

On ne peut nous le dire. Faire sans tarder l’histoire du manuscrit de Jaën devient, à ce point de vue, de toute première importance. Nous employons à dessein le mot d’histoire, car il ne s’agit plus de recueillir une tradition, il s’agit d’établir de ce manuscrit une histoire certaine et avérée, afin de voir s’il est matériellement possible qu’il nous offre du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix un texte vicié, un texte interpolé.

Laissons de côté pour l’instant la donnée, aussi suggestive qu’inattendue, fournie par la correspondance de l’auteur du Cantique et qui nous donne l’origine du manuscrit de Jaën. Contentons-nous de suivre ses destinées depuis le jour où il passe des mains de saint Jean de la Croix dans celles d’Anne de Jésus.

Et d’abord, répétons-le, ce n’est pas un autographe, c’est une transcription : après de mûrs examens, la chose n’est plus douteuse. Cette transcription, nul ne le conteste, fut remise par Anne de Jésus à Isabelle de l’Incarnation, qui en connaissait bien le texte. À quelle époque eut lieu cette transmission ? Avant qu’Anne de Jésus se séparât d’Isabelle pour ne plus la revoir, c’est-à-dire avant que la première quittât Grenade pour aller faire la fondation de Madrid, laquelle fut réalisée le 9 septembre 1586.

Voilà certes le manuscrit en mains sûres. Isabelle le vénère presque à l’égal d’une relique, car Anne de Jésus le lui a présenté comme un autographe de leur commun Père. Quand la jeune religieuse est mise en 1599 au nombre des fondatrices de Baëza, elle l’emporte avec elle. En 1614, nommée fondatrice et prieure du Carmel de Jaën, elle ne s’en sépare point. Bien plus, pour affirmer son respect et sa vénération, peut-être aussi comme sauvegarde contre des entreprises possibles, elle fait relier les cahiers en un volume in-8, doré sur tranches, avec couverture en velours rouge et fermoirs d’argent, tel qu’on le voit encore aujourd’hui.

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Ce manuscrit, que depuis sa profession à Grenade, c’est-à-dire depuis quarante-huit ans, elle a, pour ainsi parler, constamment pressé sur son cœur, dont elle a dérobé la connaissance à tous en dehors de sa communauté, elle le remet à l’heure de sa mort, le 3 juin de l’année 1634, comme un texte intact et inviolé, revêtu de la riche reliure que nous avons décrite, à la mère Claire de la Croix, qui lui succédera comme prieure du Carmel de Jaën quelques années plus tard 1.

Celle-ci, pendant les trente-sept ans qu’elle vivra encore, ne le gardera pas moins jalousement que ne l’avait fait Isabelle. L’une et l’autre craignaient-elles qu’on ne leur dérobât leur trésor ? Ou bien savaient-elles que le premier et le plus important des traités de leur Père, la Montée du Carmel, avait été tristement mutilé, et appréhendaient-elles un pareil sort pour son Cantique spirituel ? On le dirait presque, à voir la circonspection démesurée qui leur fit tenir ensevelie de 1586 à 1670 — une longue période de quatre-vingt-quatre ans — la seconde rédaction du Cantique. Rien d’étonnant si lorsqu’en 1703 ce texte est pour la première fois donné au public, on sent percer dans la Préface comme un reproche à l’adresse des Carmélites de Jaën. Si l’on a tardé si longtemps à publier ce texte, « c’est qu’il a été tenu caché tout ce temps, sans que l’Ordre en eût connaissance ».

Or, on vient nous dire maintenant qu’un manuscrit si soigneusement, ou pour mieux dire, si étrangement gardé, présente un texte interpolé. Nous demandons quand et

1 Le Libro de las Difuntas du monastère de Jaén nous fournit des données sûres concernant Isabelle de l’Incarnation. Elle prit l’habit au monastère de Grenade en 1583, fit profession en 1584, fut envoyée à Saëza en 1599 et y exerça onze ans la charge de prieure. Devenue en 1614 fondatrice du monastère de Jaén, elle y fut treize ans prieure. Le 3 juin 1634, elle quittait cette vie à l’âge de soixante-dix ans, en grande réputation de vertu. (P. Silverio, t. III, p. XLI.) 239

comment a pu avoir lieu l’interpolation. Isabelle de l’ Incarnation ne s’est jamais séparée de son bien-aimé manuscrit ; elle en a dérobé à tous la connaissance. L’interpolation dont on vient nous parler n’a donc pu être accomplie que par elle-même et ses compagnes. On nous concédera facilement qu’à tous égards ces religieuses étaient incapables de la triste et difficile besogne de rédiger un nouveau texte amplifié et corrompu, puis, après avoir transcrit ce faux texte en imitant habilement l’écriture de leur Père, de le substituer au texte reçu d’Anne de Jésus, enfin de le présenter audacieusement comme le Cantique tracé de la propre main du saint auteur. Voilà cependant ce que nous demandent de croire ceux qui proclament le manuscrit de Jaën un Cantique interpolé. L’admette qui voudra !

Ainsi donc, autant qu’il est permis d’émettre une affirmation dans une question si complexe et si discutée, il est historiquement prouvé et, pour le dire ainsi, matériellement constaté que le texte de Jaën n’est et ne peut être un texte apocryphe, un Cantique spirituel interpolé.

Arrêtons-nous maintenant à tirer une fois pour toutes au clair une question dont l’importance est évidente et que le P. Gérard, dans son Édition critique (Preliminares, pages XLV-XLVI), semblait avoir vidée. Aujourd’hui, sur des fondements tout à fait insuffisants, non seulement des doutes, mais presque des persuasions tendent à se faire jour.

Nous l’avons vu, nombre de transcriptions anciennes des ouvrages du docteur mystique — celles de Jaën, d’Avila, de Burgos, d’Albe, de Ségovie, d’autres encore --- ont été pendant un temps plus ou moins long décorées du nom d’autographes et vénérées en conséquence. Le P. Silverio nous donne une explication assez plausible d’un fait qui nous surprend aujourd’hui, habitués que nous sommes à

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tant de précision et d’exactitude dans la qualification des manuscrits et des documents. « Le P. Siguënza, dans son Histoire de saint Jérôme (IIIe Part., L. IV, Diss. 11) s’adressant à ceux qui se figuraient qu’il y avait à l’Escurial des autographes de plusieurs saints pères, leur dit : « J’avertis tout d’abord que lorsque, ici ou ailleurs, on entend dire qu’on possède beaucoup d’écrits originaux, cela ne doit pas s’entendre d’autographes écrits de la main des propres auteurs. De ces autographes, si nous parlons de ceux qui remontent à mille ans, à peine s’en trouve-t-il quatre dans le monde, et c’est comme un miracle de les rencontrer. On appelle originaux des manuscrits antiques, de beaucoup moins anciens que les auteurs des ouvrages en question ; on les appelle originaux à cause de l’autorité que leur donnent trois ou quatre cents ans d’existence 1. »

Appliquons ceci, toute proportion gardée, aux autographes de saint Jean de la Croix. Aujourd’hui que paraissent au grand jour des dépositions données en vue de sa béatification, certains sont frappés d’y rencontrer presque à chaque page ces expressions ou d’autres équivalentes : originales escritos de la misma mano del siervo de Dios, de su propia letra y puño, etc., etc. Des écrivains sérieux, mais peu familiers avec les dires de l’époque, y donnent créance, sans s’assurer s’ils sont fondés. Ils montrent d’autre part toutes sortes d’égards pour les assertions d’auteurs d’il y a trois siècles, qui parlent d’autographes et d’originaux ; ils s’inclinent devant les éditeurs qui déclarent bien haut qu’ils ont ajusté leur texte « aux vénérables autographes », alors qu’il n’en est rien, absolument. De là de graves erreurs, qu’il importe de renverser par la base. Pour cela nous ne craindrons pas d’entrer dans quelques détails, car nous sommes loin de vouloir qu’on nous croie sur parole.

1 T. 111, Introd., p. XLVIII.

Prenons tout d’abord pour exemple la déposition du Carme Déchaussé, Louis de Saint-Ange, qui a intimement connu saint Jean de la Croix. Avec la plus grande conviction, à Úbeda, le 18 septembre 1627, il déclare que « l’autographe du Cantique spirituel n’est pas en Espagne, mais à Bruxelles, entre les mains de l’Infante Isabelle ». Et il ajoute : « Celle-ci en garde les originaux comme des reliques, parce qu’ils sont écrits de la main du serviteur de Dieu. » Rien de plus formel.

Le P. Louis de la Trinité, qui donne de longs extraits de cette déposition, incline à croire l’assertion exacte. « En faveur de la déclaration du Frère Louis, dit-il, il y a tout un ensemble de faits. » Il les détaille et poursuit : “Enfin la récente publication de cet ouvrage (le Cantique) précisément à Bruxelles et sur l’ordre de l’Infante, n’achève-t-elle pas d’entraîner l’adhésion ?”

Et pourtant il est avéré que ce soi-disant autographe, écrit de la main du serviteur de Dieu, n’est autre que la très mauvaise copie du Cantique en trente-neuf Strophes, prise en 1584 par Isabelle de l’Incarnation. Il n’est pas moins avéré que l’édition de Bruxelles en est sortie entachée de fautes si graves, que « du début à la conclusion », selon l’expression de Dom Chevallier, « les périodes et les mots sont à passer au crible, à se faire justifier, ou compléter, ou remplacer ».

Prenons un autre exemple. L’historien Colmenarès attestait dans la première moitié du XVIIe siècle qu’une transcription du Cantique aux quarante Strophes, dite manuscrit de Ségovie, fut donnée par le P. Jean de la Croix « à una parsona desta ciudad de Segovia muy devota suya ». Et il ajoutait : « Es original de su misma mano. »

Nous l’avons dit, tout semble indiquer que cette personne de Ségovie, très spécialement fille spirituelle du Saint, à laquelle celui-ci fit don de son second Cantique, n’était

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autre qu’Anne de Peñalosa. Le manuscrit muni de l’attestation de Colmenarès, disant que « c’est un original de la propre main de l’auteur », existe encore chez les Carmes Déchaussés de Ségovie. Le P. Silverio, qui nous dit (page xLviii) avoir pu l’étudier à loisir, assure que ce n’est nullement un autographe, mais une copie assez négligée, qui offre toutefois la curieuse particularité de corrections attribuées à notre Saint, le long des douze premières pages.

Passons aux attestations que l’on rencontre dans les ouvrages de la même époque.

Le P. Ange Manrique, général de l’Ordre de Saint-Bernard et premier historien d’Anne de Jésus, disait en tête de son livre, publié en 1632 : “L’Exposition du Cantique, bien que n’ayant pas été imprimée en Espagne avec les Œuvres, se trouve néanmoins en l’original et en plusieurs copies qu’on en a prises, comme aussi en l’imprimé de Bruxelles (1627).”

Le P. Louis de la Trinité en est impressionné. « Un biographe pareillement averti, dit-il, en relations suivies, avec l’Infante, ne fait-il pas écho au Frère Luis de San Angelo, et quand il parle avec assurance d’original, ne songe-t-il pas à celui que sa royale correspondante garde et vénère como reliquias, parce qu’il est écrit de la main du serviteur de Dieu ? »

Et René Gaultier transcrit fidèlement la phrase de Manrique, dans la traduction qu’il donne de son livre en 1636.

Or, ce soi-disant original, écrit de la main du serviteur de Dieu, c’est toujours la détestable transcription qu’Anne de Jésus ne voulut jamais faire imprimer.

Poursuivons.

Le P. Jérôme de Saint-Joseph, en publiant son édition de 1630, déclare en tête que le texte a été ajusté sur les vénérables originaux. Sur quoi, le P. Florencio del Niño Jesus, dans le Mensajero de Santa Teresa (15 août 1923-15 mars 1924), regarde comme indiscutable que l’édition de 1630 fut établie sur les propres originaux. De son côté, Dom Chevallier nous dit avec sérieux : “Dans son Introduction au texte imprimé à Madrid en 1630, Jérôme de Saint-Joseph atteste que le Cantique vient d’être soigneusement revu (ajustar) sur les originaux écrits de la main de l’auteur.” Et un peu plus loin il parle de “l’édition de Madrid, si fort avantagée qu’elle est, dit-on, scrupuleusement revue sur les originaux (page xviii)”.

Hélas ! ce n’est que trop certain, Jérôme de Saint-Joseph a si peu « ajusté » son texte « aux originaux » — lesquels au reste il n’eut jamais entre les mains, — qu’il a reproduit toutes les interpolations et mutilations de l’Édition princeps de 1618, qu’il en a même ajouté de son cru.

Passons à l’édition de Séville (1703). L’éditeur André de Jésus-Marie prévient ses lecteurs qu’il leur offre un texte du Cantique reproduisant fidèlement l’autographe de Jaën. Or le manuscrit de Jaën n’est qu’une transcription. Et de plus l’éditeur, qui déclare reproduire un autographe, retouche et modifie à son gré à peu près toutes les phrases du texte de Jaën.

On le voit, il est temps d’en finir avec des naïvetés qui ne sont plus de mise et de ne faire désormais aucun cas de ces pompeuses qualifications d’autographes, d’originaux, d’écrits tracés de la propre main de Jean de la Croix, qu’elles aient cours depuis des siècles ou qu’elles apparaissent dans des documents récemment exhumés de la poussière des archives. Redisons donc après le P. Gérard : « Si l’on possède des autographes de notre saint docteur, comment se fait-il qu’ils ne se montrent ni d’un côté ni d’un autre ? L’Ordre ne les a donc pas conservés avec vénération ? Méritaient-ils moins d’estime que d’autres reliques du Saint, qui se gardent en nombre de couvents comme d’inappréciables trésors ? Qu’en a-t-on fait ? Où sont-ils venus échouer ? Pas une voix ne s’élève pour répondre à cette question, pas un parchemin poussiéreux ne se déroule… »

Il dit douter beaucoup que les « originaux » dont parle Jérôme de Saint-Joseph fussent réellement des originaux. Et il termine par ceci : “Ce doute se change pour moi en certitude quand j’entends le P. Jérôme nous dire que son édition paraît « ajustée aux originaux », et que, d’autre part, je vois qu’il n’en est rien.” Il conclut donc : « Se lancer aujourd’hui dans le champ des hypothèses serait, à mon avis, chose inutile, car hypothèses et conjectures laisseraient la question dans l’impénétrable obscurité qui l’enve­loppe aujourd’hui. » (Preliminares, pages xLv-xLvi.)

Il ne nous reste rien à ajouter à ces paroles, qui ne sont que trop fondées en raison. Toutefois, ne poussons pas à l’extrême le rejet de tout indice révélateur concernant les autographes de notre Saint. Le P. Louis de la Trinité, dans son très intéressant article sur le « Procès de béatification de saint Jean de la Croix », met au jour une déposition d’Ambroise de Villareal, médecin de notre Saint, à Úbeda. Villareal déclare avoir entre les mains un manuscrit autographe de la Vive Flamme d’amour. Les circonstances qui entourèrent le don que son malade lui en fit, rendent vraisemblable l’hypothèse qu’il s’agissait cette fois d’un véritable autographe. Nous reviendrons sur ce point dans notre Introduction à la Vive Flamme.

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Reprenons maintenant la suite des éditions du Cantique spirituel.

La grande édition de Séville, nous l’avons dit, publia le second Cantique d’après le manuscrit de Jaën, mais avec de nombreuses retouches de détail. En outre, l’éditeur donna en latin des citations scripturaires que le Saint avait données en langue vulgaire ; il introduisit de même

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la citation latine lorsque le Saint avait fait allusion à un texte biblique sans le citer.

Ce fut conformément au texte retouché par le P. André de Jésus-Marie que se firent toutes les impressions du Cantique postérieures à l’édition de Séville, et naturellement toutes les versions en langues étrangères.

En 1912, il était grand temps que parût l’Édition critique de Tolède, qui restituât les vrais textes de saint Jean de la Croix. Le premier des éditeurs du Cantique, le P. Gérard établissait que le docteur mystique a écrit deux fois son traité ; il présentait les deux textes, donnant toutefois le pas à la seconde rédaction comme plus complète et, à tout prendre, définitive. Naturellement il n’avait pu s’éclairer de la déposition si riche de lumière de Marie de la Croix, puisque la révélation en fut faite par le P. Louis de la Trinité en 1926. Du moins, s’appuie-t-il sur la lettre de juin 1586 à la prieure de Caravaca ? Nullement. Et pourtant aux Preliminares de son Tome Ier (Copias y plagios), page xLvi, on lisait : Les enfants du Saint furent les premiers à copier ses écrits. Déjà en 1586, Françoise de la Mère de Dieu, du couvent de Caravaca, avait fait une copie du Cantique spirituel, comme il constate d’une lettre du Saint lui-même à la mère Anne de Saint-Albert. » Et il citait textuellement le passage en question. Il ajoutait : « Ce n’était pas la première copie qui se faisait de ce traité, puisque, d’après le P. André de l’Incarnation, le premier qui le copia semble avoir été le P. Thomas de la Croix, novice du vénérable Père au couvent de Grenade. »

On pourrait ici faire observer au P. Gérard que ceux des enfants du Saint qui copièrent ses écrits de son vivant, le firent par son ordre et parce qu’il leur confia un autographe. C’est dans ces conditions què Thomas de la Croix et Françoise de la Mère de Dieu copièrent l’un le Cantique

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aux trente-neuf Strophes en 1584, l’autre le Cantique aux quarante Strophes en 1586. Mais poursuivons.

Mais poursuivons.

Chose surprenante, le P. Gérard, qui nous a dit aux mêmes Preliminares, page xxiv, que Jean de la Croix écrivit deux fois son Cantique spirituel, ne semble pas s’apercevoir que dans le passage de la lettre à la prieure de Caravaca, où il est question des Strophes de l’Épouse, il s’agit de la seconde rédaction du traité, et cependant il donne le passage page XLVI. Il s’en aperçoit si peu, que dans son Introducción al Cántico espiritual, il ne fait aucune mention de cette lettre, et si l’on ne se reportait à la citation qu’il en a faite en son Tome Ier, on croirait qu’il l’ignore. Ainsi, pas plus que les précédents éditeurs du Cantique au XVIIe et au XIXsiècle, pas plus que les écrivains distingués qui, tant en France qu’en Espagne, ont, ces années dernières, savamment disserté sur les problèmes que soulèvent les divers manuscrits et les diverses éditions du célèbre traité, le P. Gérard ne semble avoir eu la pensée de scruter la correspondance du saint auteur et d’y chercher lumière.

Sur quoi donc se base-t-il pour assurer que saint Jean de la Croix écrivit deux fois le Cantique spirituel ?

En premier lieu, sur le borrador de Sanlúcar et les annotations qu’il porte de l’écriture du Saint, lesquelles, dit-il ; prouvent qu’une fois son livre écrit, il médita de nouvelles pensées et les nota pour les développer ensuite dans une seconde composition.

En deuxième lieu, sur ce passage du second texte qui se trouve au 4vers de la Strophe xxxi : « Ce que sont ces tentations, ces souffrances, et à quelle profondeur elles doivent pénétrer l’âme pour lui faire atteindre l’amour fort qui amènera le Seigneur à s’unir à elle, nous en avons dit quelque chose dans l’Explication des quatre Strophes qui commencent par : Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! »

 « Personne, continue le P. Gérard, ne mettra en doute que ce paragraphe soit du Saint. Or, comme il ne se trouve dans aucun manuscrit du premier Cantique et qu’au contraire il se rencontre dans tous ceux du second, c’est une preuve de plus que le Réformateur du Carmel a écrit deux fois son fameux traité. »

En troisième lieu, il s’appuie sur le manuscrit de Jaén, qui est certainement, nous dit-il, une copie que le Saint fit faire pour l’offrir à la mère Anne de Jésus.

En quatrième et dernier lieu, sur les passages nouveaux de la seconde composition, auxquels on ne peut dénier le sceau caractéristique et tout personnel de saint Jean de la Croix.

Au reste, ce que le P. Gérard nous dit du manuscrit de Jan concorde parfaitement avec les inductions que nous apporte la lettre à la prieure de Caravaca. « La grande ressemblance qu’il y a, dit-il, entre l’écriture (du manuscrit) et celle du Saint, provient sans doute de ce que le copiste avait l’autographe sous les yeux et s’efforça de l’imiter.

À Françoise de Saojossa revient cet éloge : “Celui qui l’écrivit (le manuscrit) manie la plume avec une grande aisance ; il trace les lettres avec élégance et perfection, ce qui rend l’écriture passablement plus belle que celle de saint Jean de la Croix, même dans ceux de ses écrits qu’il a tracés avec plus de soin.”

Le P. Gérard montre ensuite que cette première transcription du second texte est bien celle que le Saint offrit à Anne de Jésus, et celle-ci à Isabelle de l’Incarnation. Il en apporte les preuves suivantes :

1° la tradition du monastère de Jaén ;

2° la manière dont le manuscrit est daté ; año de 1584 años, redondance qui ne se trouve qu’au borrador de Barrameda et qu’on ne rencontre pas dans les autres copies, évidemment postérieures ;

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3° la singulière doxologie de la fin : Debetur soli gloria vera Deo, qui est la même que celle du borrador et qui ne se retrouve pas dans les autres transcriptions ;

4° les citations latines, plus nombreuses, dit-il, dans la seconde rédaction, conformément au manuscrit de Barrameda.

Le P. Gérard fait ici une erreur. C’est au contraire le petit nombre des citations latines au manuscrit de Jaën qui appuie sa filiation légitime. Au témoignage du P. André de l’Incarnation, saint Jean de la Croix, dans l’ensemble de ses Œuvres et spécialement dans son Cantique, a rarement donné les textes scripturaires en langue latine ; ce sont les éditeurs qui ont cru devoir augmenter le nombre des citations latines, ce dont le P. André se plaint vivement ;

5° les Poésies du Saint se trouvent au manuscrit de Jaën, de même qu’au borrador, à la suite du traité, et de la même écriture, ce que l’on ne voit pas dans les autres copies ;

6° l’absence du nom de l’auteur ;

7° la grande ressemblance de l’écriture avec celle du Saint, ce qui provient, sans aucun doute — nous avons déjà relevé cette judicieuse remarque du P. Gérard — de ce que le copiste avait l’autographe devant lui et s’efforça de l’imiter.

Encore une fois, tout ceci confirme singulièrement les données fournies par la lettre à la prieure de Caravaca. Il ne restait au P. Gérard qu’un pas à faire pour atteindre la vérité tout entière. Il ne le fit pas.

En 1919 M. le chanoine Hoornaert donna une version française des d’après l’Édition critique espagnole, et fit choix pour le Cantique de la seconde rédaction, en intercalant toutefois des passages de la première.

En 1924 parut en Espagne la publication très soignée de M. Martinez Burgos, qui se montra champion déclaré du manuscrit de Jaën et de la seconde rédaction du Cantique ; il rectifia au texte espagnol quelques inexactitudes échappées au P. Gérard. Son livre porte ce titre : El Cântico espiritual segun el Ms. de las Madres Carmelitas de Jaen. Clasicos castellanos, 55. Madrid, 1924.

Une grave question se posait à nous. Lequel des deux Cantiques devions-nous traduire ? S’il y avait un choix à faire, nos préférences allaient vers le second, car bien que nous ayons pour les deux rédactions estime et vénération, la seconde nous apparaissait comme le fruit des dernières pensées, de plus profondes méditations du grand écrivain mystique, notre Père. Mais si nous la choisissions, quelle place faudrait-il lui assigner ? À ne consulter que la stricte chronologie, il fallait le placer à la suite de la Vive Flamme d’amour, puisque notre Saint l’élabora après avoir composé cet ouvrage. Mais d’autre part, le premier Cantique fut écrit avant la Vive Flamme. Dès lors, ne fallait-il pas donner les deux Cantiques, le premier avant, le second après la Vive Flamme d’amour ? Ainsi la chronologie serait sauve.

C’est, après quelques perplexités, le parti auquel nous avons cru devoir nous arrêter. Non pas — nous tenons à le faire remarquer — que nous estimions la place d’honneur due au premier Cantique : cette place, selon nous, reviendrait plutôt au second. Dans le placement des deux Cantiques, nous avons uniquement obéi aux exigences chronologiques, qui, à nos yeux, font loi.

En traduisant le premier Cantique, il fallait suivre, cela va sans dire, le texte du manuscrit de Sanlúcar. Ainsi que l’a fait le P. Silverio, nous avons introduit dans le texte, mais en italique, les additions marginales et interlinéaires que porte ce manuscrit de la main de Jean de la Croix et que

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notre Saint destinait manifestement à être insérées dans le corps du commentaire. Nous avons placé en note les autres additions, simple rappel des idées qu’il se proposait de développer dans le texte définitif. C’est la première fois que ces diverses additions du saint docteur auront été données en français. I1 est aisé de voir qu’elles sont d’un haut intérêt au point de vue théologique et mystique.

Pour le second Cantique nous avons fait choix du texte présenté en 1924 par M. Martinez Burgos, parce qu’il apparaît comme la reproduction la plus fidèle et la plus intelligente du manuscrit de Jaën. Nous avons suivi cette édition avec toute l’exactitude qui nous a été possible, donnant en texte les citations latines toutes les fois qu’elle les donne, reproduisant même la traduction, parfois un peu libre, des textes scripturaires, qui est propre à saint Jean de la Croix.

Restait la question des citations latines au premier Cantique. Suivre en ceci le manuscrit de Sanlúcar — constitué sous ce rapport, nous l’avons vu, dans des conditions spéciales, — c’eût été accepter des lourdeurs et des redondances propres à défigurer entièrement le style de notre Saint. L’essai récemment tenté par Dom Chevallier d’introduire au Cantique spirituel d’innombrables textes latins suivis de leur traduction, était bien fait pour nous affermir dans la décision déjà prise. De fait, il confirmait singulièrement l’avis d’André de l’Incarnation : que la plupart des citations latines étaient, dans l’édition de l’avenir, à éliminer des Œuvres de Jean de la Croix, spécialement du Cantique spirituel. « Les citations latines, disait-il, ne nuisent pas peu à son très beau style, et il n’y a pas de doute que si elles ne s’y trouvaient pas, la lecture en serait souverainement agréable, elles ébranleraient plus puissamment l’esprit… À la vérité, il se rencontre dans les manuscrits quelques citations latines, mais elles sont très rares et ne font aucune violence au texte, et l’on ne peut en dire autant de celles qui ont été ajoutées. »

Dans le choix des textes scripturaires latins à conserver au premier Cantique, nous avons suivi le second Cantique édité par M. Martinez Burgos. En cela, nous allions à coup sûr, puisque saint Jean de la Croix nous dit dans son Prologue : « Je donnerai d’abord les textes traduits du latin, puis j’en présenterai le sens. » Il est clair qu’ayant laissé le même Prologue en tête du second Cantique, il suivit pour ce second texte la même ligne de conduite que pour le premier : donner çà et là, exceptionnellement, quelque citation latine.

Si les deux Cantiques spirituels sont authentiquement l’œuvre de saint Jean de la Croix — à nos lecteurs de nous dire s’il leur reste aujourd’hui à cet égard quelque doute fondé, — il serait irrespectueux pour l’écrivain de génie, plus encore pour le docteur de l’Église, de déprécier et de mépriser l’un ou l’autre. Il reste loisible, soit aux critiques, soit aux âmes pieuses, de préférer l’un à l’autre. Nous croyons que le parti adopté par nous de traduire les deux Cantiques, en les éclairant de données sérieuses concernant leur origine et leur composition, fournit à chacun le moyen de suivre ses préférences, en les motivant, même sous ce rapport.

Le P. Louis de la Trinité écrivait en novembre 1926 : « De sérieux problèmes s’agitent autour des écrits du docteur mystique et les plus à l’ordre du jour se rapportent au Cantique spirituel. »

Puissent nos pages, fruit de recherches que nous croyons pouvoir appeler consciencieuses et impartiales, faire avancer d’un pas des questions dont l’importance n’échappe à aucun des admirateurs du nouveau docteur de l’Église !

Avant de clore une Introduction déjà longue, qu’il nous soit permis de traiter ici, avec toute la brièveté possible,

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une question intimement liée au célèbre traité mystique de saint Jean de la Croix.

Deux écrivains distingués ont récemment avancé comme chose acquise que le coadjuteur de sainte Thérèse dans la réforme du Carmel, son émule dans la science mystique, fut élevé au sommet de la vie unitive par le mariage spirituel durant son emprisonnement chez les Carmes de l’Observance, à Tolède. L’un et l’autre basent leur conviction sur le seul fait que Jean de la Croix écrivit dans sa prison les Strophes du Cantique spirituel traitant du mystique mariage 1.

1 Cf. R. P. BRUNO DE JÉSUS-MARIE : Saint Jean de la Croix, p. 179, 1929. — Dom PHILIPPE CHEVALLIER : Le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix, p. xxxviii, 1930.

Mais ces écrivains ont-ils donné suffisamment d’attention à des lignes de l’écriture de notre Saint, qui se lisent en marge du manuscrit de Sanlúcar (Explication de la Strophe XXVIIe) et que lui-même incorpora ensuite, dans son second « Cantique », à l'Explication de la Strophe XIII? Les voici : « Mon opinion est que le mariage spirituel est toujours accompagné de la confirmation en grâce. » Parole qui ne peut laisser aucun doute que pour lui il en fut ainsi.

Aussitôt la question se pose. Savons-nous à quelle époque précise notre Saint reçut la faveur insigne et tout extraordinaire de la confirmation en grâce, que les théologiens nomment une sorte de participation à l’impeccabilité des bienheureux ?

Oui, nous le savons. Dans une déposition juridique donnée à Ségovie, au cours du Procès apostolique (1627-1628), Anne-Marie de Jésus (Gutierrez), carmélite de l’Incarnation et fille spirituelle de saint Jean de la Croix, a déclaré avoir appris de lui qu’il fut confirmé en grâce lorsqu’il offrit pour la première fois le divin Sacrifice, c’est-à-dire en septembre 1567. Dès lors nous savons en quel temps il reçut la faveur du mystique mariage. Ce fut, sinon durant le Sacrifice même — préciser à ce point serait imprudent, — du moins fort peu avant le jour de cette célébration ou fort peu après.

Nous le demandons, est-il sage de négliger un si ferme jalon, posé par Jean de la Croix lui-même, pour s’aventurer en des suppositions toutes gratuites ?

Si le mariage spirituel avait eu lieu pour lui, comme le disent les écrivains dont nous parlons, en l’année 1578, il aurait suivi de onze ans la confirmation en grâce. S’il avait trouvé place pendant la résidence à Ségovie (1588-1591), ainsi que des auteurs plus anciens l’ont pensé, il faudrait le reculer de vingt ans au moins au-delà de cette confirmation. Et alors, que devient la parole si formelle de notre docteur mystique : « Mon opinion est que le mariage spirituel est toujours accompagné de la confirmation en grâce » ?

Tant qu’on ne nous présentera pas une autre parole de saint Jean de la Croix contredisant celle-là — et nous ne pensons pas que cela puisse jamais arriver, — nous croirons que notre Saint a été élevé à l’union consommée et à la transformation d’amour, décrites par lui au Cantique spirituel, au mois de septembre 1567, c’est-à-dire à l’âge de vingt-cinq ans. Et lorsqu’en 1578, du fond de son cachot de Tolède, il chantait toute la suite du mystique voyage de l’âme contemplative, il y avait déjà neuf ans qu’il avait atteint le dernier sommet de la vie unitive.

Il y a plus. Dépourvus comme nous le sommes de tout point de repère chronologique relativement aux expériences de notre grand mystique, si nous recueillons avec l’empressement qui convient la donnée précieuse qu’il nous fournit lui-même sans y penser, elle devient pour nous un fil conducteur qui nous guide vers des déductions d’un

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haut intérêt. C’est d’abord la coïncidence entre l’union consommée que son âme contracte avec la Sagesse éternelle, et la résolution qu’il prend de s’ensevelir dans une Chartreuse, résolution que modifia ensuite sa rencontre avec sainte Thérèse.

N’est-il pas aussi singulièrement intéressant de savoir à quel degré d’union mystique il était arrivé lors de cette rencontre avec la Réformatrice du Carmel, laquelle, bien que plus âgée de vingt-trois ans, ne devait atteindre le même degré d’union que cinq ans plus tard, c’est-à-dire en 1572 ?

Puis, dès lors que nous sommes instruits d’un point si important, nous pouvons fixer approximativement, le Cantique spirituel en main, la période mystique que notre Saint nomme « des fiançailles spirituelles », également celle de la « Nuit obscure » — nuit du sens et nuit de l’esprit, — avec ses longues agonies.

L’époque du mariage mystique, nous le savons maintenant, est contenue pour Jean de Saint-Mathias dans la période « salmantine », c’est-à-dire celle où le jeune Carme chaussé faisait ses études philosophiques et théologiques à Salamanque, plus précisément entre la troisième et la quatrième année. C’est à cette même période, peut-être aux trois premières années de son séjour à Salamanque, qu’on peut faire remonter le temps des « fiançailles spirituelles » et en partie la « Nuit obscure ». Cette dernière n’appartiendrait-elle point partiellement au temps du noviciat au couvent de Sainte-Anne, peut-être au séjour à l’hôpital de Medina ?

Par suite, quand nous lisons les tableaux saisissants que Jean de la Croix nous fait dans ses ouvrages des premières étapes de la carrière mystique, il nous est permis de nous représenter l’ambiance qui s’offrait à sa mémoire lorsqu’il les retraçait sur le papier : les salles où il donnait ses soins

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aux malades, l’église, la cellule et les lieux réguliers de Sainte-Anne de Medina, les cloîtres du collège Saint-André de Salamanque, les rues conduisant aux écoles de célèbres maîtres salmantins dont Jean de Saint-Mathias recevait le haut enseignement.

En somme, et ceci n’est plus conjecture, mais certitude, les périodes les plus importantes de sa carrière contemplative appartiennent à sa vie parmi les Carmes de l’Observance et au temps de sa plus florissante jeunesse. C’est à ce temps sans doute qu’il se reportait, lorsqu’il chantait à la Strophe XXIe de son premier Cantique (XXXe du second) :

Avec des fleurs, des émeraudes,

Choisies aux fraîches matinées…

« Fleurs, émeraudes, » faisait-il remarquer, « gagnées et acquises pendant les années de la jeunesse, qui sont les fraîches matinées de la vie ». Et il ajoutait, se souvenant probablement des douleurs de sa purification passive : « Par fraîches matinées, on peut entendre aussi les œuvres accomplies au temps de la sécheresse et des épreuves spirituelles, représentées par le froid des matinées. d’hiver. Faites pour Dieu dans la sécheresse et laborieusement, elles ont un grand prix à ses yeux. Les vertus et les dons s’acquièrent alors en un degré éminent, et d’ordinaire les vertus acquises ainsi avec effort sont plus choisies, plus excellentes et plus durables. »

Telles, à n’en pas douter, furent les vertus acquises par notre grand docteur au printemps de son existence, vertus qui allèrent croissant chaque jour et lui firent jeter, au terme de sa carrière, ce cri sublime qui le peint tout entier : « Pas d’autre récompense, Seigneur, que de souffrir et d’être méprisé pour toi ! »

[rédigé le] 24 février 1933, en l’anniversaire du jour où saint Jean de la Croix prit l’habit du Carmel à Sainte-Anne de Medina.


Devant la tâche très difficile de rendre en français les Poèmes de saint Jean de la Croix, nous avons, après mûre réflexion, adopté une traduction en prose bien rythmée. Nous avons donc, on pourra le voir, maintenu tout le long du Poème du Cantique spirituel la mesure de huit syllabes aux quatre premières lignes de la Strophe française, et celle de douze syllabes à la dernière.

Quant à rendre, dans une traduction en prose rythmée, les combinaisons métriques des vers espagnols, il n’y fallait pas songer. Rappelons seulement que les strophes du Cantique spirituel, de même que celles de la Noche oscura, sont construites d’après le modèle fourni par le poète Garcilaso, c’est-à-dire qu’elles sont des liras de cinq vers, le premi

LE PREMIER Cantique spirituel [« el Borrador », Cantique A142]

EXPLICATION DES STROPHES

qui traitent du commerce d’amour entre l’âme et le Christ son Époux. On y touche quelques points concernant l’oraison et quelques-uns des effets qu’elle produit. À la demande de la Mère Anne de Jésus, Prieure des Carmélites Déchaussées de Saint-Joseph de Grenade. L’année 1584.

PROLOGUE

Comme ces Strophes, religieuse Mère, présentent quelque ferveur d’amour de Dieu, de ce Dieu immense en sa sagesse et en son amour, qui atteint d’une extrémité à l’autre 1, ainsi qu’il est dit au Livre de la Sagesse ; comme, d’autre part, les paroles d’une âme mue et informée de lui sont en quelque manière marquées au coin de la même abondance et de la même ardeur, je n’ai pas l’intention de mettre pour le moment en évidence toute l’étendue et toute la plénitude du sens spirituel que la fécondité du divin amour y a renfermé. Ce serait naïveté de croire que des paroles d’amour en intelligence mystique, comme sont celles qui composent les Strophes dont il s’agit, puissent se rendre entièrement par des mots quelconques. L’Esprit du Seigneur qui demeure en nous pour aider notre faiblesse, comme parle saint Paul, ne demande-t-il pas lui-même en nous,

1 Attingens a fine risque in finem. (Sap., viii, 1.)

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par des gémissements ineffables 1, ce que nous sommes incapables de bien comprendre et par conséquent de manifester ? Dès lors, qui pourra mettre sur le papier ce que ce divin Esprit révèle aux âmes embrasées d’amour dans lesquelles il réside ? Qui pourra rendre par des paroles ce qu’il leur fait goûter ? Qui pourra dire ce qu’il leur fait désirer ? Personne assurément, non pas même celles en qui tout cela se passe. De là vient qu’elles emploient des figures, des comparaisons, des similitudes, pour épancher quelque chose de ce qu’elles goûtent. De là vient qu’elles versent de leur abondance spirituelle des secrets et des mystères, plutôt qu’elles n’expliquent d’une manière raisonnée ce qu’elles éprouvent.

Ces similitudes, si elles ne sont pas lues dans la simplicité de l’esprit d’amour et d’intelligence qui les remplit, sembleront folie plutôt que discours sensé. C’est ce qui arrive pour les divins Cantiques de Salomon et d’autres Livres de la sainte Écriture, dans lesquels l’Esprit-Saint, ne pouvant en rendre le sens profond par des termes usités et vulgaires, s’exprime en termes voilés, se servant de figures et de similitudes étranges. Aussi les saints docteurs ont beau accumuler les commentaires, ils n’arrivent pas à expliquer ce qui n’a pu se dire, et les exposés qu’ils en font restent d’ordinaire beaucoup au-dessous de ce qui s’y trouve renfermé143.

Il est donc impossible d’expliquer avec une entière exactitude ces Strophes composées en abondance d’amoureuse intelligence mystique, et ce n’est pas ce que je me suis proposé. Je voudrais seulement, pour répondre au désir de Votre Révérence, donner sur le sujet une lumière générale. S’en tenir là est aussi, selon moi, le meilleur, car les paroles

1 Spiritus adjuvat infirntitatern nostrant, nain quid oremus situe oportet nescimus ; sed ipse Spiritus postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus. (Rom., chap. viii, 26.)

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d’amour doivent être laissées dans toute leur étendue, afin que chacun puisse en tirer profit conformément à son genre de spiritualité et à son fonds de grâce. Je me garderai donc de les réduire à un sens qui ne conviendrait pas à tous les palais spirituels.

Ainsi, tout en en donnant jusqu’à un certain point l’explication, je demande qu’on ne se croie pas tenu de s’y attacher. En effet, la Sagesse mystique qui opère par l’amour — et c’est d’elle qu’il est question dans ces Strophes — n’a pas besoin pour produire dans l’âme ses effets d’amour d’être entendue d’une manière distincte. Il en va d’elle comme de la foi, qui nous fait aimer Dieu sans le comprendre.144

Je me propose donc d’être très bref. À la vérité, je ne pourrai faire autrement que de m’arrêter de temps à autre, lorsque le sujet l’exigera, ou qu’une occasion se présentera de traiter et d’expliquer quelques points concernant l’oraison et ses effets, ce qui arrivera souvent au cours des Strophes, où un si grand nombre de sujets s’offriront à nous. Laissant de côté les plus connus, je traiterai brièvement des effets les plus extraordinaires qui se rencontrent chez les âmes ayant, par l’aide de Dieu, dépassé l’état des commençants. Je le ferai pour deux motifs : d’abord il existe déjà beaucoup de traités à l’usage des commençants ; ensuite je m’adresse à Votre Révérence qui m’a prié d’écrire et que Notre-Seigneur a daigné élever au-dessus de ces débuts, pour la faire pénétrer plus avant dans le sein de son divin amour.

Sans doute, en parlant du commerce intérieur de l’âme avec son Dieu, il m’arrivera de toucher plusieurs points de théologie scolastique. Cependant ce ne sera pas inutilement, je l’espère, que je me serai parfois exprimé en ces matières d’une façon purement spirituelle. Si Votre Révérence n’a pas l’usage de la théologie scolastique, qui insinue les vérités divines à l’intelligence, elle a la pratique de la

260

théologie mystique, enseignée par l’amour.145 A cette école, non seulement on s’instruit des vérités surnaturelles, mais on les goûte.

Je soumets ce que je dirai à tout jugement meilleur que le mien, et d’une manière absolue à celui de la sainte Mère l’Église. Mais afin que mes paroles inspirent plus de confiance, je n’affirmerai rien de moi-même, je ne me fonderai ni sur ma propre expérience, ni sur ce que j’aurai appris par mes relations avec d’autres personnes spirituelles, bien que j’aie dessein de m’aider de ces deux sources de connaissance. Je ne le ferai que lorsque des textes des divines Écritures seront venus donner confirmation et lumière, au moins en ce qui semble plus difficile à entendre. Voici comment je compte procéder. Je donnerai d’abord les textes traduits du latin, puis j’en proposerai le sens en en faisant l’application à mon sujet. Je commencerai par présenter toutes les Strophes ensemble, puis je les répéterai séparément avant de les commenter. J’expliquerai chaque vers à part, en le plaçant en tête de son explication.

FIN DU PROLOGUE.



Poème de saint Jean de la Croix — Canciones entre el Alma y el Esposo.



ESPOSA

1. ¿ A dónde te escondiste,

Amado, y me dejaste con gemido ?

Como el ciervo huiste,

Habiéndome herido ;

Salí tras ti clamando, y eras ido.


2 Pastores, los que fuerdes

Allá por las majadas al Otero,

Si por ventura vierdes

Aquel que yo más quiero,

Decidle que adolesco, peno y muero.






3. Buscando mis amores,

Iré por esos montes y riberas,

Ni cogeré las flores,

Ni temeré las fieras,

Y pasaré los fuertes y fronteras.


PREGUNTA A LAS CRIATURAS.

4. ¡ Oh, bosques y espesuras,

Plantadas por la mano del Amado !

¡ Oh, prado de verduras.

De flores esmaltado !

Decid si por vosotros ha pasado.


262

RESPUESTA DE LAS CRIATURAS.

5. Mil gracias derramando,

Pasó por estos sotos con presura,

Y yéndolos mirando,

Con sola su figura

Vestidos los dejó de hermosura.


ESPOSA

6. ¡ Ay, quién podrá sanarme !

Acaba de entregarte ya de vero.

No quieras enviarme

De hoy más ya mensajero,

Que no saben decirme lo que quiero.


7. Y todos cuantos vagan

De ti me van mil gracias refiriendo,

Y todos más me llagan,

Y déjame muriendo

Un no sé qué que quedan balbuciendo.


8. Mas ¿ cómo perseveras,

Oh vida, no viviendo donde vives,

Y haciendo porque mueras,

Las flechas que recibes,

De lo que del Amado en ti concibes


9. ¿ Por qué, pues has llagado

Aqueste corazón, no le sanaste ?

Y pues trie le has robado,

¿ Por qué así le dejaste,

Y no tomas el robo que robaste ?


10. Apaga mis enojos,

Pues que ninguno basta á deshacellos,

Y véante mis ojos,

Pues eres lumbre dellos,

Y sólo para ti quiero tenellos.

263

11. ¡ Oh, cristalina fuente,

Si en esos tus semblantes plateados,

Formases de repente

Los ojos deseados,

Que tengo en mis entrañas dibujados !


12. Apártalos, Amado,

Que voy de vuelo…


EL ESPOSO.

.Vuélvete, paloma,

Que el ciervo vulnerado

Por el otero asoma,

Al aire de tu vuelo, y fresco toma.


LA ESPOSA.

13. Mi Amado las montañas,

Los valles solitarios nemorosos,

Las ínsulas extrañas,

Los ríos sonorosos,

El silbo de los aires amorosos.


14. La noche sosegada

En par de los levantes de la aurora,

La música callada,

La soledad sonora,

La cena que recrea y enamora.


15. Nuestro lecho florido,

De cuevas de leones enlazado,

En púrpura tendido,

De paz edificado,

De mil escudos de oro coronado.


16. A zaga de tu huella

Las jóvenes discurren al camino,

Al toque de centella,

Al adobado vino,

Emisiones de bálsamo divino.

264

17. En la interior bodega

De mi Amado bebí, y cuando salía

Por toda aquesta vega,

Ya cosa no sabia,

Y el ganado perdí que antes seguía.


18. Allí nie dió su pecho,

Allí me enseñó ciencia muy sabrosa,

Y yo le di de hecho

A mí, sin dejar cosa,

Alli le prometí de ser su esposa.


19. Mi alma se ha empleado

Y todo mi caudal en su servicio.

Ya no guardo ganado,

Ni ya tengo otro oficio,

Que ya sólo en amar es mi ejercicio.


20. Pues ya si en el ejido

De hoy más no fuere vista ni hallada,

Diréis que me he perdido;

Que andando enamorada,

Me hice perdidiza, y fui ganada.


21. De flores y esmeraldas

En las frescas mañanas escogidas,

Haremos las guirnaldas

En tu amor florecidas,

Y en un cabello mío entretejidas.


22. En solo aquel cabello

Que en mi cuello volar consideraste,

Mirástele en mi cuello,

Y en él preso quedaste,

Y en uno de mis ojos te llagaste.


23. Cuando tú me mirabas,

Tu gracia en mi tus ojos imprimían.

Por eso me adamabas,

Y en eso merecían

Los míos adorar lo que en ti vian.


24. No quieras despreciarme,

Que si color moreno en mí hallaste,

Ya bien puedes mirarme,

Después que me miraste,

Que gracia y hermosura en mi dejaste.


25. Cogednos las raposas,

Que' está ya florecida nuestra viña,

En tanto que de rosas

Hacemos una piña,

Y no parezca nadie en la montiña.


26. Detente, Cierzo muerto,

Ven, Austro, que recuerdas los amores,

Aspira por mi huerto,

Y corran sus olores,

Y pacerá el Amado entre las flores.


ESPOSO.

27. Entrado se ha la Esposa

En el ameno huerto deseado,

Y á su sabor reposa,

El cuello reclinado

Sobre los dulces brazos del Amado.


28. Debajo del manzano

Allí conmigo fuiste desposada.

Allí te di la mano,

Y fuiste reparada

Donde tu madre fuera violada.


29. A las aves ligeras,

Leones, ciervos, gamos saltadores,

Montes, valles, riberas,

Aguas, aires, ardores,

Y miedos de las noches veladores.

266

30. Por las amenas liras

Y canto de sirenas os conjuro,

Que cesen vuestras iras,

Y no toquéis al muro,

Porque la Esposa duerma más seguro.


ESPOSA.

31. ; Oh, ninfas de Judea !

En tanto que en las flores y rosales

El ámbar per f umea,

Mord en los arrabales

Y no queráis tocar nuestros umbrales.


32. Escóndete, Carillo,

Y mira con tu haz á las montañas,

Y no quieras decillo;

Mas mira las compañas

De la que va por ínsulas extrañas.


ESPOSO.

33. La blanca palomica

Al arca con el ramo se ha tornado,

Y ya la tortolica

Al socio deseado

En las riberas verdes ha hallado.


34. En soledad vivía

Y en soledad ha puesto ya su nido,

Y en soledad la guía

A solas su querido,

También en soledad de amor herido.


ESPOSA.

35. Gocémonos, Amado,

Y vámonos d ver en tu hermosura

Al monte al collado,

Do mana el agna pura;

Entremos más adentro en la espesura.


36. Y luego de las subidas

Cavernas de la piedra nos iremos,

Que están bien escondidas,

Y allí nos entraremos,

Y el mosto de granadas gustaremos.

37. Allí me mostrarías

Aquello que mi alma pretendía,

Y luego me darías

Allí tú, vida mía,

Aquello que me diste el otro día.


38. El aspirar del aire,

El canto de la dulce filomena,

El soto y su donaire,

En la noche serena

Con llama que consume y no da pena.


39. Que nadie lo miraba,

Aminadab tampoco parecía,

Y el cerco sosegaba,

Y la caballería

A vista de las aguas descendía.


Strophes entre l’âme et l’Époux.


L’ÉPOUSE.

1. Où t’es-tu caché, Bien-Aimé,

Me laissant toute gémissante ?

Comme le cerf tu t’es enfui,

M’ayant blessée. Mais à ta suite,

En criant, je sortis. Hélas ! vaine poursuite !


2. Pasteurs, vous qui vous dirigez

Par les bercails vers la hauteur,

Si par bonheur vous rencontrez

Celui que mon âme préfère,

Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs.


3. Cherchant sans trêve mes amours,

J’irai par ces monts, ces rivages.

Je ne cueillerai point de fleurs,

Je verrai les bêtes sauvages

Sans peur. Je franchirai les forts et les frontières.


ELLE INTERROGE LES CRÉATURES.

4. O forêts, très épais massifs,

Plantés de la main de l’Aimé !

Prairies aux gazons verdoyants,

De belles fleurs tout émaillés !

Dites-moi, je vous prie, s’il vous a traversés.


RÉPONSE DES CRÉATURES.

5. Tout ruisselant de mille grâces,

En hâte il traversa nos bois.

Dans sa course il les regarda.

Sa figure, qui s’y grava,

Suffit à les laisser revêtus de beauté.


L’EPOUX

6. Ah ! qui donc pourra me guérir ?

Achève enfin de te donner I

Et garde-toi de m’envoyer

Dorénavant de messagers,

Car tout ce qu’on me dit ne petit me contenter.


7. Tous ces passants, qu’ici l’on voit,

Disent des merveilles de toi.

Mais ils ne font que me blesser.

Et ce qui me laisse mourante,

C’est un je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.


8. Comment peux-tu te soutenir,

O ma vie, sans vivre où tu vis ?

Elles devraient t’ôter la vie,

Ces flèches qui te sont lancées,

T’apportant de l’Aimé des concepts si exquis !


9. Pourquoi, toi qui blessas mon cœur,

Refuses-tu de le guérir ?

Et puisque tu me l’as volé,

Pourquoi donc ainsi le laisser ?

Eh ! que n’emportes-tu le larcin dérobé ?


10. Éteins, je t’en prie, mes ennuis,

Car nul autre n’en est capable.

Et que mes yeux enfin te voient,

Toi leur lumière véritable,

Car pour toi seulement j’en veux avoir l’usage.


11. Oh ! toi, fontaine cristalline !

Soudain, dans tes traits argentés,

Que ne fais-tu donc apparaître

Les yeux ardemment désirés

Que je porte en mon cœur déjà tout ébauchés !


12. Détourne-les, mon Bien-Aimé !

Je vole…

270

L’ÉPOUX.

… Reviens, colombe !

Car voici que le cerf blessé

Paraît sur le sommet boisé.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.


13. L’Aimé, c’est pour moi les montagnes,

Les vallons boisés, solitaires,

Toutes les îles étrangères

Et les fleuves retentissants.

C’est le doux murmure des brises caressantes.


14. Il est pour moi la nuit tranquille,

Semblable au lever de l’aurore,

La mélodie silencieuse

Et la solitude sonore,

Le souper qui délasse, en enflammant l’amour.


15. Notre lit tout fleuri s’enlace

À la caverne, des lions.

Il est de pourpre tout tendu.

De paix il est édifié.

Mille boucliers d’or viennent le couronner.


16. Sur tes traces les jeunes filles

Vont légères par le chemin.

Sous la touche de l’étincelle,

Le vin confit engendre en elles

Des respirs embaumés d’un arome divin.


17. Dans le cellier intérieur

De mon Aimé j’ai bu. Alors,

Sortie en cette plaine immense,

J’étais en complète ignorance.

Je perdis le troupeau dont je suivais les pas.


18. C’est là qu’il me donna son sein,

M’enseignant savoureusement.

Moi, je me livrai sans réserve,

En donnant tout, absolument.

D’être son Épouse je lui fis le serment.

271

19. Mon âme s’emploie tout entière,

Avec mon fonds, à son service.

Je ne garde plus de troupeau,

Je n’ai plus aucun autre office,

Car l’amour désormais est mon seul exercice.


20. Si dans l’aire je ne suis vue,

Dorénavant ni rencontrée,

Dites que je me suis perdue,

Mon amour m’ayant emportée.

J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée.


21. Avec des fleurs, des émeraudes,

Choisies aux fraîches matinées,

Nous irons faire des guirlandes,

Toutes fleuries err ton amour,

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux.


22 Ce cheveu tu considérais

Sur mon cou tandis qu’il volait.

Sur mon cou tu le regardas.

Il te retint prisonnier,

Et d’un seul de mes yeux tu te sentis blessé.


23. Tandis que tu me regardais,

Tes yeux gravaient en moi tes charmes :

C’est pourquoi d’amour tu m’aimais.

Les miens ont mérité par là

De pouvoir adorer ce qu’ils voyaient en toi.


24. Garde-toi de me mépriser !

Mon teint, je l’avoue, est foncé.

Tu peux pourtant me regarder,

Car déjà tu me regardas

Et par là mis en mol la grâce, la beauté.


25. Donnez la chasse à ces renards,

Car voilà notre vigne en fleurs.

De nos roses, en attendant,

Faisons une pomme de pin.

Que sur la montagne personne ne paraisse.


26. Arrière, aquilon de mort !

Viens, autan, l’éveil des amours !

Souffle au travers de mon jardin,

Et ses parfums auront leur cours.

L’Aimé parmi les fleurs va prendre son festin.

272


L’ÉPOUX.

27. Voilà que l’Épouse est entrée

Au beau jardin si désiré

Et qu’elle repose à son gré,

Le cou maintenant incliné,

Avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé.


28. Ce fut sous l’ombre du pommier

Que tu devins ma fiancée,

Alors je te donnai nia main,

Et tu fus ainsi réparée

Au lieu même où ta mère avait été violée.

273


L’ÉPOUSE.

29. Écoutez-moi, légers oiseaux,

Lions et cerfs, daims bondissants !

Montagnes, vallons et rivages,

Ondes, brises, feux très ardents,

Et vous, frayeurs des nuits dépourvues de sommeil !


30. Par les lyres harmonieuses

Et le chant si doux des sirènes,

Trève, à présent, à vos courroux !

Ne touchez pas à notre mur,

Afin que l’Épouse dorme plus sûrement.


L’ÉPOUSE.

31. Oh ! vous, les nymphes de Judée,

Quand dans les rosiers en fleurs

L’ambre déverse ses senteurs,

Ne dépassez pas les faubourgs.

De toucher notre seuil n’ayez pas la pensée.


32. Tiens-toi bien caché, doux ami !

Présente ta face aux montagnes

Et ne dis mot, je t’en supplie.

Regarde plutôt le cortège

De celle qui voyage aux îles étrangères.


L’ÉPOUX.

33. La blanche colombe est rentrée

Dans l’arche, portant le rameau.

Et voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé te compagnon ardemment désiré.


34. En solitude elle vivait ;

En solitude elle a son nid.

En solitude aussi la guide

Seul à seul un Amant chéri.

Lui qui, très seul aussi, était d’amour blessé.


L’EPOUSE


35. Réjouissons-nous, Bien-Aimé !

Allons nous voir en ta beauté,

Sur la montagne ou son penchant,

D’où jaillit l’onde toute pure.

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.


36. Puis aux cavernes élevées

De la pierre nous monterons.

Ces cavernes sont fort cachées,

Et c’est là que nous entrerons.

Au suc des grenades tous deux nous goûterons.


37. C’est là que tu me montrerais

Ce que mon âme avait en vue.

Sur l’heure tu me donnerais

Là même, ô Toi qui « es nia Vie,

Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas.


38. Voici le souffle de la brise,

Le chant si doux de philomèle,

Le bois avec ses agréments,

Au milièu de la nuit sereine,

Quand la flamme consume et ne fait pas de peine.


39.Nul ici ne jetait les yeux,

Aminadab ne paraissait.

Le siège enfin avait cessé,

Et voici que les cavaliers,

Lorsqu’ils voyaient les eaux, maintenant descendaient.



274

STROPHE I

Où t’es-tu caché, Bien-Aimé,

Me laissant toute gémissante ?

Comme le cerf tu t’es enfui,

M’ayant blessée. Mais à ta suite,

En criant, je sortis. Hélas ! vaine poursuite !

EXPLICATION.

Dans cette première Strophe l’âme éprise d’amour pour le Verbe, Fils de Dieu, son Époux, aspirant à s’unir à lui par la vue claire de sa divine Essence, lui expose ses amoureuses angoisses et lui reproche son absence. L’ayant frappée, blessée d’amour — ce qui l’a fait sortir de tout le créé et d’elle-même, — il la laisse endurer son absence et ne la dégage pas de son corps mortel pour la faire jouir de lui dans la glorieuse éternité. Elle lui dit donc :

Où t’es-tu caché ?...

C’est comme si elle disait : O Verbe, mon Époux, montre-moi le lieu de ta retraite ! Ce qui équivaut à lui demander la manifestation de sa divine Essence, car le lieu de la retraite du Fils de Dieu, nous dit saint Jean, c’est le sein du Père 1, ou en d’autres termes, c’est la divine Essence, invisible à tout regard mortel, impénétrable à tout entendement humain. Isaïe, s’adressant à Dieu, lui dit : Vraiment vous êtes un Dieu caché 2. Aussi, remarquons-le bien, si intimes que soient les communications, si sublime que puisse être la connaissance qu’une âme reçoit de Dieu en cette vie, ce qu’elle perçoit n’est pas l’Essence divine et n’a rien de commun avec elle. En réalité, Dieu reste toujours caché à notre âme. Quelles que soient les merveilles qui lui sont

1 Unigenitus qui est in sinu Palris, lpse enarravit nobis. (Joan., I, 18.)

2 Verè tu es Deus absconditus. (Is., xcv, 15.)

275

dévoilées, elle doit toujours le regarder comme caché et le chercher dans sa retraite, en disant :

Où t’es-tu caché ?...

En effet, ni la communication sublime, ni la présence sensible, n’est un signe assuré de la favorable présence de Dieu dans une âme, pas plus que la sécheresse et la privation de toute faveur de ce genre n’est un indice de son absence. C’est ce que nous dit le prophète Job : S’il vient à moi, je ne le verrai pas, et s’il se retire, je ne m’en apercevrai pas 1. De ceci nous devons tirer I'enseignement suivant.

Une âme est-elle favorisée de hautes communications, de notions et de sentiments spirituels, elle ne doit nullement se persuader qu’elle possède Dieu ou qu’elle en a la vue claire et essentielle, ni qu’à cause de ces dons elle a Dieu davantage ou a pénétré plus avant en lui. De même, toutes ces communications sensibles et spirituelles viennent-elles à manquer à une âme, la laissant dans l’aridité, les ténèbres et l’abandon, elle ne doit nullement penser que dans cet état Dieu lui manque. Indubitablement, la première disposition ne lui donne pas l’assurance qu’elle est en grâce avec Dieu, ni la seconde qu’elle ne s’y trouve point. Le Sage nous le déclare, nul ne sait s’il est digne devant Dieu d’amour ou de haine 2.

Le but principal de l’âme dans ce vers n’est donc pas de demander la dévotion affectueuse et sensible, qui ne donne ni certitude ni évidence de la possession gracieuse de l’Époux en cette vie : elle réclame la présence et la claire vision de son Essence, dont elle veut jouir d’une manière assurée dans la vie future. C’est ce qu’avait également en

1 Si venerit ad me, non videbo eum ; si abierit, non intelligam. (Job., tx, 1L)

2 Nescit homo utrum amore an odio dignus est. (Eccl., ix, 1.)

276

vue l’Épouse des divins Cantiques, quand, désirant s’unir à la divinité du Verbe son Époux, elle s’adressait au Père, en disant : Montre-moi où tu te repais, où tu prends ton repos au milieu du jour 1.

Demander au Père où il se repaît, n’est pas autre chose que demander au Père de daigner montrer l’Essence du Verbe divin, son Fils, car le Père ne se nourrit que de son Fils unique, qui est la gloire du Père. Demander au Père à voir le lieu où il prend son repos, c’est renouveler la même demande, parce que le Fils seul fait les délices du Père, qui ne se repose qu’en son Fils bien-aimé et n’est contenu qu’en lui. Le Père se repose tout entier en son Fils, parce qu’il lui communique toute son Essence, au milieu du jour, c’est-à-dire dans l’éternité, où il l’engendre continuellement.

C’est donc le Verbe divin dont le Père se repaît, ce lit fleuri où il repose caché à toute créature mortelle, que l’âme-épouse demande en disant :

Où t’es-tu caché ?

Pour savoir trouver cet Époux autant qu’il est possible en cette vie, il importe de savoir que le Verbe, en compagnie du Père et de l’Esprit-Saint, réside essentiellement dans l’intime centre de l’âme et qu’il y est caché. Par conséquent, l’âme qui veut le trouver par union d’amour doit sortir, quant à la volonté, de toutes les choses créées de façon à n’en être pas vue, et s’enfoncer, en profond recueillement au dedans d’elle-même, et là, traiter amoureusement et affectueusement avec Dieu, comme si tout ce qu’il y a dans le monde n’existait pas. Saint Augustin, s’adressant à Dieu dans ses Soliloques, disait : « Je ne vous trouvais pas, Seigneur, parce que je vous cherchais mal : je vous cherchais au-dehors, et vous étiez au-dedans 2. »

1 Indica mihi... ubi paseas, ubi cubes in meridie. (Cant., i, 6.)

2 MIGNE, Patr. lat., t. XI, cap. xxxi.

277

Dieu est donc caché dans notre âme, et c’est là que le vrai contemplatif doit le chercher, en disant :

Où t’es-tu caché, Bien-Aimé,

Me laissant toute gémissante ?

Elle l’appelle son Bien-Aimé, afin de l’émouvoir davantage, de l’incliner à lui accorder l’objet de sa demande. Quand Dieu est aimé, il se rend très facilement au désir de celui qui l’aime. Une âme ne peut donc véritablement appeler Dieu son Bien-Aimé que lorsqu’elle lui est fidèle, que son cœur n’est attaché à rien hors de lui.

Certaines personnes donnent à l’Époux le nom de Bien-Aimé sans qu’il le soit réellement, parce que leur cœur n’est pas tout à lui. Aussi leur prière n’a-t-elle pas grande valeur aux yeux de l’Époux.

L’âme dit ensuite : « Me laissant toute gémissante. » Il est certain que l’absence du Bien-Aimé arrache à celui qui aime un gémissement continuel. N’aimant rien hors de lui, il ne trouve ailleurs ni repos ni soulagement. Le signe donc auquel on reconnaîtra le véritable amour de Dieu, c’est l’impossibilité de trouver satisfaction en ce qui est moins que Dieu.

Saint Paul dépeignait bien ce gémissement lorsqu’il disait : Pour nous, nous gémissons en nous-mêmes, dans l’attente de l’adoption définitive des enfants de Dieu 1. Comme s’il disait : Dans notre cœur, où nous avons le gage de ce que nous désirons, nous souffrons de ce qui nous manque, c’est-à-dire de l’absence de l’objet de notre amour.

C’est là le gémissement qu’arrache continuellement à une âme le sentiment de l’absence de son Bien-Aimé, mais plus spécialement lorsqu’après lui avoir fait goûter quelque douce et savoureuse communication, il la laisse dans la

1 Nos ipsi primitias Spiritus habentes, et ipsi infra nos gemimus, adoptionem filiorum Dei expectantes. (Rom., VIII, 23.)

278

solitude et la sécheresse. Dans le vif sentiment qu’elle en a, elle ajoute :

Comme le cerf tu t’es enfui.

Remarquons ici que l’Épouse des Cantiques compare l’Époux au cerf et au chevreuil des montagnes : Mon Bien-Aimé, dit-elle, est semblable au chevreuil et au faon de la biche 1. Elle le compare à ces animaux, parce qu’ils sont très prompts à se cacher après s’être montrés. C’est la manière de faire de l’Époux. Il visite les âmes, puis il disparaît et s’absente. De là cette recrudescence dans la douleur que cause son absence. C’est ce que l’âme donne à entendre lorsqu’elle dit :

M’ayant blessée…

C’est comme si elle disait : Ce n’est donc pas assez de la peine et du tourment que me cause habituellement ton absence ! Tu viens me blesser plus vivement de ta flèche d’amour, et quand s’est enflammée ma passion, avivé le désir de te voir, tu t’enfuis, léger comme le cerf, sans te laisser le moins du monde saisir !

Pour mieux comprendre ce vers, il faut savoir qu’entre bien des visites différentes que Dieu fait à une âme pour la blesser et l’élever plus haut dans l’amour, il lui envoie parfois des touches d’amour tout enflammées, qui, comme des flèches de feu, la frappent et la transpercent, la laissant toute cautérisée du feu d’amour. C’est ce que l’on appelle proprement blessures d’amour, et l’âme dont il s’agit les a en vue en ce moment.

Elles enflamment tellement d’amour la volonté, que l’âme s’embrase dans le feu et les flammes de l’amour ; elle se consume dans cet incendie, qui la tire hors d’elle -

1 Similis est dilectus meus capreoe, hinnuloque cervorum. (Cant., ii, 9.)

même et la renouvelle tout entière, la faisant passer à une nouvelle vie, ainsi qu’il arrive au phénix qui se consume, dit-on, pour renaître de nouveau.

David parlait de ce renouvellement lorsqu’il disait : Mon cœur s’est enflammé et mes reins ont été changés. J’ai été réduit à rien et je n’ai plus su 1. Dans cet embrasement du cœur, les appétits et les affections, que le prophète représente ici par les reins, s’ébranlent profondément et deviennent divins. Quant à l’âme, sous l’influence de l’amour, elle s’anéantit et ne connaît plus que l’amour.

À ce degré d’amour, ce changement des reins, c’est-à-dire des appétits de la volonté, est tellement douloureux, à cause de la soif de voir Dieu qu’il fait naître, que l’âme estime absolument intolérable la rigueur dont l’amour use à son endroit. Sa douleur ne vient pas de se voir ainsi blessée, elle regarde au contraire pareille blessure comme la santé véritable, mais de ce que l’amour la laisse en proie à son martyre et ne la blesse pas de façon à lui ôter la vie. Ce qui lui permettrait de se joindre à lui et de la voir clairement et à découvert, en amour parfait.

Pour nous représenter et nous faire comprendre la douleur de cette blessure d’amour, causée par l’absence du Bien-Aimé, elle dit :

M’ayant blessée…

Ce qui donne tant d’intensité au martyre de cette âme, c’est que, sous l’empire de cette blessure d’amour que Dieu lui inflige par lui-même, sa volonté s’élance soudain vers la possession du Bien-Aimé, qu’elle a senti tout proche par cette touche d’amour qu’il lui a imprimée. Mais avec la même soudaineté, elle expérimente son absence et éclate en gémissements. En effet, au même moment, il disparaît

Inflammatum est cor meum et renes mei commutati sont. Et ego ad nihilum redactus sum et nescivi. (Ps. Lxxii, 21-22.)

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et se dérobe, la laissant dans le vide, en proie à une douleur et à une plainte d’autant plus violentes, que son désir de le posséder est plus intense.

Effectivement, ces visites de Dieu accompagnées de blessures d’amour ne sont pas de celles où Dieu console une âme et satisfait ses désirs, la remplissant de paix, de suavité, de repos. Elles ont pour but de blesser plutôt que de guérir, d’affliger plutôt que de consoler, elles servent surtout à faire croître la connaissance, à enflammer le désir, et par conséquent à rendre la douleur plus vive. On nomme ces visites blessures d’amour. Elles sont si délicieuses à l’âme, qu’elle voudrait mourir sans cesse de mille morts sous des traits si désirables, parce qu’ils la font sortir d’elle-même et entrer en Dieu. Elle le donne à entendre au vers suivant, lorsqu’elle dit :

… Mais à ta suite,

En criant, je sortis. Hélas ! vaine poursuite !

Pour les blessures d’amour, le remède ne peut venir que de celui qui a blessé. Aussi l’âme nous dit-elle qu’elle est sortie en criant — c’est-à-dire en implorant remède, — sur les pas de celui qui l’a blessée, et la force de ses cris vient de la brûlure qui lui cause sa plaie.

Cette sortie peut s’entendre de deux manières. D’abord l’âme sort de tout le créé, par le fait du mépris et de l’horreur qu’il lui inspire ; ensuite elle sort d’elle-même, en s’oubliant et se délaissant par la sainte haine qu’elle conçoit d’elle-même par amour pour Dieu. Cet amour la transporte à tel point qu’il l’arrache à son être propre, à ses inclinations, à ses façons de faire naturelles, et lui fait jeter des cris vers Dieu.

L’âme a en vue ces deux sorties, lorsqu’elle dit ici : « Je sortis », parce que l’une et l’autre sont nécessaires et abso-

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lument requises pour marcher sur les traces de Dieu et pénétrer en lui.

C’est comme si elle disait : Mon cher Époux, par cette touche que tu m’as imprimée, par cette blessure d’amour, tu m’as tirée non seulement de tout le créé en m’y rendant étrangère, mais de moi-même — et par le fait il lui semble que Dieu la tire de son corps mortel, — tu m’as élevée jusqu’à toi, t’appelant à grands cris, dégagée de tout, prête à m’attacher à toi..

… Hélas ! vaine poursuite !

C’est-à-dire : au moment où je croyais te saisir, je ne t’ai point rencontré, je me suis trouvée vide, dégagée de tout pour l’amour de toi, douloureusement suspendue au milieu des bourrasques de l’amour, sans appui ni de ton côté ni du mien.

Ce que l’âme appelle ici sortir pour aller à Dieu, l’Épouse des Cantiques le rend par : se lever. Je me lèverai, dit-elle, et je ferai le tour de la ville, je chercherai par les rues et les places celui qu’aime mon âme. Je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé 1. Cette action de se lever signifie au sens spirituel un mouvement de bas en haut, c’est-à-dire une sortie de soi, de son mode d’agir, de son amour plein de bassesse, au très haut amour de Dieu.

L’âme nous fait comprendre qu’elle est restée tout affligée, parce qu’elle n’a pas trouvé son Bien-Aimé. En effet celui qui est épris de Dieu vit toujours ici-bas dans l’affliction. Il s’est livré à Dieu et s’attend à être payé de la même monnaie, c’est-à-dire à ce que Dieu se livre en pleine possession, en vision à découvert. C’est ce qu’il réclame à grands cris, mais cela ne lui est pas accordé en cette vie. De Dieu éperdument épris, il n’a pas reçu

1 Surgam et circuibo civitatem : per vicos et plateas quceram quem diligit anima mea. Quaesivi ilium et non inveni. (Cant. III, 2 — v. 6.)

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le dédommagement de sa perte, puisque la possession de ce qu’il aime lui est refusée.

Celui-là donc qui est tourmenté du désir de Dieu, montre bien qu’il s’est donné à lui et qu’il l’aime.

Chez ceux qui approchent de l’état de perfection, cette douleur, ce tourment, causés par l’absence de Dieu, sont d’ordinaire si véhéments à l’heure de ces divines blessures, que si le Seigneur n’y veillait, ils en perdraient la vie. Comme leur esprit, le palais de leur volonté, est pur, sain et bien disposé à l’égard de Dieu, et que, d’autre part, les touches dont nous avons parlé leur font goûter quelque chose de la suavité de cet amour auquel ils aspirent outre mesure, ils souffrent aussi sans mesure. On leur laisse entrevoir comme par une fissure une immensité de biens, et on ne leur permet pas d’en jouir. De là cette douleur, cet inexprimable tourment.


STROPHE II

Pasteurs, vous qui vous dirigez

Par les bercails vers la hauteur,

Si par bonheur vous rencontrez

Celui que mon âme préfère,

Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe l’âme cherche des tiers et des intermédiaires entre elle et son Bien-Aimé, elle les prie de lui faire part de sa douleur, de son tourment. C’est en effet le propre de celui qui aime, quand l’absence le prive de communiquer avec l’objet de sa tendresse, de le faire par des tiers qu’il choisit le mieux qu’il lui est possible. L’âme s’efforce donc ici de faire de ses désirs, de son amour, de ses gémissements, autant de messagers très habiles à manifester les secrets du cœur. Elle dit donc :

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Pasteurs, vous qui vous dirigez

Elle appelle « pasteurs » son amour et ses désirs, parce qu’ils repaissent une âme de biens spirituels. Pasteur en effet vient du mot paître. Or, c’est par le moyen de l’amour et des désirs que Dieu se communique à elle ; font-ils défaut, il ne se communique pas. Elle ajoute :

… Vous qui vous dirigez

C’est-à-dire vous qui naissez d’un amour pur ; car tous les désirs n’atteignent pas leur but, mais ceux-là seulement qui naissent d’un véritable amour.

Par les bercails vers la hauteur

Elle appelle « bercails » les chœurs des anges, par lesquels, de hiérarchie en hiérarchie, nos gémissements et nos prières montent jusqu’à Dieu. Elle désigne Dieu par le terme de « hauteur », parce qu’il est la sublimité même et qu’en lui, comme d’une hauteur, on découvre et on embrasse toutes choses.

Vers Dieu montent nos prières, présentées, nous l’avons dit, par les esprits célestes, ainsi que l’ange le disait au saint homme Tobie : Lorsque tu priais avec larmes et que tu ensevelissais les morts… j’offrais tes prières au Seigneur 1.

On peut aussi par ces pasteurs entendre les anges eux-mêmes, qui non seulement portent à Dieu nos messages, mais apportent à nos âmes les messages de Dieu et qui, ainsi que de charitables pasteurs, nous repaissent de douces inspirations, de divines communications, parce que Dieu les choisit comme intermédiaires pour nous en gratifier ; qui nous défendent des loups qui sont les démons et, en

1 Quando orabas cum lacrymis et sepeliebas mortuos… ego obtuli orationem tuam Domino. (Tob., xii, 12.)

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qualité de bons pasteurs, nous protègent contre leurs attaques.

Si par bonheur vous rencontrez

En d’autres termes, si mon bonheur voulait que vous arriviez en sa présence de façon à vous faire voir et entendre de lui. Chose à remarquer, Dieu sait tout, il connaît tout, il voit et remarque les moindres pensées de notre esprit ; et cependant il n’est dit voir nos besoins que lorsqu’il y pourvoit, entendre nos prières que lorsqu’il les exauce. C’est que nos besoins, nos requêtes ne parviennent jusqu’à Dieu de manière à en être favorablement accueillis, que lorsqu’il les juge présentés devant lui un nombre de fois suffisant pour qu’ils soient reçus et exaucés. Alors seulement Dieu est dit voir et entendre.

Nous en avons un exemple dans l’Exode. Les enfants d’Israël avaient gémi quatre cents ans sous la servitude des Égyptiens, quand Dieu dit à Moise : J’ai vu l’affliction de mon peuple et je suis descendu pour le délivrer 1. Et cependant cette affliction, il l’avait toujours vue. À ce moment Dieu est dit la voir, parce qu’alors il voulut y remédier effectivement. De même, l’ange Gabriel dit à Zacharie de ne pas craindre, parce que sa prière avait été entendue et que Dieu lui accordait le fils qu’il lui demandait depuis bien des années. Et cependant, Dieu avait toujours entendu sa prière.

Toute âme doit donc en être bien persuadée, si Dieu ne remédie pas sur-le-champ à ses besoins et n’accueille pas immédiatement sa prière, il ne manquera, pourvu qu’elle ne s’en rende indigne, de l’assister en temps opportun, car, ainsi que le dit David, il est par excellence celui qui porte secours au moment voulu, dans la tribulation 2.

1 Vidi afflictionem populi mei… et descendi ut liberem eum. (Exod., In, 7-8.)

2 Adjutor in opportunitatibus, in tribulatione. (Ps. Ix, 10.)

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C’est ce que l’âme veut exprimer lorsqu’elle dit : « Si par bonheur vous rencontrez. » C’est-à-dire, si par bonheur le temps est venu pour moi que mes désirs et mes supplications soient vus de Dieu de façon à être exaucé.

Celui que mon âme préfère

En d’autres termes, celui que je préfère à toutes choses. L’âme le préfère réellement à toutes choses, quand rien ne l’empêche de tout faire et de tout souffrir pour lui.

À celui donc qu’elle préfère à tout, elle envoie comme messagers ses désirs chargés de lui représenter ses besoins et ses peines.

Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs.

L’âme représente ici trois maux différents : la langueur, la souffrance et la mort. Et en effet, l’âme qui aime Dieu en vérité souffre ordinairement de son absence en trois manières, c’est-à-dire selon ses trois puissances : son entendement, sa volonté et sa mémoire. Selon l’entendement, elle languit de ne pas voir Dieu, qui est la santé de l’entendement. Selon la volonté, elle souffre de ne point posséder Dieu, qui est le rafraîchissement et la joie de la volonté. Selon la mémoire, elle meurt, parce que se souvenant qu’elle est privée de toutes les richesses de l’entendement qui consistent dans la vue de Dieu, et de toutes les délices de la volonté qui consistent dans sa possession, se souvenant d’autre part qu’elle est exposée à le perdre pour toujours, elle endure dans la mémoire un tourment qui est une véritable mort.

Jérémie représentait, lui aussi, à Dieu ces trois maux, en disant : Souvenez-vous de ma pauvreté, de l’absinthe et

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du fiel que j’ai bus 1. La pauvreté a rapport à l’entendement, qui a droit aux richesses de la Sagesse de Dieu, en qui, nous dit saint Paul, sont renfermés tous les trésors de Dieu 2. L’absinthe, qui est une herbe très amère, a rapport à la volonté, car c’est cette puissance qui goûte la douceur de la possession de Dieu, et lorsqu’elle en est privée elle se trouve dans l’amertume. L’ange, en effet, dit à saint Jean dans l’Apocalypse : Prenez ce livre et mangez-le. Vos entrailles en éprouveront de l’amertume 3. Les entrailles figurent ici la volonté. Le fiel a rapport à la mémoire et signifie la mort de l’âme, comme on peut le déduire de ce que Moïse dit des damnés au Deutéronome : Ils auront pour vin le fiel des dragons et le venin des aspics dont on ne peut guérir 4. Ce qui représente la privation de Dieu, privation qui est la mort de l’âme.

Ces trois maux ont aussi rapport aux trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, qui sont corrélatives aux trois puissances, l’entendement, la volonté et la mémoire.

Il est à remarquer que l’âme, dans ce vers, se borne à représenter au Bien-Aimé ses besoins et sa douleur. Celui qui aime sagement ne se met pas en peine de demander ce qui lui manque ou ce qu’il désire : il se contente d’exposer son besoin, laissant au Bien-Aimé de faire ce qu’il lui plaira. La bienheureuse Vierge en agit ainsi avec son cher Fils aux noces de Cana de Galilée : elle ne lui adressa pas de demande directe, mais lui dit seulement : Ils n’ont point de vin 5. Les sœurs de Lazare, au lieu de demander au Sauveur la guérison de leur frère, se

1 Recordare paupertatis… absinthii et fellis. (Thren., i«, 19.)

2 In quo sunt omnes thesauri sapientiæ et scientiæ absconditi. (Coloss., II, 3.)

3 Accipe librum et devora ilium, et faciet amaricari ventrem tuum. (Apoc., x, 9.)

4 Fel draconum vinum eorum, et venenum aspidurn insanabile. (Dent., xxxrl, 33.)

5 Vinum non habent. (Joan., II, 3.)

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bornèrent à lui faire représenter que celui qu’il aimait était malade 1.

Il y a trois raisons qui justifient cette ligne de conduite. D’abord, le Seigneur sait mieux que nous ce qui nous convient. Ensuite, le Bien-Aimé est touché d’une plus vive compassion, lorsqu’il voit tout à la fois le besoin et la résignation de celui qui l’aime. Enfin, l’âme est plus à l’abri de l’amour-propre et de l’intérêt personnel en représentant simplement ce qui lui manque, qu’en demandant ce dont il lui semble avoir besoin.

L’âme s’en tient ici à cette manière d’agir. En se bornant à représenter les trois maux auxquels elle est en proie, c’est comme si elle en demandait le remède. « Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs » équivaut à dire : Puisque je languis et qu’il est seul ma santé, j’attends de lui la santé ; puisque je souffre et qu’il est toute ma joie, j’attends de lui mon bonheur ; puisque je meurs et que lui seul est ma vie, j’attends de lui la vie qui me manque.

STROPHE III

Cherchant sans trêve mes amours,

J’irai par ces monts, ces rivages.

Je ne cueillerai point de fleurs,

Je verrai les bêtes sauvages

Sans peur. Je franchirai les forts et les frontières.

EXPLICATION.

C’est trop peu pour l’âme de prier, de désirer, de s’aider de tiers pour parler au Bien-Aimé, ainsi qu’elle l’a fait aux Strophes précédentes. Elle se détermine à mettre de plus elle-même la main à l’œuvre et à se porter à sa recherche.

1 Domine, ecce quem amas infirmatur. (Joan., xi, 3.)

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Elle dit dans cette Strophe de quelle manière elle s’y prendra pour réussir. Elle s’exercera aux vertus et aux mortifications de la vie contemplative et de la vie active. Pour atteindre son but, elle ne se laissera arrêter en chemin par aucun des efforts, aucune des ruses de ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair. Elle dit donc :

Cherchant sans trêve mes amours,

C’est-à-dire mon Bien-Aimé.

Elle appelle les vertus des « monts », d’abord à cause de leur sublimité, ensuite eu égard à la difficulté qu’il y a et à l’effort qu’il faut faire pour les gravir en exerçant la vie contemplative. Elle appelle rivages les mortifications, les soumissions et le mépris de soi qu’il faut exercer dans la vie active. En effet, pour l’acquisition des vertus ces deux vies sont nécessaires.

Comme si elle disait : Pour trouver mon Bien-Aimé,

J’irai par ces monts, ces rivages.

Je pratiquerai les hautes vertus, puis je m’abaisserai par les mortifications et les humiliations. C’est qu’en effet la vraie manière de chercher Dieu, c’est de faire le bien en Dieu et de mortifier le mal en soi-même. C’est ce qu’elle va dire.

Je ne cueillerai point de fleurs.

Pour trouver Dieu, il faut un cœur dépouillé et fort, dégagé de tout mal, et même de tout bien qui n’est pas purement Dieu. L’âme nous décrit, dans ce vers et le suivant, la liberté et la force qu’elle se propose d’exercer dans sa recherche.

Elle dit ici qu’elle ne cueillera pas les fleurs qu’elle rencontrera sur son chemin, par où elle entend les satisfactions, les jouissances, les plaisirs qui pourront s’offrir à

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elle en cette vie, mais qui entraveraient sa marche si elle voulait les admettre et s’y arrêter. Ces jouissances sont de trois sortes : elles peuvent être temporelles, sensibles ou spirituelles. Les unes et les autres occupent le cœur et sont un obstacle à la nudité spirituelle — requise chez ceux qui veulent marcher en ligne droite dans le chemin qui conduit à Jésus-Christ, — pour peu que l’on s’y arrête et que l’on s’y fixe. L’âme nous déclare donc que pour le trouver, elle laissera de côté toutes ces jouissances.

C’est comme si elle disait : Je n’attacherai mon cœur ni aux richesses ni aux avantages de ce monde, je refuserai les satisfactions et les plaisirs charnels, je ne m’arrêterai ni aux consolations ni aux goûts spirituels ; en un mot, rien ne pourra m’empêcher de chercher mes amours par les monts des vertus et des souffrances.

En cela elle se conforme au conseil que le prophète David donne aux personnes qui suivent ce chemin : Divitioe si affluant, nolite cor apponere 1. C’est-à-dire : Si les richesses abondent, n’y appliquez pas votre cœur. Ce qui doit s’entendre tout à la fois des plaisirs des sens, des biens temporels et des consolations spirituelles, car, remarquons-le, non seulement les biens temporels et les plaisirs des sens sont un obstacle et un empêchement dans la voie qui mène à Dieu, mais les consolations et les plaisirs spirituels, si on les recherche ou si on les possède avec propriété, barrent le chemin de la croix, qui est celui où marche le Christ, notre Époux.

Celui donc qui veut avancer ne doit pas s’amuser à cueillir des fleurs. Il doit même avoir assez de générosité et de courage pour ajouter :

Je verrai les bêtes sauvages

Sans peur. Je franchirai les forts et les frontières.

1 Ps. LXI, 11.

Dans ces vers l’âme énumère ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair, qui lui livrent continuellement combat et sèment sa route de difficultés. Par les « bêtes sauvages » elle entend le monde, par les « forts » le démon, par les « frontières » la chair.

Elle désigne le monde sous le nom de « bêtes sauvages », parce que l’âme qui s’engage dans les voies de Dieu, voit les séductions du monde se graver dans son imagination et l’assaillir d’objurgations, de menaces, ce qui a lieu de trois manières. D’abord, elle se représente qu’elle va perdre la faveur du monde, le crédit dont elle jouissait, ses amis, leur protection, ses biens même. Ensuite — et l’attaque de cette bête féroce n’est pas la moins violente — elle se dit qu’elle va être pour la vie entière privée des plaisirs et des satisfactions du monde, de tout ce qu’il a d’attrayant, et comment pourra-t-elle soutenir pareille privation ? Enfin — chose plus terrible encore -- elle sera en butte au déchaînement des langues, aux sarcasmes, aux médisances, aux railleries, au mépris. Tout cela se présente à certaines âmes d’une manière si vive, qu’il leur est extrêmement difficile non seulement de soutenir la lutte, mais même de faire le premier pas dans la carrière.

Pour quelques âmes plus affermies, le combat contre les bêtes sauvages est plus intérieur, les difficultés sont plus spirituelles. Ce sont des tentations, des tribulations, des épreuves de toutes sortes par lesquelles il leur faut passer. Dieu les envoie à ceux qu’il veut élever à une haute perfection ; ceux-là, il les éprouve, il les affine comme l’or dans le creuset, selon cette parole de David : Multae tribulations justorum 1. C’est-à-dire : Nombreuses sont les tribulations des justes, mais il n’en est pas une dont le Seigneur ne les délivre.

Ps. xxxiii, 90.

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L’âme qui aime « véritablement, qui met le Bien-Aimé au-dessus de toutes choses, ne croit pas faire beaucoup en disant : « Je verrai les bêtes sauvages sans peur. Je franchirai les forts et les frontières. »

Elle donne aux démons, la seconde classe d’ennemis, le nom de « forts », parce qu’ils déploient une grande force pour lui barrer la route. Leurs tentations et leurs ruses sont plus violentes, plus malaisées à vaincre, plus difficiles à découvrir que celles du monde et de la chair, outre qu’elles se fortifient de ces deux autres ennemis — le monde et la chair — pour faire à l’âme une guerre acharnée.

Le prophète Job, parlant aussi de la force de ces ennemis, nous dit qu’il n’y a sur la terre aucune force comparable à la force de celui qui a été fait pour ne craindre personne 1. En d’autres termes, il n’y a pas de pouvoir humain comparable au sien ; seul le pouvoir divin est capable de le surmonter, seule la lumière divine est capable de démêler ses artifices.

L’âme ne pourra triompher d’une telle force sans l’oraison, elle ne saura déjouer de pareils artifices sans l’humilité et la mortification. Aussi l’apôtre saint Paul, engageant les fidèles à être sur leurs gardes, leur adressait-il ces paroles : Induite vos armaluram Dei, ut possitis stare adversus insidias diaboli, quoniam non est vobis colluctatio adversus carnem et sanguinem 2. C’est-à-dire : Revêtez-vous des armes de Dieu, afin que vous puissiez résister aux astuces de l’ennemi, parce qu’il ne s’agit pas ici de lutter contre la chair et le sang. Par le sang l’Apôtre entend le monde ; par les armes de Dieu, il entend l’oraison et la croix de Jésus-Christ, ce qui comprend l’humilité et la mortification, que je signalais tout à l’heure.

1 Non est super terram potestas que comparetur ei qui factus est ut nullum timeret. (Job, xli., 24.)

2 Ephes., vi, 11-12.

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L’âme ajoute qu’elle franchira les « frontières », par où elle entend les rébellions et les répugnances naturelles de la chair contre l’esprit. Saint Paul, en effet, nous le déclare : Caro enim concupiscit adversus spiritum 2. C’est-à-dire : la chair convoite contre l’esprit, elle se place comme une barrière au travers du chemin spirituel.

L’âme doit franchir « ces frontières » en brisant les obstacles, en renversant par une ferme détermination tous les appétits sensuels, tous les penchants naturels. En effet, tant qu’ils subsisteront, ils pèseront d’un tel poids sur la partie spirituelle de notre âme, que celle-ci sera incapable de la vie véritable et des délices de l’esprit. Saint Paul met cette vérité dans tout son jour lorsqu’il nous dit : Si spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis 1. C’est-à-dire : Si vous mortifiez par l’esprit les inclinations de la chair et ses appétits, vous vivrez.

Telle est donc la méthode que l’âme, dans cette Strophe, se déclare résolue à suivre dans la recherche de son Bien-Aimé. C’est en résumé la constance et la générosité à ne pas s’abaisser à cueillir des fleurs, le courage à s’élever au-dessus de la frayeur des animaux sauvages, à dépasser les forts et franchir les barrières, en visant sans cesse à s’avancer par les monts et les rivages des vertus. C’est ce que nous avons expliqué.


STROPHE IV

O forêts, très épais massifs,

Plantés de la main de l’Aimé !

Prairies aux gazons verdoyants,

De belles fleurs tout émaillés !

Dites-moi, je vous prie, s’il vous a traversés.

1 Galat., V, 17.

2 Rom., VIII, 13.

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EXPLICATION.

L’âme nous a fait connaître dans quelles dispositions elle abordait la carrière spirituelle : elle est déterminée à n’admettre ni jouissances ni plaisirs, à surmonter courageusement les tentations et les difficultés, ce qui revient à l’exercice de la connaissance de soi, préparation indispensable pour arriver à la connaissance de Dieu. Dans la Strophe présente, elle commence à s’élever de la considération des créatures à la connaissance de son Bien-Aimé, leur Créateur. Après l’exercice de la connaissance de soi, la considération des créatures est en effet le premier pas à faire dans le chemin spirituel, pour arriver à la connaissance de Dieu. De fait, elles nous donnent une certaine idée de sa grandeur et de son excellence, selon cette parole de l’Apôtre : Invisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt intellectu conspicere 1. Comme s’il disait : Notre âme connaît ce qu’il y a en Dieu d’invisible par les choses créées, visibles et invisibles.

L’âme adresse ici la parole aux créatures et leur demande des nouvelles de son Bien-Aimé. Remarquons avec saint Augustin qu’en interrogeant les créatures, l’âme a en vue leur Créateur. Celle qui nous parle s’arrête à considérer dans cette Strophe les éléments et les autres créatures inférieures, les cieux et les créatures matérielles que Dieu y a placées ; elle passe même à considérer les intelligences célestes, en disant :

O forêts, très épais massifs !

Elle donne le nom de forêts aux éléments, qui sont la terre, l’eau, l’air et le feu. En effet, de même que de belles forêts, ils sont peuplés de créatures de toutes sortes, qu’elle

1 Rom., 1, 20.

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appelle d’« épais massifs » à cause de leur nombre et de leur diversité. La terre nous offre d’innombrables espèces d’animaux et de plantes 1 ; les eaux, des poissons sans nombre ; les airs, des oiseaux de tout genre ; le feu enfin apporte son concours à la formation de toutes ces créatures, aussi bien qu’à leur conservation. Chaque espèce d’animal vit dans l’élément qui est le sien ; elle y est placée, et en quelque sorte plantée, comme dans la forêt qui lui convient, dans la sphère favorable à sa naissance et à son développement. Dieu l’ordonna ainsi lors de la création, commandant à la terre de produire des plantes et des animaux, à la mer et aux rivières des poissons, à l’air de servir de demeure aux oiseaux. L’âme, voyant que tout s’est fait conformément à l’ordre divin, dit le vers suivant :

Plantés de la main de l’Aimé !

Ce qui occupe cette âme, c’est la pensée que seule la main du Dieu qu’elle aime a pu produire de rien tant de merveilles différentes, et c’est à dessein qu’elle parle de « la main de l’Aimé ». Pour beaucoup d’autres œuvres, Dieu se sert d’une main étrangère, à savoir des anges et des hommes. Mais lorsqu’il s’agit de créer, c’est à sa propre main que l’œuvre a été réservée et l’est encore. De là vient que l’âme se sent puissamment excitée à l’amour de Dieu, son Bien-Aimé, par la considération des créatures formées de sa main. Elle continue :

Prairies aux gazons verdoyants,

Il s’agit ici du ciel, auquel l’âme donne le nom de « gazons verdoyants », parce que les créatures qu’il renferme ont une fraîcheur inaltérable, que le temps ne peut ni flétrir

1 Les mots : y plantas sont une addition du Saint, au manuscrit de Sanlúcar.

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ni dessécher, et parce que les justes s’y reposent comme sur un, gazon plein de fraîcheur. Le terme de « gazons » indique encore l’admirable variété des étoiles et des autres corps célestes.

L’Église, de son côté, désigne sous le nom de « jardins verdoyants », les biens célestes, lorsque priant pour les âmes des défunts, elle dit : Constituat vos Dominus inter amena virentia 1, c’est-à-dire : Que Dieu vous place au milieu des jardins verdoyants.

L’âme ajoute que ces « gazons verdoyants » sont

De belles fleurs tout émaillés !

Par ces fleurs elle entend les anges et les âmes saintes, qui ornent le jardin céleste et l’embellissent, comme un émail splendide embellit un vase d’or très pur.

Dites-moi, je vous prie, s’il vous a traversés.

Une telle demande nous fait voir que cette âme, ainsi qu’il a été dit, n’a ici en vue que son Créateur. C’est comme si elle disait : Dites-moi les excellences qu’il a déposées en vous.


STROPHE V

RÉPONSE DES CRÉATURES.

Tout ruisselant de mille grâces,

En hâte il traversa nos bois.

Dans sa course il les regarda.

Sa figure, qui s’y grava,

Suffit à les laisser revétus de beauté.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe les créatures répondent à l’interrogation qui leur est faite. Leur réponse, nous dit saint

1 Brev. Rom., Commend. animae.

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Augustin, c’est le témoignage qu’elles rendent à l’âme méditative des grandeurs et des excellences de Dieu 1. Voici donc en substance l’enseignement que renferme cette Strophe. Dieu a fait toutes les créatures en un moment avec une admirable facilité, et il a laissé en elles un reflet de son Être. Non content de les tirer du néant, il les a dotées de charmes et de qualités sans nombre, il a établi entre elles un ordre merveilleux et une inviolable dépendance. Et tout cela est l’œuvre de la Sagesse, c’est-à-dire du Verbe son Fils unique, par lequel il a créé toutes choses.

Tout ruisselant de mille grâces,

Ces mille grâces — le chiffre de mille est choisi pour marquer la multitude — sont les innombrables créatures de Dieu et les perfections dont il les a douées à l’heure où il en peupla le monde.

En hâte il traversa nos bois.

Traverser nos bois, c’est créer les éléments que l’âme désigne ici sous le nom de « bois ». Elle dit que l’Aimé a passé « tout ruisselant de mille grâces », parce qu’en les créant il les a ornés de gracieuses créatures, leur donnant en outre le pouvoir de concourir à leur génération et à leur conservation. Elle dit que « l’Aimé a traversé nos bois », parce que les créatures sont comme le vestige des pas de Dieu ; elles reflètent quelque chose de sa grandeur, de sa puissance, de sa sagesse et de ses autres perfections. Elle ajoute qu’il a passé « en hâte », parce que la création matérielle est la moindre des œuvres de Dieu, et qu’il l’a faite sans s’y arrêter. Ses grandes œuvres sont l’Incarnation du Verbe et les autres mystères de la foi chrétienne. C’est là surtout qu’il a fait éclater ses merveilles et porté toute son

1 Conf., Lib. X, cap. vi.

297

attention. En comparaison de ces œuvres admirables, toutes les autres ont été produites comme en passant et à la hâte.

Dans sa course il les regarda.

Sa figure, qui s’y grava,

Suffit à les laisser revêtus de beauté.

Le Fils de Dieu, nous dit saint Paul, est la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance 1. Or, il faut savoir que Dieu a regardé toutes choses par la « figure » de son Fils, et que par là il leur a donné l’être, la beauté et les dons naturels qui les rendent achevées et parfaites, ainsi qu’il est dit dans la Genèse : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes 2. Voir qu’elles étaient très bonnes, c’était les faire très bonnes dans le Verbe, son Fils. Et non seulement, en les regardant ainsi, Dieu leur donna l’être et les grâces naturelles, mais cette seule figure de son Fils les a revêtues de beauté, c’est-à-dire leur a communiqué l’être surnaturel lors de l’Incarnation du Verbe. Dieu alors éleva l’homme à une beauté divine, et par l’homme toutes les créatures, parce qu’il s’unit en l’homme à tout ce qu’elles ont par leur nature de commun avec lui. Le Fils de Dieu nous a dit lui-même : Si ego exaltatus a terra fuero, omnia traham ad meipsum 3. C’est-à-dire : Si je suis élevé de terre, j’attirerai tout à moi. Ainsi, par les sublimes mystères de l’Incarnation de son Fils et de sa Résurrection. selon la chair, le Père, nous pouvons le dire, n’a pas seulement donné aux créatures une beauté partielle, il les a entièrement revêtues de dignité et de beauté.

Venons maintenant aux effets de cette contemplation

1 Qui curo sit splendor glorice et figura substantice efus. (Hebr., r, 3.)

2 Viditque Deus cuneta quce fecerat, et erant valde borra. (Gen., t, 31.)

3 On voit que saint Jean de la Croix, tout en suivant la Vulgate, la citait de mémoire. La Vulgate ne porte pas : Si ego exaltatus a terra fuero, mais : Et ego si exaltatus fuero a terra. (Joan., xii, 32.)

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des créatures. L’âme, par la vive connaissance qu’elle y puise, découvre dans les créatures la merveilleuse abondance de charmes, de perfections et de beautés dont Dieu les a ornées. Elles lui apparaissent toutes revêtues de splendeurs et de perfections naturelles, dérivées de cette infinie beauté surnaturelle de la face divine, dont un seul regard revêt la terre et tous les cieux de charmes et d’allégresse. David ne nous dit-il pas qu’en ouvrant seulement la main, le Seigneur remplit de bénédictions tout ce qui vit sous le soleil 1 ?

Blessée d’amour par ce vestige de la beauté de son Bien-Aimé qu’elle aperçoit dans les créatures, l’âme, brûlant de contempler cette Beauté invisible, source de la beauté visible, prononce la Strophe suivante :


STROPHE VI

Ah ! qui donc pourra me guérir ?

Achève enfin de te donner 1

Et garde-toi de m’envoyer

Dorénavant de messagers,

Car tout ce qu’on me dit ne peut me contenter.

EXPLICATION.

Les créatures ayant donné à l’âme une certaine connaissance de son Bien-Aimé, en lui faisant voir en elles un vestige de sa beauté et de ses excellences, elle sent croître son amour et par là même la douleur de l’absence. C’est que plus l’âme connaît Dieu, plus grandit son désir de le voir. Mais comprenant que seules la présence et la vue de son Bien-Aimé pourront guérir son mal, elle désespère de tout autre remède quel qu’il soit. Elle lui demande donc dans cette Strophe le don et la possession de sa présence,

1 Aperis tu manum tuam et impies omne animal benedictione. (Ps. cxliv, 16.)

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et le supplie de ne plus l’entretenir par quelques notions et communications que ce puisse être, parce qu’elles ne satisfont ni son désir ni son amour. Seules sa vue et sa présence peuvent la contenter. Elle le conjure donc de se livrer à elle pleinement, en amour parfait et consommé. Aussi dit-elle :

Ah ! qui donc pourra me guérir ?

Comme si elle disait : De toutes les jouissances de la terre, de tous les plaisirs des sens, de tous les goûts, de toutes les douceurs spirituelles, il n’y en a point, j’en suis certaine, qui puisse me guérir, qui puisse me satisfaire. Puisqu’il en est ainsi,

Achève enfin de te donner !

Remarquons-le, une âme, quelle qu’elle soit, qui aime Dieu en vérité, ne peut être contente qu’elle ne possède Dieu pleinement. Tout le reste, au lieu de la contenter, ne fait qu’irriter l’ardeur et la faim qui la pressent de le voir tel qu’il est. Aussi, chaque fois que le Bien-Aimé la visite par une notion spirituelle, un sentiment, une communication quelconque, ce sont comme des messagers qui lui apportent de ses nouvelles, mais ne font qu’accroître et aviver ses désirs ; ce sont comme des miettes présentées à un affamé. L’âme, ne pouvant se résoudre à soutenir sa vie par un aliment si mesquin, s’écrie :

Achève enfin de te donner !

En effet, toute la connaissance de Dieu qu’on peut avoir en cette vie, si grande soit-elle, n’est pas une connaissance véritable, puisque ce n’est qu’une connaissance partielle et très lointaine. Connaître Dieu en son Essence, c’est le connaître véritablement, et c’est là ce que l’âme sollicite

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en ce moment. Elle ne veut plus d’autres communications. Voilà pourquoi elle ajoute :

Et garde-toi de m’envoyer

Dorénavant de messagers.

En d’autres termes : Ne souffre plus qu’à l’avenir j’aie de toi une connaissance aussi parcimonieuse que celle apportée par ces messagers, qui sont les notions et les sentiments spirituels : elle est trop lointaine, trop au-dessous de ce que je voudrais savoir de toi. Et puis, tu le sais bien, ô mon Époux, pour celle qui a soif de ta présence, ces messages ne sont qu’un accroissement de douleur. D’abord, ils renouvellent l’acuité de la blessure par la connaissance même qu’ils apportent ; ensuite, ils font présager un nouveau délai de ta part. Ainsi, dès ce jour, ne m’envoie plus de ces notions lointaines. Je m’en suis contentée jusqu’ici, parce que mon amour et ma connaissance étaient faibles, mais ces messages ne suffisent plus maintenant à l’ardeur de ma tendresse. « Achève donc de te livrer ! »

Mais traduisons son langage d’une façon plus claire : Mon Seigneur et mon Époux, ce que jusqu’ici tu m’as donné partiellement, donne-le-moi tout entier. Ce que tu m’as fait entrevoir par des fentes, montre-le-moi en pleine lumière. Ce que tu me communiques par des tiers et comme en plaisantant, donne-le vraiment en te communiquant toi-même. On dirait parfois dans tes visites que tu es sur le point de livrer le joyau, c’est-à-dire de te donner à posséder, et quand mon âme se recueille pour en jouir, elle se voit les mains vides, tu as tout retiré. C’est là faire semblant de donner. Livre-toi donc pour de bon, donne-toi tout entier à mon âme tout entière, en sorte qu’elle te possède totalement. Non, ne m’envoie plus désormais de messagers,

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Car tout ce qu’on me dit ne peut me contenter.

C’est-à-dire : Je te veux toi-même tout entier, et tes messagers ne savent ni ne peuvent te dire tout entier à moi. En effet, rien du ciel ou de la terre ne peut donner à une âme la connaissance qu’elle aspire à recevoir de toi. Voilà pourquoi tout ce qu’on me dit ne peut me contenter. Au lieu de tous ces messagers, sois toi-même le messager et les messages.

STROPHE VII

Tous ces passants, qu’ici l’on voit,

Disent des merveilles de toi.

Mais ils ne font que me blesser.

Et ce qui me laisse mourante,

C’est un je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.

EXPLICATION.

Dans la Strophe précédente l’âme nous est apparue blessée, malade de l’amour de son Époux, par suite de Ía connaissance que lui ont donné de lui les créatures privées de raison. Ici elle se montre atteinte d’une plaie d’amour causée par une connaissance plus élevée, celle qui lui vient des créatures raisonnables. Ces créatures, plus nobles que les premières, sont les anges et les hommes. L’âme ajoute que de plus elle meurt d’amour à cause d’une admirable immensité que ces créatures lui révèlent en Dieu, sans toutefois la manifester pleinement. Cette connaissance, qu’elle nomme « un je ne sais quoi » en tant que totalement inexprimable, la fait réellement mourir d’amour.

D’où nous pouvons inférer que, dans cette œuvre d’amour, il y a trois manières de soupirer douloureusement pour le Bien-Aimé, lesquelles répondent à trois genres de connaissance que l’âme peut avoir de lui. La première est une blessure assez légère, qui se guérit promptement, parce

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qu’elle vient d’une connaissance reçue des créatures inférieures, qui sont les moindres des œuvres de Dieu. À cette blessure, que nous appelons aussi maladie d’amour, l’Épouse des Cantiques fait allusion lorsqu’elle dit : Adjuro vos, filioe ferusalem, si invenieritis dilectum meum, ut nuntietis et quia amore tangueo 1. En d’autres termes : Je vous en conjure, filles de Jérusalem, si vous rencontrez mon Bien-Aimé, dites-lui que je suis malade d’amour. Par les filles de Jérusalem, elle entend les créatures.

La seconde blessure est une plaie. Elle a plus de profondeur que la première, et par suite plus de durée. C’est comme une blessure arrivée à l’état de plaie vive, et l’âme qui en est atteinte porte réellement une plaie d’amour. Cette plaie vient de la connaissance de l’œuvre dé l’Incarnation du Verbe et des autres mystères de la foi, œuvres divines par excellence, dues à un amour bien supérieur à celui qui a produit les créatures inférieures. Aussi opèrent-elles dans l’âme des effets d’amour bien plus relevés : elles causent non une simple blessure, mais une plaie qui demeure. Parlant de cette plaie, l’Époux des Cantiques dit à l’âme : Vous avez fait une plaie à mon cœur, ma Sœur, mon Épouse, vous avez fait une plaie à mon cœur, par un seul de vos yeux et par un seul cheveu de votre cou 2. L’œil représente ici la foi en l’Incarnation de l’Époux, et le cheveu représente l’amour inspiré par ce mystère.

Le troisième tourment est une espèce de mort. La plaie est alors envenimée et l’inflammation se répand dans l’âme tout entière. La vie de cette âme n’est qu’une agonie continuelle, jusqu’au jour où l’amour, lui portant un dernier coup, la transforme en amour, pour la faire vivre d’une vie d’amour. Cette agonie d’amour est causée par une

1 Cant., V, 8.

2 Vulnerasti cor meum, soror mea, sponsa. Vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum et in uno crine colli tui. (Cant., iv, 9.)

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sublime touche de la divinité, par ce « je ne sais quoi » dont elle parle dans cette Strophe, et que les créatures raisonnables sont à peine capables de balbutier. Cette touche n’est ni continuelle ni de longue durée ; autrement l’âme briserait les liens du corps. Elle passe rapidement et laisse l’âme mourante d’amour, agonie qui va croissant, parce que l’âme voit que l’amour ne lui donne pas la mort. La Genèse nous parle de cet amour impatient lorsqu’elle nous rapporte que Rachel, dans son désir d’être mère, disait à Jacob, son époux : Da mihi liberos, alioquin moriar 1, C’est-à-dire : Donne-moi des enfants, ou je. meurs. De son côté, le prophète Job s’écriait : Quis mihi det ut qui coepit ipse me conterat 2 ? C’est-à-dire : Qui me donnera de voir celui qui a commencé à me briser, achever son œuvre ?

L’âme, dans cette Strophe, nous dit que les créatures raisonnables lui causent les deux derniers tourments d’amour : la plaie et l’agonie. La plaie, en lui disant les charmes sans nombre du Bien-Aimé dans les mystères opérés par la Sagesse divine et que la foi nous enseigne ; l’agonie, en se bornant à balbutier, c’est-à-dire à lui envoyer ce sentiment, cette notion de la divinité, qui vient parfois se révéler obscurément à elle lorsqu’elle entend parler de Dieu. Elle dit donc :

Tous ces passants, qu’ici l’on voit,

Par « ces passants », nous l’avons dit, elle entend ici les créatures raisonnables, c’est-à-dire les anges et les hommes, parce que seules, parmi toutes les créatures, elles vaquent à Dieu en appliquant à lui leur entendement. C’est ce qu’elle entend par le terme de « passants », qui répond au latin vacant 3. Elle veut donc dire : tous ceux qui vaquent

1 Gen., xxx, 1.

2 Job, vi, 9.

3 Le saint docteur fait ici un rapprochement entre l’espagnol vagan et le latin vacant.

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à Dieu, les uns le contemplant et jouissant de lui dans le ciel — ce sont les anges, — les autres l’aimant et le désirant sur la terre — ce sont les hommes. Par le moyen de ces créatures raisonnables, l’âme reçoit de Dieu une connaissance plus vive, soit par la considération de l’excellence qu’elles ont au-dessus des autres, soit par ce qu’elles enseignent de Dieu, les unes intérieurement par inspirations secrètes, comme le font les anges, les autres, extérieurement au moyen des vérités de l’Écriture.

Disent des merveilles de toi.

C’est-à-dire me découvrent des merveilles de grâce et de miséricorde dans l’œuvre de ton Incarnation et dans les autres vérités de la foi, me révélant toujours plus de choses. Et de fait, plus elles s’étendent, plus elles me révèlent en toi d’excellences.

Mais ils ne font que me blesser.

Plus les anges m’envoient d’inspirations, plus les hommes m’adressent d’enseignements, plus ils m’enflamment d’amour pour toi. Ainsi tous ne font que me blesser plus profondément de ton amour.

Et ce qui me laisse mourante,

C’est un je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.

Comme si elle disait : Outre les plaies que me font ces créatures par les mille grâces qu’elles me révèlent en toi, il y a encore « un je ne sais quoi » à dire, quelque chose reste à découvrir, un trait sublime demeure indéfinissable ; c’est une très haute notion de Dieu, tout à fait inexprimable et que, pour ce motif, je nomme « un je ne sais quoi ». Tout le reste m’inflige une plaie, mais ce « je ne sais quoi », que je goûte très hautement et qui reste incompréhensible, m’enlève réellement la vie.

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Ceci arrive de fois à autre aux âmes avancées. À ces âmes Dieu fait la grâce de percevoir, au moyen de ce qu’elles voient, entendent ou conçoivent, et parfois sans rien de tout cela, une notion très haute dans laquelle il leur est donné de concevoir ou de sentir quelque chose de la sublime grandeur de Dieu, et cette notion est si élevée, qu’elles entendent clairement que tout reste encore à découvrir. Ce sentiment qui leur révèle de l’immensité de Dieu des choses incompréhensibles est une connaissance très haute. En effet, une des grandes faveurs que Dieu accorde, comme en passant, à quelques âmes en cette vie, est de leur donner de lui-même une notion et un goût si sublimes, qu’il leur devient évident qu’elles ne peuvent ni le connaître ni le goûter pleinement.

Cette vue a quelque rapport avec l’état des bienheureux qui voient Dieu dans le ciel. Là, ceux qui le connaissent davantage comprennent aussi plus clairement ce qui leur reste à découvrir. Pour bien entendre ceci, il faut, je crois, l’avoir éprouvé.

L’âme qui l’expérimente appelle ce goût sublime « un je ne sais quoi ». Comme il est incompréhensible, il est nécessairement inexprimable. Et pourtant, je le répète, l’âme en perçoit quelque chose. Aussi dit-elle que les créatures ne font ici que balbutier, ce qui revient à dire qu’elles ne révèlent ce secret qu’imparfaitement, à la façon des enfants, qui ne parviennent pas à exprimer ni à faire comprendre ce qu’ils voudraient dire.

Il arrive parfois à l’âme de recevoir, par le moyen des créatures, certaines illuminations qui rappellent celles dont

nous venons de parler, mais qui ne sont pas toujours aussi sublimes. Ceci se produit quand il plaît à Dieu de lui ouvrir, relativement à ces créatures, l’intelligence.

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STROPHE VIII

Comment peux-tu te soutenir,

O ma vie, sans vivre où tu vis ?

Elles devraient t’ôter la vie,

Les flèches qui te sont lancées,

T’apportant de l’Aimé des concepts si exquis

EXPLICATION.

L’âme vient de nous le déclarer, elle se sent mourir d’amour, et pourtant la mort ne vient pas achever son œuvre et lui donner la libre jouissance de son amour. Elle se plaint donc, dans cette Strophe, de la trop longue durée de l’existence, qui retarde pour elle la vie de l’esprit, et s’adresse à sa vie corporelle pour lui représenter le tort qu’elle lui fait. Voici le sens de la Strophe : ma vie, comment peux-tu poursuivre une existence corporelle, qui pour toi n’est qu’une mort et la privation de la vraie vie que l’esprit trouve en Dieu ? Ne vis-tu pas en lui essentiellement par ton essence, ton amour, tes désirs, plus véritablement qu’en ton corps ? Et supposé que ceci ne suffise pas à te faire briser les liens de ce corps de mort, pour vivre heureusement la vie de ton Dieu, comment ce corps peut-il subsister quand les blessures d’amour que t’inflige la communication des grandeurs du Bien-Aimé sont par elles-mêmes très suffisantes pour t’enlever la vie ? comme aussi ces touches enflammées, ces mortelles blessures que produit en toi ce que tu sens, ce que tu perçois de lui ?146 Voici donc ces deux vers :

Comment peux-tu te soutenir,

O ma vie, sans vivre où tu vis ?

Pour l’intelligence de ces vers, il faut savoir que l’âme

1 Ces mots : solo por si viennent d’une addition du Saint, au manuscrit de Sanlúcar.

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humaine vit bien plus dans l’objet de son amour que dans le corps qu’elle anime, car elle ne tire pas sa vie du corps, elle donne vie au corps, et elle-même vit par l’amour dans l’objet qu’elle aime. Mais outre cette vie d’amour, qui la fait vivre en Dieu comme en l’objet de son amour, l’âme tire encore de lui, comme toutes les autres créatures, sa vie radicale et naturelle, suivant cette parole de saint Paul : C’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous existons 1. C’est-à-dire : En Dieu nous avons la vie, le mouvement et l’être. Et cette autre de saint Jean : Tout ce qui a été fait était vie en lui 2.

L’âme, voyant qu’elle a en Dieu tout à la fois sa vie naturelle par l’être qu’elle a en lui, et sa vie spirituelle parce qu’il est l’objet de son amour, se plaint et se lamente de ce qu’une vie aussi fragile que celle du corps mortel l’empêche de jouir d’une vie aussi puissante, aussi réelle, aussi délicieuse, que celle qu’elle a en Dieu par la nature et par l’amour. Elle exprime avec véhémence le tourment que lui cause l’antagonisme de ces deux vies, la vie naturelle qu’elle a dans le corps et la vie qu’elle a en Dieu, vies contraires l’une à l’autre et se combattant l’une l’autre. Obligée de mener ces deux vies à la fois, l’âme endure forcément une vive souffrance, car celle des deux vies qui est douloureuse fait obstacle à celle qui abonde en délices. Cet état de choses fait pour l’âme de la vie naturelle une vraie mort, parce qu’il la prive de la vie de l’esprit, dans laquelle par sa nature elle a tout son être et toute sa vie, et par son amour toutes ses opérations et ses affections. Pour mieux faire comprendre combien lui est rigoureuse la vie fragile d’ici-bas, elle continue :

1 In ipso autem vivimus, movemur et sumus. (Act., xvii, 28.)

2 Quoci factum est, in ipso vita erat. (Joan., 1, 4.)

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Elles devraient t’ôter la vie,

Les flèches qui te sont lancées,

Comme si elle disait : Indépendamment de tout le reste, comment peux-tu subsister, ô ma vie corporelle, quand elles sont suffisantes à te donner la mort, les touches d’amour — elle les appelle ici des flèches — que le Bien-Aimé te décoche en plein cœur ? Or, ces touches d’amour fécondent à tel point une âme en intelligence et en amour, qu’on peut leur attribuer une sorte de divine conception, comme elle le dit au vers suivant :

T’apportant de l’Aimé des concepts si exquis !

C’est-à-dire des concepts de la beauté, de la grandeur, de la sagesse et des perfections que tu découvres en lui.


STROPHE IX

Pourquoi, toi qui blessas mon cœur,

Refuses-tu de le guérir ?

Et puisque tu me l’as volé,

Pourquoi donc ainsi le laisser ?

Eh ! que n’emportes-tu le larcin dérobé ?

EXPLICATION.

L’âme, dans cette Strophe, s’adresse de nouveau à son Bien-Aimé et lui porte encore sa plainte. C’est que l’amour impatient, tel qu’est celui qui la tourmente, ne laisse ni trêve ni repos ; il renouvelle sans cesse l’expression de son angoisse, espérant toujours rencontrer un remède. Cette âme est blessée, elle se trouve seule, sans autre ami, sans autre médecin que son Amant, celui-là même qui lui a infligé une blessure. Elle lui demande pourquoi, ayant blessé son cœur par une notion d’amour, il ne lui rend pas la santé en se manifestant à elle, pourquoi, lui ayant dérobé son cœur par l’amour dont il l’a enflammé et lui

309

en ayant ôté la possession, il l’a ensuite laissé là. Et par le fait, celui qui aime n’est plus possesseur de son cœur, il l’a livré à son amant. Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas totalement renfermé ce cœur dans le sien, pourquoi ne se l’est-il pas approprié en entière et parfaite transformation d’amour, telle qu’elle a lieu dans la gloire ? Elle dit donc :

Pourquoi, toi qui blessas mon cœur,

Refuses-tu de le guérir ?

Elle ne se plaint pas d’avoir été blessée, car plus la blessure est profonde, plus celui qui aime s’en déclare satisfait. Elle se plaint seulement de ce que le Bien-Aimé, ayant blessé son cœur, ne l’a point guéri en achevant de lui donner la mort. C’est que les blessures d’amour sont si suaves et si délicieuses, que l’âme n’aspire qu’à en mourir. Elles lui procurent une si haute jouissance, que tout son désir est de recevoir plaie sur plaie, et finalement d’en perdre la vie. C’est dans ce sens qu’elle demande : « Pourquoi, toi qui blessas mon cœur, refuses-tu de le guérir ? » Comme si elle disait : Puisque tu l’as blessé au point de lui faire une plaie, pourquoi ne le guéris-tu pas en lui ôtant la vie par la violence de l’amour ? Puisque tu es l’auteur de la plaie qui me cause cette maladie d’amour, sois l’auteur de ma santé en me faisant mourir d’amour. Ainsi mon cœur, qui n’est qu’une plaie par la douleur que lui cause ton absence, recouvrera la santé par les délices et la gloire de ta douce présence. Elle ajoute :

Et puisque tu me l’as volé,

Pourquoi donc ainsi le laisser ?

Voler n’est autre chose que dérober à un autre ce qu’il possède et se l’approprier. Voici donc la plainte que l’âme présente à son Bien-Aimé 1 : pourquoi, ayant dérobé mon

1 Al Amado est une addition interlinéaire de saint Jean de la Croix.

310

cœur et lui en ayant ôté la possession, le laisser là ensuite sans l’emporter, comme fait tout voleur, qui ne manque pas d’enlever l’objet de son larcin ? Celui qui aime dit que son amant a ravi et enlevé son cœur, et en effet, son cœur n’est plus en lui, mais en l’objet aimé ; il n’a plus de cœur pour soi, mais seulement pour l’objet de son amour. L’âme est donc à même de reconnaître si elle aime Dieu ou non.

L’aime-t-elle, son cœur n’est plus occupé de soi, mais de Dieu ; et, en effet, plus le cœur est occupé de soi, moins il est occupé de Dieu. Ce qui montre aussi que le cœur a été bien dérobé, c’est qu’il soupire anxieusement vers le Bien-Aimé, que rien ne le satisfait hors de lui. Ce sont les dispositions que montre l’âme dont nous parlons. La raison en est que le cœur ne peut goûter ni paix ni repos s’il ne possède ce qu’il chérit. Est-il fortement épris, il n’a plus la possession de lui-même ni d’aucune autre chose, et si d’autre part il ne possède pas pleinement l’objet de son amour, il souffrira, tant qu’il n’en sera pas venu à cette possession. Jusque-là on peut comparer l’âme au vase vide qui attend qu’on le remplisse, à l’affamé qui aspire à sa nourriture, au malade qui soupire après la santé, à l’homme suspendu en l’air qui manque de tout appui. Tel est l’état d’un cœur épris d’amour.

Cette âme, qui en fait l’expérience, demande ici : « Pourquoi donc ainsi le laisser ? » C’est-à-dire : pourquoi le laisser vide, affamé, seul, blessé, malade d’amour, suspendu en l’air ?

Eh ! que n’emportes-tu le larcin dérobé ?

À savoir, pour le remplir, le rassasier, pour te l’unir, pour lui rendre la santé, pour le fixer en toi dans un parfait repos.

1 El alma est une addition du Saint, au même manuscrit.

311

L’âme fortement éprise ne peut pas ne pas désirer le paiement, la rétribution de son amour. C’est en vue de cette rétribution qu’elle sert son Bien-Aimé, et s’il en était autrement, son amour ne serait pas véritable. En effet, son salaire, son paiement, le seul objet de ses désirs, c’est l’accroissement de son amour. Et il en sera ainsi tant qu’elle n’aura pas atteint la perfection de l’amour, car l’amour ne se paie que par l’amour.

Le prophète Job a mis en lumière cette vérité quand il prononça cette parole : Comme le serviteur aspire à trouver de l’ombre et que le mercenaire attend la fin de son œuvre, ainsi j’ai passé des mois vides et des nuits de souffrance. Si je dors, je me dis : Quand me lèverai-je ? Et puis, j’attends le soir, rempli de douleurs jusqu’aux ténèbres 1.

Ainsi l’âme enflammée du divin amour aspire à la plénitude et à la perfection de l’amour, afin d’y goûter un entier rafraîchissement. Semblable au serviteur accablé par la chaleur du jour qui désire la fraîcheur de l’ombre, et au mercenaire qui aspire à la fin de son œuvre, l’âme elle aussi appelle la fin de la sienne. Remarquons-le bien, le prophète ne dit pas que le mercenaire soupire après la fin de son labeur, mais après la fin de son œuvre. Ceci explique ce que nous disons : l’âme qui aime n’appelle point la fin de son labeur, mais la fin de son œuvre, et son œuvre, c’est l’amour. C’est donc de cette œuvre de l’amour qu’elle attend la fin et le couronnement ; c’est-à-dire qu’elle attend la perfection et la consommation de l’amour de Dieu en elle, et tant qu’elle ne les a pas atteintes, elle reste dans l’état que nous décrit Job : les jours et les mois lui semblent vides, les nuits longues et douloureuses.

1 Sicut servus desiderat umbram, et sicut mercenarius praestolatur finem operis sui, sic et ego habui menses vacuos, et noctes laboriosas connumeravi mihi. Si dormiero, dicam: Quando consurgam? Et rursum expectabo vesperam et replebor doloribus usque ad tenebras. (Job, vii, 2-4.)

312

D’où nous devons inférer que l’âme qui aime Dieu ne doit rien demander ni attendre de lui que la perfection de l’amour.


STROPHE X

Éteins, je t’en prie, mes ennuis,

Car nul autre n’en est capable.

Et que mes yeux enfin te voient,

Toi, leur lumière véritable,

Car pour toi seulement j’en veux avoir l’usage.

EXPLICATION.

L’âme, dans cette Strophe, continue à supplier son Bien-Aimé de mettre un terme à ses angoisses et à ses peines, puisque seul il est à même de le faire. Elle aspire à le contempler de ses yeux intérieurs, puisqu’il est la seule lumière vers laquelle ils se tournent et qu’elle n’en veut faire usage que pour lui. Elle dit donc :

Éteins, je t’en prie, mes ennuis,

Les désirs de l’amour, nous l’avons dit 1, ont cela de propre, que tout ce qui ne se rapporte pas à leur objet lasse, fatigue, peine et impatiente la volonté, qui se voit constamment frustrée dans son attente. C’est tout cela, joint à son anxiété de voir Dieu, que cette âme appelle ses « ennuis », et à ces ennuis seule la possession du Bien-Aimé peut mettre un terme. Aussi lui demande-t-elle de les éteindre par sa présence, comme l’eau fraîche apaise la soif de celui qui est accablé par la chaleur. C’est à dessein qu’elle emploie le mot « éteindre » : elle veut faire entendre qu’elle est brûlée du feu d’amour.

Car nul autre n’en est capable.

Pour émouvoir son Bien-Aimé et l’incliner à exaucer

1 Como queda dicho est une addition du Saint, au même manuscrit.

313

sa requête, l’âme lui représente que nul n’est capable de la satisfaire, que c’est à lui par conséquent d’éteindre ses ennuis. Remarquons ici que lorsqu’une âme ne recherche ni satisfaction ni jouissance hors de Dieu, il ne tarde guère à la consoler et à lui donner le remède à son mal. Une âme qui ne trouve aucun allégement hors de Dieu, ne peut rester longtemps sans recevoir la visite de Celui qu’elle aime.

Et que mes yeux enfin te voient,

C’est-à-dire : que je te voie face à face des yeux de mon âme.

Toi, leur lumière véritable.

Dieu est la lumière surnaturelle qui illumine les yeux de l’âme. Privée de cette lumière, l’âme est plongée dans les ténèbres. Ici c’est par une effusion de tendresse qu’elle appelle son Bien-Aimé la lumière de ses yeux, à la façon des amants qui donnent ce nom à la personne qu’ils chérissent, afin de lui témoigner leur affection. Le sens des deux vers précédents est celui-ci : Puisque tu es, par la nature et par l’amour, l’unique lumière de mes yeux, qu’ils soient admis à te voir, toi qui sous tous les rapports es leur lumière. C’est cette lumière dont David sentait la privation, lorsqu’il disait : La lumière de mes yeux me fait elle-même défaut 1.

Car pour toi seulement j’en veux avoir l’usage.

Dans le vers précédent, l’âme a expliqué que ses yeux resteront dans les ténèbres tant qu’ils ne verront pas leur Bien-Aimé, puisque lui seul est leur lumière, et par là elle le pressait de lui accorder la lumière de gloire. Dans le

1 Et lumen oculorum meorum et ipsum non est mecum. (Ps. xxxvii, II.)

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présent vers, elle le presse plus vivement, en disant qu’elle ne veut avoir l’usage de la vue que pour lui seul.

Elle se voit justement privée de la divine lumière, l’âme qui volontairement et avec propriété arrête ses regards sur. un autre objet que Dieu, puisqu’elle met sciemment obstacle à son irradiation. De même elle mérite que cette lumière lui soit accordée, celle qui ferme les yeux à tout autre objet, pour les fixer sur Dieu seul.


STROPHE XI

Oh ! toi, fontaine cristalline !

Soudain, dans des traits argentés,

Que ne fais-tu donc apparaître

Les yeux ardemment désirés,

Que je porte en mon cœur déjà tout ébauchés !

EXPLICATION.

L’âme, consumée du désir de s’unir à l’Époux et dépourvue de toute assistance du côté des créatures, se tourne vers la foi comme plus capable de lui fournir sur sa personne de vives lumières, et la choisit comme moyen de son union. Et par le fait, elle seule peut conduire à la véritable alliance avec Dieu, ainsi que l’Époux lui-même nous le dit : Je t’épouserai dans la foi 1. Dans l’ardeur de son désir, l’âme s’exprime ainsi : O foi du Christ, mon Époux, les vérités que tu as infusées en moi, en obscurité et en ténèbres, touchant Celui que j’aime, si tu me les découvrais en pleine lumière, en sorte que ces notions informes et obscures de la foi apparussent soudain à mes regards d’une manière claire et parfaite, en manifestation glorieuse ! Elle dit donc ce vers :

Oh ! toi, fontaine cristalline !

1 Sponsabo te mihi in fide. (Os., II, 20.)

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Elle appelle la foi cristalline pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle concerne le Christ, son Époux ; ensuite, parce qu’elle a les propriétés du cristal. En effet elle présente les vérités dans leur pureté, elle est ferme et limpide, dégagée d’erreurs, aussi bien que de toute forme naturelle. L’âme la nomme une fontaine, parce qu’elle verse à flots dans nos âmes les biens spirituels. Le Christ Notre-Seigneur a lui-même appelé la foi une fontaine lorsque, parlant à la Samaritaine, il dit que ceux qui croiraient en lui auraient en eux une fontaine d’eau jaillissant jusqu’à la vie éternelle. Cette eau, c’était l’Esprit que devaient recevoir par la foi ceux qui croiraient.

Soudain, dans tes traits argentés,

Elle appelle « traits argentés » les articles que la foi nous propose. Pour l’intelligence de ceci et des vers suivants, il faut remarquer que l’on compare à l’argent les articles enseignés par la foi et à l’or les vérités substantielles qu’ils contiennent. Et en effet, cette même substance de vérités que nous croyons sous le voile argenté de la foi, nous le verrons et nous en jouirons à découvert dans l’autre vie, comme d’un or pur, dégagé du voile de la foi. David faisait allusion à la foi, lorsqu’il disait : Si vous dormez entre les deux héritages, les plumes de la colombe seront argentées, et l’extrémité de son dos aura la couleur de l’or 1. C’est-à-dire : Si nous fermons les yeux de l’entendement aux choses d’en haut et aux choses d’en bas, ce que le prophète appelle dormir entre les deux héritages, nous serons affermis dans la pure foi, cette colombe, comme l’appelle David, dont les plumes argentées figurent les vérités qu’elle nous propose.

En cette vie, en effet, la foi nous présente les vérités obscures et couvertes d’un voile, d’où vient que l’âme les

1 Si dormiaris inter medios cleros, pennæ columbœ deargentatœ et posteriora dorsi ejus in pallore auri. (Ps. lxvii, 14.)

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nomme ici des « traits argentés ». Mais lorsque la foi aura pris fin pour faire place à la claire vision de Dieu, la substance de la foi apparaîtra dégagée de son voile d’argent, éclatante comme de l’or pur.

Ainsi la foi nous communique et nous donne Dieu même, mais couvert du voile d’argent de la foi. Et cependant, elle ne laisse pas de nous le donner véritablement. Aussi, lorsque l’Épouse des Cantiques réclamait la possession de Dieu, il lui fut dit qu’elle lui serait accordée telle qu’elle est possible en cette vie, en d’autres termes : qu’on lui donnerait des ornements d’or marquetés d’argent. Par là Dieu s’engageait à se donner à elle sous le voile de la foi.

L’âme dit donc ici à la foi « : Dans tes traits argentés », c’est-à-dire dans les articles proposés à notre croyance et sous lesquels tu caches les rayons divins, c’est-à-dire les yeux désirés de l’Époux,

Que ne fais-tu donc apparaître

Les yeux ardemment désirés.

L’âme, encore une fois, entend ici par les yeux de l’Époux les rayons des vérités divines que la foi nous présente voilées et informes. Comme si elle disait : ces vérités que tu proposes d’une manière obscure et mystérieuse à ma croyance, oh ! si tu les montrais clairement et à découvert à mes ardents désirs ! Elle donne à ces vérités le nom d’yeux, parce que le sentiment intime qu’elle a de la présence du Bien-Aimé lui imprime la conviction que ses regards sont toujours fixés sur elle. Elle dit donc :

Elle dit que les yeux du Bien-Aimé sont ébauchés dans son cœur, c’est-à-dire en son entendement et en sa volonté. C’est en effet par le moyen de l’entendement que la foi lui a infusé les vérités divines. Mais comme elle n’en a encore qu’une connaissance imparfaite, elle se sert du terme d’ébauche. L’ébauche est une peinture inachevée ; ainsi les notions de la foi ne sont pas encore la parfaite connaissance. Lorsque ces vérités ébauchées nous apparaîtront dans la claire vision, alors ce sera une peinture parfaite et achevée, suivant cette parole de l’Apôtre : Cum auteur venerit. quod per fectum est, evacuabitur quod ex parte est 1. C’est-à-dire : Quand ce qui est parfait sera venu — à savoir la claire vision, — ce qui est imparfait finira — à savoir la connaissance de la foi.

Cependant à l’ébauche de la foi l’amour en ajoute une autre dans l’âme qui aime, et cette seconde ébauche a lieu par le moyen de la volonté. Elle retrace l’image du Bien-Aimé dans l’âme d’une manière si vive et si profonde, lorsqu’il y a union d’amour, que l’on peut dire avec vérité que le Bien-Aimé vit en son Amante et que l’Amante vit en son Bien-Aimé. Cette ressemblance que l’amour opère au moyen de la transformation des amants est si parfaite, que chacun d’eux, on peut le dire, semble être l’autre, et que tous les deux ne font qu’un. La raison en est que dans l’union et la transformation d’amour, ils se donnent l’un à l’autre, ils se livrent l’un à l’autre, ils s’échangent l’un pour l’autre, de façon qu’ils vivent réciproquement l’un dans l’autre et que l’un et l’autre ne font qu’un réellement, en transformation d’amour.

Saint Paul nous donne à entendre cette merveille lorsqu’il. dit : Vivo ego, jam non ego : vivit vero in me Christus 2. C’est-à-dire : Je vis, non plus moi, mais le Christ en moi147. En disant : Je vis, non plus moi, il nous montre qu’il vivait encore, mais non plus de sa vie propre, parce qu’il était transformé dans le Christ et que sa vie était plus divine qu’humaine. Il dit donc que ce n’. est plus lui qui vit, mais

1 I Cor., xni, 10. 2 Galat., II, 20.

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le Christ en lui, de sorte que selon cette ressemblance nous pouvons dire que la vie de l’Apôtre et la vie du Christ n’étaient plus qu’une même vie par union d’amour.

Au ciel cette transformation en la vie divine sera parfaite148. Tous ceux qui auront mérité de pénétrer en Dieu vivront la vie de Dieu, et non plus leur vie propre, transformés qu’ils seront en Dieu. Et pourtant ce sera encore leur vie à eux, parce que la vie de Dieu sera devenue la leur. Ils diront alors en toute vérité : Nous vivons, non plus nous, mais Dieu en nous.

Ceci est possible en cette vie et s’est réalisé en saint Paul, mais non pas d’une manière parfaite et achevée. Même lorsque l’âme arrive à cette transformation d’amour qu’on appelle mariage spirituel, l’état le plus élevé qu’on puisse atteindre en cette vie, ce n’est encore qu’une ébauche d’amour, en comparaison de cette parfaite figure qui est la transformation de gloire. Cependant cette ébauche de transformation, telle qu’elle peut exister ici-bas, est un immense trésor, qui procure au Bien-Aimé une ineffable satisfaction. Aussi, dans son désir que l’âme son Épouse l’introduise lui-même en elle comme une divine ébauche, il lui dit dans les Cantiques : Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras 1. Le cœur représente ici l’âme elle-même, dans laquelle Dieu réside ici-bas comme le sceau de l’ébauche de foi, et le bras représente la force de la volonté, dans laquelle Dieu réside comme le sceau de l’ébauche d’amour. C’est ce que nous avons dit déjà.

1 Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signacutum super brachium tuum. (Cant., viii, 6.)


STROPHE XII

Détourne-les, mon Bien-Aimé !

Je vole…

L’ÉPOUX.

… Reviens, colombe !

Car voici que le cerf blessé

Paraît sur le sommet boisé.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.

EXPLICATION.

Au milieu des brûlants désirs et des amoureuses ardeurs exposés par cette âme aux Strophes précédentes, l’Époux visite parfois son Épouse avec une exquise tendresse, en même temps qu’avec une grande puissance d’amour. D’ordinaire, aux ardeurs et aux angoisses d’amour qui ont précédé répondent les faveurs et les visites que Dieu accorde à l’âme. Celle-ci, dans les Strophes précédentes, avait ardemment souhaité voir les yeux divins de son Époux. Le Bien-Aimé répond à ses soupirs en lui découvrant quelque chose de ses grandeurs, certains rayons de sa divinité. Mais leur sublimité est telle et ils ont été communiqués avec tant de force, que l’âme est sortie d’elle-même par le ravissement et l’extase. Ceci cause dans les commencements une grande faiblesse physique et une frayeur naturelle très vive. Se sentant trop faible pour soutenir cet excès de bonheur, elle s’écrie :

Détourne-les, mon Bien-Aimé !

C’est-à-dire : Détourne tes yeux divins, qui me tirent hors de moi-même et me font prendre le vol d’une contemplation sublime, intolérable à mes forces naturelles. Ce qu’elle dit parce qu’il lui semble qu’elle va briser les liens qui l’attachent à la chair, ce qui était tout son désir. En demandant maintenant au Bien-Aimé de détourner ses

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yeux, elle le prie seulement d’attendre pour lui accorder une telle contemplation qu’elle ne soit plus unie au corps, parce qu’en de telles conditions elle ne peut ni la supporter ni en jouir à son gré. Elle le supplie donc de réserver cette faveur pour l’instant où sera consommé le vol qu’elle commence à prendre hors de la chair. Mais l’Époux arrête aussitôt et sa demande et son essor, en lui disant :

… Reviens, colombe !

Ce que je te communique en ce moment n’appartient pas encore à l’état de la gloire auquel tu aspires. Reviens à moi. Je suis Celui que tu cherches dans l’ardeur de ta blessure d’amour. Moi-même, blessé de ton amour comme le cerf qu’une flèche a touché, je commence à me montrer à toi par cette contemplation sublime, et je prends dans ton amour plaisir et rafraîchissement.

Détourne-les, mon Bien-Aimé !

Nous venons de le dire, l’âme pressée du désir de contempler les yeux du Bien-Aimé, c’est-à-dire sa divinité, reçoit de lui une divine communication, une connaissance de Dieu si haute, qu’elle est obligée de dire : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! » Et en effet, telle est la misère de notre existence ici-bas, que ce qui fait la vie de l’âme, ce qu’elle appelle de tous ses vœux — je veux dire la connaissance de son Bien-Aimé et ses communications — ne lui est pas plutôt accordé, qu’elle se voit hors d’état de le recevoir sans qu’il lui en coûte presque la vie. Ainsi, elle qui recherchait avec tant de sollicitude, d’anxiété et à tout prix les yeux divins, s’écrie lorsqu’elle est admise à les contempler : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »

De fait, le martyre que causent parfois ces visites de Dieu, ces célestes ravissements, est d’une telle violence, que les os en sont déboîtés et la nature tellement réduite

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à l’extrémité, que si Dieu n’intervenait, ce serait la mort. C’est chose certaine, l’âme qui en est là se croit réellement sur le point de se séparer de la chair et de quitter son corps. C’est que des grâces de ce genre ne peuvent que difficilement se recevoir dans la chair. L’esprit, en effet, se porte alors avec tant de force vers l’Esprit de Dieu qui vient au-devant de l’âme149, que forcément il abandonne en partie le corps. Celui-ci a donc beaucoup à souffrir et l’âme de même, puisqu’ils sont si étroitement unis. Aussi le martyre qu’elle endure au temps de cette divine visite et l’effroi que lui cause un effet si surnaturel, la font s’exclamer : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »

Il ne faut pas croire cependant qu’en demandant au Bien-Aimé de détourner ses yeux, l’âme ait réellement le désir qu’il le fasse. Cette parole, nous l’avons dit, lui est arrachée par la frayeur naturelle, mais quand ces visites et ces faveurs du Bien-Aimé devraient lui coûter beaucoup plus cher encore, elle ne voudrait les perdre pour rien au monde. C’est qu’en dépit des souffrances de la partie inférieure, l’esprit prend alors son vol vers la région surnaturelle pour y jouir de son Bien-Aimé, l’objet vers lequel se portent ses désirs et ses supplications. Ce qu’elle voudrait, ce serait recevoir ces faveurs hors de la chair, car, encore unie au corps, elle ne peut en jouir avec plénitude, mais seulement par fragments et avec douleur. Elle aspire donc à prendre son vol hors de la chair, là où se goûtent librement les biens surnaturels. Le sens de ces paroles « Détourne-les » est donc celui-ci : Ne te communique pas à moi tant que je suis encore dans la chair.

Je vole…

Comme si elle disait : Je m’envole hors de la chair, pour jouir de ton regard dégagée du corps, car c’est ce divin regard qui m’oblige à prendre mon essor.

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Pour mieux faire entendre la nature de ce vol de l’âme, rappelons ce que nous avons dit plus haut. Dans cette visite de l’Esprit divin, celui de l’âme se trouve puissamment enlevé ; il est mis en communication avec l’Esprit de Dieu. Le corps tombe dans un état de mort, en ce sens que l’âme n’a plus en lui ni sentiment ni opération, lesquels se trouvent transférés en Dieu. C’est pour cette raison que saint Paul, parlant de son ravissement, déclare ne savoir si son âme était alors unie à son corps ou si elle en était séparée.

Cela ne veut pas dire que l’âme abandonne le corps de manière à le priver de la vie naturelle, mais elle cesse en lui ses opérations. Aussi, durant ces ravissements et ces vols de l’âme, le corps demeure-t-il privé de sentiment. Si on lui cause des douleurs aiguës, il reste insensible : état bien différent des défaillances et des évanouissements naturels, dont la douleur fait sortir.

Ces souffrances se produisent durant les visites de Dieu chez les personnes qui n’ont pas encore atteint l’état de perfection, mais qui en approchent, en un mot chez ceux que l’on appelle les progressants. Chez les âmes qui ont atteint l’état parfait, la communication divine a lieu entièrement dans la paix et en suavité d’amour. Pour de telles âmes ces sortes de ravissements cessent, parce qu’ils n’étaient qu’une préparation à la communication totale.

Ce serait ici le lieu de parler des différentes espèces d’élévations et d’extases, de ravissements et de vols d’esprit, dont les personnes spirituelles sont souvent favorisées. Mais mon intention n’étant que de donner, comme j’en ai pris l’engagement au Prologue, une courte explication de ces Strophes, je m’en remets pour le reste à des personnes plus capables que moi d’en parler. D’ailleurs la bienheureuse Thérèse de Jésus, notre Mère, a écrit sur ces

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sujets spirituels des choses admirables, qui, je l’espère de la bonté de Dieu, verront bientôt le jour.

Je dirai seulement que l’âme désigne ici sous le nom de vol le ravissement et l’extase de son esprit en Dieu. Le Bien-Aimé lui dit aussitôt :

… Reviens, colombe !

C’était de grand cœur que l’âme, dans ce vol spirituel, abandonnait son corps. Elle se croyait au terme de sa vie mortelle et s’imaginait aller jouir à découvert et pour toujours de la présence de son Époux. Mais celui-ci l’arrête en disant : « Reviens, colombe ! » Comme s’il disait : Toi qui es ma colombe par le vol rapide et léger de ta contemplation, par l’amour dont tu brûles, par la simplicité qui te guide en toutes tes actions — car ce sont les qualités de la colombe, — reviens de ce vol sublime qui te fait aspirer à me posséder pleinement. Ce n’est pas encore le temps d’une connaissance si haute. Contente-toi de celle que je te communique dans ce ravissement.

Car voici que le cerf blessé

L’Époux ici se compare lui-même au cerf. Le propre du cerf est de gravir les hauteurs, de se précipiter, s’il est blessé, dans la fraîcheur des eaux. Entend-il la biche se plaindre et comprend-il qu’elle est blessée, il accourt auprès d’elle et la caresse tendrement. C’est ce que fait maintenant l’Époux. Voyant l’âme, son Épouse, blessée de son amour et l’entendant gémir, il court à elle, blessé lui-même de son amour. Entre amants, en effet, la blessure est commune, aussi bien que la douleur qu’elle produit. C’est donc comme s’il disait : Reviens à moi, mon Épouse. Si tu es blessée de mon amour, moi-même, blessé de ta blessure, j’accours à toi rapide comme le cerf, et je me montre sur la hauteur, de même que le cerf

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Parait sur le sommet boisé.

C’est-à-dire sur la hauteur de la contemplation à laquelle je viens de t’élever par le vol de ton esprit. La contemplation en effet est une hauteur, sur laquelle, dès cette vie, Dieu commence à se montrer à l’âme et à se communiquer à elle, non cependant avec plénitude. Aussi ne dit-il pas qu’il se montre à découvert, mais seulement qu’il « paraît ». Effectivement, si hautes que soient les divines notions accordées à l’âme en cette vie, ce ne sont que de très lointaines apparitions. Voyons maintenant la troisième similitude tirée des habitudes du cerf.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.

Par « vol » il faut entendre la contemplation extatique, et par la « brise » l’Esprit d’amour que produit dans l’âme le vol de la contemplation. C’est à bon droit que le nom. de « brise » est donné à l’amour produit par le vol, car l’Esprit-Saint, qui est amour, est comparé à la brise dans les divines Écritures, en tant qu’il est le respir du Père et du Fils. Ici il est question de la brise du vol, parce que l’Esprit-Saint procède de la contemplation du Père et du Fils et de leur Sagesse, par voie de spiration. De même ici, l’Époux donne à l’amour de l’âme le nom de « brise », parce qu’il procède de la contemplation et de la connaissance qu’elle reçoit alors de Dieu. Remarquons-le aussi ; l’Époux ne dit pas qu’il est attiré par le vol de l’Épouse, mais par la brise de son vol, parce que Dieu ne se communique pas à proprement parler par le vol de l’âme, autrement dit par la connaissance qu’elle a de Dieu, mais par l’amour qui naît de cette connaissance. En effet, comme l’amour est le lien qui unit le Père et le Fils, ainsi l’amour est le lien qui unit l’âme à Dieu.

Une âme aura beau être gratifiée d’une très haute connaissance de Dieu, d’une contemplation sublime, elle aura beau connaître tous les mystères, si elle n’a pas d’amour, tout cela ne lui servira de rien pour s’unir à Dieu, selon la parole de saint Paul 1. Le même Apôtre dit encore : Charitatem habete, quod est vinculum perfectionis 2. C’est-à-dire : Ayez cette charité qui est le lien de la perfection. C’est donc la charité, c’est l’amour qu’il aperçoit dans une âme qui fait accourir l’Époux, avide de se désaltérer à cette fontaine de l’amour de son Épouse. De même, la fraîcheur des eaux attire le cerf blessé, que la soif dévore, et l’invite à s’y rafraîchir.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.

Comme la brise rafraîchit et soulage celui que la chaleur accable, ainsi cette brise d’amour apporte fraîcheur et soulagement au cœur brûlant d’amour. C’est le propre du feu d’amour de croître en ardeur sous la brise qui le rafraîchit et le soulage, car l’amour est une flamme qui, en brûlant, tend à devenir toujours plus consumante, semblable en ceci à la flamme de nos foyers. Pour l’Époux, rafraîchir son ardeur, c’est réaliser le désir qui le presse d’accroître sa propre flamme par cette flamme de l’Épouse, qu’il appelle la « brise de son vol ». Comme s’il disait : L’ardeur de ton vol me fait brûler davantage, parce qu’un amour enflamme un autre amour.

Remarquons-le, Dieu ne verse sa grâce et son amour dans une âme qu’à proportion des dispositions et de l’amour qu’il trouve en elle. Le véritable amant doit donc faire en sorte qu’en lui cette flamme ne manque jamais. Par là, en quelque façon, il inclinera Dieu à lui porter toujours plus d’amour et à prendre en lui ses délices. Pour demeurer dans la charité, mettons en pratique ce que nous dit l’Apôtre : La charité est patiente, elle est bienfaisante ; elle

1 Si charitatem nora Babeo, nihil sum. (I Cor., XIII, 2.)

2 Coloss., III, 14.

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n’est point jalouse ; elle ne s’aigrit point, elle n’est point ambitieuse ; elle ne cherche point son intérêt ; elle ne s’irrite point ; elle ne pense point le mal ; elle ne se réjouit point de l’iniquité, mais elle se réjouit de la vérité. Elle souffre tout ce qu’il faut souffrir ; elle croit tout ce qu’il faut croire ; elle espère tout ; elle supporte tout ce qui est d’accord avec la charité 1.


STROPHES XIII ET XIV

L’Aimé, c’est pour moi les montagnes,

Les vallons boisés, solitaires,

Toutes les îles étrangères

Et les fleuves retentissants.

C’est le doux murmure des brises caressantes.


II est pour moi la nuit tranquille,

Semblable au lever de l’aurore,

La mélodie silencieuse

Et la solitude sonore,

Le souper qui délasse, en enflammant l’amour.

REMARQUE.

Avant d’aborder l’explication des deux Strophes suivantes, il est nécessaire, pour les faire mieux entendre, ainsi que toutes les autres, d’avertir le lecteur que le vol spirituel dont nous avons parlé constitue un état très sublime, une union d’amour à laquelle Dieu n’élève d’ordinaire que les âmes longuement exercées à la vie de l’esprit150. C’est ce que l’on appelle les fiançailles spirituelles avec le Verbe, Fils de Dieu. À l’entrée de cet état — je veux dire la première fois que Dieu se communique ainsi — il donne

1 Charitas pollens est, benigna est ; charitas non temulatur, non agit per peram, non inflatur, non est ambiciosa, non quœrit glue sua sunt, non irritatur, non cogitai malura, non gaudet super iniquifate, congaudet autem veritati ; omnla snffert, amnla credlt, omnia sperat, omnia sustinet (1 Cor., xiii, 4-7.)

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à l’âme de grandes lumières sur son Être divin ; il l’orne d’une participation à sa grandeur et à sa majesté ; il lui fait présent de dons et de vertus ; il l’enrichit de connaissances de Dieu et de révérence pour lui ; il la pare, en un mot, comme une jeune fille au jour de ses fiançailles.

En cet heureux jour, non seulement l’âme voit finir ses poignantes angoisses et arrête ses amoureuses plaintes, mais, comblée des richesses que je viens de dire, elle entre dans un état tout de paix, de délices, d’amoureuses suavités. On pourra en juger par les Strophes qui vont suivre. L’âme ne fait plus que redire et célébrer les perfections de son Bien-Aimé, dont elle a en lui la connaissance et la jouissance par cette union des fiançailles. Dans ces Strophes il ne sera plus question, comme auparavant, de souffrances et d’angoisses, mais d’union, de suave et paisible échange d’amour entre elle et son Bien-Aimé : tout le reste a pris fin.

Ces deux Strophes, remarquons-le, décrivent ce qu’il y a de plus signalé dans les faveurs que Dieu accorde aux âmes dans ce degré. Mais ce serait se tromper de croire que toutes les âmes parvenues à cet état reçoivent toutes les grâces indiquées ici, qu’elles les reçoivent sous la même forme, ou qu’elles ont la même mesure de connaissance et de sentiments spirituels. Aux unes il est donné plus, aux autres moins ; les unes reçoivent d’une manière, les autres d’une autre. L’état des fiançailles spirituelles comporte une grande diversité de faveurs. Nous signalons dans ces vers ce qui s’y rencontre de plus élevé ; le reste y sera compris.

EXPLICATION DES DEUX STROPHES.

Notre petite colombe volait au milieu des bourrasques de l’amour, au-dessus du déluge de ses peines et de ses amoureuses angoisses, ainsi qu’il a été rapporté. Elle ne

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trouvait pas où poser le pied, lorsque, lors de ce vol que nous avons dépeint, le Père compatissant, figuré par Noé, étendit la main de sa miséricorde, la saisit et la plaça dans l’arche de sa tendre charité. Ceci eut lieu lorsque dans la Strophe qui vient d’être expliquée, il Iui dit :

« Reviens, colombe !

Il faut savoir que dans l’arche de Noé, au témoignage des divines Écritures, il se trouvait un grand nombre de demeures, destinées à renfermer les diverses espèces d’animaux et tous les aliments dont ils devaient se nourrir. De même l’âme, qui dans ce vol spirituel s’est élevée jusqu’à l’arche divine du sein de Dieu, y contemple les nombreuses demeures qui se trouvent dans la maison du Père céleste et dont il est parlé en saint Jean 1. Elle y discerne en outre tous les aliments préparés pour les âmes, je veux dire les attributs divins qu’il est donné aux âmes de goûter. Ce sont eux que figurent les allégories dont ces Strophes sont pleines. Les voici en substance.

L’âme voit et possède dans cette divine union une abondance d’inappréciables richesses. Elle y goûte tout le repos et le bonheur qu’elle peut souhaiter. Elle perçoit concernant la Divinité des secrets et des notions extraordinaires, et c’est un des mets qu’elle savoure le plus délicieusement. Elle sent en Dieu une puissance et une force terribles, en présence desquelles toute autre puissance et toute autre force défaillent. En même temps, elle goûte en lui une admirable douceur et des délices toutes spirituelles, elle y trouve le véritable repos et la vraie lumière. Elle jouit d’une manière très relevée de la Sagesse de Dieu, qui brille dans l’harmonie des créatures et dans les œuvres de ses mains. Elle se sent remplie de tous les biens, affran -

1 In domo Patris mei mansiones multoe sunt. (Joan., xiv, 2.)

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chie et mise à l’abri de tous les maux. Mais par dessus tout, elle se nourrit d’un inestimable aliment d’amour, qui l’affermit dans la divine dilection.

Tel est en substance le contenu de ces deux Strophes. L’Épouse nous y déclare à la fois ce que le Bien-Aimé est en lui-même et ce qu’il est pour elle. L’âme en effet, dans les communications qui accompagnent ces ravissements, goûte dans la vérité cette parole de saint François : Mon Dieu et mon tout ! Dieu est toutes choses à l’âme et il est lui-même tout le bien qu’elles contiennent. La divine communication que renferme ce ravissement est exprimée par des similitudes, tirées de l’excellence des créatures énumérées dans ces Strophes. Nous en expliquerons séparément chaque vers.

Disons auparavant que les excellences signalées ici se rencontrent en Dieu éminemment et à l’infini, ou pour mieux dire, chacune de ces excellences est Dieu même, comme toutes ces excellences réunies sont Dieu même. L’âme, en s’unissant à Dieu, expérimente que Dieu est toutes choses, suivant la parole de saint Jean, chapitre I : Quod factum est in ipso vita erat 1. C’est-à-dire : Ce qui a été fait était vie en lui. Il ne faut donc pas s’imaginer que l’âme voit ici les créatures en Dieu, comme on voit les objets dans la lumière, mais il faut bien savoir que dans cette union elle éprouve que Dieu lui est toutes choses. On ne doit pas se figurer non plus que dans ce goût sublime qu’elle a de Dieu, elle voit Dieu clairement selon son Essence. Non, il ne s’agit que d’une abondante communication, d’un puissant rayon de sa grâce, qui lui fait entrevoir ce que Dieu est en lui-même, et en même temps l’excellence des créatures.151 Elle le déclare dans les vers suivants :

L’Aimé, c’est pour moi les montagnes,

1 Joan., I, 14.

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Les montagnes sont élevées ; elles sont fertiles, spacieuses, belles, gracieuses, fleuries et embaumées. Mon Bien-Aimé est pour moi ces montagnes.

Les vallons boisés, solitaires,

Les vallons solitaires sont paisibles, agréables, frais et ombragés. L’eau pure y coule en abondance. Ils charment et récréent les sens par leur végétation variée et par les chants mélodieux des oiseaux qui les habitent. Ils procurent la fraîcheur et le repos par la solitude et le silence qui y règnent. Mon Bien-Aimé est pour moi ces vallons.

Toutes les îles étrangères

Les îles étrangères sont entourées par l’océan et situées au-delà des mers. Elles sont donc séparées du commerce des hommes. Leurs productions sont très différentes des nôtres ; elles ont un aspect singulier et des propriétés qui nous sont inconnues ; elles causent de la surprise et de l’admiration à ceux qui les considèrent. C’est Dieu même que l’âme désigne ici sous le nom d’« îles étrangères », à cause des merveilles inouïes, extraordinaires, bien au-dessus de toutes les notions humaines, qu’elle découvre en lui. On peut être regardé comme étranger pour deux motifs : ou parce que l’on vit à l’écart des autres hommes, ou parce que l’on se distingue d’eux par la perfection de ses actes et l’excellence de ses œuvres. C’est sous ces deux rapports à la fois que l’âme donne à Dieu le qualificatif d’étranger. Non seulement il a toutes les excellences des îles inconnues, mais ses vues, ses conseils et ses œuvres sont pour les hommes quelque chose d’extraordinaire, de nouveau et de surprenant.

Rien d’étonnant que Dieu soit comme étranger pour les hommes qui ne l’ont jamais vu ; il l’est bien pour les anges et les élus, qui le contemplent, et cependant ne peuvent le contempler dans toute son étendue et n’y parviendront jamais. Jusqu’au jour du Jugement, ils découvriront dans la profondeur de ses conseils, relativement aux œuvres de sa miséricorde et de sa justice, des merveilles nouvelles, qui les jetteront dans une surprise et une admiration toujours croissantes. Ainsi, non seulement les hommes, mais les anges peuvent donner à Dieu la qualification d’« îles étrangères ». Il n’y a que pour lui seul que Dieu n’est ni étranger ni nouveau.

Et les fleuves retentissants.

Les fleuves ont trois propriétés. En premier lieu, ils inondent et submergent tout ce qu’ils rencontrent ; en second lieu, ils remplissent toutes les profondeurs et tous les vides qui se présentent ; en troisième lieu, ils roulent leurs eaux avec un fracas qui couvre tous les autres bruits. Dans la divine communication dont il s’agit, l’âme goûte délicieusement en Dieu ces trois propriétés. Voilà pourquoi elle nous dit que son Bien-Aimé est pour elle « les fleuves retentissants ».

En premier lieu, l’âme se sent investie par le torrent de l’Esprit de Dieu, qui s’empare d’elle avec une incroyable puissance. Il semble à cette âme qu’elle est submergée par tous les fleuves de l’univers, et que ces fleuves engloutissent tous ses actes et toutes ses passions d’autrefois. Malgré son impétuosité, cette opération de l’Esprit-Saint ne cause à l’âme aucune souffrance. Ces fleuves sont des fleuves de paix, ainsi que Dieu le donne à entendre par Isaïe lorsqu’il dit de cet envahissement de l’âme : Ecce Ego declinabo super eam quasi flumen pacis et quasi torrentem inundantem gloriam 1. C’est-à-dire : Sachez et apprenez que j’amènerai et déverserai sur elle — à savoir sur l’âme

1 Is., Lxvi 12.

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— comme un fleuve de paix et comme un torrent de gloire qui se déborde. Ainsi cet avènement de Dieu dans l’âme, comparable à l’inondation des fleuves, la remplira tout entière de paix et de gloire.

En second lieu, elle sent que ce torrent divin comble les profondeurs de son humilité et les vides creusés par le renoncement à ses appétits, suivant la parole de saint Luc : Exaltavit humiles. Esurientes replevit bonis 1. C’est-à-dire : Il a élevé les humbles, il a rempli de biens les affamés.

En troisième lieu, ces fleuves retentissants du Bien-Aimé produisent dans l’âme comme un fracas, une voix spirituelle qui couvre tous les bruits et toutes les voix de la terre, qui surpasse toute autre voix et tout autre bruit. Mais arrêtons-nous un moment, pour expliquer ce qui se passe alors.

Cette voix, ce bruit imposant des fleuves dont l’âme nous parle ici, est une plénitude surabondante qui la comble de tous les biens, c’est une puissance irrésistible qui s’empare d’elle. Ce n’est pas assez de la comparer au roulement des fleuves, c’est quelque chose comme le redoutable fracas du tonnerre. Et cependant, c’est une voix toute spirituelle, qui n’a rien des vibrations atmosphériques ni des incommodités qu’elles produisent. Elle inonde l’âme de majesté, de puissance, de délices et de gloire. C’est une voix tout intérieure, mais d’une portée immense, qui produit une admirable impression de puissance et de force.

Cette voix spirituelle, cette vibration de puissance, est celle qui se fit entendre aux apôtres quand l’Esprit-Saint, ainsi qu’il est marqué au Livre des Actes, descendit sur eux comme un torrent impétueux 2. Pour faire entendre les effets intérieurs qu’elle produisait au dedans, elle retentit au dehors comme un ouragan, qui fut perceptible à tous

1 Luc., I, 52. 2 Act., ii, 2.

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les habitants de Jérusalem. Ce fracas extérieur était l’indice de la plénitude de puissance et de force que nous avons dite et dont les apôtres se trouvèrent alors investis.

C’est ainsi encore qu’au moment où le Seigneur Jésus priait son Père sous le poids de l’angoisse et de la persécution, une voix intérieure vint du ciel pour fortifier son humanité. Les Juifs, nous dit saint Jean, la perçurent extérieurement sous la forme d’un bruit si solennel et si éclatant que les uns se demandaient si c’était un coup de tonnerre et que les autres assuraient qu’un ange lui avait parlé du haut du ciel 1. Cette voix, entendue au-dehors, marquait la force et la puissance dont l’humanité du Christ venait d’être intérieurement revêtue.

L’âme, comprenons-le bien, perçoit spirituellement dans son esprit le son de cette voix spirituelle. Par voix spirituelle il faut entendre l’effet produit dans l’âme. De même, la voix spirituelle résonne dans l’oreille, tandis que la chose signifiée s’imprime dans l’intelligence. C’est ce qu’enseigne David quand il dit : Ecce dabit voci suce vocem virtutis 2. Ce qui revient à dire : Sachez que Dieu donnera à sa voix une voix de puissance, et cette puissance est la voix intérieure. En effet, en disant : Dieu donnera à sa voix une voix de puissance, David nous apprend qu’à la voix extérieure qui s’entend au-dehors, Dieu joindra une voix puissante qui s’entendra au-dedans.

Par où nous apprenons que Dieu est une voix infinie et que, lorsqu’il se communique à l’âme de la manière que nous venons de dire, il lui produit l’effet d’une voix éclatante.

Cette voix fut perçue par saint Jean, qui nous dit dans l’Apocalypse que la voix qu’il entendit du ciel erat tanquam vocem aquarum multarum et tanquam vocem tonitrui magni 2.

1 Joan., XII, 28. 2 Ps. Lxvii, 37. 3 Apoc., xiv, 2.

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Ce qui revient à dire que la voix qu’il entendit faisait l’effet de la voix des grandes eaux et du fracas du tonnerre. Mais pour ne pas donner à penser qu’une voix aussi forte était incommode et fatigante, il ajoute aussitôt que cette voix avait tant de douceur, qu’elle était sicut citharœdorum citharizantium in citharis suis 1. C’est-à-dire qu’elle était semblable à un concert de musiciens, qui tireraient de leurs cithares des flots d’harmonie. Ezéchiel dit de son côté que cette voix, qui ressemblait à celle des grandes eaux, erat quasi sonum sublimis Dei 2. C’est-à-dire, comme le son du Dieu très haut. En d’autres termes, Dieu se communiquait par cette voix avec autant de sublimité que de douceur.

Cette voix est infinie, parce que, nous l’avons déjà dit, c’est ici Dieu même qui se communique, en faisant retentir sa voix dans une âme. Mais il se proportionne à chaque âme, donnant à sa voix le juste degré de puissance qui convient à chacune, en sorte qu’elle en est comblée de délices et de gloire. C’est ce qui faisait dire à l’Épouse des Cantiques : Sonet vox tua in auribus meis, vox enim tua dulcis 3. C’est-à-dire : Que ta voix retentisse à nies oreilles, car elle est pleine de douceur. Vient ensuite ce vers :

C’est le doux murmure des brises caressantes.

L’âme mentionne ici deux choses : la « brise » et le « murmure ». Par les « brises caressantes » il faut entendre les perfections et les excellences du Bien-Aimé, qui, par le moyen de l’union, investissent une âme, viennent toucher sa substance et se communiquent amoureusement à elle. Par le « murmure » de ces brises il faut entendre une très sublime et très délicieuse connaissance de Dieu et de ses

1 Apoc., xiv, 2. 2 Ezech., 1, 24. 3 Cant., II, 14.

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perfections, qui, naissant du contact des perfections divines et de la substance de l’âme, rejaillit dans l’entendement. De toutes les jouissances accordées à l’âme dans l’état d’union, celle-ci est la plus élevée.

Mais expliquons davantage le sujet. On peut distinguer deux choses dans la brise : le contact et le murmure. De même, cette communication de l’Époux donne lieu tout ensemble à la délectation et à la connaissance. La brise fait sentir son impression au sens du toucher et son murmure au sens de l’ouïe. Ainsi, c’est le toucher résidant en la substance de l’âme qui reçoit le contact des perfections du Bien-Aimé, et c’est l’entendement — qu’on peut regarder comme l’ouïe de l’âme — qui perçoit la connaissance.

On dit que la « brise caressante » arrive lorsqu’elle se fait sentir agréablement au toucher et satisfait le besoin de celui qui aspirait à ce rafraîchissement. En même temps l’ouïe est récréée par le murmure de la brise, et cette agréable sensation de l’ouïe surpasse celle du toucher, parce que le sens de l’ouïe est plus spirituel que celui du toucher, ou, pour parler plus exactement, il a plus de rapport avec ce qui est spirituel ; aussi la jouissance qu’il produit est-elle plus spirituelle que la jouissance dont le sens du toucher est le moyen.

Le divin contact pénètre donc la substance de l’âme de plaisir et de jouissance, il satisfait suavement le désir qui la faisait soupirer après cette divine union. L’âme appelle cette touche d’union une « brise caressante », parce qu’ainsi que nous l’avons dit, elle lui communique suavement et amoureusement les perfections du Bien-Aimé, d’où dérive dans l’entendement le murmure de l’intelligence.

Elle se sert du terme de « murmure », parce que de même que le souffle de la brise entre subtilement dans le réceptacle de l’oreille, ainsi cette très subtile et très exquise connaissance pénètre avec une admirable douceur et de

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merveilleuses délices jusqu’au plus intime de la substance de l’âme, et ces délices surpassent tout ce que cette âme a jamais éprouvé. La raison en est que cette connaissance est purement substantielle, dégagée de toute forme et de tout accident, et qu’elle est communiquée à cette partie de l’entendement que les philosophes appellent passive ou possible. Elle est donc reçue passivement et sans aucune coopération de l’entendement. Et parce que c’est l’entendement qui la reçoit, il n’est point pour l’âme de plus grande jouissance, car, d’après les théologiens, c’est dans l’entendement que réside la fruition suprême, qui consiste à voir Dieu.

Parce que ce murmure de la brise signifie la connaissance substantielle, certains théologiens tiennent que notre père Élie vit Dieu même dans ce souffle de brise légère qui se fit sentir à lui sur la montagne, à l’entrée de la caverne où il se tenait 1. L’Écriture parle du souffle d’une brise légère, parce que cette exquise et subtile communication spirituelle produisait la connaissance dans l’entendement du prophète. Ici l’âme nous parle du « murmure des brises caressantes », parce que de l’amoureuse communication des perfections du Bien-Aimé, il se fait un rejaillissement dans son entendement et c’est pour cela qu’elle l’appelle. le « murmure des brises caressantes ».

Ce divin murmure qui pénètre dans l’oreille de l’âme et qui est, nous l’avons dit, purement substantiel, découvre de grandes vérités sur la Divinité et révèle quelque chose de ses mystérieux secrets. D’ordinaire en effet, quand l’Écriture parle d’une communication divine perçue par l’ouïe, il s’agit de la manifestation nuement perçue ou de la révélation de quelque secret divin. Ce sont alors des visions et des révélations purement spirituelles, commu -

1 III Reg., xix, 12.

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piquées sans l’intermédiaire des sens : aussi ce qu’elles donnent à connaître est-il très sublime et très certain. Voilà pourquoi saint Paul, voulant faire comprendre la sublimité de la vision qu’il avait eue, ne dit pas : Vidi arcana verba, et moins encore : Gustavi arcana verba, mais : Audivi arcana verba quae non licet hominibus loqui 1. Comme s’il disait : J’ai entendu des paroles secrètes, qu’il n’est pas permis à l’homme de prononcer. Par où l’on tient que lui aussi vit Dieu, comme notre père Élie l’avait vu dans le souffle de la brise.

Ainsi donc, comme la foi, toujours selon la doctrine de saint Paul, pénètre en nous par l’ouïe, ainsi l’objet de la foi, qui est précisément cette connaissance substantielle, vient à nous par l’ouïe spirituelle. Le prophète Job nous le fait bien comprendre quand, s’adressant à Dieu qui venait de se révéler à lui, il dit : Auditu auris audivi te ; nunc autem oculus meus videt te 2. C’est-à-dire : Je vous ai entendu de mon oreille, et maintenant mon ceil vous voit. Ce qui nous montre clairement qu’entendre de l’oreille de l’âme et voir de l’œil de l’entendement passif dont nous avons parlé, est une seule et même chose. Aussi Job ne dit pas : Je vous ai entendu de mes oreilles, mais de mon oreille. Il ne dit pas non plus : Je vous vois de mes yeux, mais de l’œil de mon entendement. Cette audition de l’âme est donc la même chose que cette vision de l’entendement.

Il ne faut pas croire cependant que cette connaissance nue et substantielle accordée à l’âme soit la fruition claire et parfaite du ciel. Bien que dégagée d’accidents, elle n’est pas claire, mais obscure. Ce n’est encore que la contemplation, laquelle en cette vie est, au dire de saint Denis, un rayon de ténèbres. Nous pouvons donc la regarder comme un rayon ou une image de la fruition à venir, et

1 La Vulgate porte : quæ non licet hornini loqui. (II Cor., xii, 4.) 2 Job, XLII, 5.

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par le fait elle a lieu dans l’entendement, où résidera la fruition glorieuse.

Cette connaissance substantielle, que l’âme désigne ici sous le nom de « murmure », est la même qu’elle a nommée plus haut « les yeux ardemment désirés de l’Époux », et dont elle n’a pu supporter la sublimité, tellement qu’elle a été contrainte de s’écrier : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »

Il sera très à propos de confirmer ici, par l’autorité d’un passage de Job, ce que j’ai dit du ravissement et des fiançailles spirituelles — quitte à ralentir un peu notre marche — et d’en faire les applications que réclame notre sujet. Je reprendrai ensuite l’explication de la Strophe suivante.

Éliphaz de Teman parle ainsi : Porro ad me dictum est verbum absconditum, et quasi furtive suscepit auris mea venas susurri hujus. In horrore visionis nocturnce, quando solet sopor occupare homines, pavor tenuit me et tremor, et omnia ossa mea perterrita sunt, et cum spiritus me praesente transiret, inhorruerunt pili carnis meae. Stetit quidam cujus non agnoscebam vultum, imago coram oculis meis et vocem quasi aura tenuis audivi 1. Ce qui veut dire : En vérité, une parole secrète m’a été adressée, et mon oreille a saisi comme à la dérobée le souffle de son murmure. Dans l’horreur d’une vision de nuit, à l’heure où le sommeil a coutume d’assoupir les hommes, je fus saisi de frayeur, je tremblai d’effroi, mes os furent tout pénétrés d’épouvante. Un esprit passa devant moi, et mes cheveux se dressèrent sur ma tête. L’image de quelqu’un dont je ne connaissais pas le visage s’arrêta devant moi, et j’entendis une voix légère comme le souffle de la brise.

Ce passage contient tout ce que nous avons dit du ravissement, à partir de la Strophe XII :

Détourne-les, mon Bien-Aimé !

1 Job, iv, 12-16.

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Ce qu’Éliphaz nous dit de la parole secrète qui lui a été adressée revient à cette connaissance mystérieuse communiquée à l’âme, connaissance d’une grandeur si accablante, qu’elle s’est vue contrainte de supplier son Bien-Aimé de détourner son regard. Il dit ensuite que son oreille a saisi comme à la dérobée le souffle d’un murmure. C’est la connaissance substantielle et nue, reçue, nous l’avons dit, par l’entendement de l’âme, car le souffle représente la substance dépouillée d’accident.

Le murmure signifie le contact des perfections divines, d’où rejaillit dans l’entendement la connaissance substantielle. Le terme de murmure marque la douceur de cette communication, que l’âme a nommée « brises caressantes », parce qu’elle est tout imprégnée de tendresse. Éliphaz dit qu’il a reçu ce murmure comme à la dérobée. L’objet dérobé appartient à autrui, et ce contact des divines perfections n’appartient pas, naturellement parlant, à l’homme. En le recevant, il reçoit ce à quoi il n’a aucun droit, pas plus que saint Paul n’avait de droit sur le secret qui lui fut révélé et qu’il ne lui était pas permis de découvrir. Un autre prophète répète par deux fois : Mon secret est à moi, mon secret est à moi 1.

Éliphaz continue : Dans l’horreur d’une vision de nuit, à l’heure où le sommeil a coutume d’assoupir les hommes, je fus saisi de frayeur et je tremblai d’effroi. Il marque la frayeur et le tremblement que cause naturellement à l’âme la communication divine reçue dans l’extase ; car, nous l’avons dit plus haut, la nature est incapable de porter la communication de l’Esprit de Dieu.

Le prophète fait allusion au phénomène qui se produit parfois dans un demi-sommeil, au point qui sépare le sommeil véritable de la veille, phénomène que l’on appelle

1 Secretum meum mihi, secretum meum mihi. (Is., xxiv, 10.)

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cauchemar. De même, c’est au point qui sépare l’ignorance de la connaissance surnaturelle, à l’entrée du ravissement et de l’extase, qu’ont lieu la frayeur et le tremblement causés par la vision spirituelle dont l’âme est gratifiée. Il ajoute que ses os furent pénétrés d’épouvante, ou en d’autres termes qu’ils furent ébranlés et disjoints, ce qui équivaut à l’effet de dislocation des os que nous avons signalé. Daniel note ce même effet comme s’étant produit en lui à la vue de l’ange : Domine, in visione tua dissolutoe sunt compages meae 1. C’est-à-dire : Seigneur, votre vue a relâché la jointure de mes os.

Éliphaz poursuit : Quand l’esprit passa devant moi — c’est-à-dire : quand le ravissement me fit passer les limites de mes facultés naturelles, — mes cheveux se dressèrent sur ma tête. C’est le corps qui se glace, s’engourdit et semble privé de vie. L’image de quelqu’un dont je ne connaissais pas le visage s’arrêta devant moi. C’est Dieu qui se communique. Le prophète nous dit qu’il ne connaissait pas son visage, pour marquer que dans cette vision, si haute soit-elle, l’âme ne voit ni la face ni l’essence de Dieu. Il dit qu’une image parut devant ses yeux, parce que cette notion divine, cette parole cachée était, dans sa sublimité, comme une représentation de la face de Dieu, sans être pourtant la vision essentielle de la Divinité.

Il conclut en disant qu’il entendit une voix légère comme le souffle de la brise, ce qui revient à la qualification de « brise caressante », donnée par l’âme à son Bien-Aimé.

Il ne faut pas se figurer que ces divines visites soient toujours accompagnées de ces frayeurs et de ces lésions physiques. Comme nous l’avons dit, cela n’arrive qu’aux personnes qui viennent d’entrer dans l’état d’illumination et de perfection, et qui commencent seulement à recevoir

1 La Vulgate porte : Domine mi… (Dan., x, 16). Nous avons vu déjà que saint Jean de la Croix citait souvent de mémoire.

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ce genre de communications. Chez les autres, elles se produisent au contraire avec une grande douceur. Mais reprenons l’explication de nos Strophes.

Il est pour moi la nuit tranquille

Pendant le sommeil spirituel dont l’âme jouit sur le sein de son Bien-Aimé, elle goûte et possède tout le calme, tout le repos, toute la quiétude d’une paisible nuit. En même temps elle reçoit de Dieu, même une intelligence abyssale et obscure, ce qui lui fait dire que son Bien-Aimé est pour elle « la nuit tranquille ».

Semblable au lever de l’aurore.

Cette nuit pleine de quiétude n’est point ténébreuse ; on peut la comparer à cette partie de la nuit qui touche au point du jour. Ce calme, ce repos en Dieu n’a pas lieu, je le répète, dans l’obscurité d’une nuit profonde : c’est un repos et une quiétude dans la lumière divine. Cette connaissance de Dieu, ignorée jusque-là, fait goûter à l’esprit une tranquillité exquise, une haute et divine illumination.

Cette lumière est très justement comparée au lever de l’aurore, c’est-à-dire à l’aube du matin, car de même que l’aube du matin dissipe l’obscurité de la nuit et fait paraître la lumière du jour, ainsi l’esprit, calme et paisible en Dieu, monte des ténèbres de la connaissance naturelle aux clartés matutinales de la connaissance surnaturelle de Dieu. Cette connaissance, redisons-le, n’est pas encore claire et lumineuse, c’est l’obscurité de la nuit au moment du lever de l’aurore. Et de même que la nuit, quand va poindre l’aurore, n’est déjà plus tout à fait la nuit et n’est pas encore complètement le jour — c’est ce qu’on appelle entre deux jours 1, — ainsi cette céleste quiétude n’est pas

1 Entre dos luces, porte le texte espagnol.

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investie par la lumière divine à son apogée, elle participe seulement à ses premiers rayons.

Au sein de ce repos, l’entendement se voit avec la plus grande surprise élevé au-dessus de toutes les connaissances naturelles, jusqu’à la lumière de Dieu. On dirait une personne qui sort d’un long sommeil et qui ouvre les yeux à une lumière inattendue. C’est à cette connaissance de Dieu que David faisait allusion lorsqu’il disait : Vigilavi et Iactus sum sicut passer solitarius in tecto 1. C’est-à-dire : Je m’éveillai et je me trouvai comme le passereau solitaire sur le toit. Comme s’il eût dit : J’ai ouvert les yeux de mon entendement et je me suis trouvé au-dessus de toutes les connaissances naturelles, dépouillé de ces connaissances, solitaire, dominant toutes les choses d’ici-bas.

Cette âme se compare au passereau solitaire. Dans cette contemplation, en effet, elle a les propriétés de cet oiseau, qui sont au nombre de cinq. Premièrement, il se pose d’ordinaire dans les lieux les plus élevés, et l’âme en ce degré monte à une très sublime contemplation. Secondement, il a toujours le bec tourné du côté d’où vient la brise, et l’âme porte ses désirs dans la direction de la brise d’amour qui est Dieu. Troisièmement, il reste toujours seul, il ne souffre auprès de lui aucun autre oiseau, et si l’un ou l’autre vient s’y poser, il se retire aussitôt ; l’âme dans cette contemplation est séparée, dépouillée de toutes choses et ne veut que la solitude en Dieu. Quatrièmement, il chante très suavement ; et l’âme alors adresse à Dieu un chant plein de douceur, les louanges qu’elle fait retentir sont imprégnées du plus suave amour, ce qui les lui rend très délicieuses à elle-même et très précieuses à Dieu. Cinquièmement, il n’a pas de couleur déterminée ; et l’âme arrivée à la perfection non seulement ne retient

1 Ps. CI, 8.

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plus aucune nuance d’affection sensuelle ou d’amour-propre, mais laisse de côté toute considération, soit basse, soit élevée, elle abandonne tout ce qui a un mode ou une manière d’être, parce qu’elle a sur Dieu des notions qui sont un abîme de profondeur.152

La mélodie silencieuse,

Au milieu de la quiétude et du silence de cette nuit, au sein des rayons de la divine lumière, l’âme découvre l’admirable convenance des dispositions de la Sagesse dans la variété des créatures et la diversité de ses œuvres. Toutes les créatures, soit dans leur ensemble, soit dans leur individualité, ont un rapport avec Dieu, et chacune raconte dans son langage ce que Dieu est en elle153. De toutes ces voix il se forme pour l’âme un harmonieux et très suave concert, qui surpasse tous les concerts et toutes les mélodies de la terre. Elle lui donne le nom de « mélodie silencieuse », parce que, nous l’avons dit, c’est une connaissance calme et paisible, sans bruit de voix. On y goûte tout à la fois les douceurs de l’harmonie et le repos du silence. L’âme nous dit que son Bien-Aimé est lui-même cette « mélodie silencieuse n, parce que c’est en lui qu’elle jouit de cette harmonie toute spirituelle. Elle ajoute qu’il est aussi

La solitude sonore.

Cette « solitude sonore » diffère très peu de la « mélodie silencieuse ». C’est une « mélodie silencieuse » pour les sens et les puissances naturelles, mais c’est une solitude pleine d’ondes sonores pour les puissances spirituelles quia solitaires, vides de toutes formes, de toutes représentations naturelles, sont aptes à recevoir spirituellement, dans des flots d’harmonie, le concert éclatant des excellences divines, considérées en Dieu ou dans ses créatures.

Nous avons dit déjà que saint Jean dans l’Apocalypse

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entendit en esprit la voix d’un grand nombre de musiciens, qui tiraient de leurs cithares des mélodies ravissantes.

Il s’agissait d’un concert spirituel, et non de cithares matérielles. L’apôtre recevait une certaine perception des louanges que les bienheureux donnent continuellement à Dieu, chacun suivant sa gloire spéciale. Ces louanges forment une mélodie, puisque les élus ayant reçu des dons différents, chacun d’eux fait entendre une louange qui lui est propre, et ces innombrables voix se réunissent dans une harmonie d’amour, qui fait l’effet d’un véritable concert.

L’âme de même, dans cette paisible illumination de la Sagesse divine, entend toutes les créatures, soit de l’ordre supérieur, soit de l’ordre inférieur de la création, rendre à Dieu, suivant le don qu’elles ont reçu de lui, un témoignage de ce qu’il est en lui-même. Elle voit chacune d’elles le glorifier à sa manière, parce qu’elle le renferme en soi conformément à sa capacité. Toutes ces voix forment en s’unissant une harmonie sublime, qui chante la grandeur, la sagesse et l’admirable science de Dieu. C’est ce que l’Esprit-Saint nous donne à entendre lorsqu’il dit au livre de la Sagesse : Spiritus Domini replevit orbem terrarum, et hoc quod continet omnia scientiam habet vocis 1. Ce qui veut dire : L’Esprit du Seigneur a rempli le globe de la terre, et cet univers, qui contient les œuvres de ses mains, a la science de la voix. C’est là cette « solitude sonore », dont l’âme, nous l’avons dit, entre ici en jouissance et qui n’est autre que le témoignage que toutes les créatures rendent à Dieu. Comme l’âme ne peut percevoir cette harmonie que dans la solitude et l’abstraction de toutes les choses extérieures, elle lui donne le nom de « mélodie silencieuse » et de « solitude sonore ». Et son Bien-Aimé, déclare-t-elle, est pour elle tout cela. Elle ajoute :

1 Le souper qui délasse, en enflammant l’amour. 1 Sap., I, 7.

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Le repas du soir apporte aux amants à la fois récréation, rassasiement, amour. Le Bien-Aimé, dans cette suave communication, produit en l’âme un triple effet. C’est pour cela qu’elle l’appelle « un souper qui délasse, en enflammant l’amour ». Dans les saintes Écritures, le repas du soir désigne la vision de Dieu. De même donc que le souper couronne les travaux du jour et ouvre le repos de la nuit, ainsi l’âme savoure, dans la paisible connaissance dont nous parlons, un avant-goût de la fin de ses maux et l’assurance des biens qu’elle attend. Par là aussi son amour pour Dieu prend de grands accroissements. C’est donc réellement pour elle : « le souper qui délasse », en lui annonçant la fin de ses maux, et qui « enflamme l’amour », en lui assurant la possession de tous les biens.

STROPHE XV

Notre lit tout fleuri s’enlace

À la caverne des lions.

Il est de pourpre tout tendu,

De paix il est édifié.

Mille boucliers d’or viennent le couronner.

EXPLICATION.

Dans les deux Strophes précédentes l’Épouse a chanté les grâces et les perfections du Fils de Dieu, son Bien-Aimé. Ici, elle célèbre le sublime et délicieux état où elle se voit élevée, en même temps que la sécurité qu’elle y goûte. Elle relève aussi la richesse des dons et des vertus qui sont devenus son partage au lit nuptial de son Époux, car maintenant qu’elle ne fait plus qu’un avec lui, ses vertus ont pris une vigueur nouvelle, sa charité est arrivée à sa perfection, sa paix est pleine et parfaite. Elle-même est

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enrichie et embellie d’autant de dons et de vertus qu’il est possible d’en posséder et d’en goûter en cette vie. Elle dit donc :

Notre lit tout fleuri,…

Ce lit fleuri, c’est le sein plein d’amour du Bien-Aimé, dans lequel l’âme devenue son Épouse repose avec lui. Ce lit est à présent tout fleuri pour elle, à raison de l’union qui s’est consommée entre elle et lui. Par le fait de cette union, l’âme reçoit communication des perfections, des grâces, des dons du Bien-Aimé, ce qui la comble de tant de beauté, de richesses et de délices, qu’il lui semble reposer sur une couche de fleurs embaumées, au contact délicieux, au parfum enivrant. C’est donc à très juste titre qu’elle nomme cette union d’amour « un lit fleuri ». L’Épouse des Cantiques, s’adressant à l’Époux, le nomme elle aussi : Notre lit fleuri 1. Elle dit notre lit, parce que les vertus et l’amour du Bien-Aimé leur sont à présent communs à tous deux, et les délices communes, selon cette parole de l’Esprit-Saint dans les Proverbes : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes 2.

Elle dit aussi que ce lit est « fleuri », parce que les vertus sont à présent parfaites dans l’âme, exercées en œuvres héroïques, ce qui n’était pas possible avant que cette couche dit fleuri en parfaite union avec Dieu. Elle dit donc :

… S’enlace

À la caverne des lions.

C’est la force et la violence du lion qui porte l’âme à comparer ici les vertus dont elle est en possession à la

Lectulus noster floridus. (Cant., I, 15.)

2 Deliciæ meae esse cum filiis hominum. (Prov., viii, 31.)

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caverne de cet animal. La caverne du lion en effet est très sûre et à l’abri des incursions des autres animaux, qui, redoutant la force et la hardiesse de celui qui l’habite, n’osent y entrer ni même séjourner à l’entour. Ainsi, il est vrai de dire que chaque vertu acquise en sa perfection est pour cette âme une caverne de lions, où réside le Christ, son Époux, Lion puissant, qui est uni à l’âme par cette vertu et par toutes les autres. L’âme unie à l’Époux par les vertus est, elle aussi, comme un lion plein de force, parce qu’elle participe aux perfections du Bien-Aimé. Elle se sent même si puissamment défendue dans ce domaine des vertus, que lorsqu’elle repose au milieu de ces mêmes vertus, sur la couche fleurie de son union avec Dieu, le démon n’a pas la hardiesse de l’attaquer. Que dis-je ? il n’ose paraître devant elle, tant il éprouve de frayeur en la voyant si grande, si courageuse et si hardie, parmi les vertus parfaites, sur la couche de son Bien-Aimé. En effet, quand l’âme est unie à Dieu en transformation d’amour, le démon la redoute comme Dieu même et n’ose la regarder, si vive est la frayeur que lui inspire une âme arrivée à la perfection.

Ce lit divin est « enlacé » de vertus, parce qu’en cet état toutes les vertus sont étroitement jointes et unies les unes aux autres, affermies et soutenues les unes par les autres, au point qu’elles forment en cette âme une seule perfection consommée. Il ne s’y trouve, pour ainsi parler, ni ouverture ni partie faible par où le démon puisse pénétrer, ou qui permette à quoi que ce soit — considérable ou insignifiant, peu importe — de la molester ou même de l’émouvoir tant soit peu. C’est que, parfaitement libre des assauts des passions naturelles, étrangère à la fatigante multiplicité des soucis, temporels, elle jouit en parfaite sécurité de la participation à la Divinité.

C’est là que se portaient les désirs de l’Épouse des Can -

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tiques, lorsqu’elle disait : Qui me donnera, ô mon frère, toi qui suces les mamelles de ma mère, de te trouver dehors et de te baiser, en sorte que nul ne me méprise 1 ? Ce baiser, c’est l’union dont il s’agit ici, union dans laquelle l’amour met l’âme sur le pied d’une sorte d’égalité avec Dieu. Désireuse d’obtenir ce baiser sacré, l’âme demande qui lui donnera que le Bien-Aimé soit son frère, c’est-à-dire son égal. Et quand elle demande qu’il suce les mamelles de sa mère, elle veut dire qu’il consumera toutes les imperfections et tous les appétits naturels qu’elle tient de sa mère Ëve. Le trouver seul, c’est s’unir à lui hors de tout le créé, dépouillée, selon la volonté et l’appétit, de toutes les créatures. Alors nul ne la méprisera plus et n’osera le faire : ni le monde, ni la chair, ni le démon. Par le fait qu’elle est pure et dégagée de tout le créé, unie à Dieu, aucune créature n’a le droit de la molester.

D’où il suit que l’âme en cet état jouit d’une suavité et d’une tranquillité qui jamais ne lui font défaut. Mais indépendamment de cette jouissance et de cette paix qui lui sont habituelles, voici ce qui se produit par moments. Les fleurs des vertus, qui croissent dans le jardin de l’âme, s’ouvrent soudain et exhalent un parfum si pénétrant, qu’il semble à cette âme être toute remplie des délices de Dieu, et ce n’est que l’exacte vérité. Je dis que les fleurs des vertus s’ouvrent par moments dans l’âme, parce que, pour enrichie qu’elle soit de vertus parfaites, elle n’en jouit pas toujours actuellement. Seule la paix, la tranquillité dont elles sont la source, demeure permanente. On peut donc dire que durant cette vie les vertus de l’âme sont comme un jardin fermé et des fleurs à l’état de boutons. C’est merveille de les voir de temps à autre s’ouvrir

1 Quis mihi del te fratrem meum sugentem ubera matris mece, ut inveniam te loris et deosculer te, et jam me nemo despiciat ? (Cant., viii, l.)

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sous le souffle de l’Esprit-Saint, pour répandre les parfums les plus exquis et les plus divers.

Ce sont d’abord les fleurs des « montagnes », c’est-à-dire la participation à la grandeur, à la beauté de Dieu, puis le muguet des « vallons boisés, solitaires », c’est-à-dire le repos, le rafraîchissement, la sécurité ; les roses embaumées des « îles étrangères », ou les notions divines, merveilleuses, surprenantes. Parfois c’est le parfum du lis, autrement dit l’impression de la majesté divine, figurée par « les fleuves retentissants », laquelle envahit l’âme tout entière. D’autres fois, ce sera la délicate odeur du jasmin, ou le « murmure des brises caressantes », dont, nous l’avons dit, l’âme a la jouissance en cet état. Ce sont enfin toutes les autres fleurs dont nous avons parlé : la connaissance goûtée dans « la nuit tranquille », la « mélodie silencieuse », la « solitude sonore », « le souper » plein de saveur et de tendresse154.

Par moments le parfum des fleurs réunies est tellement enivrant, que l’âme peut dire avec vérité que « son lit fleuri “s’enlace” à la caverne des lions ». Heureuse l’âme à laquelle il est parfois donné en cette vie de respirer le parfum de ses divines fleurs !

Elle dit que ce lit est aussi

… de pourpre tout tendu.

La pourpre, dans les divines Écritures, désigne la charité ; elle sert de vêtements aux rois. L’âme nous dit que sa couche fleurie est tendue de pourpre, parce que toutes les vertus et tous les trésors qui s’y trouvent renfermés ne peuvent se soutenir que par la charité, comme ils ne peuvent se goûter que dans l’amour du céleste Roi. Sans l’amour, l’âme n’aurait la jouissance ni de cette couche divine ni des fleurs dont elle est ornée. Toutes ces vertus de l’âme sont donc comme tendues sur le fond de l’amour,

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très propre à les conserver ; elles sont de plus comme baignées d’amour. Chacune d’elles est à l’âme une provocation à aimer Dieu, en sorte qu’en toute rencontre, en toute œuvre qui se présente à faire, elle se porte amoureusement à cet accroissement d’amour. C’est là ce que signifie cette pourpre dont le lit de l’Épouse est tendu.

Elle dit encore :

De paix il est édifié.

Chaque vertu est par elle-même pacifique, suave et courageuse. Elle produit donc en l’âme qui la possède un triple effet de paix, de douceur et de force. Et comme ce lit est fleuri, c’est-à-dire, ainsi que nous l’avons expliqué, composé des fleurs des vertus, qui sont toutes pacifiques, suaves et courageuses, il s’ensuit que « de paix il est édifié » et que l’âme elle-même est pacifique, suave et courageuse, trois prérogatives incompatibles avec une guerre quelconque, qu’elle vienne du monde, du démon ou de la chair. Grâce aux vertus enfin, l’âme jouit d’une paix et d’une sécurité si absolues, qu’elle se croirait, pour ainsi parler, tout entière édifiée dans la paix. En plus de tout le reste, elle dit de ce lit divin :

Mille boucliers d’or viennent le couronner.

Ces boucliers sont ici les vertus et les dons célestes dont l’âme nous dit que le lit de ses délices est couronné. En effet, non seulement les vertus et les dons servent de couronne et de récompense à celui qui a su les acquérir, mais ils lui servent en outre de défense : ce sont de puissants boucliers contre les vices qu’il a vaincus par leur moyen. Ainsi, le lit fleuri de l’Épouse est couronné et défendu par ces mêmes vertus, qui lui servent à la fois de récompense et de bouclier. Elle dit que ces boucliers sont d’or, afin de marquer la haute valeur des vertus. L’Épouse des

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Cantiques exprime la même vérité en termes différents, Iorsqu'elle dit : Voici que le lit de Salomon est entouré par soixante des plus vaillants d’Israël, qui ont tous l’épée au côté à cause des frayeurs de la nuit 1.


STROPHE XVI

Sur tes traces les jeunes filles

Vont légères par le chemin.

Sous la touche de l’étincelle,

Le vin confit engendre en elles

Des respirs embaumés, d’un arome divin.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe, l’Épouse loue le Bien-Aimé de trois faveurs que reçoivent de lui les âmes pieuses, faveurs qui les animent, les excitent à l’amour divin. Si elle en fait ici mention, c’est qu’en l’état dont nous parlons, elle les expérimente elle-même. La première est une suavité qui émane de la personne de l’Époux, si efficace qu’elle leur fait hâter le pas dans le chemin de la perfection. La seconde est une amoureuse visite qui les enflamme soudain. La troisième est une abondance de charité qui se répand en elles et les enivre, leur causant un transport d’esprit, sous l’empire duquel, comme sous l’empire de la visite amoureuse, elles envoient vers Dieu des louanges et de délicieuses aspirations d’amour. Elle dit donc :

Sur tes traces…

La trace est le vestige laissé par la personne que l’on suit ; elle sert à la faire retrouver et découvrir. L’on peut dire que la suavité et la notion amoureuse que Dieu verse

1 En lectulum Salomonis sexaginta fortes ambiant ex fortissimis Israël. Unaus cujusque ensis super femur suurn propter timores nocturnos. (Cant., iii, 7-8.)

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dans l’âme sont la trace, le vestige, au moyen desquels il se fait connaître et rechercher. C’est pour cela que l’âme dit ici au Verbe, son Époux : « Sur tes traces. » Ou en d’autres termes : En suivant ce vestige de suavité que tu verses et imprimes dans les âmes, ce parfum que tu répands,


… les jeunes filles

Vont légères par le chemin.

Ce qui revient à dire : les âmes pieuses, avec cette fraîcheur de jeunesse que leur communique la suavité de ton vestige, « vont légères par le chemin », c’est-à-dire : selon la voie et l’état que Dieu leur ouvre, par des exercices variés et des œuvres spirituelles diverses, elles suivent le chemin qui conduit à la vie éternelle, autrement dit le chemin de la perfection évangélique. Par ce chemin, une fois arrivées à la nudité de l’esprit, au dépouillement de tout le créé, elles rencontrent le Bien-Aimé et se joignent à lui en union d’amour. Cette suavité ou ce vestige que Dieu laisse de lui-même dans une âme, la rend singulièrement légère et la fait courir après lui presque sans effort, parce qu’elle est attirée et soulevée par ce divin vestige, qui la fait non seulement sortir de sa demeure, mais encore courir de toutes ses forces le long du chemin.

L’Épouse des Cantiques demandait à l’Époux cette divine attraction, lorsqu’elle disait : Trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum 1. C’est-à-dire : Tire-moi après toi, et nous courrons à l’odeur de tes parfums. Et après que la divine senteur lui a été accordée : In odorem unguentorum tuorum currimus, adolescentulae dilexerunt te nimis 2. Ce qui signifie : Nous courrons à l’odeur de tes parfums, les jeunes filles t’ont chéri. Et David dit

1 Cant., I, 3. 2 Ibid.

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de même : J’ai couru dans la voie de vos commandements quand vous avez dilaté mon cœur 1.

Sous la touche de l’étincelle,

Le vin confit engendre en elles

Des respirs embaumés, d’un arome divin.

Nous avons vu aux deux vers précédents que les âmes pieuses, attirées par les traces divines, s’avancent sur le chemin par divers exercices et diverses œuvres extérieures. Ici l’Épouse indique une opération intérieure de leur volonté, sous l’impulsion de deux autres faveurs ou visites intérieures que le Bien-Aimé leur accorde. Elle donne à ces deux visites le nom de « touche de l’étincelle » et de « vin confit », et quant à l’opération intérieure de la volonté qui résulte de ces deux visites de Dieu, elle l’appelle « des respirs embaumés, d’un arome divin ».

La « touche de l’étincelle » est une touche exquise dont le Bien-Aimé favorise de temps à autre une âme, et parfois lorsqu’elle y pense le moins. Tout à coup le cœur s’embrase d’un feu d’amour : on dirait qu’une étincelle est tombée sur lui et le met tout en feu. Alors, par un réveil soudain, la volonté en un instant s’enflamme d’amour. Ce sont des désirs, des louanges, des actions de grâces, des témoignages de révérence, des demandes, qui montent amoureusement vers Dieu. C’est là ce que l’Épouse nomme « des respirs embaumés, d’un arome divin ». Ils sont nés de cette « touche de l’étincelle », qui a jailli du divin amour. Ce céleste baume réconforte l’âme et, par sa vivifiante odeur, lui donne la santé.

L’Épouse parle ainsi de cette divine touche au Livre des Cantiques : Dilectus meus misit manum suam per foramen, et venter meus in fremuit ad tactum ejus 2. C’est-à-dire

Viam mandatorum cucurri cum dilatasti cor meum. (Ps. cxviii, 32.) 8 Cant., V, 4.

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Mon Bien-Aimé a passé sa main par l’ouverture, et mes entrailles se sont émues à son attouchement. Cet attouchement du Bien-Aimé n’est autre que la touche d’amour dont nous parlons ici. La main figure la faveur reçue, l’ouverture par où passe la main, c’est le genre et le degré de perfection propre à l’Épouse, car la touche d’amour est plus ou moins vive suivant la disposition de l’âme et suivant sa valeur spirituelle. Les entrailles qui s’émeuvent, c’est la volonté qui reçoit la divine touche ; et l’émotion produite, c’est le transport de désir, d’amour et de louange dont nous avons parlé, c’est le respir embaumé qui naît de la touche d’amour.

Le vin confit engendre en elles

Ce « vin confit » est une faveur beaucoup plus élevée que la précédente. Dieu l’accorde quelquefois aux âmes avancées. L’Esprit-Saint les enivre d’un vin d’amour, suave, exquis et généreux. On lui donne le nom de « vin confit », parce que de même que le via portant ce nom a été cuit avec toutes sortes d’essences aromatiques d’une grande force, ainsi ce vin d’amour, qui est celui des parfaits, est fort, rassis, aromatisé par les vertus acquises.

Cet amour, semblable au vin qui a infusé dans des essences précieuses, est si fort et si capiteux qu’il plonge l’âme, lors de la visite du Seigneur, dans la plus douce ivresse. C’est là ce qui lui fait produire avec tant d’intensité et de chaleur ces « respirs embaumés » de louange, d’amour et de révérence, auxquels il faut joindre d’admirables désirs de travailler et de souffrir pour Dieu.

Il est à remarquer que cette suave ivresse dure plus longtemps que la « touche de l’étincelle » et qu’elle a quelque chose de plus stable. L’étincelle touche l’âme, puis s’éteint aussitôt, bien que l’effet en demeure quelque temps et même parfois un temps considérable. D’ordinaire les effets

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du « vin confit » persévèrent longtemps. Ce suave amour qui s’est embrasé dans l’âme dure un jour entier et même plusieurs jours, mais avec des degrés d’intensité divers. Il croît et décroît, sans que l’âme y soit pour rien. Quelquefois, sans y coopérer le moins du monde, elle sent que son fonds le plus intime s’enflamme et s’enivre suavement de ce vin céleste, selon cette parole de David : Mon cœur s’est échauffé au dedans de moi, et le feu s’embrasera dans ma méditation 1.

Les « respirs » qui naissent de cette ivresse durent autant de temps que l’ivresse elle-même. Il arrive cependant que l’ivresse existe sans amener ces « respirs ». Quand ils se produisent, ils sont plus ou moins intenses selon le plus ou moins d’intensité de l’ivresse.

Remarquons, au sujet de la « touche de l’étincelle », que ses effets et les « respirs » qu’elle cause ont habituellement plus de durée que l’étincelle elle-même ; on peut dire qu’elle les laisse après elle dans l’âme. Notons aussi que les « respirs » produits par l’étincelle sont plus enflammés que ceux dont l’ivresse est le principe. Quelquefois en effet, cette divine étincelle produit un tel embrasement que l’âme se consume d’amour.

Puisque nous avons parlé de « vin confit », remarquons brièvement la différence qui existe entre celui qui est vieux et celui qui est encore nouveau ; ou en d’autres termes, disons ce qui caractérise les nouveaux amants et les anciens. Cet exposé pourra être de quelque utilité aux personnes spirituelles.

Le vin nouveau n’a pas encore élaboré ni déposé sa lie. De là vient qu’il bouillonne et déborde des cuves qui le contiennent. Tant que le travail de fermentation n’est pas accompli, on ne peut apprécier toute sa qualité et toute

Cor meum concaluit intra me et in meditatione mea exardescet ignis. (Ps. Xxxviii, 4.)

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sa valeur, parce qu’il est encore exposé à se détériorer et à se perdre. De plus, il est dur, âcre, et pourrait nuire à celui qui en boirait abondamment.

Le vin vieux a déposé sa lie, on ne voit plus en lui le bouillonnement de la fermentation. On peut désormais en apprécier la qualité et l’on est sûr qu’il ne se gâtera point, parce que l’effervescence qui pouvait le compromettre à pris fin.

Quant au « vin confit », ce serait merveille s’il venait à se détériorer et à se perdre. Son goût est agréable et toute sa force est dans sa substance, beaucoup plus que dans sa saveur. Aussi ses effets sur celui qui le boit sont-ils salutaires et bienfaisants.

On peut comparer au vin nouveau ceux qui commencent à aimer Dieu et à le servir. Chez eux la ferveur du vin d’amour est tout extérieure et sensible. Ils n’ont pas encore déposé la lie des faiblesses et des imperfections du sens. Pour eux la force de l’amour réside dans les goûts sensibles ; c’est à ces goûts qu’ils demandent d’ordinaire le courage d’agir, c’est d’eux qu’ils reçoivent le mouvement. On ne peut donc se fier à cet amour, tant que n’auront pas cessé les ferveurs sensibles et ces goûts tout humains. Sans doute cette chaleur de sentiment pourra conduire à l’amour véritable, à l’amour parfait, lorsque la lie des imperfections aura disparu ; mais dans les commencements et lorsque ces sensations sont encore nouvelles, il est extrêmement facile, si le vin de l’amour sensible vient à manquer, de perdre la ferveur.

Ces nouveaux amants ont toujours des anxiétés d’amour ; aussi est-il très à propos de modérer pour eux le breuvage d’amour, car s’ils cèdent notablement à la force de ce vin, ils ruineront leur tempérament. Ces anxiétés et ces peines sont comme la saveur de ce vin nouveau, lequel, nous l’avons dit, est âpre et nuisible, parce qu’il n’est pas encore

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adouci par la parfaite cuisson, qui met fin aux anxiétés d’amour ; c’est ce que nous ferons voir.

Le Sage s’est servi de la même comparaison que nous au Livre de l’Ecclésiastique. Le nouvel ami, dit-il, est semblable au vin nouveau ; il vieillira, et vous le boirez avec plaisir 1. Les vieux amants, exercés de longue main et ayant fait leurs preuves au service de l’Époux, sont comme le vin vieux qui a déposé sa lie. Ils n’ont plus cette ferveur sensible, cette fermentation spirituelle, ces bouillonnements extérieurs. Ils goûtent la suavité du vin d’amour parfaitement cuit jusqu’à la substance, qui ne réside plus dans le sentiment, comme chez les nouveaux amants, mais est fixée au plus intime de l’âme en substance, en saveur toute spirituelle et vraiment effective. Ceux qui en sont là font peu de cas des consolations et des ferveurs sensibles, ils s’abstiennent même de les goûter, de peur de s’exposer à des chagrins et à des peines inutiles, car celui qui lâche la bride à l’appétit en quête de jouissance sensible, sera forcément en proie à bien des tourments, soit dans le sens, soit dans l’esprit.

Lorsque les vieux amants se trouvent privés de cette douceur spirituelle qui réside dans le sens, ils n’ont plus ces peines et ces anxiétés d’amour, ni dans la partie inférieure d’eux-mêmes ni dans la partie spirituelle. Aussi est-il rare qu’on les voie manquer à ce qu’ils doivent à Dieu, parce qu’ils sont au-dessus de tout ce qui pourrait les faire tomber, c’est-à-dire au-dessus de tout ce qui est sensible. Chez eux le vin d’amour n’est pas seulement un vin cuit et dégagé de sa lie, c’est de plus un « vin confit », tout imprégné, nous l’avons dit plus haut, d’essences aromatiques, c’est-à-dire de vertus parfaites, et par là même hors d’état de se gâter comme le vin nouveau. De

1 Vinum novum amicus novus : veterascet, et cum suavitate bibes illud (Eccli., chap. ix, 15.)

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là vient que l’ami d’ancienne date est de grand prix aux yeux de Dieu. Il est dit dans l’Ecclésiastique : N’abandonnez pas un vieil ami, parce que le nouveau ne lui ressemblera pas 1.

C’est du vin d’amour parfaitement éprouvé, de ce vin que nous avons appelé « vin confit », que le divin Amant se sert pour produire en son Épouse l’ivresse divine dont nous avons parlé, et qui lui fait adresser à Dieu de suaves et délicieux « respirs ». Le sens des trois derniers vers est donc le suivant. Sous la « touche de l’étincelle » par laquelle tu réveilles mon âme, sous l’influence du « vin confit » dont tu l’enivres amoureusement, elle produit, comme de suaves « respirs », les élans et les actes d’amour que tu fais naître en elle.


STROPHE XVII.

Dans le cellier intérieur

De mon Aimé j’ai bu. Alors,

Sortie en cette plaine immense,

J’étais en complète ignorance.

Je perdis le troupeau dont je suivais les pas.

EXPLICATION.

L’âme célèbre dans cette Strophe la grâce souveraine que Dieu lui a faite en l’introduisant au plus intime de son amour, par l’union et l’amoureuse transformation en lui. Elle expose deux effets de cette faveur : l’abstraction ou l’oubli de toutes les choses de ce monde, la mortification de tous ses goûts et appétits.

Dans le cellier intérieur

1 Ne derelinquas amicum antiquum ; novus enim non erit similis illi. (Eccli., ix, 14.)

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Pour dire quelque chose de ce divin « cellier », pour exposer ce que l’âme cherche à en faire connaître, il faudrait que l’Esprit-Saint daignât lui-même conduire ma main et guider ma plume. Ce « cellier », dont nous parle l’Épouse, est le dernier et suprême degré d’amour auquel on puisse atteindre en cette vie. C’est pour ce motif qu’il est nommé le « cellier intérieur », c’est-à-dire le plus intérieur, à la différence de plusieurs autres qui le sont moins, et qui mènent à celui-ci comme par autant de degrés.

On peut dire que ces degrés ou « celliers » d’amour sont au nombre de sept. L’âme les possède tous quand elle possède, selon toute la perfection dont une âme est capable, les sept dons du Saint-Esprit. Ainsi, lorsqu’une âme a dans toute sa perfection l’esprit de crainte, elle a aussi en perfection l’esprit d’amour, parce que cette crainte, le dernier des dons du Saint-Esprit, est une crainte filiale et que la crainte parfaite de l’enfant naît de l’amour parfait qu’il porte à son père. Aussi, quand l’Écriture veut marquer que quelqu’un est parfait dans la charité, elle dit qu’il a la crainte de Dieu. Voilà pourquoi Isaïe, prophétisant la perfection du Christ, s’exprime ainsi : Replebit eum spi-ritus timoris Domini 1. C’est-à-dire : L’esprit de la crainte du Seigneur le remplira. Saint Luc de même donne au saint vieillard Siméon l’épithète de timoré. Erat vir justus et timoratus 2. Il en est ainsi de beaucoup d’autres.

Il faut savoir que bien des âmes atteignent les premiers celliers et y entrent, chacune suivant son degré de perfection dans l’amour. Mais il en est peu qui atteignent en cette vie le dernier et le plus profond, où se consomme cette union parfaite dont l’âme nous parle ici et qu’on appelle mariage spirituel. Exprimer par des paroles ce que Dieu communique à une âme dans cette union si étroite,

1 Is., xi, 3. 2 Luc., II, 25.


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c’est chose totalement impossible, et il vaut mieux s’en taire, de même qu’il faut renoncer à rien dire de Dieu qui puisse rendre ce qu’il est. De fait, c’est ici Dieu même qui se communique à l’âme par une gloire admirable qui la transforme en lui. Dieu et l’âme en cet état ne font qu’un, comme le cristal et le rayon de soleil, comme le charbon et le feu qui l’embrase, comme la lumière des étoiles et celle de l’astre du jour, non toutefois de la manière totalement essentielle et consommée qui appartient à l’autre vie. Pour faire entendre ce qu’elle reçoit de Dieu dans ce cellier de l’union, l’âme se contente de dire, et je ne crois pas que l’on puisse rien dire de plus exact :

De mon Aimé j’ai bu…

De même que le breuvage pénètre et se répand dans tous les membres, dans toutes les veines du corps, ainsi cette communication divine se répand dans toute la substance de l’âme, ou pour mieux dire, l’âme se transforme en Dieu et, par cette transformation, est abreuvée de son Dieu dans sa substance et dans ses puissances. Son entendement boit la sagesse et la science, sa volonté boit l’amour dans toute sa suavité, sa mémoire boit la jouissance et les délices en sensation de béatitude.

Quant à ce qùe nous avons marqué en premier lieu, que la substance de l’âme s’abreuve de délices, l’Épouse le marque ainsi dans les Cantiques : Anima mea lique f acta est ut (Sponsus) locutus est 1. C’est-à-dire : Mon âme s’est fondue dès « que l’Époux a parlé. Ce parler de l’Époux signifie la communication qu’il fait de lui-même 2 à l’âme. Que l’entendement s’abreuve de sagesse, l’Épouse le déclare au même Livre sacré, lorsque, aspirant à ce baiser de l’union, elle le demande à l’Époux en disant : Là tu m’enseigneras

1 Cant., V, 6.

2 Saint Jean de la Croix a fait ici la correction que nous plaçons en italique.

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la sagesse et la science d’amour, et moi je te donnerai à boire du vin confit 1, c’est-à-dire mon amour mêlé à ton amour, mon amour transformé au tien. En troisième lieu, la volonté s’abreuve d’amour. L’Épouse le déclare au même Livre des Cantiques, lorsqu’elle dit : Il m’a introduite dans son cellier secret, il a ordonné en moi la charité 2. Ce qui revient à dire : Il m’a abreuvée d’amour, plongée dans son amour. Ou plus clairement et en termes plus exprès, il a ordonné en moi la charité, en m’adaptant, en m’appropriant sa propre charité. C’est là pour l’âme s’abreuver de son Bien-Aimé, de l’amour de son Bien-Aimé, versé par son Bien-Aimé.

Faisons ici une remarque. Certaines personnes assurent que la volonté ne saurait aimer que ce qui lui est présenté par l’entendement. Ceci est vrai dans la sphère naturelle. Il est naturellement impossible d’aimer sans connaître ce que l’on aime ; mais Dieu peut surnaturellement épancher l’amour et l’accroître, sans épancher ou accroître eny même temps la connaissance distincte. C’est ce que le texte que nous venons de citer donne à entendre. L’expérience démontre que beaucoup de personnes spirituelles se sentent consumées de l’amour divin sans avoir une connaissance de Dieu plus distincte qu’auparavant. On peut, en connaissant peu, aimer beaucoup ; comme l’on peut, avec de hautes connaissances, avoir peu d’amour. Souvent des personnes spirituelles dont l’entendement n’est pas fort éclairé sur les choses de Dieu, sont très richement partagées du côté de la volonté. La foi infuse leur tient lieu dans l’entendement de la science qu’elles n’ont pas, et c’est par elle que Dieu répand dans leur cœur la charité, qu’il l’accroît, qu’il en perfectionne les actes en augmentant l’amour, bien que, redisons-le, leur connaissance ne se développe pas.

1 Ibi docebis me, et dabo tibi poculum ex vino condito. (Cant., viii, 2.)

2 Introduxit me in cellani vinariam, ordinavit in me charitatem. (Ibid., ii, 4.)

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Ainsi, il est exact de dire que la volonté peut s’abreuver d’amour sans que l’entendement s’abreuve de nouvelles connaissances. Toutefois, dans le cas dont nous parlons, comme l’âme déclare qu’elle « a bu de son Aimé », et qu’il s’agit de l’union goûtée dans le « cellier intérieur », union commune aux trois puissances de l’âme, il faut entendre qu’ici toutes trois s’abreuvent simultanément.

En quatrième lieu, pour ce qui regarde la mémoire qui, elle aussi, s’abreuve du Bien-Aimé, il est clair qu’irradiée par la lumière qui réside dans l’entendement, elle s’abreuve du souvenir des biens dont elle a la possession et la jouissance dans l’union à son Époux.

Ce divin breuvage divinise hautement cette âme, il la pénètre de Dieu. Elle nous dit alors : Quand je fus

Sortie…

C’est-à-dire quand cette faveur fut passée.

Il est vrai qu’une fois introduite par Dieu dans le sublime état du mariage spirituel, l’âme y demeure toujours ; mais si l’essence de l’âme persévère dans l’union actuelle, il n’en est pas de même des puissances. Néanmoins, quand l’âme est parvenue à cette union substantielle, les puissances y participent très fréquemment et s’abreuvent dans ce « cellier », l’entendement de connaissance et la volonté d’amour. Lors donc que l’âme nous rapporte qu’elle « sortit », cela ne doit pas s’entendre de l’union substantielle qui est l’essence de ce divin mariage, mais de l’union des puissances qui n’est pas continuelle en cette vie et ne saurait l’être. C’est donc une fois sortie de l’union des puissances que, se trouvant ensuite

… En cette plaine immense,

C’est-à-dire dans l’étendue de l’univers, elle nous dit :

J’étais en complète ignorance.

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La raison en est que le breuvage de la très haute Sagesse de Dieu, dont elle s’est enivrée, a produit en elle l’oubli de toutes les choses de ce monde. Il semble à cette âme que toutes ses connaissances d’autrefois et celles du monde entier ne sont, en comparaison de cette science nouvellement acquise, qu’une pure ignorance.

Cette déification, cette élévation en Dieu, par laquelle l’âme demeure comme ravie et absorbée dans l’amour et comme ne faisant plus qu’un avec Dieu, ne lui permet pas de s’arrêter à quoi que ce soit dans le monde. Elle se trouve comme étrangère à toutes choses et plus encore à elle-même, comme anéantie, comme toute réduite et toute fondue en amour, autrement dit, comme toute passée en son Bien-Aimé. L’Épouse des Cantiques, après nous avoir fait connaître sa transformation d’amour en son Amant, nous marque cette aliénation de toutes choses où elle s’est trouvée, par ce seul mot : Nescivi, c’est-à-dire : Je n’ai plus rien su 1.

Elle se mêlera bien peu des affaires d’autrui, cette âme qui ne se souvient même pas des siennes. C’est en effet le propre de l’Esprit de Dieu, lorsqu’il réside en une âme, de la porter aussitôt à ne rien savoir ; il la rend ignorante de ce qui ne la concerne pas, surtout si elle n’a rien à en tirer pour son avancement. L’Esprit de Dieu dans une âme a est un esprit de recueillement, qui la ramène au dedans d’elle-même, qui la retire des affaires d’autrui, bien plus qu’il ne l’y engage. L’âme perd donc la connaissance de ce qui, jusque-là, lui était familier. Ce qui ne veut pas dire qu’en ce non-savoir elle perd les habitus de la science acquise 3, mais ceux-ci ne dominent point ; dans cette union, ils vont se ¡ oindre ù la sagesse supérieure, qui

1 Cant., vi, II.

2 En el alma est une addition de saint Jean de la Croix.

3 Depuis ces mots : la science acquise, les lignes qui suivent jusqu’à la fin de l’alinéa viennent d’une addition marginale du Saint.

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est celle qui opère. De même, lorsqu’une petite lumière se joint à une grande lumière, c’est la grande qui l’emporte et qui brille. L’âme alors ne sait plus rien de ses premiers habitus. Je pense que dans le ciel il en sera ainsi pour la science acquise. Les justes n’en feront pas grand cas, parce qu’ils en savent beaucoup plus au sein de la divine Sagesse.

L’âme, en ce non-savoir, ne perd pas non plus toutes les connaissances qu’elle avait auparavant : dans cette absorption d’amour, elle perd seulement la mémoire actuelle des choses. Et cela, pour deux raisons. La première, c’est qu’étant actuellement absorbée, pénétrée par le breuvage d’amour, elle est incapable de s’occuper alors d’autre chose et d’y donner son attention. La seconde, c’est que cette transformation en Dieu l’assimile de telle sorte à la simplicité et à la pureté de Dieu, qu’elle se trouve, elle aussi, simple, pure, vide de toutes les formes ou images premièrement reçues, dont l’acte est toujours accompagné 1.

C’est l’effet que produit le soleil sur la vitre qu’il éclaire de ses rayons : il la rend limpide, il en efface les taches et la poussière ; mais le soleil cesse-t-il de luire, les nuages et les taches reparaissent aussitôt. De même, quand cette opération de l’amour se prolonge un peu, l’impuissance de connaître par les habitus naturels se prolonge aussi 2. L’âme connaît alors par les actes de la science infuse et en vertu d’un habitus supérieur infus 3. Tant que dure cette transformation, en laquelle l’âme embrasée et changée en amour

1 Ces mots : porque el acto siempre tiene consigo estas formas, viennent d’une addition interlinéaire de notre Saint, qu’aucun manuscrit ou édition n’a reproduite.

2 Le texte de la copie disait : Como el efecto de aquel acto de amor algun tanto dura... dura tambien el no saber. Saint Jean de la Croix a raturé : algun tanto, qui a été conservé par les manuscrits et les éditions.

3 Ici le Saint a raturé deux lignes du texte et les a remplacées par deux autres lignes difficiles â déchiffrer. Les manuscrits et les éditions ont conservé les lignes raturées et portent : « Le non-savoir persévère, comme nous l’avons dit, autant que dure l’effet de cette opération qui a embrasé l’âme. »

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est comme anéantie pour tout ce qui n’est pas l’amour, elle ne connaît plus autre chose que l’amour.

C’est le sens de cette parole de David déjà citée : Mon cœur s’est embrasé et mes reins ont été changés. J’ai été réduit à rien et je n’ai plus rien su 1. Ce changement des reins. produit par l’embrasement du cœur, c’est la transformation de tous les appétits et de toutes les opérations de l’âme dépouillée de tous ses habitus d’autrefois. David nous dit qu’il a été réduit à rien et qu’il n’a plus rien su. Ce sont précisément les deux effets produits par le breuvage du divin « cellier ». Non seulement toutes les premières connaissances de l’âme sont anéanties et tout n’est plus rien pour elle, mais sa vie d’autrefois est anéantie avec ses imperfections. L’homme nouveau paraît seul à présent en elle. C’est le second effet dont nous parlions. Il est exprimé dans ce vers.

Je perdis le troupeau dont je suivais les pas.

L’âme, avant d’atteindre l’état de perfection dont il s’agit ici, retient encore, pour spirituelle qu’elle soit, un petit troupeau d’appétits, de menus goûts et d’autres imperfections, soit naturelles, soit spirituelles, à la suite desquelles elle marche et qu’elle mène paître, pour ainsi parler, en les suivant et en cherchant à les satisfaire. En ce qui regarde l’entendement, ce sont d’ordinaire quelques appétits de connaître ; pour la volonté, ce sont quelques inclinations et appétits qui l’entraînent vers la propriété de certains objets, avec plus ou moins d’attache à ceux-ci ou à ceux-là, des présomptions, des recherches de l’estime, des petits points d’honneur et autres menues imperfections qui sentent encore le monde ; dans l’ordre matériel, une préférence dans le boire et le manger, un choix de ce qu’il y a de meilleur ; dans l’ordre spirituel, le désir

1 Ps. Lxxii, 21-22.

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des consolations divines, avec d’autres misères sans nombre, auxquelles les spirituels sont sujets lorsqu’ils n’ont pas encore atteint la perfection. Pour ce qui concerne la mémoire, ce sont des divagations, des soucis, des préoccupations déplacées, qui entraînent l’âme à leur suite.

Les quatre passions ont aussi leur bagage d’espérances, de joies, de douleurs et de craintes inutiles, à la suite desquelles marche cette âme. Ce troupeau d’imperfections est plus nombreux chez certaines personnes que chez d’autres, mais toutes marchent à la suite d’un troupeau quelconque, jusqu’à ce qu’ayant été introduites dans le « cellier intérieur », elles se trouvent par là même délivrées de cet embarras. Désormais liquéfiées dans l’amour, elles voient leur troupeau d’imperfections se consumer avec plus de facilité que la rouille des métaux dans la fournaise. L’âme se sent libre de toutes ces puérilités et de toutes ces misères qui l’entraînaient après elles, en sorte qu’elle peut dire : « Je perdis le troupeau dont je suivais les pas. »


STROPHE XVIII

C’est là qu’il me donna son sein,

M’enseignant très savoureusement.

Moi, je me livrai sans réserve,

En donnant tout, absolument.

D’être son épouse je lui fis le serment.

EXPLICATION.

L’âme raconte dans cette Strophe la remise réciproque que se sont faites l’une à l’autre les deux parties, à savoir l’âme et Dieu, dans ce spirituel mariage. Elle dit de quelle manière, dans le « cellier intérieur » du divin amour, l’un et l’autre se sont unis par une mutuelle communication. Dieu a librement présenté à cette âme le sein de son amour, l’instruisant par là des secrets de sa Sagesse. Elle, de son

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côté, s’est livrée totalement et sans réserve aucune, ni pour elle-même, ni pour qui que ce soit. Elle a déclaré lui appartenir pour toujours. Elle dit donc le vers suivant :

C’est là qu’il me donna son sein,

Ouvrir son sein à quelqu’un, c’est lui faire don de son amour et de son amitié, c’est lui découvrir ses secrets comme à son ami. L’âme nous déclare ici que l’Époux lui a communiqué son amour et dévoilé ses secrets. Or, c’est précisément ainsi qu’il en use envers ceux qu’il a élevés à cet état. Il y a joint la faveur qu’elle indique au vers suivant :

M’enseignant savoureusement.

La science savoureuse qui lui a été communiquée est la théologie mystique ou la science secrète de Dieu, que les spirituels nomment contemplation, science très savoureuse, parce que c’est l’amour qui l’enseigne, lui qui verse les délices sur toutes choses. Et comme Dieu communique cette science, cette intelligence, avec l’amour qui accompagne toutes ses communications aux âmes, elle est savoureuse à l’entendement. En effet c’est une science, et comme telle appartient à l’entendement, mais en même temps c’est une science d’amour ; elle est donc savoureuse aussi à la volonté, puisque l’amour appartient à la volonté. L’âme dit ensuite :

Moi, je me livrai sans réserve,

En donnant tout absolument.

Sous l’influence de ce suave breuvage où l’âme, nous l’avons dit, boit Dieu même, elle se trouve tout imprégnée de lui. Alors très volontairement, très suavement, elle se livre tout entière à Dieu, résolue de lui appartenir totalement et de ne jamais garder en elle quoi que ce soit qui lui soit étranger. Dieu qui produit en l’âme cette union,

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lui donne aussi la pureté et la perfection qu’une telle union requiert, et comme c’est lui qui la transforme en soi, il la rend toute sienne et la dégage de tout ce qui n’est pas Dieu. De là vient que cette âme appartient à Dieu sans réserve, non pas seulement selon la volonté, mais encore effectivement et aussi réellement que Dieu s’est librement donné à elle. Les deux volontés, celle de Dieu et celle de l’âme, sont mutuellement payées de retour ; elles sont livrées l’une à l’autre et satisfaites l’une de l’autre, en sorte qu’elles ne se manqueront jamais l’une à l’autre, suivant la loi ferme et invariable du mariage. L’âme ajoute donc :

D’être son épouse je lui fis le serment.

Comme l’épouse n’a plus d’amour, de sollicitude, de mouvement que pour son époux, l’âme en cet état a toutes les affections de sa volonté, toutes les pensées de son entendement, toutes les préoccupations de sa mémoire, en même temps que toutes ses actions, dirigées vers Dieu, et il en est de même de ses appétits. Elle est alors comme déifiée, rendue divine, au point qu’elle n’a même pas de premiers mouvements qui la portent au mal et lui fassent commettre des imperfections ; chez l’âme arrivée à l’état dont nous parlons, l’entendement, la volonté, la mémoire, les appétits même se portent habituellement vers Dieu par leurs premiers mouvements. C’est l’effet du secours puissant que Dieu lui prête, comme aussi de sa stabilité en Dieu, de sa parfaite conversion au bien.

Tout cela est bien déclaré par David quand, parlant de l’état où son âme se trouve élevée, il dit : Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu ? C’est de lui que j’attends mon salut. Il est mon Dieu et mon sauveur, il est mon protecteur : je ne serai plus ébranlé 1. En disant que Dieu est

Nonne Deo subjecta erit anima mea ? Ab ipso enim salutare meum. Nam et ipse Deus meus et salutaris meus ; susceptor meus, non movebor amplius. (Ps. Lxi, 2-3.)

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son protecteur, il donne à entendre que son âme, étant placée sous la protection de Dieu et parvenue à l’union que nous avons décrite, ne sent plus en elle de mouvements contraires à Dieu.


STROPHE XIX

Mon âme entière est employée

Avec son fonds à son service.

Je ne garde plus de troupeau,

Je n’ai plus aucun autre office,

Car l’amour désormais est mon seul exercice.

EXPLICATION.

Dans la Strophe précédente l’âme, ou plutôt l’Épouse, a déclaré qu’elle s’est donnée à l’Époux tout entière et sans se rien réserver. Elle dit maintenant à son Bien-Aimé de quelle manière elle en vient à tenir son engagement : désormais son corps, son âme, ses puissances, ne s’occupent plus que de ce qui regarde le service de son Époux ; elle n’a plus de goûts personnels, elle n’entretient plus ni relations ni affaires étrangères à Dieu. Dans ses rapports avec Dieu, l’amour est son seul exercice. Sa manière et son style, nous allons le voir, sont maintenant tout nouveaux : ils se réduisent à aimer. C’est ce qu’elle va nous dire.

Mon âme entière est employée

En disant que son âme est employée, elle indique la remise qu’elle a faite de tout elle-même à son Bien-Aimé dans cette union d’amour. Dès lors cette âme, avec toutes ses puissances, entendement, volonté, mémoire, est dédiée, consacrée à son service : l’entendement à connaître ce qui lui agrée davantage, afin de l’accomplir ; la volonté à chérir ce qui plaît à Dieu et à se servir de tout pour s’attacher

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à lui ; la mémoire, à se préoccuper de ce qui est de son service et de son bon plaisir.

Avec mon fonds à son service.

Par son fonds elle entend ici tout ce qui tient à sa partie sensitive, c’est-à-dire le corps, avec ses sens et ses facultés tant intérieures qu’extérieures ; les quatre passions de l’âme, les appétits naturels et le reste. Elle déclare que tout ce « fonds » de l’âme est, lui aussi, employé au service de son Bien-Aimé, de même que la partie raisonnable et spirituelle dont il a été parlé au vers précédent. Son corps est maintenant appliqué à Dieu, puisque les opérations de ses sens intérieurs et extérieurs sont dirigées vers lui. Les quatre passions de l’âme n’ont plus que Dieu pour unique objet : l’âme ne se réjouit qu’en Dieu, elle n’espère qu’en Dieu, elle ne craint que Dieu, elle ne s’afflige que selon Dieu. Tous ses appétits et tous ses soins vont uniquement à Dieu. C’est ainsi que le « fonds » de l’âme tout entier s’emploie pour Dieu, se réfère à Dieu, et cela sans même que l’âme y prenne garde. C’est par ses premiers mouvements mêmes qu’il se porte à agir en Dieu et pour Dieu. L’entendement, la volonté, la mémoire s’élancent vers Dieu ; les sentiments, les sens, les désirs, les appétits, l’espérance, la joie, tout ce qui compose le « fonds », va instinctivement à Dieu, et cela, je le répète, sans que l’âme ait conscience qu’elle agit pour Dieu.

C’est très fréquemment, redisons-le, que l’âme travaille pour Dieu et s’occupe de ses intérêts sans qu’elle se rende compte que c’est pour lui qu’elle le fait. L’habitude qu’elle en a prise supprime en elle l’attention, l’effort et jusqu’aux actes fervents qui autrefois précédaient ses œuvres. Tout le « fonds » de cette âme s’employant ainsi pour Dieu, elle peut dire par une conséquence nécessaire :

Je ne garde plus de troupeau.

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Ce qui revient à dire : Je ne suis plus mes goûts et mes appétits, parce qu’ils sont livrés à Dieu et fixés en Dieu ; je n’ai plus ni à les nourrir ni à les garder. Et elle ne se borne pas à dire qu’elle ne garde plus de troupeau, elle ajoute :

Je n’ai plus aucun autre office,

Avant d’en venir à cette donation, à cette remise d’elle-même et de tout son « fonds » au Bien-Aimé, l’âme remplit d’ordinaire bien des offices inutiles, qui lui servent à satisfaire ses appétits ou ceux d’autrui, car autant d’habitudes imparfaites, autant, pouvons-nous dire, d’offices à remplir pour une âme. Ces offices — ou ces imperfections habituelles — ce peuvent être des conversations, des pensées, des actions inutiles, ou qui ne sont pas en rapport avec la perfection acquise par cette âme.

Ce sont tous ces offices dont l’âme se déclare libérée, parce que toutes ses paroles, toutes ses pensées, toutes ses œuvres sont désormais dictées par Dieu et dirigées vers lui ; par là même, elles ne sont plus entachées des imperfections qui les souillaient. C’est donc comme si elle disait : Je ne cherche plus à satisfaire mes appétits ni ceux d’autrui : j’ai renoncé aux passe-temps inutiles, je ne me mêle plus des affaires du monde,

Car l’amour désormais est mon seul exercice.

Ou en d’autres ternies, tous mes offices d’autrefois se réduisent maintenant au seul exercice de l’amour. C’est-à-dire : toutes les facultés de mon âme et de mon corps, ma mémoire, mon entendement, ma volonté, mes sens intérieurs et extérieurs, les appétits de la partie sensitive et de la partie spirituelle, n’agissent plus que par l’amour et dans l’amour. Tout ce que je fais, je le fais par amour, tout ce que je souffre est pénétré de la saveur de l’amour.

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C’est ce que David nous donnait à entendre lorsqu’il disait : Seigneur, je vous garderai ma force 1.

Faisons ici une remarque. Lorsqu’une âme est arrivée à cet état, toutes les opérations de sa partie spirituelle et de sa partie sensitive, qu’il s’agisse d’agir ou de souffrir, servent à l’accroissement de l’amour et des délices qu’elle puise en Dieu. C’est ce que nous avons dit déjà.

Autrefois, dans son oraison et son commerce avec Dieu, elle s’occupait de certaines considérations et suivait certaines méthodes. Maintenant tout se réduit à aimer. Soit donc qu’il s’agisse d’affaires temporelles, soit qu’il s’agisse de vie spirituelle, cette âme peut dire avec vérité : « L’amour désormais est mon seul exercice. » Heureuse vie ! heureux état ! bienheureuse l’âme qui y parvient ! Tout est pour elle amour substantiel, tout dans ce divin mariage est délices et suavité. L’Épouse peut à juste titre adresser au divin Époux ces amoureuses paroles que lui adressait l’Épouse des Cantiques : Tous les fruits, nouveaux et anciens, je te les ai gardés, mon Bien-Aimé 2. Comme si elle disait : Tout ce qui est amer et pénible, je le veux à cause de toi ; tout ce qui est doux et savoureux, je le veux pour toi. Mais le sens le plus exact de ce vers est celui-ci : dans l’état du mariage spirituel, l’âme jouit habituellement d’une amoureuse union avec Dieu, union dans laquelle la volonté est ordinairement attachée à Dieu par amour.


STROPHE XX

Si dans l’aire je ne suis vue

Dorénavant ni rencontrée,

Dites que je me suis perdue,

Mon amour m’ayant emportée.

J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée.


1 Domine, fortitudinem meam ad te custodiam. (Ps. Lviii, 10.)

2 Omnia poma, nova et vecera, dilecte mi, servavi tibi. (Cant., vu, 13.)

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EXPLICATION.

L’âme dans cette Strophe répond à une tacite répréhension qui lui est faite de la part des mondains 1. Ceux-ci, en effet, condamnent d’ordinaire les personnes qui se donnent entièrement à Dieu : ils taxent de sauvagerie leur vie retirée, d’exagération la ligne de conduite qu’elles tiennent ; ils les représentent comme inutiles aux affaires les plus importantes, à tout ce que le monde estime et apprécie. L’âme répond d’une manière très satisfaisante à ces reproches. Elle tient tête avec hardiesse à ses contradicteurs et à toutes les objections que le monde peut formuler contre elle. Parvenue à ce qu’il y a de plus élevé dans le divin amour, elle se met peu en peine du reste. Elle fait plus. Comme elle le déclare ouvertement dans cette Strophe, elle se glorifie hautement de donner dans ces exagérations prétendues, d’être perdue au monde et à elle-même pour l’amour de son Bien-Aimé. Voici donc comment elle parle aux mondains. S’ils la voient rompre avec ses relations d’autrefois, avec les passe-temps du monde auxquels elle se livrait, qu’ils la regardent comme désormais perdue pour eux, qu’ils sachent bien qu’elle se fait un bonheur de cette perte, délibérément choisie par elle pour aller à la recherche de Celui dont elle est passionnément éprise. Et afin de leur montrer qu’à ses yeux cette perte est un véritable gain, non une erreur et une folie, elle affirme que par sa perte elle s’est retrouvée et que c’est de parti pris qu’elle s’est perdue.

Si dans l’aire je ne suis vue

Dorénavant ni rencontrée,

On donne communément le nom « d’aire » à un terrain vague situé à l’entrée d’un village et où les habitants se

1 Le Saint a écrit entre lignes ces derniers mots : de parte de los del mundo.

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réunissent pour se récréer et se divertir, où de plus les pasteurs font paître leurs troupeaux. L’âme entend donc ici par « l’aire » le monde, où ceux qui appartiennent au monde entretiennent leurs relations, prennent leurs passe-temps et, pour ainsi parler, font paître le troupeau de leurs appétits. Elle déclare aux mondains que si dorénavant elle n’est plus vue ni rencontrée dans « l’aire » du monde, comme elle l’était avant de se donner toute à Dieu, ils aient à la regarder comme perdue pour toutes les frivolités et à le publier bien haut, car son désir est de voir sa décision connue partout.

Dites que je me suis perdue.

L’âme qui aime Dieu ne rougit pas devant le monde des œuvres qu’elle accomplit pour Dieu, elle ne les dissimule point par une fausse honte, quand bien même elle aurait à porter toutes les condamnations des mondains. Elle sait que si quelqu’un rougit de confesser le Fils de Dieu devant les hommes et renonce aux œuvres entreprises pour son amour, le Fils de Dieu, comme il l’affirme en saint Luc, rougira de lui devant son Père. Aussi, avec l’intrépidité que donne l’amour, cette âme tient à honneur que tous sachent bien que, pour la gloire de son Bien-Aimé, elle veut tenir une telle ligne de conduite et se regarde comme perdue pour tout ce qui est du monde. « Dites que je me suis perdue. »

Cette hardiesse, cette détermination parfaite dans les actes que l’on pose, peu de spirituels l’ont en partage. Il en est, à la vérité, qui s’adonnent à la piété et peuvent même y avoir fait de grands progrès, mais ils n’en viennent jamais à rompre définitivement avec certaines satisfactions, soit du monde, soit de la nature, ni à réaliser pour Jésus-Christ des œuvres pures et parfaites, sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on ? Aussi ne peuvent-ils jamais prononcer

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cette parole : « Dites que je me suis perdu. » Et par le fait, ils ne sont pas perdus à eux-mêmes dans leurs œuvres, ils rougissent encore de confesser pratiquement Jésus-Christ devant les hommes, ils sont encore dominés par le respect humain, ils ne vivent pas véritablement en Jésus-Christ.

Mon amour m’ayant emportée.

C’est-à-dire tandis que je pratiquais les vertus, tout éprise de l’amour de Dieu.

j’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée.

Celui qui est vraiment épris renonce à tout ce qui n’est pas l’objet de son amour ; il se perd pour se mieux retrouver en lui. Voilà pourquoi l’âme nous dit ici qu’« elle a voulu se perdre », ce qui revient à dire qu’elle s’est perdue de propos délibéré. Et cela de deux manières. D’abord elle s’est perdue à elle-même, en ne faisant plus aucun cas de soi ni d’aucune autre chose, pour ne plus envisager que le Bien-Aimé ; c’est généreusement qu’elle s’est livrée à lui, sans songer plus à son intérêt propre, sans se rechercher elle-même en rien. Secondement elle s’est perdue à toutes choses, ne donnant plus son estime à aucune et ne faisant cas que de ce qui concerne le Bien-Aimé. C’est là très réellement se perdre, c’est là désirer d’être gagnée. L’âme éprise de l’amour de Dieu ne vise pas à autre chose, elle ne cherche ni gain ni récompense, elle n’aspire qu’à tout perdre et à se perdre elle-même quant à la volonté, pour l’amour de son Dieu. À ses yeux, c’est là le gain véritable.

De fait, il en est ainsi, selon le mot de saint Paul : Mori lucrum 1. C’est-à-dire : Ma mort pour le Christ est mon gain ; mourir spirituellement à toutes choses et à moi-même est mon gain. C’est pour ce motif que l’âme se sert

1 Philip., 1, 21.

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de cette expression : « J’ai été gagnée. » En effet, celui qui ne sait pas se perdre ne se gagne pas, il se perd, suivant cette parole de Notre-Seigneur dans l’Évangile : Celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui perdra son âme à cause de moi la gagnera 1.

Si nous voulons comprendre ce vers plus spirituellement et en un sens mieux approprié à notre sujet, nous dirons ceci : Lorsqu’une âme est arrivée, dans le chemin spirituel, à perdre toutes les voies et toutes les façons naturelles de traiter avec Dieu, lorsqu’elle ne le cherche plus par les considérations et par les images, ni par le sentiment, ni par quelque moyen que ce soit dérivé des sens et des choses créées, mais que, dépassant tout cela, laissant toute industrie personnelle et tout moyen, quel qu’il soit, elle traite avec Dieu et jouit de lui par la foi et par l’amour, on peut dire alors que cette âme a vraiment trouvé Dieu, parce qu’elle s’est vraiment perdue à tout ce qui n’est pas Dieu et vraiment perdue à elle-même 2.


STROPHE XXI

Avec des fleurs, des émeraudes,

Choisies aux fraîches matinées,

Nous irons faire des guirlandes

Toutes fleuries en ton amour,

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux.

EXPLICATION.

L’Épouse, dans cette Strophe, reprend l’entretien avec son Époux dans l’intimité, la familiarité de l’amour. Elle parle des joies et des délices que l’âme-épouse et le Fils de Dieu goûtent ensemble, dans la possession du trésor

1 Qui enim voluerit animam suam salvam lacere perdet eam ; qui autem perdu derit animam suam propter me, inveniet eam. (Math., xvi, 25.)

2 Ces derniers mots : y á lo que es en si, sont une addition finale de la main de saint Jean de la Croix.

commun que constituent les vertus et les dons dont ils sont enrichis. Il se fait entre eux, des uns et des autres, une communication provenant de l’union d’amour.

L’âme dit donc à l’Époux qu’ils feront ensemble, des dons et des vertus acquis et gagnés au temps prospère et favorable, de riches guirlandes. Elles seront belles et gracieuses en vertu de l’amour que l’Époux lui porte, elles seront soutenues et conservées par l’amour qu’elle a pour lui. Cette jouissance qui naît des vertus, l’Épouse l’appelle la confection d’une guirlande, parce que tous deux jouissent de ces vertus reliées ensemble, comme s’ils tressaient des guirlandes de fleurs dans l’intimité d’un mutuel amour.

Avec des fleurs, des émeraudes,

Les fleurs sont les vertus de l’âme, les émeraudes sont les dons qu’elle a reçus de Dieu. Ces fleurs et ces émeraudes ont été

Choisies aux fraîches matinées,

C’est-à-dire gagnées et acquises pendant les années de la jeunesse, qui sont les « fraîches matinées » de la vie. Elle les appelle « choisies », parce que les vertus acquises au temps de la jeunesse sont réellement choisies et très agréables à Dieu, parce qu’en ce temps de la jeunesse leur acquisition rencontre plus d’obstacles de la part des vices et la nature ayant alors plus de pente et de promptitude à les perdre. À quoi l’on peut ajouter qu’acquises dès le temps de la jeunesse, elles atteignent une perfection beaucoup plus grande et plus achevée. L’âme nomme donc les années de la jeunesse « les fraîches matinées », parce que de même que la fraîcheur des matinées de printemps a un charme que n’ont pas les autres parties du jour, ainsi les vertus au temps de la jeunesse plaisent spécialement à Dieu.

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On peut entendre aussi par les « fraîches matinées » les actes d’amour au moyen desquels s’acquièrent les vertus, actes qui ont autant de charme pour Dieu que les fraîches matinées en ont pour les enfants des hommes.

Par « fraîches matinées » on peut entendre encore les œuvres accomplies au temps de la sécheresse et des épreuves spirituelles, représentées par le froid des matinées d’hiver. Faites pour Dieu dans la sécheresse et laborieusement, elles ont un grand prix à ses yeux. Les vertus et les dons s’acquièrent alors en un degré éminent, et d’ordinaire les vertus acquises ainsi avec effort sont plus choisies, plus excellentes et plus durables, que celles qui s’acquièrent uniquement grâce aux consolations et aux délices spirituelles. Dans la sécheresse, le travail, l’effort et la tentation, la vertu jette de profondes racines, suivant la parole du Seigneur à saint Paul : La vertu se perfectionne dans l’infirmité 1.

L’Épouse a donc raison de dire, pour relever l’excellence des vertus dont se composeront les guirlandes destinées à Celui qu’elle aime, qu’elles seront « choisies aux fraîches matinées ». Le Bien-Aimé, en effet, ne trouve sa joie complète que dans les vertus et les dons choisis, parfaits, représentés par ces fleurs et ces émeraudes. Aussi l’âme-épouse dit-elle : Pour lui, de ces fleurs, de ces émeraudes,

Nous irons faire des guirlandes,

Pour bien entendre ceci, il faut savoir que toutes les vertus et tous les dons que l’âme acquiert et que Dieu possède en elle, y forment comme une guirlande de diverses fleurs, qui l’embellissent merveilleusement, comme le ferait un vêtement de riche broderie. Et afin de pousser plus loin la comparaison, disons ceci. De même que, pour

Virtus in infirmitate perficitur. (II Cor., XII, 9.)

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faire une guirlande, on cueille des fleurs matérielles et on les ajuste ensuite comme il convient, de même il faut d’abord acquérir les fleurs spirituelles des vertus et des dons célestes, puis les fixer dans l’âme. Quand c’est chose faite, la guirlande de la perfection se trouve achevée. Alors les deux Époux ; ornés et embellis par cette guirlande, image de la perfection entièrement acquise, y trouvent un grand plaisir.

Telles sont les guirlandes dont il est ici parlé. Les tresser, pour l’âme, c’est s’entourer de vertus et de dons parfaits, comme d’émeraudes et de fleurs variées, afin, grâce à cette riche et magnifique parure, de se présenter dignement devant le Roi, et qu’il daigne l’égaler à lui-même en la plaçant à son, côté en qualité de Reine, honneur dont la rend digne la beauté de ses ornements : David, s’adressant à Jésus-Christ, disait : Astitit Regina a dextris tuis in vestitu deaurato, circumdata varietate 1. En d’autres termes, la Reine se tiendra à votre droite, entourée de variété. Ce qui revient à dire : Elle se tiendra à votre droite, revêtue d’amour parfait, d’une variété de dons et de vertus égaleraient parfaits.

L’âme ne dit pas non plus : Je ferai seule les guirlandes, ni : Tu les feras seul, mais : Nous les ferons tous deux ensemble. L’âme en effet ne peut ni acquérir ni pratiquer les vertus seule et sans l’aide de Dieu. D’autre part, Dieu ne les met pas en elle lui seul et sans sa participation. Il est vrai que toute grâce excellente et tout don parfait vient d’en haut et descend du Père des lumières 2, suivant la parole de saint Jacques. Et cependant ils ne peuvent se recevoir sans le concours et la participation de l’âme qui reçoit. De là vient que l’Épouse des Cantiques, s’adressant à

1 Ps. XLIV, 10.

2 Omne datum optimum et omne donum perfectum desursum est, descendens a Patre luminum. (Jac., I, 17.)

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l’Époux, lui dit : Tire-moi, nous courrons après toi 1. Ce qui nous montre que le mouvement qui porte au bien doit venir de Dieu, mais que la course est l’œuvre non de l’Époux seul ni de l’âme seule, mais l’œuvre commune de Dieu et de l’âme, puisqu’il est dit : Nous courrons tous les deux.

Le vers que nous avons donné peut s’entendre très exactement de Jésus-Christ et de l’Église. L’Église, Épouse du Christ, lui dit : « Nous irons faire des guirlandes. » Les guirlandes désignent ici toutes les âmes saintes que l’Église engendre au Christ. Chacune de ces âmes est une guirlande chargée des fleurs des vertus et des dons célestes, et toutes ces vertus réunies ne forment qu’une seule guirlande, destinée à la tête de l’Époux, qui est Jésus-Christ.

On peut entendre aussi par ces belles guirlandes les auréoles des saints, qui sont l’œuvre du Christ et de l’Église. Il en est de trois sortes. La première, composée de fleurs de ravissante blancheur, est celle des vierges. Chaque vierge porte cette auréole de la virginité, et toutes les vierges ensemble ne forment qu’une seule auréole, destinée à parer la tête de l’Époux, qui est le Christ. La seconde auréole est composée de fleurs resplendissantes : c’est celle des saints docteurs. Et toutes leurs auréoles ensemble ne forment qu’une seule auréole, destinée à être superposée à celle des vierges sur la tête du Christ. La troisième, formée d’œillets rouges, est celle des martyrs. Chaque martyr porte son auréole et toutes ensemble ne forment qu’une seule auréole, qui est comme le couronnement de celles qui ornent la tête de l’Époux. Ces trois auréoles ou guirlandes donnent au Christ tant de beauté et de grâce, que les habitants du ciel redisent la parole de l’Épouse des Cantiques : Sortez, filles de Sion, et voyez le roi Salomon

1 Trahe me post te, curremus. (Cant., I, 3.)

avec le diadème dont sa mère l’a couronné au jour de ses noces, au jour de la joie de son cœur 1.

L’âme, parlant de ces guirlandes, dit donc : Elles seront.

Toutes fleuries en ton amour,

Les fleurs qui ornent les œuvres et les vertus de l’âme, représentent la grâce que l’amour divin leur communique. Sans cet amour, non seulement ces œuvres ne seraient point fleuries, mais elles seraient sèches et sans valeur devant Dieu, quelque parfaites qu’elles soient d’ailleurs aux yeux des hommes. Mais lorsque Dieu leur communique sa grâce et son amour, elles sont vraiment toutes fleuries d’amour.

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux.

Le cheveu dont il est ici question, c’est la volonté de l’âme, c’est l’amour qu’elle porte au Bien-Aimé. Cet amour remplit ici le même office que le fil de la guirlande. De même que celui-ci enlace et fixe les fleurs dans la guirlande, ainsi l’amour enlace et fixe les vertus dans l’âme, de façon qu’elles ne puissent se détacher. Saint Paul nous le dit, la charité est le lien de la perfection 2. Les vertus et les dons surnaturels sont fixés de telle sorte en l’âme par le moyen de l’amour, que si ce lien venait à se rompre par l’infidélité de l’âme envers Dieu, aussitôt toutes les vertus se détacheraient et l’âme s’en verrait privée, de même que les fleurs tomberaient au moment où le fil qui soutient la guirlande viendrait à se briser155. Ainsi, pour que nous ayons des vertus, il ne suffit pas que Dieu nous aime, il faut que de notre côté nous l’aimions, afin d’attirer et de garder en nous ces vertus.

1 Egredimini et videte, filiae Sion, regem Salomonem in diademate quo coronavit ilium mater sua in die desponsationis illius et in die laeticiae cordis ejus (Cant., III, 11.)

2 Charitas, quod est vinculum perfectionis. (Coloss., iii, 14.)

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L’Épouse parle « d’un cheveu » et non de plusieurs, pour nous donner à entendre que sa volonté est uniquement à Dieu, dégagée de tous les autres « cheveux », c’est-à-dire de toutes les affections étrangères à Dieu. Par où elle relève magnifiquement la valeur de cette guirlande des vertus, car lorsque l’amour est uniquement, invariablement fixé en Dieu, les vertus, par là même, sont parfaites et consommées. Elles sont aussi toutes fleuries du divin amour, parce qu’alors Dieu porte à l’âme un inestimable amour. C’est ce que celle-ci donne à entendre dans a Strophe suivante.


STROPHE XXII

Ce cheveu tu considérais

Sur mon cou tandis qu’il volait.

Sur mon cou tu le regardas.

Il te retint prisonnier,

Et d’un seul de mes yeux tu te sentis blessé.

EXPLICATION.

L’âme dans cette Strophe nous déclare trois choses. En premier lieu, cet amour qui soutient les vertus ne peut être qu’un amour fort, et il doit nécessairement être tel pour pouvoir les conserver en vigueur. En second lieu, le Seigneur est fortement épris de ce « cheveu » d’amour, lorsqu’il le voit seul et fort. En troisième lieu, il s’éprend pour l’âme d’un grand amour, quand il voit la pureté et l’intégrité de sa foi. Elle dit donc :

Ce cheveu tu considérais

Sur mon cou tandis qu’il volait.

Le cou représente la force. Quand cette âme nous dit que le cheveu d’amour qui enlace les vertus « volait sur son cou », elle veut dire que cet amour était un amour

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fort. Et en effet, pour maintenir les vertus en vigueur, il ne suffit pas que l’amour soit solitaire, il faut aussi qu’il soit fort, afin qu’aucun vice ne puisse, de quelque côté que ce soit, porter atteinte à l’intégrité de la guirlande. Nous l’avons dit déjà, les vertus retenues dans l’âme par ce « cheveu » d’amour sont tellement dépendantes les unes des autres, qu’une seule vient-elle à déchoir, toutes la suivent dans sa chute ; car de même qu’une vertu attire toutes les autres vertus, ainsi toutes les vertus disparaissent lorsqu’une seule vertu périt.

L’âme nous dit que ce cheveu « volait sur son cou », parce que l’amour d’une âme forte et généreuse s’élance vers Dieu avec vigueur et agilité, sans se divertir à rien de créé. Et de même que la brise agite et fait voler le cheveu, ainsi le souffle de l’Esprit-Saint soulève et met en mouvement l’amour fort, le faisant monter jusqu’à Dieu. D’autre part, l’impulsion de la brise divine, qui meut les puissances et leur fait exercer l’amour, vient-elle à manquer, les vertus demeurent inertes et sans action, quoique pourtant elles existent dans l’âme.

En disant que son Bien-Aimé « considérait ce cheveu qui volait sur son cou », elle indique l’affection que Dieu porte à l’amour fort, car considérer c’est regarder avec beaucoup d’attention et d’estime. Or l’amour généreux et fort attire très spécialement les regards de Dieu 1. Elle continue

Sur mon cou tu le regardas.

Par ces paroles l’âme donne à entendre que si Dieu estime et apprécie l’amour solitaire, il s’éprend d’affection pour lui lorsqu’il le voit généreux et fort. En Dieu, regarder c’est aimer, de même que considérer c’est estimer. L’âme

1 Le Saint a écrit en marge : Cuando flaco el amor, no le mira à el cuello. Quand l’amour est faible, Dieu ne le regarde pas sur le cou.

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parlce une seconde fois de son cou, en disant : » Sur mon cou tu le regardas », pour montrer que la force de son amour est la cause du grand amour que Dieu lui porte. Comme si elle disait : Tu l’as aimé, parce que tu l’as vu fort, dégagé de pusillanimité et de crainte, solitaire et libre de tout antre amour, léger et fervent dans son vol.

Il te retint prisonnière

Oh ! Merveille digne de notre admiration et de notre allégresse, qu’un Dieu soit retenu prisonnier par « un cheveu ! La raison de cette capture infiniment précieuse, c’est que Dieu s’est arrêté à regarder «  le cheveu » qui volait sur le cou de l’Épouse, car, nous l’avons dit, le regard de Dieu, c’est son amour. S’il ne nous avait regardés et aimés le premier, comme dit saint Jean, s’il ne s’était abaissé jusqu’à nous, « le cheveu » de notre infirme amour ne l’eût pas retenu, prisonnier : son vol est trop bas pour capturer l’Aigle divin des sommets. C’est cet Aigle divin qui nous regarde, qui provoque, élève, soutient et fortifie le vol de notre amour. Alors lui-même se laisse captiver par le vol du « cheveu d’amour », en d’autres termes, il y met ses complaisances. Mais voyons ce qui suit.

Et d’un seul de mes yeux tu te sentis blessé.

1. » œil représente ici la foi, et il est dit que l’Époux se sentit blessé d’un œil seulement, parce que si la foi, la fidélité de l’âme envers Dieu n’était pas unique, mais qu’elle fût mêlée de quelque vue, de quelque prétention étrangère, elle ne ferait pas à Dieu une blessure d’amour. C’est donc d’un œil seulement que le Bien-Aimé se sent blessé, de même que c’est un cheveu seulement qui le retient prisonnier. L’amour dont l’Époux s’éprend pour l’Épouse, par suite de cette unique fidélité qu’il voit en elle, est si étroit, que lorsque le «  cheveu » d’amour le retient

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captif, « l’œil » de la foi de l’Épouse serre de telle sorte le nœud de sa captivité, qu’il se produit une plaie d’amour, à cause de l’extrême tendresse de l’affection qu’il lui porte. Et cette plaie fait entrer l’Épouse plus avant dans l’amour de l’Époux 1.

L’Époux des Cantiques parle, lui aussi, de « l’œil » et du « cheveu » quand il dit à l’Épouse : Tu as blessé mon cœur, ma Sœur, mon Épouse, tu as blessé mon cœur 2 d’un seul de tes yeux et d’un seul cheveu de ton cou 2. Il répète deux fois que son cœur a été blessé, d’abord par l’oil de l’Épouse et ensuite par le cheveu de son cou.

L’âme clans cette Strophe appuie sur ces deux choses et en rend grâce à son Époux, en relevant une si haute faveur. Elle se réjouit aussi et se félicite d’avoir eu le bonheur de plaire à son Bien-Aimé. Dans la Strophe suivante elle lui en renvoie toute la gloire.


STROPHE XXIII

Tandis que tu me regardais,

Tes yeux gravaient en moi tes charmes :

C’est pourquoi d’amour tu m’aimais.

Les miens ont mérité par là

De pouvoir adorer ce qu’ils voyaient en toi.

EXPLICATION.

Le propre de l’amour parfait est de ne rien s’attribuer, de ne rien s’approprier, mais de tout renvoyer à celui qu’on aime. S’il en est ainsi dans les affections profanes, qu’en sera-t-il dans l’amour divin, là où il est souverainement juste qu’il en soit ainsi ?

Dans les deux Strophes précédentes, l’Épouse a semblé

1 Cette dernière phrase vient de cette addition marginale de la main du Saint, qu’aucun manuscrit n’a reproduite : Lo cual es entrarla más en su amor.

2 Vulnerasti cor meum, soror mea sponsa, vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum et in uno orine colli tui. (Cant., iv, 9.)

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s’attribuer quelque chose à elle-même, par exemple en disant qu’elle ferait des guirlandes en la compagnie de son Époux, que ces guirlandes seraient enlacées de l’un de ses cheveux, ce qui certes est une œuvre importante et digne d’estime. Elle s’est ensuite glorifiée d’avoir retenu l’Époux d’un seul de ses cheveux, de l’avoir blessé d’un seul de ses yeux : en quoi elle a paru s’attribuer des mérites considérables. Dans la Strophe présente, elle explique dans quel sens elle a parlé et veut écarter tout malentendu. Elle s’inquiète, elle craint qu’on ne lui attribue quelque succès, quelque mérite, et qu’ainsi on ne retranche à Dieu une partie de ce qui lui est dû et de ce qu’elle tient à lui réserver.

Elle lui renvoie donc le mérite de tout et en même temps lui adresse ses actions de grâce. Elle déclare que si elle l’a retenu prisonnier par « le cheveu » de son amour, si elle l’a blessé par « l’œil » de sa foi, c’est qu’il a daigné la regarder amoureusement, ce qui l’a rendue aimable et gracieuse à ses yeux. C’est par cette grâce et cette valeur qu’il lui a communiquées, qu’elle a mérité son amour, et est devenue capable d’adorer son Bien-Aimé de façon à lui plaire et de produire des œuvres dignes de sa complaisance, de son amour. Voici le vers qui suit :

Tandis que tu me regardais,

C’est-à-dire : tandis que tu me regardais avec amour, car, nous l’avons dit, le regard de Dieu, c’est son amour.

Tes yeux gravaient en moi tes charmes.

Par les yeux de l’Époux, elle entend sa divine miséricorde, qui, s’inclinant favorablement vers une âme, imprime et verse en elle son amour et sa grâce. Cette effusion lui communique une beauté, une élévation, qui la rendent

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participante de la Divinité. Voyant donc la dignité et la hauteur auxquelles Dieu l’a élevée, elle poursuit :

C’est pourquoi d’amour tu m’aimais.

Aimer d’amour, c’est aimer singulièrement ; ce n’est pas aimer simplement, c’est doubler l’amour, c’est aimer à deux titres et pour deux motifs. Ces deux motifs, ces deux raisons d’aimer, l’âme Ies sous-entend dans ce vers. L’Époux l’aime d’abord parce qu’il s’est laissé retenir par le « cheveu » d’amour ; ensuite, il l’aime d’amour parce qu’il a été blessé par l’un de ses « yeux ». Et s’il l’a aimée avec cette tendresse, c’est, elle nous l’a dit, qu’il a daigné par son regard lui communiquer une grâce qui attirât ses complaisances, car c’est lui qui a donné le « cheveu » d’amour et formé par sa charité « l’œil de » la foi. Elle a donc raison de dire : « C’est pourquoi d’amour tu m’aimais », car pour Dieu mettre sa grâce en une âme, c’est la rendre digne et capable de son amour.

C’est donc comme si elle disait : Tu as versé en moi ta grâce, gage vraiment digne de ton amour, « c’est pourquoi d’amour tu m’aimais ». En d’autres termes, tu as accru en moi la grâce. C’est ce que nous déclare saint Jean : Dieu donne grâce pour grâce 1, c’est-à-dire : il donne la grâce à cause de la grâce qu’il a donnée, ce qui est multiplier la grâce. En effet, sans la grâce on ne peut mériter la grâce.

Pour mieux éclaircir le sujet, il est bon de remarquer ceci. De même que Dieu n’aime rien hors de lui, ainsi n’aime-t-il rien moins que lui, parce qu’il aime toutes choses à cause de lui et que l’amour est à raison de la fin. Ainsi donc, il n’aime point les créatures pour ce qu’elles sont en elles-mêmes. Quand Dieu aime une âme, il la place

1 Deus dat gratiam pro gratia. (Juan., I, 16.)

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en quelque sorte en lui et l’égale en quelque manière à lui-même. Il aime donc l’âme en lui-même, avec lui-même et du même amour dont il s’aime. De là vient qu’en chacune de ses œuvres l’âme mérite l’amour de son Dieu, et même, une fois à cette hauteur de grâce, elle mérite en chacune de ses œuvres Dieu lui-même. Elle dit donc au vers suivant :

Les miens ont mérité par là

C’est-à-dire : par cette faveur et cette grâce que les yeux de ta miséricorde m’ont accordée de m’élever jusqu’à ton amour, les miens ont mérité, ils ont été mis à même

De pouvoir adorer ce qu’ils voyaient en toi.

Comme si elle disait : Mes puissances, ô mon Époux, ont mérité de s’élever jusqu’à te contempler. Auparavant, réduites à la bassesse de leur faible opération, elles étaient languissantes et sans forces. En effet, pour une âme être en état de regarder Dieu, c’est faire des œuvres dans la grâce de Dieu. A présent les puissances, qui sont les yeux de l’âme, méritent en adorant, parce qu’elles adorent dans la grâce de Dieu. Elles adorent ce qu’elles voient en lui, illuminées et soulevées par sa grâce et son secours ; elles adorent ce que jusque-là leur cécité et leur bassesse ne leur permettaient pas de voir. Mais que voient-elles donc ? Elles voient une sublimité de perfections, une abondance de suavité, une immensité de bonté, d’amour et de miséricorde, des bienfaits innombrables reçus, soit depuis qu’elle se trouve dans sa grâce, soit avant qu’elle y fût.

Tout cela, les yeux de l’âme sont devenus capables de l’adorer avec mérite, parce qu’ils ont été rendus par la grâce agréables à Dieu ; auparavant ils ne méritaient pas de le voir et de l’adorer, non pas même de l’entrevoir, tant sont complets l’aveuglement et la grossièreté d’une âme privée de la grâce.


STROPHE XXIV

Garde-toi de me mépriser !

Mon teint, je l’avoue, est foncé

Tu peux pourtant me regarder,

Car déjà tu me regardas

Et par là mis en moi la grâce, la beauté.

EXPLICATION.

L’Épouse ici s’encourage, elle se glorifie des dons et de la haute valeur que lui a conférés son Bien-Aimé, mais uniquement parce qu’elle les tient de lui. D’elle-même, elle le sait, elle est sans valeur et n’est digne d’aucune estime, mais à cause de ces dons elle mérite qu’on ait pour elle quelques égards. Elle s’enhardit jusqu’à dire à son Bien-Aimé de ne point faire d’elle peu de cas et de ne la pas mépriser. Autrefois, il est vrai, c’est tout ce qui lui était dû à cause de la difformité de ses fautes et de la bassesse de sa nature ; mais à présent qu’il a bien voulu une première fois arrêter sur elle son regard et que par là il l’a enrichie de sa grâce, revêtue de sa propre beauté, il peut bien la regarder une seconde fois et davantage, et augmenter ainsi ses charmes, sa beauté. Cela est juste et raisonnable, puisqu’il l’a honorée de son regard au temps où elle était indigne d’une pareille faveur.

Garde-toi de me mépriser !

Comme si elle disait : Puisqu’il en est ainsi, garde-toi de faire maintenant peu de cas de moi.

Mon teint, je l’avoue, est foncé ;

C’est-à-dire : Si avant de me regarder favorablement, tu trouvais en moi la laideur, la noirceur des fautes et des imperfections, en même temps que la bassesse qui m’est naturelle, à présent

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Tu peux pourtant me regarder,

Car déjà tu me regardas,

Et ton regard m’a enlevé ce teint noirâtre et disgracieux qui me rendait affreuse à voir. Tu peux maintenant me regarder encore, car non seulement ton premier regard m’a enlevé mon teint noirâtre, mais il m’a rendue digne d’être vue de toi. En effet, par ce regard d’amour,

Tu mis alors en moi la grâce, la beauté.

Dieu se complaît extrêmement dans une âme à laquelle il a fait don de sa grâce ; il réside dès lors en elle avec plaisir, ce qu’il ne faisait pas auparavant. Cette âme est désormais revêtue d’honneur et de gloire, Dieu l’aime ineffablement, et à proportion de ses dispositions et de ses œuvres il lui prodigue plus d’amour. En effet, plus une âme est élevée en amour et honorée de Dieu, plus elle est comblée par lui d’amour et d’honneur. Nous avons déjà cité cette parola de saint Jean : Dieu donne grâce pour grâce.

C’est ce que Dieu lui-même nous donne à entendre, s’adressant à Jacob, son ami, par la bouche du prophète Isaïe : Depuis que tu es devenu honorable et glorieux à mes yeux, je t’ai aimé 1. Ce qui revient à dire : Depuis que mes yeux, en s’arrêtant sur toi une première fois, t’ont communiqué ma grâce, et que par là je t’ai rendu devant moi digne de gloire et d’honneur, tu as mérité de ma part de nouvelles faveurs. C’est ce que l’Épouse des divins Cantiques explique aux filles de Jérusalem par ces paroles : Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem. C’est pour cela que le Roi m’a aimée et m’a fait entrer dans sa chambre nuptiale 2. Comme si elle disait : Filles de Jérusalem, ne vous étonnez pas que le Roi céleste m’ait favo -

1 Is., XLIII, 4. 2 Cant., 1, 4.

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risée au point de m’introduire dans sa couche nuptiale. De moi-même j’ai le teint foncé et je ne méritais pas une telle faveur, mais il m’a rendue belle en arrêtant sur moi « es regards. C’est pour cela qu’il m’a aimée 1.

Assurément, mon Dieu, vous pouvez couvrir de votre regard et de votre prédilection l’âme sur laquelle vous avez arrêté une première fois votre vue, puisque, par ce premier regard, vous lui avez imprimé des charmes qui la rendent digne d’attirer non pas une fois, mais plusieurs, les regards de vos yeux divins, car suivant la parole du Livre d’Esther, il est digne de cet honneur celui que le Roi veut honorer 2.

STROPHE XXV

Donnez la chasse à ces renards,

Car voilà notre vigne en fleurs.

De nos roses, en attendant,

Faisons une pomme de pin.

Que sur la montagne personne ne paraisse.

EXPLICATION.

L’Épouse voyant que les fleurs de ses vertus sont arrivées à leur perfection et qu’elle jouit avec délices de leur suave odeur, de même qu’on jouit de la beauté et du parfum des arbustes en pleine floraison, elle désire continuer à jouir sans obstacle de cette suavité ; elle s’adresse donc dans cette Strophe aux anges, comme aux ministres de Dieu. Elle leur demande de tenir à distance tout ce qui pourrait ruiner et détruire les fleurs odorantes de ses vertus, comme tous les assauts, les tentations, les troubles, les appétits — si tant est qu’il en reste quelques-uns 3, — les

1 Le Saint a — mis ici en marge : Omni habenti dabitur.

2 Esth., vi, 11.

3 Ces mots : si algunos quedan, viennent d’une addition interlinéaire de saint Jean de la Croix.

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imaginations et autres mouvements, soit naturels, soit spirituels, qu’elle désigne ici sous le nom de renards, ennemis de l’effloraison de paix, de quiétude, d’intime suavité, dont l’âme se délecte à son gré au temps où elle jouit de ses vertus en société du Bien-Aimé. L’âme, en effet, voit parfois en son esprit — Dieu lui-même produisant en elle cette lumière — toutes les vertus dont il lui a fait présent. Alors, avec une merveilleuse jouissance et délectation d’amour, elle les réunit et les offre à son Bien-Aimé comme une pomme de pin composée de fleurs. Plus l’amour est grand, plus la pomme de pin est volumineuse 1. Le Bien-Aimé en la recevant — car effectivement il la reçoit — y prend un grand plaisir. En effet, l’âme s’offre elle-même en même temps que ses vertus, et rien ne peut être plus agréable au Bien-Aimé. C’est l’une des plus grandes jouissances que l’âme peut trouver dans le commerce avec Dieu, que ce don qu’elle fait au Bien-Aimé. Aussi, dans son désir que rien ne vienne entraver ces délices intérieures qui naissent de la vigne en fleurs, elle ne se contente pas de demander l’éloignement des obstacles que nous avons mentionnés, elle réclame encore l’éloignement de tout le créé, en sorte que toutes ses puissances, tous ses appétits intérieurs et extérieurs soient vides d’images, que rien ne paraisse ni ne vienne se représenter en la présence de l’âme et du Bien-Aimé, tandis que, seuls et en mutuelle union, ils jouissent de la confection de cette pomme de pin.

Donnez la chasse à ces renards,

Car voilà notre vigne en fleurs.

Cette vigne n’est autre que les plantes des vertus qui sont dans l’âme et lui fournissent un vin d’agréable saveur. Cette vigne est en fleurs quand l’âme, unie à l’Époux par

1 Ces mots : estando mas crecido el amor, se hace mas grande piña, viennent d’une addition du Saint.

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la volonté, prend en lui ses délices au milieu de toutes les vertus réunies. À ce moment, il arrive parfois que la mémoire et l’imagination sont assaillies par des images de toutes sortes, la partie sensitive par des appétits et des mouvements divers qui, ainsi que nous l’avons dit, troublent et inquiètent l’âme par leur vivacité, leur mobilité, et entravent ainsi la suavité et la quiétude intérieure dont elle jouit. Outre cela, les démons, qui portent une envie singulière à la paix et au recueillement intime de cette âme, produisent dans son esprit des horreurs, des perturbations, des frayeurs, toutes choses qu’elle désigne ici sous le nom de « renards ». En effet, comme ces petits animaux, légers et astucieux, ont coutume par leurs bonds subtils de ruiner et dévaster les fleurs de la vigne lorsqu’elles sont ouvertes, ainsi les démons rusés et pleins de malice troublent par les agitations et les divers mouvements que nous avons dits, comme par des sauts et par des bonds, la dévotion des âmes saintes.

L’Époux des Cantiques avait dit de même : Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car notre vigne est en fleurs 1.

Ce n’est pas seulement pour ce motif que l’âme demande ici que l’on donne la chasse aux renards. C’est encore pour s’assurer la liberté de faire ce qu’elle indique aux vers suivants.

De nos roses, en attendant,

Faisons une pomme de pin.

Au temps en effet où l’âme jouit ainsi des fleurs de la vigne, en reposant délicieusement sur le sein du Bien-Aimé, il arrive, nous l’avons dit, que toutes les vertus paraissent soudain et se montrent aux yeux de l’âme, la

1 Cant., II, 15. — Saint Jean de la Croix a mis ici en note : Por qué dice la flor de la vina y no el fruto.

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comblant de suavité et de délices. Ces délices, l’âme les goûte tout à la fois en elle-même et en Dieu, de sorte que ce n’est qu’une seule vigne toute fleurie, qui les ravit et les nourrit délicieusement l’un et l’autre. Alors l’âme rassemble en quelque sorte toutes ces vertus et produit, au sujet de chacune d’elles, des actes d’amour pleins de saveur. Ainsi réunies, elle les offre à son Bien-Aimé avec une grande tendresse, une grande suavité d’amour. Le Bien-Aimé coopère puissamment à cette offrande, car sans son secours et sa faveur l’âme ne pourrait ni réunir ni présenter à son Époux ces fleurs des vertus. Elle dit donc :

Faisons une pomme de pin.

« Faisons », c’est-à-dire le Bien-Aimé et moi. Elle désigne sous le terme de « pomme de pin » cet assemblage des vertus. La pomme de pin, en effet, est quelque chose de dur, formé de parties également dures, fortement enchâssées les unes dans les autres et auxquelles on donne le nom de pignons. De même, cet assemblage de vertus, que l’âme forme pour son Bien-Aimé, n’est qu’une seule et même perfection, renfermant d’une manière solide et coordonnée un grand nombre de perfections et de vertus très fermes, comme aussi de dons éminents. Toutes ces perfections donc et toutes ces vertus bien ordonnées entre elles forment pour l’âme une solide perfection. Pendant que cette perfection se forme par l’exercice des vertus, qu’elle est même déjà formée et que l’Amante, ainsi que nous l’avons dit, l’offre amoureusement au Bien-Aimé, il convient de faire la chasse aux renards, de peur qu’ils n’entravent la communication intime des deux Amants. Pour réussir à bien former la « pomme de pin », l’Épouse ne se contente pas de formuler cette demande, elle exprime aussi le désir contenu dans le vers suivant :

Que sur la montagne personne ne paraisse.

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Effectivement, pour la divine opération dont il s’agit, il faut aussi de toute nécessité la solitude, l’abstraction de tous les objets qui pourraient solliciter l’attention de l’âme, qu’ils viennent de la partie inférieure et sensitive, ou bien de la partie supérieure ou raisonnable. Ces deux parties, qui comprennent tout l’ensemble des sens et des puissances de l’homme, l’Épouse leur donne ici le nom de « montagne ». Or, le démon a coutume d’aller chasser sur cette montagne, où résident et font séjour toutes les notions et tous les appétits naturels, gibier qu’il poursuit et dont il fait sa proie au détriment de l’âme. Elle demande que « sur cette montagne personne ne paraisse », en d’autres termes, que nulle des images et des représentations provenant des sens ou des puissances ne paraisse en sa présence et en celle de son Époux.

C’est comme si elle disait : Que dans mes puissances spirituelles, c’est-à-dire ma mémoire, mon entendement et ma volonté, il n’y ait ni connaissances, ni actes particuliers, ni réflexions quelconques ; que dans mes sens et mes facultés sensitives, tant intérieures qu’extérieures, telles que l’imagination, la vue, l’ouïe, etc., il n’y ait ni divagations, ni formes, ni images, ni figures, ni représentations d’aucune sorte, ni aucune opération naturelle.

Si l’âme fait cette demande, c’est que, pour être en état de jouir pleinement de cette divine communication, il est indispensable que tous ses sens et toutes ses puissances soient désoccupés, vides, dégagés de toute opération et de tout objet propre, car plus ils exercent leur activité, plus ils font obstacle à l’opération divine. Cela est si vrai, que dès que l’âme parvient à quelque degré de l’union d’amour, ses puissances spirituelles cessent d’agir et ses facultés corporelles agissent moins encore. Une fois l’eeuvre de l’union d’amour accomplie, leur action cesse, parce que, le terme étant atteint, les opérations des moyens n’ont plus

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lieu. L’âme désormais n’a plus qu’à se tenir présente au Bien-Aimé, en exerçant savoureusement 1 l’œuvre accomplie en elle. C’est alors une union d’amour ininterrompue. En conséquence, « que sur la montagne personne ne paraisse ». Seule la volonté doit être présente au Bien-Aimé, en offrande d’elle-même et de toutes ses vertus, en la manière que nous avons dit.


STROPHE XXVI

Arrière, aquilon de mort !

Viens, autan, l’éveil des amours !

Souffle au travers de mon jardin,

Et ses parfums auront leur cours.

L’Aimé parmi les fleurs va prendre son festin.

EXPLICATION.

Outre les ennemis dont il a été fait mention, l’aridité spirituelle pourrait, elle aussi, faire tarir pour l’âme-épouse le suc de la suavité intérieure dont elle a parlé plus haut 2. Pour prévenir ce malheur, elle a recours dans cette Strophe à deux précautions. Elle ferme d’abord la porte à l’aridité, et pour cela ne néglige en aucune manière la dévotion, car cette négligence pourrait lui donner entrée. Elle invoque ensuite l’Esprit-Saint et se maintient en oraison, non seulement afin de bannir l’aridité, mais en vue de faire grandir en elle la dévotion et de s’appliquer intérieurement à l’exercice des vertus : tout cela pour que son Bien-Aimé se réjouisse et se complaise davantage en ces mêmes vertus.

1 Sabroso est une addition de saint Jean de la Croix.

2 Le Saint a écrit en marge : La causa desta sequedad es no poder ya el alma (obrar) con sus potencias hasta que las mueve el Amado, poniéndolas en ejercicio actual. --- La cause de cette sécheresse est l’impuissance où l’âme se trouve de faire agir ses puissances, tant que le Bien-Aimé ne les meut pas lui-même, en les mettant en exercice actuel.

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Arrière, aquilon de mort !

L’aquilon est un vent sec et froid, qui flétrit les fleurs. Comme l’aridité spirituelle produit le même effet dans l’âme où elle s’établit, qu’elle éteint et tarit la suavité et le suc spirituel, l’Épouse lui donne le nom d’« aquilon de mort ». Désirant continuer à goûter la suavité de son amour, elle enjoint à la sécheresse de se retirer et montre par là son intention de s’adonner aux œuvres qui la tiendront en arrière, d’éviter soigneusement les occasions qui pourraient lui donner lieu.

Viens, autan, l’éveil des amours !

L’autan est un autre vent, qu’on appelle communément vent du midi. C’est une brise paisible, qui apporte la pluie, fait germer les arbustes et les plantes, épanouit les fleurs et leur fait exhaler leurs parfums. Ses effets sont tout opposés à ceux de l’aquilon. Par cette brise l’âme désigne le Saint-Esprit. Elle dit qu’il « éveille les amours », parce que cette brise divine n’a pas plutôt investi l’âme, que l’amour de Dieu l’échauffe tout entière, la réjouit, la ranime, excite sa volonté, relève ses appétits auparavant abattus et endormis. C’est à bon droit qu’elle nous dit que cette brise éveille « les amours », celui de l’Époux et celui de l’âme,.

Souffle au travers de mon jardin,

Nous avons dit que l’âme de l’Épouse est la vigne toute fleurie de vertus. Elle la nomme ici un jardin, dans lequel ont été plantées. les fleurs des perfections et des vertus dont nous avons parlé. Il est à remarquer aussi que l’Épouse ne dit pas : Viens souffler dans mon jardin, mais « au travers de mon jardin », parce qu’il y a une grande différence

1 Le Saint a ajouté les mots : del y della.

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entre le souffle de Dieu dans l’âme et le souffle de Dieu au travers de l’âme. Pour Dieu, souffler dans l’âme, c’est verser en elle sa grâce, ses dons et les vertus infuses. Souffler au travers de l’âme, c’est opérer par son contact une motion dans les vertus et les perfections dont il l’a dotée. Cette motion produit à la fois en elles un renouvellement et une agitation qui leur font exhaler une merveilleuse odeur de suavité, et l’âme la respire avec délices.

Lorsqu’on remue les essences aromatiques, cette motion leur fait répandre d’abondants parfums, qu’elles n’exhalaient pas auparavant de même ni en pareil degré. Ainsi l’âme n’a pas toujours le sentiment et l’actuelle jouissance des vertus, soit acquises, soit infuses, dont elle est en possession. En cette vie, nous l’avons dit déjà, les vertus sont dans l’âme comme des fleurs fermées et à l’état de boutons, ou encore comme des essences aromatiques soigneusement renfermées : on n’en sent l’odeur que si on les découvre et si on les agite.

Mais il arrive quelquefois que Dieu, par une faveur toute spéciale dont il gratifie l’âme-épouse, fait passer à travers le parterre fleuri de cette âme le souffle de son divin Esprit, qui épanouit tous les boutons des vertus et découvre les essences aromatiques, c’est-à-dire les dons, les perfections, en un mot les trésors de cette âme, mettant à nu les richesses de son fonds et l’excellence de sa beauté. C’est alors chose merveilleuse de voir les trésors dont elle a été gratifiée, d’admirer ces ravissantes fleurs des vertus en plein épanouissement. Ajoutez à cela l’inestimable odeur qui s’exhale de chacune, selon son espèce. C’est là ce que l’âme appelle « le cours des parfums » de son parterre, quand elle dit au vers suivant :

Et ses parfums auront leur cours.

Ces parfums se répandent quelquefois avec tant d’abon -

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dance, que l’âme se sent comme revêtue de délices et baignée dans la gloire. Et non seulement elle en a l’impression, mais ceux qui ont des yeux pour voir s’en aperçoivent fort bien, tant cette gloire rejaillit au-dehors. Cette âme leur fait l’effet d’un jardin ravissant, rempli des délices et des richesses de Dieu. Au reste, ce n’est pas seulement au temps de l’épanouissement des fleurs que les âmes saintes imposent l’admiration. Dans l’ordinaire de la vie, il y a en elles je ne sais quelle grandeur, quelle dignité, qui commande une respectueuse réserve. C’est un effet surnaturel dû à leur intime et familière communication avec Dieu. Nous lisons de Moïse, au Livre de l’Exode, qu’on ne pouvait arrêter les yeux sur son visage, à cause du rejaillissement de gloire qu’y avait laissé son entretien face à face avec Dieu.

Ce souffle de l’Esprit-Saint à travers l’âme est une visite que le Fils de Dieu lui fait, dans sa tendresse, en qualité d’Époux, visite par laquelle il se communique à cette âme d’une manière sublime. Il se fait précéder de son Esprit comme d’un fourrier, chargé de préparer sa résidence en elle, ainsi qu’il envoya jadis les Apôtres. C’est dans ce but qu’il la comble de délices, qu’il embellit son parterre, en fait épanouir les fleurs, met au grand jour les vertus qu’elle a en partage, l’orne de ses grâces et de ses trésors, comme de magnifiques tentures.

C’est donc avec d’ardents désirs que l’âme-épouse appelle l’éloignement de l’aquilon et la venue du vent du midi, qui doit souffler au travers de son jardin, puisqu’elle en retire tant de biens à la fois : d’abord la jouissance des vertus exercées au degré savoureux que nous avons dit, ensuite la jouissance du Bien-Aimé lui-même, qui se communique à elle par le moyen de ces mêmes vertus, avec un amour plus intime et des démonstrations de tendresse toutes particulières. Puis il y a là plus de joie pour le Bien -

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— Aimé, auquel cet exercice actuel des vertus fait goûter des délices plus suaves ; or, la joie de son Bien-Aimé est pour cette âme la plus grande des jouissances. Il y a enfin la durée de cette douceur goûtée dans les vertus, puisqu’elle persiste dans l’âme autant de temps que cette présence de l’Époux et que l’offrande de ces mêmes vertus.

L’Épouse des Cantiques exprime tout cela dans ces paroles : Tandis que le roi était sur sa couche — c’est-à-dire dans l’âme elle-même, — mon arbuste aux fleurs parfumées a répandu son odeur 1. Cet arbuste, c’est encore l’âme, qui par les fleurs des vertus répand une odeur de suavité pour le Bien-Aimé, qùi repose en elle en vertu de cette union.

Elle est donc souverainement désirable, cette brise de l’Esprit-Saint, et toutes les âmes doivent demander qu’elle souffle à travers leur jardin, afin que les divines senteurs s’en exhalent. C’est chose si nécessaire, si glorieuse et si avantageuse pour une âme, que l’Épouse des Cantiques en désire et en sollicite la faveur, en termes tout semblables à ceux dont se sert l’âme qui nous occupe : Éloigne-toi, aquilon ! viens, autan ! souffle à travers mon jardin, et ses aromes se répandront 2.

Tout ceci, l’âme le souhaite non pour les délices et la gloire qui lui en reviendront, mais pour le plaisir que son Époux, elle ne l’ignore pas, doit en recevoir. Et comme annonce et préparation de la venue du Fils de Dieu en elle pour y prendre ses délices, elle ajoute aussitôt :

L’Aimé parmi les fleurs va prendre son festin.

Les complaisances que le Fils de Dieu prend en elle, l’âme les appelle un « festin », et à juste titre, car le festin

1 Dum esset Rex in accubitu sua, nardus mea dedit odorem suum. (Cant., i, II.)

2 Surge, aquilo, et vent, auster, perfla hortum meum, et fluant aromata illius. (Cant., iv, 16.)

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non seulement réjouit, mais sustente. De même le Fils de Dieu, en prenant ses délices dans les délices de l’âme, s’y sustente pour ainsi parler, ou en d’autres termes, il y prolonge son séjour comme dans la plus charmante des résidences, parce que l’âme son Épouse, en laquelle il réside, trouve en lui tout son bonheur. C’est, je pense, ce que lui-même a voulu dire par la bouche de Salomon dans les Proverbes : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes 1 lorsque, de leur côté, ils trouvent leurs délices à être avec moi, qui suis le Fils de Dieu ;

Remarquons-le aussi, l’âme ne dit pas que le Bien-Aimé se nourrira des fleurs, mais « parmi les fleurs ». C’est que si la communication que l’Époux fait de lui-même à l’âme a lieu par le moyen du don des fleurs, c’est cependant de l’âme elle-même qu’il fait sa nourriture, alors qu’il la transforme en soi comme un aliment assaisonné des fleurs des vertus, des dons célestes et des autres perfections qui sont comme l’assaisonnement dont il la pénètre et l’environne. Cet assaisonnement spirituel par les soins du divin fourrier, qui est l’Esprit-Saint, apporte au Fils de Dieu saveur et suavité, afin qu’il se repaisse plus délicieusement de l’amour de son Épouse, car tel est l’attrait de l’Époux : s’unir à l’âme au milieu des parfums des fleurs des vertus.

L’Épouse sacrée, parfaitement instruite sur ce point, marque bien dans les Cantiques ce goût de l’Époux : Mon Bien-Aimé, dit-elle, est descendu dans son jardin, au parterre des plantes aromatiques, pour en respirer les effluves, pour prendre sa nourriture dans les jardins et cueillir des lis 2. Et ailleurs : Je suis à mon Bien-Aimé et mon Bien-Aimé est à moi, lui qui se nourrit parmi les lis 3, c’est-à —

1 Deliciae meoe esse cum finis hominum. (Prov., VIII, 31)

2 Dilectus meus descendit in hortum suum ad areolam aromatum, ut pascatur in hortis et lilia colligat. (Cant., vi, 1.)

3 Ego dilecto meo et dilectus meus mihi, qui pascitur inter lilia. (Ibid., 2.)

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dire qui prend sa nourriture et ses délices dans mon âme devenue son jardin, au milieu — des lis de mes vertus, des perfections et des grâces qu’il a mises en moi.

STROPHE XXVII

Voilà que l’Épouse est entrée

Au beau jardin si désiré,

Et qu’elle repose à son gré,

Le cou maintenant incliné,

Avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé.

EXPLICATION.

L’Épouse a fait tout ce qui était en son pouvoir pour se délivrer des « renards », pour arrêter « l’aquilon », autant d’obstacles pour elle à la parfaite jouissance du mariage spirituel. Elle a demandé, elle a obtenu, ainsi qu’il a été dit aux deux Strophes précédentes, le souffle de l’Esprit-Saint, qui est le moyen et l’intermédiaire indispensable de la perfection de cet état. Reste maintenant à traiter dans la présente Strophe du mariage spirituel lui-même. C’est ici l’Époux qui parle, et en nommant l’âme son Épouse, il nous fait connaître deux choses : d’abord comment cette âme, après avoir vaincu ses ennemis, est arrivée à l’état délicieux du mariage spirituel, si désiré des deux amants 1, ensuite quelles sont les prérogatives de cet état dont l’âme est entrée en jouissance. « Elle repose à son gré, le cou maintenant incliné, avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé. » C’est ce que nous allons développer maintenant.

Voilà que l’Épouse est entrée

Tâchons d’abord de mettre en lumière l’enchaînement

1 Que él y ella tanto hablan deseado, est une correction de la main du Saint.

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de ces Strophes, afin de montrer la marche que suit d’ordinaire une âme pour atteindre l’état du mariage spirituel, le plus élevé de cette voie. C’est de cet état du mariage que nous allons traiter.

Avant de l’atteindre, remarquons-le, elle a commencé par s’exercer aux labeurs et aux amertumes de la mortification, ainsi qu’au travail de la méditation 1. C’est ce qu’elle nous a indiqué depuis la première Strophe jusqu’à celle qui commence par : « Tout ruisselant de mille grâces. » Elle a passé ensuite par les peines rigoureuses de l’amour, qu’elle décrit dans les Strophes suivantes, jusqu’à celle qui commence par : « Détourne-les, mon Bien-Aimé. » C’est alors qu’ont eu lieu les fiançailles spirituelles. Après cela, l’âme rapporte avoir été gratifiée de beaucoup de communications élevées, de nombreuses visites de son Bien-Aimé, par où elle s’est avancée et perfectionnée dans son amour, tellement que, dépassant tout le créé et se laissant elle-même, elle s’est livrée à lui par l’amoureuse union propre aux fiançailles spirituelles. En qualité de fiancée, elle a reçu de l’Époux des dons très riches et de précieux joyaux : c’est ce qu’elle a chanté depuis la Strophe où se firent ces divines fiançailles : « Détourne-les, mon Bien-Aimé », jusqu’à celle qui nous occupe et qui commence par : « Voilà que l’Épouse est entrée ». Il ne restait plus à l’Époux qu’à faire ici mention du mariage spirituel 2 entre cette âme et le Fils de Dieu, son Époux. Ce divin mariage dépasse de beaucoup les fiançailles. C’est un effet une totale transformation dans le Bien-Aimé. Et mon opinion est que le mariage spirituel est toujours accompagné de la confirmation en grâce, car la fidélité des deux parties devient ici inébranlable, celle de Dieu envers l’âme s’affir -

1 Les mots : y en la meditación sont une addition du Saint, qu’il a introduite dans son second Cantique.

2 Resttaba ya hacer el Eposo mencion del dicho, est une correction du Saint.

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mant par cette confirmation 1. Les deux parties se livrent entièrement l’une à l’autre, en totale possession l’une de l’autre, en union d’amour consommée, autant qu’elle est possible en cette vie. L’âme est ici rendue divine, elle devient Dieu par participation, autant que cela se peut ici-bas.

De même que dans la consommation du mariage naturel les époux, selon la parole de l’Écriture, sont deux dans une seule chair 2, ainsi, une fois le mariage spirituel consommé entre Dieu et l’âme, sil y a deux natures fondues dans un même esprit et un même divin amour. Quand la lumière d’une étoile ou celle d’un flambeau se joint à celle du soleil, l’étoile et le flambeau cessent de luire, il n’y a plus que la lumière du soleil, qui absorbe les autres lumières. L’Époux dit de cet état du mariage que « l’Épouse y est entrée », ce qui revient à dire qu’elle a laissé tout ce qui est du temps et de la nature, tous les sentiments, tous les modes et toutes les méthodes spirituelles, qu’elle a mis en oubli toutes les tentations, tous les troubles, tous les chagrins, toutes les sollicitudes, toutes les préoccupations, transformée qu’elle est par un si sublime embrassement. L’Époux prononce donc le vers suivant :

Au beau jardin si désiré.

Comme s’il disait : Elle s’est transformée en son Dieu, qu’il appelle un « beau jardin », à cause du suave et délicieux séjour que l’âme y trouve. À ce jardin de la pleine transformation, c’est-à-dire aux joies, aux délices, à la gloire du mariage spirituel, on ne pénètre qu’après avoir

1 Y asi pienso que este estado nunca es sin con firmacion en gracia, porque se confirma la fe de ambas partes, con firmándose aqui la de Dios, est une addition marginale du Saint, qu’il introduisit mot pour mot dans son second Cantique.

2 Gen., II, 24.

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passé par les fiançailles, qu’après avoir exercé le mutuel et loyal amour qui unit les fiancés. Ce n’est qu’après s’être montrée quelque temps, par ce tendre et fidèle amour, la digne fiancée du Fils de Dieu, que l’âme se voit invitée à ce jardin fleuri, par le Seigneur qui l’y place lui-même pour la consommation de son bienheureux mariage avec lui. Il s’établit alors entre les deux natures une telle union, une telle communication de la nature divine à la nature humaine, que, sans rien perdre de leur être, Dieu et l’âme ne sont plus, ce semble, que Dieu même. Cette union, il est vrai, ne saurait être parfaite en cette vie ; et cependant, elle surpasse tout ce qu’on en peut dire et penser.

L’Époux lui-même le donne bien à entendre dans les Cantiques, lorsque invitant l’âme devenue son Épouse à cet heureux état, il lui dit : Entre dans mon jardin, ma sœur, mon épouse, car j’ai récolté ma myrrhe et mes espèces aromatiques 1. Il l’appelle sa sœur, son épouse, car elle l’était déjà, par l’amour et le don qu’elle lui avait fait d’elle-même, avant même qu’il l’appelât à l’état du mariage spirituel. Il dit qu’il a récolté sa myrrhe odoriférante et ses espèces aromatiques, c’est-à-dire les fruits mûrs qu’il destine à cette âme, à savoir les délices et la communication de ses grandeurs qu’il lui départ, et cela en lui-même.

Il est donc pour elle « le beau jardin si désiré », car l’âme et Dieu même dans toutes ses ouvres en l’âme, n’ont d’autre désir et d’autre fin que la parfaite consommation de cet état du mariage. Aussi l’âme ne goûte-t-elle de repos qu’elle n’y soit parvenue : il lui apporte en effet une abondance et une plénitude de Dieu tout autre, une paix bien plus assurée et plus stable, une suavité plus parfaite sans comparaison, que ne le font les fiançailles spirituelles. Et cela

1 Veni in hortuni meum, soror mea, sponsa ; messui myrrham cum aromatibus meis. (Cant., V, I.)

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vient de ce qu’elle repose maintenant dans les bras d’un tel Époux.

En cette âme se vérifie la parole de saint Paul : Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi 1.

L’âme vit ici d’une vie de délices et de gloire, telle qu’est la vie de Dieu : dès lors qu’on se fasse, si on le peut, une idée du bonheur qui l’inonde. Dieu est incapable de ressentir aucune souffrance. Elle est pénétrée jusque dans sa substance, divinement transformée en lui, des délices et de la gloire même de Dieu. C’est pour cela qu’il est dit aux vers suivants :

Et elle repose à son gré,

Le cou maintenant incliné,

Le cou représente ici la vigueur de l’âme, vigueur qui a servi, nous l’avons vu, de moyen à son union avec l’Époux. Sans cette vigueur elle serait hors d’état de porter un embrassement divin si étroit 2. C’est par cette vigueur aussi que l’âme a travaillé, qu’elle a obtenu les vertus, surmonté les vices. Il est juste que ce qui a travaillé et vaincu goûte le repos. C’est donc le cou incliné que l’âme se repose

Avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé.

Incliner le cou sur les bras de Dieu, c’est avoir joint sa vigueur, ou plutôt sa faiblesse, à la force divine. Les bras de Dieu ne sont autre chose que la force de Dieu. Quand notre faiblesse transformée se repose sur la force de Dieu, elle est revêtue de la force même de Dieu. Il est donc très juste de représenter l’état du mariage spirituel par cette inclination du cou de l’Épouse sur les bras si doux du

1 Galat., II, 20.

2 Le Saint a mis ici l’addition marginale qui suit : Porque mediante la fortaleza que ya aquí el alma tiene se hac eesta union, que no se puede recebir (tan) estrecho abrazo (sino) alma fuerte. Il l’a introduite presque à la lettre dans son second Cantique.

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Bien-Aimé. Dieu est tout à la fois la force et la douceur de l’âme. En lui elle est protégée, défendue contre tous les maux, enivrée de tous les biens.

De là vient que l’Épouse des Cantiques, aspirant à cet heureux état, disait à l’Époux : Qui me donnera, ô mon frère, toi qui suces les mamelles de ma mère, de te trouver dehors et de te baiser, en sorte que nul ne me méprise 1 ?

Par le nom de frère qu’elle donne à l’Époux, l’âme fait entendre l’égalité que les fiançailles ont établie entre les deux amants, avant même le mariage spirituel. Ces mots : toi qui suces les mamelles de ma mère, veulent dire : toi qui dessèches et qui éteins en moi les appétits et les passions, qui sont comme les réservoirs du funeste lait d’Ève, notre mère selon la chair, lesquels font obstacle au mariage spirituel. Ce travail une fois accompli, j’aspire, dit-elle, à te trouver dehors, c’est-à-dire hors des créatures et de moi-même, dans la solitude et la nudité d’esprit, qui s’obtiennent par l’extinction des appétits, et à te baiser là, seul à seul. En d’autres termes, que ma nature, désormais seule et dégagée de toute souillure, soit du corps, soit de l’esprit, s’unisse à toi seul, à ta divine nature, sans nul intermédiaire.

Or ceci n’appartient qu’au mariage spirituel, qui est ce baiser de l’âme à Dieu, après lequel nul n’a la hardiesse de la mépriser. L’âme, en effet, en ce degré n’est plus molestée ni par le démon, ni par la chair, ni par le monde, ni par ses propres appétits. C’est la réalisation de cette autre parole des Cantiques : L’hiver est passé, les pluies se sont dissipées, les fleurs ont apparu sur notre terre 2.

1 Cant., VIII, 1.

2 Jam hiems transiit, imber abiit et recessit, flores apparuerunt in terra nostra. (Cant., II, 11-12.)

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STROPHE XXVIII

Ce fut sous l’ombre du pommier

Que tu devins ma fiancée,

Alors je te donnai ma main,

Et tu fus ainsi réparée

Au lieu même où ta mère avait été violée.

EXPLICATION.

Dans ce haut état du mariage spirituel, c’est avec grande facilité et très fréquemment que l’Époux découvre à l’âme ses merveilleux secrets et lui fait part de ses œuvres. En effet, l’amour véritable et sincère ne sait rien tenir secret. L’Époux communique tout spécialement à l’Épouse les doux mystères de son Incarnation, la manière dont s’est accomplie la Rédemption de l’homme, l’une des plus sublimes parmi les œuvres de Dieu et par là même des plus savoureuses à l’âme. C’est ce que fait l’Époux dans cette Strophe, où l’on peut voir avec quel tendre amour il découvre intérieurement à l’âme ces grands mystères. Il lui expose donc comment ce fut par le moyen de l’arbre de la croix qu’elle devint son épouse, comment sur ce bois il la couvrit de sa miséricordieuse protection en voulant mourir pour elle et la traita avec magnificence, puisqu’il se servit pour la réparer et la racheter de l’instrument même qui avait ruiné la nature humaine, à savoir l’arbre du paradis, qui perdit Ève, notre première mère. Il dit donc :

Ce fut sous l’ombre du pommier

C’est-à-dire sous la protection de l’arbre de la croix. C’est sur cet arbre que le Fils de Dieu racheta la nature humaine et s’unit à elle, et par suite à toutes les âmes.

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C’est par les mérites de sa Passion qu’il lui communique sa grâce et ses dons. Il lui dit donc :

C’est là que tu devins ma fiancée.

Alors je te donnai ma main,

C’est-à-dire, je te donnai faveur et assistance, je te relevai de l’état de bassesse et de misère où tu étais réduite, pour faire de toi ma compagne et ma fiancée.

Et tu fus ainsi réparée

Au lieu même où ta mère avait été violée.

Ta mère, la nature humaine, avait été violée en la personne de tes premiers parents sous l’arbre du paradis, et c’est sous l’arbre de la croix que tu as été réparée, en sorte que si ta mère te donna la mort sous le premier arbre, moi, sur l’arbre de la croix, je te donnai la vie.

C’est ainsi que Dieu découvre à cette âme les plans et les voies de sa Sagesse, qu’il lui fait voir avec quel art et quelle splendeur il tire le bien du mal, il ordonne à un plus grand bien ce qui avait été une cause de ruine. Tout ce que nous venons d’exposer se trouve à la lettre au Cantique des Cantiques, où il est dit : Sub arbore malo suscitavi te ; ibi corrupta est mater tua, ibi violata est genitrix tua 1. C’est-à-dire : Je t’ai réveillée sous le pommier, là où ta mère fut corrompue, là où celle qui t’a donné la vie perdit sa pureté.

1 Cant., viii, 5.

STROPHES XXIX ET XXX

Écoutez-moi, légers oiseaux,

Lions et cerfs, daims bondissants,

Montagnes, vallons et rivages,

Ondes, brises, feux très ardents,

Et vous, frayeurs des nuits dépourvues de sommeil.


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Par les lyres harmonieuses

Et le chant si doux des sirènes,

Trêve, de grâce, à vos courroux

Ne touchez pas à notre mur,

Afin que l’Épouse dorme plus sûrement.

EXPLICATION.

L’Époux, continuant à parler, expose comment dans ces deux Strophes il se sert des « lyres harmonieuses », image de la suavité dont l’âme jouit habituellement en cet état, du « chant des sirènes », symbole des délices qu’elle goûte sans interruption, pour mettre décidément un terme à toutes les opérations et passions de l’âme, qui, par leur amertume, apportent encore quelque entrave à sa paisible et suave félicité.

Il parle tout d’abord des écarts de la faculté imaginative et les conjure, afin qu’ils disparaissent.

Ensuite il rétablit l’ordre dans les deux puissances naturelles : l’irascible et la concupiscible qui, jusqu’ici, la troublaient encore quelque peu.

Après cela il explique comment, dans l’état dont il s’agit, par le moyen des mêmes lyres et du même chant, les trois puissances de l’âme, entendement, volonté, mémoire, seront mises au parfait équilibre, autant qu’il est possible en cette vie.

Il fait voir aussi comment les quatre passions de l’âme, la douleur, l’espérance, la joie et la crainte s’apaisent et se règlent par le moyen de la jouissance que représentent les « lyres harmonieuses » et le « chant des sirènes ». C’est ce que nous allons voir.

A tous ces inconvénients Dieu entend mettre fin, pour que l’âme puisse jouir à son gré et sans interruption des délices, de la paix, de la suavité de son union.

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Écoutez-moi, légers oiseaux,

Il appelle « légers oiseaux » les divagations de la faculté imaginative, qui voltigent de côté et d’autre avec tant de légèreté et d’instabilité. Quand l’âme jouit en repos des délicieuses communications du Bien-Aimé, ces divagations lui sont singulièrement à charge, car elles troublent sa jouissance par leur agitation continuelle. L’Époux les conjure donc par les « lyres délicieuses », et le reste. Dorénavant l’âme sera comblée de délices si abondantes et si fréquemment renouvelées, qu’elle ne sera plus troublée par ces divagations de la faculté imaginative, ainsi qu’il arrivait avant qu’elle eût atteint ce degré très élevé. Elles devront à l’avenir mettre un terme à leur vol inquiet, impétueux et désordonné. Il en sera de même pour les facultés dont nous allons parler.

Lions et cerfs, daims bondissants,

Par les « lions » il faut entendre les amertumes et les emportements de la faculté irascible. Cette faculté, en effet, est audacieuse et hardie en ses actes, à la manière des lions. Les cerfs et les daims bondissants représentent la faculté qu’on nomme concupiscible et qui produit deux effets contraires : l’un de pusillanimité, l’autre d’audace. Quant les choses ne vont pas comme elle veut, elle devient craintive, timide. lâche et pusillanime, à la façon des cerfs qui sont timides et dépourvus de courage à l’extrême, parce que la faculté concupiscible est plus développée chez eux que chez beaucoup d’autres animaux. Les choses vont-elles à son gré, la faculté concupiscible, cessant alors de s’effrayer et de s’intimider, devient hardie, elle lâche la bride à ses inclinations et à ses appétits. Dans cette ardeur qui l’emporte, on peut l’assimiler aux daims, car ces animaux convoitent si fortement ce qui leur plaît, que

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non seulement ils y courent, mais s’y élancent par sauts et par bonds, d’où vient qu’on les appelle ici « daims bondissants ».

Ainsi, en conjurant « les lions », l’Époux met un frein aux transports et aux emportements de la colère ; en conjurant « les cerfs », il fortifie la convoitise contre les frayeurs et les pusillanimités ; en conjurant « les daims bondissants », il calme et apaise les désirs et les appétits inquiets, qui bondissent continuellement de côté et d’autre, cherchant à satisfaire leur convoitise. Celle-ci se trouve déjà calmée par les « lyres harmonieuses », qui la réjouissent de leurs doux accords, et par le « chant des sirènes », qui la rassasie délicieusement.

Il est bon de remarquer qu’ici l’Époux ne conjure pas la colère et la concupiscence elles-mêmes, dont l’âme ne saurait être privée, mais seulement leurs actes importuns et désordonnés, figurés par les lions, les cerfs et les daims bondissants, actes désordonnés qui doivent nécessairement disparaître dans l’état du mariage spirituel.

Montagnes, vallons et rivages,

Ces appellations désignent les actes vicieux et désordonnés des trois puissances de l’âme, la mémoire, l’entendement et la volonté. Ces actes sont désordonnés et vicieux, ou lorsqu’ils sont démesurément hauts, ou lorsqu’ils sont rabaissés et déprimés à l’extrême, ou bien encore lorsque, sans donner entièrement dans l’un de ces excès, ils penchent vers l’un ou vers l’autre. Les « montagnes », qui sont élevées, représentent les actes désordonnés par excès ; les « vallons », qui sont très bas, figurent les actes de, ces trois puissances qui restent bien au — dessous du but à atteindre, Enfin les « rivages », qui ne sont ni très hauts ni très bas, et qui par leur inégalité participent à la fois à la hauteur et à la dépression, marquent les actes qui

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vont s’écartant du juste milieu. Ces actes qui ne sont pas déréglés à l’excès, c’est-à-dire qui ne vont pas jusqu’au péché mortel, ont cependant quelque chose de désordonné, puisqu’ils peuvent constituer un péché véniel, ou à tout le moins une imperfection, si minime soit-elle, dans l’entendement, dans la mémoire ou dans la volonté. L’Époux conjure tous ces actes s’écartant de la justice parfaite, de prendre fin au nom des « lyres harmonieuses » et du chant dont il a été parlé. Cette mélodie divine met les trois puissances de l’âme dans un équilibre si parfait, qu’elles accomplissent leurs opérations avec toute la justesse requise, sans donner dans aucun extrême ni même y participer par la plus légère déviation. Suivent les autres vers.

Ondes, brises, feux très ardents,

Et vous, frayeurs des nuits dépourvues de sommeil,

Ces quatre interpellations s’adressent aux impressions qui naissent des quatre passions de l’âme : la douleur, l’espérance, la joie et la crainte. Par les « ondes » il faut entendre les impressions de la douleur et de l’affliction, qui pénètrent dans l’âme semblables à des eaux qui se débordent. David s’écriait, s’adressant à Dieu : Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquæ usque ad animam meam 1. C’est-à-dire : Sauvez-moi, mon Dieu, parce que les eaux ont pénétré jusqu’à mon âme. Par les « brises » il faut entendre les sentiments d’espérance, qui, semblables au souffle de la brise, volent par le désir vers le bien qui leur manque. D’où vient que David disait encore : Os meum aperui et attraxi spiritum, quia mandata tua desiderabam 2. Comme s’il disait : J’ai ouvert la bouche — de mon espérance — et j’ai attiré le souffle désiré, parce que j’ai espéré et soupiré après vos commandements.

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Les « feux très ardents » représentent le sentiment de la joie, qui enflamme le cœur à la façon du feu. Concaluit cor meum infra me et in meditatione mea exardescet ignis 1. Ce qui revient à dire : Mon cœur s’est échauffé au dedans de moi et le feu s’embrasera dans ma méditation. « Les frayeurs des nuits dépourvues de sommeil » se doivent entendre des impressions de la quatrième passion : la crainte. Les épouvantes qui se présentent avant l’entrée au mariage spirituel sont souvent extrêmement vives. Elles ont quelquefois pour auteur Dieu lui-même, qui s’apprête à gratifier l’âme de quelque faveur signalée. On éprouve alors des craintes et des frayeurs dans l’esprit, des défaillances dans la chair et dans les sens, parce que la nature n’a pas encore été fortifiée et perfectionnée, et qu’elle n’est pas habituée à recevoir des grâces de cette nature. D’autres fois, ces épouvantes seront causées par le démon, qui guette le moment où Dieu retire l’âme en lui-même par un recueillement plein de suavité. Cet esprit méchant est dévoré d’envie à la vue de la paix et de la félicité dont jouit cette âme. Il s’efforce donc d’exciter en elle une vive épouvante, afin de troubler son bonheur. Ce sont quelquefois de véritables menaces qu’il fait retentir dans son esprit. Se voit-il dans l’impossibilité de pénétrer jusqu’à l’intérieur de cette âme, à cause de la profondeur de son recueillement et de son union à Dieu, il tâche du moins de lui susciter des distractions par le dehors, en excitant dans sa partie sensitive des divagations et des angoisses, ou bien des douleurs physiques et des épouvantes, afin d’inquiéter l’Épouse et, s’il le peut, la tirer de la chambre nuptiale.

1 Ps. xxxviii, 4.

Ces épouvantes sont appelées « frayeurs des nuits », parce qu’elles procèdent des démons, qui s’en servent pour

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répandre les ténèbres dans l’âme et obscurcir la divine lumière dont elle fouit. Elles sont dites encore « frayeurs des nuits dépourvues de sommeil », parce qu’elles font sortir l’âme de son doux sommeil intérieur et parce que les démons, auteurs de ces épouvantes, veillent continuellement pour les faire naître. C’est passivement que ces frayeurs sont produites dans les personnes spirituelles, soit qu’elles viennent de Dieu, soit qu’elles procèdent du démon. Je ne dirai rien ici des frayeurs naturelles, parce qu’elles n’ont pas de prise sur ces personnes. Quant aux épouvantes spirituelles que je viens de décrire, elles sont propres aux personnes qui s’adonnent à la vie de l’esprit.

Ainsi le Bien-Aimé conjure les quatre genres d’imperfections qui naissent des quatre passions de l’âme ; en les conjurant, il les apaise et y met un terme. Dans l’état spirituel dont il s’agit, il communique à son Épouse par « les lyres harmonieuses » et « le chant des sirènes » une telle abondance de vigueur, de force et de suavité, que ces impressions non seulement ne la dominent plus, mais ne peuvent plus en aucune façon la molester. La noblesse et la stabilité de l’âme sont si parfaites en cet état, que les eaux de la douleur, au lieu de la submerger comme auparavant, n’arrivent même plus jusqu’à elle. Ses péchés même et ceux des autres, source pour les personnes spirituelles de la plus sensible des afflictions, ne lui causent plus ni souffrance ni peine, bien que pourtant ces fautes, elles les ressentent encore. De la compassion, de telles âmes n’ont plus la souffrance, quoiqu’elles retiennent les œuvres et la perfection de cette vertu.

En un mot, ces âmes sont exemptes de tout ce qui dans les vertus procède de l’humaine faiblesse, mais elles gardent tout ce qui s’y rencontre de fort, de stable et de parfait. Les anges apprécient parfaitement ce qui est digne de larmes, sans cependant éprouver le sentiment de la dou -

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leur ; ils exercent les œuvres de miséricorde, sans éprouver la peine de la compassion. Il en est de même pour l’âme en cette transformation d’amour. Il est vrai qu’il se présente des circonstances où Dieu permet qu’elle sente vivement les choses et en souffre. C’est afin de lui donner occasion de mériter ou pour d’autres motifs. Il en usa ainsi envers la Vierge Mère et saint Paul 1. Mais, par lui-même, l’état dont nous parlons ne comporte pas cette souffrance.

Les aspirations de l’espérance ne sont pas davantage une source de peine pour cette âme. L’union avec Dieu satisfait tous ses désirs : au temporel elle ne peut ni vouloir ni souhaiter quoi que ce soit ; au spirituel il ne lui reste rien à désirer, puisqu’elle se voit et se sent comblée de toutes les richesses de Dieu. En ce qui regarde la vie et la mort, elle est entièrement conforme, entièrement assujettie, à la volonté de Dieu. Selon sa partie sensitive, et selon sa partie spirituelle, elle dit simplement : Fiat voluntas tua ! Elle est sans aucun élan de désir ou d’appétit. Ainsi sa soif de voir Dieu n’est plus accompagnée de souffrance 2. Les impressions de la joie se faisaient auparavant sentir à elle selon des degrés divers. A présent elle ne s’aperçoit pas de l’absence de la joie, elle n’est nullement surprise de son abondance. En voici la raison. La félicité dont elle jouit d’une manière habituelle est si pleine et si parfaite, qu’il en est comme de la mer, dont les eaux ne s’élèvent ni ne s’abaissent soit par l’entrée des fleuves dans son sein, soit par leur sortie. C’est qu’une telle âme est devenue cette source dont le Christ a dit en saint Jean qu’elle jaillit jusqu’à la vie éternelle 3.

1 Y con san Pablo est une addition de saint Jean de la Croix.

2 Cette dernière phrase est également une addition de la main du Saint.

3 Agita quam ego daba ei fiet in eo fons aquae salientis in vitam aeternam. (Joan., iv, 14.)

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Finalement, les « frayeurs des nuits dépourvues de sommeil » n’arrivent plus jusqu’à cette âme. Désormais elle est si éclairée, si vigoureuse, elle repose en Dieu avec tant de stabilité, que les démons ne peuvent plus ni l’obscurcir par leurs ténèbres, ni l’effrayer par leurs épouvantes, ni l’ébranler par leurs assauts. Rien ne peut l’atteindre ni la molester, parce qu’elle s’est affranchie de tout le créé et qu’elle a pénétré en son Dieu, où elle jouit d’une paix entière, d’une suavité sans mélange et de délices sans bornes, autant que le permettent l’état et la condition de cette vie.

À cette âme s’applique la parole du Sage : L’âme tranquille est comme un festin perpétuel 1. Dans les festins on jouit en même temps de la saveur des mets les plus variés et de l’harmonie de toutes sortes d’instruments. De même, dans ce festin qu’est pour elle le repos dans le sein de l’Époux, l’âme se rassasie de toutes les délices et de toutes les suavités. Ce que nous en avons dit, et tout ce que nous pourrions en exprimer par des paroles, restera toujours au-dessous de ce qu’elle expérimente en cet heureux état. Une fois l’âme entrée dans la paix de Dieu, laquelle, comme parle l’Église, surpasse tout sentiment, ce qu’on chercherait à en dire ne serait que des mots vides de sens. Voyons les vers de la seconde Strophe.

Par les lyres harmonieuses

Nous avons déjà fait comprendre que « les lyres harmonieuses » représentent ici les douceurs que l’Époux, en cet état, verse lui-même dans l’âme ; par où il met un terme aux importunités qui la molestaient. De même que les accords de la lyre remplissent les auditeurs de la plus suave jouissance, qu’ils les absorbent et les enivrent au

1 Secura mens quasi juge con vivium. (Prov., xv, 15.)

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point de leur faire oublier les amertumes et les peines, ainsi cette divine douceur absorbe l’âme si puissamment, qu’aucune souffrance ne saurait l’atteindre. Par ces paroles l’Époux semble dire : Que la douceur dont je remplis cette âme bannisse loin d’elle toute amertume !

Et le chant si doux des sirènes,

Nous avons dit aussi que « le chant des sirènes » représente le bonheur permanent dont l’âme a été mise en possession. L’Époux la délivre ici de tous les assauts, de tous les ennuis, de toutes les importunités. C’est ce qu’il a en vue dans ce vers :

Trêve, de grâce, à vos courroux !

L’Époux donne le nom de « courroux » à tous les mouvements et à toutes les impressions désordonnées. Le courroux en effet est un certain transport qui sort des limites de la raison lorsqu’il agit vicieusement. Ainsi tous les mouvements et toutes les impressions déréglés, s’ils règnent dans l’âme, lui font franchir les limites de la paix et de la tranquillité intérieure. L’Époux dit donc :

Ne touchez pas à notre mur,

Ce mur représente le rempart de paix, de vertus et de perfections qui environnent l’âme et sont comme le mur de défense de ce jardin du Bien-Aimé. Aux sacrés Cantiques il appelle son Épouse un jardin fermé. Ma sœur, mon épouse est un jardin fermé 1. Il dit donc : Ne touchez pas à notre mur,

Afin que l’Épouse dorme plus sûrement.

C’est-à-dire, afin qu’elle puisse jouir plus librement de

1 Cant., iv, 12.

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la quiétude et de la douceur qu’elle goûte dans le jardin où elle a pénétré et où elle repose, « le cou maintenant incliné, avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé. » Au reste, il n’y a plus pour elle de porte fermée 1.


STROPHE XXXI

O vous, les nymphes de Judée,

Quand dans les rosiers en fleurs

L’ambre déverse ses senteurs,

Ne dépassez pas les faubourgs.

De toucher notre seuil n’ayez pas la pensée.

EXPLICATION.

C’est ici l’Épouse qui parle. Se voyant, selon la partie supérieure, comblée par son Bien-Aimé de dons et de délices inestimables, elle désire s’assurer la permanente et tranquille possession de l’état où l’Époux l’a placée et qu’elle nous a décrit dans les deux Strophes précédentes. Se voyant d’autre part exposée à perdre un si grand bien par les attaques de la partie inférieure ou sensuelle, qui, par le fait, y met obstacle 2, elle supplie les opérations et les mouvements de cette partie inférieure de s’apaiser dans ses facultés et ses sens, et de ne pas dépasser les limites de leur sphère, c’est-à-dire de la sensualité, pour venir molester la partie supérieure et spirituelle de l’âme. En un mot, elle demande que le bonheur et la suavité dont elle jouit ne soient pas troublés par la moindre agitation. En effet, les mouvements de la partie sensitive et des facultés qui la composent, s’ils se produisent au temps de la jouissance de l’esprit, causent à l’âme fatigue et

1 Ces mots : Y asi no hay para el alma ya puerta cerrada, sont une addition marginale de notre Saint.

2 Les mots : Y que de hecho impide, sont une addition interlinéaire de saint Jean de la Croix.

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inquiétude, et ceci à proportion de leur vivacité et de leur activité. Elle dit donc :

O vous, les nymphes de Judée !

Elle appelle « Judée » la partie inférieure ou sensitive de l’âme, parce qu’elle est naturellement faible, charnelle et aveugle, comme l’est la nation juive. Elle donne le nom de « nymphes » aux imaginations, aux fantaisies, aux agitations et aux affections de cette partie inférieure, parce que les nymphes attirent les cœurs des hommes par leur grâce et leur tendresse. De même, ces opérations et ces agitations de la sensualité s’efforcent d’attirer doucement la volonté, qui réside dans la partie raisonnable, afin de la tirer de sa retraite intérieure et de lui faire prendre goût à ce qu’elles-mêmes affectionnent et poursuivent. Elles s’efforcent aussi de captiver l’entendement pour l’amener à faire alliance avec elles et à épouser leurs inclinations, basses et sensuelles. En un mot, elles travaillent à conformer et unir la partie raisonnable à la partie sensitive.

Vous donc, dit-elle, opérations et mouvements sensitifs,

Quand dans les rosiers en fleurs

L’ambre déverse ses senteurs,

Les fleurs, nous l’avons dit, sont les vertus de l’âme. Les rosiers sont ses puissances : la mémoire, l’entendement et la volonté, qui produisent les fleurs des pensées divines, les actes d’amour et des vertus. « L’ambre » est le divin Esprit qui réside en l’âme. Pour lui, « déverser ses senteurs » dans les fleurs et les rosiers, c’est se communiquer et se répandre suavement dans les puissances et les vertus de l’âme, en exhalant pour cette âme le parfum d’une suavité toute divine.

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Lors donc que ce divin Esprit, dit l’Épouse, répand en mon âme la suavité spirituelle,

Ne dépassez pas les faubourgs.

Les faubourgs, c’est-à-dire, comme nous l’avons dit, la partie sensitive de l’âme. Ces faubourgs correspondent aux sens intérieurs, comme la mémoire, la fantaisie, l’imagination, où se recueillent et se conservent les formes, les images, les fantômes, qu’elle appelle ici les « nymphes », lesquelles pénètrent dans les faubourgs des sens intérieurs par la porte des sens extérieurs, la vue, l’ouïe, l’odorat.

Nous pouvons donc appeler d’une manière générale « faubourgs » l’ensemble des facultés et des sens, tant intérieurs qu’extérieurs, de la partie sensitive de l’âme. Ce sont en effet comme des faubourgs situés hors des murs de la cité. La cité proprement dite, ce qu’il y a dans l’âme de plus intérieur, c’est la partie raisonnable, capable de communiquer avec Dieu et dont les opérations sont opposées à celles de la sensualité. Il y a toutefois des relations naturelles entre les habitants des faubourgs ou de la partie sensitive — ces nymphes dont nous avons parlé — et les habitants de la cité ou de la partie supérieure, tellement que ce qui se passe dans la partie inférieure a sa répercussion dans la partie supérieure, et par conséquent la distrait, la détourne du commerce tout spirituel qu’elle entretient avec Dieu. De là cette recommandation aux « nymphes » de se tenir dans les faubourgs, en d’autres termes de maintenir le calme dans les sens intérieurs et extérieurs.

De toucher notre seuil n’ayez pas ta pensée.

C’est-à-dire : gardez-vous de toucher, ne fût-ce qu’en suscitant un premier mouvement, la partie supérieure de l’âme. Les premiers mouvements en effet sont comme

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l’entrée et, pour ainsi parler, le seuil de l’âme. S’ils vont au-delà, on peut dire qu’ils touchent le seuil en frappant à la porte. C’est ce qui arrive quand la sensualité assaille la raison pour la porter à un acte déréglé. Aussi, non seulement l’âme défend aux mouvements de la sensualité de la toucher, mais elle les avertit de ne point porter la moindre atteinte à la quiétude et au bonheur dont elle jouit.

Ainsi la partie sensitive, avec toutes ses puissances, ses énergies et ses faiblesses, est dans l’état du mariage spirituel assujetti à l’esprit. En conséquence, c’est une vie bienheureuse, semblable à celle de l’état d’innocence, alors que toutes les capacités et toutes les ressources de la partie sensitive contribuaient au bonheur de l’âme, l’aidaient à connaître et à aimer Dieu, en paix et en harmonie avec la partie supérieure.

Heureuse l’âme qui parvient à cet état ! Qui est-elle et nous la louerons ? car elle a fait des merveilles durant sa vie.

Cette Strophe a été mise ici pour montrer la tranquillité parfaite et assurée dont jouit une âme arrivée à un état si haut. Mais il ne faudrait pas croire que le désir exprimé par l’Épouse de voir s’apaiser ces « nymphes », vient de ce qu’elle en est troublée et molestée, car elles sont déjà mises en repos, ainsi que nous l’avons précédemment montré.

Un tel désir convient plutôt aux progressants et aux avancés qu’aux parfaits, en qui les passions et les mouvements sensitifs se font peu ou point sentir.

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STROPHE XXXII

Tiens-toi bien caché, doux Ami !

Présente ta face aux montagnes.

Et ne dis mot, je t’en supplie.

Regarde plutôt le cortège

De celle qui voyage aux îles étrangères.

EXPLICATION.

Dans les Strophes précédentes, l’Époux et l’Épouse ont mis un frein aux passions de l’âme et réduit au silence ses puissances, tant sensitives que spirituelles. Dans celle-ci, l’Épouse en revient à jouir de la présence de son Bien-Aimé dans l’intime retraite de son âme, où il lui est amoureusement uni et où elle jouit très pleinement de sa tendresse dans le secret. Si élevées et si savoureuses sont les choses qui se passent entre elle et son Bien-Aimé dans l’intimité du spirituel mariage, qu’elle est incapable d’en rien dire et ne le désire même pas. C’est que ce sont de celles dont parlait Isaïe lorsqu’il disait : Mon secret est à moi, mon secret à moi 1.

C’est seul à seul que l’âme en est en possession, seul à seul qu’elle en a l’intelligence, seul à seul qu’elle en jouit, et c’est sa joie que tout se passe seul à seul. Aussi son désir est que tout cela reste secret, très au-dessus et très loin de toute communication extérieure. En quoi elle ressemble à ce marchand qui a trouvé une perle : ou pour mieux dire, à cet homme qui, ayant trouvé un trésor caché dans un champ, va l’enfouir tout joyeux et en fait l’acquisition.

C’est dans ces dispositions que l’âme se montre dans cette Strophe. Aussi adresse-t-elle quatre demandes à l’Époux. D’abord, qu’il daigne se communiquer à elle dans

1 Secretum meum mihi, secretum meum mihi. ( Is., xxiv, 16.)

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le fond le plus intime d’elle-même ; ensuite, qu’il investisse et qu’il informe ses puissances de la gloire et des excellences de sa divinité ; en troisième lieu, que cette communication soit si haute et si profonde, qu’elle reste de tout point inexprimable, et que la partie sensitive et extérieure d’elle-même n’y participe en aucune façon ; enfin, qu’il prenne ses complaisances dans les vertus et les grâces qu’il lui a départies si nombreuses, tandis qu’elle-même montera et s’élèvera vers lui par des notions très hautes et très sublimes de la divinité, en même temps que par des transports d’amour tout à fait extraordinaires et bien au-dessus de ceux qu’elle éprouve d’ordinaire. Elle dit donc :

Tiens-toi bien caché, doux Ami !

Comme si elle disait : O mon Époux tendrement chéri ! cache-toi tout au fond de moi-même et là fais-moi goûter tes communications en secret, manifeste-moi des merveilles cachées, inconnues de tous les yeux mortels.

Présente ta face aux montagnes

La face de Dieu, c’est la divinité. Les montagnes, ce sont les puissances de l’âme : la mémoire, l’entendement, la volonté. C’est donc comme si elle disait : Que ta divinité investisse mon entendement en versant en lui de divines connaissances, ma volonté en la remplissant du divin amour, ma mémoire en lui donnant un avant-goût de ce qu’elle possédera dans la gloire. L’âme demande ici tout ce qu’il est possible de demander. Elle ne se contente plus de connaître Dieu et de communiquer avec lui par-derrière, comme il fut accordé à Moïse, c’est-à-dire de le connaître par ses œuvres et par les effets de sa puissance ; mais elle demande la vision de la face de Dieu, c’est-à-dire la communication essentielle et sans intermédiaire de la divinité, autrement

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dit un contact avec Dieu abstrait de tout sentiment et de tout accident, où les deux substances, celle de l’âme et celle de Dieu, se toucheront nuement et immédiatement. Atissi ajoute-t-elle :

Et ne dis mot, je t’en supplie,

Autrefois tu disais aux sens extérieurs les communications dont tu me favorisais ; ils en étaient capables, parce que ces communications n’étaient ni si hautes ni si profondes qu’ils ne pussent y atteindre. Mais maintenant je les demande si élevées, si substantielles et si intimes, que les sens extérieurs ne l’apprennent pas, c’est-à-dire qu’ils soient hors d’état de les connaître, car la substance des communications spirituelles est hors de la portée des sens, et tout ce à quoi les sens participent en cette vie ne peut être purement spirituel, puisqu’ils sont incapables de prendre part à ce qui est tel.

Regarde plutôt le cortège

Le regard de Dieu, nous l’avons dit, est amour. Le « cortège » que l’âme prie Dieu de regarder, ce sont les multiples vertus, les dons célestes, les perfections et les autres richesses spirituelles dont il l’a comblée. C’est comme si elle disait : Tourne-toi plutôt, doux Ami, vers mon intérieur, et que ta tendresse s’enflamme dans cet assemblage de trésors que tu y as déposé, afin que, brûlant d’amour pour moi à cause de ces richesses, tu t’y caches et y fixes ton séjour. Il est bien vrai qu’elles sont tiennes, mais puisque tu m’en\as fait don, elles sont aussi la propriété

De celle qui voyage aux îles étrangères.

C’est-à-dire de cette âme qui s’avance vers toi par des notions, des modes et des voies extraordinaires, entièrement éloignées des sens et des connaissances naturelles.

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C’est comme si elle disait : Puisque je vais à toi par des notions toutes spirituelles, extraordinaires, éloignées des sens, de ton côté communique-toi à moi en un degré si élevé et si intime, que mes sens y demeurent étrangers.

STROPHE XXXIII

L’Époux. l.

La blanche colombe est rentrée

Dans l’arche, portant le rameau.

Et voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé le compagnon ardemment désiré.

EXPLICATION.

C’est l’Époux qui parle dans cette Strophe. Il chante la pureté dont l’Épouse est revêtue dans ce nouvel état, les richesses et la récompense dont elle est entrée en possession, pour s’être laborieusement disposée à venir à lui. Il célèbre aussi le bonheur qu’elle a eu de rencontrer son Époux dans cette divine union. Il montre qu’elle a trouvé l’accomplissement de ses désirs, il chante le rafraîchissement et les délices qu’elle goûte en lui, maintenant qu’ont pris fin les épreuves précédentes. Il dit donc :

La blanche colombe est rentrée

Il nomme cette âme une blanche colombe à cause de la blancheur et de la pureté que lui a communiquées la grâce qu’elle a trouvée en Dieu. Il dit qu’elle est revenue

Dans l’arche, portant le rameau.

L’Époux compare l’âme à la colombe de l’arche de Noé, il assimile le va-et-vient de cette colombe aux vicissitudes

1 Saint Jean de la Croix lui-même a pris la peine d’écrire ici : El Esposo.

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par où l’âme a passé. Sortie de l’arche, la colombe y revient, parce qu’au milieu des eaux du déluge elle ne trouvait pas où poser le pied ; elle y revint enfin portant dans son bec une branche d’olivier, en signe que la divine miséricorde avait fait cesser les eaux qui submergeaient la terre. Cette âme de même, sortie lors de sa création de l’arche de la toute-puissance divine, a traversé les eaux diluviennes des péchés et des imperfections, des peines et des épreuves de cette vie. Elle rentre dans l’arche du sein de son Créateur, avec le rameau d’olivier, symbole de la miséricordieuse clémence dont Dieu a usé à son égard en l’amenant à un si haut état de perfection, en faisant cesser sur sa terre les eaux du péché, en la rendant victorieuse de toutes les attaques et de tous les stratagèmes par lesquels ses ennemis s’efforçaient de l’entraver, enfin riche des récompenses que lui ont values ses mérites.

Ainsi, non seulement cette petite colombe rentre dans l’arche divine pure et immaculée comme lorsqu’elle en sortit lors de sa création, mais portant de plus le rameau, figure de la récompense et de la paix que lui a méritées sa victoire.

Et voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé le compagnon ardemment désiré.

L’Époux donne encore à l’âme le nom de « tourterelle », parce que, dans la recherche de son Bien-Aimé, elle a imité la tourterelle en quête du compagnon qu’elle désire. Pour l’intelligence de ceci, il faut savoir ce que l’on rapporte de la tourterelle : tant qu’elle n’a pas trouvé son compagnon, elle ne se pose sur aucun rameau vert, elle ne boit pas d’eau pure et fraîche, elle ne se met pas à l’ombre, elle ne se joint pas aux autres oiseaux 1 ; mais lorsqu’elle

1 Ces mots : ni se junta con otras aves sont une addition du Saint.

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a rencontré son compagnon, alors elle prend tous ces soulagements.

Tout cela se vérifie dans l’âme qui nous occupe. Avant de s’associer spirituellement à son Bien-Aimé, elle doit se priver volontairement de tout plaisir, c’est-à-dire ne se poser sur l’arbre vert d’aucune satisfaction, renoncer à tout honneur, à toute gloire, à toute consolation de ce monde, ce qui équivaut à ne point boire d’eau claire et fraîche, éviter les jouissances et la faveur du siècle, c’est-à-dire ne se mettre point à l’ombre, en un mot ne prendre de repos nulle part, mais gémir dans la solitude, loin de toute créature, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé son Époux.

Cette âme, pour atteindre l’état dont nous parlons, s’est comportée comme la tourterelle. Comme cet oiseau, elle a cherché son Bien-Aimé, ne trouvant et ne voulant trouver plaisir et rafraîchissement qu’en lui seul. Aussi l’Époux lui-même chante ici la fin de ses maux et l’accomplissement de ses désirs, par ces paroles :

Voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé le compagnon ardemment désiré.

Ce qui revient à dire : maintenant elle se pose sur le rameau vert, en prenant ses délices en son Bien-Aimé, elle boit l’eau pure d’une haute contemplation et de la Sagesse de Dieu, l’eau fraîche de la jouissance qu’elle goûte en lui ; elle se place à l’ombre de sa faveur et de sa protection, qu’elle avait tant souhaitée et où elle est délicieusement et divinement consolée, nourrie, réconfortée. C’est ce dont l’Épouse des Cantiques se félicite lorsqu’elle dit : Je me suis reposée à l’ombre de celui que j’avais désiré, et son fruit est doux à ma bouche 1.

1 Sub ombra iliius quem desideraverum sedi, el fructus ejus duleis gutturi meo (Cant., II, 3.)

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STROPHE XXXIV

En solitude elle vivait.

En solitude elle a son nid ;

En solitude aussi la guide

Seul à seul un Amant chéri,

Lui qui, très seul aussi, était d’amour blessé.

EXPLICATION.

C’est encore l’Époux qui parle. Il dit sa satisfaction de la solitude où se sentait cette âme avant de parvenir à l’état d’union, comme aussi de l’affranchissement de tout ennui, trouble et empêchement où elle se trouve, maintenant qu’elle s’est paisiblement et délicieusement fixée en son Bien-Aimé, exempte et libre de tout le créé et des ennuis qui en découlent.

Il témoigne également sa joie de ce que la solitude où est maintenant cette âme la dispose à être pleinement mue et guidée par l’Époux, ce qui ne se pouvait tant qu’elle n’avait point placé son nid dans la solitude, en d’autres termes, qu’elle n’avait pas acquis en perfection l’habitus et le repos 1 de la solitude, qui lui permettent à présent d’être mue et guidée aux choses divines par l’Esprit de Dieu.

Il déclare non seulement qu’il la guide lui-même dans cette solitude, mais qu’il le fait seul à seul, se communiquant à elle sans l’intermédiaire ni des anges ni des hommes, ni des formes ni des figures. En effet, de même qu’elle est éprise d’amour pour lui, lui est blessé d’amour pour elle, à cause de cette solitude et de la liberté d’esprit dont cette solitude l’a enrichie, car il affectionne beaucoup la solitude. Il dit donc :

En solitude elle vivait.

1 Le Saint a remplacé le mot virtud par celui de quietud. Presque tous les manuscrits ont conservé le mot virtud.

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La tourterelle, c’est-à-dire cette âme, vivait en solitude avant de rencontrer le Bien-Aimé en cet état d’union. C’est que, pour l’âme qui désire Dieu, aucune compagnie n’apporte consolation ou société ; au contraire, tant qu’elle ne l’a pas rencontré, tout vient accroître le sentiment de son isolement.

En solitude elle a son nid ;

La solitude où elle vivait auparavant consistait à vouloir être privée pour l’amour de son Époux de tous les biens de ce monde. C’est ce que nous avons dit à propos des habitudes de la tourterelle. Elle consistait aussi à rechercher la perfection par le moyen de la parfaite solitude, qui conduit à l’union du Verbe, et par suite au rafraîchissement et au repos parfait, représenté par le nid, symbole de délassement et de quiétude. C’est donc comme si elle disait : dans la solitude où je vivais précédemment, je m’exerçais laborieusement et avec angoisse, parce que je n’avais pas atteint la parfaite solitude ; à présent j’y trouve mon délassement et mon rafraîchissement, parce qu’elle est pour moi parfaitement acquise en Dieu.

David, sur ce sujet, avait dit au sens spirituel : Le passereau a trouvé une demeure et la tourterelle un nid pour y déposer ses petits 1. C’est-à-dire : L’âme s’est établie en Dieu, où elle trouve le rassasiement de ses puissances et de ses appétits.

En solitude aussi la guide

L’Époux veut dire : dans cette séparation de tout le créé, où l’âme se trouve seule avec Dieu, lui-même la guide, la meut et l’élève aux choses divines. En d’autres termes, son entendement monte jusqu’aux divines intelligences,

1 Passer invenilt sibi domum et turtur nidum sibi ubi ponat pullos suos. (Ps. LXXXIII, 4.)

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parce qu’il est maintenant solitaire, dégagé des connaissances étrangères et profanes ; sa volonté est mue librement par l’amour de Dieu, parce qu’elle est maintenant seule et libre de toute autre affection ; sa mémoire se remplit de notions divines, parce qu’elle aussi est solitaire, vide des fantômes et des fantaisies de l’imagination. En effet, dès que l’âme dégage ses puissances, qu’elle les débarrasse de tout ce qui est inférieur et de toute propriété par rapport à ce qui est supérieur, en un mot dès qu’elle les place en solitude, Dieu les applique à l’invisible et au divin.

C’est Dieu même qui la guide en cette solitude, selon ce que saint Paul dit des parfaits : Qui Spiritu Dei aguntur 1, ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu. Ce qui revient à dire : « En solitude aussi la guide »

Seul à seul un Amant chéri,

Ce qui signifie que non seulement il la guide dans sa solitude, mais qu’il le fait seul à seul, en d’autres termes, qu’il opère en elle sans aucun intermédiaire. C’est en effet le propre de cette union du mariage spirituel entre l’âme et Dieu, que Dieu agit en elle et se communique à elle par lui-même et lui seul, et non plus par l’intermédiaire des anges ou par le moyen des facultés naturelles. En effet, les sens extérieurs et intérieurs, toutes les créatures et l’âme elle-même ne peuvent guère participer à la réception de ces grandes faveurs surnaturelles que Dieu accorde en cet état : elles dépassent la capacité et l’opération naturelle de l’âme, ainsi que toutes ses industries.

C’est seul à seul qu’il agit en elle, et la raison en est, nous l’avons dit, qu’il la trouve solitaire. De là vient qu’il ne lui permet d’autre compagnie que la sienne. Au reste,

1 Rom., viii, 14.

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puisqu’elle a tout abandonné, qu’elle a dépassé tous les moyens, qu’elle est Montée vers Dieu, laissant toutes choses au-dessous d’elle, il est bien juste que Dieu lui-même se fasse son guide et le moyen qui la conduise à lui. L’âme est Montée au-dessus de tout, séparée de tout : dès lors rien ne peut l’aider à monter davantage, si ce n’est le Verbe lui-même, son Époux. Il est tellement épris de cette âme, qu’il entend agir lui-même seul à seul en elle. Il ajoute donc :

Lui qui, très seul aussi, était d’amour blessé.

Voyant que cette âme s’est séparée de tout pour l’amour de lui 1, il s’enflamme d’amour pour elle en cette solitude. De même qu’elle s’enflamme d’amour pour lui étant ainsi solitaire et qu’elle demeure blessée de son amour, lui ne veut pas la laisser seule, et « blessé lui-même d’amour pour elle dans la solitude » à laquelle elle s’est vouée pour lui, il la guide lui-même seul à seul jusqu’à lui, comblant ainsi ses désirs. Ce qu’il ne ferait pas, s’il ne l’avait trouvée dans la solitude.

Aussi l’Époux lui-même dit-il de l’âme par le prophète Osée : Je la conduirai dans la solitude, et là je lui parlerai au cœur 2. En disant qu’il lui parlera au cœur, il montre qu’il se donnera lui-même à elle, car parler au cœur c’est rassasier le cœur, et le cœur ne se rassasie de rien qui soit moins que Dieu.

1 Saint Jean de la Croix a écrit ici en marge : Como aunque el alma goza en compañia, apetece solidad. Même si elle jouit en compagnie, l’âme aspire à la solitude.

2 Ducam eam in solitudinem et loquar ad cor ejus. (Os., ii, 14.)

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STROPHE XXXV

L’Épouse 1.

Réjouissons-nous, Bien-Aimé

Allons nous voir en ta beauté,

Sur la montagne ou son penchant,

D’où jaillit l’onde toute pure.

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.

EXPLICATION.

La parfaite union d’amour entre l’âme et Dieu étant. accomplie, l’âme ne veut plus s’employer qu’à exercer les prérogatives de l’amour. Dans cette Strophe elle s’adresse donc à l’Époux et lui demande trois choses, qui sont propres à l’amour. La première est la joie, la jouissance de l’amour, et elle les sollicite en disant : « Réjouissons-nous, Bien-Aimé ! » La seconde est la ressemblance avec le Bien-Aimé, et elle la demande par ces mots : « Allons nous voir en ta beauté. » La troisième est la connaissance intime des secrets de ce Bien-Aimé ; elle la requiert en ces termes : « Dans la masse compacte enfonçons plus avant.

Réjouissons-nous, Bien-Aimé !

C’est-à-dire réjouissons-nous dans la communication des suavités de l’amour, non seulement de celles qui découlent de notre union habituelle, mais encore de celles qui proviennent de l’exercice de l’amour actuel et effectif. Ces dernières peuvent naître soit des actes de très ardent amour que produit la volonté, soit des œuvres extérieures regardant le service du Bien-Aimé. Nous l’avons dit, l’amour a cela de propre une fois qu’il s’est fixé sur un objet, de vouloir savourer constamment la joie et les délices que procure l’exercice de l’amour, en d’autres termes, de vou -

1 Le Saint a ajouté le mot : Esposa de sa propre main.

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loir sans cesse exercer l’amour, à l’intérieur et à l’extérieur, tout cela afin de se rendre plus semblable au Bien-Aimé. L’âme ajoute donc :

Allons nous voir en ta beauté,

C’est-à-dire : Faisons en sorte que par l’exercice de l’amour nous en arrivions à nous voir en ta beauté, au sein de l’éternelle vie. Ou en d’autres termes : que je sois tellement transformée en ta beauté, qúe je te devienne semblable, en sorte que, nous contemplant l’un l’autre, chacun de nous voie dans l’autre sa propre beauté, qui ne sera que ta seule beauté, mon Bien-Aimé. Ainsi je me verrai dans ta beauté et tu me verras dans ta beauté. Ainsi, dans ta beauté je paraîtrai toi-même et tu paraîtras moi-même. Ma beauté sera ta beauté, et ta beauté sera ma beauté. Je serai toi-même dans ta beauté, et tu seras moi-même dans ta beauté, parce que ta beauté sera ma beauté. Et ainsi, je serai toi-même dans ta beauté, et tu seras moi-même dans ta beauté, parce que ta beauté sera ma beauté. Et il sera vrai de dire que nous nous verrons l’un l’autre dans ta beauté.

Telle est l’adoption des enfants de Dieu, de ceux qui adresseront à Dieu dans la vérité ces paroles que le Fils même de Dieu disait à son Père éternel et que saint Jean nous a rapportées : Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi 1. À lui par essence et en tant que Fils de Dieu par nature, à nous par participation et en qualité de fils adoptifs. Le Christ, chef de l’Église, n’a point parlé en son nom seulement, mais au nom de son corps mystique, qui est l’Église.

Sur la montagne ou son penchant,

La « montagne » symbolise la connaissance que les théo-

1 Omnia mea tua sunt, et tua mea sunt. (Joan., xvii, 10.)

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logiens appellent matutinale, et c’est celle qui se puise dans le Verbe divin. Elle est représentée par la montagne, parce que le Verbe est la très haute Sagesse essentielle de Dieu. Il y a aussi la connaissance vespertinale, qui est la Sagesse de Dieu dans ses créatures, dans ses œuvres, dans ses ordonnances admirables. Elle est représentée par le penchant de la montagne, moins élevé que la montagne elle-même.

En disant : « Allons nous voir en ta beauté sur la montagne », l’âme veut dire : Transforme-moi, assimile-moi à la beauté de la divine Sagesse, qui est, nous l’avons dit, le Fils de Dieu. En disant ensuite : « Allons au penchant de la montagne », elle demande à être informée de sa sagesse et de ses mystères tels qu’ils sont révélés par ses créatures et les œuvres de ses mains ; car c’est là une beauté dont l’âme souhaite aussi d’être illuminée.

L’âme ne peut se voir dans la beauté de Dieu et y trouver la ressemblance avec lui qu’en se transformant dans la Sagesse de Dieu, en laquelle se voient et se possèdent les choses d’en haut. Elle désire donc se rendre sur la montagne ou son penchant. Vadam ad montem myrrhæ et ad collem thuris 1.

D’où jaillit l’onde toute pure.

C’est-à-dire où l’on puise la connaissance et la Sagesse de Dieu. Elle l’appelle « onde pure », parce qu’elle est limpide, qu’elle dépouille l’entendement des accidents et des fantômes, qu’elle le dégage des nuages de l’ignorance. Le désir de percevoir les vérités divines dans leur clarté et leur pureté est continuel chez cette âme, et plus elle aime, plus elle aspire à y pénétrer profondément. Elle formule donc cette troisième demande :

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.

1 Ces mots latins sont une addition de la main du Saint. II la développa dans la seconde rédaction de son Cantique.

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Elle veut dire : dans la masse compacte de tes œuvres merveilleuses et de tes profonds jugements. La multitude, la variété de ces jugements est telle, qu’on peut à bon droit l’appeler une « masse compacte ». La sagesse qui les remplit est si abondante et si riche de mystères, que nous pouvons la nommer non seulement une « masse compacte », mais une « coagulation », comme faisait David lorsqu’il disait : Mons Dei, mons pinguis, mons coagulatus 1. C’est-à-dire : La montagne de Dieu est une montagne grasse, une montagne coagulée. Cette « masse compacte » de la Sagesse et de la Science de Dieu est si profonde et d’une telle immensité, que l’âme a beau en connaître quelque chose, il lui reste toujours à pénétrer plus avant, tant cette Sagesse et cette Science sont immenses, tant leurs richesses sont incompréhensibles, suivant l’exclamation de saint Paul : O profondeur des richesses de la Sagesse et de la Science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables 2 !

L’âme cependant aspire à pénétrer dans cette « masse compacte », qui n’est autre que l’incompréhensibilité des jugements et des voies de Dieu ; elle se meurt de désir d’entrer très avant dans leur connaissance, parce que les connaître est la source de jouissances inestimables et surpassant tout sentiment. David, parlant des délices qui dérivent des jugements de Dieu, disait : Les jugements du Seigneur sont véritables ; ils se justifient par eux-mêmes, ils sont plus désirables et plus attrayants que l’or et la pierre la plus précieuse ; ils sont plus doux que le miel et son rayon. C’est pour cela que votre serviteur les a gardés avec amour 3.

1 Ps. Lxvii, 16.

2 O altitudo divitiarum Sapientiæ et Scientiæ Dei ! Quam incomprehensibilia sunt judicia ejus et investigabiles viae ejus ! (Rom., xi, 33.)

3 Judicia Domini vera, justificata in semetipsa; desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum et dulciora super mel et favum, etenim servus tuus custodit ea. (Ps. xviii, 10-12.)

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L’âme souhaite donc avec ardeur de se plonger dans ces divins jugements et d’en acquérir une connaissance toujours plus intime 1. Pour obtenir cette faveur, elle serait heureuse de passer par toutes les peines et toutes les angoisses de ce monde, et par tout ce qui pourrait lui servir de moyen pour y atteindre, si difficile et si amer soit-il. En ce vers, la « masse compacte » s’entend donc aussi des souffrances et des tribulations. L’âme désire y pénétrer lorsqu’elle dit :

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.

Elle entend par là les peines et les angoisses, en tant que moyen pour entrer dans la délectable Sagesse de Dieu. Et en effet, plus la souffrance est pure, plus pure et plus intime est la connaissance qui la suit, et par conséquent plus pure et plus élevée est la jouissance qui naît de cette intime connaissance. L’âme dont il s’agit ici ne se contente pas d’une souffrance quelconque, mais elle dit :

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.

En d’autres termes : Je suis prête pour voir Dieu, à en venir aux affres de la mort. Le prophète Job, aspirant lui aussi à cette souffrance en vue d’obtenir la vue de Dieu, s’écriait : Qui me donnera d’obtenir l’effet de ma prière et de voir Dieu m’accorder ce que je souhaite ? Que celui qui a commencé à me briser, achève ! Qu’il lâche sa main contre moi et qu’il me retranche ! Et que toute ma consolation, dans la douleur dont il m’afflige, soit qu’il ne m’épargne point ni n’allège ma souffrance 2 !

Oh ! si l’on comprenait bien qu’on ne pénètre dans la « masse compacte » de la Sagesse et des richesses de Dieu

1 Y conocer mas adentro en ellas est une addition du Saint.

2 Quis det ut veniat petitio mea, et quod expecto tribuat mita Deus ? Et qui coepit ipse me conterat, solvat manum suam et succidat me ? Et haec mihi sit consolatio, ut affligens me dolore non parent. (Job, vi, 8-10.)

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variées à l’infini, qu’en pénétrant dans la « masse compacte » de la souffrance sous toutes ses formes ! On fixerait là tous ses désirs et toute sa joie 1. Oui, l’âme vraiment altérée de la Sagesse veut d’abord pénétrer plus avant dans l’épaisseur de la croix, qui est le chemin de la vie. S’il y en a peu qui entrent dans ce chemin, c’est que le désir d’entrer dans les profondeurs de la Sagesse, des richesses et des délices de Dieu, est le fait de tous, mais le désir d’entrer dans les profondeurs de la souffrance et de la douleur pour l’amour du Fils de Dieu, est le fait du petit nombre. C’est ainsi que beaucoup voudraient se voir au terme, sans passer par le chemin qui y conduit.


STROPHE XXXVI

Puis aux cavernes élevées

De la pierre nous monterons.

Ces cavernes sont fort cachées,

Et c’est là que nous entrerons.

Au suc des grenades tous deux nous goûterons.

EXPLICATION.

Une des raisons qui pressent le plus vivement une âme d’entrer dans les profondeurs de la divine Sagesse et par là d’entrer dans la connaissance des divins jugements 2, c’est le désir d’arriver par ce moyen à l’intelligence et à la connaissance des mystères de l’Incarnation du Verbe,

1 Le Saint a mis ici en marge : Ut possetis comprehendere cum omnibus sanctis quæ sit longitudo et latitudo, altura (así creo que dice) et profundum. On voit clairement que le saint docteur citait de mémoire. Il a fait entrer cette note dans son second Cantique, sans reproduire le texte en latin.

2 Au manuscrit de Sanlúcar, on lit : Una de las causas que mas mueren al alma a desear entrar en esta espesura de sabiduría de Dios y PADECER MUY ADENTRO EN SUS Juicios. Le Saint a ajouté le mot conocer. ll y a lieu de croire que, dans sa pensée, conocer devait remplacer padecer, car on cherche vainement le sens de : padecer muy adentro en sus juicios. Au second Cantique, le mot padecer ne se trouve pas dans la phrase. On lit : y conocer muy adentro la hermosura de su sabiduría divina.

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qui constituent pour elle la plus haute et la plus savoureuse sagesse. Et l’on ne peut en acquérir une pleine connaissance sans avoir d’abord pénétré, comme nous l’avons dit, dans le goût et l’expérience de la douleur.

Aussi l’Épouse dit-elle dans cette Strophe que lorsqu’elle aura pénétré plus avant dans la sagesse et clans les souffrances, elle entrera avec l’Époux dans la connaissance des très hauts mystères du Dieu-Homme, mystères très sublimes en sagesse et très cachés au sein de la Divinité. L’âme y sera plongée et immergée ; elle goûtera et savourera de concert avec l’Époux la jouissance que procure la connaissance de ces mystères, et celle des perfections et des attributs de Dieu qu’ils révèlent en Dieu, comme sont la justice, la miséricorde, la sagesse.

Puis aux cavernes élevées

De la pierre nous monterons.

La pierre dont il s’agit est Jésus-Christ, selon ce que dit saint Paul : La pierre était le Christ 1. Les « cavernes élevées » de cette pierre ne sont autres que les hauts et profonds mystères de la Sagesse de Dieu, cachés en Jésus-Christ dans l’union hypostatique de la nature humaine avec le Verbe divin ; ce sont aussi les harmonies qui existent entre cette union et celle des hommes en Dieu, l’accord de la justice et de la miséricorde dans le salut du genre humain, pour la manifestation des divins jugements. Ces jugements sont si élevés et si profonds, que l’âme les désigne à bon droit sous le nom de « cavernes élevées » élevées, à cause de la sublimité des mystères qu’ils renferment ; cavernes, à cause de la profondeur de la Sagesse divine qui s’y trouve renfermée.

De même que les cavernes sont profondes et présentent

1 Petra autem erat Christus. (I Cor., x, 4.)

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de nombreuses cavités, ainsi chacun des mystères réunis en Jésus-Christ est un abîme de sagesse, qui offre, semblables à des cavités sans nombre, de jugements secrets de prescience de Dieu et de prédestination des hommes. Aussi l’âme ajoute-t-elle aussitôt

Ces cavernes sont fort cachées,

Cachées, elles le sont à tel point, que les saints docteurs ont beau en découvrir et les âmes privilégiées ont beau en goûter des choses merveilleuses en cette vie, les uns et les autres n’en expriment qu’une bien faible partie. Quel abîme à creuser que Jésus-Christ ! C’est une mine abondante, contenant des filons sans nombre de divins trésors ; on peut la creuser toujours, sans jamais en trouver le fond. À mesure qu’on l’exploite, on y découvre dans tous les sens des veines nouvelles, qui révèlent d’autres richesses. C’est ce qui faisait dire à saint Paul, parlant du Christ : En lui sont cachés tous les trésors de la Sagesse et de la Science 1.

Pour y parvenir, pour pénétrer jusque-là, il faut de toute nécessité, nous l’avons dit, que l’âme passe tout d’abord par la voie étroite de la souffrance intérieure et extérieure. C’est le chemin qui conduit à la divine Sagesse. Oui, je le répète, nul ne peut en cette vie pénétrer dans les mystères du Christ sans avoir beaucoup souffert. Il doit aussi avoir reçu de Dieu au préalable de nombreuses faveurs intellectuelles et sensibles, et s’être vivement exercé aux vertus, parce que tout cela est inférieur à la connaissance des mystères du Christ, tout cela est une disposition pour y atteindre.

De là vient que Moïse demandant au Seigneur de lui montrer sa gloire, Dieu lui répondit qu’il ne pouvait la

1 In quo sunt omnis thesauri sapientiae et scientiae absconditi. (Coloss., II, 3.)

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voir en cette vie, mais qu’il lui montrerait tout bien 1, c’est-à-dire tout le bien qui peut se communiquer ici-bas. Pour l’accomplissement de cette promesse, le Seigneur plaça Moïse dans la caverne de la pierre, qui symbolisait le Christ, et là il se fit voir à lui par-derrière ; en d’autres termes, il lui découvrit les mystères de l’humanité du Christ.

L’âme désire donc entrer vraiment dans les cavernes du Christ, afin de s’y plonger, de s’y transformer, de s’enivrer de l’amour qu’elles contiennent. Mais si elle aspire à se cacher dans le sein de son Bien-Aimé, c’est que lui-même l’y invite, ainsi que nous le voyons au Livre des Cantiques. Lève-toi, lui dit-il, hâte-toi, ma Bien-Aimée, mon unique beauté, et viens dans les trous de la pierre, dans la caverne de la muraille 2. Ces trous de la pierre ne sont autres que les cavernes dont il est ici question. L’âme dit ensuite :

Et c’est là que nous entrerons.

Là, c’est-à-dire dans ces connaissances des divins mystères. Elle ne dit pas : J’y entrerai, ce qui semblerait plus naturel, puisque l’Époux n’a pas besoin d’y entrer de nouveau, mais : Nous y entrerons, c’est-à-dire le Bien-Aimé et moi. Par là elle donne à entendre que cette œuvre n’est pas proprement sienne, mais qu’elle lui est commune avec l’Époux. D’ailleurs, quand Dieu et l’âme sont unis par le mariage spirituel, il n’est point d’œuvre que l’âme accomplisse seule et sans le concours de Dieu.

« Nous entrerons », c’est-à-dire : nous nous y transformerons par de nouvelles connaissances, de nouvelles activités, de nouvelles communications d’amour. Et en effet, bien qu’à la vérité l’âme, lorsqu’elle parle ainsi, se soit déjà transformée par le fait de l’état du mariage et que, nous

1 Exod., xxxiii, 19.

2 Surge, amica mea, speciosa mea et veni. Columba mea in foraminibus peine, in caverna maceriae. (Cant., II, 13.)

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l’avons dit, quant à l’union à la divine Sagesse rien ne puisse y être ajouté 1, cependant en cet état même elle est susceptible de nouvelles illuminations, de nouvelles connaissances et de nouvelles lumières. Les illuminations que Dieu accorde à l’âme concernant de nouveaux mystères sont même très fréquente, au sein de la communication foncière qui existe toujours entre lui et elle. C’est en Dieu même que se font ces communications, et l’âme entre comme de nouveau en Dieu par la connaissance de ces mystères qu’elle perçoit en lui. Dans cette connaissance, elle l’aime d’un nouvel amour, très intime et très élevé, et elle se transforme en lui à proportion de ces connaissances nouvelles. Quant à la félicité et aux délices qu’elle goûte alors à nouveau, elles sont totalement inexprimables.

L’âme s’en explique dans le vers suivant, en disant :

Au suc des grenades tous deux nous goûterons.

Les grenades représentent ici les mystères du Christ et les jugements de la Sagesse de Dieu ; elles figurent aussi les perfections et les attributs que la connaissance de ces mystères et de ces jugements révèlent en Dieu. Or, ce sont d’innombrables merveilles. De. même que les grenades se composent d’une multitude de petits grains, contenus et enchâssés dans une même enveloppe de forme circulaire, ainsi chacun des attributs, des mystères et des jugements divins, comme aussi chacune des perfections divines, renferme une multitude de dispositions admirables et d’effets merveilleux, qui se trouvent comme insérés dans la sphère d’attributs et de mystères, connexes à ces effets.

Remarquons aussi la forme circulaire et sphérique de la grenade. Chaque grenade peut nous représenter l’une

1 Ce dernier membre de phrase vient d’une addition de notre Saint qu’aucun manuscrit n’a reproduite : Aunque, como habemos dicho en sabiduria no se añade nada.

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des perfections ou l’un des attributs de Dieu. Or, ces perfections et ces attributs ne sont autres que Dieu même, souvent représenté par la figure circulaire ou sphérique, qui n’a ni commencement ni fin 1.

Le suc de ces grenades dont parle ici l’Épouse en disant que l’Époux et elle le goûteront, représente la fruition et les délices de l’amour divin, qui découlent pour l’âme de la révélation et de la connaissance de ces mystères. En effet, de même que la multitude des grains de la grenade ne donne qu’un seul suc lorsqu’on mange ce fruit, ainsi toutes les merveilles et toutes les grandeurs divines versées dans l’âme forment en elle une seule fruition, un seul breuvage d’amoureuses délices. Aussitôt que l’âme s’est ainsi abreuvée de l’Esprit-Saint, elle présente le breuvage à son Dieu, le Verbe son Époux, avec la plus grande tendresse d’amour.

Ce breuvage divin, l’Épouse l’avait promis à son Bien-Aimé dans les Cantiques, s’il daignait l’introduire dans les hautes connaissances qu’elle désirait. Là tu m’instruiras, disait-elle, et je te donnerai un breuvage de vin confit, mêlé au suc de mes grenades 2. Elle appelle siennes ces divines connaissances, bien qu’elles soient de Dieu, bien qu’en réalité elles appartiennent à Dieu, parce que Dieu lui en a fait présent. Elle offre en breuvage d’amour à son Dieu la jouissance et la fruition de ces divines connaissances, ce qu’elle exprime par ces mots : « Au suc des grenades tous deux nous goûterons. » Lorsque l’Époux a savouré le breuvage, il le présente à l’Épouse, qui, après en avoir goûté, le lui offre de nouveau, en sorte qu’ils le savourent ensemble.

1 Le Saint a écrit ici en marge : Venter ejus eburneus distinct us zaphiris. Dans le second Cantique, il a introduit en langue vulgaire et développé en quelques lignes ce texte des Cantiques de Salomon.

2 Ibi me docebis et dabo tibi poculum ex vino condito, et mustum malorum granatorum meorum. (Cant., viii, 2.)

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STROPHE XXXVII

C’est là que tu m’enseignerais

Ce que mon âme avait en vue.

Sur l’heure tu me donnerais,

Là même, ô Toi qui es ma Vie,

Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas.

EXPLICATION.

Ce qui faisait souhaiter à cette âme d’entrer dans les cavernes du Christ, c’était l’espoir d’atteindre, autant qu’il est possible en cette vie, le véritable et parfait amour qui se communique en cette haute faveur et auquel toujours elle avait aspiré, car la fin de toutes choses, c’est l’amour 1. C’était aussi d’obtenir parfaitement selon l’esprit le droit à la pureté de la justice originelle.

Elle demande donc deux choses dans cette Strophe. La première, qu’il lui soit enseigné là — à savoir dans la transformation qu’opèrent les connaissances dont nous avons parlé — ce à quoi elle a constamment visé dans tous ses actes et dans toutes ses intentions : qu’on lui enseigne à aimer son Époux aussi parfaitement qu’il l’aime, en y joignant ce qu’elle spécifie dans la Strophe suivante. La seconde demande est qu’en cette même transformation, il lui communique la netteté, la pureté qu’il lui a donnée à l’origine, ou au jour de son baptême, en achevant de la purifier de ses imperfections et de ses ténèbres.

C’est là que tu m’enseignerais

Ce que mon âme avait en vue.

Ce qui fait l’objet des désirs naturels et surnaturels de I'âme, c’est l’égalité d’amour avec Dieu, parce que l’amant

1 Ces derniers mots : Porque el fin de todo es el amor, sont une addition de la main du Saint.

445.

ne peut être satisfait à moins de sentir qu’il aime autant qu’il est aimé. Cette âme se rend compte de l’immense amour dont Dieu l’aime, et elle ne veut pas l’aimer moins hautement et moins parfaitement. Elle aspire donc à la transformation de la gloire, où cette égalité d’amour lui deviendra possible par la totale transformation de sa volonté en celle de Dieu, alors que les deux volontés seront unies de telle sorte qu’elles ne feront plus qu’un et que par là il y aura égalité d’amour. Une fois la volonté de l’âme changée en la volonté de Dieu, il n’y aura plus que la volonté de Dieu. Mais cela ne veut pas dire que la volonté de l’âme sera détruite : elle sera devenue volonté de Dieu.

L’âme alors aimera Dieu par la volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté à elle. Elle aimera donc Dieu autant qu’elle est aimée de lui, puisqu’elle l’aimera avec la volonté de Dieu même, et dans le même amour dont il l’aime, c’est-à-dire dans l’Esprit-Saint qui est donné à l’âme. C’est ce que nous enseigne l’Apôtre lorsqu’il dit : La grâce de Dieu est répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné 1.

Remarquons-le, l’âme ne dit pas ici : « Tu me donnerais », mais : « Tu m’enseignerais. » Il est vrai de dire cependant que Dieu lui donne son amour, et néanmoins c’est avec beaucoup d’exactitude qu’il est dit qu’il lui enseignera son amour, en d’autres termes, qu’il lui enseignera à l’aimer comme il l’aime lui-même. En effet, Dieu en nous aimant le premier nous enseigne à aimer purement et véritablement, comme il nous aime. En cette transformation, Dieu enseigne l’âme à aimer, en lui communiquant un amour plein, généreux et pur, par lequel il se donne à elle très amoureusement et tout entier, la transforme en soi et par là, comme nous le disions tout à l’heure, lui fait don de

1 Charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui datus est nobis. (Rom., V, 5.)

446

son propre amour pour qu’elle l’aime par cet amour même : C’est donc proprement lui enseigner à aimer et comme luï mettre un instrument entre les mains, en lui disant la manière de s’en servir, et en s’en servant avec elle 1.

Ici l’âme aime Dieu autant qu’elle est aimée. Je ne veux pas dire que l’âme aimera Dieu autant qui il l’aime, ce qui est impossible, mais autant qu’elle est aimée de lui 2, puisque tous deux n’ont qu’un seul et même amour : De la sorte, l’âme est non seulement instruite à aimer, mais devient maîtresse en amour par son union avec le maître d’amour. Par là elle est satisfaite, et tant qu’elle n’atteint pas cet amour, elle ne l’est pas. Elle ne peut l’être que lorsqu’elle aime Dieu parfaitement et du même amour dont il s’aime. Ceci ne peut avoir lieu entièrement en cette vie, et pourtant en cet état de perfection qu’est le mariage spirituel dont nous parlons, c’est possible en une certaine manière.

De cet amour parfait naît dans l’âme, en cette fruition 3, une intime et substantielle jubilation qui monte vers Dieu. Il semble en effet — et c’est exact — que toute la substance de l’âme, baignée de gloire, célèbre son Dieu. Elle sent, sous forme de fruition, une intime suavité, qui la fait se fondre de louange, de révérence, d’estime, de bénédictions à son Dieu, avec une joie immense tout imprégnée d’amour.

Ceci suppose que Dieu a conféré à l’âme en cet état de transformation une haute pureté, égale à celle de l’état d’innocence et de la pureté baptismale. Et cette pureté, l’âme déclare qu’elle va la recevoir de l’Époux dans cette transformation d’amour.

1 E irlo haciendo con ella. Ces derniers mots sont une addition de saint Jean de la Croix.

2 Le Saint a fait à la marge inférieure l’addition suivante : « Je ne veux pas dire que l’âme aimera Dieu autant qu’il s’aime, ce qui est impossible, mais autant qu’elle est aimée de lui ; car de même qu’elle connaîtra Dieu comme elle en est connue, comme dit… ». La reliure a retranché environ une ligne.

3 Le Saint a écrit en marge : En la fruicion.

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Sur l’heure tu me donnerais,

Là même, ô Toi qui es ma vie,

Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas 1.

Elle appelle « un autre jour » l’état de justice originelle dans lequel Dieu lui a donné en Adam la grâce et l’innocence, ou bien le jour de son baptême auquel elle reçut la pureté, la netteté parfaite.

L’âme déclare en ces vers qu’elle recevra cette pureté sur l’heure, dans l’union d’amour, car c’est le sens de ces derniers mots : « Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas. » Et en effet, nous l’avons dit, c’est à cette pureté, à cette netteté que parvient une âme en cet état de perfection.


STROPHE XXXVIII

Voici le souffle de la brise,

Le chant si doux de philomèle,

Le bois avec ses agréments,

Au milieu de la nuit sereine,

Quand la flamme consume et ne fait pas de peine.

EXPLICATION.

Nous avons dit que, dans la Strophe précédente, l’âme faisait deux demandes : la première, d’obtenir ce qu’elle a toujours eu en vue ; la seconde, de recevoir ce que l’Époux lui a donné « l’autre jour ». Nous avons expliqué ce qui concerne la seconde demande, et il n’y a plus à y revenir. Reste la première, concernant ce qu’elle a toujours eu en vue. Dans la présente Strophe, l’âme s’explique à ce sujet. Il s’agit non seulement de l’amour parfait que nous avons décrit, mais encore, en plus de cet amour, de tout ce qui est communiqué à l’âme par son moyen.

Elle expose donc ici cinq choses, qui résument tout ce

1 En marge encore : La predestinación. La pensée qui n’est qu’indiquée ici a été développée dans le second Cantique.

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qu’elle disait avoir en vue. La première est « le souffle de la brise », l’amour que nous avons décrit, l’objet principal de ses prétentions. La seconde est le « chant de philomèle », c’est-à-dire la jubilation en louange de Dieu. La troisième est a le bois avec ses agréments », à savoir la connaissance des créatures et de l’harmonie qui existe entre elles. La quatrième est une pure et haute contemplation. La cinquième est « la flamme qui consume et ne fait pas de peine ». Cette demande est déjà renfermée dans la première, car il s’agit d’une flamme de suave transformation d’amour, qui comprend la possession de tout le reste.

Voici le souffle de la brise,

Ce « souffle de la brise » est une capacité donnée par l’Esprit-Saint, que l’âme sollicite ici afin d’aimer Dieu parfaitement. Elle l’appelle « souffle de la brise », parce que c’est une touche exquise d’amour qui, dans cet état, est ordinairement produite en l’âme par la communication de l’Esprit-Saint.

Ce divin Esprit, par cette sorte de « souffle », c’est-à-dire par sa spiration divine, élève l’âme à une hauteur sublime, il l’informe de manière à lui faire produire en Dieu la même spiration d’amour que le Père produit dans le Fils et le Fils dans le Père, spiration qui est l’Esprit-Saint lui-même et par laquelle les deux autres Personnes aspirent l’âme en elles-mêmes dans la transformation dont il s’agit. Et en effet, il n’y aurait pas véritable transformation si l’âme ne s’unissait et ne se transformait en l’Esprit Saint comme aux deux autres Personnes divines, bien que ce ne soit pas en une manière manifeste et dévoilée, à cause de la bassesse de la condition présente.

Ceci est pour l’âme une gloire si haute, une jouissance si profonde et si sublime, qu’il n’y a pas de langue mortelle

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capable de le dire, ni d’entendement humain, comme tel, capable d’y atteindre de si loin que ce soit.

Et cependant, l’âme ainsi unie à Dieu produit en Dieu pour Dieu la même spiration divine que Dieu, présent dans l’âme, produit en Lui-même pour l’âme. C’est, je pense, ce qu’entendait saint Paul, lorsqu’il disait : Parce que vous êtes enfants de Dieu, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie, en priant, vers le Père 1. Dans les parfaits, la chose se passe en la manière que nous venons de dire.

Et il n’y a pas lieu de s’étonner que l’âme ait une capacité si haute. Dieu ayant daigné la rendre déiforme et lui ayant accordé avec la très sainte Trinité une union qui la rend Dieu par participation, est-il incroyable qu’elle accomplisse son opération d’intelligence, de connaissance et d’amour en la Trinité, conjointement avec la Trinité et de la même manière que la Trinité, par voie de participation, Dieu opérant tout cela en cette âme ?

Comment cela se fait-il ? Il n’y a ni savoir ni puissance capable de le dire ; il n’y a qu’à nous rappeler que le Fils de Dieu nous a élevés à un état si sublime, nous a mérité la condition si haute de pouvoir être enfants de Dieu. C’est ce que lui-même a demandé à son Père, dans le même saint Jean, par ces paroles : Père, je veux que là où je suis ceux que vous m’avez donnés soient avec moi, afin qu’ils voient la gloire que vous m’avez donnée 2. C’est-à-dire qu’ils accomplissent en nous, par participation, la même œuvre que j’accomplis par nature, qui est de spirer l’Esprit-Saint.

Il dit encore : Je ne prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin

1 Quoniam autem estis filii, misit Deus spiritum Filii sui in corda vestra, clamantem : Abba, Pater. (Galat., iv, 6.)

2 Pater, quos dedisti mihi, volo ut ubi sum ego et illi sint mecum, ut videant claritatem meam quam dedisti mihi. (Joan., xvii, 24.)

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qu’ils soient tous un, comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous. Qu’ils soient de même un en nous et qu’ainsi le monde croie que vous m’avez envoyé. Pour moi, je leur ai donné la gloire que vous m’avez donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un. Je suis en eux et vous en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité, et que le monde connaisse que vous m’avez envoyé et que vous les avez aimés comme vous m’avez aimé 1. C’est-à-dire : vous leur avez communiqué le même amour qu’au Fils, non par nature comme au Fils, mais, comme il a été dit, par unité et transformation d’amour.

Le Fils ne demande pas non plus à son Père que les saints soient un par essence et par nature, comme le sont le Père et le Fils, mais qu’ils soient un par union d’amour, comme le Père et le Fils sont un en unité d’amour.

D’où il suit que les âmes possèdent, par participation, les mêmes biens que le Fils possède par nature, ce qui les rend véritablement des dieux par participation, les égaux et les associés de Dieu. Ce qui a fait dire à saint Pierre : Que la grâce et la paix abondent en vous par la connaissance de Dieu et de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Tout ce qui appartient à sa divine puissance par rapport à la vie et à la piété, nous a été donné par la connaissance de Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et sa propre vertu ; en lui il nous a accordé de très grandes et très précieuses promesses, afin que par là nous devinssions participants de la nature divine 2.

1 Non pro eis rogo tantum, sed et pro eis qui credituri sunt per verba eorum in me, ut omnes unum sine sicut tu, Pater, in me et ego in te, ut et ipsi in notas unum sent, ut credat mundus quia tu me misisti. Et ego claritatem quam dedisti mihi dedi eis, ut sine unum sicut et nos unum sumus. Ego in eis et tu in me, ut sine consummati in unum, et cognoscat mundus quia tu me misisti, et dilexisti eos sicut et me dilexisti. (Juan., xvii, 20 et seq.)

2 Gratia vobis et pax adimpleatur in cognitione Dei et Christi Jesu Dornini nostri. Quomodo omnia nobis divine virtutis suae que ad vitam et pietatem donata suae, per cognitionem ejus qui vocavit nos pro pria gloria et virtute, per quem maxima et pretiosa nobis promissa donavit, ut per haec efficiamini divine consortes naturae. (II Petr., I, 2-4.)

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Ainsi l’âme entre en participation de Dieu ; elle accomplit en lui et avec lui l’œuvre de la très sainte Trinité que nous avons dite, à cause de l’union substantielle qui existe entre elle et Dieu.

Tout cela ne se réalise parfaitement que dans l’autre vie. Cependant l’âme parvenue à l’état de perfection en obtient une ébauche et un avant-goût, tels que nous les décrivons ici, sans toutefois, répétons-le, qu’il nous soit possible d’en donner une véritable idée.

O âmes créées pour ces merveilles et appelées à les voir se réaliser en vous ! Que faites-vous ? À quoi vous amusez-vous ? Vos ambitions ne sont que bassesse et vos possessions que misères. O malheureuse cécité de vos yeux spirituels ! Vous êtes aveugles en présence d’une si vive lumière et sourde à des appels si puissants. Ne voyez-vous pas qu’en poursuivant les grandeurs et la gloire d’ici-bas, vous restez plongées dans l’indigence, vous demeurez vides de si grands biens, vous les ignorez même et vous en rendez indignes !

Voici la seconde demande de l’âme :

Le chant si doux de philomèle,

Ce chant est produit dans l’âme par « le souffle de la brise ». De même que le chant de philomèle, c’est-à-dire du rossignol, se fait entendre au printemps, alors que les froids et les pluies de l’hiver ont pris fin, qu’il charme l’oreille et délasse l’esprit, ainsi, en cette communication et transformation d’amour, l’Épouse, affranchie et à couvert maintenant de toutes les agitations et de toutes les vicissitudes temporelles, dénuée et purifiée des imperfections, des souffrances et des obscurités naturelles, sent en son esprit un nouveau printemps, qui lui apporte la voix toute suave de l’Époux, sa douce philomèle.

Cette voix rafraîchit et renouvelle la substance de son

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âme, lorsqu’elle dit : Lève-toi, hâte-toi, mon amie, ma colombe, ma belle, et viens, car l’hiver est passé, les pluies se sont retirées bien loin, les fleurs ont apparu sur notre sol. Le temps de tailler la vigne est arrivé, la voix de la tourterelle s’est fait entendre sur notre terre 1.

À ces accents de l’Époux qui retentissent au fond de son âme, l’Épouse pressent la fin de tous les maux et le commencement de tous les biens. Pénétrée de douceur, de sécurité, de délices, elle aussi, comme une douce philomèle, fait retentir sa voix. Elle entonne pour son Dieu et avec son Dieu qui l’y invite, un chant nouveau. En effet, si l’Époux lui fait entendre sa voix, c’est pour qu’elle se joigne à lui dans le chant qu’il adresse à Dieu. Tel est bien le désir, telle la prétention de l’Époux. Lui-même en fait l’invitation à l’âme dans les Cantiques, lorsqu’il lui dit : Lève-toi, hâte-toi, mon amie, ma colombe, viens dans les trous de la pierre, dans la caverne du mur d’enclos. Montre-moi ton visage, que ta voix résonne à mes oreilles, car ta voix est douce et ton visage charmant 2. Les oreilles de Dieu représentent ici le désir qu’a Dieu que nous lui donnions une louange parfaite ; la voix de l’Épouse qu’il réclame, c’est en effet la louange parfaite, la jubilation qui monte vers lui.

Pour que ces accents soient parfaits, ils doivent, déclare l’Époux, résonner dans les cavernes de la pierre, c’est-à-dire dans l’amoureuse connaissance des mystères du Christ, où a lieu, répétons-le, l’union de l’âme avec lui. En cette union, l’âme fait retentir sa jubilation et sa louange à Dieu conjointement avec Dieu, ainsi que nous l’avons dit de

1 Surge, propera, amica mea, columba mea, formosa mea, et veni. Jam enim hiems transiit, imber abiit et recessit. Flores apparuerunt in terra nostra, tempus putationis advenit, vox turturis audita est in terra nostra. (Cant., ii, 10-12.)

2 Surge, amica mea, speciosa mea, et veni ; columba mea in joraminibus petrae, in caverna maceriae; ostende mihi faciem tuam, sonet vox tua in auribus meis, vox enim tua dulcis et facies tua decora. (Ibid., 13-14.)

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son amour. Cette louange est parfaite, car l’âme, ayant atteint la perfection, produit des œuvres parfaites. Ce chant est plein de suavité, à la fois pour Dieu et pour l’âme. De là vient que l’Époux lui dit : Ta voix est pleine de douceur 1 et pour toi et pour moi, parce que, ne faisant qu’un avec moi, tu fais retentir pour moi et avec moi ta voix de douce philomèle.

Le bois avec ses agréments,

L’âme nous dit en troisième lieu qu’on lui montrera, par la voie de l’amour, « le bois avec ses agréments ». Par Ià elle entend Dieu et toutes les créatures qui sont en lui. De même que tous les arbres et toutes les plantes ont vie et racines dans le bois, ainsi les créatures célestes et terrestres ont en Dieu leur racine et leur vie. L’âme déclare donc que Dieu se révélera comme étant l’être et la vie de toutes les créatures ; elle connaîtra en lui leur principe et leur durée ; sans lui elle n’aurait aucun intérêt à les connaître, même spirituellement.

Ces « agréments du bois » dont l’âme désire vivement la vue, c’est la grâce, la sagesse et les charmes que chaque créature reçoit de Dieu, comme aussi l’harmonie si sage et si parfaite qu’ont entre elles soit les créatures supérieures, soit les inférieures. C’est là connaître les créatures par voie de contemplation, et c’est la source d’une grande jouissance, parce que c’est connaître par rapport à Dieu.

Au milieu de la nuit sereine,

Cette nuit dans laquelle l’âme aspire à recevoir ces connaissances est la contemplation. La contemplation, en effet, est obscure ; c’est la raison pour laquelle on la nomme aussi théologie mystique, c’est-à-dire sagesse de Dieu cachée

1 Vox tua dulcis. (Cant., 0, 14.)

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et secrète. Là, sans bruit de paroles, sans le secours des sens corporels ou spirituels, dans le repos et la quiétude de la nuit, en dehors de tout ce qui est de la nature et des sens, Dieu enseigne l’âme d’une manière mystérieuse, très cachée, et qui reste inconnue de l’âme elle-même. C’est ce que certains spirituels appellent entendre en n’entendant pas. Cette opération, en effet, n’a pas lieu dans l’entendement que les philosophes appellent actif, qui s’exerce sur les formes et les représentations imaginatives, sur la connaissance des objets, mais dans l’entendement considéré comme possible et passif, lequel ne reçoit point ces formes et ces images, mais reçoit passivement l’intelligence substantielle qui lui est communiquée sans aucun effort actif, sans aucun travail de sa part.

Aussi l’âme appelle-t-elle cette contemplation non seulement une nuit, mais une « nuit sereine », c’est-à-dire dépourvue de ces nuages et de ces vapeurs qui empêchent la sérénité de la nuit. Cette nuit de contemplation est donc, pour l’œil de l’entendement, entièrement nette et dépourvue de toutes les nuées, formes, imaginations et notions particulières, pouvant pénétrer par les sens ; elle est pure également des vapeurs que produisent les affections et les appétits. On peut donc dire que la contemplation est une « nuit sereine » pour le sens et l’entendement naturel, suivant l’enseignement des philosophes, qui nous disent : de même que le rayon de soleil est obscur et ténébreux pour l’œil de l’oiseau de nuit, ainsi les choses divines les plus hautes et les plus lumineuses sont obscures pour notre entendement.

Quand la flamme consume et ne fait pas de peine.

L’âme nous déclare dans ce vers que tout ce qui précède lui est communiqué par l’Époux « quand la flamme consume et ne fait pas de peine ». La flamme signifie ici l’amour

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divin ayant atteint dans l’âme un degré parfait. Pour être parfait, l’amour doit avoir deux propriétés : il doit consumer l’âme et la transformer en Dieu ; ensuite l’embrasement et la transformation que sa flamme opère doivent être exempts de souffrance.

Cette flamme est un amour suave. En effet, quand l’âme se transforme sous son action, il y a conformité et satisfaction des deux côtés. Par suite, il n’y a plus ces vicissitudes de plus et de moins, qui existaient alors que l’âme n’avait pas encore atteint l’amour parfait.

Cet amour parfait une fois obtenu, l’âme transformée est rendue conforme à Dieu, de même que le charbon embrasé est conforme au feu et ne produit plus ni fumée ni étincelles comme auparavant, qu’il ne présente plus la noirceur et les accidents qui lui étaient propres avant que le feu l’eût complètement pénétré.

Cette noirceur, cette fumée, ces étincelles se rencontrent encore dans l’âme par rapport à l’amour de Dieu et lui causent quelque souffrance et quelque malaise, tant qu’elle n’a pas atteint ce degré de perfection dans l’amour, où le feu d’amour la pénètre et l’enveloppe si suavement, qu’elle ne souffre plus de la fumée des passions et des accidents naturels. Désormais le feu d’amour est devenu une flamme de suavité qui, consumant tout le reste, l’a transformée en Dieu, en qui ses mouvements et ses opérations sont maintenant divins.

C’est en cette flamme que l’Épouse souhaite recevoir de l’Époux tout ce qu’elle a demandé ; elle ne veut le posséder, le goûter et en jouir que dans l’amour de son Dieu arrivé à sa perfection et à sa pleine suavité.

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STROPHE XXXIX

Nul ici ne jetait les yeux,

Aminadab ne paraissait.

Le siège enfin avait cessé,

Et voici que les cavaliers

Descendaient maintenant lorsqu’ils voyaient les eaux.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe, l’âme représente qu’elle a les dispositions voulues pour recevoir les faveurs qui sont propres à l’état où elle se trouve et qu’elle a demandées à l’Époux. Sans ces dispositions, elle ne pourrait ni les recevoir ni les conserver.

Elle fait donc valoir à son Bien-Aimé quatre dispositions ou convenances dont elle est en possession, et le presse ainsi de lui accorder ces faveurs. La première, qu’elle est maintenant détachée, séparée de tout le créé ; la seconde, que le démon est vaincu et mis en fuite ; la troisième, que ses passions sont soumises ; la quatrième, que sa partie sensitive est réformée, mise en harmonie avec sa partie spirituelle, en sorte qu’elle ne lui fera plus obstacle, qu’elle est même unie à l’esprit et participe à ses biens. L’âme expose tout cela dans cette Strophe, en disant :

Nul ici ne jetait les yeux.

Comme si elle disait : Je me trouve dans un tel état de solitude, de détachement, de séparation de toutes les créatures, tant supérieures qu’inférieures ; je me suis retirée au-dedans avec toi dans une retraite intérieure si profonde, que je n’en aperçois plus aucune. Autrement dit, aucune ne fait naître en moi par ses charmes le sentiment du plaisir,

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aucune ne me moleste par son indigence ou sa bassesse. Elles sont pour moi à une si grande distance, que je les perds entièrement de vue. Il y a plus.

Aminadab ne paraissait.

Aminadab, dans la sainte Écriture, représente le démon, cet adversaire de l’âme-épouse. Sans cesse il la combattait, il l’assaillait des innombrables projectiles de ses tentations et de ses embûches, afin de lui interdire l’entrée de la citadelle du recueillement intérieur, en la compagnie du Bien-Aimé. Maintenant qu’elle s’y trouve établie, elle y est si bien protégée, et, grâce aux vertus qu’elle possède, se sent si forte et si victorieuse, que le démon n’ose paraître devant elle.

Par la protection de l’embrassement divin et au moyen de la pratique des vertus, elle a très parfaitement vaincu le démon, au point que la vigueur de ses vertus l’a mis en fuite et qu’il n’ose se montrer en sa présence. Elle a donc raison de dire : « Aminadab ne paraissait ».

Le siège enfin avait cessé,

Par le siège, elle entend ici ses passions et ses appétits, qui, aussi longtemps qu’ils ne sont pas vaincus et amortis, l’environnent et l’assaillent tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. De là le terme de « siège » dont elle se sert. Elle déclare que tout cela désormais a pris fin.

Cela étant, que l’Époux ne laisse pas de lui accorder les faveurs qu’elle a sollicitées, car le siège en question ne peut plus faire obstacle à la paix intérieure qui est requise pour les recevoir, en jouir et les conserver. Et en effet, il est indispensable en cet état que les passions de l’âme soient réglées, que les appétits et les affections soient mortifiés, de façon qu’ils ne puissent plus causer ni trouble ni combat. Il faut qu’avec leurs opérations ils soient conformes à l’esprit intérieur et qu’à leur manière ils se retirent au-dedans pour participer à sa jouissance. Elle ajoute donc :

Et voici que les cavaliers

Descendaient maintenant lorsqu’ils voyaient les eaux.

Par ces « eaux », l’âme entend ici les richesses spirituelles et les divines délices dont elle jouit maintenant. Par les

« cavaliers », elle entend les facultés de sa partie sensitive, tant extérieures qu’intérieures. L’Épouse nous dit que ces « cavaliers » descendaient à la vue des eaux spirituelles, parce que dans l’état du mariage la partie sensitive ou inférieure de l’âme est tellement purifiée, qu’elle semble en quelque sorte spiritualisée, de façon que les facultés sensitives et les forces naturelles rentrent au dedans, pour participer aux merveilles toutes spirituelles que Dieu communique alors à l’esprit et en jouir à leur manière. C’est ce que David a eu en vue lorsqu’il a dit : Mon cœur et ma chair se sont réjouis dans le Dieu vivant 1.

Il est à remarquer que l’Épouse ne dit pas que les « cavaliers » descendaient pour s’abreuver aux eaux, mais descendaient « à la vue des eaux ». C’est que la partie sensitive et ses facultés sont incapables de goûter proprement et essentiellement les biens spirituels ni en cette vie ni en l’autre, n’ayant pas à cet effet la capacité voulue. Elles en perçoivent seulement, par redondance, un certain plaisir et une certaine jouissance sensibles. Les sens et les facultés corporelles se prêtent donc simplement au recueillement intime dans lequel l’âme reçoit les biens spirituels, ce qui est plutôt descendre « à la vue des eaux » que les goûter essentiellement. Ils goûtent seulement, ainsi que nous l’avons dit, par redondance ce que l’âme leur en communique.

1 Cor meum et caro mea exullaverunt in Deum vivum. (Ps. Lxxxiii, 3.)

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L’âme se sert ici de l’expression « descendre », plutôt que de toute autre, pour signifier que toutes ces facultés abandonnent alors leurs opérations naturelles et les suspendent pour entrer dans la retraite de l’esprit.

Qu’il daigne y conduire tous ceux qui invoquent son nom, le Seigneur Jésus-Christ, très doux Époux des âmes ! À lui soit honneur et gloire, conjointement avec le Père et l’Esprit-Saint, in saecula saeculorum. Amen.

LAUS DEO !

À propos du Cantique spirituel

On nous a demandé si nous ne répondrions pas aux récents articles que le R. P. Louis de la Trinité a fait paraître dans les Études Carmélitaines (octobre 1931, avril et octobre 1932), sous le titre de : Autour du Cantique spirituel. Notre Introduction au Cantique, prête à paraître, nous semblait devoir donner lumière sur les problèmes inhérents à ce grave sujet. Nous ne pensions donc pas tout d’abord avoir rien à y ajouter, les articles du R. P. Louis n’étant à tout prendre qu’une redite des étranges productions de Dom Chevallier 1, et celles-ci nous semblant avoir été suffisamment réfutées. Toutefois, réflexion faite, voyant les éloges démesurés donnés par un Carme Déchaussé au travail d’un religieux d’un autre Ordre, qui, en des questions capitales regardant le docteur du Carmel, est tombé en des erreurs manifestes, nous avons fini par nous décider à ajouter quelque chose à une Introduction, qui, en ce qui regarde la réfutation du moine de Solesmes, pouvait à bon droit paraître d’une modération exagérée.

Disons-le, c’est avec peine que nous nous voyons dans la nécessité de mettre l’accent sur des inexactitudes que nous aurions préféré laisser dans l’ombre, comme de nature à tomber d’elles-mêmes. Mais nous nous trouvions en pré-

1 a) Le Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix a-t-il été interpolé ? (Bulletin hispanique, octobre-décembre 1922.)

b) Le Cantique spirituel interpolé. (Supplément à la Vie spirituelle, juillet-août 1926, janvier 1927, janvier 1930.)

c) Le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. Notes historiques, texte critique, version française. Paris, Desclée, de Brouwer et Cie, 1930.

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sence de paroles comme celles-ci, dues à la plume du P. Louis de la Trinité : « Le docte fils de saint Benoît garde le double mérite d’avoir, de nos jours, attiré l’attention du public français cultivé sur une question intéressante et grave, et d’avoir mené son enquête avec une méthode rigoureuse ; c’est un devoir pour nous de résumer ici, aussi clairement et aussi impartialement que possible, l’œuvre remarquable accomplie par Dom Chevallier. » Et de ces autres : « L’appel judicieux aux protocoles 1 s’inscrit, parmi tant d’autres témoignages, comme le plus accessible, le plus impressionnant et le plus fructueux. » De ces autres encore : « Les Notes historiques — notes, dirons-nous, émaillées de méprises, d’erreurs, de suppositions érigées en certitudes — reflètent la magnifique sérénité de l’explorateur parvenu au but, la plus tranquille assurance les pénètre. » Enfin, de cette froide déclaration : « Saint Jean de la Croix n’a pas composé deux fois le Cantique. » Dès lors, nous n’avons pas cru pouvoir garder le silence.

Nous le demandons, l’écrivain qui parle ainsi, est-ce bien celui qui, dans une Étude publiée en novembre 1926, sous le titre de « Le Procès de Béatification de saint Jean de la Croix et le Cantique spirituel », nous mettait en main, par la publication de Dépositions inédites tirées du Procès Apostolique — spécialement celle, de toute première importance, de la mère Marie de la Croix, — la preuve lumineuse et irréfutable du fait déjà pour nous hors de doute : Saint Jean de la Croix a remanié son Cantique spirituel, il a constitué ce remaniement en une rédaction nouvelle, qu’il a lui-même mise en circulation parmi ses enfants spirituels ?

Est-ce bien le même qui emploie aujourd’hui son talent

1 Dom Chevallier donne le nom de protocoles aux brèves formules qui relient les textes scripturaires à leurs traductions : à savoir, c’est-à-dire.

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et sa plume à recommander, à louer avec la dernière chaleur un travail qui, encore une fois, repose sur des bases erronées, ce qu’achève de démontrer la publication que lui-même a récemment mise au jour ?

Nous ne demandons qu’une chose aux abonnés des Études Carmélitaines, c’est de vouloir bien lire sans parti pris notre Introduction au Cantique spirituel, et de nous dire ensuite si Dom Chevallier et son panégyriste ne leur semblent pas brouiller à plaisir des problèmes qui ont leurs difficultés sans doute, mais qui deviennent fort clairs une fois réduits à leurs données véritables, s’ils ne soulèvent pas, pour ainsi parler, des nuages de poussière qui mettront leurs lecteurs, s’ils s’en tiennent à ce qui leur est présenté, hors d’état de rien discerner en des matières qu’il importe d’apprécier sainement.

Nous les prions aussi de lire à la fin de ce volume l’Appendice intitulé : Remarques sur les Notes historiques que Dom Chevallier a placées en tête de son édition du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix.

Et cet autre : Le manuscrit de Sanlúcar et notre Réplique au R. P. Louis de la Trinité.


Appendice I

FAC-SIMILÉ DE L’ÉCRITURE DE SAINT JEAN DE LA CROIX (Lettre qui se conserve chez les Carmélites de Madrid.)

[photo omise]

APPENDICE I Remarques sur les Notes historiques que Dom Chevallier a placées en tête de son édition du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix.

Nous avons dit à la suite de notre Introduction que ces Notes historiques étaient émaillées de méprises et d’erreurs. Comme on pourrait nous demander de préciser, nous allons le faire ici brièvement.

Les six erreurs les plus graves qu’on peut relever au cours des Notes historiques de Dom Chevallier sont les suivantes. Mais il y en a d’autres, et nous les noterons.

Premièrement. Il y est affirmé qu’Isabelle de l’ Incarnation prit en 1584 une copie du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix sur les cahiers autographes du Saint.

P. XLVI : « Sœur Isabelle, aujourd’hui prieure de Jaën, en a pris un double sur les cahiers autographes du Saint. » Même page, il est parlé encore des cahiers autographes.

P. L : Le Cantique apporté en Belgique par Anne de Jésus « n’était que la copie exécutée sur les originaux ».

Même page : « exécutée directement sur les originaux du Saint. » P. LIX : « La copie directement exécutée sur les originaux par Sœur Isabelle de l’Incarnation. »

Nous allons voir tout à l’heure d’où provient l’erreur.

Mais le fait que Dom Chevallier commet cette erreur (que la copie prise en 1584 par Isabelle de l’Incarnation l’a été sur les cahiers autographes du Cantique spirituel) a de graves conséquences. En effet, l’erreur une fois constatée, comme l’échafaudage des raisonnements du Révérend Père repose en grande partie sur elle, cet échafaudage va se trouver singulièrement ébranlé.

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Nous lisons à la p. LXXX des Notes historiques :

« Rien n’empêche à présent de construire le graphique où se lit le fait historique.

« La coutume a ses lois. Les descendants en ligne directe se placent verticalement les uns au-dessous des autres, les descendants en lignes collatérales se placent vis-à-vis l’un de l’autre, les documents en lignes croisées se placent et au-dessous et au milieu des textes dont ils relèvent. C indiquant les cahiers autographes du Cantique spirituel, s la copie exécutée à San José de Grenade par la novice Isabelle de l’Incarnation, la copie d’où dérivent les témoins eDu (p. L et Lxx-Lxxi), t la copie exécutée au couvent de Los Martires de Grenade par le novice Tomas, et d l’intermédiaire prochain entre M1 et M2, nous obtenons pour les quinze documents scrutés le tableau généalogique suivant. On y verra trois descendances en lignes croisées (celles des témoins N P J e n — j F K — o), deux descendances en lignes collatérales (celle des témoins eDu vis-à-vis de tous les autres, celle de M1 vis à vis de M2) une descendance en ligne directe (celle du témoin i). »

Et à la p. xciv : « L’accord de deux copies qui ne sont pas prises l’une sur l’autre nous fait nécessairement monter au-dessus de leur plan et nous mène au parent commun de qui ces documents indépendants tiennent leurs leçons communes ; or les sept témoins survivants des groupes L et A constituent, nous le savons bien (p. Lxxxiv), deux groupes indépendants qui n’auraient qu’un parent commun : les cahiers autographes directement copiés dans les deux couvents de Grenade, ici par Frère Tomas, là par Sœur Isabelle ; d’une manière générale nous pouvons donc penser tenir les mots mêmes de saint Jean de la Croix chaque fois que le même mot se lit dans un témoin du groupe Z et dans un témoin du groupe A. »

Malheureusement pour les habiles combinaisons de Dom Chevallier, il y a toutes sortes de raisons de croire que la copie d’Isabelle de l’Incarnation a été prise sur celle de Thomas de la Croix. Et alors, que devient l’argument tiré de « l’accord de deux copies qui ne sont pas prises l’une sur l’autre » ? que deviennent « les groupes indépendants qui n’auraient qu’un parent commun » ? Et pouvons-nous donc R penser tenir les mots mêmes de saint Jean de la Croix », grâce « aux cahiers autographes directement copiés dans les deux couvents de Grenade, ici par Frère Tomas, là par Sœur Isabelle » ?

Secondement. Les Notes historiques présentent une autre erreur grosse de conséquences, qui d’ailleurs est la source de la première. On y applique aux cahiers de la première rédaction ce que la Mère Marie de la Croix, dans sa Déposition au Procès apostolique, dit des cahiers que saint Jean de la Croix apporta lui-même au Carmel de Grenade pour que les religieuses en prissent copie. Marie de la Croix parle des cahiers de la seconde rédaction, non des cahiers de la première. N’étant entrée au couvent de Grenade qu’en août 1585, elle n’a pu être témoin de ce qui s’y passa en novembre 1584. C’est ce que nous avons fait voir dans notre Introduction.

Marie de la Croix insiste à plusieurs reprises sur le « Commentaire des 40 Strophes », ce qui confirme l’existence d’un second Commentaire, œuvre authentique de notre Saint. (On sait que le second Cantique présente 40 Strophes, tandis que le premier n’en avait que 39.) Dom Chevallier, que le chiffre de 40, allégué trois fois par cette religieuse, gêne considérablement, puisque ce chiffre vise manifestement un texte dont il a résolu d’établir le caractère apocryphe, s’efforce dans une interminable note d’infirmer sur ce point la valeur du témoignage de Marie de la Croix. Il qualifie ce que dit cette carmélite de la declaracion de las quarenta canciones, de « formule courante et imprécise », qui « n’a qu’une valeur de chiffre rond et répond au français cette (ou la) quarantaine de strophes. »

Chacun reconnaîtra que dans le cas présent ceci ne saurait s’admettre. En réalité, en citant Marie de la Croix, Dom Chevallier, bien à son corps défendant, nous donne une preuve palpable de l’authenticité du second Cantique.

Troisièmement. Dom Chevallier se laisse prendre à la déclaration du P. Jérôme de Saint-Joseph, qui nous dit que son Édition de 1630 a été « ajustée aux vénérables originaux ». Par deux fois au moins, Dom Chevallier nous fait part de sa naïve conviction. « Scrupuleusement revus », insiste-t-il la seconde

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fois. Nous avons fait voir qu’il n’en est rien. Le P. Jérôme a été si peu scrupuleux, qu’il a reproduit toutes les suppressions et interpolations de l’Édition de 1618 et en a même ajouté qui lui sont personnelles. Du reste, a-t-il jamais eu entre les mains les « vénérables originaux » ? Évidemment non.

Quatrièmement. Dom Chevallier (p. LII) qualifie d’assertion « toute neuve » la persuasion émise par le P. Gérard que saint Jean a écrit deux fois le Cantique spirituel. Cette opinion est si peu neuve, que le P. André de l’Incarnation la formulait, comme chose indubitable à ses yeux, au xviiisiècle. Il crut devoir en rédiger une déclaration motivée, qu’il plaça au manuscrit de Sanlúcar et qu’il termina par cette solennelle attestation, qu’on peut encore y voir : « Telle est ma manière de voir, et afin qu’elle demeure ferme en tout temps, je l’ai signée de ma main, en notre couvent de Saint-Herménégilde, à Madrid, le 3 juin 1757. — Fr. ANDRÉ DE L’INCARNATION. » Et quelques années plus tard, il affirmait la même chose dans les Memorias historiales, qui reposent manuscrites à la Bibliothèque nationale de Madrid.

Cinquièmement. Dom Chevallier nous dit (p. XLIV) que saint Jean de la Croix fut élevé au mariage spirituel pendant son emprisonnement à Tolède, c’est-à-dire en 1578. Il n’en apporte pas d’autre preuve ou induction, sinon que le Saint dans ses Strophes xxvii à xxx chante l’état du mariage spirituel. « La conclusion, déclare-t-il, paraît inévitable, le Saint reçoit dès sa prison le don par excellence : la faveur du mariage spirituel. » La conclusion n’est pas recevable. Lorsqu’il composa ces Strophes, Jean de la Croix évidemment avait déjà été élevé au mariage spirituel. Mais ne pouvait-il avoir reçu cette faveur avant son emprisonnement ? Qu’il en fût effectivement ainsi, nous en avons une preuve irréfutable, puisqu’elle émane du Saint lui-même. Nous avons donné cette preuve tout au long dans notre Introduction.

Sixièmement. Dom Chevallier (p. Lxxviii—Lxxlx) estime chose certaine et prouvée que les annotations et additions, bien plus, que la signature même de saint Jean de la Croix, qui se lisent au manuscrit de Sanlúcar, ne sont pas de lui. Il n’a pas craint,

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en 1931, de présenter l’attestation d’un de ses confrères, déclarant au public, du fond de sa cellule de Solesmes, que les lignes et la signature, vénérées à juste titre depuis des siècles au manuscrit de Sanlúcar, sont apocryphes et falsifiées.

Nous nous inscrivons en faux contre pareille allégation et, n’en déplaise à Dom Chevallier et au Révérend Père, son confrère anonyme, en donnant soigneusement les additions qui se voient au fameux manuscrit, nous dirons chaque fois : addition, ou annotation, de saint Jean de la Croix. Avant nous, le P. Silverio, au nom des Carmes déchaussés d’Espagne, a protesté de toutes ses forces contre les dénégations parties de l’abbaye de Solesmes, en s’écriant indigné : « Le plus beau joyau du docteur mystique, que tout le Carmel estimait et vénérait dans ces précieuses notes, ne serait que de la verroterie ! — venia á resultar una piedra falsa 1 ! » Longuement il nous a donné au Tome III des Oeuvres l’opinion motivée de plusieurs savants espagnols, faisant partie du corps des Archivistes et Bibliothécaires de l’État, lesquels, après minutieux examen, attestent l’authenticité des lignes et de la signature incriminées. Au Tome IV, il publie sur le même sujet une longue lettre de D. Mathias Martinez Burgos, du même corps savant, connu pour la publication savamment annotée, qu’il a faite du Cantique spirituel. M. Martínez Burgos, qui a lui aussi minutieusement étudié la question, développe la même conviction que les spécialistes déjà consultés, Il fait ressortir la singulière procédure du P. Chevallier, qui, pour lancer des dénégations aussi graves, s’appuie sur un Bénédictin dont il tait le nom, et il ajoute finement : « Le P. Chevallier, pour qui tout est matière à suspicion contre saint Jean de la Croix, appuie ces dires sur des anonymes ! » Parlant des Lettres du Saint, universellement tenues pour autographes, il demande : « Qui sait si un jour ne viendra pas où Dom Chevallier les rejettera, elles aussi ? » Et il termine en disant : « De ces minutieuses observations tout expert en graphisme inférera logiquement que les lettres et les notes (qui se trouvent au manuscrit de Sanlúcar) viennent d’une même main et que cette main est

1 T. IV de las Obras — Apend. Sobre la condición apócrifa del Segundo Cántico. Conclusión, p. 427.

celle cent fois bénie de notre insigne mystique castillan, saint Jean de la Croix. »

Le P. Louis de la Trinité, champion irréductible de tout ce qui sort de la plume de Dom Chevallier, n’est pas rassuré par le jugement des spécialistes espagnols. Il a soumis « à deux chartistes français, absolument étrangers au différend, des documents photo-typiques d’une qualité excellente. L’un et l’autre ont opiné pour le caractère authentique de la surcharge et des notes en cause ». Cependant il ne se rend point, parce que, dit-il, « il serait imprudent de baser une édition du Cantique spirituel sur des déclarations de ce genre, si doctes, si attentifs que soient les experts. La confrontation des graphismes ne peut, à elle seule, nous faire dépasser les limites du vraisemblable, elle ne peut, du moins dans la plupart des cas, fonder une certitude morale 1. »

Bien qu’à nos yeux, dans le cas dont il s’agit, la confrontation des graphismes ait beaucoup d’importance, nos lecteurs pourront juger si, dans notre réfutation de Dom Chevallier, nous avons pris cette confrontation comme base unique, ou même comme base principale.

Outre ces erreurs capitales que présentent ces Notes, il en est qui, sans avoir des conséquences aussi graves, valent cependant d’être rectifiées.

Premièrement. (P. xxii) Dom Chevallier nous parle des huit ans qu’Isabelle de l’ Incarnation demeura encore à Grenade après la persécution qui sévit contre saint Jean de la Croix en 1591. Or, Isabelle ne demeura pas plus de trois ans à Grenade depuis 1591. Elle quitta Grenade pour Séville en 1594.

Deuxièmement. (P. xx) Dom Chevallier nous dit : « Le 15 janvier 1582, saint Jean de la Croix est en route avec les sept Carmélites choisies par sainte Thérèse pour poser les fondements du nouveau monastère San José de Grenade. » Manifestement l’auteur des Notes historiques n’a lu ni le Récit de la Fondation de Grenade par Anne de Jésus, ni la terrible lettre que sainte Thérèse adressa le 30 mai 1582 à cette mère, une fois la fondation accomplie. Autrement il aurait vu que le Récit

1 Autour du Cantique spirituel. (Études Carmélitaines, oct. 1932.)

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des premières religieuses de Grenade, auquel il se réfère, demande à être rectifié. Sainte Thérèse n’avait pas donné une lettre patente où se trouvaient désignées les sœurs qui devaient aller à la fondation de Grenade. Elle avait simplement accordé deux sœurs d’Avila et indiqué d’en prendre une troisième à Tolède. De son côté, le P. Gratien, Provincial, avait ordonné à la mère Anne de Jésus de prendre les autres fondatrices à Beas, mais sans spécifier quelles elles seraient. Restait à la mère Anne d’aviser de son choix et lui-même et la Sainte. Thérèse dans sa lettre se plaint très vivement qu’Anne de Jésus ait manqué à ce devoir. Et, parlant des religieuses choisies, elle ajoute sévèrement : « Sans doute ce sont celles qui vous sont le plus attachées. »

En fait, Anne de Jésus avait pris à Beas : Béatrix de Saint-Michel, Eléonore-Baptiste et Lucie de Saint —, Joseph. Mais de plus, à l’insu de la Réformatrice, elle avait écrit à deux sœurs de Séville de venir la rejoindre à Grenade. Avec une postulante converse qu’elles avaient prise en chemin, les fondatrices se trouvaient au nombre de dix : nombre que sainte Thérèse déclare beaucoup trop élevé. En outre, elle se plaint avec la plus grande amertume qu’Anne de Jésus ait refusé l’entrée de Grenade à deux converses de Villeneuve de la Xara envoyées par le P. Gratien, lesquelles avaient été nommées par lui conventuelles du nouveau monastère et se trouvaient déjà aux portes de la ville. En conséquence, la Sainte ordonne que les sœurs venues de Beas et celles venues de Séville reprennent le chemin de leurs monastères ; de la sorte, Anne de Jésus devait rester seule avec les deux religieuses d’Avila et celle de Tolède. Cet ordre de sainte Thérèse ne fut pas exécuté. Nous voulons croire que la mère Anne obtint à ce sujet un contre-ordre du P. Gratien.

Il reste que, dans cette question, le Récit des premières religieuses demandait à être rectifié d’après les autres documents corrélatifs, et dans le cas dont il s’agit ces documents ne manquent pas, ils sont clairs et précis. Nous excusons facilement Dom Chevallier, qui est étranger au Carmel, de n’avoir pas étudié ces documents corrélatifs. Il n’en va pas de même pour le R. P. Louis de la Trinité, qui, écrivant sur des faits regardant

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son Ordre, devait prendre connaissance de tous les documents et rectifier soigneusement, au lieu de les louer, les erreurs échappées à la plume d’un écrivain bénédictin.

Troisièmement. (Pp. xiii et xiv.) Dom Chevallier tient pour tout à fait authentique la lettre où sainte Thérèse appellerait Anne de Jésus « sa fille et sa couronne », celle aussi où elle dirait de saint Jean de la Croix qu’elle n’a pas rencontré en Castille de pareil directeur, combien elle se sent seule sans lui et combien il lui manque, etc...

Plusieurs raisons donnent à penser que ces lettres sont apocryphes, au moins en grande partie. Exposer ici ces raisons nous entraînerait trop loin, mais nous les donnerons dans la nouvelle Édition française des Lettres de sainte Thérèse que nous préparons.

Quatrièmement. Dom Chevallier nous dit (P. xxi, note 2) que le P. Alphonse de la Mère de Dieu, Procureur au Procès apostolique, ne parle que des trente-neuf Strophes. C’est une erreur. Il parle par deux fois des quarante Strophes dans la Vie qu’il nous a laissée de notre Saint. S’il parle également des trente-neuf Strophes, c’est qu’il connaissait aussi la 1re Rédaction. Et par le fait, dans les Procès relatifs à la Béatification, beaucoup de témoins mentionnent les deux rédactions. Du reste, lorsque le P. Alphonse énumère les traités du saint auteur, il le fait ainsi : Cuarenta Canciones, Subida del Monte Carmelo, Noche obscura, Llama de amor viva.

Cinquièmement. Joignons aux erreurs qui se rencontrent aux Notes historiques le contre sens, plein de conséquences, qui se lit quelques pages plus loin, vers la fin du Prologue de saint Jean de la Croix. Le Saint avait dit, parlant des citations scripturaires : las pondré en la sentencia de su latin y luego las declararé, etc. Dom Chevallier a traduit dans ses premiers articles : « Je les donnerai dans la teneur du texte latin, puis je les commenterai. » Les Espagnols ont été très indulgents pour ce contresens, disant qu’il était excusable chez un étranger. Cependant André de l’Incarnation avait prémuni à l’encontre, en faisant suivre les paroles de saint Jean de la Croix au Prologue de cette remarque : « Esto da á entender que solo las pondria una

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vez y esto en romance. Ce qui revient à dire qu’il ne donnera les citations scripturaires qu’une seule fois, et cela en langue vulgaire. »

Sur l’observation qui lui vint d’Espagne, le Révérend Père se rétracta, ce dont les Espagnols lui surent bon gré. Le P. Silverio qualifia courtoisement la rétraction de nobleza que cumple á un critico sincero — « de noblesse digne d’un critique sincère ». (T. III, p. 461.) Ce qui ne s’explique pas, c’est que, pour finir, dans son Édition du Cantique spirituel (Desclée, Paris, 1930), Dom Chevallier revient à son contresens et s’y fixe définitivement.

Après avoir noté les erreurs qui frappent au premier coup d’œil, relevons les Suppositions érigées en certitude.

La première est manifestement erronée. Page xxx, nous lisons : « La mère Anne de Jésus remit un jour à sa souveraine (l’Infante Isabelle) le texte du Cantique spirituel. » Et même page, l’Infante « fais publier à Bruxelles le Cantique spirituel, reçu en relique des mains mêmes d’Anne de Jésus ». Nous avons montré dans notre Introduction comment Anne de Jésus tint dans l’obscurité depuis son arrivée en Flandre (1607) jusqu’à sa mort (1621), c’est-à-dire pendant quatorze ans, le manuscrit du Cantique spirituel qu’elle avait apporté d’Espagne, comment la mère Béatrix de la Conception, qui lui succéda dans la charge de prieure au couvent de Bruxelles, fit de même pendant six ans. Ce ne fut qu’au début du troisième priorat de la mère Béatrix, c’est-à-dire six ans après la mort d’Anne de Jésus, que le manuscrit — on ne sait par quel concours de circonstances — vint aux mains de l’Infante.

Autres suppositions gratuites, qui peut-être ne sont pas erronées, mais qu’il eût fallu donner comme des conjectures, non comme des certitudes.

1° p. xxi : « Anne de Jésus, après bien des requêtes, obtient enfin du Saint une exégèse suivie de chaque vers du poème… » Rien n’indique qu’Anne de Jésus ait dû insister beaucoup pour obtenir que saint Jean de la Croix mît par écrit un commentaire de ses Strophes.

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2° p. xiii : « Marie de Jésus (de Sandoval) est en proie aux ténèbres, aux tentations et aux surnaturelles souffrances. Pleine de compassion pour sa fille, Anne de Jésus écrit à sainte Thérèse et dit l’impossibilité de trouver à Beas un directeur qui comprenne ses épreuves. » Que ce fût pour Marie de Jésus en particulier qu’Anne de Jésus désirât remédier à la pénurie de directeurs où l’on se trouvait à Beas, c’est possible, mais nous n’en savons absolument rien.

Ces erreurs, ces méprises, ces suppositions ou positivement erronées ou trop légèrement avancées, une fois dûment constatées, il nous reste à parler du point, capital à ses yeux, que Dom Chevallier met en avant pour livrer bataille au second Cantique spirituel et pour le laisser, croit-il, étendu mort sur la place.

D’après le Révérend Père, la première et la seconde rédaction du Cantique présentent des différences qu’il juge « irrecevables ». « Si les deux Cantiques, nous dit-il, développent des thèmes contradictoires, il est inévitable que le plus jeune soit apocryphe. » (Page LVIII.)

Faisons remarquer d’abord que, d’après la teneur même de son Prologue, saint Jean de la Croix accorde à quiconque lira son ouvrage --- et par conséquent se réserve à lui-même --- la liberté d’interpréter autrement qu’il ne l’a fait en 1584 les Strophes sur lesquelles repose son Cantique spirituel. Dom Chevallier, qui ne peut le nier, restreint à l’extrême cette liberté : « Le Prologue mis en tête de toutes les rédactions du Cantique spirituel, nous dit-il, ne concède à l’auteur qu’un rôle sévère, mais infiniment noble : celui de témoin d’un ouvrage divin ou d’une mesure de droit divin. Par suite, la marge des variations possibles accordée à l’auteur est extrêmement réduite ; et plus, la marge demeure étroite, plus vite on reconnaît l’excès. » (Page Lv.)

Les thèmes étant d’après lui contradictoires, il conclut froidement : « Le problème de la pluralité du Cantique est, pensons-nous, tranché. Dieu n’est pas oui et non ; saint Jean de la Croix donnant à son écrit la garantie divine, ne pouvait plus dévier

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du premier thème donné, saint Jean de la Croix n’a commenté que dans un sens le poème du Cantique. » (P. xciv.)

Voici donc, d’après le verdict de Dom Chevallier, notre saint docteur chargé de menottes. S’il juge opportun, pour la mise au point de sa spiritualité mystique, de nuancer le commentaire de ses Strophes, il devra faire passer ces nuances au crible du critique bénédictin, qui ne sera pas disposé à leur accorder son laissez-passer.

Cependant Dom Chevallier nous avoue franchement les embarras auxquels il se heurta dans la voie des perquisitions où il s’était engagé, avec le dessein bien arrêté de prouver le caractère apocryphe du second Cantique.

Après avoir interrogé les manuscrits, il déclare : « Les manuscrits n’ont rien pu décider ; aux éditions de comparaître… Ici, la nuit se fait plus noire… Après les manuscrits, les éditions, les protecteurs, soit éditeurs, soit promoteurs, compliquent le problème à plaisir. » II passe à l’édition du P. Gérard : « Ici, notre embarras redouble. »

Finalement le Révérend Père croit avoir trouvé une solution. Il annonce que « le problème, qui allait jusque-là s’embrouillant et se compliquant, sera des plus simples à trancher. »

Double est le problème. À son avis, c’est : 1° la qualité des nouveautés admises, qui décidera de la pluralité des textes ; 2° l’accord des plus anciennes copies indépendantes aujourd’hui accessibles, qui présentera la forme actuellement la mieux garantie du texte original.

Et Dom Chevallier ajoute, sûr de lui : « L’application de ces principes au cas du Cantique spirituel est aisée à l’extrême. » Notons bien les bases sur lesquelles repose tout le raisonnement du distingué Bénédictin, et voyons ensuite si le problème est des plus simples à trancher, aisé à l’extrême. Il en sera ainsi, nous voulons bien le croire, si les bases sur lesquelles le Révérend Père s’appuie avec tant de complaisance sont reconnues fermes et solides. Mais si elles ne résistent pas au moindre choc, si lorsqu’on les touche du doigt elles s’effritent avec la dernière facilité, que deviendra le massif échafaudage bâti sur elle ? Il est clair qu’il s’écroulera lamentablement.

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Commençons par la seconde base, parce qu’il suffira d’y poser la main pour la voir tomber à terre. La première demandera que nous nous y arrêtions un moment.

La seconde base, donc, est l’accord des plus anciennes copies indépendantes aujourd’hui accessibles. Ces copies dont nous parle Dom Chevallier sont celle du Frère Thomas et celle d’Isabelle de l’ Incarnation, prises l’une et l’autre à Grenade, en 1584. Le Révérend Père les dit prises toutes deux sur des cahiers autographes du Saint. Ceci est exact de la copie du Fr. Thomas, mais inexact de celle de la Sœur Isabelle. L’erreur vient d’une méprise de Dom Chevallier, qui applique aux cahiers de la première rédaction ce que Marie de la Croix dit des cahiers de la seconde. Nous avons montré dans notre Introduction que cette religieuse, entrée au Carmel de Grenade en août 1585, n’a pu voir en novembre 1584 saint Jean de la Croix apporter à ce monastère des cahiers autographes à transcrire.

De la copie d’Isabelle il existe plusieurs transcriptions manuscrites. Que dire de la copie du Fr. Thomas ? Elle disparut dès 1586 et ne fut jamais revue. Nous avons avancé dans notre Introduction qu’Anne de Jésus l’emporta à Madrid et l’offrit à l’Impératrice Marie. Donnons ici le texte même dont il s’agit :

« Je suis témoin que Sa Majesté l’Impératrice (que Dieu ait en sa gloire !) portait une grande dévotion au P. Jean de la Croix, qu’elle l’honorait et l’estimait comme un saint, qu’elle lisait les ouvrages et les cahiers écrits par ce saint (cuadernos que hizo este santo), lesquels traitent de la plus haute oraison ou contemplation et de l’amour divin. Sa Majesté, dis-je, lisait ces cahiers avec beaucoup de goût et de dévotion, et assurait qu’elle n’avait jamais en sa vie rien lu ni entendu d’aussi élevé et d’aussi dévot. » (Lettre de la mère Marie de l’Incarnation, dans le monde Da Yolande de Salazar, dame d’atours de l’Impératrice Marie, sœur de Philippe II et veuve de l’empereur Maximilien d’Autriche.) Cette lettre est du 30 octobre 1614. (Cf. P. Silverio, t. IV, p. 362.)

Remarquons-le, Marie de l’Incarnation entra au Carmel de Madrid dès sa fondation, c’est-à-dire en 1586. C’est donc cette année-là qu’elle voyait l’impératrice lire les cahiers du P. Jean de la Croix. En 1586, aucun des ouvrages de notre Saint n’avait encore été publié. Ces cuadernos traitant de l’amour divin et de ce qu’il y a de plus élevé dans la contemplation ne pouvaient être que le Cantique spirituel. Des deux transcriptions qu’Anne de Jésus avait alors entre les mains, elle emporta l’une — celle de la sœur Isabelle — en France, puis en Flandre. Quelle pouvait être celle dont elle se dessaisit en faveur de l’Impératrice et que par le fait on ne revit plus, sinon celle du Fr. Thomas ?

Cette transcription étant depuis lors demeurée invisible, comment Dom Chevallier en parle-t-il comme s’il l’avait vue, ou avait entre les mains des manuscrits qui en seraient issus ? Et quand cela serait, comment nous parle-t-il d’accord entre la copie de Fr. Thomas et celle d’Isabelle ? Que deux copies prises l’une sur l’autre — et tout semble indiquer que c’est le cas ici — soient d’accord, nous le croyons facilement. Mais cela ne prouve absolument rien. Que Dom Chevallier cesse donc de nous parler de « l’accord des plus anciennes copies INDÉPENDANTES AUJOURD’HUI ACCESSIBLES ».

On le voit, la seconde base de sa construction est à terre. Revenons à la première, c’est-à-dire à la qualité des nouveautés admises.

Nous avons vu que le grand adversaire du second Cantique met en avant des thèses soi-disant contradictoires et par là même irrecevables. Écoutons-le. Nous devrons nécessairement abréger. Le premier Cantique nous disait que, dès ici-bas, pour l’âme transformée en Dieu, il y a égalité d’amour entre Dieu et elle. Or voici le grand crime des tenants du second Cantique : « Tous les témoins du groupe B refusent ouvertement d’admettre que la pleine égalité d’amour entre Dieu et l’Épouse (au sens précis des groupes a et A) puisse être accordée sur la terre. » (Page Lxxxl.)

« Jusqu’à la dernière ligne du plus ancien Cantique, l’âme est comme rassasiée de ce qu’elle reçoit dès cette terre (page Lxxxxl). Le rédacteur du Cantique B dit tout le contraire… Les dernières Strophes regardent l’état béatifique, unique désir de l’âme en cet état de perfection… La Strophe xxxvie et la suivante disent la prière de l’âme implorant du Bien-Aimé la

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nourriture béatifique de la vision intuitive de la Divinité. » (Page lxxxvi.)

Dom Chevallier insiste : « Comme l’âme, nous dit le rédacteur de 13, comprend que le degré de transformation accessible en cette vie, encore qu’il fasse aimer sans bornes, ne parvient pas à faire aimer aussi pleinement que Dieu nous aime, elle veut le face à face de la transformation de gloire, car là elle parviendra à égaler ledit amour. » (P. Lxxxvii.)

« Pareille dénégation devait nécessairement conduire à une transposition », puis à un « accueil forcé ». (P. LXXXVIII et C.)

« Ainsi », conclut le Révérend Père, « le jeune Cantique, au terme, revient au premier pas du premier, parce qu’il regarde comme impossible sur terre ce que son devancier déclarait constaté. » (P. Lxxxvii.)

Nous nous sommes laissé dire que la préparation de sa campagne contre le second Cantique spirituel avait coûté à Dom Chevallier dix ans de labeurs, et nous le croyons facilement, quand nous l’entendons nous déclarer que les quinze témoins manuscrits choisis par lui comme les plus dignes de foi ne lui avaient pas présenté moins de quatre-vingt mille différences. Le patient Bénédictin se serait épargné bien des fatigues si, avant de s’attaquer au Cantique spirituel, il avait étudié un autre ouvrage de saint Jean de la Croix, la Vive Flamme d’amour. Il aurait vu que notre Saint — c’est chose prouvée et nous l’établirons dans notre Introduction à cet ouvrage — retoucha et remania à la fin de sa vie ce chef-d’œuvre de son génie et de ses expériences mystiques.

Dès lors, n’est-il pas très croyable et très vraisemblable qu’il retoucha et remania son Cantique spirituel, alors surtout que tant de preuves d’ordre historique nous l’assurent ? Mais il y a plus. Beaucoup des retouches et additions que présente la seconde Vive Flamme d’amour coïncident avec les retouches et additions qui différencient le second Cantique du premier.

A M. Baruzi qui s’en étonnait, le P. Silverio répondit très pertinemment : Il n’y a pas lieu de s’étonner que les additions relatives au désir de l’union permanente de la gloire, que présente le second texte de la Vive Flamme, concordent avec les

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additions du second Cantique. Il est tout simple que Jean de la Croix, si esclave de la logique, si conséquent avec lui-même, ayant au second Cantique appuyé davantage qu’il ne l’avait fait au premier sur le désir de la vie éternelle, qui doit rendre inamissible la possession du Bien-Aimé, ait modifié la Vive Flamme dans le même sens 1.

Nous croyons que, pour tout esprit non prévenu, il y a dans ce fait un grave motif d’envisager avec une complète sérénité ce qui nous est dit, par tant de témoins dignes de notre confiance, de l’existence d’un second Cantique spirituel, œuvre authentique de saint Jean de la Croix.

Nous pensons avoir le droit de dire que la première base, la base principale, sur laquelle Dom Chevallier avait construit l’édifice de ses combinaisons, s’est, elle aussi, définitivement effondrée.

Dès lors, que reste-t-il à celui qui a, tant de fois, irrévérencieusement désigné sous le nom de rédacteur de B saint Jean de la Croix lui-même, sinon d’intenter procès au docteur mystique en personne ?

Nous ne pensons pas qu’il le fasse.

1 Introduccion à la Llama de amor viva. (xiv-xix.)




Appendice II

FRONTISPICE DU MANUSCRIT DE SANLUCAR.

INSCRIPTION DE LA MAIN DE SAINT JEAN DE LA CROIX.

SA SIGNATURE.

[photo omise]

APPENDICE II. Le manuscrit de Sanlúcar. Et notre réplique au R. P. Louis de la Trinité.

Le manuscrit de Sanlúcar.

Ce manuscrit, la plus intéressante des transcriptions des Traités de saint Jean de la Croix, se conserve avec vénération chez les Carmélites Déchaussées de Sanlúcar de Barrameda (Cadix). Ses pages, en effet, portent des notes marginales et interlinéaires de l’écriture du saint docteur ; au frontispice se lit une inscription, également de sa main, et finalement sa signature.

Le manuscrit contient le Cantique spirituel et les principales Poésies du Saint, de la même écriture que le Cantique. Il est formé de 108 feuilles utiles, sans pagination. Viennent ensuite 4 feuilles blanches, en comptant la première qui, lors de la reliure, a été collée à l’intérieur de la couverture. À la 5e, on voit représenté l’écusson de la Réforme du Carmel. Au revers, le P. Jean du Saint-Sacrement, Carme Déchaussé de la province d’Andalousie, qui vivait en la première moitié du xviisiècle et passait pour très versé dans l’organisation des archives, a écrit de sa main : Du couvent des Carmélites Déchaussées de la ville de Sanlúcar de Barrameda. À la feuille suivante se trouve le frontispice, ainsi conçu : Declaracion/ De las canciones que tratan de el exercicio de/ amor entre el alma y el esposo Christo / en la cual se tocan y declaran aigu/ nos puntos / y effectos de ora — /cion : a peticion de la/ madre Anna / De Je — / sus, priora de las descalzas en Sant/ Joseph, De Granada. À — / ño de 1584/ Años.

Suit un dessin assez peu artistique. Et dans la partie inférieure on lit, écrit à la main : Este libro es el borrador de q va se saco en limpio. — Fr. Ju' de la +

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Ensuite vient le Traité. Il occupe 207 feuilles, d’une belle écriture, nette et bien tracée.

La fondation du monastère de Barrameda remonte à l’année 1644. Les Carmélites qui y font leur séjour ignorent de quelle façon le manuscrit échut à leur communauté ; elles ne savent pas davantage où il se trouvait avant de venir à elles. Le Père Silverio estime que c’est une des transcriptions qui se firent sous la surveillance du Saint et qui étaient destinées à quelque pieuse personne ou à quelque communauté de Carmélites déchaussées. Comme nous l’avons dit dans notre Introduction au Cantique, nous croyons au contraire que celle-ci fut constituée dans des conditions spéciales et pour l’usage personnel du Saint. Elle était destinée à lui mettre sous les yeux les textes scripturaires dont il voulait se servir dans le remaniement qu’il projetait. Ce qui montre à quel point ce manuscrit était intimement lié au remaniement de son œuvre, c’est qu’il y fit de sa main des corrections et des additions, et de plus des remarques qui étaient comme des jets nouveaux de sa pensée, qu’il entendait développer. Et par le fait ces « thèmes de pensée », comme on les a très justement appelés, se retrouvent presque tous dans le second Cantique.

À quelle date remonte l’élégante reliure que porte aujourd’hui le manuscrit ? Le P. Silverio regarde comme vraisemblable qu’elle fut exécutée à l’occasion de la Béatification, qui eut lieu en 1674. Elle est de velours blanc, avec de fines broderies de soie de diverses couleurs ; des cordonnets d’argent dessinent l’écusson, de l’Ordre, qui occupe les deux faces du volume, et forment d’autres dessins. La dorure des tranches remonte à la même époque.

« Mais », comme le dit très bien le P. Silverio, « l’importance capitale de la transcription et ce qui lui donne la préséance sur toutes les copies des écrits de notre Saint, c’est que le grand Docteur de l’Église y a mis bien des fois la main, soit pour corriger quelque faute du copiste, soit pour faire une addition au texte, soit pour indiquer brièvement des pensées à développer plus tard.

« De la provenance des notes et des corrections du manuscrit

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de Sanlúcar », continue le P. Silverio, « le P. André de l’Incarnation, ce critique émérite du XVIIIe siècle, a fait une étude attentive et réfléchie, à l’époque où les Supérieurs de la Réforme le chargèrent de préparer une nouvelle édition des Oeuvres de saint Jean de la Croix. Comme fruit de cette diligente étude de graphologie, nous avons un document, tout entier de sa main, qui a été placé au codex de Sanlúcar. Le voici intégralement :

« J. M. J. Par commission à moi confiée par notre vénérable Définitoire général, pour la recherche et l’examen des ouvrages de nos glorieux Parents sainte Thérèse de Jésus et saint Jean de la Croix : je certifie avoir vu le manuscrit de l’Explication des Strophes de notre saint Père, qui m’a été remis par notre Révérend Père Fr. Ferdinand de Saint-Ange, alors Provincial de la Basse-Andalousie, lequel l’avait reçu de nos mères Carmélites déchaussées de Barrameda. Et ayant confronté la note qui se trouve au bas de la première page du Titre, comme aussi les additions qui sont en divers endroits en marge et entre lignes, avec un écrit original du même saint docteur qui se vénère chez nos mères de Sainte-Anne en cette capitale portant à la fin la signature de sa sainte main, laquelle signature est à n’en pas douter identique à d’autres du même Saint qui se voient au Registre de notre Définitoire, je trouve que le tout est de sa même main : note, additions et lettre appartenant aux mères de Sainte-Arme. Je les juge telles et, s’il en est besoin, je suis prêt à signer cette attestation sous la foi du serment.

« J’atteste également avoir présenté ces écrits à des hommes compétents de cette capitale qui, après les avoir examinés en ma présence avec la plus grande attention, après avoir considéré chaque lettre en particulier et prêté attention en général au caractère de leur formation, après avoir longuement pesé les autres circonstances, furent unanimement du même avis. Et afin qu’il conste de ceci en tout temps, je le signe de ma main et de mon nom, en ce couvent de Saint-Herménégilde de Madrid, le 3 juin 1757. — Fr. ANDRÉ DE L’INCARNATION. »

Et il ajoute immédiatement : « Afin que l’inscription qui se trouve en tête de ce livre ne puisse donner lieu à quelque con-

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fusion, j’avertis que notre saint docteur écrivit deux fois l’Explication de ses Strophes. La première rédaction correspond au texte de ce livre avant que le Saint y fit des additions. La seconde correspond au texte qui a servi pour l’impression exécutée à Séville, en 1703. Ceci posé, j’ai été amené à conjecturer que le saint docteur, s’étant décidé à retravailler son œuvre, a noté dans le présent exemplaire de son premier texte ce qui lui venait à l’esprit de nouveau touchant les divers sens et la meilleure explication de ses mystérieuses Strophes ; la plupart du temps, ce n’étaient pas tant des additions, que des rappels d’idées neuves, qui s’offraient à lui. Tout cela lui servit pour nous donner ensuite son excellent écrit dans une perfection achevée. Pour ce motif, il appela le présent exemplaire en la forme qu’il a aujourd’hui : Brouillon dont le texte mis au net a été tiré.

« Telle est ma manière de voir, et afin qu’elle demeure ferme en tout temps, je l’ai signée de ma main, en notre couvent de Saint-Herménégilde à Madrid, le 3 juin 1757. --- Fr. ANDRÉ DE L’INCARNATION. »

« Le jugement d’un expert de ce mérite, » poursuit le P. Silverio, “jugement fortifié par l’accord unanime des hommes compétents qui, à sa demande, firent à Madrid la même confrontation, est celui-là même que formulent tous ceux qui, sans parti pris, ont fait un travail analogue. Les caractéristiques de l’écriture du Saint, connues par les Lettres et Avis que nous avons encore de sa main, sont identiques à celles que présentent les notes dont il s’agit. Le d, l’1, l’o, le q, l’r, l’s, le p et d’autres lettres encore, qui accusent de façon plus signalée le genre spécial de son écriture, sont fidèlement reproduites au manuscrit de Barrameda, de même que l’union des lettres pour former les mots et l’union de ceux-ci pour former les phrases. Il est aisé aujourd’hui de formuler ce jugement comparatif en voyant la reproduction photographique des autographes du Saint, récemment publiée 1.

1 Autôgrafos del Mistico Doctor san Juan de la Cruz, Tolède, 1913. — L’œuvre de M. Baruzi : Aphorismes de saint Jean de la Croix (Bordeaux, 1924), et d’autres, qui ont reproduit par la photographie des originaux du Saint. — Pour les notes du manuscrit de Barrameda, on peut voir l’édition phototypique que nous avons publiée à Burgos en 1928. (Note du P. Silverio.)

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Une étude faite dans ces conditions”, dit encore le Père Silverio, donnera au lecteur plus de lumière que tout ce que nous pourrions dire ici touchant l’identité des notes en question et des autres autographes du saint docteur. Cependant je crois à propos de faire une observation qui me semble dériver des paroles du P. André, citées plus haut. Il dit que tous les savants consultés prononcèrent le jugement mentionné « après avoir prêté attention en général au caractère de la formation des lettres et avoir longuement pesé les autres circonstances ». Il ne faut pas oublier que les notes de Barrameda sont marginales et interlinéaires, qu’en conséquence le Saint disposait ordinairement d’un espace très réduit et qu’il devait s’y limiter. Par suite, l’écriture de ces notes, tout en étant de la même main, n’est pas tracée avec la même liberté et la même aisance que dans les Lettres par exemple, où la plume du Saint, disposant de plus d’espace, se mouvait avec plus de désinvolture et traçait des traits plus vifs, plus développés. Dans les notes il est toujours réservé sur ce point. Et il ne pouvait en être autrement. Malgré tout, on le comprend bien, ses caractères ne sont pas ceux d’une époque de grande allure. Mais l’une et l’autre écriture procèdent bien de la même plume et nous pouvons dire avec le P. André qu’attendu « le caractère général de la formation des lettres » et « les autres circonstances », ces notes accusent la main du docteur du Carmel, comme l’accusent aussi les Lettres qui se conservent de lui. Un faussaire ou un imitateur de son écriture aurait peut-être copié fidèlement le Saint jusque dans certains traits de plume que présentent les Lettres et qui manquent dans les notes. Dans les Avis d’Andujar, je remarque, même en ces petits détails, plus de ressemblance avec le manuscrit de Barrameda qu’avec les Lettres. De toute façon, la présence de la plume « sanjuaniste » dans les notes du manuscrit de Barrameda nous paraît fort claire. En cela nous nous trouvons pleinement conforme au P. André et aux savants qui, en sa présence, firent la confrontation ci-dessus mentionnée.

“On arrive à une conclusion identique en comparant l’emploi orthographique et plusieurs détails philologiques des notes du manuscrit avec d’autres écrits du docteur mystique. Les

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hommes compétents que nous avons consultés sont du même avis. En dernier ressort le lecteur jugera lui-même, puisqu’il a, s’il le veut, entre les mains, les éléments voulus pour se former un jugement personnel sur la matière.

‘Jusqu’ici — c’est toujours le P. Silverio qui parle -- je ne vois personne qui ait nié la provenance « sanjuaniste » dans les notes dont il s’agit. M. Baruzi semble avoir été le premier à élever un doute relativement à la suscription qui se trouve à la marge inférieure du frontispice et qui porte : Ce livre est le brouillon d’où le texte mis au net a été tiré. — Fr. Jean de la +.

‘Il y a aux Memorias historiales, C. n° 46, ces lignes du P. André : “Il se trouve chez nos religieuses de Barrameda un petit volume in-8°, dont la superficie des tranches est dorée. C’est l’Explication des Strophes de notre saint Père. On voit au commencement, après le Titre, cette remarque : Ce livre est le brouillon d’où le texte mis au net a été tiré. — Fr. Jean de la +. Ces religieuses disent qu’il y a entre lignes, au commencement de quelques paragraphes et en marge, beaucoup de choses ajoutées, dont l’écriture et celle d’une signature sont — du Saint. Elles ne font pas mention de la première note, et c’est un point qu’il faut éclaircir, comme aussi d’où et comment elles ont eu ce livre.”

‘Le fait que la lettre ne mentionnait pas la provenance “sanjuaniste” de ladite suscription du frontispice’, dit encore le P. Silverio, ‘signifie pour M. Baruzi qu’à cette époque on en faisait mystère. Pour nous, tout le mystère se réduit à l’oubli, de la part des religieuses, d’écrire cette particularité au P. André, chose aisée puisque dans cette lettre elles ne détaillaient pas ce qui regarde le manuscrit. Les religieuses d’alors, comme celles d’aujourd’hui, étaient persuadées que la suscription et les autres notes venaient du Saint. Telle a toujours été la tradition de la communauté et le P. André la regardait comme telle lorsque plus tard il examina le manuscrit. Pour lui, il n’y a aucun doute que l’inscription, tant de fois signalée, a été apposée par le Saint après l’achèvement de la transcription mise au net, pour laquelle celle de Barrameda avait servi de brouillon. C’est ce qu’indiquent d’ailleurs tous et chacun des mots d’irréprochable facture « sanjuaniste » et son habituelle signature terminée par la +.’

Nous avons indiqué dans notre Introduction au Cantique spirituel le doute élevé par M. Baruzi sur l’authenticité de la signature, comment cet écrivain en trouve l’écriture trop appliquée, trop lente, comment il est mal impressionné par la boucle supérieure du J de Jn, comment par ailleurs il confesse loyalement que les signatures de saint Jean de la Croix venues jusqu’à nous ne sont pas toutes entièrement identiques et que par suite il est difficile de conclure.

Nous avons dit également la réponse du P. Silverio. L’Éditeur des OEuvres du Saint montre que « l’objection est minutieuse et qu’il faut plus que des yeux de lynx pour faire de l’innocente courbe que se permit l’auteur du Cantique — comme s’il n’avait pas en ceci toute liberté ! — la base d’un vaste plan à l’encontre de l’authenticité d’une signature ». Nous renvoyons nos lecteurs aux excellentes raisons données par le Révérend Père pour démontrer qu’il n’y a nul motif de révoquer en doute l’authenticité, soit de la signature, soit des notes et additions 1. Nous les avons reproduites tout au long.

Au même Tome II des Œuvres du Saint, en Appendice, le P. Silverio répond longuement aux dissertations du Bénédictin français, Dom Philippe Chevallier, visant à ruiner l’authenticité du second Cantique spirituel. Il fait remarquer très justement que quiconque condamne le second Cantique, condamne le codex de Sanlúcar, puisqu’il faut nécessairement convenir que ce codex est le borrador, et le second Cantique, le texte tiré au net. Dom Chevallier l’a bien compris. Aussi, pour détruire l’autorité du codex de Sanlúcar, il s’en prend hardiment au terme de borrador, disant que « ce qui est indéfini est inutile et que le terme de borrador est indéfini ». Il accuse le P. Gérard de s’être adroitement servi de ce terme de borrador pour lancer dans le public l’existence de deux états successifs du Cantique.

« Un siècle et demi avant que l’édition de Tolède vît le jour », répond le P. Silverio, « le P. André avait écrit de justes et sages

1 Introd. al Càntico espirituel, T. III de las Obras (1930), p. xvii-cxiii.

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paroles sur le sens à donner à ce terme aujourd’hui si discuté. Partant de l’inscription et des notes apposées par le saint docteur au manuscrit de Sanlúcar, il montre que le Saint a très justement donné au manuscrit enrichi de ses additions le nom de borrador (brouillon), puisque c’est lui qu’il a eu devant les yeux, qui lui a remémoré les nouvelles pensées à développer, et que finalement il a transcrit en l’augmentant, lorsqu’il a retravaillé la célèbre Explication. Dans le nouveau texte, il ajoute souvent, parfois il supprime ou tout au moins réduit, d’autres fois il écrit d’une manière différente ce qu’il avait tout d’abord écrit.

Quelques lignes plus haut, le P. André avait dit : « Dans la note du Saint ci-dessus mentionnée — l’inscription du frontispice — et par la solution de continuité qu’on remarque dans la plupart de ses additions, on voit que le saint Père ayant écrit une première fois cet excellent ouvrage, il s’offrit à son esprit de nouveaux sens relatifs à ces vers mystérieux, sens si précieux selon lui, qu’il se décida, pour les introduire dans son Explication, à récrire à nouveau l’ouvrage. Dans cette vue, il apposa sur cette transcription quelques remarques, quelques rappels de ce qui se présentait à lui en relisant son écrit. Ces rappels sont si concis, que souvent ce n’est qu’un texte de l’Écriture, sans aucun enchaînement avec la teneur du premier écrit ; d’autres fois, ce sont quelques mots très brefs, ne pouvant servir qu’au Saint lui-même, qui possédait le sujet ; il semble qu’il ne les ait marqués là que pour lui rappeler la pensée qui venait de s’offrir à lui. De ces mots quelques-uns lui servirent, d’autres ne lui servirent pas, car on n’en voit nulle trace dans la seconde rédaction. »

« Fort bien dit ! » s’écrie le P. Silverio. ‘On ne peut, à mon avis, rien écrire de plus exact, ni qui donne mieux le sens de l’inscription et des apostilles apposées par le Saint. Il est aisé de reconnaître ici le talent critique du P. André et l’attentive étude qu’il avait faite du docteur mystique. Si, comme il l’est effectivement, le sens est obvie, ou à tout le moins nullement difficile et sibyllin, pour qui étudie la phrase sans prévention, pourquoi le retoucher et le dénaturer au point de mettre en scène cette armée de marionnettes ou de pantins littéraires, que Dom Chevallier appelle protocoles et qui, dans le cas présent, ne mènent à rien, ne signifient rien ? Faut-il donc recourir à de telles violences d’exégèse pour sauver la thèse de l’unicité du Cantique spirituel, ou, ce qui revient au même, le caractère apocryphe du second ? Le Saint ignorait-il, par hasard, le sens du mot borrador ? L’ignoraient-ils de même, tous les dictionnaires de la langue espagnole, publiés jusqu’à nos jours ?

« Raisonnablement parlant, on ne peut dire de ce terme, dans le cas présent, qu’il “est indéfini et que ce qui est indéfini est inutile”. Le mot borrador est très défini en tant qu’il signifie que le manuscrit de Barrameda servit à tirer une copie au net, c’est-à-dire comprenant les additions et les notes marginales ou interlinéaires apposées par le Saint isolément et sans enchaînement, placées ensuite en leur lieu et dans la forme qu’il lui a plu. Il ne s’agit pas simplement de la transcription littérale ou même du développement des apostilles “sanjuanistes”. Quelques-unes ne font qu’introduire une pensée — l’espace marginal ne permettait pas davantage, — elles demandent à grands cris un développement et un complément. Ne serait-il pas insensé de supposer que le Saint, en écrivant ces notes, a écrit pour écrire, puisque isolées elles ne signifient rien ? 11 les apposa comme le fait très souvent un écrivain qui relit son œuvre et désire la développer en quelques-unes de ses parties. Nous avons un exemple récent d’un cas analogue dans les notes que Menendez y Pelayo nous a laissées dans l’un des exemplaires de ses Heterodoxos : beaucoup ne peuvent servir, parce qu’elles ne font qu’indiquer une idée que le grand paléographe avait l’intention d’expliquer et qu’il n’expliqua pas 1.

‘Si peu que saint Jean de la Croix eût voulu s’étendre, il ne le pouvait au manuscrit de Sanlúcar. Les notes apposées par lui ne sont qu’une indication, un guide, un rappel, en vue d’un développement doctrinal ultérieur.

‘En cela rien de violent, c’est chose la plus naturelle. Or, c’est précisément ce que le Saint a réalisé. Qu’il ait développé

1 Nous avons introduit en texte, à cause de leur importance, ces dernières lignes relatives à Menendez y Pelayo, que le P. Silverio avait mises en note.

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aussitôt un certain nombre de notes, qu’il en ait laissé d’autres telles qu’elles étaient, ou bien encore qu’il en ait supprimé, rien de surprenant. L’auteur a fait ce qui lui parut alors le meilleur et nous n’avons pas de comptes à exiger de lui. Que la plupart des notes de l’écriture du Saint présentées par le manuscrit de Sanlúcar aient passé à la seconde rédaction du Cantique, soit littéralement, soit avec des gloses, c’est un fait indéniable. Ce fait est par conséquent une des preuves les plus solides de la vérité du sens que nous donnons au terme de borrador, terme bien concret et bien défini en tant qu’il signifie, répétons-le, la transcription mise au net du manuscrit de Barrameda à un autre ; concret et défini aussi en tant que le Saint fit usage de ses notes indicatrices, selon ce que nous voyons réalisé à leur sujet au second Cantique. Donc le manuscrit de Sanlúcar retient très justement sa qualité de borrador et aucun autre ne la perdrait en cas analogue.’

Le P. Silverio ajoute que ce qui pourrait rester plus indéfini, plus incertain, c’est si le manuscrit de Jaën est proprement l’exemplaire mis au net du codex de Sanlúcar, selon la teneur de la note du Saint, bien que, fait-il remarquer, ce manuscrit de Jaën jouisse en ce point de grandes probabilités.

Nous le croyons ; pour ceux qui auront lu sans parti pris nos pages intitulées Introduction au Cantique spirituel, il apparaît non seulement probable, mais de toute évidence : 1° que le manuscrit de Jaén est la copie exécutée, sur la demande de Jean de la Croix, à Caravaca, par la sœur de la Mère de Dieu (de Saojossa), copie qu’il réclamait à la mère Anne de Saint-Albert dans sa lettre du mois de juin 1586 ; 2° que cette copie avait été prise sur un autographe de lui, lequel n’était autre que le texte préparé par lui-même, avec le concours des jeunes Carmélites de Grenade, d’après les notes et les indications qui se voient encore de sa main au manuscrit de Sanlúcar.

Le P. Silverio continue :

« Par bonheur, le P. Salvador de la Croix, comme s’il eût deviné ce que dans la suite des temps on en viendrait à dire et à écrire touchant le manuscrit de Jaén, nous a laissé un intéressant témoignage concernant son origine, témoignage qu’il

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est impossible de récuser d’une manière globale, bien qu’il s’y rencontre çà et là quelque détail moins exact. D’après ce témoignage, qui figure aujourd’hui sur des feuilles collées au manuscrit même, la mère Anne de Jésus, étant prieure de Grenade, le donna à la mère Isabelle de l’Incarnation, religieuse du même couvent et dans la suite prieure de Jaén ; la mère Isabelle, à son tour, le laissa à Claire de la Croix, carmélite déchaussée du couvent de Jaën, d’où le manuscrit n’est jamais sorti et où il se conserve encore avec le plus grand soin. »

Le P. Silverio, qui donnera en entier à la fin de son Tome III la longue note du P. Salvador, en cite ici une partie, notamment ces lignes : « Ainsi nul ne pourra douter raisonnablement de cette vérité sans encourir la note de téméraire, puisqu’elle est accréditée par l’autorité de trois témoins singulièrement qualifiés comme véridiques par leur haute vertu et leur sainteté. »

« Les lignes ici transcrites », reprend le P. Silverio, « sont d’une importance extraordinaire dans la question qui s’agite relativement à l’authenticité du groupe B et de celle, non moins intéressante, de savoir si le manuscrit de Jaën est celui auquel le Saint fait allusion dans la fameuse note de Sanlúcar. 11 n’y a aucun motif de révoquer en doute l’exactitude et la véracité des paroles du P. Salvador, qui, à cause de leur exactitude même, n’a pas hésité à les placer en tête du manuscrit de Jaén, lorsqu’il eût été si facile aux religieuses de les rectifier. L’opportunité du temps n’a pas elle-même fait défaut à la note du P. Salvador, car un peu plus tard la chose n’eût pu se faire avec la même garantie d’exactitude. En effet, la note est du 3 février 1670 et la mère Claire descendit dans la tombe le 7 novembre de l’année suivante, ainsi qu’il conste du Registre des Défuntes de la communauté de Jaën. »

Et le P. Silverio nous fait toucher du doigt comment l’histoire du manuscrit de Jaën ne saurait être plus claire ni contenir plus de garanties de crédibilité. Elle n’embrasse que deux générations et ne se transmet que par trois personnes seulement, lesquelles sont consommées en vertu et en discrétion. Le fait par ailleurs est très simple : la remise d’un manuscrit par saint

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Jean de la Croix à la vénérable Anne de Jésus, de celle-ci à la mère Isabelle, de la mère Isabelle à la mère Claire. Comment douter de la vérité de la remise ? Y a-t-il pu y avoir défaillance de la mémoire en chose si simple, intéressant en si haut point les personnes en question ?

Nous en laissons, nous dit-il, le jugement aux gens sages. Par ailleurs, les détails historiques qui se trouvent aux lignes transcrites correspondent entièrement à la réalité des faits. La mère Anne de Jésus (de Lobera) fut prieure des Carmélites déchaussées de Grenade depuis la fondation de la communauté (1582) jusqu’à l’été de 1586, époque où elle partit pour la fondation de Madrid, accompagnée de quelques religieuses. Isabelle de l’Incarnation, selon le Registre primitif des Professions de Grenade, fit profession le 14 juin 1584. De Grenade elle passa à la fondation de Baëza, où elle fut plusieurs fois prieure, ainsi qu’on peut le voir aux Registres de cette communauté, et finalement, l’année 1615, elle vint comme fondatrice à Jaën, où elle remplit plusieurs offices, y compris celui de prieure. D’après le Registre des Défuntes de ce couvent, la mère Isabelle mourut le 5 juin 1654, ayant soixante et onze ans d’âge et cinquante et un de vie religieuse. Par le Registre des Professions et Élections de Jaën, nous apprenons que la mère Claire de la Croix fit sa profession le 15 février 1620. Le 25 mars 1658, elle fut élue prieure, et elle mourut le 6 novembre 1671, comme il a été dit.

« La provenance de ces informations ne saurait être plus sûre. Elles sont prises des sources mêmes. Je ne vois aucun motif de penser qu’il y ait pu avoir un intérêt quelconque à les altérer en leur jaillissement primitif. Il n’y a pas jusqu’à la circonstance rapportée par le P. Salvador que la mère Anne remit à la mère Isabelle le manuscrit du Cantique « en cahiers détachés » qui ne se trouve solennellement confirmée sous la foi du serment au Procès de Béatification du Saint. On y lit en effet à la question 35e : « Je sais que le saint Père Fr. Jean de la Croix a composé les ouvrages dont parle la question. J’ai eu quelques-uns de ses cahiers originaux à Grenade et je sais qu’ils sont de lui. »

N’oublions pas qu’Anne de Jésus et, après elle, Isabelle de l’Incarnation, prenaient la transcription de Caravaca — autrement dit le manuscrit de Jaën — pour un autographe, à cause de la ressemblance que Françoise de Saojossa avait su donner à sa propre écriture avec celle de l’autographe du Saint qu’elle transcrivait. Par ailleurs, remarquons-le en passant, Isabelle donna dans sa Déposition une nouvelle preuve de sa circonspection, en ce qui regarde son cher manuscrit. Elle dit qu’elle “en a eu quelques-uns des cahiers originaux à Grenade ». Elle évite de dire qu’elle les a encore entre les mains à Jaén. Ainsi, elle parlait selon la vérité et voilait ce qu’elle ne jugeait pas opportun de découvrir.

Le P. Silverio nous parle alors des plus authentiques et très anciens manuscrits de la seconde rédaction du Cantique qu’il lui a été donné d’étudier, et qui offrent la très importante particularité d’avoir été des présents faits par Jean de la Croix lui-même. Ce sont :

Deux manuscrits qui reposent à Ségovie, dont l’un appartenait à Isabelle de Jésus, novice très aimée du Saint et plus tard prieure du monastère de cette ville, et l’autre, selon toute vraisemblance, appartenait à Da Anne de Peñalosa, sa très spéciale dirigée. Un troisième, qui se conserve à Burgos, semble avoir appartenu à Anne-Marie Gutierrez, sa fille spirituelle au couvent de l’Incarnation.

Il poursuit en disant : ‘Ces codex forment un bloc si formidable en faveur de la provenance « sanjuaniste » de la seconde rédaction du Cantique, qu’il n’a pu jusqu’ici être renversé et que tous les efforts ont été impuissants à l’ébranler tant soit peu.’

Il étudie ensuite avec une patience que rien ne lasse les interminables — disons le mot, les insoutenables — dissertations de Dom Chevallier, à l’encontre de l’authenticité du second Cantique. Et il y répond avec une longanimité qui lui fait honneur. Ceux de nos lecteurs qui voudront parcourir ces pages à la fin de son Tome III partageront, nous n’en doutons pas, et sa manière de voir et l’admiration que nous inspire, redisons-le, tant de patience et de longanimité.

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Il tire ensuite ces conclusions :

‘1° La dénomination de premier et de second Cantique nous paraît bonne. Elle s’accorde fort bien avec les manuscrits qui se conservent de ce traité, et par conséquent point n’est besoin de classer ceux-ci en six groupes correspondant à six états du Cantique spirituel.

« 2° jusqu’ici il n’a point été apporté de preuves, ni intrinsèques ni extrinsèques, qui obligent à révoquer en doute la provenance « sanjuaniste » du Cantique de Jaén et de son groupe, lequel nous continuons à penser avoir été préparé par saint Jean de la Croix.

‘Par conséquent, les deux états du Cantique spirituel doivent êtres regardés comme l’ouvre véritable de l’illustre Docteur de l’Église.

‘3° Le Strophe X 1, introduite dans la seconde rédaction du l’antique, est un chaînon de plus, de facture « sanjuaniste », de la chaîne de Strophes qui forme le traité.

‘4° Le changement de plan de quelques Strophes de A respectivement à B vient, selon nous, de ce que le-Saint a voulu préciser davantage, dans la seconde rédaction, les effets des fian-oilles et du mariage spirituel.

‘5° Les désirs de posséder Dieu éternellement (état béatifique), que la seconde rédaction attribue aux parfaits, répondent à des apostilles déterminées, apposées par le Saint aux dernières Strophes de A, en vue d’un futur développement qu’il réalisa dans le Cantique B.

Il termine par ceci :

« Je ne sais si le studieux Bénédictin a écrit d’autres articles encore sur le thème en question, mais à moins qu’il n’amène des eaux par d’autres canaux, il n’y a nul danger, ce semble, de voir minée la forteresse sur laquelle repose la provenance sanjuaniste » du Cantique B.

« Nous écrivions ceci aux premiers mois de 1929. Nous allions faire mettre la feuille sous presse lorsqu’un ami nous apporta deux numéros de la Vie spirituelle, correspondant aux mois de janvier et de février de l’année courante et dans lesquels le P. Chevallier insiste sur son thème en deux travaux successifs. Comme il n’a pas encore achevé, il y aura lieu de lui répondre dans une autre occasion. »

Ainsi prend fin le Tome III de las Obras de San Juan de la Cruz, paru en 1930.

Deux opinions présentées par Dom Chevallier.

Dom Chevallier a fait paraître dans la Vie spirituelle (supplément janvier 1930) deux opinions (l’une est d’un de ses confrères de l’abbaye de Solesmes) relativement à ce qu’il appelle « les surcharges du manuscrit de Sanlúcar », surcharges qui ne sont rien de moins que des notes de la main de saint Jean de la Croix et sa très précieuse signature. Ces opinions, naturellement, vont à confirmer la sienne.

Comme les correspondants de Dom Chevallier d’une part sont anonymes, et de l’autre ne produisent point de titre pouvant leur donner droit à notre confiance, nous ne croyons pas devoir reproduire ici tout au long leur manière de voir. D’ailleurs elle a été réfutée en détail par des experts espagnols d’une autorité incontestable, qui ont eu la complaisance de l’examiner et d’y répondre.

Cette réfutation se trouve au T. IV du P. Silverio (Apéndices). Nous la reproduirons plus loin, afin que Dom Chevallier n’ait point sujet de se plaindre que l’opinion de ses correspondants ait été par nous négligée et passée sous silence.

Conclusions tirées par le P. Silverio.

Nous avons vu comment se terminait le Tom III du P. Silverio, paru en 1930.

En 1931 son Tome IV voyait le jour. On trouvait à la fin, comme Appendice, des pages intitulées : Sobre la condición apócrifa del Segundo Cantico. Conclusion.

Cette fois, le dernier Éditeur des Oeuvres de saint Jean de la Croix semblait avoir perdu quelque chose non certes de sa patience et de sa longanimité, mais de l’héroïque attitude qui lui faisait renfermer entièrement dans son cœur le déplaisir,

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disons mieux, la filiale douleur, que ne pouvait manquer de lui causer une guerre implacable et, pour tout dire, déraisonnable, déclarée au second Cantique de son bienheureux Père. Il débute ainsi :

‘Nous chercherons à être bref, car il nous répugne à l’extrême d’écrire sur un tel sujet. En note de page 316 du Tome III de cette Édition, nous disions : « Nous allions faire mettre cette feuille sous presse lorsqu’un ami nous apporta deux numéros de la Vie spirituelle correspondant aux mois de janvier et de février de l’année courante, dans lesquels le P. Chevallier insiste sur son thème en deux travaux successifs. Comme il n’a pas encore achevé, il y aura lieu de lui répondre dans une autre occasion. »

‘La lecture de ces numéros me causa une telle peine, que je n’en fis même pas connaître le sujet principal afin de ne pas affliger le Carmel espagnol, qui ignorait encore le nouveau et triste service que ce Père lui rendait en lançant dans le public la révocation en doute que les notes du célèbre codex de Barrameda fussent du Saint. Ainsi le plus beau joyau du docteur mystique, que tout le Carmel estimait et vénérait dans ces notes, n’était plus que de la verroterie !

‘Un aimable correspondant anonyme du P. Chevallier en Espagne en parlait dans ce sens, et l’écrivain français n’hésitait pas à y donner son assentiment, comme aussi à publier ce que lui transmettait ce correspondant. Ce dernier avait confronté les notes avec la Lettre autographe du Saint qui se vénère chez les Carmélites déchaussées de Sainte-Anne, à Madrid, et il avait trouvé que l’écriture de cette Lettre est plus allongée, plus mouvementée, qu’elle offre des traits de plume plus longs et plus fins au-dessus et au-dessous de la ligne écrite ; que l’écriture des notes est plus serrée, plus dense et moins liée, avec d’autres remarques de même calibre. L’opinion du correspondant venait fort à propos pour les perquisitions que fait depuis des années le P. Chevallier au sujet du texte du Cantique spirituel. Bien qu’en des écrits émané de lui-même, ce correspondant eût regardé les notes en question comme étant du Saint, il accepta l’opinion nouvelle sans lui opposer la moindre diffi -

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culté. De la sorte, une tradition séculaire de la Réforme carmélitaine tombait à terre en un clin d’œil, par le seul bon plaisir du correspondant anonyme susmentionné.

« Pour nous, les différences notées par le correspondant nous confirmèrent dans la provenance unique de l’écriture, parce que saint Jean de la Croix en écrivant ne procédait pas autrement que nous procédons nous-mêmes, et en écrivant dans des espaces marginaux et interlinéaires il ne pouvait avoir une écriture aussi espacée que dans ses Lettres sur les grandes feuilles dont il usait toujours. Qu’il suffise de dire, en prenant pour exemple la Lettre de Madrid mentionnée plus haut que ses lignes mesurent, à un millimètre près, 70 millimètres et contiennent en moyenne 40 lettres, tandis que dans les notes des lignes de 85 millimètres comptent jusqu’à 45 et 50 lettres. Quant aux lignes et interlignes, tandis que dans une note marginale de 124 millimètres de long il écrit 36 lettres, dans la Lettre de Madrid ce même espace n’en compte que 13. Ceci explique pourquoi dans les notes l’écriture est plus serrée, pourquoi on n’y trouve pas des traits aussi librement jetés que dans les Lettres : il ne fallait pas endommager les lignes de la copie et les rendre illisibles par des superpositions de mots. Du premier coup d’œil, on s’aperçoit que le Saint s’est préoccupé que son écriture, bien que menue, fût lisible et n’envahit pas l’espace occupé par la copie sur laquelle il écrivait. Je crois que tous nous eussions procédé comme il l’a fait. Chacune des différences notées par le correspondant du P. Chevallier s’explique d’une manière satisfaisante, si l’on tient compte de ces observations. »

Jugement porté par les érudits espagnols.

« J’étais prêt à étudier une à une ces différences », continue le P. Silverio, ‘mais j’ai préféré prendre une autre voie. Ce que je pense des notes du manuscrit de Sanlúcar, je l’ai exposé au Tome III, en parlant de ce codex. Je n’ai aucun motif de changer quoi que ce soit à ce que j’ai dit. Cependant, tout en me trouvant d’accord avec le P. André de l’incarnation et tous ceux qui jusqu’ici ont parlé du manuscrit de Sanlúcar,

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je ne me crois pas une autorité, outre que je me trouve être partie dans ce procès suscité à la dernière heure. J’ai donc recouru aux savants membres de l’honorable corps des Archives, Bibliothèques et Musées de l’État, les priant de me manifester en toute impartialité leur manière de voir, lorsqu’ils auraient étudié la question attentivement et en prenant les moyens opportuns. Le résumé de leurs appréciations se trouve dans ces lignes, que je transcris à la lettre de la feuille que je garde par-devers moi.

« Pour l’écriture qui figure dans les gloses (du codex de Barrameda), l’identité avec l’écriture du Saint est évidente, bien qu’à première vue les proportions plus réduites, dues à la préoccupation d’utiliser l’espace interlinéaire, ou les marges laissées libres par le texte, puissent donner l’idée d’une dissemblance. »

‘Ainsi s’exprime D. Pedro Longás, résumant l’avis des trois personnages consultés, actuellement occupés dans la Section des Manuscrits, à la Bibliothèque nationale.

« Le savant écrivain, D. Mathias Martinez Burgos, membre du même corps savant, ayant été interrogé sur le même cas, a daigné me répondre par la lettre suivante, dont je le remercie de tout cœur.

«  Burgos, 2 mars 1931. — Révérend Père Silverio de Sainte-Thérèse. — Mon cher Père, je ne sais si nous devons prendre tant à cœur les interminables suspicions du P. Chevallier, O. S. B., au sujet du Cantique spirituel de notre cher saint Jean de la Croix, d’autant plus aimé qu’il reçoit plus de coups de verges. Quelques-unes de ces verges se brisent d’elles-mêmes, parce que faibles à l’excès ; d’autres qui, prises en un juste milieu, pourraient mériter attention, perdent toute leur force, parce que le Révérend Père les tire à outrance pour leur faire atteindre à tout prix le but fixé d’avance.

‘Je m’attache spécialement dans cette lettre au caractère autographe de la suscription et des notes marginales du manuscrit de Sanlúcar. La première chose qui me frappe, c’est le fait de lancer des doutes aussi graves que ceux du P. Chevallier en s’appuyant sur un Bénédictin anonyme, si bon connaisseur en manuscrits et en écritures qu’il affirme l’être, sur cet œil

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expert, auquel il rend un hommage de gratitude et d’admiration. Pourquoi ces gens masqués ne montrent-ils pas leur visage ? Pourquoi ne prennent-ils pas la responsabilité de leurs affirmations, de leurs doutes, de leurs suggestions ? Le P. Chevallier, pour qui tout est matière à suspicion contre saint Jean de la Croix, croit-il se fortifier en s’appuyant sur un anonyme ?

‘De plus, on s’étonne qu’un esprit habitué à philosopher, comme on peut supposer qu’est celui du P. Chevallier, ne se soit pas aperçu que, même en acceptant comme certaines les différences signalées par le Bénédictin anonyme — nous voulons dire les différences entre l’écriture des Lettres autographes et celle des notes marginales ou interlinéaires — la conclusion qu’il en tire est hors de toute logique, bien qu’elle se présente à la moderne, c’est-à-dire en costume de fausse modestie ? Le Bénédictin a raison de nous dire que l’écriture des Lettres tenues pour autographes (un jour ne viendra-t-il pas où il les rejettera elles aussi ?) est plus inclinée, plus liée, plus mouvementée, qu’elle a des traits plus longs qui vont jusqu’à passer par—dessus et par-dessous la ligne, les jambages plus fins et plus déliés dans les extrémités inférieures du p et du q, les pleins et les déliés bien distincts, et que dans les notes du Cantique on remarque le contraire.. Mais le P. Chevallier ou le plus habile graphiste se hasarderait-il à déduire de semblables différences, explicables de plusieurs façons, que l’une et l’autre écriture proviennent de deux mains différentes ? L’écriture est le résultat mobile d’une multitude de causes et de circonstances, les unes durables, les autres mobiles aussi et changeantes. C’est que si la psychologie d’une personne et sa première éducation scolaire, développée par un continuel exercice, donnent à l’écriture de chacun un aspect permanent, qui la fait reconnaître en toute circonstance, cet aspect permanent est vague, inconcret, adaptable, toujours caché comme la substance des choses — sous des accidents vagues et changeants. En ce que cet aspect a de permanent, la proportion de l’écriture ne peut entrer en ligne de compte, et bien que le mouvement et la différence entre les pleins et les déliés doivent être comptés pour quelque chose, plus encore la liaison et I'inclination — pourvu

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qu’on ne les mesure pas au microscope, — la vraie permanence est donnée par le tracé général qui n’est que la forme de chaque lettre depuis le point de départ jusqu’à la fin, avec la direction habituelle de l’uni à l’autre.

À la lumière de cette instruction, on voit que le P. Chevallier a tiré le substantiel de l’accessoire, ce qui revient à dire que chez lui la conclusion a été plus loin que les prémisses. En dispute scolastique, nous devrions concéder l’antécédent, mais nier le conséquent et la conséquence. Pour s’assurer de ces vérités, il suffit que chacun raisonne sur sa propre écriture. Il est clair qu’il la trouvera de proportion variée, de liaison diverse, d’aisance inégale, d’inclinaison disparate, et que, malgré cela, elle aura par ses tracts, un air de famille qui ne laissera pas de doute sur une filiation commune. Arguer de ces différences contre l’identité d’une écriture, c’est déraisonnable.

‘Que dire en définitive et en concret des Lettres de saint Jean de la Croix et de ses notes au Cantique spirituel ? Je commence par demander au P. Chevallier : Est-ce que la note du frontispice qui nous dit : Ceci est le brouillon dont la mise au net a été tirée n’est pas non plus autographe ? S’il répond qu’elle ne l’est pas, bien qu’elle soit signée, il n’y a qu’à lui dire : Alors pourquoi les Lettres sont-elles autographes ? Signature et tradition d’un côté, signature et tradition de l’autre. À raison égale, égale assurance, n’est-ce pas ? Et si cela est vrai, le Père Chevallier ne pourra faire autrement que de reconnaître la note du frontispice pour autographe. Mais en cette note, plus encore qu’en celles qui sont éparses dans le texte, ses fameuses observations de proportion, de liaison, d’inclinaison, de mouvement, etc., peuvent trouver place, parce que l’écriture est très soignée, surtout dans la signature. Et si par rapport à. elle ces observations n’ont pas de valeur, parce que la propre signature du Saint les réduits à néant, comment ont-elles de la valeur par rapport aux autres notes qui, confrontées avec celle-là, apparaissent si conformes, qu’aucun expert n’osera les séparer, sauf cet œil expert et si habile observateur, qu’il a conquis le Père Chevallier et a été jusqu’à lui faire voir, à travers des photocopies une encre différente dans la signature et dans les notes ? Cepen -

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dant comme le P. Chevallier, toujours guidé par l’œil expert, refuse à saint Jean de la Croix la paternité de la note et même celle de la signature, parce qu’il n’a pas su mesurer justement l’espace dans lequel il allait écrire, qu’il n’a pas distribué esthétiquement et au goût de l’œil expert la signature et la note dans cet espace, nous allons confronter toutes les notes avec les Lettres acceptées comme autographes par le P. Chevallier et chercher leur filiation commune ou distincte.

« Sur ce terrain, un habile graphiste ferait les observations suivantes,

« Le tracé général est identique dans les Notes et dans les Lettres, et, la proportion mise à part, les Lettres de la correspondance offrent même plus de différences entre elles, et même d’une Lettre à une autre, que leurs homonymes des notes. Exemples : l’a, l’e, l’o, l’u, l’s, entre autres.

Le p et le q, dont le P. Chevallier fait une mention particulière, ont de manière identique, dans les Lettres comme dans les Notes, le trait courbe. Il est vrai que dans les Lettres le trait vertical se termine toujours dans le bas de façon anguleuse tandis qu’il n’en est pas toujours ainsi dans les Notes, et que lorsqu’on l’y rencontre, il est moins long et moins lancé que dans les Lettres. Mais ce qui donne une raisonnable explication d’une si légère différence, c’est que dans les marges ou entre les lignes du manuscrit l’écrivain ne pouvait, faute d’espace, laisser courir sa plume aussi librement et aussi spontanément que dans les Lettres. Le P. Chevallier a dû corriger souvent des placards d’impression. Son écriture a-t-elle été là aussi spontanée, aussi légère, aussi liée, pouvait-elle avoir la même inclinaison que sur le papier libre ? (Que le Père me permette de lui recommander tout spécialement cette réflexion, qui donne une grande lumière.)

‘3° 11 y a un trait caractéristique des autographes de saint Jean de la Croix. C’est l’union de l’r avec la lettre suivante, au moyen d’une ligne qu’il tire diagonalement vers le bas depuis la dernière extrémité de l’r et qui devient le trait initial de la lettre suivante. L’r ne s’enchaîne pas toujours à la lettre qui le suit, et lorsqu’il liai arrive d’être isolée, elle a quelquefois

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à son extrémité un trait anguleux vers Ja droite, semblable à celui du p et du q, et d’autres fois elle n’a rien. Eh bien ! la même chose se remarque dans les Notes du Cantique : Lorsque l’r s’unit à la lettre suivante, c’est par une ligne identique à celle que l’on voit dans les, autographes ; et lorsqu’elle reste isolée, parfois elle offre un trait anguleux, parfois elle en est dépourvue. 11 n’y a pas d’autre différence que celle de la grandeur des lettres.

“4° Un autre caractère de l’écriture de saint Jean de la Croix, digne d’attention bien qu’il ne soit pas uniquement sien, loin de là, c’est l’union du t avec d’autres lettres, non par le trait inférieur, mais par la traverse du milieu, laquelle, chez saint Jean de la Croix --- et ceci est plus personnel — va quelquefois de bas en haut depuis le I jusqu’à l’autre lettre en montant de façon légèrement oblique, et d’autres fois est presque horizontale, sans jamais prendre la direction pleinement horizontale ; moins encore va-t-elle de haut en bas, comme on l’observe en, d’autres écritures contemporaines. Or, ces caractères sont entièrement communs aux Lettres autographes et aux Notes discutées.

« 5° Dans les syllabes inverses as, as, is, os, us,. non seulement l’enchaînement, mais le tracé de l’s final, avec un œil soit fermé, soit ouvert, dans la partie supérieure, repassant sur l’enchaînement ou le croisant, et avec un trait courbe disparaissant spontanément dans la partie inférieure, accusent une même main dans les Notes du Cantique et dans les Lettres autographes.

‘6° Le plus ou moins d’inclinaison de l’1 et du d et l’existence d’un tracé, suivi ou coupé, rejoignant la lettre antérieure et, s’il s’agit du d, rejoignant le trait courbe initial de la même lettre, sont des caractéristiques inconstantes tant dans les Lettres que dans les corrections du Cantique : elles ne, peuvent donc pas servir d’argument. Moins encore l’inclinaison, qui, chez un écrivain, dépend en si haut point de la liberté du tracé, comme de l’espace disponible pour l’écriture.

‘De ces ponctuelles observations un habile graphiste devra logiquement inférer que les Lettres et les Notes viennent d’une même main et que cette main, cent fois bénie, est celle de notre insigne mystique castillan, saint Jean de la Croix.

‘Je ne sais, mon cher Père Silverio, si j’ai rempli à votre satisfaction la mission que vous m’aviez confiée. Pour moi, technicien dans la reconnaissance des écritures anciennes et modernes, ma petitesse mise à part, la négation du P. Chevallier ne présente pas de fondement appréciable il y a là inquiétude de caractère, non inquisition sérieuse, méritant d’être étudiée. Au reste, je ne crois pas qu’elle rencontre des adeptes.

‘Que tout, contradiction et défense, tourne à la plus grande gloire de Dieu, moyennant celle de saint Jean de la Croix ! Votre affectionné serviteur, — MATHIAS MARTINEZ BURGOS.”

Qui aurait pensé qu’après des arguments aussi probants, si consciencieusement et si lumineusement exposés, on pût encore élever le moindre doute sur le caractère autographe des notes, de la suscription liminaire et de la signature du docteur mystique au manuscrit de Sanlúcar ? Ceux-là seuls s’en étonneront qui ignorent la force des idées préconçues, l’empire du parti pris.

Conclusions tirées par le P. Silverio.

Après avoir donné in extenso — ce dont nous le remercions — la lettre de D. Mathias Martinez Burgos, le P. Silverio reprend :

‘Depuis que, il y a bien des années déjà, j’ai vu et examiné le codex de Sanlúcar, jamais je n’ai douté de la provenance de ses notes. Ma persuasion est si ferme, que si l’on venait à en douter, ainsi que de la signature du Saint qui se trouve au frontispice, je ne vois pas, comme le dit fort bien M. Martinez Burgos, pourquoi nous devrions croire à la légitimité des Lettres regardées comme des autographes du Saint. Tous ces documents ont droit au même traitement.

« Maintenant donc une opinion qui repose sur de si solides fondements, je suppose que le P. Chevallier ne sera pas surpris que, pour l’impression de la première Rédaction du Cantique, je me sois servi d’un manuscrit qui a la valeur d’un autographe, et que je le préfère à toutes les dissections qui ont, été faites et pourront se faire encore touchant le véritable texte du Traité en sa première rédaction. C’est chose curieuse, en vérité, que

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ce qui a lieu relativement à cette première rédaction. On abandonne et on dédaigne un texte de très certaine provenance “sanjuaniste”, pour s’enfoncer dans une inextricable forêt de conjectures de critique textuelle, entreprise très malaisée, pour ne pas dire impossible, qui tout au plus pourrait s’accepter, comme un moindre mal, s’il n’existait pas de manuscrit autorisé de la première rédaction. Mais dans le cas présent, il en existe un, et qui plus est, enrichi de notes du Saint, qui supposent la lecture et la correction dudit manuscrit. Que nous faut-il de plus pour l’adopter sans hésitation aucune ?

“Nous sommes las d’apparatus critiques, qui d’ailleurs n’impressionnent plus comme aux temps passés. Les subtilités ne peuvent ni ne doivent supplanter la raison. La question du Cantique spirituel est trop claire pour que nous nous laissions entraîner en des régions inconnues par des imbroglios de soi-disant critique.”

Et il ajoute : ‘La situation d’un Éditeur vis-à-vis du Cantique spirituel en sa double rédaction ne présente pas d’obscurité. Le Saint a écrit le Cantique. Personne ne l’a nié. Le Saint a retouché le Cantique. Ici les avis se partagent. Mais le codex de Barrameda existe, portant nombre de modifications de la main du docteur mystique. Donc, la retouche existe. De plus, la marge inférieure du même manuscrit on lit un avertissement, également de l’écriture du Saint : Ce livre est le brouillon duquel la copie au net a été tirée. — Fr. Jean de la Croix. Ou ces mots ne disent rien ou ils signifient aussi clairement que possible que le Saint a tiré ou fait tirer au net, avec les modifications qu’il introduit et l’ampleur qu’il a jugé bon, une copie de ce manuscrit. Il existe donc une copie au net des retouches de saint Jean de la Croix, puisque lui-même l’affirme.

“Ainsi nous avons du Cantique un manuscrit lu et retouché par le Saint, et une affirmation formelle qu’il a servi de brouillon pour l’exemplaire tiré au net. Il y a jusqu’à neuf exemplaires qui reproduisent ces notes ; de l’un d’eux, qui est le manuscrit de Jaën, on sait d’une manière certaine qu’il a été remis par le Saint à la vénérable Anne de Jésus, que celle-ci l’a remis à la mère Isabelle de l’Incarnation, qui se trouvait avec elle à Grenade, et que la mère Isabelle, peu avant de mourir, à Jacn, où elle était prieure, le remit à la mère Claire de la Croix, religieuse de cette communauté. La mère Claire, avant de passer à une meilleure vie, rendit témoignage de ces remises au Père Salvador de la Croix, Carme déchaussé, lequel, providentiellement, comme s’il eût prévu ce qui arriverait plus tard, dressa, le 3 février 1670, acte de tout cela…’

Et après avoir cité l’attestation du P. Salvador, le P. Silverio conclut :

‘Nous y ajoutons foi, car de la vertu des religieuses dont il s’agit il nous reste des références si indéniables, qu’il est impossible de les croire capables de tromper, et dans la simple affirmation de la remise d’un manuscrit si important à leurs yeux, il ne peut y avoir place pour une erreur. Ou l’on ment, ou l’on dit la vérité.

“II semble donc non seulement logique, mais obligatoire pour un Éditeur’, poursuit le P. Silverio, “de mettre la main, pour la publication de la seconde Rédaction, retouchée par le Saint, sur un exemplaire que le Saint a eu en son pouvoir et qu’il remit lui-même à sa fille spirituelle, la mère Anne, laquelle l’affirma aussitôt.”

Il demande ensuite comment, durant deux siècles et plus, les hommes éminents qui ont approuvé, publié, admiré le second Cantique ne se sont jamais aperçus des oppositions et contradictions entre les deux Cantiques dont le P. Chevallier nous rebat les oreilles.

Puisque des hommes d’un savoir reconnu’, dit-il encore, ‘n’ont éprouvé aucun scrupule doctrinal à recevoir et adopter pour leurs lumineuses études cette seconde Rédaction, nous n’en aurons pas non plus à la reproduire une fois de plus dans une Édition des Oeuvres du Saint. La compagnie de mes Frères en religion m’est fort agréable, d’autant plus que je ne vois aucune raison de critique textuelle, externe ou interne, pour me séparer d’eux. Ainsi le travail d’un Éditeur relativement au Cantique est, selon moi, clair et bien défini : peur la première Rédaction, ajuster l’Édition au codex de Sanlúcar, ; pour la seconde, à celui de Jaën. Les autres transcriptions doivent

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servir d’auxiliaires en cas d’erreur évidente de copie, ou d’une omission qui pourrait se rencontrer.

Ceux qui n’admettent pas cette manière d’envisager la question et qui inclinent vers des combinaisons plus ou moins compliquées et laborieuses, doivent prouver :

« Que les notes et la signature du Saint qui se lisent au codex de “Sanlúcar ne sont pas de lui.

Voilà pour la première Rédaction.

« Quant à ceux qui tiennent la seconde pour apocryphe, ils doivent de même :

« 1° Invalider le témoignage de la mère Anne de Jésus attestant qu’elle l’a reçue du Saint, celle de la mère isabelle attestant qu’elle l’a reçue de la mère Anne, et celle de la mère Claire attestant qu’elle l’a reçue de la mère Isabelle.

‘2° Invalider les autres copies anciennes qui portent les quarante Strophes, dont quelques-unes, comme celles de Ségovie, sont attestées être des présents fas ¡ ts par saint Jean de la Croix lui-même. Colmenarès dit très spécialement de l’une d’elles : que le Saint la donna à une personne de la mème ville 1.

‘3° Expliquer pourquoi ces manuscrits offrent la plus grande partie des notes du codex de Sanlúcar.

‘4° Sans la présence desdits manuscrits, quel sens pourrait avoir les paroles des témoins au procès de Béatification du Saint et celles du P. Alphonse de la Mère de Dieu qui, lui aussi, parla en propres ternies des quarante Strophes ? »

Le P. Silverio relève ensuite l’interprétation de Dom Chevallier, lequel prétend que l’expression : quarante Strophes veut dire trente-neuf Strophes. Il la souligne de ces mots : « De cette façon, les questions deviennent aisées à résoudre. » Et il fait cette remarque fort juste : Si les témoins et le P. Alphonse n’avaient point parlé des quarante Strophes, le cas serait le même. Notre-Dame de Paris et l’Escurial cesseraient-ils d’exister, parce que personne n’en aurait parlé ? Or nous avons de vénérables transcriptions du Cantique aux quarante

Le P. Silverio aurait pu rappeler ici qu’Isabelle de Jésus, dans sa Déposition, qui se trouve originale à la Nationale de Madrid, dit formellement qui le Saint lui a fait don des quarante Strophes. Il le dit du reste un peu plus loin.

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Strophes. Ce sont, pour ainsi parler, des monuments archéologiques portant éternel témoignage de l’existence de ce Cantique.

Il montre enfin qu’on n’a rien pu apporter qui invalide l’authenticité de ces manuscrits. Et il ajoute :

‘Je conseille à ceux qui ne pensent point comme l’Ordre du Carmel relativement à la publication, deux fois séculaire, du Cantique de Jaén, d’aller droit au fond de la question. S’ils prouvent que les notes de Barramedo ne viennent point du Saint ; s’ils prouvent de même le caractère apocryphe des manuscrits de la seconde rédaction, pour moi je me contenterai de redire, bien qu’à regret, ce qui a été écrit de Amicus Plato. Attendons que ce moment arrive et pour l’instant continuons à vivre tranquilles au soleil « sanjuaniste », conservé avec tant de vénération par nos ancêtres, en affirmant de nouveau les conclusions antérieures, apposées par nous à notre Tome III, auxquelles nous joignons les suivantes :

‘1° Pour qui veut donner le texte le plus fidèle de la première Rédaction du Cantique, il n’y a aucunement à faire un choix entre les divers manuscrits qui la présentent, puisque seul celui de Barrameda a valeur d’autographe.

`“2° Il n’y a aucune raison de priver la spiritualité catholique de la seconde Rédaction du Cantique, dès lors que nous avons des témoignages probants qu’elle est l’œuvre du docteur mystique.

« Fr. SILVERIO DE SAINTE-THÉRÈSE. ‘Burgos, mars 1931.

Attitude d’un Carme déchaussé français dans la question du Cantique spirituel.

Les pages de l’Éditeur des avaient paru en espagnol. En France, pendant ce temps, quelques objections timides, et néanmoins redoutables, s’étaient élevées contre la thèse du Bénédictin de Solesmes. Ne fallait-il pas se

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hâter de leur barrer la route, avant qu’elles aient pu faire leur chemin ? Un Carme déchaussé de notre pays, intimement lié avec Dom Chevallier, prit la plume. Bientôt trois articles signés du R. P. Louis de la Trinité et intitulés : Autour du Cantique spirituel, paraissaient dans les Études Carmélitaines, récemment renouvelées, sous les dates d’octobre 1931, d’avril 1932 et d’octobre 1932.

Premier Article du P. Louis de la Trinité. — Le Révérend Père s’exprimait ainsi : « Au moment où Dom Chevallier nous offre, quelque trois siècles après tant d’autres, une nouvelle Édition du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix : un texte critique accompagné de Notes historiques et d’une version française, nous nous proposons d’étudier avec le plus grand soin, comme elle le mérite, l’œuvre de l’érudit Bénédictin, d’examiner enfin avec la plus stricte objectivité ses conclusions. »

Le R. P. Louis omet de nous dire ici que ‘l’érudit Bénédictin’, avant de publier en 1930 son Édition du Cantique spirituel a lancé dans le public français une série d’articles dans lesquels il déclarait ouvertement la guerre à l’authenticité du second Cantique, et a même généreusement fait hommage des mêmes articles, en Espagne et ailleurs, aux écrivains que sans doute il jugeait aptes à entrer dans ses vues. Il ne nous dit pas davantage que ces articles soulevèrent l’indignation des Carmes déchaussés d’Espagne et de leurs savants amis, ni qu’ils donnèrent naissance aux réfutations que nous venons de retracer à grands traits.

Le Révérend Père aborde avec le plus grand sang-froid et des protestations d’impartialité, ce qu’il appelle : une présentation en règle de toutes les données du problème. 11 débute par une substantielle erreur de Dom Chevallier, qu’il fait sienne et qui va en engendrer plusieurs autres.

En cette journée d’automne (novembre 1584), le Fr. Jean vient précisément de déposer au tour (du Carmel de Grenade) pour la mère Anne les petits cahiers couverts de son écriture fine et régulière, qui doivent à jamais témoigner devant la postérité de l’affectueuse estime qui lie ces grandes âmes… La mère Anne gagne la cellule de l’une de ses filles, Isabelle de l’Incar nation, hier de la Puebla, la deuxième novice de Grenade, qui, le 15 juin dernier 1, a fait profession entre les mains du premier Provincial de la Réforme, le père maître Jérôme Gratien. Quelques mots brefs de salut s’échangent et la petite moniale, à genoux, reçoit en dépôt les précieux autographes.’

La mise en scène, purement imaginaire, est assez bien inventée. Mais elle se trouve déparée par la grosse erreur dont le Révérend Père a hérité, les yeux fermés, de Dom Chevallier : les cahiers en question sont des autographes.

Le P. Louis de la Trinité s’étend longuement sur la genèse et la diffusion du Cantique. En avril de l’année suivante, dans un second Article, il entrera, sous ce titre : L’Oeuvre de Dom Chevallier, dans le vif de la discussion. Suivons-le attentivement.

Second Article du R. P. Louis de la Trinité. — Sans tenir aucun compte des réponses si décisives, et tout à la fois si courtoises, du R. P. Silverio dans ses Tomes III et IV, sans paraître même les connaître, le R. P. Louis entame la question comme si rien n’avait précédé. Avouons-le, le procédé manquait de courtoisie et même de convenance — ne parlons pas de loyauté, ce serait trop grave, — et il était peu fait pour donner aux Espagnols une haute idée de l’urbanité française. Évidemment le Père n’y avait pas songé, tout préoccupé qu’il était de placer sur un piédestal le critique bénédictin.

“Reconnaissons d’abord, nous dit-il, que le docte fils de saint Benoît garde le double mérite d’avoir le premier, de nos jours, attiré l’attention du public français cultivé sur cette question intéressante et grave, et d’avoir mené son enquête avec une méthode rigoureuse. C’est un devoir pour nous de résumer ici, aussi clairement et impartialement que possible, l’œuvre remarquable accomplie par Dom Chevallier.”

1 Ce n’est pas le 15 juin 1584 qu’Isabelle de l’ Incarnation a émis ses vœux, mais le 14 juin, comme porte l’acte de sa profession, encore existant au Registre conventuel de Grenade : En 14 días ciel mes de Junio de 1584, siendo general el RmO P. Fr. Ju° Bapt° Caffardo y provial Fr. Gering gradan de la rn. de Dios hizo su profession la heru3 Ysabel de la encarnacion que en el sigla se llamava Da Ysabel de Puebla, hija del lice Fernando de Puebla y Da Leonor Mendez, naturales de Granada. (Cf. P. Silvio, T. III, p. 490, note 1.)

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Nous allons voir comment le R. P. entend l’impartialité.

Il donne les titres des articles publiés par le Bénédictin de Solesmes. Ces titres à eux seuls disent la progression du plan de campagne entamé et poursuivi.

lo Le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix a-t-il été interpolé ? (Bulletin Hispanique, octobre-décembre 1922.)

Le Cantique spirituel interpolé. (Supplément à la Vie spirituelle, juillet-août 1926, janvier 1927, janvier 1930.)

Le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. Notes historiques, texte critique, version française. Paris, Desclée, Debrouwer et Cie, 1930.

Le silence complet étant gardé sur les réclamations et les réfutations des Carmes déchaussés d’Espagne et des érudits espagnols, “le public français cultivé”, comme parle le Père Louis de la Trinité, se trouvait naturellement induit à penser que les dires de Dom Chevallier s’étaient établis victorieusement, sans coup férir, même dans la patrie du Saint.

Nous ne répéterons pas ici ce que nos lecteurs ont pu lire dans notre précédent Appendice, intitulé : Remarques sur les Notes historiques placées par Dom Chevallier en tête de son Édition du Cantique spirituel. On a pu voir là ce qu’il faut penser de “la magnifique sérénité de l’explorateur parvenu au but”, de “l’appel judicieux aux protocoles”, dont le témoignage s’inscrit parmi tant d’autres, comme le plus accessible, le plus impressionnant et le plus fructueux 1. Sur ce dernier point, nos lecteurs ne manqueront pas de se rappeler la spirituelle boutade du P. Silverio, boutade au reste parfaitement justifiée : “Si le sens des notes du manuscrit de Sanlúcar est obvie pour qui étudie la phrase sans prévention, pourquoi mettre en scène cette armée de marionnettes et de pantins littéraires que Dom Chevallier appelle protocoles et qui, dans le cas présent, ne mènent à rien, ne signifient rien ?” Vraisemblablement, dirons-nous,

1 Nous avons dit déjà que Dom Chevallier donne le nom de protocoles aux brèves formules de style, introduites dans les textes pour relier les citations de l’Écriture à leurs traductions (à savoir, c’est-à-dire, etc.). On se demande comment le P. Louis de la Trinité a pu écrire sérieusement de ces formules : “qu’elles s’inscrivent comme le témoignage le plus accessible, le plus impressionnant et le plus fructueux en faveur de la thèse du P. Chevallier.”

le P. Louis de la Trinité comptait que, sur les lecteurs des Études Carmélitaines, pas un ne savait l’espagnol et n’était à même de lire les pages du P. Silverio. Autrement, il n’eût pas osé qualifier le bizarre appel aux protocoles “d’appel judicieux, dont le témoignage s’inscrit, parmi tant d’autres, comme le plus accessible, le plus impressionnant et le plus fructueux”.

Nous allons voir le peu de cas que le R. P. Louis fait des attestations des experts espagnols, relativement à l’authenticité des notes et inscriptions de la main du docteur mystique au manuscrit de Sanlúcar. Il se soucie tout aussi peu de l’avis, entièrement conforme à celui des experts espagnols, que lui ont donné deux chartistes français, consultés par lui-même.

“L’un et l’autre, nous dit-il, ont opiné pour le caractère authentique de la surcharge et des notes en cause.” Ces chartistes, il le fait remarquer, “sont absolument étrangers au différend”. N’importe. Pour le Révérend Père, “la confrontation des graphismes ne petit à elle seule, du moins dans la plupart des cas, fonder une certitude morale.”

Il en va tout autrement quand la confrontation des graphismes est faite par un Bénédictin, confrère de Dom Chevallier, lequel donne pleinement raison à celui-ci. Ce jugement, porté du fond d’une cellule de Solesmes, sans que l’expert ait pris la peine de se transporter en Espagne, le P. Louis insinue qu’il mérite toute créance. Écoutons-le.

Une expertise graphologique de la surcharge et des notes additionnelles ébranlait le crédit du codex comme autographe. Une étude minutieuse de ces notes tendait à en attribuer la parenté, non plus à l’auteur lui-même ; mais à un réviseur ou plusieurs réviseurs anonymes.”

I1 conclut : « Enfin les Notes historiques, parues en 1930 avec le texte critique, venaient préciser toutes choses, apporter la réponse aux questions posées. »

Puis il déclare hardiment :

« Saint Jean de la Croix n’a pas composé deux fois le Cantique. »

Sur le point d’entamer son troisième Article (octobre 1932), oubliant, ce semble, que la conclusion, il vient de la tirer, il nous dit : « Avant de conclure, l’obligation s’impose à nous

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d’examiner un à un les éléments de la thèse, d’apprécier enfin la méthode qui présidera à sa mise en valeur. »

Troisième Article du R. P. Louis de la Trinité. — Au moment de résumer ce troisième Article et dans la pensée que la froide assurance, ainsi que les déclarations d’impartialité, avec lesquelles le Révérend Père émet ses prémisses et tire ses conclusions, pourraient peut-être en imposer à quelques lecteurs qui n’auraient point par eux-mêmes étudié le litige, insistons quelque peu sur une remarque préalable, déjà légèrement touchée.

Nous avons entendu dire — le renseignement est-il exact ? nous le croyons, étant donné la source d’où il procède, — nous avons entendu dire que le P. Louis de la Trinité honorait Dom Philippe Chevallier d’une étroite amitié. Si digne de louange que soit une amitié entre religieux d’Ordres différents, plus encore entre écrivains, elle ne saurait dispenser de l’impartialité. Tout au contraire, elle impose une étude plus approfondie, des appréciations plus loyales, car évidemment le public se montrera plus difficile pour des éloges décernés à des recherches et à des discussions littéraires par une étroite amitié, que pour des éloges venant d’ailleurs. Sans aucun doute, il en sera ainsi dans la question qui nous occupe, et nous avons peine à croire que « le public français cultivé “se résigne de bonne grâce à voir la vérité historique et critique sacrifiée sur l’autel de l’amitié.

Poursuivons.

Toujours sans tenir compte des justes réfutations venues d’Espagne, le P. Louis de la Trinité débute imperturbablement comme il suit :

« Ayant exposé le problème qui s’agite autour du Cantique avec une sereine objectivité, pensons-nous, et sur le point de conclure, nous voudrions ne pas nous en départir. »

Il étale alors des données qu’il tire du P. Chevallier, et à plusieurs reprises, nous parle de « cette surprise et de ce malaise » qu’éveille en lui le manuscrit de Jaén. Ne l’oublions pas, le texte offert par le manuscrit de Jaén est celui de la transcription en limpio dont parle l’inscription qu’on lit, signée du docteur mystique, au frontispice du codex de Sanlúcar.

Le R. P. Louis, que l’inscription et la signature du Saint n’impressionnent nullement — seul ce qui vient de Dom Chevallier a valeur à ses yeux, — va jusqu’à nous dire que nous sommes invités à nous demander « si le codex de, Jaén, si soignée qu’en soit la calligraphie, si rare qu’en ait été la fortune récente, est bien le prototype de la seconde rédaction ». Et il reprend : Le simple bon sens nous suggère la réponse.

« L’amalgame hétérogène du manuscrit de Jaén », poursuit-il, ‘ne se présente-t-il pas comme une compilation plus tardive, tendant à faire bénéficier le nouveau texte du Cantique du prestige que donne à la rédaction primitive le Prologue à la mère Anne ? Voilà ce que nous suggère un bref examen des en-têtes des manuscrits et de leurs préambules. Suggestions du bon sens, qui prennent une valeur décisive quand nous savons qu’une étude critique des textes a permis à Dom Chevallier d’écrire que le codex de Jaén, réédité par le P. Silverio, n’est pas « le texte le mieux autorisé de la seconde rédaction ».

Nous l’avons déjà vu, tout ce que déclare, tout ce qu’imagine Dom Chevallier est pour le P. Louis de la Trinité un oracle irréformable et sans appel, qui énerve tout ce que peuvent dire de plus probant, de plus évident, les Carmes déchaussés d’Espagne et les érudits de ce pays.

Voici les expressions qui se pressent sous la plume du Révérend Père ‘La valeur du texte critique, le seul garanti par Dom Chevallier — puisque Dom Chevallier admet que la Vive Flamme couronne le Cantique — Comme l’a noté justement le Père Chevallier — Dom Chevallier consigne dans un tableau fort suggestif — En quelque vingt pages, Dom Chevallier a exposé et résolu le problème du Cantique spirituel… c’est un vrai tour de force, dont tous les amis de saint Jean de la Croix sauront gré au docte Bénédictin… Quiconque voudra s’astreindre à vérifier l’exactitude de ces groupes de différences (signalés par Dom Chevallier) louera la fidélité scrupuleuse et la méticuleuse rigueur avec lesquelles ils furent établis… Le classement des témoins survivants du Cantique est une œuvre définitive et le stemma généalogique dressé sur un inébranlable fondement… L’interprétation faite

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par Dom Chevallier des cinquante doublets du “borrador” nous paraît inattaquable.’

Puis il nous parle de l’immense effort accompli par l’érudit bénédictin.

Nous citons presque au hasard, tant les expressions ele ce genre sont abondantes et pressées. Après cela, quel lecteur des Études Carmélitaines refuserait au moine de Solesmes le brevet de compétence hors ligne, de réussite pleine et entière, que le R. P. Louis lui décerne de si bon cœur ? Disons seulement que le relevé des éloges généreusement distribués dans ce troisième article aurait pu s’augmenter de tous ceux que renferment le premier et le second. Mais nous n’avons pas voulu interrompre le Révérend Père, ni refroidir avant le temps un si bel enthousiasme, par l’observation que voici :

Le P. Louis de la Trinité ne s’aperçoit pas que « l’immense effort » qu’il relève si haut, avec les splendides combinaisons qu’il comporte, repose hélas ! — nous l’avons démontré et le démontrerons encore — sur des bases positivement erronées, et que dès lors « la fidélité scrupuleuse et la méticuleuse rigueur » qu’il admire si fort, tombent misérablement à terre.

Pour l’instant, passons à l’insistance de Dom Chevallier et de son panégyriste à présenter comme contradictoires les textes des deux Cantiques. Ici encore nous nous bornerons à citer le troisième Article du P. Louis.

‘Dieu n’est pas dans la contradiction… Le nom de Jean de la Croix ne saurait abriter deux témoignages contradictoires… Il ne peut être l’auteur de pages qui amalgament, à si bref intervalle, des points de vue si disparates… Le manuscrit de la seconde rédaction renferme une contradiction dans le début… Si deux Cantiques développent deux thèmes contradictoires, il est inévitable que le plus jeune soit apocryphe… A moins de méconnaître les exigences du principe de non-contradiction, unité et diversité sont des notions irréductibles l’une à l’autre, du même point de vue… Nous ne pouvons négliger cette nouvelle face de la contradiction… Ce troisième moment de l’argumentation (du P. Chevallier) nous fixe sur le choix à faire entre deux rédactions reconnues inconciliables.’

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Cette soi-disant contradiction entre les deux Cantiques dont les textes seraient reconnus inconciliables, est-elle réelle ? ou n’existerait-elle que dans l’esprit de Dom Chevallier ? On serait porté à regarder cette seconde hypothèse comme la véritable, lorsqu’on entend le P. Gérard prononcer ces mots aussi secs que décisifs : « Je ne vois ni n’entrevois cette prétendue contradiction. » (Mensajero de San Juan, 15 février 1924.)

Le P. Silverio, en les reproduisant dans son Tome IV, les accompagnait de la réflexion suivante : « Cette marotte de Dom Chevallier de voir des contradictions entre les deux Cantiques date de loin. » (P. 336, note 1.) Et après avoir cité la parole du P. Gérard, il nous apportait celles-ci, du P. Florencio de l’Enfant-Jésus : « Le second Cantique nous donne l’explication de nombre de pensées et de conceptions qui n’ont été que légèrement touchées dans le premier. Si on l’étudie ensuite de façon intrinsèque, on y remarque la même céleste doctrine, la même façon de l’expliquer, la même onction à l’exposer : même style, langage identique, mêmes détails exquis, entièrement personnels, entièrement propres à saint Jean de la Croix. »

Le P. Silverio ajoutait : ‘Nous pouvons, je crois, rappeler au P. Chevallier ces mots que le P. Gérard lui adressait dans la lettre plus haut mentionnée : « Je loue la peine considérable que vous avez prise pour étudier si laborieusement la question qui vous occupe, mais en même temps je regrette que vous ayez travaillé pour une cause perdue. »

Est-ce parce que la cause pour laquelle son ami s’est tant dépensé est en danger de tomber dans le précipice de la réprobation, puis de l’oubli, que le P. Louis de la Trinité fait en ce moment des efforts si désespérés pour la retenir sur la pente fatale ? Nous ne savons. Mais ce qui est certain, c’est que dans ses Articles il s’en donne à cœur joie de nommer celui qui a retouché le premier Cantique — et qui n’est autre à n’en pas douter que son auteur, le grand docteur mystique lui-même — le rédacteur du Cantique B, le réviseur du Cantique B.

Nous croyons avoir le droit de transférer ici'au R. P. Louis les paroles que nous adressions à Doni Chevallier à la fin de nos Remarques sur ses Notes historiques :

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Que reste-t-í1 à celui qui a tant de fois irrévérencieusement désigné nous le nom de rédacteur de B. saint Jean de la Croix lui-même, sinon d’intenter procès au docteur mystique en personne ?

Conclusion de notre réplique.

Transcrivons maintenant la terminaison du troisième et dernier Article du R. P. Louis. Nous y répondrons ensuite.

‘Ayant depuis d’assez longues années prêté le plus vif intérêt au problème soulevé par Dom Chevallier, étudié avec la plus stricte impartialité (?) les raisons alléguées de part et d’autre, exploré avec la plus filiale déférence les apports successifs de la tradition carmélitaine (?), nous pouvions déclarer, en plein accord avec cette tradition (?) :

‘C’est bien sur un libre terrain, une lice ouverte, que demeurent les jouteurs aux prises en ce captivant tournoi du Cantique ; sr'ols les lions et loyaux coups d’épée, lisez les arguments solides, sont dignes de l’enjeu, seuls ils doivent prévaloir et mériter le prix.

‘Résumons ici ces arguments solides.’ C’est le P. Louis qui parle :

‘1° La véritable tradition de l’Ordre, recueillie tout au long des procès de Béatification, puis auprès des éditeurs et historiens de saint Jean de la Croix, dit l’unicité du Cantique spirituel. Le P. Gérard le premier, en 1912 seulement, reprenant l’opinion privée d’André de l’Incarnation (1776), a lancé dans le public l’hypothèse de la double rédaction.

‘2° Le thème accrédité pendant le xviisiècle par cette même tradition s’apparente de très près avec le thème du premier Cantique, UNANIMEMENT reconnu aujourd’hui comme œuvre génuine de Jean de la Croix.

‘3° La deuxième rédaction s’est introduite sur l’autorité du procès-verbal inséré au manuscrit de Jaén par le P. Salvador. Celui-ci s’est trompé sur le point décisif : caractère autographe du codex. Par ailleurs, son témoignage ne résiste pas à un examen critique.

‘4° Si l’on en vient à la comparaison des deux thèmes, l’on

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constate que les formules du Prologue annoncent l’unicité doctrinale du Cantique et que les thèmes en présence sont irréductibles à cette unité. La trame de la rédaction B contredit en matières importantes l’enseignement formel du docteur mystique sur l’hétérogénéité des fiançailles et du mariage spirituel. Il faut donc choisir. L’accord des plus anciens témoignages venus de souches indépendantes nous fixe sur le choix à faire.

‘5° Le prototype de la seconde rédaction n’est pas celui retenu par les éditeurs et défenseurs. Dès les préliminaires, ce prototype manifeste une main étrangère.

« 6° Aucune des objections courantes faites à la thèse du Père Chevallier ne présente d’obstacles insurmontables.

‘7° La convergence enfin de tous ces éléments, de valeur fort diverse par ailleurs, les uns étayant les autres, en fait un tout compact et équilibré.’

Nous regrettons d’avoir à le dire, mais ces arguments soi-disant solides sont semés d’erreurs graves, toutes propres à égarer l’esprit des lecteurs relativement à la question du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. Il nous est d’autant plus pénible d’avoir à le constater, que le P. Louis de la Trinité n’a pas craint d’inscrire, au début de son premier Article, ces mots auxquels il donne lui-même un triste démenti : « C’est à un examen exact, sévère, inflexible des preuves que nous nous attacherons. »

Nous allons reprendre un à un les arguments du Révérend Père.

‘1° La véritable tradition de l’Ordre, recueillie tout au long des procès de Béatification, puis auprès des éditeurs et historiens de saint Jean de la Croix, dit l’unicité du Cantique spirituel…

Est-ce bien le P. Louis de la Trinité qui parle ainsi, lui qui récemment a publié nombre de dépositions extraites des procès, lesquelles mentionnent formellement l’existence de la seconde rédaction du Cantique, autrement dit l’existence du Cantique à quarante Strophes ? Lui qui peu de pages plus haut (même Article) a écrit : ‘La survivance de neuf témoins de ce groupe (du groupe qui tient pour l’authenticité d’un second Cantique)

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est l’indice dès l’origine d’une très riche floraison ; leur présence, dans les milieux Carmélitains divers de Castille et d’Andalousie, très normale si le P. Jean avait une seconde fois rédigé le Cantique, devient paradoxale s’il s’agit d’une œuvre apocryphe. Cette objection que nous posions il y a quelques années à la thèse de Dom Chevallier subsiste toujours.’

Fort bien. Mais alors que devient cette protestation : C’est à un examen exact, sévère, inflexible des preuves que nous nous attacherons ? Le Révérend Père nous dit lui-même que la présence de nombreux témoins, très normale si le P. Jean avait une seconde fois rédigé le Cantique, devient paradoxale s’il s’agit d’une œuvre apocryphe. Il fallait donc, avant de s’étendre en tant de paroles, dirimer de façon exacte, sévère, inflexible, une difficulté qui renverse de fond en comble l’ouvre du « critique solesmien ». Nous ne voyons pas que le P. Louis l’ait fait.

Il continue : ‘Le P. Gérard le premier, en 1912 seulement, reprenant l’opinion privée d’André de l’Incarnation (1776), a lancé dans le public l’hypothèse de la double rédaction.’

Commençons par relever une légère méprise. C’est. en 1757 qu’André de l’Incarnation déclara sous la foi du serment sa conviction que saint Jean de la Croix avait composé deux fois son Cantique spirituel. 1776 est la date à laquelle il remit au Définitoire général ses travaux sur les Oeuvres du docteur mystique, fruit de vingt-deux années d’un labeur assidu.

Le P. Louis appelle dédaigneusement l’opinion d’André de l’Incarnation une opinion privée et, bientôt après, insistant encore, une opinion particulière, de même qu’avec un égal dédain il a noté dans son premier Article l’éclatant échec d’André pour faire prévaloir ses idées devant le Définitoire général. I1 eût mieux fait de nous dire que le P. Gérard ne pouvait choisir un plus ferme appui que l’opinion d’André de l’Incarnation, fondée sur des études sans parallèles et des preuves irrécusables. Il eût mieux fait aussi de supprimer cette insinuation, « née des besoins de sa cause évidemment, qu’André de l’Incarnation « en vint après quelques hésitations à la conclusion » qu’il adopta 1.

1 Le P. Louis de la Trinité avait été plus équitable dans son premier article, lorsqu’il disait : ‘Le P. Andrés de la Encarnación, qui le premier, vers le milieu du xviiisiècle, entreprit une série de patientes recherches en vue de restituer le texte des aussi fidèlement que possible. Tous ceux qui ont depuis lors étudié de façon critique les ouvrages du docteur mystique ont puisé largement à cette source. Beaucoup ont négligé de lui rendre un hommage bien mérité pourtant. Nous relevons au contraire avec un vif plaisir ces lignes de M. Jean Baruzi : “Tout critique de saint Jean de la Croix songe avec gratitude que, sans l’immense effort du Carme Andrés de la Encarnación, une étude des problèmes techniques, dans l’état de dispersion des sources eût été d’une extrême difficulté. (Cf. Bar., 20 éd. p. 702.),

Rien de plus ferme et de plus décisjf que les paroles par lesquelles André de l’Incarnation formule sa pleine conviction que notre Saint écrivit deux fois son Cantique. M. Baruzi en avait été frappé, lorsqu’il écrivait : “Les feuillets qu’il rédigea et qui sont insérés dans le manuscrit de Sanlúcar lui-même attestent une adhésion à laquelle ne se mêle nulle réticence. Des remarques inédites, que conserve la Bibliothèque nationale de Madrid, montrent chez lui la même conviction.”

Passons au 2e Argument.

“2° Le thème du Cantique accrédité pendant le XVIIe siècle par cette même tradition s’apparente de très près avec le thème du premier Cantique UNANIMEMENT reconnu aujourd’hui comme œuvre génuine de Jean de la Croix.”

La phrase est ambiguë et singulièrement obscure. Nous n’arrivons pas à en préciser le sens. Qu’est-ce, dans la pensée du R. P. Louis, que “le thème du Cantique accrédité pendant le xviisiècle par cette même tradition” (celle de l’Ordre du Carmel) ? Évidemment le thème du premier Cantique. Mais si ce thème a été accrédité au XVIIe siècle par trois éditions carmélitaines, celles de 1618, 1619, 1630, il est un autre thème accrédité dès l’aube du XVIIIe par l’édition carmélitaine de 1703 et au cours du même siècle par deux autres éditions carmélitaines, celles de 1724 et de 1754. Ce thème est celui du manuscrit de Jaën, autrement dit du second Cantique.

Qu’est-ce donc maintenant que ce thème qui “s’apparente de très près avec le thème du premier Cantique” ? Nous croyons voir là une délicate manière de faire allusion au texte présenté par Dom Chevallier, lequel en fait n’est pas entièrement celui qui fut “accrédité pendant le xvile siècle” par l’Ordre du Carmel.

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Au surplus, le premier Cantique a, non pas aujourd’hui, mais toujours, été reconnu pour I'œuvre de notre Saint. C’est sur le second Cantique que portent les discussions. Nous avouons ne pas comprendre. Mais ici encore, le P. Louis de la Trinité aurait dû se souvenir de sa déclaration préliminaire : C’est à un examen exact, sévère, inflexible des preuves que nous nous attacherons. À un tel examen doit répondre de notre part un examen également exact, sévère, inflexible. Or, comment cet examen peut-il s’exercer à l’égard de phrases ambiguës et incompréhensibles ? Ce ne sera qu’en en dénonçant l’ambiguïté et l’obscurité.

Passons au 3e Argument.

“3° La deuxième rédaction s’est introduite sur l’autorité du procès-verbal inséré au manuscrit de Jaén par le P. Salvador. Celui-ci s’est trompé sur le fait décisif : caractère autographe du codex. Par ailleurs, son témoignage ne résiste pas à un examen critique.”

Ce seul argument nous met en présence non d’une erreur seulement, mais de plusieurs erreurs.

1° “La seconde rédaction s’est introduite sur l’autorité du procès-verbal du P. Salvador.” C’est inexact. Le procès-verbal du P. Salvador mis à part, l’existence d’une seconde rédaction authentique est hors de doute. Et nous-même, en établissant l’existence de cette seconde rédaction authentique, n’avons nullement pris notre point d’appui sur le procès-verbal en question.

2° ‘Celui-ci (Salvador) s’est trompé sur le fait décisif : caractère autographe du codex.’

Le caractère autographe du manuscrit de Jaën n’est nullement le fait décisif : c’est un point secondaire. Sauf un don qu’il fit, nous dit-on, à son médecin sur son lit de mort, saint Jean ne faisait jamais présent de ses autographes. C’est une copie du Cantique qu’il remit à la mère Anne en 1584, une copie encore qu’il lui remit en 1586. Que le codex de Jaën soit une copie, cela n’enlève rien à son autorité. Le point décisif, c’est que ce manuscrit ait été remis par le Saint lui-même à la mère Anne et que la mère Anne l’ait remis en mains propres à la mère Isabelle.

Sur le caractère autographe du codex, le P. Salvador s’est trompé. Évidemment. Mais la mère Amie de Jésus, sur ce point, s’est trompée avant lui, et c’est d’elle que l’erreur — erreur, encore une fois, secondaire — est arrivée jusqu’à Salvador. Nous ne croyons pas le R. P. Louis disposé pour ce fait à ridiculiser la vénérable Servante de Dieu, comme il a ridiculisé son confrère du xvlle siècle.

3° “Le témoignage du P. Salvador ne résiste pas à un examen critique.”

Voyons cela.

Si l’on en excepte l’erreur relative au caractère autographe — erreur qui retombe tout entière sur Anne de Jésus, — nous estimons que le témoignage de Salvador résiste à un examen critique impartial. Mais commençons par les motifs pour lesquels le R. P. Louis se déclare “peu convaincu de l’exactitude des déclarations de Salvador de la Cruz”.

Il commence par nous dire que le dernier Éditeur carmélitain du manuscrit de Jaén, le P. Silverio, ne peut tolérer que soit mise en doute l’authenticité des faits consignés dans ce procès-verbal, à savoir que le manuscrit fut remis par le Saint à la mère Anne et par celle-ci à Isabelle de l’Incarnation, qui l’apporta elle-même au monastère de Jaën. Il ajoute :

‘Bien que le P. Silverio se déclare « lassé des apparats critiques » et nous assure que ‘la finesse ne peut ni ne doit supplanter la raison’, nous sommes fort peu convaincus de l’exactitude des déclarations de Salvador de la Cruz. Tout nous invite à contrôler son témoignage d’après les règles éprouvées de la critique historique, qui sont — et l’historien qu’est le P. Silverio ne le contestera pas — le fruit de l’expérience et de la réflexion, le fruit de la raison précisément.’ Fort bien encore.

Le P. Silverio, faisant remarquer la haute vertu des religieuses dont Salvador invoquait le témoignage, avait dit, laissant percer quelque indignation de voir le P. Chevallier suspecter leur véracité : “Ou l’on ment, ou l’on dit la vérité.” Le P. Louis de la Trinité, que rien ne désarçonne, répond avec assurance :

“L’alternative est absolument arbitraire, car l’on peut se

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tromper avec la meilleure bonne foi. C’est précisément ce qui est arrivé à I'auteur de la notice.”

Alors, déplaçant le litige et le transportant sur le terrain du caractère autographe du codex, tandis qu’il s’agit de sa transmission, le Révérend Père, toujours sûr de lui alors qu’il est à côté de la question, reprend sans hésitation aucune :

‘Après l’analyse sommaire de cette notice (du P. Salvador), examinons-en la qualité et la portée historique, 1° Nous sommes en face d’un témoignage isolé, unique même en l’espèce. Ce n’est ni Anne de Jésus, ni Isabelle, ni Claire que nous entendons, mais seulement le P. Salvador. Or c’est une règle de critique historique que l’affirmation d’un seul, si véridique soit-il, ne permet pas d’établir un fait. Elle mérite d’être simplement mentionnée. 2° Au temps où Salvador écrit sa note, la tradition par le Saint à la mère Anne de ce manuscrit remonte au minimum à quelque quatre-vingts ans (1590 1 --- 1670) et notre témoin, loin d’être un observateur direct, recueillait de quatrième main son information :

‘l° Jean de la Croix remet ce manuscrit à Anne de Jésus.

2° Anne de Jésus » Isabelle.

3° Isabelle » Claire.

4° Claire “  Salvador.

« Il y a donc multiples chances de défauts dans une chaîne déjà bien longue.”

Arrêtons-nous un instant pour rappeler à nos lecteurs ce que nous avons établi déjà. La copiste du manuscrit de Jaën, une carmélite de Caravaca, travaillait sur un autographe du Saint et mit toute son application à reproduire l’écriture qu’elle avait sous les yeux. Ce n’est pas seulement Salvador qui y fut trompé, mais Anne de Jésus elle-même, aussi bien qu’Isabelle. Le P. Louis de la Trinité, qui ignore ce fait, avec bien d’autres, nous dit que ce doit être la mère Claire qui induisit en erreur le P. Salvador. Écoutons-le :

« 2° Avec Salvador, dont la véracité est probablement hors

1 Ce n’est pas à l’année 1590 que remonte la remise du manuscrit à la mère Anne de Jésus. À cette date la Servante de Dieu avait quitté Grenade depuis quatre ans déjà. C’est à l’année 1586.

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de cause s’est trompé l’un des témoins intermédiaires. Lequel ? Le bon sens invite à penser que c’est le plus distant de la source : la mère Claire. »

Pure supposition, dirons-nous. Nous avons prouvé que l’erreur vient d’Anne de Jésus. Nous sommes donc en droit de rejeter la supposition toute gratuite qu’on prétend nous faire accepter. Ici encore le R. P. Louis a entièrement perdu de vue sa déclaration préliminaire : C’est à un examen exact, sévère, inflexible des preuves que nous nous attacherons.

« La chose est d’autant plus probable, etc. », continue-t-il imperturbablement.

Le Révérend Père s’est mis en frais bien inutiles d’imagination et de suppositions. Ce n’est pas le témoin le plus distant de la source qui s’est trompé sur le point — secondaire après tout, — du caractère autographe du codex. Encore une fois, c’est le témoin le plus voisin de la source, c’est-à-dire Anne de Jésus elle-même, celle qui a reçu le manuscrit des mains de Jean de la Croix, celle qui l’a remis aussitôt à Isabelle de l’Incarnation. La ressemblance d’écriture entre l’autographe et sa transcription devait être bien frappante, pour qu’Anne de Jésus y ait été trompée. Quoi d’étonnant que Salvador y ait été trompé lui aussi et qu’il ait donné entière créance à la qualité d’autographe attribuée au manuscrit par les religieuses de Jaën, sur la parole de la mère Anne et celle d’Isabelle ?

Cette erreur infirme-t-elle la vérité du témoignage des Carmélites de Jaén et celle de Salvador concernant les origines du précieux manuscrit ? En aucune façon.

Écoutons encore le R. P. Louis.

« La chose est d’autant plus probable (que l’erreur vient de la mère Claire, témoin le plus distant), que ce témoignage erroné recouvre, en le déformant, un double épisode dûment contrôlé. »

Ici nous nous enfonçons dans une forêt d’erreurs. Abattons courageusement, les uns après les autres, les arbres que nous avons devant nous.

« Il a été établi ailleurs historiquement », poursuit avec la même assurance le Révérend Père, « par des dépositions indé -

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pendantes, multiples et concordantes, que Jean de la Croix avait remis k manuscrit original du Cantique à la Mère Anne. »

Il ne suffit pas pour qu’une affirmation « soit établie historiquement » qu’elle se trouve en des pages intitulées : Notes historiques. Il faut que ces pages contiennent en fait la vérité historique. Or nous avons été dans la nécessité de montrer que les Notes historiques de Dom Chevallier sont émaillées d’erreurs. Partant, lorsqu’il s’agit des dires du distingué Bénédictin, nous sommes avertis de nous tenir sur nos gardes.

Détaillons chaque partie de la phrase du P. Louis, car elle contient presque autant d’erreurs que de mots. « Il a été établi historiquement, nous dit-il, par des dépositions indépendantes, multiples et concordantes… » Ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu prendre connaissance de nos Remarques sur les Notes historiques de Dom Chevalier savent ce qu’il faut penser de ces dépositions indépendantes et concordantes. Nous ne croyons pas nécessaire de le répéter ici, puisque nos Remarques se trouvent dans ce même volume.

Le P. Louis continue : « Jean de la Croix avait remis le manuscrit original du Cantique à la mère Anne. »

Il n’est dit nulle part que le Saint remit à la mère Anne un manuscrit original. Et tout semble indiquer que le manuscrit remis par lui en 1584 était la copie exécutée par le Fr. Thomas, copie que la mère Anne emporta peu après à Madrid et offrit à l’impératrice Marie, laquelle dès cette époque, atteste la mère Marie de l’Incarnation, lisait « les cahiers du P. Jean de la Croix ». Et, comme nous le disions dans nos Remarques, « qu’on ne vienne pas nous présenter, soi-disant comme pièce de conviction, la déposition d’Isabelle de l’Incarnation au procès de Béatification : “J’ai eu quelques-uns des cahiers originaux à Grenade et je sais qu’ils sont de lui.” Ce serait ajouter une méprise à tant d’autres. » Isabelle parle de la copie de Caravaca (seconde rédaction du Cantique), qu’elle reçut effectivement à Grenade avant le départ d’Anne de Jésus pour Madrid (1586), et si elle appelle cette copie « cahiers originaux », c’est que la mère Anne la lui avait présentée comme telle.

Le P. Louis poursuit, parlant du texte de 1584 : « La mère

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Anne avait chargé sœur Isabelle, non plus novice, comme le déclare Salvador, mais déjà professe, d’en prendre une copie. » Entendons-nous.

La sœur Isabelle avait fait sa profession solennelle le 14 juin 1584. Elle devait donc rester au noviciat jusqu’au 14 juin 1587. En effet, de par la volonté de sainte Thérèse, les professes demeuraient encore trois ans au noviciat après l’émission de leurs vœux perpétuels, afin d’y poursuivre le travail de leur perfection sous la conduite de la maîtresse des novices. Pendant ce laps de temps, les jeunes religieuses étaient appelées novices-professes, elles ne jouissaient pas des droits des professes. Le P. Louis de la Trinité, qui adopte à l’aveugle les méprises du P. Chevallier au lieu de les redresser, comme sa qualité de membre de la famille de sainte Thérèse lui en crée le devoir — c’est une remarque que nous avons déjà faite, — commet ici une confusion. En effet, il déclare Salvador en faute et qualifie purement et simplement Isabelle41e professe, alors qu’elle avait encore une année à passer au noviciat. Le Carme déchaussé, conventuel de Jaën, qui rédigea la Note du 3 février 1670, a montré être bien au courant des règles en vigueur chez les Carmélites. Il savait ce que le P. Louis de la Trinité semble ignorer.

Il n’y a donc pas lieu d’incriminer pour ce fait l’attestation donnée par lui.

Après avoir assez inexactement corrigé Salvador en ce qui concerne la profession de la mère Isabelle, le R. P. Louis nous dit

« 3° Enfin Salvador s’est encore lourdement trompé en portant des appréciations plus que malheureuses sur le Cantique traditionnel, accrédité depuis quarante ans par trois éditions carmélitaines. Le Cantique de l’édition madrilène est par rapport à la rédaction de Jaën perverti, mensonger, altéré, vicié, etc...

En ceci le R. P. Louis n’a pas tout à fait tort. Le P. Salvador, comme parle le Révérend Père, n’avait pas « un sens critique affiné », et ainsi qu’il le remarque très justement, c’était « chose on ne peut plus normale dans son milieu et à cette époque ». Par suite, Salvador n’a pas compris qu’il y avait deux rédactions

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authentiques du Cantique spirituel. Mais le P. Jérôme de Saint-Joseph, auteur de l’édition de 1630, l’a-t-il compris ? Le Père André de Jésus Marie, auteur de l’édition de 1703, l’a-t-il compris ? Et, qu’on nous pardonne de le dire, le P. Louis de la Trinité l’a-t-il compris ? Pas davantage. Cependant le manque « de sens critique affiné » ne peut être regardé comme « chose on ne peut plus normale dans son milieu et à notre époque ».

Nous nous permettrons de signaler une autre méprise du R. P. Louis dans les dernières lignes que nous avons citées. Il se plaint des appréciations plus que malheureuses de Salvador sur le Cantique traditionnel, accrédité depuis quarante ans par trois éditions carmélitaines. Ce Cantique traditionnel est bien, n’est-ce pas ? le texte de la première rédaction, publié par les éditions de 1618, 1619, 1630. Si nous ne nous trompons pas, il y avait en 1670, époque à laquelle Salvador rédigeait son procès-verbal, non pas quarante ans, mais cinquante-deux, que le texte accrédité par l’Ordre du Carmel circulait dans le public. Passons. Ceci est un détail sans importance.

Mais une autre chose eût été importante à signaler. Après avoir parlé du “Cantique traditionnel (ire rédaction), accrédité par trois éditions carmélitaines”, pourquoi le P. Louis ne nous dit-il pas ce que nous avons noté plus haut, à savoir que, trente-trois ans après la composition du procès-verbal de Salvador, l’Ordre du Carmel accréditait par trois éditions carmélitaines, celles de 1703, 1724, 1754, non plus le texte de la Ire rédaction, mais le texte de Jaën, c’est-à-dire celui de la 2e rédaction ?

À quoi il n’eût pas été sans intérêt d’ajouter que ce même texte de Jaën se trouvait accrédité encore par les traductions issues de l’édition sévillane de 1703.

Nous aimons à voir là une simple distraction du P. Louis de la Trinité. Il nous en coûterait trop d’y voir une intention réfléchie de dérouter l’esprit de ses lecteurs au moment où il va tirer ses conclusions. Au reste, le Révérend Père n’a pu ni voulu nous dérober la connaissance de ce fait, puisqu’il nous a parlé de l’édition de Séville et du texte qu’elle présentait, à la page 30 de son premier Article, sans toutefois faire mention

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des éditions de 1724 et de 1754, qui donnaient le même texte, Mais revenons au procès-verbal du 3 février 1670.

Que Salvador, comme tous les Éditeurs Carmes déchaussés — jusqu’au P. Gérard, — n’ait pas vu clair en ce qui regarde l’existence de deux rédactions authentiques du Cantique, cela n’infirme en rien ce qu’il nous dit de parfaitement exact, de parfaitement prouvé, des origines du manuscrit de Jan : c’est la remarque que nous avons faite déjà au sujet de l’erreur concernant le caractère autographe du codex.

Nous ne saurions donc souscrire à la conclusion du P. Louis de la Trinité parlant du témoignage du P. Salvador : « Voilà le fondement sur lequel on voudrait maintenir encore la fortune de la seconde rédaction. I1 nous paraît trop branlant pour être retenu. »

Nous le — demandons à nos lecteurs, le témoignage de Salvador relativement aux origines du manuscrit de Jaén leur semble-t-il « branlant » ? Ou bien leur paraît-il comme à nous ferme, solide et résistant, surtout corroboré, comme il l’est, par ce que nous avons établi précédemment ?

L’examen du 3e argument nous a entraînés bien loin. Arrivons à l’argument suivant.

« 4e Argument. — Si l’on en vient à la comparaison des deux thèmes, l’on constate que les formules du Prologue annoncent l’unicité doctrinale du Cantique, et que les thèmes en présence sont irréductibles à cette unité. La trame de la rédaction B contredit en matières importantes l’enseignement formel du docteur mystique sur l’hétérogénéité des fiançailles et du mariage spirituels. Il faut donc choisir. L’accord des plus anciens témoignages venus de souches indépendantes nous fixe sur le choix à faire. »

Nous l’avons montré plus haut, l’irréductibilité des thèmes n’existe que dans l’esprit du P. Chevallier.

« La trame de la rédaction B », poursuit le P. Louis, « contredit… l’enseignement formel du docteur mystique. »

Nous l’avons dit et nous le répétons, il ne reste aux adversaires du second Cantique qu’à intenter procès à saint Jean de la Croix lui-même.

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« L’accord des plus anciens témoignages venus de souches indépendantes nous fixe sur le choix à faire », continue le P. Louis.

L’indépendance des souches n’existe, ici encore, que dans l’esprit du P. Chevallier. Nous renvoyons, sur ce point, nos bienveillants lecteurs à nos Remarques sur les Notes historiques.

Reste le 5e Argument. — « Le prototype de la deuxième rédaction n’est pas celui retenu par les éditeurs et défenseurs. Dès les préliminaires, ce prototype manifeste une main • étrangère. »

Que « le prototype de la deuxième rédaction ne soit pas celui retenu par ses éditeurs et défenseurs », en d’autres termes que le codex de Jaën ne soit pas le vrai type de la deuxième rédaction, c’est, nous ne craignons pas de l’affirmer, une pure invention de Dom Chevallier, en vue de soutenir son œuvre destructive.

“Dès les préliminaires, ce prototype (le manuscrit de Jaén) manifeste une main étrangère.”

Nous l’avons démontré et nous n’y reviendrons pas, cette prétendue « main étrangère » est la propre main, « la main cent fois bénie, de saint Jean de la Croix ».

« Arguments 6e et 7e. — Aucune des objections courantes faites à la thèse du P. Chevallier ne présente d’obstacles insurmontables. La convergence de tous ces éléments, de valeur fort diverse par ailleurs, les uns étayant les autres, en font un tout compact et équilibré. »

Nous laissons à nos lecteurs de décider si le R. P. Louis de la Trinité, en dépit de ses bonnes intentions, s’est montré fidèle à sa déclaration préliminaire : C’est à un examen exact, sévère, inflexible des preuves que nous nous attacherons. Nous laissons de même à décider à tous ceux qui auront bien voulu lire nos pages intitulées : Introduction au Cantique spirituel --- Remarques sur les Notes historiques de Dom Chevallier --- Le Manuscrit de Sanlúcar, en y joignant notre Réplique au R. P. Louis de la Trinité, s’il est exact de dire « qu’aucune des objections faites à la thèse du P. Chevallier ne présente d’obstacles insurmontables », et encore si « la convergence des éléments » présentés par lui et par son panégyriste, « les uns étayant les autres, en

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font un tout compact et équilibré. » Ou bien, s’il ne serait plus exact de dire : passés au crible d’une critique impartiale, ces éléments se sont écroulés les uns sur les autres, laissant parfaitement intacte cette vérité : saint Jean de la Croix nous a donné un second texte de son immortel traité, à savoir le Cantique spirituel retouché, complété, parachevé par lui-même.

Nous tenons à prévenir nos lecteurs que si pour la Montée du Carmel et la Nuit obscure, nous avons suivi le texte espagnol donné par le P. Gérard, il n’en a pas été de même quand il s’est agi du Cantique spirituel et de la Vive Flamme d’amour. Pour ces deux traités, nous avons donné la préférence au texte présenté par le P. Silverio. Pour le premier Cantique, nous avions sous les yeux l’Édition phototypique du manuscrit de Sanlúcar, publiée par ce Révérend Père en 1928. Pour le second, nous avons suivi le texte du manuscrit de Jaën, reproduit d’une manière si excellente en 1924 par M. Martinez Burgos.

En terminant, qu’il nous soit permis de remercier le Rév. Père Silverio de l’autorisation, si gracieusement accordée, de placer à la fin de notre Tome II les reproductions phototypiques de deux autographes de saint Jean de la Croix, dont les admirateurs de notre Saint lui sont redevables. Ce sont celles du Frontispice du manuscrit de Sanlúcar et d’une Lettre conservée à Madrid.

Addenda à l’Errata du t. Ier

P.XLVIII, 1. 22, au lieu de : d’après la seconde rédaction, Usez : d’après 1 a première et d’après la seconde rédaction.

P. xlix, 1. 1 et suivantes, ajoutez :

15° En Appendice au t. 11 : Remarques sur les notes historiques placées par Dom Chevallier en tête de son Édition du Cantique spirituel. (Desclée 1930.)

16° En Appendice au t. II : Le manuscrit de Sanlúcar.

Même p., 1. 5, au lieu de : 15, lisez : 17.

Même p., 1. 7, après : Le Traité de l’Union de l’âme avec Dieu, ajoutez et Le Traité de la Transformation de l’âme en Dieu.

Le Précis chronologique de la vie de, saint Jean de la' Croix, qui était annoncé comme devant paraître au t. II et dont la place véritable était à la fin du t. ler, constituera l’un des Appendices du t. leT lors d’une deuxième Édition de notre travail.


Tome 3


Le second Cantique spirituel

BAR-LE-DUC

IMPRIMERIE SAINT-PAUL

TRADUCTION NOUVELLE PAR La Mère MARIE du SAINT SACREMENT carmélite

Imprimatur 1934, impression 1935.

DÉCLARATION

Nous soumettons au Saint-Siège tout ce que contiennent les quatre volumes de cet ouvrage, nous déclarant la fille très soumise et très obéissante de la sainte Église romaine.

Introduction à la Vive Flamme d’amour

Ce Traité est le plus sublime de tous ceux qui sont sortis de la plume de notre Saint. Ce n’est d’un bout à l’autre que le transport d’amour, le cri éperdu d’admiration de l’âme transformée en la flamme divine, qui est l’Esprit-Saint lui-même. « Celui qui est l’amour du Père et du Fils, et l’unité et la suavité, et le trésor et le baiser, et l’embrassement et tout ce qui peut être commun, à l’un et à l’autre en cette suprême Vérité et Unité, Celui-là même devient en une certaine manière à l’égard de l’homme par rapport à Dieu ce que, dans l’Unité substantielle, il est au Fils par rapport au Père, ou au Père par rapport au Fils. Et ainsi, d’une manière ineffable et inconcevable, l’homme mérite d’être non pas Dieu, mais divin, en sorte que ce que Dieu est par nature, l’homme le devient par grâce. » Ainsi parle saint Bernard 1.

Notre saint docteur, grâce à l’expérience qu’il avait de ces merveilles, les a condensées dans l’ouvrage intitulé : Vive Flamme d’amour. Le P. Jean l’Évangéliste, son compagnon et son intime ami, dans une attestation qui se garde manuscrite à la Bibliothèque nationale de Madrid, déclare l’avoir vu écrire cet ouvrage à Grenade, en quinze jours seulement et au milieu de multiples occupations 2. Il nous

1 De Vita solitaria.

2 Manuscrit 12758 de la Bibliothèque nationale de Madrid. — Le P. Jean l’Évangéliste tombe dans une erreur manifeste quand il nous dit que lorsqu’Il vit son maître composer la Vive Flamme d’amour, il était Vicaire Provincial d’Andalousie. Saint Jean de la Croix, en effet, fut promu à cette charge par le Chapitre de Pastrama, tenu le 17 octobre 1585 et il la quitta en mai de l’année 1587. Or, la Vive Flamme porte la date de 1584. Nous avons montré dans notre Introduction au Cantique spirituel que ce ne peut être que la seconde rédaction du Cantique à laquelle Jean l’Évangéliste vit travailler le saint docteur entre octobre 1585 et mai 1587.

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dit aussi que le livre fut composé à la demande de Da Anne de Peñalosa. C’est au reste ce que porte le titre. Cette sainte femme vivait, on peut le dire, de la doctrine et de la direction du bienheureux Père, et le fait que l’ouvrage s’adresse à elle, fut composé pour elle, nous donne une idée de l’élévation de ses voies intérieures et mystiques. Lorsqu’elle se fut transportée de Grenade à Ségovie, notre Saint continua, nous dit la tradition, à déployer pour la conduite de son âme la plus vive sollicitude. On rapporte que quand le saint prieur descendait du couvent des Carmes Déchaussés jusqu’à la ville, pour confesser DAnne et sa nièce, ses religieux se plaisaient à dire : « Voilà saint Jérôme qui va trouver Paula et Eustochium. »

Ainsi que le titre l’indique, la Vive Flamme d’amour fut composée en 1584, la même année par conséquent que le Cantique spirituel en sa première rédaction, mais postérieurement à celle-ci. Le Cantique cite la Vive Flamme et 1 a Vive Flamme cite le Cantique, ce qui n’a rien qui doive surprendre, étant donné l’existence d’un double Cantique.

Au Prologue, l’auteur nous dit avoir traité dans des Strophes précédentes de la transformation de l’âme en Dieu. Il traitera ici « de l’amour le plus exquis et le plus achevé qui se rencontre dans ce même état de transformation ». Ces mots : « Les Strophes que nous avons précédemment expliquées » visent clairement les Strophes du Cantique spirituel. C’est une fois parvenue au degré d’amour brûlant que l’âme nous parle, alors qu’elle expérimente non seulement que ce feu fait un avec elle, mais qu’il jette en son sein de vives flammes. C’est une fois consumée dans cette flamme qu’elle représente en ces Strophes quelques-uns des merveilleux effets qu’elle expérimente.

Nous n’ignorons pas que le P. André de l’Incarnation et, après lui, le P. Gérard, ont écrit que les Strophes auxquelles notre Saint fait allusion sont celles de la Nuit obscure. Mais un examen attentif de la question ne nous permet pas d’être de leur avis. Les Strophes du Cantique spirituel, tant de la première que de la seconde rédaction, traitent trop clairement de la transformation de l’âme en Dieu pour que, selon nous, il puisse y avoir de doute à ce sujet. Que dans le second Cantique le Saint cite la Vive Flamme, cela est également indubitable. Témoin ces lignes, qui ne se trouvent que dans la seconde rédaction :

« Ce que sont ces tentations, ces souffrances et à quelle profondeur elles doivent pénétrer l’âme pour lui faire atteindre cet amour fort qui amènera le Seigneur à s’unir à elle, nous en avons dit quelque chose en expliquant les quatre Strophes qui commencent par : Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! » (Explication de la Strophe xxxie du Cantique.)

Le Saint commence par nous prévenir que dans les matières qu’il est sur le point d’aborder il restera, en tout ce qu’il dira, au-dessous de la réalité. « Rien d’étonnant », nous fait-il remarquer, « que Dieu accorde des grâces élevées, sublimes, extraordinaires aux âmes qu’il lui plaît de favoriser. Si nous songeons qu’il est Dieu, qu’en ceci il agit en Dieu, avec une bonté et un amour infinis, nous ne verrons rien là que de très raisonnable. N’a-t-il pas déclaré lui-même que si quelqu’un l’aimait, le Père, le Fils et l’Esprit-Saint viendraient en lui et feraient en lui leur demeure ? Ce qui revient à dire qu’à celui-là il sera donné de demeurer et de vivre dans le Père, dans le Fils et dans l’Esprit-Saint, ce qui est précisément l’heureuse vie chantée par l’âme dans les Strophes dont il s’agit 1 ».

Notre Saint aborde la Strophe Ire. Il y décrit les assauts à la fois véhéments et ineffablement suaves par lesquels l’Esprit d’amour achemine une âme déjà transformée en

1 Prologue.

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Dieu et hautement possédée de lui, vers la glorification entière et parfaite de la vie éternelle. Ses opérations en elle sont « des jets de flamme et des embrasements d’amour ». Chaque fois que le feu céleste l’assaille ainsi, la faisant aimer d’une manière divine et dans un goût divin, il semble à cette âme qu’on verse en elle l’éternelle vie et que le faible tissu de son existence mortelle va se briser.

À l’Explication du 3e vers : Tu n’es plus amère à présent, le Saint auteur répète tout au long un passage de la Nuit obscure. Les premiers éditeurs ont cru devoir pour cette raison retrancher purement et simplement le passage. « Raison insuffisante », fait remarquer le P. Gérard 1, « d’abord parce que le Saint l’allègue à un autre sujet, ensuite parce que l’enseignement sert à confirmer ou éclaircir ce qu’il dit dans le présent traité, enfin parce qu’au Cantique spirituel (2e rédaction) il cite précisément ce même passage en spécifiant qu’il a parlé ainsi à l’Explication des Strophes qui commencent par : Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! »

À la Strophe IIe, Jean de la Croix expose comment les trois Personnes de la sainte Trinité opèrent dans l’âme l’œuvre de l’union. Arrêtons-nous un moment à ce qu’il appelle le « cautère spirituel », parce que la juxtaposition de ce texte et d’un autre, qui se lit au chapitre xxix de la Vie de sainte Thérèse écrite par elle-même, s’impose ici comme naturellement. Bien que notre Saint connût les ouvrages encore manuscrits de sa sainte Mère — il mentionne l’un d’eux au Cantique spirituel, explication de la Strophe XIIIe, — on peut remarquer qu’il ne leur emprunte rien ni comme termes ni comme pensées. Toutefois ne serait-il permis de regarder le passage de la Vive Flamme dont il s’agit comme une réminiscence d’un des écrits

1 P. 397, note.

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thérésiens ? Le saint auteur vient de décrire la plaie d’amour opérée, nous dit-il, par la première Personne de la sainte Trinité dans l’âme Épouse du Verbe. Il poursuit :

« Ce cautère et la plaie qu’il cause, tels que nous les décrivons, constituent le plus haut sommet de l’état d’union. Dieu, en effet, a beaucoup d’autres manières de cautériser une âme, mais elles n’arrivent pas jusque-là et sont bien différentes de celle dont nous parlons. Celle-ci est un pur contact de la Divinité, accordé à une âme sans forme ni figure, soit intellectuelle, soit imaginaire. Il existe cependant un cautère d’amour accompagné de forme intellectuelle, qui est très sublime aussi. Voici comment il se produit.

« Une âme se trouvera enflammée d’amour pour Dieu, en un degré moindre que nous ne venons de dire, mais fort élevé aussi. Tout à coup un séraphin l’attaquera d’une flèche ou d’un dard embrasé à l’extrême du feu d’amour, et, transperçant de son dard cette âme qui est déjà à l’état de braise de feu, ou pour mieux dire, à l’état de flamme ardente, il l’en cautérisera en un moment. Sous l’action du cautère que produit ce dard de feu, voici que la flamme de cette âme s’élance soudain et monte avec violence. Tel un fourneau ou une forge embrasée dont on remue et retourne le feu, afin d’en activer l’ardeur.

« Sous la blessure de ce dard enflammé, la plaie de l’âme abonde en souveraines délices. Tandis que, par la violente et délicieuse agitation causée par cette attaque du séraphin, l’âme se liquéfie tout entière en ardent amour, elle sent, à la pointe de la blessure, le venin d’amour qui empoisonne l’extrémité du dard pénétrer dans la substance de son esprit et de son cœur transverbéré. C’est à cette pointe de la blessure, qui a percé, ce lui semble, le centre de son cœur, que l’âme perçoit les plus exquises délices… Au sein de cet incendie, l’ardeur atteint un degré si élevé, et dans cette ardeur l’amour monte, à un tel degré qu’il

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forme comme des océans de feu d’amour qui remplissent les hauteurs et les profondeurs de l’âme, déversant partout l’amour. Il semble alors à cette âme, en cette ardeur qui va croissant sans mesure, que l’univers n’est plus qu’un océan d’amour, dans lequel elle-même est engloutie. Cet amour lui paraît sans limites et sans fin, et elle sent en elle-même, comme je viens de le dire, la vive pointe centrale qui lui donne naissance…

« Peu de personnes atteignent un état aussi élevé ; quelques-unes cependant y sont parvenues. Ce sont spécialement celles dont l’esprit et les vertus sont destinés à se répandre dans une postérité spirituelle. »

Si nous plaçons cette page en regard de celle que sainte Thérèse a consacrée au trait d’amour dont un esprit céleste transperça son cœur, nous noterons aussitôt une différence. La Sainte dit expressément que le messager de la divine blessure se montra sous une forme corporelle ; il tenait à la main un dard matériel, qu’il lui enfonça jusqu’aux entrailles. Saint Jean de la Croix, toujours fidèle au rejet des faveurs extraordinaires perçues par les sens, parle d’un cautère d’amour « accompagné de forme intellectuelle », par suite moins élevé que celui qui est « sans forme ni figure », mais « très sublime aussi ». Il ne fait pas entrer en ligne de compte un cautère d’amour accompagné de vision corporelle.

Pour nous, malgré une différence capitale sans doute aux yeux de notre saint docteur, il est naturel, sinon d’identifier, du moins de rapprocher la relation de sainte Thérèse et la page de la Vive Flamme que nous venons de citer. Les lignes qui suivent tendent à justifier le rapprochement.

« Peu de personnes, dit notre Saint, atteignent un état aussi élevé ; quelques-unes cependant y sont parvenues. Ce sont spécialement celles dont l’esprit et les vertus sont destinés à se répandre dans une postérité spirituelle. Dieu, dans ce cas, se plaît à enrichir de ses trésors ceux dont il fait les chefs d’une postérité ; il met en eux les prémices de l’esprit, et cela plus ou moins, selon la succession plus ou moins étendue qu’il a dessein de donner à leur doctrine et à leur esprit. » (Explication du 2e vers de la Strophe IIe.)

Passons à la Strophe IIIe.

Au dire de saint Jean de la Croix, cette Strophe IIIe renferme un sens particulièrement profond. L’âme y expose comment l’union divine a été pour elle la source d’admirables connaissances, qui ont illuminé et enflammé ses puissances et son sens lui-même, auparavant obscur et plongé dans les ténèbres. Maintenant les puissances illuminées et enflammées renvoient lumière et amour à celui qui les a éclairées et embrasées. Or, affirme notre Saint, « le vrai bonheur de celui qui aime est de rendre à son Bien-Aimé tout ce qu’il est, tout ce qu’il vaut, tout ce qu’il a, tout ce qu’il reçoit, et plus tout cela a de prix, plus il goûte de joie à lui en faire hommage ».

Chose surprenante, au milieu de l’Explication du 3e vers, Jean de la Croix s’interrompt soudain et laisse une matière si sublime pour aborder un sujet tout différent : celui des obstacles qui peuvent arrêter les âmes au début de la voie contemplative, qu’ils viennent du directeur, du démon ou de l’âme elle-même. À voir l’insistance qu’y déploie notre Saint, la véhémence surtout *vec laquelle il apostrophe les maîtres spirituels ignorants et présomptueux, on comprend que la question revêt à ses yeux la plus grande importance et qu’il entend ne la point quitter qu’il n’ait convaincu ses lecteurs.

Ce n’est qu’au bout de près de quarante pages qu’il renoue le fil de son discours et reprend l’explication de la Strophe IIIe.

Il passe ensuite à la Strophe IVe, qui décrit merveilleu -

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sement le « réveil de Dieu » en l’âme, puis la toute divine « spiration » qui a lieu lors de cette notion de la Déité à laquelle il donne le nom de « réveil ». Cette spiration par laquelle l’Esprit-Saint attire l’âme en lui-même, l’inonde de richesse et de gloire. Elle produit une immersion en Dieu qui correspond à ce qu’il lui a été donné de découvrir en lui. De là un enivrement d’amour qui surpasse tout ce qui se peut exprimer et sentir.

Saint Jean de la Croix nous a conduits à la plus haute cime de l’union mystique. Il nous assure qu’il est impuissant à en dire davantage. Qu’il nous suffise de savoir que l’âme est ici « merveilleusement glorifiée, merveilleusement embrasée d’amour », et, pour tout dire, que « ceci a lieu dans les profondeurs mêmes de Dieu, à qui soit honneur dans les siècles sans fin. Amen ». Ainsi se termine la Vive Flamme.

Sept années se sont écoulées depuis que le texte en a été remis à Anne de Peñalosa. En septembre 1591, Jean de la Croix, disgracié, diffamé, au point qu’« être son ami est un péché », s’est retiré dans la solitude de la Peñuela, portant avec lui la transcription du dernier de ses écrits. Tout proche qu’il est de sa fin, persuadé qu’il doit aux âmes son enseignement mystique aussi complet que possible, il entreprend de retoucher et d’amplifier son chef-d’œuvre. C’est ce qu’affirment des contemporains dont le témoignage est irrécusable. Nous nous réservons d’en donner le détail dans notre Avant-Propos à la seconde Vive Flamme d’amour.

Les pages que saint Jean de la Croix avait retouchées et transcrites à la Peñuela, il les prit avec lui dans son douloureux voyage vers Úbeda, suprême acheminement à son Calvaire. Une fois étendu sur son lit de douleur et tandis que, presque mourant, il poursuivait encore sa cor-

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respondance spirituelle, il se préoccupait également de faire bénéficier de son enseignement écrit ceux qui l’approchaient, dès lors qu’il les voyait aptes à en recueillir la sève mystique.

Nous en voyons un exemple en la personne du licencié Ambroise de Villareal, qui le traitait à Úbeda durant sa dernière maladie. Jean de la Croix lui fit don du texte de la Vive Flamme, qu’il venait de remanier. Ceci est attesté par deux dépositions, l’une de Villareal lui-même, donnée à Úbeda au plus tard entre 1607 et 1610, dans laquelle il atteste posséder un livre du P. Jean de la Croix intitulé Vive Flamme d’amour ; l’autre de la mère Marie de la Croix, donnée à Úbeda également, le 3 mars 1628, et attestant la même chose 1.

Nous avons dit dans notre Introduction au Cantique spirituel que ce don fait par notre Saint à son médecin d’Úbeda n’indique pas, comme l’insinue le P. Louis de la Trinité 2, que le saint auteur « retenait volontiers ses cahiers manuscrits après les avoir laissé transcrire par des mains amies, puisque sur son lit de mort il en pouvait encore disposer ». Jean de la Croix ne laissait pas transcrire ses manuscrits, il en ordonnait positivement la transcription, après quoi il apparaît comme certain qu’il les livrait lui-même à la destruction. Le cas du texte de la Vive Flamme remanié est exceptionnel. À la Peñuela et à Úbeda, notre Saint était simple religieux et déjà sur le bord de la tombe ; vraisemblablement il n’eut ni la facilité ni le temps de recourir à un copiste pour faire transcrire son texte. De là, pour Villareal la bonne fortune de recevoir du saint docteur

1 Ce témoin, dit-elle, sait que le médecin qui le soigna possédait comme insignes reliques un sien diurnal et quelques feuilles du livre de la Llama : quatre Strophes expliquées, qui étaient écrites de sa main, et que le saint Frère Jean de la Croix donna au médecin précité. Celui-ci les tenait en grande vénération et estime. (P. Louis de la Trinité, p. 177.)

2 P. 177.

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lui-même « une partie du livre de la Llama : quatre Strophes expliquées par lui, écrites de sa main ».

La lecture qu’il en fit, jointe à l’émouvant spectacle qu’il avait sous les yeux en la personne de son patient, changea Villareal, déjà chrétien, en un autre homme. Son esprit s’ouvrit aux merveilles de l’ordre surnaturel. Parfois, lorsqu’il venait voir son malade et qu’il le trouvait ravi en une haute contemplation, il disait aux religieux qui se trouvaient là : « Laissons le Saint prier. Lorsqu’il aura terminé et qu’il reviendra à lui, nous le soignerons. »

Non seulement d’après les données de son art, mais à plusieurs signes d’ordre mystique, le praticien comprenait que le bienheureux Père ne tarderait pas à voir « se rompre le dernier tissu de sa vie mortelle », et que lui-même allait avoir sous les yeux le spectacle décrit dans les pages de la Vive Flamme qu’il avait entre les mains. « Les amis de Dieu meurent dans des transports sublimes et au milieu des assauts délicieux que leur livre l’amour. Tel le cygne qui chante avec plus de douceur lorsqu’il va mourir, C’est pour cela que David nous assure que la mort des justes est précieuse 1. »

Il crut devoir avertir lui-même le saint malade de l’imminence de sa fin, à quoi celui-ci répondit joyeusement : Laetatus sum in his quae dicta sunt mihi : in domum Domini ibimus 2.

Le 14 décembre 1591, à minuit, ainsi qu’il l’avait annoncé, le premier des Carmes Déchaussés quittait l’exil. Dans la suite, Ambroise de Villareal se plaisait à dire : « II a pâti les plus terribles souffrances dont on ait jamais entendu parler, et cela dans une patience sans rivale. » Et pour se consoler, il relisait le texte de la Llama, tracé de la propre main du Saint 3.

1 Vive Flamme d’amour, explication de la Strophe I.

2 Je me suis réjoui dans la parole qui m’a été dite : Nous irons dans la maison du Seigneur. (Ps. cxxi, 1.)

3 Cf. Saint Jean de la Croix, par le R. P. Bruno de Jésus-Marie, C. D., 1929, chap. xx-xxi.

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Ne serait-il permis d’exprimer l’espoir que cet autographe, le seul de ses autographes importants qui survécut au saint auteur, reviendra un jour à la lumière ? Ne reste-t-il point à Úbeda de descendants d’Ambroise de Villareal ? Celui-ci ne put manquer de faire connaître autour de lui le prix extraordinaire qu’il attachait au manuscrit du saint Père, dont la gloire posthume éclata si promptement, que, selon l’expression d’un témoin, « la terre entière se vida » pour aller vénérer sa dépouille. Il dut faire ce qui dépendait de lui pour assurer dans l’avenir la conservation de ce trésor. Daigne le Seigneur, qui veille sur l’honneur de ses saints à proportion qu’ils se sont pour son amour plus profondément enfoncés dans le mépris, donner à son Église la joie de le voir reparaître au grand jour !

Il est d’un haut intérêt assurément de se demander quelles furent les retouches apportées par Jean de la Croix à son dernier chef-d’œuvre dans ce moment solennel, où brillaient déjà sur lui les premières lueurs de la patrie.

Ces retouches sont beaucoup moins importantes que celles accomplies par lui dans son Cantique spirituel. C’est ce que nous disent les PP. Gérard et Silverio.

« Les différences d’une rédaction à l’autre, écrit le premier, ne sont pas aussi marquées que celles qui séparent les deux Cantiques, puisque les Strophes gardent leur situation, mais elles le sont suffisamment pour qu’on ne puisse les attribuer aux copistes. Ce ne sont pas seulement des changements ou suppressions atteignant un mot ou une phrase, ils concernent des passages et paragraphes importants et ne se rencontrent pas seulement çà et là, mais depuis les premières pages jusqu’à la dernière. Au début, les variantes ne sont pas très notables, mais vers la moitié de l’Explication du 3e vers de la Ire Strophe, la seconde rédaction s’exprime avec plus de clarté et une plus grande abondance de pensées que la première, tantôt

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disant la même chose d’une autre manière, tantôt ajoutant des paragraphes entièrement nouveaux. Et ainsi jusqu’à la fin, ce qui fait que la seconde rédaction est plus volumineuse, plus correcte et plus profonde que la première 1.

Le P. Silverio dit de son côté : « Les retouches s’étendent aux commentaires des quatre Strophes, mais de façon inégale, car tandis que les trois premières présentent un certain nombre d’additions et de modifications, la dernière demeure presque intacte, sauf quelques changements vers la fin. La doctrine de la Vive Flamme reste la même en substance. En général les additions n’introduisent pas un enseignement nouveau, ce sont des amplifications, des modifications, des compléments. Rarement le Saint omet ou synthétise quelque chose de sa première rédaction. Il y a tel paragraphe, comme celui de no 15 de la première Strophe 2, qui semble introduit pour obvier à cette difficulté — il en a déjà été touché quelque chose au Prologue — élevée par quelques-uns, qu’une doctrine si sublime et des faveurs de Dieu si extraordinaires paraissent incroyables. La seconde rédaction n’introduit pas de nouvelles Strophes et ne change pas l’ordre de celles qui existent ainsi qu’il est arrivé pour le Cantique spirituel 3. »

L’existence d’une seconde rédaction de la Vive Flamme a donné lieu, comme pour le Cantique — mais de façon beaucoup moins accentuée — à des doutes relatifs à l’authenticité du second texte, spécialement de la part de M. Jean Baruzi, dans son récent ouvrage sur saint Jean de la Croix 4. Le P. Silverio y répond longuement, avec toute sorte d’égards et de courtoisie, on peut voir à l’Introduction du R. P., de la p. xiv à la p. xxii, toute sa pensée sur ce point.

1 Introd. à la Llama, p. 376.

2 Le n° 15 de l’Édition du P. Silevrio correspond à l’Explication du 3° vers.

3 Introd., p. 13.

4 Saint Jean de la Croix et le Problème de l’expérience mystique, Les Textes, pages 35-42.

FRONTISPICE DE L’ÉDITION DE 1618. [photo omise]

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Passons à la publication du traité qui nous occupe. Si l’Édition princeps de 1618 donna la Vive Flamme d’amour selon la première rédaction, c’est sans doute parce que l’éditeur, le P. Diego de Salablanca, ne connaissait pas l’existence de la seconde. Le premier qui en eut connaissance fut, ce semble, au siècle suivant, le P. André de l’Incarnation, qui étudia et confronta si minutieusement les diverses transcriptions de toutes les Oeuvres de notre Saint. Si l’édition que projetait l’éminent critique eût vu le jour, il n’y a pas de doute qu’elle n’eût donné le second texte de cet ouvrage, qui, à ses yeux, était pleinement authentique, comme en font foi ces lignes que nous lisons sur une feuille ajoutée par lui à la copie appartenant aux Carmélites de Palencia :

« Ce cahier manuscrit a révélé que notre Père saint Jean de la Croix a récrit une seconde fois et renouvelé le livre de la Vive Flamme d’amour, car on y trouve bien des choses qu’on ne voit ni dans l’imprimé ni dans beaucoup de manuscrits anciens qui concordent avec lui. Ce sont des additions, des développements ou des explications qui montrent avec évidence qu’ils ne peuvent venir d’une autre main que celle du glorieux Père. Ce manuscrit est donc sous ce rapport très appréciable, mais il est en même temps défectueux, il a besoin, en bien des endroits, du secours de deux ou trois exemplaires du même genre, parus après lui, et que l’Ordre a recueillis ces dernières années dans ses Archives générales, en vue de former une copie ayant toute la pureté désirable. Elle pourra servir si dans quelque temps l’Ordre se décide à reproduire l’ouvrage tel que le Saint y a mis la dernière main, ce qui donne à la seconde rédaction une notable supériorité sur la première — Laus Deo 1. »

1 Cf. P. Silverio, Introd. à ! a Llama, p. 22.

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Nous dirons de notre côté : si l’on mit si longtemps à découvrir la seconde rédaction du Cantique spirituel, on ne saurait s’étonner qu’il ait fallu du temps pour s’apercevoir qu’iI existait deux textes de la Vive Flamme, alors que les différences entre les deux rédactions étaient beaucoup moins nombreuses et moins frappantes que celles qui différencient les deux Cantiques. C’est la remarque très juste du P, Silverio, qui ajoute : « À cette époque, on ne collationnait guère les diverses copies, et si l’on faisait parfois une collation, on y attachait peu d’importance. »

L’Édition princeps de la Vive Flamme se permit de très nombreuses retouches des phrases du docteur mystique. On y remarquait en particulier l’élimination de tout ce qui indiquait clairement l’état de divinisation. Quelques paragraphes étrangers à la plume du Saint furent introduits. Ce fut donc un réel service rendu aux admirateurs de saint Jean de la Croix que la publication par le Père Gérard dans son Édition critique (1912-1914) des deux rédactions de la Vive Flamme d’après les manuscrits.

Le P. Silverio, lui aussi, donna les deux textes. Les deux Éditeurs énumérèrent et décrivirent les manuscrits dont ils s’étaient servis, soit pour le premier, soit pour le second texte.

Devions-nous suivre l’exemple qui nous était donné et traduire les deux rédactions de la Vive Flamme, comme nous avions traduit les deux Cantiques ? Un moment nous ne l’avons pas cru, et dans notre Introduction générale nous avons annoncé que nous donnerions la Vive Flamme d’amour selon la seconde rédaction. Depuis, réfléchissant que, vu les discussions qui se sont produites au sujet des deux rédactions du Cantique et la hardiesse avec laquelle certains écrivains vont jusqu’à révoquer en doute — et même à nier absolument — l’authenticité de l’un des deux Cantiques, il était important de donner intégralement les deux Vives Flammes. Ainsi l’on pourrait comparer les deux rédactions et constater non seulement d’après les témoignages irrécusables qui l’attestent, mais d’après l’étude des différences, que saint Jean de la Croix a réellement, au terme de sa carrière, retouché de sa propre main la Vive Flamme d’amour. On pourrait s’assurer que ces retouches concordent avec celles qu’il fit au texte du Cantique : preuve que le second Cantique et ses retouches sont authentiquement l’œuvre de notre grand docteur.

En adoptant cette double publication, nous n’avons fait, d’ailleurs, que suivre l’exemple du P. Gérard et celui du P. Silverio. Et nous ne pensons pas, en agissant ainsi, encourir le reproche qui a été adressé au second de ces Éditeurs, reproche qu’on ne peut lire sans sourire, à savoir que s’il a donné les deux Cantiques, c’est qu’« il s’est vu finalement acculé à prendre une position extrême ». En traduisant les deux Vives Flammes comme nous avons traduit les deux Cantiques, nous ne croyons pas avoir « été acculé à prendre une position extrême », nous croyons tout simplement avoir rendu à nos lecteurs un service qui peut-être leur sera utile et agréable.

Les exigences chronologiques, nous l’avons expliqué, nous obligent à reporter au Tome IV la 2e Vive Flamme d’amour. Nous aurons soin, en en donnant le texte, de mettre, pour plus de clarté, en caractères différents ce qui provient des ultimes retouches de Jean de la Croix mourant.

Dans toutes les transcriptions anciennes de la Vive Flamme d’amour on trouve à la suite des strophes la note suivante, dont nous empruntons la traduction de [?] à M. Baruzi.

« Ces strophes, par leur contexture, ressemblent à celles qui se trouvent dans Boscán, tournées au divin, et qui disent : En suivant la solitude — Pleurant ma fortune — Je m’en vais par les chemins qui s’offrent, etc., — strophes dans lesquelles il y a six vers, le quatrième rime avec le premier, le cinquième avec le deuxième, le sixième avec le troisième. »

Le Poème de la Nocha oscura et celui du Cantico, nous l’avons dit au Tome II des Œuvres, sont construits d’après le modèle fourni par le poète Garcilaso. Ce sont des liras de cinq vers, dont le premier, le troisième et le quatrième sont de sept syllabes, et le cinquième de onze syllabes.

Le Poème de la Llama est d’une autre facture : il est bâti sur des strophes de six vers. La strophe, telle que saint Jean de la Croix l’établit, ne se trouve pas en fait dans les œuvres de Garcilaso. Jean de la Croix l’obtient en coupant, après le sixième vers, par une sorte de césure strophique, la strophe lyrique de treize vers. (Cf. Jean Baruzi, 2éd., p. 112-117.)

Nous avons adopté pour notre traduction de la Vive Flamme d’amour — traduction en prose rythmée — des strophes de six lignes, en maintenant aux cinq premières lignes huit syllabes et à la dernière douze syllabes.

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LA PREMIERE Vive Flamme d’amour

EXPLICATION DES STROPHES

QUI TRAITENT DE LA TRÈS INTIME ET TRÈS HAUTE UNION DE L’ÂME AVEC DIEU ET DE SA TRANSFORMATION EN LUI, PAR LE P. JEAN DE LA CROIX, A LA DEMANDE DE Da ANNE DE PENALOSA. CES STROPHES ONT ÉTÉ COMPOSÉES DANS L’ORAISON PAR LE MÊME. L’ANNÉE 1584.

PROLOGUE

J’ai d’abord éprouvé quelque répugnance, très noble et très dévote Dame, à expliquer ces quatre Strophes, ainsi que vous m’en avez fait la demande. En matières si intérieures et si spirituelles, les paroles font ordinairement défaut, parce que les choses de l’esprit surpassent le sens et qu’on n’en peut guère parler selon ce qu’elles ont de substantiel que dans un intime élan de ferveur. Voyant si peu de cette ferveur en moi, j’ai différé jusqu’ici de vous, satisfaire. En ce moment le Seigneur m’ouvre, ce me, semble, quelque peu l’intelligence et communique quelque chaleur à mon âme. Je le dois sans doute au saint désir qui vous anime, et comme les Strophes ont été composées à votre intention, Notre-Seigneur veut probablement que l’explication vous en soit due. J’ai donc pris courage, sachant fort bien d’ailleurs que, de mon propre fonds, je suis incapable de traiter comme il convient quelque sujet que ce soit, moins encore des matières si élevées et si substantielles. Ce qui s’y trouvera d’inexact et de défectueux devra donc m’être attribué. Aussi je soumets ce que je vais dire à tout meilleur avis, quel qu’il soit, et au jugement de la sainte Église romaine, notre Mère. Sous sa règle, en effet, l’erreur est impossible.

Ceci posé, et en prévenant le lecteur que je resterai

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toujours au-dessous de la réalité, parce qu’une peinture ne reproduit jamais que très imparfaitement l’original, je prendrai la hardiesse de parler, en m’appuyant toujours sur les divines Écritures.

Rien d’étonnant d’ailleurs que Dieu accorde des grâces élevées, sublimes, extraordinaires, aux âmes qu’il lui plaît de favoriser. Si nous songeons qu’il est Dieu, qu’en ceci il agit en Dieu, avec une bonté et un amour infinis, nous ne verrons rien là que de très raisonnable. N’a-t-il pas déclaré lui-même que si quelqu’un l’aimait, le Père, le Fils et l’Esprit-Saint viendraient en lui et feraient en lui leur demeure 1 ? Ce qui revient à dire qu’à celui-là il sera donné de demeurer et de vivre dans le Père, dans le Fils et dans l’Esprit-Saint, ce qui est précisément l’heureuse vie chantée par l’âme dans les Strophes dont il s’agit. Dans celles que nous avons précédemment expliquées 2, nous avons parlé du plus haut degré qui se peut atteindre en cette vie, à savoir la transformation en Dieu. Dans celles-ci il est question de l’amour le plus exquis et le plus achevé qui se rencontre dans ce même état de transformations. À la vérité, il n’y a qu’un seul état de transformation et l’on ne peut passer au-delà. Néanmoins, avec le temps et l’exercice, cet état peut s’épurer encore, et l’âme peut se transformer toujours davantage en l’Amour divin. Il en va de même pour le bois que le feu a transformé en soi et qui se trouve uni au feu. Plus le feu s’active, plus il agit sur le bois et plus celui-ci s’embrase, devient incandescent, au point qu’on lui voit jeter des étincelles et des flammes.

C’est une fois parvenue à ce degré d’amour brûlant que cette âme nous parle. Elle est si hautement transformée au feu d’amour, que non seulement ce feu ne fait qu’un

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avec elle, mais il jette en elle de vives flammes. L’âme expérimente intérieurement qu’il en est ainsi dans une intime et très exquise suavité d’amour, et elle l’exprime dans son chant. Elle se sent consumée dans cette flamme et elle représente dans ces Strophes quelques-uns des effets opérés en elle.

Je suivrai en les exposant l’ordre que j’ai suivi dans l’explication des Strophes précédentes. Je les donnerai d’abord toutes ensemble, puis j’expliquerai brièvement chaque Strophe à part. Je ferai ensuite de même pour chaque vers en particulier.

FIN DU PROLOGUE.

1 Joan., xxiv, 23.

2 Au Cantique spirituel.



Poème de saint Jean de la Croix

1. Oh llama de amor viva !

Que tiernamente hieres

De mi alma el mas profundo centro !

Pues ya no eres esquiva,

Acaba ya, si quieres.

Rompe la tela de este dulce encuentro.


2. ¡ Oh cauterio suave !

Oh regalada llaga !

Oh mano blanda ! ! Oh toque delicado,

Que a vida eterna sabe

Y toda deuda paga !

Matando, muerte en vida la has trocado.


3. ¡ Oh lamparas de fuego,

En cuyos resplandores

Las profundas cavernas del sentido,

Que estaba obscuro y ciego,

Con extrañas primores

Calor y luz dan junto à su Querido !


4. ¡ Cuan manso y amoroso

Recuerdas en mi seno,

Donde secretamente solo moras ;

Y en tu aspirar sabroso

De bien y gloria lleno

Cuán delicadamente me enamoras !


Chant de l’Âme dans son intime Union avec Dieu

1. Oh ! Flamme d’Amour ! Vive Flamme !

Qui me blesses si tendrement

Au plus profond centre de l’âme

Tu n’es plus amère à présent.

Achève donc, si tu le veux.

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !


2. Oh ! cautère vraiment suave !

Oh ! plaie toute délicieuse !

Oh ! douce main ! touche légère,

Qui a le goût d’éternité

Par toi toute dette est payée.

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.


3. Oh ! lampes de feu très ardent !

Au sein de vos vives splendeurs,

Mon sens avec ses profondeurs,

Auparavant aveugle et sombre,

En singulière excellence

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


4. Oh ! combien doux et combien tendre

Tu te réveilles dans mon sein,

Où seul en secret tu demeures !

Par ta douce spiration,

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !


 


STROPHE I

O Flamme d’amour ! Vive Flamme !

Qui me blesses si tendrement

Au plus profond centre de l’âme !

Tu n’es plus amère à présent.

Achève donc, si tu le veux.

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux I

EXPLICATION

L’âme se sent tout enflammée dans la divine union, toute baignée de gloire et d’amour. Du plus intime de sa substance jaillissent de véritables fleuves de gloire et de délices, de son sein coulent les courants d’eau vive dont le Fils de Dieu a parlé 1. Puissamment transformée en Dieu, hautement possédée par lui, enrichie de trésors de dons et de vertus, il lui semble être toute proche de la béatitude, au point de n’en être plus séparée que par un léger tissu.

Alors, cette exquise flamme d’amour qui brûle en son sein vient-elle à l’envelopper, cette âme se sent comme glorifiée et d’une glorification aussi suave que puissante. Chaque fois donc que cette flamme l’assaille et l’absorbe en soi, il lui semble qu’elle va la mettre en possession de la vie éternelle et briser le tissu de sa vie mortelle. Il lui semble qu’il ne s’en faut que d’un point, et que ce point seulement est ce qui la sépare de la glorification essentielle. Aussi, s’adressant avec d’ardents désirs à cette flamme, qui n’est autre que l’Esprit-Saint, elle la supplie de briser sa vie mortelle par son assaut plein de douceur, et d’achever

1 Joan., vii, 38.

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ainsi de la mettre en possession de ce que chacun de ses assauts semble devoir lui conférer, à savoir la glorification entière et parfaite. Elle dit donc :

Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme !

L’âme, pour exprimer la chaleur de sentiment et d’estime qui la fait parler dans ces quatre Strophes, répète les interjections : « Oh ! » et « Combien ! » Amoureuses exclamations, qui, chaque fois qu’on les profère, donnent à entendre que le cœur sent beaucoup plus que la langue ne peut exprimer. L’interjection : Oh ! marque un vif désir et une persuasive instance. L’âme, dans la Strophe qui nous occupe, s’en sert en ces deux sens à la fois, car. elle déclare à l’Amour son ardent désir d’être détachée de la chair mortelle, et elle cherche à lui persuader de l’en détacher en effet.

Cette flamme d’amour, nous l’avons dit, c’est l’Esprit de son Époux, c’est l’Esprit-Saint, que l’âme sent en elle-même non seulement comme un feu qui la consume et la transforme suavement en amour, mais comme un brasier qui jette des flammes. Or, toutes les fois que ce brasier lance des flammes, il inonde cette âme de gloire et en même temps la rafraîchit par un souffle de vie divine.

Telle est l’opération de l’Esprit-Saint clans l’âme parvenue à la transformation d’amour. Les actes qu’il produit en elle sont des jets de flamme et des embrasements d’amour. La volonté, en s’y unissant, aime d’une façon sublime, parce qu’elle ne fait plus qu’un par l’amour avec la flamme-divine.

De pareils actes d’amour sont d’un prix inestimable, et l’âme mérite plus par un seul de ces actes que par tout ce qu’elle a fait le reste de sa vie, si excellent qu’il fût, en dehors de cette transformation. Il y a entre la transformation d’amour et l’acte d’amour la différence qui distingue

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l’acte de l’habitus. Cette différence existe également entre le bois enflammé et la flamme qu’il projette : la flamme naît du feu qui brûle là. On peut dire que l’âme en cet état de transformation d’amour, c’est l’âme dans l’habitus de cette transformation, de même que le bois enflammé, c’est le bois constamment pénétré par le feu. Quant aux actes de cette âme, ce sont les flammes qui naissent de l’embrasement de l’amour et celui-ci les projette avec d’autant plus de véhémence que le feu de l’union se trouve avoir atteint sa plus haute intensité. Alors les actes de la volonté, ravie et absorbée dans la flamme de l’Esprit-Saint, s’unissent à la flamme et s’élèvent avec elle. Tel l’ange qui s’éleva vers Dieu dans la flamme du sacrifice de Manué 1.

En cet état, ce n’est pas l’âme, à proprement parler, qui produit des actes, c’est l’Esprit-Saint qui les produit en l’âme par sa motion divine. I1 est donc vrai de dire que tous les actes de cette âme sont divins, puisque l’âme est mue et actuée de Dieu pour les produire.

Aussi chaque fois que le feu divin jette en elle des flammes, la faisant aimer dans un goût, dans un souffle tout divin, il semble à cette âme qu’on verse en elle l’éternelle vie. Et par le fait, chaque fois elle se trouve élevée à une opération divine, exercée en Dieu même. C’est là le langage que Dieu parle, ce sont les paroles qu’il prononce, dans les âmes parfaitement purifiées. Ces paroles, selon l’expression de David, sont réellement enflammées. Votre parole, dit-il à Dieu, est puissamment enflammée 2. Et par le prophète Jérémie Dieu pose cette question : Mes paroles ne sont-elles pas comme du feu 3 ? Ces paroles, Jésus-Christ lui-même nous le dit en saint Jean, sont esprit et vie 4. EIles en font l’expérience, les âmes qui ont des Oreilles pour entendre

1 Judic., xiii, 20.

2 Ignitum eloquium tuum vehementer. (Ps. cxviii, 140.)

3 Numquid non verba mea sunt quasi ignis ? (Jerem., xxii, 29.)

4 Verba mea spiritus et vita sunt. (Joan., vi, 64.)

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ces divines paroles ; mais ces âmes sont des âmes pures et embrasées d’amour. Quant à celles dont le palais est malade, celles qui goûtent autre chose, elles sont incapables de goûter l’esprit et la vie qui s’y trouvent.

C’est pour cela que plus les paroles du Fils de Dieu étaient sublimes, plus elles causaient de dépit à certains de ses auditeurs, à cause de l’impureté de leurs âmes. Témoin ce qui arriva lorsqu’il prêchait la savoureuse et très amoureuse doctrine de la sainte Eucharistie beaucoup se retirèrent 1.

Mais parce que ces cœurs mal disposés ne goûtent point ce langage de Dieu, qui est tout intérieur, il n’en faut pas conclure que d’autres ne le goûtent point. Nous lisons que saint Pierre le goûta dans son âme, puisqu’il dit à Jésus-Christ : « Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle 2. De son côté, la Samaritaine, ravie de la douceur des divines paroles, en oublia et son eau et sa cruche 3.

L’âme dont nous parlons étant si proche de Dieu qu’elle est transformée en flamme d’amour et qu’elle reçoit les communications du Père, du Fils et du Saint-Esprit, est-il incroyable de dire qu’elle reçoit un avant-goût de la vie éternelle ? Avant-goût imparfait sans doute, puisque la condition de cette vie ne comporte pas davantage, mais néanmoins délectation sublime, puisque ce jet de flammes de l’Esprit-Saint en elle, lui donne la saveur de l’éternelle vie.

C’est pour cela qu’elle appelle « Vive Flamme » la flamme qui la consume, non que cette flamme ne soit toujours vive, mais c’est qu’elle fait vivre cette âme spirituellement en Dieu, qu’elle lui fait expérimenter ce qu’est la vie de

1 Joan., vi, 67.

2 Domine, ad quem ibimus ? Verba vitae aeternae habes. (Ibid., 69.)

3 Id., iv, 28.

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Dieu. Mon cœur et ma chair, nous dit David, se sont réjouis dans le Dieu vivant 1. Non qu’il soit besoin de nous apprendre que Dieu est vivant, puisque c’est une qualité qu’il ne perd jamais, mais le prophète veut nous faire comprendre que son esprit et ses sens goûtaient Dieu comme vie et se sentaient transformés en Dieu, car c’est là goûter le Dieu vivant, goûter la vie de Dieu, la vie éternelle. David n’emploierait pas non plus cette expression de « Dieu vivant », s’il ne goûtait Dieu dans une vive plénitude, bien qu’encore imparfaitement et selon une ébauche de l’éternelle vie.

Ainsi, dans cette flamme, l’âme goûte Dieu d’une manière si vive et avec tant de suavité, qu’elle s’écrie : « Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme !

Qui me blesses si tendrement. »

C’est-à-dire, toi dont l’ardeur me touche si tendrement. Comme cette flamme est une flamme de vie divine, elle blesse l’âme avec la tendresse qui est propre à la vie de Dieu. Elle la blesse puissamment et l’attendrit profondément, au point de la liquéfier tout entière en amour. Alors se réalise en elle ce qu’expérimenta l’Épouse des Cantiques lorsqu’elle s’attendrit au point de se fondre. Dès que l’Époux eut parlé, dit-elle, mon âme s’est fondue 2. C’est bien là l’effet que la parole de Dieu produit sur l’âme.

Mais comment cette âme peut-elle dire que la flamme la blesse, alors qu’il n’y a plus rien en elle à blesser, puisqu’elle est entièrement cautérisée par le feu d’amour ? Chose merveilleuse ! L’amour ne reste jamais oisif, il est dans un mouvement continuel, comme la flamme qui lance continuellement ses jets de tous côtés, et d’autre part le propre

1 Cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum. (Ps. LXxXUI, 3.)

2 Anima mea liquefacta est ut loculus est dilectus. (Cant., v, 6.)

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de l’amour est de blesser, afin de faire naître l’amour et la délectation. L’âme dont il s’agit est déjà toute en flammes, et l’amour lui lance ses blessures comme des jets de nouvelles flammes, flammes exquises de l’amour le plus tendre. C’est ainsi que l’amour, en joie et en fête, se livre aux jeux et aux passes de l’amour, dans le palais même de l’amour et des noces spirituelles, ainsi qu’il est écrit d’Assuérus et d’Esther, son épouse 1. L’amour en cet instant révèle tous ses charmes, il découvre toutes les richesses de ses trésors, afin que s’accomplisse en cette âme ce qui est dit dans les Proverbes : J’étais tous les jours dans les délices, me jouant sans cesse en sa présence, me jouant dans l’orbe de la terre, car mes délices sont d’être avec les enfants des hommes 2, c’est-à-dire de leur communiquer mes délices.

Ces blessures, ou autrement ces jeux de l’amour, sont des jets de flammes et des touches pleines de tendresse qu’imprime sur l’âme, à certains moments, ce feu d’amour qui ne connaît pas l’oisiveté. Il est dit ici que ces jets de flammes atteignent et blessent

Au plus profond centre de l’âme.

C’est au centre de l’âme, là où le sens n’atteint point, là où le démon ne saurait pénétrer, qu’a lieu cette fête de l’Esprit-Saint, d’autant plus sûre, plus substantielle, plus délicieuse qu’elle est plus intérieure. La raison en est que plus elle est intérieure et délicieuse, plus elle est pure, et plus grande est la pureté, plus abondante, plus fréquente et plus universelle est la communication divine ; plus aussi grandissent la jouissance et la délectation de l’esprit, car ici c’est Dieu qui fait tout et l’âme n’opère rien d’elle -

1 Esth., ii, 18.

2 Delectabar per singulos dies, luden coram eo mal tempore. luden in orbe terrarum, et deliciae meae esse cum filiis hominum (Prov., viii, 30, 31.)

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même. L’âme, en effet, ne peut agir que par l’entremise et avec le secours du sens ; or, elle est ici totalement affranchie du sens, bien éloignée du sens. Elle ne fait donc autre chose que recevoir de Dieu, c’est-à-dire de Celui qui peut agir dans le fond et dans l’intime de l’âme sous le secours des sens, de Celui qui peut mouvoir l’âme au dedans d’elle-même. De là vient que tous les mouvements de cette âme sont divins, et bien qu’ils soient de Dieu, ils sont aussi de l’âme, car Dieu opère en elle avec elle, puisqu’elle y donne sa volonté et son consentement.

En disant que la flamme blesse son centre le plus profond, l’âme donne à entendre qu’elle a d’autres centres moins profonds. Il convient d’entrer ici en quelques explications.

Il faut savoir en premier lieu que l’âme, en tant que pur esprit, n’a en son être ni haut, ni bas, ni profondeur plus ou moins grande, comme les corps susceptibles d’évaluation. N’ayant pas en elle de parties, n’ayant ni dehors, ni dedans, puisqu’elle est une, elle ne peut avoir de centre plus ou moins profond. Elle ne peut être plus illuminée en une partie qu’en une autre, comme le sont les corps physiques. Elle l’est plus ou moins, mais uniformément, de même que l’air est uniformément éclairé, en un degré supérieur ou en un degré moindre.

Dans les choses terrestres, nous appelons centre le plus profond le dernier degré auquel peut atteindre un être, ou auquel peut s’étendre sa capacité, la force de son opération et de son mouvement, le degré qui ne saurait être dépassé. Le feu et la pierre, par exemple, ont une activité, un mouvement naturels, une force qui les porte vers le centre de leur sphère, centre qu’ils ne peuvent dépasser et auquel ils atteignent nécessairement si un obstacle ne vient pas s’y opposer. Nous dirons donc que la pierre enfoncée dans le sol, sans être au plus profond de la terre, est en quelque manière dans son centre, parce qu’elle est dans la sphère de son activité et de son mouvement. Cependant nous ne pouvons pas dire qu’elle est dans son centre le plus profond, lequel n’est autre que le centre de la terre. Il lui reste donc toujours activité, force et inclination pour descendre davantage et atteindre ce dernier centre, ce centre le plus profond, qu’elle atteindra effectivement si si l’on fait disparaître l’obstacle qui la retient. Lorsqu’elle l’aura atteint et qu’il ne lui restera plus ni activité, ni inclination à se mouvoir, nous dirons qu’elle est dans son centre le plus profond.

Le centre de l’âme, c’est Dieu. Une fois qu’elle l’a atteint selon toute la capacité de son être, selon toute la force de son opération, le, dernier et le plus profond centre de l’âme sera atteint, alors de toutes ses forces elle aimera, connaîtra Dieu et jouira de lui. Tant qu’elle n’en sera pas arrivée là, elle aura beau être en Dieu, son centre, par sa grâce et la communication qu’il lui fait de lui-même, il y en a elle un mouvement vers quelque chose de plus, des forces pour atteindre quelque chose de plus, en sorte qu’elle n’est pas satisfaite. Elle est bien dans son centre, mais non dans son centre le plus profond, puisqu’elle peut aller plus loin.

L’amour unit l’âme à Dieu et plus l’âme a de degrés d’amour, plus elle entre profondément en Dieu, plus elle se concentre en lui. Par suite, nous pouvons dire que plus l’âme atteint de degrés d’amour, plus elle, atteint, de centres en Dieu, tous plus profonds les uns que les autres. Ce sont les nombreuses demeures que le Fils de Dieu nous déclare se trouver dans la maison de son Père 1.

En résumé, pour qu’une âme se trouve en son centre qui est Dieu, il suffit qu’elle ait un degré d’amour, parce qu’un degré d’amour suffit pour qu’une âme soit en Dieu

1 Luc., xiv, 2.

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par la grâce. Si elle a deux degrés d’amour, elle sera concentrée en Dieu selon un autre centre plus intérieur. Si elle atteint trois degrés, elle pénétrera en Dieu trois fois davantage. Si elle atteint le dernier degré, l’amour de Dieu blessera cette âme en son centre le plus profond. En d’autres termes il la transformera et l’illuminera en tout son être, selon toute sa capacité et toute sa puissance, jusqu’à ce qu’elle en vienne à paraître Dieu même.

Voyez le cristal pur et limpide. Plus il reçoit de degrés de lumière, plus la lumière se concentre en lui et plus il resplendit. Et la lumière peut en venir à se concentrer si abondamment en lui, qu’il en vienne à paraître entièrement lumière, à ne plus se distinguer de la lumière. Lorsqu’il en a reçu autant qu’il est capable d’en recevoir, il devient tout semblable à la lumière.

En disant que la flamme la blesse en son centre le plus profond, l’âme déclare donc que l’Esprit-Saint la blesse selon toute l’étendue de sa substance, de sa force et de sa capacité. Ce qu’elle dit pour donner à entendre l’extraordinaire abondance de délices et de gloire qu’elle expérimente. Plus l’âme est substantiellement concentrée en Dieu, transformée en lui, plus ces délices sont grandes, plus elles sont exquises. Ceci surpasse de beaucoup ce qui se passe dans la commune union d’amour, à cause de l’extrême embrasement du feu, lequel, ainsi que nous le disions, est devenu une Vive Flamme. L’âme enveloppée d’une gloire si suave et l’âme qui jouit seulement de la simple union d’amour, peuvent en quelque façon se comparer la première à ce feu du Seigneur dont Isaïe nous dit qu’il se trouve dans Sion, laquelle figure l’Église militante, la seconde à ce fourneau de Dieu qui était à Jérusalem 1, laquelle signifie vision de paix.

1 Omnipotens cujus ignis est in Sion, et caminus ejus in Jerusalem. (Is., xxi, 9.)

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L’âme dans cette seconde union peut être assimilée à un fourneau embrasé, donnant lieu à une vision d’autant plus pacifique, plus glorieuse et plus exquise, nous l’avons dit, que la flamme de ce fourneau est plus embrasée que ne l’est le feu ordinaire.

L’âme donc, sentant que cette Vive Flamme d’amour lui communique une vive abondance de biens — et par le fait ce divin amour apporte tous les biens avec lui, elle s’écrie : « Oh ! flamme d’amour ! Vive Flamme ! Toi qui blesses si tendrement ! » Comme si elle disait : Oh ! amour embrasé ! qui me glorifies délicieusement par tes touches amoureuses, selon toute ma capacité et toute la force dont je suis capable ! Tu me donnes une intelligence divine selon toute la capacité de mon entendement ; tu me communiques l’amour selon toute la puissance de ma volonté ; tu combles d’un torrent de délices l’essence de mon âme par ton divin contact et ton union substantielle, selon la suprême pureté de mon être et selon toute l’étendue de ma mémoire !

C’est là ce qui se produit — sans parler de tout ce qui ne peut s’exprimer — au moment où cette flamme d’amour jaillit dans une âme. Cette âme est selon son essence et selon ses puissances, mémoire, entendement et volonté, parfaitement nette et purifiée. Aussi la Sagesse divine qui, selon l’expression de l’Écrivain sacré, atteint partout à cause de sa pureté 1, l’absorbe en soi d’une manière aussi profonde que subtile et sublime, par l’opération de sa divine flamme. Dans cette absorption de l’âme en la Sagesse, l’Esprit-Saint imprime à la flamme des vibrations glorieuses d’une suavité telle, que l’âme ajoute aussitôt :

Tu n’es plus amère à présent.

1 Attingit autem ubique propter suam munditiam. (Sap., vii, 24.)

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Ce qui revient à dire : tu ne m’affliges plus maintenant, tu ne produis plus en moi la souffrance et l’angoisse, comme tu le faisais autrefois., En effet, quand l’âme se trouvait dans l’état de purgation spirituelle qui marque l’entrée à la contemplation, cette flamme divine ne lui était ni bienveillante ni suave, comme dans l’état présent d’union. Ceci demande quelque explication et nous nous y arrêterons un moment.

Remarquons-le, avant que cette divine flamme d’amour s’introduise dans la substance de l’âme, avant qu’elle s’unisse à elle dans une parfaite purgation, dans un état de pureté entièrement achevée, cette même flamme, qui n’est autre que l’Esprit-Saint lui-même, frappe des coups sur cette âme, afin de détruire et de consumer ses imperfections et ses mauvaises habitudes. Telle est l’opération par laquelle l’Esprit-Saint la dispose à la divine union et à la transformation substantielle en Dieu par amour.

Ce feu d’amour qui dans la suite s’unit à l’âme en la glorifiant est le même qui l’assaille d’abord en la purifiant. Prenons la comparaison du bois. Le feu qui va le pénétrer est celui qui l’attaque d’abord et l’enveloppe de sa flamme, pour le dessécher et le dépouiller de ses accidents fâcheux. Lorsqu’il l’aura disposé par sa chaleur, il pourra pénétrer en lui et le transformer en soi.

Sous l’emprise de cette opération, l’âme souffre à l’extrême, elle endure dans l’esprit des peines violentes, qui, d’ordinaire, ont leur répercussion dans le sens. Cette flamme lui est singulièrement pénible, parce qu’en cet état de purgation, au lieu de l’éclairer, elle la met dans l’obscurité, au lieu de lui être douce, elle lui est amère. Si parfois elle lui communique quelque chaleur d’amour, cette chaleur est accompagnée d’angoisse et de tourment. Au lieu de lui être délectable, elle lui apporte de la sécheresse ; au lieu de la fortifier et de la pacifier, elle la consume et l’accuse ;

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au lieu de la glorifier, elle la plonge dans la misère et l’amertume.

Alors, selon l’expression de Jérémie, Dieu lui envoie un feu dans les os, afin de l’instruire 1. Et, comme parle David, il l’examine par le feu 2. L’âme, dans ce temps-là, endure de profondes ténèbres dans son entendement, des sécheresses amères et des angoisses violentes dans sa volonté, une très pénible connaissance de ses misères dans sa mémoire, parce que son œil spirituel est grand ouvert pour se connaître. Dans son essence l’âme souffre un profond délaissement et une extrême indigence. D’ordinaire elle se sent sèche et froide, parfois brûlante ; elle ne trouve de soulagement nulle part. Aucune pensée consolante ne s’offre à elle. Elle est impuissante à élever même son cœur vers Dieu.

C’est à ce point que la divine flamme est amère à cette âme. Job en proie à la même épreuve disait à Dieu : Vous m’êtes devenu cruel 3. Oui, en vérité, quand l’âme souffre toutes ces peines à la fois, il est impossible de représenter ce qu’elle endure alors. Par moments, ses peines sont peu inférieures à celles du purgatoire. Je ne saurais mieux dépeindre l’amertume à laquelle cette âme est en proie et l’extrémité de ses tourments, qu’en citant les paroles de Jérémie sur le même sujet :

Je suis un homme qui voit sa pauvreté sous la verge de l’indignation du Seigneur. Il m’a conduit et amené dans les ténèbres, et non dans la lumière. Il n’a fait que tourner et retourner sa main contre moi tout le jour. Il a fait vieillir rna peau et ma chair ; il a brisé mes os. Il a bâti un mur tout autour de moi ; il m’a environné de fiel et de douleur. Il m’a placé dans les ténèbres, comme les morts éternels.

1 De excelso misit ignem in ossibus meis, et erudivit me. (Thren., r, 13.)

2 Igne me examinasti. (Ps. xvi, 3.)

3 Mutatus es mihi in crudelem. (Job, xxx, 21.)

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Il a construit autour de moi, afin de me fermer toute issue ; il a appesanti mes fers. Quand je pousserai vers lui mes cris et mes supplications, il a d’avance rejeté mes prières. Il a fermé mes voies avec des pierres carrées, il a défoncé mes sentiers 1.

À quoi Jérémie ajoute bien d’autres plaintes encore. Comme c’est alors Dieu même qui soumet l’âme à une cure souverainement douloureuse, afin de la guérir de ses nombreuses infirmités, elle doit nécessairement souffrir ce que comporte la gravité de son mal et la rigueur du traitement. Ici on lui place le cœur sur les brasiers, afin d’en expulser tous les genres de démons 2. Ici toutes les maladies de l’âme sont mises en pleine lumière. Sous cette cure divine, elles sont placées devant ses yeux pour qu’elle les discerne clairement. Les faiblesses, les misères étaient enracinées dans l’âme, et si bien couvertes qu’elle ne les apercevait pas. Maintenant, sous l’action de la lumière et de la chaleur du feu divin, elle les voit, elle les sent.

De même l’humidité dont le bois était imprégné demeurait invisible, tant que le feu n’était pas venu l’attaquer, tant qu’il ne l’avait pas fait transpirer et — fumer, pour le faire ensuite resplendir. Telle l’action de la flamme divine à l’égard de l’âme.

Admirable spectacle ! Il s’élève alors dans l’âme adversaires contre adversaires : les combattants de l’âme contre les combattants de Dieu. Ces derniers envahissent l’âme, et, comme disent les philosophes, la présence des uns fait

1 Ego vir videns paupertatem meam in virga indignationis ejus. Me minavit et adduxit in tenebras et non in lucem. Tantum in me vertit et convertit rnanunt suam tota die. Vetustam tecit pellem meam et cament meam, contrivit ossa mea. Ædificavit in gyro meo, et circumdedit me telle et labore. In tenebrosis collocavit me quasi mortuos sempiternos. Circumoedificavit adversum me, ut non egrediar, aggravavit compedem meum. Sed et cum clamavero et rogavero, exclusit orationem meam. Conclusit vias meas lapidibus quadris; semitas meas subvertit. (Thren., iii, 1-9.)

2 Tob., vi, 8.

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surgir les autres. Les combattants de Dieu attaquent ceux de l’âme ; ils tâchent de s’expulser les uns les autres, afin de régner seuls en elle. Je veux dire que les vertus et les attributs très parfaits de Dieu se dressent contre les défectuosités et les habitudes très imparfaites de l’âme, et celle-ci souffre au dedans d’elle-même la lutte de ces opposants.

Comme la flamme est extrêmement lumineuse, au moment où elle fait irruption, sa lumière brille dans les ténèbres de l’âme, qui sont extrêmement profondes. L’âme alors sent très vivement ces ténèbres naturelles et vicieuses qui s’opposent à la lumière surnaturelle. D’autre part, elle ne perçoit plus la lumière surnaturelle qui ne réside pas au dedans d’elle, elle perçoit au contraire les ténèbres qui résident en elle et qui ne peuvent comprendre la lumière. Elle sent donc d’autant plus les ténèbres que la lumière fait plus d’efforts pour l’envahir, car c’est un fait que les âmes ne voient leurs ténèbres que lorsqu’elles sont envahies par la lumière. Quand la divine lumière aura expulsé les ténèbres, alors l’âme se trouvera illuminée, transformée. Elle discernera en elle-même la lumière, parce que, son œil spirituel aura été purifié et fortifié par ses rayons.

Si une immense lumière vient frapper une vue faible et impure, elle la plonge totalement dans les ténèbres, parce que la puissance visuelle est surmontée par l’excès de la lumière. La divine flamme, de même, était d’abord pénible à la vue de l’entendement. Comme elle est par elle-même souverainement amoureuse et tendre, c’est tendrement et amoureusement qu’elle assaille la volonté. Mais la volonté étant par elle-même extrêmement sèche et dure, et d’autre part la dureté se sentant davantage au contact de la tendresse, et la sécheresse au contact de l’amour, au montent où la flamme assaille amoureusement et tendrement la volonté, celle-ci sent très vivement sa dureté et sa séche -

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resse naturelles à l’égard de Dieu. Elle ne sent pas l’amour et la tendresse de la flamme, parce qu’elle-même est entachée de dureté et de sécheresse, conditions incompatibles avec la tendresse et l’amour. Quand la dureté et la sécheresse auront été chassées par leurs contraires, alors la tendresse et l’amour divin régneront dans la volonté. Ainsi donc, c’est parce qu’elle lui faisait douloureusement sentir sa dureté et sa sécheresse, que cette flamme était amère à la volonté.

De même, comme la divine flamme est pleine d’ampleur et d’immensité, et que la volonté au contraire est étroite et resserrée, la volonté, alors que la flamme l’investit, sent vivement son resserrement et son étroitesse. En donnant sur elle, la flamme la dilatera et l’élargira ; elle la rendra capable de recevoir son action.

La flamme est suave et délicieuse, tandis que le palais spirituel de l’âme est corrompu par l’humeur maligne des affections déréglées. Par suite, la divine flamme lui paraît amère et désagréable ; le palais de l’âme ne saurait goûter le doux aliment de l’amour divin. C’est donc précisément parce que la volonté n’a point de douceur et n’est remplie que de misères, qu’elle éprouve tant d’amertume et tant d’angoisses en présence de la flamme très ample et très délicieuse du divin amour.

Enfin, cette flamme renferme une richesse, une bonté, une jouissance infinies, et l’âme n’a par elle-même qu’indigence absolue, elle ne possède aucun bien qui puisse la satisfaire. Elle connaît donc clairement sa misère, sa pauvreté, sa malice, au regard de la richesse, de la bonté, des délices divines. Elle ne perçoit pas cette richesse, cette bonté, ces délices de la flamme, parce que la malice ne comprend pas la bonté, que la pauvreté ne comprend pas la richesse, et ainsi du reste. Mais une fois que la flamme l’aura purifiée, elle l’enrichira, elle la glorifiera, elle la comblera de délices, en la transformant. En résumé, cette flamme était indiciblement amère à l’âme, parce que des contraires se combattaient en cette âme. Dieu, qui est toute perfection, luttait contre les habitudes imparfaites de l’âme. Mais ensuite, il transformera l’âme en soi, et par là, il l’adoucira, il la pacifiera, il l’éclairera, comme le feu en agit à l’égard du bois dont il s’est emparé.

Il est peu d’âmes qui subissent une purgation aussi intense. Celles-là seulement l’endurent que Dieu a dessein d’élever à un très haut degré d’union. Dieu, en effet, dispose chaque âme, par une purgation plus ou moins forte, au degré d’union auquel il se propose de le faire monter. Je le répète, les peines auxquelles il les soumet ont du rapport avec celles du purgatoire. De même que les âmes se purifient dans le purgatoire pour devenir capables de la claire vision de Dieu dans l’autre vie, ainsi elles se purifient en cette vie par les tourments que nous venons de dire afin de pouvoir se transformer ici-bas en Dieu par l’union d’amour.

Nous avons traité au long dans la Nuit obscure de la Montée du Carmel, de cette purgation et de son intensité plus ou moins grande. Nous avons décrit la purification de l’entendement, celle de la volonté, celle de la mémoire, celle de l’essence de l’âme ; nous avons parlé de la purification générale des puissances et de l’essence. Nous avons parlé également de la purification de la partie sensitive, et nous avons dit comment on distingue la purification sensitive et là purification spirituelle. Nous avons indiqué enfin en quel temps et à quel degré de la voie spirituelle cette purgation commence. Comme tout cela n’est pas du sujet qui nous occupe actuellement, je ne m’y arrêterai pas. Qu’il nous suffise pour l’instant de bien retenir ceci.

Le même Dieu qui veut pénétrer dans l’âme par l’union et la transformation d’amour, commence par l’assaillir et la purifier par la lumière et la chaleur de sa divine flamme,

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de même que le feu qui s’empare du bois est le même qui le dispose à son action, comme il a été dit. Donc cette flamme, qui est si douce à l’âme maintenant qu’elle l’a complètement investie, est la même qui lui était si douloureuse lorsque encore au-dehors, elle travaillait à l’envahir.

C’est là ce que l’âme veut donner à entendre quand elle dit : « Tu n’es plus amère à présent. » Comme si elle disait : Non seulement tu ne me plonges plus dans l’obscurité, mais tu es devenue la lumière de mon entendement, au moyen de laquelle je puis contempler mon Dieu. Non seulement tu ne fais plus défaillir ma faiblesse, mais tu es devenue la force de ma volonté, et par cette force, je suis capable d’aimer et de goûter mon Dieu, toute transformée que je suis en amour divin.

Non seulement tu ne causes plus angoisse et tourment à mon essence, mais tu es sa gloire, ses délices, sa dilatation. Oui, l’on peut dire de moi ce que chantent les divins Cantiques : Quelle est celle-ci qui monte du désert, comblée de délices, appuyée sur son Bien-Aimé 1, répandant l’amour de tous côtés ?

Puisqu’il en est ainsi,

Achève donc, si tu le veux.

En d’autres termes, achève de consommer en moi le mariage spirituel par ta vision béatifique. Il est vrai que dans l’état sublime où elle se trouve, étant parfaitement conforme à la divine volonté, parce qu’elle est parfaitement transformée en l’amour, elle n’a rien à demander pour elle-même, elle n’a de désir qu’à l’égard de son Bien-Aimé. La charité, dit saint Paul, ne considère pas ses intérêts. Elle a cependant des désirs par rapport à son Bien-Aimé,

1 Quae est ista, qua ascendit de deserto, deliciis affluens, innixa super dilectum suum ? (Cant., viii, 5.)

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puisqu’elle vit encore dans l’espérance et que, par conséquent, elle sent un vide qui demande à être comblé. Elle pousse donc des gémissements suaves et délicieux, à proportion de ce qui lui manque encore pour atteindre l’adoption parfaite des enfants de Dieu, cette absorption dans la gloire, où son appétit trouvera enfin le repos. En attendant, il aura beau être comblé d’union divine, il ne saurait être rassasié que lorsque la gloire apparaîtra 1. Sa faim est encore excitée par la saveur de gloire qui lui est ici accordée. Cette saveur est telle, que si Dieu ne prenait soin de la chair en protégeant de sa droite la vie naturelle comme il le fit pour Moïse dans la caverne du rocher, afin qu’il pût voir sa gloire sans mourir 2 — la droite divine communiquant alors à la vie naturelle un aliment et des délices supérieurs à ce qu’elle perd par ailleurs, — à chacun de ces jets de flamme, la vie naturelle céderait et la mort devrait s’ensuivre, parce que notre partie inférieure est trop fragile pour porter une telle abondance, une telle sublimité de feu divin.

Ce désir de l’âme et la demande qu’il inspire ne sont pas accompagnés de peine, car ici l’âme est incapable d’en ressentir. C’est un désir suave et délicieux, qui révèle la conformité dont sont animés et l’esprit et le sens. Aussi l’âme dit-elle : « Si tu le veux. » Sa volonté et son appétit sont tellement une seule chose avec Dieu, qu’elle fait toute sa béatitude d’accomplir sa volonté.

Il reste vrai cependant qu’au milieu des rayons de gloire et d’amour qui, sous l’action de ces divines touches, apparaissent à la porte de l’âme et sont hors de toute proportion avec l’étroitesse de la demeure terrestre, l’âme montrerait peu d’amour si elle ne demandait pas à être introduite dans l’amour parfait et consommé. D’ailleurs, l’âme com-

1 Satiabor cum apparuerit gloria tua. (Ps. xvi, 15.) 2 Exod., xxxiii, 22.

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prend qu’au milieu de ces souveraines délices et de ces communications de l’Époux, l’Esprit-Saint la provoque et l’invite à entrer dans cette immensité de gloire qu’il lui met devant les yeux. Cette invitation revêt de suaves et merveilleux accents, tels que l’Épouse les énonce au Cantique des Cantiques :

Voici mon Bien-Aimé qui me parle. Lève-toi, hâte-toi, mon amie, ma colombe, ma toute belle, et viens. Voici que l’hiver est passé, que la pluie a fui bien loin. Les fleurs ont paru sur notre terre. Le temps de tailler la vigne est venu, la voix de la tourterelle s’est fait entendre sur notre terre. Le figuier a donné ses fruits ; les vignes en fleurs ont répandu leur parfum. Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens : ma colombe, dans les trous de la pierre, dans la caverne du mur d’enclos, montre-moi ton visage, que ta voix retentisse à mes oreilles, car ta voix est douce et ton visage est plein de charmes 1.

L’âme entend ces invitations, elle en perçoit très distinctement le sens sublime qui est celui de la gloire, de cette gloire que l’Esprit-Saint lui découvre. Dans ces jets de flammes remplis de tendresse et de suavité, il lui témoigne le désir qu’il a de l’introduire dans cette divine gloire. C’est à cette amoureuse provocation qu’elle répond : « Achève donc, si tu le veux. » Par où elle adresse à l’Époux deux demandes : celles-là mêmes qu’il nous a enseignées en saint Mathieu : Adveniat regnum tuum. Fiat voluntas tua. En d’autres termes : Si telle est ta volonté, achève de me donner ton royaume ! Et pour en venir là,

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !

1 En dilectus meus loquitur mihi : Surge, propera, amica mea, columba mea, formosa mea et veni. Jam enim hiems transiit, imber abiit et recessit. Flores apparuerunt in terra nostra. Tempus putationis advenit; vox turturis audita est in terra nostra. Ficus protulit grossos suas ; vinae florentes dederunt adorera suum. Surge, amica mea, speciosa mea, et, veni: columba mea in foraminibus petrae, in caverna maceriae, ostende rnihi faciem tuam, sonet vox tua in auribus meis : vox enim tua dulcis et facies tua decora. (Cant., II, 10-14.)

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Ce « tissu » est l’obstacle qui s’oppose à la grande affaire dont il s’agit. En effet, une fois les obstacles levés, une fois les tissus qui empêchent l’union de l’âme et de Dieu définitivement rompus, il devient facile à l’âme d’atteindre Dieu.

Nous pouvons dire que les tissus qui empêchent cette union et qu’il faut nécessairement briser pour qu’elle s’accomplisse sont au nombre de trois. Le premier est temporel : il comprend tous les objets créés. Le second est naturel : il embrasse les opérations et les inclinations de la nature. Le troisième est sensitif : c’est l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire la vie sensitive et animale dont saint Paul disait : Nous savons que lorsque notre demeure terrestre se dissoudra, nous avons une autre habitation, que Dieu nous a préparée dans les cieux 1.

Il faut de toute nécessité que les deux premiers tissus soient rompus, pour que l’âme arrive à posséder l’union divine. Il faut renoncer à toutes les choses du monde, il faut mortifier toutes les inclinations et tous les appétits naturels ; il faut enfin que toutes les opérations de l’âme soient rendues divines. Toutes ces ruptures ont été accomplies par les assauts de la divine flamme alors qu’elle était amère. C’est la purgation spirituelle, nous l’avons dit plus haut, qui rompt ces deux premiers tissus. L’union divine en est résultée. Il ne reste plus à rompre que le troisième, celui de la vie sensitive. Aussi l’âme ne parle pas de plusieurs tissus, mais d’un seul.

Ce dernier tissu, le seul qui reste à rompre, est si subtil et si léger, l’union divine l’a tellement spiritualisé, que la flamme ne l’assaille pas avec rigueur et d’une façon pénible, comme elle assaillait les deux autres, mais d’une façon délicieuse et remplie de suavité.

1 Scimus enim quoniam si terrestris dornus nostra hujus habitationis dissolvatur, quod aedificationem ex Deo habemus, domum non manufactam aeternam in coelis. (11 Cor., v, 1.)

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Aussi pour de telles âmes la mort est-elle pleine de douceur et de suavité, et cette douceur surpasse toute celle que la vie spirituelle leur a jamais fait goûter au cours de leur existence. Ces amis de Dieu meurent dans des transports sublimes et au milieu des assauts délicieux que leur livre l’amour. Tel le cygne, qui chante avec plus de douceur lorsqu’il va mourir. C’est pour cela que David nous assure que la mort des justes est précieuse 1. Les fleuves d’amour de cette âme sont sur le point d’entrer dans l’océan, et ils sont si larges, si abondants qu’ils ressemblent à des mers. Tant de trésors accumulés se rassemblent depuis le premier jusqu’au dernier jour pour accompagner le juste qui va prendre possession de son royaume. Les louanges dont nous parle Isaïe retentissent des extrémités de la terre, chantant la gloire du juste 2.

L’âme, à l’heure de ces glorieux assauts, se sent sur le point d’être mise en pleine jouissance de son royaume et elle se voit, à l’instant de ce départ, enrichie d’une abondance de trésors, pure, remplie de vertus et ornée des dispositions requises. À ce moment, en effet, Dieu découvre à l’âme sa beauté il lui confie la connaissance des dons et des vertus qu’il a mis en elle, parce que tout se change en amour et en louange, sans aucune trace de vanité ou de présomption, car il n’y a plus ici de levain d’imperfection, capable de corrompre cette âme.

Voyant donc qu’il ne reste plus à rompre que le faible tissu de l’humaine condition de la vie naturelle, dont elle se sent liée et captive, elle souhaite avec ardeur d’être délivrée de ces liens et d’être avec Jésus-Christ 3 ; elle appelle la dissolution de cette alliance de l’esprit et de la chair si différents entre eux ; elle demande à voir la chair

1 Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus. (Ps. cxv, 13.)

2 A finibus terrae laudes audivimus gloriam justi. (Is., xxiv, 16.) '

3 Phil., 1, 23.

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retourner en la terre d’où elle a été tirée et l’esprit retourner à Dieu qui l’a donné 1, sachant bien que la chair ne sert de rien, comme dit saint Jean 2, qu’au contraire elle entrave les biens de l’esprit. Elle se plaint donc qu’une vie si basse fasse obstacle à une vie si haute et elle en demande la rupture.

Elle donne à la vie mortelle le nom de « tissu » pour trois raisons : d’abord à cause de l’étroit rapport qu’il y a entre la chair et l’esprit, ensuite, à cause de la séparation qu’elle met entre Dieu et l’âme ; enfin parce qu’un tissu n’est pas d’ordinaire si opaque et si serré, qu’il ne laisse passer un peu de jour. Or, dans le cas dont il s’agit, le canevas est extrêmement léger. L’âme s’est à tel point spiritualisée, illuminée, affinée, que la Divinité transparaît au travers.

De plus, l’âme ayant le sentiment de la plénitude de force que renferme l’autre vie, comprend mieux toute l’infirmité de la vie présente. Aussi le tissu dont il s’agit lui paraît-il singulièrement léger. Ce n’est plus pour elle qu’une toile d’araignée, pour employer l’expression de David : Nous comparerons le cours de notre vie à l’araignée 3. Aux yeux d’une âme élevée à cette hauteur, c’est même beaucoup moins encore. Voyant les choses comme Dieu les voit, elle les apprécie comme Dieu les apprécie. Or, devant Dieu, nous assure David, mille ans sont comme le jour d’hier, qui n’est plus 4. Et, comme parle Isaïe, toutes les nations sont devant lui comme si elles n’étaient pas 5. Cette âme en juge de même. Toutes les choses créées lui paraissent un néant, elle-même n’est rien à ses propres yeux ; pour elle, son Dieu seul est tout.

On petit se demander pourquoi l’âme exprime ici le désir que le tissu soit rompu, plutôt que tranché ou usé,

1 Eccl., xv, 7.

2 Joan., vi, 64.

3 Anni nostri sicut araneoe ? meditabuntur. (Ps. Lxxxix, 9.)

4 Mille anni ante oculos tuas sicut dies hesterna, quae praeteriit. (Ibid., 4.)

5 Omnes gentes quasi non sint, sic sunt coram eo. (Is., xi., 17.)

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puisque tout cela semble revenir au même. Nous répondons qu’elle emploie cette expression pour quatre motifs. D’abord, afin de s’exprimer d’une manière plus exacte, parce que dans l’assaut du tournoi, on rompt effectivement le tissu de la bannière 1 ; on ne le tranche et on ne l’use pas. En second lieu, parce que l’amour est ami de tout ce qui est fort et impétueux, et l’impétuosité s’exerce davantage dans la rupture que dans la coupure et l’usure. En troisième lieu, parce que l’amour requiert la brièveté et l’opération prompte, car il est d’autant plus fort que son opération est plus rapide et plus spirituelle. Les forces réunies sont plus puissantes que les forces dispersées. D’autre part, l’amour s’introduit de la même manière que la forme s’introduit dans la matière, à savoir instantanément. Tant qu’il n’en est pas ainsi, il n’y a pas d’acte à proprement parler, il y a seulement disposition à l’acte.

C’est ainsi que les actes spirituels s’opèrent instantanément dans l’âme, parce qu’ils sont infus de Dieu. Quant aux actes que l’âme produit d’elle-même, ils doivent plutôt s’appeler des dispositions, des désirs et des affections successives. Ces actes personnels ne sont presque jamais des actes parfaits d’amour ou de contemplation. Quant aux actes spirituels, c’est Dieu qui les forme et les perfectionne très rapidement dans l’esprit. En ce sens, le Sagenous déclare que la fin de l’oraison vaut mieux que le commencement 2, et il est dit aussi que l’oraison brève pénètre les cieux.

De là vient que l’âme pourvue des dispositions requises peut produire en peu de temps des actes plus nombreux et plus intenses, que l’âme non disposée en beaucoup de

1 Dans les tournois, les combattants avaient à se frayer un passage en perçant des bannières qui leur étaient présentées par des opposants tout le long du parcours qu’ils avaient à franchir.

2 Melior est finis orationis quam principium. (Eccl., vii, 9.)

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temps. De même, la disposition très parfaite où elle se trouve lui permet de demeurer longtemps dans l’acte de l’amour ou de la contemplation. L’âme au contraire qui n’est pas disposée passe tout son temps à préparer son esprit, et après cela le feu n’arrive pas à s’emparer du bois, soit qu’il ait trop d’humidité, soit que la chaleur soit trop faible, soit pour ces deux motifs réunis.

Dans l’âme disposée, l’acte d’amour se produit en un instant, parce qu’à chaque contact l’étincelle enflamme l’amadou bien sec. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’âme embrasée d’amour préfère la rupture instantanée à la coupure et à l’usure, qui réclament plus de temps.

En quatrième lieu, il y a le désir que le tissu de la vie se brise prématurément : Lorsqu’il s’agit de couper ou d’user, on y met de la réflexion, on attend que l’objet à couper soit dans les conditions voulues, qu’il soit usé ou prêt d’une autre manière. Quand il s’agit de rompre, il n’y a pas, ce semble, de moment favorable à attendre, ou toute autre chose.

Or, c’est précisément ce que réclame l’âme embrasée d’amour. Elle ne peut se résoudre à attendre la fin naturelle de sa vie, ou telle ou telle circonstance, pour voir opérer la rupture de ses liens. La véhémence de son amour et la disposition qu’elle voit en soi lui font désirer et demander qu’un assaut d’amour, qu’une impétuosité surnaturelle rompe soudain la trame de sa vie. Elle sait que Dieu se plaît à rappeler à lui avant le temps les âmes qui lui sont chères, et qu’il opère alors rapidement en elles, par le moyen de l’amour, la perfection qu’autrement elles n’auraient pu acquérir qu’en beaucoup de temps.

C’est ce que nous déclare le Sage : Celui qui a plu au Seigneur, dit-il, a été chéri de lui ; et tandis qu’il vivait au milieu des pécheurs, il a été transféré. Dieu l’a enlevé de peur que la malice ne séduisit son intelligence ou que la fiction

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ne trompât son âme… Consommé en peu de temps, il a rempli une longue carrière. Son âme était agréable à Dieu : c’est pourquoi il s’est hâté de le retirer du milieu de l’iniquité 1. Il est donc très important pour une âme d’exercer en cette vie les actes de l’amour, parce que, se consommant rapidement, elle ne tarde guère à voir Dieu, soit en ce monde, soit en l’autre.

Mais examinons pourquoi l’âme donne à cet envahissement intérieur du Saint-Esprit le nom d’assaut, plutôt que tout autre nom. En voici la raison. L’âme découvre en Dieu un désir infini de voir sa vie mortelle prendre fin, et elle voit que s’il la prolonge, c’est que la perfection de l’âme n’est pas encore consommée. Elle le comprend, c’est en vue d’opérer cette consommation et de la dégager de la chair, qu’il l’assaille d’une manière si divine et si merveilleuse. Ce sont de véritables assauts qu’il lui livre, afin de la purifier et de la détacher. Par là, il pénètre toujours plus avant et va jusqu’à diviniser l’essence de cette âme. Sous cette divine opération, l’âme, de son côté, s’assimile toujours davantage l’Être de Dieu.

C’est par la force de l’Esprit-Saint que Dieu assaille et presse si vivement cette âme. Or, les communications de l’Esprit-Saint, quand elles sont enflammées, sont essentiellement impétueuses. Il en est ainsi dans l’assaut dont il s’agit. L’âme cependant l’appelle « doux », parce qu’elle y goûte puissamment Dieu lui-même. Non que beaucoup d’autres des touches et des contacts qu’elle expérimente en cet état ne soient également pleins de douceur, mais celui-ci se distingue au-dessus de tous les autres par l’éminence de sa suavité. En l’opérant, Dieu a en vue de dégager

1 Placens Deo jactas est dilectus, et vivens inter peccatores translatas est. Raptus est ne malitia minaret intellectum ejes, aut ne fictio deciperet animam illius… Consummatus in brevi, explevit tempora multa. Placita enim erat Deo anima illius : propter hoc properavit educere illam de medio iniquitatum. (Sap., IV, 10-14.)

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l’âme et de la glorifier promptement. D’où vient que se sentant des ailes pour voler vers Dieu, elle s’écrie : « Romps enfin le tissu ! »

Résumons à présent la Strophe tout entière. L’âme semble dire : Oh ! Flamme de l’Esprit-Saint, qui transperce si intimement et si vivement ma substance et qui la cautérise de ta glorieuse ardeur ! Puisque tu te montres si favorable que de vouloir te donner à moi dans l’éternelle vie, exauce ma prière ! Jusqu’ici mes demandes semblaient n’être pas entendues de toi, lorsqu’au milieu des angoisses et des peines d’amour où mon sens et mon esprit étaient plongés par suite de ma faiblesse et de mes souillures, je te suppliais de briser mes liens et de m’appeler à toi. Je te désirais avec ardeur, et l’impatience de mon amour ne me permettait pas de me conformer absolument à ton bon plaisir, qui était de prolonger encore mon existence. Les premiers élans de mon amour n’étaient pas assez élevés pour m’obtenir la faveur que je sollicitais. Mais à présent l’amour a tellement grandi en moi, que non seulement mon sens et mon esprit ne défaillent plus en toi, mais que, fortifiés par toi-même, mon cœur et ma chair exultent dans le Dieu vivant 1, entièrement conformes dans leurs aspirations. Désormais je demande ce que tu veux que je sollicite, et pas autre chose ; je ne veux ni ne puis vouloir, et il ne me vient même pas à l’esprit de vouloir, ce que tu ne veux pas. Mes demandes sont à présent plus puissantes et plus agréables à tes yeux, parce qu’elles viennent de toi, que tu me portes toi-même à les faire, et que je te les adresse avec joie et saveur dans l’Esprit-Saint.

Mon sort dépend de ton visage 2. Le temps est venu où tu reçois favorablement et avantageusement les prières. Brise enfin le léger tissu de la vie présente. N’attends pas

1 Cor menin et caro mea exultaverunt in Deum vivum. (Ps. lxxxiii, 2.)

2 De vultu tuo judiciurn meum prodeat. (Ps. xvt, 3.)

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que le cours du temps et le nombre des années viennent le trancher naturellement. Accorde-moi de t’aimer dès maintenant avec la plénitude et le rassasiement sans fin auquel j’aspire.


STROPHE II

Oh ! cautère vraiment suave !

Oh ! plaie toute délicieuse !

Oh I douce main ! touche légère,

Qui as le goût d’éternité !

Par toi toute dette est payée.

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.

EXPLICATION.

L’âme expose dans cette Strophe comment ce sont les trois Personnes de la très sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, qui opèrent en elle cette œuvre divine de l’union. La « main », le « cautère » et la « touche » dont elle nous parle sont en substance une même chose. Si elle leur donne ces noms, c’est pour marquer les effets propres à l’action de chacune des divines Personnes. Le « cautère » représente l’Esprit-Saint ; la « main », le Père ; la « touche », le Fils de Dieu. L’âme exalte donc ici le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et elle décrit trois grandes faveurs dont ils l’ont gratifiée, faveurs qui ont changé sa mort en vie et opéré sa divine transformation.

La première de ces faveurs est « la plaie toute délicieuse ». L’âme l’attribue à l’Esprit-Saint, à qui elle donne le nom de « cautère vraiment suave ». La seconde est « le goût d’éternité ». Elle l’attribue au Fils de Dieu, qu’elle nomme « touche légère ». La troisième est la divine transformation, don par lequel l’âme se déclare très avantageusement rémunérée. Elle attribue cette faveur au Père, à qui elle donne le nom de « douce main ». Après avoir nommé sous ces symboles les trois divines Personnes, à cause des effets

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propres à l’action de chacune, elle s’adresse à un seul Dieu en disant : « Tu me donnes la mort, en vie elle est changée. » Comme les trois Personnes agissent de concert, elle attribue toutes les opérations à chacune et à toutes à la fois. Voici le premier vers :

Oh ! cautère vraiment suave !

Ici, nous l’avons dit, le cautère représente l’Esprit-Saint. Moïse, en effet, dit au Deutéronome : Le Seigneur ton Dieu est un feu consumant 1, c’est-à-dire un feu d’amour d’une puissance infinie, capable en conséquence de consumer merveilleusement et de transformer en soi l’âme qu’il touche. Il est à noter cependant qu’il embrase et absorbe les âmes selon qu’il les trouve disposées, les unes plus, les autres moins, et cela autant qu’il lui plaît, quand et comment il lui plaît. Mais comme il est un infini brasier d’amour, lorsqu’il lui plaît de presser une âme un peu vivement, l’ardeur de cette âme s’embrase à tel point, qu’il lui semble brûler avec une violence qui surpasse tous les brasiers de ce monde.

C’est pour cela qu’à l’heure de son contact avec l’Amour infini, elle donne à l’Esprit-Saint le nom de « cautère ». On appelle cautère l’endroit où la pointe de feu est plus intense, plus véhémente et plus active qu’aux autres parties de la brûlure. Et c’est parce que l’acte de l’union dont il s’agit est produit par un feu d’amour plus embrasé que les autres, que l’âme se sert du mot de cautère, afin de distinguer cette union des autres unions.

Comme ici le divin feu a déjà transformé l’âme en soi, non seulement elle sent la brûlure d’un cautère, mais elle est devenue en tout son être un cautère de feu brûlant.

1 Dominus Deus tuus ignis consumens est. (Deuter., tv, 24.)

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Chose admirable et digne d’être attentivement pesée ! Ce feu divin, violent et consumant à l’excès, qui dévorerait mille mondes avec plus de facilité que le feu d’ici-bas ne consume un lambeau d’étoffe de lin, ne dévore ni ne détruit l’âme qu’il consume. Il ne lui cause même aucune souffrance ; au contraire, à proportion qu’il est plus actif, il la divinise plus suavement et la comble de plus pures délices. C’est ce que nous lisons aux Actes des Apôtres. Le feu divin, arrivant avec une véhémence extraordinaire, embrasa les disciples 1. Sur quoi saint Grégoire fait remarquer qu’ils brûlaient intérieurement d’amour, mais avec une grande suavité 2. L’Église elle-même nous le donne à entendre lorsqu’elle dit sur le même sujet : Il vint un feu du ciel, qui ne dévorait pas, mais resplendissait, qui ne consumait pas, mais illuminait 3.

Comme le but que Dieu se propose dans ces communications est d’élever une âme à un état sublime, il ne l’afflige ni ne la resserre ; il la réjouit au contraire et la dilate. Il ne la plonge pas dans les ténèbres ni sous la cendre, comme fait le feu à l’égard du charbon, mais il l’éclaire et l’enrichit. Aussi l’âme lui donne-t-elle le nom de « suave ».

L’âme bienheureuse qui a l’insigne avantage de se voir gratifiée de ce cautère sait tout, elle goûte tout, elle fait tout ce qu’il lui plaît, elle réussit à tout. Nul ne prévaut contre elle, nul ne peut lui préjudicier. C’est d’elle que parle saint Paul lorsqu’il dit : Le spirituel juge de tout et n’est jugé de personne 4. Et ailleurs : L’esprit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu 5.

Oh ! gloire incomparable des âmes qui ont mérité d’arriver à ce suprême embrasement ! Il a une force infinie pour

1 Act., II, 3.

2 Homel. 30 in Evang.

3 In officio feriae 2 de Pent.

4 Spiritualis judicat omnia et ipse a nemine judicatur. (I Cor., xv, 2.)

5 Spiritus enim omnia scrutatur, etiam profunda Dei. (Id., II, 10.)

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vous consumer et pour vous anéantir, et cependant, il ne vous dévore point, mais il vous engloutit dans sa glorieuse immensité.

Il n’y a pas lieu de s’étonner que Dieu élève certaines âmes à une pareille hauteur. Si le soleil matériel fait des effets si surprenants, pourquoi le soleil divin n’embraserait-il pas les montagnes, je veux dire les âmes des justes ?

Ce cautère d’amour ayant l’excessive suavité que nous indiquons, quelles délices, je le demande, ne goûtera pas une âme qui s’en verra consumée ? Elle voudrait les exprimer, mais, impuissante à le faire, elle se borne à cette exclamation : « Oh ! cautère vraiment suave ! »

Oh ! plaie toute délicieuse !

Cette plaie est produite par le cautère même qui la guérit, et c’est en la produisant qu’il la guérit. Il en est à peu près de même du cautère de feu matériel. Lorsqu’on le pose sur une plaie, il l’agrandit, et s’il s’imprime sur une plaie causée par le fer ou tout autrement, cette plaie devient une plaie de feu, et plus le cautère s’y imprime fortement, plus la plaie s’enflamme, au point que le sujet succombe. Ce divin cautère d’amour guérit lui-même la plaie d’amour qu’il produit dans l’âme, et en même temps, chaque fois qu’il s’y imprime, autant de fois il l’agrandit. En effet, pour l’amour, guérir, c’est faire plaie sur plaie et blessure sur blessure, jusqu’à ce que l’âme en vienne à n’être plus qu’une plaie d’amour. Et c’est lorsqu’elle n’est plus qu’une plaie d’amour qu’elle se trouve entièrement saine, toute transformée en amour, toute blessée d’amour. Ici, c’est celui qui est le plus blessé qui se trouve le plus sain, et celui qui n’est plus qu’une plaie est totalement sain. Et l’âme a beau être entièrement blessée et entièrement saine, le cautère ne laisse pas de faire son office, qui est de blesser

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d’amour. Mais alors son office est de rendre délicieuse cette plaie qui est la parfaite santé de l’âme. C’est ce que nous avons dit déjà. Aussi l’âme s’écrie-t-elle : « Oh ! plaie toute délicieuse ! »

Eh bien ! oui, plaie d’autant plus délicieuse que le feu d’amour qui la cause est plus sublime et plus divin. Comme l’Esprit-Saint n’a fait cette plaie à l’âme que pour la combler de délices, et que son désir, sa volonté de l’en combler est immense, immense sera la plaie, immense sera la jouissance dont cette plaie est la source. Oh ! heureuse et bienheureuse plaie, qui n’a été faite que pour caresser ! Le mal que tu causes est un comble de délices pour l’âme ainsi blessée. Tu es immense, ô plaie de suavité ! parce que Celui qui t’a faite est immense. Immenses sont les délices que tu causes, parce que c’est le feu d’amour, feu infini, qui te rend abondante en délices autant que tu es capable de les transmettre. Oui, encore une fois, plaie toute de suavité et d’autant plus sublime en suavité que le cautère s’est imprimé plus profondément au centre intime de la substance même de l’âme, consumant tout ce qui se peut consumer, afin de verser la suavité autant qu’elle se peut verser.

Ce cautère et la plaie qu’il cause, tels que nous les décrivons, constituent le plus haut sommet de l’état d’union. Dieu, en effet, a beaucoup d’autres manières de cautériser une âme ; mais elles n’arrivent pas jusque-là et sont bien différentes de celle dont nous parlons. Celle-ci est un pur contact de la Divinité accordé à une âme sans forme ni figure, soit intellectuelle, soit imaginaire.

Il existe cependant un cautère d’amour accompagné de forme intellectuelle, qui est très sublime aussi. Voici comment il se produit.

Une âme se trouvera enflammée d’amour pour Dieu, en degré moindre que nous venons de dire, mais fort élevé

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aussi. Tout à coup un séraphin l’attaquera d’une flèche ou d’un dard embrasé à l’extrême du feu d’amour, et transperçant de son dard cette âme qui est déjà à l’état de braise de feu, ou pour mieux dire, à l’état de flamme ardente, il l’en cautérisera de façon sublime. Sous l’action du cautère que produit ce dard de feu, voici que la flamme de cette âme s’élance soudain et monte avec violence. Tel un fourneau ou une forge embrasée, dont on remue et retourne le feu, afin d’en activer l’ardeur.

Sous la blessure de ce dard enflammé, la plaie de l’âme abonde en souveraines délices. Tandis que par la violente et délicieuse agitation causée par cette attaque du séraphin, l’âme se liquéfie tout entière en ardent amour, elle sent à la pointe de la blessure le venin d’amour qui empoisonne l’extrémité du dard pénétrer dans la substance de son esprit et de son cœur transverbéré. C’est à cette pointe de la blessure qui a percé, ce lui semble, le centre de son cœur, que l’âme perçoit les plus exquises délices. Qui pourra en parler dignement ?

L’âme, en effet, sent au point que je viens de dire comme un grain de sénevé presque imperceptible, mais d’une vivacité et d’une ardeur inexprimables, qui jette tout autour de lui un feu d’amour embrasé. Ce feu naît de la vitalité et de la puissance de cette vive pointe, où se trouve réunie toute la substance, toute la vertu du venin d’amour. Il se répand subtilement selon toute sa puissance et capacité de brûler par toutes les veines spirituelles de l’essence de l’âme, et fait croître à l’excès son ardeur.

Au sein de cet incendie, l’ardeur atteint un degré si élevé, et dans cette ardeur l’amour monte à un tel degré, qu’il forme comme des océans de feu d’amour, qui remplissent les hauteurs et les profondeurs de l’âme, déversant partout l’amour.

Il semble alors à cette âme, en cette ardeur qui va crois —

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sant sans mesure, que l’univers n’est plus qu’un océan d’amour, dans lequel elle-même est engloutie. Cet amour lui paraît sans limites et sans fin, et elle sent en elle-même, comme je viens de le dire, la vive pointe centrale qui lui donne naissance.

Quant à la jouissance dont déborde cette âme, il faut renoncer à l’exprimer : on n’en peut rien dire, sinon que l’âme comprend alors toute la justesse de la comparaison que fait l’Évangile entre le royaume de Dieu et le grain de sénevé, ce grain très petit, mais dont la chaleur est si vive qu’il devient un grand arbre 1.

Ainsi l’âme est devenue un immense incendie d’amour, né de ce point enflammé qui se trouve au centre de son esprit. Peu de personnes atteignent un état aussi élevé ; quelques-unes cependant y sont parvenues. Ce sont spécialement celles dont l’esprit et les vertus sont destinés à se répandre dans une postérité spirituelle. Dieu, dans ce cas, se plaît à enrichir de ses trésors ceux dont il fait les chefs, d’une race ; il met en eux les prémices de l’esprit, et cela plus ou moins, selon la succession plus ou moins étendue qu’il a dessein de donner à leur doctrine et à leur esprit.

Mais revenons à l’opération du séraphin. Très véritablement l’esprit céleste fait une blessure et une plaie intérieure à l’esprit. Parfois Dieu permet que des effets se produisent au-dehors et affectent le sens corporel d’une manière conforme à la blessure intérieure. Alors la blessure et la plaie paraissent à l’extérieur, comme il advint à saint François lorsqu’il fut, blessé par un séraphin. Ce saint reçut en son âme une blessure d’amour, qui parut au-dehors sous la forme de cinq plaies imprimées sur son corps, en sorte que la blessure de l’âme se trouva en quelque façon reproduite sur les membres.

1 Matth., xiii, 31

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Dieu d’ordinaire n’imprime pas corporellement un effet de grâce, sans l’imprimer d’abord et plus excellemment dans l’âme. Dans ce cas, plus la jouissance, plus l’effet d’amour que la plaie cause dans l’âme est intense, plus vive est la douleur que fait éprouver la blessure extérieure imprimée sur le corps, et l’une croît à proportion de l’autre. Cela vient de ce que de telles âmes étant parfaitement purifiées et affermies en Dieu, ce qui est douleur et tournent à leur chair corruptible est délices et jouissance à leur esprit fort et entièrement sain.

Chose admirable, en vérité, de sentir la douleur grandir à proportion de la jouissance ! Job expérimentait cette merveille lorsque, couvert de plaies, il disait à Dieu : Quand vous vous retournez sur moi, vous me tourmentez d’une manière admirable 1. Oui, c’est une grande merveille et un effet digne de l’abondance des suavités et des douceurs que Dieu tient en réserve pour ceux qui le craignent 2, que de verser les délices et la jouissance à proportion de la douleur et des tourments.

Toutefois, quand la plaie n’est produite que dans l’âme seulement et qu’elle ne paraît pas au-dehors, la jouissance peut être plus intense et plus élevée. La chair en effet refrène l’esprit, et lorsqu’elle reçoit communication des biens spirituels, elle raccourcit les rênes du léger coursier de l’esprit, elle resserre son mors, diminuant par là quelque chose de son excessive ardeur. À vrai dire, si le coursier usait de toute sa force, il briserait ses rênes ; mais il reste vrai qu’en pareil cas, la chair lui ravit une partie de sa liberté. Le Sage ne dit-il pas que le corps corruptible appesantit l’âme et que l’habitation terrestre opprime l’esprit, qui de lui-même perçoit de grandes choses s ?

1 Reversusque, mirabiliter me crudas. (Job, x, 16.)

2 Quam magna multitudo dulcedinis luce, Domine, quam abscondisti timentibus te ! (Ps. xxx, 20.)

3 Corpus enim quod corrumpitur aggravat animant. (Sap., ix, 15.)

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Je dis ceci pour bien faire comprendre que ceux qui, pour aller à Dieu, s’attachent à l’activité du discours naturel, ne feront jamais grand progrès dans la spiritualité. Il est en effet des personnes qui se figurent pouvoir arriver à la hauteur et à la puissance de l’esprit surnaturel par la seule opération du sens, si basse et purement naturelle, tandis qu’on n’y parvient qu’en renonçant au sens naturel et à son opération, en les laissant entièrement de côté.

Quand un effet surnaturel dérive de I'esprit dans le sens, c’est tout autre chose. Dans ce cas l’influence spirituelle peut atteindre une grande intensité : nous l’avons montré à propos de la plaie intérieure que la véhémence de l’action divine fait passer au-dehors. Saint Paul en est un exemple. Le sentiment intense qu’il avait des douleurs de Jésus-Christ dans son âme passait jusqu’à son corps. Lui-même le donne à entendre aux Galates, lorsqu’il dit : Je porte dans mon corps les stigmates du Seigneur Jésus 1.

Si tel est le cautère spirituel et telle la plaie d’amour, quelle sera, je le demande, la main qui imprime ce cautère, quel le contact de cette main ? L’âme impuissante à l’expliquer, cherche à le faire comprendre par l’exclamation qui occupe le vers suivant :

Oh ! douce main ! Touche légère !

Cette « main », étant aussi généreuse et aussi libérale qu’elle est puissante et qu’elle est riche, il est clair que lorsqu’elle s’ouvrira pour répandre sur moi ses faveurs, elle me comblera de dons aussi précieux que « magnifiques.

Oh ! main d’autant plus douce à sentir quand tu veux manifester ta suavité, que sous cette même main, si tu voulais en faire sentir le poids, le monde s’effondrerait en ruines ! N’es-tu pas celui-là même dont le seul regard

1 Ego enim stigmáta Domini Jesu in corpore meo porto. (Galat., vi, 17.)

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fait trembler la terre 1 et défaillir les nations, qui réduit en poudre les montagnes 2 ?

Oui, encore une fois, « douce main ! » Toi si rigoureuse et si dure à Job lorsque tu le touchais avec quelque rudesse, que tu es pour moi favorable et suave ! Tu le traitais avec rigueur, et pour moi, pleine de grâce et d’amabilité, tu me touches avec une amoureuse douceur. Ah ! c’est que tu donnes la mort comme tu donnes la vie, et personne ne peut s’échapper de ta main. Mais, ô Vie divine, tu ne tues que pour donner la vie et tu ne blesses que pour guérir.

Oui, tu m’as blessée pour me guérir, ô divine main ! Tu as donné la mort à ce qui me tenait dans la mort, à ce qui nie privait de cette vie divine dont je vis maintenant. Ce fut le don de cette grâce généreuse dont tu m’as prévenue, en m’admettant au contact de la splendeur de ta gloire et de la figure de ta substance 3, c’est-à-dire de ton Fils unique, de cette Sagesse par laquelle tu atteins fortement d’une extrémité à l’autre, à cause de sa pureté 4.

O Verbe, Fils de Dieu, touche exquise qui par la délicatesse de ton Être divin pénètre subtilement la substance de mon âme ! tu l’absorbes avec une suavité infinie totalement en toi-même, au milieu d’une abondance de divines délices, dont on n’a pas entendu parler dans la terre de Chanaan, et qu’on n’a jamais vue dans Théman 6.

O légère et infiniment légère touche du Verbe ! d’autant plus légère pour moi qu’après avoir sur l’Horeb renversé les montagnes et brisé les rochers par l’ombre seule de ta puissance et de la force qui marchait devant toi, tu t’es révélée au prophète dans le souffle d’une brise légère 6 !

1 Qui respicit terram et facit eam tremere. (Ps. cul, 32.)

2 Aspexit et dissoli it gentes, et contriti sunt montes sæculi. (Hebr., ut, 6.)

3 Hebr., t, 3.

4 Sap., viii, 1.

5 Non est audita in terra Chanaan, neque visa est in Theman. (Baruch, ur, 22.)

6 III Reg., xix, 11-12.

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O brise légère, dis-moi comment tu peux être une brise légère, comment tu peux toucher avec tant de légèreté et de délicatesse, alors que tu es si terrible en ta puissance ?

Oh ! heureuse et bienheureuse l’âme que tu touches si légèrement, ô Dieu puissant et terrible ! Aine bénie, dis-le au monde. Ou plutôt non, ne le lui dis pas, car le monde ne connaît pas cette brise légère, il ne te croirait point, parce qu’il est incapable de la recevoir et d’en faire estime.

O mon Dieu ! ô ma Vie ! Ceux-là te connaîtront, ceux-là recevront et sentiront ton contact léger, qui seront devenus légers eux-mêmes et par là te seront devenus conformes. Tu les toucheras avec d’autant plus de légèreté que, caché dans la substance de leur âme totalement affinée et purifiée parce qu’ils seront devenus entièrement étrangers à la créature et à tout le créé, tu pourras les cacher dans le secret de ta face, c’est-à-dire de ton divin Fils, pour les mettre à couvert de tous les troubles que peuvent causer les hommes 1.

Ah ! redisons-le et répétons-le encore, touche infiniment délicate, qui, par la force même de ta délicatesse, détaches et sépares une âme de tout contact des créatures et te l’adjuges uniquement à toi-même ! Tu laisses en elle un effet si subtil, un vestige si léger, que tout autre contact des choses hautes ou basses paraît à cette âme entaché de souillure, que son seul aspect l’offense, que sa seule approche, son seul attouchement lui est souffrance, intolérable tourment.

Or, il faut savoir que plus une substance est déliée, plus elle a d’étendue et de capacité, et que plus elle est légère, plus elle est subtile et communicative.

Redisons-le donc encore : Oh ! touche du Verbe, ineffablement légère ! Tu te répands d’autant plus, que tu es plus légère et que le vase de mon âme est devenu par ton

1 Abscondes eos in abscondito faciei tuae conturbatione hominem. (Ps. Xxx, 21.)

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contact plus simple et plus pur, plus délié et plus ample ! Oh ! touche légère ! si légère que ton contact est d’autant plus puissant et divinise d’autant plus mon âme, que ton Être divin, auteur de cette touche, est étranger à tout mode, à toute forme et à toute figure ! Répétons-le en terminant, touche légère et plus que légère, qui viens de ton Être très simple, qui, par là même qu’il est infini, est infiniment léger ! Et pour cela aussi,

Il a le goût d’éternité !

Sans aucun doute, cette divine touche fait goûter à l’âme la saveur de la vie éternelle, non toutefois en un degré parfait. Ceci n’aura rien d’incroyable, si nous réfléchissons à cette vérité très certaine : que la touche dont il s’agit est une touche substantielle, je veux dire un divin contact entre la substance de Dieu et la substance de l’âme, faveur dont bien des saints ont été gratifiés en cette vie. De là vient que l’exquise jouissance que procure cette touche divine est entièrement inexprimable. Aussi je préférerais n’en rien dire, tant je crains qu’on ne se figure qu’elle peut se rendre par des paroles. En réalité, il n’y a pas de termes pour exprimer, pour nommer même, des effets aussi sublimes et aussi divins. Il faut se borner à les goûter par expérience et à en jouir au dedans de soi-même dans le silence.

L’âme qui se voit ainsi gratifiée comprend parfaitement qu’il en est ici comme du caillou dont parle saint Jean, et que celui-là recevra qui aura vaincu. Sur ce caillou sera inscrit un nom que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit 1. Tout ce que l’on peut dire, et avec vérité, de cette divine touche, c’est qu’elle a le goût d’éternité. En cette vie ce goût ne saurait être parfait comme dans la gloire ;

1 Dabo illi calculum candidum, et in calculo nomen novum, quod nemo scit, nisi qui accipit. (Apoc., II, 17.)

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néanmoins, la touche étant divine, elle a très réellement la saveur de la vie éternelle.

L’âme ici perçoit le goût de tous les attributs de Dieu : elle reçoit communication de sa force, de sa sagesse, de son amour, de sa beauté, de sa clémence, de sa bonté, etc. Comme Dieu est tout cela, l’âme goûte tout cela dans cette seule touche divine, et elle le goûte à la fois selon ses puissances et selon son essence. Parfois une partie de cette jouissance de l’âme se déverse sur le corps, par suite de l’union qu’il a avec l’esprit. La partie sensitive, les membres, les os et la moelle des os sont imbibés de jouissance, non à un degré médiocre comme en d’autres effets de grâce, mais avec des impressions de délices et de gloire si intenses, qu’elles se font sentir jusqu’aux dernières articulations des pieds et des mains.

Le corps participe ici très abondamment à la béatitude de l’âme. Alors il glorifie à sa manière le Dieu qu’il sent jusque dans ses os, suivant cette parole de David : Tous mes os diront : Seigneur qui est semblable à vous 1 ?

Mais comme tous les discours qu’on pourrait en faire resteraient au-dessous de la vérité, qu’il suffise de dire qu’au sens corporel comme au sens spirituel, cette divine touche a « le goût d’éternité ».

Par toi toute dette est payée !

Il convient d’expliquer ici quelles sont ces dettes dont l’âme se déclare payée.

D’ordinaire, on n’arrive pas au sublime royaume spirituel sans avoir passé par des peines et des tribulations sans nombre. C’est en effet par beaucoup de tribulations qu’il convient d’entrer dans le royaume des cieux 2. Ces épreuves ont pris fin et désormais l’âme ne souffre plus.

1 Omnia ossa mea dicunt: Domine, quis similis tibi ? (Ps. xxxiv, 10.)

2 Per mullas tribulationes oporte! nos intrare in regnum Dei. (Act., xiv, 21.)

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Les peines que doivent soutenir ceux qui sont appelés à l’union avec Dieu sont des adversités et des tentations de bien des genres dans la partie sensitive ; des tribulations des ténèbres, des angoisses dans la partie spirituelle. L’âme en effet a besoin d’être purifiée dans ses deux parties, la spirituelle et la sensitive, ainsi que nous l’avons indiqué en expliquant le 4e vers de la Strophe I.

La raison pour laquelle ces épreuves sont nécessaires, c’est que la connaissance de Dieu et les divines délices ne peuvent s’imprimer convenablement dans une âme si le sens et l’esprit ne sont convenablement purifiés, affermis et spiritualisés. Les adversités et les amertumes purifient et dégagent le sens, les ténèbres et les angoisses spiritualisent et disposent l’esprit. L’âme doit donc passer par là pour devenir capable de se transformer en Dieu, de même que les âmes qui doivent le voir dans l’autre vie ont à passer par le purgatoire. L’intensité et la durée des tribulations varient suivant le degré d’union auquel Dieu a dessein d’élever une âme et suivant ce que les âmes ont à purger.

C’est au milieu de ces peines auxquelles Dieu soumet l’âme et le sens, que s’acquièrent dans l’amertume les vertus, la vigueur et la perfection, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse 1, elle atteint son fini dans le creuset de la souffrance. Le fer ne prend la forme conçue dans l’intelligence de l’artisan que sous l’action du feu et du marteau qui le dépouille de sa forme première. Jérémie nous dit que c’est de cette façon que Dieu l’instruisit. Le Seigneur, dit-il, a envoyé un feu dans mes os, et il m’a instruit 2. Il fait allusion au marteau quand il dit : Vous m’avez châtié, Seigneur, et j’ai été instruits. De son côté, l’Ecclésiastique demande : Celui qui n’a pas été tenté, que

1 Virtus in infermitate perficitur. (II Cor., xu, 9.)

2 De excelso misit ignem in ossibus meis et erudivit me. (Thren., 1, 13.)

3 Castigasti me et eruditus sum. (Jerem., xxxi, 18.)

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sait-il ? Et il ajoute : Celui qui n’a pas été éprouvé sait peu de chose 1.

On peut se demander pourquoi il y a si peu d’âmes qui atteignent ce haut degré de perfection. La volonté divine, sachons-le bien, n’est pas que ces âmes élevées soient en petit nombre. Dieu désire au contraire voir toutes les âmes en venir là, mais il en rencontre peu qui soient capables de soutenir une œuvre si haute et si sublime. La plus légère épreuve les trouve lâches. Elles fuient le travail, elles ne peuvent accepter la moindre désolation, la moindre mortification ; elles ne savent ce que c’est que la vraie patience. Dieu qui voulait bien commencer à les dégrossir, cesse de les purifier, de les soulever au-dessus de la terrestre poussière. Il faudrait pour cela plus d’énergie, plus de constance.

À ceux qui voudraient passer plus avant et qui fuient les moindres épreuves, on pourrait adresser ces paroles de Jérémie : Si vous avez eu tant de peine à suivre les piétons, comment pourrez-vous vous adapter à l’allure des cavaliers ? Si vous avez craint de perdre le repos dans la terre de la paix, comment tiendrez — vous tête à l’orgueil du Jourdain 2 ? Ou en d’autres termes, vous croyiez courir alors que vous traversiez d’un pas égal les épreuves communes à tous les mortels, et qui ne réclament qu’un courage médiocre et tout humain. Comment pourrez-vous vous modeler sur l’allure des chevaux, quand il s’agira d’épreuves au-dessus de l’ordinaire et du commun, exigeant une énergie et une vitesse plus qu’humaines ? Si vous avez voulu conserver la paix et la satisfaction en votre propre terre, qui est la sensualité, si vous avez refusé de faire la guerre à cette

1 Qui non est tentatus, quid scit ? Qui non est expertus, pauca recognoscit. (Ecc'., xxxiv, 9, 10.)

2 Si cum peditibus currens laborasti, quomodo contendere poteris cum equis? Cum, autem in terra pacis securus fueris, quid facies in superbia Jordanis ? (Jerem., xii, 5.)

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sensualité et de la contredire en petites choses, que ferez-vous en face de l’orgueil du Jourdain ? En d’autres termes, affronterez-vous les eaux impétueuses des tribulations et des souffrances, qui sont propres à la région plus intérieure de l’esprit ?

O âmes qui voulez parcourir avec consolation et sécurité la carrière spirituelle, si vous saviez combien il vous est bon de souffrir, combien il vous est avantageux, pour atteindre ces biens élevés, d’être affligées et mortifiées, vous ne chercheriez la consolation ni en Dieu ni dans les créatures, mais vous ambitionneriez la croix, le fiel et le vinaigre tout purs. Les obtenir serait à vos yeux le comble du bonheur, parce que, renonçant ainsi au monde et à vous-mêmes, vous vivriez à Dieu dans les délices de l’esprit !

Si vous saviez endurer ainsi avec patience les épreuves extérieures, vous mériteriez que Dieu jette les yeux sur vous pour vous soumettre à une purification plus intérieure, celle des épreuves spirituelles plus intimes.

C’est que pour obtenir la faveur signalée d’être soumis à ces épreuves tout intérieures, en vue d’être enrichi de dons et de mérites spéciaux, il faut avoir rendu au Seigneur de grands services, il faut avoir fait preuve de beaucoup de patience et de constance, il faut s’être rendu très agréable à ses yeux en sa vie et en ses œuvres. C’est ce que nous lisons du saint homme Tobie. L’ange Raphaël lui déclara que parce qu’il était agréable au Seigneur, il fallait que la tentation l’éprouvât, afin de le rendre apte à recevoir davantage 1. Aussi, au témoignage de l’Écriture, il passa ensuite le reste de sa vie dans la joie. Nous voyons de même que Dieu, après avoir loué Job, en présence des bons et des mauvais anges, comme son fidèle serviteur, lui envoya, dans sa bonté, de très dures épreuves, en vue de l’exalter ensuite bien davantage au spirituel et au temporel.

1 Quia acceptus eras Deo, necesse fuit ut tentatio probaret te. (Tob., xii, 13.)

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Dieu en agit de même envers les âmes qu’il veut conduire à une perfection éminente. Il permet qu’elles soient tentées, en vue de les diviniser ensuite par l’union avec la divine Sagesse. Cette union, nous dit David, est un argent éprouvé par le feu, éprouvé en la terre — c’est-à-dire en notre chair mortelle, — éprouvé jusqu’à sept fois, ou, en d’autres termes, éprouvé jusqu’à la dernière limite 1.

Il est inutile de nous arrêter à spécifier quelles sont ces sept purifications qui conduisent à la Sagesse, disons seulement qu’en cette vie, si élevée que soit l’union pour elle, ce sera cet argent dont parle David, non l’or de l’autre vie. Ce qui importe à l’âme, c’est de soutenir avec une patience et une fermeté invincibles toutes les tribulations et toutes les peines spirituelles et corporelles, grandes et petites, les recevant de la main de Dieu pour son avantage et pour son bien. Qu’elle se garde de s’y soustraire, car elles lui apportent la santé ; mais qu’elle se souvienne du conseil du Sage : Si l’esprit de Celui qui a la puissance s’élève contre vous, demeurez ferme à votre place, car ce remède vous guérira des plus grands péchés 2. En d’autres termes, ce remède coupera en vous la racine de vos péchés et de vos imperfections, en un mot, il vous guérira de vos habitudes mauvaises. Les peines, les angoisses éteignent et purifient les tendances au péché, tous les maux de l’âme. Celle-ci doit donc regarder comme une spéciale faveur de Dieu d’être éprouvée à l’intérieur, parce qu’ils sont en très petit nombre ceux qui ont mérité, en vue d’être conduits à un état si élevé, d’être consommés par les souffrances.

L’âme donc reconnaît ici que toutes ses peines passées lui sont très heureusement payées, que sa lumière est main -

1 Argentumigne examinatum, probatum terne, purgatum septuplum. (Ps. xi, 7.)

2 Si spiritus potestatem habentis ascenderit super te, locum tuum ne dimiseris, quia curatio faciet cessare peccata maxima. (Eccl., x, 4.)

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tenant à proportion de ce qu’ont été ses ténèbres 1, qu’ayant eu part à la tribulation, elle a part à présent aux consolations 2, en un mot que les trésors divins correspondent exactement, pour sa partie spirituelle et sa partie corporelle, aux souffrances intérieures et extérieures qu’elle a endurées, sans qu’un seul tourment manque d’une immense rétribution correspondante. Elle se déclare donc parfaitement satisfaite et dit : « Toute dette est payée. »

Elle rend grâce à Dieu à l’imitation de David, qui disait au Seigneur : Quelles tribulations terribles et sans nombre vous avez déchaînées sur moi ! Mais de toutes vous m’avez délivré. Vous m’avez retiré des abîmes de la terre, vous avez multiplié à mon égard vos magnificences, et, vous retournant vers moi, vous m’avez consolé 3.

Cette âme reproduit d’une manière frappante le sort de Mardochée. Assis à la porte du palais, revêtu d’un cilice et refusant le vêtement que lui offrait la reine Esther, il lamentait sur les places publiques de Suse le péril qui menaçait ses jours, frustré par ailleurs de toute récompense pour les services qu’il avait rendus au roi, pour sa fidélité à défendre son honneur et sa vie. En un seul jour, il se voit payé de toutes ses peines et de tous ses services. Ainsi en est-il de cette âme. Non seulement on l’introduit à l’intérieur du palais, revêtue d’habits royaux, et on la présente au monarque, mais on lui met la couronne sur la tête, le sceptre entre les mains, on la fait asseoir sur le trône, on la met en possession de l’anneau royal. Elle fera dans le royaume de son Époux tout ce que bon lui semblera, elle sera libre de s’abstenir de ce qui ne lui agréera point, et, par le fait, les âmes parvenues à cet état d’union

1 Sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus. (Ps. cxxxviii, 12.)

2 Sicut socii passionum estis, sic eritis et consolationis. (Cor., 1, 7.)

3 Quantas oslendisti mihi tribulationes multas et malas, et conversus vivificasti me, et de abyssis terrae iterum reduxisti me. Multiplicasti magnificentiam tuam et conversus consolatus es me. (Ps. Lxx, 20, 21.)

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obtiennent tout ce qu’elles souhaitent. Ainsi cette âme voit ses dettes entièrement payées. Ses ennemis, les appétits qui voulaient lui ôter la vie, ont été mis à mort. Elle-même vit à présent en Dieu. Aussi ajoute-t-elle immédiatement :

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.

La mort n’est autre chose que la privation de la vie. Quand la vie survient, il n’y a plus trace de mort. Au point de vue spirituel, il y a deux sortes de vie. L’une est la vie béatifique, qui consiste dans la vision de Dieu, elle s’obtient par la mort corporelle et naturelle, selon la parole de saint Paul : Nous savons que lorsque notre demeure terrestre se dissoudra, nous avons une autre habitation que Dieu nous a préparée dans les cieux 1. L’autre est la vie spirituelle parfaite, ou la possession de Dieu par union d’amour ; elle s’obtient par la totale mortification de tous les vices, de tous les appétits et de toutes les inclinations naturelles. Tant que ce travail n’est pas accompli, l’âme ne peut arriver à la perfection de la vie spirituelle d’union avec Dieu, suivant cette parole du même Apôtre : Si vous vivez selon la chair, vous mourrez : mais si vous mortifiez par l’esprit les ouvres de la chair, vous vivrez 2.

Il faut le bien savoir, ce que l’âme appelle ici mort, c’est la destruction complète du vieil homme, c’est-à-dire l’usage des puissances — mémoire, entendement et volonté — à l’égard des choses de ce monde, ce sont les appétits appliqués au goût des choses créées. Tout cela est l’exercice de l’ancienne vie, c’est la mort de la vie nouvelle ou de la

1 Scimus enim quoniam si terrestris dornus nostra hujus habitationis dissolvatur, quod ædificationem ex Deo babemus, domum non manufactam aeternam in coelis. ( II Cor., V, 1.)

2 Si enim secundum carnem vixeritis, moriemini. Si autem spiritu facta carnis rnortificaveritis, vivetis. (Rom., viii, 13.)

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vie spirituelle. De cette vie l’âme ne peut vivre parfaitement si elle ne meurt parfaitement au vieil homme. C’est à quoi nous exhorte l’Apôtre, lorsqu’il dit : Dépouillez-vous du vieil homme, et revêtez-vous de l’homme nouveau qui est créé selon Dieu dans la justice et la vérité 1.

Dans cette vie nouvelle, qui résulte de l’union parfaite avec Dieu dont nous traitons, tous les appétits de l’âme, toutes ses puissances selon leurs inclinations et leurs opérations — opérations qui par elles-mêmes sont des opérations de mort, de privation de vie spirituelle — se trouvent transformés divinement.

Au dire des philosophes, tout vivant vit par son opération. Or, comme l’âme dont il s’agit, par suite de son union avec Dieu, a son opération en Dieu, il s’ensuit qu’elle vit la vie de Dieu. Sa mort est donc devenue une vie véritable. Son entendement qui avant cette union entendait naturellement, par la puissance et la vigueur de sa lumière naturelle, est maintenant mû et informé par un autre principe plus élevé, celui de la lumière surnaturelle de Dieu. D’entendement humain, il est devenu divin, parce que l’entendement de l’âme et celui de Dieu ne font plus qu’un. La volonté, qui auparavant aimait d’une manière entachée de mort et d’une façon très basse, par les seules affections naturelles, se trouve transformée au divin amour, elle aime à présent d’une manière sublime et par des affections divines, parce qu’elle est mue par l’Esprit-Saint en qui elle vit, la volonté de l’âme et celle de Dieu ne faisant plus qu’une seule et même volonté. La mémoire, qui d’elle-même ne percevait que les formes et les images des créatures, en vient à ne retenir plus que les années éternelles 2.

Quant à l’appétit qui n’était capable que de goûter la

1 Induite novum hominem, qui secundum Deum creatus est in justitia et sanctitate veritatis. (Eph., iv, 24.)

2 Annos aeternos in mente habui. (Ps. LXXVI, 6.)

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saveur des objets créés, saveur opérant la mort, il se trouve maintenant transformé en saveur et en goût divin, parce qu’il est mû et attiré par un autre principe, qui l’actionne bien plus puissamment, je veux dire la jouissance de Dieu. D’où il suit que l’appétit de l’âme est désormais un appétit divin.

Finalement, tous les mouvements, toutes les opérations, toutes les inclinations de cette âme qui tiraient leur principe de sa vie naturelle, sont devenus dans cet état d’union des mouvements divins. En vraie fille de Dieu, elle est totalement mue par l’Esprit de Dieu, selon cette parole de saint Paul : Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu 1.

Pour résumer, l’entendement de cette âme est l’entendement de Dieu, sa mémoire est l’éternelle mémoire de Dieu, sa jouissance est la jouissance de Dieu. À la vérité, la substance de cette âme n’est pas la substance de Dieu, parce que l’âme ne peut être changée en Dieu ; mais étant au point où elle l’est unie à Dieu et absorbée en Dieu, elle est Dieu par participation. Merveille qui est propre à cet état parfait de la vie spirituelle, bien que toujours au-dessous de ce qui est propre à l’autre vie.

Ainsi la vie de cette âme, qui était pour elle une vraie mort, a été changée en vie. Elle est en droit de s’approprier cette parole de saint Paul : Je vis, non, ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi 2. C’est ainsi que la mort de cette âme s’est changée en vie divine, afin que s’accomplisse en elle cette autre sentence de l’Apôtre : La mort a été absorbée dans la victoire 3, et celle-ci du prophète Osée, qui nous dit parlant au nom de Dieu : O mort, je serai ta mort 4.

1 Qui Spiritu Dei aguntur, hi sunt filii Dei. (Rom., viii, 14.)

4 Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus. (Gal., ii, 70.)°

3 Absorpta est mors in victoria. (1 Cor., xv, 54.)

4 O mors ! ero mors tua. (Os., xiii, 14.)

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Cette âme est réellement absorbée dans la vie divine, étrangère à tout ce qui est du siècle, du temps, de l’appétit naturel désordonné. Elle a été introduite dans la demeure secrète du roi, où elle se réjouit et tressaille d’allégresse en son Bien-Aimé. Au souvenir de ses mamelles supérieures au vin, elle s’écrie : Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem 1, car ma noirceur naturelle a été changée en la beauté du roi céleste.

Redisons-le donc, cautère de feu infiniment plus embrasé que tous les feux de la terre, plus tu m’embrases, plus tu m’es doux ! Oh ! plaie délicieuse ! santé plus délicieuse pour moi que toute santé et tout plaisir du monde ! Oh ! douce main ! infiniment plus douce que toute douceur ! Et d’autant plus douce que tu me presses plus fortement ! Oh ! touche légère ! dont la légèreté est plus subtile et plus exquise infiniment que tous les charmes et toutes les beautés des créatures ! Tu es plus douce et plus savoureuse que le miel et son rayon, puisque tu as le goût de la vie éternelle et que tu me la fais d’autant plus goûter que tu me pénètres plus intimement. Tu m’es plus précieuse infiniment que l’or et les pierreries, puisque tu paies les dettes que rien ne saurait payer, car tu changes admirablement la mort en vie.

Dans cet état de perfection, l’âme est toujours en fête. Il lui est d’ordinaire d’éprouver au plus intime d’elle-même une divine jubilation, qui lui fait entonner un chant toujours nouveau, débordant de joie et d’amour, par la connaissance qu’elle a de son heureux état. Parfois elle redit dans son allégresse cette parole de Job : Ma gloire ira se renouvelant et je multiplierai mes jours comme le palmier 2. Ce qui revient à dire que Dieu, suivant l’oracle du Sage, étant

1 Nigra sum, sed formosa, filiae Jerusalem. (Cant., t, 4.)

2 Gloria mea semper innovabitur. (Job xxix, 20.)

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immuable en lui-même, renouvelle toutes choses 1. Sa présence continuelle en moi et son union avec moi renouvellera toujours ma gloire et ne me laissera pas retourner à la vieillesse de mon premier état. Je multiplierai mes jours, j’enverrai vers le ciel mes mérites, comme le palmier élève ses branches.

Cette âme chante intérieurement à Dieu toutes les louanges dont David a rempli le Psaume xxix, spécialement les deux derniers versets que voici :

Vous avez changé mes pleurs en joie. Vous avez déchiré le sac qui me tenait captive et vous m’avez environné d’allégresse, afin que ma gloire seule vous chante et que je ne sente plus l’aiguillon de la componction. Seigneur mon Dieu, éternellement je vous adresserai mes louanges 2. Et par le fait, aucune souffrance n’atteint plus cette âme.

Rien d’étonnant qu’elle soit si fréquemment dans cette allégresse, cette jubilation, cette jouissance et ces louanges de Dieu. En effet, outre la connaissance qu’elle a de tant de faveurs dont il l’a comblée, elle expérimente en lui une inexprimable tendresse. Son Bien-Aimé lui adresse des paroles si hautes, des éloges si exquis et si pleins d’amour, il l’enrichit de tant d’autres grâces, qu’il semble en vérité que Dieu n’ait ici-bas nulle autre à caresser et que ce soit sa seule occupation, l’unique objet de son attention. Alors elle s’écrie comme l’Épouse des Cantiques : Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui 3.

1 In se permanens, omnia innovat. (Sap., vii, 27.)

2 Convertisti planctum rneum in gaudium mihi. Conscidisti saccum rneurn et circumdedisti me lætitia. Ut cantet tibi gloria mea et non compungar. Domine Deus meus, in aeternam confitebor tibi. (Ps. XXIX, 12, 13.)

3 Dilectus meus mihi et ego illi. (Gant., iii, 16.)


STROPHE III

Oh ! lampes de feu très ardent

Au sein de vos vives splendeurs,

Mon sens avec ses profondeurs,

Auparavant aveugle et sombre,

En singulière excellence

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.

EXPLICATION.

Je prie Dieu de me donner ici son assistance, dans l’extrême besoin que j’en ai pour expliquer le sens profond de cette Strophe. Au lecteur, je demande une grande attention. S’il est dépourvu d’expérience, cette Strophe pourra lui sembler un peu obscure. Si, au contraire, il a de l’expérience, elle lui paraîtra pleine de lumière et de saveur.

L’âme relève ici les grands biens qui découlent pour elle de l’union divine, et elle en rend grâce à son Époux. Elle expose comment cette union a été pour elle la source de nombreuses et admirables connaissances de Dieu, tout imprégnées d’amour, qui ont illuminé et enflammé ses puissances spirituelles et même son sens, auparavant aveugle et plongé dans l’obscurité par des amours étrangers. Maintenant ses puissances spirituelles, illuminées et enflammées d’amour, sont en état de renvoyer lumière et amour à Celui qui les a éclairées et embrasées. Effectivement, le vrai bonheur de celui qui aime est de rendre à son Bien-Aimé tout ce qu’il est, tout ce qu’il vaut, tout ce qu’il a, tout ce qu’il reçoit, et plus tout cela a de prix, plus il goûte de joie à lui en faire hommage.

Telle est la joie qui remplit à présent cette âme : elle

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peut se servir des splendeurs et de l’amour qu’elle reçoit, pour resplendir en présence de son Bien-Aimé et lui rendre amour pour amour. Vient ensuite le vers :

Oh ! lampes de feu très ardent !

Disons d’abord que les lampes ont deux propriétés : elles éclairent et elles échauffent.

Pour bien comprendre ce vers, il faut savoir qu’en son Être unique et très simple, Dieu est toutes les vertus et toutes les magnificences de ses attributs. Il est tout-puissant, il est sage, il est bon, il est miséricordieux, il est juste ; sans parler d’autres attributs infinis, d’autres vertus infinies, qui nous sont inconnus tant que nous sommes ici-bas.

Comme Dieu est tout cela, si, dans son union avec l’âme, il trouve bon de lui ouvrir l’intelligence, cette âme connaît distinctement tous ces attributs et toutes ces grandeurs, à savoir la toute-puissance, la sagesse, la bonté, la miséricorde, en son Être très simple, etc. Elle sait que chacun de ces attributs est l’Être même de Dieu en un seul suppôt : soit le Père, soit le Fils, soit le Saint-Esprit. Chacun de ces attributs est Dieu même. Or, Dieu étant lumière infinie et feu infini, comme nous l’avons dit, il resplendit et brûle divinement en chacun de ses attributs, qui, encore une fois, sont sans nombre. Or, en une seule touche d’union, l’âme reçoit connaissance de tous les attributs divins. On peut donc dire avec vérité que Dieu est pour l’âme une multitude de lampes, qui versent chacune en elle la lumière de la sagesse et l’ardeur de l’amour, car elle a une connaissance distincte de chacune, et chacune produit en elle un embrasement d’amour.

Ainsi, au milieu de ces lampes divines, l’âme se trouve enflammée par chacune en particulier et par toutes réunies ensemble, car, répétons-le, tous ces attributs ne forment qu’un seul Être divin. Toutes ces lampes ne sont donc qu’une seule lampe, c’est-à-dire le Verbe, qui, selon la parole de saint Paul, est la splendeur du Père.

De là vient que, par un seul acte de connaissance des lampes divines, l’âme aime selon chacune d’elles et aime selon toutes ces lampes à la fois. En un même acte, elle exerce par rapport à chacune l’amour spécial à chacune et elle reçoit l’amour par chacune en particulier et par toutes ensemble. En effet, la splendeur que lui communique l’Être de Dieu en qualité de toute-puissance lui verse lumière et amour en tant que tout-puissant. Sous ce rapport, Dieu est à l’âme une lampe de toute-puissance, qui lui verse lumière, amour et plénitude de connaissance selon cet attribut. La splendeur que lui communique l’Être de Dieu en tant que sagesse, lui verse lumière et amour en tant qu’infiniment sage, et sous ce rapport Dieu est à l’âme une lampe de sagesse. La splendeur que lui communique l’Être de Dieu en tant que bonté, lui verse lumière et amour en tant qu’infiniment bon, et sous ce rapport Dieu est à l’âme une lampe de bonté. De même, il lui est une lampe de justice, une lampe de force, une lampe de miséricorde, et ainsi de tous les autres attributs que l’âme connaît en Dieu. En même temps, cette lumière, que l’âme reçoit de tous les attributs réunis, lui communique un embrasement d’amour qui lui fait aimer Dieu comme étant ces mêmes attributs.

Cette communication et cette révélation que Dieu fait de lui-même à une âme est, selon moi, la plus haute qu’il puisse faire en cette vie. On peut très justement la comparer à une multitude de lampes qui donnent à cette âme lumière et amour.

Ce sont ces divines lampes que Moïse vit sur le mont Sinaï, alors que Dieu passa devant lui. Se prosternant en hâte contre terre, il se mit à en proclamer quelques-unes,

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en disant : Souverain Monarque, Seigneur Dieu, miséricordieux, clément, patient, enclin à la compassion, véritable, qui exercez votre miséricorde sur des milliers de générations, qui effacez les péchés, les malices et les iniquités du monde, devant qui nul n’est innocent par lui-même 1.

On voit que les principaux attributs que Moïse connut alors en Dieu sont ceux de la toute-puissance, de la souveraineté, de la déité, de la miséricorde, de la justice, de la vérité, de l’équité. Ce fut une très haute révélation de Dieu, une sublime délectation d’amour.

D’où il est à remarquer que la jouissance dont le ravissement d’amour causé par le feu de ces lampes inonde une âme est merveilleux et immense ; elle a l’abondance que peut communiquer une multitude de lampes, dont chacune produit un incendie d’amour. Or, la chaleur de l’une vient se joindre à la chaleur de l’autre, la flamme de l’une à la flamme de l’autre, de même que la lumière de l’une à la lumière de l’autre, car un attribut divin en révèle un autre, en sorte que toutes ces lampes ne forment qu’une seule lumière et un seul embrasement.

L’âme se trouve comme engloutie dans un océan de flammes légères, dont chacune la blesse subtilement d’amour. Blessée par toutes ces lampes réunies, elle ne vit plus que d’amour au sein de la vie de Dieu. Elle voit très bien que cet amour est l’amour même de la vie éternelle, c’est-à-dire l’assemblage de tous les biens, dont elle a connu un avant-goût. Aussi entend-elle la vérité de cette parole de l’Époux au Cantique des Cantiques : Les lampes de l’amour sont des lampes de feu et de flamme 2. Et encore : Que vos démarches sont belles en vos chaussures, ô fille du

1 Dominator, Domine Deus, misericors et clemens, patiens et multae miserationis, ac verax ; qui custodis misericordiam in millia ; qui aufers iniquitatem et scelera, atque peccata, nullusque apud te per se innocens est. (Exod., xxxiv, 6, 7.)

2 Lampades ejus lamparles ignis atque flammarum. (Cant., viii, 6.)

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prince 1 ! Qui pourra décrire, ô Dieu, la magnificence de votre majesté et la surabondance de vos délices, dans la merveilleuse splendeur et le brûlant amour de vos lampes ?

L’Écriture nous dit qu’une de ces lampes passa autrefois devant Abraham et le remplit d’une excessive et ténébreuse horreur. Cette lampe, en effet, était celle de la rigoureuse justice que Dieu se préparait à exercer sur les Chananéens 2.

Toutes ces lampes de connaissance divine qui t’éclairent si favorablement et si amoureusement, ô âme ! t’apportent infiniment plus de lumière et de jouissance que celle dont nous parlons n’apporta jamais à Abraham d’horreur et de ténèbres. Que tes délices sont multipliées, qu’elles sont précieuses, puisque chacune de ces divines lampes t’apporte fruition et amour, et qu’il n’en est pas une par où Dieu lui-même ne se communique à tes puissances selon ses attributs ! Une personne qui en aime une autre et qui lui fait du bien, l’aime et lui fait du bien selon ses qualités, selon ses propriétés personnelles. Ainsi ton Époux résidant en toi en tant que tout-puissant, il t’aime et te fait du bien selon sa toute-puissance. Infiniment sage, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sagesse. Infiniment bon, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa bonté. Infiniment saint, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sainteté. Infiniment juste, il t’aime et t’accorde ses grâces selon l’étendue de sa justice. Infiniment miséricordieux, clément et compatissant, il te fait éprouver sa clémence et sa compassion. Fort, exquis, sublime en son Être, il t’aime d’une manière forte, exquise et sublime. Infiniment pur, il t’aime selon l’étendue de sa pureté. Souverainement vrai, il t’aime selon l’étendue de sa vérité. Infiniment libéral, il t’aime et te comble de grâces selon l’étendue de sa libéralité, sans aucun intérêt propre

1 Quam pulchri sunt gressus tui in calceamentis, filia principis! (Cant., vii, 1.)

2 Gen., xv, 12, 17.

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et dans la seule vue de te faire du bien. Souverainement humble, il t’aime avec une souveraine humilité et fait de toi une souveraine estime. Il t’élève jusqu’à lui, il se découvre à toi joyeusement et avec un visage plein de grâce dans cette voie de sa connaissance. Et tu l’entends te dire : Je suis à toi et pour toi ; je me réjouis d’être ce que je suis, afin de me donner à toi et d’être tien à jamais.

Qui pourra exprimer ce que tu éprouves, ô âme bienheureuse, en te voyant à ce point chérie, en te voyant tenue en pareille estime par ton Dieu ? Ta volonté est devenue, suivant la parole du Cantique, semblable à un monceau de blé, couvert et environné de lis 1. En effet, dans ces grains de Pain de vie que tu goûtes tous ensemble, tu jouis des lis des vertus dont tu ès environnée. Ce sont ces filles du Roi qui te réjouissent par les parfums des essences aromatiques 2. Tu es tellement plongée, abîmée dans ces divines connaissances, que tu deviens le puits des eaux vives qui descendent avec impétuosité du Liban, c’est-à-dire de Dieu même 3.

En cet état, tu es inondée de joie selon l’économie de toutes tes parties, et ton corps même y participe. En toi se vérifie cette parole du Psalmiste : L’impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu 4.

Merveilleux spectacle de voir une âme tout inondée des eaux divines ! Elle est comme une fontaine abondante qui déverse de toutes parts ces eaux célestes. Il est vrai, la communication dont nous parlons est une communication de lumière et de feu, mais ce feu est si suave dans son immensité, qu’on peut le comparer à des eaux vives, qui désaltèrent la soif de l’esprit selon toute la plénitude

1 Venter tuus sicut acervus tritici, vallatus liliis. (Cant., vu, 2.)

2 Myrrha et gutta et casia a vestimentis tuis… ex quibus delectaverunt te filiae regum. (Ps. xliv, 10.)

8 Puteus aquarum viventium, quae fluant impetu de Libano. (Cant., iv, 15.)

4 Fluminis impetus laetificat civitatem Dei. (Ps. xLv, 5.)

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avec laquelle il y aspire. Ces lampes de feu, comme celles qui descendirent sur les apôtres 1, sont en même temps les eaux vives de l’Esprit-Saint. Le prophète Ezéchiel, lorsqu’il annonçait la venue de ce divin Esprit, appelait ses feux des eaux pures et limpides. Je verserai sur vous, disait-il au nom de Dieu, je verserai sur vous une eau pure, et je mettrai mon Esprit au milieu de vous 2.

Ce feu est donc en même temps une eau. Il est figuré par ce feu du sacrifice, que Néhémias cacha dans une citerne. Tant qu’il était dérobé aux regards, c’était de l’eau, lorsqu’on le retira pour servir au sacrifice, c’était du feu 3.

De même cet Esprit-Dieu, tant qu’il est caché dans les, veines de l’âme, est une eau suave et délicieuse qui, dans la substance même de l’âme, désaltère la soif spirituelle, et lorsqu’il s’exerce en sacrifice d’amour, il devient de vives flammes de feu, c’est la multitude des lampes de l’acte de la dilection, de ces lampes que l’Époux dans les Cantiques déclare être des lampes de feu et de flamme 4. L’âme ici leur donne ce nom, car non seulement elle s’en désaltère comme des eaux de la Sagesse, mais elle les goûte comme des flammes d’amour, dans l’acte de l’amour. Elle s’écrie donc : « Oh ! lampes de feu ! »

Tout ce qui se peut exprimer ici reste au-dessous de la réalité. Si l’on réfléchit que l’âme est transformée en Dieu, on comprendra en quelque façon qu’elle est devenue en toute vérité une fontaine d’eaux vives ardentes et brûlantes, un feu d’amour qui est Dieu même.

Au sein de vos vives splendeurs.

Nous avons déjà fait comprendre que ces splendeurs sont les communications des divines lampes dont l’âme

1 Act., II, 3.

2 Effundum super vos aquam mundam... et Spiritum muni ponam in medio vestri. (Ezech., xxxvi, 25, 27.)

3 II Mach., I, 20-22.

4 Cant., viii, 6.

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unie à Dieu est illuminée en ses puissances, mémoire, entendement et volonté, lesquelles resplendissent dans leur union à Dieu par ces amoureuses connaissances.

Cette illumination de splendeurs, comprenons-le bien, est fort différente de l’illumination des lampes matérielles, qui, par la lumière qu’elles projettent, éclairent et échauffent les objets environnants. Ici l’illumination a lieu au milieu des flammes qui résident en l’âme elle-même. C’est ce qui lui fait dire : « Au sein de vos vives splendeurs. » Elle n’est pas auprès de ces splendeurs, mais au milieu de ces splendeurs, au milieu des flammes de ces lampes, transformée elle-même en flamme. On peut donc la comparer à l’air qui est dans la flamme : il est enflammé, il est transformé en feu. La flamme, en effet, n’est autre chose que de l’air enflammé, tellement que les mouvements de la flamme et les splendeurs qu’elle jette ne doivent pas être attribués à l’air seulement, ni seulement au feu dont la flamme est composée. Ils sont produits par l’air et le feu réunis : le feu les fait produire à l’air enflammé qu’il renferme en soi.

C’est de la même manière que l’âme, avec ses puissances, se trouve illuminée au sein des splendeurs divines. Les mouvements de la divine flamme — ces vibrations, ces jets de feu dont nous avons parlé — ne doivent pas être attribués seulement à l’âme transformée dans les flammes de l’Esprit-Saint, ni à l’Esprit-Saint seulement : ils sont produits par l’Esprit-Saint et par l’âme réunis. C’est l’Esprit-Saint qui meut alors cette âme, de même que le feu meut l’air enflammé.

Ces mouvements, qui sont tout à la fois et de Dieu et de l’âme, ne sont pas seulement des splendeurs, ce sont aussi des glorifications. Ce sont ces jeux et ces fêtes joyeuses que l’Esprit-Saint célèbre dans l’âme, et dont nous avons parlé en expliquant le second vers de la Strophe I. Dieu, disions-nous, semble continuellement sur le point de donner à l’âme la vie éternelle et de la transférer dans la gloire totale, en l’introduisant définitivement en lui.

Toutes les grâces que Dieu accorde à une âme de plus grande ou de moindre valeur, soit au début, soit à la fin de la carrière spirituelle, lui sont accordées en vue de la conduire à la vie éternelle. De même, tous les mouvements, tous les jets de feu que la flamme produit au moyen de l’air enflammé sont destinés à l’entraîner au centre de sa sphère. Ce sont comme des défis que Dieu adresse à cette âme en vue de l’attirer davantage à lui. Tant que l’air se trouve dans sa propre sphère, la flamme ne l’emporte pas. De même ces mouvements de l’Esprit-Saint, quoique d’une merveilleuse efficacité pour absorber l’âme dans la gloire, n’opèrent l’absorption totale que lorsque le temps est venu pour l’âme de sortir de la sphère de cette vie et d’entrer dans le centre parfait de son esprit, c’est-à-dire d’entrer parfaitement en Jésus-Christ.

Remarquons-le, ces mouvements de la flamme sont plus le fait de l’âme que celui de Dieu. Ces avant-goûts de gloire que Dieu accorde à une âme ne sont ni stables ni parfaits. L’âme en jouira un jour sans vicissitudes de plus et de moins, et sans mouvement. Alors elle verra clairement que si Dieu lui semblait se mouvoir en elle, en réalité il restait immuable, de même que le feu est immobile dans sa sphère. Et cependant, ces splendeurs sont d’inestimables faveurs que Dieu accorde à une âme. On peut leur donner aussi le nom d’obombrations, et, selon moi, ce sont les plus hautes qui puissent exister dans cette voie de la transformation.

Pour me faire comprendre, je dirai qu’obombrer veut dire couvrir de son ombre, ce qui a le sens de protéger et de favoriser. Du moment que l’on couvre de son ombre, c’est un signe que l’on est tout proche pour favoriser et pour défendre. De là vient qu’il fut dit à la Vierge que

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la vertu du Très-Haut la couvrirait de son ombre 1, c’est-à-dire que l’Esprit-Saint l’approcherait de si près qu’il descendrait sur elle.

À ce sujet, considérons que chaque objet produit une ombre en rapport avec ses proportions et sa nature. Si l’objet est opaque et obscur, il produira une ombre obscure ; si l’objet est lumineux, il produira une ombre lumineuse. C’est ce que nous voyons pour le bois et pour le cristal : Le premier, qui est opaque, produira une ombre obscure ; le second, qui est clair, produira une ombre claire.

Venons aux choses spirituelles. La mort est la privation de toutes choses. L’ombre de la mort sera des ténèbres privant en une certaine façon de toutes choses. C’est pourquoi le Psalmiste nous dit : Sedentes in tenebris et in umbra mortis 2. Ces ténèbres seront spirituelles, s’il s’agit de mort spirituelle ; elles seront corporelles, s’il s’agit de mort corporelle. L’ombre de la vie sera une lumière, une lumière divine, s’il s’agit de vie divine ; une lumière naturelle, s’il s’agit de vie humaine. D’après cela, quelle sera l’ombre de la beauté ? Ce sera une autre beauté, ayant les dimensions et les propriétés de la première beauté. L’ombre de la force sera une autre force, ayant Ies dimensions et les propriétés de la première. L’ombre de la sagesse sera une autre sagesse. Ou, pour mieux dire, ce sera la même beauté, la même force, la même sagesse, dans une ombre qui représentera les dimensions et les propriétés de cette beauté, de cette force, de cette sagesse.

Par suite, quelles seront les ombres de toutes les magnificences des vertus et des attributs divins, que l’Esprit-Saint opérera dans l’âme dont nous parlons ? Ces attributs divins, ces lampes enflammées et resplendissantes sont

1 Spiritus Sanctus superveniet in te et Virtus Altissimi obumbrabit tibi. (Luc., 1, 36.)

2 Ps. cvi, 10.

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dans cette union si proches de cette âme, qu’ils ne peuvent manquer de la toucher de leur ombre. Cette ombre est nécessairement enflammée et resplendissante comme les lampes qui la produisent ; elle est également une splendeur. Ainsi la lampe de la beauté divine se trouvera donner à l’âme une ombre qui sera une autre beauté, toute proportionnée à la beauté de Dieu. L’ombre de la force divine sera une autre force, toute proportionnée à celle de Dieu. L’ombre de la sagesse de Dieu sera une autre sagesse divine, et ainsi d’autres lampes. Ou pour mieux dire, ce sera la sagesse, ce sera la beauté, ce sera la force même de Dieu en tant qu’ombre, parce que l’âme ici-bas ne peut percevoir parfaitement les attributs divins.

Cette ombre, si conforme à Dieu qu’elle est Dieu même, donne à l’âme une connaissance de l’excellence de Dieu. Quelles seront, je le demande, ces ombres des divers attributs divins que l’Esprit-Saint projettera sur cette âme lorsqu’il est si proche d’elle ? En effet, non seulement il la touche par ces ombres, mais encore il lui est uni en ombre et en splendeur, de telle sorte que cette âme perçoit et goûte en chacune d’elles Dieu même. Elle perçoit, elle goûte la Sagesse divine sous l’ombre de la Sagesse divine ; elle perçoit, elle goûte la bonté infinie sous l’ombre de la bonté infinie, et ainsi du reste. Enfin elle goûte la gloire de Dieu sous l’ombre de cette gloire, qui lui révèle les propriétés et l’étendue de la gloire de Dieu.

Or, tout ceci a lieu par ombres lumineuses et enflammées produites par toutes ces lampes lumineuses et enflammées, qui ne forment toutes qu’une seule lampe, celle de l’Être de Dieu, unique et siniple, qui daigne resplendir pour cette âme en tant de manières diverses.

Cette âme reçoit en quelque façon révélation et communication de la vision accordée à Ézéchiel d’un animal ayant quatre faces différentes, et d’une roue composée

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de quatre roues, dont l’aspect, nous dit l’Écriture, était semblable à des charbons enflammés et à des lampes 1. Cette roue, qui représente la Sagesse de Dieu, était pleine d’yeux au-dedans et au-dehors, figure des connaissances divines et des splendeurs de ses attributs.

Qu’éprouve donc cette âme lorsqu’elle entend en esprit le bruit que font les roues en marchant, ce bruit semblable au bruit d’une multitude et de plusieurs armées en mouvement, image des grandeurs divines ? Ces grandeurs, l’âne les connaît toutes distinctement dans le son d’un seul des pas de Dieu en elle. Enfin, elle perçoit le battement des ailes des animaux, qui, au dire du prophète, était semblable au bruit des grandes eaux et au son du Dieu Très-Haut : figure de l’impétuosité des eaux divines, qui investissent cette âme au moment où l’Esprit-Saint s’élève dans la flamme de l’amour. Elle jouit alors de la gloire de Dieu en figure et à la faveur de son ombre. C’est l’expression du même prophète, qui nous déclare que la vision des animaux et des roues était la ressemblance de la gloire du Seigneur.

À quelle élévation se sent portée cette âme ! Elle se voit avec surprise Montée à ce degré de grandeur et de sainte beauté. Qui pourra nous dire ce qu’elle éprouve, quand, noyée dans l’abondance des eaux divines et des divines splendeurs, elle reconnaît que le Père Éternel l’a enrichie libéralement des délices supérieures et inférieures, comme le père d’Axa le fit pour sa fille qui l’en suppliait 2, car effectivement les eaux divines arrosent ici l’âme et le corps.

Oh ! merveille ! Ces lampes des attributs divins se réunissent en une seule Essence divine, très simple, en laquelle elles sont connues et goûtées séparément, l’une aussi embrasée que l’autre, et chacune étant substantiellement

1 Ezech., I per totum.

2 Judic., I. — Jos., xv, 18-19.

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l’autre. Oh ! abîme de délices ! d’autant plus abondant que tes richesses sont plus parfaitement recueillies dans une unité et une simplicité infinies ! Elles se perçoivent et se goûtent de telle façon, que l’une ne net point obstacle au goût et à la connaissance de l’autre. Au contraire, chaque grâce et chaque attribut en illumine un autre. C’est à cause de ta pureté, ô divine Sagesse, qu’en voyant en toi une richesse, ou en découvre une multitude d’autres, parce que tu es le dépôt des trésors du Père 1.

Mon sens, avec ses profondeurs.

Ces profondeurs sont les puissances de l’âme, la mémoire, l’entendement et la volonté, d’autant plus vastes qu’elles sont capables de biens plus étendus, car elles ne peuvent être remplies que par l’infini. Par la souffrance qu’elles endurent lorsqu’elles sont vides, nous pouvons juger des délices dont elles jouissent lorsqu’elles sont pleines de Dieu, puisque deux contraires s’éclairent l’un par l’autre.

Remarquons tout d’abord que ces profondeurs des puissances, tant qu’elles ne sont pas affranchies et purgées de toute affection des créatures, ne sentent pas le vide immense de leur vaste capacité ! Chose surprenante ! Elles sont capables de biens infinis, et l’objet le plus insignifiant les embarrasse au point qu’elles deviennent incapables de recevoir les biens infinis, ce qui dure tant qu’elles n’ont pas fait en elles le vide total. Nous y reviendrons plus loin. Sont-elles au contraire pures et dégagées, la faim, la soif, l’anxiété de leur sens spirituel devient intolérable. La capacité de ces profondeurs étant très vaste, excessif est le tourment qu’elles endurent. C’est que l’aliment qui leur manque est immense, puisque, encore une fois, ce n’est rien moins que Dieu même.

1 Candor est lucis aeternae et speculum sine macula, et imago bonitatis illius (Sap., vii, 26.)

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Cette souffrance si intense se fait sentir d’ordinaire vers la fin de l’illumination et de la purification de l’âme, et avant qu’elle atteigne l’union où cette faim trouvera son rassasiement. Comme l’appétit spirituel est à vide, qu’il est purgé de tout le créé et de toute affection au créé, qu’il est dépouillé de son tempérament naturel et revêtu d’un tempérament divin, le vide même où il se trouve lui donne la disposition requise, et cependant les biens divins ne lui sont pas encore communiqués par l’union. Il en résulte que le sentiment du vide et de la soif qu’il endure lui cause une souffrance pire que la mort, surtout quand au moyen de quelque avant-goût et, pour ainsi parler, par quelque fente, un rayon divin pénètre jusqu’à lui, sans que toutefois Dieu se communique. C’est ici l’amour impatient, qui ne peut se prolonger sans amener ou la mort ou la satisfaction de son désir.

Parlons de la première profondeur, qui est l’entendement. Le vide et la soif de Dieu se font sentir à lui avec une intensité telle, lorsqu’il est convenablement disposé, que David, faute de meilleure comparaison, assimile sa soif à celle du cerf, qui passe pour être excessive. Comme le cerf soupire après la source des eaux, dit-il, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu 1 ! Cette soif est celle des eaux de la Sagesse de Dieu, objet de l’entendement.

La seconde profondeur est la volonté. La faim de Dieu qu’elle endure est si intense, qu’elle fait tomber l’âme en défaillance, comme le dit encore David : Mon âme tombe en défaillance, dans le désir qui la porte vers les tabernacles du Seigneur 2. Cette faim est celle de l’amour parfait, objet des désirs de l’âme.

1 Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus. (Ps. XLI, 1.)

2 Concupiscit et deficit anima mea in atria Domini. (Ps. Lxxxiii, 3.)

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La troisième profondeur est la mémoire. Le vide qui s’y fait sentir est une liquéfaction de l’âme qui aspire à posséder Dieu, selon cette parole de Jérémie : Memoria memor ero et tabescet in me anima mea. C’est-à-dire : Je me souviendrai avec tant d’ardeur, que mon âme se desséchera au dedans de moi-même. Je repasserai dans mon cœur l’objet de mes désirs, et je vivrai de l’espérance de Dieu 1.

Nous l’avons dit, la capacité de ces profondeurs est immense, puisqu’elles sont aptes à contenir Dieu même, qui est immense et infini. Leur capacité est donc, en une certaine manière, infinie. Par conséquent la soif de l’âme est infinie, sa faim est infinie, son tourment est mortel et infini. Ici-bas, il est vrai, la souffrance ne saurait atteindre une intensité semblable à celle de l’autre vie, et cependant il y a ici une vive image de la privation infinie que souffrent les âmes séparées du corps, parce que l’âme dont il s’agit est en quelque façon disposée à recevoir sa plénitude. Son tourment réside au plus profond de la faculté amative, mais cela ne diminue pas la souffrance, parce que plus l’amour est grand, plus il est impatient de posséder son Dieu, et par instants ses aspirations prennent une intensité inouïe.

Mais, mon Dieu ! puisqu’il est certain que lorsqu’une âme désire Dieu sincèrement, elle possède déjà Celui qu’elle aime, ainsi que le dit saint Grégoire sur l’Évangile selon saint Jean 2, comment se tourmente — t — elle ainsi pour obtenir ce dont elle est en possession ? En effet, d’après saint Pierre, le désir qu’ont les anges de voir le Fils de Dieu est sans aucune peine ni anxiété, parce que déjà ils le possèdent 3. Il semble donc que plus une âme désire

Memoria memor ero et tabescet in me anima mea : hec recolens in corde meo, ideo sperabo. (Thren., ici, 20.)

2 Hom. 30 in Ev.

3 II Petr., I. 12.

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Dieu, plus elle le possède. Or, la possession de Dieu apporte à l’âme délices et rassasiement. C’est ce qui arrive aux anges, qui se délectent dans la possession de ce qu’ils désirent, le rassasiement subsistant toujours en même temps que la faim, sans dégoût ni fatigue. Comme il n’y a pas pour eux de dégoût, ils désirent sans cesse, et comme ils possèdent ce qu’ils désirent, ils ne souffrent pas. L’âme devrait donc ne pas ressentir de peine, mais au contraire goûter d’autant plus de rassasiement et de jouissance que son désir est plus ardent, puisqu’on nous l’assure, elle possède Dieu à proportion qu’elle le désire.

Il y a ici une remarque à faire. La différence est grande entre posséder Dieu simplement par la grâce et le posséder de plus par l’union. Dans le premier cas, c’est l’affection mutuelle, dans le second, il y a de plus communication. En un mot, il y a la même différence qu’entre les fiançailles et le mariage. Dans les fiançailles, il y a un mutuel accord, une seule et même volonté des deux parties, il y a des joyaux et des ornements de fiancée, offerts gracieusement par le fiancé : dans le mariage, il y a union et communication des personnes. Dans les fiançailles, il y a parfois des visites du fiancé à la fiancée, il y a, nous venons de le dire, des présents faits par le fiancé ; mais il n’y a pas encore union des personnes, ce qui mettrait fin aux fiançailles.

Il en va de même pour l’âme, quand elle est parvenue à une si grande pureté en son essence et en ses puissances, qu’elle se trouve entièrement purgée, quant à la volonté, de tous les goûts et de tous les appétits étrangers, tant selon sa partie inférieure que selon sa partie supérieure, et qu’elle y a entièrement renoncé pour Dieu.

La volonté de Dieu et celle de l’âme ne font plus qu’un par un consentement volontaire et libre ; l’âme en est venue à posséder Dieu autant qu’il se peut par grâce et par union des volontés ; en un mot, Dieu a répondu au oui de l’âme par le oui plein et entier de sa grâce.

C’est un état très élevé de fiançailles spirituelles entre l’âme et le Verbe. L’Époux fait alors à l’âme de grandes grâces ; il la visite souvent avec beaucoup d’amour. Dans ces visites, l’âme reçoit de grandes faveurs et goûte de merveilleuses délices. Mais tout cela n’a rien à voir avec ce qui a lieu dans le mariage spirituel ; ce n’est qu’une préparation à l’union du mariage. Il est vrai, ces faveurs ne s’accordent qu’à une âme entièrement purgée de toute affection à la créature, car les fiançailles spirituelles, nous l’avons dit, n’ont lieu qu’à ce prix. Néanmoins, pour le mariage, il faut d’autres préparations positives de la part de Dieu, qui ont lieu en des visites et moyennant des dons par lesquels il purifie l’âme, il l’embellit, il la spiritualise en vue de la disposer convenablement à une union si haute.

Cela demande du temps, pour certaines âmes plus, pour d’autres moins, car Dieu opère suivant que l’âme se dispose. Nous trouvons une figure de ceci dans ce que l’Écriture nous dit des jeunes filles que l’on choisissait pour le roi Assuérus 1. On les avait déjà tirées de leur pays et de la demeure de leurs parents ; cependant, avant de les conduire dans les appartements du roi, on les gardait une année entière enfermées dans le palais. Pendant la première moitié de cette année, elles usaient de parfums de myrrhe et d’autres aromates ; pendant les six autres mois elles se servaient de parfums plus relevés. Ce n’est qu’après ces préparatifs qu’elles étaient admises dans la chambre royale.

De même, dans le temps des fiançailles et de l’attente du mariage spirituel, l’âme demeure dans les onctions du Saint-Esprit. Pendant ces dispositions plus élevées à l’union divine, les angoisses des profondeurs de l’âme sont d’ordi -

1 Esth., II, 12.

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naire extrêmement vives et intenses. La raison en est que les parfums dont il s’agit la disposent d’une manière plus prochaine à l’union divine. Comme ils procèdent plus directement de Dieu, ils attirent l’âme vers Dieu d’une manière plus suave et plus exquise, le désir qu’ils font naître en elle est plus subtil et plus profond. Or, le désir de Dieu est la disposition propre pour s’unir à Dieu.

Oh ! quelle occasion se présente ici d’avertir les âmes que Dieu élève à ces onctions délicates d’être sur leurs gardes et de bien considérer en quelles mains elles se placent, afin de ne pas s’exposer à retourner en arrière ! Mais ce serait nous écarter du sujet que nous traitons. Et cependant, mon cœur est touché d’une pitié si profonde en voyant les âmes résister à ces divines onctions et en arrêter le progrès, que je ne puis m’empêcher de leur dire ici ce qu’elles ont à faire pour éviter un si grand mal.

Je vais donc m’arrêter quelque peu, quitte à revenir ensuite à mon sujet. Ce que j’en dirai jettera d’ailleurs plus de jour sur les profondeurs de l’âme dont j’ai commencé à parler. Enfin, je vois une telle nécessité à cette digression, non seulement pour les âmes qui sont en si bon chemin, mais pour toutes celles qui sont à la recherche de leur Bien-Aimé, que je vais la faire.

Sachons-le tout d’abord, si l’âme cherche son Dieu, son Bien-Aimé la cherche avec infiniment plus d’ardeur. Si elle lui envoie ses amoureux désirs, aussi odoriférants pour lui que la vapeur de la myrrhe et de l’encens 1, Dieu, de son côté, lui envoie l’odeur de ses parfums, c’est-à-dire ses inspirations et ses divines touches qui l’excitent à courir après lui. Ces touches, quand elles sont de Dieu, vont toujours à la perfection de la loi divine et de la foi, parce

1 Ex aromatibus myrrhæ et thuris. (Cant., iii, 6.)

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que cette perfection même est le moyen qui approche l’âme toujours davantage de Dieu. L’âme doit le bien comprendre, ces parfums de plus en plus élevés, ces onctions de plus en plus élevées et exquises, de plus en plus divines, sont destinées à produire en elle une disposition assez exquise et assez pure pour lui mériter l’union avec lui et la transformation essentielle en lui selon toutes les puissances.

Ainsi c’est Dieu, l’âme le doit bien savoir, qui dans cette affaire est le principal agent ; c’est lui qui doit la guider par la main, comme le conducteur de l’aveugle, jusqu’au but qu’elle est incapable d’atteindre d’elle-même : je veux dire les merveilles surnaturelles, que ni son entendement, ni sa volonté, ni sa mémoire ne peuvent saisir telles qu’elles sont. Sa grande préoccupation doit donc être de ne pas entraver l’action de l’Esprit-Saint, son guide, qui la mène par une voie, répétons-le, toujours conforme à la loi divine et à la foi.

Le malheur de voir entraver l’action divine sera le partage de l’âme qui se laissera guider par un autre aveugle. Or, les aveugles qui peuvent égarer une âme sont au nombre de trois. Il y a le maître spirituel, il y a le démon, il y a l’âme elle-même.

Parlons d’abord du premier aveugle. Je viens de le dire, l’âme qui veut avancer et ne pas reculer, doit bien considérer en quelles mains elle se place, car tel maître, tel disciple, et tel père, tel fils. Or, pour parcourir ce chemin, ou du moins pour atteindre ce qu’il présente de plus élevé, et même de médiocre comme hauteur, elle aura toutes les peines du monde à rencontrer un guide doué de toutes les qualités voulues. I1 faut qu’il soit instruit, prudent, expérimenté. Quand il s’agit de direction spirituelle, le savoir et la prudence sont des qualités fondamentales ; mais si l’expérience des voies très élevées fait défaut, le directeur

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ne saura pas conduire l’âme que Dieu y fait entrer, il pourra même lui nuire extrêmement.

Comme ces maîtres spirituels n’entendent rien aux voies de l’esprit, ils font perdre aux âmes ces délicats parfums au moyen desquels l’Esprit-Saint les dispose à son action. Ils les conduisent par des méthodes vulgaires, qu’ils ont trouvées dans les livres, et qui ne sont bonnes que pour des débutants. Comme ils ne savent gouverner que ceux qui commencent — et encore Dieu veuille qu’ils le sachent ! — ils ne permettent pas aux âmes de dépasser ces premières méthodes discursives et imaginaires, qui n’élèvent jamais au-dessus de la capacité naturelle et ne sauraient mener loin.

Pour éclaircir un peu le sujet, disons ceci. Ce qui convient aux commençants, c’est de méditer, de produire des actes discursifs. Dans ces débuts, l’âme a besoin qu’on lui fournisse un sujet sur lequel elle puisse s’exercer et tirer profit de la ferveur sensible que présentent les choses spirituelles. Par là, elle habitue ses sens et ses appétits aux choses de l’esprit. Attirés par cette saveur, ils se détachent de ce qui est du siècle.

Lorsque c’est en partie chose faite, Dieu commence à mettre les âmes en état de contemplation. Chez celles qui professent la vie religieuse, ceci a lieu très promptement. Comme elles ont renoncé au monde, leur sens et leur appétit s’adaptent plus facilement à Dieu. Il n’y a donc qu’à passer de la méditation à la contemplation.

Alors cessent les actes discursifs produits par l’âme, ainsi que les ferveurs sensibles, l’âme ne pouvant plus discourir comme elle le faisait ni trouver aucun appui dans ce qui vient du sens. Celui-ci est plongé dans la sécheresse, parce que c’est maintenant l’esprit qui s’enrichit, et l’esprit n’a rien à voir avec le sens. Comme toutes les opérations que l’âme peut produire ont lieu par le moyen

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du sens, c’est Dieu qui dans ce nouvel état devient l’agent opérateur, et l’âme se trouve être le sujet passif. Désormais elle se comporte comme recevant en elle-même une action, et Dieu se comporte comme exerçant cette action. Il lui communique les biens spirituels par le moyen de la contemplation, qui est tout à la fois connaissance et amour de Dieu, autrement dit connaissance amoureuse. L’âme ne produit plus d’actes, elle n’use plus de discours, et elle se trouve impuissante à le faire.

Par suite, l’âme doit désormais se comporter d’une manière toute différente de la première. Auparavant on lui fournissait un sujet à méditer et elle méditait ; maintenant il faut le lui ôter et l’empêcher de méditer. Du reste, comme je l’ai dit, elle le voudrait qu’elle ne le pourrait pas, et ne ferait que se distraire. Auparavant, elle cherchait l’amour sensible, la ferveur sensible et elle les trouvait. Maintenant elle ne doit plus ni les désirer, ni les rechercher, et non seulement ses efforts ne les lui donneront pas, mais ils ne lui apporteront que sécheresse. Elle ne ferait que se détourner du bien tranquille et pacifique qui lui est secrètement versé dans l’esprit, pour s’appliquer au travail qui a lieu par le sens. Ce serait perdre beaucoup et ne rien gagner par ailleurs, parce que ce n’est plus par le sens que lui vient désormais le profit spirituel. Ainsi, je le répète, quand l’âme en est là, il ne faut en aucune manière l’obliger à méditer et à produire des actes ; elle ne doit plus rechercher la ferveur sensible. Ce serait faire obstacle à l’agent principal, c’est-à-dire à Dieu, qui infuse secrètement et paisiblement dans cette âme la Sagesse et une amoureuse connaissance. L’âme doit alors s’abstenir de produire des actes, à moins que Dieu lui-même ne les lui fasse produire avec quelque durée. Elle doit se borner à une amoureuse attention vers Dieu, sans actes particuliers. En un mot, elle doit se comporter passivement, sans efforts

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personnels, se contentant d’une amoureuse et simple attention, à peu près comme une personne qui tient les yeux ouverts pour regarder avec amour.

Dieu se communiquant alors à cette âme en connaissance amoureuse et simple, l’âme, de son côté, doit recevoir la divine communication en simple et amoureuse attention. Ainsi la connaissance répondra à la connaissance et l’amour à l’amour. Il convient en effet que celui qui reçoit conforme sa manière de recevoir au don qui lui est fait, afin de le recevoir et de le retenir tel qu’on le lui communique. C’est un axiome des philosophes que tout ce qui se reçoit prend le mode de celui qui reçoit. D’où il suit que si l’âme ne renonçait pas à son mode naturel actif, elle ne recevrait le don de Dieu que d’une manière naturelle, ce qui équivaut à dire qu’elle ne le recevrait point, parce qu’elle resterait réduite à son opération naturelle et que ce qui est surnaturel ne peut être reçu suivant un mode naturel, n’a même rien à voir avec le naturel.

Si donc l’âme voulait ici agir d’elle-même, si elle refusait de se borner à l’amoureuse attention passive dont nous avons parlé et de se tenir passive et en repos sans produire d’actes, sinon quand Dieu lui-même l’y incline, elle mettrait obstacle aux trésors que Dieu voulait lui communiquer surnaturellement par cette connaissance amoureuse.

Cette communication se fait d’abord par voie de purification, ainsi que nous l’avons dit plus haut ; ensuite elle a lieu plutôt en suavité d’amour. Si, comme je l’ai indiqué, cette connaissance amoureuse est reçue dans l’âme selon le mode de Dieu qui est un mode surnaturel, et non selon le mode de l’âme qui est un mode naturel, il s’ensuit que pour la recevoir l’âme doit se tenir dégagée, oisive, calme, paisible et dans cette sérénité qui convient à l’action divine. Plus l’air est libre de vapeurs, plus il est pur et tranquille, plus aussi le soleil l’illumine et l’échauffe.

Ainsi l’âme ne doit s’attacher à rien, ni à une méthode de méditation ni à un goût quelconque, soit sensitif, soit spirituel. Il faut que l’esprit soit entièrement libre, dégagé de tout, parce que la moindre réflexion, la moindre opération discursive, le moindre goût sensible sur lequel l’âme voudrait alors s’appuyer l’entraverait et l’inquiéterait. Ce serait un bruit importun qui viendrait troubler le profond silence qui doit régner en elle selon le sens et selon l’esprit, afin qu’elle puisse entendre la parole si intime et si délicate que Dieu dans la solitude adresse à son cœur, comme il le dit par Osée 1. C’est en souveraine paix et en profonde tranquillité que l’âme doit prêter l’oreille à ce que Dieu dit en elle. David nous le déclare, parce que ce sont des paroles de paix que Dieu prononce sur cette âme 2.

Lors donc que l’âme se sentira ainsi plongée dans le silence et comme mise aux écoutes de Dieu, elle doit oublier même l’exercice d’amoureuse attention dont j’ai parlé, afin de se trouver entièrement libre pour ce que le Seigneur réclamera d’elle. Elle ne doit user de l’attention amoureuse que hors le temps où on l’introduit dans l’état de solitude et d’oisiveté intérieure, d’oubli et d’audition spirituelle, lequel se produit toujours dans une certaine absorption intérieure.

Toutes les fois donc que l’âme se sent introduite dans l’obscur et simple repos de la contemplation, elle ne doit plus s’attacher à des méditations ni chercher à s’appuyer sur des goûts et des saveurs sensibles. Elle doit rester privée de tout appui, l’esprit dégagé des sens, comme Habacuc nous dit qu’il le faisait : Je me tiendrai debout sur ma redoute et je m’affermirai sur mon mur de défense, afin de voir ce

1 Ducam eam in solitudinem et loquar ad cor ejus. (Os., ii, 4.)

2 Audiam quid loquetur in me Dominus Deus, quoniam loquetur pacem in plebem suam. (Ps. Lxxxiv, 9.)

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qui me sera dit 1. Comme s’il avait dit : J’élèverai mon esprit au — dessus de toutes les connaissances qui peuvent nie venir par l’entremise des sens, au-dessus de tout ce qu’ils sont capables de recevoir et de conserver. J’affermirai le mur de défense de mes puissances, je leur interdirai toute opération propre, afin que je puisse recevoir par la contemplation ce qui me sera communiqué, car, nous l’avons déjà dit, la contemplation consiste à recevoir.

Que cette très haute sagesse, ce langage de Dieu, qu’est la contemplation, ne puissent être reçus que dans un esprit silencieux, détaché des goûts sensibles et des notions discursives, Isaïe nous le fait comprendre par cet oracle : À qui enseignerai-je la science ? Et à qui Dieu fera-t-il entendre sa parole ? à ceux qui ont été sevrés de lait, c’est-à-dire des goûts sensibles — à ceux qui ont été détachés des mamelles, — c’est-à-dire des consolations particulières 2.

Secoue donc, âme spirituelle, la poussière, les atomes et les nuages, purifie ton œil intérieur. Alors le soleil versera sur toi sa lumière et ta vue sera nette. Mets-toi en liberté et en repos, affranchis-toi du joug de ton opération personnelle, qui est pour toi la servitude d’Égypte. Là tout, ou à peu près tout, se réduisait à ramasser des pailles pour la cuisson des briques. À présent, que l’on conduise cette âme vers la terre de promission, où coulent le lait et le miel.

Et vous, ô maîtres spirituels, songez que c’est pour jouir de la sainte oisiveté des enfants de Dieu que le Seigneur appelle cette âme au désert. Elle y marchera vêtue d’habits de fête, ornée de joyaux d’or et d’argent ; car, en quittant l’Égypte, elle en a dérobé les richesses, c’est-à-dire qu’elle a laissé vide sa partie sensitive. Elle a noyé ses ennemis

1 Super custodiarn meam slabo, et figam gradum super munitionem, et contemplabor ut videam quid dicatur rnihi. (Habac., II, 1.)

2 Quem docebit scientiam ? et quem intelligere faciet auditum? Ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus. (Is., xxvui, 9.)

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dans la mer de la contemplation, où le sens, privé de tout appui et n’ayant plus où poser le pied, a péri et laissé libre le fils de Dieu, qui est l’esprit. Celui-ci, affranchi des bornes et de la servitude des sens, de son entendement limité, de ses sentiments vulgaires, de ses affections et de ses goûts infirmes, est devenu capable de recevoir de Dieu la manne de suavité, qui renferme tous les goûts et toutes les saveurs, pour lesquels l’âme se fatigue en vain. Et cependant, qu’elle y songe, la délicatesse de cet aliment est telle, qu’il se fond dans la bouche et perd toute saveur, si on le mêle à d’autres aliments et à d’autres saveurs.

Efforcez-vous de dégager cette âme de toutes les consolations, de toutes les méditations. Ne l’inquiétez par aucune sollicitude ni à l’égard des choses d’en haut ni, moins encore, à l’égard des choses d’en bas, mais qu’on la maintienne dans une totale abstraction et dans une profonde solitude. Plus complètement et plus promptement elle obtiendra cette paisible oisiveté, plus copieusement aussi elle recevra l’infusion de la divine Sagesse, tranquille, solitaire, pacifique, infiniment suave, enivrante pour l’esprit. Cette âme alors se sentira parfois blessée et doucement ravie, sans savoir par qui ni en quelle manière, parce que cette divine communication lui est faite indépendamment de toute opération personnelle.

La moindre parcelle de cette action de Dieu dans l’âme, en solitude et en sainte oisiveté, est un trésor inappréciable, bien au-dessus de ce que l’âme et son directeur peuvent concevoir. Sa valeur ne se révèle pas entièrement tout d’abord, mais le temps la mettra en lumière. À tout le moins, l’âme se rend compte qu’elle se trouve dans la séparation et l’abstraction de toutes choses, en degré plus ou moins intense, avec l’impression d’une suave respiration d’amour qui lui donnera spirituellement la vie, avec une inclination à la solitude, au dégoût des créatures

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et de tout ce qui est du siècle. Et par le fait, quand on commence à goûter l’esprit, la chair devient insipide.

Les trésors que cette silencieuse contemplation infuse dans l’âme sont, je le répète, inappréciables. Ce sont des onctions de l’Esprit-Saint, très secrètes et infiniment délicates, qui la remplissent, en profond mystère, de dons, de richesses et de grâces spirituelles. Et après tout, Celui qui opère tout cela, l’opère en Dieu.

Ces sublimes et délicates onctions — ou si vous le voulez, ces émaux dont l’Esprit-Saint enrichit l’âme — ont quelque chose de si délicat et de si élevé, que ni l’âme, ni celui qui la dirige ne peut s’en faire l’idée. Celui-là seul le comprend, qui, pour se rendre une âme plus agréable, lui prodigue de tels dons. Mais hélas ! rien n’est plus facile que de les laisser perdre et de les réduire à rien. Il suffit pour cela, de la part de l’âme, du moindre effort pour produire un acte de la mémoire, de l’entendement ou de la volonté, de la moindre application du sens ou de l’appétit à une connaissance, à une saveur, à un goût quelconque. Un tel malheur est digne de larmes et d’une douleur profonde.

Oh ! quel désastre ! Quel sujet de stupeur ! Au premier abord, le mal ne paraît rien, et l’obstacle apporté semble imperceptible. Et cependant le mal est plus grand, plus lamentable, que s’il s’agissait de déranger et de ruiner un grand nombre d’âmes communes, incapables de recevoir en elles des émaux si précieux et si riches.

Supposez qu’une main grossière se mette à retoucher un portrait de grand maître, en y superposant des couleurs viles et disparates. Le désastre serait mille fois plus grand et plus déplorable que si l’on gâtait des toiles de peu de valeur. Et quaríd il s’agit des âmes, qui pourra rétablir en son premier état l’œuvre exquise qu’une main grossière aura ruinée ?

Ce malheur, qui dépasse tout ce qu’on en saurait dire,

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est cependant si répandu et si fréquent, qu’a peine est-il un maître spirituel qui n’y jette les âmes que Dieu commence à introduire dans la contemplation.

Combien souvent arrive-t-il que Dieu répand dans une âme une de ces délicates onctions, faite de connaissance amoureuse, sereine, pacifique, solitaire, bien éloignée du sens et du raisonnement, qui prive l’âme du pouvoir de méditer et de réfléchir, qui ne lui laisse goûter ni les choses d’en haut ni les choses d’en bas, parce que Dieu la tient tout occupée de cette onction solitaire qui incline à l’oisiveté et à l’isolement ! Or, voici que se présente quelqu’un qui frappe et martèle à la manière des forgerons. Comme sa science ne va pas plus loin, il dira : Voyons, laissez tout cela. C’est pure oisiveté et perte de temps. Prenez un sujet, méditez, produisez des actes. Mettez en œuvre tous les moyens dont vous disposez ; le reste n’est qu’illuminisme et fantasmagorie.

Les gens de cette classe n’entendant rien aux degrés de l’oraison et aux voies spirituelles, ils ne s’aperçoivent pas que ces actes qu’ils exigent de l’âme, elle les a déjà produits, et que cette voie discursive, elle l’a déjà parcourue, puisqu’elle est parvenue à la négation de tout le sensible. Voici un voyageur qui poursuit sa route et atteint le terme. S’il s’obstine à marcher encore pour arriver, il ne fera que s’éloigner du terme.

Comme les directeurs, je le répète, ignorent ce que c’est que le recueillement et la solitude spirituelle, où Dieu imprime en l’âme les onctions si élevées dont nous traitons, ils y superposent ou y entremêlent des onctions vulgaires, c’est-à-dire des méthodes inférieures qui consistent à faire travailler l’âme. Et cependant, il y a autant de différence de l’un à l’autre, que, d’une œuvre humaine à une œuvre divine, du naturel au surnaturel. D’un côté, en effet, Dieu opère surnaturellement dans l’âme, et de l’autre, l’âme

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opère naturellement. Et le pire est qu’en voulant exercer son opération naturelle, l’âme perd la solitude et le recueillement intérieur, et par conséquent l’œuvre sublime que Dieu accomplissait en elle. Ce ne sont plus que des coups frappés sur une enclume. L’âme voit l’opération de Dieu ruinée en elle et ne tire, d’autre part, aucun profit de celle qu’on lui impose.

Ceux qui gouvernent de telles âmes doivent se dire que dans cette affaire l’agent principal, le guide, le moteur, c’est l’Esprit-Saint, et non pas eux. L’Esprit-Saint ne perd jamais ces âmes de vue. Les directeurs ne sont que des instruments chargés de leur indiquer la voie de la perfection, telle que nous la tracent la foi et la loi de Dieu. Leur soin doit donc être, non de les plier à leur propre façon de faire, mais de bien examiner si eux-mêmes connaissent le chemin par où Dieu conduit ces âmes, et, au cas contraire, de les laisser en repos, en se gardant bien de les troubler. Qu’ils s’efforcent, selon la voie que Dieu tient sur elles, de favoriser leur solitude, leur tranquillité, la liberté de leur esprit. Qu’ils les mettent au large, en sorte que dans les temps où Dieu lés place en cette solitude intime, elles n’enchaînent ni leur sens, ni leur esprit à rien de particulier, soit extérieur, soit intérieur.

Qu’ils ne se troublent ni ne s’inquiètent nullement en se disant qu’une telle âme ne fait rien. Si elle n’agit pas, Dieu agit en elle. Que tout leur soin aille donc à la dégager, à la mettre en solitude et en oisiveté, sans lui permettre ni de s’attacher aux connaissances particulières, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, ni de désirer les goûts sensibles, ni de s’appliquer à un objet intérieur quel qu’il soit. Cette âme doit demeurer vide, en négation de tout le créé, en vraie pauvreté spirituelle. Elle n’a pour sa part rien d’autre à faire, suivant le conseil du Fils de Dieu :

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Si quelqu’un ne renonce à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple 1. Ce qui doit s’entendre non seulement du renoncement aux biens matériels et temporels quant à la volonté, mais encore de la désappropriation des biens spirituels, en quoi consiste la pauvreté d’esprit, dont le Fils de Dieu fait une béatitude 2.

Lorsqu’une âme renonce ainsi à toutes choses, qu’elle arrive à en être vide et désappropriée — et nous l’avons dit, c’est tout ce que pour sa part elle peut faire, — il est impossible que Dieu de son côté ne se communique pas à elle, au moins en secret et silencieusement. Cela est plus impossible qu’il ne l’est aux rayons du soleil de ne pas donner sur un endroit bien découvert. Voyez l’astre du jour qui se lève et vient frapper sur votre demeure : si vous ouvrez la fenêtre, il entrera certainement chez vous. De même le Seigneur, qui ne dort point lorsqu’il s’agit de garder Israël 3, pénétrera dans une âme vide et la remplira de divins trésors.

Dieu est comme le soleil. Il luit sur les âmes pour se communiquer à elles. Leurs guides doivent donc se borner à les mettre dans les dispositions convenables, conformément à la perfection évangélique, c’est-à-dire dans le dénuement et le vide du sens et de l’esprit. Mais qu’ils ne passent pas plus avant et ne pensent pas à édifier. Ceci, c’est l’office de Celui de qui descend toute grâce excellente et tout don parfait 4. Si le Seigneur n’édifie lui-même la maison, celui qui la construit travaille en vain 5. Il est l’artisan, il élèvera dans chaque âme l’édifice surnaturel qu’il lui plaira.

1 Qui non renuntiat omnibus quæ possidet, non potest meus esse discipulus. (Luc., xiv, 33.)

2 Matth., V, 3.

3 Ecce non dormitabit neque dormiet qui custodit Israël. (Ps. cxx, 4.)

4 Omne datum optimum et donum perfectum desursum est, descendens a Patre luminum. (Jac., 1, 17.)

5 Nisi Domitius verificaverit domum, in vanum laboraverunt qui aedificant eam. (Ps. cxxv, 11.)

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Pour vous, disposez en elle l’édifice naturel en anéantissant ses opérations naturelles, qui nuisent au lieu d’aider. Voilà votre office. Celui de Dieu, comme dit le Sage, est de diriger la marche 1, c’est-à-dire de la conduire aux biens surnaturels par des voies et des moyens inconnus à l’âme et à vous-même.

Gardez-vous donc bien de dire : cette âme n’avance pas, puisqu’elle ne fait rien. Et moi je vous dis que si son entendement se dépouille de ce genre de connaissance et des actes de l’intelligence, plus il s’approche du bien surnaturel.

Vous direz : Mais cette âme n’a pas de connaissances distinctes ? Je réponds que si elle en avait, elle ne pourrait avancer. En voici la raison. Dieu est incompréhensible et surpasse notre entendement. Par conséquent, pour s’approcher de Dieu, il doit se dégager de lui-même et de ses connaissances, et marcher par la foi, en croyant sans comprendre. C’est par cette voie que notre entendement arrive à la perfection, car la foi est le seul moyen adéquat pour l’union divine, et notre âme atteint Dieu, non en comprenant, mais en ne comprenant pas. Ainsi, soyez sans inquiétude. Pourvu que l’entendement ne retourne pas en arrière, c’est-à-dire pourvu qu’il ne s’applique pas à des notions distinctes et à des conceptions terrestres, il avance, car dans le cas dont il s’agit, ne pas reculer, c’est avancer, c’est se plonger de plus en plus dans la foi. En effet l’entendement, incapable de connaître Dieu tel qu’il est en soi, doit nécessairement s’avancer vers lui sans comprendre. Par conséquent, ce que vous blâmez est précisément ce qu’il y a de plus excellent, je veux dire l’absence des connaissances distinctes qui ne sont pour lui qu’un embarras.

1 Domini est dirigere gressus ejus. (Prov., xvi, 19.)

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Oh ! direz-vous encore, si l’entendement n’a pas de connaissances distinctes, la volonté sera nécessairement oisive et ne pourra aimer, puisque la volonté ne peut aimer que ce qu’elle connaît. Ceci est vrai lorsqu’il s’agit des actes et des opérations naturelles de l’âme : l’âme ne peut aimer que ce que l’entendement perçoit distinctement. Pour la contemplation dont nous parlons, il en va d’une tout autre manière. Dieu ici verse quelque chose de lui-même en cette âme. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait connaissance distincte ni que l’âme produise des actes d’intelligence. Par une seule touche, Dieu lui communique tout à la fois lumière et amour, en un mot, il lui donne une connaissance surnaturelle imprégnée d’amour, que nous pouvons appeler une lumière enflammée, parce qu’en illuminant, elle fait naître l’amour.

Cette lumière est obscure et confuse pour l’entendement, parce que c’est une notion de contemplation. C’est, suivant l’expression de saint Denis, un rayon de ténèbres pour l’entendement. Or, ce que cette notion est à l’entendement, l’amour qu’elle fait naître l’est à la volonté. La notion que Dieu infuse ainsi est générale et obscure, sans conception distincte ; de même, la volonté aime d’une manière générale, sans objet distinct. Dieu est lumière et amour. Lorsqu’il se communique à une âme, il infuse dans ses deux jouissances : l’entendement et la volonté, l’intelligence et l’amour. Mais comme Dieu n’est pas intelligible pour nous en cette vie, cette intelligence et cet amour qu’il verse en nous sont obscurs.

Parfois, dans cette intime communication, Dieu s’adresse davantage à une puissance qu’à l’autre, et blesse davantage une puissance que l’autre. Parfois c’est l’intelligence qui domine, et parfois c’est l’amour. Parfois aussi l’entendement seul est illuminé et la volonté reste sans amour ; ou bien seule la volonté aime et l’entendement reste sans lumière.

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Je dis donc que lorsqu’il s’agit d’actes naturels de l’entendement, l’âme ne peut aimer sans comprendre ; mais quand Dieu lui infuse ses dons, il en est autrement, parce qu’il peut très bien se communiquer à une puissance sans se communiquer à l’autre, il peut enflammer la volonté par une touche d’amour sans illuminer l’entendement, de même qu’une personne peut parfaitement sentir la chaleur du feu sans voir la flamme.

Mais il arrivera souvent que la volonté se sentira attendrie et enflammée d’amour, sans être spécialement illuminée sur tel point particulier. C’est alors Dieu même qui ordonne en elle l’amour, comme l’Épouse le dit dans les Cantiques : Le Roi m’a fait entrer dans ses celliers ; il a ordonné en moi la charité 1. Il n’y a donc pas lieu de redouter ici que la volonté demeure oisive. Si elle ne produit point par elle-même d’actes d’amour sur des connaissances particulières, Dieu les produit en elle. Il l’enivre secrètement d’un amour infus, soit au moyen d’une notion de contemplation, comme nous venons de le dire, soit sans elle. Et ces actes sont d’autant plus savoureux et méritoires, que l’agent qui les infuse est plus excellent, puisque c’est Dieu même.

Cet amour, Dieu l’infuse dans la volonté lorsqu’il la trouve vide et détachée de toutes sortes de goûts et d’affections, soit des choses d’en haut, soit des choses d’en bas. Il faut donc prendre grand soin que la volonté se tienne dans ce vide et ce détachement. Le seul fait de ne pas retourner sur ses pas pour chercher à goûter quelque saveur, montre qu’elle avance, même si elle ne perçoit pas en Dieu de goût particulier. Dès lors qu’elle ne goûte rien de créé, elle s’élève au-dessus de tout le créé vers Dieu. Bien qu’elle ne goûte en Dieu rien de distinct et de particulier, et qu’elle ne produise aucun acte d’amour

1 Introduxit me Rex in cellam vinariam; ordinavit in me charitatem. (Cant., c. II, 4.)

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distinct, elle le goûte obscurément et secrètement dans cette infusion générale, au-dessus de toutes les conceptions distinctes, puisque aucune ne lui donne tant de satisfaction que le repos solitaire où elle est plongée. Elle l’aime, au-dessus de tout ce qu’il y a d’aimable, puisqu’elle rejette tous les goûts et toutes les saveurs et qu’elle n’en a que du dégoût.

Il n’y a donc aucune inquiétude à avoir. Si la volonté ne s’arrête ni aux saveurs sensibles ni aux actes particuliers, elle avance. Du moment qu’elle ne recule pas pour s’attacher à ce qui flatte le sentiment, c’est une preuve qu’elle s’enfonce davantage dans l’inaccessible qui est Dieu. Rien d’étonnant donc qu’elle ne le sente pas.

Pour aller à Dieu, il est évident que la volonté doit se dégager de tout ce qui est savoureux et délectable, et non s’y appliquer. En se dégageant ainsi, elle accomplit véritablement le précepte de l’amour qui nous enjoint d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, ce qui ne peut s’établir sans le dépouillement et le vide spirituel par rapport à toutes choses.

Il n’y a pas non plus à se troubler de ce que la mémoire est vide de formes et d’images. Puisque Dieu n’a ni forme, ni figure, elle est en sûreté lorsqu’elle s’en dégage, et elle s’approche davantage de Dieu. En effet, plus elle s’appuie sur l’imagination, plus elle s’éloigne de Dieu et s’expose au danger, puisque Dieu, surpassant toute pensée, ne tombe pas sous le domaine de l’imagination.

Comme ces maîtres spirituels ne comprennent pas les âmes qui marchent par cette voie de la contemplation paisible et solitaire, parce que l’expérience leur manque, et qu’ils ne savent autre chose que la méthode du discours et des actes, ils pensent qu’elles sont oisives et ils troublent leur repos. En effet, l’homme animal — c’est-à-dire celui qui n’a pas dépassé le sens animal de la partie sensitive

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— ne perçoit pas, nous dit saint Paul, les choses de Dieu. Ils troublent la paix de cette contemplation passive et reposée que ces âmes recevaient de Dieu. Ils les font méditer, discourir, produire des actes, à quoi elles sentent une grande répugnance, parce qu’elles n’en retirent que sécheresse et distraction. Ils les obligent à chercher des goûts et des ferveurs sensibles, alors qu’ils devraient leur conseiller tout le contraire.

Comme la pauvre âme n’y réussit point, parce que ce n’en est pas le temps et que ce n’est plus sa voie, son inquiétude redouble et elle se croit perdue. Les directeurs l’encouragent à le penser ; ils lui dessèchent de plus en plus l’esprit et lui enlèvent ces onctions précieuses que Dieu imprimait en elle au sein de la solitude et du repos. J’ai déjà dit toute l’étendue de cette perte. Ils affligent et ravalent cette pauvre âme ; car d’un côté on lui fait perdre ce qu’elle a de précieux et, de l’autre, on l’oblige à un travail inutile.

Ces gens n’ont aucune idée des voies spirituelles. Ils infligent à Dieu une grande injure et lui manquent singulièrement de respect en portant leur main maladroite sur une œuvre divine. Il en a tant coûté à Dieu pour amener une âme jusque-là ! Il met à si haut prix la réussite de son dessein de l’introduire dans cette solitude, de faire le vide dans ses puissances, de la dégager de ses opérations, afin de pouvoir lui parler au cœur, ce qui est l’objet constant de ses désirs ! Il tenait cette âme par la main, il régnait en elle dans la paix et le repos, il avait anéanti les opérations naturelles de ses puissances, par où elle travaillait toute la nuit sans rien prendre ; il la nourrissait d’un aliment spirituel sans le travail ni l’effort du sens, car le sens et son opération sont incapables de nourrir l’esprit.

Combien le Seigneur estime ce repos, ce sommeil, cette séparation du sens, la supplication qu’il fait dans les Cantiques nous le dit assez : je vous adjure, filles de Jerusalem,

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par les chevreuils et les cerfs des campagnes, de ne pas réveiller ma Bien-Aimée et de ne pas la tirer de son repos, jusqu’à ce qu’elle-même le veuille 1. En nommant des animaux si amis de la solitude et du désert, l’Époux marque bien clairement combien il chérit ce sommeil et cet oubli solitaire de son Épouse.

Ces prétendus spirituels, au contraire, ne veulent pas que l’âme s’apaise et se repose ; ils la font agir et travailler sans relâche, sans donner lieu à l’action divine, en sorte que l’opération de Dieu est anéantie et ruinée par l’opération de l’âme. Ils deviennent eux-mêmes les renards qui dévastent la vigne fleurie de l’âme 2. C’est d’eux que le Seigneur se plaint, lorsqu’il dit par la bouche d’Isaïe : Vous avez ravagé ma vigne 3.

Mais, dira-t-on, si ces directeurs font fausse route, n’est-ce point par un bon zèle, et parce que leur science ne va pas au-delà ? Non, cela ne suffit pas à excuser les avis téméraires qu’ils donnent sans se mettre en peine de connaître la voie spirituelle par laquelle marchent les âmes. S’ils ne la connaissent pas, qu’ils ne s’y entremêlent point maladroitement, et qu’ils laissent le soin de ces âmes à de plus entendus. Ce n’est pas une faute légère de faire perdre à une âme des biens inestimables, et peut-être de ruiner à tout jamais sa voie par leurs imprudents conseils. Celui qui erre par sa faute là où il est obligé de voir clair — et chacun y est obligé en son office — n’évitera pas le châtiment, et ce châtiment sera en proportion du mal qu’il aura fait.

Les affaires de Dieu doivent se traiter avec précaution et en sachant ce que l’on fait, surtout lorsqu’elles sont de

1 Adjuro vos, filiae Jerusalem, per capreas cervosque camporum, ne suscittlis neque evigilare faciatis dilectam, donec ipsa velit. (Cant., iii, 5.)

2 Capite nabis vulpes parvulas, quae demoliuntur vineas. (Ibid., II, 15.)

3 Vos depasti estis vineam rnearn. (Is., III 14.)

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cette importance, de cette sublimité. De fait, il s’agit d’un gain presque infini si l’on rencontre juste, et d’une perte presque infinie si l’on a le malheur de faire fausse route.

Supposez que vous ayez encore quelques excuses à faire valoir — bien que je n’en voie point, — à tout le moins vous ne me persuaderez pas qu’il puisse en présenter de valable celui qui, sous de vains prétextes connus de lui, enchaîne une âme à son autorité. Cette conduite téméraire ne restera pas impunie.

Une fois qu’une âme a fait progrès, sous la continuelle assistance de Dieu, dans la carrière spirituelle, elle doit nécessairement changer son style et sa manière de faire oraison. Il lui faut en conséquence une autre direction, un autre esprit. Tous les directeurs ne sont pas en état d’éclairer tous les doutes qui se présentent dans la voie spirituelle ; chacun ne peut prétendre savoir diriger et conduire les âmes dans tous les états de la vie intérieure. Peut-il se persuader qu’il est fourni d’une science universelle, ou que Dieu n’a pas le droit de mener une âme au-delà du chemin dont il a connaissance ?

Un ouvrier saura dégrossir un bloc de bois et il ne saura pas en tirer une statue. Un artiste saura le sculpter et il ne saura pas lui donner son dernier fini. Un autre qui saura peindre passablement ne saura pas mettre la dernière main au coloris. Le talent de chacun est limité, et s’il voulait l’outrepasser, il ruinerait l’œuvre qui lui est confiée.

Vous qui ne savez que dégrossir, c’est-à-dire apprendre à une âme à mépriser le monde, à mortifier ses appétits, ou tout au plus ébaucher, c’est-à-dire enseigner à faire de saintes méditations, et qui n’en savez pas davantage, comment conduirez-vous une âme à la dernière perfection, au dernier coloris, alors qu’il ne s’agit plus de dégrossir

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et d’ébaucher, ni même de donner un certain fini, mais de mettre une âme en état de recevoir l’action divine ?

Nul doute que si vous la rivez à votre enseignement qui est toujours le même, elle retournera en arrière, ou tout au moins elle n’avancera pas. Qu’en serait-il, je le demande, de l’exécution d’une statue si l’on ne faisait jamais que marteler et dégrossir, je veux dire, si l’âme en demeurait toujours à l’exercice des puissances ? Quand donc la statue s’achèverait-elle ? Quand et comment Dieu lui donnerait-il le dernier coloris ? Se peut-il que vous soyez apte à remplir tous les offices et si consommé en tout genre, qu’une âme n’ait jamais besoin que de vous ? Admettons que vous soyez propre à conduire une âme qui peut-être n’est pas appelée à monter bien haut, il est comme impossible que vous ayez les talents voulus pour toutes celles que vous tenez enchaînées.

Dieu mène chaque âme par un chemin différent, tellement que les voies spirituelles qui se ressemblent davantage ne se ressemblent pas de moitié. Qui sera capable de se faire, comme saint Paul, tout à tous pour les gagner tous ? Mais vous, vous tyrannisez les âmes, vous en faites des captives, et vous vous appropriez à tel point le monopole de la doctrine évangélique, que non settlement vous mettez tout en œuvre pour qu’elles ne vous quittent point, mais, ce qui est pire, apprenez-vous que l’une d’elles a recouru aux conseils d’un autre sur un point dont petit-être il ne convenait pas de vous parler — et peut-être est-ce Dieu même qui l’a voulu pour lui procurer l’enseignement que vous ne lui donniez pas, — vous lui faites, je rougis de le dire, des scènes de jalousie comme en pourrait faire un mari. Tout cela ne vient pas du zèle de la gloire de Dieu, mais de superbe et de présomption. Que savez-vous si cette âme n’a pas eu besoin de s’adresser à un autre ?

Dieu s’indigne grandement contre ceux qui en agissent

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ainsi et il les menace de châtiment par le prophète Ézéchiel, disant : Vous ne paissiez pas mon troupeau, mais voús vous couvriez de sa laine et vous nourrissiez de son lait. Je redemanderai mon troupeau de votre main 1.

Ainsi donc les maîtres spirituels doivent laisser les âmes libres ; ils sont obligés de les laisser s’adresser à d’autres, et quand elles le feront, ils doivent leur montrer bon visage, Savent-ils par quel moyen Dieu a résolu de faire du bien à une âme ? Lorsqu’elle ne goûte plus leur doctrine, c’est que Dieu les mène par une autre voie et qu’elle a besoin d’un autre guide. En pareil cas, les maîtres spirituels doivent eux-mêmes conseiller ce changement. Tout le reste vient d’un sot orgueil et de présomption.

Mais laissons cette manière de faire et parlons d’une autre plus pernicieuse encore, qui se rencontre chez de tels gens ou d’autres qui valent moins encore. Dieu favorise certaines âmes de saints désirs d’abandonner le monde, de changer d’état de vie, pour se donner à son service en méprisant le siècle. Il se félicite quand il les a conduites jusque-là, car les choses du siècle ne sont pas selon son cœur. Et voici que pour des raisons tout humaines, dans des vues entièrement opposées à la doctrine de Jésus-Christ, à sa mortification, à son mépris de toutes choses, des directeurs qui ne consultent que leurs intérêts et leurs goûts personnels, ou qui se forgent des périls imaginaires, opposent à ces âmes mille difficultés et mille délais, ou — ce qui est pire encore — travaillent à déraciner ce désir de leur cœur. Comme l’esprit de ces hommes est peu dévot et tout mondain, ils ne goûtent pas l’Esprit de Jésus-Christ ; ils n’entrent point, et ils empêchent les autres d’entrer.

1 Voe pastoribus Israel! Lac comedebatis et Tanis operiebamini… Requiram gregem meure de manu eorum. (Ezech., xxxiv, 2,3,10.)

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C’est à eux que s’adressent ces menaces de notre Sauveur : Malheur à vous qui vous êtes emparés de la clef de la science, qui n’êtes pas entrés et qui n’avez pas laissé entrer les autres 1 ! Ces gens, en toute vérité, sont des barres et des pierres d’achoppement placées devant la porte du ciel. Ils en ferment l’entrée à ceux qui viennent prendre leurs conseils. Et cependant, ils ne peuvent ignorer que Dieu leur a commandé non seulement de laisser entrer et d’aider à entrer, mais même de forcer à entrer, par la porte étroite qui conduit à la vie 2.

Voilà comment un directeur peut, en véritable aveugle, barrer le passage à l’Esprit-Saint qui voudrait guider une âme. Il y aurait bien d’autres choses à dire sur les fautes que l’on commet en ce point, les unes avec connaissance de cause, les autres par ignorance. Mais ni les unes ni les autres ne resteront sans châtiment, parce que ceux qui ont un office sont tenus de connaître leur devoir et de s’en acquitter avec circonspection.

Le second aveugle qui, nous l’avons dit, pourrait entraver l’âme dans le recueillement dont nous parlons, c’est le démon : aveugle lui-même, il cherche à l’entraîner dans les ténèbres. Quand il voit une âme dans ces sublimes solitudes où s’impriment les onctions exquises de l’Esprit-Saint, il est rongé de jalousie et de chagrin, non seulement parce que cette âme s’enrichit de grands trésors, mais parce qu’elle lui échappe et se trouve entièrement hors de sa portée. Il cherche alors à la tirer de sa nudité et de son abstraction en soulevant des nuages de connaissances distinctes et des goûts sensibles, et pour l’amorcer davantage, pour la ramener aux notions distinctes et à l’opération

1 Vœ vobis, legisperitis, qui tulistis clavent scientia ; ipsi non introistis et eus qui introibant prohibuistis. (Luc., xi, 52.)

2 Compelle intrare, ut impleatur domus mea. (Luc., xiv, 23.)

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du sens, il fera en sorte que l’objet de ces connaissances soit bon. Son but est qu’elle s’occupe de ces saveurs et de ces connaissances bonnes en elles — mêmes, qu’elle les embrasse, qu’elle s’appuie sur elles pour aller à Dieu.

Par ce moyen, il la distrait très aisément et la tire de cette solitude, de ce recueillement au sein desquels l’Esprit-Saint opérait secrètement en elle des merveilles. L’âme, qui est naturellement portée à sentir et à goûter — plus encore si elle y aspire volontairement, — s’attache aux connaissances et aux goûts sensibles que le démon lui présente et elle sort de la solitude où Dieu fait son œuvre. Dans cette solitude, elle croyait ne rien faire ; elle s’imagine donc gagner au change, puisque maintenant elle fait quelque chose.

Malheur déplorable, en vérité, qu’une âme, pour ne comprendre pas sa voie et pour vouloir prendre une bouchée de connaissance particulière, refuse à Dieu de l’absorber tout entière dans cette solitude où il l’avait introduite, car c’est la merveille qui a lieu par le moyen des onctions spirituelles et solitaires dont il s’agit.

C’est ainsi que le démon, par un obstacle insignifiant, cause à l’âme un très grand dommage et la prive de richesses immenses. De même que le pêcheur attire un poisson par un imperceptible appât, l’ennemi attire cette âme hors des eaux limpides de l’Esprit-Saint, alors qu’elle était plongée et immergée en Dieu, sans trouver pied ni rencontrer d’appui. Il l’amène sur le rivage, où il lui fournit un soutien afin de lui faire prendre pied et cheminer ensuite péniblement sur la terre, au lieu de nager dans les courants de Siloë, qui coulent en silence 1 et de se baigner au milieu des onctions divines.

Le démon attache à cette tactique un prix surprenant.

1 Is., viii, 7.

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C’est que le moindre tort fait à une âme de cette classe lui importe beaucoup plus que des dommages, bien plus considérables, causés à d’autres âmes. Aussi, à peine s’en rencontre-t-il une seule à qui il ne nuise à l’extrême sous ce rapport et à qui il ne fasse subir des pertes incalculables. Cet esprit malin se place perfidement à la limite qui sépare le sens de l’esprit. Là, il trompe cette âme et l’amorce par des objets sensibles, afin qu’elle s’y attache et tombe en son pouvoir. Cette âme, dans son ignorance, s’arrête aisément à cet appât, sans se douter de la perte qu’elle subit. Elle croit y gagner et recevoir une visite de Dieu. En réalité, elle cesse de pénétrer en son Époux, et demeure à la porte, à regarder ce qui se passe au-dehors.

Le démon, dit Job, voit tout ce qui est élevé 1. En d’autres termes, il considère l’élévation des âmes afin de s’y opposer. En aperçoit-il une entrer dans un haut recueillement et voit-il échouer ses efforts pour la distraire, alors il met en œuvre les épouvantes et les douleurs physiques, ou bien les bruits et les fracas extérieurs, afin de ramener son attention vers les objets sensibles et de la faire descendre de la région intérieure, de le tirer en un mot de son occupation intime. Il ne la laisse que si tous ses efforts restent vains. Mais hélas ! c’est d’ordinaire avec la dernière facilité qu’il ravage ces âmes si précieuses au Seigneur, et qu’il a plus d’intérêt à renverser qu’un grand nombre d’autres. Je le répète, il n’a pas grand effort à faire et il en vient à bout avec une désolante facilité.

Nous pouvons appliquer à notre sujet ce que Dieu dit à Job : Il absorbera le fleuve sans s’étonner et il se persuadera que le Jourdain — c’est-à-dire ce qu’il y a de plus élevé en fait de perfection — pourra couler dans sa bouche.

1 Omne sublime videt. (Job., XLI, 25.)

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Ses yeux saisiront leur proie comme avec un hameçon, et il lui percera les narines comme avec un poinçon 1. Ce qui revient à dire : par les pointes des connaissances dont il frappera sa victime, il distraira son esprit ; en effet, l’air entré dans les narines en sort par de nombreuses ouvertures, si elles viennent à être perforées.

Il dit encore : Les rayons du soleil seront sous lui, et il répandra l’or au-dessous de lui comme de la boue 2. Ou en d’autres termes, il fait perdre aux âmes illuminées de Dieu d’admirables rayons de divines connaissances ; il enlève aux âmes riches des biens spirituels l’or précieux des émaux divins.

Âmes à qui Dieu fait la grâce souveraine de marcher par cette voie de solitude et de recueillement, bien loin de votre pénible travail personnel, ah ! ne retournez pas aux choses sensibles, laissez de côté votre opération propre. Elle vous aidait à renoncer ail monde et à vous-même lorsque vous étiez au début de la carrière spirituelle ; mais à présent que Dieu lui-même daigne agir en vous, elle ne vous serait qu’un obstacle et un embarras. Dégagez entièrement vos puissances, mettez — les en liberté. C’est ici tout ce que vous avez à faire. Après cela, tenez-vous dans l’attention amoureuse et simple dont j’ai parlé, toutes les fois que vous en sentirez l’attrait. Ne vous violentez aucunement, ne songez qu’à vous dégager, à vous libérer de tout, sans vous troubler, sans laisser altérer en rien votre paix et votre tranquillité. Dès que vous serez libres, Dieu vous nourrira d’un aliment céleste.

Le troisième aveugle est l’âme elle-même. Faute de se rendre compte de son état, elle se jette elle-même dans le

1 Ecce absorbebit fluvium, et non mirabitur ; et habet fiduciam quod influat Jordanis in os ejus. In oculis ejus quasi hamo capiet eum, et in sudibus perforabit nares ejus. (Job, XL, 19.)

2 Sub ipso erunt radii solis, et sternet sibi arum quasi lutum. (Ibid., xLi, 21.)

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trouble et se nuit sans le savoir. Elle ne sait se conduire qu’au moyen du sens. Lors donc qu’il plaît à Dieu de l’introduire dans ce vide et cette solitude, où l’on ne peut plus faire usage de ses puissances ni produire des actes, elle se figure être oisive et s’efforce d’agir, ce qui n’aboutit qu’à la distraire, à la remplir de sécheresse et de dégoût, elle qui jouissait auparavant d’une paix pleine de repos et d’un silence spirituel où Dieu même lui infusait secrètement une intime douceur.

Dieu fera des tentatives pour la ramener à ce repos silencieux, et elle luttera contre lui pour mettre en mouvement son imagination et son entendement. Tels les petits enfants que leur mère veut porter dans ses bras, et qui s’agitent et crient pour marcher d’eux-mêmes. D’où il résulte qu’ils ne marchent pas et qu’ils empêchent leur mère d’avancer. Tel encore le peintre qui veut se mettre au travail et voit remuer sa toile : il ne pourra rien faire.

L’âme doit bien savoir ceci. Elle a beau ne pas sentir qu’elle marche, elle avance beaucoup plus que si elle mettait ses pieds en mouvement, parce que c’est alors Dieu lui-même qui la porte dans ses bras. Si elle ne s’aperçoit point des pas qu’elle fait, c’est que Dieu marche et non pas elle. Ses puissances n’agissent pas ; mais une autre opération, bien plus puissante, a lieu, et Dieu même en est l’auteur. Qu’elle ne s’en aperçoive point, ce n’est pas merveille, puisque cette divine opération échappe au sens. Que cette âme s’abandonne entre les mains de Dieu et ee confie en lui, qu’elle renonce à toute autre conduite et à sa propre opération. Cela fait, tout ira bien. Il n’y a péril pour elle que si elle applique ses puissances à quelque chose.

Mais revenons à ce que nous disions de ces profondeurs de l’âme, qui sont ses puissances. L’âme, nous le faisions

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remarquer, endure ordinairement de très vives souffrances au temps où Dieu la dispose à l’union avec lui par de sublimes onctions. Les parfums divins sont parfois si sublimes et si exquis, qu’ils pénètrent le fond le plus intime de la substance de l’âme, et ce qu’ils opèrent en elle la fait défaillir dans d’ardents et douloureux désirs, et dans le sentiment d’un vide immense.

Il y a ici une observation à faire. Si les parfums qui disposent les puissances de l’âme à l’union du mariage spirituel sont par eux-mêmes si élevés, quels seront, je le demande, les biens dont elles entreront alors en possession ? Nul doute que la jouissance, le rassasiement, les délices qui deviendront alors leur partage ne soient proportionnés à la faim et à la soif que ces profondeurs des puissances auront endurées. Nul doute que la sublimité des biens dont l’âme entrera en possession, que la fruition qui deviendra le partage du sens ne réponde aux exquises dispositions qui auront précédé. Par le sens de l’âme, j’entends la capacité qu’a la substance de l’âme de goûter les biens qui sont l’objet de ses puissances.

C’est très justement qu’elle nomme ses puissances des profondeurs, car elle expérimente qu’elles contiennent les profondes connaissances auxquelles nous avons donné le nom de lampes de feu, elle connaît que leur capacité égale toutes les notions, toutes les saveurs, toutes les jouissances, toutes les délectations qu’elle goûte en Dieu.

Ces divines merveilles sont reçues et viennent se fixer dans ce que j’appelle le sens de l’âme, c’est-à-dire dans la capacité qu’elle a de les posséder, de les goûter et d’en jouir lorsqu’elles lui ont été fournies par les profondeurs des puissances de même, le sens de la fantaisie reçoit les formes des objets extérieurs que lui fournissent les sens corporels, et elle en devient en quelque sorte le réceptacle. et le dépôt. Or, ce sens de l’âme devenu le réceptacle des merveilles de Dieu, se trouve illuminé et enrichi à proportion des sublimes et resplendissants trésors dont il est fait le possesseur.

Auparavant aveugle et sombre.

Il faut savoir que deux choses peuvent nous priver de la faculté de voir : l’obscurité ou la cécité. Dieu est à la fois l’objet de la vue de notre âme et la lumière qui lui permet de voir. Lorsque cette divine lumière ne brille pas pour elle, notre âme est dans l’obscurité, quelle que soit d’ailleurs la puissance de sa faculté visuelle. Notre âme est-elle en état de péché ou poursuit-elle quelque chose en dehors de Dieu, alors elle est aveugle. La lumière de Dieu a beau l’envelopper, cette âme aveugle ne perçoit pas la divine lumière.

L’obscurité de l’âme, c’est son ignorance, et tant que Dieu ne l’a pas illuminée, transformée, elle reste dans l’ombre et dans l’ignorance des biens de Dieu. Le Sage confesse qu’il était dans cette nuit, avant que la Sagesse l’eût éclairé : Elle a, dit-il, illuminé mes ignorances 1.

Dans le langage spirituel, autre chose est se trouver dans l’obscurité, et autre chose être plongé dans les ténèbres. Être plongé dans les ténèbres, c’est se trouver dans l’aveuglement que cause le péché. Mais on peut être dans l’obscurité sans péché, et cela de deux manières : ou bien par rapport aux choses naturelles, lorsqu’on n’est pas éclairé à leur sujet, ou bien par rapport aux choses surnaturelles lorsqu’on manque de lumière sur certaines vérités de l’ordre surnaturel. L’âme nous dit ici qu’avant d’avoir atteint la précieuse union divine, son sens était plongé dans l’ombre sous ces deux rapports. Effectivement, tant que le Seigneur n’a pas dit : Fiat lux ! les ténèbres règnent sur la face de

1 Ignorantias meas illuminavit. (Eccl., cxi, 20.)

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l’abîme, c’est-à-dire sur les profondeurs du sens de l’âme. Plus cet abîme est profond, plus profondes sont les ténèbres où ses profondeurs sont plongées par rapport aux biens surnaturels, et ces ténèbres durent tant que Dieu, qui est la lumière de l’âme, ne l’éclaire pas. Or il est impossible à cette âme de lever les yeux vers la divine lumière ; elle n’a même pas la pensée de la faire, parce que n’ayant jamais vu cette lumière, elle n’en a aucune idée et ne peut par conséquent la désirer.

Ses désirs la porteront plutôt vers les ténèbres, parce qu’elle les connaît. Ainsi, elle ira de ténèbres en ténèbres, guidée par les ténèbres, car les ténèbres ne peuvent conduire qu’aux ténèbres, selon cette parole de David : Le jour annonce la parole au four et la nuit enseigne la science à la nuit 1. C’est ainsi qu’un abîme en appelle un autre : un abîme de ténèbres appelle un autre abîme de ténèbres, et un abîme de lumière appelle un autre abîme de lumière parce qu’un semblable appelle son semblable et se communique à lui.

La lumière de la grâce que Dieu a donnée à cette âme et dont il a éclairé l’abîme de son esprit, l’a ouverte à la lumière divine et l’a rendue agréable à ses yeux. Cette lumière de la grâce a appelé un autre abîme de grâce, je veux dire la transformation de l’âme en Dieu, laquelle illumine à tel point le sens de l’âme et le rend si agréable à Dieu, que la lumière de Dieu et la lumière de l’âme ne font plus qu’un. La lumière naturelle de l’âme est alors unie à la lumière surnaturelle, en sorte que la lumière surnaturelle brille seule ; de même qu’à l’origine du monde la lumière créée par Dieu vint se joindre à la lumière du soleil, en sorte que la lumière du soleil brilla seule sans toutefois anéantir la première.

1 Dies diet eructat verbum, et nox nocti indicat scientiam. (Ps. xviii, 3.)

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Nous avons dit que l’âme était aveugle tant qu’elle goûtait autre chose que Dieu. C’est que l’appétit inférieur frappe de cécité le sens raisonnable supérieur. Il couvre la raison comme d’un nuage, de façon qu’elle ne voit plus les objets qui se trouvent devant elle. Ainsi, tant que le sens se proposait un goût quelconque, il était aveugle, et ne pouvait voir les merveilles des richesses et de la beauté divine que ce nuage lui dérobait. Un objet fort petit suffit pour empêcher l’œil de voir les objets qui sont devant lui, si grands qu’ils puissent être. De même, un léger appétit, une intention imparfaite suffit pour priver une âme des merveilles divines qui résident au-delà des goûts et des appétits qu’elle recherche.

Oh ! qui pourra faire comprendre combien il est impossible à une âme qui suit ses appétits, de juger des choses divines telles qu’elles sont en elles-mêmes ! Pour en porter un jugement sain, il lui est indispensable de se défaire totalement de ses goûts et de ses appétits et à ne s’en pas servir, car par cette voie on en viendrait infailliblement à estimer comme n’étant pas de Dieu ce qui est de Dieu, de même on attribuerait à Dieu ce qui ne vient pas de lui. En voici la cause. Le nuage de l’appétit est venu se placer sur la raison, en sorte que celle-ci ne voit plus que lui, et tantôt il sera d’une couleur, tantôt d’une autre, selon la nature de l’appétit. Or, Dieu ne tombe pas sous le domaine du sens.

C’est ainsi que l’appétit et les goûts sensitifs font obstacle aux notions élevées concernant les choses divines. Le Sage nous le fait comprendre quand Il dit : La fascination de la bagatelle obscurcit les vrais biens et la mobilité des désirs renverse le sens le plus dépourvu de malice 1. De là vient que les personnes médiocrement avancées dans la vie

1 Fascinatio auteur nugacitatis obscurat bona, et inconstantia concupiscentice transvertit sensum sine malitia. (Sap., iv, 12.)

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spirituelle, qui ne sont pas encore purgées de leurs appétits et de leurs goûts propres, qui par conséquent ont encore quelque chose d’animal, donnent dans leur appréciation beaucoup de valeur à ce qui est bas et de peu de prix ; au contraire, elles estimeront fort peu ce qui est de haute valeur au point de vue spirituel, parce que très éloigné du sens, elles le regarderont même comme une folie. C’est ce que nous dit saint Paul : L’homme animal ne perçoit pas les choses de Dieu ; elles sont pour lui une folie, et il est incapable de les comprendre 1.

Par homme animal il faut entendre ici celui qui vit selon ses appétits naturels. Or, il faut savoir qu’il y a des goûts qui naissent dans l’esprit et descendent ensuite dans le sens. Si l’homme s’y attache naturellement, ce ne sont plus que des appétits naturels. Peu importe que l’objet soit surnaturel. Dès lors que l’appétit est purement naturel, qu’il plonge ses racines dans la nature et en tire sa vigueur, ce n’est qu’un appétit naturel, puisqu’il est de même nature que si son objet était naturel.

Vous me direz : Si l’on désire Dieu, n’est-ce pas un désir surnaturel ?

Je réponds que le désir de Dieu n’est pas toujours un désir surnaturel. Il n’est surnaturel que lorsqu’il est infusé de Dieu, lorsque c’est de Dieu qu’il tire sa vigueur. Un tel désir est fort différent de l’appétit naturel. Si donc vous désirez de vous-même avoir le désir de Dieu, ce n’est qu’un appétit naturel, et ce ne sera rien davantage tant qu’il ne plaira pas à Dieu d’informer ce désir. D’où il suit que lorsque vous faites effort de vous-même pour appliquer votre appétit aux choses spirituelles, lorsque vous en recherchez la saveur, vous couvrez d’un nuage les yeux de votre âme, en un mot vous êtes purement animal. Par conséquent,

1 Animalis homo non percipit ea quæ sont spirilus Dei; stultitia enim est illi et non potest intelligere. (1 Cor., ii, 14.)

vous êtes incapable de comprendre et d’apprécier ce qui est spirituel, ce qui surpasse totalement le sens et l’appétit naturel.

Avez-vous encore quelque objection à faire ? Pour moi, je ne sais plus que vous dire. Je ne puis que vous conseiller de relire ce qui précède : peut-être l’entendrez-vous mieux à la seconde lecture. J’ai conscience d’avoir dit sur ce point la substance de la vérité, et il ne m’est pas possible de m’y arrêter davantage.


En singulière excellence

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.

Les profondeurs des puissances si hautement, si merveilleusement pénétrées des admirables splendeurs des lampes dont nous avons parlé, outre la remise qu’elles font d’elles-mêmes à Dieu, renvoient à Dieu, en Dieu même, les splendeurs qu’elles reçoivent de lui. Tout cela se passe dans une gloire pleine d’amour. Les puissances, inclinées vers Dieu, en Dieu, sont devenues d’autres lampes enflammées au milieu des splendeurs des lampes divines. Elles donnent au Bien-Aimé la même lumière et la même chaleur d’amour qu’elles reçoivent de lui ; elles les donnent de la même manière qu’elles les reçoivent à Celui de qui elles les reçoivent, et avec les mêmes excellences.

Ainsi la vitre jette des splendeurs quand la lumière du soleil la pénètre. Mais ici tout se passe d’une façon bien plus sublime, parce que la volonté humaine s’exerce ici. Et elle se fait « en singulière excellence », c’est-à-dire en excellence au-dessus de toute expression, en excellence au-dessus de tout mode créé. C’est que l’excellence avec laquelle l’âme donne ici lumière et chaleur à Dieu est proportionnée à l’excellence du mode suivant lequel l’entendement humain reçoit la Sagesse divine, tandis qu’il ne fait plus qu’un avec l’entendement de Dieu. Effectivement l’âme ne peut

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donner autrement qu’elle ne reçoit. C’est donc selon toute l’excellence avec laquelle la volonté est unie à la bonté divine, qu’elle renvoie à Dieu cette même bonté, car elle ne la reçoit que pour la renvoyer.

De même, selon toute l’excellence avec laquelle l’âme connaît la grandeur de Dieu dans l’union qu’elle a avec cette divine grandeur, elle donne à Dieu lumière et chaleur d’amour. Telle l’excellence des autres attributs communiqués à cette âme : la force, la beauté, la justice, etc., telle l’excellence avec laquelle le sens, dans sa fruition, donne son Bien-Aimé à son Bien-Aimé, en lui-même. Cette âme étant ici une même chose avec lui, elle est en certaine manière Dieu par participation. Cette transformation n’est pas aussi parfaite qu’elle le sera dans la vie future, et cependant on peut dire que l’âme est devenue comme l’ombre de Dieu.

Par suite de cette transformation, l’âme, devenue l’ombre de Dieu, fait en Dieu pour Dieu ce que Dieu fait en elle pour lui-même, et de la manière dont il le fait, parce que leurs deux volontés ne font qu’un. L’opération de Dieu et l’opération de l’âme ne sont plus qu’une seule opération. En conséquence, Dieu se donnant par un don libre et gracieux, l’âme, dont la volonté est également libre et généreuse puisqu’elle est unie à celle de Dieu, donne Dieu à Dieu même, en Dieu. Et le don que l’âme fait à Dieu est un don véritable et entier.

L’inestimable bonheur de l’âme est de voir qu’elle fait à Dieu, de ce qui lui appartient à elle-même, un don proportionné à l’infinité de l’Être divin.

Il est bien vrai qu’elle ne peut, à proprement parler, donner Dieu à Dieu, puisqu’il reste toujours à lui-même ; et cependant on peut dire qu’autant qu’il est en elle, elle lui fait ce don d’une manière réelle et parfaite. Elle lui donne tout ce qu’elle a reçu de lui, afin de payer la dette de l’amour, qui veut rendre autant qu’il reçoit. Et Dieu consent à être payé par ce don de l’âme, et il ne peut être payé autrement, et il reçoit cette rémunération avec reconnaissance, comme un don que l’âme lui fait volontairement ; et dans cette remise faite à Dieu de Dieu même, l’âme se trouve investie d’un nouvel amour. De son côté, Dieu se livre librement à cette âme, en sorte qu’il se forme entre Dieu et l’âme un nouvel amour réciproque, résultant de l’union et du don mutuel que comporte le mariage.

Ici les biens des deux Époux, qui sont ceux de la divine Essence, sont librement possédés par chacun, à raison du don mutuel qu’ils se sont fait ; et ils sont possédés par tous deux ensemble, chacun disant à l’autre cette parole que le Fils de Dieu adresse à son Père en saint Jean : Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi, et j’ai été glorifié en eux 1.

Cette possession mutuelle aura lieu sans intermission et en fruition parfaite dans la vie future ; dans l’état d’union, Dieu l’opère au moyen de cette touche de transformation, non toutefois d’une manière aussi parfaite que dans l’autre vie. Que l’âme puisse faire un don d’une telle immensité et qui dépasse absolument la capacité et les proportions de son être, c’est chose indubitable. Prenons une comparaison. Celui qui possède en propre des nations et des royaumes qui surpassent en immensité ce qu’il est lui-même, n’est-il pas libre d’en faire présent à qui bon lui semble ? Telle est la source de l’incomparable jouissance de cette âme : elle voit qu’elle donne à Dieu beaucoup plus qu’elle n’est elle-même et beaucoup plus qu’elle ne vaut, lorsqu’elle donne librement à Dieu, Dieu même, comme un bien qui lui est propre, et cela dans la même lumière divine, dans le même embrasement d’amour au

1 Omnia mea tua sunt, et tua mea suas, et clarificatus sum in eis. (Joan., xvii, 17.)

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sein desquels elle l’a reçue. Ce qui a lieu dans la vie future au moyen de la lumière de gloire, a lieu en celle-ci au moyen de la foi surilluminée. De cette façon « le sens avec ses profondeurs donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé ».

L’âme dit « à la fois », parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui sont à la fois lumière et feu, se communiquent ensemble à elle.

Mais il nous faut indiquer brièvement avec quelle excellence l’âme fait un tel don. Remarquons-le, l’âme jouit ici d’une certaine image de la fruition céleste, à cause de l’union de son entendement et de sa volonté avec Dieu. Au milieu des intimes délices qui l’inondent et de la gratitude dont elle est pénétrée pour une telle faveur, elle fait don de Dieu et d’elle-même à Dieu d’une admirable manière. Sous le rapport de l’amour, l’âme se comporte ici envers Dieu « en singulière excellence », et il en est de même sous le rapport de la fruition commencée, sous le rapport de la louange, sous le rapport de la gratitude.

Les excellences de l’amour sont au nombre de trois. D’abord l’âme aime Dieu, non par elle-même, mais par lui-même, ce qui est une merveilleuse excellence. Elle aime en effet par l’Esprit-Saint, comme s’aiment le Père et le Fils, suivant ce que le Fils lui-même dit en saint Jean : Que l’amour dont vous m’avez aimé soit en eux, et moi en eux 1.

Ensuite, elle aime Dieu en Dieu même. De fait, le propre de cette union est d’absorber l’âme très puissamment en l’amour divin ; et Dieu, de son côté, se livre à l’âme très puissamment.

Enfin, elle aime Dieu pour lui-même. EIle ne l’aime pas seulement parce qu’il est infiniment bon, libéral et généreux envers elle, mais parce qu’il est tout cela essentiellement en lui-même.

1 Ut dilectio quæ dilexisti rne in ipsis sit, et ego in ipsis. (Joan., xvti, 26.)

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Sous le rapport de la fruition, nous nous trouvons en présence de trois autres excellences merveilleuses et d’un prix inestimable.

D’abord, l’âme jouit ici de Dieu par Dieu même. Comme son entendement est uni à la toute-puissance, à la sagesse, à la bonté divine — moins clairement toutefois que dans la vie future, — elle goûte dans toutes ces merveilles, séparément connues, des délices immenses.

Ensuite, elle se délecte, comme il est juste, en Dieu seul, sans aucun mélange de délectation créée.

Enfin, elle jouit de Dieu purement à cause de lui-même, sans aucun mélange de goût propre.

Sous le rapport de la `louange donnée à Dieu dans cette union, nous rencontrons également trois excellences :

D’abord, l’âme loue Dieu par office, car elle voit que Dieu l’a créée pour le louer, selon cette parole d’Isaïe : « J’ai formé un peuple pour moi ; il chantera mes louanges 1. »

Ensuite, elle le loue non seulement à cause des biens qu’elle en reçoit, mais pour la jouissance qu’elle trouve à le louer.

Enfin, elle loue Dieu à cause de ce qu’il est en lui-même. N’en reçût-elle aucun bienfait, elle le louerait parce qu’il mérite d’être loué.

Sous le rapport de la gratitude, nous nous trouvons en face de trois autres excellences :

D’abord, l’âme rend grâce à Dieu pour les biens matériels et spirituels qu’elle en reçoit, en un mot, pour tous les bienfaits dont elle lui est redevable.

Ensuite, elle goûte une très vive délectation dans cette Action de grâces, qui l’absorbe profondément.

Enfin, elle lui rend grâce et elle le loue à cause de ce qu’il est en lui-même, ce qui rend la louange p ; us intense et plus délicieuse.

1 Populurn istum formavi mihi, laudem meam narrabit. (Is., min, 21.)



STROPHE IV

Oh ! combien doux et combien tendre,

Tu te réveilles dans mon sein,

Où seul en secret tu demeures !

Par ta douce spiration

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !

EXPLICATION.

L’âme ici se tourne avec beaucoup d’amour vers son Époux, et le remercie de deux effets admirables qu’il produit en elle par le moyen de l’union. Elle dit d’abord de quelle manière ces deux effets s’opèrent ; elle indique ensuite les conséquences qui en résultent pour elle.

Le premier de ces effets est le réveil de Dieu dans l’âme ; il a lieu par un mode plein de douceur et d’amour.

Le second est la spiration de Dieu dans l’âme. Son mode est une effusion de richesse et de gloire communiquées à l’âme. Il en résulte pour elle un embrasement d’amour, plein d’une exquise tendresse.

L’âme dans cette Strophe semble dire : Qu’il est doux, qu’il est rempli d’amour, ô Verbe, mon Époux, ton réveil dans le centre, dans le fond de mon âme, c’est-à-dire en son essence toute pure, où tu résides seul, en silence, en mystère et en qualité d’unique maître, alors que mon sein est devenu ta demeure, ton vrai lit de repos, dans notre intime et infiniment tendre union. Que ta spiration, au moment de ce réveil, est délicieuse à mon cœur ! Qu’elle est abondante en richesse et en gloire ! Avec quelle infinie tendresse tu gagnes et attires tout mon amour !

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L’âme se sert ici de la comparaison d’une personne qui respire fortement au moment où elle sort du sommeil, figure qui représente fort bien ce qui se passe ici :

Oh ! combien doux et combien tendre, Tu te réveilles dans mon sein !

II existe bien des réveils de Dieu dans l’âme. Ils sont même si nombreux que si nous entreprenions de les énumérer tous, nous n’y arriverions pas. Le réveil du Fils de Dieu dont l’âme nous parle ici est, à mon avis, l’un des plus sublimes, l’un de ceux qui apportent à une âme le plus d’avantages.

Ce réveil est un mouvement que fait le Verbe dans l’essence de l’âme. Il est plein de grandeur, de majesté et de gloire. Il a une douceur si intime qu’il semble à cette âme que tous les baumes, toutes les essences aromatiques, en même temps que toutes les fleurs qui sont dans le monde s’agitent et se remuent pour répandre leur suavité. Il lui semble que tous les royaumes et tous les empires du monde, que toutes les puissances et toutes les vertus des cieux se mettent en mouvement. Il y a plus. Il lui semble que tout ce qu’il y a dans le monde de créatures, tout ce qu’il y a de forces, de substances, de perfections, d’agréments et de charmes resplendit séparément, et que toutes ensemble s’unissent à ce mouvement.

En effet, selon la parole de saint Jean, toutes choses sont vie dans le Verbe 1, et comme le dit saint Paul, toutes ont en lui la vie, le mouvement et l’être 2. Il s’ensuit qu’au moment où ce souverain monarque se meut dans l’âme, lui qui, au dire d’Isaïe, porte sur son épaule la marque de sa puissance 3, c’est-à-dire les cieux, la terre et les enfers, les sou -

1 Quod factum est, in ipso vitae erat. (Joan., I, 3, 4.)

2 In ipso enim vivimus, movemur et sumus. (Act., xvii, 28.)

3 Factus est principalus ejus super humerum ejus. (Is., ix, 6.)

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tenant, comme parle saint Paul, par la vertu de sa parole 1, il s’ensuit, dis-je, que toutes les créatures semblent se mouvoir avec lui.

Ainsi, quand la terre se meut, toutes les créatures qu’elle renferme se meuvent avec elle, comme ne comptant pour rien. Elles se meuvent de même quand se meut le prince qui porte sur lui sa cour et n’est point porté par elle.

La comparaison, il est vrai, est très imparfaite, car ici non seulement les créatures semblent se mouvoir, mais elles font paraître les excellences de leur être, leur force, leur beauté, leurs agréments divers, les bases de leur durée et de leur existence. L’âme, en effet, connaît ici comment toutes les créatures, soit célestes, soit terrestres, tirent du Verbe leur vie et leur durée. Elle entend clairement la vérité de cette parole du livre de la Sagesse : Les rois règnent par moi, c’est par moi que les princes commandent, que les puissants exercent la justice et qu’ils en ont l’intelligence 2 Elle voit, il est vrai, que toutes ces choses sont distinctes de Dieu en tant que créatures, et elle les contemple en lui avec toutes leurs forces et la racine de leur vigueur. Et cependant elle voit que Dieu, en son Être infini, est toutes ces choses en suprême éminence, et elle les connaît mieux en l’Être de Dieu qu’en elles-mêmes.

Telle est la délectation propre à ce réveil divin : connaître les créatures par Dieu, au lieu de connaître Dieu par les créatures, ce qui est connaître les effets par leur cause, et non plus la cause par ses effets. Cette dernière connaissance est déductive, la première est essentielle.

Qu’un tel mouvement ait lieu dans l’âme, alors que Dieu est immuable, il y a lieu de s’en étonner. Dieu en réalité, ne se meut pas, et cependant il semble à l’âme

1 Portans omnia verbo virtutis suae. (Hebr., I, 3.)

2 Per me reges regnant, et legum conditores justa decernunt. Per me principes imperant et potentes decernunt justitiam. (Prov., viii, 15, 16.)

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qu’il se meut. En fait, c’est l’âme qui est mue de Dieu pour être rendue capable de cette vue surnaturelle, pour être mise en état de découvrir d’une manière si extraordinaire cette vie divine renfermant en elle-même l’être de toutes choses et l’harmonie des créatures avec le mouvement qu’elles ont en Dieu. Et malgré tout, il semble à l’âme que c’est Dieu qui se meut, en sorte que la cause prend le nom de l’effet qu’elle produit.

Suivant cet effet, nous pouvons dire que Dieu se meut. Le Sage nous déclare que la Sagesse est plus mobile que les choses les plus mobiles 1 Ce n’est pas à dire qu’elle se meuve, mais elle est la racine et le principe de tout mouvement, et comme l’écrivain sacré l’ajoute, demeurant stable en elle-même, elle renouvelle toutes choses 2. Ce qui signifie qu’elle est plus active que les choses les plus actives.

Nous devons donc dire que dans ce mouvement, c’est l’âme qui est mue, c’est elle qui s’éveille du songe de la vie naturelle à la réalité surnaturelle. C’est donc très justement qu’elle emploie le terme de « réveil ». Quant à Dieu, il demeure toujours en son même état — l’âme en a la vue claire, — imprimant le mouvement, donnant l’être, la vigueur, les charmes, les dons divers à toutes les créatures, les portant toutes en lui-même virtuellement et essentiellement. L’âme voit alors d’une seule et même vue ce que Dieu est en lui-même et ce qu’il est dans ses créatures. Ainsi quelqu’un à qui l’on ouvre un palais voit d’un même coup d’œil le grand personnage qui l’habite et ce qu’il y fait.

Voici ma pensée sur ce réveil et sur cette vue accordée à l’âme. L’âme se trouve en Dieu essentiellement, comme y sont toutes les créatures. À un moment donné, il plaît au Seigneur de lever quelques-uns des nombreux voiles,

1 Omnibus enirn rnobilibus mobilior est sapientia. (Sap., vu, 24.)

2 Et in se permanens, omnia innovat. (Ibid., 27.)

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des nombreux rideaux qui le dérobent aux yeux de cette âme, afin qu’elle puisse le voir tel qu’il est. L’âme entrevoit alors obscurément — car tous les voiles ne sont pas levés — la face divine toute pleine de charmes et de beauté. Elle voit en même temps ce que fait ce grand Dieu qui meut toute chose par sa puissance ; elle croit le voir se mouvoir en ses créatures et les créatures se mouvoir en lui par un mouvement continuel. En réalité, dans cette vue du mouvement et du réveil de Dieu, c’est l’âme elle-même qui est mue et réveillée.

Telle est en effet la bassesse de notre condition : nous nous figurons les autres dans l’état où nous sommes, nous jugeons d’eux par nous-mêmes, parce que notre jugement procède de nous-mêmes avant d’évoluer au-dehors. Ainsi le larron se figure que les autres dérobent comme lui ; l’impudique se figure que les autres ont ses penchants vicieux ; le méchant croit les autres mal intentionnés. Le jugement qu’ils portent vient de leur malice. L’homme juste, au contraire, pense bien de tout le monde et ce jugement part de la bonté de son coeur. Par contre, le négligent et le paresseux jugent des autres par eux-mêmes. De là vient que lorsque nous vivons dans la négligence et l’engourdissement à l’égard de Dieu, il nous semble que Dieu nous néglige et nous oublie.

C’est ce que nous voyons au Psaume XLIII. David dit à Dieu : Levez-vous, Seigneur, pourquoi dormez-vous 1 ? transférant à Dieu ce qui est réel chez les hommes. Ainsi, ceux qui dorment étendus à terre disent à Dieu de se réveiller et de se lever, alors qu’il ne dort jamais, Celui qui garde Israël.

Et cependant, comme tout le bien qui est en l’homme vient de Dieu et que de lui-même I'homme n’est capable

1 Exurge, quare obdormis, Domine ? (Ps. xLiu, 23.)

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de rien de bon, on peut dire avec vérité que notre réveil est le réveil de Dieu, et notre lever le lever de Dieu. C’est donc comme si David disait : Relevez-vous deux fois, Seigneur, et réveillez-nous, car nous sommes endormis, étendus à terre d’une double manière.

Comme donc notre âme était incapable de se réveiller d’elle-même de ce double sommeil, comme Dieu seul pouvait lui ouvrir les yeux et la réveiller, c’est à bon droit qu’elle appelle ce réveil le réveil de Dieu et qu’elle dit : « Tu te réveilles dans mon sein. » Réveillez-nous, très doux Seigneur, et faites briller sur nous votre lumière, afin que nous connaissions et que nous aimions les biens que vous nous tenez constamment préparés. Alors nous connaîtrons que vous vous êtes souvenu de nous et que vous vous êtes mis en mouvement pour nous faire du bien.

Ce que l’âme expérimente dans ce réveil, ce qu’elle découvre des excellences de Dieu est au-dessus de toute expression. C’est une communication des excellences divines qui a lieu dans la substance de l’âme, qu’elle appelle ici son sein. C’est une voix d’une immense puissance qui résonne dans l’âme pour proclamer d’innombrables excellences, des milliers et des milliers d’attributs qui défient toute énumération. Appuyée sur ces excellences et sur ces attributs divins, l’âme devient terrible comme les escadrons d’une armée rangée en bataille ; et en même temps, elle est pénétrée de toutes les suavités, embellie de toutes les beautés qui se trouvent dans les créatures.

On peut se demander comment une âme encore dans la chair peut porter sans défaillir une si puissante communication, et en effet, elle n’a en elle ni force ni vigueur qui suffise. La seule vue du roi Assuérus sur son trône, revêtu des ornements royaux, tout resplendissant d’or et de pierres précieuses, jeta la reine Esther dans une telle frayeur, qu’à cet aspect redoutable elle tomba en défail-

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lance. Elle-même avoua qu’une telle gloire l’avait fait défaillir, car le roi lui avait fait l’effet d’un ange et son visage lui était apparu plein de beauté 1.

La gloire, en effet, opprime celui qui la considère sans être glorifié par elle. Combien l’âme dont il s’agit aura-t-elle plus de sujet de défaillir, puisque ce n’est pas un ange qu’il lui est donné de contempler, mais Dieu même, le visage rayonnant du charme de toutes les créatures, terrible en son pouvoir et en sa gloire, alors que la voix de ses innombrables excellences résonne de toutes parts. Job demandait comment l’homme pourrait soutenir l’éclat de son tonnerre, puisque le seul murmure de sa voix nous fait trembler. Ailleurs, il conjurait le Seigneur de ne pas agir avec lui dans toute sa force, parce qu’il craignait d’être opprimé du poids de sa grandeur.

Si l’âme ne défaille pas lors de ce réveil de puissance et de gloire, c’est pour deux raisons. En premier lieu, elle est parvenue à un état de perfection, sa partie inférieure est entièrement purifiée et rendue conforme à la partie spirituelle ; de là vient qu’elle ne sent pas la lésion et la peine que les communications spirituelles font d’ordinaire éprouver à l’esprit et au sens imparfaitement purifiés, imparfaitement disposés à les recevoir. Toutefois ceci ne suffit pas encore à expliquer l’absence de toute faiblesse en présence de tant de gloire et de grandeur.

L’âme a beau avoir atteint une grande pureté, un effet qui excède à ce point la nature devrait la faire défaillir, ainsi que la parole de Job alléguée plus haut nous le donne à entendre. Il y a donc une autre raison, qui est la principale, et l’âme en fait mention au premier vers : c’est que Dieu se montre ici plein de douceur et de tendresse.

Comme il découvre à l’âme ses merveilles et sa gloire

1 Esther, xv, 16.

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en vue de la combler de délices et de joie, il la couvre de sa protection afin qu’elle n’en reçoive pas de détriment. Il garantit sa faible nature, il ne découvre ses grandeurs qu’avec amour et suavité, et comme à l’insu de la nature inférieure, l’âme ignorant alors si elle est dans son corps ou hors de son corps. Il est facile de le faire à Celui qui couvrit Moïse de sa droite afin qu’il pût contempler sa gloire. L’âme alors expérimente en Dieu autant de douceur et d’amour que de puissance, de souveraineté et de grandeur. En Dieu tous les attributs ne sont qu’un, en sorte que la jouissance qu’ils procurent est puissante, la protection qu’ils offrent est à la fois puissante et douce, elle permet de porter des délices pleines de puissance.

L’âme se sent donc forte, plutôt que défaillante. Si Esther s’évanouit, c’est que de prime abord le roi son époux ne lui témoigne pas de bienveillance ; au contraire, elle-même le fit remarquer, ses yeux enflammés faisaient paraître l’indignation qui remplissait son cœur. Mais dès que, s’apaisant, il étendit son sceptre et l’en toucha, dès qu’il l’embrassa en l’assurant qu’il était son frère et qu’elle n’avait rien à craindre, elle reprit ses sens.

Ici le Roi du ciel se montre à l’âme dès le premier abord rempli de bienveillance, il se fait son égal et son frère. L’âme met donc, dès le premier instant, toute crainte de côté. Dieu, effectivement, lui fait paraître avec douceur et non avec indignation l’étendue de son pouvoir, l’immensité de son amour et de sa bonté. Il épanche tout à la fois en elle sa puissance et sa tendresse. Il descend de son trône, qui est cette âme elle-même où il était caché, comme un époux qui sort de la chambre nuptiale. Il s’incline vers elle, il la touche du sceptre de sa majesté, il l’embrasse comme le ferait un frère.

Voici que les vêtements royaux qui sont les attributs divins répandent leurs parfums ; voici que resplendit l’or

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de la charité ; voici que brille comme des pierres précieuses la connaissance des substances supérieures et inférieures ; voici le rayonnement de la face du Verbe plein de grâce, qui enveloppe et revêt cette âme devenue comme reine. Transformée dans les attributs du Roi du ciel, l’âme est réellement reine, et l’on peut justement lui appliquer cette parole de David dans un Psaume : La Reine siège à votre droite, vêtue d’or et entourée d’une admirable variété.

Et comme tout cela se passe dans la plus intime substance de l’âme, elle ajoute aussitôt :

Où seul, en secret, tu demeures.

L’âme dit que le Bien-Aimé demeure en son sein « en secret », parce que, nous venons de le dire, c’est dans le fond de l’essence de l’âme qu’a lieu ce doux embrasement.

Or, il faut savoir que Dieu réside en secret dans toutes les âmes, caché dans leur essence : sans quoi leur existence ne pourrait se soutenir. Mais il y réside de manières bien différentes. Chez les uns, il est seul ; chez les autres, il ne l’est pas. Chez les uns, il réside avec plaisir ; chez les autres, avec répugnance. Chez les uns, il est chez lui, il commande, il dirige en maître ; chez les autres, il, est comme un étranger dans une maison d’emprunt où on ne le laisse ni commander, ni agir.

C’est dans l’âme la plus dénuée d’appétits et de goûts personnels qu’il habite plus seul et plus volontiers, qu’il est plus chez lui, qu’il commande et gouverne plus librement. Et il y est d’autant plus en secret, qu’il y est plus seul. Ainsi dans une âme totalement dénuée d’appétits, d’images et de formes étrangères, d’affections aux choses créées, le Bien-Aimé réside dans un très profond secret,

1 Astitit Regina a dextris tuis; in vestitu deaurato, circumdata varietate. (Ps. )(XLIV, 10.)

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et l’embrassement dont il la fait jouir est d’autant plus intime et plus étroit, que cette âme est plus pure et plus dépouillée de tout ce qui n’est pas Dieu.

Il y réside en secret, en ce sens aussi que le démon est impuissant à pénétrer le mystère de la résidence de Dieu en cette âme, et l’embrassement dont il la fait jouir. L’entendement humain n’en a pas non plus la connaissance. Mais pour l’âme parvenue à cet état de perfection, la présence du Bien-Aimé n’est point cachée. Cette âme expérimente sans interruption au plus intime d’elle-même son divin embrassement. Quant à ses réveils, ils sont intermittents. Lorsqu’ils se produisent, il semble réellement à cette âme que le Bien-Aimé se réveille en son sein, où il était auparavant comme endormi. Elle sentait bien sa présence et elle jouissait de lui, mais comme plongé dans le sommeil. Supposez deux personnes dont l’une est endormie : le commerce d’intelligence et d’amour ne reprendra entre elles que lorsque l’une et l’autre seront éveillées.

Oh ! heureuse âme qui sent continuellement son Dieu résider en elle et prendre son repos dans son sein ! Comme elle doit se séparer de tout, fuir les affaires et vivre dans une immense tranquillité, de peur que le moindre atome, que le plus léger mouvement ne vienne troubler ou agiter le sein du Bien-Aimé !

Je le répète, il est ordinairement comme endormi dans l’embrassement de l’Épouse, au plus profond de l’essence de l’âme. Celle-ci en a le sentiment très vif et elle en jouit d’une manière habituelle. S’il était toujours éveillé, s’il lui communiquait sans intermission les notions de l’intelligence et de l’amour, ce serait déjà la gloire. Pour une fois qu’il s’éveille à demi, qu’il ouvre en partie les yeux, cette âme entre dans le merveilleux état que nous avons dit. « Que serait-ce s’il était toujours en elle parfaitement éveillé ?

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Il y a des âmes qui n’ont pas atteint ce degré d’union et où il réside sans répugnance, parce que, après tout, elles sont en état de grâce. Mais comme elles sont imparfaitement disposées, il ne leur révèle pas sa présence, toute réelle qu’elle est. Elles n’en ont le sentiment que lorsque le Bien-Aimé opère en elles quelque réveil savoureux, non toutefois de la nature et de la valeur de celui dont nous parlons ; et, par le fait, il n’y a entre l’un et l’autre nulle comparaison à établir. Ce genre de réveil n’est pas secret pour l’entendement ; il n’est pas non plus dérobé au démon qui peut en découvrir quelque chose par les mouvements qui se produisent dans le sens. Avant l’état d’union, en effet, le sens n’est pas si anéanti qu’il ne soit susceptible de quelque agitation lorsqu’un effet de grâce se produit dans la partie spirituelle : ce qui provient de ce qu’il n’est pas entièrement spiritualisé.

Mais en ce réveil de l’Époux dans les âmes parfaites, tout est parfait, tout a lieu avec perfection, parce qu’ici c’est l’Époux qui fait tout.

La spiration qui suit le réveil divin peut très justement se comparer à la respiration d’une personne qui sort du sommeil. Il s’agit ici d’une spiration de l’Esprit-Saint en Dieu même. L’âme en est inondée d’inexprimables délices ; elle en est merveilleusement glorifiée, merveilleusement embrasée d’amour. Aussi prononce-t-elle les vers suivants :

Par ta douce spiration,

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !

La spiration dont l’âme nous parle ici l’inonde à tel point de richesse, de gloire, de tendresse, d’amour, que j’aime mieux m’en taire. D’ailleurs, je me sens impuissant à en parler, et si j’essayais de le faire, je resterais par trop au-dessous de mon sujet.

En effet, il s’agit ici d’une spiration de Dieu en l’âme, et cette spiration a lieu lors de cette notion de la Déité, à laquelle je donne le nom de réveil. L’Esprit-Saint attire l’âme en lui à proportion de la connaissance de Dieu qui vient de lui être communiquée. L’âme se trouve très profondément plongée dans l’Esprit-Saint qui l’embrase d’un amour divinement suave et sublime, et cette immersion dans l’Esprit-Saint correspond à ce qu’il a été donné à l’âme de découvrir en Dieu. Une telle spiration étant pleine de richesse et de gloire, l’âme se trouve inondée dans l’Esprit-Saint de toute cette richesse et de toute cette gloire. En même temps, ce divin Esprit l’enivre de son amour en un degré qui surpasse tout ce qui se peut exprimer de sentir. Et tout ceci a lieu dans les profondeurs de Dieu.

Aussi je n’en dirai rien de plus.




LE SECOND Cantique spirituel

Avant-Propos au second Cantique spirituel

L’Introduction au Cantique spirituel, qui occupe une place considérable dans notre Tome II des Oeuvres de saint Jean de la Croix, a mis sous les yeux de nos lecteurs à peu près tout ce qu’il peut y avoir à dire concernant l’œuvre complète et parachevée dont il s’agit. Il y a donc peu à présenter comme entrée au second Cantique spirituel, que les exigences chronologiques nous ont fait réserver pour ce Tome III.

Comme l’on peut s’en assurer, les trois quarts du Cantique de Jaën sont constitués par celui de Sanlúcar, c’est-à-dire par le texte de la première rédaction, et la moitié de la partie propre au Cantique de Jaën se réduit aux Anotaciones que le saint docteur a données à la plupart des Strophes, et dans lesquelles il justifie la relation que chaque Strophe présente avec celle qui la suit. Par suite, tandis que dans la première rédaction, chaque Strophe entre directement en matière, dans la seconde une entrée en matière a lieu par le moyen de l’Anotación, qui est comme l’enchâssure des perles précieuses des Strophes et de leur commentaire. Il n’y a donc pas là de modification doctrinale, c’est une question de méthode.

Quant à l’ordre des Strophes, il est notablement modifié. Dom Chevallier a vu là une « générale hécatombe », causée par ce qu’il appelle « un tremblement de terre littéraire qui, d’après lui, laisse à peine subsister une colonne de la position primitive. » L’exagération est énorme.156


En réalité, les quatorze premières Strophes et les sept

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dernières maintiennent leur situation première, avec la différence résultant de l’introduction de la Strophe XIe. Le reste des Strophes, c’est-à-dire vingt-deux, occupent une situation différente.

À première vue, remarque le P. Silverio, ce changement considérable dans l’ordre des Strophes — semblable en quelque sorte à celui des pièces d’un échec — paraît annoncer de nouvelles combinaisons. Il peut produire sur les esprits un effet déprimant relativement au premier Cantique, comme si de son royal vêtement il ne restait dans le second que quelques retailles pour attester sa noble origine. L’imagination, qui voit devant elle une table où tant de fiches ont changé de place, grossit énormément les conséquences qui en résultent et se persuade trop vite qu’il n’est rien resté sur pied de la première combinaison. Mais après tout, les choses une fois considérées sans précipitation et d’une vue libre d’idées préconçues, lesquelles nuisent si fort à la vision objective des questions, les changements sont à peine perceptibles et les fiches en leur majeure partie continuent à remplir les mêmes offices que dans leur première disposition.

Loin donc de conclure, comme le P. Chevallier, qu’entre les deux Cantiques il n’y a presque rien de commun, mais une extrême divergence, qu’il y a même opposition, nous maintenons qu’il n’y a entre eux presque aucune divergence, moins encore opposition, qu’il y a une réelle conformité.

C’est la conclusion à laquelle est arrivé le T. R. P. Gabriel de Sainte-Marie-Madeleine, vice-recteur du Collège international des Carmes déchaussés de Rome, dans une étude très intelligente et très approfondie de la question, parue dans les Études Carmélitaines (No d’avril 1934).

Nous souscrivons donc aux conclusions du Révérend Père et nous disons avec lui : Non seulement il n’y a pas contra -

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diction entre les deux Cantiques spirituels, mais le second présente une structure notablement plus logique, en même temps qu’une perspective élargie. Ce qui en fait une œuvre plus parfaite que la première. Nous engageons ceux de nos lecteurs pour lesquels la controverse relative au Cantique spirituel présente de l’intérêt, à lire en son entier l’article du R. P. Gabriel, qu’il ne nous est pas possible, on le comprend, de citer intégralement. Ils verront que cet article confirme de façon très compétente ce que nous avions dit dans notre Tome II, dans le désir de rétablir la réputation d’authenticité du second Cantique spirituel sans d’ailleurs qu’il nous vînt en pensée de mettre en doute les droites intentions des écrivains distingués que nous nous trouvions dans l’obligation de contredire.

Le manuscrit de notre Tome II des (texte et Appendices) était encore sous presse, quand parut l’article du R. P. Gabriel de Sainte-Marie Madeleine. N’étant pas du nombre des abonnés des Études Carmélitaines, nous n’eûmes que fortuitement connaissance de l’article en question, et cela aux derniers jours de juillet seulement. Nous pûmes constater que le Révérend Père formulait plusieurs des manières de voir que nous avions émises par rapport aux publications des Pères Chevalier et Louis de la Trinité, relatives au Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. Une occasion toute naturelle s’offrait à nous de mentionner cet accord, puisque notre Tome III, non encore paru, devait donner le texte du second Cantique spirituel et que nous nous proposions de le faire précéder d’un Avant-propos.

Tout au début de son article, le R. P. Gabriel avertissait ses lecteurs qu’il avait d’abord accueilli avec sympathie les travaux de Dom Chevalier sur saint Jean de la Croix, et il les renvoyait aux comptes rendus qu’il en avait donnés dans les Analecta, années 1932 et 1933. Il ajoutait que

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certaines des conclusions de l’écrivain bénédictin le laissaient pourtant en suspens et que l’article publié par le P. Louis de la Trinité à la louange de son travail (Études Carmélitaines 1932) avait fait croître ses hésitations. En conséquence, il ne lui restait plus qu’à poursuivre son examen personnel.

« Une conclusion, déclarait-il avec franchise, s’est dégagée nettement : l’impossibilité d’admettre l’argumentation de Dom Chevallier rejetant l’authenticité du Cantique B 1. Il soumettait alors cette argumentation au jugement de ses lecteurs.

« L’ARGUMENTATION DE DOM CHEVALLIER.

« De quoi s’agit-il, en effet, se demande Dom Chevallier au moment d’aborder le problème critique du Cantique ? Il s’agit de résoudre deux questions : Saint Jean de la Croix a-t-il deux fois composé le Cantique ? — Comment atteindre le meilleur texte du Cantique adopté ? » Le « Cantique adopté », c’est la rédaction qu’aura fait choisir la réponse à la première question. Celle-ci apparaît dès lors fondamentale : sa solution conditionne l’établissement du texte. Notre examen portera directement sur cette question qui, chez Dom Chevallier, aboutit principalement au rejet de la seconde rédaction du Cantique, déclarée apocryphe. Nous nous demanderons si les raisons apportées pour établir ce caractère apocryphe résistent à toute critique.

« L’argument que Dom Chevallier estime décisif peut se réduire, croyons-nous, au syllogisme suivant :

« En écrivant une première fois le Cantique, saint Jean de la Croix place toute la doctrine émise sous le couvert de Dieu. » I1 déclare « que la doctrine est imposée, qu’elle redit un plan étranger : le bon plaisir divin, ses conditions,

1 C’est nous qui soulignons, ici et plus loin, certaines phrases du R. P. Gabriel.

ses exigences aussi ». Dès lors l’auteur ne peut renouveler le fond de son œuvre, car « se dédire, pour lui, c’était ou quitter Dieu, garant de son premier texte, pour voler de ses propres ailes, ou confesser qu’à tort il avait fait appel à Dieu. » Si donc « après examen les nouveautés admises par un état quelconque du Cantique spirituel formulent une doctrine opposée à celle qui, la première, a joui d’une garantie divine, cet état, quel qu’il soit, en est irrecevable ».

« Or la première rédaction du Cantique nous est donnée dans le texte A ; et la seconde rédaction (le texte B) est en contradiction avec la première.

« Conclusion : elle ne peut être l’œuvre du Saint, elle est apocryphe. »

« Attachons-nous en premier lieu à la mineure de l’argument.

« Elle déclare d’abord que le texte A est le plus ancien. Ce point, Dom Chevallier l’a démontré avec une singulière maîtrise. »

L’ancienneté du texte A, dirons-nous, est de toute évidence et n’a jamais été contestée.

Le R. P. Gabriel va examiner maintenant si le Cantique B contredit ou non le Cantique A. Suivons-le attentivement.

« La démonstration se fait en trois temps.

« PREMIER TEMPS. — Dans le Cantique A, « en atteignant la cime de la pleine transformation, l’âme a reçu du Saint-Esprit… le pouvoir d’aimer Dieu autant que Dieu aime l’âme. »

… “Or tous les témoins du groupe B refusent ouvertement d’admettre que… la pleine égalité d’amour entre Dieu et l’Épouse (au sens précis du texte des groupes a et A) puisse être accordée sur la terre.” Bref, le Cantique B « regarde comme impossible sur terre ce que son devancier déclarait constaté ».

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“SECOND TEMPS. — Cette négation va transformer tout le Cantique. L’égalité d’amour, déclarée impossible sur cette terre, ne pourra plus caractériser le mariage spirituel. Il faut donc chercher autre part ses notes distinctives. En conséquence, le rédacteur de B a détaché un bloc de dix strophes avec leur commentaire, décrivant dans le texte A les fiançailles, pour leur donner dans le Cantique B une fonction complètement distincte : celle de nous exposer la nature du mariage spirituel. En échange, les fiançailles, qui se sont vu enlever les commentaires décrivant leurs caractéristiques, se voient décerner quatre strophes empruntées au mariage, où il n’est guère question de notes proprement distinctives. Elles perdent donc aussi leur caractère propre.

« TROISIÈME TEMPS. — Une autre transformation accompagne la première. Le chemin spirituel décrit par le Cantique s’allonge démesurément. Des commentaires qui, dans le texte A, s’occupaient des seuls parfaits de cette terre, doivent, dans le Cantique B, décrire le chemin spirituel tout entier, depuis les premiers pas des commençants jusqu’à la vie bienheureuse inclusivement. Les cinq dernières strophes (36-40), arrachées à la description du mariage de cette vie traitent à présent de l’état béatifique. La voie des parfaits est décrite dans les strophes qui parlent du mariage spirituel (22-35). La voie illuminative, coïncidant avec les fiançailles spirituelles, se voit attribuer les strophes 13-21, tandis que les strophes restantes (1-12) deviennent le lot des commençants. Il s’ensuit que les deux tiers des strophes ont reçu, dans le Cantique B, une destination nouvelle ; treize seulement décrivent dans l’un et l’autre la voie des parfaits.

“La transformation est radicale ; elle a d’ailleurs sa source première dans une dénégation : l’égalité d’amour que le Cantique A déclarait expérimentée, est, dans le

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Cantique B, déclarée impossible. Nous sommes en face de deux Cantiques contradictoires. Conclusion : le Cantique B est apocryphe.”

Après avoir déclaré l’argumentation impressionnante, le R. P. Gabriel fait observer que la prudence néanmoins commande de ne pas se hâter, et il passe à I'examen de l’argumentation.

“EXAMEN DE L’ARGUMENTATION. TROISIÈME TEMPS.

« Serrons de près les trois temps qui constituent la démonstration de la mineure.

“Qu’il nous soit permis, pour la facilité de l’exposition, de commencer par le dernier. Il n’est certes pas le moins frappant. Si le Cantique B donne aux deux tiers des commentaires du Cantique A une fonction nouvelle, nous nous trouvons en face d’une transformation déjà radicale. Mais en est-il réellement ainsi ? Dom Chevallier a-t-il bien interprété les divisions indiquées par l’argument du Cantique B ?

“Un premier point nous paraît certain : Dom Chevallier s’est trompé en étendant la voie purgative jusqu’à la strophe 12, la voie illuminative jusqu’à la strophe 21. Ces deux voies ont des proportions beaucoup plus restreintes. La voie purgative finit avec la strophe 4, la voie illuminative avec la strophe 13.

Et le R, P. Gabriel continue :

‘La distribution des strophes, faite par la strophe 27 du Cantique A et par la strophe 22 du Cantique B, comparées entre elles et avec les divisions indiquées dans l’argumento ne laissent subsister aucun doute à ce sujet. Pour mettre le lecteur mieux à même d’en juger, nous avons groupé dans une synopse que nous lui mettons sous les yeux, les textes qui servent de base à notre exposition. La strophe Apártalos Amado forme évidemment le point de repère le plus saillant ; elle est citée quatre fois, et par trois fois

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on lui attribue « la célébration des fiançailles spirituelles ». Demandons-nous : termine-t-elle, dans le texte B, l’exposé de la voie purgative (opinion de Dom Chevallier) ou achève-t-elle celui de la voie illuminative ? Le texte du Cantique B est clair : ‘Ensuite (l’âme) chemine par la voie unitive, où elle reçoit de nombreuses et très grandes communications…, ainsi qu’elle l’a raconté depuis ladite strophe où se célèbrent les fiançailles, qui commence : Apártalos Amado.’ Si donc, à partir de la strophe Apártalos Amado c’est la voie unitive que l’on commence à nous décrire dans B, avec la strophe 13 se termine la voie illuminative. Mais alors que faut-il dire des fiançailles spirituelles elles-mêmes ? Font-elles vraiment partie de la voie illuminative comme nous le dit l’argumento ? Distinguons : il y a la célébration des fiançailles, grâce passagère (décrite dans Apàrtalos Amado) qui termine la voie illuminative et fait passer à la voie unitive. Ensuite il y a l’état des fiançailles. Celui-ci appartient à la voie unitive et le Cantique B le décrit depuis la strophe 14 à la strophe 21 inclusivement. Entendues au premier sens, les fiançailles sont le terme de la voie illuminative ; elles introduisent dans la voie unitive et l’âme est dès lors la fiancée du Seigneur. Le langage un peu obscur de l’argumento est dès lors éclairci : la voie illuminative est bien celle « donde se hace el desposorio » — « où se célèbrent les fiançailles ». Mais il est peu précis de traduire avec Dom Chevallier : ‘Les (Strophes) suivantes parlent des progressants, du temps des fiançailles spirituelles, donnent la voie illuminative.’ Cette imprécision lui fait attribuer à la voie illuminative toutes les strophes qui décrivent l’état des fiançailles. Il est néanmoins fâcheux pour lui que, comme nous venons de le voir, le texte attribue explicitement ces mêmes strophes à la voie unitive.

‘Nous avons donc retrouvé le terme de la voie illuminative ; où commence-t-elle ? Ici encore le texte B peut nous fournir une réponse suffisamment nette. Après avoir indiqué le sujet des strophes, depuis le début du Cantique jusqu’à la strophe Mil gracias (Strophe 5), l’auteur ajoute : et ensuite l’âme entre dans la voie contemplative. Or chez saint Jean de la Croix, on le sait, la voie contemplative coïncide avec la voie illuminative.

‘Mais dès lors l’organisation du Cantique B commence à se rapprocher singulièrement de celle du Cantique A. Les strophes 12-34 de A et 13-35 de B décrivent le même état des parfaits, ou plus exactement, la même voie unitive. Les douze premières, que Dom Chevallier attribue aux quasi-parfaits, sont attribuées pour là plus grande partie à la voie illuminative (5-12) et l’âme y devient progressivement quasi-parfaite. Restent les quatre strophes du début. Serait-il vraiment si difficile de les attribuer à la voie purgative ? Aisément, la première pourrait être regardée comme une introduction. Elle servirait alors plutôt à proposer le thème général du Cantique qu’à marquer un moment précis de la vie spirituelle. Les trois autres, au contraire, esquissent les premiers mouvements d’une mise en marche vers une fin préconçue et signalent, outre le recours à l’intercession d’autrui (Str. 2), un plan de renoncement (Str. 3) et un usage de la méditation (Str. 4) qui se rapprochent singulièrement des exercices attribués par le Saint, dans la Subida, à la voie purgative. Leur adaptation à cette voie était donc assez aisée.

‘Restent les cinq dernières Strophes (36-40). Traitent-elles de l’état béatifique ? Elles le considèrent assurément, mais sans cesser pour autant de parler du mariage spirituel terrestre ; elles parlent plutôt de la vie céleste comme d’un terme désiré par l’âme arrivée à la perfection en ce monde. Nóus le montrerons plus amplement dans un instant. Nous aboutissons ainsi à l’ordre suivant : jusqu’à la Strophe 5 voie purgative ; ensuite, jusqu’à la strophe 13 inclusi -

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vement : voie illuminative ; à partir de la strophe 14 : voie unitive. Nous sommes loin de la distribution faite par Dom Chevallier et nous aboutissons non plus à une opposition entre les deux Cantiques, mais plutôt à un parallélisme étroit. Ceci nous porte à examiner si la dénégation qui, pour Dom Chevallier, conditionne la transformation du poème, est bien aussi forte qu’il l’estime.

‘PREMIER TEMPS : LA DÉNÉGATION.

« Le Cantique B renie-t-il vraiment l’égalité d’amour reconnue par le Cantique A ? Une autre fois nous nous voyons forcé de refuser l’assertion de Dom Chevallier. Le Cantique A n’a pas du tout affirmé que l’égalité d’amour soit pleinement réalisable ici-bas. L’âme la désire pleine et entière, mais sur cette terre elle n’y arrive que d’une certaine façon ; ‘jusqu’à ce qu’elle parvienne à cet amour, elle n’est point (satisfaite), nous dit le Cantique A, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle aime entièrement Dieu du même amour dont il s’aime. Mais ceci ne peut se faire parfaitement en cette vie, bien que, dans l’état du mariage spirituel dont nous parlons, ce soit possible en quelque manière. Y a-t-il vraiment grande distance de là, à affirmer avec le Cantique B : ‘(Au ciel) l’âme aime Dieu avec la volonté et la force même de Dieu…, cette. force est l’Esprit-Saint en qui l’âme est alors transformée… ? Et même, dans l’état du mariage spirituel, où l’âme arrive en cette vie, toute pénétrée de grâce, elle aime en quelque manière à ce point, par l’Esprit-Saint qui lui est donné dans cette transformation’. Et plus bas : ‘En cet état du mariage spirituel dont nous parlons,… bien qu’on n’atteigne pas à cette perfection de l’amour glorieux, il y a pourtant une vive ressemblance et image de cette perfection qui est totalement ineffable.’ Il y a plus : la grâce désignée par ‘el aspirar del aire’, dont nous parle la strophe 39, n’est autre que l’exercice de cet amour ‘égal’ ; le texte A (Str. 38) les identifiait formellement : c’est premièrement la spiration du souffle : l’amour dont nous avons parlé, le principal objet qu’elle a en vue.’ Or, écoutez ce que nous en dit le Cantique B : “Dans la transformation que l’âme atteint dans cette vie, cette même spiration de Dieu à l’âme et de l’âme à Dieu s’exerce fréquemment, avec de très profondes délices d’amour pour l’âme, bien que ce ne soit pas à un degré aussi révélé et manifeste que dans l’autre vie.”

‘Il n’est donc pas possible de concéder qu’il y ait, dans le Cantique B, dénégation de la doctrine professée dans le Cantique A. En quoi consiste donc la modification introduite ? Car modification il y a, et les deux commentaires de ces cinq strophes sont, dans leur rédaction, notablement différents.

‘À notre avis, nous nous trouvons tout simplement devant “une perspective élargie”. Dans le Cantique A, l’auteur s’arrêtait à la considération de l’égalité d’amour commencée, à présent il en poursuit également la réalisation dans sa plénitude. Celle-ci demeure, en effet, ! e terme des aspirations de l’âme, tant qu’elle vit ici-bas.’

Le R. P. Gabriel apporte alors un très fort argument tiré de la Vive Flamme d’amour.

‘La Llama composée avant la rédaction B du Cantique qui la cite, nous a décrit en des pages splendides cette aspiration de l’âme déjà transformée vers la plénitude de l’amour. Élie va même jusqu’à déclarer ce désir nécessaire : « Ce désir et la demande qui en suit, ne s’accompagne plus de peine, l’âme n’en est plus capable… Mais tels sont les reflets de gloire et d’amour qui se font entrevoir comme à la porte, l’étroitesse de la demeure terrestre n’en permettant pas l’entrée, que ce serait faire preuve de peu d’amour que de ne pas demander l’entrée dans cette perfec —

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tion, cet achèvement d’amour. » Il nous semble donc inexact d’inférer de cette réapparition du désir : « Le jeune Cantique, au terme, revient au premier pas du vieux Cantique. » II s’agit, en effet, d’un désir tout autre : ce n’est plus celui de l’âme impatiente, c’est le désir tout reposé, de qui déjà possède, mais aspire à la plénitude. La Llama les compare même l’un avec l’autre, à la fin du commentaire de la première strophe.

‘Le P. Silverio de Santa Teresa a fait remarquer très judicieusement que le Cantique B présente, avec la première rédaction de la Llama, de très notables analogies. Le fait est certain, et les modifications du Cantique sont dues, pour une part considérable, à l’introduction de thèmes doctrinaux que la Llama nous révèle une première fois. Cette dernière œuvre marque d’ailleurs, sur le Cantique, un vrai progrès de pensée. Au reste, au dire du P. Juan Evangelista — le témoin. le plus attitré pour la composition des œuvres du Saint, — le Cantique (entendez la rédaction A) serait le premier de ses ouvrages.’

Le R. P. Gabriel nous permet-il de l’interrompre ici, pour lui faire remarquer que les paroles du P. Jean l’Évangéliste, dans sa lettre du 1er janvier 1630 au P. Jérôme de Saint-Joseph, demandent quelque explication ? Il dit : « Comme j’étais toujours aux côtés de notre vénérable Père, je l’ai vu écrire tous ses livres. La Montée du Carmel et la Nuit obscure furent écrites par lui ici, en ce monastère de Grenade, peu à peu, car il ne les composa qu’avec de nombreux intervalles. Il composa la Vive Flamme d’amour étant Vicaire Provincial, aussi en ce monastère, à la prière de Do Anne de Peñalosa, et il la composa en quinze jours, ici et au milieu de multiples occupations. Où t’es-tu caché est le premier qu’il composa, et ici également. Les strophes de ce livre furent écrites dans sa prison de Tolède. »

Jean l’Évangéliste entra au monastère de Grenade en 1582 et il nous dit ce qu’il vit son maître écrire de 1582 à 1584. En 1583, il vit Jean de la Croix récrire la Montée et la Nuit obscure. Mais ce double traité avait, à n’en pas douter, été composé une première fois de 1578 à 1579. Il est même permis de conjecturer que le Saint commença ce traité fondamental avant son emprisonnement à Tolède. Disons que l’Évangéliste nous signale avec exactitude ce qu’il a vu, et il dit vrai quand il atteste avoir vu notre Saint travailler à la Montée et à la Nuit obscure au monastère de Grenade. Il n’en est pas moins vrai que le Cantique spirituel n’est que le second des ouvrages de son maître. Il fut achevé — entendons la première rédaction — en 1584. Cette même année se fit la composition, en quinze jours, de la Vive Flamme. L’année suivante, 1585, vit le remaniement du Cantique. L’année 1586, sa remise à la Mère Anne de Jésus. Enfin I'année 1591 vit le remaniement de la Vive Flamme. Ce tut le couronnement des ouvrages du docteur mystique, à la veille d’entrer dans la gloire. Jean l’Évangéliste est sans doute un témoin autorisé, mais ses paroles manquent parfois de précision et elles pourraient induire en erreur si on les prenait trop à la lettre.

Reprenons le texte du R. P. Gabriel.

‘Au dire du P. Juan Evangelista, le Cantique (entendez la rédaction A) serait le premier de ses ouvrages. Rien d’étrange donc qu’il ait songé par après à le revoir.

‘Or, la Llama compare plusieurs fois entre elles la vie céleste et « la vie spirituelle parfaite » de cette terre. Il ne faudrait donc pas s’étonner de retrouver un parallèle semblable dans le Cantique B. C’est bien ce que nous y voyons réalisé. Dans les strophes 38 et 39, par deux fois, ces deux vies sont mises en parallèle. Tantôt c’est la vie céleste, tantôt c’est la vie terrestre qui se retrouve décrite avec plus d’ampleur ; même l’Anotación de la strophe 39 suggère

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que la vie céleste est décrite à partir de l’expérience mystique terrestre.

‘Il est donc vraiment inexact de dire que « le rédacteur du Cantique B, ayant scrupule d’avouer que l’âme pouvait dès ici-bas tenir le nœud même de l’amour divin, refusant aux parfaits les cinq dernières strophes du Cantique, devait chercher ailleurs de quoi décrire le positif du mariage spirituel. »

‘Nous l’avons vu plus haut : le scrupule en question est le même dans A que dans B ; ni l’un ni l’autre ne concède purement l’égalité d’amour, et les cinq dernières strophes, tout en parlant du ciel, continuent parallèlement à traiter de la transformation de cette terre. On peut d’ailleurs en relever au moins quatre fois l’affirmation explicite. Il n’y a donc pas lieu de chercher ailleurs de quoi décrire le positif du mariage spirituel.’

De tout ceci, le R. P. Gabriel conclut :

« Dom Chevallier croyait avoir découvert la raison du déplacement des strophes 15-24 ; dans son hypothèse, la modification de la trame du Cantique entraînait une transposition difficilement légitimable. Mais cette supposition se révélant dénuée de fondement, nous n’avons plus qu’à suggérer la raison d’un simple changement de place. Nous croyons d’ailleurs pouvoir le faire d’une manière absolument satisfaisante. »

Suivons le Révérend Père dans son raisonnement.

‘Une annotation insérée dans le Cantique B, à l’endroit même où les strophes commencent à présenter un ordre interverti, permet de se rendre compte, aisément, de la raison du déplacement.

« Avant d’aborder l’explication des strophes suivantes’, l’auteur fait remarquer que les expressions dont il s’est servi au début de la strophe 14 pour caractériser l’état des fiançailles pourraient être mal entendues. 1 l y a dit,

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en effet, « que l’âme y jouit de toute tranquillité et qu’il lui est communiqué tout ce qui peut s’accorder en cette vie ». Il sent le besoin de préciser : « La tranquillité ne concerne que la partie supérieure ; car, jusqu’au mariage spirituel, la partie sensible n’arrive jamais à se libérer complètement de ses défauts et à assujettir complètement ses forces. » De même la plénitude communiquée à l’époque des fiançailles est relative, celle du mariage est plus grande : à l’heure actuelle, l’âme connaît encore les « absences » divines. Au contraire, à l’époque du mariage, toutes ces imperfections et instabilités disparaissent.

‘Or dans les commentaires des 18 strophes suivantes — celles dont l’ordre a été interverti, — le Saint a décrit, à diverses reprises et sans vraie continuité, tantôt un état pleinement délivré de toute insubordination de la partie sensible, tantôt au contraire la survivance de sources de troubles dont l’âme demande à être libérée. Les strophes parlant d’un état absolument pacifié, d’une perfection particulièrement achevée, d’une donation totale vraiment réalisée, décrivent donc de fait le mariage plutôt que les fiançailles. Et si elles sont rattachées à ces dernières dans le Cantique A, elles réclament logiquement leur transfert. Par contre, celles qui mentionnent un reste de lutte dans la partie sensible, seront raisonnablement éliminées de la description du mariage.

« Or, c’est ce qui a été fait.

‘Que l’on examine, par exemple, le bloc de dix strophes, qui a émigré des fiançailles au mariage.

‘La strophe 15,. la première, parle de « paix achevée », de « perfection consommée de l’âme », d’un état « libre de tout ennui de la part des passions naturelles », « de toutes les imperfections consumées », d’une « habituelle suavité et tranquillité, qui jamais ne se perd ni ne manque. »

‘La strophe 17 nous tient un langage sensiblement

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pareil, mentionne la disparition de ce « petit troupeau, d’appétits et de petits goûts » que l’âme conserve « jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à l’état de perfection dont nous parlons ici ». Quel est cet état de perfection ? Le doute n’est pas possible, le texte le dit explicitement à deux reprises : il s’agit du mariage spirituel. Toute la strophe est même consacrée à sa description. Ce « cellier le plus secret » dont on nous parle, c’est bien « l’union parfaite avec Dieu qu’on appelle mariage spirituel, dont l’âme traite déjà en cet endroit ». Voilà donc à coup sûr une strophe qui pouvait, sans inconvénient, être enlevée à la description des fiançailles, puisqu’elle traite ex professo du mariage. L’explication que nous proposons pour le déplacement des strophes s’en trouve naturellement renforcée d’une manière considérable ; d’autant plus considérable que cette strophe, en émigrant, va en entraîner plusieurs autres. Les deux strophes qui la suivent immédiatement lui apparaissent, en effet, intimement unies ; car la première reprend des thèmes amorcés par la strophe 17, et la 19° revient à son tour sur les thèmes de la précédente. On nous y parle d’ailleurs longuement de cette donation totale de l’âme, non seulement voulue, mais réalisée, qui est une autre caractéristique de l’état de pleine perfection.

‘À son tour, la strophe 20 nous apporte la réponse de l’âme, « pleinement livrée » au monde qui la critique.

‘Les strophes 21 et 22 reprennent le thème de la jouissance des vertus parfaites, déjà touché par la strophe 15 ; elles pourront donc sans difficulté émigrer en sa compagnie ; elles conviennent parfaitement d’ailleurs à la description de la perfection achevée.

‘Enfin les strophes 23 et 24 ont avec la précédente un lien logique qui ne permettrait pas de les en séparer ; rien dans leur contenu d’ailleurs ne les détermine à l’état des fiançailles.

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‘Nous n’avons rien dit de la strophe 16, mais elle ne présente rien de bien caractéristique et pourrait se placer un peu n’importe où. Dans la transposition, elle aura fait bloc avec les autres.

« Jetons à présent un coup d’œil sur les strophes attribuées aux fiançailles. Remarquons tout d’abord que les deux premières 13 et 14 (14 et 15 dans B) restent en place. Or, ce sont elles qui décrivent le côté positif de l’état de fiançailles : la communication de grâces de tout genre. Immédiatement après elles, venaient dans le Cantique A les dix strophes dont nous avons ci-dessus légitimé le transfert. Les deux suivantes, 25 et 26, deviennent dans le Cantique B les strophes 16 et 17. Or ces strophes parlent précisément des imperfections que comporte encore l’état des fiançailles : la partie sensible non totalement apaisée et les absences encore possibles de l’Époux. Les “annotations” qu’y ajoute la rédaction B en guise d’introduction leur donnent même plus de relief en les rattachant à la remarque générale qui doit expliquer toute la transposition des strophes. À leur tour, les quatre strophes passées du “mariage” aux “fiançailles” parlent de ces mêmes imperfections de la partie sensible. Le Saint avait même cru nécessaire, tant c’était manifeste, de mettre à la fin de la strophe 31 que le thème touché (le désir d’apaisement total de la partie sensible) regarde plutôt les âmes progressantes que les âmes vraiment parfaites. Quant à la strophe 32, devenue la strophe 19, le début de son commentaire a été notablement changé pour le faire entrer plus pleinement dans cet ordre d’idées.’

Le R. P. Gabriel, après cet examen approfondi et convaincant, continue ainsi :

‘Nous croyons donc qu’il n’y a pas, dans la transposition des strophes, ce grand mystère que Dom Chevallier a cru y découvrir.

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“Dès lors, la preuve de la mineure que nous examinions se trouve privée de son triple fondement. Non, le Cantique B ne contredit nullement le Cantique A, sa doctrine n’a rien perdu de son élévation ; au contraire, sa structure notablement plus logique et sa perspective élargie en font à nos yeux une œuvre considérablement plus parfaite que le Cantique A. Nous sommes loin des deux Cantiques contradictoires !

« Reste la majeure de l’argumentation de Dom Chevallier ; mais sans la mineure elle ne nous conduit nulle part. Sans y souscrire pour autant, nous croyons donc ne pas devoir nous y arrêter et pouvoir nous contenter ici d’un « transeat ».

Vient aussitôt la Conclusion finale du R. P. Gabriel :

‘Si ces remarques sont exactes, il faudra bien conclure que le « texte critique » de Dom Chevallier réclame une mise au point. Les règles qui ont servi à l’établir supposent en effet prouvé le caractère apocryphe de la rédaction B. Nous venons de faire voir que les arguments destinés à l’établir sont dénués de valeur probante. La thèse de l’authenticité garde donc tout au moins sa probabilité. Il semble donc prématuré de présenter dès aujourd’hui la recension brève comme “le texte du Cantique spirituel” tout court.’ Le Vice-Recteur du Collège international des Carmes Déchaussés termine en disant :

‘Le monde scientifique accueillit d’une manière favorable le Cantique spirituel édité par Dom Chevallier. Malgré quelques dissonances, on y applaudit généralement et l’on jugea plus d’une fois « que Dom Chevallier a prouvé sa thèse ».

‘À la fin de notre examen, et à regret devant un effort si méritoire, nous ne saurions être de cet avis.’

Joignons à cette appréciation finale ces lignes très importantes du R. P. Gabriel, qui, selon nous, auraient mérité de se trouver non en note, mais en texte :

‘L’argumentation élaborée par Dom Chevallier contre

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l’authenticité des surcharges (du manuscrit de Sanlúcar) nous semble peu solide. Résumons-la. Le résultat d’une expertise graphologique comparant les surcharges en question avec une lettre authentique du Saint, prépare le terrain. Elle conclut : ‘Vouloir expliquer ces différences des écritures… par le fait que l’écriture d’une lettre est plus spontanée que celle de dotes mises à un texte paraît une hypothèse assez risquée. L’hypothèse qui explique les différences d’écriture par une différence de main aurait plus de chances d’être vraie. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle n’est pas moins défendable. (V. Supplem., janv. 1930, p. 8.) Cette hypothèse défendable gagne bientôt en certitude. En collationnant le manuscrit de Sanlúcar avec les autres témoins survivants du Cantique, Dom Chevallier a cru déceler la source des très nombreuses annotations du manuscrit.’ Elles viennent d’une collation, écrit-il, et il n’est pas croyable qu’un auteur maître de son ouvrage se soit jamais astreint à la collation entrevue. (Ibid., février 1930, p. 88, 89.) Cette fois, saint Jean de la Croix est résolument écarté. L’auteur de conclure : « Le lien qui rattachait jusqu’à ces derniers temps, jusqu’à la sentence motivée de notre expert en écritures, toutes les annotations du borrador à la plume de saint Jean de la Croix semble à jamais rompu. » (Ibid., P. 89.) Nous sommes loin d’être convaincu (c’est toujours le P. Gabriel qui parle) : Dom Chevallier ne s’est-il pas laissé entraîner trop loin par une considération trop matérielle des résultats de la critique textuelle ? N’aurait-il pas dû tenir compte davantage, avant de parler de la « seule explication plausible » (N. H., p. Lxxix), de l’intervention possible de l’auteur même du Cantique relisant dans une copie un texte sorti, un jour de sa plume, et voulant l’y retrouver avec ses nuances propres ? Nous avons pour notre part fait l’étude minutieuse de toutes les annotations du manuscrit en tenant compte de cette possi -

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bilité, et il nous semble absolument illégitime de conclure à une collation. Quant à l’autorité de l’anonyme expert en écritures, elle nous semble un peu fragile pour contrebalancer une série de témoignages d’experts, anciens et modernes, se prononçant en faveur de cette authenticité. (Cf. Cántico espiritual, éd. Silv. Introd., p. xix-xxi, Llama, ed. Silv., Apend.: Sobre la condiciôn apócrifa del segundo Cántico, p. 427-433.)

Ici s’arrête notre citation du R. P. Gabriel. Aussi bien, disons-le en terminant, nous n’avons point de comptes à demander au saint docteur. S’il a vu dans les modifications que nous apporte sa seconde rédaction une amélioration de son œuvre, avons-nous le droit d’y trouver à redire ? Et s’il a trouvé bon de transférer à l’état du mariage spirituel certaines choses qu’il avait dites tout d’abord des fiançailles, c’est son affaire. Nous nous inclinons avec respect devant les nuances, les changements même, que son génie et ses expériences lui ont dictés, nous les accueillons avec amour, nous ne voudrions pas en laisser perdre un seul.

Mais, après tout, qui ne le comprendra ? c’est une joie pour nous de voir constater, par un membre de notre Ordre, compétent et autorisé, ce que nous avaient déjà clairement montré nos études personnelles, non seulement qu’il n’y a point de contradiction entre les deux rédactions du Cantique, mais qu’il y a un perfectionnement, de tout point digne de la plume de notre grand docteur mystique.157



Le second Cantique spirituel

EXPLICATION DES STROPHES.

qui traitent du commerce d’amour entre l’âme et le Christ son Époux. On y touche quelques points concernant l’oraison et quelques-uns des effets qu’elle produit. À la demande de la mère Anne de Jésus, Prieure des Carmélites Déchaussées de Saint-Joseph de Grenade. L’année 1584.

PROLOGUE

Comme ces Strophes, religieuse Mère, offrent, ce semble, quelque ferveur d’amour de Dieu, de ce Dieu immense en sa sagesse et en son amour, lui qui atteint d’une extrémité à l’autre 1, ainsi qu’il est dit au Livre de la Sagesse ; comme d’autre part les paroles d’une âme mue et informée de lui sont en quelque manière marquées au coin de la même abondance et de la même ardeur, je n’ai pas l’intention de mettre pour le moment en évidence toute l’étendue et toute la plénitude du sens spirituel que la fécondité du divin amour y a renfermé. Ce serait naïveté de croire que des paroles d’amour en intelligence mystique, comme sont celles qui composent les Strophes dont il s’agit, puissent se rendre entièrement par des mots quelconques. L’Esprit du Seigneur, qui demeure en nous pour aider notre faiblesse, comme parle saint Paul, ne demande-t-il pas lui-même pour nous, par des gémissements ineffables 2, ce que nous sommes incapables de bien comprendre et par conséquent de

1 Attingens a fine usque ad finem. (Sap., vrai, 1.)

2 Spiritus adjuvat in finnitatem nostram, nam quid oremus sicut oportet nescimus; sed ipse Spiritus postulat pro nabis gemitibus inenarrabilibus, (Rom., viii, 26.)

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manifester ? Dès lors, qui pourra mettre sur le papier ce que ce divin Esprit révèle aux âmes embrasées d’amour dans lesquelles il réside ? Qui pourra rendre par des paroles ce qu’il leur fait goûter ? Qui pourra dire ce qu’il leur fait désirer ? . Personne assurément, non pas même celles en qui tout cela se passe. De là vient qu’elles emploient des figures, des comparaisons, des similitudes pour épancher quelque chose de ce qu’elles goûtent. De là vient qu’elles versent de leur abondance spirituelle des secrets et des mystères, plutôt qu’elles n’expliquent d’une manière raisonnée ce qu’elles éprouvent.

Ces similitudes, si elles ne sont pas lues dans la simplicité de l’esprit d’amour et d’intelligence qui les remplit, sembleront folie plutôt que discours sensé. C’est ce qui arrive pour les divins Cantiques de Salomon et d’autres livres de la sainte Écriture, dans lesquels l’Esprit-Saint, ne pouvant en rendre le sens profond par des termes usités et vulgaires, s’exprime en termes voilés, se servant de figures et de similitudes étranges. Aussi les saints docteurs ont beau accumuler les commentaires, ils n’arrivent pas à expliquer ce qui n’a pu se dire, et les exposés qu’ils en font restent d’ordinaire beaucoup au-dessous de ce qui s’y trouve renfermé.

Il est donc impossible d’expliquer avec une entière précision ces Strophes composées en abondance d’amoureuse intelligence mystique, et ce n’est pas ce que je me suis proposé. Je voudrais seulement, pour répondre au désir de Votre Révérence, donner sur le sujet une lumière générale. S’en tenir là est aussi, selon moi, le meilleur, car les paroles d’amour doivent être expliquées très largement, afin que chacun puisse en tirer profit conformément à son genre de spiritualité et à son fonds de grâce. Je me garderai donc de les réduire à un sens qui ne conviendrait pas à tous les palais spirituels.

Ainsi, tout en les expliquant jusqu’à un certain point, je demande qu’on ne se croie pas tenu de s’attacher à l’explication. En effet, la Sagesse mystique qui opère par l’amour — et c’est d’elle qu’il est question dans ces Strophes — n’a pas besoin pour produire dans l’âme ses effets d’amour d’être entendue d’une manière distincte. Il en va d’elle comme de la foi, qui nous fait aimer Dieu sans le comprendre.

Je me propose donc d’être très bref. À la vérité, je ne pourrai faire autrement que de m’arrêter de temps à autre, lorsque le sujet l’exigera, ou qu’une occasion se présentera de traiter et d’expliquer quelques points concernant l’oraison et ses effets, ce qui arrivera souvent au cours des Strophes, où un si grand nombre de sujets s’offriront à nous. Laissant de côté les plus connus, je traiterai brièvement des effets les plus extraordinaires qui se rencontrent chez les âmes ayant, par l’aide de Dieu, dépassé l’état des commençants. Je le ferai pour deux motifs : d’abord il existe déjà beaucoup de traités à l’usage des commençants, ensuite je m’adresse à Votre Révérence, qui m’a prié d’écrire et que Notre-Seigneur a daigné élever au-dessus de ces débuts, pour la faire pénétrer plus avant dans le sein de son divin amour.

Sans doute, en parlant du commerce intérieur de l’âme avec son Dieu, il m’arrivera de toucher plusieurs points de théologie scolastique 1. Cependant ce ne sera pas inuti -

1 Le manuscrit de Jaën présente ici une lacune. Les mots : théologie scolastique se retrouvant à une distance de trois lignes, la copiste a omis toute la phrase intermédiaire, que voici en espagnol : (puntos de teologia escolastica) acerca del trato interior del alma con su Dios; no sera en vano haber hablado algo á lo puro del espiritu en tal manera, pues, aunque á V. R. le falte el ejercicio (de teologia escolastica)... Le P. Gérard, qui dit donner le second Cantique spirituel selon le manuscrit de Jaën, a complété l’omission, sans doute grâce au texte du premier Cantique, mais il n’a pas pris soin de l’indiquer ni en note ni dans le relevé des errata du manuscrit de Jaën. M. Martinez Burgos reproduit à cet endroit purement et simplement ce manuscrit, en sorte que le sens est fautif.

C’est Dom Chevallier qui nous a rendu le service de signaler la faute du manuscrit de Jaën. (Le Cantique spirituel interpolé [sic.] — article paru dans la Vie spirituelle en 1926.)

Nous avons, comme le P. Gérard, complété la lacune en nous servant du texte du premier Cantique.

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lement, je l’espère, que je me serai parfois exprimé en ces matières d’une façon purement spirituelle. Si Votre Révérence n’a pas l’usage de la théologie scolastique, qui insinue les vérités divines à l’intelligence, elle a la pratique de la théologie mystique, enseignée par l’amour. A cette école, non seulement on s’instruit des vérités surnaturelles, mais on les goûte.

Je soumets ce que dirai à tout jugement meilleur que le mien, et d’une manière absolue à celui de la sainte Mère l’Église. Mais afin que mes paroles inspirent plus de confiance, je n’affirmerai rien de moi-même, je ne me fonderai ni sur ma propre expérience, ni sur ce que j’aurai appris, par mes relations avec d’autres personnes spirituelles, bien que j’aie dessein de m’aider de ces deux sources de connaissance, Je ne le ferai que lorsque des textes des divines Écritures seront venus donner confirmation et lumière, au moins en ce qui semble plus difficile à entendre. Voici comment je compte procéder. Je donnerai d’abord les textes traduits du latin 1, puis j’en donnerai le sens en en faisant l’application à mon sujet. Je commencerai par présenter toutes les Strophes ensemble, puis je les répéterai séparément avant de les commenter. J’expliquerai chaque vers à part, en le plaçant en tête de son explication.

FIN DU PROLOGUE.

1 M. Martinez Burgos a placé ici une note parfaitement juste : « De su latin, c’est-à-dire, vertidas del latin, traduits du latin, comme les donne le manuscrit de Jaën que nous suivons. Donner tous les textes en leur langue originale est une interpolation en faveur de ceux qui ont la pratique de la sainte Écriture, mais certainement saint Jean de la Croix ne les donna pas ainsi en s’adressant à la mère Anne.



Poème de saint Jean de la Croix

Canciones entre el alma y el esposo.

ESPOSA

1. ¿ A dónde te escondiste,

Amado, y me dejaste con gemido ?

Como el ciervo huiste,

Habiéndome herido ;

Salí tras ti clamando, y eras ido.


2. Pastores, los que fuerdes

Allá por las majadas al Otero,

Si por ventura vierdes

Aquel que yo más quiero,

Decidle que adolezco, peno y muero.

3. Buscando mis amores,

Iré por esos montes y riberas,

Ni cogeré las flores,

Ni temeré las fieras,

Y pasaré los fuertes y fronteras.


PREGUNTA A LAS CRIATURAS

4. ¡ Oh, bosques y espesuras,

Plantadas por la mano del Amado !

¡ Oh, prado de verduras,

De flores esmaltado !

Decid si por vosotros ha pasado.


RESPUESTA DE LAS CRIATURAS

5. Mil gracias derramando,

Pasó por estos sotos con presura,

Y yéndolos mirando,

Con sola su figura

Vestidos los dejó de hermosura.

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ESPOSA

6. ¡ Ay, quién podrá sanarme !

Acuba de entregarte ya de vero.

No quieras enviarme

De hoy más ya mensajero,

Que no saben decirme lo que quiero.

7. Y todos cuantos vagan

De ti me van mil gracias refiriendo

Y todos más me llagan.

Y déiame muriendo

Un no sé qué que quedan balbuciendo.


8. ¿ Mas como perseveras,

¡ Oh vida ! no viviendo donde vives

Y haciendo porque mueras,

Las flechas que recibes,

De lo que del Amado en ti concibes ?


9. ¿ Por qué, pues has llagado

Aqueste corazon, no le sanaste ?

Y pues me le has robado,

¿ Por qué así lo dejaste,

Y no tomas el robo que robaste ?


10. Apaga mis enojos,

Pues que ninguno basta à deshacellos,

Y véante mis ojos,

Pues eres lumbre de ellós,

Y sólo para ti quiero tenellos.


11. Descubre tu presmeia,

Y máteme tu vista y humosura.

Mira que la dolencia

De amor no se cura

Sino con la presencia y la figura,


12. ¡ Oh, cristalina fuente,

Si en esos tus semblantes plateados,

Formases de repente

Los ojos deseados,

Que tengo en mis entrañas dibujados !


13. Apártalos, Amado,

Que voy de vuelo…


ESPOSO... Buélvete, paloma,

Que el ciervo vulnerado

Por el otero asoma,

Al aire de tu buelo, y fresco toma.


ESPOSA

14. Mi Amado, las montañas,

Los vallos solitarios, nemorosos,

Las insulas extrañas,

Los rios sonorosos,

El silvo de los aires amorosos.


15. La noche sosegada

En par de los levantos del aurora,

La música callada,

La soledad sonora,

La cena que recrea y enamora.


16. Caçadnos las raposas,

Que está ya florecida nuestra viña.

En tanto que de rosas

Hacemos una piña.

Y no parezca nadie en la montiña.


17. Detente, Cierço muerto,

Ven, Austro, que recuerdas los amores,

Aspira por mi huerto,

Y corran sus olores,

Y pacerá el Amado entre las flores.

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18. ! Oh, ninfas de Judea !

En tanto que en las flores y rosales

El ámbar per f umea,

Morá en los arrabáles;

Y no queráis tocar nuestros umbrales.


19. Escóndete, Carillo,

Y mira con tu haz á las montañas,

Y no quieras dezillo,

Más mira las cornpañas

De la que va por insulas extrañas.


ESPOSO

20. A las aves ligeras,

Leones, ciervos, gamos saltadores,

Montes, valles, riberas,

Aguas, aíres, ardores,

Y miedos de las noches veladores.


21. Por las amenas liras

Y cantos de serenas, os conjuro

Que cesen vuestras Iras,

Y no toquéis al muro,

Porque la Esposa duerma más seguro.


22. Entrádose ha la Esposa

En el ameno huerto deseado,

Y á su sabor reposa,

El cuello reclinado

Sobre las dulces braços del Amado.


23. Debajo del mançano,

Allí conmigo fuiste desposada;

Allí te di la mano,

Y fuiste reparada

Donde tu madre fuera violada.


ESPOSA

24. Nuestro lecho florido

De cuevas de leones enlaçado,

En púrpura tendido,

De paz edificado,

De mil escudos de oro coronado.


25. A çaga de tu huella

Las jóvenes discurren al camino,

Al toque de centella,

Al adobado bino,

Emisiones de bálsamo divino.


26. En la interior bodega

De mi Amado bebí, y cuando salía

Por toda aquesta bega,

Ya cosa no sabía,

Y el ganado perdí que antes seguía.


27. Allí me dió su pecho,

Allí me enseñó ciencia muy sabrosa.

Y yo le di de hecho

A tmí, sin dejar cosa;

Allí le prometí — de ser su esposa.


28. Mi alma se ha empleado,

Y todo mi caudal en su servicio.

Ya no guardo ganado,

Ni ya tengo otro oficio,

Qué ya sólo en amar es mi ejercicio.


29. Pues ya si en al ejido

De hoy más no fuera vista ni hallada,

Diréis que me he perdido,

Que andando enamorada,

Me hice perdidiza y f ué ganada.

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30. De flores y esmeraldas

En las frescas mañanas escogidas,

Harémos las guirnaldas

En tu amor floridas,

Y en un cabello mío entretejidas.


31. En solo aquel cabello

Que en mi cuello vola consideraste,

Mirástele en mi cuello,

Y en él preso quedaste;

Y en uno de mis ojos te llagaste.


32. Cuando tú me miravas,

Tu gracia en mí tus ojos imprimían,

Por eso me adamavas,

Y en eso merecían

Los Hilos adorar lo que en ti vian.


33. No quieras despreciarme,

Que si color moreno en rrit hallaste,

Ya bien puedes mirarme,

Después que me miraste,

Que gracia y hermosura en mí dejaste.


ESPOSO

34. La blanca palomica

Al arca con el ramo se ha tornado,

Y ya la tortolica

Al socio deseeado

En las riberas verdas ha hallado.


35. En soledad vivía,

Y en soledad ha puesto ya su nido,

Y en soledad la guía

A solas su Querido,

También -en soledad de amor herido.

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ESPOSA

36. Gocémonos, Amado,

Y vámonos á ver en tu hermosura

Al monte ÿ al collado,

Do mana el agua pura,

Entremos más adentro en la espesura.


37. Y luego á las subidas

Cavernas de la piedra nos iremos,

Que están bien escondidas,

Y allí nos entraremos

Y al mosto de granadas gustaremos.


38. Allí me mostrarías

Aquello que mi alma pretendía,

Y luego me darías

Allí tú, vida mia,

Aquello que me distg el otro día.


39. El aspirar del ayre,

El canto de la dulce filomena,

El soto y su donaire,

En la noche serena,

Con llama que consume y no da pena.


40. Que nadie lo mirava ;

Arninadab tampoco parescla,

Y el cerco sosegava,

Y la caballería

A vista de las aguas descendía.

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Strophes entre l’âme et l’Époux

L’ÉPOUSE.

1. Où t’es-tu caché, Bien-Aimé,

Me laissant toute gémissante ?

Comme le cerf tu t’es enfui,

M’ayant blessée. Mais à ta suite,

En criant, je sortis. Hélas ! vaine poursuite !


2. Pasteurs, vous qui vous dirigez

Par les bercails vers la hauteur,

Si par bonheur vous rencontrez

Celui que mon âme préfère,

Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs.


3. Cherchant sans trêve mes amours,

J’irai par ces monts, ces rivages.

Je ne cueillerai point de fleurs,

Je verrai les bêtes sauvages

Sans peur. Je franchirai les forts et les frontières.


ELLE INTERROGE LES CRÉATURES.

4. O forêts, très épais massifs,

Plantés de la main de l’Aimé !

Prairies aux gazons verdoyants,

De belles fleurs tout émaillés,

Dites-moi, je vous prie, s’il vous a traversés.


RÉPONSE DES CRÉATURES.

5. Tout ruisselant de mille grâces,

En hâte il traversa nos bois.

Dans sa course, il les regarda.

Sa figure, qui s’y grava,

Suffit à les laisser revêtus de beauté.

Ah ! qui donc pourra me guérir ?

Achève enfin de te donner !

Et garde-toi de m’envoyer

Dorénavant de messagers,

Car tout ce qu’on me dit ne peut me contenter.


6. Tous ces passants, qu’ici l’on volt,

Disent des merveilles de toi,

Mais ils ne font que me blesser.

Et ce qui me laisse mourante,

C’est un je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.


7. Comment peux-tu te soutenir,

O ma vie, sans vivre où tu vis ?

E ! les devraient t’ôter la vie,

Ces flèches qui te sont lancées,

T’apportant de l’Aimé des concepts si exquis.


8. Pourquoi, toi qui blessas mon cœur,

Refuses-tu de le guérir ?

Et puisque tu me l’as volé,

Pourquoi donc ainsi le laisser ?

Eh ! que n’emportes-tu le larcin dérobé ?


9. Éteins, je t’en prie, mes ennuis,

Car nul autre n’en est capable.

Et que mes yeux enfin te voient,

Toi, leur lumière véritable,

Car pour toi seulement j’en veux avoir l’usage.


10. Ah ! découvre-moi ta présence !

Que ta beauté m’ôte la vie !

Tu le sais bien, la maladie

D’amour ne peut être guérie

Sinon par la présence et la figure aimée.


11. O toi, fontaine cristalline !

Soudain dans tes traits argentés

Que ne fais-tu donc apparaître

Les yeux ardemment désirés

Que je porte en mon cœur déjà tout ébauchés !

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13. Détourne-les, mon Bien-Aimé !

Je vole…


L’ÉPOUX.

… Reviens, colombe !

Car voici que le cerf blessé

Paraît sur le sommet boisé.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.


L’ÉPOUSE.

14. L’Aimé, c’est pour moi les montagnes,

Les vallons boisés, solitaires,

Toutes les îles étrangères

Et les fleuves retentissants.

C’est le doux murmure des brises caressantes.


15. Il est pour moi la nuit tranquille,

Semblable au lever de l’aurore,

La mélodie silencieuse,

Et la solitude sonore,

Le souper qui récrée, en enflammant l’amour.


16. Donnez la chasse à ces renards,

Car voilà notre vigne en fleurs,

De nos roses, en attendant,

Faisons une pomme de pin.

Que sur la montagne personne ne paraisse.


17. Arrière, aquilon de mort !

Viens, autan, l’éveil des amours !

Souffle au travers de mon jardin,

Et ses parfums auront leur cours.

L’Aimé, parmi les fleurs, va prendre son festin.


18. O vous, les nymphes de Judée !

Quand, dans les rosiers en fleurs,

L’ambre déverse ses senteurs,

Ne dépassez pas les faubourgs.

De toucher notre seuil n’ayez pas la pensée.


19. Tiens-toi bien caché, doux Ami !

Présente ta face aux montagnes

Et ne dis mot, je t’en supplie.

Regarde plutôt le cortège

De celle qui voyage aux îles étrangères.


L’ÉPOUX

20. Écoutez-moi, légers oiseaux,

Lions et cerfs, daims bondissants !

Montagnes, vallons et rivages,

Ondes, brises, feux très ardents,

Et vous, frayeurs des nuits dépourvues de sommeil !


21. Par les lyres harmonieuses

Et le chant si doux des sirènes,

Trêve, à présent, à vos courroux 1

Ne touchez pas à notre mur,

Afin que l’Épouse dorme plus sûrement.


22. Voilà que l’Épouse est entrée

Au beau jardin si désiré,

Et qu’elle repose à son gré,

Le cou maintenant incliné,

Avec quelle douceur 1 sur les bras de l’Aimé.

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23. Ce fut sous l’ornbre du pommier,

Que tu devins ma fiancée.

Alors je te donnai ma main,

Et tu fus ainsi réparée

Au lieu même où ta mère avait été violée.


L’ÉPOUSE

24. Notre lit tout fleuri s’enlace

À la caverne des lions.

Il est de pourpre tout tendu,

De paix il est édifié,


25. Sur tes traces les jeunes filles

Vont légères par le chemin.

Sous la touche de l’étincelle,

Le vin confit engendre en elles

Des respirs embaumés, d’un arome divin.


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26. Dans le cellier intérieur

De mon Aimé j’ai bu. Alors,

Sortie en cette plaine immense,

J’étais en complète ignorance.

Je perdis le troupeau dont je suivais les pas.


27. C’est là qu’il me donna son sein,

M’enseignant savoureusement.

Moi, je me livrai sans réserve,

En donnant tout, absolument.

D’être son Épouse, je lui fis le serment.


28. Mon âme s’emploie tout entière,

Avec mon fonds, à son service.

Je ne garde plus de troupeau.

Je n’ai plus aucun autre office,

Car l’amour, désormais, est mon seul exercice.


29. Si dans l’aire je ne suis vue

Dorénavant, ni rencontrée,

Dites que je me suis perdue,

Mon amour m’ayant emportée.

J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée.


30. Avec des fleurs, des émeraudes,

Choisies aux fraîches matinées,

Nous irons faire des guirlandes,

Toutes fleuries en ton amour,

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux.


31. Ce cheveu tu considérais

Sur mon cou tandis qu’il volait.

Sur mon cou tu le regardas.

I ! te retint prisonnier,

Et d’un seul de mes yeux tu te sentis blessé.


32. Tandis que tu me regardais,

Tes yeux gravaient en moi tes charmes ;

C’est pourquoi d’amour tu m’aimais.

Les miens ont mérité par là

D’adorer ce qu’en toi, cher Amant, ils voyaient.


33. Garde-toi de me mépriser !

Mon teint, je l’avoue, est foncé.

Tu peux pourtant me regarder,

Car déjà tu me regardas

Et mis alors en moi la grâce, la beauté.


L’ÉPOUX.

34. La blanche colombe est rentrée

Dans l’arche, portant le rameau.

Et voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé le compagnon ardemment désiré.


35. En solitude elle vivait,

En solitude elle a son nid.

En solitude aussi la guide

Seul à seul un Amant chéri,

Lui qui, très seul aussi, vivait d’amour blessé.


L’ÉPOUSE

36. Réjouissons-nous, Bien-Aimé !

Allons nous voir en ta beauté,

Sur la montagne ou son penchant,

D’où jaillit l’onde toute pure.

Dans la masse compacte, enfonçons plus avant.


37. Puis aux cavernes élevées

De la pierre nous monterons.

Ces cavernes sont fort cachées,

Et c’est là que nous entrerons.

Au suc des grenades, tous deux nous goûterons.


38. C’est là que tu me montrerais

Ce que mon âme avait en vue.

Sur l’heure tu me donnerais,

Là même, ô Toi qui es ma Vie,

Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas.


39. Voici le souffle de la brise,

Le chant si doux de philomèle.

Le bois avec ses agréments,

Au milieu de la nuit sereine,

Quand la flamme consume et ne fait pas de peine.


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40. Nul ici ne jetait les yeux.

Aminadab ne paraissait.

Le siège enfin avait cessé,

Et voici que les cavaliers,

Lorsqu’ils voyaient les eaux, maintenant descendaient.


SOMMAIRE

Ces Strophes décrivent la voie que suit une âme depuis l’instant où elle commence à servir Dieu jusqu’à celui où elle atteint le sommet de la perfection, c’est-à-dire le mariage spirituel. On y traite donc des trois états ou des trois voies de la vie spirituelle qui conduisent à l’état de perfection : la voie purgative, la voie illuminative et la voie unitive, et l’on expose quelques-unes des propriétés et quelques-uns des effets de ces diverses voies.

Les premières Strophes concernent les commençants, c’est-à-dire ceux qui marchent par la voie purgative. Les suivantes regardent ceux qui progressent et la période où ont lieu les fiançailles spirituelles : c’est la voie illuminative. Les dernières ont trait à la voie unitive, qui est celle des parfaits, où a lieu le mariage spirituel. Cette voie unitive ou des parfaits fait suite à la voie illuminative, qui est celle des progressants. Les dernières Strophes ont rapport à l’état béatifique, unique aspiration de l’âme parvenue à l’état parfait.

Explication du Chant d’amour entre l’Épouse et l’Époux qui est le Christ

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

L’âme frappée du compte qu’elle devra rendre de ses obligations, se dit que l’existence est courte 1 : le sentier qui mène à la vie éternelle très étroit 2 ; que le juste a bien de la peine à se sauver 3 ; que les biens de ce monde sont vains et trompeurs 4 ; que tout prend fin et s’écoule comme l’eau qui s’enfuit 6 ; que le temps est incertain, le compte à rendre rigoureux, la perte très facile, le salut entouré de mille obstacles. Elle pèse d’autre part la dette immense qu’elle a contractée envers Dieu : il l’a créée pour lui seul et elle lui doit en conséquence le tribut de sa vie tout entière ; il l’a rachetée par lui-même, d’où, il est clair qu’elle lui doit tout ce qui lui reste à vivre, qu’elle est obligée de lui correspondre de tout l’amour de sa volonté. Avant même sa naissance, elle lui était redevable d’une foule de bienfaits.

Voici pourtant qu’elle a follement perdu une grande partie de son existence : Quand le Seigneur viendra scruter Jérusalem le flambeau à la main 6, il lui fera rendre compte de tous les bienfaits reçus, sans exception, jusqu’à la dernière obole 7. I1 est tard, c’est peut-être la dernière heure

1 Breves dies hominis sont. (Job, xiv, 5.)

2 Ardu via est quœ ducit ad vitam. (Matth., vii, 14.)

3 Justes vix salvabitur. (I Petr., iv, 18.)

4 Preterit figura hujus mundi. (I Cor., vii, 31.)

5 Omnes morimur et quasi aqua dilabimur in terram. (II Reg., xiv, 14.)

6 Scrutabor Jerusalem in lucernis. (Soph., i, 13.)

7 Donec reddes novissimum quadrantem. (Matth., V, 26.)

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du jour 1. Il faut réparer un si grand mal, un pareil dommage, d’autant plus que Dieu semble irrité et se cache, parce qu’au milieu des créatures, elle l’a volontairement oublié.

Remplie d’effroi, brisée de douleur au plus profond d’elle-même à la vue de la perdition et du danger où elle se trouve, l’âme renonce à toutes choses, elle abandonne toute autre affaire, sans tarder ni un jour ni une heure. Éperdue, le cœur plein de gémissements et blessée déjà du divin amour, elle invoque son Bien-Aimé et lui dit :


STROPHE I

Où t’es-tu caché, Bien-Aimé,

Me laissant toute gémissante ?

Comme le cerf tu t’es enfui,

M’ayant blessée. Mais à ta suite,

En criant, je sortis. Hélas ! vaine poursuite !

EXPLICATION.

Dans cette première Strophe l’âme éprise d’amour pour le Verbe, Fils de Dieu, son Époux, aspirant à s’unir à lui par la vue claire de sa divine Essence, lui expose ses amoureuses angoisses et lui reproche son absence. L’ayant frappée, blessée d’amour — ce qui l’a fait sortir de tout le créé et d’elle-même, — il la laisse endurer son absence et ne la dégage pas de son corps mortel pour la faire jouir de lui en la glorieuse éternité. Elle lui dit donc :

Où t’es-tu caché ?...

C’est comme si elle disait : O Verbe, mon Époux, montre-moi le lieu de ta retraite ! Ce qui équivaut à lui demander la manifestation de sa divine Essence, car le lieu de la retraite

1 Circa undecimam horam venit. (Matth., xx, 6.)

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du Fils de Dieu, nous dit saint Jean, c’est le sein du Père 1, ou en d’autres termes, c’est la divine Essence, invisible à tout regard mortel, impénétrable à tout entendement humain. Isaïe, s’adressant à Dieu, lui dit : Vraiment vous êtes un Dieu caché 2. Aussi, remarquons-le bien, si intimes que soient les communications, si sublime que puisse être la connaissance qu’une âme reçoit de Dieu en cette vie, ce qu’elle perçoit n’est pas l’Essence divine et n’a rien de commun avec elle. En réalité, Dieu reste toujours caché à notre âme. Quelles que soient les merveilles qui lui sont dévoilées, elle doit toujours le regarder comme caché et le chercher dans sa retraite, en disant :

Où t’es-tu caché ?

En effet, ni la communication sublime, ni la présence sensible, n’est un signe assuré de la favorable présence de Dieu dans une âme, pas plus que la sécheresse et la privation de toute faveur de ce genre n’est un indice de son absence. C’est ce que nous dit le prophète Job : S’il vient à moi, je ne le verrai pas, et s’il se retire, je ne ¡ n’en apercevrai pas 3. De ceci nous devons tirer l’enseignement suivant.

Une âme est-elle favorisée de hautes communications, de notions et de sentiments spirituels, elle ne doit nullement se persuader qu’elle possède Dieu ou qu’elle en a la vue claire et essentielle, ni qu’à cause de ces dons elle a Dieu davantage ou a pénétré plus avant en lui. De même, toutes ces communications sensibles et spirituelles viennent-elles à manquer à une âme, la laissant dans l’aridité, les ténèbres et l’abandon, elle ne doit nullement penser que dans cet état Dieu lui manque. Indubitablement, la pre-

1 Unigenitus qui est in sinu Patris, ipse enarravit nobis. (Joan., I, 18.)

2 Vere tu es Deus absconditus. (Is., xLV, 15.)

3 Si venerit ad me, non videbo eum ; si abierit, non intelligam. (Job, ix, 11.)

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mière disposition ne lui donne pas l’assurance qu’elle est en grâce avec Dieu, ni la seconde qu’elle ne s’y trouve point. Le Sage nous le déclare, nul ne sait s’il est digne devant Dieu d’amour ou de haine 1.

Le but principal de l’âme dans ce vers n’est donc pas de demander la dévotion affectueuse et sensible, qui ne donne ni certitude ni évidence de la possession de l’Époux en cette vie : elle réclame la présence et la claire vision de son Essence, dont elle veut jouir d’une manière assurée dans la vie future. C’est ce qu’avait également en vue l’Épouse des divins Cantiques, quand, désirant s’unir à la divinité du Verbe son Époux, elle s’adressait au Père, en disant : Montre-moi où tu te repais, où tu prends ton repos au milieu du jour 2.

Demander au Père où il se repaît, n’est pas autre chose que demander au Père de daigner montrer l’Essence du Verbe divin, son Fils, car le Père ne se nourrit que de son Fils unique, qui est la gloire du Père. Demander au Père à voir le lieu où il prend son repos, c’est renouveler la même demande, parce que le Fils seul fait les délices du Père, qui ne se repose qu’en son Fils bien-aimé et n’est contenu qu’en lui. Le Père se repose tout entier en son Fils, parce qu’il lui communique toute son Essence au milieu du jour, c’est-à-dire dans l’éternité, où il l’engendre continuellement et le tient sans cesse engendré.

Le Verbe, Époux de l’âme, est donc la nourriture dont le Père se repaît dans une gloire infinie. C’est le lit fleuri où il repose dans les infinies délices de son amour, profondément caché à tout regard mortel et à toute créature. L’âme-épouse demande à le découvrir, lorsqu’elle dit :

Où t’es-tu caché ?...

1 Nescit homo utrum amore an odio dignus est. (Eccl., ix, 1.)

2. Indica mihi... ubi pastas, ubi cubes in meridie. (Cant., 1, 6.)

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Tâchons maintenant de faciliter à cette âme altérée le moyen de trouver son Époux, et de s’unir à lui par union d’amour autant qu’il est possible en cette vie, le moyen de désaltérer la soif qu’elle a de lui, au moins par la goutte d’eau qui se peut recueillir ici-bas. Et puisqu’elle demande à son Époux où il se cache, prenons-la en son nom par la main, et répondons à sa question en lui montrant le lieu précis où il se cache, le lieu où elle le trouvera d’une manière certaine, et avec autant de perfection, de suavité, qu’il se peut en cette vie. Dès lors, elle n’errera plus en vain sur les traces des étrangers.

Sachons-le bien, le Verbe, Fils de Dieu, réside par essence et par présence, en compagnie du Père et de l’Esprit-Saint, dans l’essence même de l’âme, et il y est caché. L’âme qui aspire à le trouver doit donc sortir, selon l’affection et la volonté, de tout le créé ; elle doit entrer en elle-même et s’y tenir dans un recueillement si profond, que toutes les créatures soient pour elle comme si elles n’étaient pas.

« Seigneur », disait saint Augustin en s’adressant à Dieu dans ses Soliloques, « je ne vous trouvais pas au dehors de moi, parce que je vous cherchais mal : je vous cherchais au-dehors, et vous étiez au-dedans 1. » Dieu est donc caché dans notre âme, et c’est là que le vrai contemplatif doit le chercher, en disant :

Où t’es-tu caché ?...

Eh bien ! donc, ô âme, la plus belle d’entre les créatures de Dieu, toi qui désires si ardemment savoir où se trouve ton Bien-Aimé, afin de le chercher et de t’unir à lui, voici qu’on te le dit : tu es toi-même la demeure où il habite, la retraite où il se cache. Quelle joie, quelle consolation pour toi ! Ton trésor, l’objet de ton espérance, est si proche

1 Migne, Patr. lat., t. XI, cap. xxxi.

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de toi, qu’il est en toi-même, ou, pour mieux dire, tu ne saurais être sans lui. Écoute l’Époux lui-même te le dire : Voici que le royaume de Dieu est au dedans de vous 1. Et l’apôtre saint Paul, son serviteur, nous dit de son côté : Vous êtes le temple de Dieu 2.

Grande consolation pour une âme de savoir que jamais Dieu ne la quitte ! Le péché mortel lui-même ne l’éloigne pas. À combien plus forte raison fera-t-il sa demeure dans l’âme qui est en grâce !

Que peux-tu désirer encore, chère âme ? Que cherches-tu au-dehors, puisque tu possèdes en toi-même tes richesses, tes plaisirs, ta jouissance, ton rassasiement et ton royaume, c’est-à-dire le Bien-Aimé auquel tu aspires et que tu poursuis de tes recherches ? Réjouis-toi, exulte en ton recueillement intérieur, dans la compagnie de Celui qui est si proche de toi. Adore-le en toi-même, et garde-toi de le chercher au-dehors. Tu ne ferais que te distraire et te fatiguer, et d’ailleurs tu ne le trouverais nulle part d’une façon plus certaine, plus prompte et plus intime qu’au dedans de toi-même.

La seule difficulté, c’est que, tout en résidant en toi, il y demeure caché. C’est déjà beaucoup cependant de savoir avec certitude où il se cache, car tu peux l’y chercher avec l’assurance de l’y trouver. C’est cette assurance que tu demandais, chère âme, quand tu disais :

Où t’es-tu caché ?...

Mais tu élèves encore une objection. Puisque Celui que j’aime habite en moi, comment se fait-il que je ne le trouve ni ne le sente ? En voici la raison. C’est qu’il y est caché et que tu ne te caches pas comme lui pour le trouver et le sentir. Celui qui veut trouver un objet caché, doit pénétrer

1 Ecce regnum Dei infra vos est. (Luc., XVII, 21.)

2 Vos estis templum Dei. (II Cor., vi, 16.)

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jusqu’à la profondeur où il se cache, et lorsqu’il l’aura trouvé, lui aussi sera caché. Ton Époux bien-aimé est le trésor caché dans le champ de ton cœur, ce trésor pour lequel le sage marchand a donné tous ses biens 1. Il te faudra donc pour le trouver oublier tout ce qui t’appartient, t’éloigner de toutes les créatures et te cacher dans la retraite intérieure de l’esprit. Là, fermant la porte sur toi, c’est-à-dire renonçant par la volonté à toutes choses, tu prieras ton Père dans le secret 2.

Si tu demeures ainsi cachée avec lui, tu le sentiras en secret, tu l’aimeras et tu en jouiras en secret ; tu prendras secrètement en lui tes délices, c’est-à-dire d’une manière qui surpasse toute parole et tout sentiment.

Courage donc, ô belle âme ! Puisque tu le sais maintenant, le Bien-Aimé pour qui tu soupires réside caché dans ton sein, travaille à rester bien cachée avec lui, et dans ton sein même tu le sentiras et l’étreindras avec amour. Entends-le qui t’appelle à cette retraite par la voix du prophète Isaïe : Allons, entrez dans vos retraites, fermez la porte sur vous — c’est-à-dire fermez vos puissances à tous les objets créés, — cachez-vous un peu, pour un moment 3, ce moment très court de la vie temporelle.

Si tu sais, ô âme, durant cette vie garder inviolablement ton cœur, comme le dit le Sage a, tu recevras ce que Dieu promet encore pour Isaïe : Je vous donnerai les trésors cachés, je vous découvrirai la substance et les mystères des secrets divins 5.

La substance des secrets divins, c’est Dieu lui-même, parce que Dieu est la substance et l’objet de la foi et que

1 Simile est regnum ccelorum — thesauro abscondto in agro, quem qui invenit homo, vendit universa quæ habet et emit agrura ilium. (Matth., mu, 44.)

2 Ora Patrem tuum in abscondito. (Ibid., vi, 6.)

3 Infra in cubiculo tuo, Claude ostia tua super te, abscondere modicum ad momentum. (Is., xxvi, 20.)

4 Omni custodia serva cor tuum. (Sap., 1v, 23.)

5 Daba tibi thesauros absconditos et arcana secretorum. (Is., xi.v, 3.)

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la foi n’est composée que de mystères et de secrets. Mais quand ce que la foi tient caché et enseveli sous ses voiles, c’est-à-dire, comme parle saint Paul, ce qu’il y a en Dieu de parfait sera manifesté au grand jour 1, alors la substance et les mystères des secrets divins seront à découvert aux yeux de l’âme. Durant cette vie mortelle, l’âme aura beau se cacher, elle ne pourra les pénétrer aussi profondément que dans la vie future. Cependant, si elle se cache comme Moïse dans la caverne de la pierre 2, par la fidèle imitation de la vie très parfaite du Fils de Dieu, son Époux, elle pourra mériter que le Seigneur la protège de sa droite et se découvre à elle par-derrière. Autrement dit, elle parviendra dès cette vie à une perfection si haute, qu’elle se trouvera unie à ce Fils de Dieu, son Époux, et transformée en lui par amour. Alors elle se verra si proche de lui, si éclairée, si instruite de ses mystères, que, riche de toute la connaissance qu’on peut avoir de Dieu ici-bas, elle n’aura plus besoin de demander : « Où t’es-tu caché ? »

Tu sais maintenant, chère âme, ce que tu as à faire pour trouver l’Époux dans la retraite de ton cœur. Si cependant tu désires quelque chose de plus, écoute une parole substantielle, une vérité inaccessible à l’entendement humain. Cherche ton Époux dans la foi et l’amour, sans prendre en rien ta jouissance, sans rien goûter, sans rien entendre au-delà de ce que tu dois savoir. La foi et l’amour sont les deux conducteurs d’aveugle qui te mèneront, par des chemins inconnus pour toi, jusqu’aux secrets abîmes de Dieu.

La foi, ce secret dont nous avons parlé, joue le rôle des pieds qui portent l’âme vers Dieu ; l’amour est le guide qui lui montre la route. Lors donc qu’elle contemplera, qu’elle approfondira les mystères et les secrets de la foi, elle méri -

1 I Cor., xiii, l0.

2 I Exod., xxxiii, 22.

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tera que l’amour lui découvre ce que renferme la foi, je veux dire l’Époux qu’elle appelle de ses désirs. Cet Époux divin lui sera révélé en cette vie par grâce spéciale et divine union ; en l’autre, par gloire essentielle, par jouissance face à face et sans voile.

Jusque-là, une âme aura beau avoir atteint l’union — l’état le plus élevé auquel on puisse parvenir ici-bas, — l’Époux, malgré tout, reste encore pour elle caché dans le sein du Père, ainsi que nous l’avons dit. Et comme elle aspire à sa jouissance parfaite dans la vie future, elle répète toujours : « Où t’es-tu caché ? »

Tu fais très bien, chère âme, de chercher constamment ton Dieu comme caché. Par là tu le glorifies hautement ; et parce que tu l’estimes plus élevé et plus profond que tout ce que tu saurais atteindre, tu t’approches merveilleusement de lui. Ne t’arrête donc en aucune façon à ce que perçoivent tes puissances ; en d’autres termes, ne mets jamais ta jouissance en ce que tu comprends de Dieu, mets-la en ce que tu ne peux comprendre ; ne mets jamais ton amour et ta joie en ce qu’il te sera donné de goûter de lui, mets ton amour et tes délices en ce que tu ne peux ni saisir ni goûter. C’est là ce qui s’appelle le chercher par la foi. Dieu, répétons-le, est inaccessible et caché. Même lorsqu’il te semblera le découvrir, le goûter, le saisir, continue à le croire caché, continue à le servir comme enseveli dans les profondeurs de son secret. Garde-toi d’imiter tant d’insensés qui ont de Dieu des pensées indignes de lui. Ils se figurent que lorsqu’il échappe à leur intelligence, à leur goût et à leur sentiment, il est plus éloigné d’eux, il est plus caché. C’est tout le contraire. Moins on le connaît distinctement, plus on est proche de lui.

En effet, dit le prophète David, il a placé sa retraite dans les ténèbres. S’il en est ainsi, en approchant de lui, tu dois

1 Posuit tenebras latibulum suum. (Ps. xvii, 12.)

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nécessairement, à cause de la faiblesse de ton œil spirituel, avoir l’impression de l’obscurité. Il t’est donc bon en tout temps, soit d’adversité, soit de prospérité spirituelle ou temporelle, de considérer Dieu comme caché et de crier vers lui, en disant :

Où t’es-tu caché ?...

Me laissant toute gémissante ?

Elle l’appelle son Bien-Aimé, afin de l’émouvoir davantage, de l’incliner à lui accorder l’objet de sa demande. Quand Dieu est aimé, il se rend très facilement au désir de celui qui l’aime. Il nous le dit lui-même en saint Jean : Si vous demeurez en moi, vous demanderez tout ce que vous voudrez, et il vous sera donné 1.

Une âme peut donc véritablement appeler Dieu son Bien-Aimé lorsqu’elle lui est fidèle, que son cœur n’est attaché à rien hors de lui et qu’en conséquence ses pensées l’ont habituellement pour objet. C’est le sens du reproche que Dalila adressait à Samson : Comment pouvez-vous dire que vous m’aimez, quand votre esprit n’est pas avec moi 2 ? Par l’esprit, on entend les pensées et les affections.

Certaines personnes donnent à l’Époux le nom de Bien-Aimé sans qu’il le soit réellement, parce que leur cœur n’est pas tout à lui. Aussi leurs prières n’ont-elles pas grande valeur devant Dieu. Au lieu de les exaucer sur-le-champ, il attend que, par la persévérance à prier, leur esprit soit plus habituellement occupé de lui, leur cœur plus véritablement pénétré de son amour ; car on n’obtient rien de Dieu que par l’amour.

1 Si manseritis in me… quodcumque volueritis peletis, et fiet vobis (Joan., xv, 7.)

2 Quomodo divis quod amas me, cum animas tuus non sit mecum. (Judic., xvi, 15.)

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L’âme dit ensuite : « Me laissant toute gémissante. » Il est certain que l’absence du Bien-Aimé arrache à celui qui aime un gémissement continuel. N’aimant rien hors de cet objet de son affection, il ne trouve ailleurs ni repos ni soulagement.

Le signe auquel on reconnaît le véritable amour de Dieu, c’est l’impossibilité de trouver satisfaction en ce qui est moins que Dieu. Que dis-je, satisfaction ? Quand l’âme qui aime posséderait tous les autres biens, non seulement elle ne serait pas satisfaite, mais plus elle posséderait, moins elle goûterait de satisfaction, parce que chez celui qui aime Dieu le contentement du cœur ne se trouve pas dans la possession, mais dans l’entier dénuement et dans la pauvreté d’esprit.

Par là même que l’amour parfait consiste en ce dénuement, auquel est attachée la possession de Dieu dans une union très intime et privilégiée, l’âme qui en est là goûte en cette vie une certaine satisfaction, qui ne va pas toutefois jusqu’au rassasiement. David n’attendait qu’au ciel le rassasiement parfait. Je serai rassasié, disait-il, quand votre gloire m’apparaîtra 1.

Ainsi la paix, la tranquillité, la satisfaction du cœur que l’âme peut goûter en cette vie ne sont jamais si complètes, qu’elle puisse se défendre d’un doux et paisible gémissement, dans l’attente de ce qui lui manque encore. Le gémissement, en effet, est inséparable de l’espérance, au témoignage de l’Apôtre, qui disait de lui-même et des autres chrétiens, si parfaits qu’ils fussent : Nous qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, dans l’attente de l’adoption des enfants de Dieu 2.

C’est ce gémissement que l’âme porte en son cœur embrasé

1 Satiabor cum apparuerit gloria tua. (Ps. xvi, 15.)

2 Nos ipsi primitias Spiritus habentes, et ipsi infra nos gemimus, adoptionem filiorum Dei expectantes. (Rom., VIII, 23.)

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d’amour. Partout où il y a blessure d’amour, il y a gémissement et douleur de l’absence du Bien-Aimé, mais plus spécialement lorsqu’après avoir fait goûter à l’âme quelque douce et savoureuse communication, l’Époux s’éloigne, la laissant soudain dans la solitude et la sécheresse. De là vient qu’elle ajoute :

Comme le cerf tu t’es enfui.

Remarquons ici que l’Épouse dans les Cantiques compare l’Époux au cerf et au chevreuil. Mon Bien-Aimé, dit-elle, est semblable au chevreuil et au faon de la biche 1. Elle le compare à ces animaux, non seulement parce qu’ils aiment les lieux retirés et solitaires, qu’ils fuient les campagnes découvertes, mais parce qu’ils sont de plus très prompts à se cacher après s’être montrés. C’est la manière de faire de l’Époux. Il visite les âmes fidèles pour les réjouir et les encourager, puis il disparaît et s’absente afin de les éprouver, de les humilier et de les instruire. De là cette recrudescence clans la douleur que l’âme ressent de son absence et qui lui fait dire :

M’ayant blessée…

Comme si elle disait : Ce n’est donc pas assez de la peine et du tourment que me cause continuellement ton absence ! Tu viens me blesser plus vivement de ta flèche, et quand s’est enflammée ma passion, avivé mon désir de te voir, tu t’enfuis, léger comme le cerf, sans te laisser saisir !

Pour bien comprendre ce vers, il faut savoir qu’entre bien des visites différentes que Dieu fait à une âme pour la blesser et l’élever plus haut dans l’amour, il lui imprime

1 Similis est dilectos meus caprecee hinnuloque cervorum. (Cant., II, 9.)

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parfois en secret des touches d’amour qui, comme des flèches de feu, la frappent et la transpercent, la laissant toute cautérisée du feu d’amour. C’est ce que l’on appelle proprement blessures d’amour, et l’âme dont il s’agit les a en vue en ce moment.

Ces blessures enflamment tellement la volonté et les affections, que l’âme s’embrase dans le feu et les flammes de l’amour ; elle se consume dans cet incendie, qui la tire hors d’elle-même et la renouvelle tout entière, en la faisant passer comme à une nouvelle vie, ainsi qu’on le raconte du phénix, qui se consume, dit-on, eur renaître de nouveau.

David parlait de ce renouvellement lorsqu’il disait (Ps. LXXII) : Mon cœur s’est enflammé et mes reins ont été changés. J’ai été réduit à rien et je n’ai plus su 1. Dans cet embrasement du cœur, les appétits et les affections, que le prophète représente ici par les reins, s’ébranlent et deviennent divins. Quant à l’âme, sous l’influence de l’amour, elle s’anéantit et ne connaît plus que l’amour. Cet ébranlement des appétits et des affections est extrêmement douloureux. En même temps, l’âme éprouve une telle soif de voir Dieu, que la rigueur dont l’amour use envers elle lui semble absolument intolérable. Sa peine ne vient pas de se voir ainsi blessée, elle regarde au contraire pareille blessure comme la santé véritable. Sa peine vient de ce que l’amour la laisse en proie à un martyre et ne la blesse pas avec plus de violence, de façon à lui ôter la vie, ce qui la mettrait en jouissance de l’union à son Bien-Aimé, en amour parfait. Pour nous faire comprendre jusqu’où va son tourment, elle ajoute : « M’ayant blessée. » C’est-à-dire : Tu me laisses blessée, mourante de ces plaies d’amour que tu m’as faites, et tu te retires léger comme le cerf ! Ce qui donne tant d’intensité au tourment de cette âme,

1 Inflammatum est cor meum et renes mei commutati sunt. Et ego ad nihilum redactus sum et nescivi. (Ps. Lxxii, 21-22.)

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c’est que, sous l’empire de cette blessure d’amour qui lui a été infligée par Dieu même, un soudain transport de la volonté la porte vers la possession du Bien-Aimé, dont elle a senti le contact, et une douleur non moins soudaine lui apprend son absence, avec l’impossibilité où elle est ici-bas de le posséder selon son désir : de là aussitôt, le gémissement causé par l’absence de Celui qu’elle aime.

Ces visites, en effet, ne sont pas de celles où Dieu console une âme et satisfait ses aspirations. Elles ont pour but de blesser plutôt que de guérir, d’affliger plutôt que de satisfaire, car elles sont faites pour accroître la connais-unce et enflammer le désir, par conséquent pour aviver la douleur de l’âme et sa soif de voir Dieu. On les nomme blesssures spirituelles, blessures d’amour. Elles sont à l’âme si délicieuses et si désirables, qu’elle voudrait mourir mille fois sous des traits si précieux, qui la font sortir d’elle-même pour entrer en Dieu. C’est ce qu’elle donne à entendre dans le vers suivant :

… Mais à ta suite,

en criant, je sortis. Hélas ! vaine poursuite !

Quand il s’agit de blessures d’amour, le remède ne peut venir que de celui qui a blessé. Sous l’impression de la brûlure que lui cause sa plaie, l’âme s’élance sur les pas du Bien-Aimé qui l’a blessée, le conjurant à grands cris de la guérir.

Dans le tangage spirituel, la sortie dont il s’agit désigne deux manières de suivre Dieu. D’abord l’âme sort de tout le créé, qu’elle abhorre et qu’elle méprise ; ensuite elle sort d’elle-même en s’oubliant par amour pour Dieu. Et en effet, quand Dieu touche une âme avec autant de force que nous le voyons ici, il la transporte au point de la faire sortir d’elle-même par oubli de soi, de la tirer même de ses habitudes et de ses inclinations naturelles. C’est par des cris qu’elle s’adresse alors à Dieu, lui disant en quelque sorte : O mon Époux, par cette touche, par cette blessure d’amour, tu m’as fait sortir non seulement de toue les objets créés, mais de moi-même — et par le fait il lui semble qu’on la tire de son corps mortel. — tu m’as élevée jusqu’à toi, dégagée de tout et réclamant à grands cris l’union avec toi : Hélas ! vaine poursuite !

Comme si elle disait : Au moment où je croyais te saisir, je ne t’ai plus trouvé et je suis demeurée douloureusement suspendue au milieu des bourrasques de l’amour, sans appui ni de ton côté ni du mien.

Ce que l’âme appelle ici sortir à la suite du Bien-Aimé, l’Épouse des Cantiques le rend par l’expression : se lever. Je me lèverai, dit-elle, et je ferai le tour de la ville, je chercherai par les rues et les places Celui qu’aime mon âme. Je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé… J’ai été blessée 1. Cette action de se lever que mentionne l’Épouse équivaut, spirituellement parlant, â une élévation. C’est ce que l’âme appelle ici sortir, c’est-à-dire monter de son mode d’agir et d’aimer, plein de bassesse, au très sublime amour de Dieu.

L’Épouse des Cantiques nous dit qu’elle a été blessée pour n’avoir pas trouvé l’Époux. Ici l’âme déclare qu’elle a reçu une blessure d’amour et qu’on l’a laissée en cet état. C’est que celle qui aime vit dans un perpétuel tourment, causé par l’absence de l’objet de son amour. Elle s’est livrée à Celui qu’elle aime, elle attend qu’il se livre à son tour, mais en vain. Elle a renoncé à toutes choses et à elle-même pour son Bien-Aimé, et il semble que ce soit en pure perte, puisqu’elle n’est pas mise en possession de Celui que chérit son âme.

1 Surgam et circuibo civitatem : per vicos et plateas quoeram quem diligit anima mea. Quasivi ilium et non inveni… Vulneraverunt me. (Cant., III, 2 ; v.7)

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Chez ceux qui approchent de l’état de perfection, cette douleur, ce tourment, causé par l’absence de Dieu, sont d’ordinaire si véhéments à l’heure où se produisent ces divines blessures, que si le Seigneur ne les soutenait, ils en perdraient la vie. Comme le palais de leur volonté est sain, que leur esprit est pur et bien disposé à l’égard de Dieu, que d’autre part dans ces touches dont nous avons parlé il leur est donné de goûter quelque chose de la suavité du divin amour à laquelle ils aspirent par-dessus tout, leur souffrance est indicible.

On leur laisse entrevoir comme par une fissure une immensité de biens, et on ne leur permet pas d’en jouir. De là cette douleur, cet inexprimable tourment.


STROPHE II

Pasteurs, vous qui vous dirigez

Par les bercails vers la hauteur,

Si par bonheur vous rencontrez

Celui que mon âme préfère,

Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe l’âme cherche des tiers et des intermédiaires entre elle et son Bien-Aimé, elle les prie de lui faire part de sa douleur, de son tourment. C’est en effet le propre de celui qui aime, quand il ne peut communiquer avec l’objet de sa tendresse, de le faire par des tiers qu’il choisit le mieux qu’il lui est possible. L’âme s’efforce donc ici de faire de ses désirs, de son amour, de ses gémissements, autant de messagers qui feront part à son Bien-Aimé des secrets de son cœur. Elle les lui dépêche donc, en disant :

Pasteurs, vous qui vous dirigez.

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Elle nomme « pasteurs » ses désirs, son amour et ses gémissements, parce qu’ils la repaissent de biens spirituels. Pasteur, en effet, vient du mot paître. Or, c’est par le moyen des désirs, des amoureux gémissements, que Dieu se communique à l’âme et lui donne une divine pâture. Viennent-ils à faire défaut, la communication est bien réduite. L’âme ajoute :

Vous qui vous dirigez

C’est-à-dire vous qui naissez d’un très pur amour. De fait, toutes les aspirations et tous les désirs ne montent pas jusqu’à Dieu, mais ceux-là seulement qui naissent d’un amour véritable.

Par les bercails vers la hauteur,

L’âme appelle « bercails » les chœurs des anges, par lesquels, de hiérarchie en hiérarchie, nos gémissements et nos prières montent jusqu’au trône de Dieu. Elle désigne Dieu par le terme de « hauteur », parce qu’il est la Sublimité même, la cime d’où l’on découvre tout, d’où la vue s’étend sur les « bercails » supérieurs et inférieurs. C’est vers cette « hauteur » que montent nos prières, présentées par les esprits célestes, selon que l’ange le déclarait à Tobie, quand il lui disait : Lorsque tu priais avec larmes et que tu ensevelissais les morts…, j’offrais tes prières au Seigneur 1.

On peut aussi par ces « pasteurs » entendre les anges, qui non seulement portent à Dieu nos messages, mais nous apportent ceux de Dieu, qui, ainsi que de charitables pasteurs, nous repaissent des douces communications, de suaves inspirations divines, et que Dieu choisit comme intermédiaires pour nous en gratifier ; qui enfin nous gardent

1 Quando orabas cum lacrymis et sepeliebas mortuos…, ego obtuli orationem tuam Domino. (Tob., xu, 12.)

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et nous défendent des loups, qui sont les démons. Soit que l’âme, par le terme de « pasteurs », entende les amoureux désirs, soit qu’elle entende les anges, elle demande que les uns et les autres lui servent d’intermédiaires auprès de son Bien-Aimé. Elle leur dit donc à tous :

Si par bonheur vous rencontrez.

En d’autres termes, si mon bonheur voulait que vous arriviez en sa présence de façon à vous faire voir et entendre de lui. Chose à remarquer, Dieu sait tout, il connaît tout ; au témoignage de Moïse, il voit et entend jusqu’aux pensées de notre esprit 1 ; et cependant, il n’est dit voir nos besoins que lorsqu’il y pourvoit, entendre nos prières que lorsqu’il les exauce. C’est que nos besoins, nos requêtes ne parviennent jusqu’à Dieu de manière à en être favorablement accueillis, qu’au moment marqué par lui et lorsqu’il les juge présentés devant lui un nombre de fois suffisant. Alors seulement Dieu est dit voir et entendre.

Nous en avons un exemple au Livre de l’Exode. Les enfants d’Israël avaient gémi quatre cents ans sous la servitude des Égyptiens, quand Dieu dit à Moïse : J’ai vu l’affliction de mon peuple, et je suis descendu pour le délivrer 2. Et cependant cette affliction, il l’avait toujours vue. De même, l’ange Gabriel, parlant à Zacharie 3, lui dit de ne pas craindre, parce que Dieu avait entendu sa prière et lui accordait le fils qu’il lui demandait depuis bien des années. Et cependant, Dieu avait toujours entendu sa prière.

Toute âme doit donc en être, bien persuadée, si Dieu ne remédie pas sur-le-champ à ses besoins et n’accueille

1 Deut., xxxi, 21.

2 Vidi aflictionem populi mei… et descendi ut liberem eum. (Exod., in, 7-8.)

3 Luc., 1, 13.

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pas immédiatement sa prière, il ne manquera pas de l’assister en temps opportun, pourvu qu’elle ne perde pas courage et persévère, car, ainsi que David nous l’assure, il est par excellence Celui qui porte secours au moment voulu, dans la tribulation 1.

C’est ce que l’âme veut exprimer lorsqu’elle dit : « Si par bonheur vous rencontrez. » C’est-à-dire, si par bonheur le temps est venu pour mes supplications d’être favorablement accueillies de Dieu.

Celui que mon âme préfère.

En d’autres termes, celui que j’aime par-dessus toutes choses. Ceci est véritable quand l’âme est prête à tout faire et à tout souffrir pour son service. Lorsqu’une âme peut dire avec vérité les paroles qui composent le vers suivant, c’est un autre signe qu’elle aime Dieu par-dessus toutes choses.

Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs.

L’âme représente ici trois maux différents : la langueur, la souffrance et la mort. Et, en effet, l’âme qui aime Dieu avec une certaine perfection souffre ordinairement de son absence en trois manières, c’est-à-dire selon ses trois puissances : son entendement, sa volonté et sa mémoire. Selon l’entendement, elle languit de ne pas voir Dieu, qui est la santé et la vie de l’entendement, suivant qu’il le dit lui-même par David : Je suis ton salut 2. Selon la volonté, elle souffre de ne point posséder Dieu, qui est le rafraîchissement et la joie de la volonté, comme nous l’apprend encore David : Vous les désaltérerez au torrent de vos délices 3. Selon la mémoire, elle meurt, parce que, se souvenant

1 Adjutor in opportunitatibus, in tribulatione. (Ps. ix, 10.)

2 Salus tua ego sum. (Ps. xxxiv, 3.)

3 Torrente voluptatis lute potabis eos. (Ps. xxxv, 9.)

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qu’elle est privée de Celui qui est la richesse de l’entendement et les délices de la volonté quand il leur accorde la vue et la possession de lui-même, et se voyant d’autre part exposée à le perdre pour toujours au milieu des périls et des occasions de péché de cette vie, elle endure un tourment qui est vraiment une espèce de mort. Elle voit en effet qu’elle est incertaine d’obtenir la parfaite possession de Celui qui est la vie de l’âme, selon la parole de Moïse : Le Seigneur est votre vie 1.

Jérémie, dans ses Lamentations (ch. iii), représente, lui aussi, à Dieu les trois maux que nous indiquons : Souvenez-vous, dit-il, de ma pauvreté, de l’absinthe et du fiel que j’ai bus 2. La pauvreté a rapport à l’entendement qui a droit aux richesses de la Sagesse du Fils de Dieu, en qui, nous dit saint Paul, sont renfermés tous les trésors de Dieu 3. L’absinthe, qui est une herbe très amère, a rapport à la volonté, car c’est cette puissance qui goûte la douceur de la possession de Dieu, et lorsqu’elle en est privée, elle est plongée dans l’amertume. Que l’amertume spirituelle soit une peine qui affecte la volonté, l’Apocalypse nous le donne à entendre par cette parole de l’ange à saint Jean : Prenez ce livre et mangez-le. Vos entrailles en éprouveront de l’amertume 4. Les entrailles figurent ici la volonté. Le fiel a rapport non seulement à la mémoire, mais à toutes les puissances et à toutes les facultés de l’âme. Le fiel, en effet, signifie la mort de l’âme, comme au peut le déduire de ce que Moïse dit des damnés au Deutéronome. « Ils auront pour vin le fiel des dragons et le venin des aspics, dont on ne peut guérir 5. Ce qui représente la privation de Dieu, privation qui est la mort de l’âme.

1 Ipse est enim vita tua. (Deut., xxx, 20.)

2 Recordare paupertatis… absinthii et fellis. (Thren., ni, 19.)

3 In quo sont omnes thesauri sapientiae et scientiae absconditi. (Coloss., ii, 33.)

4 Accipe librun et devora ilium et faciet amaricari ventrum tuum. (Apoc., x, 9.)

5 Fet draconum vinum eorum, et venenum aspidum insanabile. (Deut., xxxii, 33.)

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Ces trois maux ont aussi rapport aux trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, qui sont corrélatives aux trois puissances de l’âme, l’entendement, la volonté, la mémoire.

Il est à remarquer que l’âme, dans ce vers, se borne à représenter à son Bien-Aimé ses maux et sa douleur. Celui qui aime sagement ne se met pas en peine de demander ce qui lui manque ou ce qu’il désire : il se contente d’exposer son besoin, laissant au Bien-Aimé de faire ce qu’il lui plaira. La bienheureuse Vierge en agit ainsi aux noces de Cana, de Galilée. Elle n’adressa pas à son cher Fils de demande directe ; elle se contenta de lui dire : Ils n’ont point de vin 1. Les sœurs de Lazare, au lieu d’envoyer demander au Sauveur la guérison de leur frère, se bornèrent à lui faire représenter que celui qu’il aimait était malade 2.

Il y a trois raisons qui justifient cette ligne de conduite. D’abord, le Seigneur sait mieux que nous ce qui nous convient. Ensuite, le Bien-Aimé est touché d’une plus vive compassion lorsqu’il voit tout à la fois le besoin et la résignation de celui qui l’aime. Enfin, l’âme est plus à l’abri de l’amour-propre et de l’intérêt personnel en représentant simplement ce qui lui manque, qu’en demandant ce dont il lui semble avoir besoin.

L’âme s’en tient ici à cette manière d’agir. En se bornant à représenter les trois maux auxquels elle est en proie, c’est comme si elle disait : Dites à mon Bien-Aimé que je languis et que lui seul est mon salut, qu’ainsi j’attends de lui la santé ; dites-lui que je souffre et qu’il est toute ma joie, qu’ainsi j’attends de lui mon bonheur ; dites-lui que je meurs et que lui seul est ma vie, qu’ainsi j’attends de lui la vie qui me manque.

1 Vinum non habent. (Joan., u, 3.)

2 Domine, ecce quem amas in firmatur. (Ibid., xi, 3.)

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STROPHE III

Cherchant sans trêve mes amours,

J’irai par ces monts, ces rivages.

Je ne cueillerai point de fleurs,

Je verrai les bêtes sauvages

Sans peur. Je franchirai les forts et les frontières.

EXPLICATION.

L’âme considère que pour trouver son Bien-Aimé, les gémissements, les supplications, voire même les excellents intermédiaires dont nous avons parlé dans la première et la seconde Strophe, sont restés impuissants. Comme ses désirs sont sincères et son amour ardent, elle veut n’omettre aucun des moyens d’action en son pouvoir ; et, en effet, l’âme qui aime Dieu véritablement est prête à tout pour rencontrer le Fils de Dieu, son Bien-Aimé. A-t-elle pris tous les moyens en son pouvoir, elle n’est point satisfaite et croit n’avoir rien fait.

Dans la troisième Strophe, elle se montre déterminée à mettre elle-même la main à l’œuvre et nous dit de quelle manière elle s’y prendra pour réussir dans sa recherche. Elle pratiquera les vertus, elle s’adonnera aux exercices de la vie active et de la vie contemplative. Pour atteindre son but, elle refusera toute jouissance, tout plaisir, elle ne se laissera arrêter en chemin par aucun des efforts, aucune des ruses de ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair. Elle commence ainsi :

Cherchant sans trêve mes amours.

C’est-à-dire : cherchant mon Bien-Aimé. L’âme nous fait comprendre que pour trouver Dieu véritablement, il ne suffit ni de prier des lèvres ou même du cœur, ni d’avoir recours aux bienfaits d’autrui. Il faut en outre agir de soi-même. Dieu, en effet, estime plus une œuvre personnelle qu’un grand nombre d’œuvres faites à notre intention. L’âme, se souvenant de cette parole de son Bien-Aimé : Cherchez et vous trouverez 1, se détermine donc à sortir comme nous le disions plus haut et à le chercher par ses œuvres, bien résolue à le trouver coûte que coûte. Elle est loin d’imiter ceux qui voudraient que Dieu ne leur coûtât que des paroles, et encore bien mal dites, sans presque rien faire pour lui qui demande un effort. Il s’en trouve même de ceux-là qui n’ont pas le courage de se lever, par amour pour Dieu, d’un lieu de repos à leur convenance : ils attendent, dirait-on, que les consolations divines leur arrivent à la bouche et au cœur sans qu’ils aient un pas à faire, sans qu’ils sacrifient une seule de leurs satisfactions, de leurs jouissances, un seul de leurs vouloirs inutiles. Et cependant, tant qu’ils ne sortiront pas d’eux-mêmes pour le chercher, ils auront beau crier vers Dieu, ils ne le trouveront pas. L’Épouse des Cantiques avait d’abord cherché son Bien-Aimé de cette manière très imparfaite et ne l’avait pas rencontré. Elle ne le trouva qu’après être sortie à sa recherche.

C’est ce qu’elle nous déclare lorsqu’elle dit : Durant les nuits, j’ai cherché dans mon lit le Bien-Aimé de mon âme. Je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé. Je me lèverai, je ferai le tour de la ville, je chercherai par les rues et les places, celui que chérit mon âme 2. Et elle ajoute qu’à la suite de quelques épreuves elle le trouva.

Donc, celui qui cherche Dieu en sauvegardant son repos et ses aises, le cherche durant la nuit et ne le trouvera pas.

1 Quaerite et invenietis. (Luc., xi, 9.)

2 In lectulo meo per nortes quaesivi quem diligit anima mea; quaesivi ilium et non inveni. Surgam et circuibo civitatem; per vicos et plateas quaeram quem diligit anima mea. (Cant., iii, 1-2.)

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Mais celui qui le cherche par la pratique des vertus, en abandonnant la couche de ses satisfactions et de ses plaisirs, celui-là le cherche pendant le jour et le trouve. Effectivement, ce qu’on ne trouve pas dans l’obscurité apparaît à la clarté du jour. L’Époux nous le donne clairement à entendre au Livre de la Sagesse : La Sagesse, dit-il, est pleine de lumière et ne se flétrit jamais. Elle est vue aisément de ceux qui l’aiment, et ceux qui la cherchent la trouvent. Elle prévient leurs désirs et se montre à eux la première. Celui qui se lèvera de grand matin pour la chercher ne se lassera pas, car il la trouvera assise à sa porte 1. Ceci nous montre qu’à peine sortie de la demeure de sa propre volonté et du lit de ses plaisirs, l’âme rencontre la divine Sagesse, le Fils de Dieu, son Époux. Aussi dit-elle ici :

Cherchant sans trêve mes amours,

J’irai par ces monts, ces rivages.

Par les monts, qui sont élevés, elle entend ici les vertus, d’abord à cause de leur sublimité, ensuite eu égard à l’effort et aux difficultés que présente leur acquisition. Elle dit donc que par les vertus elle exercera la vie contemplative. Par les rivages, qui sont bas, elle entend les mortifications, les pénitences, les divers exercices par lesquels elle se propose d’unir la vie active à la vie contemplative. C’est que, pour trouver Dieu d’une manière assurée et acquérir les vertus, ces deux vies sont nécessaires.

Comme si elle disait : Pour trouver mon Bien-Aimé, je m’élèverai à la pratique des plus hautes vertus, puis je m’abaisserai par les exercices de la mortification et de

1 Clara est et quæ numquam marcessit sapientia, et facile videlur ab his qui diligunt eam, el invenitur ah hisqui quærunt illam. Proecupat qui se concupiscunt, ut titis se prior ostendat. Qui de luce vigilaverit ad illam, non laborabit ; assidentem enim illam foribus suis inveniet. (Sap., vi, 13-15.)

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l’humilité. C’est qu’en effet la vraie manière de chercher Dieu, c’est de faire le bien en Dieu, et de mortifier le mal en soi-même. Elle va entrer en plus de détails aux vers suivants :

Je ne cueillerai point de fleurs.

Pour aller à Dieu, il faut un cœur libre et fort, dégagé de tout mal, et même de tout bien qui n’est pas purement Dieu. L’âme nous décrit donc dans ces vers et les suivants la liberté et la force qu’elle se propose d’exercer dans sa recherche. — Elle dit ici qu’elle ne cueillera pas les fleurs qu’elle rencontrera sur son chemin, par où elle entend les satisfactions, les jouissances, les plaisirs qui pourront s’offrir à elle, mais qui entraveraient sa marche, si elle voulait les admettre et s’y arrêter.

Ces jouissances sont de trois sortes : elles peuvent être temporelles, sensibles ou spirituelles. Les unes et les autres occupent le cœur et, si l’on s’y arrête, si l’on s’y fixe, elles sont un obstacle à la nudité spirituelle, requise chez ceux qui veulent marcher en ligne droite dans le chemin qui conduit à Jésus-Christ. L’âme nous déclare donc que pour le trouver elle laissera de côté toutes ces jouissances. Comme si elle disait : Je n’attacherai mon cœur ni aux richesses ni aux avantages de ce monde, je refuserai les satisfactions et les plaisirs charnels, je ne m’arrêterai ni aux consolations ni aux goûts spirituels ; en un mot, rien ne pourra m’empêcher de chercher mes amours par les monts des vertus et des souffrances.

En cela elle se conforme au conseil que le prophète David donne aux personnes qui suivent ce chemin : Divitiæ si affluunt, nolite cor apponere 1. C’est-à-dire : Si les richesses abondent, n’y appliquez pas votre cœur. Ce qui doit s’en -

1 Ps. Lxi, 15.

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tendre tout à la fois des plaisirs des sens, des biens temporels et des consolations spirituelles, car, remarquons-le, non seulement les biens temporels et les plaisirs des sens sont un obstacle et un empêchement dans la voie qui mène à Dieu, mais les consolations et les plaisirs spirituels, si on les recherche ou si on les possède avec propriété, barrent le chemin de la croix, qui est celui où marche le Christ, notre Époux. Celui donc qui veut avancer ne doit pas s’amuser à cueillir des fleurs. Il doit même avoir assez de générosité et de courage pour ajouter :

Je verrai les bêtes sauvages

Sans peur. Je franchirai les forts et les frontières.

Dans ces vers l’âme énumère ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair, qui lui livrent continuellement combat et sèment sa route de difficultés. Par les « bêtes sauvages », elle entend le monde, par les « forts » le démon, par les « frontières » la chair.

Elle désigne le monde sous le nom de « bêtes sauvages », parce que l’âme qui s’engage dans les voies de Dieu voit les séductions du monde se graver dans son imagination et l’assaillir d’objurgations, de menaces, ce qui a lieu de trois manières. D’abord, elle se représente qu’elle va perdre la faveur du monde, ses amis, le crédit, l’estime dont elle jouissait, ses biens même. Ensuite, — et l’attaque de cette bête féroce n’est pas la moins violente, — elle se dit qu’elle va être pour la vie entière privée des plaisirs et des satisfactions du monde, de tout ce qu’il a d’attrayant, et comment pourra-t-elle soutenir pareille privation ? Enfin — chose plus terrible encore, — elle sera en butte au déchaînement des langues, aux sarcasmes, aux médisances, aux railleries, aux mépris. Tout cela se présente à certaines âmes d’une manière si vive, qu’il leur est extrêmement

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difficile non seulement de soutenir la lutte contre ces bêtes sauvages, mais même de faire le premier pas dans la carrière.

Pour quelques âmes généreuses, le combat contre les bêtes sauvages est plus intérieur, les difficultés sont plus spirituelles. Ce sont des tentations, des tribulations, des épreuves de toutes sortes, par lesquelles il leur faut passer. Dieu les envoie à ceux qu’il veut élever à une haute perfection ; ceux-là, il les éprouve, il les examine comme l’or dans le creuset, suivant cette parole de David : Multe tribulationes justorum 1. C’est-à-dire : Nombreuses sont les tribulations des justes, mais il n’en est pas une dont le Seigneur ne les délivre.

L’âme qui aime véritablement, qui met dans son estime le Bien-Aimé au-dessus de toutes choses, se confie en son amour et, sûre de sa protection, ne croit pas faire beaucoup en disant : « Je verrai les bêtes sauvages sans peur. Je franchirai les forts et les frontières. »

Elle donne aux démons, la seconde classe d’ennemis, le nom de « forts », parce qu’ils déploient une grande force pour lui barrer la route. Leurs tentations et leurs ruses sont plus violentes, plus malaisées à vaincre, plus difficiles à découvrir que celles du monde et de la chair, outre qu’elles se fortifient de ces deux autres ennemis — le monde et la chair — pour faire à l’âme une guerre acharnée. De là vient que David lui-même, parlant des démons, les appelle des forts, en disant : Fortes quoesierunt animam meam 2. C’est-à-dire : Les forts ont recherché mon âme. Le prophète Job, parlant aussi de la force de ces ennemis, nous dit qu’il n’y a sur la terre aucune force comparable à la force de celui qui a été fait pour ne rien craindre 3. En d’autres

1 Ps XXXIII, 20.

2 Ps. LIII, 5.

3 Non est super terrant potestas quie comparetur ci qui factus est ut nullum timeret. (Job, XLII, 24.)

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termes, il n’y a pas de pouvoir humain comparable au sien ; seul le pouvoir divin est capable de le surmonter, seule la lumière divine est capable de démêler ses artifices.

L’âme ne pourra triompher d’une telle force sans l’oraison, elle ne saura déjouer de pareils artifices sans l’humilité et la mortification. Aussi l’apôtre saint Paul, engageant les fidèles à être sur leurs gardes, leur adressait-il ces paroles : Induite vos armaturam Dei, ut possitis stare adversus insidias diaboli, quoniam non est nobis colluctatio adversus carnem et sanguinem 1. C’est-à-dire : Revêtez-vous des armes de Dieu, afin que vous puissiez résister aux astuces de l’ennemi, parce qu’il ne s’agit pas ici de lutter contre la chair et le sang. Par le sang, l’Apôtre entend le monde ; par les armes de Dieu, il entend l’oraison et la croix de Jésus-Christ, ce qui comprend l’humilité et la mortification, que je signalais tout à l’heure.

L’âme ajoute qu’elle franchira les « frontières », par où elle entend les rébellions et les répugnances naturelles de la chair contre l’esprit. Saint Paul, en effet, nous le déclare : Caro enim concupiscit adversus spiritum 2. C’est-à-dire : la chair convoite contre l’esprit, elle se place comme une barrière en travers du chemin spirituel. L’âme doit franchir cette barrière en brisant les obstacles, en renversant par une ferme détermination tous les appétits sensuels, tous les penchants naturels. En effet, tant qu’ils subsisteront, ils pèseront d’un tel poids sur la partie spirituelle de notre âme, que celle-ci sera incapable de la vie véritable et des délices de l’esprit. Saint Paul met cette vérité dans tout son jour lorsqu’il nous dit : Si spiritu facta carnis mortificaveritis, vivetis 3. C’est-à-dire : Si vous mortifiez par l’esprit les inclinations de la chair et ses appétits, vous vivrez.

1 Ephes, VI, 11-12.

2 Galat., V, 17.

3 Rom., viii, 13.

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Tel est donc le style, telle la méthode, que l’âme dans cette Strophe se déclare résolue à suivre dans la recherche de son Bien — Aimé. C’est en résumé une constance, une générosité qui ne s’abaissent pas à cueillir des fleurs, un courage qui brave les animaux sauvages, une vaillance qui dépasse les forts et les barrières, en visant uniquement à s’avancer par les monts et les rivages des vertus. C’est ce que nous avons expliqué.


STROPHE IV

ELLE INTERROGE LES CRÉATURES.

O forêts, très épais massifs,

Plantés de la main de l’Aimé !

Prairies aux gazons verdoyants,

De belles fleurs tout émaillés !

Dites-moi, je vous prie, s’il vous a traversés.

EXPLICATION.

L’âme nous a fait connaître dans quelles dispositions elle abordait la carrière spirituelle : elle est déterminée à n’admettre ni jouissances ni plaisirs, à surmonter courageusement les tentations et les difficultés, ce qui revient à l’exercice de la connaissance de soi, préparation indispensable pour arriver à la connaissance de Dieu. Dans la Strophe présente, elle commence à s’élever de la considération des créatures à la connaissance de son Bien-Aimé, leur Créateur. Après l’exercice de la connaissance de soi, la considération des créatures est en effet le premier pas à faire dans le chemin spirituel, pour arriver à la connaissance de Dieu. De fait, elles nous donnent une certaine idée de sa grandeur et de son excellence, selon cette parole de l’Apôtre : Invisibilia enim ipsius, a creatura mundi, per ea quce facta sunt, intellectu conspicere 1. Comme s’il disait :

1 Rom., I, 20.

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Notre âme connaît ce qu’il y a en Dieu d’invisible par les choses créées, visibles et invisibles.

L’âme adresse ici la parole aux créatures et leur demande des nouvelles de son Bien-Aimé. Remarquons avec saint Augustin qu’en interrogeant les créatures, l’âme a en vue leur Créateur. Celle qui nous parle s’arrête à considérer dans cette Strophe les éléments et les autres créatures inférieures, les cieux et les créatures matérielles que Dieu y a placées ; elle passe ensuite à considérer les intelligences célestes, en disant :

O forêts, très épais massifs.

Elle donne le nom de forêts aux éléments, qui sont la terre, l’eau, l’air et le feu. En effet, de même que de belles forêts, ils sont peuplés de créatures de toutes sortes, qu’elle appelle d’« épais massifs » à cause de leur nombre et de leur diversité. La terre nous offre d’innombrables espèces d’animaux et de plantes ; les eaux, des poissons sans nombre ; les airs, des oiseaux de tout genre ; le feu enfin apporte son concours à la formation de toutes ces créatures, aussi bien qu’à leur conservation. Chaque espèce d’animal vit dans l’élément qui est le sien ; elle y est placée et en quelque sorte plantée comme dans la forêt qui lui convient, dans la sphère favorable à sa naissance et à son développement. Dieu l’ordonna ainsi lors de la création, commandant à la terre de produire des plantes et des animaux, à la mer et aux rivières des poissons, à l’air de servir de demeure aux oiseaux.

L’âme, voyant que tout s’est fait conformément à l’ordre divin, dit le vers suivant :

Plantés de la main de l’Aimé !

Ce qui occupe cette âme, c’est la pensée que seule la main du Dieu qu’elle aime a pu produire de rien tant de merveilles différentes, et c’est à dessein qu’elle parle de « la main de l’Aimé ». Pour beaucoup d’autres œuvres, Dieu se sert d’une main étrangère, à savoir des anges et des hommes. Mais lorsqu’il s’agit de créer, c’est à sa propre main que l’œuvre a été réservée et l’est encore. De là vient que l’âme se sent puissamment excitée à l’amour de Dieu, son Bien-Aimé, par la considération des créatures formées de sa main. Elle continue :

Prairies aux gazons verdoyants.

Il s’agit ici du ciel, auquel l’âme donne le nom de « gazons verdoyants », parce que les créatures qu’il renferme ont une fraîcheur inaltérable, que le temps ne peut ni flétrir ni dessécher, et parce que les justes s’y reposent comme sur un gazon plein de fraîcheur. Le terme de « gazons » indique encore l’admirable variété des étoiles et des autres corps. célestes.

L’Église, de son côté, désigne sous le nom de « jardins verdoyants » les biens célestes, lorsque, priant pour les âmes des défunts, elle dit : Constituat vos Dominus inter amena virentia 1. C’est-à-dire : Que Dieu vous place au milieu des jardins verdoyants.

L’âme ajoute que ces « gazons verdoyants » sont

De belles fleurs tout émaillés.

Par ces fleurs elle entend les anges et les âmes saintes, qui ornent le jardin céleste et l’embellissent, comme un émail splendide embellit un vase d’or très pur.

Dites-moi, je vous prie, s’il vous a traversés.

Une telle demande nous fait voir que cette âme, ainsi qu’il a été dit, n’a ici en vue que son Créateur. C’est comme si elle disait : Dites-moi les excellences qu’il a déposées en vous.

1 Brev. Rom., Commend. animae.

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STROPHE V

RÉPONSE DES CRÉATURES.

Tout ruisselant de mille grâces,

En hâte il traversa nos bois.

Dans sa course il les regarda.

Sa figure, qui s’y grava,

Suffit à les laisser revêtus de beauté.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe les créatures répondent à l’interrogation qui leur est faite. Leur réponse, nous dit saint Augustin, c’est le témoignage qu’elles rendent à l’âme méditative, des grandeurs et des excellences de Dieu 1. Voici donc en substance l’enseignement que renferme cette Strophe. Dieu a fait toutes les créatures en un moment, avec une admirable facilité, et il a laissé en elles un reflet de son Être. Non content de les tirer du néant, il les a dotées de charmes et de qualités sans nombre ; il a établi entre elles un ordre merveilleux et une inviolable dépendance. Et tout cela est l’œuvre de la Sagesse, c’est-à-dire du Verbe, son Fils unique, par lequel il a créé toutes choses.

Tout ruisselant de mille grâces.

Ces « mille grâces » — le chiffre de mille est choisi pour marquer la multitude — sont les innombrables créatures de Dieu et les perfections dont il les a douées à l’heure où il en peupla le monde.

En hâte il traversa nos bois.

« Traverser nos bois », c’est créer les éléments, que l’âme désigne ici sous le nom de « bois ». Elle dit que l’Aimé a passé en répandant « mille grâces », parce qu’en les créant

1 Conf., Lib. X, cap. vi.

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il les a ornés de gracieuses créatures, leur donnant en outre le pouvoir de concourir à leur génération et à leur conservation. Elle dit que « l’Aimé a traversé nos bois », parce que les créatures sont comme le vestige des pas de Dieu ; elles reflètent quelque chose de sa grandeur, de sa puissance, de sa sagesse et de ses autres perfections. Elle ajoute qu’il a passé « en hâte », parce que la création matérielle est la moindre des œuvres de Dieu, il l’a faite sans s’y arrêter. Ses grandes œuvres sont l’Incarnation du Verbe et les autres mystères de la foi chrétienne. C’est là surtout qu’il a fait éclater ses merveilles et porté toute son attention. En comparaison de ces œuvres admirables, toutes les autres ont été produites comme en passant, en grande hâte.

Dans sa course, il les regarda.

Sa figure, qui s’y grava,

Suffit à les laisser revêtus de beauté.

Le Fils de Dieu, nous dit saint Paul, est la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance. Or, il faut savoir que Dieu a regardé toutes choses par la « figure » de son Fils, et que par là il leur a donné l’être, la beauté et les dons naturels, qui les rendent achevées et parfaites, ainsi qu’il est dit dans la Genèse : Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites et elles étaient très bonnes 2. Voir qu’elles étaient très bonnes, c’était les faire très bonnes dans le Verbe, son Fils. Et non seulement, en les regardant ainsi, Dieu leur donna l’être et les grâces naturelles, mais cette seule figure de son Fils les a revêtues de beauté, c’est-à-dire leur a communiqué l’être surnaturel lors de l’Incarnation du Verbe. Dieu alors éleva l’homme à une beauté divine, et par l’homme toutes les créatures, parce qu’il s’unit en l’homme à tout ce qu’elles ont par leur nature de commun avec lui. Le Fils

1 Qui eum sit splendor glorice et figura substantiae ejus. (Hebr., i, 3.)

2 Viditque Deus cuneta quæ tuerai, et erani valde bona. (Gen., 1, 31.)

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de Dieu nous a dit lui-même : Si ego exaltatus a terra fuero, omnia traham ad meipsum 1. C’est-à-dire : Si je suis élevé de terre, j’attirerai tout à moi. Ainsi, par les sublimes mystères de l’Incarnation de son Fils et de sa Résurrection selon la chair, le Père, nous pouvons le dire, n’a pas seulement donné_aux créatures une beauté partielle, il les a entièrement revêtues de dignité et de beauté.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE

Venons maintenant aux effets de cette contemplation des créatures. L’âme, par la vive connaissance qu’elle y puise, découvre dans les créatures la merveilleuse abondance de charmes, de perfections et de beautés dont Dieu les a ornées. Elles lui apparaissent toutes revêtues de splendeurs et de perfections naturelles, dérivées de cette infinie beauté surnaturelle de la face divine, dont un seul regard revêt la terre et tous les cieux de charmes et d’allégresse. David ne nous dit-il pas qu’en ouvrant seulement la main, le Seigneur remplit de bénédictions tout ce qui vit sous le soleil 2 ?

Blessée d’amour par ce vestige de la beauté de son Bien-Aimé qu’elle aperçoit dans les créatures, l’âme, dans le désir de contempler cette Beauté invisible, qu’a fait naître en elle la beauté visible, prononce la Strophe suivante :

1 On voit que saint Jean de la Croix, tout en suivant la Vulgate, la citait de mémoire. La Vulgate ne porte pas : Si ego exaltatus a terra fuero, mais : Et ego si exaltatus fuero a terra. (Joan., xii, 32.)

2 Aperis tu manum tuam et impies omne animal benedictione. (Ps. cxLiv, 16.)


STROPHE VI

L’ÉPOUSE.

Ah ! qui donc pourra me guérir ?

Achève enfin de te donner !

Et garde-toi de m’envoyer

Dorénavant de « messagers,

Car tout ce qu’on me dit ne peut me contenter.

EXPLICATION.

Les créatures ayant donné à l’âme une certaine connaissance de Celui qu’elle aime, en lui montrant un vestige de sa beauté et de ses excellences, elle sent croître son amour, en même temps que la douleur causée par l’absence de l’objet de sa tendresse. En effet, plus l’âme connaît Dieu, plus elle est consumée du désir de le voir, et sachant très bien que seules la présence et la vue du Bien-Aimé pourront guérir son mal, elle ne veut plus d’autre remède. Elle lui demande donc, dans cette Strophe, de la faire jouir pleinement de sa présence ; elle le supplie de ne plus se borner désormais à des notions et à des communications qui ne lui apportent qu’un vestige de ses excellences, car elles accroissent ses désirs et son tourment, au lieu de satisfaire son amoureuse ardeur. Seule sa vue peut contenter l’amour qu’elle lui porte. Elle le conjure donc de se livrer à elle pleinement, en amour parfait et consommé. Aussi dit-elle :

Ah ! qui donc pourra me guérir ?

Comme si elle disait : J’en ai la certitude, de toutes les jouissances de la terre, de tous les plaisirs des sens, de tous les goûts, de toutes les douceurs spirituelles, il n’y

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en aura point qui puisse me guérir et me satisfaire. Puisqu’il en est ainsi,

Achève enfin de te donner !

Remarquons-le, l’âme qui aime en vérité n’est ni contente ni satisfaite qu’elle ne possède Dieu pleinement. Tout le reste, au lieu de la contenter, ne fait qu’irriter l’ardeur et la faim qu’elle a de le voir tel qu’il est. Aussi, chaque fois que le Bien-Aimé la visite par quelque notion spirituelle, quelque sentiment, quelque communication, ce sont comme des messagers qui lui apportent de ses nouvelles, mais ne font qu’augmenter et aviver ses désirs ; ce sont comme des miettes que l’on présente à un affamé. L’âme, ne pouvant se résoudre à devoir soutenir sa vie par un aliment si minime, s’écrie :

Achève enfin de te donner !

En effet, toute la connaissance de Dieu qu’on peut avoir en cette vie, si sublime soit-elle, n’est pas une véritable connaissance, puisque ce n’est qu’une connaissance partielle et très lointaine. Connaître Dieu en son Essence, telle est la connaissance véritable, et c’est celle que l’âme sollicite en ce moment. Elle ne veut plus de communications partielles ; voilà pourquoi elle dit :

Et garde-toi de m’envoyer

Dorénavant de messagers.

En d’autres termes : Ne souffre plus à l’avenir que j’aie de toi une connaissance aussi imparfaite que celle qui m’est apportée par les messages des notions et des sentiments intérieurs : elle est trop lointaine, trop au-dessous de mes désirs. Et puis, tu le sais bien, ô mon Époux, lorsqu’on souffre de l’absence de celui qu’on aime, les messages ne font qu’accroître le tourment. D’abord ils renouvellent l’acuité de la blessure par la connaissance même qu’ils apportent ; ensuite, ils font présager un nouveau délai de ta part. Ainsi, dès ce jour, ne m’envoie plus de ces notions lointaines. Je m’en suis contentée jusqu’ici, parce que mon amour et ma connaissance étaient faibles ; mais ils ne suffisent plus maintenant à l’ardeur de ma tendresse. Achève donc de te livrer !

Nous pouvons traduire son langage d’une manière plus expressive encore. Mon Seigneur et mon Époux, ce que jusqu’ici tu m’as donné partiellement, donne-le-moi tout entier. Ce que tu m’as fait entrevoir, montre-le-moi en pleine lumière. Ce que tu m’as communiqué par des tiers et comme en te jouant, donne-le en vérité en te communiquant toi-même. On dirait parfois, dans tes visites, que tu es sur le point de livrer le trésor, je veux dire de te donner à posséder ; et quand mon âme se recueille pour en jouir, elle se trouve les mains vides : tu as tout retiré. C’est là faire semblant de donner. Livre-toi donc en vérité, donne-toi tout entier à mon âme tout entière, qu’elle te possède totalement. Non, ne m’envoie plus désormais de messagers,

Car tout ce qu’on me dit ne peut me contenter.

C’est-à-dire : Je te veux toi-même tout entier, et tes messagers ne savent ni ne peuvent te dire tout entier à moi. Effectivement, rien sur la terre ou dans le ciel ne peut me donner de toi la connaissance à laquelle j’aspire. Voilà pourquoi tout ce qu’on me dit ne peut me contenter. Sois donc dorénavant toi-même et le messager et les messages.

222

STROPHE VII

Tous ces passants, qu’ici l’on voit,

Disent des merveilles de toi,

Mais ils ne font que me blesser.

Et ce qui me laisse mourante,

C’est un je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.

EXPLICATION.

Dans la Strophe précédente, l’âme nous est apparue blessée ou, si vous le voulez, malade de l’amour de son

Époux, par suite de la connaissance que lui ont donnée de lui les créatures privées de raison. Ici elle se montre atteinte d’une plaie d’amour causée par une connaissance plus élevée, celle qui lui vient des créatures raisonnables. Ces créatures, plus nobles que les premières, sont les anges et les hommes. L’âme ajoute qu’elle meurt d’amour à cause d’une admirable immensité que ces créatures lui révèlent en Dieu, sans toutefois la manifester pleinement. Cette connaissance, qu’elle nomme « un je ne sais quoi », parce qu’elle est totalement inexprimable, lui fait réellement éprouver une sorte de mort.

Inférons de là que dans cette œuvre d’amour il y a trois genres de tourments, répondant à trois genres de connaissances que l’âme peut avoir du Bien-Aimé. Le premier est une simple blessure, qui se guérit promptement, parce qu’elle provient d’une connaissance reçue par les créatures inférieures, qui sont les moindres des œuvres de Dieu. On donne aussi à cette blessure le nom de maladie d’amour, et l’Épouse des Cantiques fait allusion à ce mal lorsqu’elle dit : Adjuro vos, filiæ ferusalem, si inveneritis Dilectum meum, ut nuntietis ei quia amore langueo 1. C’est-à-dire :

1 Cant., V, 8.

223

Je vous en conjure, filles de Jérusalem, si vous rencontrez mon Bien-Aimé, dites-lui que je suis malade d’amour. Par les filles de Jérusalem, elle entend les créatures.

Le second tourment est une plaie. Elle a plus de profondeur que la blessure, et par suite plus de durée. On peut dire que c’est une blessure arrivée à l’état de plaie vive, et l’âme qui en est atteinte porte réellement des plaies d’amour. Ces plaies viennent de la connaissance de l’œuvre de l’Incarnation du Verbe et des autres mystères de la foi, œuvres divines par excellence, dues à un amour bien supérieur à celui qui a produit les créatures inférieures. Aussi opèrent-elles dans l’âme des effets d’amour bien plus relevés : elles causent non une simple blessure, mais une plaie profonde et durable. Parlant de cette plaie, l’Époux des Cantiques dit à l’âme : Vous avez fait une plaie à mon cœur, ma sœur, mon Épouse, vous avez fait une plaie à mon cœur par un seul de vos yeux et par un seul cheveu de votre cou 1. L’œil représente ici la foi en l’Incarnation de l’Époux, et le cheveu représente l’amour inspiré par ce mystère.

Le troisième tourment est une espèce d’agonie. La plaie est alors envenimée, et l’inflammation se répand dans l’âme tout entière. La vie de cette âme est une agonie continuelle, jusqu’au jour où l’amour, lui portant un dernier coup, la transforme en amour, pour la faire vivre d’une vie d’amour. Cette agonie d’amour est causée par une souveraine touche de la Divinité, par ce « je ne sais quoi » dont elle parle dans cette Strophe et que les créatures raisonnables sont à peine capables de balbutier. Cette touche n’est pas continuelle ni de longue durée ; autrement l’âme briserait les liens du corps. Elle passe rapidement et laisse l’âme mourante d’amour : agonie qui va toujours croissant, parce qu’il est clair pour l’âme que l’amour ne lui donne pas la mort.

1 Vulnerasti cor meum, soror mea sponsa ! Vulnerasti cor meum in uno oculorum tuorum et in uno crine colli tui ! (Cant., iv, 9.)

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La Genèse nous parle de cet amour impatient lorsqu’elle nous rapporte que Rachel, dans son désir d’être mère, disait à Jacob, son époux : Da mihi liberos, alioquin moriar 1. C’est-à-dire : Donne-moi des enfants, ou je meurs. De son côté, le prophète Job s’écriait : Quis mihi det, ut qui ccepit ipse me conterat 2 ? C’est-à-dire : Qui me donnera de voir celui qui a commencé à me briser, achever son œuvre ?

L’âme, dans cette Strophe, nous dit que les créatures raisonnables lui causent les deux derniers tourments d’amour : la plaie et l’agonie. La plaie, en lui disant les charmes sans nombre de l’Aimé, dans les mystères opérés par la Sagesse divine et enseignés par la foi ; l’agonie, en se bornant à balbutier, c’est-à-dire à lui envoyer ce sentiment et cette notion de la Divinité, qui vient parfois la frapper lorsqu’elle entend parler de Dieu. Elle dit donc :

Tous ces passants, qu’ici l’on voit.

Par « ces passants », nous l’avons dit, elle entend ici les créatures raisonnables, c’est-à-dire les anges et les hommes, parce que, seules parmi toutes les créatures, elles vaquent à Dieu en appliquant à lui leur entendement. C’est ce qu’elle entend par le terme de « passants », qui répond au latin vacant 3. Elle veut donc dire : tous ceux qui vaquent à Dieu, les uns le contemplant et jouissant de lui dans le ciel — ce sont les anges, — les autres l’aimant et le désirant sur la terre — ce sont les hommes. Par le moyen de ces créatures raisonnables l’âme reçoit de Dieu une connaissance plus vive, soit en considérant l’excellence que ces créatures ont au-dessus des autres, soit en recevant l’enseignement qu’elles lui donnent touchant ce qu’elle doit

1 Gen., xxx, 1.

2 Job, vi, 9.

3 Le saint docteur fait ici un rapprochement entre l’espagnol vagan et le latin vacant.

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croire de Dieu, les unes intérieurement par inspirations secrètes — comme le font les anges, — les autres extérieurement par les vérités de l’Écriture qu’elles enseignent.

Disent des merveilles de toi.

C’est-à-dire me découvrent des merveilles de grâce et de miséricorde dans l’eeuvre de ton Incarnation et dans les autres vérités de la foi, me révélant toujours plus de choses. Et de fait, plus elles s’étendent, plus elles me révèlent d’excellences que tu as mises en elles.

Mais tous ne font que me blesser.

Plus les anges m’envoient leurs inspirations, plus les hommes m’adressent à ton sujet leurs enseignements, plus aussi ils m’enflamment d’amour pour toi. Ainsi toutes les créatures ne font que me blesser d’amour plus profondément.

Et ce qui me laisse mourante,

C’est un je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.

Comme si elle disait : Ces créatures ont beau me révéler tes excellences sans nombre, il reste encore « un je ne sais quoi » à dire, quelque chose à manifester, une très haute notion de Dieu que je découvre et qui demeure indéfinissable, une sublime connaissance de Dieu tout à fait inexprimable, et que, pour ce motif, je nomme « un je ne sais quoi ». Tout le reste, dit-elle, m’inflige une blessure d’amour et me fait une plaie, mais ce « je ne sais quoi », que je goûte très hautement et qui reste incompréhensible, m’enlève réellement la vie.

Ceci arrive de fois à autre aux âmes avancées. À ces âmes, Dieu fait la grâce de percevoir, par le moyen de ce qu’ellPo voient, ou entendent, ou conçoivent, et parfois sans rien de tout cela, une notion très haute dans laquelle il leur est donné de concevoir ou de sentir quelque chose de la sublime grandeur de Dieu, et ce sentiment leur imprime

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une notion de Dieu si élevée, qu’elles entendent clairement qu’il leur reste tout à découvrir. Ce sentiment, qui leur révèle de l’immensité de Dieu des choses incompréhensibles, est une connaissance très haute. En effet, une des grandes faveurs que Dieu accorde aux âmes en cette vie est de leur donner de lui-même une notion et un goût si sublimes, qu’il leur devient évident qu’elles ne peuvent ni le connaître ni le goûter pleinement.

Cette vue a quelque rapport avec l’état des bienheureux, qui voient Dieu dans le ciel. Là ceux qui le connaissent davantage comprennent aussi plus clairement qu’il leur reste de lui infiniment à connaître. Ceux qui le connaissent moins sentent moins clairement ce qui leur reste à découvrir. Pour bien entendre ceci, il faut, je crois, l’avoir éprouvé.

L’âme qui l’expérimente appelle ce goût sublime « un je ne sais quoi », parce qu’il est entièrement incompréhensible. Étant incompréhensible, il est nécessairement inexprimable. Et pourtant, je le répète, l’âme en perçoit quelque chose. Aussi dit-elle que les créatures ne font ici que balbutier, ce qui revient à dire qu’elles ne révèlent ce secret qu’imparfaitement, à la façon des enfants, qui ne parviennent pas à exprimer ni à faire comprendre ce qu’ils voudraient dire.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Il arrive parfois à l’âme de recevoir, par le moyen des créatures, certaines illuminations qui rappellent celle dont nous venons de parler, mais qui sont moins sublimes. Ceci se produit quand il plaît à Dieu de lui ouvrir relativement à ces créatures l’intelligence et le goût spirituel. Elles dévoilent alors à cette âme certaines perfections divines, sans toutefois les révéler pleinement. On dirait que l’âme va en recevoir l’intelligence, et malgré tout, elles restent pour elle incompréhensibles. C’est encore ce « je ne sais quoi », qu’elle a nommé un balbutiement. Elle continue donc à se plaindre et s’adresse à sa propre vie, dans la Strophe suivante, en disant :


STROPHE VIII

Comment peux-tu te soutenir,

O ma vie, sans vivre où tu vis ?

Elles devraient t’ôter la vie,

Ces flèches qui te sont lancées,

T’apportant de l’Aimé des concepts si exquis ?

EXPLICATION.

L’âme vient de nous le déclarer, elle se sent mourir d’amour, et cependant la mort ne vient pas achever son œuvre et lui donner la libre jouissance de son amour. Elle se plaint donc de la durée de la vie corporelle, qui retarde pour elle la vie de l’esprit. Elle s’adresse dans cette Strophe à sa vie et lui représente la douleur qu’elle lui cause.

Voici le sens de la Strophe : O mon âme ! comment peux-tu poursuivre cette existence corporelle, qui pour toi est une mort et la privation de la vie véritable que l’esprit trouve en Dieu, en qui tu vis plus véritablement qu’en ton corps, par essence, par amour et par désir ? Et si cela ne suffit pas à te faire sortir de ce corps de mort pour jouir de ton Dieu, pour vivre la vie de ton Dieu, comment peux-tu demeurer dans ton corps, alors qu’elles sont en elles-mêmes suffisantes à ôter la vie, les blessures d’amour que t’inflige la communication des grandeurs de ton Bien-Aimé, et ce violent amour que fait naître en toi ce que tu sais, ce que tu apprends de lui, car ce sont des touches et des blessures d’amour capables d’enlever la vie ? Voyons maintenant les vers :

Comment peux-tu te soutenir,

O ma vie, sans vivre où tu vis ?

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Pour leur intelligence, il faut savoir que l’âme vit bien plus en l’objet de son amour que dans le corps qu’elle anime, car elle ne tire pas sa vie du corps, elle donne vie au corps, et elle-même vit par l’amour en l’Objet qu’elle aime. Mais outre cette vie d’amour qui fait vivre l’âme en Dieu comme en l’Objet de son amour, l’âme tire encore de lui, comme toutes les autres créatures, sa vie radicale et naturelle, suivant cette parole de saint Paul : C’est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous existons 1. C’est-à-dire : En Dieu, nous avons la vie, le mouvement et l’être. Et cette autre de saint Jean : Tout ce qui a été fait était vie en lui 1.

L’âme, voyant qu’elle a en Dieu tout à la fois et sa vie naturelle par l’être qu’elle a en lui et sa vie spirituelle parce qu’il est l’objet de son amour, se plaint et se lamente, de ce qu’une vie aussi fragile que celle du corps mortel l’empêche de vivre véritablement là où elle a sa vraie vie selon son essence et son amour. C’est ce que nous avons dit déjà. Elle exprime avec véhémence le tourment que lui cause l’antagonisme de ces deux vies : la vie naturelle qu’elle a dans le corps et la vie qu’elle a en Dieu, vies contraires l’une à l’autre et se combattant l’une l’autre. Obligée de mener ces deux vies à la fois, l’âme endure forcément une vive souffrance, car celle des deux vies qui est douloureuse fait obstacle à celle qui abonde en délices. Cet état de choses fait pour l’âme de la vie naturelle une vraie mort, parce qu’il la prive de la vie de l’esprit, dans laquelle par sa nature elle a tout son être et toute sa vie, et par son amour toutes ses opérations et ses affections. Pour mieux faire comprendre combien lui est rigoureuse la vie fragile d’ici-bas, elle continue :

1 In ipso auteur vivimos, movemur et sumus. (Act., xvii, 28.)

2 Quod factum est, in ipso vita eras. (Joan., I, 4.)

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Elles devraient t’ôter la vie,

Les flèches qui te sont lancées,

Comme si elle disait : Indépendamment de tout le reste, comment peux-tu demeurer en ton corps, qualid elles sont suffisantes à t’arracher la vie, ces touches d’amour — elle les nomme des flèches — que ton Bien-Aimé te décoche en plein cœur ?

Ces touches d’amour fécondent à tel point en intelligence et en divin amour l’âme et le cœur, qu’on peut leur attribuer comme une divine conception, ainsi qu’elle le dit au vers suivant :

T’apportant de l’Aimé des concepts si exquis ?

C’est-à-dire des concepts de la beauté, de la grandeur, de la sagesse et des perfections que tu découvres en lui.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Le cerf, une fois atteint d’une flèche empoisonnée, n’a plus un instant de repos. Il cherche de tous côtés un remède à son mal, il se plonge dans un cours d’eau, puis dans un autre, mais en dépit de tous les moyens employés, l’effet du poison grandit jusqu’à ce qu’ayant gagné le cœur, il donne la mort. De même, l’âme qu’a touchée le venin d’amour cherche partout un remède à son mal. Non seulement elle n’en trouve pas, mais tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle dit, tout ce qu’elle fait, accroît son tourment. En présence de l’inutilité de ses efforts, elle ne voit plus d’autre remède que la tradition complète aux mains de Celui qui l’a blessée, et cela en vue de recevoir de lui le coup mortel qui finira son existence. Elle se tourne donc vers son Époux, cause de toutes ses souffrances, et lui dit la Strophe suivante :

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STROPHE IX

Pourquoi, toi qui blessas mon cœur,

Refuses-tu de le guérir ?

Et puisque tu me l’as volé,

Pourquoi donc ainsi le laisser ?

Eh ! que n’emportes-tu le larcin dérobé ?

EXPLICATION.

L’âme, dans cette Strophe, s’adresse de nouveau à son Bien-Aimé et lui porte encore sa plainte. C’est que l’amour impatient, tel qu’est celui qui la tourmente, ne laisse ni trêve ni repos : il renouvelle sans cesse l’expression de son angoisse, espérant toujours rencontrer un remède. Cette âme est blessée ; elle se trouve seule, sans autre ami, sans autre médecin que son Amant, celui-là même qui lui a infligé une blessure. Elle lui demande donc pourquoi, ayant blessé son cœur par une notion d’amour, il ne lui rend pas la santé en se manifestant à elle, pourquoi, lui ayant dérobé son cœur par l’amour dont il l’a enflammé, il l’a ensuite laissé là. Elle n’en a plus la possession, car celui qui aime n’est plus possesseur de son cœur, il l’a livré à son amant. Pourquoi celui-ci n’a-t-il pas totalement renfermé ce cœur dans le sien ? pourquoi ne se l’est-il pas approprié en entière et parfaite transformation d’amour, telle qu’elle a lieu dans la gloire ?

Elle dit donc :

Pourquoi, toi qui blessas mon cœur,

Refuses-tu de le guérir ?

Elle ne se plaint pas d’avoir été blessée, ca ; plus la blessure est profonde, plus celui qui aime s’en déclare satisfait. Elle se plaint seulement de ce que le Bien-Aimé, l’ayant blessée, ne l’a point guérie en lui donnant la mort.

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Effectivement, les blessures d’amour sont si suaves et si délicieuses, que l’âme n’aspire qu’à en mourir. Elles lui procurent une si haute jouissance, que tout son désir est de recevoir plaie sur plaie, et finalement d’en perdre la vie. C’est dans ce sens qu’elle dit : « Pourquoi, toi qui blessas mon cœur, refuses-tu de le guérir ? » Comme si elle disait : « Puisque tu l’as blessé au point de lui faire une plaie, pourquoi ne le guéris-tu pas en lui ôtant la vie par la violence de l’amour ? Puisque tu es l’auteur de la plaie qui me cause cette maladie d’amour, rends-moi la santé en me faisant mourir d’amour. Ainsi, mon cœur qui n’est qu’une plaie par la douleur que lui cause ton absence, recouvrera la santé par les délices et la gloire de ta douce présence.

Et puisque tu me l’as volé,

Pourquoi donc ainsi le laisser ?

Voler n’est autre chose que ravir à un autre ce qu’il possède et se l’approprier. L’âme se plaint à son Bien-Aimé que, lui ayant dérobé son cœur par la voie de l’amour et lui en ayant ôté la possession, il l’ait cependant laissé là sans le prendre avec lui, comme fait tout voleur, qui emporte l’objet de son larcin. Celui qui aime dit que l’objet de son amour a ravi son cœur, et par le fait, ce cœur n’est plus en lui, mais en l’objet aimé. L’âme est donc à même de reconnaître si elle aime Dieu purement ou non. L’aime-t-elle ainsi, son cœur d’est plus à elle, il ne considère plus son plaisir, son intérêt propre, mais uniquement la gloire, l’honneur, le bon plaisir de Dieu ; car plus le cœur est désoccupé de soi, plus il est occupé de Dieu.

Voici deux signes auxquels on peut fort bien reconnaître que Dieu nous a réellement ravi le cœur. Fait-il l’objet de nos ardents désirs ? Ne goûtons-nous rien hors de lui ? Ce sont les dispositions où se trouve l’âme dont il s’agit ici. Notre cœur ne peut goûter ni paix ni repos, s’il ne possède

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un objet d’affection. Or, lorsqu’il est fortement épris, il ne se possède plus lui-même et ne possède aucune autre chose, ainsi que nous avons dit. Et si, d’autre part, il ne possède pas pleinement l’objet de son amour, son tourment est forcément à proportion de ce qui lui manque, et il durera tant qu’une possession entière ne viendra pas lui donner pleine satisfaction. Jusque-là, cette âme peut être comparée au vase vide qui attend qu’on le remplisse, à l’affamé qui aspire à sa nourriture, au malade qui soupire après la santé, à l’homme suspendu en l’air, qui manque de tout appui. Tel est l’état d’un cœur embrasé d’amour. Aussi cette âme, qui en fait l’expérience, dit-elle ici : « Pourquoi donc ainsi le laisser ? » C’est-à-dire : Pourquoi le laisser vide, affamé, seul, blessé, malade d’amour, suspendu en l’air ?

Eh ! que n’emportes-tu le larcin dérobé ?

Ce qui revient à dire : Ce cœur que l’amour t’a fait dérober, pourquoi ne le prends-tu pas avec toi pour le remplir, le rassasier, pour te l’unir, pour lui rendre la santé, pour le fixer en toi en parfait repos ?

Si soumise qu’elle soit à la volonté du Bien-Aimé, l’âme embrasée d’amour ne peut pas ne point désirer la juste rétribution de sa tendresse. C’est en vue de cette rétribution qu’elle le sert, et autrement son amour ne serait pas véritable. Or, la rétribution de l’amour, c’est l’amour, et l’âne, tant qu’elle n’a pas atteint la perfection de l’amour, ne peut désirer autre chose que l’accroissement de son amour. Job a mis en pleine lumière cette vérité, que l’amour ne se paie que par l’amour, quand, en proie aux mêmes ardeurs que l’âme qui nous occupe, il prononçait ces paroles : Comme le serviteur aspire à trouver de l’ombre et que le mercenaire attend la fin de son œuvre, ainsi j’ai passé des mois vides et des nuits de souffrance. Si je dors, je me dis : Quand

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me lèverai-je ? Et puis j’attends le soir, rempli de douleurs jusqu’aux ténèbres 1.

Ainsi l’âme enflammée du divin amour aspire à la perfection de cet amour, afin d’y goûter l’entier rafraîchissement, semblable au serviteur accablé par la chaleur du jour, qui désire la fraîcheur de l’ombre, et au mercenaire qui aspire à la fin de son œuvre. Ainsi appelle-t-elle la fin de son tourment. Remarquons-le, Job ne dit pas que le mercenaire soupire après la fin de son labeur, mais après la fin de son œuvre. Ceci explique ce que nous disons : l’âme qui aime n’aspirera pas à la fin de ses peines, mais à la fin de son œuvre ; et son œuvre, c’est l’amour. C’est donc de cette œuvre de l’amour qu’elle attend la fin et le couronnement. Elle attend la perfection et la consommation de l’amour divin en elle, et tant qu’elle ne l’a pas atteint, elle reste dans l’état que nous décrit Job. Les jours et les mois lui semblent vides, les nuits sont pour elles longues et douloureuses. D’où nous devons inférer que l’âme qui aime Dieu ne doit ni demander ni attendre d’autre récompense de ses services que la perfection de son amour.


REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

L’âme arrivée à ce degré d’amour ressemble à un malade abattu par le mal, ayant perdu le goût et l’appétit : il est dégoûté de la nourriture, tout le fatigue et l’ennuie. En tout ce qui se présente à son esprit ou à sa vue,, il n’a qu’une pensée, un désir : recouvrer la santé. Le reste lui est à charge et l’importune. On peut en dire autant de cette âme. En proie au mal de l’amour de Dieu, elle a les trois dispositions

1 Sicut servus desiderat umbram, et sicut mercenarius præstolatur finein operis sui, sic et ego habui menses vacuos, et noctes laboriosas enumeravi mild. Si dor — miero, dicam : Quando consurgarn? Et rursum expectabo vesperam et replebor doloribus usque ad tenebras. (Job, vii, 2.)

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qui suivent. En présence de tout événement, dans toutes les relations qu’elle entretient, elle songe à la santé qu’elle veut recouvrer, c’est-à-dire à celui qu’elle aime. Ainsi elle a beau faire, en tout ce qui se présente son cœur reste attaché au Bien-Aimé. D’où suit la seconde disposition : elle n’a de goût à rien. De là naît la troisième : tout lui est à charge, les relations de la vie, quelles qu’elles soient, la fatiguent et l’ennuient.

En voici la raison. Sa volonté a été touchée de la saveur du divin amour et en reste comme imprégnée. En conséquence, dans toute occupation, dans tout commerce au-dehors, sa volonté, négligeant tout autre goût, tout autre intérêt, appelle la jouissance du Bien-Aimé. C’est ce que nous voyons en Marie-Madeleine quand, enflammée d’amour, elle cherchait son Maître dans le jardin. L’apercevant, elle le prend pour le jardinier et, sans réfléchir ni raisonner, elle s’écrie : Si c’est toi qui me l’as pris, dis-le-moi, et je l’emporterai 1.

Partout l’âme dont nous parlons aspire, elle aussi, à trouver celui qu’elle aime, et, ne le trouvant pas, elle ne prend goût à rien ; tout, au contraire, lui devient tourment et tourment parfois très intense. De fait, aux âmes de cette classe le commerce avec les créatures, les rapports d’affaires sont une souffrance très sensible, parce qu’ils entravent, au lieu de la favoriser, la réalisation de leurs vœux.

L’Épouse des Cantiques nous montre avec évidence que sa recherche de son Bien-Aimé avait ces trois caractères de l’amour impatient. Je l’ai cherché, dit-elle, et je ne l’ai pas trouvé. Les gardes qui font le tour de la ville m’ont rencontrée ; ils m’ont frappée et blessée. Les gardes des

1 Si tu sustutisti eum, dicito mihi ubi posuisti eum, et ego eum tollam. (Joan., xx, 15.)

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murailles m’ont pris mon manteau 1. Les gardes qui font le tour de la ville représentent le commerce avec les créatures. L’âme qui cherche son Dieu vient-elle à les rencontrer, elle n’en reçoit que des blessures, c’est-à-dire des afflictions, des peines et des dégoûts, car, loin de l’aider dans son dessein, leur commerce y fait obstacle. Les gardiens des murailles figurent les démons et les affaires du monde, qui interdisent à l’âme l’accès de la contemplation et l’empêchent d’y entrer, qui lui enlèvent le manteau de la paix, de la quiétude, indispensable à cette amoureuse contemplation. De là pour l’âme éprise de Dieu mille ennuis et mille peines. Aussi, voyant l’entière impossibilité d’y échapper tant qu’elle reste en cette vie, privée de la vue de son Dieu, elle poursuit sa supplication à son Bien-Aimé et prononce la Strophe suivante :


STROPHE X

Éteins, je t’en prie, mes ennuis,

Car nul autre n’en est capable.

Et que mes yeux enfin te voient,

Toi leur lumière véritable,

Car pour toi seulement j’en veux avoir l’usage.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe l’âme continue à supplier son Bien-Aimé de mettre un terme à ses angoisses et à ses peines, puisque seul il est à même de le faire. Elle aspire à le contempler de ses yeux intérieurs, puisqu’il est leur lumière et qu’elle n’en veut faire usage que pour lui. Elle dit donc :

Éteins, je t’en prie, mes ennuis.

Les désirs de l’amour ont cela de propre, que tout ce qui ne se rapporte pas à leur objet fatigue, ennuie, peine

1 Quœsivi et non inveni ilium… Invenerunt me custodes qui circumeunt civitatem ; percusserunt me et vulnaverunt me. Tulerunt pallium menin rnihi custodes murorum. (Cant., v, 6-7.)

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et tourmente la volonté, qui se voit constamment frustrée dans son attente. C’est l’angoisse que lui cause sa soif de voir Dieu que cette âme appelle ses « ennuis », et à ces ennuis la possession du Bien-Aimé peut seule mettre un terme. Aussi lui demande-t-elle de les éteindre par sa présence, à peu près comme l’eau fraîche apaise la soif de celui qui est brûlé de chaleur. C’est à dessein qu’elle emploie le mot « éteindre » : elle veut faire entendre qu’elle est brûlée des ardeurs de l’amour.

Car nul autre n’en est capable.

Pour émouvoir son Bien-Aimé et l’incliner à exaucer sa requête, l’âme lui représente que nul n’est capable de la satisfaire, que c’est à lui par conséquent d’éteindre ses ennuis. Remarquons ici que lorsqu’une âme ne recherche ni jouissance ni satisfaction hors de Dieu, il ne tarde pas à la consoler et à lui donner le remède à son mal. Une âme qui ne trouve aucun allégement hors de Dieu, ne peut rester longtemps sans recevoir la visite de celui qu’elle aime.

Et que mes yeux enfin te voient.

C’est-à-dire : Que je te voie face à face, des yeux de mon âme.

Toi, leur lumière véritable.

Dieu est la lumière surnaturelle qui illumine les yeux de l’âme. Privée de cette lumière, l’âme est plongée dans les ténèbres. Ici, c’est par une effusion de tendresse qu’elle appelle son Bien-Aimé la lumière de ses yeux, à la façon des amants qui donnent ce nom à la personne qu’ils chérissent, afin de lui témoigner l’ardeur de leur affection. C’est comme si elle disait : Puisque tu es, par la nature et par l’amour, l’unique lumière de mes yeux, je demande qu’ils soient admis à te contempler, toi, qui à tous les

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points de vue, es leur lumière. C’est de cette lumière que David se plaignait d’être privé, lorsqu’il s’écriait avec douleur : La lumière de mes yeux me fait elle-même défaut 1. Tobie, lui aussi, disait : Quelle joie puis-je goûter, moi qui suis assis dans les ténèbres et qui ne vois point la lumière du ciel 2 ? Ce qu’il désirait, c’était la claire vision de Dieu, suivant cette parole de saint Jean dans l’Apocalypse : La cité céleste n’a besoin pour l’éclairer ni du soleil ni de la lune, parce que la clarté de Dieu l’illumine, et que sa lumière, c’est l’Agneau 3.

Car pour toi seulement j’en veux avoir l’usage.

L’âme met en avant un second motif pour obliger l’Époux à lui découvrir cette lumière de ses yeux. Elle ne lui représente plus seulement qu’en étant privée elle demeure dans les ténèbres, mais encore qu’elle ne veut plus avoir l’usage de la vue que pour lui seul. De fait, elle se voit justement privée de la divine lumière, l’âme qui volontairement et avec propriété arrête ses regards sur un autre objet que Dieu, puisqu’elle met sciemment obstacle à son irradiation. De même, elle mérite que cette lumière lui soit accordée, celle qui ferme les yeux à tout autre objet, pour les fixer sur Dieu seul.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Sachez-le, le tendre Époux des âmes ne peut les voir souffrir longtemps sans venir à elles. C’est ce qui arrive à celle dont il s’agit ici. Ainsi qu’il le dit par Zacharie, leurs peines et leurs gémissements le touchent à la prunelle de l’œil ; plus encore, lorsque les souffrances de ces âmes viennent de l’amour qu’elles lui portent. C’est pour cela

1 Et lumen oculorum meorum et ipsum non est mecum. (Ps. xxxvrr, II.)

2 Quale gaudium mihi erit, qui in tenebris sedeo et lumen coeli non video ? (Tob., y, 12.)

3 Civitas non eget sole neque luna, ut luceant in ea ; nam claritas Dei illuminavit eam, et lucerna eius est Agnus. (Apoc., XXII, 1.)

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qu’il dit encore par Isaîe : Avant qu’ils aient crié vers moi, je les exaucerai, et la parole sera encore sur leurs lèvres que je les entendrai 1. Le Sage dit dans le même sens que si l’âme cherche le Seigneur avec la même ardeur qu’elle chercherait un trésor, elle le trouvera 2.

Cette âme embrasée d’amour cherche son Bien-Aimé avec plus d’ardeur encore qu’elle ne chercherait un trésor, puisque, pour lui plaire, elle a renoncé à toutes choses et à elle-même. En réponse à ces désirs si enflammés, Dieu a daigné lui faire sentir spirituellement sa présence et lui laisser entrevoir quelques reflets de sa divine beauté, qui ont beaucoup accru et sa ferveur et ses désirs de la contempler. On jette parfois de l’eau sur le feu d’une fournaise pour en attiser davantage l’ardeur. Le Seigneur en agit de même envers les âmes livrées à ces transports d’amour. Il leur découvre quelques rayons de son incomparable excellence, afin d’exciter leur ferveur et de les disposer plus parfaitement aux grâces qu’il se propose de leur faire. L’âme, ayant vu et senti dans cette obscure manifestation quelque chose du Souverain Bien, de la suprême Beauté qui s’y trouve voilée, meurt du désir de la contempler. Aussi prononce-t-elle la Strophe suivante :


STROPHE XI

Ah ! découvre-moi ta présence !

Que ta beauté m’ôte la vie !

Tu le sais bien, la maladie

D’amour ne peut être guérie

Sinon par la présence et la figure aimée.

EXPLICATION.

L’âme aspire à être pleinement possédée par ce grand Dieu dont l’amour, elle le sent, a ravi et blessé son cœur.

1 Eritque antequarn clament, ego exaudiarn ; adhuc illis loquentibus, ego audiam. (Is., Lxv, 24.)

2 Si quaesieris eam quasi pecuniarn et sicut thesanros effoderis illant ; tunc intelliges timorem Domini, et scientiam Dei invenies (Prov., II, 4, 5.)

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Incapable de se contenir davantage, elle conjure son Bien-Aimé de se découvrir à elle dans sa beauté, c’est-à-dire de lui montrer son Essence divine. Elle espère que cette manifestation brisera sa vie mortelle, qu’elle la délivrera des liens de la chair, qui font obstacle à cette vision, à cette jouissance de Dieu, objet de ses désirs. Elle représente donc à Celui qu’elle aime le martyre qu’elle endure depuis si longtemps pour son amour, et auquel seule la vision glorieuse de sa divine Essence peut mettre un terme. Elle dit donc le vers suivant :

Ah ! découvre-moi ta présence !

Pour comprendre ceci, il faut savoir que Dieu peut être présent à une âme de trois manières. D’abord, par son Être divin. Cette présence essentielle est le partage non seulement des âmes vertueuses et saintes, mais aussi des âmes coupables et pécheresses ; elle est même le partage de toutes les créatures. C’est par cette présence, en effet, que Dieu leur communique l’être et la vie, et si elle venait à manquer, la créature cesserait d’être et retomberait dans le néant. L’âme ne perd jamais cette sorte de présence.

Il est présent en second lieu par sa grâce. Par cette présence de grâce, Dieu habite en l’âme avec plaisir et satisfaction. Toutes les âmes ne jouissent pas de cette présence. Celles qui tombent en péché mortel la perdent, et nul ne peut savoir par une voie naturelle s’il la possède.

En troisième lieu, Dieu se rend spirituellement présent à nos âmes par des opérations d’amour. Cette présence se fait sentir aux âmes pieuses de bien des manières différentes, qui les remplissent de consolation, de délices et de joie. Cette présence spirituelle, comme les autres présences divines, est voilée. Dieu ne s’y montre pas tel qu’il est, parce que la condition de la vie présente ne le comporte point.

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Le vers que nous venons de citer peut s’entendre des trois sortes de présence que nous avons indiquées.

Ah ! découvre-moi ta présence !

L’âme, étant assurée que Dieu est toujours en elle au moins quant à la première présence, ne lui demande pas de lui accorder sa présence, mais de lui découvrir et de lui manifester soit sa présence naturelle, soit sa présence surnaturelle, soit sa présence spirituelle, qui d’ordinaire sont couvertes et voilées, de telle façon qu’elle puisse le contempler dans toute la beauté de sa divine Essence. Elle sait que la présence essentielle de Dieu en elle lui donne l’être naturel, que sa présence de grâce la perfectionne ; elle demande à être en outre glorifiée par sa manifestation glorieuse.

Cependant, comme cette âme est toute transportée d’amoureux désirs, nous pouvons conjecturer que cette présence qu’elle demande au Bien-Aimé de lui découvrir est principalement une certaine présence d’amour dont il l’a gratifiée déjà, présence sublime qui lui fait entrevoir une immensité voilée. Certains rayons à demi obscurs de la Beauté infinie s’en échappaient, produisant sur elle une impression si vive, qu’elle défaillait de désir et d’ardeur pour le Bien immense caché sous ces voiles. David éprouvait des transports analogues, lorsqu’il s’écriait : Mon âme est consumée de désirs, elle tombe en défaillance en songeant aux parvis du Seigneur 1.

Cette âme éprouve de si ardents désirs de se perdre dans ce souverain Bien, qui lui est tout à la fois présent et caché, qu’elle se sent défaillir. Il a beau se cacher à ses yeux, elle n’en a pas moins un sentiment très vif du trésor et des

1 Concupiscit et deficit anima mea in atria Domini. (Ps. Lxxxiii, 3.)

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délices qui se dérobent à elle. Elle se sent attirée, emportée vers ce Bien suprême par une force plus irrésistible que celle de l’attraction naturelle entraînant un objet vers son centre. Sous l’empire de ces désirs, qui la pénètrent jusqu’au fond des entrailles, elle ne peut plus se contenir et s’écrie :

Ah ! découvre-moi ta présence !

C’est ce qu’il advint à Moïse sur le Sinaï. Dieu lui ayant révélé sa présence, il entrevit des rayons si pénétrants et si sublimes de la Beauté infinie, que, ne le pouvant souffrir, il supplia par deux fois le Seigneur de lui découvrir sa gloire. Écoutons-le parler : Vous avez dit : je te connais par ton nom et tu as trouvé grâce devant moi. Si donc j’ai trouvé grâce devant vous, montrez-moi votre face, afin que, moi aussi, je vous connaisse et que je trouve devant vos yeux la grâce parfaite que je désire — c’est-à-dire le parfait amour que fait naître dans l’âme la vue de la gloire de Dieu. Non, lui répondit le Seigneur, tu ne peux voir mon visage, parce qu’il est impossible à l’homme de me voir sans mourir 1.

En d’autres termes : Tu me demandes une chose difficile, Moïse. La beauté de mon visage et les délices qu’apporte la vision de mon Essence sont si excessives, que ton âme est incapable d’en supporter la vue dans l’infirmité de la vie mortelle.

L’âme, convaincue de cette vérité — soit par la réponse que Dieu fit jadis à Moïse, soit par un sentiment qu’imprime en elle cette présence de Dieu si voilée dont nous avons parlé, — l’âme comprend que durant cette misérable vie elle ne peut voir Dieu dans sa beauté, puisque les moindres

1 Dixeris : Novi te ex nomine et invenisti gratiam coram me. Si ergo inveni gratiam in conspectu tuo. Ostende mihl faciem tuam, ut sciam te, et inventara gratiam ante oculos tuos... Ait (Dominus) : Non poteris videre latiera meam ; non enim videbit me homo et vivet. (Exod., xxxiii, 12, 13, 20.)

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rayons que projette cette beauté la font défaillir. Prévenant donc la réponse qui pourrait lui être faite comme à Moïse, elle dit :

Que ta beauté m’ôte la vie !

Comme si elle disait : Puisque les délices qu’apporte la vision de ton Essence, de ta beauté, sont telles, que je suis incapable de les supporter et que cette vision me donnerait la mort, eh bien ! que la vision de ta beauté m’ôte la vie !

Il y a deux êtres dont la vue donne la mort à l’homme, qui ne peut en supporter la forte et véhémente impression. L’un est le basilic, dont l’aspect, dit-on, fait soudainement mourir. L’autre est Dieu. Dans les deux cas, la cause de la mort est bien différente. Chez le basilic, c’est la force du poison qui tue. Lorsqu’il s’agit de Dieu, c’est l’immensité du bonheur et de la gloire qui donne la mort.

D’où il suit que l’âme ne fait rien de bien extraordinaire en demandant que la vue de la beauté divine lui ôte la vie et la mette ainsi en état d’en jouir éternellement. En effet, si notre âme entrevoyait seulement la grandeur et la beauté de Dieu, elle ne se contenterait pas d’aspirer à mourir une fois pour le contempler éternellement, ainsi qu’elle en fait ici la demande, mais elle endurerait avec des transports de joie mille morts plus cruelles les unes que les autres, pour le voir ne fût-ce qu’un instant. Et après l’avoir vu, elle demanderait à souffrir encore les mêmes tourments pour le voir de nouveau un autre instant.

Pour mieux comprendre encore le vers que nous avons donné, remarquons que l’âme parle ici d’une manière conditionnelle. Si elle demande que la vision de la beauté de Dieu lui ôte la vie, c’est dans la supposition qu’il lui est impossible de voir Dieu sans mourir. Autrement

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elle ne demanderait pas à mourir, car le désir de la mort est une imperfection naturelle ; mais, d’autre part, la vie corruptible de l’homme ne peut coexister avec la vie immortelle de Dieu. Elle dit donc : « Que ta beauté, etc. »

C’est ce que saint Paul explique aux Corinthiens lorsqu’il leur dit : Nous ne voulons pas être dépouillés, mais revêtus par-dessus, afin que ce qu’il y a en nous de mortel soit absorbé par la vie 1. Ce qui revient à dire : Nous ne voulons pas être dépouillés de la chair, mais revêtus de la gloire sans dépouillement préalable. Néanmoins, voyant qu’il ne peut vivre à la fois dans la gloire et dans une chair mortelle, il écrit aux Philippiens qu’il désire être délivré des liens du corps, pour être avec Jésus-Christ 2.

Une question ici se pose à nous. Pourquoi voyons-nous les enfants d’Israël fuir et redouter la vue de Dieu, dans la crainte de mourir, comme Manué le disait à sa femme 3, tandis que cette âme désire que la vue de Dieu lui ôte la vie ? On peut répondre qu’il y avait pour cela une double raison. D’abord, ceux mêmes qui mouraient dans la grâce de Dieu ne pouvaient jouir de lui avant la venue du Christ. Il leur était donc bien meilleur d’user de l’existence naturelle et de continuer à vivre dans la chair avec un accroissement de mérites, que d’aller aux limbes où ils ne méritaient pas, où de plus ils souffraient la peine des ténèbres et la privation de Dieu. Pour ces motifs, une longue vie était considérée comme une grande grâce et un signalé bienfait.

La seconde raison est relative à l’amour. Les Juifs n’étaient pas encore affermis dans l’amour, ni étroitement

1 Nolumus expoliari, sed supervestiri, ut absorbeatur quod mortale est a vita (II Cor., v, 4.)

2 Cupio dissolvi et esse cum Christo. (Philip., i, 23.)

3 Jud., xiii, 22.

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unis à Dieu par l’amour, d’où vient qu’ils craignaient de mourir s’ils le voyaient.

Maintenant que nous sommes sous la loi de grâce, notre âme peut, à la sortie du corps, jouir de la vue de Dieu. Il est donc plus avantageux de vivre peu et de mourir pour voir Dieu. Et lors même que cela ne serait pas, une âme qui aime Dieu comme celle qui nous occupe ne craint point que sa vue lui donne la mort, car à tout ce qui vient du Bien-Aimé, soit prospère, soit adverse — s’agît-il même de châtiment, — l’amour véritable fait le même accueil. Il y trouve sa joie et ses délices, parce qu’il y voit le bon plaisir de Celui qu’il aime. Saint Jean nous le dit, la parfaite charité chasse la crainte 1.

La mort ne saurait donc être amère à l’âme qui aime, puisqu’elle la comble de toutes les délices et de toutes les suavités de l’amour. Son souvenir ne peut l’attrister, puisqu’il lui annonce la plénitude de la joie. La mort ne saurait paraître ennuyeuse et pénible à cette âme, puisqu’elle est le terme de toutes ses peines, le commencement de son bonheur. Une telle âme regarde la mort comme une amie et une épouse. Son approche la réjouit cdmme l’approche d’un jour de noces et d’épousailles. Elle en appelle le jour et l’heure avec plus d’ardeur que les rois de la terre n’appellent les sceptres et les empires. C’est de la mort ainsi envisagée que le Sage a dit : O mort, ton jugement est bon pour l’homme en proie à l’indigence 2 !

Si la mort est avantageuse à l’homme qui souffre de l’indigence, bien que, loin de soulager sa misère, elle le dépouille du peu qu’il possède, combien plus le sera-t-elle à l’âme altérée d’amour, à l’âme qui appelle à grands cris les accroissements de l’amour, puisque, loin de la dépouiller

1 Perfecta charitas foris mittit timorem. (I Joan., iv, 18.)

2 O mors, bonum est judicium tuum homini indigenti. (Eccl., XLI, 3.)

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de ce qu’elle possède, elle lui apportera la plénitude d’amour qu’elle demande, avec le rassasiement de tous ses désirs Elle a donc bien raison, cette âme, de dire hardiment : « Que ta beauté m’ôte la vie ! »

Elle sait qu’à l’instant où elle contemplera cette divine beauté, elle sera ravie en cette beauté, transformée en cette beauté, belle de cette beauté, riche des trésors de cette beauté. Voilà pourquoi David nous déclare que la mort des Saints est précieuse devant le Seigneur 1, ce qui ne serait pas si les Saints n’entraient en participation des attributs de Dieu, car devant Dieu rien n’est précieux que ce qu’il est lui-même. Ainsi donc, loin de craindre la mort, l’âme qui aime l’appelle de tous ses vœux.

Le pécheur, au contraire, redoute toujours la mort, car il prévoit qu’elle le privera de tous les biens et lui apportera tous les maux. David nous le déclare, la mort des pécheurs est affreuse 2. Aussi, connue le remarque le Sage, le souvenir de la mort leur est amer 3. Ils aiment passionnément la vie présente et fort peu la vie future : de là cette vive frayeur que la mort leur inspire. L’âme qui aime Dieu, au contraire, vit plus en l’autre vie qu’en celle-ci, parce que l’âme de l’homme vit plus là où elle aime que là où elle anime. Voilà pourquoi elle fait peu de cas de cette vie temporelle et s’écrie : « Que ta beauté m’ôte la vie ! »

Tu le sais bien, la maladie

D’amour ne peut être guérie

Sinon par la présence et la figure aimée.

La raison pour laquelle la maladie d’amour ne peut être guérie que par la présence, et, comme on nous le dit

1 Pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus. (Ps. cxv, 15.)

2 Mors peccatorum pessima. (Ps. xxx, 22.)

3 Eccl., XLI, 1.

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ici, par les traits chéris du Bien-Aimé, c’est qu’étant différente des autres maladies, elle requiert un traitement tout autre. Dans les maladies ordinaires, nous disent les philosophes, un mal se guérit par son contraire. L’amour, lui, ne se guérit que par ce qui lui est conforme.

La raison en est que la santé de l’âme, c’est l’amour de Dieu. Par conséquent tant que cet amour n’est point parfait, la santé de l’âme ne peut l’être. L’âme est malade, parce que la maladie n’est autre chose que l’absence de la santé. Aussi, lorsqu’elle n’a aucun degré d’amour, elle est morte. Si elle a un degré d’amour, si minime soit-il, elle est vivante, mais elle est extrêmement faible et maladive, parce qu’elle a peu d’amour. À mesure que son amour grandira, sa santé deviendra meilleure ; quand l’amour aura atteint en elle la perfection, alors sa santé sera parfaite. Or il faut savoir que l’amour ne peut être parfait que lorsque les amants sont tellement conformes, qu’ils se transfigurent l’un dans l’autre. Alors seulement l’amour se trouve avoir atteint la santé parfaite.

L’âme dont il s’agit ici sent bien que l’amour n’est encore en elle qu’à l’état d’ébauche. Elle nomme cet état la maladie d’amour, et elle aspire à voir l’ébauche se perfectionner au moyen de son exemplaire, c’est-à-dire de son Époux, le Verbe, Fils de Dieu, qui est, nous dit saint Paul, la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance 1. C’est de cette divine Figure que l’âme entend ici parler, et elle désire se transfigurer en elle par l’amour. C’est pour cela qu’elle dit.

Tu le sais bien, la maladie

D’amour ne peut être guérie

Sinon par la présence et la figure aimée.


C’est à bon droit que l’amour encore imparfait est appelé maladie, car de même que le malade est sans forces pour

1 Qui cum sit splendor glorice et figura substantice ejus. (Hebr., I, 3.)

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le travail, l’âme dont I'amour est faible est languissante dans la pratique des vertus héroïques.

On peut aussi donner à ces paroles le sens suivant : Celui qui sent en soi la maladie d’amour, qui est un amour imparfait, reconnaît par là qu’il a un certain degré d’amour, parce que ce qu’il a lui fait voir ce qui lui manque. Quant à celui qui ne sent pas cette maladie d’amour, il peut constater soit qu’il n’a aucun degré d’amour, soit qu’il est arrivé à la perfection de l’amour.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

L’âme, dans l’état qui nous occupe, se sent portée vers Dieu avec la rapidité de la pierre qui se précipite vers son centre. On peut encore la comparer à la cire qui a commencé à recevoir l’impression du cachet, mais une impression légère et imparfaite, ou bien à l’ébauche de première main, qui réclame du peintre l’achèvement de son œuvre. Sa foi est déjà tellement illuminée, qu’elle lui laisse entrevoir quelques traits fort clairs des perfections de son Dieu. Dans son anxiété, elle ne trouve rien de mieux que de se tourner vers la foi elle-même, comme vers celle qui renferme et qui voile la figure et la beauté de son Amant, et dont elle-même a reçu la première ébauche, les premiers gages d’amour. Elle lui adresse donc la Strophe suivante :


STROPHE XII

O toi, fontaine cristalline,

Soudain dans tes traits argentés

Que ne fais-tu donc apparaître

Les yeux ardemment désirés,

Que je porte en mon cœur déjà tout ébauchés !

EPLICATION.

L’âme, consumée du désir de s’unir à l’Époux et dépourvue de toute assistance de la part des créatures, s’adresse à la

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foi comme plus capable de lui donner sur sa personne de vives lumières, et la choisit comme le moyen de son union avec lui. Et par le fait, la foi est le seul moyen de la véritable alliance spirituelle avec Dieu. Lui-même nous le fait entendre par la bouche d’Osée, lorsqu’il dit : Je t’épouserai dans la foi 1. Dans l’ardeur de son désir, elle dit la Strophe suivante, dont voici le sens : O foi du Christ, mon Époux ! Les vérités que vous avez infusées en moi touchant Celui que j’aime, sont voilées de ténèbres et d’obscurité — en effet, d’après les théologiens, la foi est un habitus obscur. Si vous me les découvriez à présent clairement, de façon que de notions informes et obscures elles devinssent soudain des manifestations éclatantes ! Vous êtes le voile dont se couvrent ces divines vérités. Si vous déchiriez ce voile, pour les laisser paraître dans tout leur éclat et toute leur perfection, en manifestation glorieuse ! Elle dit donc :

O toi, fontaine cristalline !

L’âme appelle la foi cristalline pour deux raisons. D’abord, parce qu’elle concerne le Christ, son Époux ; ensuite, parce qu’elle a les propriétés du cristal. Effectivement, elle présente les vérités dans leur pureté, elle est ferme et limpide, dégagée d’erreurs, aussi bien que de toute forme naturelle. Elle est une source, parce qu’elle verse à flots dans nos âmes tous les biens de l’ordre spirituel. Le Christ Notre-Seigneur a lui-même appelé la foi une source lorsque, parlant à la Samaritaine, il dit que ceux qui croiraient en lui auraient en eux-mêmes une source d’eau jaillissant jusqu’à la vie éternelle 2. Cette eau, c’était l’Esprit-Saint que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui.

1 Sponsabo te mihi in fide. (Os., II 20.)

2 Aqua quant Ego dabo et fiet in eo fons aquae salientis in vitam aeternam. (Joan., iv, 14.)

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Soudain, dans tes traits argentés.

Elle appelle « traits argentés » les propositions et les articles de la foi. Pour l’intelligence de ce vers et des suivants, il faut remarquer que l’on compare à l’argent les articles de la foi et à l’or les vérités substantielles qu’ils contiennent. Et en effet, la substance de ces vérités que nous croyons sous le voile argenté de la foi nous sera montrée à découvert dans l’autre vie, et nous en jouirons pleinement comme d’un or pur, désormais dégagée du voile de la foi. David faisait allusion à la foi lorsqu’il disait : Si vous dormez entre les deux héritages, les plumes de la colombe seront argentées, et l’extrémité de son dos aura la couleur de l’or 1. C’est-à-dire : si nous fermons les yeux de l’entendement aux choses d’en haut et à celles d’en bas, ce que le prophète appelle dormir entre les deux héritages, nous serons affermis dans la foi, cette colombe dont les plumes argentées figurent les vérités que la foi nous propose.

En cette vie, en effet, la foi nous présente les vérités obscures et couvertes d’un voile, d’où vient que l’âme les appelle ici des « traits argentés ». Lorsque la foi aura pris fin pour laisser la place à la claire vision de Dieu, la substance de la foi apparaîtra dégagée de son voile d’argent, éclatante comme l’or le plus pur.

Ainsi la foi nous communique et nous donne Dieu même, mais couvert du voile d’argent de la foi. Et cependant elle ne laisse pas de nous le donner véritablement. Celui qui donne à quelqu’un un vase d’or recouvert de lames d’argent ne laisse pas de lui donner un vase d’or. Aussi lorsque l’Épouse des Cantiques réclamait la possession de Dieu, il lui fut dit qu’elle lui serait accordée telle qu’elle

1 Si dormiatis inter medios cleros, pentue columbæ deargentatæ et posteriora dorsi ejus in pallore auri. (Ps. Lxvii, 14.)

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est possible en cette vie, en d’autres termes : qu’on lui donnerait des ornements d’or marquetés d’argent 1. Par là, Dieu s’engageait à se donner à elle sous le voile de la foi.

L’âme dit donc ici à la foi : Soudain, dans tes traits argentés, c’est-à-dire parmi les articles proposés à notre croyance, sous lesquels tu caches les rayons divins, c’est-à-dire les yeux désirés de l’Époux,

Que ne fais-tu donc apparaître

Les yeux ardemment désirés

L’âme, encore une fois, entend ici par les yeux de l’Époux les rayons des vérités divines que la foi nous présente voilées et informes. Comme si elle disait : Ces vérités que tu proposes d’une manière obscure et mystérieuse à nia croyance, si tu les montrais clairement et à découvert à mes ardents désirs ! Elle donne à ces vérités le nom d’yeux, parce que le sentiment intime qu’elle a de la présence du Bien-Aimé lui imprime la conviction que ses regards sont toujours fixés sur elle. Elle dit donc :

Que je porte en mon cœur déjà tout ébauchés !

Elle dit que les yeux du Bien-Aimé sont ébauchés dans son cœur, c’est-à-dire dans son entendement et dans sa volonté. C’est, en effet, par le moyen de l’entendement que la foi lui a infusé les vérités divines. Mais comme elle n’en a encore qu’une connaissance imparfaite, elle se sert du terme d’ébauche. L’ébauche est une peinture inachevée ; ainsi les notions de la foi ne sont pas encore la parfaite connaissance. Lorsque ces vérités ébauchées nous apparaîtront dans la claire vision, alors ce sera une peinture parfaite et achevée, suivant cette parole de l’Apôtre : Cum autem venerit quod per fectum est, evacuabitur quod ex

1 Murenulas aureas faciemus tibi, vermiculatas argento. (Cant., 1, 10.)

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parte est 1. C’est-à-dire : Quand ce qui est parfait sera venu

— à savoir la claire vision, — ce qui est imparfait finira

— à savoir la connaissance de la foi.

Cependant à l’ébauche de la foi l’amour en ajoute une autre dans l’âme qui aime, et cette seconde ébauche a lieu par le moyen de la volonté. Elle retrace l’image du Bien-Aimé dans l’âme d’une manière si vive et si profonde que l’on peut dire avec vérité que le Bien-Aimé vit en son Amante, et que l’Amante vit en son Bien-Aimé. Et cette ressemblance, que l’amour opère au moyen de la transformation des amants, est si parfaite, que chacun, d’eux semble être l’autre, et que tous deux ne font qu’un. La raison en est que dans l’union et la transformation d’amour, ils se donnent l’un à l’autre, ils se livrent l’un à l’autre, ils s’échangent l’un pour l’autre, de façon qu’ils vivent réciproquement l’un dans l’autre, et que chacun d’eux est réellement l’autre en transformation d’amour.

Saint Paul nous donne à entendre cette merveille, lorsqu’il dit : Vivo ego, jans non ego : vivit vero in me Christus 2. C’est-à-dire : Je vis, non plus moi, mais le Christ en moi. En disant : Je vis, non plus moi, il nous montre qu’il vivait encore, mais non plus de sa vie propre, parce qu’il était transformé dans le Christ. Et comme une telle vie est plus divine qu’humaine, il dit que ce n’est plus lui qui vit, mais le Christ en lui.

Ainsi nous pouvons dire que, dans cette amoureuse transformation, la vie de l’Apôtre et la vie du Christ n’étaient plus qu’une même vie par union d’amour. Au ciel, cette transformation en la vie divine sera parfaite. Tous ceux qui auront mérité de pénétrer en Dieu vivront la vie de Dieu et non plus leur vie propre, transformés qu’ils seront en Dieu. Et pourtant, ce sera encore leur vie à eux, parce

I Cor., XIII, 10.

2 Galat., II, 20.

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que la vie de Dieu sera devenue la leur. Ils diront alors en toute vérité : Nous vivons, non plus nous, mais Dieu en nous.

Cette transformation est possible en cette vie, et elle s’est réalisée en saint Paul. Néanmoins elle ne saurait ici-bas être parfaite et achevée — même lorsque l’âme arrive à cette transformation d’amour qu’on appelle mariage spirituel, l’état le plus élevé qu’on puisse atteindre en cette vie, — parce que ce n’est encore qu’une ébauche d’amour en comparaison de cette parfaite figure qu’est la transformation de gloire. Cependant cette ébauche de transformation, telle qu’elle peut exister ici-bas, est un immense trésor, qui procure au Bien-Aimé une ineffable satisfaction. Aussi, dans son désir que l’âme son Épouse l’introduise lui-même en elle comme une divine ébauche, il lui dit au Cantique des Cantiques : Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras 1. Le cœur représente ici l’âme elle-même, dans laquelle Dieu réside ici-bas comme le sceau de l’ébauche de la foi, et le bras représente la force de la volonté, dans laquelle Dieu réside comme le sceau de l’ébauche d’amour. C’est ce que nous avons dit déjà.

L’âme, en ce degré, se trouve dans un état bien difficile à rendre par des paroles. J’en dirai pourtant quelques mots. On dirait que toute sa substance spirituelle et corporelle se dessèche, par l’effet de la soif ardente qui la porte vers la fontaine d’eau vive, qui est Dieu. Cette soif est semblable à celle que David exprimait par ces paroles : Comme le cerf altéré soupire après les sources des eaux, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu. Mon âme a soif du Dieu fort, du Dieu source d’eau vive. Quand viendrai-je et

1 Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum. (Cant., vii, 6.)

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apparaîtrai-je devant la face de Dieu 1 ? Cette soif cause un tourment si intense que, pour la satisfaire, l’âme serait prête à passer au travers des Philistins. Comme les hommes vaillants de David, elle se sent capable d’aller remplir son vase à la citerne de Bethléem 2, qui est le Christ. Tous les obstacles soulevés par le monde, toutes les furies des démons, toutes les peines de l’enfer, elle les regarderait comme rien pour aller se plonger dans la source abyssale de l’amour. C’est pour cela qu’il est dit dans les Cantiques : L’amour est fort comme la mort et son zèle est dur comme l’enfer 3.

De fait, l’intensité de désir et de douleur qui transporte une âme qui est sur le point de goûter le Souverain Bien et se le voit refuser, est à peine croyable. C’est que plus l’objet de notre amour paraît proche, plus il nous semble à la porte, plus aussi notre angoisse et notre martyre grandissent quand nous nous le voyons refuser. C’est dans ce sens tout spirituel que Job s’écriait (ch. III) : Sur le-point de prendre ma nourriture, je soupire, et le rugissement de mon âme est comme le bouillonnement des grandes eaux 4. La nourriture après laquelle il soupire est Dieu même. Or plus l’exquise saveur de l’aliment est connue, plus on le désire avec passion.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

La raison du martyre auquel l’âme est alors en proie, c’est que plus on approche de Dieu, plus on sent en soi le vide de Dieu, plus aussi les ténèbres s’épaississent. Joignez

1 Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus. Sitivit anima mea ad Deum fortem, vivum. Quando veniam et appa-rebo ante faciem Dei ? (Ps. xLI, 3.)

2 I Paralip., xi, 17.

3 Fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus aemulatio. (Cant., viii, 6.)

4 Antequam comedam suspiro, et sicut inundantes aquoe ita rugitus meus. (Job, III, 20.)

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à cela un feu spirituel qui dessèche et purifie, en vue de rendre l’âme assez pure pour s’unir à Dieu. En effet, tant que Dieu ne laisse pas tomber sur elle un rayon surnaturel sortant de lui-même, il produit sur cette âme l’effet d’intolérables ténèbres, et cela d’autant plus qu’il est plus rapproché. C’est que la lumière surnaturelle, par son excès même, accable la lumière naturelle. David nous le donne à entendre lorsqu’il dit : Les nuages et l’obscurité l’environnent, le feu marche devant lui 1. Et dans un autre psaume : Il a placé sa retraite dans les ténèbres. Une eau ténébreuse, suspendue dans les nuées de l’air, forme autour de lui son tabernacle. Pour voiler son éclat, des nuages passent devant sa face, produisant de la grêle et des charbons de feu 2, qui s’abattent sur l’âme au moment où elle s’approche de lui. Plus l’âme est près de Dieu, plus elle éprouve les effets marqués par le prophète, jusqu’au moment où il l’introduit dans ses divines splendeurs par la transformation d’amour. En attendant, l’âme répète avec Job : Qui me donnera de le connaître, de le trouver, de m’approcher de son trône 3 ?

Il est vrai, dans son immense bonté, Dieu proportionne les consolations et les caresses aux ténèbres et au vide dont cette âme a souffert, parce que sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus 4, et il n’humilie, ne tourmente, que pour élever et glorifier. Aussi, au milieu des peines qu’elle endure, il lui envoie de son Être divin des rayons de gloire et d’amour, qui l’ébranlent tout entière et brisent ses forces naturelles. Pleine de terreur et d’effroi, elle adresse au Bien-Aimé le commencement de la Strophe suivante, que lui-même achève.

1 Nubes et caligo in circuitu ejus… lgnis ante ipsum proecedet. (Ps. xcxv, 2-8.)

2 Posuit tenebras latiblilum suum, in circuitu ejus tabernaculum ejus, tenebrosa aqua in nubibus aeris. Prœ fulgore in conspectu ejus nubes transierunt, grando et carbones ignis. (Ps. xvii, 13, 14.)

3 Quis mihi tribuat ut cognoscam et inreniam ilium et verliam usque ad solium ejus ? (Job, XXIII, 3.)

4 Ps. cxxxviii, 12. .

STROPHE. XIII

Désourne-les, mon Bien-Aimé !

Je vole…

L’ÉPOUX.

Reviens, colombe !

Car voici que le cerf blessé

Paraît sur le sommet boisé.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.

EXPLICATION.

Au milieu des brûlants désirs et des amoureuses ardeurs que l’âme vient d’exposer dans les Strophes précédentes, l’Époux visite parfois son Épouse avec une chaste et délicieuse tendresse, en même temps qu’avec une grande puissance d’amour. D’ordinaire, aux ardeurs et aux angoisses d’amour qui ont précédé, répondent au même degré les faveurs que Dieu accorde en ces visites. L’âme, dans les Strophes précédentes, avait ardemment souhaité de voir les yeux divins de son Époux. Le Bien-Aimé répond à ses soupirs en lui découvrant quelque chose de ses grandeurs, quelques rayons de sa divinité. Mais leur sublimité et leur puissance sont telles, que l’âme est entrée en extase, ce qui lui cause, dans les commencements, une grande faiblesse physique et une frayeur naturelle très vive. Se sentant trop faible pour soutenir cet excès de bonheur, elle s’écrie :

Détourne-les, mon Bien-Aimé !

C’est-à-dire : tes yeux divins, qui me tirent hors de moi-même et me font prendre le vol d’une contemplation sublime, intolérable à mes forces naturelles. Ce qu’elle dit parce qu’il lui semble qu’elle va briser les liens qui l’attachent`

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à la chair, ce qui était tout son désir. En demandant maintenant au Bien-Aimé de détourner ses yeux, elle le prie seulement d’attendre pour lui accorder cette sublime contemplation qu’elle ne soit plus unie au corps, parce qu’en de telles conditions, elle ne peut ni la supporter ni en jouir à son gré. Elle le supplie donc de réserver cette faveur pour l’instant où sera consommé le vol qu’elle commence à prendre hors de la chair. Mais l’Époux arrête aussitôt et sa demande et son essor, en lui disant : « Reviens, colombe ! » Ce que je te communique en ce moment n’appartient pas encore à l’état de la gloire, auquel tu aspires. Reviens à moi. Je suis Celui que tu cherches dans l’ardeur de ta blessure d’amour. Moi-même, blessé de ton amour, comme le cerf qu’une flèche a touché, je commence à me montrer à toi par cette contemplation sublime, et je prends en ton amour plaisir et rafraîchissement.

Détourne-les, mon Bien-Aimé !

Nous venons de le dire, l’âme pressée du désir de contempler les yeux du Bien-Aimé, c’est-à-dire sa divinité, reçoit de lui une divine communication, une connaissance de Dieu si haute, qu’elle est obligée de dire : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! » Et en effet, telle est la misère de notre existence ici-bas, que ce qui fait la vie de l’âme, ce qu’elle appelle de tous ses vœux — je veux dire la connaissance de son Bien-Aimé et ses communications — ne lui est pas plutôt accordé, qu’elle se voit hors d’état de le recevoir sans qu’il lui en coûte la vie. Ainsi, elle qui recherchait avec tant de sollicitude et d’anxiété les yeux divins, s’écrie, lorsqu’elle est admise à les contempler : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »

De fait, le martyre que causent parfois ces visites de Dieu, ces célestes ravissements, est d’une telle violence,

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que les os en sont déboîtés et la nature tellement réduite à l’extrémité, que si Dieu n’intervenait, ce serait la mort. C’est chose certaine, l’âme qui en est là se croit réellement sur le point de se séparer de la chair et de quitter son corps. C’est que des grâces de ce genre ne peuvent que difficilement se recevoir dans la chair. L’esprit, en effet, se porte alors avec tant de force vers l’Esprit de Dieu qui vient au-devant de l’âme, que forcément il abandonne en partie le corps. Celui-ci a donc beaucoup à souffrir et l’âme de même, à cause de l’étroite union qui existe entre eux. Aussi le martyre qu’elle endure au temps de cette divine visite et l’effroi que lui cause un effet si surnaturel, la font s’exclamer : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »

Il ne faut pas croire cependant qu’en demandant au Bien-Aimé de détourner ses yeux, l’âme ait réellement le désir qu’il le fasse. Cette parole, nous l’avons dit, lui est arrachée par la frayeur naturelle, mais quand ces visites et ces faveurs du Bien-Aimé devraient lui coûter beaucoup plus cher encore, elle ne voudrait les perdre pour rien au monde. C’est qu’en dépit des souffrances de la partie inférieure, l’esprit prend alors son vol vers la région surnaturelle pour y jouir de son Bien-Aimé, l’objet vers lequel se portent ses désirs et ses supplications. Elle voudrait recevoir cette faveur hors de la chair, car, encore unie au corps, elle ne le peut avec plénitude, mais seulement en faible mesure et avec douleur. Elle aspire donc à prendre son vol hors de la chair, là où elle en pourra jouir librement. Le sens de ces paroles : « Détourne-les », est donc celui-ci : Ne te communique pas à moi tant que je suis encore dans la chair.

Je vole…

Comme si elle disait : Je m’envole hors de la chair pour

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jouir de ton regard dégagée du corps, car c’est ce divin regard qui m’oblige à prendre mon essor.

Pour mieux faire entendre la nature de ce vol de l’âme, rappelons ce que nous avons dit plus haut. Dans cette visite de l’Esprit divin, celui de l’âme se trouve puissamment enlevé, il est mis en communication avec l’Esprit de Dieu. Le corps tombe dans un état de mort, en ce sens que l’âme n’a plus en lui ni sentiment ni opération, lesquels se trouvent transférés en Dieu. C’est pour cette raison que saint Paul, parlant de son ravissement, déclare ne pas savoir si son âme était alors unie à son corps ou si elle en était séparée.

Cela ne veut pas dire que l’âme abandonne le corps de manière à le priver de la vie naturelle, mais elle cesse en lui ses opérations. Aussi, durant ces ravissements et ces vols de l’âme, le corps demeure-t-il privé de sentiment. Si on lui cause des douleurs aiguës, il reste insensible : état bien différent des défaillances et des évanouissements naturels, dont la douleur fait sortir.

Ces effets se produisent durant les visites de Dieu, chez les personnes qui n’ont pas encore atteint l’état de perfection, mais qui en approchent, en un mot chez ceux que l’on appelle les profitants. Chez les âmes qui ont atteint l’état parfait, les communications divines ont lieu dans la paix et en suavité d’amour. Pour ces âmes, le premier genre de ravissements cesse, parce que ce n’était qu’une préparation aux communications parfaites.

Ce serait ici le lieu de parler des différentes espèces de ravissements et d’extases, d’élévations et de vols d’esprit, dont les personnes spirituelles se voient souvent favorisées. Mais mon intention n’étant que de donner, comme j’en ai pris l’engagement au Prologue, une courte explication de ces Strophes, je m’en remets pour le reste à des personnes plus capables que moi d’en parler. D’ailleurs la bienheureuse Thérèse de Jésus, notre Mère, a écrit sur ce sujet des choses admirables, qui, je l’espère, verront bientôt le jour. Je dirai seulement que l’âme désigne ici sous le nom de vol le ravissement et l’extase de son esprit en Dieu. Le Bien-Aimé lui dit aussitôt :

… Reviens, colombe !

C’était de grand cœur que l’âme, dans ce vol spirituel, abandonnait son corps. Elle se croyait au terme de sa vie mortelle et s’imaginait aller jouir à découvert et pour toujours de la présence de son Époux. Mais celui-ci l’arrête en disant : « Reviens, colombe ! » Comme s’il disait : Toi qui es ma colombe par le vol rapide et léger de ta contemplation, par l’amour dont tu brûles, par la simplicité qui te guide en toutes tes actions — car telles sont les qualités de la colombe, — reviens de ce vol sublime qui te fait aspirer à me posséder pleinement. Ce n’est pas encore le temps d’une connaissance si haute. Contente-toi de celle que je te communique dans cette élévation de ton esprit,

Car voici que le cerf blessé

L’Époux ici se compare lui-même au cerf. Le propre. du cerf est de se tenir dans les lieux élevés, de se précipiter, s’il est blessé, dans la fraîcheur des eaux. Entend-il la biche se plaindre et comprend-il qu’elle est blessée, il accourt auprès d’elle et la caresse tendrement. C’est ce que fait maintenant l’Époux. Voyant l’âme, son Épouse, blessée de son amour et l’entendant gémir, il court à elle, blessé lui-même de son amour. Entre amants, en effet, la blessure est commune, aussi bien que la douleur qu’elle produit. C’est donc comme s’il disait : Reviens à moi, mon Épouse. Si tu es blessée de mon amour, moi-même, blessé de ta

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blessure, j’accours à toi, rapide comme le cerf, et je me montre sur la hauteur, dé même que le cerf

Parait sur le sommet boisé.

C’est-à-dire, sur la hauteur de la contemplation à laquelle je viens de t’élever par le vol de ton esprit. La contemplation en effet est une hauteur, sur laquelle, dès cette vie, Dieu commence à se montrer à l’âme et à se communiquer à elle, non cependant avec plénitude. Aussi ne dit-il pas qu’il se montre à découvert, mais seulement qu’il « paraît ». Effectivement, si hautes que soient les divines notions accordées à l’âme en cette vie, ce ne sont que de très lointaines apparitions. Voyons maintenant la troisième similitude, tirée des habitudes du cerf.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.

Par « vol », il faut entendre la contemplation extatique, et par la « brise » l’esprit d’amour que produit dans l’âme le vol de la contemplation. C’est à bon droit que le nom de « brise » est donné à l’amour produit par le. vol, car l’Esprit-Saint, qui est amour, est comparé à la brise dans les divines Écritures, en tant qu’il est le respir du Père et du Fils 1. Ici il est question de la « brise du vol », parce que l’Esprit-Saint procède de la contemplation du Père et du Fils, comme aussi de leur Sagesse, par voie de spiration. De même ici l’Époux donne à l’amour de l’âme le nom de « brise », parce qu’il procède de la contemplation et de la connaissance qu’elle reçoit alors de Dieu. Remarquons aussi que l’Époux ne dit pas qu’il est attiré par le vol de l’Épouse, mais par la brise de son vol, parce que

1 M. Martinez Burgos met ici en note : « Le mot aspirar signifie ici émettre le souffle, et non l’attirer à soi, ce qui est la signification moderne. »

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Dieu ne se communique pas à proprement parler par le vol de l’âme, autrement dit par la connaissance qu’elle a de Dieu, mais par l’amour qui naît de cette connaissance. En effet, comme l’amour est le Iien quj unit le Père et le Fils, ainsi l’amour est le lien qui unit l’âme à Dieu.

Une âme aura beau être gratifiée d’une très haute connaissance de Dieu, d’une contemplation sublime, elle aura beau pénétrer tous les mystères, si elle n’a pas d’amour, tout cela ne lui servira de rien pour s’unir à Dieu, selon la parole de saint Paul 1. Le même Apôtre dit encore : Charitatem habete, quod est vinculum perfectionis 2. C’est-à-dire : Ayez cette charité qui est le lien de la perfection. C’est donc la charité, c’est l’amour qu’il aperçoit dans une âme, qui fait accourir l’Époux, avide de se désaltérer à cette fontaine de l’amour de son Épouse. De même, la fraîcheur des eaux attire le cerf blessé, que la soif dévore, et l’invite à s’y rafraîchir.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.

Comme la brise rafraîchit et soulage celui que la chaleur accable, ainsi cette brise d’amour apporte fraîcheur et soulagement au cœur brûlant d’amour. C’est le propre du feu d’amour de croître en ardeur sous la brise qui le rafraîchit et le soulage, car l’amour est une flamme qui, en brûlant, tend à devenir toujours plus consumante, semblable en ceci à la flamme de nos foyers. Pour l’Époux, rafraîchir son ardeur, c’est réaliser le désir qui le presse d’accroître sa propre flamme par cette flamme de l’Épouse, qu’il appelle « la brise de son vol ». Comme s’il disait : L’ardeur de ton vol me fait brûler davantage, parce qu’un amour enflamme un autre amour.

1 Si charitatem non habeo, nihil sum. (I Cor., xxiii, 2.)

2 Coloss., III, 14.

262

Remarquons-le, Dieu ne verse sa grâce et son amour dans une âme qu’à proportion des dispositions et de l’amour qu’il trouve en elle. Le véritable amant doit donc faire en sorte que chez lui cette flamme ne manque jamais. Par là il inclinera en quelque sorte le Seigneur à lui porter toujours plus d’amour et à prendre en lui ses délices. Pour acquérir cet amour, mettons en pratique la charité, dont l’Apôtre nous dit : Elle est patiente, elle est bienfaisante, elle n’est point jalouse ; elle ne s’aigrit point ; elle ne s’enfle point ; elle n’est point ambitieuse ; elle ne cherche point son intérêt ; elle ne s’irrite point ; elle ne pense point le mal ; elle ne se réjouit point de l’iniquité, mais elle se réjouit de la vérité. Elle souffre tout — ce qu’il faut souffrir ; — elle croit tout — ce qu’il faut croire ; — elle espère tout ; elle supporte tout — ce qui est d’accord avec la charité 1.

REMARQUE SUR LES STROPHES SUIVANTES

Notre petite colombe volait par les airs de l’amour, au-dessus du déluge de ses peines et de ses amoureuses angoisses, qui, ainsi qu’elle nous le disait, ne lui laissaient pas où poser le pied. Enfin le compatissant Noé, étendant la main de sa miséricorde, la prit et la plaça dans l’arche de sa tendre charité. C’est lorsque, dans la Strophe que nous venons d’expliquer, il lui dit : « Reviens, colombe ! »

L’âme, qui a trouvé dans sa nouvelle retraite tout ce qu’elle désirait, et plus que la langue humaine ne peut dire, commence à chanter les louanges de son Bien-Aimé et à exposer les merveilles dont elle jouit dans son union avec lui, ce qui occupe les deux Strophes suivantes. Elle dit donc :

1 Charitas patiens est, benigna est ; charitas non cemulalur, non agit per pera m, non inflotur, non est ambitiosa, non qucerit quce sua sunt, non irritatur, non cogitai malum, non gaudet super iniquitate, congaudet autem veritati ; omnia suffert, omnia credit, omnia sperat, omnia sustinet. (I Cor., xiii, 4-7.)

STROPHES XIV ET XV

L’Aimé, c’est pour moi les montagnes,

Les vallons boisés, solitaires,

Toutes les îles étrangères

Et les fleuves retentissants.

C’est le doux murmure des brises caressantes.


Il est pour moi la nuit tranquille,

Semblable au lever de l’aurore,

La mélodie silencieuse

Et la solitude sonore,

Le souper qui récrée en enflammant l’amour.

REMARQUE

Avant d’aborder l’explication des deux Strophes suivantes, il est nécessaire, pour les faire bien entendre, ainsi que toutes les autres, d’avertir le lecteur que le vol spirituel dont nous avons parlé constitue un état très sublime, une union d’amour à laquelle Dieu n’élève d’ordinaire que les âmes longuement exercées à la vie de l’esprit. C’est ce que l’on appelle les fiançailles spirituelles avec le Verbe, Fils de Dieu. À l’entrée de cet état, Dieu communique à l’âme de grandes lumières sur son Être divin ; il l’orne d’une participation à sa grandeur et à sa majesté ; il lui fait présent de dons et de vertus ; il l’enrichit de connaissance de Dieu et de révérence envers lui ; il la pare, en un mot, comme il convient à une jeune fille au jour de ses fiançailles.

En cet heureux jour, non seulement l’âme voit finir ses poignantes angoisses et arrête ses amoureuses plaintes, mais, comblée de richesses, elle entre dans un état tout de paix, de délices, de tendres suavités. On pourra en juger par les Strophes qui vont suivre. L’âme ne fait plus que redire et célébrer les perfections de son Bien-Aimé,

264

perfections dont, en cette union des fiançailles, elle a en lui la connaissance et la jouissance. Il n’y est plus question, comme aux autres Strophes, d’angoisses et de souffrances, mais d’union, de suave et paisible échange d’amour entre elle et son Bien-Aimé : tout le reste a pris fin.

Ces deux Strophes décrivent ce qu’il y a de plus signalé dans les faveurs que Dieu accorde aux âmes en ce degré. Mais ce serait se tromper de croire que toutes les âmes parvenues à cet état reçoivent toutes les grâces indiquées, qu’elles les reçoivent sous la même forme, ou qu’elles ont la même mesure de connaissance et de sentiments spirituels, Aux unes il est donné plus, aux autres moins : les unes reçoivent d’une manière, les autres d’une autre. L’état des fiançailles spirituelles comporte une grande diversité de faveurs. Nous signalons dans ces vers ce qui s’y rencontre de plus élevé ; le reste y sera compris.

EXPLICATION DES DEUX STROPHES.

11 se trouvait dans l’arche de Noé, au témoignage des divines Écritures, un grand nombre de demeures, destinées à renfermer les diverses espèces d’animaux et tous les aliments dont ils devaient se nourrir. De même l’âme, qui dans ce vol spirituel s’est élevée jusqu’à l’arche divine du sein de Dieu, y contemple les nombreuses demeures qui se trouvent dans la maison du Père céleste, et dont il est parlé en saint Jean 1. Elle discerne en outre tous les aliments préparés pour les âmes, je veux dire les attributs divins qu’il est donné aux âmes de goûter. Ce sont eux que figurent les allégories dont ces Strophes sont pleines. Les voici en substance :

L’âme voit et possède dans cette divine union une abon -

1 xiv, 2.

265

dance d’inappréciables richesses. Elle y goûte tout le repos et tout le bonheur qu’elle peut souhaiter. Elle y reçoit sur la Divinité des lumières qui lui révèlent d’admirables secrets, et c’est un des mets qu’elle savoure le plus délicieusement. Elle sent en Dieu une puissance et une force terribles, en présence desquelles toute autre puissance et toute autre force défaillent. En même temps, elle goûte en lui une admirable douceur et des délices toutes spirituelles. Elle y trouve le véritable repos et la vraie lumière, Elle y goûte d’une manière très relevée la Sagesse de Dieu, qui resplendit dans l’harmonie des créatures et dans les œuvres de ses mains. Elle se sent remplie de tous les biens, affranchie et mise à l’abri de tous les maux. Mais par-dessus tout, elle se nourrit d’un inestimable aliment d’amour, qui l’affermit dans la divine dilection.

Telle est en substance le contenu de ces deux Strophes. L’Épouse nous y déclare à la fois ce que son Bien-Aimé est en lui-même et ce qu’il est pour elle. L’âme, en effet, dans les communications qui accompagnent ces extases, goûte dans la vérité cette parole de saint François : Mon Dieu et mon tout ! Dieu est toutes choses à l’âme, et il est lui-même tout le bien qu’elles contiennent. La divine communication que renferme cette extase est exprimée par des similitudes tirées de l’excellence des créatures énumérées dans ces Strophes. Nous en expliquerons séparément chaque vers.

Disons auparavant que les excellences signalées ici se rencontrent en Dieu éminemment et à l’infini, ou pour mieux dire, chacune de ces excellences, de même que toutes ces excellences réunies, c’est Dieu même. L’âme, en s’unissant à Dieu, expérimente que Dieu est toutes choses, suivant la parole de saint Jean (ch. I) : Quod factum est, in ipso vita erat 1. C’est-à-dire : Ce qui a été fait était vie en lui. Il ne

1 Joan., I 14.

266

faut donc pas s’imaginer que l’âme voit ici les créatures en Dieu, comme l’on voit les objets dans la lumière, nais il faut bien savoir que dans cette union elle éprouve que Dieu lui est toutes choses. On ne doit pas se figurer non plus que dans ce goût sublime qu’elle a de Dieu, elle voie Dieu clairement et selon son Essence. Non, il ne s’agit que d’une abondante communication, d’un puissant rayon de sa grâce, qui lui fait entrevoir ce que Dieu est en lui-même et en même temps l’excellence des créatures. Elle la déclare dans les vers suivants :

L’Aimé, c’est pour moi les montagnes.

Les Montagnes sont élevées ; elles sont fertiles, spacieuses, belles, gracieuses, fleuries et embaumées. Mon Bien-Aimé est pour moi ces montagnes.

Les vallons boisés, solitaires

Les vallons solitaires sont paisibles, agréables. frais et ombragés. L’eau pure y coule en abondance. Ils charment et récréent les sens par leur végétation variée, comme aussi par les chants mélodieux des oiseaux qui les habitent. Ils procurent la fraîcheur et le repos par la solitude et le silence qui y règnent. Mon Bien-Aimé est pour moi ces vallons.

Toutes les îles étrangères

Les îles étrangères sont entourées par l’océan et situées au-delà des mers. Elles sont donc séparées du commerce des hommes. Leurs productions sont très différentes des nôtres ; elles ont un aspect singulier et des propriétés qui nous sont inconnues ; elles causent de la surprise et de l’admiration à ceux qui les considèrent. C’est Dieu même que l’âme désigne ici sous le nom « d’îles étrangères », à cause des merveilles inouïes, étranges, bien au-dessus de toutes les notions humaines, qu’elle découvre en lui. On peut être regardé comme étranger pour deux motifs : ou parce que l’on vit à l’écart des autres hommes, ou parce que l’on se distingue d’eux par la perfection de ses actes et l’excellence de ses œuvres. C’est sous ces deux rapports à la fois que l’âme donne à Dieu le qualificatif d’étranger. Non seulement il a toutes les excellences des îles inconnues, mais ses vues, ses conseils et ses œuvres sont pour les hommes quelque chose d’extraordinaire, de nouveau et de surprenant.

Rien d’étonnant donc que Dieu soit comme étranger pour les hommes qui ne l’ont jamais vu ; il l’est bien pour les anges et les élus, qui ne peuvent le contempler dans toute l’étendue de son Essence et qui n’y parviendront jamais ! Jusqu’au jour du Jugement ils découvriront dans la profondeur de ses conseils, relativement aux œuvres de sa miséricorde et de sa justice, des merveilles nouvelles, qui les jetteront dans une surprise et une admiration toujours croissantes. Ainsi, non seulement les hommes, mais les anges peuvent donner à Dieu la qualification « d’îles étrangères ». Il n’y a que pour lui seul que Dieu n’est ni surprenant ni nouveau.

Et les fleuves retentissants.

Les fleuves ont trois propriétés. En premier lieu, ils inondent et submergent tout ce qu’ils rencontrent ; en second lieu, ils remplissent toutes les profondeurs et tous les vides qui se présentent ; en troisième lieu, ils roulent leurs eaux avec un fracas qui couvre tous les autres bruits. Dans la divine communication dont il s’agit, l’âme goûte délicieusement en Dieu ces trois propriétés. Voilà pourquoi elle nous dit que son Bien-Aimé est pour elle « les fleuves retentissants ».

268

En premier lieu, l’âme se sent investie par le torrent de l’Esprit de Dieu, qui s’empare d’elle avec une incroyable puissance. II semble à cette âme qu’elle est submergée par tous les fleuves de l’univers, et que ces fleuves engloutissent tous ses actes et toutes ses passions d’autrefois. Malgré son impétuosité, cette opération de l’Esprit-Saint ne cause à l’âme aucune souffrance. Ces fleuves sont des fleuves de paix, ainsi que Dieu le donne à entendre par Isaïe, lorsqu’il dit de cet envahissement de l’âme : Ecce ego declinabo super eam quasi flumen pacis et quasi torrentem inundantem gloriam 1. C’est-à-dire : Sachez et apprenez que j’amènerai et déverserai sur elle — à savoir sur l’âme — comme un fleuve de paix et comme un torrent de gloire qui se déborde. Ainsi cet avènement de Dieu dans l’âme, comparable à l’inondation des fleuves, la remplit tout entière de paix et de gloire.

En second lieu, elle sent que ce torrent divin comble les profondeurs de son humilité et les vides creusés par le renoncement à ses appétits, suivant la parole de saint Luc : Exaltavit humiles. Esurientes implevit bonis 2. C’est-à-dire : Il a élevé les humbles, il a rempli de biens les affamés.

En troisième lieu, ces fleuves retentissants du Bien-Aimé produisent dans l’âme comme un fracas, une voix spirituelle, qui couvre tous les bruits et toutes les voix de la terre, qui surpasse toute autre voix et tout autre bruit. Mais arrêtons-nous un moment, pour expliquer ce qui se passe alors.

Cette voix, ce bruit imposant des fleuves dont l’âme nous parle ici, est une plénitude surabondante qui la comble de tous les biens, c’est une puissance irrésistible qui s’empare d’elle. Ce n’est pas assez de la comparer au roulement des fleuves, c’est quelque chose comme le redou -

1 Is., LXVI, 12.

2 Luc., I, 51, 53.

269

table fracas du tonnerre. Et cependant, c’est une voix toute spirituelle, qui n’a rien des vibrations atmosphériques, ni des incommodités qu’elles produisent. Elle inonde l’âme de majesté, de puissance, de délices et de gloire. C’est une voix tout intérieure, mais d’une portée immense, qui produit une admirable impression de force et de grandeur.

Cette voix spirituelle, cette vibration de puissance, est celle qui se fit entendre aux apôtres quand l’Esprit-Saint, ainsi qu’il est marqué au Livre des Actes, descendit sur eux comme un torrent impétueux 1. Pour faire entendre les effets intérieurs qu’elle produisait au-dedans, elle retentit au-dehors comme un ouragan, qui fut perceptible à tous les habitants de Jérusalem. Ce fracas extérieur était l’indice de la plénitude de puissance et de force que nous avons dite et dont les apôtres se trouvèrent alors investis.

C’est ainsi encore qu’au moment où le Seigneur Jésus priait son Père sous le poids de l’angoisse et de la persécution, une voix intérieure vint du ciel pour fortifier son humanité. Les Juifs, nous dit saint Jean, la perçurent extérieurement sous la forme d’un bruit solennel si éclatant, que les uns se demandaient si c’était un coup de tonnerre, tandis que les autres assuraient qu’un ange lui avait parlé du haut du ciel 2. Cette voix, entendue au-dehors, marquait la force et la puissance dont l’humanité du Christ venait d’être intérieurement revêtue.

L’âme perçoit spirituellement dans son esprit le son de cette voix spirituelle. Par voix spirituelle il faut entendre l’effet produit dans l’âme. De même, la voix corporelle résonne dans l’oreille, tandis que la chose signifiée s’imprime dans l’intelligence. C’est ce qu’enseigne David, quand il dit : Ecce dabit voci suce vocem virtutis 2. Ce qui revient.

1 Act., II, 2.

2 Joan., xII, 28.

3 Ps. Lxvii, 37.

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à dire : Sachez que Dieu donnera à sa voix une voix de puissance, et cette puissance est la voix intérieure. En effet, en disant : Dieu donnera à sa voix une voix de puissance, David nous apprend qu’à la voix extérieure, qui s’entend au-dehors, Dieu joindra une voix puissante, qui s’entendra au-dedans. Par où nous apprenons que Dieu est une voix infinie, et que lorsqu’il se communique à l’âme de la manière que nous venons de dire, il lui produit l’effet d’une voix éclatante.

Cette voix fut perçue par saint Jean, qui nous dit dans l’Apocalypse comment la voix qu’il entendit du ciel erat tanquam vocem aquarum multarum et tanquam vocem tonitrui magni 1. Ce qui revient à dire que la voix qu’il entendit faisait l’effet de la voix des grandes eaux et du fracas du tonnerre. Mais pour ne pas donner à penser qu’une voix aussi forte était incommode et fatigante, il ajouta aussitôt que cette voix avait tant de douceur, qu’elle était sicut citharoedorum citharizantium in citharis suis 2. C’est-à-dire, qu’elle était semblable à un concert de musiciens, qui tireraient de leurs cithares des flots d’harmonie. Ézéchiel dit de son côté que cette voix, qui ressemblait à celle des grandes eaux, erat quasi sonum sublimis Dei 3, c’est-à-dire, comme le son du Dieu très haut. En d’autres termes, Dieu se communiquait par cette voix avec autant de sublimité que de douceur.

Cette voix est infinie, parce que, comme nous l’avons dit, c’est ici Dieu même qui se communique, en faisant retentir sa voix dans une âme. Mais il se proportionne à chaque âme, donnant à sa voix lie juste degré de puissance qui convient à chacune, en sorte qu’elle en est comblée de délices et de gloire. C’est ce qui faisait dire à l’Époux

1 Apoc., xiv, 2.

2 Ibid.

3 Ezech., i, 24.

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des Cantiques : Sonet vox tua in auribus meis, vox enim tua dulcis 1. C’est-à-dire : Que ta voix retentisse à mes oreilles ; car elle est pleine de douceur. Vient ensuite ce vers :

Et le doux murmure des brises caressantes.

L’âme mentionne ici deux choses : la « brise » et le « murmure ». Par les « brises caressantes », il faut entendre les perfections et les excellences du Bien-Aimé, qui, par le moyen de l’union, investissent une âme, viennent toucher sa substance et se communiquent amoureusement à elle. Par le « murmure » de cette brise, il faut entendre une très sublime et très délicieuse connaissance de Dieu et de ses perfections, qui, naissant du contact des perfections divines et de la substance de l’âme, rejaillit dans l’entendement. De toutes les jouissances accordées à l’âme dans l’état d’union, celle-ci est la plus élevée.

Mais expliquons davantage le sujet. On peut distinguer deux choses dans la brise : le contact et le murmure. De même, cette communication de l’Époux donne lieu tout ensemble à la délectation et à la connaissance. La brise fait sentir son impression au sens du toucher et son murmure au sens de l’ouïe. Ainsi, c’est le toucher résidant en la substance de l’âme qui reçoit le contact des perfections du Bien-Aimé, et c’est l’entendement — qu’on peut regarder comme l’ouïe de l’âme — qui perçoit la connaissance.

On dit que la brise amoureuse arrive lorsqu’elle se fait sentir agréablement au toucher et satisfait le besoin de celui qui aspirait à ce rafraîchissement ; alors, en effet, le sens du toucher est réjoui et charmé. En même temps, l’ouïe est récréée par le murmure de la brise, et cette agréable sensation de l’ouïe surpasse celle du toucher, parce que le

1 Cant., i, 14.

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sens de l’ouïe est plus spirituel que celui du toucher, ou pour parler plus exactement, il a plus de rapport avec ce qui est spirituel ; aussi la jouissance qu’il produit est-elle plus spirituelle que la jouissance dont le sens du toucher est la source.

De même, le divin contact pénètre la substance de l’âme de plaisir et de jouissance. il satisfait suavement le désir qui la faisait soupirer après cette divine union. L’âme appelle cette touche d’union une « brise caressante », parce qu’ainsi que nous l’avons dit, elle lui communique suavement et amoureusement les perfections du Bien-Aimé, d’où dérive dans l’entendement le murmure de l’intelligence.

Elle se sert du terme de « murmure », parce que de même que le souffle de la brise entre subtilement dans le réceptacle de l’oreille, ainsi cette très subtile et très exquise connaissance pénètre avec une admirable douceur et de merveilleuses délices jusqu’au plus intime de la substance de l’âme, et ces délices surpassent tout ce que cette âme a jamais éprouvée. La raison en est que cette connaissance est purement substantielle, dégagée de toute forme et de tout accident, et qu’elle est communiquée à cette partie de l’entendement que les philosophes appellent passive ou possible. Elle est donc reçue passivement et sans aucune coopération de l’entendement. Et parce que c’est l’entendement qui la reçoit, il n’est point pour l’âme de plus grande jouissance, car, d’après les théologiens, c’est dans l’entendement que réside la fruition suprême, autrement dit la vision béatifique.

Parce que ce murmure de la brise signifie la connaissance substantielle, certains théologiens tiennent que notre père Élie vit Dieu même dans ce souffle de brise légère qui se fit sentir à lui sur la montagne, à l’entrée de la caverne où il se tenait 1. L’Écriture parle du souffle d’une brise

1 III Reg., xix, 12.

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légère, parce que cette exquise et subtile communication spirituelle produisait la connaissance dans l’entendement du prophète. Ici cette connaissance est un rejaillissement, dans l’entendement de l’âne, de l’amoureuse communication des perfections du Bien-Aimé, et c’est pour cela qu’elle l’appelle le murmure de la brise amoureuse.

Ce divin murmure qui pénètre dans l’oreille de l’âme et qui est, nous l’avons dit, purement substantiel, découvre de grandes vérités sur la Divinité et révèle quelque chose de ses mystérieux secrets. D’ordinaire, en effet, quand l’Écriture parle d’une communication divine perçue par l’ouïe, il s’agit de la manifestation de vérités nuement perçues ou de la révélation de quelque secret divin. Ce sont alors des visions et des révélations purement spirituelles, communiquées sans l’intermédiaire des sens ; aussi ce qu’elles donnent à connaître est-il très sublime et très certain. Voilà pourquoi saint Paul, voulant faire comprendre la sublimité de la révélation qu’il avait reçue, ne dit pas : Viril arcana verba, et moins encore : Gustavi arcana verba, nais : Audivi arcana verba, quæ non licet hominibus loqui 1. Comme s’il disait : J’ai entendu des paroles secrètes, qu’il n’est pas permis à l’homme de prononcer. Par où l’on tient que lui aussi vit Dieu, comme notre père Élie l’avait vu dans le souffle de la brise.

Ainsi donc, comme la foi, selon la doctrine de saint Paul, pénètre en nous par l’ouïe, ainsi l’objet de la foi, qui est précisément cette connaissance substantielle, vient à nous par l’ouïe spirituelle. Le prophète Job nous le fait bien comprendre quand, s’adressant à Dieu qui venait de se révéler à lui, il dit : Auditu auris audivi te ; nunc autem oculus meus videt te 2. C’est-à-dire : Je vous ai entendu de mon oreille, et maintenant mon œil vous voit. Ce qui

1 La Vulgate porte : quæ non licet homini loqui. (II Cor., xii, 14.)

2 Job, xlii, 5.

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nous montre clairement qu’entendre de l’oreille de l’âme et voir de l’œil de l’entendement passif dont nous avons parlé, c’est une seule et même chose. Aussi Job ne dit pas : Je vous ai entendu de mes oreilles, mais de mon oreille. Il ne dit pas non plus : Je vous vois de mes yeux, mais de l’œil de mon entendement. Cette audition de l’âme est donc la même chose que cette vision de l’entendement.

Il ne faut pas croire cependant que cette connaissance nue et substantielle, accordée à l’âme, soit la fruition claire et parfaite du ciel. Bien que dégagée d’accidents, elle n’est pas claire, mais obscure. Ce n’est encore que la contemplation, laquelle en cette vie est, au dire de saint Denis, un rayon de ténèbres. Nous pouvons donc la regarder comme un rayon et une image de la fruition à venir, et par le fait elle a lieu dans l’entendement, où résidera la fruition glorieuse.

Cette connaissance substantielle, que l’âme désigne ici sous le nom de « murmure », est la même qu’elle a nommée plus haut « les yeux ardemment désirés » de l’Époux, et dont elle n’a pu supporter la sublimité, tellement qu’elle a été contrainte de s’écrier : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »

Il sera très à propos de confirmer ici par l’autorité d’un passage de Job ce que j’ai dit du ravissement, et des fiançailles spirituelles — quitte à ralentir un peu notre marche — et d’en faire les applications que réclame notre sujet. Je reprendrai ensuite l’explication de la Strophe suivante.

Éliphaz de Teman parle ainsi : Porro ad me dictum est verhum absconditum, et quasi furtive suscepit auris mea venas susurri hujus. In horrore visionis nocturnæ, quando solet sopor occupare homines, pavor tenuit me et tremor, et omnia ossa mea perterrita sunt, et cum spiritus me prae -

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sente transiret, inhorruerunt pili carnis mece. Stetit quidam cujus non agnoscebam vultum, imago coram oculis meis et vocem quasi auroe lenis audivi 1. Ce qui veut dire : En vérité, une parole secrète m’a été adressée, et mon oreille a saisi comme à la dérobée le souffle de son murmure. Dans l’horreur d’une vision de nuit, à l’heure où le sommeil a coutume d’assoupir les hommes, je fus saisi de frayeur, je tremblai d’effroi, mes os furent tout pénétrés d’épouvante. Un esprit passa devant moi, et mes cheveux se dressèrent sur ma tête. L’image de quelqu’un dont je ne connaissais pas le visage s’arrêta devant moi et j’entendis une voix légère comme le souffle de la brise.

Ce passage contient tout ce que nous avons dit du ravissement, à partir de la Strophe XII : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »

Ce qu’Éliphaz nous dit de la parole secrète qui lui a été adressée revient à cette connaissance mystérieuse communiquée à l’âme, connaissance d’une grandeur si accablante, qu’elle s’est vue contrainte de' supplier son Bien-Aimé de détourner son regard. Il dit ensuite que son oreille a saisi comme à la dérobée le souffle d’un murmure. C’est la connaissance substantielle et nue, reçue, nous l’avons dit, par l’entendement de l’âme, car le souffle représente la substance dépouillée d’accident.

Le murmure signifie le contact des perfections divines, d’où rejaillit dans l’entendement la connaissance substantielle. Le terme de murmure marque la douceur de cette communication, que l’âme a nommée « brise caressante », parce qu’elle est tout imprégnée de tendresse. Éliphaz dit qu’il a reçu ce murmure comme à la dérobée. L’objet dérobé appartient à autrui, et ce contact des divines perfections n’appartient pas, naturellement parlant, à l’homme.

1 Job, iv, 12-16.

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En le recevant, il reçoit ce à quoi il n’a aucun droit, pas plus que saint Paul n’avait de droit sur le secret qui lui fut révélé et qu’il ne lui était pas permis de découvrir. Un autre prophète répète par deux fois : Mon secret est à moi 1. Éliphaz continue : Dans l’horreur d’une vision de nuit, à l’heure où le sommeil a coutume d’assoupir les hommes, je fus saisi de frayeur et je tremblai d’effroi. Il marque la frayeur et le tremblement que cause naturellement à l’âme la communication divine reçue dans l’extase : car, nous l’avons dit plus haut, la nature est incapable de porter la communication de l’Esprit de Dieu.

Le prophète fait allusion au phénomène qui se produit parfois dans un demi-sommeil, au point qui sépare le sommeil véritable de la veille, phénomène que l’on appelle cauchemar. De même, c’est au point qui sépare l’ignorance et la connaissance surnaturelle, à l’entrée du ravissement et de l’extase, qu’ont lieu la frayeur et le tremblement, causés par la vision spirituelle dont l’âme est gratifiée. Il ajoute que ses os furent pénétrés d’épouvante, ou en d’autres termes, qu’ils furent ébranlés et disjoints, ce qui équivaut à l’effet de dislocation des os que nous avons signalé. Daniel note ce même effet comme s’étant produit en lui à la vue de l’ange : Domine, in visione tua dissolutoe sunt compages meoe 2. C’est-à-dire : Seigneur, votre vue a relâché la jointure de mes os.

Éliphaz poursuit : Quand l’esprit passa devant moi — c’est-à-dire, quand le ravissement me fit passer les limites de mes facultés naturelles, — mes cheveux se dressèrent sur ma tête. C’est le corps qui se glace, s’engourdit et semble privé de vie. L’image de quelqu’un dont je ne connaissais pas le visage s’arrêta devant moi. C’est Dieu qui se commit -

1 Secretum meum mihi, secretum meum rnihi. (Is., xxiv, 16.)

2 La Vulgate porte : Domine mi.. (Dan., x, 16.) Nous avons vu déjà que saint Jean de la Croix citait souvent de mémoire.

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nique. Le prophète nous dit qu’il ne connaissait pas son visage, pour marquer que dans cette vision, si haute soit-elle, l’âme ne voit ni la face ni l’essence de Dieu. Il dit qu’une image parut devant ses yeux, parce que cette notion divine, cette parole cachée, était, dans sa sublimité, comme une représentation de la face de Dieu, sans être pourtant la vision essentielle de la Divinité.

Il conclut en disant qu’il entendit une voix, Iégère comme le souffle de la brise, ce qui revient à la qualification de « brise caressante », donnée par l’âme à son Bien-Aimé. Ceci ne veut pas dire que ces visites divines soient toujours accompagnées de ces frayeurs et de ces lésions physiques dont j’ai parlé. Ces effets, nous l’avons noté, sont le fait des personnes qui viennent d’entrer dans l’état d’illumination et de perfection, et qui commencent seulement à recevoir ce genre de communications. Chez les autres, elles se produisent, au contraire, avec une grande douceur. Mais reprenons l’explication de nos Strophes.

Il est pour moi la nuit tranquille.

Pendant le sommeil spirituel dont l’âme jouit sur le sein de son Bien-Aimé, elle goûte et possède tout le calme, tout le repos, toute la quiétude d’une paisible nuit. En même temps, elle reçoit en Dieu même une intelligence divine, abyssale et obscure, ce qui lui fait dire que son Bien-Aimé est pour elle « la nuit tranquille ».

Semblable au lever de l’aurore.

Elle dit que cette nuit pleine de quiétude n’est pas une nuit obscure, c’est plutôt la nuit quand elle touche au lever de l’aurore. Je le répète, cette nuit ressemble au point du jour, parce que ce calme, ce repos en Dieu n’est point pour l’âme entièrement ténébreux, comme le serait une nuit profonde, c’est un repos, une quiétude dans la lumière

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divine, dans une connaissance de Dieu toute nouvelle, qui fait goûter à l’esprit une tranquillité exquise et l’élève à une divine illumination 1.

Cette lumière est très justement comparée au lever de l’aurore, c’est-à-dire à l’aube du matin, car de même que l’aube du matin dissipe l’obscurité de la nuit et fait paraître la lumière du jour, ainsi l’esprit, calme et paisible en Dieu, monte des ténèbres de la connaissance naturelle aux clartés matutinales de la connaissance surnaturelle de Dieu. Cette connaissance, redisons-le, n’est pas encore claire et lumineuse, c’est l’obscurité de la nuit au moment du lever de l’aurore. Et de même que la nuit, quand va poindre l’aurore, n’est déjà plus tout à fait la nuit et n’est pas encore complètement le jour — c’est ce que l’on appelle entre deux jours 2, — ainsi cette céleste quiétude n’est pas investie par la lumière divine arrivée à son apogée, elle participe seulement à ses premiers rayons.

Au sein de ce repos, l’entendement se voit avec la plus grande surprise porté au-dessus de toutes les connaissances naturelles, jusqu’à la lumière de Dieu. On dirait une personne qui sort d’un long sommeil et qui ouvre les yeux à une lumière inattendue. C’est à cette connaissance de Dieu que David faisait allusion lorsqu’il disait : Vigilavi et factus sum sicut passer solitarius in tecto 3. C’est-à-dire : Je m’éveillai et je me trouvai comme le passereau solitaire sur le toit. Comme s’il eût dit : J’ai ouvert les yeux de mon entendement et je me suis trouvé au-dessus de toutes les connaissances naturelles, dépouillé de ces connaissances, solitaire, dominant toutes les choses d’ici-bas.

Cette âme se compare au passereau solitaire. Dans cette contemplation, en effet, elle a les propriétés de cet oiseau,

1 Nous avons suivi pour ce difficile passage les indications de M. Martinez Burgos, qui corrige ici le P. Gérard.

2 Entre dos luces, porte le texte espagnol.

3 Ps. Ci, 8.

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qui sont au nombre de cinq. Premièrement, il se pose d’ordinaire dans les lieux les plus élevés, et l’âme en ce degré monte à une très sublime contemplation. Secondement, il a toujours le bec tourné du côté d’où vient la brise ; et l’âme porte ses désirs dans la direction de la brise d’amour qui est Dieu. Troisièmement, il reste toujours seul, il ne souffre auprès de lui aucun autre oiseau, et si l’un ou l’autre vient s’y poser, il se retire aussitôt ; l’âme dans cette contemplation est séparée, dépouillée de toutes choses et ne veut que la solitude en Dieu. Quatrièmement, il chante très suavement, et l’âme alors adresse à Dieu un chant plein de douceur, les louanges qu’elle fait retentir sont imprégnées du plus suave amour, ce qui les rend très délicieuses à elle-même et très précieuses à Dieu. Cinquièmement, il n’a pas de couleur déterminée, et l’âme arrivée à la perfection non seulement ne retient plus aucune nuance d’affection sensuelle ou d’amour-propre, mais laisse de côté toute considération, soit basse, soit élevée, elle abandonne tout ce qui a un mode ou une manière d’être, parce qu’elle a sur Dieu des notions qui sont un abîme de profondeur.

La mélodie silencieuse.

Au milieu de la quiétude et du silence de cette nuit, au sein des rayons de la divine lumière, l’âme découvre l’admirable convenance des dispositions de la Sagesse clans la variété des créatures et la diversité de ses œuvres. Toutes les créatures, soit dans leur ensemble, soit dans leur individualité, ont un rapport avec Dieu, et chacune raconte dans son langage ce que Dieu est en elle. De toutes ces voix il se forme pour l’âme un harmonieux et très suave concert, qui surpasse tous les concerts et toutes les mélodies de la terre. Elle lui donne le nom de « mélodie silencieuse », parce que, nous l’avons dit, c’est une connaissance calme

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et paisible, sans bruit de voix. On y goûte tout à la fois les douceurs de l’harmonie et le repos du silence. L’âme nous dit que son Bien-Aimé est lui-même cette « mélodie silencieuse », parce que c’est en lui qu’elle jouit de cette harmonie toute spirituelle. Elle ajoute qu’il est

La solitude sonore.

Cette « solitude sonore » diffère très peu de la « mélodie silencieuse ». C’est une « mélodie silencieuse » pour les sens et les puissances naturelles, mais c’est une solitude pleine d’ondes sonores pour les puissances spirituelles, qui, solitaires et vides de toutes formes et représentations naturelles, sont aptes à percevoir spirituellement, dans des flots d’harmonie, le concert éclatant des excellences divines, considérées en Dieu même ou dans ses créatures.

Nous avons dit déjà que saint Jean, dans l’Apocalypse, entendit en esprit les voix d’un grand nombre de musiciens, qui tiraient de leurs cithares des mélodies ravissantes. Il s’agissait d’un concert spirituel, et non de cithares matérielles. L’Apôtre recevait une certaine perception des louanges que les bienheureux donnent continuellement à Dieu, chacun suivant sa gloire spéciale. Ces louanges forment une mélodie, puisque les élus ayant reçu des dons différents, chacun d’eux fait entendre une louange qui lui est propre, et ces innombrables voix se réunissent dans une harmonie d’amour, qui produit l’effet d’un véritable concert.

L’âme de même, dans cette paisible illumination de la Sagesse divine, entend toutes les créatures, soit de l’ordre supérieur, soit de l’ordre inférieur de la création, rendre à Dieu, suivant le don qu’elles ont reçu de lui, un témoignage de ce qu’il est en lui-même. Elle voit chacune d’elles glorifier Dieu à sa manière, parce qu’elle le renferme en soi conformément à sa capacité. Toutes ces voix forment en s’unissant une harmonie sublime, qui chante la grandeur, la sagesse et l’admirable science de Dieu. C’est ce que l’Esprit-Saint nous donne à entendre, lorsqu’il dit au Livre de la Sagesse : Spiritus Domini replevit orbem terrarum, et hoc quod continet omnia scientiam habet vocis 1. Ce qui veut dire L’Esprit du Seigneur a rempli le globe de la terre, et cet univers, qui contient toutes les œuvres de ses mains, a la science de la voix. C’est là cette « solitude harmonieuse dont l’âme, nous l’avons dit, entre ici en jouissance et qui n’est autre que le témoignage que toutes les créatures rendent à Dieu. Comme l’âme ne peut percevoir cette harmonie que dans la solitude et l’abstraction de toutes les choses inférieures, elle lui donne le nom de « mélodie silencieuse » et de « solitude harmonieuse ». Et son Bien-Aimé, déclare-t-elle, est pour elle-même tout cela. Elle ajoute

Le souper qui récrée, en enflammant l’amour.

Le repas du soir apporte aux amants à la fois récréation, rassasiement, amour. Le Bien-Aimé, dans cette suave communication, produit en l’âme ce triple effet. C’est pour cela qu’elle l’appelle un « souper qui récrée, en enflammant l’amour ». Dans les saintes Écritures, le repas du soir désigne la vision de Dieu. De même donc que le souper couronne les travaux du jour et ouvre le repos de la nuit, ainsi l’âme savoure dans la paisible connaissance dont nous parlons, un avant-goût de la fin de ses maux et l’assurance des biens qu’elle attend. Par là aussi, son amour pour Dieu prend de grands accroissements. C’est donc réellement pour elle « le souper qui récrée », en lui annonçant la fin de ses maux, et qui « enflamme l’amour », en lui assurant la possession de tous les biens.

Pour mieux faire comprendre combien ce souper est délicieux à l’âme, puisque, nous l’avons dit, il n’est autre

1 Sap., i, 7.

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chose que le Bien-Aimé lui-même, rappelons les paroles de l’Époux dans l’Apocalypse : Voici que je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et m’ouvre sa porte, j’entrerai chez lui et je souperai avec lui, et lui avec moi 1. Par là il nous donne à entendre qu’il apporte avec lui le repas, c’est-à-dire la saveur et les délices dont il se nourrit lui-même et qu’il communique à l’âme lorsqu’il s’unit à elle, afin qu’elle s’en nourrisse elle aussi. Tel est le sens de cette parole : Je souperai avec lui, et lui avec moi, et tel est l’effet produit par l’union de l’âme avec Dieu : les biens mêmes de Dieu deviennent communs entre lui et l’âme-épouse, parce qu’il les lui communique gratuitement et avec une souveraine libéralité. Dieu est donc lui-même ce « souper qui récrée en enflammant l’amour ». Il récrée son Épouse par sa libéralité, il l’enflamme d’amour par la bienveillance qu’il lui témoigne.

OBSERVATION.

Avant d’entreprendre l’explication des Strophes qui nous restent encore à voir, faisons une observation. Nous avons dit que dans l’état des fiançailles spirituelles l’âme goûte une tranquillité parfaite et reçoit communication de tous les biens dont cette vie mortelle est susceptible. Ceci ne doit s’entendre que de la partie supérieure, car tant que l’âme n’a pas encore été élevée au mariage spirituel, elle garde quelques racines amères et n’assujettit pas complètement sa nature, ainsi qu’elle y arrivera plus tard. Et si nous disons qu’elle jouit de toutes les communications. divines qu’elle est capable de recevoir, il faut l’entendre de celles qui sont propres à l’état des fiançailles, car celui du mariage spirituel l’emporte incomparablement sur le

1 Ecce sto ad ostium et pulso. Si quis audierit vocem meam et aperuerit mihi anuam, intrabo ad ilium, et coenabo cum eo, et ipse me cum. (Apoc., III, 20.)

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premier. Il est vrai qu’au temps des fiançailles l’âme-épouse se trouve enrichie, durant les visites de l’Époux, de biens immenses. Cependant elle a encore à souffrir de ses absences ; elle est sujette à des troubles, à des assauts importuns, qui viennent soit de sa partie inférieure, soit du démon, toutes choses qui prennent fin dans l’état du mariage.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Les vertus de l’Épouse ont désormais atteint un degré parfait, et elle jouit d’ordinaire en paix des visites du Bien-Aimé. Il arrive parfois que sous une touche que l’Époux imprime à ses vertus, celles-ci exhalent soudain une odeur exquise. Il en va de même des lis et des autres fleurs, lorsqu’ils sont épanouis et dans toute leur beauté, si l’on vient à les manier. Souvent, dans ces divines visites, l’âme voit la perfection spirituelle des vertus dont Dieu l’a enrichie, et c’est lui-même qui lui communique cette perception. L’âme alors, au milieu de merveilleuses délices et d’une extrême suavité d’amour, réunit toutes ces vertus et les offre à son Bien-Aimé comme un bouquet, bien serré, de ravissantes fleurs. Et le Bien-Aimé, qui très réellement daigne à nouveau les accepter, trouve dans cette offrande un extrême plaisir.

Tout cela se passe au plus intime de l’âme, qui sent le Bien-Aimé prendre là son repos, comme sur sa propre couche. L’âme s’offre elle-même en offrant ses vertus, et c’est la plus douce satisfaction qu’elle puisse procurer à l’Époux. Pour l’âme également, cette offrande est l’une des plus délicieuses jouissances qu’il lui soit donné de goûter dans ses relations intimes avec Dieu. Aussi le démon, qui, dans sa malice, porte envie aux trésors dont il la voit enrichie, percevant sa félicité, use de toute son adresse et

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met en mouvement tous les ressorts de sa ruse, en vue de la troubler et de la dépouiller au moins d’une faible partie des biens dont elle jouit. Effectivement, il attache plus de prix à priver cette âme d’un degré de richesse et de glorieuses délices, qu’à en faire tomber d’autres dans de graves et nombreux péchés. Ces dernières n’ont rien, ou peu de choses, à perdre, tandis que celle-ci s’est acquise des trésors immenses et d’une inestimable valeur. Perdre une petite quantité d’or pur est un plus grand malheur que de laisser se détériorer une grande quantité de métal commun.

Le démon donc cherche à réveiller chez cette âme les appétits sensitifs. À vrai dire, le plus souvent il n’y réussit guère, parce que les appétits sensitifs, chez l’âme dont nous parlons, se trouvent comme amortis. Si ses efforts sont inutiles de ce côté, il formera dans l’imagination des fantômes et parfois excitera dans la partie sensitive des mouvements de toute espèce — nous le dirons plus loin, — avec d’autres importunités, tant spirituelles que sensitives, dont il n’est pas au pouvoir de l’âme de se délivrer. Elle devra attendre que le Seigneur lui envoie son ange, dont il est dit dans un Psaume qu’il environne ceux qui le craignent 1, les délivre et affermit la tranquillité, tant dans la partie sensitive que dans la partie spirituelle. L’âme, pour faire connaître le combat qui lui est livré et obtenir la faveur d’en être affranchie, bien instruite d’ailleurs des ruses que le démon met en œuvre pour lui nuire, s’adresse aux anges, dont l’office est de nous secourir en pareille rencontre et de mettre les démons en fuite. Elle prononce donc la Strophe suivante.

1 Immittet angelus Domini in circuitu timentium eum : et eripiet eos. (Ps. xxxiii, 8.)

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STROPHE XVI

Donnez la chasse à ces renards,

Car voilà notre vigne en fleurs.

De nos roses, en attendant,

Faisons une pomme de pin.

Que sur la montagne personne ne paraisse.

EXPLICATION.

L’âme souhaite que rien ne vienne entraver les intimes délices d’amour dont elle jouit et qui sont comme les fleurs de sa vigne, ni l’envie malicieuse des dénions, ni la fougue des appétits sensuels, ni les allées et venues de l’imagination, ni la diversité de ses représentations. Prenant donc le parti de s’adresser aux anges, elle leur demande de donner la chasse à tous ses ennemis et de les tenir à distance, de façon qu’ils ne puissent troubler ces intimes opérations de l’amour, ces ineffables échanges de vertus et de grâces qui ont lieu entre le Fils de Dieu et elle, au milieu des plus suaves délices. Elle dit donc :

Donnez la chasse à ces renards,

Car voilà notre vigne en fleurs.

La « vigne » dont parle cette âme sainte n’est autre que les plants des vertus, qui lui fournissent un vin d’agréable saveur. Cette vigne est en fleurs quand l’âme, unie à l’Époux par la volonté, prend en lui ses délices au milieu de toutes les vertus. Or, à ce moment, nous venons de le dire, il arrive parfois que la mémoire et l’imagination sont assaillies par des images de toutes sortes, la partie sensitive par des appétits et des mouvements divers. David lui-même se trouvait molesté par ces différents ennemis, tandis qu’il désaltérait son ardente soif de Dieu en buvant ce délicieux

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vin spirituel. Il s’écriait alors : Mon âme a soif de vous, ô mon Dieu, et de combien de manières ma chair gémit vers vous 1 !

L’âme donne le nom de « renards » à tout l’ensemble de ses appétits et de ses mouvements sensitifs, à cause de nombreux rapports qu’ils ont avec ces animaux. Les renards font semblant de dormir, afin de saisir plus sûrement leur proie. De même, les appétits et les mouvements sensitifs se tiennent en repos jusqu’à ce que les fleurs des vertus, pleinement épanouies dans l’âme, répandent leur parfum. Alors la sensualité s’éveille et, pour ainsi parler, pousse ses fleurs, afin d’opposer à l’esprit des mouvements désordonnés et de dominer sur lui. C’est la convoitise dont saint Paul nous déclare que la chair est animée contre l’esprit. Si violente est sa pente vers tout ce qui est sensitif, qu’à peine l’esprit savoure-t-il les délices spirituelles, voici qu’elle fait paraître le dégoût et l’éloignement qu’elle en a. C’est à cause de cette guerre que les appétits sensitifs font à l’esprit, que l’âme continue :

Donnez la chasse à ces renards.

Les démons, pleins de malice, jouent ici leur rôle et molestent l’âme de deux manières. Ils commencent par exciter violemment les appétits, comme nous l’avons indiqué, et ils s’en servent, aussi bien que de l’imagination, pour porter la guerre dans le royaume pacifique et fleuri de cette âme. Puis, voyant l’inutilité de ces premiers efforts, ils en viennent — et le mal est plus grand — à la distraire au moyen de maux physiques et de tourments extérieurs. Ce qui est pire encore, ils l’assaillent de frayeurs et d’épouvantes spirituelles, qui parfois constituent une véritable torture. Ceci est parfaitement en leur pouvoir, quand

1 Sitivit in te anima mea : quam multipliclter tibi caro mea! (Ps. Lxii, 2.)

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Dieu leur en laisse la liberté. L’âme en effet, pour se livrer aux opérations de l’amour, s’est mise dans un état de nudité spirituelle ; dès lors, le démon, en sa qualité de pur esprit, a près d’elle un accès facile.

D’autres fois, ces effroyables assauts se produisent avant qu’elle ait commencé à respirer le parfum des fleurs, et au moment où Dieu commence à la tirer de la région des sens pour l’introduire au jardin de l’Époux, où aura lieu cette opération d’amour. Le démon n’ignore pas qu’une fois entrée dans cette retraite, elle est si bien protégée qu’il ne saurait lui nuire. Souvent, au point nommé où il s’élance pour lui barrer le passage, elle s’enfonce avec tant de hâte dans la profondeur de sa retraite, qu’elle peut y jouir d’une délicieuse sécurité. Alors elle ne perçoit les assauts diaboliques que comme au-dehors et à si grande distance, qu’au lieu de l’effrayer ils lui sont un sujet de joie et de bonheur.

L’Épouse des Cantiques fait mention de ces assauts, lorsqu’elle dit : Mon âme m’a troublée, à cause des chariots

d’Aminadab 1. Par Aminadab, elle entend le démon, et elle donne le nom de chariots aux assauts diaboliques, à cause de la violence et du fracas qui les accompagnent. L’âme dit ici : « Donnez la chasse à ces renards. »

L’Épouse des Cantiques avait dit de même : Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car notre vigne a fleuri 2. Elle ne dit pas : Prenez-moi, mais prenez-nous, parce qu’elle parle à la fois en son nom et au nom du Bien-Aimé, car l’un et l’autre jouissent ensemble des fleurs de la vigne. Si elle parle des fleurs, et non des fruits, de la vigne, c’est qu’ici-bas les vertus, même chez une âme aussi parfaite que celle dont nous parlons, ne sont

1 Anima mea conturbavil me propter quadrigas Aminadab. (Cant., vi, II.)

2 Capite nabis vulpes parvulas, quae demoliuntur vineas, nam vinea nostra floruit. (Cant., 11, 15.)

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qu’un bien goûté dans sa fleur. Ce n’est que dans l’autre vie qu’il produira ses fruits. Elle ajoute :

De nos roses, en attendant,

Faisons une pomme de pin.

Au temps où l’âme jouit ainsi des fleurs de la vigne en reposant sur le sein du Bien-Aimé, il arrive, nous l’avons vu, que les vertus paraissent soudain au grand jour et se montrent aux yeux de l’âme, la comblant de suavité et de délices. Ces délices, l’âme les goûte tout à la fois en elle-même et en Dieu, en sorte que ce n’est qu’une seule vigne toute fleurie qui les ravit l’un et l’autre, qui les rassasie délicieusement tous les deux. Alors l’âme rassemble en quelque sorte ces vertus et produit, au sujet de chacune, des actes. d’amour pleins de saveur. Ainsi réunies, elle les offre à son Bien-Aimé, avec une grande tendresse et une extrême suavité d’amour. Le Bien-Aimé coopère puissamment à cette offrande, car, sans son secours et sa faveur, l’âme ne pourrait ni réussir ni présenter à son Époux ces fleurs des vertus. Elle dit donc :

Faisons une pomme de pin.

« Faisons », c’est-à-dire le Bien-Aimé et moi. Elle désigne sous le terme de « pomme de pin » cet assemblage des vertus. La pomme de pin, en effet, est quelque chose de dur, formé de parties également dures, fortement enchâssées les unes dans les autres et auxquelles on donne le nom de pignons. De même cet assemblage de vertus, que l’âme forme pour son Bien-Aimé, n’est qu’une seule et même perfection, renfermant d’une manière solide et coordonnée un grand nombre de perfections et de vertus très fermes, comme aussi de dons éminents. Toutes ces perfections donc et toutes ces vertus, bien ordonnées entre elles, forment pour l’âme une solide perfection. Pendant qu’elle se forme

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par l’exercice des vertus, qu’elle est même déjà formée et que l’Amante, ainsi que nous l’avons dit, l’offre amoureusement au Bien-Aimé, il convient de faire la chasse aux renards, de peur qu’ils n’entravent la communication intime des deux Amants. Pour réussir à bien former « la pomme de pin », l’Épouse ne se contente pas de formuler cette demande, elle exprime aussi le désir que contient le vers suivant :

Que sur la montagne personne ne paraisse.

Effectivement, pour la divine opération dont il s’agit, il faut la solitude, l’abstraction de tous les objets qui pourraient solliciter l’attention de l’âme, qu’ils viennent de la partie inférieure ou sensitive, ou bien de la partie supérieure ou raisonnable. Ces deux parties, qui comprennent tout l’ensemble des sens et des puissances de l’homme, l’Épouse leur donne ici le nom de « montagne ». Or, le démon a coutume d’aller chasser sur cette montagne, où résident et font séjour toutes les notions et tous les appétits naturels, gibier qu’il poursuit et dont il fait sa proie au détriment de l’âme. Elle demande que sur cette « montagne », « personne ne paraisse », en d’autres termes, que nulle des images et des représentations provenant des sens ou des puissances ne paraisse en sa présence et en celle de son Époux.

C’est comme si elle disait : Que dans mes puissances spirituelles, c’est-à-dire dans ma mémoire, mon entendement et ma volonté, il n’y ait ni connaissances, ni actes particuliers, ni réflexions quelconques ; que dans mes sens et nies facultés sensitives, tant extérieures qu’intérieures, telles que l’imagination, la vue, l’ouïe, etc., il n’y ait ni divagations, ni formes, ni images, ni figures, ni représentations d’aucune sorte, ni aucune opération naturelle.

Si l’âme fait cette demande, c’est que, pour être en état de jouir pleinement de cette divine communication, il est

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indispensable que tous ses sens et toutes ses puissances soient désoccupés, vides, dégagés de toute opération et de tout objet propre, car plus ils exercent leur activité, plus ils font obstacle à l’opération divine. Cela est si vrai, que dès que l’âme parvient à quelque degré de l’union d’amour, ses puissances spirituelles cessent d’agir, et ses facultés sensitives agissent moins encore. Une fois]'œuvre de l’union d’amour accomplie, l’âme est actuée par l’amour. Dès lors le travail des puissances cesse, parce qu’une fois au terme, tous les moyens ont pris fin. L’âme désormais n’a rien d’autre à faire qu’à se tenir présente à Dieu par l’amour : c’est alors l’amour unitif ininterrompu. Ainsi donc, que « sur la montagne personne ne paraisse », que seule la volonté se montre, pour être présente au Bien-Aimé, en remise d’elle-même et de toutes ses vertus, ainsi qu’il a été dit.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Pour l’intelligence de cette Strophe, il est bon de faire remarquer que dans l’état des fiançailles spirituelles les absences de l’Époux se font sentir à l’âme d’une manière extrêmement douloureuse. Quelquefois sa peine est si excessive, qu’on ne sait à quoi la comparer. La raison en est dans la force et la véhémence de son amour, qui lui fait sentir les absences de Dieu avec une très grande vivacité. Joignez à cela le tourment que lui cause toute espèce de commerce avec les créatures. Comme elle est consumée d’un désir véhément de s’unir à Dieu, toute relation lui est souverainement importune et fâcheuse. Telle la pierre qui se précipite avec impétuosité vers son centre : la heurter, la retenir serait lui imposer une véritable violence. L’âme qui a goûté la douceur des divines visites les désire avec une ardeur qui dépasse toute celle que peuvent inspirer les trésors et les beautés de la terre. Elle redoute de se

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voir privée, ne serait-ce qu’un moment, d’une présence si chère. S’adressant donc tour à tour à l’aridité spirituelle et à l’Esprit de son Époux, elle dit la Strophe suivante :


STROPHE XVII

Arrière, aquilon de mort !

Viens, autan, l’éveil des amours !

Souffle au travers de mon jardin,

Et ses parfums auront leur cours.

L’Aimé parmi les fleurs va prendre son festin.

EXPLICATION.

Outre les ennemis dont il a été fait mention à propos de la Strophe précédente, il en est un autre encore qui fait obstacle à la jouissance de la suavité intérieure, et l’âme en a parlé plus haut. C’est l’aridité spirituelle. Pour se prémunir contre cet ennemi, l’âme a recours dans cette Strophe à deux précautions. Elle ferme d’abord la porte à l’aridité, au moyen de la dévotion et d’une oraison continuelle. Elle invoque ensuite l’Esprit-Saint, dont le propre est de bannir de l’âme cette aridité, de nourrir et faire croître en elle l’amour de l’Époux, enfin de l’appliquer intérieurement à l’exercice des vertus : tout cela pour que le Fils de Dieu, son Époux, se complaise et se réjouisse davantage en elle, car sa seule ambition est de contenter le Bien-Aimé.

Arrière, aquilon de mort !

L’aquilon est un vent très froid, qui dessèche et flétrit les fleurs et les plantes, ou tout au moins, par ses atteintes, les engourdit et les ferme. Comme l’aridité spirituelle et l’absence sensible du Bien-Aimé produisent les mêmes effets dans l’âme, la privent du goût, de la saveur et du parfum qu’elle trouvait dans les vertus, elle lui donne le

292 nom d’« aquilon de mort », figure de l’engourdissement où elles plongent les vertus et les aspirations amoureuses. L’âme dit donc : « Arrière, aquilon de mort ! » montrant par là qu’elle s’adonne énergiquement à l’oraison et aux exercices spirituels, afin de bannir l’aridité.

Néanmoins, dans l’état auquel l’âme se trouve élevée, les communications divines sont si intimes, qu’elle ne peut d’elle-même et par l’effort de ses puissances les attirer à elle et en jouir. Il faut de toute nécessité que l’Esprit de son Époux produise en elle la motion d’amour. Elle l’invoque donc en disant :

Viens, autan, l’éveil des amours !

L’autan, qui est le vent du midi, est tout opposé au premier, C’est une brise paisible, qui apporte la pluie, fait germer les arbustes et les plantes, épanouit les fleurs, et leur fait exhaler leurs parfums. Ses effets sont tout contraires à ceux de l’aquilon. Par cette brise l’âme désigne le Saint-Esprit. Elle dit qu’il réveille les amours, parce que cette brise divine n’a pas plutôt investi l’âme, qu’elle l’échauffe tout entière, la réjouit, la ranime, excite sa volonté, dirige vers l’amour divin les appétits abattus et endormis. C’est à bon droit que l’on peut dire que cette brise réveille « les amours » : celui de l’Époux et celui de l’âme. Ce qu’elle demande au Saint-Esprit est contenu dans le vers suivant :

Souffle au travers de mon jardin.

Ce jardin, c’est l’âme elle-même. Comme elle s’est nommée plus haut une vigne fleurie, à cause des vertus qui produisent un vin plein de douceur, elle se nomme ici un jardin, parce que les fleurs de la perfection y ont été plantées, qu’elles y naissent et s’y épanouissent. Il est à remarquer aussi que l’Épouse ne dit pas : Viens souffler dans mon jardin, mais « au travers de mon jardin », parce qu’il y a

293 une très grande différence entre le souffle de Dieu dans l’âme et le souffle de Dieu au travers de l’âme. Pour Dieu, souffler dans l’âme, c’est verser en elle sa grâce, ses dons et les vertus infuses. Souffler au travers de l’âme, c’est opérer par son contact comme une motion dans les vertus et les perfections dont il l’a dotée. Cette motion produit en elles un renouvellement et une agitation, qui leur font exhaler une merveilleuse odeur, et l’âme la respire avec délices.

Lorsqu’on remue les essences aromatiques, elles répandent sous cette motion d’abondants parfums, qu’elles n’exhalaient pas auparavant de même, ni au même degré. Ainsi l’âme n’a pas toujours le sentiment et l’actuelle jouissance des vertus, soit acquises, soit infuses, dont elle est en possession. Dans cette vie — nous le dirons plus loin — les vertus sont dans l’âme comme des fleurs fermées et à l’état de boutons, ou encore comme des essences aromatiques soigneusement renfermées : on n’en sent l’odeur que si on les découvre et si on les agite.

Mais il arrive parfois que Dieu, par une faveur toute spéciale dont il gratifie l’âme-épouse, fait passer à travers le parterre fleuri de cette âme le souffle de son divin Esprit, qui épanouit tous les boutons des vertus et découvre les essences aromatiques, c’est-à-dire les dons, les perfections, en un mot les trésors de cette âme, mettant à nu les richesses de son fonds et l’excellence de sa beauté. C’est alors chose merveilleuse de voir les trésors dont elle a été gratifiée, d’admirer ces ravissantes fleurs des vertus en plein épanouissement. Ajoutez à cela l’inestimable odeur qui s’exhale de chacune, selon son espèce. C’est là ce que l’âme appelle « le cours des parfums » de son parterre, quand elle dit au vers suivant :

Et ses parfums auront leur cours.

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Ces parfums se répandent quelquefois avec tant d’abondances, que l’âme se sent comme revêtue de délices et baignée dans la gloire. Et non seulement elle en a l’impression, mais ceux qui ont des yeux pour voir s’en aperçoivent fort bien, tant cette gloire rejaillit au-dehors. Cette âme leur fait l’effet d’un jardin ravissant, rempli des délices et des richesses de Dieu. Au reste, ce n’est pas seulement au temps de l’épanouissement des fleurs que les âmes saintes imposent l’admiration. Dans l’ordinaire de la vie, il y a en elles je ne sais quelle grandeur, quelle dignité, qui commande une respectueuse réserve. C’est un effet surnaturel dû à leur intime et familière communication avec Dieu. Nous lisons de Moïse, au Livre de l’Exode, qu’on ne pouvait arrêter les yeux sur son visage à cause du rejaillissement de gloire qu’y avait laissé son entretien face à face avec le Seigneur.

Ce souffle de l’Esprit-Saint à travers l’âme est une visite que le Fils de Dieu lui fait dans sa tendresse, en qualité d’Époux, visite par laquelle il se communique à cette âme d’une manière sublime. Il se fait précéder de son Esprit comme d’un fourrier, chargé de préparer sa résidence en elle, ainsi qu’il envoya les apôtres. C’est dans ce but qu’il la comble de délices, qu’il embellit son parterre, en fait épanouir les fleurs, met au grand jour les vertus qu’elle a en partage, l’orne de ses grâces et de ses trésors, comme de magnifiques tentures.

C’est donc avec d’ardents désirs que l’âme-épouse appelle l’éloignement de l’aquilon et la venue du vent du midi, qui doit souffler au travers de son jardin, puisqu’elle en retirera tant de biens à la fois : d’abord la jouissance des vertus exercées au degré savoureux que nous avons dit, ensuite la jouissance du Bien-Aimé lui-même, qui se communique à elle, par le moyen de ces mêmes vertus, avec un amour plus intime et des démonstrations de tendresse

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toutes particulières. Puis, il y a plus de joie pour le Bien-Aimé, auquel cet exercice actuel des vertus fait goûter des délices plus suaves : or, la joie de son Bien-Aimé est pour cette âme la plus grande des jouissances. Il y a enfin la durée de cette douceur goûtée clans les vertus, puisqu’elle persiste clans l’âme autant de temps que cette présence de l’Époux et que l’offrande de ces mêmes vertus.

L’Épouse des Cantiques exprime tout cela dans ces paroles : Tandis que le Roi était sur sa couche — c’est-à-dire dans l’âme elle-même — mon arbuste odorant et fleuri a répandu sa senteur 1. Cet arbuste, c’est encore l’âme, qui, par les fleurs des vertus, répand une odeur de suavité pour le Bien-Aimé, qui repose en elle en vertu de cette union.

Elle est donc souverainement désirable, cette brise de l’Esprit-Saint, et toutes les âmes doivent demander qu’elle souffle au travers de leur jardin, afin que les célestes parfums s’en exhalent. C’est chose si nécessaire, si glorieuse, si avantageuse pour une âme, que l’Épouse des Cantiques en désire et en sollicite la faveur en termes tout semblables à ceux qu’emploie l’âme qui nous occupe : Éloigne-toi, aquilon ; viens, autan, souffle à travers mon jardin, et ses aromes se répandront 2.

Tout ceci, l’âme le désire non pour les délices et la gloire qui lui en reviendront, mais pour le plaisir que son Époux, elle ne l’ignore pas, doit en recevoir. Et comme annonce et préparation de la venue du Fils de Dieu en elle pour y prendre ses délices, elle ajoute aussitôt :

L’Aimé parmi les fleurs va prendre son festin.

Les complaisances que le Fils de Dieu prend en elle, l’âme les appelle « un festin », et à juste titre, car le festin non

1 Dum esset Rex in accubitu suo, nardus mea dedit odorem suum. (Cant., 1, 11.)

2 Surge, aquilo, et veni, auster, per fla hortum meum, et fluant aromata illius. (Cant., iv, 16.)

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seulement réjouit, mais sustente. De même le Fils de Dieu, en prenant ses délices dans les délices de l’âme, s’y sustente pour ainsi parler, ou, en d’autres termes, il y prolonge son séjour comme dans la plus charmante des résidences, parce que l’âme son Épouse, en laquelle il réside, trouve en lui tout son bonheur. C’est, je pense, ce que lui-même a voulu dire par la bouche de Salomon dans les Proverbes : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes', lorsque, de leur côté, ils trouvent leurs délices à être avec moi, qui suis le Fils de Dieu.

Remarquons-le aussi, l’âme ne dit pas que le Bien-Aimé se nourrira des fleurs, mais « parmi les fleurs ». C’est que si la communication que l’Époux fait de lui-même à l’âme a lieu par le moyen du don des fleurs, c’est cependant de l’âme elle-même qu’il fait sa nourriture, alors qu’il la transforme en soi comme un aliment assaisonné des fleurs des vertus et des dons célestes, qui sont comme l’assaisonnement qui la pénètre et l’environne. Cet assaisonnement spirituel, par les soins du divin fourrier, qui est l’Esprit-Saint, apporte au Fils de Dieu saveur et suavité, afin qu’il repose plus délicieusement dans l’amour de son Épouse, car tel est l’attrait de l’Époux : s’unir à l’âme au milieu des parfums des fleurs des vertus.

L’Épouse sacrée, parfaitement instruite sur ce point, marque très bien dans les Cantiques ce goût de l’Époux : Mon Bien-Aimé, dit-elle, est descendu dans son jardin, au parterre des plantes aromatiques, pour en respirer les effluves, pour prendre sa nourriture dans les jardins et cueillir des lis 2. Et ailleurs ! Je suis à mon Bien-Aimé, et mon Bien-Aimé est à moi, lui qui se nourrit parmi les lis 3, c’est -

1 Delicia meoe esse cum filiis hominum. (Prov., vin, 30.)

2 Dilectos meus descendit in horlum meum, ad areolam zromatum, ut pascatur in hortis et lilia colligat. (Cant., vi, 1.)

3 Dilectos meus mihi et ego illi, qui pascitur inter lilia. (Ibid., 2.)

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à-dire lui qui prend sa nourriture et ses délices dans mon âme, devenue son jardin, au milieu des lis de mes vertus, des perfections et des grâces que je tiens de lui.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Dans l’état des fiançailles spirituelles, l’âme se rend compte des excellences et des trésors dont elle est enrichie, mais elle comprend aussi qu’elle n’en peut jouir à son gré tant qu’elle est retenue dans la chair. Cette vue lui cause une vive souffrance, surtout lorsqu’elle se présente à elle avec force. L’âme se voit alors enchaînée dans le corps comme le serait un grand seigneur captif, en proie à mille misères, dépouillé de son royaume dont « on a confisqué les domaines et les richesses, et à qui il ne reste de tous ses biens qu’une nourriture mesurée d’une main avare. On comprend ce qu’un pareil état aurait de pénible pour lui, surtout étant donné que les gens mêmes de sa maison font très peu de cas de son autorité. À la moindre occasion, ses serviteurs et ses esclaves se révoltent contre lui, jusqu’à vouloir lui ôter le pain de la bouche. De fait, quand il plaît au Seigneur de faire jouir cette âme d’une parcelle des biens et des richesses qu’il a mis pour elle en réserve, voici qu’une opposition s’élève dans sa partie sensitive de la part d’un mauvais serviteur — je veux dire d’un appétit ou de la part d’un audacieux esclave — je veux dire de quelque mouvement désordonné ou de toute autre rébellion de la partie inférieure, — qui cherche à la priver de cet avantage.

Cette pauvre âme se sent comme en pays ennemi, tyrannisée par des étrangers, comme morte au milieu des morts. Elle expérimente ce que disait Baruch, quand il dépeignait la malheureuse captivité de Jacob : D’où vient, Israël, que tu es en pays ennemi ? Tu as vieilli au milieu des étrangers.

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Tu t’es souillé au contact des morts, tu es devenu semblable à ceux qui descendent dans le tombeau 1. Jérémie, de son côté, montrant le misérable état d’une âme enchaînée dans la prison du corps, disait au figuré du peuple de Dieu : Israël est-il donc un esclave ou un fils d’esclave, qu’il se trouve ainsi réduit en captivité ? Les lions ont rugi contre lui 1. Il entendait par les lions les appétits et les rébellions de ce tyran qui s’appelle la sensualité. L’âme donc, pour montrer combien elle est molestée et quel est son désir que le règne de la sensualité, avec toutes ses attaques et ses importunités, soit anéanti, ou tout au moins tenu en servitude, lève les yeux vers l’Époux, de qui elle attend tout secours et, se plaignant des combats, des rébellions qu’elle a constamment à soutenir, prononce la Strophe suivante.

STROPHE XVIII

O vous, les nymphes de Judée !

Quand dans les rosiers en fleurs

L’ambre déverse ses senteurs,

Ne dépassez pas les faubourgs.

De toucher notre seuil n’ayez pas la pensée.

EXPLICATION.

C’est ici l’Épouse qui parle. Se voyant, selon la partie supérieure, comblée par son Amant de dons et de délices inestimables, elle désire s’assurer la tranquille et permanente possession de l’état qu’elle nous a décrit dans les deux Strophes précédentes. Se voyant d’autre part exposée à le

1 Quid est, Israël, quod in terra inimicorum es ? Inveterasti in terra aliena, coinquinatus es cum mortuis, deputatus es cum descendentibus in infernum. (Baruch, III, 10.)

2 Numquid servus est Israël, aut vernaculus ? Quare ergo factus est in prcedam ? Super eum rugierunt leones et dederunt vocem suam. (Jerem., II, 14, 15.)

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perdre par les attaques de la partie inférieure ou de la sensualité, laquelle effectivement trouble et entrave un si grand bien, elle supplie les opérations et les mouvements de cette partie inférieure de s’apaiser dans ses facultés et dans ses sens, et de ne pas dépasser les limites de leur sphère ; c’est-à-dire de la sensualité, pour venir molester la partie supérieure, qui est l’esprit. En un mot, elle demande que le bonheur et la suavité dont elle jouit ne soient pas troublés par la moindre agitation. En effet, les mouvements de la partie sensitive et des facultés qui la composent, s’ils se produisent au temps de la jouissance de l’esprit, causent à l’âme fatigue et inquiétude, à proportion de » leur vivacité et de leur force. Elle dit donc :

O vous, les nymphes de Judée !

Elle appelle « Judée » la partie inférieure ou sensitive de l’âme, parce que naturellement faible, charnelle et aveugle comme l’est la nation juive. Elle donne le nom de « nymphes » aux imaginations, aux fantaisies, aux agitations et aux affections de cette partie inférieure, parce que, selon la fable, les nymphes attirent les cœurs des hommes par leur grâce et leur tendresse. De même, ces opérations et ces agitations de la sensualité s’efforcent, par une séduction acharnée, d’attirer à elles la volonté qui réside dans la partie raisonnable, afin de l’arracher à sa retraite intérieure et de lui faire prendre goût aux objets extérieurs qu’elles recherchent et poursuivent. Elles s’efforcent aussi de captiver l’entendement, pour l’amener à faire alliance avec elles et à épouser leurs inclinations. En un mot, elles travaillent à faire descendre la partie raisonnable au niveau de la partie sensitive. L’âme s’adresse donc aux opérations et aux agitations de la sensualité, et leur dit :

Quand dans les rosiers en fleurs

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Les fleurs, nous l’avons dit, sont les vertus de l’âme. Les rosiers sont ses puissances : la mémoire, l’entendement et la volonté, qui produisent les fleurs des pensées toutes divines, des actes d’amour et des vertus. Dans ces puissances donc et au milieu des vertus de l’âme

L’ambre déverse ses senteurs.

Par « l’ambre » l’Épouse entend ici le divin Esprit de l’Époux, qui réside en son âme. Pour cet ambre divin, répandre son odeur dans les rosiers en fleurs, c’est se répandre et s’épancher très suavement dans les puissances et les vertus de l’âme, en exhalant pour cette âme un parfum divinement embaumé. Lorsque ce divin Esprit, dit-elle, répand en mon âme la suavité spirituelle,

Ne dépassez pas les faubourgs.

Les « faubourgs » de la Judée, c’est-à-dire, comme nous l’avons indiqué, dans la partie inférieure ou sensitive de l’âme. Ces « faubourgs » correspondent aux sens intérieurs, comme la mémoire, la fantaisie, l’imagination, où se recueillent et se conservent les formes, les images et les fantômes des objets dont la sensualité se sert pour exciter dans l’âme les appétits et les convoitises. C’est à ces images que l’âme donne le nom de « nymphes ». Sont-elles-tranquilles et en repos, les appétits sommeillent. Viennent-elles à pénétrer dans la « banlieue » des sens intérieurs, c’est par la porte des sens extérieurs qu’elles y entrent, c’est-à-dire par la vue, l’ouïe, l’odorat, etc. Nous pouvons donc appeler d’une manière générale « banlieue » l’ensemble des facultés et des sens, tant intérieurs qu’extérieurs, de la partie sensitive de l’âme. Ce sont, en effet, comme des faubourgs situés hors des murs de la cité.

La cité proprement dite, ce qu’il y a dans l’âme de plus intérieur, c’est la partie raisonnable, capable de communiquer avec Dieu et dont les opérations sont opposées à celles de la sensualité. 11 y a toutefois des relations naturelles entre les habitants de la banlieue ou de la partie sensitive — ces « nymphes » dont nous avons parlé — et les habitants de la cité ou de la partie supérieure, tellement que ce qui se passe dans la partie inférieure a sa répercussion dans la partie supérieure, et par conséquent la distrait, la détourne du commerce tout spirituel qu’elle entretient avec Dieu. De là cette recommandation aux. « nymphes » de se tenir dans la banlieue, en d’autres termes, de maintenir le calme dans les sens intérieurs et extérieurs..

De toucher notre seuil n’ayez pas la pensée.

C’est-à-dire, gardez-vous de toucher, ne fût-ce que par de premiers mouvements, la partie supérieure de l’âme.. En effet, les premiers mouvements sont comme l’entrée et le seuil de l’âme. S’ils dépassent l’état de premiers mouvements, on peut dire qu’ils touchent le seuil et frappent à la porte 1. C’est ce qui arrive quand la sensualité assaille la raison, pour la porter à un acte déréglé. Aussi l’âme non seulement défend aux mouvements de la sensualité de la toucher, mais les avertit de ne point porter la moindre_ atteinte à sa quiétude et à son bonheur.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Au degré qui nous occupe, l’âme a conçu une telle inimitié pour la partie inférieure et ses opérations, qu’elle voudrait la voir privée de toute participation aux faveurs spirituelles dont Dieu gratifie la partie supérieure. En effet, à moins que ces faveurs soient très peu accentuées, sa faiblesse naturelle la fera défaillir ; par suite, l’esprit en éprou

1 Ici encore nous suivons M. Martinez Burgos dans sa correction de l’Édition de Tolède, pour revenir au pur texte du manuscrit de Jaën.

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vera souffrance et affliction, et conséquemment n’en pourra jouir en paix. Le Sage nous le déclare, le corps qui se corrompt appesantit l’âme 1. Comme celle-ci aspire aux communications les plus hautes et les plus excellentes, et qu’elle ne peut les goûter en compagnie de la partie sensitive, elle désire en être gratifiée sans que celle-ci y participe. Parlant de cette vision sublime du troisième ciel, où il lui fut donné de contempler Dieu, saint Paul nous dit ne pas savoir s’il la perçut en son corps ou hors de son corps. Quoi qu’il en soit, il est évident que le corps n’y eut aucune part. Autrement, l’Apôtre n’aurait pas manqué de le savoir, et de plus la vision n’aurait pu avoir la sublimité qu’il nous marque quand il dit qu’il entendit des paroles si mystérieuses, qu’il n’est pas permis à un homme de les prononcer.

Ainsi l’âme, comprenant parfaitement que des faveurs si hautes ne peuvent se recevoir dans le vase limité de la partie sensitive, souhaite que l’Époux les lui accorde hors — du corps, ou du moins sans qu’il y participe aucunement. Elle s’adresse donc au Bien-Aimé et le lui demande dans cette Strophe.

STROPHE XIX

Tiens-toi bien caché, doux Ami !

Présente ta face aux montagnes

Et ne dis mot, je t’en supplie.

Regarde plutôt le cortège

De celle qui voyage aux îles étrangères.

EXPLICATION.

L’âme, dans cette Strophe, adresse quatre demandes à l’Époux. D’abord, qu’il daigne lui accorder ses grâces

1 Corpus qui corrumpitur aggrarat animam. (Sap., ix, 15.)

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dans le fond le plus intime d’elle-même ; ensuite, qu’il investisse et qu’il informe ses puissances de la gloire et des excellences de sa divinité ; en troisième lieu, que cette communication soit si haute et si profonde, qu’elle reste de tout point inexprimable et que la partie extérieure et sensitive elle-même n’y participe en aucune façon ; enfin, qu’il prenne ses complaisances dans les vertus et les grâces qu’il lui a départies si nombreuses. Ces vertus et ces grâces font cortège à cette âme dans son ascension vers Dieu, elles sont jointes à des notions très sublimes de la Divinité et à des transports d’amour tout à fait extraordinaires, bien au-dessus de ceux que l’on éprouve communément. Elle dit donc :

Tiens-toi bien caché, doux Ami !

Comme si elle disait : O mon Époux tendrement chéri ! cache-toi tout au fond de moi-même, et là fais-moi goûter tes communications en secret, manifeste-moi des merveilles cachées, inconnues de tous les yeux mortels.

Présente ta face aux montagnes.

La face de Dieu, c’est la Divinité. Les montagnes sont les puissances de l’âme : la mémoire, l’entendement, la volonté. C’est donc comme si elle disait : Que ta Divinité investisse mon entendement en versant en lui de divines connaissances, ma volonté en la remplissant du divin amour, nia mémoire en lui donnant un avant-goût de la gloire ! L’âme demande ici tout ce qu’il est possible de demander. Elle ne. se contente plus de connaître Dieu et de. communiquer avec lui par derrière, comme il fut accordé à Moïse 1, c’est-à-dire de le connaître par ses œuvres et les effets de sa puissance, mais elle demande la vision de

1 Exod., xxxiii, 23.

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la face de Dieu, c’est-à-dire la communication essentielle et sans intermédiaire de la Divinité ; autrement dit, un contact avec Dieu abstrait de tout sentiment et de tout accident, où les deux substances, celle de l’âme et celle de Dieu, se toucheront nuement. Aussi ajoute-t-elle :

Et ne dis mot, je t’en supplie.

Autrefois tu disais aux sens extérieurs les communications dont tu me favorisais ; ils en étaient capables, parce que ces communications n’étaient ni si hautes ni si profondes qu’ils ne pussent y atteindre. Mais maintenant je les demande si élevées, si substantielles et si intimes, que les sens extérieurs ne l’apprennent pas, c’est-à-dire qu’ils soient hors d’état de les connaître, car la substance des communications spirituelles est hors de la portée des sens, et tout ce à quoi les sens participent en cette vie ne peut être purement spirituel, puisqu’ils sont incapables d’y prendre part. C’est parce que l’âme aspire à cette communication de Dieu essentielle et substantielle, qui ne tombe point sous les sens, qu’elle supplie son Époux de garder à ce sujet le silence. Ce qui revient à dire : Que le secret de cette union spirituelle soit si profond, que les sens ne puissent ni la percevoir ni en parler. Telle la parole mystérieuse entendue par saint Paul, qu’il n’est pas permis à un homme de prononcer.

Regarde plutôt le cortège

Le regard de Dieu est amour et libéralité. Le « cortège » que l’âme prie Dieu de regarder, ce sont les vertus et les dons célestes, les perfections et les autres richesses spirituelles dont il l’a comblée, comme d’autant de présents, de joyaux et d’arrhes de fiançailles. C’est comme si elle disait : Tourne-toi plutôt, Bien-Aimé, vers mon intérieur, et que ta tendresse s’enflamme dans cet assemblage de

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trésors que tu as déposés en moi, afin que, brûlant d’amour pour moi au milieu de ces richesses, tu t’y caches et y fixes ton séjour. II est bien vrai qu’elles sont tiennes, mais puisque tu m’en as fait don, elles sont aussi la propriété

De celle qui voyage aux îles étrangères.

C’est-à-dire de cette âme qui s’avance vers toi par des notions, des modes et des voies extraordinaires, entièrement éloignés des sens et des connaissances naturelles. Elle le presse en quelque sorte, en disant : Puisque je vais à toi par des notions toutes spirituelles, extraordinaires, éloignées des sens, de ton côté communique-toi à moi en un degré si élevé et si intime, que mes sens n’y aient aucune part.

REMARQUE SUR LES STROPHES SUIVANTES.

Pour atteindre un état de perfection aussi élevé que celui auquel cette âme aspire, et qui n’est rien moins que le mariage spirituel, il ne suffit pas qu’elle soit parfaitement pure et dégagée de toute imperfection, de toute rébellion, de toute habitude imparfaite provenant de la partie inférieure, déjà soumise et assujettie à la partie supérieure par le fait du dépouillement du vieil homme. Elle a encore besoin d’une grande vigueur et d’un amour très élevé, qui lui permettent de soutenir un embrassement divin si fort et si étroit. Dans l’état du mariage spirituel, l’âme sera douée d’une pureté et d’une beauté très hautes ; mais elle sera de plus revêtue d’une force terrible, qui lui viendra de ce nœud si fort et si serré qui, en conséquence de cette union, se forme entre l’âme et Dieu.

Pour en venir là, il faut que l’âme ait atteint un degré de pureté, de vigueur et d’amour convenable. Aussi l’Esprit-Saint, qui est l’entremetteur de cette spirituelle alliance, désirant que l’âme atteigne les dispositions requises,

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s’adresse au Père et au Fils dans les sacrés Cantiques et leur dit : Notre sœur est petite et n’a pas encore de mamelles. Que ferons-nous à notre sœur le jour où son Époux doit lui parler ? Si elle est un mur, surmontons-la de forts et de défenses argentés. Si elle est une porte, revêtons-la de planches de cèdre 1.

« Les forts et les défenses argentés » représentent les vertus vigoureuses, héroïques, imprégnées de foi, dont l’argent est la figure. Ces vertus sont celles qui conviennent au mariage spirituel. Elles doivent être fixées sur l’âme courageuse, que représente le mur. Sa vigueur est le lit de repos de l’Époux pacifique, qu’aucune défaillance ne doit troubler. Les planches de cèdre figurent les affections et les opérations de l’amour sublime dont il s’agit. Pour que l’Épouse puisse en être revêtue, il faut qu’elle soit une porte ouverte à l’Époux, c’est-à-dire que sa volonté lui soit entièrement remise par ce loyal et ferme consentement qui se donne lors des fiançailles, avant le mariage spirituel. Quant aux mamelles, elles sont l’image de l’amour parfait dont l’Épouse doit être ornée pour paraître devant le Christ son Époux, lors de la consommation de ce divin mariage.

D’après le texte sacré, l’Épouse, pressée d’en venir à l’entrevue désirée, répond aussitôt : je suis un mur, et mes mamelles sont comme une tour 2. Comme si elle disait : Mon âme est vigoureuse et mon amour très élevé. Ainsi, il ne me manque rien pour en venir à cette union. C’est sous l’empire de la même aspiration à l’union et à la transformation parfaite, que l’âme-épouse a parlé aux Strophes précédentes. Dans la dernière en particulier, en vue d’incliner son Époux à ce qu’elle souhaite, elle lui a repré -

1 Soror nostra parva et ubera non habet : quid faciemus sorori nostne in die quando alloquenda est ? Si murus est, redi ficemus super eum propugnacula argentea ; si ostium est, compingamus illud tabulis cedrinis (Cant., vitt, 8, 9.)

2 Ego miros et ubera mea sicut turris. (Ibid., 10.)

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senté les vertus et les précieuses dispositions qu’elle tient de lui. L’Époux, qui désire lui aussi conclure cette affaire, prononce les deux Strophes qui vont suivre. Il prend les moyens d’achever la purification de l’âme, de la fortifier, de la disposer, tant selon la partie sensitive que selon la partie spirituelle, à parvenir jusqu’au degré dont il s’agit. Pour cela, il s’oppose aux assauts et aux révoltes provenant de la sensualité ou du démon.


STROPHES XX ET XXI

Écoutez-moi, légers oiseaux !

Lions et cerfs, daims bondissants !

Montagnes, vallons et rivages,

Ondes, brises, feux très ardents,

Et vous, frayeurs des nuits dépourvues de sommeil !


Par les lyres harmonieuses

Et le chant si doux des sirènes,

Trêve, à présent, à vos courroux I

Ne touchez pas à notre mur,

Afin que l’Épouse dorme plus sûrement.

EXPLICATION.

Dans ces deux Strophes, l’Époux, Fils de Dieu, met l’âme-épouse en possession de la paix et de la tranquillité parfaite, en harmonisant sa partie inférieure et sa partie supérieure. Il purifie cette âme de toutes ses imperfections, il met l’ordre dans ses puissances et dans ses facultés naturelles, il apaise tous ses appétits.

Voici donc le sens de ces Strophes. L’Époux commence par conjurer les inutiles divagations de la fantaisie imaginative et leur commande de s’arrêter. Il rétablit l’ordre dans les deux facultés naturelles, l’irascible et la concupiscible, qui auparavant affligeaient plus ou moins cette âme. Il dirige vers leurs objets propres, autant qu’il est

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possible en cette vie, les trois puissances de l’âme : la mémoire, l’entendement et la volonté. Il conjure en outre les quatre passions de l’âme ; la joie, l’espérance, la douleur et la crainte, il leur commande de se régler et de se modérer désormais. Tout ceci est signifié par les interpellations contenues dans la première de ces Strophes.

Ainsi l’Époux met un terme aux opérations et aux agitations qui viendraient importuner l’âme, et il le fait par le moyen de la suavité, des délices et de la vigueur dont elle est mise en possession, grâce à cette communication par laquelle Dieu se livre actuellement à elle. En vertu de cette vive transformation de l’âme en Dieu qui s’opère à ce moment, toutes les puissances, tous les appétits, toutes les inclinations de l’âme perdent leur imperfection naturelle et deviennent divins. L’Époux dit donc :

Écoutez-moi, légers oiseaux.

Il appelle « légers oiseaux » les divagations de la faculté imaginative, qui voltigent de côté et d’autre avec tant de légèreté et d’instabilité. Quand l’âme jouit en repos des délicieuses communications du Bien-Aimé, ces divagations lui sont singulièrement à charge, car elles troublent sa jouissance par leur agitation continuelle. L’Époux les conjure donc par « les lyres harmonieuses ». Dorénavant l’âme sera comblée de délices si abondantes et si fréquemment renouvelées, qu’elle ne sera plus troublée par ces divagations de la faculté imaginative, ainsi qu’il arrivait avant qu’elle eût atteint ce degré très élevé. Elles devront à l’avenir mettre un terme à leur vol inquiet, impétueux et désordonné. Il en sera de même pour les facultés dont nous allons parler.

Lions et cerfs, daims bondissants !

Par « les lions », il faut entendre les amertumes et les emportements de la faculté irascible. Cette faculté, en

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effet, est audacieuse et hardie en ses actes, à la manière des lions. Les cerfs et les daims bondissants représentent la faculté qu’on nomme concupiscible et qui produit deux effets contraires : l’un de pusillanimité, l’autre d’audace. Quand les choses ne vont point comme elle veut, elle devient craintive, timide, lâche et pusillanime, à la façon des cerfs qui sont timides et dépourvus de courage à l’extrême, parce que la faculté concupiscible est plus développée chez eux que chez beaucoup d’autres animaux. Les choses vont-elles à son gré, la faculté concupiscible, cessant alors de s’effrayer et de s’intimider, devient hardie ; elle lâche la bride à ses inclinations et à ses appétits. Dans cette ardeur qui l’emporte, on peut l’assimiler aux daims, car ces animaux convoitent si fortement ce qui leur plaît, que non seulement ils y courent, mais ils y vont par sauts et par bonds ; d’où vient qu’on les appelle ici « daims bondissants ».

Ainsi, en conjurant « les lions », l’Époux met un frein aux transports et aux emportements de la colère ; en conjurant « les cerfs », il fortifie la convoitise contre les frayeurs et la pusillanimité ; en conjurant « les daims bondissants », il calme et apaise les désirs et les appétits inquiets, qui bondissent continuellemnt de côté et d’autre, cherchant à satisfaire la convoitise. Celle-ci se trouve déjà calmée par les lyres qui la réjouissent de leurs doux accords et par le chant des sirènes, qui la rassasie délicieusement.

Il est bon de remarquer qu’ici l’Époux ne conjure pas la colère et la concupiscence elles-mêmes, dont l’âme ne saurait être privée, mais seulement leurs actes importuns et désordonnés, figurés par les lions, les cerfs et les daims bondissants, actes désordonnés qui doivent nécessairement disparaître dans l’état du mariage spirituel.

Montagnes, vallons et rivages.

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Ces appellations désignent les actes vicieux et désordonnés des trois puissances de l’âme, la mémoire, l’entendement et la volonté. Ces actes sont désordonnés et vicieux, ou bien lorsqu’ils sont démesurément hauts, ou bien lorsqu’ils sont rabaissés et déprimés à l’extrême, ou bien encore lorsque, sans donner entièrement dans l’un de ces excès, ils penchent vers l’un ou vers l’autre. Les « montagnes », qui sont élevées, représentent les actes désordonnés par excès ; les « vallons », qui sont très bas, figurent les actes de ces trois puissances qui restent bien au-dessous du but à atteindre. Enfin les « rivages », qui ne sont ni très hauts ni très bas, et qui par leur inégalité participent à la fois à la hauteur et à la dépression, marquant les actes qui vont s’écartant du juste milieu. Ces actes, qui ne sont pas déréglés à l’excès, c’est-à-dire qui ne vont pas jusqu’au péché mortel, ont cependant quelque chose de désordonné puisqu’ils peuvent constituer un péché véniel, ou à tout le moins, une imperfection — si minime soit-elle — dans l’entendement, dans la mémoire ou dans la volonté. L’Époux conjure tous ces actes s’écartant de la justice parfaite de prendre fin, au nom des lyres harmonieuses et du chant dont il a été parlé. Cette mélodie divine met les trois puissances de l’âme dans un équilibre si parfait, qu’elles accomplissent leurs opérations avec toute la justesse requise, sans donner dans aucun extrême, ni même y participer par la plus légère déviation. Suivent les autres vers.

Ondes, brises, feux très ardents,

Et vous, frayeurs des nuits dépourvues de sommeil !

Ces quatre interpellations s’adressent aux mouvements qui naissent des quatre passions de l’âme : la douleur, l’espérance, la joie et la crainte. Par les « ondes », il faut entendre les impressions de la douleur et de l’affliction, qui pénètrent dans l’âme semblables à des eaux qui se

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débordent. David s’écriait, s’adressant à Dieu : Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquce usque ad animant meam 1. C’est-à-dire : Sauvez-moi, mon Dieu, parce que les eaux ont pénétré jusqu’à mon âme. Par les « brises ». il faut entendre les sentiments d’espérance qui, semblables au souffle de la brise, volent par le désir vers le bien qui leur manque. D’où vient que David disait encore : Os meum aperui et attraxi spiritum, quia mandata tua desiderabam 2. Comme s’il disait : J’ai ouvert la bouche — de mon espérance — et j’ai attiré le souffle désiré, parce que j’ai espéré et soupiré après vos commandements.

Les « feux très ardents » représentent le sentiment de la joie, qui enflamme le cœur à la façon du feu. C’est ce qui faisait dire au même David : Concaluit cor meum infra me, et in meditatione mea exardescet ignis 3. Ce qui revient à dire : Mon cœur s’est échauffé au dedans de moi et le feu s’embrasera dans ma méditation. Ou en d’autres termes : la joie s’embrasera dans ma méditation. Les « frayeurs, des nuits dépourvues de sommeil » se doivent entendre des impressions de la quatrième passion, la crainte. Les épouvantes qui se produisent avant l’entrée au mariage spirituel sont souvent extrêmement vives. Elles ont quelquefois pour auteur Dieu lui-même, qui s’apprête à gratifier l’âme de quelque faveur signalée. On éprouve alors des craintes et des frayeurs dans l’esprit, des défaillances dans la chair et dans les sens, parce que la nature n’a pas encore été fortifiée, perfectionnée, et qu’elle n’est pas habituée à recevoir des. grâces de cette nature. D’autres fois ces épouvantes seront causées par le démon, qui guette le moment où Dieu attire l’âme en lui-même par un recueillement plein de suavité. Cet esprit méchant est dévoré.

1 Ps. LXV 111, 2.

2 Ps. cxviii, 131.

3 Ps. xxxviii, 4.

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d’envie à la vue de la paix et de la félicité dont jouit cette âme. Il s’efforce donc d’exciter en elle une vive épouvante, afin de troubler son bonheur. Ce sont quelquefois de véritables menaces qu’il fait retentir dans son esprit. Se voit-il dans l’impossibilité de pénétrer jusqu’à l’intérieur de cette âme, à cause de la profondeur de son recueillement et de son union à Dieu, il tâche du moins de lui susciter des distractions par le dehors, en excitant dans sa partie sensitive des divagations et des angoisses, ou bien des douleurs physiques et des épouvantes, afin d’inquiéter l’Épouse et, s’il se peut, la tirer de la chambre nuptiale.

Ces épouvantes sont appelées « frayeurs des nuits », parce qu’elles procèdent des démons qui s’en servent pour répandre les ténèbres dans l’âme et obscurcir la divine lumière dont elle jouit. Elles sont dites encore « frayeurs des nuits dépourvues de sommeil », parce qu’elles font sortir l’âme de son doux sommeil intérieur et parce que les démons, auteurs de ces épouvantes, veillent continuellement pour les faire naître. C’est passivement, comme je l’ai dit, que ces frayeurs, soit qu’elles procèdent de Dieu ou du démon, s’emparent de l’esprit des personnes déjà spirituelles. Je ne dis rien ici des frayeurs naturelles, parce qu’elles n’ont pas de prise sur ces personnes. Quant aux épouvantes spirituelles que je viens de décrire, elles sont propres aux personnes qui s’adonnent à la vie de l’esprit 1.

Ainsi le Bien-Aimé conjure les quatre genres d’impressions qui naissent des quatre passions de l’âme ; en les conjurant, il les apaise et y met un terme. Dans l’état spirituel dont il s’agit, il communique à son Épouse, par les lyres harmonieuses et le chant des sirènes, une telle abondance de vigueur, de force et de suavité, que ces impressions, non seulement ne la dominent plus, mais ne peuvent plus en

1 Dans tout ce passage nous avons encore suivi M. Martinez Burgos dans sa correction du texte du P. Gérard.

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aucune façon l’importuner. La noblesse et la stabilité de l’âme sont si parfaites en cet état, que les eaux de la douleur, au lieu de la submerger comme auparavant, n’arrivent même plus jusqu’à elle. Ses péchés mêmes et ceux des autres, source pour les spirituels de la plus sensible des afflictions, ne lui causent plus ni souffrance ni amertume, bien que pourtant ces fautes elle les ressente encore. De la compassion, de telles âmes n’ont plus la souffrance, quoiqu’elles retiennent les œuvres et la perfection de cette vertu.

En un mot, ces âmes sont exemptes de tout ce qui dans les vertus procède de l’humaine faiblesse, mais elle gardent tout ce qui s’y rencontre de fort, de stable et de parfait. Les anges apprécient parfaitement ce qui est digne de larmes, sans cependant éprouver le sentiment de la douleur ; ils exercent les œuvres de miséricorde, sans éprouver la peine de la compassion. Il en est de même pour l’âme en cette transformation d’amour. Il est vrai qu’il se rencontre des circonstances où Dieu permet qu’elle sente vivement les choses et en souffre. C’est afin de lui donner occasion de mériter, ou pour d’autres motifs. Il en agit ainsi envers la Vierge sa Mère, saint Paul et d’autres saints. Mais, par lui-même, l’état dont nous parlons ne comporte pas cette souffrance.

Les aspirations de l’espérance ne sont pas davantage une source de peine pour cette âme. L’union avec Dieu satisfait tous ses désirs : au temporel, elle ne peut ni vouloir ni souhaiter quoi que ce soit ; au spirituel, il ne lui reste rien à désirer, puisqu’elle se voit et se sent comblée de toutes les richesses de Dieu. En ce qui regarde la vie et la mort, elle est entièrement conforme, entièrement ajustée à la volonté de Dieu. Selon sa partie sensitive et selon sa partie spirituelle, elle dit simplement : Fiat voluntas tua ! Elle est sans aucun élan de désir ou d’appétit. Ainsi, sa soif de voir Dieu n’est plus accompagnée de souffrance.

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Les impressions de la joie se faisaient auparavant sentir à elle selon des degrés divers. À présent, elle ne s’aperçoit pas de l’absence de la joie, elle n’est nullement surprise de son abondance. En voici la raison. La félicité dont elle jouit d’une manière habituelle est si pleine et si parfaite, qu’il en est comme de la mer, dont les eaux ne s’élèvent ni ne s’abaissent, soit par l’entrée des fleuves dans son sein, soit par leur sortie. C’est que l’âme est devenue cette source dont le Christ a dit en saint Jean qu’elle jaillit jusqu’à la vie éternelle 1.

J’ai dit que l’âme arrivée à cet état de transformation n’éprouve plus ni admiration ni surprise, ce qui semble impliquer qu’il n’y a point pour elle de joies accidentelles, et cependant les joies accidentelles existent pour les élus en possession de la gloire. En réalité, les joies et les délices accidentelles, bien loin de faire défaut à cette âme, sont pour elle sans nombre. Mais elles n’ajoutent rien à la félicité essentielle dont elle jouit, parce que tout ce qui peut y être surajouté, elle le possède déjà, de telle sorte que sa félicité première reste toujours supérieure à la félicité accidentelle qui vient s’offrir. Ainsi, toutes les fois qu’un sujet de joie et d’allégresse se présente à cette âme, qu’il vienne de l’extérieur ou de l’intérieur, elle se reporte immédiatement vers les richesses qu’elle possède en elle-même et qui lui causent une joie et des délices bien supérieures à'ces joies nouvelles. Cette âme a sur ce point une certaine ressemblance avec Dieu, qui prend ses délices en toutes choses et qui cependant n’en rencontre pas de comparables à celles qu’il trouve en lui-même, parce qu’il possède en soi un bien souverain, qui surpasse tous les autres biens.

Ainsi, toutes les joies et toutes les satisfactions nouvelles qui viennent s’offrir à cette âme lui servent comme d’invi -

1 Fons aquæ salientis in vitam aeternam. (Joan., IV 14.)

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tation à se délecter dans la félicité dont elle a en elle-même la possession et la jouissance, de préférence à ces joies nouvelles, parce que, je le répète, cette félicité foncière leur est supérieure. C’est chose, au reste, toute naturelle qu’un sujet de plaisir et de joie se présentant à une âme qui en possède déjà un qu’elle met à plus haut prix et qu’elle goûte davantage, elle se souvienne à l’instant de cette joie supérieure et se fixe en sa jouissance. Ces joies accidentelles, si spirituelles qu’elles puissent être, avec tout ce qu’elles peuvent surajouter au bonheur de cette âme, sont même si peu de chose comparée à la joie foncière qu’elle possède en elle-même, qu’elles lui sont comme rien. Effectivement, une fois que l’âme est arrivée à cette transformation parfaite, elle a pris tout son développement et, au rebours des âmes qui n’en sont pas encore là, elle ne croît plus par le fait de ces grâces nouvelles. Et pourtant, chose admirable ! cette âme, qui ne reçoit plus « de délices nouvelles a le sentiment qu’elle les reçoit sans cesse et même qu’elle les possédait déjà. La raison en est qu’elle les goûte toujours d’une manière nouvelle, parce que le bien dont elle jouit est un bien toujours nouveau. Il lui semble donc recevoir sans cesse des joies nouvelles, sans avoir besoin de les recevoir.

S’il nous fallait parler maintenant de l’illumination de gloire que produit par moments dans l’âme l’embrassement divin dont elle jouit sans interruption, il serait impossible d’en dire quelque chose qui puisse en donner la moindre idée. C’est une certaine conversion de Dieu vers l’âme, qui lui donne tout à la fois la vue et la jouissance de cet abîme de richesses et de délices qu’il a mis en elle. Parfois le soleil, donnant en plein sur l’océan, l’éclaire jusqu’en ses cavernes et ses profondeurs : alors paraissent les perles, es très riches mines d’or et d’autres métaux précieux qu’elles recèlent. De même le Soleil divin, l’Époux de l’âme,

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se tournant vers son Épouse, met en telle lumière les trésors qu’elle contient, que les anges eux-mêmes en sont dans l’admiration et s’écrient comme il est dit au Cantique des Cantiques (ch. vi) : Quelle est celle-ci qui s’avance comme l’aurore à son lever, belle comme la lune, éblouissante comme le soleil, terrible comme une armée rangée en bataille 1 ? Remarquons-le, cette illumination, pour excellente qu’elle soit, n’ajoute rien aux richesses de l’âme, elle ne fait que les mettre en lumière, et donner à cette âme une nouvelle jouissance de ce qu’elle possédait déjà.

Enfin, les « frayeurs des nuits dépourvues de sommeil » n’arrivent plus jusqu’à elle. Désormais elle est si éclairée, si vigoureuse, elle repose en Dieu avec tant de stabilité, que les démons ne peuvent plus ni l’obscurcir par leurs ténèbres, ni l’effrayer par leurs épouvantes, ni l’ébranler par leurs assauts. Rien ne peut l’atteindre ni la molester, parce qu’elle s’est affranchie de tout le créé et qu’elle a pénétré en son Dieu, où elle jouit d’une paix entière, d’une suavité sans mélange et de délices sans bornes, autant que le permet l’état et la condition de cette vie.

À cette âme s’applique la parole du Sage (ch. xv) : L’âme tranquille est comme un festin continuel 2. Dans les festins on jouit en même temps de la saveur des mets les plus variés et de l’harmonie de toutes sortes d’instruments. De même, dans ce festin qu’est pour elle le repos dans le sein de l’Époux, l’âme se rassasie de toutes les délices et de toutes les suavités. Ce que nous en avons dit, avec tout ce que nous pourrions en exprimer par des paroles, restera toujours au-dessous de ce qu’elle expérimente en cet heureux état. Une fois l’âme entrée dans la paix de Dieu, laquelle, comme parle l’Église, surpasse tout sentiment, tout ce

1 Quae est isla quæ progreditur quasi aurora consurgens, pulchra ut luna, electa ut sol, terribilis ut castrorunz acies ordinata ? (Cant., vi, 9.)

2 Secura mens quasi juge convivium. (Prov., xv, 15.)

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qu’on chercherait à en dire ne serait que des mots vides de sens. Voyons les vers de la seconde Strophe. Par les lyres harmonieuses Et le chant si doux des sirènes.

Nous avons déjà fait comprendre que les « lyres harmonieuses » représentent ici les douceurs que l’Époux, dans cet état, verse lui-même en l’âme, par où il met un terme aux importunités qui la molestaient. De même que les accords de la lyre remplissent les auditeurs de la plus suave jouissance, qu’ils les absorbent et les enivrent au point de leur faire oublier les amertumes et les peines, ainsi cette divine douceur absorbe l’âme si puissamment, qu’aucune souffrance ne saurait l’atteindre. Par ces paroles, l’Époux semble dire : Que la douceur dont je remplis cette âme bannisse loin d’elle toute amertume.

Nous avons dit aussi que le chant de la sirène représente le bonheur permanent dont l’âme a été mise en possession. L’Époux compare ce bonheur au chant de la sirène. Au dire de la fable, les sirènes chantent d’une manière si charmante et si délicieuse qu’elles ravissent celui qui les entend et provoque à tel point son amour que, transporté, il oublie tout le reste. De même, les délices de cette divine union charment et ravissent une âme au point de l’arracher, comme par un céleste enchantement, à tous les assauts et à toutes les persécutions dont nous avons parlé. C’est le sens de ce vers :

Trêve, à présent, à vos courroux !

L’Époux donne le nom de « courroux » aux troubles et aux tourments causés par les affections et les opérations déréglées des puissances de l’âme. Le courroux, en effet, est un certain transport qui trouble la paix d’une âme et la fait comme sortir d’elle-même. De même, toutes les

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affections désordonnées font franchir à l’âme la limite de la paix, de la tranquillité intérieure et la jettent dans le trouble lorsqu’elles viennent à la toucher. L’Époux dit donc :

Ne touchez pas à notre mur.

Ce mur représente l’enceinte de paix, le rempart de vertus et de perfections qui environnent l’âme et la protègent, comme le jardin choisi dont il a été parlé plus haut et où l’Époux prend son festin parmi les fleurs, jardin entouré de murailles et qu’il se réserve à lui seul. Lui-même, aux sacrés Cantiques, appelle son Épouse un jardin soigneusement clos : Ma sœur, mon Épouse, dit-il, est un jardin fermé 1. Ici il demande qu’on ne touche même pas au mur d’enceinte de ce jardin,

Afin que l’Épouse dorme plus sûrement.

C’est-à-dire, afin qu’elle jouisse plus librement du repos et de la douceur qu’elle goûte en son Bien-Aimé. Par où nous apprenons qu’il n’y a plus désormais pour l’Épouse de porte fermée. Elle peut se livrer quand et comme elle le veut à ce doux sommeil d’amour. C’est ce que l’Époux donne à entendre au même Livre des Cantiques, lorsqu’il dit : Je vous conjure, filles de Jérusalem, par les chevreuils et par les cerfs des campagnes, de ne pas réveiller ma Bien-Aimée jusqu’à ce qu’elle-même le veuille 2.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Si grand était le désir qui pressait l’Époux d’arracher entièrement son Épouse aux mains de la sensualité et du démon, qu’après avoir réussi dans son dessein, il se livre

1 Hortus conclusus soror mea sponsa. (Cant., iv, 12.)

9 Adiuro vos, filioe, Jerusalem, per capreas cervosque camporum, ne suscitetis neque evigilare faciatis dilectam donec ipsa velit. (Id., pu, 5.)

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à la joie. Tel le Bon Pasteur, qui a fait mille détours à la recherche de sa brebis perdue et qui la rapporte enfin sur ses épaules 1. Telle la femme qui, toute joyeuse, voit entre ses mains lardrachme pour laquelle elle avait allumé un flambeau et bouleversé sa maison, et qui appelle ses amis et ses voisins pour leur dire : Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue 2. Chose admirable en vérité de voir cet amoureux Pasteur, ce tendre Époux de l’âme, comblé de joie et d’allégresse lorsqu’il porte sur ses épaules, qu’il tient entre ses mains, dans l’union si désirée, cette âme qu’il a prise pour lui et portée à une perfection si haute. Non content de se réjouir, il fait part de son bonheur aux anges et aux âmes saintes, par ces paroles des Cantiques : Sortez, filles de Sion, et voyez le roi Salomon, orné du diadème dont sa mère l’a couronné au jour de ses noces et de la joie de son cœur 3.

Sa couronne, son épouse, la joie de son cœur, c’est cette âme qu’il porte entre ses bras et en société de laquelle il sort, comme époux, de la chambre nuptiale. Il le donne à entendre dans la Strophe suivante.


STROPHE XXII

L’Épouse vient de pénétrer

Au beau jardin si désiré.

Et elle repose à son gré,

Le cou maintenant incliné,

Avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé.

EXPLICATION.

L’Épouse a fait tout ce qui était en son pouvoir pour se délivrer des « renards », pour arrêter « l’aquilon », pour

1 Luc., xv, 5.

2 Congratulamini mihi, quia inveni drachmam quant perdideram. (Ibid., 9.)

3 Egredimini, Cilice Sion, et videte regem Salomonem in diademate quo coronavit eum mater sua in die desponsationis illius, et in die ¡ cetitice tordis ejus. (Cant., III, 11.)

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apaiser les « nymphes », autant d’obstacles pour elle à la parfaite jouissance du mariage spirituel. Elle a demandé, elle a obtenu le souffle de l’Esprit-Saint, qui est le moyen et l’intermédiaire indispensable de la perfection de cet état. Nous avons vu tout cela dans les Strophes précédentes. Reste maintenant à traiter du mariage spirituel lui-même. Nous le ferons dans cette Strophe. C’est encore ici l’Époux qui parle, et en nommant l’âme son Épouse, il nous fait connaître deux choses : d’abord comment cette âme, après avoir vaincu ses ennemis, est arrivée à l’état délicieux du mariage spirituel si désiré des deux amants ; ensuite, quelles sont les prérogatives de cet état dont l’âme est entrée en jouissance. « Elle repose à son gré » et « son cou est maintenant incliné, avec quelle douceur, sur les bras de l’Aimé ». C’est ce que nous allons développer.

L’Épouse vient de pénétrer.

Tâchons d’abord de mettre en lumière l’enchaînement de ces Strophes, afin de montrer la marche que suit d’ordinaire une âme pour atteindre l’état du mariage, le plus élevé de cette partie de la carrière spirituelle dont, avec la grâce de Dieu, nous allons traiter.

Avant d’y arriver, elle a commencé par s’exercer aux labeurs et aux amertumes de la mortification, ainsi qu’à la méditation des choses spirituelles. C’est ce qu’elle nous a indiqué depuis la première Strophe jusqu’à celle qui commence par : « C’est en répandant mille grâces. » Elle est entrée ensuite dans la voie contemplative, et là elle a passé par les gorges étroites de l’amour, qu’elle décrit dans les Strophes suivantes jusqu’à celle qui commence ainsi : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! » C’est alors qu’ont eu lieu les fiançailles spirituelles. Après cela, l’âme est entrée dans la voie unitive, dans laquelle elle a été gratifiée

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de beaucoup de communications élevées, de nombreuses visites de l’Époux, où elle a reçu des présents et des joyaux comme en reçoit une fiancée ; elle s’est avancée ensuite et perfectionnée dans l’amour. C’est ce qu’elle a raconté depuis la Strophe qui commence par : « Détourne-les, mon Bien-Aimé », dans laquelle ont eu lieu les fiançailles, jusqu’à celle qui nous occupe : « L’Épouse vient de pénétrer. »

11 ne restait plus qu’à célébrer le mariage spirituel entre cette âme et le Fils de Dieu. Cet état dépasse de beaucoup sans comparaison celui des fiançailles, car c’est une transformation totale au Bien-Aimé, dans laquelle les deux parties se livrent l’une à l’autre en totale possession l’une de l’autre, avec une certaine consommation de l’union d’amour, qui rend l’âme divine et Dieu par participation, autant qu’il est possible en cette vie. Mon opinion est donc que cet état est toujours accompagné de la confirmation en grâce, la fidélité des deux parties devenant ici inébranlable, celle de Dieu s’affirmant envers l’âme par cette confirmation. De là vient que cet état est le plus haut qu’on puisse atteindre en cette vie 1.

De même que, dans la consommation du mariage naturel, les époux, selon la parole de l’Écriture, sont deux dans une seule chair 2, ainsi, une fois le mariage spirituel consommé entre Dieu et l’âme, il y a deux natures fondues dans un

1 La confirmation en grâce consiste, non pas comme le dit ici en note Monsieur le chanoine Hoornaert, en ce que l’âme reçoit l’assurance qu’elle est en grâce avec Dieu, ni même l’assurance qu’elle ne commettra pas jusqu’à la mort de péché mortel, mais — ce qui est bien différent, — en ce que, par un privilège tout spécial, elle est mise dans l’impossibilité de le commettre. C’est là, nous disent les théologiens, une participation à l’impeccabilité des bienheureux, On comprend dès lors que le mariage spirituel, étant toujours accompagné de la confirmation en grâce, soit une faveur très rare et toute privilégiée. Saint Jean de la Croix nous assure (Explication de la Strophe xxvie) que peu d’âmes y arrivent ici-bas. À son propre témoignage, qui nous a été transmis juridiquement par une de ses filles spirituelles, lui-même fut confirmé en grâce lors de sa première messe, qu’il célébra en septembre 1567, à l’âge de vingt-cinq ans. C’est donc à cet âge également qu’il fut élevé au mariage spirituel.

2 Erunt duo in carne una. (Gen., ii, 24.)

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même esprit et un même amour. C’est ce que nous déclare saint Paul (I Cor., vi), se servant encore de la même comparaison : Celui qui adhère à Dieu est fait en même esprit avec lui 1. Quand la lumière d’une étoile ou celle d’un flambeau se joint à celle du soleil, l’étoile et le flambeau cessent de luire, il n’y a plus que la lumière du soleil, qui absorbe les autres lumières. L’Époux dit de cet admirable état que « l’Épouse y a pénétré », ce qui revient à dire qu’elle a laissé tout ce qui est du temps et de la nature, tous les sentiments, tous les modes et toutes les méthodes spirituelles, qu’elle a mis en oubli toutes les tentations, tous les troubles, tous les chagrins, toutes les sollicitudes, toutes les préoccupations, transformée qu’elle est par un si sublime embrassement. L’Époux prononce donc le vers suivant :

Au beau jardin si désiré.

Comme s’il disait : Elle s’est transformée en Dieu, ce beau jardin qui offre à l’âme un suave et délicieux séjour. À ce jardin de l’entière transformation, c’est-à-dire aux joies, aux délices, à la gloire du mariage spirituel, on ne pénètre qu’après avoir passé par les fiançailles et avoir exercé l’amour loyal qui unit les fiancés. Ce n’est qu’après s’être montrée quelque temps, par ce tendre et fidèle amour, la digne fiancée du Fils de Dieu, que l’âme se voit invitée à ce jardin fleuri, par le Seigneur qui l’y place lui-même pour la consommation de son bienheureux mariage avec lui. Il s’établit alors entre les deux natures une telle union, une telle communication de la nature divine à la nature humaine, que, sans rien perdre de leur être, Dieu et l’âme ne sont plus, ce semble, que Dieu même. Cette union, il est vrai, ne saurait être parfaite en cette vie, et cependant, elle surpasse tout ce qu’on en peut dire et penser.

1 Qui adhœret Deo unus spiritus est. (I Cor., vi, 17.)

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Ceci est clairement exposé par l’Époux lui-même dans les Cantiques, lorsqu’il convie l’âme-épouse à cet état. Veni in hortum meum, soror mea sponsa, messui myrrham meam cum aromatibus meis 1. C’est-à-dire : Viens, entre dans mon jardin, ma sœur, mon Épouse, car j’ai coupé ma myrrhe et mes essences parfumées. Il la nomme sa sœur, son épouse, parce qu’elle l’était déjà, en vertu de son amour et de sa remise d’elle-même, avant de se voir conviée au mariage spirituel. Il dit avoir coupé sa myrrhe odoriférante et ses essences aromatiques, ces produits déjà mûrs des fleurs des vertus, tout prêts à être offerts à l’âme, et qui ne sont autres que les délices et la participation à ses perfections, qu’il lui communique en ce degré. Aussi est-il vrai de dire que l’Époux est pour elle un jardin magnifique, autant que désiré.

Les désirs de Dieu et de l’âme, le but qu’ils se proposent en tout ce qui se passe en elle, vont à la consommation et à la perfection de ce divin mariage. Aussi l’âme n’a pas de repos qu’elle n’y soit parvenue, car elle doit y trouver une abondance et une plénitude de Dieu, une stabilité et une paix, une perfection de suavité, bien supérieures à celles des fiançailles spirituelles. Et en effet, reposant désormais entre les bras d’un tel Époux, dans un embrassement ininterrompu et très étroit, qui certes mérite en toute vérité le nom d’embrassement, elle vit, en vertu de cet embrassement, de la vie même de Dieu. En cette âme se vérifie la parole de saint Paul : Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi 2.

L’âme vit ici d’une vie de délices et de gloire, telle qu’est la vie de Dieu : dès lors, qu’on se fasse, si on le peut, une idée du bonheur qui l’inonde. Dieu est incapable de ressentir aucune souffrance : l’âme est entièrement affranchie

1 Cant., V, 1.

2 Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus. (Galat., II, 20.)

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de la douleur. Elle est pénétrée, jusque dans sa substance, divinement transformée en lui, des délices et de la gloire même de Dieu. C’est pour cela qu’il est dit aux vers suivants :

Et elle repose à son gré,

Le cou maintenant incliné,

Le cou représente ici la vigueur de l’âme, vigueur qui a servi, nous l’avons vu, de moyen à son union avec l’Époux. Sans cette vigueur, elle serait hors d’état de porter un embrassement divin si étroit. C’est par cette vigueur aussi que l’âme a travaillé, qu’elle a obtenu les vertus, surmonté les vices. Il est juste que ce qui a travaillé et vaincu goûte le repos. C’est donc le cou incliné que l’âme se repose

Avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé.

Incliner le cou sur les bras de Dieu, c’est avoir joint sa vigueur, ou plutôt sa faiblesse, à la force divine. Les bras de Dieu ne sont autre chose que la force de Dieu. Quand notre faiblesse transformée se repose sur les bras de Dieu, elle est revêtue de la force même de Dieu. Il est donc très juste de représenter l’état du mariage spirituel par cette inclination du cou de l’Épouse « sur les bras de l’Aimé ». Dieu est tout à la fois la force et la douceur de l’âme. En lui elle est protégée, défendue contre tous les maux, enivrée de tous les biens.

De là vient que l’Épouse des Cantiques, aspirant à cet heureux état, disait à l’Époux (ch. III) : Qui me donnera, ô mon Frère, toi qui suces les mamelles de ma mère, de te trouver dehors et de te baiser, en sorte que nul ne me méprise 1 ? Par le nom de frère qu’elle donne à l’Époux, l’âme fait entendre l’égalité que les fiançailles ont établie entre les

1 Quis mihi det te fratrem meum, sugentem ubera matris meae, ut inventant te forts e1 deosculer te et jam me nemo despiciat ? (Cant., VIII, I.)

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deux Amants, avant même le mariage spirituel. Ces mots : toi qui suces les mamelles de ma mère, veulent dire : toi qui dessèches et qui éteins en moi les appétits et les passions, qui sont comme les réservoirs du funeste lait d’Ève, notre mère selon la chair, et qui font obstacle au mariage spirituel avec Dieu. Ce travail une fois accompli, j’aspire, dit-elle, à te trouver dehors, c’est-à-dire loin des créatures et de moi-même, dans la solitude et la nudité d’esprit qui s’obtiennent par l’extinction des appétits, et à te baiser là, seul à seul. En d’autres termes : que ma nature, désormais seule et dégagée de toute souillure, soit du corps, soit de l’esprit, s’unisse à toi seul, à ta divine nature, sans nul intermédiaire.

Or ceci n’appartient qu’au mariage spirituel, qui est ce baiser de l’âme à Dieu, après lequel nul n’a la hardiesse de la mépriser. L’âme, en effet, en ce degré n’est plus molestée ni par le démon ni par la chair, ni par le monde ni par ses propres appétits. C’est la réalisation de cette autre parole des Cantiques : L’hiver est passé, les pluies se sont dissipées, les fleurs ont apparu sur notre terre 1.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Dans l’état sublime du mariage spirituel, l’Époux très fréquemment découvre à l’âme, sa fidèle compagne, de merveilleux secrets, car le véritable et parfait amour n’a rien de caché pour l’objet de sa tendresse. Il lui révèle en particulier les doux mystères qui se rattachent à son Incarnation, les voies qu’il a tenues pour réaliser la Rédemption de l’homme, l’une des plus élevées parmi les œuvres divines et l’une des plus délicieuses à l’âme. Aussi, passant

1 Jam hiems transiit, irnber abiit et recessit, flores apparuerunt in terra nostra. (Cant., II, 11.)

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sous silence beaucoup d’autres mystères qu’il lui découvre, l’Époux, dans la Strophe qui suit, ne fait mention que de celui de l’Incarnation, comme étant de tous le plus important. S’entretenant donc avec elle, il lui dit :


STROPHE XXIII

Ce fut sous l’ombre du pommier

Que tu devins ma fiancée.

Alors je te donnai ma main,

Et tu fus ainsi réparée

Au lieu même où ta mère avait été violée.

EXPLICATION.

L’Époux manifeste à l’âme dans cette Strophe le plan admirable qu’il a suivi pour la racheter et faire alliance avec elle : il a employé des moyens correspondants à ceux qui avaient causé la perte et la ruine de l’humanité. Ce fut au paradis terrestre, à l’occasion de l’arbre défendu, que la nature humaine fut perdue en Adam. Ce fut par l’arbre de la croix que Jésus-Christ la racheta et la répara. C’est là que, par sa passion et par sa mort, il lui tendit une main favorable et miséricordieuse, là qu’il leva les barrières qui, depuis le péché originel, séparaient l’homme de Dieu. Il dit donc :

Ce fut sous l’ombre du pommier

C’est-à-dire sous la protection de l’arbre de la croix, C’est sur cet arbre que le Fils de Dieu racheta la nature humaine, qu’il daigna contracter avec elle et, par suite, avec toutes les âmes, un divin mariage. C’est du haut de la croix qu’il lui donna pour cela sa grâce et ses dons.

Que tu devins ma fiancée.

Alors je te donnai ma main,

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C’est-à-dire, je te donnai faveur et assistance, je te relevai de l’état de bassesse et de misère où tu étais réduite, pour faire de toi ma compagne et ma fiancée.

Et tu fus ainsi réparée

Au lieu même où ta mère avait été violée.

Ta mère, la nature humaine, avait été violée en la personne de tes premiers parents sous l’arbre du paradis, et c’est sous l’arbre de la croix que tu as été réparée ; en sorte que si ta mère te donna la mort sous le premier arbre, moi, sur l’arbre de la croix, je te donnai la vie.

C’est ainsi que Dieu découvre à cette âme les plans et les voies de sa Sagesse, qu’il lui fait voir avec quel art et quelle splendeur il tire le bien du mal et ordonne à un plus grand bien ce qui fut une cause de ruine. Tout ce que nous venons d’exposer se trouve à la lettre au Cantique des Cantiques (ch. viii), où il est dit : Sub arbore malo suscitavi te ; ibi corrupta est mater tua, ibi violata est genitrix tuai — . C’est-à-dire : Je t’ai réveillée sous le pommier, là où ta mère fut corrompue, là où celle qui t’a donné le jour perdit sa pureté.

Ce n’est pas de l’alliance que Dieu fit avec nos âmes sur la croix que nous parlons ici. Celle-ci s’est accomplie une fois pour toutes : Dieu a donné alors la grâce première, communiquée ensuite par le baptême à chacune de nos âmes. L’alliance dont il est ici question a lieu par des perfectionnements successifs ; elle s’accomplit progressivement et en suivant une marche qui lui est propre. À la vérité, ces deux alliances ne font qu’un ; mais il y a cette différence, que la seconde suit la marche de l’âme et par conséquent avance pas à pas, tandis que la première suit la marche de Dieu, et par conséquent s’accomplit tout d’un coup.

1 Cant., VIII], 5.

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L’alliance qui nous occupe a été marquée par Dieu lui-même dans, Ézéchiel, lorsque, s’adressant à l’âme, il lui dit : Tu as été jetée sur la terre, au mépris de ta vie, le jour où tu es venue à l’existence. J’ai passé près de toi, et je t’ai vue, foulée aux pieds dans ton sang, et je t’ai dit : Comment es-tu couverte de ton sang ? Vis, et multiplie-toi comme l’herbe des champs. Et tu t’es multipliée et tu as grandi, et tu as atteint la taille de la femme. Tes mamelles ont crû, tes cheveux se sont épaissis, mais tu étais nue et pleine de confusion. J’ai de nouveau passé près de toi, et je t’ai regardée. Et j’ai vu que c’était pour toi le temps de l’amour ; j’ai étendu sur toi mon manteau, et j’ai couvert ton ignominie. J’ai fait serment à ton sujet et j’ai contracté alliance avec toi, et tu es devenue mienne. Je t’ai lavée avec de l’eau, je t’ai purifié du sang dont tu étais souillée ; je t’ai ointe avec de l’huile, je t’ai revêtue d’habits éclatants, j’ai mis à tes pieds des chaussures de couleur violette, je t’ai ceinte d’une ceinture de batiste, je t’ai couverte tout entière d’une gaze légère. Je t’ai ornée d’une riche parure, j’ai mis des bracelets à tes bras et un collier à ton cou. J’ai mis un anneau à ta bouche, des cercles à tes oreilles, sur ta tête une superbe couronne. Tu as été ornée d’or et d’argent, vêtue de batiste et de soie brodée de diverses couleurs. Tu as mangé un pain délicat, tu t’es nourrie de miel et d’huile. Ta beauté est devenue éclatante, tu en es arrivée à régner et à être reconnue reine. Ton nom s’est divulgué parmi les nations, à cause de ta beauté 1.

Telles sont les paroles d’Ézéchiel, et elles s’appliquent parfaitement à l’âme qui nous occupe.

1 Projecta es super !adent terne, in abjectione animce luce, in die qua rata es. Transiens autem per te, vida te conculcari in sanguine tuo ; et dixi tibi cura esses in sanguine tua : Vive, dix (, inquam tibi ; in sanguine tua vive. Multiplicatam quasi germen agri dedi te; et multiplicata es, et grandis effecta, et ingressa es, et pervenisti ad mundum muliebrem ; ubera tua intumuerunt et pilus tuus germi-navit et eras nuda et confusion plena. Et transivi per te et vidi te ; et ecce lempus tuum, tempus amantium, et expandi anrictum meum super te, et operui ignominiam tuant. El juravi tibi, et ingressus suce paclum tecum, ait Dominus Deus, et jacta es mihi. Et lavi te aqua, et emundavi sanguinem tuum ex te ; etunxi te oleo. Et vestivi te discoloribus, et calceavi te janthina ; et cirrxi te bysso, et indu (te subtilibus. Et ornavi te ornamento, et dedi armen illas in manibus tuis, et torquem circa coltum tuum. Et dedi inaurem super os tuum, et circulas auribus luis, et coronara decoris in capite tua. Et ornata es aura et argento, et vestita es bysso et polymito, et rnulticoloribus. Similam et met, et oleum comedisti; et decora Meta es vehementer nimis, et proficistt in regnum. Et egressum est nomen tuurn in gentes propter speciem tuam. (Ezech., xvi, 5-14.)

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Après la délicieuse remise de l’Épouse à l’Époux, il est immédiatement question du lit nuptial, où l’Épouse goûte d’une manière bien plus continue qu’auparavant les délices de son union. La Strophe suivante parle donc de leur lit à tous deux, lit divin, pur et chaste ; où l’âme repose devenue divine, toute pure et toute chaste. En effet, ce lit, nous allons le dire, n’est autre que l’Époux lui-même, le Verbe Fils de Dieu, en qui l’âme repose par le moyen de l’union d’amour. Elle dit que ce lit est u tout fleuri », parce que l’Époux est non seulement paré de fleurs, mais est lui-même, suivant la parole des Cantiques, la Fleur des champs et le Lis des vallées 1. L’Épouse repose donc non seulement sur un lit couvert de fleurs, mais dans la Fleur même qui est le Fils de Dieu, lequel répand une odeur, un parfum divin, une grâce et une beauté parfaites. Lui-même vous le dit par la bouche de David : La beauté des campagnes est avec moi 2. L’âme chante les propriétés et les charmes de son lit divin, lorsqu’elle dit :


STROPHE XXIV

Notre lit tout fleuri s’enlace

À la caverne des lions.

Il est de pourpre tout tendu.

De paix il est édifié.

Mille boucliers d’or viennent le couronner.

EXPLICATION.

Dans lés deux Strophes précédentes, l’âme-épouse a chanté les grâces et les perfections du Fils de Dieu, son

1 Ego fias campi et lilia convallium. (Cant., II, 1.)

2 Pulchritudo agr mecum est. (Ps. XLrx, 11.)

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Bien-Aimé. Ici elle reprend ce chant de louange. Elle célèbre en second lieu le sublime et délicieux état où elle se voit élevée, en même temps que la sécurité qu’elle y goûte. En troisième lieu, elle relève la richesse des dons et des vertus qui sont devenus son partage au lit nuptial de l’Époux, car dans la divine union dont elle jouit, ces vertus ont pris une vigueur nouvelle. En quatrième lieu, elle se félicite d’avoir atteint la perfection de l’amour. En cinquième lieu, elle déclare qu’elle a trouvé la plénitude de la paix, que par suite elle est enrichie et embellie d’autant de dons et de vertus qu’il est possible d’en posséder et d’en goûter en cette vie. C’est ce que développeront les vers qui vont suivre.

Elle commence par chanter les délices dont la comble son union avec le Bien-Aimé.

Notre lit tout fleuri s’enlace

Nous venons de le dire, ce lit de l’âme, c’est l’Époux, Fils de Dieu. Il est « tout fleuri » pour l’âme, parce que, dans cette union où elle repose en lui en qualité d’Épouse, le Bien-Aimé lui ouvre son cœur et son amour, ou, en d’autres termes, lui communique la sagesse, les secrets, les grâces, les dons, les perfections mêmes de Dieu, ce qui la comble de beauté, de richesses et de délices. Il lui semble reposer sur une couche de fleurs embaumées et toutes divines, dont le contact lui est délicieux et le parfum enivrant. C’est donc à très juste titre qu’elle nomme cette divine union d’amour « un lit tout fleuri ». L’Épouse des Cantiques, s’adressant à l’Époux, lui dit de même (ch. I) : Notre lit est tout fleuri 1. Elle dit notre lit, parce que les vertus et l’amour du Bien-Aimé leur sont à présent communs à tous deux, et les délices communes, selon cette parole de l’Esprit -

1 Lectulus nester floridus. (Cant., i, 15.)

Saint dans les Proverbes : Mes délices sont d’être avec les enfants des hommes 1.

Ce lit est également dit « tout fleuri » pour cette raison que les vertus de l’âme sont à présent en elle parfaites et héroïques, ce qui n’était pas possible avant que cette couche eût fleuri en parfaite union avec Dieu. C’est cette perfection des vertus qu’elle chante dans le second vers.

Notre lit tout fleuri s’enlace

À la caverne des lions.

Par « la caverne des lions », il faut entendre les vertus dont l’âme est enrichie dans cet état d’union avec Dieu. En voici la raison. La caverne du lion est très sûre et à l’abri des incursions des autres animaux, qui, redoutant la force et la hardiesse de celui qui l’habite, n’osent y entrer ni même séjourner à l’entour. Ainsi, il est vrai de dire que chaque vertu acquise en sa perfection est pour cette âme une caverne de lions, où réside le Christ, son Époux, Lion puissant, qui est uni à l’âme par cette vertu et par toutes les autres. L’âme unie au Christ par ses vertus est, elle aussi, comme un lion plein de force, parce qu’elle participe aux perfections divines. Elle se sent même si puissamment défendue dans ce domaine des vertus, que lorsqu’elle repose, au milieu de ces mêmes vertus, sur la couche fleurie de son union avec Dieu, les dénions n’ont pas la hardiesse de l’attaquer. Que dis-je ? ils n’osent paraître devant elle, tant ils éprouvent de frayeur en la voyant si grande, si courageuse et si hardie, parmi les vertus parfaites, sur la couche de son Bien-Aimé. En effet, quand l’âme est unie à Dieu d’une union de transformation, les démons la redoutent comme Dieu lui-même et n’osent la regarder, si grande est la frayeur que leur inspire une âme arrivée à la perfection. L’Épouse, en disant que le lit divin « s’enlace à la caverne

1 Delicice mece esse cum fillis hominum. (Prov., viii, 31.)

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des lions », veut nous faire comprendre aussi que, dans ce sublime état, toutes les vertus sont étroitement jointes et unies les unes aux autres, affermies et soutenues les unes par les autres, au point qu’elles forment dans cette âme une seule et même perfection consommée. Il ne s’y trouve, pour ainsi parler, ni ouverture ni partie faible par où le démon puisse pénétrer, ou qui permette à quoi que ce soit — considérable ou insignifiant, peu importe — de la molester ou même de l’émouvoir tant soit peu. C’est que, parfaitement libre des assauts des passions naturelles, étrangère à la fatigante multiplicité des soucis temporels, elle jouit en sécurité, en parfait repos, de la participation à la Divinité.

C’est là que se portaient les désirs de l’Épouse des Cantiques, lorsqu’elle disait : Qui me donnera, ô mon Frère, toi qui suces les mamelles de ma mère, de te trouver dehors et de te baiser, en sorte que nul ne me méprise ? Ce baiser, c’est l’union dont il s’agit ici, union dans laquelle l’amour met l’âme sur le pied d’une sorte d’égalité avec Dieu. Désireuse d’obtenir ce baiser sacré, l’âme demande qui lui donnera que le Bien-Aimé soit son frère, c’est-à-dire son égal. Et quand elle demande qu’il suce les mamelles de sa mère, elle veut dire qu’il consumera toutes les imperfections et tous les appétits naturels qu’elle tient de sa mère Ève. Le trouver seul, c’est s’unir à lui hors de tout le créé, dépouillée, selon la volonté et l’appétit, de toutes les créatures. Alors nul ne la méprisera plus et n’osera le faire : ni le monde, ni la chair, ni le démon. Par le fait qu’elle est dégagée et pure de tout le créé, unie à Dieu, aucune créature n’a le droit de la molester.

D’où il suit que l’âme, en cet état, jouit d’une suavité et d’une tranquillité qui jamais ne lui font défaut. Mais indépendamment de cette jouissance et de cette paix qui lui sont habituelles, voici ce qui se produit par moments. Les fleurs des vertus, qui croissent dans le jardin de l’âme,

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s’ouvrent soudain et exhalent un parfum si pénétrant, qu’il semble à cette âme être toute remplie des délices de Dieu,. et ce n’est que l’exacte vérité. Je dis que les fleurs des vertus s’ouvrent par moments dans l’âme, parce que, pour enrichie qu’elle soit de vertus parfaites, elle n’en jouit pas toujours actuellement. Seule la paix, la tranquillité, dont elles sont la source, demeure permanente. On peut donc dire que, durant cette vie, les vertus de l’âme sont comme un jardin fermé et des fleurs à l’état de boutons. C’est merveille de les voir de temps à autre s’ouvrir sous le souffle de l’Esprit-Saint, pour répandre les parfums les plus exquis et les plus divers.

Ce sont d’abord les fleurs des « montagnes », c’est-à-dire la participation à la richesse, à la grandeur, à la beauté de Dieu, puis le muguet des « vallons boisés, solitaires »,. c’est-à-dire le repos, le rafraîchissement et la sécurité les roses embaumées des « îles étrangères », ou les notions divines, merveilleuses et surprenantes. Parfois c’est le parfum du lis, autrement dit l’impression de la majesté divine figurée par « les fleuves retentissants », laquelle envahit l’âme tout entière. D’autres fois ce sera la délicate odeur du jasmin ou le « murmure des brises caressantes »,. dont, nous l’avons dit, l’âme a la jouissance en cet état. Ce sont enfin toutes les autres fleurs dont nous avons parlé : la connaissance goûtée dans « la nuit sereine », la « mélodie silencieuse », la « solitude sonore », le « souper ». plein de saveur et de tendresse.

Par moments, le parfum des fleurs réunies est tellement enivrant, que l’âme peut dire avec vérité que son « lit tout fleuri » est « enlacé à la caverne du lion ». Heureuse l’âme à laquelle il est parfois donné en cette vie de respirer le parfum de ces divines fleurs ! Elle dit aussi que ce lit est

… De pourpre tendu.

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La pourpre, dans les divines Écritures, désigne la charité ; elle sert de vêtement aux rois. L’âme nous dit que sa couche fleurie est garnie de pourpre, parce que toutes les vertus et tous les trésors qui s’y trouvent renfermés ne peuvent se soutenir que par la charité, comme ils ne peuvent se goûter que dans l’amour du céleste Roi. Sans l’amour, l’âme n’aurait la jouissance ni de cette couche divine ni des fleurs dont elle est ornée. Toutes ces vertus de l’âme sont donc comme tendues sur le fond de l’amour qui les conserve ; elles sont de plus comme baignées d’amour. Chacune d’elle est à l’âme une provocation à aimer Dieu, de sorte qu’en toute rencontre, en toute œuvre qui se présente à faire, elle se porte amoureusement à cet accroissement d’amour. C’est là ce que signifie cette pourpre dont le lit de l’Épouse est tendu.

Les divins Cantiques nous insinuent clairement la même vérité en marquant que le siège ou le lit que Salomon se fit faire était en bois du Liban ; les colonnes en étaient d’argent, le dossier d’or, les degrés de pourpre, le tout ayant été ordonnés conformément à la charité 1. Les vertus et les dons célestes dont le Seigneur orne la couche de l’âme sont représentés par le bois du Liban et par les colonnes d’argent. Ces colonnes soutiennent le dossier, ou l’appui d’amour, qui est d’or. Nous l’avons dit, c’est dans l’amour que les vertus ont leur point d’appui, c’est par la charité mutuelle de Dieu et de l’âme qu’elles s’exercent et s’ordonnent entre elles.

De paix il est édifié.

Cette quatrième excellence est la conséquence de la troisième, dont l’Épouse vient de parler, c’est-à-dire de

1 Ferculum fecit Bibi rex Salornon de lignis Libani ; columnas ejes lecit argentons, reclinatoriurn aureum, ascensum purpureurn: media charitate constravit. (Cant., iii, 9.)

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l’amour parfait, dont le propre, nous dit saint Jean 1, est de bannir la crainte 2, et par suite d’établir dans l’âme cette quatrième propriété du lit divin : une paix parfaite. Pour l’intelligence de ceci, disons que chaque vertu est par elle-même pacifique, suave et courageuse. Elle produit donc en l’âme qui la possède un triple effet de paix, de douceur et de force, trois prérogatives incompatibles avec une guerre quelconque, qu’elle vienne du monde, du démon ou de la chair. Grâce aux vertus enfin, l’âme jouit d’une paix et d’une sécurité si absolues, qu’elle se croirait, pour ainsi parler, tout entière édifiées dans la paix. Voyons maintenant la cinquième propriété de ce lit fleuri. En plus de tout le reste,

Mille boucliers d’or viennent le couronner.

Ces boucliers sont ici les vertus et les dons divins dont l’âme est en possession. Nous avons dit que ces vertus sont les fleurs du lit de l’Épouse ; elles sont aussi la couronne et la récompense des efforts qu’elle a faits pour les acquérir. Elles lui servent en outre de défense : ce sont de puissants boucliers contre les vices qu’elle a vaincus par leur moyen. Ainsi le lit fleuri de l’Épouse est couronné et défendu par ces mêmes vertus, qui lui servent à la fois de récompense et de bouclier. Il est dit que ces boucliers sont d’or, afin de marquer la haute valeur des vertus. L’Épouse des Cantiques exprime la même vérité en termes différents (ch. iii), Iorsqu'elle dit : Voici que le lit de Salomon est entouré par soixante des plus vaillants d’Israël, qui ont tous l’épée au côté, à cause des frayeurs de la nuit 3.

1 Le manuscrit de Jaén porte : nous dit saint Paul. Reste à savoir si le lapsus calmi vient du saint docteur ou de la copiste. Le P. Gérard a corrigé purement et simplement, sous aucun avertissement à ses lecteurs. Par contre, M. Martinez Burgos a imprimé : como dise S. Pablo.

2 Perfecta charitas foras mittit timorem. (I Joan., lv, 18.)

3 En lectulum Salomonis sexaginta fortes amblent ex fortissimis Israël… uniuscujusque ensis super femur suum propter timores nocturnos. (Cant., III, 7,8.)

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L’âme dit ici que les boucliers sont au nombre de mille, pour indiquer la multitude des vertus, des grâces et des dons célestes dont Dieu l’a enrichie. L’Époux des Cantiques s’est servi de la même expressión pour signifier les innombrables vertus de son Épouse. Ton cou, lui dit-il, est comme la tour de David, qui est bâtie avec des boulevards : mille boucliers y sont suspendus, toutes les armes des vaillants 1.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

L’âme arrivée à ce degré de perfection ne se contente pas de louer et d’exalter les perfections de son Bien-Aimé, le Fils de Dieu, ni de célébrer avec Action de grâces les faveurs qu’elle en reçoit et les délices qu’elle goûte en lui, mais elle rapporte aussi celles qu’il accorde aux autres âmes, parce qu’elle les expérimente elle-même dans cette bienheureuse union d’amour. Lui adressant donc des louanges et des Actions de grâces pour les faveurs dont il gratifie les âmes, elle prononce la Strophe suivante ;


STROPHE XXV

Sur tes traces les jeunes filles

Vont légères par le chemin.

Sous la touche de l’étincelle,

Le vin confit engendre en elles

Des respirs embaumés, d’un arome divin.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe, l’Épouse loue le Bien-Aimé de trois faveurs que reçoivent de lui les âmes dévotes, faveurs qui les animent, les excitent à l’amour de Dieu. Si elle en fait ici mention, c’est qu’en l’état dont nous parlons elle les expérimente elle-même. La première est une suavité qui

1 Sicut turris David collant tuum, quæ aedificata est cum propugnaculis ; mille clypei pendent ex ea, omnis armatura fortium. (Cant., iv, 4.)

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émane de la personne de l’Époux, si efficace qu’elle leur fait hâter le pas dans le chemin de la perfection. La seconde est une amoureuse visite qui les enflamme soudain. La troisième est une abondance de charité qu’il répand en elles et qui les enivre, leur causant un transport d’esprit sous l’empire duquel, comme sous l’empire de la visite amoureuse, elles envoient vers Dieu des louanges et de délicieuses aspirations d’amour. Elle dit donc :

Sur tes traces…

Les traces sont les vestiges laissés par la personne que l’on suit ; elles servent à la faire retrouver et découvrir. L’on peut dire que la suavité et la notion amoureuse que Dieu verse dans l’âme sont les traces, les vestiges, au moyen desquels Dieu se fait connaître et rechercher. C’est pour cela que l’âme dit ici au Verbe, son Époux : « Sur tes traces. » Ou en d’autres termes, en suivant ce vestige de suavité que tu verses et imprimes dans les âmes, cet arome parfumé que tu répands,

… Les jeunes filles

Vont légères par le chemin.

Ce qui revient à dire : les âmes pieuses, avec cette fraîcheur de jeunesse que leur communiquent tes vestiges, « vont légères par le chemin ». C’est-à-dire, selon la voie et l’état que Dieu leur ouvre, par des exercices variés et des œuvres diverses, elles suivent le chemin qui conduit à la vie éternelle, autrement dit le chemin de la perfection évangélique. Par ce chemin, une fois dépouillées intérieurement de tout le créé, elles rencontrent le Bien-Aimé et se joignent à lui en union d’amour. Cette suavité, ou ce vestige de Dieu en l’âme, la rend singulièrement légère et la fait courir après lui presque sans effort, parce qu’elle est attirée et soulevée par ce divin vestige, qui la fait non

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seulement marcher, mais courir avec rapidité le long de ce chemin.

L’Épouse des Cantiques demandait à l’Époux cette divine attraction, lorsqu’elle disait : Trahe me post te, curremus in odorem unguentorum tuorum 1. C’est-à-dire : Tire-moi après toi, et nous courrons à l’odeur de tes parfums. Et après que la divine senteur lui a été accordée : In odorem unguentorum tuorum currimus, adolescentulor dilexerunt te nimis 2. Ce qui signifie : Nous courrons à l’odeur de tes parfums, les jeunes filles t’ont chéri. Et David dit de même : couru dans la voie de vos commandements quand vous avez dilaté mon cœur 3.

Sous la touche de l’étincelle,

Le vin confit engendre en elles

Nous avons vu aux deux vers précédents que les âmes attirées par les traces divines s’avancent sur le chemin, par divers exercices et diverses œuvres extérieures. Ici l’Épouse indique une opération intérieure de leur volonté, sous l’impulsion de deux autres faveurs, de deux autres visites intérieures, que le Bien-Aimé leur accorde. Elle donne à ces faveurs le nom de « touche de l’étincelle » et de « vin confit ». Quant à l’opération intérieure de la volonté qui résulte de ces deux visites de Dieu., elle l’appelle « des respirs embaumés, d’un arome divin ».

La « touche de l’étincelle » est une touche exquise, dont le Bien-Aimé favorise de temps à autre une âme, et parfois lorsqu’elle y pense le moins. Tout à coup le cœur s’embrase d’un feu d’amour : on dirait qu’une étincelle est tombée sur lui et le met tout en feu. Alors la volonté, soudainement réveillée, s’enflamme d’amour. Ce sont des désirs, des louanges, des Actions de grâce, des témoignages de révérence,

1 Cant., I, 3.

2 Ibid.

3 Viam mandalorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meum. (Ps. cxviii, 32.)

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des demandes, qui montent amoureusement vers Dieu. C’est là ce que l’Épouse nomme « des respirs embaumés, d’un arome divin ». Ils sont nés de cette « touche de l’étincelle », qui a jailli du divin foyer. Ce céleste baume réconforte l’âme et lui donne, par sa vivifiante odeur, une santé parfaite.

L’Épouse parle ainsi de cette divine touche au Livre des Cantiques : Dilectus meus misil manum suam per foramen, et venter meus infremuit ad tactum ejus 1. C’est-à-dire : Mon Bien-Aimé a passé sa main par l’ouverture, et mes entrailles se sont émues à son attouchement. Cet attouchement du Bien-Aimé n’est autre que la touche d’amour dont nous parlons ici. La main figure la faveur reçue, l’ouverture par où passe la main, c’est le genre et le degré de perfection propre à l’Épouse, car la touche d’amour est plus ou moins vive suivant la disposition de l’âme et suivant sa valeur spirituelle. Les entrailles qui s’émeuvent, c’est la volonté qui reçoit la divine touche ; et l’émotion produite, c’est le transport de désir, d’amour et de louange dont nous avons parlé, c’est le « respir embaumé » qui naît de la touche d’amour.

Le vin confit engendre en elles

Il s’agit ici d’une faveur beaucoup plus élevée que la précédente. Dieu l’accorde quelquefois aux âmes avancées. L’Esprit-Saint les enivre d’un vin d’amour suave, exquis et généreux. On lui donne le nom de « vin confit », parce que, de même que le vin qui porte ce nom a été cuit avec toutes sortes d’essences aromatiques d’une grande force, ainsi ce vin d’amour, qui est celui des parfaits, est fort, rassis, aromatisé par les vertus acquises. Cet amour, semblable au vin qui a infusé dans des essences précieuses, est si fort et si capiteux, qu’il plonge l’âme, lors de la visite

1. Cant., V, 1.

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du Seigneur, dans la plus douce ivresse. C’est là ce qui lui fait produire avec tant d’intensité et de chaleur ces émissions et ces vapeurs de louange, d’amour et de révérence, auxquels il faut joindre d’admirables désirs de travailler et de souffrir pour Dieu.

Cette suave ivresse dure plus longtemps que la « touche de l’étincelle » et elle a quelque chose de plus stable. L’étincelle touche l’âme, puis s’éteint aussitôt, bien que l’effet en demeure quelque temps, et même parfois un temps considérable. D’ordinaire les effets du « vin confit » persévèrent longtemps. Ce suave amour qui s’est embrasé dans l’âme brûle un jour entier, et même plusieurs jours, mais avec des degrés d’intensité divers. Il croît et décroît, sans que l’âme y soit pour rien. Quelquefois, sans y coopérer le moins du monde, elle sent que son fond le plus intime s’enflamme et s’enivre suavement de ce vin céleste, selon cette parole de David : Mon cœur s’est échauffé au dedans de moi, et le feu s’embrasera dans ma méditation 1.

Les « respirs » qui naissent de cette ivresse durent autant de temps que l’ivresse elle-même. 11 arrive cependant que l’ivresse existe sans amener ces « respirs ». Quand ils se produisent, ils sont plus ou moins intenses selon le plus ou moins d’intensité de l’ivresse.

Remarquons au sujet de la « touche de l’étincelle », que ses effets et les « respirs » qu’elle cause, ont habituellement plus de durée que l’étincelle elle-même ; on peut dire qu’elle les Iaisse après elle dans l’âme. Notons aussi que les « respirs » produits par l’étincelle sont plus enflammés que ceux dont l’ivresse est le principe. Quelquefois, en effet, cette divine étincelle produit un tel embrasement, que l’âme se consume d’amour.

Puisque nous avons parlé du vin « confit », marquons

1 Concaluit cor meurn intra me et in meditatione mea exardescet ignis. (Ps. xxxviii, 4.)

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brièvement la différence qui existe entre celui qui est vieux et celui qui est encore nouveau, ou en d’autres termes, disons ce qui caractérise les nouveaux amants et les anciens. Cet exposé pourra être de quelque utilité aux personnes spirituelles.

Le vin nouveau n’a pas encore élaboré ni déposé sa lie. De là vient qu’il bouillonne et déborde des cuves qui le contiennent. Tant que le travail de fermentation n’est pas accompli, on ne peut apprécier toute sa qualité et toute sa valeur, parce qu’il est encore exposé à se détériorer et à se perdre. De plus, il est dur, âcre, et pourrait nuire à celui qui en boirait abondamment.

Le vin vieux a déposé sa lie, on ne voit plus en lui le, bouillonnement de la fermentation. On peut désormais en apprécier la qualité et l’on est sûr qu’il ne se gâtera point, parce que l’effervescence qui pouvait le compromettre a pris fin.

Quant au « vin confit », ce serait merveille s’il venait à se détériorer et à se perdre. Son goût est agréable, et toute sa force est dans sa substance, beaucoup plus que dans sa saveur. Aussi ses effets sur celui qui le boit sont-ils salutaires et fortifiants.

On peut comparer au vin nouveau ceux qui commencent à aimer Dieu et à le servir. Chez eux la ferveur du vin d’amour est tout extérieure et sensible. Ils n’ont pas encore déposé la lie des faiblesses et des imperfections du sens. Pour eux, la force de l’amour réside dans les goûts sensibles ; c’est à ces goûts qu’ils demandent d’ordinaire le courage d’agir, c’est d’eux qu’ils reçoivent le mouvement. On ne peut donc se fier à cet amour, tant que n’auront pas cessé les ferveurs sensibles et ces goûts tout humains. Sans doute, cette chaleur de sentiment pourra conduire à l’amour véritable, à l’amour parfait, lorsque la lie des imperfections aura disparu ; mais dans les commencements et lorsque

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ces sensations sont encore nouvelles, il est extrêmement facile, si le vin de l’amour sensible vient à manquer, de perdre la ferveur.

Ces nouveaux amants ont toujours des anxiétés d’amour, aussi est-il très à propos de modérer leurs ardeurs pour le breuvage d’amour, car s’ils cèdent notablement à la force du vin spirituel, ils ruineront leur tempérament sous l’effort de ces anxiétés et de ces peines. En effet, comme nous l’avons dit, ce vin nouveau est âpre et nuisible, parce qu’il n’est pas encore adouci par la parfaite cuisson, qui met fin aux anxiétés d’amour.

Le Sage s’est servi de la même comparaison que nous au Livre de l’Ecclésiastique. Le nouvel ami, dit-il, est semblable au vin nouveau ; il vieillira, et vous le boirez avec plaisir 1. Les vieux amants, exercés de longue main et ayant fait leurs preuves au service de l’Époux, sont comme le vin vieux, qui a déposé sa lie. Ils n’ont plus cette ferveur sensible, cette fermentation spirituelle, ces bouillonnements extérieurs. lls goûtent la suavité du vin d’amour parfaitement cuit jusqu’à la substance, ne résidant plus dans le sentiment, comme chez les nouveaux amants, mais fixée au plus intime de l’âme, en substance et en saveur toute spirituelle, vraiment effective. Ceux qui en sont là font peu de cas des consolations et des ferveurs sensibles ; ils s’abstiennent même de les goûter, de crainte de s’exposer à des chagrins et à des peines inutiles, car celui qui lâche la bride à l’appétit en quête de jouissance sensible, sera forcément en proie à bien des tourments, soit dans le sens, soit dans l’esprit.

Lorsque les vieux amants se trouvent privés de cette douceur spirituelle qui réside dans les sens, ils n’ont plus ces peines et ces anxiétés d’amour, ni dans la partie infé-

1 Vinum novum amicus novus : veterascet, et cum suavitate bibes illud. (Eccl., IX 15)

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rieure d’eux-mêmes ni dans la partie spirituelle. Aussi est-il rare qu’on les voie manquer à ce qu’ils doivent à Dieu, parce qu’ils sont au-dessus de tout ce qui pourrait les faire tomber, c’est-à-dire au-dessus de tout ce qui est sensible. Chez eux le vin d’amour n’est pas seulement un vin cuit et dégagé de sa lie, c’est de plus un « vin confit », tout imprégné, nous l’avons dit plus haut, d’essences aromatiques, c’est-à-dire de vertus parfaites, et par là même, hors d’état de se gâter comme le vin nouveau. De là vient que l’ami d’ancienne date est de grand prix aux yeux de Dieu. Il est dit dans l’Ecclésiastique : N’abandonnez pas un vieil ami, parce que le nouveau ne lui ressemblera pas,.

C’est du vin d’amour parfaitement éprouvé, de ce vin que nous avons appelé « vin confit », que le divin Amant se sert pour produire en son Épouse l’ivresse divine dont nous avons parlé, laquelle lui fait adresser à Dieu de suaves et délicieux « respirs ». Le sens des trois derniers vers est donc le suivant. Sous « la touche de l’étincelle » par laquelle tu réveilles mon âme, sous l’influence du « vin confit » dont tu l’enivres amoureusement, elle produit, comme de suaves « respirs », les élans et les actes d’amour que tu fais naître en elle.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Comment représenter l’état de cette âme bienheureuse,. reposant sur sa couche fleurie, au milieu oies délices que nous avons dit et de bien d’autres encore ? Le dossier de cette couche divine, c’est l’Époux lui — même, le Fils de Dieu ; la couverture, c’est la charité ; la tenture, l’amour de ce divin Époux. Elle peut dire, cette âme, en toute vérité, comme l’Épouse des Cantiques : Sa main gauche

1 Ne derelinquas amicum antiquum : novus enim non est similis illi. (Eccl., IX 14)

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est sous ma tête 1. Elle est toute revêtue de Dieu, toute plongée en Dieu, et non pas à l’extérieur seulement : c’est ce qu’il y a en elle de plus intime qui est baigné de délices divines, abreuvé des eaux spirituelles de la vie. Elle expérimente ce que David disait de ceux qui sont arrivés jusqu’à Dieu : Ils seront rassasiés de l’abondance de votre maison. Vous les abreuverez au torrent de vos délices, parce que la source de la vie est en vous 2.

Quel sera donc, je le demande, le rassasiement foncier de cette âme, puisque le breuvage dont on la désaltère n’est rien de moins qu’un torrent de délices, et que ce torrent est l’Esprit-Saint, ce fleuve d’eau vive, resplendissant comme le cristal, qui, au dire de saint Jean, sort du trône de Dieu et de l’Agneau 3 ? Ces eaux, qui sont ce qu’il y a de plus intime dans l’amour de Dieu, s’épanchent au plus intime de l’âme et l’abreuvent de ce torrent d’amour, qui, encore une fois, est l’Esprit-Saint lui-même, en sorte que ce n’est rien de moins que l’Esprit de son Époux qui lui est infusé dans cette union. Aussi chante-t-elle avec une merveilleuse abondance d’amour la Strophe suivante.

STROPHE XXVI

Dans le cellier intérieur

De mon Aimé j’ai bu. Alors,

Sortie en cette plaine immense,

J’étais en complète ignorance.

Je perdis le troupeau dont je suivais les pas.

EXPLICATION

L’âme célèbre dans cette Strophe la grâce souveraine que Dieu lui a faite en l’introduisant au plus intime de

1 Loeva ejus sub capite meo. (Cant., tt, 6.)

2 Inebriabuntur ab ubertate doms tue el torrente valuptatis tue potabis eos; quoniam apud te est fons vitae. (Ps. )(XXV, 9.)

3 Ostendit rnlhi fluvium aque vive, splendidum tamquarn crystallurn, protedentem de Chrono Dei et Agno. (Apoc., XXII, 1.)

son amour par l’union et la transformation amoureuse en lui. Elle expose deux effets de cette faveur : l’abstraction ou l’oubli de toutes les choses de ce monde, la mortification de tous ses goûts et appétits.

Dans le cellier intérieur

Pour dire quelque chose de ce divin « cellier », pour exposer ce que l’âme en déclare, il faudrait que l’Esprit-Saint daignât lui-même conduire ma main et diriger ma plume. Ce « cellier » dont nous parle l’Épouse est le dernier et suprême degré d’amour auquel on puisse atteindre en cette vie. C’est pour ce motif qu’il est nommé le « cellier intérieur », c’est-à-dire le plus intérieur, à la différence de plusieurs autres qui le sont moins, et qui mènent à celui-ci comme par autant de degrés.

On peut dire que ces degrés ou ces « celliers » d’amour sont au nombre de sept. L’âme les possède tous quand elle possède, selon toute la perfection dont une âme est capable, les sept dons du Saint-Esprit. Ainsi, lorsqu’une âme a dans toute sa perfection l’esprit de crainte, elle a aussi en perfection l’esprit d’amour, parce que cette crainte, le dernier des dons du Saint-Esprit, est une crainte filiale et que la crainte parfaite de l’enfant naît de l’amour parfait qu’il porte à son père. Aussi, quand l’Écriture veut marquer que quelqu’un est parfait dans la charité, elle dit qu’il a la crainte de Dieu. Voilà pourquoi Isaïe, prophétisant la perfection du Christ, s’exprime ainsi : Replebit eum spiritus timoris Domini 1. C’est-à-dire : L’esprit de la crainte de Dieu le remplira. Saint Luc de même donne au saint vieillard Siméon l’épithète de timoré : Erat vir justus et timoratus 1. Il en est ainsi de beaucoup d’autres.

Il faut savoir que bien des âmes atteignent les premiers

1 Is., xi, 3.

2 Luc., II, 25.

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celliers et y entrent, chacune suivant son degré de perfection dans l’amour. Mais il en est peu qui atteignent en cette vie le dernier et le plus profond, où se consomme cette union parfaite qu’on appelle mariage spirituel. Exprimer par des paroles ce que Dieu communique à une âme dans cette union si étroite, c’est chose entièrement impossible, et il vaut mieux s’en taire, de même qu’il faut renoncer à rien dire de Dieu qui puisse rendre ce qu’il est. De fait, c’est ici Dieu même qui se communique à l’âme, par une gloire admirable qui la transforme en lui. Dieu et l’âme, en cet état, ne font qu’un, comme le cristal et le rayon de soleil, comme le charbon et le feu qui l’embrase, comme la lumière des étoiles et celle de l’astre du jour, non toutefois de la manière totalement essentielle et consommée qui appartient à l’autre vie. Pour faire entendre ce qu’elle reçoit de Dieu dans ce cellier de l’union, l’âme se contente de dire, et je ne crois pas que l’on puisse rien dire de plus exact :

De mon Aimé j’ai bu.

De même que le breuvage pénètre et se répand dans tous les membres, dans toutes les veines du corps, ainsi cette communication divine se répand dans toute la substance de l’âme, ou pour mieux dire, l’âme se transforme en Dieu et, par cette transformation, est abreuvée de son Dieu dans sa substance et dans ses puissances. Son entendement boit la sagesse et la science, sa volonté boit l’amour dans toute sa suavité, sa mémoire boit la jouissance et les délices en sensation de béatitude.

Quant à ce que nous avons marqué eh premier lieu que la substance de l’âme s’abreuve de délices, l’Épouse le marque ainsi dans les Cantiques : Anima mea liquefacta est ut (Sponsus) locutus est 1. C’est-à-dire : Mon âme s’est

1 Cant., V, 6.

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fondue dès que l’Époux a parlé. Ce parler de l’Époux signifie la communication qu’il fait de lui-même à l’âme. Que l’entendement s’abreuve de sagesse, l’Épouse le déclare au même Livre sacré lorsque, aspirant à ce baiser de l’union, elle le demande à l’Époux en disant : Là tu m’enseigneras la sagesse et la science d’amour, et moi je te donnerai à boire du vin confit 1, c’est-à-dire mon amour mêlé à ton amour, mon amour transformé au tien. En troisième lieu, la volonté s’abreuve d’amour. L’Épouse le déclare au même Livre des Cantiques lorsqu’elle dit : Il m’a introduite dans son cellier secret ; il a réglé en moi la charité 2. Ce qui revient à dire : Il m’a abreuvée d’amour, plongée dans son amour. Ou plus clairement et — en termes plus exprès : Il a ordonné en moi sa charité, il m’a adapté et approprié sa propre charité. C’est là pour l’âme s’abreuver de son Bien-Aimé, de l’amour de son Bien-Aimé, versé par le Bien-Aimé lui-même.

Faisons ici une remarque. Certaines personnes assurent que la volonté ne saurait aimer que ce qui lui est présenté par l’entendement. Ceci est parfaitement vrai dans la sphère naturelle. Il est naturellement impossible d’aimer sans connaître ce que l’on aime ; mais Dieu peut surnaturellement épancher l’amour ou l’accroître, sans épancher ou accroître en même temps la connaissance distincte. C’est ce que le passage de l’Écriture que nous venons de citer donne à entendre. L’expérience démontre que beaucoup de personnes spirituelles se sentent consumées de l’amour divin, sans avoir une connaissance de Dieu plus distincte qu’auparavant. On peut, en connaissant peu, aimer beaucoup, comme l’on peut avec de hautes connaissances avoir peu d’amour. Souvent des personnes spirituelles dont l’entendement n’est pas fort éclairé sur les choses de Dieu, sont très richement partagées du côté de la volonté. La foi

1 Ibi me docebis et daba tibi poculum ex vino condito. (Cant., viii, 2.)

2 lntroduxit me in cellam vinariam; ordinavit in me charitatem. (Id., ii, 4.)

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infuse leur tient lieu dans l’entendement de la science qu’elles n’ont pas, et c’est par elle que Dieu répand dans leur cœur la charité, qu’il l’accroît, qu’il en perfectionne les actes en augmentant l’amour, bien que, redisons-le, leur connaissance ne se développe pas.

Ainsi, il est exact de dire que la volonté peut s’abreuver d’amour sans que l’entendement s’abreuve de nouvelles connaissances. Toutefois, dans le cas dont nous parlons, comme l’âme déclare qu’elle a « bu de son Aimé » et qu’il s’agit de l’union goûtée dans « le cellier intérieur », union commune aux trois puissances de l’âme, il faut entendre qu’ici toutes les trois s’abreuvent simultanément.

En quatrième lieu, pour ce qui regarde la mémoire, qui, elle aussi, s’abreuve de l’Aimé, il est clair qu’irradiée par la lumière qui réside dans l’entendement, elle s’abreuve du souvenir des biens dont elle a la possession et la jouissance dans l’union avec son Époux.

Ce divin breuvage déifie tellement cette âme, il l’élève Si haut et la pénètre à tel point de Dieu, qu’elle peut dire : Une fois

… Sortie,

c’est-à-dire, quand cette faveur fut passée. Il est vrai qu’une fois introduite par Dieu dans le sublime état du mariage spirituel, l’âme y demeure toujours ; mais si l’essence de l’âme persévère dans l’union actuelle, il n’en est pas de même des puissances. Néanmoins, quand l’âme est parvenue à cette union substantielle, les puissances y participent très fréquemment et s’abreuvent dans ce « cellier » : l’entendement de connaissance, et la volonté d’amour. Lors donc que l’âme nous rapporte qu’elle « sortit », cela, ne doit pas s’entendre de l’union substantielle, qui est l’essence de ce divin mariage, mais de l’union des puissances, qui n’est pas continuelle en cette vie et ne saurait l’être. C’est donc une fois sortie de l’union des puissances que, se trouvant ensuite

Dans cette plaine immense,

c’est-à-dire dans l’étendue de l’univers, elle nous dit :

J’étais en complète ignorance.

La raison en est que le breuvage de la très haute Sagesse de Dieu, dont elle s’est enivrée, a produit en elle l’oubli de toutes les choses de ce monde. Il semble à cette âme que toutes ses connaissances d’autrefois et celles du monde entier ne sont, en comparaison de cette science nouvellement acquise, qu’une pure ignorance.

Pour bien comprendre ceci, il faut savoir que la cause formelle de cette ignorance de l’âme en ce degré, à l’endroit des choses du monde, c’est qu’elle est toute pénétrée de la science surnaturelle, et qu’auprès de cette science tout le savoir humain et profane est moins une science qu’une ignorance. L’âme, élevée à cette science suréminente, voit dans sa lumière que toute science étrangère à la science divine n’est pas une science, mais une ignorance, et par conséquent ne mérite pas que l’on s’y arrête. C’est la vérité que proclamait saint Paul, lorsqu’il disait : La sagesse de ce monde est folie devant Dieu 1. Cette âme nous dit de même qu’après s’être abreuvée de la divine Sagesse, elle était « en complète ignorance ».

Seule, l’âme en qui Dieu réside pour lui communiquer sa propre Sagesse et qtt'il fortifie par le breuvage d’amour, connaît cette vérité : que la sagesse des hommes et du monde entier n’est qu’une pure ignorance et ne mérite de notre part que l’oubli. C’est, en effet, le breuvage d’amour qui lui permet de voir cette vérité dans toute son évidence.

1 Sapientia enfin hujus mundi stultitia est apud Deum. (I Cor., III, 19.)

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Salomon nous le donne clairement à entendre lorsqu’il dit aux Proverbes, ch. xxx : Vision qu’a rapportée l’homme en qui Dieu réside et qui, fortifié par sa présence, a dit : Je suis le plus insensé des hommes et je n’ai point leur sagesse 1. Cela signifie que, dans cette extase de la haute Sagesse de Dieu, la basse sagesse des hommes n’est pour lui qu’ignorance, parce que les sciences naturelles et même la connaissance des œuvres de Dieu, mises en regard de la connaissance de Dieu lui-même, équivalent à ne rien savoir. En effet, ne pas connaître Dieu, c’est ne rien connaître. Voilà pourquoi ce qu’il y a en Dieu de plus élevé, comme parle saint Paul, est pour les hommes extravagance et folie 2. Aussi les sages selon Dieu et les sages selon le monde sont-ils réciproquement les uns pour les autres des insensés, car ceux-ci sont incapables de percevoir la sagesse et la science de Dieu, et ceux-là ne goûtent aucunement la sagesse du monde, parce que la sagesse du monde, redisons-le encore, n’est qu’ignorance par rapport à la Sagesse de Dieu, et la Sagesse de Dieu par rapport à la sagesse du monde.

Mais il y a plus. Cette déification, cette élévation en Dieu, par laquelle l’âme demeure comme ravie, absorbée dans l’amour et comme toute changée en Dieu 3, ne lui permet pas de s’arrêter à quoi que ce soit dans le monde. Elle se trouve comme étrangère à toutes choses et plus encore à elle-même, comme anéantie, comme toute réduite et toute fondue en amour, autrement dit, comme toute passé en son Bien-Aimé. L’Épouse des Cantiques, après nous avoir fait connaître sa transformation d’amour en

1 Visio quam'ocutus est vir cum quo est Deus et qui Deo secum morante confor-tatus, ait : Stultissimus sum virorum et sapientia hominum non est mecum. (Prov., xxx, 1, 2.)

2 Animalis autem homo non percipit ea quce sont Spiritus Dei : stultitia enim est illi. (I Cor., u, 14.)

3 Nous adoptons ici encore la rectification de M. Martinez Burgos.

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son Amant, nous marque cette aliénation de toutes choses où elle s’est trouvée, par ce seul mot : Je n’ai plus rien su. Nescivi 1. Ce qui revient à dire :

L’âme en cet état est jusqu’à un certain point comme Adam dans l’état d’innocence, qui ne connaissait point le mal. Elle est revenue à une telle innocence, qu’elle aussi ignore le mal et ne le voit nulle part. Elle pourra contempler de ses yeux et entendre de ses oreilles des choses très mauvaises sans les comprendre, parce qu’elle n’a plus en elle l’habitus qui permet de juger du mal, Dieu ayant changé pour elle l’ignorance et les habitus imparfaits sous lesquels tombe la malice du péché, contre l’habitus parfait de la vraie sagesse. Sous ce rapport aussi elle peut dire : Je n’ai plus rien su.

Combien peu elle s’entremêle des affaires d’autrui, cette âme qui ne se souvient même pas des siennes ! C’est, en effet, le propre de l’Esprit de Dieu, lorsqu’il réside en une âme, de la porter immédiatement à oublier, à ne vouloir rien savoir de ce qui ne la concerne pas, surtout si elle n’a rien à en tirer pour son avancement. L’Esprit de Dieu est un Esprit de recueillement, qui ramène l’âme au dedans d’elle-même, qui la retire des affaires d’autrui bien plus qu’il ne l’y engage. L’âme perd donc la connaissance de ce qui jusque-là lui était familier. Ce qui ne veut pas dire qu’elle perd les habitus de la science acquise. Ces habitus, au contraire, se perfectionnent par le moyen d’un habitus plus parfait, qui est celui de la science surnaturelle infuse. Mais les habitus de la science acquise ne prédominent pas dans l’âme de façon à lui être nécessaires pour atteindre la connaissance, quoiqu’en certains cas pourtant il puisse en être ainsi. Dans cette union de l’âme à la Sagesse divine, les habitus de la science acquise viennent se joindre à une

1 Cant., vi. 11.

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science bien supérieure aux autres sciences. De même, lorsqu’une faible lueur vient se joindre à une éclatante lumière, c’est alors celle-ci qui prédomine et qui éclaire, mais la première n’est pas détruite ; elle se perfectionne au contraire, tout en ne donnant qu’un éclat inférieur au premier. Il en sera de même, je pense, dans le ciel. Chez les élus, les habitus de la science acquise, sans s’altérer, leur seront de peu d’utilité, parce que la Sagesse divine leur communiquera une science bien supérieure.

Pour l’âme qui nous occupe, les notions et les formes particulières des choses, les actes imaginatifs et toutes les autres conceptions revêtues d’images et de figures, disparaissent lorsqu’elle est ainsi absorbée par l’amour, et cela pour deux raisons. La première, c’est qu’étant actuellement absorbée, pénétrée par le breuvage d’amour elle est incapable de s’occuper actuellement d’autre chose et d’y donner son attention. La seconde et la principale, c’est que cette transformation en Dieu l’assimile de telle sorte à la simplicité et à la pureté de Dieu, qui ne reçoit l’impression d’aucune forme ou image, qu’elle se trouve, elle aussi, simple, pure, vide de toute forme ou image premièrement reçue, purgée, illuminée par une très simple contemplation.

C’est l’effet que produit le soleil sur la vitre qu’il éclaire de ses rayons : il la rend limpide, il en efface les taches et la poussière ; mais le soleil cesse-t-il de luire, les nuages et les taches reparaissent. De même, quand cette opération de l’amour a une certaine durée, l’ignorance qu’elle produit se prolonge dans la même proportion. Tant que dure l’opération amoureuse, l’âme ne peut fixer son attention sur rien. Comme elle est alors tout embrasée et toute transformée en amour, elle est frappée d’impuissance pour tout ce qui n’est pas l’amour.

C’est le sens de cette parole de David, déjà citée : Mon cœur s’est embrasé, et mes reins ont été changés. J’ai été

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réduit à rien et je n’ai plus rien su 1. Ce changement des reins, produit par l’embrasement du cœur, c’est la transformation de tous les appétits et de toutes les opérations de l’âme, c’est la vie nouvelle, vie qu’elle mène en Dieu, dépouillée de tous ses habitus d’autrefois. Le prophète nous dit qu’il a été réduit à rien et qu’il n’a plus rien su. Ce sont précisément les deux effets produits par le breuvage du divin « cellier ». Non seulement toutes les premières connaissances de l’âme sont anéanties et tout n’est plus rien pour elle, mais sa vie d’autrefois est anéantie avec ses imperfections. L’homme nouveau paraît seul à présent en elle. C’est le second effet dont nous parlions. Il est contenu dans ce vers :

Je perdis le troupeau dont je suivais les pas.

L’âme, avant d’atteindre l’état de perfection dont il s’agit ici, retient encore, pour spirituelle qu’elle soit, un petit troupeau d’appétits, de menus goûts et autres imperfections soit naturelles, soit spirituelles, à la suite desquelles elle marche et qu’elle fait paître, pour ainsi parler, en les suivant et en cherchant à les satisfaire. Pour ce qui regarde l’entendement, ce sont d’ordinaire quelques appétits de connaître ; pour la volonté, ce sont quelques inclinations et appétits qui l’entraînent vers la propriété de certains objets, avec plus ou moins d’attache à ceux-ci ou à ceux-là, des présomptions, cles recherches de l’estime, de petits points d’honneur, et autres menues imperfections qui sentent encore le monde ; dans l’ordre matériel, une préférence dans le boire et le manger, un choix de ce qu’il y a de meilleur ; dans l’ordre spirituel, le désir des consolations divines, avec d’autres misères sans nombre, auxquelles les spirituels sont sujets lorsqu’ils n’ont pas encore atteint la

1 Ps. LXXII, 21-22.

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perfection. Pour ce qui concerne la mémoire, ce sont des divagations, des soucis, des préoccupations déplacées, qui entraînent l’âme à leur suite.

Les quatre passions ont aussi leur bagage d’espérance, de joies, de douleurs et de craintes inutiles, à la suite desquelles marche cette âme. Ce troupeau d’imperfections est plus nombreux chez certaines personnes que chez d’autres, mais toutes marchent à la suite d’un troupeau quelconque, jusqu’à ce qu’ayant été introduites dans le « cellier intérieur », elles se trouvent par là même délivrées de cet embarras. Désormais, n’étant plus qu’amour, ainsi que nous l’avons dit, elles voient leur, troupeau d’imperfections se consumer avec plus de facilité que la rouille des métaux dans la fournaise. L’âme se sent libre de toutes ces puérilités et de toutes ces misères, qui l’entraînaient après elles, en sorte qu’elle peut dire : « J’ai perdu le troupeau dont je suivais les pas. »

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Dans cette intime union, Dieu donne à l’âme des marques d’un amour tellement ineffable, qu’il n’est pas de mère qui caresse son enfant avec une pareille tendresse. Il n’est pas d’amour fraternel, il n’est pas d’amitié, si vive soit-elle, qui peut se comparer à un tel amour. La tendresse et l’affection dont le Père de l’univers caresse et exalte cette âme humble et aimante, vont si loin, qu’on le voit — chose merveilleuse qui appelle la surprise et l’effroi — s’assujettir à elle et l’honorer, comme s’il était le serviteur et qu’elle fût la souveraine, l’environner de sollicitude comme s’il était l’esclave et qu’elle fût son Dieu, — si profonde est l’humilité, si excessive la bénignité de notre divin Seigneur !

On dirait que, dans cette amoureuse communication, il remplit déjà ce divin emploi qu’au témoignage de l’Évangile selon saint Luc (ch. XII), il exercera envers ses élus dans

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le ciel, lorsqu’il se ceindra et, passant des uns aux autres, lui-même il les servira 1. Il paraît n’avoir d’autre souci que de chérir et de caresser cette âme, comme une mère comble d’attentions et de caresses l’enfant qu’elle nourrit de son lait. L’âme expérimente alors toute la vérité de la parole d’Isaïe (ch. Lxiv) : On vous portera à la mamelle, on vous caressera sur les genoux.

Qu’éprouvera, je le demande, une âme comblée de ces faveurs souveraines ? Comme elle se fondra d’amour ! Quelles seront ses Actions de grâce, en voyant les mamelles divines se déverser sur elle avec tant de profusion et de tendresse ! Au milieu de ce flot de délices, elle se livre tout entière à son Dieu, elle lui présente à son tour les mamelles de son aimante volonté. Sous l’empire des mêmes émotions que. l’Épouse des Cantiques (ch. vii), elle dira à son Époux : Je suis à mon Bien-Aimé et il se tourne vers moi. Viens, mon Bien-Aimé, sortons dans les champs, allons dans la campagne. Levons-nous de bonne heure pour nous rendre dans les vignes, pour voir si la vigne a fleuri, si les fleurs ont produit des fruits, si les grenades sont en fleurs. C’est là que je te donnerai mes mamelles 3. En d’autres termes, j’emploierai au service de ton amour toutes les délices dont tu me combles et toutes les énergies de ma volonté. Nous trouvons exprimée cette double remise de Dieu à l’âme et de l’âme à Dieu dans la Strophe suivante.

1 Amen dica vobis quod præeinget se et transiens ministrabit illis. (Luc., xii, 37.) .

2 Ad ubera portabimirti et super genua blandientur vobis. (Is., lxvi, 12.)

3 Ego dilecto meo et ad me conversio ejus. Veni, dilecte mi, egrediamur ln arum, commoremur in villis. Mane surgamus ad vineas. Videamus si floruit vinea, si flores fructus parturiunt, si floruerunt mala punica; ibi dabo tibi ubera mea. (Cant., vii, 10-12.)

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STROPHE XXVII

C’est là qu’il me donna son sein,

M’enseignant savoureusement.

Moi, je me livrai sans réserve,

En donnant tout, absolument.

D’être son Épouse je lui fis le serment.

EXPLICATION.

L’Épouse raconte dans cette Strophe la remise réciproque que se sont faite l’une à l’autre les deux parties — à savoir l’âme et Dieu — dans ce spirituel mariage. Elle dit de quelle manière, dans le « cellier intérieur » du divin amour, l’un et l’autre se sont unis par une mutuelle communication. Dieu a librement présenté à cette âme le sein de son amour, l’instruisant par là des secrets de sa Sagesse. Elle, de son coté, s’est livrée totalement et sans réserve aucune, ni pour elle-même ni pour qui que ce soit. Elle a déclaré lui appartenir pour toujours. Elle dit donc le vers suivant :

C’est là qu’il me donna son sein,

Ouvrir son sein à quelqu’un, c’est lui faire don de son amour et de son amitié, c’est lui découvrir ses secrets comme à son ami. L’âme nous déclare ici que l’Époux lui a communiqué son amour et dévoilé ses secrets. Or, c’est précisément ainsi qu’il en agit envers ceux qu’il a élevés à cet état. Il y a joint la faveur qu’elle indique au vers suivant :

M’enseignant savoureusement.

La science savoureuse qui lui a été enseignée est la théologie mystique, ou la science secrète de Dieu, que les spirituels nomment contemplative, science très savoureuse,

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parce que c’est l’amour qui l’enseigne, lui qui verse les délices sur toutes choses. Et comme Dieu communique cette science, cette intelligence, avec l’amour qui accompagne toutes ses communications aux âmes, elle est savoureuse à l’entendement. En effet, c’est une science, et comme telle appartient à l’entendement, mais en même temps c’est une science d’amour ; elle est donc également savoureuse à la volonté, puisque l’amour appartient à la volonté. L’âme dit ensuite :

Moi, je me livrai sans réserve,

En donnant tout, absolument.

Sous l’influence de ce suave breuvage où l’âme, nous l’avons dit, boit Dieu même, elle se trouve tout imprégnée de lui. Alors très volontairement, très suavement, elle se livre tout entière à Dieu, résolue de lui appartenir totalement et à ne garder jamais en elle quoi que ce soit qui lui soit étranger. Dieu, qui produit en l’âme cette union, lui donne aussi la pureté et la perfection qu’une telle union requiert ; et comme c’est lui qui la transforme en soi, il la rend toute sienne et la dégage de tout ce qui n’est pas Dieu. De là vient que cette âme appartient à Dieu sans réserve, non pas seulement selon la volonté, mais effectivement et aussi réellement que Dieu s’est librement donné à elle. Les deux volontés, celle de Dieu et celle de l’âme, sont mutuellement payées de retour ; elles sont livrées l’une à l’autre et pleinement d’accord, en sorte qu’elles ne se manqueront jamais l’une à l’autre, suivant la loi ferme et inviolable du mariage. L’âme ajoute donc :

D’être son Épouse je lui fis le serment.

Comme l’épouse n’a plus d’amour, de sollicitude, de mouvement que pour son époux, l’âme, en cet état, a toutes les affections de sa volonté, toutes les pensées de son enten -

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dement, toutes les préoccupations de sa mémoire, en même temps que tous ses actes, dirigés vers Dieu, y compris également ses appétits. Elle est alors comme déifiée, rendue divine au point qu’elle n’a même pas de premiers mouvements contraires à la volonté de Dieu, autant du moins qu’elle en peut juger. Tandis qu’une âme imparfaite sent très fréquemment dans son entendement, sa volonté, sa mémoire, ses appétits, à tout le moins de premiers mouvements qui la portent au mal et lui font commettre des imperfections, chez l’âme arrivée à l’état dont nous parlons, l’entendement, la volonté, la mémoire, les appétits même se portent habituellement vers Dieu par leurs premiers mouvements. C’est l’effet du secours puissant que Dieu lui prête, comme aussi de sa stabilité en Dieu ; de sa parfaite conversion au bien.

Tout cela est bien déclaré par David quand, parlant de l’état où son âme se trouve élevée, il dit : Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu ? C’est de lui que j’attends mon salut. Il est mon Dieu et mon Sauveur, il est mon protecteur : je ne serai plus ébranlé 1. En disant que Dieu est son protecteur, il donne à entendre que son âme, étant placée sous la protection de Dieu et parvenue à l’union que nous décrivons, ne sent plus en soi de mouvements contraires à Dieu.

Tout ce qui précède nous montre avec évidence que l’âme arrivée au mariage spirituel ne sait plus qu’une chose : aimer et jouir avec l’Époux des délices de l’amour. C’est qu’elle est arrivée à la perfection dont, au dire de saint Paul, l’amour est la forme et la substance 2. Plus une âme a d’amour, plus elle est parfaite en l’Objet de son amour. Cette âme parfaite est donc, si l’on peut parler

1 Nonne Deo subjecta erit anima mea? Ab ipso enim salutare meum. Nam et fpse Deus meus et salutaris meus, susceptor meus, non morebor amplius (Ps. LXI, 1, 2.)

2 Coloss., III, 14.

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ainsi, tout amour. Tous ses actes sont amour, toutes ses puissances, toutes ses facultés sont au service de l’amour. Comme le sage marchand, elle a tout donné pour acquérir le trésor de I'amour qu’elle a trouvé caché en Dieu. Ce trésor est infiniment précieux aux yeux de Dieu. Aussi l’âme, voyant que son Bien-Aimé n’apprécie que l’amour, n’agrée que l’amour, elle qui désire lui plaire parfaitement, consacre tout à ce pur amour de Dieu. Et ce n’est pas seulement parce que son Bien-Aimé le veut ainsi, c’est encore parce que l’amour auquel elle est unie l’incline en toutes choses à aimer son Dieu. De même que l’abeille tire de toutes les plantes le miel qu’elles renferment et ne se sert d’elles que pour cet usage, ainsi de tout ce qui se passe en elle cette âme extrait le plus facilement du monde la douceur de l’amour. En toutes choses, elle voit une occasion favorable d’aimer Dieu. Les choses peuvent être douces ou amères. Pour elle, pénétrée par l’amour, environnée par l’amour, elle ne les sent pas, elle ne les goûte pas, elle ne les voit pas, parce que, je le répète, elle ne sait qu’aimer. Quoi qu’elle ait à faire ou à traiter, elle ne goûte en toutes choses que les délices du divin amour. C’est ce qu’elle va exposer dans la Strophe suivante.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Nous venons de dire que Dieu n’a pour agréable que l’amour. Avant d’entamer l’explication de cette Strophe, donnons la raison de ce fait. Toutes nos œuvres, tous nos travaux, pour considérables qu’on les suppose, ne sont rien devant Dieu. En effet, nous ne pouvons rien lui donner, nous sommes incapables de satisfaire son unique désir, qui est d’exalter notre âme. Que pourrait-il souhaiter pour lui-même ? car de quoi a-t-il besoin ? Encore une fois, une seule chose lui agrée : l’exaltation de notre âme, et

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rien ne peut exalter notre âme si ce n’est l’égalité avec Dieu. De là vient que Dieu ne recherche qu’une chose : être aimé de cette âme, parce que la propriété de l’amour est d’égaler celui qui aime à celui qui est aimé. C’est donc parce que l’âme est arrivée à l’amour parfait qu’elle est dite l’Épouse du Fils de Dieu, c’est-à-dire son égale. Dans cette égalité, œuvre de l’amour, tout est commun entre les amants, suivant ce que l’Époux lui-même déclarait à ses disciples : Je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai manifesté tout ce que j’ai appris de mon Père 1.

Voici la Strophe dont il s’agit :

STROPHE XXVIII

Mon âme s’emploie tout entier,

Avec mon fonds, à son service.

Je ne garde plus de troupeau.

Je n’ai plus aucun autre office,

Car l’amour désormais est mon seul exercice.

EXPLICATION.

Dans la Strophe précédente l’âme, ou plutôt l’Épouse, a déclaré qu’elle s’est donnée à l’Époux tout entière et sans se rien réserver. Elle dit maintenant comment et de quelle manière 2 elle en vient à tenir son engagement : désormais son corps, son âme, ses puissances, toutes ses facultés ne s’occupent plus que de ce qui regarde le service de son Époux ; elle n’a plus en vue son propre avantage ; elle n’a plus de goûts personnels ; elle n’entretient plus ni affaires ni relations étrangères à Dieu. Dans ses rapports avec Dieu, l’amour est son seul exercice. Sa manière et

1 Vos autem dixi anricos, quoniam omnia quœcumque audivi a Patre meo nota feci vobis. (Joan., xv, 15.)

2 Nous suivons encore la rectification de M. Martinez Burgos.

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son style, nous allons le voir, sont maintenant tout nouveaux : ils se réduisent à aimer. C’est ce qu’elle va nous dire.

Mon âme s’emploie tout entier,

En disant que son âme « s’emploie tout entière », elle indique la remise qu’elle a faite de tout elle-même à son Bien-Aimé dans cette union d’amour. Dès lors l’âme, avec toutes ses puissances, entendement, volonté, mémoire, est dédiée, consacrée à son service : l’entendement à connaître ce qui lui agrée davantage, afin de l’accomplir, la volonté à chérir ce qui plaît à Dieu et à se servir de tout pour s’attacher à lui, la mémoire à se préoccuper de ce qui est de son service et de son bon plaisir.

Avec mon fonds, à son service.

Par son « fonds » elle entend ici tout ce qui tient à sa partie sensitive, c’est-à-dire le corps, avec ses sens et ses facultés tant intérieures qu’extérieures, les quatre passions de l’âme, les appétits naturels et le reste. Elle déclare que tout ce « fonds » de l’âme est, lui aussi, employé au service de son Bien-Aimé, de même que la partie raisonnable et spirituelle dont il a été parlé au vers précédent. Son corps est maintenant appliqué à Dieu, puisque les opérations de ses sens intérieurs et extérieurs sont dirigées vers lui. Les quatre passions de l’âme n’ont plus que Dieu pour unique objet : l’âme ne se réjouit qu’en Dieu, elle n’espère qu’en Dieu, elle ne craint que Dieu, elle ne s’afflige que selon Dieu. Tous ses appétits et tous ses soins vont uniquement à Dieu. C’est ainsi que le « fonds » de l’âme tout entier s’emploie pour Dieu, se réfère à Dieu, et cela sans même que l’âme y prenne garde. C’est par ses premiers mouvements mêmes qu’il se porte à agir en Dieu et pour Dieu. L’entendement, la volonté, la mémoire s’élancent vers Dieu ; les sentiments, les sens, les désirs, les appétits, l’espé -

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rance, la joie, tout ce qui compose le « fonds » de l’âme, va instinctivement à Dieu, et cela, je le répète, sans que l’âme ait conscience qu’elle agit pour Dieu.

C’est très fréquemment, redisons-1è, que l’âme travaille pour Dieu et s’occupe de ses intérêts sans se rendre compte que c’est pour lui qu’elle le fait. L’habitude qu’elle en a prise supprime en elle l’attention, l’effort et jusqu’aux actes fervents, qui autrefois précédaient ses œuvres. Tout le « fonds “de cette âme s’employant ainsi pour Dieu, elle peut dire par une conséquence nécessaire :

Je ne garde plus de troupeau.

Ce qui revient à dire : Je ne suis plus mes goûts et mes appétits, parce qu’ils sont livrés à Dieu et fixés en Dieu ; je n’ai plus ni à les nourrir ni à les garder. Et elle ne se borne pas à dire qu’elle ne garde plus de troupeau, elle ajoute :

Je n’ai plus aucun autre office.

Avant d’en venir à cette donation, à cette remise d’elle-même et de tout son « fonds » au Bien-Aimé, l’âme remplit d’ordinaire bien des offices inutiles, qui lui servent à satisfaire ses appétits ou ceux d’autrui, car autant d’habitudes imparfaites, autant, pouvons-nous dire, d’offices à remplir pour une âme. Ces offices — ou ces imperfections habituelles — peuvent être des conversations, des pensées, des actions inutiles, ou qui ne sont pas en rapport avec la perfection acquise par cette âme. Il y a aussi des appétits tendant à flatter les inclinations d’autrui, comme les ostentations, les compliments, les adulations, les désirs de plaire, les respects humains et bien d’autres inutilités par lesquelles on cherche à s’insinuer dans l’esprit des autres. L’on y emploie les soins, l’application, les œuvres, en un mot, toutes les ressources de l’âme.

Ce sont tous ces offices dont l’âme se déclare libérée,

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parce que toutes ses paroles, toutes ses pensées, toutes ses œuvres sont désormais dictées par Dieu et dirigées vers lui ; par là même, elles ne sont plus entachées des imperfections qui les souillaient. C’est donc comme si elle disait : Je ne cherche plus à satisfaire mes appétits ni ceux d’autrui ; j’ai renoncé aux passe-temps inutiles, je ne me mêle plus des affaires du monde.

Car l’amour désormais est mon seul exercice.

Ou en d’autres termes, tous mes offices d’autrefois se réduisent maintenant au seul exercice de l’amour. C’est-à-dire : toutes les facultés de mon âme et de mon corps, ma mémoire, mon entendement, ma volonté, mes sens intérieurs et extérieurs, les appétits de la partie sensitive et de la partie spirituelle n’agissent plus que par l’amour et dans l’amour. Tout ce que je fais, je le fais par amour ; tout ce que je souffre est pénétré de la saveur de l’amour. C’est ce que David nous donnait à entendre, lorsqu’il disait : Seigneur, je vous garderai ma force 1.

Faisons ici une remarque. Lorsqu’une âme est parvenue à cet état, toutes les opérations de sa partie spirituelle et de sa partie sensitive, qu’il s’agisse d’agir ou de souffrir, servent à l’accroissement de l’amour et des délices qu’elle puise en Dieu. C’est ce que nous avons dit déjà.

Autrefois, dans son oraison et son commerce avec Dieu, elle s’occupait de certaines considérations et suivait certaines méthodes. Maintenant tout se réduit à aimer. Soit donc qu’il s’agisse d’affaires temporelles, soit qu’il s’agisse de la vie spirituelle, cette âme peut dire avec vérité : « L’amour désormais est mon seul exercice ». Heureuse vie ! heureux état ! Bienheureuse l’âme qui y parvient ! Tout est pour elle amour substantiel, tout est délices et suavité

1 Fortitudinem meara ad te custodiara. (Ps. LVIII, 10.)

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dans ce divin mariage. L’Épouse peut à juste titre adresser au divin Époux ces amoureuses paroles, que lui adressait l’Épouse des Cantiques : Tous les fruits, nouveaux et anciens, je te les ai gardés, mon Bien-Aimé 1. Comme si elle disait : tout ce qui est doux et savoureux, je le veux pour toi. Mais le sens le plus exact de ce vers est celui-ci : dans l’état du mariage spirituel, l’âme jouit habituellement d’une amoureuse union avec Dieu, par laquelle sa volonté est continuellement et amoureusement attentive à lui.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Cette âme est très véritablement perdue à toutes les choses de ce monde et entièrement acquise à l’amour, son esprit ne s’emploie plus à autre chose. Elle se désiste de tout ce qui tient à la vie active et aux exercices extérieurs, pour s’adonner parfaitement à l’unique nécessaire dont a parlé l’Époux (Luc., x), à savoir l’attention continuelle à Dieu et l’exercice ininterrompu de l’amour. Cet unique nécessaire, le Seigneur l’estime à tel point et le met à si haut prix, qu’il réprimande Marthe, qui voulait empêcher Marie de se tenir à ses pieds, afin de l’occuper aux œuvres de la vie active pour le service du Seigneur. Marthe croyait faire beaucoup et s’imaginait que Marie ne faisait rien, alors qu’elle se reposait délicieusement auprès du Seigneur. Mais il en allait tout autrement, car il n’est pas d’œuvre meilleure ni plus nécessaire que l’amour. C’est pour cela que dans les Cantiques des Cantiques l’Époux prend également la défense de sa Bien - Aimée et conjure toutes les créatures de l’univers, figurées par les filles de Jérusalem, de ne pas troubler son repos d’amour, de ne pas l’éveiller,

1 Omnia poma, nova et velera, dilecte mi, servavi tibi. (Cant., vii, 13.)

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de ne pas lui faire ouvrir les yeux, jusqu’à ce qu’elle le veuille d’elle-même 1.

Il en faut tirer cette conclusion tant qu’une âme n’a pas atteint cette union d’amour, il lui est bon d’exercer l’amour tout à la fois dans la vie active et dans la vie contemplative. Mais lorsqu’elle y est arrivée, il lui deviendrait nuisible de s’occuper d’œuvres et d’exercices extérieurs, qui pussent lui faire perdre un seul instant de son amoureuse attention à Dieu, ces œuvres fussent-elles même très importantes pour son service.

La raison en est que la moindre parcelle de pur amour est plus précieuse aux yeux de Dieu et aux yeux de l’âme, elle est plus profitable à l’Église, dans une apparente inaction, que toutes les autres œuvres ensemble. Nous voyons Marie-Madeleine, qui faisait tant de fruit par ses prédications et qui aurait pu en faire bien plus encore, obéir au désir qui la pressait de plaire à son Époux et de se rendre utile à l’Église, et pour cela se cacher au désert pendant trente ans afin de se livrer pleinement à son amour. Elle croyait ainsi gagner de toutes façons bien davantage, tant la moindre parcelle de cet amour est utile et importante à l’Église.

Ainsi donc, lorsqu’une âme jouit des prémices de cet amour solitaire, ce serait lui faire le plus grand tort et en causer un très considérable à l’Église, que de vouloir, même pour peu de temps, l’occuper à la vie active et aux exercices extérieurs, fussent-ils même d’une grande importance. Alors que Dieu conjure les créatures de ne pas tirer cette âme de son sommeil d’amour, qui sera, je le demande, assez hardi pour le faire ? Et qui, le faisant, restera irrépréhensible ? Après tout, c’est pour exercer cet amour que nous avons été créés. Qu’ils réfléchissent, ceux qui s’adonnent à une activité sans mesure, qui s’imaginent

1 Cant., II, 7.

366

qu’ils vont englober le monde dans leurs prédications et leurs œuvres extérieures ! Ils seraient beaucoup plus utiles à l’Église et plairaient bien davantage à Dieu — sans parler du bon exemple qu’ils donneraient, — s’ils employaient à se tenir devant Dieu en oraison la moitié du temps qu’ils consacrent à l’activité, et cela lors même qu’ils n’auraient pas atteint le degré élevé dont nous parlons ici.

Assurément ils feraient alors beaucoup plus, et à moins de frais, par une seule œuvre, que par mille poursuivies si activement. Leur oraison leur en mériterait la grâce, et leur fournirait les forces spirituelles nécessaires. Sans elle, tout se réduit à frapper des coups de marteau, pour ne produire à peu près rien, ou même absolument rien, et parfois plus de mal que de bien. Dieu nous garde de voir le sel commencer à s’affadir ! Admettons qu’il y ait extérieurement quelque bien produit. Au fond et quant à la substance, il n’y en aura point, car, c’est chose indubitable, le bien ne se fait que par la vertu de Dieu.

Oh ! qu’il y aurait à écrire sur ce sujet ! Mais ce n’en est pas ici le lieu. Ce que j’en ai dit est destiné à l’éclaircissement de la Strophe qui va suivre. L’âme y répond elle-même à tous les contradicteurs de son oisiveté sainte, à ceux qui veulent tout réduire à l’action, qui n’estiment que ce qui est extérieur et ce qui saute aux yeux, à ceux qui ignorent la source cachée qui alimente les eaux de la grâce et assure la fécondité. Voici donc la Strophe.

367


STROPHE XXIX

Si dans l’aire je ne suis vue

Dorénavant ni rencontrée.,

Dites que je me suis perdue,

Mon amour m’ayant emportée.

J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée.

EXPLICATION.

L’âme, dans cette Strophe, répond à une tacite répréhension que lui font les mondains. Ceux-ci, en effet, condamnent d’ordinaire les personnes qui se donnent entièrement à Dieu : ils taxent de sauvagerie leur vie retirée, d’exagération la ligne de conduite qu’elles tiennent ; ils les représentent comme inutiles aux affaires les plus importantes, à tout ce que le monde estime et apprécie. L’âme répond d’une manière très satisfaisante à ces reproches. Elle tient tête avec hardiesse à ses contradicteurs et à toutes les oppositions que le monde peut formuler contre elle. Parvenue à ce qu’il y a de plus élevé dans le divin amour, le reste lui importe peu. Elle fait plus. Comme elle le déclare ouvertement dans cette Strophe, elle se glorifie hautement de donner dans ces exagérations prétendues, d’être perdue au monde et à elle-même pour l’amour de son Bien-Aimé. Voici donc comment elle parle aux mondains. S’ils la voient rompre avec ses relations d’autrefois, avec les passe-temps du monde auxquels elle se livrait, qu’ils la regardent comme désormais perdue pour eux ; qu’ils sachent bien qu’elle se fait un bonheur de cette perte, délibérément choisie par elle pour aller à la recherche de Celui dont elle est passionnément éprise. Et afin de leur montrer que cette perte est à ses yeux un véritable gain, non une erreur et une folie, elle affirme que par sa perte elle s’est retrouvée, et que c’est de parti pris qu’elle s’est perdue.

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Si dans l’aire je ne suis vue

Dorénavant ni rencontrée,

On donne communément le nom d’« aire » à un terrain vague, situé à l’entrée d’un village et où ses habitants se réunissent pour se récréer et se divertir, où de plus les pasteurs font paître leurs troupeaux. L’âme entend donc ici par « l’aire » le monde, où ceux qui appartiennent au monde entretiennent leurs relations, prennent leurs passe-temps, et, pour ainsi parler, font paître le troupeau de leurs appétits. Elle déclare aux mondains que si dorénavant elle n’est plus vue ni rencontrée dans « l’aire » du monde, comme elle l’était avant de se donner tout à Dieu, ils aient à la regarder comme perdue pour toutes les frivolités et à le publier bien haut, car son désir est de voir sa décision connue partout.

Dites que je me suis perdue.

L’âme qui aime Dieu ne rougit pas devant le monde des œuvres qu’elle accomplit pour Dieu, elle ne les dissimule point par une fausse honte, quand bien même elle aurait à porter toutes les condamnations des mondains. Elle sait que si quelqu’un rougit de confesser le Fils de Dieu devant les hommes et renonce aux œuvres entreprises pour son amour, le Fils de Dieu, comme il l’affirme en saint Luc, rougira de lui devant son Père 1. Aussi, avec l’intrépidité que donne l’amour, cette âme tient à honneur que tous sachent bien que, pour la gloire de son Bien-Aimé, elle veut suivre une telle ligne de conduite et se regarde comme perdue pour tout ce qui est du monde. Elle déclare donc : « Dites que je me suis perdue. »

Cette hardiesse, cette détermination parfaite dans les

1 Luc., X, 33.

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actes que l’on pose, peu de spirituels l’ont en partage. Il en est, à la vérité, qui s’adonnent à la piété et pensent même y avoir fait de grands progrès, mais ils n’en viennent jamais à rompre définitivement avec certaines satisfactions, soit du monde, soit de la nature, ni à réaliser pour Jésus-Christ des œuvres pures et parfaites, sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on. Aussi ne peuvent-ils jamais prononcer cette parole : « Dites que je me suis perdu. » Et par le fait, ils ne sont pas perdus à eux-mêmes dans leurs œuvres ; ils rougissent encore de confesser pratiquement Jésus-Christ devant les hommes ; ils sont encore dominés par le respect humain ; ils ne vivent pas véritablement en Jésus-Christ.

Mon amour m’ayant emportée.

C’est-à-dire, je pratique les vertus, tout éprise d’amour de Dieu.

J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée.

Cette âme connaît la parole de l’Époux dans l’Évangile : Nul ne peut servir deux maîtres, parce qu’il lui faudra nécessairement manquer à l’un ou à l’autre 1. Elle déclare donc que pour ne pas manquer à Dieu, elle a volontairement manqué à tout ce qui n’est pas Dieu, c’est-à-dire à toutes choses et à elle-même, en renonçant à tout pour son amour. Celui qui est véritablement épris renonce à tout ce qui n’est pas l’objet de son amour, il se perd pour se mieux retrouver en lui. Voilà pourquoi l’âme nous dit ici qu’elle a voulu se perdre, ce qui revient à dire qu’elle s’est perdue de propos délibéré. Et cela, de deux manières. D’abord elle s’est perdue à elle-même en ne faisant plus aucun cas de soi ni d’aucune autre chose, pour ne plus envisager que le Bien-Aimé ; c’est généreusement qu’elle s’est livrée

1 Nemo potest duobus dominis servire : aut enim unum odio habebit et alterum diliget, aut unum sustinebit et alterum contemnet. (Matth., vi, 24.)

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à lui, sans songer plus à son intérêt propre, sans se rechercher soi-même en rien. Secondement, elle s’est perdue à toutes choses, ne donnant plus son estime à aucune et ne faisant cas que de ce qui regarde le Bien-Aimé. C’est là très réellement se perdre, c’est là désirer d’être gagnée. L’âme éprise de l’amour de Dieu ne vise pas à autre chose : elle ne cherche ni gain ni récompense, elle n’aspire qu’à tout perdre et à se perdre elle-même quant à la volonté, pour l’amour de son Dieu. À ses yeux, c’est là le gain véritable.

De fait, il en est ainsi, suivant le mot de saint Paul : Mori lucrum 1. C’est-à-dire : Ma mort pour le Christ est mon gain ; mourir spirituellement à toutes choses et à moi-même est mon gain. C’est pour ce motif que l’âme se sert de cette expression : « J’ai été gagnée. » En effet, celui qui ne sait pas se perdre ne se gagne pas ; il se perd, suivant cette parole de Notre-Seigneur dans l’Évangile : Celui qui voudra sauver son âme la perdra, et celui qui perdra son âme à cause de moi la gagnera 2.

Si nous voulons comprendre ce vers dans un sens plus spirituel et plus approprié à notre sujet, nous dirons ceci. Lorsqu’une âme en est arrivée, dans le chemin spirituel, à perdre toutes les voies et toutes les façons naturelles de traiter avec Dieu ; lorsqu’elle ne le cherche plus par les considérations et par les images, ni par le sentiment, ni par quelque moyen que ce soit dérivé des sens et des choses créées, mais que, dépassant tout cela, laissant toute industrie personnelle et tout moyen quel qu’il soit, elle traite avec Dieu et jouit de lui par la foi et par l’amour, on peut dire alors que cette âme a vraiment trouvé Dieu, parce qu’elle s’est vraiment perdue à tout ce qui n’est pas Dieu, qu’elle s’est vraiment perdue à elle-même.

1 Philip., I, 21.

2 Qui (mat animant suant perdet eam, et qui odit animant suam in hoc mundo in vitam æternam custodit eam. (Joan., xit, 25.)

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REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Une fois que l’âme a été ainsi gagnée, tout devient gain pour elle, parce que toutes les opérations de ses puissances se sont converties en commerce d’amour, très intime et très savoureux, avec son Bien-Aimé. Les communications entre Dieu et l’âme sont alors si délicieuses, elles ont quelque chose de si exquis et de si sublime, qu’elles dépassent ce qu’une langue mortelle peut exprimer et ce qu’un entendement humain peut concevoir. L’épouse, au jour de ses noces, ne songe qu’à la fête qui se célèbre et aux joies de l’amour. Elle exhibe tous ses joyaux, elle fait ressortir toutes ses grâces, afin de plaire et d’agréer à son époux. L’époux, de son côté, fait paraître ses richesses et ses excellences, afin de la fêter et de lui être agréable. Il en est ainsi dans ces noces spirituelles. L’âme peut dire dans les mêmes sentiments que l’Épouse des Cantiques : Je suis à mon Bien-Aimé et mon Bien-Aimé est à moi 1. C’est le moment où les vertus et les charmes de l’âme-épouse, ainsi que les magnificences et les charmes de l’Époux, Fils de Dieu, sont mis en plein jour et déposés dans la corbeille de noces, pour la célébration de ce divin mariage. Les deux Époux mettent en commun leurs trésors et leurs joies, et le vin d’un délicieux amour leur est versé dans l’Esprit-Saint. L’âme, pour en donner quelque idée, adresse à son Époux la Strophe qui suit.

1 Dilectas meus mihi et ego illi. (Cant., II, 16.)

372

STROPHE XXX

Avec des fleurs, des émeraudes,

Choisies aux fraîches matinées,

Nous irons faire des guirlandes,

Toutes fleuries en ton amour,

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux.

EXPLICATION.

L’Épouse, dans cette Strophe, reprend l’entretien avec son Époux dans l’intimité, la familiarité de l’amour. Elle parle des joies et des délices dont l’âme-épouse et le Fils de Dieu jouissent ensemble, dans la possession du trésor commun que forment les vertus acquises par l’âme et les dons, présents de l’Époux. Il se fait entre eux, des uns et des autres, une communication d’amour. De là vient que l’âme dit à l’Époux qu’ils feront ensemble, des vertus et des dons acquis par l’âme au temps prospère et favorable, de riches guirlandes. Ces guirlandes seront belles et gracieuses en vertu de l’amour de l’Époux, elles seront fermes et durables, grâce à l’amour de l’Épouse. Cette jouissance qui naît des vertus, l’âme la dépeint sous la comparaison d’une guirlande, parce que les deux Époux jouissent de ces dons reliés ensemble, de la même manière qu’ils tresseraient des guirlandes de fleurs, dans l’intimité d’un mutuel amour.

Avec des fleurs, des émeraudes.

Les fleurs sont les vertus de l’âme ; les émeraudes sont les dons qu’elle a reçus de Dieu. Ces fleurs et ces émeraudes ont été

Choisies aux fraîches matinées,

C’est-à-dire gagnées et acquises pendant les années de la jeunesse, qui sont « les fraîches matinées » de la vie.

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Elle les dit « choisies », parce qu’au temps de la jeunesse les vertus sont particulièrement agréables à Dieu, leur acquisition rencontrant alors plus d’obstacles de la part des vices, et la nature ayant plus de pente et de promptitude à les laisser perdre. À quoi l’on peut joindre cette autre raison, qu’acquises au temps de la jeunesse, elles ont une perfection plus grande et plus achevée. L’âme nomme donc les années de la jeunesse « les fraîches matinées », parce que, de même que la fraîcheur des matinées de printemps a un charme que n’ont pas les autres parties du jour, ainsi les vertus au temps de la jeunesse plaisent spécialement à Dieu.

On peut entendre aussi par « les fraîches matinées » les actes d’amour au moyen desquels s’acquièrent les vertus, actes qui ont autant de charmes pour Dieu que les fraîches matinées en ont pour les enfants des hommes.

Par « fraîches matinées », on peut entendre encore les ouvres accomplies au temps de la sécheresse et des épreuves spirituelles, représentées par le froid des matinées d’hiver. Faites pour Dieu dans la sécheresse et laborieusement, elles ont un grand prix à ses yeux. Les vertus et les dons s’acquièrent alors en un degré éminent, et d’ordinaire les vertus acquises ainsi avec effort sont plus choisies, plus excellentes et plus durables que celles qui s’acquièrent uniquement grâce aux consolations et aux délices spirituelles. Dans la sécheresse, le travail et l’effort, la vertu jette de profondes racines, suivant la parole du Seigneur à saint Paul : La vertu se perfectionne dans l’infirmité 1. L’Épouse a donc raison de dire, pour relever l’excellence des vertus dont se composeront les guirlandes destinées à celui qu’elle aime : qu’elles seront « choisies aux fraîches matinées ». Le Bien-Aimé, en effet, trouve sa joie complète

1 Virtus in infirmitate perficitur. (II Cor., XII, 9.)

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dans les vertus et les dons parfaits, représentés par les fleurs et les émeraudes choisies, non dans les vertus et les dons imparfaits. Aussi l’âme-épouse dit-elle :

Nous irons faire des guirlandes

Pour bien entendre ce vers, il faut savoir que les vertus et les dons qui sont la propriété de Dieu et de l’âme, forment en celle-ci comme une « guirlande » de diverses fleurs, qui l’embellit merveilleusement, ainsi que ferait un vêtement richement brodé. Et afin de pousser plus avant encore la comparaison, disons ceci. De même que, pour faire une guirlande, on cueille des fleurs matérielles, et on les ajuste ensuite comme il convient, de même il faut d’abord acquérir les fleurs spirituelles des vertus et des dons célestes, puis les fixer dans l’âme. Quand c’est chose faite, la guirlande de la perfection se trouve achevée. Alors les deux Époux, ornés et embellis par cette guirlande, image de la perfection entièrement acquise, y trouvent ensemble un grand plaisir.

Telles sont « les guirlandes » dont il est ici parlé. Les tresser pour l’âme, c’est s’entourer de vertus et de dons parfaits, comme d’émeraudes et de fleurs variées, afin, grâce à cette riche et magnifique parure, de se présenter dignement devant le Roi et de mériter qu’il daigne l’égaler à lui-même, en la plaçant à son côté, en qualité de Reine, honneur dont la rend digne la beauté de ses ornements. David, s’adressant à Jésus-Christ, disait : Astitit Regina a dextris luis in vestitu deaurato, circumdata varietate 1. En d’autres termes, la Reine se tiendra à votre droite, couverte d’un vêtement d’or, entourée de variété. Ce qui revient à dire : elle se tiendra à votre droite, revêtue d’amour parfait, entourée d’une variété de vertus et de dons également parfaits.

1 Ps. XLIV, 10.

375

L’âme ne dit pas non plus simplement : Je ferai des guirlandes, ni : Tu les feras seul, mais : Nous les ferons tous deux ensemble. L’âme en effet ne peut acquérir et pratiquer les vertus seule et sans l’aide de Dieu. D’autre part, Dieu ne les met pas en elle lui seul et sans sa participation. Il est vrai que toute grâce excellente et tout dort parfait vient d’en haut et descend du Père des lumières 1, suivant la parole de saint Jacques. Et cependant ils ne peuvent se recevoir sans le concours et la participation de l’âme. De là vient que l’Épouse des Cantiques, s’adressant à l’Époux, lui dit : Tire-moi, nous courrons après toi 2. Ce qui nous montre que le mouvement qui porte au bien doit venir de Dieu, tandis que la course est l’œuvre non de l’Époux seul ou de l’âme seule, mais l’œuvre commune de Dieu et de l’âme.

Le vers que nous avons donné peut s’entendre très exactement de Jésus-Christ et de l’Église. L’Église, Épouse du Christ, lui dit : « Nous irons faire des guirlandes. » Les guirlandes désignent ici toutes les âmes saintes que l’Église engendre au Christ. Chacune de ces âmes est une guirlande chargée des fleurs des vertus et des dons célestes, et toutes ces vertus réunies ne forment qu’une seule guirlande, destinée à la tête de l’Époux, qui est Jésus-Christ.

On peut entendre aussi par ces belles guirlandes les auréoles des Saints, qui sont l’œuvre du Christ et de l’Église. Il en est de trois sortes. La première, composée de fleurs de ravissante blancheur, est celle des vierges. Chaque vierge porte cette auréole de la virginité, et toutes les vierges ensemble ne forment qu’une seule auréole, destinée à parer la tête de l’Époux, qui est le Christ. La seconde auréole est composée de fleurs resplendissantes

1 Omne datum optimum et omne donum perfectum desursum est, descendens a Pater lurninum. (Jac., I, 17.)

2 Trahe me : post te curremus. (Cant., 1, 3.)

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c’est celle des saints docteurs. Et toutes leurs auréoles ensemble ne forment qu’une seule auréole, destinée à être superposée à celle des vierges sur la tête du Christ. La troisième, formée d’œillets rouges, est celle des martyrs. Chaque martyr porte son auréole, et tous ensemble ne forment qu’une seule auréole, qui est comme le couronnement de celles qui ornent la tête de l’Époux. Ces trois auréoles ou guirlandes donneront au Christ tant de beauté et de grâce, que les habitants du ciel rediront la parole de l’Épouse des Cantiques : Sortez, filles de Sion, et voyez le roi Salomon avec le diadème dont sa mère l’a couronné le jour de ses noces, le jour de la joie de son cœur 1.

L’âme, parlant de ces guirlandes, dit : Elles seront

Toutes fleuries en ton amour,

Les fleurs qui ornent les œuvres et les vertus de l’âme représentent la grâce que l’amour divin leur communique. Sans cet amour, non seulement ces œuvres ne seraient point fleuries, mais elles seraient sèches et sans valeur devant Dieu, quelque parfaites qu’elles soient d’ailleurs aux yeux des hommes. Mais lorsque Dieu leur communique sa grâce et son amour, elles sont vraiment toutes fleuries d’amour.

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux.

Le cheveu dont il est ici question, c’est la volonté de l’âme, c’est l’amour qu’elle porte au Bien-Aimé. Cet amour remplit ici le même office que le fil de la guirlande. De même que celui-ci enlace et fixe les fleurs dans la guirlande, ainsi l’amour enlace et fixe les vertus dans l’âme, de façon qu’elles ne puissent se détacher. Saint Paul nous le dit, la charité

1 Egredemini et videte, filin Sion, regem Salomonem, in diademate quo coronavit eum mater sua in die desponsationis illius, et in die lœlitice cordis ejus. (Cant., III, 11.)

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est le lien de la perfection 1. Les vertus et les dons surnaturels sont fixés de telle sorte dans l’âme au moyen de l’amour, que si ce lien venait à se rompre par l’infidélité de l’âme envers Dieu, aussitôt toutes les vertus se détacheraient et l’âme s’en verrait privée, de même que les fleurs tomberaient au montent où le fil qui soutient la guirlande viendrait à se briser. Ainsi, pour que nous ayons des vertus, il ne suffit pas que Dieu nous aime, il faut que de notre côté nous l’aimions, afin d’attirer et de garder en nous ces vertus.

L’Épouse parle « d’un cheveu » et non de plusieurs, pour nous donner à entendre que sa volonté est uniquement à Dieu, dégagée de tous les autres « cheveux », c’est-à-dire de toutes les affections étrangères à Dieu. Par où elle relève magnifiquement la valeur de cette guirlande des vertus, car lorsque l’amour est uniquement, inébranlablement fixé en Dieu, les vertus, par là même, sont parfaites et consommées. Elles sont aussi toutes fleuries du divin amour, parce qu’alors Dieu porte à l’âme un inestimable amour, et que celle-ci en a conscience.

Que si maintenant je voulais représenter la beauté qu’ont les fleurs des vertus et les émeraudes des dons célestes lorsqu’elles sont entrelacées, si je voulais dire la vigueur et la majesté que leur harmonie imprime à cette âme, si je voulais dépeindre la grâce et les attraits dont la décore ce vêtement si admirable dans sa variété, les termes et les expressions me manqueraient pour en donner une idée.

Dieu dit du démon au Livre de Job : Son corps est semblable à des boucliers d’airain fondu ; il a la fermeté d’écailles qui se pressent les unes les autres, si étroitement liées, que le moindre souffle ne saurait passer entre elles 2. Si donc le

1 Charitas, quod est vinculunt perfectionis. (Coloss., ut, 14.) R

2 Corpus illius quasi scuta jusilla, compactum squamis se prementibus. Una uni conjungitur, et ne spiraculurn quidem Incedit per eas. (Job, XLI, 6.)

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démon possède une pareille puissance, parce qu’il a un vêtement de malices attachées les unes aux autres et ordonnées les unes aux autres — car c’est là ce que figurent les écailles de son corps, si dures qu’elles sont comparées à des boucliers de métal fondu, — alors pourtant que toutes ses malices ne sont par elles-mêmes que faiblesse, quelle sera, je le demande, la puissance d’une âme revêtue d’inébranlables vertus, si bien jointes et enlacées les unes aux autres qu’aucune difformité ni imperfection ne peut se glisser entre elles, la vigueur de chacune ajoutant à la vigueur de l’âme, la beauté de chacune ajoutant à sa beauté, chacune l’enrichissant de sa valeur, chacune, par sa majesté, ajoutant à sa puissance et à sa souveraineté ? Qu’elle apparaîtra belle, assise à la droite du Roi, son Époux, cette âme-épouse dans la grâce que lui confèrent des dons si précieux ! Que vos pas sont beaux dans votre chaussure, fille du Prince 1 ! s’écrie l’Époux, parlant de cette âme au Cantique des Cantiques. Il la nomme fille du Prince, pour marquer sa souveraineté, et s’il la dit belle dans sa chaussure, qu’en sera-t-il de son vêtement ?

Non seulement cette âme provoque l’admiration sous le vêtement fleuri des vertus, mais elle inspire de — l’effroi par la puissance et l’empire que lui donne l’ordre qui règne entre elles, joint à l’interposition de ces innombrables émeraudes qui représentent les dons divins. C’est ce que proclame l’Époux au Cantique des Cantiques, lorsqu’il dit à l’Épouse qu’elle est terrible comme une armée, rangée en bataille 2. Et en effet, si ces vertus, jointes aux dons de Dieu, répandent un parfum spirituel plein de charmes, d’autre part, lorsqu’elles sont unies les unes aux autres, elles communiquent à l’âme une force substantielle. Quand l’Épouse des Cantiques était encore languissante et malade

1 Quam pulchri sunt gressus lui in calceamentis, filia Principis! (Cant., vii, 1.)

2 Terribilis ut castrorum ocies ordinata. (Ibid., vi, 3.)

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d’amour, qu’elle n’avait pas encore réuni ces fleurs et ces émeraudes, qu’elle ne les avait pas encore enlacées par « le cheveu » de son amour, aspirant à la vigueur qui devait lui procurer leur réunion complète, elle s’écriait : Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi avec des fruits, parce que je languis d’amour. Par les fleurs elle désignait les vertus et par les fruits les dons célestes.

REMARQUE « SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Je crois avoir suffisamment expliqué comment, sous le symbole de ces guirlandes entrelacées et fixées dans l’âme, l’Épouse représente la divine union d’amour qui existe entre Dieu et elle, dans l’état du mariage spirituel. Disons néanmoins encore que l’Époux lui-même se compare aux fleurs, puisqu’il s’intitule la Fleur des champs et le Lis des vallées 2. Et c’est « le cheveu » de l’Épouse, c’est-à-dire l’amour de l’âme, qui unit et tient étroitement attachée à elle cette Fleur des fleurs. Par-dessus toutes choses, a dit l’Apôtre, ayez la charité, qui est le lien de la perfection 3. Or, la perfection n’est autre chose que l’union avec Dieu.

L’âme est le bouquet sur lequel viennent se fixer ces guirlandes, car c’est sur elle que vient aboutir toute cette gloire. Il semble qu’elle ne soit plus elle-même, elle apparaît comme une fleur parfaite, réunissant la perfection et la beauté de toutes les fleurs. C’est que le fil de l’amour a uni l’âme à Dieu si étroitement, qu’il s’est fait une transformation et que tous deux ne font plus qu’un par l’amour. Quant à la nature, il est vrai, ils diffèrent, mais leur gloire et leur physionomie sont tellement identiques que l’âme

1 Fulcite me floribus, stipule me matis, quia amure latigueo. (Cant., II, 5.)

2 Ego flos campi et lilia comvallium. (Cant., iv, l.)

3 Super omnia auteur hoec, charitatem habete, quod est vinculum perfectionis. (Coloss., iii, 14.)

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semble être Dieu et Dieu semble être l’âme, tant cette union est merveilleuse et tant elle dépasse tout ce qu’on en peut dire !

Une parole de l’Écriture concernant David et Jonathas nous en fait comprendre quelque chose. Si étroite, lisons-nous au Ier Livre des Rois (ch. xviri), était l’affection qui unissait Jonathas à David, que l’âme de Jonathas était collée à l’âme de David 1. Si donc l’amour d’un homme pour un autre a pu être assez fort pour coller son âme à la sienne, quelle sera l’union opérée entre une âme et un Époux qui est Dieu, par l’amour que cette âme porte à ce même Dieu ? Alors surtout que Dieu est ici l’amant principal, qui, par la toute-puissance d’un amour abyssal, absorbe l’âme en soi, avec plus de force et d’efficacité que ne fait un torrent de feu pour une goutte de la rosée du matin, qui vole en s’évanouissant dans l’atmosphère.

Le « cheveu » qui opère une telle union doit assurément être bien fort et bien délié, puisqu’il pénètre si puissamment les parties qu’il relie ensemble. L’âme expose dans la Strophe qui suit les propriétés de ce « beau cheveu », en disant.

STROPHE XXXI

Ce cheveu tu considérais,

Sur mon cou tandis qu’il volait.

Sur mon cou tu le regardas.

Il te retint prisonnier,

Et d’un seul de mes yeux tu te sentis blessé.

EXPLICATION.

L’âme dans cette Strophe nous déclare trois choses. En premier lieu, cet amour qui soutient les vertus ne peut

1 Anima Jonathoe conglutinata est anime David. (I Reg., XVIII, 1.)

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être qu’un amour fort, et il doit nécessairement l’être pour pouvoir les conserver en vigueur. En second lieu, le Seigneur est fortement épris de ce « cheveu » d’amour, lorsqu’il le voit seul et fort. En troisième lieu, il s’éprend pour l’âme d’un grand amour, quand il voit la pureté et l’intégrité de sa foi. Elle dit donc :

Ce cheveu tu considérais,

Sur mon cou tandis qu’il volait.

Le cou représente la force. Quand cette âme nous dit que le « cheveu » d’amour qui enlace les vertus « volait sur son cou », elle veut dire que cet amour était un amour fort. Et en effet, pour maintenir les vertus en vigueur, il ne suffit pas que l’amour soit solitaire, il faut aussi qu’il soit fort, afin qu’aucun vice ne puisse, de quelque côté que ce soit, porter atteinte à l’intégrité de la guirlande. Nous l’avons dit déjà, les vertus retenues dans l’âme par ce « cheveu » d’amour sont tellement dépendantes les unes, des autres, qu’une seule vient-elle à déchoir, toutes la suivent dans sa chute, car de même qu’une vertu attire toutes les autres vertus, ainsi toutes les vertus disparaissent lorsqu’une seule vertu périt.

L’âme dit que ce cheveu « volait sur son cou », parce que l’amour d’une âme forte et généreuse s’élance vers Dieu avec vigueur et agilité, sans se divertir à rien de créé. Et de même que la brise agite et fait voler le cheveu, ainsi le souffle de l’Esprit-Saint soulève et met en mouvement l’amour fort, le faisant monter jusqu’à Dieu. En effet, l’impulsion de la brise divine qui meut les puissances et leur fait exercer l’amour vient-elle à manquer, les vertus demeurent inertes et sans action, quoique pourtant elles existent dans l’âme.

En disant que son Bien-Aimé « considérait ce cheveu qui volait sur son cou », elle indique l’affection que Dieu porte à l’amour fort, car considérer, c’est regarder avec

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beaucoup d’attention et d’estime. Or, l’amour généreux et fort attire très spécialement les regards de Dieu. Elle continue :

Sur mon cou tu le regardas.

Par ces paroles, l’âme donne à entendre que si Dieu estime it apprécie l’amour solitaire, il s’éprend d’affection pour lui Iorsqu'il le voit généreux et fort. En Dieu, regarder c’est aimer, de même que considérer c’est estimer. L’âme parle une seconde fois de son cou, en disant : « Sur mon cou tu le regardas », pour montrer que la force de son amour est la cause du grand amour que Dieu lui porte. Comme si elle disait ! Tu l’as aimé, parce que tu l’as vu fort, dégagé de pusillanimité et de crainte, solitaire, libre de tout autre amour, léger et fervent dans son vol.

Jusqu’ici Dieu n’avait pas regardé ce « cheveu » de manière à s’éprendre de lui, parce qu’il ne l’avait pas vu solitaire et dégagé des autres cheveux, c’est-à-dire des autres amours, des appétits, des inclinations et des goûts ; il ne pouvait voler seul sur « le cou », symbole de la force. Mais depuis que par la mortification, les épreuves, les tentations, la pénitence, il en est venu à se dégager et à se fortifier de façon à ne rompre sous l’effort d’aucune pression, d’aucun accident, Dieu le regarde et s’en empare pour retenir les fleurs de ses guirlandes, parce qu’il a obtenu une force suffisante pour fixer les vertus dans l’âme.

Ce que sont ces tentations, ces souffrances et à quelle profondeur elles doivent pénétrer l’âme pour lui faire atteindre l’amour fort qui amènera le Seigneur à s’unir à elle, nous en avons dit quelque chose en expliquant les quatre Strophes qui commencent par ces mots : « Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! » Quand l’âme a traversé ces épreuves et ces tentations, elle est parvenue à un si

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haut degré d’amour de Dieu, qu’elle est digne de l’union divine. Elle continue donc :

Il te retint prisonnier.

Oh ! merveille digne de notre admiration et de notre allégresse, qu’un Dieu soit retenu prisonnier par « un cheveu » ! La raison de cette capture infiniment précieuse, c’est que Dieu s’est arrêté à regarder « le cheveu » qui volait sur le cou de l’Épouse, car, nous l’avons dit, le regard de Dieu, c’est son amour. S’il ne nous avait regardés et aimés le premier, comme dit saint Jean (I, 4), s’il ne s’était abaissé jusqu’à nous, le « cheveu » de notre infirme amour ne l’eût pas retenu prisonnier, son vol est trop bas pour capturer l’Aigle divin des sommets. C’est cet Aigle divin qui nous regarde, qui provoque, élève, soutient et fortifie le vol de notre amour. Alors lui-même se laisse captiver par le vol du « cheveu d’amour », en d’autres termes, il y _met ses complaisances.

C’est ce que l’âme veut exprimer lorsqu’elle dit : « Sur mon cou tu le regardas. Il te retint prisonnier. » I1 devient, en effet, très croyable que le petit oiseau saisisse le grand aigle royal, si celui-ci descend des hauteurs de l’air pour se laisser prendre. Mais voyons ce qui suit.

Et d’un seul de mes yeux tu te sentis blessé.

L’œil ici représente la foi. Il n’est parlé que d’un œil et il est dit qu’il fit une blessure. C’est que si la foi, comme aussi la fidélité de l’âme, n’était pas unique, si elle se trouvait mêlée de quelque respect humain, ou si elle manquait de sincérité, elle ne pourrait faire au Seigneur une blessure d’amour. Ainsi l’œil qui le blesse d’amour doit être unique, comme le cheveu qui le retient prisonnier doit être solitaire. Or, l’amour dont l’Époux s’éprend pour l’Épouse à cause de cette fidélité unique qu’il voit en elle, est si tendre,

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que tandis que le « cheveu d’amour » le retient prisonnier, l’œil de la foi serre si fort le nœud de cette capture, qu’il se produit une plaie d’amour. Si vive est la tendresse que le Bien — Aimé porte à cette âme, si ardent le désir qui l’incline à la faire pénétrer toujours plus avant dans son amour

L’Époux des Cantiques parle, lui aussi, de « l’œil » et du « cheveu » de son Épouse. Tu as blessé mon cœur, ma saur, mon épouse, lui dit-il, tu as blessé mon cœur d’un seul de tes yeux et d’un cheveu de on cou 1. II répète deux fois que son cœur a été blessé, d’abord par l’œil de l’Épouse et ensuite par le cheveu de son cou. L’âme parle dans cette Strophe de « l’œil » et du « cheveu », pour marquer l’union qu’elle a contractée avec Dieu selon l’entendement et selon la volonté. L’entendement s’assujettit à la foi, symbolisée par l’œil, et la volonté s’assujettit à l’amour, figuré par le cheveu.

L’âme se glorifie ici de cette union et en rend grâce à son Époux comme d’une faveur qu’elle tient de sa main, estimant une faveur souveraine qu’il ait daigné s’éprendre d’amour pour elle. Je laisse à penser la joie, l’allégresse, les délices dont un tel prisonnier inondera cette âme, que depuis si longtemps il tenait liée des chaînes de son amour.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Grande est la puissance, irrésistibles sont les attraits de l’amour, puisqu’ils retiennent captif Dieu lui-même. Heureuse l’âme qui aime, puisque ce Dieu, son captif, se rend à tous ses désirs ! Oui, il est ainsi fait, notre Dieu : si on sait le prendre par l’amour, on en fait tout ce qu’on veut. Mais veut-on s’y prendre autrement, en vînt-on même à des extrémités, il n’y a ni effort ni discours qui suffise.

1 Vulnerasti.cor meum, soror mea, sponsa; vulnerasti cor meum in uno oculo• rum tuorum et in uno orine colli tui. (Cant., iv, 9.)

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Par la voie de l’amour, au contraire, on le lie d’un cheveu. L’âme le sait parfaitement et elle n’ignore pas que sans aucun mérite de sa part, Dieu l’a gratifiée d’un haut degré d’amour, et qu’il y a joint de riches trésors de vertus, de dons spirituels. Mais elle lui renvoie tout dans la Strophe suivante, en disant :


STROPHE XXXII

Tandis que tu me regardais,

Tes yeux gravaient en moi tes charmes ;

C’est pourquoi d’amour tu m’aimais.

Les miens ont mérité par là

D’adorer ce qu’en toi, cher Amant, ils voyaient.

EXPLICATION.

Le propre de l’amour parfait est de ne rien s’attribuer, de ne rien s’approprier, mais de tout renvoyer au Bien-Aimé. S’il en est ainsi dans les affections profanes, qu’en sera-t-il dans l’amour divin, là où il est souverainement juste d’en agir ainsi ?

Dans les deux Strophes précédentes, l’Épouse a semblé s’attribuer quelque chose à elle-même, par exemple en disant qu’elle ferait des guirlandes en la compagnie de son Époux, que ces guirlandes seraient enlacées de l’un de ses cheveux, ce qui certes est une œuvre importante et de grand prix. Elle s’est ensuite glorifiée d’avoir retenu l’Époux d’un seul de ses cheveux, de l’avoir blessé d’un seul de ses yeux : en quoi elle a paru s’attribuer des mérites considérables. Dans la Strophe présente, elle nous explique dans quel sens elle a parlé et veut écarter tout malentendu. Elle craint qu’on ne lui attribue quelque succès, quelque mérite, que par là on ne retranche à Dieu quelque chose de ce qui lui est dû et de ce qu’elle désire lui réserver. Elle lui renvoie donc tout le mérite de ses œuvres et lui adresse en même temps ses actions de grâce. Elle déclare

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que si elle l’a retenu prisonnier par « le cheveu » de son amour, si elle l’a blessé par « l’œil » de sa foi, c’est qu’il lui a fait la grâce de la regarder amoureusement, ce qui l’a rendue agréable et gracieuse à ses yeux. C’est par cette grâce et la valeur qu’elle lui a communiquée que l’âme a mérité l’amour de son Dieu, qu’elle a été rendue capable d’adorer son Bien-Aimé de façon à lui plaire et de produire des œuvres dignes de ses complaisances, de son amour. Voici le vers qui suit :

Tandis que tu me regardais,

C’est-à-dire, tandis que tu nie regardais avec amour, car nous l’avons dit, le regard de Dieu, c’est son amour.

Tes yeux gravaient en moi tes charmes.

Par les yeux de l’Époux, elle entend sa miséricordieuse divinité, qui, s’inclinant favorablement vers une âme, imprime et verse en elle son amour et sa grâce. Cette effusion lui communique une beauté, une élévation, qui la rendent participante de la Divinité. Voyant donc la dignité et la hauteur auxquelles Dieu l’a élevée, elle poursuit :

C’est pourquoi d’amour tu m’aimais.

Aimer d’amour, c’est aimer profondément ; ce n’est pas aimer simplement, c’est doubler l’amour, c’est aimer à deux titres et pour deux motifs. À ces deux motifs, l’âme se réfère dans le vers qui précède. L’Époux l’aime d’abord parce qu’il s’est laissé retenir par « le cheveu d’amour » ; ensuite il l’aime d’amour parce qu’il a été blessé par « l’œil » de sa foi. Et s’il l’a aimée avec cette tendresse, c’est qu’il a voulu lui communiquer par son regard une beauté qui attirât ses complaisances, car c’est lui-même qui lui a donné « le cheveu » d’amour et qui a formé par sa charité « l’œil » de sa foi. Elle peut donc dire avec raison : « C’est pourquoi d’amour tu m’aimais. »

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Quand Dieu met sa grâce dans une âme, il la rend par là même digne et capable de son amour. C’est donc comme si elle disait : Tu as versé en moi ta grâce ; elle m’a gagné ton affection, c’est pourquoi d’amour tu m’aimais. En d’autres termes, c’est pourquoi tu as accru en moi la grâce. Aussi saint Jean nous dit-il (ch. I) que Dieu donne sa grâce à cause de la grâce qu’il a donnée 1, et par là il multiplie la grâce.

Pour mieux éclaircir ce sujet, il est bon de remarquer ceci. De même que Dieu n’aime rien hors de lui, ainsi n’aime-t-il rien avec plus de force que lui-même, parce qu’il aime toutes choses à cause de lui-même. L’amour qu’il se porte à lui-même étant la raison de celui qu’il porte à ses créatures, ce n’est point pour elles qu’il les aime. Pour Dieu, aimer une âme c’est la placer en quelque sorte en lui-même, l’égaler en quelque manière à lui-même. Il l’aime alors en lui-même, avec lui-même et du même amour dont il s’aime. De là vient que par chacune de ses œuvres, si elle la fait en Dieu, cette âme mérite l’amour de son Dieu. Je dis plus, arrivée à cette hauteur de grâce, par chacune de ses œuvres elle mérite Dieu même. Aussi ajoute-t-elle :

Les miens ont mérité par là

C’est-à-dire, par cette faveur que les yeux de ta miséricorde m’ont accordée tandis que tu me regardais et que tu me rendais agréable à tes yeux, digne de tes regards, les miens ont mérité

D’adorer ce qu’en soi, cher Amant, ils voyaient.

Comme si elle disait : Mes puissances, ô mon Époux, ces puissances qui sont comme les yeux dont je puis te contempler, ont mérité de porter sur toi leurs regards,

1 Dat gratiarn pro gratia. (Joan., i, 16.)

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REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Pour une plus grande intelligence de ce qui précède et de ce qui va suivre, il est nécessaire de savoir que le regard de Dieu gratifie l’âme de quatre avantages inappréciables : il la purifie, il la rend agréable à ses yeux, il l’enrichit et il l’éclaire. De même le soleil, quand il darde ses rayons, sèche, échauffe, embellit, illumine. Lorsque Dieu a doté une âme des trois derniers de ces biens, et que par là il l’a rendue agréable à ses yeux, il ne se souvient plus de la difformité dont le péché l’avait souillée, ainsi qu’il nous le déclare par le prophète Ézéchiel 1. Une fois qu’il l’a délivrée du péché et de la difformité qu’il produit, jamais plus il ne les lui reproche, jamais la faute passée ne met obstacle à des faveurs nouvelles, parce que Dieu ne juge point deux fois la même faute 2. Cependant, si Dieu oublie la malice passée et le péché commis lorsqu’il les a pardonnés, il est juste que Pâme ne mette pas en oubli ses fautes d’autrefois, suivant la parole du Sage : Ne sois pas sans crainte par rapport au péché remis 3. Et cela, pour deux motifs. D’abord, afin de toujours éviter la présomption ; ensuite, pour y trouver un sujet de gratitude ; enfin, pour y puiser un motif de confiance, qui rende apte à recevoir davantage. En effet, si Dieu a été si généreux envers une âme en état de péché, quelles faveurs plus grandes encore n’est-elle pas en droit d’en attendre, une fois affranchie du péché et chérie de Dieu ?

L’âme donc, se souvenant de toutes les miséricordes dont elle a été l’objet et se voyant unie à l’Époux divin, se sent, en présence d’une dignité si haute, transportée

1 Omnium iniquitaturn ejus quas operatus est, non recordabor. (Ezech., xviii,22.)

2 Nahum, i, 9.

3 De propitiato peccato, noli esse sine metu. (EccL, V, 5.)

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elles auparavant plongées dans la bassesse et l’abjection, par suite de la faiblesse de leur opération, de la misère de leur nature. Être en état de regarder Dieu, pour l’âme, c’est le pouvoir de faire des œuvres dans la grâce de Dieu. Les puissances de l’âme méritent en adorant Dieu, parce qu’elles adorent dans la grâce de Dieu, en qui toute opération devient méritoire. Elles adorent donc, illuminées et soulevées par sa grâce et son secours, ce qu’elles découvrent en lui, ce qu’auparavant leur bassesse et leur cécité ne leur permettaient pas de voir. Mais que voient-elles donc en Dieu ? Elles voient une sublimité de perfections, une abondance de suavité, une immensité de bonté, d’amour et de miséricorde, des bienfaits sans nombre reçus, soit depuis qu’elle est si étroitement unie à Dieu, soit avant qu’elle le fût. Tout cela, les yeux de l’âme ont mérité de l’adorer maintenant d’une manière méritoire, parce qu’ils sont devenus gracieux et agréables à l’Époux. Auparavant, non seulement ils ne méritaient pas de voir et d’adorer ces merveilles, mais ils étaient indignes de rien connaître des choses de Dieu, tant sont complètes la grossièreté et la cécité d’une âme privée de la grâce.

Que de réflexions il y aurait ici à faire ! que de justes lamentations, en voyant à quel point une âme que n’éclaire point l’amour de Dieu est éloignée de satisfaire à ses devoirs envers lui ! Elle est obligée de reconnaître les innombrables bienfaits qu’elle en a reçus, tant au spirituel qu’au temporel, et ceux qu’il verse encore sur elle à tout instant ; elle lui doit pour tous ces bienfaits l’adoration, le service ininterrompu de ses puissances, et non seulement elle n’en tient aucun compte, mais elle se rend indigne d’en avoir la connaissance et même la moindre idée. Tant est profonde la misère de ceux qui vivent, ou, pour mieux dire, sont morts dans le péché.

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d’allégresse ; elle se délecte dans l’amour et la reconnaissance. Le souvenir de l’état d’abjection et de laideur où elle s’est trouvée au temps où elle était indigne du regard de son Dieu, indigne même, selon l’expression de David, que Dieu prononçât son nom 1, vient encore ajouter à sa joie.

Voyant que Dieu n’avait et ne pouvait avoir aucun motif d’abaisser sur elle son regard et de l’élever comme il l’a fait, mais que seules son admirable grâce et sa pure bienveillance ont pu l’induire à en agir ainsi, elle s’attribue à elle-même la misère et renvoie à son Bien-Aimé tous les trésors dont elle est en possession et qu’elle ne méritait point ; elle prend courage et s’enhardit à demander la continuation de l’union divine, dans laquelle se multiplieront les faveurs. Elle exprime tout cela dans la Strophe suivante.


STROPHE XXXIII

Garde-toi de me mépriser !

Mon teint, je l’avoue, est foncé.

Tu peux pourtant me regarder,

Car déjà tu me regardas

Et mis alors en moi la grâce, la beauté.

EXPLICATION.

L’Épouse ici s’encourage, elle se glorifie des dons et de la valeur que lui a conférés son Amant, mais uniquement parce qu’elle les tient de lui. D’elle-même, assurément, elle n’a aucune valeur et ne mérite nulle estime, mais à cause de ces dons, elle mérite qu’on ait pour elle quelques égards. Elle s’enhardit donc jusqu’à dire à son Bien-Aimé

1 Nec memor ero nominum eorum per labia mea. (Ps. xv. 4.)

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de ne point faire d’elle peu de cas et de ne la point mépriser. Autrefois, il est vrai, elle ne méritait pas autre chose, à cause de la difformité de ses fautes et de la bassesse de sa nature ; mais à présent qu’il a bien voulu une première fois arrêter sur elle son regard, et que par là il l’a enrichie de sa grâce, revêtue de sa propre beauté, il peut bien la regarder une seconde fois, plusieurs fois même, et augmenter ainsi ses charmes, sa beauté. Cela est juste et raisonnable, puisqu’il l’a honorée de son regard alors qu’elle était indigne de pareille faveur.

Garde-toi de me mépriser !

Évidemment une telle âme ne parle pas ainsi dans le désir d’être estimée. Tout au contraire, pour l’âme qui aime Dieu véritablement, les mépris et les opprobres sont un sujet de joie, une jouissance ; elle voit d’ailleurs que par elle-même elle ne mérite pas autre chose. Elle parle uniquement sous l’impression des dons et cies grâces qu’elle tient de son Dieu. Elle s’en explique en disant :

Mon teint, je l’avoue, est foncé.

C’est-à-dire : Si avant de me regarder favorablement, tu trouvais en moi la laideur, la noirceur des fautes et des imperfections, en même temps que la bassesse qui m’est naturelle, à présent

Tu peux pourtant me regarder,

Car déjà tu me regardas.

C’est-à-dire : Puisque ton regard m’a enlevé ce teint noirâtre et désagréable du péché, qui me rendait affreuse à voir, ce qui eut lieu quand pour la première fois tu mis ta grâce en moi, tu peux bien me regarder maintenant.

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Ou en d’autres termes, je puis maintenant être regardée, je mérite de l’être et de recevoir de ton regard un accroissement de grâce, puisqu’une première fois non seulement il m’a enlevé mon teint noirâtre, mais encore m’a rendue digne d’être vue. En effet, par ton amoureux regard

Tu mis alors en moi la grâce, la beauté.

Les deux vers qui précèdent s’inspirent de cette parole de saint Jean dans l’Évangile : Dieu donne grâce pour grâce. Effectivement quand l’âme est devenue gracieuse à ses yeux, il est fortement incliné à lui faire de nouvelles grâces, parce qu’il habite en elle avec plaisir. Moïse n’ignorait pas cette vérité. Aussi, pour engager Dieu à lui accorder une faveur plus haute, il le pressait en lui représentant celles qu’il tenait déjà de lui. (Exode, xxxiii.) Vous dites : Je te connais par ton nom et tu as trouvé grâce devant moi. Si donc j’ai trouvé grâce devant vous, montrez-moi votre face, afin que je vous connaisse et que je trouve grâce devant vos yeux 1.

Comme, par suite de la première grâce reçue, l’âme est devant Dieu revêtue de dignité, d’honneur et de beauté, ainsi que nous l’avons dit déjà, il s’ensuit que Dieu l’aime ineffablement. Si avant qu’elle fût en sa grâce, il l’aimait seulement à cause de lui-même, à présent que sa grâce réside en elle, il l’aime non seulement pour lui-même, mais encore pour elle. Épris de sa beauté à cause des effets et des ouvres que sa grâce produit en cette âme, il la comble toujours _davantage de son amour et de ses faveurs, et plus il l’honore et la relève, plus il s’éprend d’amour pour elle.

1 Diateris : Novi te ex nomine et invenisti gratiam coram me. Si ergo inveni gratiam in conspectu tuo, ostende mihi faciem tuam, ut sciam te et inveniam gratiam ante oculos tuos. (Exod., xxxiii, 12.)

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C’est ce que Dieu lui-même nous donne à entendre en s’adressant à Jacob, son ami, par la bouche du prophète Isaïe (ch. xxxI i i) : Depuis que tu es devenu honorable et glorieux à mes yeux, je t’ai aimé. Ce qui revient à dire : Depuis que nies yeux, en s’arrêtant sur toi, t’ont communiqué ma grâce et que par là je t’ai rendu digne devant moi de gloire et d’honneur, tu as mérité de ma part de nouvelles faveurs. Pour Dieu, en effet, aimer davantage, c’est accorder plus de grâces.

L’Épouse des divins Cantiques parle dans le même sens, quand elle dit aux autres âmes : Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem. Aussi le Roi m’a aimée et m’a fait entrer dans sa chambre nuptiale 2. C’est-à-dire : O âmes qui n’êtes pas initiées à ces faveurs, ne vous étonnez pas que le Roi céleste m’en ait comblée, au point de m’introduire dans ce qu’il y a de plus intime en son amour. Il est vrai que de moi-même, j’ai le teint foncé ; mais, après m’avoir une première fois regardée, il a tant de fois arrêté de nouveau sur moi ses regards, qu’il en est venu à faire de moi son Épouse et à m’introduire dans la couche la plus intime de son amour.

Qui pourra dire jusqu’où Dieu élève une âme en laquelle il a une fois mis ses complaisances ? Le concevoir même est impossible. Disons seulement qu’ici il agit en Dieu et dans le dessein de montrer sa magnificence. Ceci ne s’explique que par ce fait que Dieu aime à donner davantage à qui a davantage et à multiplier ses dons à proportion de ce que l’âme possède déjà. C’est ce qu’il nous fait entendre dans l’Évangile, lorsqu’il dit : On donnera à celui qui possède et il sera dans l’abondance ; quant à celui qui n’a pas,

1 Ex quo honorabilis jactas es in oculis rneis et gloriosus, ego dilexi te. (Is., XLIII, 4.)

2 Nigra sum, sed formosa, filioe Jerusalem : ideo dilexit me Rex et introduxit me in cubiculum suum. (Cant., I, 4.)

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on lui ôtera même ce qu’il a l. De même, le talent que le serviteur infidèle négligeait de faire valoir au profit de son maître, lui fut enlevé et donné à celui qui en avait plus que tous les autres ensemble et les faisait valoir pour son seigneur.

Ceci nous montre que Dieu accumule les plus précieux et les plus excellents des biens de sa maison — c’est-à-dire de son Église militante et triomphante — sur ses amis les plus intimes, et il en agit ainsi afin de les combler de plus d’honneur et de plus de gloire. De même une lumière éclatante absorbe un grand nombre de petites lumières. Dieu nous le fait comprendre au passage d’Isaïe (ch. xxxiii) déjà cité, si nous l’interprétons au sens spirituel. Je suis le Seigneur ton Dieu, disait-il à Jacob, le Saint d’Israël, ton Sauveur. Pour toi j’ai livré l’Égypte, l’Éthiopie et Saba. Je donnerai les hommes pour toi et les peuples pour ton âme 2.

Assurément, ô mon Dieu, vous pouvez couvrir de votre regard et de votre prédilection l’âme sur laquelle vous arrêtez votre vue, puisque votre regard lui communique une valeur et des charmes qui méritent votre amour. Aussi est-elle digne que vous la regardiez non une fois, mais un grand nombre de fois, car, suivant la parole de l’Esprit-Saint au Livre d’Esther, il est digne de cet honneur, celui que le Roi veut honorer 3.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Les démonstrations de tendresse dont l’Époux gratifie l’Épouse dans l’état du mariage spirituel, sont inestimables ;

1 Qui enim habet, dabitur ei, et abundabit, qui auteur non habet, et quod habet auferetur ab eo. (Matth., xiii, 12.)

2 Ego Dominas Deus tuas, Sanctus Israel, Salvator tuas, dedi propitiationem tuant A gyptum, Æthiopiam et Saba pro te… Dabo homines pro te et populos pro anima tua. (Is., XLIII, 3.)

3 Hoc honor condignus est quemcumque Rex voluerit honorare. (Esth., vi, 11.)

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les louanges et les amoureux colloques qu’ils échangent surpassent tout ce qu’on en peut dire. L’Épouse s’emploie tout entière à louer et caresser l’Époux ; l’Époux, à relever, louer et caresser l’Épouse. C’est ce que nous voyons an Cantique des Cantiques (ch. i). L’Époux, s’adressant à l’Épouse, lui dit : Que tu es belle, ma Bien-Aimée ! que tu es belle ! Tes yeux sont des yeux de colombe. Et elle lui répond : Que tu es beau, mon Bien-Aimé ! Tu es charmant 1 ! Les caresses et les louanges se succèdent ainsi à chaque page des Cantiques.

Dans la Strophe précédente, l’âme vient de se rabaisser. Elle a parlé de sa noirceur et de sa difformité ; elle a loué la beauté et les charmes de l’Époux, qui par son regard l’a rendue belle et gracieuse. Et lui, qui relève toujours ceux qui s’humilient, abaisse sur elle son regard, ainsi qu’elle lui en a fait la demande, et dans la Strophe suivante il s’emploie à lui donner des louanges. Elle s’est appelée noire, il la nomme une blanche colombe. Il lui applique les qualités de cet oiseau et celles de la tourterelle, en disant :


STROPHE XXXIV

L’ÉPOUX.

La blanche colombe est rentrée

Dans l’arche, portant le rameau.

Et voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé le compagnon ardemment désiré.

EXPLICATION.

C’est l’Époux qui parle dans cette Strophe. Il chante la pureté dont l’Épouse est revêtue dans ce nouvel état,

1 Quam pulchra es, arnica mea, quant pulchra es ! Oculi tul columbarum, Ecce tu pulcher es, dilecte rni, et decorus. (Cant., I, 14, 15.)

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les richesses et les récompenses dont elle est entrée en possession, pour s’être disposée par les souffrances à venir à lui. Il célèbre également le bonheur qu’elle a eu de rencontrer son Époux dans cette divine union. Il montre qu’elle a trouvé l’accomplissement de ses désirs, il chante le rafraîchissement et les délices qu’elle goûte en lui, maintenant qu’ont pris fin les épreuves précédentes. Il dit donc :

La blanche colombe est rentrée

Il nomme cette âme une « blanche colombe », à cause de la blancheur immaculée que lui a conférée la grâce qu’elle a trouvée en Dieu. Le nom de colombe est celui qu’emploient les Cantiques pour marquer la simplicité et la douceur de l’Épouse, en même temps que son amoureuse contemplation. La colombe en effet est simple, douce et sans fiel ; elle a des yeux tendres et limpides. Aussi l’Époux, voulant indiquer l’amoureux regard dont l’âme son Épouse contemple Dieu, déclare qu’elle a des yeux de colombe 1. Ici, il dit qu’elle est rentrée

Dans l’arche, portant le rameau.

L’Époux compare l’âme à la colombe de l’arche de Noé ; il assimile le va-et-vient de cette colombe aux vicissitudes par où l’âme a passé. Sortie dé l’arche, la colombe y rentra, parce qu’au milieu des eaux du déluge elle ne trouvait pas où poser le pied ; elle y revient enfin, portant dans son bec une branche d’olivier, en signe que la divine miséricorde avait fait cesser les eaux qui submergeaient la terre. Cette âme, de même, sortie lors de sa création de l’arche de la toute-puissance divine, avait traversé les eaux diluviennes des péchés et des imperfections, sans trouver où reposer ses désirs ; elle allait et venait, emportée,

1 Oculi lui columbarum. (Cant., iv, I.)

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par le vent de ses amoureuses anxiétés, et s’efforçait d’entrer dans l’arche du sein de son Créateur, sans que celui-ci la lui ouvrît d’une manière définitive. Vint le jour où Dieu ayant arrêté le déluge des imperfections sur la terre de son cœur, elle est entrée, avec le rameau d’olivier, symbole de la victoire remportée sur toutes les choses créées par la miséricordieuse clémence de son Dieu, dans l’heureuse et définitive retraite du sein de son Bien-Aimé. Et elle y est entrée non seulement victorieuse de tous ses ennemis, mais riche de mérites, car le rameau d’olivier signifie tout cela.

Ainsi, non seulement cette petite colombe rentre dans l’arche divine pure et immaculée comme lorsqu’elle en sortit lors de sa création, mais elle porte en outre le rameau, figure de la récompense et de la paix obtenue par sa victoire sur elle-même.


Et voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé le compagnon ardemment désiré.

L’Époux donne encore à l’âme le nom de « tourterelle », parce que, dans la recherche de son Bien-Aimé, elle a imité la tourterelle en quête du compagnon qu’elle désire. Pour l’intelligence de ceci, il faut savoir ce qu’on rapporte de la tourterelle : tant qu’elle n’a pas trouvé son compagnon, elle ne se pose pas sur un rameau vert, elle ne boit pas d’eau pure et fraîche, elle ne se met pas à l’ombre, elle évite toute compagnie ; mais Iorsqu'elle a pu le joindre alors elle prend tous ces soulagements.

C’est exactement la conduite que tient l’âme-épouse, et il faut nécessairement qu’elle en agisse ainsi si elle veut arriver à s’associer et à s’unir à l’Époux, Fils de Dieu Son amour, sa sollicitude doivent être tels, qu’elle ne pose le pied de son appétit sur l’arbre vert d’aucune satisfaction, qu’elle ne boive l’eau fraîche d’aucun honneur, d’aucune.

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gloire de ce monde, d’aucune consolation, d’aucune satisfaction humaine, qu’elle ne se place à l’ombre d’aucune faveur ni protection créées, en un mot, qu’elle ne prenne de repos nulle part, qu’elle n’accepte la compagnie d’aucune affection étrangère, màis qu’elle gémisse dans la solitude, loin de toute créature, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé dans son Époux l’accomplissement de tous ses vœux.

Cette âme, pour atteindre un état aussi élevé, a cherché son Bien-Aimé avec un ardent amour, elle n’a pris aucune satisfaction hors de lui. Aussi l’Époux lui-même chante ici la fin de ses souffrances et la réalisation de ses désirs, en déclarant que « la tourterelle a sur la verdoyante rive trouvé le compagnon ardemment désiré ». Ce qui revient à dire que l’âme-épouse se pose sur le rameau vert en prenant ses délices dans son Bien-Aimé, qu’elle boit à présent l’eau pure de la divine Sagesse et d’une très haute contemplation, l’eau fraîche des suaves consolations goûtées en Dieu, qu’elle se place à l’ombre de sa faveur et de sa protection ardemment désirées, où elle est délicieusement et divinement consolée, nourrie et réconfortée. C’est ce dont l’Épouse des Cantiques se félicite, en disant : je me suis reposée à l’ombre de celui que j’avais désiré et son fruit est doux à ma bouche 1.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

L’Époux continue à exprimer sa joie de la félicité obtenue par l’Épouse. Cette félicité qu’elle a obtenue au moyen de la solitude où elle a voulu vivre consiste dans une paix pleine de stabilité, dans un bonheur inaltérable. En effet, quand une âme s’est affermie dans le repos de l’amour unique et solitaire de l’Époux — et c’est le fait de celle dont nous parlons, — elle s’établit en Dieu et Dieu s’établit

1 Sub ambra illius quem desideraveram sedi, et frucias ejus dulcis guttur, meo. (Cant., II, 3.)

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en elle sur des assises si délicieuses, qu’elle n’a plus besoin d’intermédiaires ni de maîtres spirituels pour la guider vers lui. Dieu est lui-même son guide et sa lumière. Il réalise en elle ce qu’il a promis par Osée, lorsqu’il a dit : Je la conduirai dans la solitude et je lui parlerai au cœur 1. Par où il nous apprend que c’est dans la solitude qu’il se communique à l’âme et s’unit à elle, car lui parler au cœur, qu’est-ce autre chose que rassasier son cœur ? Or, Dieu seul peut rassasier le cœur. L’Époux s’exprime donc ainsi :


STROPHE XXXV

En solitude elle vivait,

En solitude elle a son nid.

En solitude aussi la guide

Seul à seul un Amant chéri,

Lui qui, très seul aussi, vivait d’amour blessé.

EXPLICATION.

L’Époux fait deux choses dans cette Strophe : d’abord il donne des louanges à la solitude dans laquelle l’âme a voulu vivre ; il dit comment, par cette voie, elle a rencontré son Bien-Aimé et comment elle jouit de sa présence, à l’abri de toutes les peines et de toutes les afflictions qui l’avaient tourmentée. Comme elle s’est volontairement privée de toute satisfaction, de toute jouissance, de tout appui créé, en vue d’obtenir la compagnie de son Bien-Aimé et l’union avec lui, elle a mérité de trouver la paix de la solitude en son Bien-Aimé, en qui elle repose solitaire, affranchie de toutes les persécutions passées. Ensuite, comme elle s’est volontairement séparée de tout le créé pour l’amour de son Amant, lui, épris d’amour. pour elle à raison même de la solitude où elle vivait pour son amour, l’a entourée de ses soins, l’a reçue entre ses

1 Ducam eam in solitudinem et loquar ad cor ejus. (Os., II, 14.)


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bras, l’a nourrie en lui-même de tous les biens, a guidé son esprit jusqu’aux sublimes hauteurs de la Divinité. Non content de déclarer qu’il est désormais son guide, il affirme qu’il la conduit immédiatement, sans l’intermédiaire ni des anges ni des hommes, sans le secours des formes ou des figures, parce que, grâce à la solitude où elle a vécu, elle a maintenant en partage cette véritable liberté de l’esprit, qui affranchit une âme de tous les moyens. Il dit donc ce vers :

En solitude elle vivait,

La « tourterelle », c’est-à-dire l’âme dont nous parlons, vivait « en solitude » avant de rencontrer le Bien-Aimé dans l’état d’union. En effet, pour une âme qui aspire à Dieu, il n’est point d’agréable compagnie. Bien au contraire, tant qu’elle ne l’a pas trouvé, la société ne fait que rendre son isolement plus sensible.

En solitude elle a son nid.

La solitude, c’était la privation, pour l’amour de son Époux, de toutes les consolations et de tous les biens de ce monde, ainsi que nous l’avons dit en parlant des habitudes de la tourterelle. Par cette privation elle se proposait d’atteindre la perfection et cette parfaite solitude qui conduit à l’union avec le Verbe, par conséquent au rafraîchissement, au délassement parfait, figuré par le « nid », symbole de quiétude et de repos. C’est donc comme si l’Époux disait : Elle vivait auparavant au désert dans l’effort et l’angoisse, parce qu’elle n’était pas encore parfaite ; maintenant elle y trouve rafraîchissement et repos, parce qu’elle a désormais acquis la parfaite solitude en Dieu. C’est de cette solitude spirituelle que parlait, David, quand il disait : Le passereau a trouvé une demeure et la tour -

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terelle un nid pour y déposer ses petits 1. C’est-à-dire : Cette âme s’est établie en Dieu, où elle a trouvé le rassasiement de ses puissances et de ses appétits.

En solitude aussi la guide

Voici la pensée de l’Époux. Dans cette séparation de tout le créé, où l’âme se trouve seule avec Dieu, lui-même la guide, la meut et l’élève aux choses divines. En d’autres termes, son entendement monte jusqu’aux divines intelligences, parce qu’il est maintenant solitaire, dégagé des connaissances étrangères et profanes. Sa volonté est mue librement par l’amour de Dieu, parce qu’à présent elle est seule et libre de toute autre affection. Sa mémoire se remplit de notions divines, parce qu’elle aussi est solitaire, libre des fantômes et des fantaisies de l’imagination. En effet, dès que l’âme dégage ses puissances, qu’elle les vide de tous les objets d’en bas, qu’elle les affranchit de toute propriété par rapport aux biens d’en haut, en un mot qu’elle les place en solitude entière, Dieu sans délai les applique à l’invisible et au divin.

C’est Dieu même qui la guide dans ce désert, selon ce que saint Paul nous dit des parfaits (Rom., viii) : Qui Spiritu Dei aguntur, ceux qui sont mus de l’Esprit de Dieu 2. Ce qui équivaut à dire : « En solitude aussi la guide »

Seul à seul, un Amant chéri.

Il est dit non seulement que son Bien-Aimé la guide dans sa solitude, mais encore qu’il opère seul en elle, sans aucun intermédiaire. En effet, l’union propre au mariage spirituel a cela de spécial que Dieu opère dans l’âme et se communique à elle directement par lui-même, et non

1 Passer invenit sibi dornum et turtur nidum sibi ubi ponat pollos suos. (Ps. Lxxx, 4.)

2 Qui Spiritu Dei aguntur, hi sunt fui Dei. (Rom., viii, 14.)

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plus par le moyen des anges ou l’exerçice des facultés naturelles. C’est que les sens extérieurs et intérieurs, tout ce qu’il y a de créé et l’âme elle-même sont dans l’impuissance de contribuer aux grandes faveurs surnaturelles que Dieu accorde en cet état. Ces faveurs ne sont point du domaine de la capacité naturelle de l’âme, ni de ses opérations, ni de ses industries. C’est Dieu seul qui les opère en l’âme, et il le fait parce qu’il la trouve seule, ainsi que nous l’avons dit. Aussi ne lui permet-il aucune autre compagnie que la sienne et ne s’en rapporte-t-il qu’à lui-même de tout ce qui la concerne.

Au reste, puisque l’âme a tout abandonné, qu’elle a dépassé tous les intermédiaires, qu’elle est Montée vers Dieu en laissant derrière elle toutes choses, il est juste que Dieu se constitue lui-même son guide et se fasse le moyen qui la conduise à lui. L’âme s’est plongée dans le vide de toutes choses, elle s’est élevée au-dessus de toutes choses : rien ne peut plus l’aider à monter plus haut, si ce n’est le Verbe lui-même, son Époux. Et à cause de l’ardent amour qu’il lui porte, c’est seul à seul qu’il entend lui accorder ces sublimes faveurs. Il ajoute donc :

Lui qui, très seul aussi, vivait d’amour blessé.

C’est-à-dire, blessé d’amour pour l’Épouse, car si l’Époux chérit la solitude de l’âme, bien plus épris d’amour est-il pour l’âme elle-même, en voyant que, blessée d’amour pour lui, elle s’est volontairement retirée de toutes les choses créées. Aussi ne peut-il souffrir de la voir ainsi isolée ; niais, blessé d’amour pour elle à cause de cette séparation qu’elle s’est imposée pour lui, du renoncement à toute jouissance où elle s’est tenue, il veut, lui seul, la guider vers lui-même. Il l’attire, il l’absorbe en soi. Ce qu’il ne ferait pas s’il ne l’avait trouvée dans cette solitude spirituelle.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

C’est chose étrange que ce goût propre aux amants de préférer, et de beaucoup, jouir de leur mutuelle présence seul à seul, que d’admettre une compagnie quelle qu’elle soit. Ils ont beau être ensemble, et n’avoir rien à cacher à ceux qui se trouveraient là, et ceux-ci d’autre part garderaient-ils un complet silence, cette présence seule suffit à troubler leur plaisir. La raison en est que l’amour est une amitié à deux seulement, d’où il suit que les amants ont besoin de traiter seul à seul.

Ainsi l’âme arrivée au sommet de la perfection et à la parfaite Iiberté de l’esprit en Dieu, affranchie de toutes les répugnances et de toutes les contradictions de la sensualité, n’a plus d’autres occupation ou exercice que de se livrer aux jouissances du plus intime amour avec son Époux. Il est écrit du saint homme Tobie, au Livre qui porte son nom (ch. xiv), qu’après l’avoir éprouvé par la pauvreté et les tentations, Dieu lui rendit la vue, et tout le reste de ses jours se passa dans la joie 1. Il en est de même pour l’âme qui nous occupe : les biens dont elle se voit remplie sont pour elle une source abondante de joie et de délices. Isaïe, parlant de celle qui, après s’être exercée aux œuvres parfaites, est arrivée au point de perfection dont nous parlons, s’adresse à elle en ces termes :

Ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et les ténèbres deviendront pour toi comme la lumière de midi. Le Seigneur Dieu t’accordera un repos perpétuel, il remplira ton âme de splendeurs ; il délivrera tes, os ; tu deviendras comme un jardin de délices et comme une fontaine dont les eaux ne tarissent pas. On édifiera sur toi les solitudes des siècles ; tu relèveras les fondements des générations. On dira de toi que tu répares

1 Tob., xiv, 4.

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les haies et que tu rends les chemins paisibles. Si tu t’abstiens de travail aux jours de sabbat, si tu renonces à faire ta volonté en mon jour saint ; si, pour me glorifier, tu l’appelles l’oisiveté exquise, sainte et glorieuse du Seigneur ; si tu t’abstiens de suivre tes voies, de faire ta volonté et de parler inutilement en ce jour, tu prendras tes délices dans le Seigneur, je t’élèverai au-dessus des hauteurs de la terre et je te nourrirai de l’héritage de Jacob 1.

Telles sont les paroles d’Isaïe, et l’héritage de Jacob, c’est Dieu même.

Cette âme donc, redisons-le encore, ne s’occupe plus qu’à jouir des délices que lui procure l’aliment qui la nourrit. Elle n’a plus rien à désirer que d’en jouir pleinement dans l’éternelle vie. Dans la Strophe que nous allons donner, comme dans les suivantes, elle demande à son Bien-Aimé de la rassasier de l’élément béatifique, dans la claire vision de Dieu. Elle dit donc :


STROPHE XXXVI

Réjouissons-nous, Bien-Aimé !

Allons nous voir en ta beauté,

Sur la montagne ou son penchant,

D’où jaillit I'onde toute pure.

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.


EXPLICATION.

La parfaite union d’amour entre l’âme et Dieu étant accomplie, l’âme ne veut plus s’employer qu’à exercer les

1 Orietur in tenebris lux tua et tenebre erunt situe mendies. Et requiem tibi dabit Dominas semper, et impleblt splendoribus animant tuant, et ossa tua liberabit, et eras quasi hortus irriguus, et sicut forts quorum cujus non deficient agace. Et cedi ficabuntur tn te deserta sceeulorum. Fundamenta generationis et generationis suscitabis; et vocaberis cedificator septum. avertens semitas in quietem. Si averteris a sabbato pedem tuum, lacere voluntatem tuam in die sondo meo, et vocaveris sabbatum delicalum et sanctum Domini glorlosum, et glori ficaveris eum dum non faels vins tuas, et non invenietur voluntas tua ut loquaris serrnonem. Tunc delectaberis super Domino, et sustollam te super altitudines terre, et cibabo te hcereditate Jacob patris tui. (Is., LVIII, 10-14.)

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prérogatives de l’amour. Dans cette Strophe elle s’adresse donc à l’Époux et lui demande trois choses, qui sont propres à l’amour. La première est la jouissance, les délices de l’amour, et elle les sollicite en disant « Réjouissons-nous, Bien-Aimé ! » La seconde est la ressemblance avec le Bien-Aimé, et elle la demande par ces mots : « Allons-nous voir en ta beauté. » `La troisième est la connaissance des secrets du même Bien-Aimé ; elle la requiert en disant : « Dans la masse compacte enfonçons plus avant. » Vient d’abord le vers :

Réjouissons-nous, Bien-Aimé !

C’est-à-dire : Réjouissons-nous dans la communication des suavités de l’amour, non seulement de celles qui découlent de notre union habituelle, mais encore de celles qui proviennent de l’exercice de l’amour actuel et affectif. Ces dernières peuvent naître soit des actes de très ardent amour que produit la volonté, soit des œuvres extérieures regardant le service du Bien-Aimé. Nous l’avons dit, l’amour a cela de propre, une fois qu’il s’est fixé sur un objet, de vouloir savourer•constamment la joie et les délices que son amour lui procure, en d’autres termes, de vouloir sans cesse exercer l’amour intérieurement et extérieurement, tout cela afin de se rendre plus semblable au Bien-aimé. L’âme ajoute donc :

Allons nous voir en ta beauté.

C’est-à-dire : Faisons en sorte que, par l’exercice de l’amour, nous en arrivions à nous voir dans ta beauté, au sein de l’éternelle vie. Ou en d’autres termes, que je sois tellement transformée en ta beauté, que je te devienne semblable, en sorte que, nous contemplant l’un l’autre, chacun de nous voie dans, l’autre sa propre beauté, qui ne sera que ta seule beauté, mon Bien-Aimé. Ainsi je te

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verrai dans ta beauté, et tu me verras dans ta beauté. Ainsi, dans ta beauté je paraîtrai toi-même et tu paraîtras moi-même. Ma beauté sera ta beauté, et ta beauté sera nia beauté. Je serai toi-même dans ta beauté, et tu seras moi-même dans ta beauté, parce que ta beauté sera ma beauté. Et ainsi je serai toi-même dans ta beauté, et tu seras moi-même dans ta beauté, parce que ta beauté sera ma beauté. Et il sera vrai de dire que nous nous verrons l’un l’autre dans ta beauté.

Telle est l’adoption des enfants de Dieu, de ceux qui adresseront au Seigneur avec vérité ces paroles que le Fils même de Dieu disait à son Père Éternel et que saint Jean nous a rapportées : Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi 1. À lui par Essence et en tant que Fils de Dieu par nature, à nous par participation et en qualité de fils adoptifs. Le Christ, chef de l’Église, n’a point parlé en son nom seulement, mais au nom de son corps mystique tout entier, qui est l’Église. Celle-ci participera à la beauté de l’Époux au jour du triomphe, c’est-à-dire quand elle verra Dieu face à face. C’est ce que veut dire cette âme, lorsqu’elle demande qu’elle-même et l’Époux aillent se voir dans la beauté de celui-ci.

Sur la montagne ou son penchant.

La « montagne » symbolise la connaissance matutinale ou essentielle de Dieu, qui se puise dans le Verbe divin. Isaïe, voulant exciter les hommes à la connaissance du Fils de Dieu, leur disait : Venez et montons à la montagne du Seigneur 2. Et encore : Il y aura une montagne sur laquelle s’élèvera la maison du Seigneur 3.

« Ou son penchant. » Le penchant représente la connais -

1 Mea omua tua sunt, et tua mea sunt. (Joan., xvii, 10.)

2 Venite et ascendamus ad montem Domini. (Is., II, 3.)

3 Erit in novissirnis diebus preparatus mons in vertice montium. (Ibid., I, 2.)

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sance vespertinale de Dieu, autrement dit la Sagesse de Dieu dans les créatures, dans les œuvres de Dieu et leurs admirables harmonies. Elle est représentée ici par le penchant de la montagne, parce que c’est une connaissance inférieure à la connaissance matutinale. L’âme demande l’une et l’autre, lorsqu’elle dit : « Sur la montagne ou son penchant. »

En disant à l’Époux : Dans ta beauté nous nous verrons sur la montagne, elle veut dire : Transforme-moi, et assimile-moi à la Sagesse divine, laquelle, nous l’avons dit, est le Verbe Fils de Dieu. En parlant ensuite du « penchant de la montagne », elle demande à être informée de cette autre Sagesse inférieure, qui réside dans les créatures de Dieu et dans ses œuvres mystérieuses, Sagesse qui est aussi une beauté du Fils de Dieu et dont l’âme désire également être illuminée.

L’âme ne peut se voir dans la beauté de Dieu qu’en se transformant en la divine Sagesse, dans laquelle elle se verra en possession des choses supérieures et des inférieures. C’est à cette « montagne » et à ce « penchant » de la montagne que l’Épouse des Cantiques désirait parvenir, quand elle disait (ch. iv) : J’irai à la montagne de la myrrhe et à la colline de l’encens 1.

Par la montagne de la myrrhe, elle entendait la claire vision de Dieu, et par la colline de l’encens, la connaissance de Dieu qu’apportent les créatures. Or, la myrrhe de la montagne est plus sublime que l’encens de la colline.

D’où jaillit l’onde toute pure.

C’est-à-dire, où l’on puise la connaissance et la sagesse de Dieu. Elle l’appelle « onde toute pure », parce qu’elle est limpide, qu’elle dépouille l’entendement des accidents

1 Vadam ad montem myrrhœ et ad collent thuris. (Cant., iv, 6.)

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et des fantômes, qu’elle le dégage des nuages de l’ignorance. Le désir d’entendre les vérités divines dans leur clarté et leur pureté est continuel chez cette âme, et plus elle aime, plus elle aspire à y pénétrer profondément. Elle formule donc cette troisième demande :

Dans la masse compacte, enfonçons plus avant.

Elle veut dire : dans la masse compacte de tes œuvres merveilleuses et de tes profonds jugements. La multitude, la variété de ces jugements est telle, qu’on peut avec raison l’appeler une « masse compacte ». La Sagesse qui remplit ces jugements est si abondante et si pleine de mystères, que nous pouvons l’appeler non seulement une masse compacte, mais une « coagulation », comme faisait David lorsqu’il disait : Mons Dei, mons pinguis. Mons coagulatus 1. C’est-à-dire : La montagne de Dieu est une montagne grasse, une montagne coagulée. Cette « masse compacte » de la Sagesse et de la Science de Dieu est si profonde et d’une telle immensité, que l’âme a beau en connaître quelque chose, il lui reste toujours à pénétrer plus avant. Tant cette Sagesse et cette Science sont immenses, tant leurs richesses sont incompréhensibles, suivant l’exclamation de saint Paul : O profondeur des richesses de la Sagesse et de — la Science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables 2 !

L’âme cependant aspire à pénétrer dans cette « masse compacte », qui n’est autre que l’incompréhensibilité des jugements et des voies de Dieu ; elle se meurt de désir d’entrer très avant dans leur connaissance, car les connaître est la source de jouissances inestimables et surpassant tout sentiment. David, parlant des délices qui dérivent

1 Ps. Lxvii, 16.

2 O altitudo divitiarum Sapientice et Scientice Dei l Quam incomprehensibilia : sunt judicia ejus et investigabiles vice ejus ! (Rom., xi, 33.)

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des jugements de Dieu, disait : Les jugements du Seigneur sont véritables, ils se justifient par eux-mêmes ; ils sont plus désirables et plus attrayants que l’or et les pierres les plus précieuses ; ils sont plus doux que le miel et son rayon. C’est pour cela que votre serviteur les garde avec amour 1.

L’âme souhaite donc avec ardeur de se plonger dans ces divins jugements et d’en acquérir une connaissance toujours plus intime. Pour obtenir cette faveur, ce lui serait une joie, un bonheur de passer par toutes les peines et toutes les angoisses possibles, si amères et si douloureuses soient-elles, et fallût-il, pour pénétrer plus profondément en son Dieu, affronter même les affres de la mort.

Par cette « masse compacte », dans laquelle l’âme souhaite d’entrer, on peut entendre très exactement aussi la masse et, la multitude des peines et des tribulations qu’elle aspire à endurer. La souffrance, en effet, lui est singulièrement savoureuse et, elle le sait, extrêmement avantageuse.. C’est que la souffrance est une condition pour entrer plus avant dans les profondeurs de la délicieuse Sagesse de Dieu. Plus la souffrance est pure, plus pure et plus intime est la connaissance qui la suit, et, par conséquent, plus pure et plus élevée est la jouissance qui naît de cette intime connaissance. L’âme dont il s’agit ici ne se contente pas d’une souffrance quelconque, mais elle dit : « Dans la masse compacte, enfonçons plus avant. » En d’autres termes : Je suis prête, pour voir Dieu, à en venir aux affres de la mort.

Le prophète Job, aspirant lui aussi à cette souffrance en vue d’obtenir la vue de Dieu, s’écriait : Qui me donnera d’obtenir l’effet de ma prière et de voir Dieu m’accorder ce que je souhaite ? Que celui qui a commencé à me briser,

1 Judicia Domini vera, justificata in sernetipsa; desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum, et dulciora super met et javum. Etenim servus Plus custodit ea. (Ps. xviii, 10-12.)

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achève ! Qu’il lâche sa main contre moi, et qu’il me retranche Et que toute ma consolation, dans la douleur dont il m’afflige, soit de n’être pas épargné 1 !

Oh ! si l’on comprenait bien qu’on ne pénètre dans la « masse compacte » de la Sagesse et des richesses de Dieu, variées à l’infini, qu’en pénétrant dans la « masse compacte » de la souffrance sous toutes ses formes ! On fixerait là tous ses désirs et toute sa joie. Oh ! comme l’âme vraiment altérée de la divine Sagesse aurait soif de la souffrance, afin d’entrer par elle dans l’épaisseur de la croix.

C’est pour cela que saint Paul exhortait les Éphésiens à ne pas défaillir dans les tribulations, “pour cela qu’il leur recommandait de se montrer vaillants et enracinés dans la charité, afin de pouvoir comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l’amour de Dieu pour les hommes, afin de connaître aussi la suréminente charité du Christ, pour être remplis de toute la plénitude de Dieu 2,

Pour entrer dans les trésors de la Sagesse, il faut passer par la porte : cette porte est la croix, et elle est étroite. Il en est peu qui désirent passer par cette porte, tandis qu’aspirer aux délices dont elle est la source est le propre du grand nombre.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Le principal motif qui fait aspirer cette âme à se voir détachée des liens du corps et réunie à Jésus-Christ, est le désir de le voir face à face et de connaître jusque dans

1 Quis det ut venial petitio mea, et quod expecto tribual mihi Deus ? Et qui cepit, ipse me conterai ? Solvat manum suam, el succidat me. Et turc mihi sil consolalio, ut affligens me dolore, non parcat. (Job, vi, 8.)

2 In caritate radicali et fundad, ut possitis comprehendere cum omnibus Sanctis goce sit latitudo et longitudo, et sublimitas et profundum : scire eliant supereminentem scientloe caritatem Christi, ut impleamini in omnem plenitudinem Dei. (Ephes., III, 17-19.)

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leur profondeur ses voies admirables, spécialement les éternels mystères de son Incarnation. Cette connaissance ne formera pas une des moindres parties de la béatitude, suivant la parole que le Christ lui-même adressait à son Père et que nous lisons en saint Jean : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous, le seul Dieu véritable, et Celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ 1. Lorsqu’une personne revient d’un long voyage, son premier soin est de revoir et d’entretenir ceux qu’elle aime. De même, l’âme qui parvient à la vision de Dieu aspire tout d’abord à jouir des profonds secrets, de profonds mystères de l’Incarnation du Verbe et des voies éternelles de Dieu qui s’y rattachent. C’est pourquoi l’Épouse, après avoir exprimé son désir de se voir dans la beauté de Dieu, ajoute aussitôt la Strophe suivante.


STROPHE XXXVII

Puis aux cavernes élevées

De la pierre nous monterons.

Ces cavernes sont fort cachées.

Et c’est là que nous entrerons.

Au suc des grenades tous deux nous goûterons.

EXPLICATION.

Une des raisons qui pressent le plus vivement une âme de pénétrer dans les profondeurs de la divine Sagesse et d’en connaître plus intimement la beauté, c’est, nous l’avons dit, le désir d’unir son entendement très étroitement à Dieu par la connaissance des mystères de l’Incarnation, celle de toutes les œuvres divines qui fait éclater davantage

1 Hæc est autem vita teterna, ut cognoscant te solum Deum verum el quem misisti Jesum Christum. (Joan., xvii, 4.)

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cette sublime et délicieuse Sagesse. Aussi l’Épouse dit-elle dans cette Strophe que lorsqu’elle sera entrée plus avant dans la Sagesse divine — c’est-à-dire qu’elle aura dépassé le mariage spirituel tel qu’il peut être possédé ici-bas et sera entré dans la gloire pour y voir Dieu face à face, — alors, parfaitement unie à cette divine Sagesse qui est le Fils de Dieu, elle connaîtra les sublimes mystères de ce Dieu fait homme. Ces mystères sont cachés, à une hauteur infinie, au sein de la Divinité. Les élus en recevront connaissance ; ils y seront plongés et submergés. L’Épouse nous déclare qu’elle goûtera en la société de son Époux les joies et les délices qui dérivent de cette connaissance, ainsi que des perfections et des attributs de Dieu que ces mystères révèlent en Dieu, comme sont la justice, la miséricorde, la puissance, la charité.

Puis aux cavernes élevées

De la pierre nous monterons.

La pierre dont il s’agit est Jésus-Christ lui-même, selon ce que dit saint Paul : La pierre était Jésus-Christ 1. Les « cavernes élevées » de cette pierre ne sont autres que les sublimes et profonds mystères de la Sagesse de Dieu, cachés en Jésus-Christ dans l’union hypostatique de la nature humaine avec le Verbe divin ; ce sont aussi les harmonies qui existent entre cette union et celle des hommes en Dieu, l’accord merveilleux de la justice et de la miséricorde dans le salut du genre humain, dans la manifestation des divins jugements. Ces jugements sont si élevés et si profonds, que l’âme les désigne à bon droit, sous le nom de « cavernes élevées » : « élevées », à cause de la sublimité des mystères qu’ils renferment, « cavernes », à cause de la profondeur de la Sagesse divine, qui s’y trouve renfermée.

1 Petra autem eral Christus. (I Cor., x, 4.)

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De même que les cavernes sont profondes et présentent de nombreuses cavités, ainsi chacun des mystères réunis en Jésus-Christ est un abîme de sagesse, qui offre, semblables. à des cavités sans nombre, des jugements secrets de prescience de Dieu et de prédestination des hommes. Aussi l’âme ajoute-t-elle aussitôt :

Ces cavernes sont fort cachées.

Cachées, elles le sont à tel point, que les saints docteurs ont beau en découvrir et les âmes privilégiées ont beau en goûter des choses merveilleuses en cette vie, les uns et les autres n’en expriment qu’une bien faible partie. Quel abîme à creuser que Jésus-Christ ! C’est une mine abondante, contenant des filons sans nombre de divins trésors ; on peut la creuser toujours, sans jamais en trouver le fond. À mesure qu’on l’exploite, on y découvre dans tous les sens de nouvelles veines, qui révèlent d’autres richesses. C’est ce qui faisait dire à saint Paul, parlant du Christ : En lui sont cachés tous les trésors de la Sagesse et de la Science 1.

Pour y parvenir, pour pénétrer jusque-là, il faut de toute nécessité, nous l’avons dit, que l’âme passe tout d’abord par la voie étroite de la souffrance intérieure et extérieure. C’est le chemin qui conduit à la divine Sagesse. Oui, je le répète, nul ne peut en cette vie pénétrer dans les mystères du Christ sans avoir beaucoup souffert. Il doit aussi avoir reçu de Dieu au préalable de nombreuses faveurs intellectuelles et sensibles, et s’être d’abord vivement exercé aux vertus, parce que tout cela est inférieur à la connaissance des mystères du Christ, tout cela est une disposition pour y atteindre.

De là vient que Moïse demandant au Seigneur de lui

1 In quo Suní Omnes thesauri Sapientice et Scientim absconditi. (Coloss., II, 3.)

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montrer sa gloire, Dieu lui répondit qu’il ne pouvait la voir en cette vie, mais qu’on lui montrerait tout bien 1, c’est-à-dire tout le bien qui peut se communiquer ici-bas. Pour l’accomplissement de cette promesse, le Seigneur plaça Moïse dans la caverne de la pierre, qui symbolisait le Christ, et là il se fit voir à lui par-derrière : en d’autres termes, il lui découvrit les mystères de l’humanité du Christ.

L’âme désire donc entrer véritablement dans les cavernes du Christ, afin de s’y plonger, de s’y transformer, de s’enivrer de l’amour qu’elles contiennent. Mais si elle aspire à se cacher dans le sein de son Bien-Aimé, c’est que lui-même l’y invite, ainsi que nous le voyons au Livre des Cantiques (ch. Il) : Lève-toi, lui dit-il, hâte-toi, ma Bien-Aimée, mon unique beauté, et viens dans les trous de la pierre, dans la caverne de la muraille 2. Ces trous de la pierre ne sont autres que les cavernes dont il est ici question. L’âme dit ensuite :

Et c’est là que nous entrerons.

Là, c’est-à-dire dans ces connaissances des divins mystères. Elle ne dit pas : J’y entrerai, ce qui semblerait plus naturel, puisque l’Époux n’a pas besoin d’y entrer de nouveau, mais : Nous y entrerons, c’est-à-dire le Bien-Aimé et moi. Par là elle donne à entendre que cette œuvre n’est pas proprement sienne, mais qu’elle lui est commune avec l’Époux. D’ailleurs, quand Dieu et l’âme sont unis par le mariage spirituel, il n’est point d’œuvre que l’âme accomplisse seule et sans le concours de Dieu.

« Nous entrerons », c’est-à-dire nous nous y transformerons, ou plutôt je m’y transformerai en toi, par l’amour

1 Ego ostendam omne bonus tibi. (Exod., xxxiii, 10.)

2 Surge, arnica mea,speciosa mea, et veni : columba mea, in foraminibus petræ, in caverna materia. (Cant., II, 13.)

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que je concevrai pour tes divins et délicieux jugements. En effet, en recevant connaissance de la prédestination des justes, que le Père a prévenus en son Fils des bénédictions de sa douceur, et révélation de sa prescience concernant la perte des méchants, l’âme se transforme en l’amour de son Dieu d’une manière très intime et très relevée. Au milieu de ces connaissances, elle se fond tout de nouveau, et avec une délicieuse jouissance, d’amour et de reconnaissance envers le Père, par son Fils Jésus-Christ. Ces devoirs, elle les rend au Père, unie au Christ et conjointement avec le Christ. Or, la saveur d’une telle louange est exquise et totalement inexprimable. L’âme s’en explique dans le vers suivant, en disant :

Au suc des grenades tous deux nous goûterons.

Les grenades représentent ici les mystères du Christ et les jugements de la Sagesse de Dieu ; elles figurent aussi les perfections et les attributs que la connaissance de ces mystères et de ces jugements révèlent en Dieu. Or ce sont des merveilles innombrables. De même que les grenades se composent d’une multitude de petits grains contenus et enchâssés dans une même enveloppe de forme circulaire, ainsi chacun des attributs, des mystères et des jugements divins, comme aussi chacune des perfections divines, renferme une multitude de dispositions admirables et d’effets merveilleux, qui se trouvent comme insérés dans la sphère d’attributs et de mystères connexes à ces effets.

Remarquons aussi la forme circulaire et sphérique de la grenade. Chaque grenade peut nous représenter l’une des perfections ou l’un des attributs de Dieu. Or ces perfections et ces attributs ne sont autres que Dieu même, souvent représenté par la figure circulaire ou sphérique, qui n’a ni commencement ni fin,

C’est par allusion à l’innombrable multitude des juge -

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ments et des mystères divins que l’Époux dit à l’Épouse au Livre des Cantiqes : Ton ventre est d’ivoire, orné de zaphirs 1. Ces zaphirs symbolisent les mystères et les jugements de la divine Sagesse représentée elle-même par le ventre. Le zaphir est une pierre précieuse, qui a la couleur du firmament lorsqu’il est clair et serein.

Le suc de ces grenades dont parle ici l’Épouse, en disant que l’Époux et elle le goûteront, représente la fruition ét les délices de l’amour divin, qui découlent pour l’âme de la révélation et de la connaissance de ces mystères. En effet, de même que la multitude des grains de la grenade ne donne qu’un seul suc lorsqu’on mange ce fruit, ainsi toutes les merveilles et toutes les grandeurs divines versées dans l’âme forment en elle une seule fruition, un seul breuvage d’amoureuses délices. Aussitôt que l’âme s’est ainsi abreuvée de l’Esprit-Saint, elle présente le breuvage à son Dieu, le Verbe son Époux, avec la plus grande tendresse d’amour.

Ce breuvage divin, l’Épouse l’avait promis à son Bien-Aimé dans les Cantiques, s’il daignait l’introduire dans les hautes connaissances qu’elle désirait. Là, tu m’instruiras, disait-elle, et je te donnerai un breuvage de vin confit, mêlé au suc de mes grenades 2. Elle appelle siennes ces divines connaissances, bien qu’elles soient de Dieu, bien qu’en réalité elles appartiennent à Dieu, parce que Dieu lui en a fait présent. Elle offre en breuvage d’amour à son Dieu la jouissance et la fruition de ces divines connaissances, ce qu’elle exprime par ces mots : « . Au suc des grenades, tous deux nous goûterons. » Lorsque l’Époux a savouré le breuvage, il le présente à l’Épouse, qui, après en avoir goûté, le lui offre de nouveau, en sorte qu’ils le savourent ensemble.

1 Venter tuus eburneus, distinctus sappbiris. (Cant., y, 14.)

2 Ibi me docebis, et dabo tibi poculum ex vino condito et mustum rnalorum granatorum meorum. (Cant., viii, 2.)

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Dans les deux Strophes précédentes, l’Épouse a chanté les biens dont l’Époux la fera jouir dans l’éternelle félicité. Il la transformera effectivement dans la beauté de la Sagesse créée et de la Sagesse incréée, lui communiquant en outre la beauté de l’union du Verbe avec l’humanité, union dans laquelle elle le verra tout à la fois par-derrière et en contemplant son visage. Dans la Strophe qui suit, elle expose d’abord la manière dont il lui sera donné de goûter au divin suc des grenades — qu’elle nomme aussi des zaphirs, — ensuite elle représente à l’Époux la gloire qu’il doit lui accorder, conformément à sa prédestination. Remarquons-le d’ailleurs, ces biens que l’âme énumère par parties et successivement, ne formeront pour elle qu’une seule gloire essentielle. Elle dit donc :


STROPHE XXXVIII

C’est là que tu me montrerais

Ce que mon âme avait en vue.

Sur l’heure tu me donnerais,

Là même, ô Toi qui es ma Vie,

Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas.

EXPLICATION.

Ce qui faisait désirer à cette âme d’entrer dans les cavernes du Christ, c’était l’espoir d’obtenir la consommation du divin amour auquel elle avait constamment aspiré : qui est d’aimer Dieu avec la pureté et la perfection dont elle est aimée de lui, et cela afin d’être à même de le payer de retour. Elle dit donc à l’Époux dans cette Strophe qu’il lui enseignera là ce à quoi elle a constamment visé dans

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tous ses actes et tous ses exercices, à savoir, l’aimer avec la perfection dont il s’aime. Elle lui dit, en second lieu, qu’elle recevra en même temps la gloire essentielle à laquelle il l’a prédestinée au jour de son éternité.

C’est là que tu me montrerais

Ce que mon âme avait en vue.

Ce qui fait l’objet des désirs naturels et surnaturels de l’âme, c’est l’égalité d’amour avec Dieu, parce que l’amant ne peut être satisfait à moins de sentir qu’il aime autant qu’il est aimé. Cette âme s’en rend compte, bien qu’elle ait atteint en cette vie la transformation d’amour et que son amour soit immense, il lui est impossible cependant d’aimer Dieu avec la perfection d’amour dont elle est aimée de lui. Elle aspire donc à la transformation de la gloire où cette égalité d’amour lui deviendra possible. Dans l’état sublime où elle se trouve dès ici-bas élevée, il y a, il est vrai, véritable union de volonté, mais cette union n’atteint ni la valeur ni la force d’amour qu’elle aura dans la puissante union de gloire. Alors, comme parle saint Paul (I Cor., ch. XIII), l’âme connaîtra Dieu comme elle est connue de lui 1. Conséquemment elle l’aimera comme elle en est aimée. Alors son entendement ne fera qu’un avec l’entendement de Dieu, sa volonté ne fera qu’un avec la volonté de Dieu, son amour, par suite, ne fera qu’un avec l’amour de Dieu.

Alors, il est vrai, la volonté humaine subsistera encore, mais elle sera si puissamment unie à la volonté du Dieu dont elle est aimée, qu’elle l’aimera avec autant de force et de perfection qu’elle en est aimée, les deux volontés ne faisant plus qu’une seule volonté et un seul amour de Dieu. Ainsi, l’âme aime Dieu avec la volonté de Dieu et

1 Tune cognoscam sicut et cognitus sum. (I Cor., XIII, 12.)

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par la puissance de Dieu même, parce qu’elle est unie à la puissance d’amour dont Dieu l’aime. Cette puissance d’amour réside dans l’Esprit-Saint, en qui l’âme est dès lors transformée. Et comme ce divin Esprit lui est donné précisément pour l’enrichir de la puissance d’aimer, il supplée en elle, en vertu de la transformation de gloire, à ce qui lui fait défaut pour cela.

Quant à la transformation parfaite que le mariage spirituel opère en l’âme dès cette vie, transformation qui change l’âme tout entière en grâce, on peut dire en quelque manière que l’âme y aime par l’Esprit-Saint, autant qu’il lui est donné de le faire en vertu de cette même transformation.

Aussi, il y a lieu de remarquer que dans ce vers l’âme ne dit pas qu’alors Dieu lui donnera son amour, bien que de fait il le lui donnera — parce qu’elle semblerait dire simplement que Dieu l’aimera, — mais elle dit que Dieu lui enseignera à aimer avec la perfection à laquelle elle aspire. Dans la gloire, en effet, outre que Dieu donne son amour à l’âme et, par ce même amour, lui enseigne à aimer purement, librement, sans intérêt, comme il nous aime lui-même, il lui donne d’aimer avec la puissance dont il l’aime lui-même, et cela en la transformant en son amour, ainsi que nous avons dit. Il lui communique donc sa propre puissance, qui la rend capable de l’aimer ; à peu près comme s’il lui mettait un instrument entre les mains et lui apprenait à s’en servir en s’en servant avec elle. Ce qui revient à dire qu’il enseigne à l’âme à aimer et la rend capable de le faire.

Si l’âme n’en arrivait pas là dans l’autre vie, si elle ne sentait pas qu’elle aime Dieu autant qu’elle est aimée de lui, elle ne serait pas entièrement satisfaite. C’est ce que dit saint Thomas (in opusculo de Beatitudine). Répétons ce que nous avons dit déjà. Si dans l’état du mariage spirituel, l’amour n’atteint pas la perfection qu’il aura

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dans la gloire, il offre cependant de cet amour parfait une si vive image, qu’elle est entièrement ineffable.

Sur l’heure tu me donnerais,

Là même, ô Toi qui es ma Vie,

Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas.

Ce que l’Époux donnera sans retard à cette âme, c’est la gloire essentielle, qui consiste dans la vision de l’Être de Dieu.

Mais avant de passer outre, levons une difficulté. Puisque la gloire essentielle consiste dans la vue de Dieu, et non dans l’amour, pourquoi l’âme dit-elle au début de la Strophe qu’elle ambitionne cet amour, sans faire mention de ce qui constitue la gloire essentielle, et qu’elle demande ensuite la gloire essentielle comme une chose de moindre valeur ? Il y a pour cela deux motifs. Le premier, c’est que l’amour est la fin de toutes choses. Or, cet amour réside dans la volonté, dont le propre est de donner et non de recevoir ; le propre de l’entendement, qui est le sujet de la gloire essentielle, est au contraire de recevoir et non de donner. L’âme, enivrée du divin amour, ne considère pas la gloire que Dieu lui destine, elle aspire uniquement à se livrer à lui par un amour véritable, sans aucune vue de son avantage personnel. Le second motif, c’est que la première demande renferme nécessairement la seconde, et celle-ci se trouve toujours sous-entendue dans les Strophes précédentes, parce qu’on ne peut atteindre le parfait amour de Dieu sans la parfaite vision de Dieu. Mais l’exposition du premier motif suffit à enlever à la difficulté toute sa force : en aimant, l’âme s’acquitte envers Dieu de ce qu’elle lui doit, tandis qu’en connaissant, elle reçoit de lui.

Venons maintenant à l’explication de ces vers, et voyons d’abord ce que c’est que cet « autre jour » dont l’âme nous darle ici. Nous nous demanderons ensuite ce que Dieu

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lui donna alors, ce dont elle demande à jouir dans la gloire.

Par cet « autre jour » l’âme entend le jour de l’éternité de Dieu, bien différent du jour du temps. C’est en ce jour de l’éternité que Dieu prédestina l’âme à la gloire, qu’il détermina la mesure de gloire qu’il devait lui donner, et qu’il la lui donna librement avant toute chose et avant de la créer. Depuis lors, cette gloire est tellement la propriété de l’âme, qu’aucun événement, aucun obstacle, quel qu’il soit, ne pourra jamais la lui ravir, si bien qu’elle arrivera à posséder sans fin ce à quoi Dieu l’a prédestinée avant toute chose. C’est là ce qu’elle dit lui avoir été donnée de Dieu « en un autre jour » et ce qu’elle désire posséder à découvert dans la gloire.

Mais ce que Dieu lui a donné alors, qu’est-ce donc ? C’est, comme dit l’Apôtre, ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce que le cœur de l’homme n’a jamais conçu 1. Excepté vous, ô mon Dieu, dit de son côté le prophète Isaïe, l’œil n’a point vu ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment 2. C’est parce qu’il n’est point ici de nom à donner que l’âme dit : « ce que ». Effectivement, il s’agit de voir Dieu. Mais qu’est-ce que voir Dieu, pour une âme ? Il n’y a point de terme pour le dire.

Et comme ces paroles sont loin encore d’exprimer ce dont il s’agit, le Fils de Dieu en ajoute d’autres d’une portée immense et de nature à remplir d’allégresse : Celui qui vaincra et qui persévérera jusqu’à la fin dans l’accomplissement de mes œuvres, je lui donnerai puissance sur les nations, et il les gouvernera avec un sceptre de fer, et elles seront broyées par lui comme un vase d’argile, selon que

1 Oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit. (I Cor., II, 9.)

2 Oculus non vidit, Deus, absque te, quæ praeparasti expectantibus te. (Is., LXIV, 4.)

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j’en ai reçu moi-même le pouvoir de mon Père, et je lui donnerai l’étoile du matin 1.

Non content encore d’avoir exprimé ainsi « ce dont il s’agit », il dit aussitôt : Celui qui aura vaincu sera vêtu de vêtements blancs, et je n’effacerai pas son nom du Livre de Vie et je confesserai son nom devant mon Père 2.

Mais comme tout cela ne suffit pas encore à expliquer « ce dont il s’agit », il accumule de nouvelles expressions, d’une grandeur et d’une majesté inexprimables : Celui qui vaincra, je ferai de lui une colonne dans le temple de mon Dieu, et il ne sortira plus dehors. Et j’écrirai sur lui le nom de mon Dieu et le nom de la cité nouvelle, de Jérusalem, qui est la cité de mon Dieu, qui descend du ciel, et mon nom nouveau 3.

Voici enfin la septième explication de « ce dont il s’agit ». Celui qui vaincra, je le ferai asseoir sur mon trône avec moi, comme, après avoir vaincu, je me suis moi-même assis avec, mon Père sur son trône. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende 4.

Telles sont les paroles du Fils de Dieu pour nous faire comprendre « ce dont il s’agit », paroles qui s’y appliquent exactement et qui cependant ne l’expliquent point, parce que les choses immenses ont cela de propre que les ternies les plus excellents, les plus nobles, les plus grandioses, s’y appliquent avec exactitude, mais ne peuvent les expliquer, soit qu’on les prenne séparément, soit qu’on les réunisse.

1 Qui vicerit et custodierit asque in finem opera mea, dabo illi potestatem super gentes, et regel eas in virga ferrea, et tamquam vas figuli confringentur, sicut et ego accepi a Paire meo, et labo illi stellam matutinam. (Apoc., II, 26-28.)

2 Qui vicerit ; sic vestietur vestimentis albis, et non delebo nomen ejus de Libro vitro, et con fitebor nomen ejus coram Paire meo. (Ibid., iii, 5.)

3 Qui vicerit, faciam ilium columnam in templo Dei mei et foras non egredietur amplius ; et scribam super euro nomen Dei mei et nomen civitatis Dei mei, nova' Jerusalem, qua' descendit de cielo a Deo meo, et nomen meum novum. (Ibid., 12.)

4 Qui vicerit, dabo el sedero mecum in Chrono meo ; sicut et ego vici, et sedi cum Paire meo in Chrono ejus. (Ibid., 21.)

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Voyons à présent ce que David pourra nous dire à ce sujet. Qu’elle est grande, dit-il dans un Psaume, la multitude de vos douceurs, ô mon Dieu, que vous avez cachées pour ceux qui vous craignent 1 ! Ailleurs il appelle « cette chose » des torrents de délices. Vous les abreuverez, dit-il, au torrent de vos voluptés 2. Et trouvant toujours l’expression insuffisante, il l’appelle en un autre endroit (Ps. xx) la prévenance des bénédictions de la douceur de Dieu 3.

Il reste donc qu’aucun terme ne correspond parfaitement à ce dont l’âme nous parle ici et qui n’est autre que la félicité à laquelle Dieu l’a prédestinée. Contentons-nous de l’expression « ce que », dont elle se sert, et expliquons le vers qui nous occupe.

« Ce que déjà tu me donnas », — c’est-à-dire ce poids de gloire auquel tu me prédestinas, ô mon Époux, au jour de ton éternité, quand tu daignas te déterminer à me créer, — tu me le donneras « sans aucun retard » au jour de mon alliance avec toi, en ce jour de mes noces et de la joie de mon cœur, lorsque, me détachant des liens de la chair, tu m’introduiras dans les sublimes cavernes de ta chambre nuptiale et nie transformeras glorieusement en toi, afin que nous buvions ensemble le suc de tes grenades pleines de suavité.

Cependant, afin de ne point passer le sujet entièrement sous silence, rappelons ce que le Christ, dans l’Apocalypse, en a dit sous diverses figures, images et comparaisons, revenant jusqu’à sept fois sur ce qu’il est impossible de rendre par une seule expression et en une seule fois. Et encore il se trouve qu’après y être revenu tant de fois, tout reste encore à dire.

Le Christ dit donc : Au vainqueur, je donnerai à manger

1 Quam magna multitudo dulcedinis tua, Domine, quam abscondisti timentibus te ! (Ps. xxx, 20.)

2 Torrente voluplatis tuoe potabis eos. (Ps. xxxv, 9.)

3 Prevenisti eum in benedictionibus dulcedinis. (Ps. xx, 4.)

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le fruit de l’arbre de vie, qui est au milieu du Paradis de mon Dieu 1.

Mais comme cette figure n’explique pas entièrement ce dont il s’agit, il en ajoute aussitôt une autre : Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de vie 2. Cette image restant insuffisante, il en donne une troisième plus obscure, mais d’un sens plus étendu : Au vainqueur je donnerai la manne cachée, et je lui donnerai une pierre blanche 3, et sur cette pierre sera inscrit un nom nouveau, que personne ne connaît sinon celui qui l’écrit 4.

REMARQUE SUR LA STROPHE SUIVANTE.

Comme l’âme élevée à l’état du mariage spirituel ne laisse pas que d’entrevoir « ce dont il s’agit », parce que sa transformation en Dieu lui en donne une certaine connaissance expérimentale, elle tient à nous faire pressentir ce dont elle a en elle-même des avant-goûts et des gages. En effet, comme le dit le prophète Job (ch. iv), Qui pourra retenir la parole qu’il a conçue 5 et s’abstenir de la proférer ? Cette âme cherche donc, dans la Strophe qui va suivre, à nous découvrir quelque peu la fruition que doit lui procurer la vision béatifique. Elle nous dit, autant que faire se peut, ce que sera cette fruition et comment on la percevra.

1 Vincenti dabo edere de ligna vites qui est in Paradiso Dei mei. (Apoc., 11, 7.)

2 Esto fidelis usque ad mortero et dabo tibi coronam vitre. (Ibid., 10.)

3 Le manuscrit de Jaën porte ici cette note : Calculo es una piedra preciosa, encendida como el ascua.

4 Vincenti dabo mantra absconditum, et dabo ill ! calculum candidum, et in calculo nomen novum scriptum, quod nemo scit, nisi qui accipit. (Ibid., 17.) En disant : Que personne ne connaît, sinon celui qui l’écrit », nous reproduisons la traduction de saint Jean de la Croix : Que ninguno le Save sino e ! que le escrlve. Mais la Vulgate porte : Quod nemo scit nisi qui accipit — que personne ne connaît sinon celui qui le reçoit.

5 Conceptum sermonem tenere quis poterit? (Job, iv, 2.)


STROPHE XXXIX

Voici le souffle de la brise,

Le chant si doux de philomèle,

Le bois avec ses agréments,

Au milieu de la nuit sereine,

Quand la flamme consume et ne fait pas de peine.

EXPLICATION.

Dans cette Strophe, I'âme expose et explique ce que l’Époux lui donnera dans la transformation béatifique. Elle se sert pour cela de cinq comparaisons différentes. La première est la spiration de l’Esprit-Saint, allant de Dieu à l’âme et de l’âme à Dieu. La seconde est la jubilation vers Dieu dans la fruition de Dieu. La troisième est la connaissance des créatures et des lois qui les régissent. La quatrième est la contemplation claire et manifeste de l’Essence divine. La cinquième est la transformation totale en l’immense amour de Dieu. Elle dit donc ce vers :

Voici le souffle de la brise.

Ce « souffle de la brise » est une puissance que Dieu, nous assure-t-elle, lui donnera par la communication de l’Esprit-Saint. Au moyen de cette spiration divine, l’Esprit-Saint élève l’âme à une hauteur sublime, l’informe et la rend capable de produire en Dieu la même spiration d’amour que le Père produit dans le Fils, et le Fils dans le Père, spiration qui n’est autre que l’Esprit-Saint lui-même. Dans cette transformation, ce divin Esprit aspire l’âme dans le Père et dans le Fils, afin de se l’unir. En effet, si l’âme ne se transformait aux trois Personnes de la très sainte Trinité d’une manière évidente et manifeste, sa transformation ne serait ni réelle ni totale.

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Cette spiration de l’Esprit-Saint dans l’âme, par laquelle Dieu la transforme en soi, produit en elle des délices si sublimes, si exquises et si profondes, qu’il n’est pas de langue humaine capable de les décrire, ni d’entendement humain capable comme tel d’en percevoir quelque chose. Oui, de la communication qui a lieu entre Dieu et l’âme dans cette transformation d’ici-bas, il est impossible de parler. En effet, l’âme unie à Dieu et transformée en lui aspire Dieu en Dieu même. C’est la même spiration divine par laquelle Dieu aspire en lui-même cette âme transformée en lui.

Dans cette transformation — je parle toujours de celle qui a lieu en cette vie, — la spiration, qui passe de Dieu à l’âme et de l’âme à Dieu, s’échange très fréquemment, et avec d’exquises délices d’amour pour l’âme, bien que ce ne soit pas avec la clarté et l’évidence réservée à l’autre vie. C’est ici, je pense, ce que saint Paul avait en vue lorsqu’il disait (Gal., iv) : Parce que vous êtes enfants de Dieu, il a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie vers le Père 1. Ce qui se vérifie dans les bienheureux en l’autre vie et dans les âmes parfaites en celle-ci, de la manière que nous avons dit.

Que l’âme devienne capable d’une opération aussi sublime que celle qui consiste à spirer en Dieu, comme Dieu spire en elle, par voie de participation, nous ne devons pas le regarder comme impossible. Étant donné que Dieu a daigné l’unir à la Trinité sainte — union qui la rend déiforme et Dieu par participation, — qu’y a-t-il d’incroyable à ce qu’elle opère, elle aussi, son œuvre d’intelligence, de connaissance et d’amour, ou pour mieux dire, que la trouvant réalisée dans la Trinité, elle l’opère conjointement avec cette sainte Trinité ? Ceci a lieu par communication

1 Quoniam autem estis filii Dei, misit Deus Spiritum Filii sui in corda vestra clamantem : Abba, Pater. (Gal. iv, 6.)

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et participation, et c’est Dieu qui l’opère dans l’âme. C’est précisément en cela que consiste la transformation aux trois divines Personnes, Puissance, Sagesse et Amour. En cela l’âme est semblable à Dieu, et c’est pour l’amener là qu’il l’a créée à son image et à sa ressemblance. De quelle manière cela se fait-il ? C’est ce qu’il est impossible de comprendre et de dire. Tout ce que nous en savons, c’est que le Fils de Dieu nous a acquis, nous a mérité ce sublime honneur de pouvoir être enfants de Dieu, ainsi que saint Jean nous le déclare (ch. i). Lui-même en a fait la demande à son Père, lorsqu’il a dit en saint Jean (ch. xviI) : Père, je veux que là où je suis, ceux que vous m’avez donnés soient avec moi, afin qu’ils voient la gloire que vous m’avez donnée 1. C’est-à-dire, qu’ils accomplissent en nous par participation l’œuvre que j’accomplis par nature, à savoir la spiration de l’Esprit-Saint.

Il dit aussi : Je ne prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin qu’ils soient tous un, comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous. Qu’ils soient de même un en nous, et qu’ainsi le monde croie que vous m’avez envoyé. Pour moi, je leur ai donné la gloire que vous m’avez donnée, afin qu’ils soient un comme vous sommes un. Je suis en eux et vous en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité, et que le monde connaisse que vous m’avez envoyé et que vous les avez aimés comme vous m’avez aimé 2. C’est-à-dire, que vous leur avez communiqué le même amour qu’à votre Fils, non par droit de nature, mais par union et transformation d’amour. Le Fils de Dieu ne demande pas non plus que les saints

1 Pater, quos dedisti mihi, vola ut ubi sum ego, et illi sunt mecum, ut videant claritatem meara, quam dedisti mihi. (Joan., xvii, 24.)

2 Non pro eos auteur rogo tantum, sed et pro eis, qui credituri surit per verbum eorum in me, ut cintres unum sint, sicut tu, Pater, in me, et ego in te, ut et ipsi in nobis unum sunt, ut crear rnundus quia tu me misisti. Et ego claritatem, quenr dedisti mihi, dedi eis, ut sint unum sicut et nos unum sumus, et cognoscat inundas quia tu me misisti et dilexisti eos sicut et me dilexisti. (Joan., 20-23.)

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soient un par essence et par nature, comme le Père et le Fils, mais qu’ils soient un par union d’amour, comme le Père et le Fils sont un en unité d’amour.

D’où il suit que les âmes possèdent par participation les mêmes biens que le Fils possède par nature, ce qui les rend véritablement des dieux par participation, les égaux et les associés de Dieu. Ce qui a fait dire à saint Pierre (II, 1) : Que la grâce et la paix abondent en vous, par la connaissance de Dieu et de Jésus-Christ Notre-Seigneur ! Tout ce qui appartient à sa divine puissance par rapport à la vie et à la piété. nous a été donné par la connaissance de Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et sa propre vertu, et par qui il a accompli les grandes et précieuses promesses, afin que par elles nous devinssions participants de la nature divine 1.

Ces paroles de saint Pierre donnent clairement à entendre que l’âme entrera en participation de Dieu même, c’est-à-dire qu’elle accomplira conjointement avec Dieu, par suite de son union substantielle avec lui, l’œuvre accomplie par la très sainte Trinité. Cette union, il est vrai, ne se réalise parfaitement que dans l’autre vie. Cependant, l’âme, parvenue à l’état de perfection que nous avons décrit, en savoure dès ici-bas des avant-goûts si délicieux que, redisons-le encore, c’est chose impossible à décrire.

O âmes créées pour ces merveilles, âmes appelées à les voir se réaliser en vous ! que faites-vous ? à quoi vous amusez-vous ? Vos ambitions ne sont que bassesse et vos possessions que misère. Oh ! déplorable cécité de vos yeux spirituels ! Vous êtes aveugles en présence d’une si vive lumière et sourdes à des appels si puissants. Ne voyez-vous pas qu’en poursuivant la grandeur et la gloire ter -

1 Gratia vohis el pax adimpleatur in cognition Dei et Christi Jesu Domini nostri. Quomodo ornnia nobis divin virtutis suce goce ad vitam et pietatem donata sunt per cognitionem ejus qui vocavit nos proprio gloria et virtute, per quern maxima el preciosa nobis promissa donavit, ut per ha'c efciamini divinceconsortes naturae. (II Petr., i, 2-4.)

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restres, vous restez plongées dans l’indigence, vous demeurez vides de si grands biens, vous les ignorez même et vous vous en rendez indignes ?

Voici la seconde comparaison dont l’âme se sert :

Le chant si doux de philomèle,

Le « souffle de la brise » apporte à l’âme la douce voix de son Bien-Aimé, et elle y répond par une délicieuse jubilation. C’est cette double mélodie qu’elle nomme « le chant de philomèle ». Philomèle est le nom du rossignol. Cet oiseau fait entendre ses accents au printemps, alors que les frimas, les pluies, les variations atmosphériques de l’hiver ont pris fin ; ils charment l’oreille et délassent l’esprit. De même, dans cette actuelle communication, dans cette transformation d’amour, accordées à l’âme en cette vie lorsqu’elle se trouve affranchie de toutes les perturbations, de toutes les vicissitudes temporelles, qu’elle est délivrée, purifiée des imperfections, des peines, des obscurités tant sensitives que spirituelles, elle jouit comme d’un nouveau printemps, où tout est liberté, dilatation, joie de l’esprit, où elle perçoit la douce voix de l’Époux, de sa très suave philomèle. Et cette voix opère dans le plus intime de sa substance un effet de rénovation et de rafraîchissement.

Parfaitement disposée maintenant à cheminer vers la vie éternelle, l’âme se sent appelée avec une douceur ravissante par cette voie chérie de l’Époux, qui lui adresse ces paroles : Lève-toi, hâte-toi, ma bien-aimée, ma colombe, mon unique beauté, et viens ; car l’hiver est passé, la pluie a disparu. Les fleurs se sont montrées sur notre terre. Le temps de tailler la vigne est arrivé, la voix de la tourterelle s’est fait entendre sur notre terre 1.

1 Surge, propera, arnica mea, jormosa mea, et veni ; jmn enim hiems lransüb imber abiit et recessit. Flores apparuerunt in terra nostra; tempus putationis advenit, vox turturis audita est in terra nostra. (Cant., II, 10.)

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À ces accents de l’Époux qui retentissent au fond de son âme, l’Épouse pressent la fin de tous ses maux et le commencement de tous les biens. Pénétrée de douceur, de sécurité, de délices, elle aussi, comme une douce philomèle, fait retentir sa voix. Elle entame, conjointement avec son Dieu qui l’y invite, un chant nouveau tout de jubilation. S’il lui fait entendre sa voix, c’est pour qu’elle se joigne à lui, dans le chant qu’il fait monter vers Dieu. L’Époux, en effet, désire vivement entendre cette âme adresser à Dieu la voix de sa jubilation spirituelle, et lui-même l’y invite dans les Cantiques, en disant : Lève-toi, hâte-toi, mon amie, ma colombe, viens dans les trous de la pierre, dans la caverne du mur d’enclos. Montre-moi ton visage, que ta voix résonne à mes oreilles 1.

Les oreilles divines signifient ici le désir qu’a le Seigneur d’entendre l’âme faire monter vers lui les accents d’une jubilation parfaite. Mais pour que ces accents soient parfaits, l’âme demande à l’Époux qu’il lui soit permis de les faire résonner dans les cavernes de la pierre, c’est-à-dire dans la transformation aux mystères du Christ dont nous avons parlé. Comme, dans cette union, l’âme fait retentir conjointement avec Dieu même son chant de jubilation et de louange, ainsi que nous l’avons dit de l’amour, sa louange est très parfaite et très agréable à Dieu. En effet, une fois arrivée à cet état de perfection, l’âme produit des œuvres d’une perfection achevée. Son chant de jubilation est donc plein de suavité et pour Dieu et pour elle. De là vient que l’Époux lui dit : Ta voix est pleine de douceur 2, non seulement pour toi, mais pour moi, parce que, ne faisant qu’un avec moi, tu fais retentir pour moi et avec moi ta voix de douce philomèle.

1 Surge, pro pera, arnica mea, columba mea, in foramin¡bus peine, in caverna .maceriœ. Ostende mihi faciem tuam, sont vox tua in auribus rneis.(Cant., ii, 14.)

2 Vox enfin tua dulcis. (Ibid.)

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Tel est le chant de l’âme dans la transformation expérimentée ici-bas. Il a une suavité qui surpasse tout ce qu’on en peut dire. Cependant, comme il n’est pas aussi parfait que le cantique nouveau de la vie glorieuse, l’âme, qui savoure dans la sublimité de ce chant un avant-goût de celui de la gloire, beaucoup plus sublime sans comparaison, élève ses pensées jusqu’à la vie glorieuse et nous dit que « cette chose » qui lui sera donnée sera le chant de la douce philomèle. Elle continue :

Le bois avec ses agréments

C’est là, au dire de l’Épouse, le troisième don que l’Époux doit lui faire. Par « le bois », qui renferme une si grande variété de plantes et d’animaux, elle entend ici le Dieu qui donne l’existence à tous les êtres, leur faisant trouver en lui leur principe et leur vie. Ainsi cette figure représente Dieu se montrant à l’âme et se donnant à connaître à elle en tant que Créateur.

« Les agréments du bois » que l’âme demande également ici à l’Époux pour la vie future, c’est la connaissance des charmes, de la sagesse, de la beauté que chacune des créatures, soit terrestres, soit célestes, tient de Dieu, la connaissance de l’harmonie naissant de l’ordre si parfait et si sage, des relations si gracieuses et si amicales, qui unissent soit les créatures inférieures entre elles, soit les supérieures avec les inférieures : merveilles qui sont pour l’âme la source d’un charme et d’un bonheur très vifs. Voici le quatrième don.

Au milieu de la nuit sereine,

Cette nuit est la contemplation dans laquelle l’âme aspire à voir les merveilles qu’elle vient de dire. Elle l’appelle une « nuit. », parce que la contemplation est obscure. Pour ce motif, on la nomme aussi théologie mystique, c’est -

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à-dire connaissance de Dieu secrète et cachée, par laquelle, sans bruit de paroles, sans le secours des sens corporels ou spirituels, en repos et quiétude, en dehors de tout ce qui tient à la nature et aux sens, Dieu enseigne l’âme d’une manière mystérieuse, par un mode qui reste inconnu à l’âme elle-même. C’est là ce que certains spirituels appellent entendre en n’entendant pas. Cette opération, en effet, n’a pas lieu dans l’entendement que les philosophes appellent entendement actif, lequel s’exerce sur les images et les représentations imaginatives, ou sur les perceptions des facultés corporelles, mais sur l’entendement qu’on appelle entendement possible et passif, qui, sans recevoir ni formes ni images, perçoit passivement des connaissances substantielles dépourvues d’images, sans aucun travail ni effort actif.

C’est pour cette raison que l’âme appelle « nuit » cette contemplation par laquelle il lui est donné, moyennant la transformation qui s’est opérée en elle, de connaître ici-bas la sublimité, « le charme » de ce divin « bois ». Cependant, si élevées que soient les connaissances reçues dans cette contemplation, ce n’est qu’une « nuit » obscure comparée à la contemplation béatifique que l’âme sollicite. Aussi, en demandant la contemplation sans voiles, spécifie-t-elle son désir que la jouissance du « bois et de ses agréments » ait lieu « au milieu de la nuit devenue sereine », c’est-à-dire dans la contemplation béatifique. En un mot, elle demande que la contemplation obscure d’ici-bas se change en la contemplation claire et sereine de la Divinité, dans la vie future.

Ainsi, par « la nuit sereine », l’âme entend la vision de Dieu à découvert et sans voiles. C’est de cette nuit de la contemplation céleste que David disait (Ps. cxxxviii) : La nuit sereine est mon illumination au milieu de mes délices 1.

1 Et nox illuminatio mea in deliciis meis. (Ps. cxxxviii, 11.)

433

Comme s’il disait : Quand je jouirai des délices de la vision essentielle de Dieu, la nuit de la contemplation sera devenue le plein jour et la lumière de mon entendement. Voyons la cinquième comparaison.

Quand la flamme consume et ne fait pas de peine.

Par la « flamme » elle entend l’amour dont l’Esprit-Saint est le principe. « Consumer » signifie ici donner la dernière perfection. Ainsi, en disant que le Bien-Aimé lui fera tous les dons énumérés dans cette Strophe et qu’elle les possédera en amour parfait, consommé, l’âme veut dire que tous ces dons seront absorbés dans l’amour parfait, qui ne cause plus de souffrance, et qu’elle-même sera absorbée dans cet amour. Par là, elle veut faire entendre l’entière perfection d’un tel amour 1.

Pour être parfait, l’amour doit avoir deux propriétés : il faut qu’il consomme l’âme et la transforme en Dieu 2, il faut aussi que l’embrasement et la` transformation qu’il opère dans l’âme soient exempts de souffrance. Or ceci ne peut exister que dans l’état béatifique, où le feu d’amour est infiniment suave, parce que la transformation qu’il opère ne rencontre des deux côtés que conformité et jouissance béatifiante, en sorte que les vicissitudes d’intensité, qui se produisaient avant que l’âme fût devenue capable de cet amour parfait, ne viennent plus la faire souffrir. Cette âme, arrivée à l’amour parfait, est devenue toute

1 “Ce paragraphe est (dans le texte espagnol) incomplet et mal établi. La véhémence de l’inspiration, plus attentive à l’idée qu’à la grammaire, a été cause chez saint Jean de la Croix de cette incorrection et de quelques autres, bien pardonnables dans les sublimes conceptions d’un si divin Cantique. (Note de M. Martinez Burgos.)

2 M. Martinez Burgos fait observer ici que dans ce membre de phrase : que (el amor) consume y transforme, consume peut venir soit du verbe consumar (consommer), soit du verbe consumir (consumer). I1 ne convient pas, dit — il, d’employer l’un pour l’autre, puisque le Saint, dans son commentaire, rejette positivement le mot consumir (consumer), dont le sens ne s’accorde pas avec l’état béatifique.

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conforme à Dieu en suavité d’amour. Aussi, bien qu’au témoignage de Moïse, Dieu soit un feu consumant 1, il ne l’est plus pour elle : c’est maintenant un feu consommateur et rénovateur.

La transformation de la gloire est bien différente de celle que l’âme expérimentait dans cette vie. Cette transformation, il est vrai, était déjà très parfaite et l’œuvre d’un amour consommant, mais l’œuvre était quelque peu consumante et destructive, à la manière du feu lorsqu’il embrase le charbon. Bien que le charbon soit transformé, rendu conforme au feu, et que la fumée qui se produisait avant la transformation ne paraisse plus, cependant le feu, en embrasant le charbon, le consumait et le réduisait en cendres. C’est ainsi qu’a lieu ici-bas la transformation d’amour parfait. L’âme, si conforme qu’elle soit au feu divin, souffre et endure un certain détriment. D’abord le besoin de la transformation béatifique se fait sentir à l’esprit ; ensuite le sens, faible et corruptible, est nécessairement accablé par la véhémence et l’élévation d’un tel amour. Par le fait, tout ce qui est de soi-même excellent est une cause de souffrance et d’affaiblissement pour notre infirme nature, ainsi qu’il est écrit : Le corps qui se corrompt appesantit l’âme 2. Au contraire, il n’y aura plus pour l’âme, dans la vision béatifique, ni détriment ni peine, et cependant la connaissance sera très profonde et l’amour immense. Dieu rendra l’âme capable de cette connaissance et forte pour porter un tel amour ; l’entendement sera embrasé par la Sagesse de Dieu et la volonté par son Amour.

L’Épouse, dans les Strophes précédentes et dans celle que nous expliquons maintenant, a demandé des communications et des connaissances divines d’une immense

1 Deut., iv, 24.

2 Corpus qui corrumpilar aggravat animam. (Sap., ix, 15.)

435

étendue. Pour aimer d’un amour qui leur soit proportionné., elle a besoin d’un amour très fort et très sublime. Elle demande maintenant que toutes ces communications et ces connaissances soient reçues en amour puissant, parfait et consommé.

STROPHE XL

Nul ici ne jetait les yeux,

Aminadab ne paraissait.

Le siège enfin avait cessé,

Et voici que les cavaliers,

Lorsqu’ils voyaient les eaux, maintenant descendaient.

EXPLICATION ET REMARQUE.

L’Épouse se rend compte que l’appétit de sa volonté est dégagé de tout et lié à son Dieu par un amour très étroit : sa partie sensitive, avec ses facultés, ses puissances, ses appétits, est conforme à l’esprit ; les rébellions ont prix fin. Le démon, à la suite de combats variés et d’une lutte spirituelle de longue durée, est vaincu et tenu à distance. L’âme est unie à Dieu et transformée en lui, dans une abondance de richesses et de dons spirituels. L’Épouse a donc les dispositions et les forces voulues, appuyée qu’elle est sur son Époux, pour monter, par le désert de la mort, inondée de délices, jusqu’au trône glorieux de ce même Époux.

Dans le désir donc que l’Époux termine cette affaire, elle lui représente dans cette dernière Strophe tout ce qui peut le décider à en venir là. Dans ce but, elle expose cinq raisons. La première, qu’elle est maintenant détachée, séparée de tout le créé ; la seconde, que le démon est vaincu et mis en fuite ; la troisième, que ses passions sont assujetties et ses appétits naturels mortifiés ; la quatrième et

436

la cinquième, que sa partie sensitive ou inférieure est réformée, purifiée, rendue conforme à sa partie spirituelle, en sorte qu’elle ne mettra plus obstacle à la réception des biens spirituels, qu’elle s’y adaptera au contraire, puisque déjà elle participe, selon sa capacité, à ceux qui lui ont été départis. L’âme dit donc :

Nul ici ne jetait les yeux.

Comme si elle disait : Je me trouve dans un tel état de dépouillement, de détachement, de solitude, de séparation de toutes les créatures, soit supérieures, soit inférieures, je me sens retirée au-dedans avec toi dans un recueillement intérieur si profond, qu’aucune créature ne perçoit les intimes délices que je possède en toi. Autrement dit, aucune ne fait naître en moi le sentiment du plaisir par ses charmes, aucune ne me moleste par sa bassesse ou son indigence. Je me trouve à une telle distance de toutes choses, et je suis plongée en toi dans une jouissance si profonde, qu’aucune créature n’en a la vue. De plus,

Aminadab ne paraissait.

Aminadab, dans la sainte Écriture, signifie au sens spirituel le démon, cet adversaire de l’âme, qui l’assaillait et la troublait sans cesse par les innombrables décharges de ses projectiles, en vue de lui interdire l’entrée de la citadelle du recueillement intime, en la compagnie de l’Époux. Maintenant qu’elle s’y trouve renfermée, elle y est en sûreté si parfaite, et, grâce aux vertus qu’elle possède, comme aussi par la puissance de l’embrassement divin, elle se sent si forte et si victorieuse, que le démon non seulement n’ose l’approcher, mais s’enfuit au loin, saisi d’effroi, et n’a même pas la hardiesse de se montrer.

L’âme l’a tellement surmonté et mis en déroute, par la pratique des vertus et l’état de perfection auquel elle est parvenue, qu’il ne paraît plus devant elle. Il est donc vrai qu’Aminadab n’ose paraître et qu’il n’a plus aucun droit de s’opposer au bonheur qu’elle ambitionne.

Le siège enfin avait cessé.

Par le « siège » l’âme entend l’ensemble de ses passions et de ses appétits naturels, qui, aussi longtemps qu’ils ne sont pas vaincus et amortis, l’environnent et l’assaillent tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. En disant que le « siège » n’existe plus, elle veut dire que ses passions sont assujetties à la raison et que ses appétits sont mortifiés. Elle représente à l’Époux que le « siège » des passions n’étant plus là pour faire obstacle, il est raisonnable de lui accorder les faveurs qu’elle sollicite. De fait, tant que les quatre passions ne sont pas réglées selon Dieu et que les appétits ne sont ni purifiés ni mortifiés, l’âme est incapable de voir Dieu. Elle continue :

Et voici que les cavaliers,

Lorsqu’ils voyaient les eaux, maintenant descendaient.

Par ces « eaux », l’âme désigne les richesses et les délices spirituelles dont elle jouit clans son intérieur avec Dieu.

« Par les cavaliers », elle entend les sens corporels de sa partie sensitive, tant extérieurs qu’intérieurs, parce que ces sens sont en quelque sorte liés aux fantômes et aux figures des objets qu’ils perçoivent. Elle nous dit que ces

« cavaliers descendent lorsqu’ils voient les eaux », parce que dans l’état du mariage spirituel la partie sensitive ou inférieure de l’âme est tellement purifiée, qu’elle semble en quelque façon spiritualisée, de sorte que les facultés

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sensitives et les forces naturelles participent aux merveilles toutes spirituelles que Dieu communique intérieurement à l’âme, et qu’elles en jouissent à leur manière, suivant cette parole de David : Mon cœur et ma chair se sont réjouis dans le Dieu vivant 1.

I1 est à remarquer que l’Épouse ne dit pas ici que les « cavaliers » descendaient pour s’abreuver aux eaux, mais descendaient « à la vue des eaux ». C’est que la partie sensitive et ses facultés ne sont pas capables de goûter essentiellement les biens spirituels, ni en cette vie ni en l’autre. Elles en reçoivent seulement par redondance un certain plaisir et une certaine jouissance sensibles. Par cette jouissance, les sens et les facultés corporelles se sentent attirés au recueillement intérieur, dans lequel l’âme s’abreuve aux eaux des biens spirituels. C’est là descendre en voyant les eaux plutôt que s’y abreuver et les goûter essentiellement. L’âme dit aussi qu’ils « descendent », et non qu’ils s’avancent ou toute autre chose, pour donner à entendre que dans cette communication de la partie spirituelle à la partie inférieure, alors que la première s’abreuve aux eaux spirituelles, les facultés sensitives abandonnent leurs opérations naturelles pour s’enfoncer dans le recueillement de l’esprit.

L’Épouse présente donc à son Bien-Aimé, le Fils de Dieu, toutes ces dispositions parfaites, dans le désir de se voir transférer par lui du mariage spirituel auquel il a bien voulu l’élever ici-bas au sein de l’Église militante, jusqu’aux noces glorieuses de l’Église triomphante. Qu’il daigne y conduire tous ceux qui invoquent son nom, le très doux Jésus, Époux des âmes fidèles ! À lui soient honneur et gloire, avec le Père et l’Esprit-Saint, in scecula sceculorum. Amen.

1 Cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum. (Ps. Lxxxiii, 3.)

APPENDICES

APPENDICE III. Précis chronologique de la vie de saint Jean de la Croix

1542

Naissance de saint Jean de la Croix à Fontiveros.

1544

Mort de Gonzalo de Yepès et de son fils Luis.

1546

Jean tombe dans un étang et la très sainte Vierge lui apparaît.

1548

Catherine Alvarez quitte Fontiveros avec ses fils François et Jean, et va se fixer à Arevalo. Jean s’essaie sans succès à plusieurs métiers.

1550

Catherine Alvarez se transfère avec ses fils à Medina del Campo. Jean est admis dans un établissement où les enfants pauvres reçoivent une instruction élémentaire. I1 tombe dans un puits. La très sainte Vierge lui apparaît pour la seconde fois et lui conserve la vie.

1556 ou 1557

11 se voue au soin des malades dans un hôpital de Medina.

1561

Il commence à suivre comme externe les cours de grammaire au Collège de la Compagnie de Jésus ; il a pour professeur le P. Bonifacio.

1563

Le 24 février, il prend l’habit des Carmes de l’Observance au couvent de Medina et reçoit le nom de Jean de Saint-Mathias.

1564

ll fait sa profession solennelle. Il est envoyé à Salamanque, au Collège carmélitain de Saint-André, et commence à suivre les cours de l’Université.

1565 et 1566

Il poursuit ses études à Salamanque.

1567

Le 4 février le P. Rubeo, Général de l’Ordre, visite le Collège Saint-André. Il distingue Jean de Saint-Mathias et le nomme maître des étudiants. Dans l’été de cette année, Jean est ordonné prêtre. Le 8 septembre il est de retour à Medina et chante sa première messe au couvent de Sainte-Anne. Durant la célébration du Saint Sacrifice, il est confirmé en grâce. Vers le même temps, il est élevé à l’union du mariage spirituel.

11 a une entrevue avec sainte Thérèse ; qui, depuis le 11 août, a entre les mains une patente du P. Rubeo, autorisant deux fondations de religieux de la première Règle. La Sainte lui propose d’embrasser la Réforme. Jean de Saint-Mathias engage sa parole, puis retourne à Salamanque faire sa quatrième année d’études universitaires. Au commencement de novembre Thérèse quitte Medina pour Alcala de Henares.

1568

La Sainte, après avoir fait la fondation de Malagon, rentre à Saint-Joseph d’Avila le 2 juin ; elle le quitte le 30 pour Medina et Albe, puis se met en route pour Valladolid, où elle arrive le 10 août, accompagnée de Jean de Saint-Mathias, et réalise une fondation de Carmélites. Jean demeure avec elle jusque vers la fin de septembre. Elle l’envoie alors à Avila prendre les conseils de François de Salcedo pour l’inauguration d’un Couvent de Carmes de la Règle primitive.

À la fin de septembre, Jean de la Croix s’établit à Durnelo et revêt la bure de la Réforme. Il reste seul jusqu’au.28 novembre. À cette date le P. Antoine de Jésus vient le rejoindre.

Le Saint Sacrement est placé dans le nouveau couvent par le Provincial Alphonse Gorizalez. Entre ses mains Jean de la Croix et Antoine de Jésus renoncent à la mitigation. Un Carme chaussé vient les rejoindre et prend le nom de Joseph du Christ. Le P. Antoine est établi Prieur, Jean de la Croix, sous-prieur et maître des novices.

1569

Jean de la Croix dresse avec ses compagnons une première ébauche de Constitutions.

En mars, sainte Thérèse visite Duruelo. Le 13 juillet, elle fonde à Pastrana le second couvent des Carmes Déchaussés.

1570

Le 11 juin, Jean de la Croix se transfère à Mancera avec la communauté de Duruelo. Il exerce à Mancera les fonctions de maître des novices. À la mi-octobre, il est nommé vicaire du couvent de Pastrana et y prend soin des novices.

Le 1 er novembre, fondation d’un Collège de Carmes Déchaussés à Acala. Jean de la Croix en est nommé recteur.

1571

Le 6 octobre, sur l’ordre du Visiteur apostolique Pierre Fernandez, sainte Thérèse prend la charge de Prieure à l’Incarnation d’Avila.

1572

Le 25 mars, Jérôme Gratien reçoit l’habit au noviciat de Pastrana. En avril, Jean de la Croix, alors recteur du Collège d’Alcala, est envoyé à Pastrana pour remédier aux imprudences du maître des novices, Ange de Saint-Gabriel. Il le démet de son office. Ange porte plainte à sainte Thérèse, qui en réfère au P. Dominique Banès. Par une lettre du 25 avril, celui-ci, tout en rendant hommage aux bonnes intentions du P. Ange, blâme sa conduite comme imprudente et répréhensible.

Au commencement de mai, sur le désir de sainte Thérèse et par ordre du Visiteur apostolique, Jean de la Croix, accompagné de Germain de Saint-Mathias, arrive à l’Incarnation d’Avila, pour remplir les fonctions de chapelain et de confesseur ordinaire. Bientôt le P. Antoine de Jésus et trois autres Carmes Déchaussés sont placés par le même Visiteur au couvent des Carmes Chaussés d’Avila, pour y remplir les principaux offices.

1573

Cette année ou l’une des suivantes, Jésus Crucifié apparaît à Jean de la Croix au-dessus du maître-autel de l’église du monastère de l’Incarnation.

1574

Le 18 mars, Jean de la Croix arrive à Ségovie avec sainte Thérèse, qui réalise en cette ville une fondation de Carmélites. Le 30 septembre, la Sainte quitte Ségovie ; elle rentre à l’Incarnation l’un des premiers jours d’octobre.

1575

Le 3 avril, le nonce Ormanetto nomme le P. Gratien Supérieur des Déchaussés de Castille et d’Andalousie, avec le titre de Provincial. Gratien donne des Constitutions aux Carmes Déchaussés.

1576

Les Mitigés obligent Jean de la Croix et son compagnon à s’éloigner de l’Incarnation et à s’enfermer à Sainte-Anne de Medina. Le Nonce Ormanetto, informé par un mémoire de la ville, les rétablit dans leurs fonctions.

1577

Dans la nuit du 3 au 4 décembre, les Mitigés se saisissent de Jean de la Croix et de son compagnon ; ils les conduisent en leur couvent d’Avila. De là Jean de la Croix est mené au couvent de Tolède, où il est emprisonné.

1578

Le 15 août, la très sainte Vierge apparaît à Jean et lui annonce sa prochaine délivrance. Peu de jours après, elle lui apparaît de nouveau et lui montre en esprit la fenêtre par laquelle il doit descendre. Une nuit, durant l’octave de l’Assomption, il parvient à s’échapper. Il passe le reste de la nuit sous le porche d’une maison du Zocodover. Le lendemain, au point du jour, il va se réfugier chez les Carmélites. Sur la demande de celles-ci, D. Pedro de Mendoza vient le prendre en carrosse et le conduit à l’hôpital de Santa Cruz, où il reste caché pendant plusieurs semaines.

Le 3 septembre, mort du P. Rubeo, Général de l’Ordre. Le P. Cafardo gouverne l’Ordre à titre de Vicaire général.

Le 9 octobre, Jean de la Croix assiste à la fâcheuse assemblée d’Almodovar.

En octobre encore, il est nommé Prieur du Calvaire. Il va visiter les Camélites de Beas et a dans leur parloir une mémorable extase. Il se rend à Ignatorafe pour y délivrer un possédé. Il travaille cette année et la suivante à la Montée du Carmel ; il compose les Précautions, peut-être les Épines de l’esprit, et les Avis spirituels.

1579

Jean de la Croix fonde le 14 juin le Collège de Baëza et en devient le recteur. Il travaille encore à la Montée du Carmel, puis à la Nuit obscure : Il compose les dernières Strophes du Cantique spirituel.

1580

Le 17 février, sainte Thérèse, se rendant à la fondation de Villeneuve de la Xara, s’arrête chez les Carmes Déchaussés de Notre-Dame du Secours, qui lui communiquent des écrits de saint Jean de la Croix.

Le 22 juin, Grégoire X I I I constitue les Déchaussés en province distincte.

1581

Au commencement de février, Jean de la Croix reçoit la lettre convocatoire du P. Jean de las Cuevas, datée du 1 er février, pour le Chapitre de séparation de la Province.

Le Chapitre s’ouvre le 3 mars. Le P. Jean de la Croix est élu second Définiteur général. Au retour du Chapitre, il écrit à sainte Thérèse, la priant d’obtenir pour lui du nouveau Provincial, Jérôme Gratien, de n’être pas confirmé recteur de Baeza. La Sainte en écrit au P. Gratien le 24 mars.

Le 14 juin, Jean de la Croix est élu Prieur de Grenade. Le 28, il préside les élections des Carmélites de Caravaca. De juillet à octobre, il est à Beas.

Le 28 novembre, en vertu d’une patente du P. Diego de la Trinité, provincial d’Andalousie, datée du 13 du même mois, il arrive à Avila et a une entrevue avec sainte Thérèse, qu’il est chargé d’emmener fonder à Grenade. Déçu dans son attente, il repart pour Beas, avec deux religieuses d’Avila que la Sainte lui a données pour la fondation de Grenade. Il s’arrête à Tolède, où il prend Béatrix de Jésus, désignée par Thérèse, et arrive à Beas le 8 décembre.

1582

Le 15 janvier, il quitte Beas en compagnie d’Anne de Jésus et des religieuses qui vont fonder à Grenade. Le 20, à trois heures du matin, ils entrent dans Grenade. La fondation se fait ce même jour.

En octobre, Anne de Jésus communique à saint Jean de la Croix l’avertissement surnaturel qu’elle a reçu de la mort de sainte Thérèse, arrivée le 4 de ce mois :

1583

Jean de la Croix achève la composition de la Montée du Carmel et de la Nuit obscure. I1 est confirmé pour deux années encore dans la charge de Prieur au couvent de Grenade.

1584

Il est frappé de la peste et guérit par l’application d’une relique de sainte Thérèse.

Dans cette année de famine, Dieu multiplie les vivres entre ses mains.

Cette même année, il compose le Cantique spirituel, qu’il offre à la mère Anne de Jésus, et la Vive Flamme d’amour, qu’il offre à Anne de Peñalosa. Il récrit à nouveau la Nuit obscure.

En décembre, il est nommé par le P. Gratien Vicaire provincial d’Andalousie.

1585

I1 conduit de Grenade à Malaga des Carmélites fondatrices ; il guérit en chemin l’une d’elles gravement blessée par une chute.

Il installe ces religieuses à Malaga le 17 février.

À Guadalcazar, le 24 mars, il est attaqué d’un mal violent et se voit obligé de recourir aux soins d’un médecin. On découvre une chaîne de fer qu’il portait enfoncée dans la chair ; on l’extrait au prix de vives douleurs.

En mai, il se rend à Lisbonne et prend part au Chapitre qui se tient le 11. Le P. Nicolas Doria est élu second Provincial de la Réforme, Jean de la Croix, second Définiteur.

Au commencement d’octobre, le Chapitre interrompu reprend à Pastrana. On divise la Province. Jean de la Croix est confirmé Vicaire Provincial d’Andalousie et cesse d’être Prieur du couvent de Grenade, où il continue toutefois à résider. Le 9, M. de Brétigny se présente devant le Chapitre et lui demande d’autoriser la fondation en France de monastères de Carmélites Déchaussées. Le Chapitre accorde l’autorisation ; saint Jean de la Croix est au nombre des signataires.

En novembre, il s’occupe du remaniement de son Cantique spirituel. Il porte aux Carmélites de Grenade les fasçicules de ce travail et se sert de leur collaboration pour le mener à bien :

1586

Au début de l’année, il envoie à la prieure de Caravaca le manuscrit du second Cantique, en priant qu’on lui en fasse une copie.

À la mi-février, il se rend à la Peñuela.

Le 18 avril il prend part au Chapitre général de Valladolid. Le 3 mai il fonde, par l’intermédiaire du P. Grégoire de Naziance, un couvent de Carmes Déchaussés à Ségovie. Pendant ce temps il fait la visite canonique chez les Carmélites de Caravaca ; durant sa messe, il a une extase à la vue des religieuses.

Le 18 mai, il fonde un couvent de Carmes Déchaussés à Cordoue.

En juin il est à Séville, s’occupant de la translation des Carmélites de cette ville. Il écrit à la Prieure de Caravaca, pour lui redemander le manuscrit du Cantique spirituel qu’il lui a prêté. Le 24 il fonde à Ecija un couvent de Carmes Déchaussés.

Appelé à Madrid par le P. Doria, il tombe malade à Tolède et rebrousse chemin vers Grenade. Il reçoit ordre de conduire à Madrid pour une fondation Anne de Jésus et un groupe de religieuses.

Près de Cordoue, il s’arrête dans un bois et y est surpris élevé de terre, en extase.

Au commencement de juillet, il s’éloigne de Grenade avec Anne de Jésus et deux religieuses, pour la fondation de Madrid. Mais tandis que les Carmélites s’arrêtent à Malagon pour y prendre deux autres religieuses, il les devance, et le 4 septembre il signe à Madrid les actes d’une assemblée des Définiteurs. 11 rejoint ensuite les fondatrices à Tolède, où elles prenaient un peu de repos. Il repart avec elles, et le 6 on est à Illescas. Jean de la Croix célèbre la messe dans ce sanctuaire et communie les religieuses. Le 7, on arrive à Madrid. Le 9, la fondation est réalisée.

Il se rend ensuite à Mancha Real et y fonde un couvent de Carmes Déchaussés. En chemin il guérit un frère convers qui s’est cassé la jambe.

Vers la fin de novembre, il va préparer une fondation de Carmes Déchaussés à Bujalance. De là il envoie le P. Diego de la Conception fonder à Caravaca. Le 18 il annonce aux Carmélites de Beas qu’il ira les voir. Le 28, il préside les élections des Carmélites de Grenade.

En décembre, il se rend à Madrid, mandé par le P. Doria.

1587

En mars il est encore à Madrid ; il quitte cette ville pour aller présider les élections des Carmélites de Caravaca. De là il se rend à Valladolid. Le 17 mars il prend part, en cette ville, à une assemblée de Définiteurs.

Le 17 avril, il assiste au Chapitre général. Le 19, il achève son office de Vicaire Provincial d’Andalousie, il est élu pour la troisième fois Prieur du couvent de Grenade. Le P. Augustin des Rois le remplace comme Vicaire Provincial d’Andalousie.

À Grenade, Jean de la Croix a une extase, pendant laquelle on prend son portrait.

Le 17 juin, il assiste à Madrid à un chapitre général.

Le 24 juin, il fonde un couvent de Carmes Déchaussés à Bujalance.

Le 10 juillet, Sixte V érige la Province des Carmes Déchaussés en Congrégation.

1588

En janvier, Jean de la Croix fonde un çouvent de Carmes Déchaussés à Molina. Entre Baëna et Jaën, il passe miraculeusement une rivière et réconcilie avec Dieu un apostat mourant.

Le 8 février, il est de retour à Grenade.

Le 19 juin, il assiste à Madrid à un Chapitre général, dans lequel la Réforme est divisée en provinces. Le P. Nicolas Doria est élu Vicaire général, avec l’assistance d’une Consulte composée de six membres qui devront résider à Madrid. Jean de la Croix est nommé premier Définiteur et Consulteur. Il reste d’abord Prieur de Grenade et quitte Madrid le 10 août.

1589

La Consulte est transférée de Madrid à Ségovie. Du 16 septembre de cette année au 3 mars de l’année suivante, Jean de la Croix réside à Ségovie dont il est nommé prieur et préside la Consulte pendant les absences du Vicaire général. Notre-Seigneur lui demande quelle récompense il désire pour ses travaux, et il répond : Souffrir, Seigneur, et être méprisé pour vous !

Sa correspondance montre qu’en janvier, février, juin, juillet et octobre il est à Ségovie.

1590

La mère Anne de Jésus obtient de Sixte V un Bref daté du 5 juin, défendant aux Supérieurs des Carmélites de changer leurs Constitutions et autorisant celles-ci à être gouvernées par un Commissaire spécial. Avant l’arrivée du Bref, Doria réunit à Madrid un Chapitre extraordinaire, qui s’ouvre le 10 juin. En prévision du Bref attendu, le Chapitre décrète qu’au cas où les religieuses obtiendraient un Commissaire, l’Ordre abandonnera leur conduite. Jean de la Croix proteste devant cette mesure.

1591

L’un des premiers jours de juin, il quitte Ségovie, après avoir annoncé aux Carmélites de cette ville que des épreuves l’attendent. Le 6, il assiste à Madrid au Chapitre général. Philippe II a fait dire au Définitoire de ne pas poursuivre l’abandon des religieuses : il se charge de la révocation du Bref obtenu par elles et de leur soumission à l’Ordre.

Jean de la Croix, dont l’office de Consulteur est achevé, est laissé sans office. Il s’offre à partir pour les Indes. Sa demande est agréée, mais n’aura pas d’effet. Anne de Jésus est sévèrement châtiée pour son recours à Rome.

Le 6 juillet, Jean de la Croix est encore à Madrid et craint d’être replacé à la tête du couvent de Ségovie. Sur la demande qu’il en fait à Nicolas Doria, il se retire en Andalousie. De là il écrit au P. Antoine de Jésus, Provincial, qu’il se trouve en sa province et lui demande en quel couvent il trouvera bon de le voir fixer sa résidence. Le P. Antoine lui écrit sa joie de le voir sous sa juridiction et laisse à son choix le couvent où il préférera se rendre. Le Saint refuse de choisir, il exprime seulement son désir de solitude et de retraite.

En conséquence le couvent de la Peñuela lui est assigné. L’un des premiers jours d’août, il écrit à Anne de Peñalosa pour lui annoncer son arrivée à la Peñuela.

Le Visiteur général Diego l’Évangéliste prépare contre lui une information infamante. La terreur se répand parmi ses enfants spirituels ; on détruit ses portraits, ainsi que les lettres qu’on a de lui.

Dans sa solitude de la Peñuela, il met la dernière main à la Vive Flamme d’amour. Il est saisi par la fièvre. On lui offre d’aller remettre sa santé au Collège de Baëza. Il choisit de se rendre au couvent d’Úbeda, dont il sait le Prieur, François Chrysostome, prévenu contre lui.

Le 21 septembre. il écrit de la Peñuela la dernière lettre qui soit venue jusqu’à nous. Le 22, il se met en chemin pour Úbeda. II y arrive le même soir. Son mal s’aggrave.

Le 2 novembre, le P. Diego l’Évangéliste commence contre lui son information infamante. Jean de la Croix refuse de se défendre. Au commencement de décembre, il se trouve à l’extrémité. Le 7, il est averti par la très sainte Vierge du jour de sa mort. Le 12, il reçoit le saint Viatique. Le 13 ; on lui administre l’Extrême-Onction. Le 14, quelques moments après minuit, son âme retourne à Dieu, enveloppée d’un globe de lumière. Il apparaît aussitôt glorieux à un très grand nombre de personnes.

1592

Le 17 février, le P. Gratien est expulsé de la Réforme. En septembre, ouverture secrète du tombeau de Jean de la Croix par les envoyés d’Anne de Peñalosa et de Louis de Mercado, fondateurs des Carmes Déchaussés de Ségovie. On coupe un-doigt au saint corps.

1593

Séparation totale des Chaussés et des Déchaussés, en vertu d’un Bref de Clément VIII.

En juin, le corps de Jean de la Croix est enlevé secrètement pour être transféré à Ségovie. On le dépose momentanément chez les Carmélites de Madrid, et l’on en détache un bras que l’on porte à Medina del Campo. Le saint corps arrive à Ségovie, où il reste pendant huit jours à découvert, l’objet de la vénération du peuple.

1594

Le 9 mai, mort du P. Nicolas Doria.

1596

Le 15 octobre, Clément VIII donne l’ordre de restituer le corps de Jean de la Croix au couvent d’Úbeda. Afin de concilier les réclamations des deux villes, les Supérieurs de l’Ordre décident que Ségovie gardera la tête et le tronc, et qu’Úbeda recevra les deux jambes et un bras.

1618

Première publication des Œuvres de saint Jean de la Croix. Elles sont dénoncées au Saint-Office. On prend leur défense.

1619

Seconde édition des Œuvres.

1621

Le Cantique spirituel est imprimé à Paris.

1627

Il voit le jour à Bruxelles en espagnol et à Rome en italien.

1630

Troisième édition espagnole des Œuvres, comprenant cette fois le Cantique spirituel.

1631

Nouvelle dénonciation des écrits de saint Jean de la Croix au Saint-Office.

1674

Le 6 octobre Clément X décrète la Béatification de Jean de la Croix.

1675

Le 25 janvier il est inscrit au catalogue des Bienheureux. Le 21 avril la fête de sa Béatification est célébrée à Rome.

Le 21 mai, son corps est tiré de son tombeau à Ségovie et placé avec honneur dans une chapelle dédiée sous son nom dans l’église des Carmes Déchaussés.

1687

Molina et ses disciples, qui avaient tenté d’appuyer leurs erreurs des écrits de saint Jean de la Croix, sont condamnés par l’Église.

1695

Bossuet loue ces écrits dans son Instruction sur les États d’oraison.

1703

Édition de Séville.

1726

Le 27 décembre Benoît XIII canonise saint Jean de la Croix.

1756

Ordre est donné par le Définitoire des Carmes Déchaussés de préparer une édition correcte de ses Œuvres.

1776

L’édition étant prête, sa publication est interdite par les Supérieurs de l’Ordre.

1912-1914

Elle est reprise par le P. Gérard de Saint-Jean de la Croix et publiée à Tolède avec l’autorisation des Supérieurs.

1926

Le 24 août, saint Jean de la Croix est déclaré par Pie XI docteur de l’Église universelle.

Appendice IV. Passages supprimés et passages interpolés dans les Éditions des Oeuvres de saint Jean de la Croix

Avertissement

Nous avions annoncé au Tome Ier des que nous donnerions in extenso dans un autre volume les passages supprimés et les passages interpolés par les premiers Éditeurs espagnols au cours des Œuvres de notre Saint. Depuis, nous avons vu de plus près la nécessité de publier l’étude approfondie que nous avons faite de ces déplorables mutilations et interpolations. En effet, nous avons pu constater la tendance de quelques membres de notre Ordre à minimiser, voire même à dissimuler entièrement les mutilations et interpolations, qui si longtemps ont en partie défiguré les Écrits du docteur mystique.

Les grands inconvénients de ces interpolations ressortent d’eux-mêmes, puisque dès la fin du xviisiècle, Bossuet, dans sa discussion avec Fénelon, s’appuyait de bonne foi sur les passages interpolés. (Voir ce que nous en avons dit dans notre Introduction à la Montée du Carmel.) Et aujourd’hui encore elles exercent une impression fâcheuse sur certains esprits, qui parlent de saint Jean de la Croix et de ses Écrits sans se renseigner sur ce qui les concerne. Du reste, il est trop clair que ceux-là mêmes qui se risquent à écrire sur ces questions et présentent naïvement ces interpolations comme chose insignifiante, ne les ont pas étudiées et en parlent sans les connaître.

Ceci montre à l’évidence que, donnant une Édition critique française des Oeuvres, nous ne pouvions nous dispenser de mettre l’accent sur lesdites mutilations et interpolations, et pour cela de les faire connaître dans leur

458

ensemble et leurs détails. La distance de trois siècles où nous nous trouvons de questions qui en leur temps ont pu être brûlantes, permet de les traiter avec aisance et liberté. Il ne s’agit que de les étudier sérieusement et de les traiter de même.

Aussi bien, nous nous garderons de qualifier de faussaires les Carmes Déchaussés premiers Éditeurs des Œuvres du Saint. Nous avons, sans difficulté aucune, dévoilé leurs noms dans nos Introductions. En effet, nous croyons qu’en se livrant à ces altérations que nous jugeons aujourd’hui inutiles et réprouvables, ils avaient de bonnes intentions. Ne l’oublions pas, le P. Jean de la Croix n’avait pas encore été déclaré docteur de l’Église, sa renommée de mystique transcendant n’était pas établie. Ne pouvait-on éprouver quelque crainte en présence de la hardiesse de ses vues en spiritualité ?

Ce que nous ne saurions approuver — et qui ne sera de notre avis ? — c’est que les altérations aient persévéré trois siècles et qu’aujourd’hui encore — par fausse honte peut-être — les successeurs des Carmes Déchaussés du xviisiècle n’osent regarder en face ces altérations et les mentionnent vaguement comme chose tout à fait insignifiante. Ceci nous semble beaucoup moins excusable que les timidités des premiers Éditeurs. En effet, pour bien des esprits, les points altérés dans les Écrits du docteur mystique restent par là même en partie faussés, et plus ou moins obténébrés. Une expérience journalière le fait voir.

Voilà pourquoi nous disions dans notre Introduction générale, au Tome Ier des Œuvres :

« Les interpolations qui eurent cours si longtemps avaient nécessairement impressionné l’esprit des fidèles et même celui des théologiens, relativement à des points importants de la doctrine de saint Jean de la Croix, en sorte qu’il se rencontre aujourd’hui encore des gens de très bonne foi qui viennent vous assurer que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix disent en spiritualité exactement la même chose. Ceci ne peut plus ni se dire ni s’écrire. »

Ces paroles, qui, nous dit-on, étonnèrent certaines personnes, nous ne craignons pas de les répéter ici, parce que nous les croyons exactes. Nous pensons que l’étendue et la précision plus grandes que nous allons donner à nos remarques sur la Mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse dissipera ce qui pourrait subsister encore de cette surprise.

PASSAGES SUPPRIMÉS

(Nous mettons en italique les mots omis ou les phrases omises.)

Montée du Carmel.

DIEU NOUS AYANT DONNÉ SON FILS, N’A PLUS RIEN À NOUS RÉVÉLER.

L. II, ch. xx. — Fort souvent et de bien des manières, Dieu a parlé jadis à nos pères par les Prophètes. Dernièrement, de nos jours, il nous a parlé par son Fils 1.

Par ces paroles l’Apôtre donne à entendre que Dieu est devenu comme muet et n’a plus rien à nous dire, parce que ce qu’il disait autrefois partiellement par les Prophètes, il l’a dit totalement en donnant son Fils, qui est toute sa parole. En conséquence, celui qui voudrait maintenant interroger Dieu ou qui demanderait soit une vision, soit une révélation, non seulement commettrait une absurdité, mais ferait injure à Dieu, parce qu’il cesserait de fixer les yeux sur Jésus-Christ et voudrait quelque chose d’autre, quelque chose de nouveau. Dieu pourrait lui répondre :

Puisque je t’ai dit toutes choses dans ma Parole, qui est mon Fils, il ne me reste plus rien à te répondre ni à te révéler… J’ai mis fin à tout autre enseignement, à tout autre réponse. Je les lui ai confiés. Écoutez-le, car je n’ai plus rien à révéler, plus rien à manifester… À présent, m’interroger encore, me demander une parole ou une révélation, c’est en quelque façon me demander d’envoyer de nouveau Jésus-Christ, c’est me demander d’ajouter quelque chose à la foi, comme s’il manquait quelque chose à la foi du Christ, à la foi qui a été donnée en lui. Ce serait faire une

1 Hébr., I, 1.

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grave injure à mon Fils bien-aimé, parce que ce ne serait pas seulement manquer à la foi en lui, ce serait en quelque sorte l’obliger à s’incarner de nouveau, à mener encore la vie qu’il a menée, à mourir de la mort qu’il a subie…

Il n’y a donc plus lieu d’interroger Dieu comme autrefois et il n’est plus nécessaire qu’il parle, puisque toute la foi au Christ a été promulguée. Il n’y a plus de foi à révéler et il n’y en aura jamais.

DEUX SORTES DE VISIONS SPIRITUELLES

L. II, ch. xxii. — Les visions spirituelles qui s’offrent à l’entendement sans l’intermédiaire des sens extérieurs peuvent être de deux sortes. Les unes montrent les substances corporelles, les autres, les substances séparées ou incorporelles. Les substances corporelles comprennent tous les objets matériels qui se trouvent soit dans le ciel, soit sur la terre. L’âme peut les voir étant unie au corps, et cela par le moyen d’une lumière surnaturelle dérivée de Dieu, qui la rend capable de percevoir tous les objets absents, soit dans le ciel, soit sur la terre. C’est à cette lumière qu’il faut rapporter la vision de saint Jean que nous lisons dans l’Apocalypse, au chapitre xxi, où il fait la description et relève l’excellence de la Jérusalem céleste, qu’il contempla dans le ciel. À elle aussi doit se rapporter ce que nous lisons dans la vie de saint Benoît qui, dans une vision spirituelle, contempla l’univers entier. Saint Thomas, dans ses QUODLIBET, nous dit que le Saint eut cette vision par le moyen d’une lumière dérivée d’en haut. C’est précisément celle dont nous parlons.

Quant aux visions des substances incorporelles, elles ne peuvent avoir lieu par le moyen de cette lumière dérivée ; il faut pour cela une autre lumière plus élevée, qui se nomme lumière de gloire. Aussi ces visions des substances incorporelles, c’est-à-dire de l’Être divin, des anges et des âmes, ne sont point de cette vie et ne peuvent se percevoir dans un corps mortel. Si Dieu voulait faire connaître essentiellement ces substances à une âme, c’est-à-dire telles qu’elles sont en elles-mêmes, cette âme se dégagerait aussitôt de la chair et quitterait cette vie mortelle. C’est pour cela

461

que Dieu dit à Moïse quand celui-ci lui demandait à voir sa divine Essence : « Nul ne peut me voir et conserver la vie 1. » C’est la raison aussi pour laquelle les israélites, quand ils pensaient qu’ils allaient voir Dieu ou qu’ils l’avaient vu, craignaient de mourir. Nous le voyons dans l’Exode, quand les enfants d’Israël dirent tout tremblants à Moïse : « Que le Seigneur ne nous parle pas, de peur que nous ne mourions 2. » Comme s’ils avaient dit : Que Dieu ne se communique pas à nous à découvert. De même, au Livre des Juges, Manué, père de Samson, croyant avoir vu l’essence de l’ange qui lui avait parlé à lui et à sa femme, en se montrant sous la forme d’un jeune homme plein de beauté, il dit à sa femme : « Nous mourrons, parce que nous avons vu le Seigneur 3. »

Les visions de cette nature sont donc incompatibles avec la vie d’ici-bas, si ce n’est quelquefois, comme en passant et par une spéciale dispensation de Dieu, qui met alors à couvert la condition de cette vie et l’existence naturelle. Il le fait en plaçant l’esprit en totale abstraction par rapport à l’existence naturelle et en suppléant par sa grâce les fonctions ordinaires de l’âme à l’égard du corps. Aussi, quand saint Paul eut vu dans le troisième ciel, comme on le pense, les substances séparées, il dit lui-même : « Si ce fut en mon corps ou hors de mon corps, je l’ignore, Dieu le sait 4. »

… Cependant si les substances spirituelles ne peuvent, suivant la loi ordinaire, être perçues nuement et clairement par l’entendement en cette vie mortelle, elles peuvent se faire sentir à la substance de l’âme au moyen d’une connaissance d’amour, par des touches et des contacts pleins de suavité.

L. III, ch. xnl. — Saint Jean de la Croix avait dit : L’âme doit se comporter passivement par rapport aux connaissances imaginaires, sans exercer à leur égard d’actes intérieurs ou extérieurs. C’est là ce qui s’appelle conserver les sentiments dont Dieu la gratifie, puisqu’elle tes préserve ainsi du dommage que leur causerait sa basse opération naturelle. C’est là proprement

1 Non videbit me homo et vivet. (Exod., xxxiii, 20.)

2 Non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur. (Exod., xx, 19.)

3 Morte moriemur, quia vidimus Dominum. (Jud. XIII, 22.)

4 Sive in corpore nescio, sive extra corpus nescio, Deus scit. (11 Cor., xii, 2.)



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ne pas éteindre l’esprit, qui s’éteindrait effectivement si l’âme se comportait d’une manière opposée à celle dont Dieu la conduit. Et ferait-elle autre chose que l’éteindre, si elle prétendait se comporter activement, en faisant agir son entendement ou en s’appropriant quelque chose des connaissances qui lui sont communiquées ?

L’Édition princeps supprima le texte du Saint à partir de : C’est là ce qui s’appelle conserver les sentiments. L’Édition de 1630 remplaça l’omission par cette interpolation :

Si l’âme agit activement avec l’entendement, ou désire dans ces connaissances quelque chose de plus que ce que Dieu lui donne, il est clair que l’âme agissant ici par force, son œuvre ne sera que naturelle, ou si elle est surnaturelle, elle sera très inférieure à celle que Dieu voulait opérer en elle, car d’elle-même elle ne peut davantage, d’elle-même elle ne peut s’élever et ne s’élèvera pas à une surnaturel aussi élevé. C’est Dieu qui la meut et l’y élève avec son consentement. Si donc l’âme veut alors agir d’elle-même, elle entravera nécessairement, autant qu’il est en elle, ce que Dieu lui communique, c’est-à-dire l’esprit, car elle se livre à son œuvre propre qui est d’un autre genre et plus basse que ce que Dieu lui communique. C’est là ce qui serait éteindre l’esprit.


Nuit obscure.

PASSAGES SUPPRIMÉS

DE L’ÉTAT DES ÂMES DANS LE PURGATOIRE

L. 1 I, ch. xii. — L’âme (qui est dans la nuit de l’esprit) se persuade… que c’est fini sans retour et qu’elle ne reviendra plus à son premier état. Cette conviction est causée par la connaissance actuellement donnée à l’esprit, laquelle anéantit tout ce qui lui est contraire.

De là vient aussi que les âmes détenues dans le purgatoire se demandent avec angoisse si elles en sortiront jamais et si leurs peines auront une fin. Ce n’est pas qu’elles n’aient à l’état d’habitus les trois vertus théologales de foi, d’espérance et de charité ; mais le sentiment actuel de leurs tourments et la privation de Dieu où

FRONTISPICE L’ÉDITION DE 1630. [photo omise]

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elles se trouvent ne leur permettent pas de jouir actuellement des biens et des joies inhérents à ces vertus. Elles voient bien qu’elles aiment Dieu, mais cette vue ne les console point, parce que Dieu leur paraît ne pas répondre à leur amour et qu’elles se croient indignes d’en être aimées. Se voyant privées de lui et plongées dans leurs misères, il leur semble que c’est à juste titre que Dieu les a prises en horreur et rejetées pour toujours.

DE LA PURIFICATION PASSIVE DE L’ENTENDEMENT ET DE LA VOLONTÉ

L. II, ch. xiii. — Ici une question se présente. Puisque les deux puissances sont purifiées simultanément, pourquoi au début la volonté éprouve-t-elle plus fréquemment l’embrasement d’amour de la contemplation purifiante que l’entendement ne perçoit l’intelligence ? Je réponds que l’amour passif ne touche pas directement la volonté, car la volonté est libre. Cet embrasement est une touche véhémente d’amour, qui ne détermine pas un acte de la volonté : un acte de la volonté n’est tel qu’autant qu’il est libre. La chaleur d’amour dont il s’agit, venant à toucher la substance de l’âme, meut les affections passivement. Comme ces sentiments violents affectent la volonté, on dit, quand l’âme est sous leur empire, que la volonté en est possédée, et l’on parle exactement, parce qu’alors la volonté n’est plus libre, l’impétuosité du sentiment passionné l’entraînant après elle.

Ainsi nous pouvons dire que l’embrasement d’amour a lieu dans la volonté, en ce sens qu’il enflamme l’appétit de la volonté, mais, répétons-le encore, cette touche véhémente d’amour ne détermine pas chez cette puissance un acte libre.

Venons à l’entendement. Sa puissance perceptible ne peut par elle même recevoir l’intelligence que d’une manière nue et passive, ce qui n’est pas possible tant qu’il n’est pas encore purifié. C’est pour ce motif qu’avant la purification de l’entendement, l’âme éprouve moins souvent la touche d’intelligence que la touche véhémente d’amour. Pour celle-ci, la purification parfaite de la volonté n’est pas aussi nécessaire, parce que les passions mêmes concourent à lui faire ressentir l’impression violente de l’amour.

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DES COMMUNICATIONS PAR LE BON ET LE MAUVAIS ANGE

L. II, ch. XXIII. — Le démon perçoit quelquefois les faveurs dont Dieu s’apprête à gratifier l’âme. D’ordinaire, en effet, Dieu permet qu’il ait connaissance des faveurs qui ont lieu par le ministère du bon ange… Il faut remarquer que Dieu permet au démon d’attaquer une âme dans la mesure où lui-même se communique à elle, et d’une manière analogue à celle dont il use envers elle. Si l’âme est gratifiée de visions par le ministère du bon ange — et c’est ordinairement de cette façon que Jésus-Christ apparaît, car il ne se montre presque jamais en sa propre personne, — Dieu permet au démon de lui en présenter de fausses…

Quant aux communications spirituelles dénuées de formes et d’images, le démon ne peut les contrefaire comme les autres, qui sont présentées à l’âme sous quelques espèce ou figure. Pour l’attaquer donc d’une manière analogue à celle dont Dieu la visite et pour détruire une opération spirituelle par une autre, il lui présente son effroyable substance, en vue d’opposer esprit à esprit et de détruire l’un par l’autre.

Ceci vient-il à se produire au moment où le bon ange s’apprête à communiquer la contemplation spirituelle, l’âme ne peut se réfugier si promptement dans le secret de cette contemplation, que le démon ne l’aperçoive et ne l’atteigne en lui causant quelque horreur et quelque trouble spirituel, parfois extrêmement pénible. Il peut arriver que l’âme se dégage promptement, sans que l’horreur opérée par l’esprit mauvais puisse faire impression sur elle. Dans ce cas, elle se met en sûreté au dedans d’elle-même à la faveur de la puissante assistance spirituelle que l’ange lui départ. D’autres fois, le démon a le dessus. Alors l’horreur et le trouble s’emparent de l’âme, et lui causent un tourment qui surpasse tout supplice de cette vie. De fait, cette effroyable communication ayant lieu d’esprit à esprit, nuement et hors de tout ce qui est corporel, elle est pénible au-delà de tout ce qui se peut dire et sentir.

Ce tourment spirituel dure peu ; autrement, sous l’effort de cette violente communication d’un esprit étranger, l’âme se dégagerait

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des liens du corps. Mais le souvenir en demeure, et il suffit pour causer une très vive souffrance.

Il faut bien remarquer… que cette horreur préalable (causée par le mauvais esprit) a communiqué à l’âme plus de subtilité et plus d’aptitude à recevoir la contemplation spirituelle. Ces sortes de visions tiennent plus de l’autre vie que de celle d’ici-bas, et la vision effroyable dispose à la vision délicieuse.

Vive Flamme d’amour

Au 6e vers de la Strophe I, les Éditeurs ont supprimé ce qui suit :

Il est une chose à remarquer à propos de la mort naturelle des personnes parvenues à l’état dont nous parlons. Si leur mort paraît semblable à celle des autres, il y a cependant une grande différence dans la cause de leur mort et la manière dont elle se produit. La mort des autres est causée par la maladie ou par la vieillesse. Celles-ci, à la vérité, meurent également d’une maladie ou dans la défaillance de l’âge. Néanmoins le dernier coup qui leur enlève la vie n’est autre qu’un transport et un assaut d’amour, de beaucoup plus élevé que ceux qui ont précédé, plus véhément aussi et plus fort, puisqu’il a la puissance de rompre le tissu de la vie mortelle et d’enlever le trésor : je veux dire l’âme, qui retourne à Dieu.

Au 5e vers de la Strophe II, ils ont également supprimé ce qui suit :

L’âme veut dire ici que dans cette saveur de vie éternelle qui lui est donnée à goûter, elle reçoit la récompense des peines qu’elle a souffertes pour arriver à l’état qui est maintenant le sien, mais récompense de telle nature, que l’âme se sent non seulement rémunérée avec une équité parfaite, mais rémunérée avec excès et sans mesure. Elle comprend par expérience toute la vérité de cette promesse de l’Époux dans l’Évangile : « Qu’il rendra cent pour un 1. » Oui, il en sera ainsi. Il n’y a pas une tribulation, pas une

1 Joan., xix, 23.

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tentation, pas une œuvre de pénitence endurée par cette âme, à laquelle ne corresponde un — centuple de consolation et de délices dès cette vie. Elle a donc le droit de dire : « Par toi toute dette est payée. »

Au 6e vers de la même Strophe, ces lignes ont aussi été supprimées :

Pour résumer, l’entendement de cette âme est l’entendement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu, sa mémoire est l’éternelle mémoire de Dieu, sa jouissance est la jouissance de Dieu.

PASSAGES INTERPOLÉS

(Nous mettons en italique les mots ou les phrases ajoutés ou changés.)

Montée du Carmel.

L. I, ch. IX. — Saint Jean de la Croix avait dit : Tout appétit, quel qu’il soit, constituât-il la plus minime imperfection, souille et macule notre âme. L’Édition princeps lui a fait dire : obscurcit l’âme et empêche sa parfaite union avec Dieu.

L. I, ch. XII. — Saint Jean de la Croix, parlant de la Nuit du sens, avait dit que l’âme peut y entrer d’une manière active ou d’une manière passive. L’Édition princeps ajouta : L’active est ce que l’âme peut faire et fait de son côté pour y entrer avec l’aide de la grâce. Nous en parlerons dans les avis qui vont suivre. La passive est celle où l’âme ne fait rien comme d’elle-même et par son industrie propre, mais où Dieu opère en elle par des secours plus particuliers et où l’âme se tient passive en consentant librement.

L. II, ch. II. — Saint Jean de la Croix avait dit : L’entendement ne peut rien savoir par voie naturelle sinon ce qu’il perçoit par les sens. L’Édition princeps lui fit dire : L’entendement ne peut rien savoir que par voie commençant par les sens.

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L. II, ch. x. — Saint Jean de la Croix avait dit : Les personnes spirituelles reçoivent des représentations surnaturelles de certains objets. L’Édition princeps modifia ainsi :… reçoivent des objets surnaturellement représentés et proposés.

Ibid. — Saint Jean de la Croix avait dit : (Ceux qui admettent les visions corporelles) en recevront un total empêchement à atteindre ce qui est spirituel. L’Édition princeps atténua en disant : un grand empêchement.

Ibid. — Saint Jean de la Croix avait dit : Les visions et représentations qui ont Dieu pour auteur pénètrent l’âme intimement, elles portent la volonté à aimer et laissent après elles un effet auquel l’âme, quand elle le voudrait, ne peut résister, pas plus que la vitre ne peut résister au rayon de soleil qui donne sur elle. L’âme ne doit donc jamais se risquer à les admettre, quand bien même, je le répète, elles viendraient de Dieu. Il y aurait à les admettre six inconvénients.

L’Édition princeps lui a fait dire : Elles laissent après elles un effet de courage et de plaisir vainqueur, qui lui donne facilité et disposition pour le libre et amoureux consentement au bien. Cependant, quand elles viendraient de Dieu, si l’âme s’arrête beaucoup aux sentiments de cette nature et aux visions extérieures, si elle se décide à les admettre, il y a six inconvénients.

Ibid. — Saint Jean de la Croix avait dit : Les admettre avec esprit de propriété et n’en pas bien profiter, c’est vouloir les admettre. Dieu en effet ne les donne pas pour que l’âme veuille les admettre ; car l’âme ne doit jamais croire déterminément qu’elles viennent de Dieu.

L’Édition princeps lui a fait dire : Vouloir les admettre et s’y arrêter, c’est la même chose que n’en pas profiter. Ce n’est pas à cette fin que Dieu les donne, et l’âme ne doit pas se déterminer FACILEMENT à croire qu’elles viennent de Dieu.

Ibid. — Saint Jean de la Croix avait dit : L’homme spirituel ne doit pas.. , s’embarrasser de ce qui est donné au sens, parce que c’est ce qui déroge le plus à la foi.

L’Édition princeps lui a fait dire… c’est ce qui fait obstacle à la nuit spirituelle de la foi.

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L. II, ch. xii. — Saint Jean de la Croix avait dit : Quand cette divine lumière n’investit pas l’âme avec tant de force, celle-ci ne sent pas la ténèbre et ne voit pas la lumière, elle ne perçoit rien en aucune façon.

Les Éditeurs lui ont fait dire : D’autres fois cette divine lumière investit l’âme avec TANT DE FORCE, qu’elle ne sent pas la ténèbre, elle ne voit pas la lumière, il lui semble ne rien percevoir ni d’une façon ni d’une autre.

L. I I, ch. xlv. — Saint Jean de la Croix avait dit : Plus l’âme dépouillera sa mémoire de formes et d’objets de réminiscence étrangers à Dieu, plus elle plongera sa mémoire en Dieu.

Les Éditeurs amplifièrent la phrase comme il suit :

Plus l’âme dépouillera sa mémoire de formes et d’objets de réminiscence qui ne soient pas la divinité ou le Dieu-Homme, dont le souvenir est toujours avantageux, puisque c’est le souvenir de Celui qui est le Chemin, le Guide et l’Auteur de tout bien, plus elle plongera sa mémoire en Dieu.

Ibid. — Saint Jean de la Croix avait dit : Dans le sublime état. de l’union d’amour, c’est bouche à bouche que Dieu et l’âme communiquent ensemble, c’est-à-dire l’Essence divine pure et nue — qui est la bouche de Dieu en amour — à l’essence de l’âme pure et nue – qui est la bouche de l’âme en amour de Dieu.

L’Édition de 1630 lui a fait dire :… à l’essence de l’âme pure et nue PAR LE MOYEN DE LA VOLONTÉ, qui est la bouche de l’âme en amour de Dieu.

Les Éditions postérieures reproduisirent cette grave altération. Le P. Gérard lui-même, par inadvertance sans doute, ne sut pas défendre son Édition critique d’une pareille tache.

L. Il, ch. xxv. — Saint Jean de la Croix avait dit : L’âme pure et simple, prudente et humble, doit mettre autant de force et de soin à repousser et rejeter les révélations et autres visions, qu’à repousser les plus dangereuses tentations.

L’Édition princeps lui a fait dire : L’âme pure et simple, prudente et humble, doit repousser et rejeter les révélations et autres visions.

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L. I 1, ch. xxx. — — Saint Jean de la Croix avait dit des sentiments intérieurs surnaturellement communiqués à l’âme :

Ces sentiments spirituels distincts peuvent être de deux sortes. Les premiers résident dans la volonté, les seconds dans la substance de l’âme. Les uns et les autres sont très variés. Ceux qui résident dans la volonté, s’ils ont Dieu pour auteur, sont déjà très élevés ; mais ceux qui affectent la substance même de l’âme sont de beaucoup plus sublimes.

L’Édition princeps lui a fait dire : Les premiers résident dans la volonté ; les seconds, bien que résidant aussi DANS LA VOLONTÉ, sont si intenses, si sublimes, si profonds et si secrets, qu’ils semblent ne pas affecter cette puissance, mais agir sur la substance de l’âme.

Aucune des Éditions suivantes ne rectifia cette grave altération.

À la fin du Livre II, l’Édition princeps ajouta le paragraphe suivant :

Toute la doctrine que renferme ce Livre, relativement à la totale abstraction et à la contemplation passive, où l’âme se laisse conduire par Dieu, oublieuse de tout le créé, dépouillée des images et des figures, et s’attachant par une vue simple à la souveraine Vérité, ne s’entend pas seulement de cet acte de très parfaite contemplation, dont le repos sublime et totalement surnaturel est entravé même par les filles de Jérusalem, qui sont les méditations discursives, si l’on veut les exercer alors, elle s’entend encore de tout le temps auquel Notre-Seigneur communique l’attention simple, générale et amoureuse dont nous avons parlé et de celui où l’âme, aidée de la grâce, s’y place elle-même. Alors en effet, elle doit toujours s’efforcer de se tenir dans le repos de l’entendement, sans donner entrée à des formes et à des figures étrangères, ou à des connaissances particulières, si ce n’est tout à fait en passant et sans grand effort, mais plutôt avec une amoureuse douceur, en vue de s’enflammer davantage. Hors ces temps-là, elle doit dans tous ses exercices, tous ses actes et toutes ses rouvres, se servir de salutaires considérations et méditations, selon qu’elle en tirera plus de dévotion et de profit, et très spécialement celles qui regardent la vie, la

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passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin de conformer sa vie, ses actes et ses exercices aux siens.

L. III, ch. ii. — Saint Jean de la Croix avait dit : Que l’âme spirituelle évite habituellement de recueillir et de graver dans sa mémoire ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle flaire, ce qu’elle touche, mais qu’elle le laisse aussitôt tomber dans l’oubli. Qu’elle y mette, s’il le faut, autant d’énergie que d’autres font d’efforts pour se souvenir, en sorte qu’il ne lui demeure dans la mémoire ni notion, ni figure de ce qu’elle a perçu, comme si tout cela n’existait point. Qu’elle tienne ainsi sa mémoire entièrement libre, sans l’appliquer à aucune réflexion ni sur les choses d’en haut ni sur les choses d’en bas, absolument comme si elle était dépourvue de cette puissance. Qu’elle la laisse volontairement dans l’oubli comme chose gênaute ; et, par le fait, tout ce qui est naturel, si l’on veut en taire usage par rapport au surnaturel, entrave plus qu’il ne sert.

L’Édition princeps remplaça ce passage par le paragraphe suivant :

Que l’homme spirituel laisse passer tout cela et demeure dans un saint oubli, sans y faire réflexion, si ce n’est quand il le faut pour quelque bonne méditation discursive. Ce soin de mettre en oubli. et de laisser de côté les connaissances et les images ne s’entend jamais de Jésus-Christ et de son Humanité. Parfois, il est vrai, dans une contemplation très élevée et une vue simple de la Divinité, l’âme perd de vue cette très sainte Humanité, parce que Dieu lui-même a élevé l’esprit à une connaissance confuse et toute surnaturelle. Mais s’étudier à la mettre en oubli, cela ne convient en aucune manière, puisque l’envisager et la méditer amoureusement procure à l’âme tous les biens, et c’est par cette voie qu’elle s’élèvera plus facilement à ce qu’il y a de plus sublime dans l’union. Il est clair que si les autres objets visibles et corporels font obstacle et doivent être mis en oubli, il ne faut point placer sur le même rang Celui qui s’est fait homme pour notre salut, Celui qui est la Porte et la Voie, le Guide véritable conduisant à tout bien. Ceci posé, que l’âme s’efforce de se placer à l’égard de tout le reste en abstraction et en total oubli, de façon qu’il ne lui demeure, autant que possible, en la mémoire aucune connaissance ni image des objets créés, tout comme s’ils n’existaient point dans le monde. Qu’elle garde sa mémoire libre et dégagée pour Dieu, comme perdue dans un saint oubli.

Nuit obscure.

L. II, ch. x. — L’Édition princeps a introduit ce paragraphe :

Je ne voudrais pas que l’on se fit une règle générale de mettre de côté la méditation discursive. Pour la laisser, il faut toujours qu’on soit incapable de l’exercer et que le Seigneur y mette obstacle, soit par voie de purification et de tourment, soit par voie de très parfaite contemplation. En tout autre temps, il ne faut jamais manquer de prendre ce point d’appui. Il faut surtout méditer la vie et la passion de Jésus-Christ, parce que c’est le meilleur au point de vue de la purification, de la souffrance, de la patience. C’est aussi le plus sûr ; enfin c’est d’un admirable secours pour la sublime contemplation.

Ibid. — L’Édition princeps a également introduit ces lignes Il est des âmes qui ont reçu en cette vie une illumination plus parfaite que celle des anges.

Ibid. — Saint Jean de la Croix avait dit, parlant des âmes du purgatoire : Le feu n’aurait pas d’action sur elles, même en les enveloppant, si elles n’avaient pas d’imperfections, qui causent leurs souffrances.

Les Éditeurs lui ont fait dire : Le feu n’aurait pas d’action sur elles si elles étaient entièrement disposées à régner avec Dieu et à s’unir à lui dans la gloire et si elles n’avaient pas de fautes qui causent leurs souffrances.

Cantique spirituel.

Str. III. — Saint Jean de la Croix avait dit : Pour aller à Dieu, il faut un cœur libre, fort, dégagé de tout mal ou même de tout bien qui n’est pas purement Dieu.

L’Édition de 1630 ajouta : on ne conduit pas à Dieu.

Ibid. — Saint Jean de la Croix avait dit : Tant que les appé-

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tics sensuels et les penchants naturels subsisteront, ils pèseront d’un tel poids sur la partie spirituelle de notre âme que celle-ci sera incapable de la vie véritable et des délices de l’esprit.

L’Édition de 1630 ajouta : En quoi nous n’incluons pas la vie de la grâce, car nous la supposons au contraire en celui qui doit marcher vers la perfection de la vie mystique et spirituelle.

Str. XX. — Saint Jean de la Croix avait dit : C’est passivement que ces frayeurs sont produites dans l’âme. L’Édition de 1630 lui a fait dire : C’est PRESQUE passivement que ces frayeurs sont produites dans l’âme.

Str. XXV I I I. — Le Saint avait dit : Ce serait faire à l’âme le plus grand tort et en causer un très grand à l’Église que de vouloir, même pour peu de temps, l’occuper à la vie active et aux exercices extérieurs. L’Édition de 1703 a ajouté : qui ne sont pas d’obligation.

Même Strophe (vers la fin). — Saint Jean de la Croix avait dit : Dieu nous garde de voir le sel commencer à s’affadir ! L’Édition de 1703 lui a fait dire : Dieu nous garde de voir cette âme commencer à s’affadir !

Strophe XXX I (vers le milieu). — Saint Jean de la Croix avait dit : Ce que sont ces tentations, ces souffrances, et à quelle profondeur elles doivent pénétrer l’âme pour lui faire atteindre l’amour fort qui amènera le Seigneur à s’unir à elle, nous en avons dit quelque chose en expliquant les quatre Strophes qui commencent par ces mots : « Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme !

L’Édition de 1703 lui a fait dire : Ce que sont ces tentations, ces souffrances…, nous l’avons dit dans la NUIT OBSCURE et nous le ferons encore en expliquant les quatre Strophes qui commencent par ces mots : « Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! »

Strophe XXXV I I I (commencement). — Saint Jean de la Croix avait dit : L’Esprit-Saint rend l’âme capable de produire en Dieu la même spiration d’amour que le Père produit dans le Fils et le Fils dans le Père, spiration qui n’est autre que l’Esprit-Saint lui-même.

L’Édition de 1630, au lieu de : la même spiration d’amour que le Père, etc., fait dire au Saint : une très sublime spiration d’amour, semblable à celle que le Père, etc...

Même Strophe (commencement). — Saint Jean de la Croix avait dit : Il n’est pas d’entendement humain capable comme tel d’en percevoir quelque chose.

L’Édition de 1630 lui a fait dire : Il n’est pas d’entendement humain capable de le percevoir,

Vive Flamme d’amour.

l er vers de la Strophe I. — Saint Jean de la Croix avait dit :

“Non qu’il soit besoin de nous apprendre que Dieu est vivant, puisque c’est une qualité qu’il ne perd jamais, mais le prophète veut nous faire comprendre que son esprit et ses sens goûtaient Dieu comme vie et se sentaient transformés en la vie de Dieu, car c’est là goûter le Dieu vivant, c’est là vivre en Dieu, c’est la vie éternelle.

Les Éditeurs lui ont fait dire : Non qu’il fût nécessaire de l’appeler vivant, car Dieu l’est toujours, mais pour faire comprendre que l’esprit et le sens goûtaient Dieu vivement, ce qui est se réjouir dans le Dieu vivant.

6e vers de la même Strophe. — Saint Jean de la Croix avait dit : En second lieu, parce que l’amour est ami de tout ce qui est fort et impétueux, et l’impétuosité s’exerce davantage dans la rupture que dans la coupure et l’usure.

L’Édition princeps a intercalé ce paragraphe : En troisième lieu, parce que l’amour de cette âme est si violent, qu’elle souhaite voir le tissu se rompre au plus vite afin que l’action se termine promptement. Un acte a d’autant plus de force et de valeur qu’il est plus bref et plus spirituel. La vertu de l’amour, en effet, est ici très une et très forte, et la parfaite transformation d’amour s’introduit de la même façon que la forme dans la matière, laquelle s’introduit en un instant. Jusqu’ici il n’y avait pas eu d’acte d’information transformante, mais seulement des dispositions à cette transformation par des désirs et des affections successivement répétés. L’acte parfait de transformation a lieu en bien peu d’âmes. De façon que l’âme ainsi disposée, etc.

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Strophe II, 6e vers. — Saint Jean de la Croix avait dit : Dans cette vie nouvelle qui résulte de l’union parfaite avec Dieu dont nous traitons, tous les appétits de l’âme, toutes ses puissances, selon leurs inclinations et leurs opérations — opérations qui, par elles-mêmes, sont des opérations de mort, de privation de vie spirituelle — se trouvent transformés divinement.

L’Édition princeps lui a fait dire : Toutes les affections de l’âme, ses puissances, ses opérations, par elles-mêmes imparfaites et basses, deviennent comme divines.

Strophe IV, 1er vers. — Saint Jean de la Croix avait dit : Ainsi, quand la terre se meut, toutes les créatures qu’elle renferme se meuvent avec elle, comme ne comptant pour rien.

L’Édition princeps lui a fait dire : De même, si la terre se mouvait, toutes les créatures qu’elle renferme seraient mues également.

Appendice V. La Mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse

On nous a fait observer que le titre donné par nous, dans notre Introduction générale. aux pages intitulées : La mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse, était trop général. Les observations nous étant toujours agréables, nous allons traiter ici avec plus d’étendue le sujet en question et noter de façon très précise les différences qui caractérisent la contemplation de sainte Thérèse et celle de saint Jean de la Croix.

Saint Jean de la Croix, qui écrivait après sainte Thérèse, sur des matières semblables, est resté essentiellement personnel. Des descriptions mystiques de la Sainte, il ne s’est inspiré en aucune manière. Et si ce n’était le désir qu’il exprime incidemment au Cantique spirituel de voir les écrits de la bienheureuse Thérèse de Jésus, sa Mère, donnés à l’impression, on croirait qu’il les ignore. Il est même surprenant que deux saints, tous deux écrivains mystiques, vivant en même temps, appartenant au même Ordre et s’étant intimement connus, n’aient rien pris l’un de l’autre.

Le terme de contemplation n’est pas même employé par tous les deux dans le même sens. La remarque fort juste est du P. Alphonse de la Mère des Douleurs, Carme Déchaussé de la Province de Flandre. « Sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, dit-il, n’emploient pas le mot contemplation dans le même sens. Sainte Thérèse lui donne une acception fort restreinte, elle ne s’en sert que pour désigner une oraison tout à fait surnaturelle. Saint Jean de la Croix, au contraire, l’emploie

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fréquemment dans le sens d’une oraison mixte. » (Pratique de l’Oraison mentale, T. I, p. 4.)

Il est manifeste que saint Jean de la Croix traite de la contemplation obscure, générale et confuse, basée sur la contemplation acquise promptement ramenée à l’infuse. Il est non moins évident que sainte Thérèse, décrit la contemplation lumineuse et distincte, entièrement surnaturelle. Jamais elle ne mentionne en façon quelconque la contemplation obscure ; toujours elle nous dit les lumières et les délices que la contemplation, selon ses degrés divers, verse dans l’âme. Ce qui ne l’empêche pas, bien entendu, de s’étendre sur les épreuves intérieures qui, par intervalles, viennent s’y joindre.

Nous allons indiquer les nuances très accentuées — pour ne pas dire les différences profondes — qui distinguent les deux contemplations. Mais auparavant, montrons que cette distinction est nécessaire à établir. Il arrive assez souvent qu’un écrivain qui a consciencieusement étudié saint Jean de la Croix suppose d’une manière tout à fait gratuite que sainte Thérèse — qu’il n’a pas étudiée probablement — parle de même, ou vice versa.

Pour ne donner ici qu’un exemple — d’autres viendront peut-être s’offrir à nous, — c’est l’écueil dans lequel a donné au siècle dernier le P. Ludovic de Besse, Capucin, dans son : Éclaircissement sur les Œuvres mystiques de saint Jean de la Croix, ch. I.

‘Il est impossible, dit-il, de secourir efficacement une âme (plongée dans l’aridité surnaturelle) si on ignore la doctrine des théologiens mystiques, telle que la donnent saint Jean de la Croix et sainte Thérèse. Ces saints enseignent que le but des aridités surnaturelles est de faire changer à une âme sa méthode d’oraison. Il faut alors qu’elle fasse le sacrifice des imaginations, des raisonnements, des goûts sensibles dont elle se trouve privée, et qu’elle s’élève vers Dieu par la contemplation obscure. II faut que son esprit adore la Trinité sainte dans les ténèbres de la foi et que son cœur s’attache à cette Trinité adorable en produisant avec simplicité et courage des actes d’espérance et d’amour, sans s’inquiéter si ces actes ne lui procurent aucune

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douceur. Telle est la conclusion pratique de la doctrine de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse, et pour ainsi dire la substance de leur doctrine, dans leurs ouvrages.’

Tout cela est parfaitement vrai de saint Jean de la Croix, mais n’a rien à voir avec sainte Thérèse. Il importe, de dissiper semblable confusion et autres du même genre.

Voyons donc en quoi différent la contemplation de sainte Thérèse et celle de saint Jean de la Croix.

PREMIÈRE DIFFÉRENCE. L’ORIGINE DES APPORTS MYSTIQUES SUR LESQUELS SE BASENT LES DEUX CONTEMPLATIONS.

Bien que cette première différence ne soit pas à proprement parler objective, elle mérite cependant d’être signalée dans un tableau comparatif.

Sainte Thérèse — elle nous en avertit et y revient à plusieurs reprises — nous raconte sa propre vie spirituelle. Les phases mystiques qu’elle décrit sont exactement celles qu’elle a traversées. Ce qu’elle emprunte aux expériences d’autrui se réduit à peu de chose. Il en va tout autrement de saint Jean de la Croix. Ses écrits se refusent à toute confidence personnelle et en ce qui concerne ses propres expériences, nous sommes réduits aux conjectures. Ce qui est évident, c’est que le saint docteur réunit en faisceau des expériences multiples qu’il a minutieusement observées dans les âmes, soit avancées, soit débutantes, avec lesquelles il s’est trouvé en contact. Ces expériences d’autrui, il les a étudiées, comparées et classées, suivant la pente de son esprit finement observateur et enclin à l’analyse, et il nous les livre dans ses traités.

DEUXIÈME DIFFÉRENCE. LE DÉBUT DES DEUX CONTEMPLATIONS.

Le début de la contemplation obscure, décrite par saint Jean de la Croix, est douloureuse. Le début de la contemplation distincte de sainte Thérèse est plein de délices.

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Le début de la première est marqué d’aridités, dont l’origine, d’après notre Saint, est surnaturelle et qui indiquent, quand elles sont jointes à d’autres signes, que le moment est venu pour l’âme de quitter la voie discursive.

Dans l’oraison de quiétude, début de la contemplation de sainte Thérèse, point d’aridités. Tout au contraire. « L’eau de la grâce coule alors de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité, une suavité extrêmes. » D’où jaillit-elle et de quelle manière ? C’est ce que notre Sainte dit ignorer. Et cependant, c’est un bonheur, un plaisir qui remplit tout, inondant les puissances et se faisant même sentir au corps. « À peine, nous dit-elle, cette eau céleste a-t-elle commencé à jaillir de sa source, c’est-à-dire du fond intime de nous-mêmes, qu’aussitôt on dirait que tout notre intérieur se dilate et s’élargit. Ce sont alors des biens spirituels qui ne se peuvent dire, et l’âme même est incapable de comprendre ce qu’elle reçoit en cet instant. » (Château intérieur, IVe Dem., ch. ii.)

Continuons la comparaison.

« Au début de la contemplation », dit saint Jean de la Croix, « l’âme n’aime pas Dieu d’un acte d’amour senti, mais elle le goûte d’une manière générale, obscure et secrète ». (Vive Flamme, Str. vii.) « L’âme ne découvre pas tout d’abord cet amour secret, dont elle n’est touchée que presque imperceptiblement. » (Nuit obscure, ch. xi.)

Au contraire, sainte Thérèse : « Cette oraison de quiétude est une étincelle que Dieu jette dans l’âme. Il commence ainsi à l’embraser de son amour et il veut, par les délices dont il l’inonde, qu’elle acquière une intime connaissance de ce divin amour. Ce calme pur, ce recueillement, cette étincelle produisent de grands effets… Quand c’est Dieu qui allume l’étincelle, alors, toute petite qu’elle est, elle cause dans l’âme un vaste retentissement. C’est un véritable incendie, jetant au loin des flammes. »(Vie, ch. xv.)

La différence ressort d’elle-même. D’un côté, aridité, attraction secrète et angoissée vers un bien éloigné ; de l’autre, plaisir intime, dilatation intérieure, embrasement d’amour, biens spirituels reçus au centre de l’âme et dont celle-ci a une perception certaine et délicieuse.

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TROISIÈME DIFFÉRENCE. LA CONTEMPLATION DÉCRITE PAR SAINT JEAN DE LA CROIX PEUT S’ACQUÉRIR. CELLE QUE DÉCRIT SAINTE THÉRÈSE DÉFIE TOUTES NOS INDUSTRIES.

Écoutons la Sainte.

« Tous nos efforts sont impuissants à nous procurer un tel bien (l’oraison de quiétude) : l’on voit du premier coup qu’il n’est pas fait de notre métal, mais de l’or très pur de la Sagesse divine. » (IVe Dem., ch. ii.)

« Dans cette contemplation, c’est Dieu qui fait tout, c’est son ouvrage, ouvrage au-dessus de notre nature et auquel, par conséquent, nous ne pouvons prêter aucun concours. » (Chemin de la perfection, ch. xxvi.)

« Rien à désirer tant que cet état persévère ; le regret vient ensuite, mais c’est de le voir disparaître et de ne pouvoir le recouvrer, d’en ignorer même le moyen. De fait, on a beau s’épuiser de pénitences, d’oraisons et d’autres pratiques encore, s’il ne plaît pas à Dieu de nous le rendre, tout est inutile. » (Vie, ch. xvii.)

D’après saint Jean de la Croix, au contraire, l’âme peut quelque chose pour attirer sur elle la contemplation. Voici pour cela l’attitude qu’il conseille.

J’élèverai mon esprit au-dessus de toutes les connaissances qui puissent me venir par l’entremise des sens, au-dessus de tout ce qu’ils sont capables de recevoir et de conserver. J’interdirai à mes puissances toute opération propre, afin que je puisse recevoir par la contemplation ce qui me sera communiqué de la part de Dieu. (Vive Flamme, Str. iii.)

Sainte Thérèse parle bien différemment.

« Je désapprouve, dit-elle, qu’on ait la présomption de suspendre l’entendement de soi-même. N’arrêtons pas son action : nous resterions froids et comme hébétés, frustrés tout à la fois de ce que nous avions et de ce que nous prétendions obtenir. Quand c’est Dieu qui suspend et arrête l’entendement, il lui fournit de quoi admirer et de quoi s’occuper ; alors, dans l’espace d’un Credo, nous recevons sans discourir plus de lumière que

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nous ne pourrions en acquérir en bien des années par toutes nos industries terrestres. Mais, de nous-mêmes, vouloir lier les puissances de notre âme et arrêter leur activité, c’est une folie. De plus, il y a là, sans qu’on s’en rende compte, un certain manque d’humilité. » (Vie, ch. XII.) _

Revenant au Château inférieur (IVe Demeure, ch. iii) sur le même sujet, elle nous dit : « Si las divine Majesté n’a pas encore fait entrer dans la jouissance, je ne vois pas bien comment on peut enchaîner le mouvement de la pensée sans qu’il en résulte plus de dommage que de profit. » Et, chose piquante, elle ajoute : « Il y a eu sur ce sujet de longues discussions entre des personnes spirituelles. Je confesse mon peu d’humilité, mais jamais on ne m’a donné des raisons assez convaincantes pour que j’aie pu me rendre à ce qui m’était dit. » Il est bien difficile de ne pas reconnaître ici le P. Jean de la Croix, confesseur et chapelain de l’Incarnation, discutant longuement avec sainte Thérèse et ne pouvant convaincre. C’est que les deux Saints se trouvent sur des terrains différents et visent des contemplations impossibles à identifier. Saint Jean de la Croix a en vue la contemplation obscure, générale et confuse, à laquelle on arrive par la contemplation acquise ramenée à l’infuse. Et sainte Thérèse, la contemplation lumineuse et distincte, entièrement surnaturelle dès le principe.

De là, une autre nuance. L’entrée à la contemplation de saint Jean de la Croix est imperceptible. L’entrée à, celle de sainte Thérèse est fort claire. « Il n’y a pas à s’y tromper », affirme-t-elle.

QUATRIÈME DIFFÉRENCE. LA CONTEMPLATION DE SAINT JEAN DE LA CROIX PEUT DEVENIR UTILISABLE AU GRÉ DE L’ÂME. IL EN EST TOUT AUTREMENT DE CELLE DE SAINTE THÉRÈSE.

« Au commencement de leur progrès, dit notre docteur mystique, l’habitude de cette connaissance simple n’est pas si parfaite que les personnes qui commencent puissent, toutes les fois qu’elles le veulent, la faire passer en acte. (Montée, L. II; ch. XIII.)

Ainsi, au bout de quelque temps d’exercice, les personnes spirituelles pourront user de cette oraison toutes les fois qu’elles le voudront, et la chose dépend en grande partie de leur fidélité.

Selon sainte Thérèse, au contraire, après les premières oraisons surnaturelles, si fidèle que soit une âme, “il pourra très bien s’écouler une année, davantage même, sans que le Seigneur lui renouvelle cette faveur.” (VIe Dem., ch. vII.) Dans la suite, tout dépendra encore de la libre volonté de Dieu, et jamais la contemplation ne deviendra une habitude. “Le Seigneur, enseigne-t-elle, distribue ses faveurs quand il lui plaît, de la manière qu’il lui plaît et à qui il lui plaît.” (IVe Dem., ch. 1.) “Il nous fait entrer dans le cellier quand il le veut et comme il le ; veut. Quels que puissent être nos efforts, la porte nous restera fermée. C’est à Notre-Seigneur de nous introduire, de nous placer lui-même dans ce centre de notre âme.” (Ve Dem., ch. i.)

D’après elle, il n’y aurait rien d’étonnant que Dieu favorisât ainsi des âmes d’une perfection ordinaire. “Ne vous arrêtez pas à considérer si ceux qui reçoivent ces grâces sont vertueux ou imparfaits : c’est à Sa Majesté de le savoir.” (Ibid.)

CINQUIÈME DIFFÉRENCE. LA CONTEMPLATION DE SAINT JEAN DE LA CROIX RÉCLAME UNE COOPÉRATION ACTIVE, EN MÊME TEMPS QUE PASSIVE. CELLE DE SAINTE THÉRÈSE DEMANDE UNE ATTITUDE PUREMENT PASSIVE.

Le P. Alphonse de la Mère des Douleurs, Carme Déchaussé de la province de Flandre, que nous avons cité plus haut avec éloge, caractérise fort bien l’attitude différente que requièrent les deux contemplations.

“Quoique la contemplation obscure soit surnaturelle, dit-il, elle est néanmoins acquise, parce que l’âme y doit coopérer activement, aussi bien que passivement, avec l’action divine. L’âme

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peut, avec une étonnante facilité, détruire cette œuvre divine ; de fait, un très grand nombre d’âmes la rendent inutile par leurs résistances.” C’est sur quoi saint Jean de la Croix insiste dans la Vive Flamme, Str. III.

Le même Père dit de la seconde contemplation :

“L’âme doit se tenir passive dans la contemplation parfaite (celle de sainte Thérèse), parce que la puissance divine tient alors les facultés de l’âme suspendues, de manière que leur résistance est impossible et leur concours inutile. Dieu alors fait tout et l’homme ne peut rien. Mais dans la contemplation obscure (celle de saint Jean de la Croix), comme la volonté est toujours libre, elle doit se tenir passive par le consentement et l’union à la volonté divine, et elle doit activement coopérer à la transformation de l’âme, en la dégageant et la dépouillent des actes naturels de ses facultés, afin que l’action divine surnaturelle n’y soit entravée par aucun obstacle.” (Pratique de l’oraison mentale, T. IV, p. 331 et suiv.)

Nous adhérons pleinement à ces justes et lumineuses paroles, et, en conformité avec cette doctrine, qui est venue confirmer nos études personnelles, nous disons avec assurance :

Selon saint Jean de la Croix., la contemplation proprement dite, la contemplation par excellence, c’est la contemplation obscure par la foi. À cette contemplation nous pouvons et nous devons coopérer. Les personnes d’oraison appelées à la contemplation divine obscure sont très nombreuses, même parmi les commençants. Celles qui sont appelées à la contemplation que sainte Thérèse regarde comme la contemplation par excellence, c’est-à-dire la contemplation entièrement surnaturelle, sont beaucoup plus rares.

SIXIÈME DIFFÉRENCE. LES PURIFICATIONS PASSIVES.

Saint Jean de la Croix fait reposer toute sa spiritualité mystique sur les nuits purificatives qui, à ses yeux, sont déjà une contemplation. La première de ces nuits, celle du sens, se place, d’après

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lui, avant la première oraison surnaturelle, partie acquise, partie infuse, et lui sert de préparation. La seconde nuit, celle de l’esprit, a lieu après un intervalle, qui peut être de plusieurs années ; elle est une préparation à la contemplation entièrement surnaturelle.

Dans les descriptions de sainte, Thérèse, point de purification préalable avant la première oraison surnaturelle, qui est celle de quiétude. C’est à l’entrée de la VIle Demeure, après l’oraison d’union qui est déjà une oraison extatique, que se produisent les grandes épreuves intérieures. Vers la fin de cette VIDemeure, avant l’entrée dans la VIIe et immédiatement avant le mariage spirituel, a lieu une purification toute d’amour, exempte de ténèbres et de tentations, très douloureuse toutefois, mais dont l’âme voit clairement la céleste origine, qu’elle sait être une faveur insigne et toute privilégiée. De là une différence capitale avec la Nuit de l’esprit décrite par saint Jean de la Croix, dont la rigueur consiste en ce que l’âme, violemment tentée contre la foi et l’espérance, se croit abandonnée de Dieu et rejetée de lui.

Il est donc impossible d’assimiler les purifications propres aux deux contemplations, et les rapprochements qu’on a parfois tenté d’en faire pèchent d’un bout à l’autre.

SEPTIÈME DIFFÉRENCE LE RÔLE DE LA FOI DANS LES DEUX CONTEMPLATIONS.

La contemplation de saint Jean de la Croix se base tout entière sur la foi : la foi prise au sens théologique d’abord, prise au sens mystique ensuite. Tellement que, se fondant évidemment sur des textes multiples de notre Saint, on a pu écrire que “l’acte contemplatif se réduit à un acte de foi” et que l’on a dépeint la contemplation comme “un acte de la vertu de foi actionnée par le Saint-Esprit, dont la touche fait vibrer les dons 1”. Quoi qu’il en soit de ces subtiles déductions, que nous sommes loin de faire nôtres, il est certain que saint

1 P. de la Taille, S. J.

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Jean de la Croix donne à la foi dans ses enseignements mystiques une place extrêmement prépondérante.

Sainte Thérèse fait-elle reposer la contemplation sur l’exercice de la vertu de foi ? En aucune manière. Elle ne parle même pas, à propos de la contemplation, de la vertu de foi, qui existe évidemment dans sa contemplation comme un substratum, mais nullement comme le mobile qui met en jeu l’acte contemplatif. Ceci, croyons-nous, est exclusivement propre à la contemplation obscure de saint Jean de la Croix. Si nous interrogeons d’autres mystiques, sainte Catherine de Gênes par exemple, nous verrons que pour cette grande contemplative, ce n’est pas la foi, mais le rayon du pur amour, qui est l’incomparable agent de la contemplation.

HUITIÈME DIFFÉRENCE. LA CONDUITE A TENIR, SUIVANT SAINT JEAN DE LA CROIX ET SUIVANT SAINTE THÉRÈSE, VIS-À-VIS DES FAVEURS D’ORDRE EXTRAORDINAIRE.

Saint Jean de la Croix, en de très nombreux passages, écarte ce genre de faveurs, soit qu’il s’agisse des visions ou des révélations qui frappent les sens corporels, soit qu’il s’agisse de celles qui s’impriment surnaturellement dans l’imagination et la faculté représentative. Entre les textes qui seraient à citer, nous nous bornerons aux suivants :

“Quoique les effets extraordinaires qui peuvent se produire dans les sens corporels soient l’œuvre de Dieu, il ne faut jamais s’y complaire ni s’y confier avec assurance ; bien plus, il faut les fuir absolument, sans examiner s’ils dérivent d’un bon ou d’un mauvais principe.” (Montée, L. II, ch. xi.)

Des effets qui s’impriment dans la faculté représentative, il nous dit : “Aucune de ces représentations ou imaginations ne pouvant servir de moyen immédiat et proportionné pour s’approcher de Dieu, l’âme doit s’en dépouiller et rester dans l’obscurité par rapport à ce sens intérieur.” (Ibid., ch. xii.) “Soit qu’elles soient fausses et aient le démon pour auteur,

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soit qu’elles se trouvent manifestement vraies et divines, en aucun cas l’âme ne doit les admettre et les faire siennes.” (Ibid., ch. XIV.)

Sainte Thérèse parle bien différemment.

Étant donné notre faiblesse, dit-elle, il nous est extrêmement avantageux, pour perpétuer en notre mémoire le souvenir d’une si divine présence et pour en avoir l’esprit toujours occupé, de la porter peinte et gravée dans notre imagination. Cette vision mérite une très grande estime ; elle est sans danger, car les effets montrent que le démon n’y est pour rien. Quand la vision est de Dieu, l’âme se voit enrichie de biens inappréciables, et le corps même y puise la santé, avec un renouvellement de forces.” (Vie, ch. xxviii.)

Ailleurs, parlant des _mêmes visions, elle dit que l’âme en retire “une bien vive consolàtion et le plus grand profit”. Elle ajoute : “On y trouve beaucoup d’autres trésors.” (VIDem.,. ch. IX.)

Elle regarde également comme très précieuses et comme des grâces signalées les paroles intérieures que Notre-Seigneur adresse aux âmes spirituelles.

Quelques mois avant sa mort, alors qu’elle a longuement traité avec saint Jean de la Croix et qu’elle-même est consommée en expérience mystique, elle revient sur les visions imaginaires et témoigne n’avoir point changé de sentiment.

Ces visions, quand elles sont véritables, méritent selon moi une grande estime », écrit-elle à l’Évêque d’Osma (mai 1582).

De nouveau, saint Jean de la Croix, parlant des connaissances spirituelles communiquées à l’entendement :

« De ces connaissances, comme de celles qui sont corporelles et imaginaires, il convient de débarrasser l’entendement, afin de le guider, par la nuit spirituelle de la foi, vers la divine et substantielle union d’amour. » (Montée, L. II, ch. xxi.)

Plus loin, le saint auteur va jusqu’à dire :

« L’âme pure et humble doit résister avec autant de force et de soin aux révélations et aux autres visions qu’aux plus dangereuses tentations. » (Ch. xxv.)

Non seulement sainte Thérèse ne conseille pas de rejeter

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les grâces privilégiées, mais elle se sert de ces faveurs comme d’un appât pour engager tous les chrétiens à se donner entièrement à Dieu. Ceci, saint Jean de la Croix ne le fait nulle part. Loin de là, il ne cesse de mettre en garde contre les connaissances surnaturelles distinctes, il Ies présente comme un obstacle dans le chemin de l’union.

C’est là une des raisons les plus fortes pour nous convaincre que nos deux grands mystiques ne décrivent pas la même voie contemplative et ne s’adressent pas à la même catégorie d’âmes.

N’exagérons rien cependant. Il y a dans la Montée du Carmel quelques passages qui tempèrent la rigueur de l’enseignement de notre saint docteur, spécialement celui-ci : « Si l’âme continue à se montrer fidèle et réservée par rapport à ces faveurs (les visions corporelles), Dieu ne s’arrêtera pas qu’il ne l’ait élevée de degré en degré jusqu’à l’union et à la transformation divine. » (L. III, ch. x.)

Il n’en reste pas moins vrai que les textes par lesquels notre Saint écarte impitoyablement les visions et les révélations sont de beaucoup les plus nombreux, tandis que sainte Thérèse les admet avec éloges.

NEUVIÈME DIFFÉRENCE. LE PLUS OU MOINS DE FRAYEUR INSPIRÉE PAR LES ILLUSIONS DU DÉMON.

Il est inutile d’apporter des textes pour montrer à quel point saint Jean de la Croix redoute les pièges de l’esprit de ténèbres en fait de visions, de révélations, de locutions surnaturelles, combien il les juge désastreux, souvent même irrémédiables. Chaque page de la Montée du Carmel, pour ainsi dire, est une mise en garde contre ces illusions, chaque ligne inspire une sainte frayeur des effets même divins qui pourraient, par l’imprudence de l’âme, donner lieu à une tromperie de l’ennemi.

Sainte Thérèse montre sur ce point beaucoup plus de liberté d’esprit. Sans doute, elle met en garde, elle aussi, contre les illusions possibles. Mais, supposé qu’une fois ou l’autre, l’ennemi

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vienne à tromper une âme sincèrement désireuse de plaire à Dieu, elle s’en console parfaitement.

Aussi, lorsqu’on vient d’entendre saint Jean de la Croix nous recommander de rejeter toute révélation et toute vision à l’égal des plus dangereuses tentations, on est presque tenté de sourire en ouvrant le chapitre viii du Livre des Fondations. N’oublions pas que la Sainte écrivait ce chapitre en 1573, à Salamanque, et que, pour se rendre en cette ville, elle avait momentanément quitté le monastère de l’Incarnation, où saint Jean de la Croix remplissait les fonctions de confesseur ordinaire. La boutade qui ouvre ce chapitre semble une exclamation à l’adresse d’un interlocuteur récemment entretenu, et on se prend à penser que ce personnage pourrait bien être notre saint docteur lui-même. Écoutons plutôt.

« On dirait que le seul nom de visions et de révélations épouvante certaines personnes ! Je ne sais vraiment ce qui leur fait regarder ce chemin comme si dangereux, ni d’où leur vient une pareille émotion… En effet, certains confesseurs s’effraieront et se scandaliseront beaucoup moins, si vous venez leur dire que le démon vous a suggéré des tentations de blasphème, mille choses extravagantes et déshonnêtes, que si vous leur déclarez qu’un ange s’est montré à vous et vous a parlé, ou que Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié vous est apparu.

Elle dit ensuite que jamais Notre-Seigneur ne permettra au démon de tromper une âme par de fausses représentations, à moins que cette âme ne s’y prête par sa faute. “Ce sera lui au contraire, poursuit-elle, qui se trouvera pris. Je veux dire qu’une âme ne sera pas séduite si elle a de l’humilité. Nul motif donc de s’épouvanter. Il n’y a qu’à se confier en Dieu, à faire p, .0 de cas de ces sortes de choses et à en prendre occasion de le louer davantage.”

Et encore : “Sans doute le démon, pour se jouer de nous, y met du sien. Mais par la bonté divine, sur le grand nombre d’âmes que j’ai connues, je n’en ai pas vu qui aient été abandonnées de Dieu. Peut-être, en permettant pour elles ces légers dommages, se propose-t-il de leur faire acquérir de l’expérience.”

(Ibid., ch. iv.)

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Elle loue fort un théologien de l’Ordre de Saint-Dominique, qui disait : “Le démon est un grand peintre et, il nous fait du bien en voulant nous faire du mal, quand il nous représente un Christ en croix, ou toute autre image, d’une manière si vive qu’il la laisse gravée dans notre cœur.” Et elle ajoute : “Si l’humilité existe, une vision du démon ne peut faire aucun mal.” (Ch. Viii.)

Il y a loin de là au rejet inflexible de toute vision ou révélation, même venant de Dieu.

DIXIÈME DIFFÉRENCE. L’ATTITUDE A GARDER PAR LES CONTEMPLATIFS VIS-À-VIS DE L’HUMANITÉ DE NOTRE-SEIGNEUR.

Nous avons réservé cette différence — qu’il faudrait peut-être appeler une nuance — pour l’indiquer en tout dernier lieu, parce que, grâce aux déplorables interpolations qui ont eu cours pendant si longtemps, elle a été et est encore controversée.

Sainte Thérèse, au Livre de sa Vie (ch. xxII) et au Château intérieur (VIDem., ch. vii), recommande pour toutes les périodes de la vie spirituelle une application prépondérante à la vie humaine du Rédempteur. Elle entre en discussion avec les théologiens et les auteurs spirituels qui enseignent qu’une fois les débuts franchis, il vaut mieux, pour l’âme contemplative, s’attacher à la divinité pure. Elle assure qu’étant homme, il nous est très avantageux, tant que nous sommes en cette vie, de considérer Dieu fait homme. »

Qu’en est-il de saint Jean de la Croix ?

Le P. Joseph de Jésus-Marie (de Quiroga) nous apprend qu’il enseignait d’abord aux débutants à méditer la vie et la passion de Notre-Seigneur, puis, assez promptement, il les disposait à dépouiller leur entendement de toutes les connaissances tirant leur origine des sens, afin de devenir contemplatifs.

D’après notre saint docteur, nous dit encore le même témoin, lorsque l’âme est avancée dans cette voie contemplative, qu’elle a beaucoup souffert, qu’elle a reçu de Dieu des faveurs de divers genres, qu’elle s’est vivement exercée aux vertus, qu’elle est arrivée par la contemplation de la Divinité au sommet de l’union, elle se trouve introduite dans les profonds mystères de la Sagesse de Dieu, renfermés dans l’union hypostatique de la nature humaine avec le Verbe divin, elle est admise à s’enivrer de l’amour qu’ils contiennent. Ainsi la contemplation de la Divinité l’a conduite à une très haute connaissance de l’Incarnation, des sublimes mystères de Dieu fait homme, cachés à une hauteur infinie dans le sein de Dieu. Alors « quel abîme à creuser que Jésus-Christ ! C’est une mine abondante, contenant des filons sans nombre de divins trésors 1. »

Les premiers Éditeurs des Œuvres, trouvant sans doute la doctrine de notre Saint trop hardie, introduisirent dans ses textes de longues tirades de leur composition pour recommander à l’âme même contemplative, hors les temps de l’oraison infuse proprement dite, « de se servir dans tous ses exercices, tous ses actes et toutes ses œuvres, de salutaires considérations et méditations et très spécialement de celles qui regardent la vie, la passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ », parce que « c’est la voie qui conduit à ce qu’il y a de plus élevé dans l’union » ; pour représenter qu’« il ne faut pas mettre au rang des obstacles Celui qui est la Voie, la Vérité et la Vie », thèmes fort bien intentionnés sans doute, mais que le saint docteur n’a pas jugé à propos de donner comme règles de conduite à ses disciples, les contemplatifs.

Ces additions, avons-nous dit, doivent être regardées comme apocryphes et entièrement étrangères à notre Saint.

Qu’il y ait eu au début des relations de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix, alors que celui-ci était confesseur à l’Incarnation, certaines discussions sur le point qui nous occupe, un passage des Demeures le donne clairement à entrevoir. Et pour nous empêcher de le penser, c’est peine perdue de nous présenter une soi-disant lettre de sainte Thérèse à la Mère Anne de Jésus de l’année 1578, laquelle est un document

Cantique spirituel, str. xxxvi.

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notoirement fabriqué, et cela de longue date, ne méritant par suite aucune créance.

La meilleure preuve qu’il y eut réellement quelque divergence entre le docteur mystique et la sainte Mère relativement à l’application constante à la sainte Humanité, c’est précisément le travail d’interpolation auquel on s’est livré sur les passages ayant trait à la question, travail qui a finalement abouti à l’altération de plusieurs textes de la Montée et de plusieurs textes de la Nuit obscure. S’il n’y avait pas eu divergence, point n’eût été besoin de faire effort pour la faire disparaître.

Mais cette divergence, en quoi consiste-t-elle ?

Elle se réduit, nous semble-t-il, à ceci. Sainte Thérèse regardait comme un devoir absolu pour l’âme, à tous les stages de la vie spirituelle, de s’appliquer dans l’oraison à l’Humanité du Sauveur. Elle n’admettait, ce semble, d’intervalle que pour une oraison extatique. (VIDem., ch. vil.) Or, nous le savons bien, l’oraison extatique n’est le fait que d’un très petit nombre d’âmes, et pour ces âmes elles-mêmes, la Sainte nous le dit, cette oraison est extrêmement brève. Par suite, l’application à la sainte Humanité devrait être à peu près continue. Saint Jean de la Croix, lui, admettait des intervalles à l’accomplissement de ce devoir, et même des intervalles prolongés. Et alors que la sainte Mère recommandait avec tant d’instance l’application quasi continuelle à la vie humaine du Verbe divin, il ne jugeait pas à propos, répétons-le, de faire cette recommandation à ses disciples, les contemplatifs, préférant les laisser aux attraits de la grâce. Lui en ferons-nous des reproches ?

Pour nous, nous inclinant avec amour et respect devant ses lumières, nous ne craignons pas de dire bien haut que ses écrits n’avaient aucun besoin des atténuations, des additions, des explications, des interpolations que ses timides Éditeurs leur ont prodiguées. Nous redirons ensuite ce que nous avons dit déjà dans notre Introduction générale, que saint Jean de la Croix avait la dévotion la plus tendre envers l’Humanité du Christ Sauveur, qu’il était à tel point embrasé d’amour pour le Verbe fait chair, qu’il entrait en extase devant une représentation de Jésus sous le pressoir du Calvaire. Et nous nous plairons à répéter : Qui donc oserait qualifier de rejet systématique de la sainte Humanité la contemplation d’un Saint entièrement liquéfié dans le Christ Jésus ?

Nous avons fini d’énumérer les différences — ou parfois les nuances — qu’une étude consciencieuse nous a fait relever entre la contemplation de saint jean de la Croix et telle de sainte Thérèse.

Et maintenant, hâtons-nous de le dire, si la ditterence des modalités s’accuse pour les deux contemplations dans la voie qui conduit à l’union consommée, les deux contemplations e rejoignent dans les sommets, qu’il s’agisse soit de la glorieuse blessure d’amour infligée par le séraphin, soit de l’extase avec sa contemplation sublime, soit du mariage spirituel, faveur rare et privilégiée entre toutes, qui consomme la transformation d’amour et la divinisation de l’âme.

Toutefois, il importe de le faire remarquer, il existe une divergence notable entre l’enseignement de sainte Thérèse et celui de saint Jean de la Croix relativement au mariage spirituel. La Sainte estime que cette faveur sublime « ne reçoit pas en cette vie son parfait accomplissement, parce que’âme pourrait encore s’éloigner de Dieu, et par là même, perdre un bien si précieux 1 ». Pour saint Jean de la Croix, le mariage spirituel est toujours accompagné de la confirmation en grâce 2, c’est-à-dire de l’heureuse impossibilité d’offenser Dieu gravement.

On pourrait expliquer cette apparente contradiction en disant qu’il y a mariage spirituel et mariage spirituel, et que le saint docteur qualifiant cette très haute faveur de « déification » de l’âme, il décrit le mystique mariage à son degré suprême, tandis que sainte Thérèse ne parlerait que du mariage spirituel pur et simple. Cette manière de voir serait confirmée par le fait que certaines contemplatives, hautement gratifiées de Dieu, sont dites avoir reçu cette faveur plusieurs fois, ce

1 Château intérieur, (IIDem., ch. ri.)

2 Annotation de la main de saint Jean de la Croix, au manuscrit de Sanlúcar.

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qui indiquerait qu’elle leur aurait été accordée à des degrés de plus en plus parfaits.

Il nous reste à noter une différence que nous appellerons supplémentaire, parce qu’elle ne concerne pas directement la contemplation, bien qu’elle y ait quelque rapport.

DIFFÉRENCE SUPPLÉMENTAIRE ; SAINT JEAN DE LA CROIX ESTIME QUE POUR POUVOIR CHERCHER ET TROUVER DIEU, UNE ÂME DOIT AUPARAVANT ÊTRE MORTE AU MONDE. SAINTE THÉRÈSE PENSE DIFFÉREMMENT.

Les lignes que nous allons citer sont extraites d’une Lettre que la Sainte écrivit de Tolède, en 1576, à l’Évêque d’Avila. Thérèse avait proposé à plusieurs de ses disciples et amis une sorte de problème spirituel à résoudre par écrit. Il s’agissait de trouver une explication à cette parole qu’elle avait entendue dans l’oraison : Cherche-toi en moi. Parmi les concurrents se trouvaient saint Jean de la Croix et Julien d’Avila, confesseur et chapelain de Saint — Joseph d’Avila. L’Évêque avait désiré que la Sainte fît la critique des diverses réponses, puis rendît un verdict dans cette joute mystique et littéraire.

Thérèse, après avoir finement critiqué la réponse du chapelain de Saint-Joseph, s’en prit, beaucoup plus âprement, au chapelain de l’Incarnation. Écoutons-la parler :

« Je pardonne au P. Julien d’Avila ses à côtés, parce qu’il n’a pas été aussi long que mon Père Jean de la Croix. Pour celui-ci, il nous donne dans sa réponse une doctrine qui serait excellente pour qui voudrait faire les Exercices en usage dans la Compagnie de Jésus, mais elle ne convient pas à notre sujet.

« Ce serait chose bien dure que nous ne puissions chercher Dieu sans que nous soyons au préalable morts au monde. Ni la Madeleine, ni la Samaritaine, ni la Chananéenne n’étaient mortes au monde lorsqu’elles le trouvèrent. I1 nous parle longuement aussi du point de se faire une même chose avec Dieu par l’union. Mais lorsque cela est fait et que Dieu accorde cette grâce à une âme, il ne lui dit pas de le chercher, puisqu’elle l’a trouvé.

« Dieu nous délivre de ces gens si spirituels, qu’ils ramènent tout sans distinction à la contemplation parfaite ! Et malgré tout, nous remercions le P. Jean de la Croix de nous avoir si bien expliqué ce que nous ne lui demandions pas. Voilà pourquoi il est bon de parler souvent de Dieu : le profit nous arrive d’où nous ne l’attendions point. »

Cette boutade de sainte Thérèse à l’adresse de celui que dans sa correspondance elle nomme plusieurs fois « un saint » et dont elle écrit hardiment à Philippe II : « On le regarde comme tel et, selon moi, il l’est et l’a toujours été » 1, a l’avantage de nous montrer que la Sainte avait avec « ce saint » son franc-parler. Dieu, qui lui révélait tant de choses, ne lui avait pas fait connaître que le P. Jean de la Croix serait un jour déclaré docteur de l’Église. Aussi, ne se faisait-elle pas faute de le contredire et même, à l’occasion, « de se fâcher contre lui », « bien qu’elle ne découvrît pas en lui la moindre imperfection » et qu’elle le reconnût « si vertueux, qu’elle aurait eu beaucoup plus à apprendre de lui que lui à apprendre d’elle » 2. Jean de la Croix, de son côté, ne craignait pas d’entrer en discussion avec la Mère Fondatrice, lorsqu’il s’agissait des sujets spirituels. Après quoi, de part et d’autre on gardait, ce semble, sa manière de voir.

Aussi bien, la sainte Mère n’avait pas à observer, vis-à-vis du chapelain de l’Incarnation, l’attitude que commandent les fonctions de confesseur et de directeur. Alors même que le P. Jean de la Croix était confesseur attitré des Religieuses de l’Incarnation, sainte Thérèse — sa correspondance nous l’apprend — avait un confesseur spécial, choisi par elle-même parmi les Jésuites du Collège Saint-Gilles. Elle pouvait avoir pour cela plusieurs motifs, qu’il ne nous appartient pas de pénétrer. En tout cas, elle en demeurait plus libre de conserver ses vues personnelles dans les questions de spiritualité et d’oraison, où elle était passée maîtresse.

1 Lettre du 4 décembre 1577.

2 Lettre à François de Salado, fin de septembre 1568. Fondations, ch. xiii.

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Disons-le maintenant, bien qu’il n’en soit pas besoin, ce semble, la constatation des différences que nous avons signalées entre les deux contemplations n’implique une diminution de gloire ni pour l’un ni pour l’autre de nos incomparables Saints. Tout au contraire, en mettant plus en lumière leurs physionomies respectives, elle montre mieux les richesses si variées et si abondantes de leur mystique enseignement.

Il ne nous reste plus qu’à dire l’importance qu’il y a, selon nous, dans la direction des âmes, à tenir compte des différences que nous avons notées.

IMPORTANCE QU’IL Y A, DANS LA PRATIQUE, A DISTINGUER LA CONTEMPLATION DE SAINTE THÉRÈSE ET CELLE DE SAINT JEAN DE LA CROIX.

La confusion en cette matière peut avoir de regrettables conséquences. Nous n’en voulons d’autre preuve que celle qui nous est fournie par l’auteur de Perfection chrétienne et Contemplation, T. II, Append., p. 42.

« Si l’on venait par exemple, dans une retraite prêchée à une Communauté contemplative fervente, dire que la contemplation infuse (même au degré inférieur qu’est l’oraison de quiétude) n’est pas dans la voie normale de la sainteté, qu’elle est dans ce sens proprement extraordinaire, comme les visions et les révélations, et que par suite il est présomptueux d’y aspirer, à quelle forme de vie intérieure devraient donc tendre ces âmes pour qui la méditation est devenue impraticable ? Devraient-elles retourner en arrière, ou piétiner sur place ? Pour qui a lu saint Thomas, saint Bonaventure, saint Jean de la Croix, saint François de Sales, ce serait pratiquement la négation même de la vraie vie contemplative, et le maintien dans la médiocrité de la généralité des âmes appelées à vivre cette vie ou à y tendre.

Puisque l’auteur semble ici confier à ses lecteurs un cas embarrassant, nous répondrons très respectueusement :

Si, constatant que dans une communauté la méditation est devenue « impraticable » pour une ou plusieurs religieuses,

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on les maintenait envers et contre tout dans l’oraison discursive, il est clair que « ce serait pratiquement la négation même de la vraie vie contemplative ». Mais, établissons-le tout d’abord, les âmes ne se trouvent pas dans l’alternative ou de se lier à la méditation discursive, ou de s’adonner à l’oraison de quiétude, laquelle — il est de première importance de le remarquer, — étant toute surnaturelle et ne dépendant que du bon plaisir de Dieu, est hors des atteintes de leurs efforts.

Rien de plus sage, selon nous, que de conseiller à de telles âmes l’une ou l’autre des contemplations acquises qui sont à leur portée. Nous voulons parler des contemplations acquises que décrivaient au XVIIsiècle Thomas de Jésus et Honoré de Sainte-Marie, ou bien de l’oraison de simple regard recommandée par Bossuet, ou encore de l’oraison de remise en Dieu, préconisée par sainte Jeanne de Chantal, ou enfin de l’une ou l’autre des oraisons affectives simplifiées, si ces âmes y ont des dispositions.

Supposé qu’après un examen attentif on reconnaisse chez une âme un commencement d’oraison infuse mêlée de contemplation acquise, c’est-à-dire la contemplation obscure à son degré initial, telle que la décrit saint Jean de la Croix dans la Nuit du sens, il est évident qu’on fera bien de l’y encourager. Mais conseiller l’oraison de quiétude de sainte Thérèse à une âme que Dieu n’en gratifie pas, ce serait peine entièrement perdue. Bien plus, ce serait exposer cette âme à une pénible déconvenue et par suite au découragement, avec ses lamentables conséquences.

N’oublions pas le spirituel persiflage de sainte Thérèse à son frère Laurent de Cepeda : “Nous lui pardonnons le bon conseil qu’il nous donne sans que nous le lui demandions, de nous exercer à l’oraison de repos (c’est-à-dire de quiétude). Comme si cela était en notre pouvoir ! Il doit bien savoir pourtant la souffrance qui résulte de pareille tentative.” (Lettre à l’Évêque d’Avila, de l’année 1576.)

Ces paroles sont à peser par ceux qui confondant la contemplation de saint Jean de la Croix à son degré initial — qui est la contemplation acquise ramenée à l’infuse — avec l’oraison

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de quiétude décrite par sainte Thérèse, sont tentés de conseiller imprudemment celle-ci aux âmes qu’ils dirigent. Encore une fois, c’est les exposer à une douloureuse déception et à tous les inconvénients d’un découragement toujours possible.

Errata pour le Tome II

P. 74, 1. 5, au lieu de : Strophe xve, lisez : Strophe mie.

P. 127, 1. 8, après : la lumière luit dans les ténèbres, ajoutez : l’intelligence mystique se répandant dans l’entendement.

P. 234, 1. 8, au lieu de : caractère autographe, lisez : caractère authentique.

P. 270, entre la Strophe x11 et la Strophe x111, mettre :

L’ÉPOUSE.

P. 314, 1. 11, au lieu de : dans des traits argentés, lisez : dans tes traits argentés.

P. 315, 1. 19 et 20, au lieu de : nous le verrons, lisez : nous la verrons.

P. 410, 1. 10 par le bas, au lieu de : au parfait équilibre, lisez : en parfait équilibre.

P. 465, 1. 5, au lieu de : à la suite de notre Introduction, lisez : à la suite du Cantique spirituel.

P. 521, note, 3e 1. par le bas, au lieu : Encarcion, lisez : Encarnacion.

Erratum supplémentaire

À la Strophe IV de la Nuit obscure, au lieu de :

Où m’attendait déjà Celui

Qui dès longtemps me connaissait

Mettre :

Où déjà m’attendait Celui

Que dès longtemps je connaissais.


Tome 4


TOME QUATRIÈME

La seconde Vive Flamme d’amour. Les Épines de l’Esprit. Avis et Sentences. Les Précautions. Quatre avis à un Religieux convers. Poésies. Lettres et censure. Conseils de spiritualité. Pièces diverses.

Œuvres de Saint Jean de la Croix Docteur de l’Egllse et Père du Carmel Réformé

TRADUCTION NOUVELLE PAR La Mère MARIE du SAINT SACREMENT carmélite

BAR-LE-DUC IMPRIMERIE SAINT-PAUL 36, boulevard Raymond Poincaré, 36 - 1937


Avant-Propos à la seconde Vive Flamme d’amour

Comme saint Jean de la Croix avait retouché, perfectionné son Cantique spirituel, de même il retoucha, perfectionna sa Vive Flamme d’amour. Ce fut dans la solitude de la Peñuela et à l’extrême limite de sa précieuse existence, alors que, sous le poids de la disgrâce et de la persécution, il luttait déjà contre les atteintes du mal inexorable qui devait mettre fin à ses jours, on le vit entreprendre de retoucher et d’amplifier son chef-d’œuvre.

Au rapport de plusieurs religieux ses compagnons, nous dit le P. Jérôme de Saint-Joseph, son premier historien, ce fut à cette époque et en ce lieu qu’il perfectionna le plus sublime de ses traités mystiques 1. Le P. Joseph de Jésus-Marie parle de même 2. Quant au P. François de Saint-Hilarion, témoin oculaire, il précise en disant : « Tandis qu’il faisait séjour en ce couvent, il se levait avant le jour et se rendait au jardin. Là, au milieu de quelques saules et sur le bord d’une pièce d’eau, il se tenait à genoux et ne s’éloignait qu’au moment où le soleil était déjà brûlant. Il allait alors dire la messe ; après quoi il rentrait dans sa cellule, où il restait en oraison ou bien écrivait de petits livres qu’il a laissés sur certaines Strophes ».

Nul doute que ces « petits livres » ne fussent les cahiers de la « Vive Flamme », le plus court de ses grands ouvrages

1 Historia del V. P. Juan de la Cruz, Lib. VIII, cap. vii.

2 Vida, Lib. III, cap. xiv.

3 Ms 12 738 de la Bibl. nat. de Madrid (cité par le P. Silverio).

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composé depuis plusieurs années déjà, mais auquel il mit la dernière main dans cette suprême période de son existence. En septembre 1591, Jean de la Croix, en proie à une fièvre continue, prenait la route d’Úbeda, emportant avec lui le manuscrit retouché de la Vive Flamme d’amour. Quand fit-il prendre copie de ce manuscrit, ce qu’il n’omettait jamais, ce semble, pour chacun de ses ouvrages ? Sur ce point nous ne pouvons qu’émettre des conjectures.

Une donnée assez curieuse nous était fournie en 1931 par le P. Silverio, dans son tome IV, Introduction à la Llama de amor viva, p. xxvii. Énumérant les transcriptions de la seconde Vive Flamme aujourd’hui existantes, il nous décrit en premier lieu un volume qui se trouve à la Nationale de Madrid sous le no 17 950 et se compose de 170 pages. Il est relié en cuir noir repoussé, avec quelques ornements et, au centre de la couverture, une image de la très sainte Vierge avec l’Enfant Jésus ; il a eu deux fermoirs, qui ne s’y trouvent plus aujourd’hui. La Vive Flamme va jusqu’à la p. 141. Le frontispice porte : J. H. S. 1584.

« L’écriture », nous dit le P. Silverio, “est celle d’une femme, bien tracée et fort nette. Le manuscrit n’a aucune correction, ni d’une main étrangère, ni de la main de la copiste. Rien n’est dit relativement à l’auteur de l’ouvrage. Mais, d’après les renseignements donnés par le P. André de l’Incarnation, il est certain que la transcription a été en la possession des Carmélites déchaussées de Séville.

« Probablement, ajoute le P. Silverio, cette transcription a été exécutée par une religieuse de cette communauté. La copie dénote une plume andalouse par la manière dont certains mots sont écrits. Au xixe siècle le manuscrit appartenait à Gayangos. Il a passé depuis à la Bibliothèque nationale. Le Prologue porte la signature du Saint, chose que nous n’avons point vue dans les autres manuscrits.

“La transcription semble avoir été faite avec un grand

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soin. On n’y trouve ni omissions ni retouches, à peine quelques fautes matérielles de copie. Sûrement la religieuse a transcrit avec une entière fidélité le codex qui lui a servi, et comme cette copie andalouse — les spécialistes de la Nationale disent qu’elle est de l’époque du Saint — mérite une grande confiance, je crois qu’elle est digne de servir de base à cette édition de la seconde Rédaction de la Vive Flamme.”

Sommes-nous en présence d’une copie exécutée sur l’autographe du Saint et par son ordre ? On le croirait presque. Cette particularité d’une signature apposée par lui au Prologue retint notre attention et nous résolûmes d’approfondir ce dernier point.

Arrivé au couvent de la Peñuela au commencement d’août, Jean de la Croix, se sentant mortellement atteint, part pour Úbeda le 22 septembre. Il se trouve à l’extrémité dès le commencement de décembre, et le 14 il retourne à Dieu.

Il y avait à Úbeda deux époux profondément chrétiens et liés de longue date avec notre Saint. Ils se nommaient Fernando Diaz et Marie de Molina, et avaient deux filles : Catherine et Inès de Salazar, dont l’une devint dans la suite carmélite déchaussée, l’autre religieuse Béate. Fernando Diaz, sachant notre Saint à la Peñuela, s’y rendait souvent pour le visiter. Lorsqu’il apprit que Jean de la Croix venait d’arriver malade à Úbeda, il alla le voir chaque jour et même plusieurs fois par jour. Sa femme et ses filles voulurent se charger de laver les bandes de toile qui servaient aux pansements et elles ont maintes fois affirmé qu’elles se sentaient embaumées des parfums qui s’en exhalaient 1.

Étant donné l’intimité qui unissait cette famille à notre

1 Dép. de Fernando Diaz, donnée à Úbeda l’année 1627.

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saint docteur, serait-il téméraire de supposer que la plume féminine qui transcrivit la Rédaction de la Vive Flamme pourrait être celle de l’une des sœurs, à laquelle le Saint aurait remis à cet effet son manuscrit ?

La mère Marie de la Croix, dans sa Déposition du 3 mars 1628, dit ceci : « Le médecin qui le soigna possédait comme insignes reliques un diurnal qui lui avait servi et quelques feuilles du Livre de la Llama. »

I1 faudrait peut-être inférer de là que le Saint ne donna d’abord à Villareal que les premières feuilles de la Vive Flamme, c’est-à-dire celles qui étaient déjà transcrites, tandis que les autres demeuraient encore entre les mains de la copiste andalouse dont nous parle le P. Silverio.

Nous aurions désiré savoir si Catherine de Salazar, que son père, dans sa déposition, dit avoir embrassé la vie des Carmélites déchaussées sous le nom de Catherine de Saint-Albert, appartenait au monastère de Séville. Dans ce cas, íl eût été tout simple qu’après la mort du Saint elle y ait porté le manuscrit de la Vive Flamme, qui n’avait pu être terminé du vivant de celui-ci. Le R. P. Silverio voulut bien, à notre demande, confronter l’écriture de la copie de la seconde Vive Flamme, trouvée par lui à la Nationale de Madrid, avec une lettre autographe de Catherine de Salazar gardée à la même Bibliothèque. Il nous écrivit que l’écriture n’était pas la même. Poursuivant notre conjecture, nous nous dîmes qu’il restait encore possible que l’écriture fût celle d’Inès, sœur de Catherine.

Quoi qu’il en soit, le fait que la copie porte à la page du Prologue la signature de saint Jean de la Croix — c’est le P. Silverio qui l’atteste dans son Introduction à la Llama de amor viva — restait à éclaircir, Nous avons recouru pour cela à M. l’abbé Don Pedro Longás, conservateur des manuscrits de la Nationale, qui avec la plus grande obligeance fit l’examen que nous désirions. Il nous répondit

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qu’il s’était fait un plaisir de nous satisfaire, mais que la firma del Santo al fin del prólago no es'en manera alguna autógrafa. La réponse était catégorique. Elle nous fut confirmée peu à près par le R. P. Silverio, qui nous écrivit à la date du 21 octobre 1935 :

« Dans la copie de la seconde Vive Flamme à laquelle vous vous référez, la signature du docteur mystique n’est pas autographe, mais elle pouvait l’être dans le manuscrit sur lequel elle fut prise. »

Et le Révérend Père ajoutait : « Sans vouloir l’affirmer, je regarde comme certain que la copiste n’a pas mis par hasard le nom du Saint. Elle a transcrit ce qu’elle a trouvé dans l’original qu’elle copiait. En tout cas, il est sûr qu’elle considérait l’original sur lequel elle travaillait comme étant du saint Docteur. »

Nous l’avons dit dans notre Introduction à, l’existence d’une seconde rédaction de l’ouvrage a donné lieu comme pour le Cantique spirituel — de façon moins accentuée toutefois — à des doutes relatifs à l’authenticité du second texte, spécialement de la part de M. Baruzi dans son ouvrage sur saint Jean de la Croix. (Voir seconde Édition : Les Textes.)

Le P. Silverio, dans son tome IV, a répondu tout au long et avec grande courtoisie à M. Baruzi. Nous ne ferons que toucher légèrement quelques-unes des objections de celui-ci et des réponses que leur fait le P. Silverio. Ceux de nos lecteurs qui désireraient des données plus détaillées pourront se reporter à l’Introduction du Révérend Père à la Vive Flamme d’amour.

M. Baruzi avait noté dans le second texte de la Vive Flamme un certain refroidissement de l’enthousiasme lyrique, certaines atténuations de la pensée et de l’expression : divergences qui lui paraissaient fondamentales. Le P. Silverio ne pense pas que l’élévation lyrique de

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l’ouvrage ait rien perdu aux très légers adoucissements que le saint auteur, en revoyant à tête reposée un écrit rédigé sous une inspiration aussi rapide — on nous dit que la Vive Flamme fut composée en quinze jours, — crut devoir apporter à son premier texte. Il fait remarquer qu’on ne peut rejeter aucune des modifications et amplifications comme indigne de notre Saint, comme contraire à la manifestation habituelle de sa pensée. Ce qui frappe dans les retouches, dit-il, c’est la préoccupation d’expliquer certaines conceptions exprimées avec une concision vigoureuse, mais susceptibles de plus de clarté. Saint Jean de la Croix, en vue de cette clarté plus grande et d’un développement plus complet de sa pensée, a jeté quelques gouttes d’eau sur l’enthousiasme mystique de son premier texte. Devons-nous le regretter ? C’est bien peu de chose pour amortir un feu aussi actif et aussi véhément. Ainsi s’exprime le P. Silverio.

M. Baruzi avait fait remarquer aussi, comme divergence selon lui fondamentale, que la seconde Rédaction rappelle avec fréquence que les états mystiques, même les plus_ élevés, ne sont qu’une image imparfaite de l’état béatifique, et que seule la vie de l’au-delà peut apporter l’union parfaite, et il s’étonnait de la coïncidence de ces additions avec beaucoup de celles que nous offre le second Cantique.

Il n’y a pas lieu de s’étonner, répond le P. Silverio, que les additions relatives au désir de posséder l’union permanente de la gloire, présentées par le second texte de la Vive Flamme, concordent avec les additions du second Cantique. Rien de surprenant que Jean de la Croix, si esclave de la logique, si conséquent avec lui-même, ayant au second Cantique appuyé davantage sur le désir de la vie éternelle, qui doit rendre inamissible la possession du Bien-Aimé, ait modifié la Vive Flamme dans le même sens. Du reste, la coïncidence est moindre entre la seconde

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Rédaction de la Vive Flamme et le commentaire des dernières Strophes du second Cantique, qu’entre le premier texte de la Vive Flamme et le Commentaire des dites Strophes. Ces additions sont des filets d’eau comparées au fleuve abondant que nous apporte la Vive Flamme en sa première Rédaction. Ce sont encore les expressions du P. Silverio.

Le P. André de l’Incarnation, qui a très profondément étudié les deux textes de la Vive Flamme d’amour, a placé la remarque suivante dans une transcription du second texte ayant appartenu aux Carmélites de Palencia :

« Ce cahier manuscrit a révélé que notre Père saint Jean de la Croix a récrit une seconde fois et renouvelé le livre de la Vive Flamme d’amour, car on y trouve bien des choses que l’on ne voit ni dans l’imprimé ni en beaucoup de manuscrits anciens qui concordent avec lui. Ce sont des additions, des développements ou des explications, qui montrent avec évidence ne pouvoir venir d’une autre main que de celle du glorieux Père. Ce manuscrit est donc sous ce rapport très appréciable, mais il est en même temps défectueux et a besoin, en bien des endroits, du secours de deux ou trois exemplaires du même genre, parus après lui, et que l’Ordre a recueillis ces dernières années dans ses Archives générales, en vue de former une copie ayant toute la pureté désirable. Cette copie pourra servir si dans quelque temps l’Ordre se décide à reproduire l’ouvrage tel que le Saint y a mis la dernière main, car la seconde Rédaction a une notable supériorité sur la première 1. »

Répétons-le, si l’on mit tant de temps à découvrir la seconde Rédaction du Cantique spirituel, on ne saurait s’étonner qu’il ait fallu du temps pour s’apercevoir qu’il existait deux textes de la Vive Flamme, alors surtout que les différences entre les deux Rédactions étaient moins

1 Cf. P. Silverio, Introd. à la Llama, p. xxii.

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nombreuses et moins frappantes que celles qui distinguent les deux Cantiques. C’est la remarque très juste du P. Silverio, qui ajoute :

« L’Édition de Tolède, comme pour le Cantique spirituel, a publié en premier lieu la Vive Flamme en sa seconde Rédaction et a placé en Appendice la première Rédaction du même ouvrage. Quelques-uns des passages ajoutés ou modifiés ont été placés entre guillemets, afin que le lecteur puisse se rendre facilement compte du travail accompli par le docteur mystique. Nous avertissons cependant que cette précaution dans la plupart des cas n’a pas été prise. L’Édition de Tolède est la première qui ait mis au jour la seconde Rédaction de ce traité de notre Saint.

« Nous publierons aussi, continue le P. Silverio, les deux Rédactions, comme nous avons fait à l’égard du Cantique. Pour la première nous avons choisi la copie de Tolède, en nous aidant des autres copies de la même Rédaction. La transcription de Séville nous servira pour la seconde, sans refuser le secours qu’en certains passages peuvent nous apporter d’autres manuscrits. »

Nous suivrons l’exemple des PP. Gérard et Silverio, nous donnerons les deux Vives Flammes, comme nous avons donné les deux Cantiques. Mais ici nous nous servirons, en vue d’une plus grande clarté, de petites capitales pour tous les passages qui différencient le second texte du premier.

Dans le travail à la fois émouvant et ardu qu’impliquait la confrontation attentive et la soigneuse discrimination des deux textes, nous nous sommes demandé s’il est tout à fait exact de voir dans la seconde Rédaction « un refroidissement de l’enthousiasme lyrique, des atténuations de la pensée et de l’expression ». Cela peut être vrai en quelques cas, mais non en tous. À notre avis, si le saint Docteur, dans la première Rédaction de son chef-d’œuvre s’est surpassé lui-même, on est selon nous, autorisé à dire que dans certaines additions de la seconde il s’est élevé plus haut encore. Ce n’est plus le langage de la terre, si sublime soit-il, que l’on entend, on croit surprendre les accents d’une âme déjà glorifiée, déjà initiée aux tranquilles splendeurs de l’au-delà. Aussi bien, saint Jean de la Croix nous dit-il que dans l’état décrit par lui, « le fruit et l’opération de l’amour croissent à tel point, qu’ils ont grande ressemblance avec ce qu’ils sont dans l’autre vie ».

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Notons, à l’Explication de la Strophe III, ce qu’il nous dit à propos des obombrations des lampes divines qui sont les attributs de Dieu, et de la lampe par excellence qui est le Verbe : « Cette lampe est à la fois toutes les lampes, parce qu’elle brille et brûle de la lumière et de l’ardeur de toutes les lampes. L’âme comprend très bien que cette seule lampe lui est toutes •les lampes. En effet, étant une, elle peut tout, elle a toutes les vertus et embrasse tous les esprits. »

Qu’est-ce en définitive que cette illumination de splendeurs' dans laquelle l’âme resplendit au sein des ardeurs de l’amour ? Ce sont les amoureuses connaissances que les lampes des attributs de Dieu lui envoient. Au milieu de ces connaissances, cette âme, unie à Dieu selon ses puissances, resplendit comme les lampes elles-mêmes en amoureuses splendeurs.

Et mettant un dernier accent sur la transformation de l’âme en Dieu, le saint émet une ultime affirmation, qui résume et dépasse, dans sa paisible sérénité, tout ce qu’on a pu décorer du nom de « lyrisme ».

« Cette transformation de l’âme en• Dieu est inexprimable. Tout sera dit en un seul mot : l’âme est devenue Dieu de Dieu, en participation de son Être et de ses attributs. » En achevant sa première Rédaction, Jean de la Croix s’était déclaré impuissant à rien dire de plus, parce qu’en tentant de préciser davantage l’état de l’âme glorifiée, il

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craindrait de rester par trop au-dessous de son sujet. Ici, il donne une raison de plus de son abstention : on pourrait croire que ses paroles seraient l’expression de la vérité, alors que les merveilles de l’union divine surpassent comme à l’infini, même sur cette terre, tout ce que l’entendement humain peut concevoir, tout ce que le langage de l’homme peut exprimer. Tel saint Paul descendu du troisième ciel, déclarant qu’il est des paroles qu’il n’est point permis à l’homme de prononcer.

Poème de saint Jean de la Croix

1. ! Oh llama de amor viva

Que tierrnamente hieres

De mi alma el mas profundo centro !

Pues ya no eres esquiva,

Acoba ya, si quieres.

Rompe la tela de este dulce encuentro.


2. ! Oh canterio suave !

! Oh regalada llaga !

! Oh mano blanda I ! Oh taque delicado,

Que a vida eterna sabe

Y toda deuda paga !

Matando, muerte en vida la has trocado.


3. ! Oh lamparas de fuego,

En cuyos resplandores

Las profundas cavernas del sentido,

Que estaba obscuro y ciego,

Con extrañas primores

Calor y luz dan junto á su querido !


4. ! Cuan manso y amoroso

Recuerdas en mi seno,

Donde secretamente solo moras;

Y en tu aspirar sabroso,

De bien y gloria lleno,

Cuán delicadamente me enamoras !


Chant de l’Âme dans son intime Union avec Dieu La seconde Vive Flamme d’amour

EXPLICATION DES STROPHES

1. Oh ! Flamme d’Amour ! Vive Flamme !

Qui me blesses si tendrement

Au plus profond centre de l’âme !

Tu n’es plus amère à présent.

Achève donc, si tu le veux.

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !


2. Oh ! cautère vraiment suave !

Oh ! plaie toute délicieuse !

Oh ! douce main ! touche légère !

Qui a le goût d’éternité !

Par toi toute dette est payée.

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.


3. Oh ! lampes de feu très ardent !

Au sein de vos vives splendeurs,

Mon sens avec ses profondeurs,

Auparavant aveugle et sombre,

En singulière excellence,

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


4. Oh ! combien doux et combien tendre

Tu te réveilles dans mon sein,

Où seul en secret tu demeures !

Par ta douce spiration,

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !



LA SECONDE Vive Flamme d’amour


EXPLICATION DES STROPHES QUI TRAITENT DE LA TRÈS INTIME ET TRÈS HAUTE UNION DE L’ÂME AVEC DIEU ET DE SA TRANSFORMATION EN LUI, PAR LE P. JEAN DE LA CROIX, À LA DEMANDE DE D. ANNE DE PENALOSA. CES STROPHES ONT ÉTÉ COMPOSÉES DANS L’ORAISON PAR LE MÊME. L’ANNÉE 1584.

PROLOGUE

J’ai d’abord éprouvé quelque répugnance, très noble et très dévote Dame, à expliquer ces quatre Strophes, ainsi que vous m’en avez fait la demande. En matières si inté­rieures et si spirituelles, les paroles font ordinairement défaut, parce que les choses de l’esprit surpassent le sens et qu’on n’en peut guère parler selon ce qu’elles ont de substantiel que dans un intime élan de ferveur. Voyant si peu de cette ferveur en moi, j’ai différé jusqu’ici de vous satisfaire. En ce moment le Seigneur m’ouvre, ce me semble, quelque peu l’intelligence et communique quelque chaleur à mon âme. Je le dois sans doute au saint désir qui vous anime, et comme les Strophes ont été composées à votre intention, Notre-Seigneur veut probablement que l’expli­cation vous en soit due. j’ai donc pris courage, sachant fort bien d’ailleurs que de mon propre fonds je suis incapable de traiter comme il convient quelque sujet que ce soit, moins encore des matières si élevées et si substantielles. Ce qui s’y trouvera d’inexact et de défectueux devra donc m’être attribué. Aussi je soumets ce que je vais dire à tout meilleur avis, quel qu’il soit, et au jugement de la sainte Église romaine, notre Mère. Sous sa règle, en effet, l’erreur est impossible.

Ceci posé, et en prévenant le lecteur que je resterai toujours au-dessous de la réalité, parce qu’une peinture ne reproduit jamais que très imparfaitement l’original, je prendrai la hardiesse de parler, en m’appuyant toujours sur les divines Écritures.

Dans celles que nous avons précédemment expliquées/2, nous avons parlé du plus haut degré qui se peut atteindre en cette vie, à savoir la transformation en Dieu. Dans celles-ci il est question de l’amour le plus exquis et le plus achevé qui se rencontre dans ce même état de transfor­mation. À la vérité, il n’y a qu’un seul état de transfor­mation et l’on ne peut passer au-delà. Néanmoins, avec le temps et l’exercice, cet état peut s’épurer encore, et l’âme peut se transformer toujours davantage en l’Amour divin. Il en va de même pour le bois que le feu a transformé en soi et qui se trouve uni au feu. Plus le feu s’active, plus il agit sur le bois et plus celui-ci s’embrase, devient incan­descent, au point qu’on lui voit jeter des étincelles et des flammes.

C’est une fois parvenue à ce degré d’amour brûlant que cette âme nous parle. Elle est si hautement tranformée au feu d’amour, que non seulement ce feu ne fait qu’un avec elle, mais jette en elle de vives flammes. L’âme expérimente intérieurement qu’il en est ainsi dans une intime et très exquise suavité d’amour, et elle l’exprime dans son chant. Elle se sent consumée dans cette flamme et elle représente dans ces Strophes quelques-uns des effets opérés en elle.

Je suivrai en les exposant l’ordre que j’ai suivi dans l’explication des Strophes précédentes. Je les donnerai d’abord toutes ensemble, puis j’expliquerai brièvement chaque Strophe à part. Je ferai ensuite de même pour chaque vers en particulier.

/1 Jn 14, 23.

/2 Le Cantique spirituel A, strophes 15-24, 27-28, 33-34 et CS B strophes 22-35. (Ed.)

STROPHE 1

Ô Flamme d’amour ! Vive Flamme !

Qui me blesse si tendrement

Au plus profond centre de l’âme !

Tu n’es plus amère à présent.

Achève donc, si tu le veux.

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !

EXPLICATION.

L’âme se sent toute enflammée dans la divine union, toute baignée de gloire et d’amour. Du plus intime de sa substance jaillissent de véritables fleuves de gloire et de délices, de son sein coulent les courants d’eau vive dont le Fils de Dieu a parlé/1. Puissamment transformée en Dieu, hautement possédée par lui, enrichie de trésors de dons et de vertus, il lui semble être toute proche de la béatitude, au point de n’en être plus séparée que par un léger tissu.

Alors, cette exquise flamme d’amour qui brûle en son sein vient-elle à l’envelopper, cette âme se sent comme glorifiée et d’une glorification aussi suave que puissante. Chaque fois donc que cette flamme l’assaille et l’absorbe en soi, il lui semble qu’elle va la mettre en possession de la vie éternelle et briser le tissu de sa vie mortelle. Il lui semble qu’il ne s’en faut que d’un point, et que ce point seulement est ce qui la sépare de la glorification essentielle. Aussi, s’adressant avec d’ardents désirs à cette flamme, qui n’est autre que l’Esprit-Saint, elle la supplie de briser

1/Jn 7, 38.

sa vie mortelle par son assaut plein de douceur, et d’achever ainsi de la mettre en possession de ce que chacun de ses assauts semble devoir lui conférer, à savoir la glorification entière et parfaite. Elle dit donc :


Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme !

L’âme, pour exprimer la chaleur de sentiment et d’estime qui la fait parler clans ces quatre Strophes, répète les inter­jections : « Oh » et « Combien ! » Amoureuses exclamations, qui, chaque fois qu’on les profère, donnent à entendre que le cœur sent beaucoup plus que la langue ne peut exprimer. L’interjection : Oh ! marque un vif désir et une persuasive instance. L’âme, dans la Strophe qui nous occupe, s’en sert en ces deux sens à la fois, car elle déclare à l’Amour son ardent désir d’être détachée de la chair mortelle, et elle cherche à lui persuader de l’en détacher en effet.

Cette flamme d’amour, nous l’avons dit, c’est l’Esprit de son Époux, c’est l’Esprit-Saint que l’âme sent en elle-même, non seulement comme un feu qui la consume et la transforme suavement en amour, mais comme un brasier qui jette des flammes. Or, toutes les fois que ce brasier lance des flammes, il inonde cette âme de gloire et en même temps la rafraîchit par un souffle de vie divine.

Telle est l’opération de l’Esprit-Saint dans l’âme parvenue à la transformation d’amour. Les actes qu’il produit en elle sont des jets de flamme et des embrasements d’amour. La volonté, en s’y unissant, aime d’une façon sublime, parce qu’elle ne fait plus qu’un par l’amour avec la flamme divine.

De pareils actes d’amour sont d’un prix inestimable, et l’âme mérite plus par un seul de ces actes que par tout ce qu’elle a fait le reste de sa vie, si excellent qu’il fût, en dehors de cette transformation. Il y a entre la transfor­mation d’amour et l’acte d’amour la différence qui distingue l’acte de l’habitus. Cette différence existe également entre le bois enflammé et la flamme qu’il projette : la flamme naît du feu qui brûle là.

On peut dire que l’âme en cet état de transformation d’amour, c’est l’âme dans l’habitus de cette transformation, de même que le bois enflammé, c’est le bois constamment pénétré par le feu. Quant aux actes de cette âme, ce sont les flammes qui naissent de l’embra­sement de l’amour, et celui-ci les projette avec d’autant plus de véhémence que le feu de l’union se trouve avoir atteint sa plus haute intensité. Alors les actes de la volonté, ravie et absorbée dans la flamme de l’Esprit-Saint, s’unissent à la flamme et s’élèvent avec elle. Tel l’ange qui s’éleva vers Dieu dans la flamme du sacrifice de Manué/1.

En cet état, ce n’est pas l’âme, à proprement parler, qui produit des actes, c’est l’Esprit-Saint qui les produit en l’âme par sa motion divine. Il est donc vrai de dire que tous les actes de cette âme sont divins, puisque l’âme est mue et actuée de Dieu pour les produire.

Aussi chaque fois que le feu divin jette en elle des flammes, la faisant aimer dans un goût, dans un souffle tout divin, il semble à cette âme qu’on verse en elle l’éternelle vie. Et par le fait, chaque fois elle se trouve élevée à une opé­ration divine, exercée en Dieu même. C’est là le langage que Dieu parle, ce sont les paroles qu’il prononce, dans les âmes parfaitement purifiées. Ces paroles, selon l’expression de David, sont réellement enflammées. Votre parole, dit-il à Dieu, est puissamment enflammée/2. Et par le prophète Jérémie Dieu pose cette question : Mes paroles ne sont-elles pas comme du feu/3 ? Ces paroles, Jésus-Christ lui-même

1/Judith, XIII, 20.

2/ Ignitum efoquium tuum vehementer. (Ps. 118, 140.)

3/ Numquid non verbe mea surit quasi ignis ? (Jeremie, 23, 29.)

nous le dit en saint Jean, sont esprit et vie/1. Elles en font l’expérience, les âmes qui ont des oreilles pour entendre ces divines paroles ; mais ces âmes sont des âmes pures et embrasées d’amour. Quant à celles dont le palais est malade, celles qui goûtent autre chose, elles sont incapables de goûter l’esprit et la vie qui s’y trouvent

C’est pour cela que plus les paroles du Fils de Dieu étaient sublimes, plus elles causaient de dépit à certains de ses auditeurs, à cause de l’impureté de leurs âmes. Témoin ce qui arriva lorsqu’il prêchait la savoureuse et très amoureuse doctrine de la sainte Eucharistie : beaucoup se retirèrent/2.

Mais parce que ces cœurs mal disposés ne goûtent point ce langage de Dieu, qui est tout intérieur, il n’en faut pas conclure que d’autres ne le goûtent point. Nous lisons que saint Pierre le goûta dans son âme, puisqu’il dit à Jésus-Christ : Seigneur, à qui irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie éternelle/3. De son côté, la Samaritaine, ravie de la douceur des divines paroles, en oublia et son eau et sa cruche/4.

L’âme dont nous parlons étant si proche de Dieu qu’elle est transformée en flamme d’amour et qu’elle reçoit les communications du Père, du Fils et du Saint-Esprit, est-il incroyable de dire qu’elle reçoit un avant-goût de la vie éternelle ? Avant-goût imparfait sans doute, puisque la condition de cette vie ne comporte pas davantage, niais néanmoins délectation sublime, puisque ce jet de flammes de l’Esprit-Saint en elle, lui donne la saveur de l’éternelle vie.

1/ Jn 6, 64.

2/ Jn 6, 60-61, 67.

3/ Jn 6,69.

4/ Jn 4, 28.

C’est pour cela qu’elle appelle « Vive Flamme » la flamme qui la consume, non que cette flamme ne soit toujours vive, mais c’est qu’elle fait vivre cette âme spirituellement en Dieu, qu’elle lui fait expérimenter ce qu’est la vie de Dieu. Mon cœur et ma chair, nous dit David, se sont réjouis dans le Dieu vivant/1. Non qu’il soit besoin de nous apprendre que Dieu est vivant, puisque c’est une qualité qu’il ne perd jamais, mais le prophète veut nous faire comprendre que son esprit et ses sens goûtaient Dieu comme vie et se sentaient transformés en Dieu, car c’est là goûter le Dieu vivant, goûter la vie de Dieu, la vie éternelle. David n’emploierait pas non plus cette expression de « Dieu vivant », s’il ne goûtait Dieu dans une vive plénitude, bien qu’encore imparfaitement et selon une ébauche de l’éternelle vie.

Ainsi, dans cette flamme, l’âme goûte Dieu d’une manière si vive et avec tant de suavité, qu’elle s’écrie : « Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme ! »


/1 Ps 83, 3

Qui me blesse si tendrement

C’est-à-dire, toi dont l’ardeur me touche si tendrement. » Comme cette flamme est une flamme de vie divine, elle blesse l’âme avec la tendresse qui est propre à la vie de Dieu. Elle la blesse puissamment et l’attendrit profon­dément, au point de la liquéfier tout entière en amour. Alors se réalise en elle ce qu’expérimenta l’Épouse des Cantiques lorsqu’elle s’attendrit au point de se fondre. Dès que l’Époux eut parlé, dit-elle, mon âme s’est fondue/2. C’est bien là l’effet que la parole de Dieu produit sur l’âme.

/2 Ct 5, 6

Mais comment cette âme peut-elle dire que la flamme la blesse, alors qu’il n’y a plus rien en elle à blesser, puis­qu’elle est entièrement cautérisée par le feu d’amour

Chose merveilleuse ! L’amour ne reste jamais oisif, il est dans un mouvement continuel, comme la flamme qui lance continuellement ses jets de tous côtés, et d’autre part le propre de l’amour est de blesser, afin de faire naître l’amour et la délectation. L’âme dont il s’agit est déjà tout en flammes, et l’amour lui lance ses blessures comme des jets de nouvelles flammes, flammes exquises de l’amour le plus tendre. C’est ainsi que l’amour, en joie et en fête, se livre aux jeux et aux passes de l’amour, dans le palais même de l’amour et des noces spirituelles, ainsi qu’il est écrit d’Assuérus et d’Esther, son épouse/1. L’amour en cet instant révèle tous ses charmes, il découvre toutes les richesses de ses trésors, afin que s’accomplisse en cette âme ce qui est dit dans les Proverbes : J’étais tous les jours dans les délices, me jouant sans cesse en sa présence, me jouant dans l’orbe de la terre, car mes délices sont d’être avec les enfants des hommes/2, c’est-à-dire de leur communiquer mes délices.

Ces blessures, ou autrement ces jeux de l’amour sont des jets de flammes, et des touches pleines de tendresse qu’imprime sur l’âme, à certains moments, ce feu d’amour qui ne connaît pas l’oisiveté. Il est dit ici que ces jets de flammes atteignent et blessent


Au plus profond centre de l’âme.


C’est au centre de l’âme158, là où le sens n’atteint point, là où le démon ne saurait pénétrer, qu’a lieu cette fête de l’Esprit-Saint, d’autant plus sûre, plus substantielle, plus délicieuse, qu’elle est plus intérieure. La raison en est que plus elle est intérieure et délicieuse, plus elle est pure, et plus grande est la pureté, plus abondante, plus fréquente

/1 Est 2, 17ss.

/2 Pr 8, 30-31

et plus universelle est la communication divine ; plus aussi grandissent la jouissance et la délectation de l’esprit, car ici c’est Dieu qui fait tout et l’âme n’opère rien d’elle-­même. L’âme en effet ne peut agir que par l’entremise et avec le secours du sens ; or, elle est ici totalement affranchie du sens, bien éloignée du sens. Elle ne fait donc autre chose que recevoir de Dieu, c’est-à-dire de Celui qui peut agir dans le fond et dans l’intime de l’âme sans le secours des sens, Celui qui peut mouvoir l’âme au dedans d’elle-même.

De là vient que tous les mouvements de cette âme sont divins, et bien qu’ils soient de Dieu, ils sont aussi de l’âme, car Dieu opère en elle avec elle, puisqu’elle y donne sa volonté et son consentement.

En disant que la flamme blesse son centre le plus profond, l’âme donne à entendre qu’elle a d’autres centres moins profonds. Il convient d’entrer ici en quelques explications.

Il faut savoir en premier lieu que l’âme, en tant que pur esprit, n’a en son être ni haut, ni bas, ni profondeur plus ou moins grande, comme les corps susceptibles d’éva­luation. N’ayant pas en elle de parties, n’ayant ni dehors, ni dedans, puisqu’elle est une, elle ne peut avoir de centre plus ou moins profond. Elle ne peut être plus illuminée en une partie qu’en une autre, comme le sont les corps physiques. Elle l’est plus ou moins, mais uniformément, de même que l’air est uniformément éclairé, en un degré supérieur ou en un degré moindre.

Dans les choses terrestres, nous appelons centre le plus profond, le dernier degré auquel peut atteindre un être, ou auquel peut s’étendre sa capacité, la force de son opé­ration et de son mouvement, le degré qui ne saurait être dépassé. Le feu et la pierre, par exemple, ont une activité, un mouvement naturels, une force qui les porte vers le centre de leur sphère, centre qu’ils ne peuvent dépasser et auquel ils atteignent nécessairement si un obstacle ne vient pas s’y opposer. Nous dirons donc que la pierre enfoncée dans le sol, sans être au plus profond de la terre, est en quelque manière dans son centre, parce qu’elle est dans la sphère de son activité et de son mouvement. Cependant nous ne pouvons pas dire qu’elle est dans son centre le plus profond, lequel n’est autre que le centre de la Terre. Il lui reste donc toujours activité, force et inclination pour descendre davantage et atteindre ce dernier centre, ce centre le plus profond, qu’elle atteindra effectivement si l’on fait disparaître l’obstacle qui la retient. Lorsqu’elle l’aura atteint et qu’il ne lui restera plus ni activité ni inclination à se mouvoir, nous dirons qu’elle est dans son centre le plus profond.

Le centre de l’âme, c’est Dieu. Une fois qu’elle l’a atteint selon toute la capacité de son être, selon toute la force de son opération ET INCLINATION, le dernier et le plus profond centre de l’âme sera atteint, alors de toutes ses forces elle aimera, connaîtra Dieu et jouira de lui. Tant qu’elle n’en sera pas arrivée là — ET C’EST LE PROPRE DE CETTE VIE MORTELLE, Où L’ÂME NE PEUT ATTEINDRE DIEU SELON TOUTE SA CAPACITÉ. — elle aura beau être en Dieu, son centre, par la grâce et la communication qu’il lui fait de lui-même, il y a en elle un mouvement vers quelque chose de plus, des forces pour atteindre quelque chose de plus, en sorte qu’elle n’est pas satisfaite. Elle est bien dans son centre, mais non dans son centre le plus profond, puisqu’elle peut aller plus loin EN DIEU.

IL EST A REMARQUER EN EFFET QUE L’AMOUR EST L’INCLI­NATION, LA FORCE, LA CAPACITÉ QUE L’ÂME POSSÈDE EN ELLE-MÊME POUR ALLER A DIEU, PUISQUE C’EST PAR LE MOYEN DE L’AMOUR QUE L’ÂME S’UNIT A DIEU. Plus donc l’âme a de degrés d’amour, plus elle entre profondément en Dieu, plus elle se concentre en lui. Par suite, nous pouvons dire que plus l’âme atteint de degrés d’amour plus elle atteint de centres en Dieu, tous plus profonds les uns que les autres, CAR PLUS L’AMOUR EST FORT, PLUS IL EST UNITIF. Aussi NOUS POUVONS ENTENDRE EN CE SENS les nombreuses demeures que le Fils de Dieu nous déclare se trouver dans la maison de son Père159.

Jn 14, 2


En résumé, pour qu’une âme se trouve en son centre qui est Dieu, il suffit, NOUS L’AVONS DIT, qu’elle ait un degré d’amour, parce qu’un degré d’amour suffit pour qu’une âme soit en Dieu par la grâce. Si elle a deux degrés d’amour, elle sera concentrée en Dieu selon un autre centre plus intérieur. Si elle atteint trois degrés, elle péné­trera en Dieu trois fois davantage. Si elle atteint le dernier degré, l’amour de Dieu blessera cette âme en son centre le plus profond. En d’autres termes il la transformera et l’illuminera en tout son être, selon toute sa capacité et toute sa puissance, jusqu’à ce qu’elle en uienne à paraître Dieu même.

Voyez le cristal pur et limpide. Plus il reçoit de degrés de lumière, plus la lumière se concentre en lui et plus il resplendit. Et la lumière peut en venir à se concentrer si abondamment en lui, qu’il en vienne à paraître entièrement lumière, à ne plus se distinguer de la lumière. Lorsqu’il en a reçu autant qu’il est capable d’en recevoir, il devient tout semblable à la lumière.

En disant que la flamme la blesse en « son centre le plus profond », l’âme déclare donc que l’Esprit-Saint la blesse selon toute l’étendue de sa substance, de sa force et de
sa capacité. NON QU’ELLE VEUILLE DONNER A ENTENDRE QUE CETTE OPÉRATION SOIT SUBSTANTIELLEMENT CELLE QUI A LIEU DANS LA VISION BÉATIFIQUE DE DIEU EN L’AUTRE Vie. UNE ÂME A BEAU ATTEINDRE EN CETTE VIE : MORTELLE UN ÉTAT AUSSI ÉLEVÉ QUE CELUI DONT NOUS PARLONS, ELLE N’ATTEINT NI NE PEUT ATTEINDRE L’ÉTAT PARFAIT DE LA GLOIRE, BIEN QU’IL SOIT VRAI DE DIRE QUE DIEU PEUT LUI ACCORDER, COMME EN PASSANT, UNE FAVEUR QUI S’EN RAPPROCHE. Mais elle parle ainsi pour donner à entendre l’extraordinaire abondance de délices et de gloire qu’elle expérimente en cette communication de l’Esprit-Saint. Ces délices sont d’autant plus abondantes et plus exquises, que l’âme est plus puissamment et plus substantiellement transformée et concentrée en Dieu.

CECI ÉTANT CE QUI SE PEUT ATTEINDRE DE PLUS ÉLEVÉ EN CETTE VIE, — SANS ÊTRE, RÉPÉTONS-LE, AUSSI PARFAIT QU’EN L’AUTRE, — L’ÂME L’APPELLE LE CENTRE LE PLUS PROFOND. PEUT-ÊTRE CEPENDANT, L’ÂME PEUT AVOIR L’HABITUS DE LA CHARITÉ AUSSI PARFAIT QUE DANS L’AUTRE VIE, MAIS NON L’OPÉRATION ET LE FRUIT DE LA CHARITÉ, BIEN QU’IL SOIT VRAI DE DIRE QUE LE FRUIT ET L’OPÉRATION DE L’AMOUR CROISSENT À TEL POINT EN CET ÉTAT, QU’IL Y A GRANDE RESSEMBLANCE AVEC CE QU’ILS SONT DANS L’AUTRE VIE. L’ÂME, EN AYANT LE SENTIMENT, S’ENHARDIT DONC A PRONONCER CE QUE L’ON N’OSE AVANCER QUE DE L’AUTRE VIE, ET ELLE DIT MON CENTRE LE PLUS PROFOND.

ET COMME LES CHOSES RARES ET DONT L’EXPÉRIENCE NE SE RENCONTRE GUÈRE PARAISSENT EXTRAORDINAIRES ET PEU CROYABLES, COMME SONT CELLES QUE NOUS DISONS DE L’ÂME ARRIVÉE JUSQU’ICI, JE NE M’ÉTONNERAIS PAS SI CERTAINES PERSONNES QUI NE LES SAVENT POINT DE SCIENCE ACQUISE ET N’EN ONT PAS NON PLUS LA CONNAIS­SANCE EXPÉRIMENTALE. N’Y DONNENT POINT CRÉANCE OU LES TAXENT D’EXAGÉRATION EXCESSIVE, OU, TOUT AU MOINS, SE DISENT QU’IL FAUT EN RABATTRE.

À TOUTES CES PERSONNES, JE RÉPONDS CECI : LE PÈRE DES LUMIÈRES160, DONT LA MAIN N’EST POINT RACCOURCIE ET QUI SE VERSE ABONDAMMENT, SANS ACCEPTION DE PERSONNES, PARTOUT Où IL TROUVE UN LIEU FAVORABLE, — TEL LE RAYON DE SOLEIL QUI SE MONTRE JOYEUSEMENT PAR LES VOIES ET LES CHEMINS, — LE PÈRE DES LUMIÈRES, DIS-JE, NE SE REFUSE POINT ET MÊME TROUVE PLAISIR À PRENDRE SES DÉLICES AVEC LES ENFANTS DES HOMMES RÉPANDUS SUR LE GLOBE DE LA TERRE161. IL NE FAUT DONC POINT REGARDER COMME INCROYABLE QUE, RENCONTRANT UNE ÂME EXAMINÉE, ÉPROUVÉE, PURIFIÉE PAR LE FEU DES TRIBULATIONS ET DES PEINES, AINSI QUE PAR DE MUL­TIPLES TENTATIONS, UNE ÂME RECONNUE FIDÈLE DANS L’AMOUR, IL RÉALISE DÈS CETTE VIE EN CETTE ÂME FIDÈLE CE QUE LE FILS DE DIEU NOUS A PROMIS : À SAVOIR QUE SI QUELQU’UN L’AIME, LA TRÈS SAINTE TRINITÉ VIENDRA EN LUI ET Y FIXERA SA DEMEURE162. CE QUI REVIENT À DIRE QU’ELLE ILLUMINERA DIVINEMENT SON ENTENDEMENT DE LA SAGESSE DU FILS, QU’ELLE COMBLERA DE DÉLICES SA VOLONTÉ DANS L’ESPRIT-SAINT, QU’ENFIN LE PÈRE L’ABSOR­BERA PUISSAMMENT DANS SON ÉTROIT EMBRASSEMENT ET DANS L’ABÎME DE SA DOUCEUR.


ET SI DIEU EN USE AINSI AVEC QUELQUES ÂMES, COMME TRÈS VÉRITABLEMENT IL LE FAIT, ON DOIT CROIRE QUE CELLE DONT NOUS PARLONS NE SERA PAS PRIVÉE DE CES DIVINES PRÉROGATIVES, PUISQUE NOUS DISONS QUE L’OPÉ­RATION DE L’ESPRIT-SAINT EN ELLE DÉPASSE DE BEAUCOUP CE QUI A LIEU DANS L’ORDINAIRE COMMUNICATION AMOU­REUSE ET DANS L’ORDINAIRE TRANSFORMATION D’AMOUR. EN EFFET, CE QUI A LIEU DANS L’ORDINAIRE COMMUNI­CATION ET TRANSFORMATION PEUT SE COMPARER À LA BRAISE ENFLAMMÉE. ET CE QUE NOUS DÉCRIVONS À PRÉSENT DOIT S’ASSIMILER A LA BRAISE QUI SE TROUVE AU MILIEU D’UN FEU SI VIOLENT, QUE NON SEULEMENT ELLE EST ENFLAMMÉE, MAIS QU’ELLE EST DEVENUE UNE FLAMME DE FEU.

AINSI, LA SIMPLE UNION D’AMOUR ET CELLE D’AMOUR ENFLAMMÉ PEUVENT EN QUELQUE FAÇON SE COMPARER, LA PREMIÈRE AU FEU DU SEIGNEUR163, NON EMBRASÉ A L’EXCÈS, dont Isaïe nous dit qu’il se trouve dans Sion164, laquelle figure l’Église militante ; la seconde à ce fourneau de Dieu qui était à Jérusalem, laquelle signifie vision de paix165 et représente l’Église triomphante, où LE FEU EST EMBRASÉ A L’EXCÈS, OU AMOUR PARFAIT166.

BIEN QUE, REDISONS-LE ENCORE, L’ÂME ICI N’AIT PAS ATTEINT LA PERFECTION D’AMOUR QUI EST CELLE DE L’AUTRE VIE, CEPENDANT, EN COMPARAISON DE L’UNION ORDINAIRE, SON AMOUR EST UN FOURNEAU167 VIOLEMMENT EMBRASÉ, donnant lieu à une vision d’autant plus paci­fique, plus glorieuse et plus exquise, que la flamme de ce fourneau est plus embrasée que ne l’est le feu ordinaire.

L’âme donc, sentant que cette Vive Flamme d’amour lui communique une plénitude de biens — et par le fait ce divin amour apporte avec lui tous les biens, — elle s’écrie : Oh ! flamme d’amour ! Vive Flamme ! Toi qui blesses si tendrement ! » Comme si elle disait : Oh ! amour embrasé ! qui me glorifies délicieusement par tes touches amoureuses, selon toute ma capacité et toute la force dont je suis capable ! Tu me donnes une intelligence divine selon toute la capacité de mon entendement ; tu me commu­niques l’amour selon la toute-puissance de ma volonté ; tu combles d’un torrent de délices l’essence de mon âme par ton divin contact et ton union substantielle, selon la suprême pureté de mon être et selon toute l’étendue de ma mémoire !

C’est là ce qui se produit — sans parler de tout ce qui ne peut s’exprimer — au moment où cette flamme d’amour jaillit dans une âme. Cette âme est selon son essence et selon ses puissances, mémoire, entendement et volonté, parfaitement purifiée. Aussi la Sagesse divine qui, selon l’expression de l’écrivain sacré, atteint partout à cause de sa pureté168, l’absorbe en soi d’une manière aussi profonde que subtile et sublime, par l’opération de sa divine flamme.

Dans cette absorption de l’âme en la Sagesse, l’Esprit Saint imprime à la flamme des vibrations glorieuses d’une suavité telle, que l’âme ajoute aussitôt :


Tu n’es plus amère à présent.


Ce qui revient à dire : tu ne m’affliges plus maintenant, tu ne produis plus en moi la souffrance et l’angoisse, comme tu le faisais autrefois. En effet, quand l’âme se trouvait dans l’état de purgation spirituelle qui marque l’entrée à la contemplation, cette flamme divine ne lui était ni bienveillante ni suave, comme dans l’état présent d’union. Ceci demande quelque explication et nous nous y arrê­terons un moment.

Remarquons-le, avant que cette divine flamme d’amour s’introduise dans la substance de l’âme, avant qu’elle s’unisse à elle dans une parfaite purgation, dans un état de pureté entièrement achevée, cette même flamme, qui n’est autre que l’Esprit-Saint lui-même, frappe des coups sur cette âme, afin de détruire et de consumer ses imper­fections et ses mauvaises habitudes. Telle est l’opération par laquelle l’Esprit-Saint la dispose à la divine union et à la transformation substantielle en Dieu par amour.

Ce feu d’amour, qui dans la suite s’unit à l’âme en la glorifiant, est le même qui l’assaille d’abord en la purifiant. Prenons la comparaison du bois. Le feu qui va le pénétrer est celui qui l’attaque d’abord et l’enveloppe de sa flamme pour le dessécher et le dépouiller de ses accidents fâcheux. Lorsqu’il l’aura disposé par sa chaleur, il pourra pénétrer en lui et le transformer en soi. LES PERSONNES SPIRI­TUELLES DONNENT À CECI LE NOM DE VIE PURGATIVE.

Sous l’emprise de cette opération, l’âme souffre à l’extrême, elle endure dans l’esprit des peines violentes, qui, d’ordi­naire, ont leur répercussion dans le sens. Cette flamme lui est singulièrement pénible, parce qu’en cet état de purgation, au lieu de l’éclairer, elle la met dans l’obscurité, au lieu de lui être douce, elle lui est amère. Si parfois elle lui com­munique quelque chaleur d’amour, cette chaleur est accompagnée d’angoisse et de tourment. Au lieu de lui être délectable, elle lui apporte de la sécheresse ; au lieu de la fortifier et de la pacifier, elle la consume et l’accuse ; au lieu de la glorifier, sous l’influence d’une lumière spiri­tuelle qui lui donne la connaissance d’elle-même, elle la plonge dans la misère et l’amertume.

Alors, selon l’expression de Jérémie, Dieu lui envoie un feu dans les os, afin de l’instruire169. Et, comme parle David, il l’examine par le feu170.

L’âme dans ce temps-là, endure de profondes ténèbres dans son entendement, des séche­resses amères et des angoisses violentes dans sa volonté, une très pénible connaissance de ses misères dans sa mémoire, parce que son œil spirituel est grand ouvert pour se connaître. Dans son essence l’âme souffre un pro­fond délaissement et une extrême indigence. D’ordinaire elle se sent sèche et froide, parfois brûlante ; elle ne trouve de soulagement nulle part. Aucune pensée consolante ne s’offre à elle. Elle est impuissante à élever même son cœur vers Dieu.

C’est à ce point que la divine flamme est amère à cette âme. Job en proie à la même épreuve disait à Dieu : Vous m’êtes devenu cruel171. Oui, en vérité, quand l’âme souffre toutes ces peines à la fois, IL LUI SEMBLE QUE DIEU SE MONTRE A SON ÉGARD CRUEL ET IRRITÉ.

Il est impossible de représenter ce qu’elle endure alors. Par moments, ses peines sont peu inférieures à celles du purgatoire. Je ne saurais mieux dépeindre l’amertume à laquelle cette âme est en proie et l’extrémité de ses tourments, qu’en citant les paroles de Jérémie sur le même sujet :

Je suis un homme qui voit sa pauvreté sous la verge de l’indignation du Seigneur. Il m’a conduit et amené dans les ténèbres, et non dans la lumière. Il n’a fait que tourner et retourner sa main contre moi tout le jour. Il a fait vieillir ma peau et ma chair ; il a brisé mes os. Il a bâti un mur tout autour de moi ; il m’a environné de fiel et de douleur. Il m’a placé dans les ténèbres, comme les morts éternelles. Il a construit autour de moi, afin de me fermer toute issue ; il a appesanti mes fers. Quand je pousserai vers lui mes cris et mes supplications, il a d’avance rejeté mes prières. Il a fermé mes voies avec des pierres carrées, il a défoncé mes sentiers172. À quoi Jérémie ajoute bien d’autres plaintes encore. Comme c’est alors Dieu même qui soumet l’âme à une cure souve­rainement douloureuse, afin de la guérir de ses nombreuses infirmités, elle doit nécessairement souffrir ce que comporte la gravité de son mal et la rigueur du traitement. Ici On place le cœur sur les brasiers, afin d’en expulser tous les genres de démons173. Ici toutes les maladies de l’âme sont mises en pleine lumière. Sous cette cure divine, elles sont placées devant ses yeux pour qu’elle les discerne clai­rement. Les faiblesses, les misères étaient enracinées dans l’âme, et si bien couvertes qu’elle ne les apercevait pas. Maintenant, sous l’action de la lumière et de la chaleur du feu divin, elle les voit, elle les sent.

De même l’humidité dont le bois était imprégné demeurait invisible, tant que le feu n’était pas venu l’attaquer, tant qu’il ne l’avait pas fait transpirer et fumer, pour le faire ensuite resplendir. Telte l’action de la flamme divine à l’égard de l’âme : ELLE LA REND EN QUELQUE SORTE IMPARFAITE.

Admirable spectacle ! Il s’élève alors dans l’âme adver­saires contre adversaires : les combattants de l’âme contre les combattants de Dieu. Ces derniers envahissent l’âme, et, comme disent les philosophes, la présence des uns fait surgir les autres. Les combattants de Dieu attaquent ceux de l’âme ; ils tâchent de s’expulser les uns les autres, afin de régner seuls en elle. Je veux dire que les vertus et les attributs très parfaits de Dieu se dressent contre les défectuosités et les habitudes très imparfaites de l’âme, et celle-ci souffre au dedans d’elle-même la lutte de ces opposants.

Comme la flamme est extrêmement lumineuse, au moment où elle fait irruption sa lumière brille dans les ténèbres de l’âme, qui sont aussi extrêmement profondes. L’âme alors, sent très vivement ces ténèbres naturelles et vicieuses qui s’opposent à la lumière surnaturelle. D’autre part, elle ne perçoit plus la lumière surnaturelle qui ne réside pas au dedans d’elle, elle perçoit au contraire les ténèbres qui résident en elle et qui ne peuvent comprendre la lumière174. Elle sent donc d’autant plus les ténèbres, que la lumière fait plus d’efforts pour l’envahir, car c’est un fait que les âmes ne voient leurs ténèbres que lorsqu’elles sont envahies par la lumière. Quand la divine lumière aura expulsé les ténèbres, alors l’âme se trouvera illuminée, transformée. Elle discernera en elle-même la lumière, parce que son œil spirituel aura été purifié et fortifié par ses rayons.

Si une immense lumière vient frapper une vue faible et impure, elle la plonge totalement dans les ténèbres, parce que la puissance visuelle est surMontée par l’excès de la lumière. La divine flamme, de même, était d’abord pénible à la vue de l’entendement.

Comme elle est par elle-même souverainement amoureuse et tendre, c’est ten­drement et amoureusement qu’elle assaille la volonté. Mais la volonté étant par elle-même extrêmement sèche et dure, et d’autre part la dureté se sentant davantage au contact de la tendresse, et la sécheresse au contact de l’amour, au moment où la flamme assaille amoureusement et tendre­ment la volonté, celle-ci sent très vivement sa dureté et sa sécheresse naturelles à l’égard de Dieu. Elle ne sent pas l’amour et la tendresse de la flamme, parce qu’elle-même est entachée de dureté et de sécheresse, conditions incom­patibles avec la tendresse et l’amour. Quand la dureté et la sécheresse auront été chassées par leurs contraires, alors la tendresse et l’amour divin régneront dans la volonté. Ainsi donc, c’est parce qu’elle lui faisait doulou­reusement sentir sa dureté et sa sécheresse que cette flamme était amère à la volonté.

De même, comme la divine flamme est pleine d’ampleur et d’immensité, et que la volonté au contraire est étroite et resserrée, la volonté, alors que la flamme l’investit, sent vivement son resserrement et son étroitesse. En donnant sur elle, la flamme la dilatera et l’élargira ; elle la rendra capable de recevoir son action.

La flamme est suave et délicieuse, tandis que le palais spirituel de l’âme est corrompu par l’humeur maligne des affections déréglées. Par suite, la divine flamme lui paraît amère et désagréable le palais de l’âme ne saurait goûter le doux aliment de l’amour divin. C’est donc précisément parce que la volonté n’a point de douceur et n’est rempli que de misères, qu’elle éprouve tant d’amertume et tant d’angoisses en présence de la flamme très ample et très délicieuse du divin amour.

Enfin, cette flamme renferme une richesse, une bonté, une jouissance infinies, et l’âme n’a par elle-même qu’indi­gence absolue, elle ne possède aucun bien qui puisse la satisfaire. Elle connaît donc clairement sa misère, sa pau­vreté, sa malice, au regard de la richesse, de la bonté, des délices divines. Elle ne perçoit pas cette richesse, cette bonté, ces délices de la flamme, parce que la malice ne comprend pas la bonté, que la pauvreté ne comprend pas la richesse, et ainsi du reste. Mais une fois que la flamme l’aura purifiée, elle l’enrichira, elle la glorifiera, elle la comblera de délices, en la transformant. En résumé, cette flamme était indiciblement amère à l’âme, parce que des contraires se combattaient en cette âme. Dieu, qui est toute perfection, luttait contre les habitudes imparfaites de l’âme. Mais ensuite, il transformera l’âme en soi, et par là, il l’adoucira, il la pacifiera, il l’éclairera, comme le feu en agit à l’égard du bois dont il s’est emparé.

Il est peu d’âmes qui subissent une purgation aussi intense. Celles-là seulement l’endurent que Dieu à dessein d’élever à un très haut degré d’union. Dieu, en effet, dispose chaque âme, par une purgation plus ou moins forte, au degré d’union auquel il se propose de la faire monter, je le répète, les peines auxquelles il les soumet ont du rapport avec celles du purgatoire. De même que les âmes se purifient dans le purgatoire pour devenir capables de la claire vision de Dieu dans l’autre vie, ainsi elles se purifient en cette vie par les tourments que nous venons de dire, afin de pouvoir se transformer ici-bas en Dieu par l’amour.

Nous avons traité au long dans la Nuit obscure de la Montée du Carmel, de cette purgation et de son intensité plus ou moins grande. Nous avons décrit la purification de l’entendement, celle de la volonté, celle de la mémoire, celle de l’essence de l’âme ; nous avons parlé de la puri­fication générale des puissances et de l’essence. Nous avons parlé également de la purification de la partie sensitive, et nous avons dit comment on distingue la purification sensitive et la purification spirituelle. Nous avons indiqué enfin en quel temps et à quel degré de la voie spirituelle cette purgation commence. Comme tout cela n’est pas du sujet qui nous occupe actuellement, je ne m’y arrêterai pas. Qu’il nous suffise pour l’instant de bien retenir ceci. Le même Dieu qui veut pénétrer dans l’âme par l’union et la transformation d’amour commence par l’assaillir et la purifier par la lumière et la chaleur de sa divine flamme, de même que le feu qui s’empare du bois est le même qui le dispose à son action, comme il a été dit. Donc cette flamme, qui est si douce à l’âme maintenant qu’elle l’a complètement investie, est la même qui lui était si dou­loureuse lorsque, encore au-dehors, elle travaillait à l’envahir.

C’est là ce que l’âme veut donner à entendre quand elle dit : « Tu n’es plus amère à présent. » Comme si elle disait : Non seulement tu ne me plonges plus dans l’obscurité, mais tu es devenue la lumière de mon entendement, au moyen de laquelle je puis contempler mon Dieu. Non seulement tu ne fais plus défaillir nia faiblesse, mais tu es devenue la force de ma volonté, et par cette force, je suis capable d’aimer et de goûter mon Dieu, toute transformée que je suis en amour divin.

Non seulement tu ne causes plus angoisse et tourment à mon essence, mais tu es sa gloire, ses délices, sa dilatation. Oui, l’on peut dire de moi ce que chantent les divins Cantiques : Quelle est celle-ci qui monte du désert, comblée de délices, appuyée sur son Bien-Aimé175, répandant l’amour de tous côtés ?

Puisqu’il en est ainsi,

Achève donc, si tu le veux.


En d’autres termes, achève de consommer en moi le mariage spirituel par ta vision béatifique, CAR C’EST CETTE VISION BÉATIFIQUE QUE L’ÂME DEMANDE. Il est vrai que dans l’état sublime où elle se trouve, étant parfaitement conforme à la divine volonté176, parce qu’elle est parfaitement transformée dans l’amour, elle n’a rien à demander pour elle-même, elle n’a de désir qu’à l’égard de son Bien-Aimé. La charité, dit saint Paul, ne considère pas ses intérêts177. Elle a cependant des désirs par rapport à son Bien-Aimé, puisqu’elle vit encore dans l’espérance et que, par conséquent, elle sent un vide qui demande à être comblé. Elle pousse donc des gémissements suaves et délicieux, à proportion de ce qui lui manque encore pour atteindre l’adoption parfaite des enfants de Dieu, cette absorption dans la gloire178, où son appétit trouvera enfin le repos. En attendant, il aura beau être comblé d’union divine, il ne saurait être rassasié que lorsque la gloire apparaîtra179. Sa faim est encore excitée par la saveur de gloire qui lui est ici accordée. Cette saveur est telle, que si Dieu ne prenait soin de la chair en protégeant de sa droite la vie naturelle — comme il le fit pour Moïse dans la caverne du rocher, afin qu’il pût voir sa gloire sans mourir180 — à chacun de ces jets de flamme, la vie naturelle céderait et la mort devrait s’ensuivre, parce que notre partie inférieure est trop fragile pour porter une telle abondance, une telle sublimité de feu divin.

Ce désir de l’âme et la demande qu’il inspire ne sont pas accompagnés de peine, car ici l’âme est inca­pable d’en ressentir. C’est un désir suave et délicieux, qui révèle la conformité dont sont animés et l’esprit et le sens. Aussi l’âme dit-elle : « Si tu veux. » Sa volonté et son appétit sont tellement une seule chose avec Dieu, qu’elle fait toute sa béatitude d’accomplir sa volonté.

Il reste vrai cependant qu’au milieu des rayons de gloire et d’amour qui, sous l’action de ces divines touches, appa­raissent à la porte de l’âme et sont hors de toute proportion avec l’étroitesse de la demeure terrestre, l’âme montrerait peu d’amour si elle ne demandait pas à être introduite dans l’amour parfait et consommé. D’ailleurs, elle comprend qu’au milieu de ces souveraines délices et de ces commu­nications de l’Époux, l’Esprit-Saint la provoque et l’invite à entrer dans cette immensité de gloire qu’il lui met devant les yeux. Cette invitation revêt de suaves et merveilleux accents, tels que l’Épouse les énonce au Cantique des Cantiques :

Voici mon Bien-Aimé qui me parle. Lève-toi, hâte-loi, mon amie, ma colombe, ma toute belle, et viens. Voici que l’hiver est passé, que la pluie a fui bien loin. Les fleurs ont paru sur notre terre. Le temps de tailler la vigne est venu, la voix de la tourterelle s’est fait entendre sur notre terre. Le figuier a donné ses fruits ; les vignes en fleurs ont répandu leur parfum. Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens : ma colombe, dans les trous de la pierre, dans la caverne du mur d’enclos, montre-moi ton visage, que tu voix retentisse et mes oreilles, car ta voix est douce et ton visage est plein de charmes181.

L’âme entend ces invitations, elle en perçoit très distinc­tement le sens sublime qui est celui de la gloire, de cette gloire que l’Esprit-Saint lui découvre. Dans ces jets de flammes remplis de tendresse et de suavité, il lui témoigne le désir qu’il a de l’introduire dans cette divine gloire. C’est à cette amoureuse provocation qu’elle répond : « Achève donc, si tu le veux. » Par où elle adresse à l’Époux deux demandes : celles-là mêmes qu’il nous a enseignées en saint Mathieu : Adveniat regnum tuum. Fiat voluntas tua182. En d’autres termes : Si telle est ta volonté, achève de me donner ton royaume ! Et pour en venir là,


Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !


Ce tissu » est l’obstacle qui s’oppose à la grande affaire dont il s’agit. En effet, une fois les obstacles levés, une fois les tissus qui empêchent l’union de l’âme et de Dieu définitivement rompus, il devient facile à l’âme d’atteindre Dieu.

Nous pouvons dire que les tissus qui empêchent cette union, et qu’il faut nécessairement briser pour qu’elle s’accomplisse, sont au nombre de trois. Le premier est temporel : il comprend tous les objets créés. Le second est naturel : il embrasse les opérations et les inclinations de la nature. Le troisième est sensitif : c’est l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire la vie sensitive et animale dont saint Paul disait : Nous savons que lorsque notre demeure terrestre se dissoudra, nous avons une autre habitation, que Dieu nous a préparée dans les cieux183.

Il faut de toute nécessité que les deux premiers tissus soient rompus pour que l’âme arrive à posséder l’union divine. Il faut renoncer à toutes les choses du monde, il faut mortifier toutes les inclinations et tous les appétits naturels184 ; il faut enfin que toutes les opérations de l’âme soient rendues divines.

Toutes ces ruptures ont été accom­plies par les assauts de la divine flamme alors qu’elle était amère. C’est la purgation spirituelle, nous l’avons dit plus haut, qui rompt ces deux premiers tissus. L’union divine en est résultée. Il ne reste plus à rompre que le troisième, celui de la vie sensitive.

Aussi l’âme ne parle pas de plu­sieurs tissus, mais d’un seul.

Ce dernier tissu, le seul qui reste â rompre, est si subtil et si léger, l’union divine l’a tellement spiritualisé, que la flamme ne l’assaille pas avec rigueur et d’une façon pénible, comme elle assaillait les deux autres, mais d’une façon délicieuse et remplie de suavité. Aussi L’ÂME PARLE ICI D’UN DOUX ASSAUT, ET IL LUI PARAÎT D’AUTANT PLUS DOUX ET PLUS DÉLICIEUX, QU’IL VA, ELLE LE SENT, ROMPRE LE TISSU DE SA VIE.

QU’ON LE SACHE BIEN, POUR LES ÂMES ARRIVÉES A CET ÉTAT, LA MORT NATURELLE, BIEN QUE SEMBLABLE EN SES CIRCONSTANCES A CELLE DES AUTRES HUMAINS, PRÉSENTE EN SA CAUSE ET EN SON MODE UNE TRÈS GRANDE DIFFÉ­RENCE. CHEZ LES AUTRES, LA MORT EST CAUSÉE PAR LA MALADIE OU PAR LA VIEILLESSE. MAIS POUR CES PERSONNES, BIEN QU’ELLES MEURENT ÉGALEMENT DE MALADIE OU PAR L’EFFET DU DÉCLIN DE CAGE, CE N’EST POINT LA CE QUI LEUR ARRACHE L’ÂME, C’EST UN TRANSPORT ET UN ASSAUT D’AMOUR BEAUCOUP PLUS ÉLEVÉ QUE LES PRÉCÉDENTS, PLUS PUISSANT AUSSI ET PLUS FORT, PUISQU’IL A LE POUVOIR DE ROMPRE LE TISSU ET D’EMPORTER LE JOYAU, JE VEUX DIRE, L’ÂME QUI RETOURNE A DIEU.

Aussi, pour de telles âmes, la mort est-elle pleine de douceur et de suavité, et cette douceur surpasse toutes celles que la vie spirituelle ne leur a jamais fait goûter au cours de leur existence. Ces amis de Dieu meurent dans des transports sublimes et au milieu des assauts délicieux que leur livre l’amour. Tel le cygne, qui chante avec plus de douceur lorsqu’il va mourir. C’est pour cela que David nous assure que la mort des justes est précieuse DEVANT DIEU185. Les fleuves d’amour de cette âme sont sur le point d’entrer dans l’océan, et ils sont si larges, si abondants qu’ils ressemblent à des mers. Tant de trésors accu­mulés se rassemblent depuis le premier jusqu’au dernier pour accompagner le juste qui va prendre possession de son royaume. Les louanges, dont nous parle Isaïe, reten­tissent des extrémités de la terre, chantant les gloires du juste186.

L’âme, à l’heure de ces glorieux assauts, se sent sur le point d’être mise en pleine jouissance de son royaume et elle se voit, à l’instant de ce départ, enrichie d’une abon­dance de trésors, pure, remplie de vertus et ornée des dispositions requises. À ce moment en effet, Dieu permet à l’âme de voir sa beauté ; il lui confie la connaissance des dons et des vertus qu’il a mis en elle, parce que tout se change en amour et en louange, sans aucune trace de vanité ou de présomption, car il n’y a plus ici de levain d’imperfection, capable de corrompre cette âme.

Voyant donc qu’il ne reste plus à rompre que le faible tissu de l’humaine condition de la vie naturelle dont elle se sent liée et captive, elle souhaite avec ardeur d’être délivrée de ces liens et d’être avec Jésus-Christ187. Elle se plaint qu’une vie si basse et si faible fasse obstacle à une vie si haute et si puissante : elle en demande donc la rupture : « Romps enfin le tissu de cet assaut si doux ! ».

Elle donne à la vie mortelle le nom de tissu » pour trois raisons : d’abord à cause de l’étroit rapport qu’il y a entre la chair et l’esprit, ensuite, à cause de la séparation qu’elle met entre Dieu et l’âme ; enfin parce qu’un tissu n’est pas d’ordinaire si opaque et si serré, qu’il ne laisse passer un peu de jour. Or, dans le cas dont il s’agit, le canevas est extrêmement léger. L’âme s’est à tel point spiritualisée, illuminée, affinée, que la Divinité transparaît au travers.

De plus, l’âme, ayant le sentiment de la plénitude de force que renferme l’autre vie, comprend mieux toute l’infirmité de la vie présente. Aussi le tissu dont il s’agit lui paraît-il singulièrement léger. Ce n’est plus pour elle qu’une toile d’araignée, pour employer l’expression de David : Nous comparerons le cours de notre vie à l’araignée188. Aux yeux d’une âme élevée â cette hauteur. c’est même beaucoup moins encore. Voyant les choses comme Dieu les voit, elle les apprécie comme Dieu les apprécie. Or devant Dieu, nous assure David, mille ans sont comme le jour d’hier, qui n’est plus189. Et, comme parle Isaïe, les nations sont devant lui comme si elles n’étaient pas190. Cette âme en juge de même. Toutes les choses créées lui paraissent un néant, elle-même n’est rien à ses propres yeux : pour elle, son Dieu seul est tout.

On peut se demander pourquoi l’âme exprime ici191 le désir que le tissu soit rompu, plutôt que tranché ou usé, puisque tout cela semble revenir au même. Nous répondons qu’elle emploie cette expression pour quatre motifs. D’abord, afin de s’exprimer d’une manière plus exacte, parce que dans l’assaut du tournoi, on rompt effectivement le tissu de la bannière ; on ne le tranche192 et on ne l’use pas. En second lieu, parce que l’amour est ami de tout ce qui est fort et impétueux, et l’impétuosité s’exerce davantage dans la rupture que dans la coupure et l’usure. En troisième lieu, parce que l’amour requiert la brièveté et l’opération prompte, car il est d’autant plus fort que son opération est plus rapide et plus spirituelle. Les forces réunies sont plus puissantes que les forces dispersées. D’autre part, l’amour s’introduit de la même manière que la forme s’introduit dans la matière, à savoir instantanément. Tant qu’il n’en est pas ainsi, il n’y a pas d’acte à proprement parler, il y a seulement disposition à l’acte.

C’est ainsi que les actes spirituels s’opèrent instanta­nément dans l’âme, parce qu’ils sont infus de Dieu. Quant aux actes que l’âme produit d’elle-même, ils doivent plutôt s’appeler des dispositions, des désirs et des affections successives. Ces actes personnels ne sont presque jamais des actes parfaits d’amour ou de contemplation. Quant aux actes spirituels, c’est Dieu qui les forme et les perfec­tionne très rapidement dans l’esprit. En ce sens, le Sage nous déclare que la fin de l’oraison vaut mieux que le commen­cement193, et il est dit communément que l’oraison brève pénètre les cieux.

De là vient que l’âme pourvue des dispositions requises peut produire en peu de temps des actes plus nombreux et plus intenses, que l’âme non disposée en beaucoup de temps. De même, la disposition très parfaite où elle se trouve lui permet de demeurer longtemps dans l’acte d’amour ou de la contemplation. L’âme au contraire qui n’est pas disposée passe tout son temps à préparer son esprit, et après cela le feu n’arrive pas à s’emparer du bois, soit qu’il ait trop d’humidité, soit que la chaleur soit trop faible, soit pour ces deux motifs réunis.

Dans l’âme disposée, l’acte d’amour se produit en un instant, parce qu’à chaque contact l’étincelle enflamme l’amadou bien sec. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’âme embrasée d’amour préfère la rupture instantanée à la coupure et à ! » usure, qui réclament plus de temps.

En quatrième lieu, il y a le désir que le tissu de la vie se brise prématurément. Lorsqu’il s’agit de couper on d’user, on y met de la réflexion, on attend que l’objet à couper soit dans les conditions voulues, qu’il soit usé ou prêt d’une autre manière. Quand il s’agit de rompre, il n’y a pas, ce semble, de moment favorable à attendre, ou toute autre chose.

Or, c’est précisément ce que réclame l’âme embrasée d’amour. Elle ne peut se résoudre à attendre la fin natu­relle de sa vie, ou telle ou telle circonstance, pour voir opérer la rupture de ses liens. La véhémence de son amour et la disposition qu’elle voit en soi lui font désirer et demander qu’un assaut d’amour, qu’une impétuosité surna­turelle rompe soudain la trame de sa vie. Elle sait que Dieu se plaît à rappeler à lui avant le temps les âmes qui lui sont chères, et qu’il opère alors rapidement en elles, par le moyen de l’amour, la perfection qu’autrement elles n’auraient pu acquérir qu’en beaucoup de temps.

C’est ce que nous déclare le Sage : Celui qui a plu au Seigneur, dit-il, a été chéri de lui ; et tandis qu’il vivait au milieu des pécheurs, il a été transféré. Dieu l’a enlevé de peur que la malice ne séduisît son intelligence ou que la fiction ne trompât son âme… Consommé en peu de temps il a rempli une longue carrière. Son âme était agréable à Dieu : c’est pourquoi il s’est hâté de le retirer du milieu de l’iniquité, etc194.

TELLES SONT LES PAROLES DU SAGE. ELLES MONTRENT AVEC COMBIEN DE RAISON L’ÂME EMPLOIE LE TERME DE ROMPRE. L’ESPRIT-SAINT SE SERT DES MOTS « ENLEVER » ET « SE HâTER », QUI EXCLUENT TOUT DÉLAI. PAR LE TERME DE « SE HÂTER », DIEU NOUS DONNE À ENTENDRE LA RAPIDITÉ AVEC LAQUELLE IL PERFECTIONNE L’AMOUR DANS L’ÂME DU JUSTE, ET PAR LE MOT « ENLEVER », IL MARQUE QU’IL LA RAVIT PRÉMATURÉMENT. Il est donc très important pour une âme d’exercer en cette vie les actes de l’amour, parce que, se consommant rapidement, elle ne tarde guère à voir Dieu, soit en ce monde, soit en l’autre.

Mais examinons pourquoi l’âme donne à cet envahis­sement intérieur du Saint-Esprit le nom d’assaut, plutôt que tout autre nom. En voici la raison. L’âme découvre en Dieu un désir infini de voir sa vie mortelle prendre fin, et elle voit que s’il la prolonge, c’est que la perfection de l’âme n’est pas encore consommée. Elle le comprend, c’est en vue d’opérer cette consommation et de la dégager de la chair, qu’il l’assaille d’une manière si divine et si merveil­leuse. Ce sont de véritables assauts qu’il lui livre, afin de la purifier et de la détacher de la chair. Par là, il pénètre toujours plus avant et va jusqu’à diviniser l’essence de cette âme. Sous cette divine opération, l’âme, de son côté, s’assimile toujours davantage l’être de Dieu.

C’est par la force de l’Esprit-Saint que Dieu assaille et presse si vivement cette âme. Or, les communications de l’Esprit-Saint, quand elles sont enflammées, sont essentiellement impétueuses. Il en est ainsi dans l’assaut dont il s’agit. L’âme cependant l’appelle « doux », parce qu’elle y goûte puissamment Dieu lui-même. Non que beaucoup d’autres des touches et des contacts qu’elle expérimente en cet état ne soient également pleins de douceur, mais celui-ci se distingue au-dessus de tous les autres par l’émi­nence de sa suavité. En l’opérant, Dieu a en vue de dégager l’âme et de la glorifier promptement. D’où vient que se sentant des ailes pour voler vers Dieu, elle s’écrie : « Romps enfin le tissu ! »

Résumons à présent la Strophe tout entière. L’âme semble dire : Oh ! Flamme de l’Esprit-Saint, qui transperce si intimement et si vivement ma substance et qui la cauté­rise de ta glorieuse ardeur ! Puisque tu te montres si favo­rable que de vouloir te donner à moi dans l’éternelle vie, exauce ma prière ! Jusqu’ici mes demandes semblaient n’être pas entendues de toi, lorsqu’au milieu des angoisses et des peines d’amour où mon sens et mon esprit étaient plongés par suite de ma faiblesse et de mes souillures, je te suppliais de briser mes liens et de m’appeler à toi. Je te désirais avec ardeur, et l’impatience de mon amour ne me permettait pas de me conformer absolument à ton bon plaisir, qui était de prolonger encore mon existence. Les premiers élans de mon amour n’étaient pas assez élevés pour m’obtenir la faveur que je sollicitais. Mais à présent l’amour a tellement grandi en moi, que non seulement mon sens et mon esprit ne défaillent plus en toi, mais que, fortifiés par toi-même, mon cœur et ma chair exultent dans le Dieu vivant195, entièrement conformes dans leurs aspi­rations. Désormais je demande ce que tu veux que je solli­cite, et pas autre chose ; je ne veux ni ne puis vouloir, et il ne me vient même pas à l’esprit de vouloir ce que tu ne veux pas. Mes demandes sont à présent plus puissantes et plus agréables à tes yeux, parce qu’elles viennent de toi, que tu me portes toi-même à les faire, et que je te les adresse avec joie et saveur dans l’Esprit-Saint.

Mon sort dépend de ton visage196. Le temps est venu où tu reçois favorablement et avantageusement les prières. Brise enfin le léger tissu de la vie présente. N’attends pas que le cours du temps et le nombre des années viennent le trancher naturellement. Accorde-moi de t’aimer dès maintenant avec la plénitude et le rassasiement sans fin auquel j’aspire.


STROPHE II



Oh ! cautère vraiment suave !

Oh ! plaie toute délicieuse !

Oh ! douce main ! touche légère !

Qui a le goût d’éternité !

Par toi toute dette est payée.

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.



EXPLICATION


L’âme expose dans cette Strophe comment ce sont les trois Personnes de la très sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, qui opèrent en elle cette œuvre divine de l’union. La « main », le « cautère » et la « touche » dont elle nous parle sont en substance une même chose. Si elle leur donne ces noms, c’est pour marquer les effets propres à l’action de chacune des divines Personnes. Le « cautère » représente l’Esprit-Saint ; la « main », le Père ; la « touche », le Fils de Dieu. L’âme exalte donc ici le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et elle décrit trois grandes faveurs dont ils l’ont gratifiée, faveurs qui ont changé sa mort en vie et opéré sa divine transformation.

L’âme l’attribue à l’Esprit-Saint, à qui elle donne le nom de « cautère vraiment suave »197. La seconde est « le goût d’éternité ». Elle l’attribue au Fils de Dieu, à qui elle donne le nom198 « touche légère. La troisième est la divine transformation199, don par lequel l’âme se déclare très avantageusement rémunérée. Elle attribue cette faveur au Père, à qui elle donne le nom de « douce main ».

Après avoir nommé sous ces symboles les trois divines Personnes, à cause des effets propres à l’action de chacune, elle s’adresse à un seul Dieu en disant : « Tu me donnes la mort, en vie elle est changée », Comme les trois Personnes agissent de concert, elle attribue toutes les opérations à chacune et à toutes à la fois. Voici le premier vers :

Oh ! cautère vraiment suave !


Ici, nous l’avons dit, le cautère représente l’Esprit-Saint. Moise, en effet, dit au Deutéronome : Le Seigneur notre Dieu est un feu consumant200, c’est-à-dire un feu d’amour d’une puissance infinie, capable en conséquence de consumer merveilleusement et de transformer en soi l’âme qu’il touche. Il est à noter cependant qu’il embrase et absorbe les âmes selon qu’il les trouve disposées, les unes plus, les autres moins, et cela autant qu’il lui plaît, quand et comment il lui plaît. Mais comme il est un infini brasier d’amour, lorsqu’il lui plaît de presser une âme un peu vivement, l’ardeur de cette âme s’embrase à tel point, qu’il lui semble brûler avec une violence qui surpasse tous les brasiers de ce monde.

C’est pour cela qu’à l’heure de son contact avec l’amour infini, elle donne à l’Esprit-Saint le nom de « cautère ». On appelle cautère l’endroit où la pointe de feu est plus intense, plus véhémente et plus active qu’aux autres parties de la brûlure. Et c’est parce que l’acte de l’union dont il s’agit est produit par un feu d’amour plus embrasé que les autres, que l’âme se sert du mot de cautère, afin de distinguer cette union des autres unions.

Comme ici le divin feu a déjà transformé l’âme en soi, non seulement elle sent la brûlure d’un cautère, mais elle est devenue en tout son être un cautère de feu brûlant.

Chose admirable et digne d’être attentivement pesée ! Ce feu divin, violent et consumant à l’excès, qui dévorerait mille mondes avec plus de facilité que le feu d’ici-bas, ne consume un lambeau d’étoffe de lin, ne dévore ni ne détruit l’âme qu’il consume. Il ne lui cause même aucune souf­france ; au contraire, à proportion qu’il est plus actif, il la divinise plus suavement et le comble de plus pures délices. C’est ce que nous lisons aux Actes des Apôtres. Le feu divin, arrivant avec une véhémence extraordinaire, embrasa les disciples201. Sur quoi saint Grégoire fait remar­quer qu’ils brûlaient intérieurement d’amour, mais avec une grande suavité202.

L’Église elle-même nous le donne à entendre lorsqu’elle dit sur le même sujet : Il vint un feu du ciel, qui ne dévorait pas, mais resplendissait, qui ne consumait pas, mais illuminait203.

Comme le but que Dieu se propose dans ces commu­nications est d’élever une âme à un état sublime, il ne l’afflige ni ne la resserre ; il la réjouit au contraire et la dilate. Il ne la plonge pas dans les ténèbres, ni sous la cendre, comme fait le feu à l’égard du charbon, mais il l’éclaire et l’enrichit. Aussi l’âme lui donne-t-elle le nom de « cautère suave ».

L’âme bienheureuse qui a l’insigne avantage de se voir gratifiée de ce cautère sait tout, elle goûte tout, elle fait tout ce qui lui plaît, elle réussit à tout. Nul ne prévaut contre elle, nul ne peut lui préjudicier. C’est d’elle que parle saint Paul lorsqu’il dit : Le spirituel juge de tout et n’est jugé de personne204. Et ailleurs : L’esprit pénètre tout, même les profondeurs de Dieu205. EN EFFET, LE PROPRE DE L’AMOUR EST DE SCRUTER TOUS LES BIENS DE L’AIMÉ206.

Oh ! gloire incomparable des âmes qui ont mérité d’arriver à ce suprême embrasement ! Il a une force infinie pour vous consumer et pour vous anéantir, et cependant, il ne vous dévore point, mais il vous engloutit dans sa glorieuse immensité.

Il n’y a pas lieu de s’étonner que Dieu élève certaines âmes à une pareille hauteur. Si le soleil matériel fait des effets si surprenants, pourquoi le soleil divin n’embra­serait-il pas les montagnes — COMME L’ASSURE L’ESPRIT-SAINT, — je veux dire les âmes des justes ?207

Ce cautère d’amour avant l’excessive suavité que nous indiquons, quelles délices, je le demande, ne goûtera pas une âme qui s’en verra touchée ? Elle voudrait les exprimer, mais, impuissante à le faire, elle se borne à cette excla­mation :

Oh plaie toute délicieuse !


APRÈS S’ÊTRE ADRESSÉE AU CAUTÈRE, L’ÂME S’ADRESSE MAINTENANT A LA PLAIE CAUSÉE PAR LE CAUTÈRE. ET COMME LE CAUTÈRE, NOUS L’AVONS DIT, ÉTAIT SUAVE, LA PLAIE DOIT NÉCESSAIREMENT ÊTRE CONFORME AU CAUTÈRE. LA PLAIE DUE AU CAUTÈRE DE SUAVITÉ SERA DONC UNE PLAIE DÉLICIEUSE. LE CAUTÈRE ÉTANT D’AMOUR SUAVE, ELLE SERA UNE PLAIE D’AMOUR SUAVE, UNE PLAIE SUA­VEMENT DÉLICIEUSE.

POUR BIEN COMPRENDRE LA NATURE DE CETTE PLAIE À LAQUELLE L’ÂME S’ADRESSE, IL FAUT SAVOIR QUE LE CAUTÈRE DE FEU MATÉRIEL, LÀ OÙ ON LE POSE, FAIT TOU­JOURS UNE PLAIE, ET IL A CETTE PROPRIÉTÉ QUE S’IL S’IMPRIME SUR UNE PLAIE QUI N’ÉTAIT PAS CAUSÉE PAR LE FEU, IL LA REND UNE PLAIE DE FEU. IL EN EST DE MÊME DE CE CAUTÈRE D’AMOUR. SI L’ÂME QU’IL TOUCHE PORTE D’AUTRES PLAIES, DES PLAIES DE MISÈRES ET DE PÉCHÉS, OU BIEN SI ELLE EST SAINE, IL LUI LAISSE DES PLAIES D’AMOUR, ET LES PLAIES QUI VENAIENT D’UNE AUTRE CAUSE DEVIENNENT DES PLAIES D’AMOUR.

MAIS IL Y A CETTE DIFFÉRENCE ENTRE CET AMOUREUX CAUTÈRE ET LE CAUTÈRE DE FEU MATÉRIEL, QUE LES PLAIES CAUSÉES PAR CELUI-CI NE PEUVENT SE GUÉRIR QUE PAR L’APPLI­CATION DE REMÈDES VENANT D’AILLEURS, TANDIS QUE LA PLAIE DU CAUTÈRE D’AMOUR NE SE PEUT GUÉRIR PAR DES REMÈDES ÉTRANGERS.


LE MÊME CAUTÈRE QUI A FAIT LA PLAIE EST ALORS CELUI QUI LA GUÉRIT, ET EN LA GUÉRISSANT, IL L’AUGMENTE. EN EFFET, CHAQUE FOIS QUE LE CAUTÈRE D’AMOUR TOUCHE LA PLAIE D’AMOUR, IL AGRANDIT LA PLAIE D’AMOUR ET IL GUÉRIT DAVANTAGE À PROPORTION QU’IL BLESSE DAVANTAGE.

C’EST QUE L’AMANT EST D’AUTANT PLUS SAIN QU’IL PORTE PLUS DE BLESSURES, ET LE REMÈDE QU’APPORTE L’AMOUR EST D’IMPRIMER, DE CREUSER PLUS PROFONDÉMENT LA BLESSURE, JUSQU’À CE QU’ENFIN LA PLAIE AIT UNE TELLE ÉTENDUE QUE L’ÂME EN VIENNE A N’ÊTRE PLUS QU’UNE PLAIE D’AMOUR. 208

Et comme dans cette âme tout est blessé et tout est sain, l’office de l’amour, QUI EST CELUI DU BON MÉDECIN, est d’adoucir la plaie.

C’est pour cela que l’âme dit avec raison : “Oh ! plaie toute délicieuse ! Oh ! heureuse plaie ! causée par Celui qui ne sait que guérir ! Oh ! plaie d’autant plus délicieuse, que l’amour qui la cause est plus sublime et plus divin209 ! Comme l’Esprit-Saint n’a fait cette plaie à l’âme que pour la combler de délices, et que son désir, sa volonté de l’en combler est immense, immense sera la plaie, immense sera la jouis­sance dont cette plaie est la source.

Oh ! heureuse et bienheu­reuse plaie, qui n’a été faite que pour caresser ! Le mal que tu causes est un comble de délices pour l’âme ainsi blessée. Tu es immense, ô plaie de suavité ! parce que Celui qui t’a faite est immense. Immenses sont les délices que tu causes, parce que c’est le feu d’amour, feu infini, qui te rend abondante en délices autant que tu es capable de les transmettre. Oui, encore une fois, plaie toute de suavité, et d’autant plus sublime en suavité que le cautère d’amour s’est imprimé plus profondément au centre intime de la substance même de l’âme, consumant tout ce qui se peut consumer, afin de verser la suavité autant qu’elle se peut verser.

Ce cautère et la plaie qu’il cause, tels que nous les décri­vons, constituent le plus haut sommet de l’état d’union. Dieu, en effet, a beaucoup d’autres manières de cautériser une âme : mais elles n’arrivent pas jusque-là et sont bien différentes de celle dont nous parlons. Celle-ci est un pur contact de la Divinité accordé à une âme sans forme ni figure, soit intellectuelle, soit imaginaire.

Il existe cependant un cautère d’amour accompagné de forme intellectuelle, qui est très sublime aussi. Voici comment il se produit.

Une âme se trouvera enflammée d’amour pour Dieu, en degré moindre que nous ne venons de dire, mais fort élevé encore, et il faut qu’il le soit pour constituer ce que je vais dépeindre.

Tout â coup un séraphin l’attaquera d’une flèche ou d’un dard embrasé à l’extrême du feu d’amour, et trans­perçant de son dard cette âme qui est déjà à l’état de braise de feu, ou pour mieux dire, â l’état de flamme ardente, il l’en cautérisera de façon sublime. Sous l’action du cautère que produit ce dard de feu, voici que la flamme de cette âme s’élance soudain et monte avec violence. Tel un fourneau ou une forge embrasée, dont on remue et retourne le feu, afin d’en activer l’ardeur.

Sous la blessure de ce dard enflammé, la plaie de l’âme abonde en souveraines délices. Tandis que par la violente et délicieuse agitation causée par cette attaque du séraphin, l’âme se liquéfie tout entière en ardent amour, elle sent à la pointe de la blessure le venin d’amour qui empoisonne l’extrémité du dard, pénétrer dans la substance de son esprit et de son cœur transverbéré210.

C’est à cette pointe de la blessure qui a percé, ce lui semble, le centre de son cœur, que l’âme perçoit les plus exquises délices. Qui en pourra dignement parler ?

L’âme, en effet, sent au point que je viens de dire comme un grain de sénevé211 presque imperceptible, mais d’une vivacité et d’une ardeur inexprimables, qui jette autour de lui un feu d’amour embrasé. Ce feu naît de la vitalité et de la puissance de cette vive pointe où se trouve réunie toute la substance, toute la vertu du venin d’amour. Il se répand subtilement, selon toute sa puissance, toute sa capacité de brûler, par toutes les veines spirituelles de l’essence de l’âme, et y fait croître à l’excès l’ardeur.

Au sein de cet incendie, l’âme sent l’ardeur atteindre un degré si élevé et dans cette ardeur l’amour monte â un si haut degré, qu’il forme comme des océans de feu d’amour, qui remplissent les hauteurs et les profondeurs de l’âme, déversant partout l’amour.

IL SEMBLE ALORS A CETTE ÂME QUE L’UNIVERS N’EST PLUS QU’UN OCÉAN D’AMOUR, DANS LEQUEL ELLE-MêME EST ENGLOUTIE. CET AMOUR LUI PARAÎT SANS LIMITE ET SANS FIN, ET ELLE SENT EN ELLE-MÊME, COMME JE VIENS DE LE DIRE, LA VIVE POINTE CENTRALE QUI LUI DONNE NAISSANCE.

Quant à la jouissance dont déborde cette âme, on n’en peut rien dire, sinon que l’âme comprend alors toute la justesse de la comparaison que fait l’Évangile entre le royaume de Dieu et le grain de sénevé, ce grain très petit, mais dont la chaleur est si vive qu’il devient un grand arbre212. Ainsi l’âme est devenue un immense incendie d’amour, né de ce point enflammé qui se trouve au centre de son esprit213.

Peu de personnes atteignent un état aussi élevé ; quelques-unes cependant y sont parvenues. Ce sont spécialement celles dont l’esprit et les vertus214  sont destinés à se répandre dans une postérité spirituelle. Dieu, dans ce cas, se plaît à enrichir de ses trésors ceux dont il fait les chefs d’une race ; il met en eux les prémices de l’esprit, et cela plus ou moins, selon la succession plus ou moins étendue qu’il a dessein de donner à leur doctrine et à leur esprit.

Mais revenons à l’opération du séraphin. Très vérita­blement l’esprit céleste fait une blessure et une plaie inté­rieure à l’esprit. Parfois Dieu permet que des effets se produisent au-dehors et affectent le sens corporel d’une manière conforme à la blessure intérieure. Alors la blessure et la plaie paraissent à l’extérieur, comme il advint à saint François lorsqu’il fut blessé par un séraphin. Ce saint reçut en son âme une blessure d’amour, qui parut au-dehors sous la forme de cinq plaies imprimées sur son corps, en sorte que la blessure de l’âme se trouva en quelque façon reproduite sur les membres.

Dieu, d’ordinaire, n’imprime pas corporellement un effet de grâce, sans l’imprimer d’abord et plus excellemment dans l’âme. Dans ce cas, plus la jouissance, plus l’effet d’amour que la plaie cause dans l’âme sont intenses, plus vive est la douleur que fait éprouver la blessure extérieure imprimée sur le corps, et l’une croît à proportion de l’autre. Cela vient de ce que de telles âmes étant parfaitement purifiées et affermies en Dieu, ce qui est douleur et tour­ment à leur chair corruptible est délices et jouissance à leur esprit fort et entièrement sain.

Chose admirable, en vérité, de sentir la douleur grandir à proportion de la jouissance ! Job expérimentait cette merveille lorsque, couvert de plaies, il disait à Dieu : Quand vous vous retournez sur moi, vous me tourmentez d’une manière admirable215. Oui, c’est une grande merveille et un effet digne de l’abondance des suavités et des douceurs que Dieu tient en réserve pour ceux qui le craignent216, que de verser les délices et la jouissance à proportion de la douleur et des tourments.

Toutefois, quand la plaie n’est produite que dans l’âme seulement et qu’elle ne paraît pas au-dehors, la jouissance peut être plus intense et plus élevée. La chair en effet, réfrène l’esprit, et lorsqu’elle reçoit communication des biens spirituels, elle raccourcit les rênes du léger coursier de l’esprit et resserre son mors, diminuant par là quelque chose de son excessive ardeur. À vrai dire, si le coursier usait de toute sa force, il briserait ses rênes : mais il reste vrai qu’en pareil cas, la chair lui ravit une partie de sa liberté. Le Sage ne dit-il pas que le corps corruptible appe­santit l’âme et que l’habitation terrestre opprime l’esprit qui de lui-même perçoit de grandes choses ?217

Je dis ceci pour bien faire comprendre que ceux qui, pour aller à Dieu, s’attachent à l’activité du discours naturel, ne feront jamais grand progrès dans la spiritualité. Il est en effet des personnes qui se figurent pouvoir arriver à la hauteur et à la puissance de l’esprit surnaturel par la seule opération du sens, si basse et purement naturelle, tandis qu’on n’y parvient qu’en renonçant au sens naturel et à son opération, en les laissant entièrement de côté.

Quand un effet surnaturel dérive de l’esprit dans le sens, c’est toute autre chose. Dans ce cas l’influence spirituelle peut atteindre une grande intensité : nous l’avons montré à propos de la plaie intérieure que la véhémence de l’action divine fait passer au-dehors. Saint Paul en est un exemple. Le sentiment intense qu’il avait des douleurs de Jésus — Christ dans son âme passait jusqu’à son corps. Lui-méme le donne à entendre aux Galates, lorsqu’il dit : Je porte dans mon corps les stigmates de mon Seigneur Jésus218.

Si tel est le cautère spirituel et telle la plaie d’amour, quelle sera, je le demande, la main qui imprime ce cautère, quel le contact de cette main ? L’âme, impuissante à l’expli­quer, cherche à le faire comprendre par l’exclamation qui occupe le vers suivant :

Oh ! douce main ! Touche légère


LA MAIN NOUS L’AVONS DIT, REPRÉSENTE LE MISÉRICORDIEUX219 ET TOUT-PUISSANT. OH ! DOUCE MAIN qui étant220 aussi généreuse et aussi libérale qu’elle est puissante et qu’elle est riche, il est clair que lorsqu’elle s’ouvrira pour répandre sur une âme ses faveurs, elle la comblera de dons aussi précieux que magnifiques.

Oh ! main d’autant plus douce â sentir quand tu veux manifester ta suavité que sous cette même main, si tu voulais en faire sentir quelque peu le poids, le monde entier s’effondrerait en ruines ! N’es-tu pas celui-là même dont le seul regard fait trembler la terre221 et défaillir les nations, qui réduit en poudre les montagnes222 ?

Oui, encore une fois, « douce main » ! Toi si rigoureuse et si dure à Job lorsque tu le touchais avec quelque rudesse, que tu es pour moi favorable et suave ! Tu le traitais avec rigueur, et pour moi, pleine de grâce et d’amabilité, tu me touches avec une amoureuse douceur. Ah ! c’est que, Seigneur, tu donnes la mort comme tu donnes la vie, et personne ne peut s’échapper de ta main223. Mais, ô Vie divine, tu ne tues que pour donner la vie et tu ne blesses que pour guérir.

Oui, tu m’as blessée pour me guérir, ô divine main ! Tu as donné la mort à ce qui me tenait dans la mort, à ce qui me privait de cette vie divine dont je vis maintenant. Ce fut le don de cette grâce généreuse dont tu m’as prévenue, en m’admettant au contact de la splendeur de ta gloire et de la figure de ta substance224, c’est-à-dire de ton Fils unique, de cette Sagesse par laquelle tu atteins225 fortement d’une extré­mité à l’autre, à cause de ta pureté226. Ô MAIN MISÉRICORDIEUSE DU PÈRE, TU M’AS TOUCHÉE DE TON CONTACT LÉGER DANS LA FORCE DU CAUTÈRE DONT TU M’AS BLESSÉE !227

O. Verbe, Fils de Dieu, touche exquise qui par la déli­catesse de ton Être divin pénètre subtilement la substance de mon âme ! tu l’absorbes avec une suavité infinie tota­lement en toi-même, au milieu d’une abondance de divines délices, dont on n’a pas entendu parler dans la terre de Chanaan, et qu’on n’a jamais vue dans Téman228.

Ô légère et infiniment légère touche du Verbe ! D’autant plus légère pour moi qu’après avoir sur l’Horeb renversé les montagnes et brisé les rochers par l’ombre seule de ta puissance et de la force qui marchait devant toi, tu t’es révélée au prophète dans le souffle d’une brise légère229. O brise légère, dis-moi comment tu peux être une brise légère, comment tu peux toucher avec tant de légèreté et de délicatesse, alors que tu es si terrible en ta puissance !

Oh ! heureuse et bienheureuse l’âme que tu touches si légèrement, ô Dieu puissant et terrible ! Âme bénie, dis-le230 au monde. Ou plutôt non, ne le lui dis pas, car le monde ne connaît pas cette brise légère, il ne te croirait point, parce qu’il est incapable de la recevoir et d’en faire estime231. Ô mon Dieu ! ô ma Vie ! Ceux-là te connaîtront, ceux-là recevront232 et sentiront ton contact léger, qui seront devenus légers eux-mêmes et par là te seront devenus conformes. Tu les toucheras avec d’autant plus de légèreté que, caché dans la substance de leur âme totalement affinée et purifiée parce qu’ils seront devenus entièrement étrangers à la créature et à tout le créé, tu pourras les cacher dans le secret de ta face, c’est-à-dire de ton divin Fils, pour les mettre à couvert de tous les troubles que peuvent causer les hommes233.

Ah ! redisons-le et répétons-le encore, touche infiniment délicate, qui, par la force même de ta délicatesse, détaches et sépares une âme de tout contact des créatures et te l’adjuges uniquement à toi-même ! Tu laisses en elle un effet si subtil, un vestige si léger, que tout autre contact des choses hautes ou basses paraît à cette âme entachée de souillure, que son seul aspect l’offense, que sa seule approche, son seul attouchement lui est souffrance, intolé­rable tourment.

Or, il faut savoir que plus une substance est déliée, plus elle a d’étendue et de capacité, et que plus elle est subtile et légère, plus elle est diffuse et communicative. LE VERBE EST IMMENSÉMENT SUBTIL ET DÉLICAT, ET C’EST SON CONTACT QUI SE FAIT SENTIR A L’ÂME. L’ÂME EST UN VASE LARGE ET PLEIN D’AMPLEUR, À CAUSE DE LA PURETÉ ET DE LA DÉLICATESSE QU’ELLE A EN CET ÉTAT.

Redisons-le donc encore : Oh ! touche du Verbe ineffa­blement légère ! Tu te répands d’autant plus, que tu es plus légère et que le vase de mon âme234 est devenu par ton contact plus simple et plus pur, plus délié et plus ample !

235 Oh ! touche légère ! si légère que ton contact est d’autant plus puissant et divinise d’autant plus mon âme, que ton Être divin, auteur de cette touche, est étranger à tout mode, à toute forme et à toute figure ! Répétons-le en terminant, touche légère et plus que légère, qui vient de ton Être très simple, qui, par là même qu’il est infini, est infiniment léger ET PAR SUITE, TOUCHE SI SUBTILEMENT SI AMOUREUSEMENT, AVEC TANT D’ÉMINENCE ET DE DÉLI­CATESSE ! Et pour cela aussi,


Il a le goût d’éternité !


Sans aucun doute, cette divine touche236 fait goûter à l’âme la saveur de la vie éternelle, non toutefois en un degré parfait. Ceci n’aura rien d’incroyable, si nous réflé­chissons à cette vérité très certaine : que la touche dont il s’agit est une touche substantielle, je veux dire un divin contact237 entre la substance de Dieu et la substance de l’âme, faveur dont bien des saints ont été gratifiés en cette vie. De là vient que l’exquise jouissance que procure cette touche divine est entièrement inexprimable. Aussi je préférerais n’en rien dire, tant je crains qu’on ne se figure qu’elle peut se rendre par des paroles. En réalité, il n’y a pas de termes pour exprimer, ponr nommer même, des effets aussi sublimes et aussi divins. Il faut se borner à les goûter par expérience et à en jouir au dedans de soi-même dans le silence.

L’âme qui se voit ainsi gratifiée comprend parfaitement qu’il en est ici comme du caillou dont parle saint Jean, et que celui-là recevra qui aura vaincu. Sur ce caillou sera inscrit un nom que personne ne connaît, sinon celui qui le reçoit238.

Tout ce que l’on peut dire, et avec vérité, de cette divine touche, c’est qu’elle a le goût d’éternité. En cette vie ce goût ne saurait être parfait comme dans la gloire ; néanmoins, la touche étant divine, elle a très réellement la saveur de la vie éternelle.

L’âme ici perçoit le goût de tous les attributs de Dieu : elle reçoit communication de sa force, de sa sagesse, de son amour, de sa beauté, de sa clémence, de sa bonté, etc. Comme Dieu est tout cela, l’âme goûte tout cela dans cette seule touche divine, et elle le goûte à la fois selon ses puis­sances et selon son essence. Parfois une partie de cette jouissance de l’âme se déverse sur le corps, par suite de l’union qu’il a avec l’esprit. La partie sensitive, les membres, les os et la moelle des os sont imbibés de jouissance, non à un degré médiocre comme en d’autres effets de grâce, mais avec des impressions de délices et de gloire si intenses, qu’elles se font sentir jusqu’aux dernières articulations des pieds et des mains.

Le corps participe ici très abondamment à la béatitude de l’âme. Alors il glorifie à sa manière le Dieu qu’il sent jusque dans ses os, suivant cette parole de David : Tous me os diront : Seigneur qui est semblable à vous239 ?

Mais comme tous les discours qu’on pourrait en faire resteraient au-dessous de la vérité, qu’il suffise de dire qu’au sens corporel comme au sens spirituel, cette divine touche a « le goût d’éternité ».


Par toi toute dette est payée !


Il convient d’expliquer ici quelles sont ces dettes dont l’âme se déclare payée.

L’ÂME PARLE AINSI PARCE QUE DANS CETTE SAVEUR DE VIE ÉTERNELLE QU’IL LUI EST DONNÉ DE GOÛTER, ELLE SE SENT RÉTRIBUÉE DE TOUTES LES PEINES QU’ELLE A SOUFFERTES POUR ARRIVER A CET ÉTAT ET NON SEU­LEMENT ELLE SE SENT EXACTEMENT PAYÉE ET RÉTRIBUÉE, MAIS RÉCOMPENSÉE AVEC EXCÈS. ELLE ENTEND BIEN LA VÉRITÉ DE LA PROMESSE FAITE PAR L’ÉPOUX, DANS L’ÉVAN­GILE, QU’IL RENDRA CENT POUR UN240, CAR IL N’Y A TRIBULATION, TENTATION, PÉNITENCE, PEINE QUELCONQUE ENDU­RÉE EN CE CHEMIN, À LAQUELLE NE CORRESPONDE UN CENTUPLE DE CONSOLATION ET DE DÉLICES EN CETTE VIE, DE FAÇON QUE L’ÂME PEUT DIRE AVEC VÉRITÉ : « TOUTE DETTE EST PAYÉE. »

D’ordinaire, on n’arrive pas241 au sublime royaume spirituel sans avoir passé par des peines et des tribulations sans nombre. C’est en effet, comme il est dit aux Actes des Apôtres, par beaucoup de tribulations qu’il convient d’entrer dans le royaume des cieux242. Ces épreuves ont pris fin et l’âme désormais ne souffre plus.

Les peines que doivent soutenir ceux qui sont appelés à l’union avec Dieu sont243 des adversités et des tentations de bien des genres dans la partie sensitive ; des tribulations, des ténèbres, des angoisses dans la partie spirituelle. L’âme, en effet, a besoin d’être purifiée dans ses deux parties, la spirituelle et la sensitive, ainsi que nous l’avons indiqué en expliquant le quatrième vers de la Strophe.

Voici la raison pour laquelle ces épreuves sont nécessaires. DE MÊME QU’UNE LIQUEUR EXCELLENTE NE SE VERSE QUE DANS UN VASE SOLIDE, BIEN PRÉPARÉ ET BIEN PURIFIÉ, AINSI CETTE TRÈS HAUTE UNION NE PEUT SE VERSER QUE DANS UNE ÂME FORTIFIÉE PAR LES PEINES ET LES TENTA­TIONS, PURIFIÉE PAR LES TRIBULATIONS, LES TÉNÈBRES ET LES ANGOISSES. Les adversités et les amertumes purifient et dégagent le sens, les ténèbres et les angoisses spiritua­lisent et disposent l’esprit. L’âme doit donc passer par là pour devenir capable de se transformer en Dieu, de même que les âmes qui doivent le voir dans l’autre vie ont à passer par le purgatoire. L’intensité et la durée des tribu­lations varient suivant le degré d’union auquel Dieu à dessein d’élever une âme et suivant ce que les âmes ont à purger.

C’est au milieu de ces peines auxquelles Dieu soumet l’âme et le sens, que s’acquièrent dans l’amertume les vertus, la vigueur et la perfection, car la vertu se perfec­tionne dans la faiblesse244, elle atteint son fini dans le creuset de la souffrance. Le fer ne prend la forme conçue dans l’intelligence de l’artisan que sous l’action du feu et du marteau, qui le dépouille de sa forme première. Jérémie nous dit que c’est de cette façon que Dieu l’instruisit. Le Seigneur, dit-il, a envoyé un feu dans mes os, et il m’a instruit245. Il fait allusion au marteau quand il dit : Vous m’avez châtié, Seigneur, et j’ai été instruit246. De son côté, l’Ecclésiastique demande : Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il ? Et il ajoute : Celui qui n’a pas été éprouvé sait peu de choses247.

On peut se demander pourquoi il y a si peu d’âmes qui atteignent ce haut degré de perfection248. La volonté divine, sachons-le bien, n’est pas que ces âmes élevées soient en petit nombre. Dieu désire au contraire voir toutes les âmes en venir là, mais il en rencontre peu de capables de soutenir une œuvre si haute et si sublime. La plus légère épreuve les trouve lâches. Elles fuient le travail, elles ne peuvent accepter la moindre désolation, la moindre morti­fication ; elles ne savent ce que c’est que la vraie patience. Dieu qui voulait bien commencer à les dégrossir, cesse de les purifier, de les soulever au-dessus de la terrestre poussière. Il faudrait pour cela plus d’énergie, plus de constance.

AINSI DONC, IL Y EN A BEAUCOUP QUI DÉSIRENT PASSER PLUS AVANT, QUI DEMANDENT CONTINUELLEMENT À DIEU DE LES FAIRE ARRIVER A L’ÉTAT DE PERFECTION, ET QUAND DIEU VEUT LES CONDUIRE, COMME IL EST NÉCESSAIRE, PAR LES PREMIÈRES ÉPREUVES, LES PREMIÈRES MORTIFICATIONS, ILS REFUSENT, ILS SE DÉROBENT. ILS FUIENT LE CHEMIN ÉTROIT QUI CONDUIT A LA VIE, ILS CHERCHENT LEURS AISES, LEUR CONSOLATION, C’EST-A-DIRE LE CHEMIN DE LEUR PERDITION, ET AINSI NE LAISSENT PAS A DIEU LE MOYEN DE LEUR DONNER CE QU’ILS DEMANDENT, ALORS CEPENDANT QU’IL S’APPRÊTAIT A LE FAIRE. PAR SUITE, ILS RESTENT LA COMME DES VASES INUTILES. ILS VOUDRAIENT ATTEINDRE L’ÉTAT I) ES PARFAITS, MAIS ILS REFUSENT D’ÊTRE MENÉS PAR LA VOIE DES SOUFFRANCES, QUI EST CELLE DES PAR­FAITS, ILS NE VEULENT MÊME PAS Y FAIRE LES PREMIERS PAS EN SE SOUMETTANT AUX ÉPREUVES LÉGÈRES ET COMMUNES.

À ceux-là on pourrait adresser ces paroles de Jérémie : Si vous avez eu tant de peine à suivre les piétons., comment pourrez-vous vous adapter d l’allure des cavaliers ? Si vous avez craint de perdre le repos dans la terre de la paix, comment tiendrez-vous tête à l’orgueil du Jourdain249 ? Ou en d’autres termes, vous croyiez courir alors que vous traversiez d’un pas égal les épreuves communes à tous les mortels, et qui ne réclament qu’un courage médiocre et tout humain. Comment pourrez-vous vous modeler sur l’allure des che­vaux, quand il s’agira d’épreuves au-dessus de l’ordinaire et du commun, exigeant une énergie et une vitesse plus qu’humaines ? Si vous avez voulu conserver la paix et la satisfaction en votre propre terre, qui est la sensualité, si vous avez refusé de faire la guerre à cette sensualité et de la contredire en petites choses, que ferez-vous en face de l’orgueil du Jourdain ? En d’autres termes, affron­terez-vous les eaux impétueuses des tribulations et des souffrances, qui sont propres à la région plus intérieure de l’esprit ?

Ô âmes qui voulez parcourir avec consolation et sécurité la carrière spirituelle, si vous saviez combien il vous est bon de souffrir, combien il vous est avantageux, pour atteindre ces biens élevés, d’être affligées et mortifiées, vous ne chercheriez la consolation ni en Dieu ni dans les créatures, mais vous ambitionneriez la croix, le fiel et le vinaigre tout purs250. Les obtenir serait à vos yeux le comble du bonheur, parce que, renonçant ainsi au monde et à vous-mêmes, vous vivriez à Dieu dans les délices de l’esprit.

Si vous saviez endurer ainsi avec patience les épreuves extérieures, vous mériteriez que Dieu jette les yeux sur vous pour vous soumettre à une purification plus inté­rieure, celle des épreuves spirituelles plus intimes.

C’est que pour obtenir la faveur signalée d’être soumis à ces épreuves tout intérieures, en vue d’être enrichi de dons et de mérites spéciaux, il faut avoir rendu au Seigneur de grands services, il faut avoir fait preuve de beaucoup de patience et de constance, il faut s’être rendu très agréable à ses yeux en sa vie et en ses œuvres. C’est ce que nous lisons du saint homme Tobie. L’ange Raphaël lui déclara que parce qu’il était agréable au Seigneur, il fallait que la tentation l’éprouvât pour le rendre apte à recevoir davan­tage251. Aussi, au témoignage de l’Écriture, il passa ensuite le reste de sa vie dans la joie252. Nous voyons de même que Dieu, après avoir loué Job, en présence des bons et des mauvais anges, comme son fidèle serviteur, lui envoya, dans sa bonté, de très dures épreuves, en vue de l’exalter ensuite bien davantage au spirituel et au temporel253.

Dieu en agit de même envers les âmes qu’il veut conduire à une perfection éminente. Il permet qu’elles soient tentées, en vue de les diviniser ensuite par l’union avec la divine Sagesse. Cette union, nous dit David, est un argent éprouvé par le feu, éprouvé en la terre — c’est-à-dire en notre chair, mortelle, — éprouvé jusqu’à sept fois254, ou en d’autres termes, éprouvé jusqu’à la dernière limite.

Il est inutile de nous arrêter à spécifier quelles sont ces sept purifications qui conduisent à la Sagesse, disons seulement qu’en cette vie, si élevée que soit l’union pour elle, c’est l’argent dont parle David, non l’or de l’autre vie. Ce qui importe, c’est de soutenir avec une patience et une fermeté invincibles toutes les tribulations255, toutes les peines spirituelles et corporelles, grandes et petites, les recevant de la main de Dieu pour son avantage et pour son bien. Qu’elle se garde de s’y soustraire, car elles lui apportent la santé ; mais qu’elle se souvienne du conseil du Sage Si l’esprit de Celui qui a la puissance s’aère contre vous, demeurez ferme à votre place, car ce remède vous guérira des plus grands péchés256. En d’autres termes, ce remède coupera en vous la racine de vos péchés et de vos imper­fections, en un mot, il vous guérira de vos habitudes mau­vaises. Les peines, les angoisses éteignent et purifient les tendances au péché, tous les maux de l’âme. Celle-ci doit donc regarder comme une spéciale faveur de Dieu d’être éprouvée à l’intérieur et à l’extérieur, parce qu’ils sont en très petit nombre ceux qui ont mérité, en vue d’être con­duits à un état si élevé, d’être consommés par les souffrances.

MAIS REVENONS À NOTRE EXPLICATION. L’âme reconnaît ici que toutes ses peines passées lui sont très heureusement payées, que sa lumière est maintenant à proportion de ce qu’ont été ses ténèbres257, qu’ayant eu part à la tribulation, elle a part à présent aux consolations258, en un mot que les trésors divins correspondent exactement, pour sa partie spirituelle et sa partie corporelle, aux souffrances inté­rieures et extérieures qu’elle a endurées, sans qu’un seul tourment manque d’une immense rétribution correspon­dante. Elle se déclare donc parfaitement satisfaite et dit : « Toute dette est payée. »

Elle rend grâce à Dieu, à l’imitation de David, qui disait au Seigneur : Quelles tribulations terribles et sans nombre vous avez déchaînées sur moi ! Mais de toutes vous m’avez délivré. Vous m’avez retiré des abîmes de la terre, vous avez multiplié à mon égard vos magnificences, et, vous retournant vers moi, vous m’avez consolé259.

Cette âme reproduit d’une manière frappante le sort de Mardochée. Assis à la porte du palais, revêtu d’un cilice et refusant le vêtement que lui offrait la reine Esther, il se lamentait sur les places publiques de Suse pour le péril qui menaçait ses jours, frustré par ailleurs de toute récompense pour les services qu’il avait rendus au roi, pour sa fidélité à défendre son honneur et sa vie. En un seul jour, il se voit payé de toutes ses peines et de tous ses services260. Ainsi en est-il de cette âme. Non seulement on l’introduit à l’intérieur du palais, revêtu d’habits royaux, et on la présente au monarque, mais on lui met la couronne sur la tête, le sceptre entre les mains, on la fait asseoir sur le trône, on la met en possession de l’anneau royal. Elle fera dans le royaume de son Époux tout ce que bon lui semblera, elle sera libre de s’abstenir de ce qui ne lui agréera point, et par le fait, les âmes parvenues à cet état d’union obtiennent tout ce qu’elles souhaitent. Ainsi cette âme voit ses dettes entièrement payées. Ses ennemis, les appétits qui voulaient lui ôter la vie, ont été mis à mort. Elle-même vit à présent en Dieu. Aussi ajoute-t-elle immédiatement :


Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.


La mort n’est autre chose que la privation de la vie. Quand la vie survient, il n’y a plus trace de mort. Au point de vue spirituel, il y a deux sortes de vie. L’une est la vie béatifique, qui consiste dans la vision de Dieu, elle s’obtient par la mort corporelle et naturelle, selon la parole de saint Paul : Nous savons que lorsque notre demeure terrestre se dissoudra, nous avons une autre habitation que Dieu nous a préparée dans les cieux261. L’autre est la vie spirituelle parfaite, ou la possession de Dieu par union d’amour ; elle s’obtient par la totale mortification de tous les vices, de tous les appétits et de toutes les inclinations naturelles. Tant que ce travail n’est pas accompli, l’âme ne peut arriver à la perfection de la vie spirituelle d’union avec Dieu, suivant cette parole du même Apôtre : Si vous vivez selon la chair, vous mourrez : mais si vous mortifiez par l’esprit les œuvres de la chair, vous vivrez262.

Il faut le bien savoir, ce que l’âme appelle ici mort, c’est la destruction complète du vieil homme, c’est-à-dire l’usage des puissances — mémoire, entendement et volonté — à l’égard des choses de ce monde, ce sont les appétits appliqués au goût des choses créées. Tout cela est l’exercice de l’ancienne vie, c’est la mort de la vie nouvelle ou de la vie spirituelle. De cette vie l’âme ne peut vivre parfai­tement si elle ne meurt parfaitement au vieil homme. C’est à quoi nous exhorte l’Apôtre, lorsqu’il dit : Dépouillez-vous du vieil homme, et revêtez-vous de l’homme nouveau qui est créé selon Dieu dans la justice et la vérité263.

Dans cette vie nouvelle, qui résulte de l’union parfaite avec Dieu dont nous traitons, tous les appétits de l’âme, toutes ses puissances selon leurs inclinations et leurs opé­rations — opérations qui par elles-mêmes sont des opé­rations de mort, de privation de vie spirituelle — se trouvent transformées divinement.

Au dire des philosophes, tout vivant vit par son opé­ration. Or, comme l’âme dont il s’agit, par suite de son union avec Dieu, a son opération en Dieu, il s’ensuit qu’elle vit la vie de Dieu. Sa mort est donc devenue une vie véritable.

Son entendement qui avant cette union entendait naturellement, par la puissance et la vigueur de sa lumière naturelle, est maintenant mû et informé par un autre principe, plus élevé, celui de la lumière surna­turelle de Dieu. D’entendement humain, il est devenu divin, parce que l’entendement de l’âme et celui de Dieu ne font plus qu’un. La volonté, qui auparavant aimait d’une manière entachée de mort et d’une façon très basse par les seules affections naturelles, se trouve transformée au divin amour, elle aime à présent d’une manière sublime et par des affections divines, parce qu’elle est mue par l’Esprit-Saint, en qui elle vit, la volonté de l’âme et celle de Dieu ne faisant plus qu’une seule et même volonté.

La mémoire, qui d’elle-même ne percevait que les formes et les images des créatures, en vient à ne retenir plus que les années éternelles264.

Quant à l’appétit naturel qui n’était capable que de goûter la saveur des objets créés, saveur opérant la mort, il se trouve maintenant transformé en saveur et en goût divin, parce qu’il est mû et attiré par un autre principe, qui l’actionne bien plus puissamment, je veux dire la jouissance de Dieu. D’où il suit que l’appétit de l’âme est désormais un appétit divin265.

Finalement, tous les mouvements, toutes les opérations, toutes les inclinations de cette âme qui tiraient leur prin­cipe de sa vie naturelle sont devenus dans cet état d’union des mouvements divins266. En vraie fille de Dieu, elle est totalement mue par l’Esprit de Dieu, selon cette parole de saint Paul : Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu267.

Pour résumer, l’entendement de cette âme est l’enten­dement de Dieu, sa mémoire268 est l’éternelle mémoire de Dieu, sa jouissance est la jouissance de Dieu. À la vérité, la substance de cette âme n’est pas la substance de Dieu, parce que l’âme ne peut être changée en Dieu, mais étant au point où elle l’est unie à Dieu et absorbée en Dieu, elle est Dieu par participation. Merveille qui est propre à cet état parfait de la vie spirituelle, bien que toujours au-dessous de ce qui est propre à l’autre vie.

Ainsi la vie de cette âme, qui était pour elle une vraie mort, a été changée en vie. Elle est en droit de s’approprier cette parole de saint Paul : Je vis, non, ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi269. C’est ainsi que la mort de cette âme s’est changée en vie divine, afin que s’accomplisse en elle cette autre sentence de l’Apôtre : La mort a été absorbée dans la victoire270, et celle-ci du prophète Osée, qui nous dit parlant au nom de Dieu : O. mort, je serai ta mort271.

Cette âme est réellement absorbée dans la vie divine, étrangère à tout ce qui est du siècle, du temps, de l’appétit naturel désordonné. Elle a été introduite dans la demeure secrète du roi, où elle se réjouit et tressaille d’allégresse en son Bien-Aimé. Au souvenir de ses mamelles supérieures au vin, elle s’écrie : Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem272, car ma noirceur naturelle a été changée en la beauté du roi céleste.273

Dans cet état de perfection, l’âme est toujours en fête. Il lui est d’ordinaire d’éprouver au plus intime d’elle-même une divine jubilation, qui lui fait entonner un chant toujours nouveau, débordant de joie et d’amour, par la connaissance qu’elle a de son heureux état. Parfois elle redit dans son allégresse cette parole de Job : Ma gloire ira se renouvelant et je multiplierai mes jours comme le palmier274. Ce qui revient à dire que Dieu, suivant l’oracle du Sage, étant immuable en lui-même, renouvelle toutes choses275. Sa présence continuelle en moi et son union avec moi renouvellera toujours ma gloire et ne me laissera pas retourner à la vieillesse de mon premier état. Je multi­plierai mes jours, j’enverrai vers le ciel mes mérites, comme le palmier élève ses branches.

Cette âme chante276 intérieurement à Dieu toutes les louanges dont David a rempli le Psaume 29, spécialement les deux derniers versets que voici :

Vous avez changé mes pleurs en joie. Vous avez déchiré le sac qui me tenait captive et vous m’avez environnée d’allé­gresse, afin que ma gloire seule vous chante et que je ne sente plus l’aiguillon de la componction. Seigneur mon Dieu, éternellement je vous adresserai mes louanges277.

Rien d’étonnant que l’âme soit si fréquemment dans cette allégresse, cette jubilation, cette jouissance et ces louanges de Dieu. En effet, outre la connaissance qu’elle a de tant de faveurs dont il l’a comblée, elle expérimente en lui une inexprimable tendresse. Son Bien-Aimé lui adresse des paroles si hautes, des éloges si exquis et si pleins d’amour, il l’enrichit de tant d’autres grâces, qu’il semble en vérité que Dieu n’ait ici-bas nulle autre à caresser et que ce soit sa seule occupation, l’unique objet de son attention. Alors elle s’écrie comme l’Épouse des Cantiques : Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui.278


STROPHE III



Oh ! lampes de feu très ardent

Au sein de vos vives splendeurs,

Mon sens avec ses profondeurs,

Auparavant aveugle et sombre.

En singulière excellence

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


EXPLICATION.

Je prie Dieu de me donner ici son assistance, dans l’extrême besoin que j’en ai pour expliquer le sens profond de cette Strophe. Au lecteur, je demande une grande attention. S’il est dépourvu d’expérience, cette Strophe pourra lui sembler un peu obscure. Si au contraire il a de l’expérience, elle lui paraîtra pleine de lumière et de saveur.

L’âme relève ici les grands biens qui découlent pour elle de l’union divine, et elle en rend grâce à son Époux. Elle expose comment cette union a été pour elle la source de nombreuses et admirables connaissances de Dieu, tout imprégnées d’amour, qui ont illuminé et enflammé ses puissances spirituelles et même son sens, auparavant aveugle et plongé dans l’obscurité par des amours étrangers. Maintenant ses puissances spirituelles, illuminées et enflam­mées d’amour, sont en état de renvoyer lumière et amour à Celui qui les a éclairées et embrasées. Effectivement, le vrai bonheur de celui qui aime est de rendre à son Bien-Aimé tout ce qu’il est, tout ce qu’il vaut, tout ce qu’il a, tout ce qu’il reçoit, et plus tout cela a de prix, plus il goûte de joie à lui en faire hommage. DISONS D’ABORD QUE LES LAMPES ONT DEUX PROPRIÉTÉS : ELLES ÉCLAIRENT ET ELLES ÉCHAUFFENT. VOICI MAINTENANT LE VERS :


Oh l lampe de feu très ardent !


Pour bien comprendre279 ce vers, il faut savoir qu’en son Être unique et très simple, Dieu est toutes les vertus et toutes les magnificences de ses attributs. Il est tout-puissant, il est sage, il est bon, il est miséricordieux, il est juste ; sans parler d’autres attributs infinis, d’autres vertus infinies, qui nous sont inconnus tant que nous sommes ici-bas.

Comme Dieu est tout cela, si, dans son union avec l’âme, il trouve bon de lui ouvrir l’intelligence, cette âme connaît distinctement tous ces attributs et toutes ces grandeurs, à savoir la toute-puissance, la sagesse, la bonté, la misé­ricorde, etc. en son Être très simple. Elle sait que chacun de ces attributs est l’Être même de Dieu en un seul suppôt soit le Père, soit le Fils, soit le Saint-Esprit. Chacun de ces attributs est Dieu même. Or, Dieu étant lumière infinie et feu infini, comme nous l’avons dit, il resplendit et brûle divinement en chacun de ses attributs, qui, encore une fois, sont sans nombre. Or, en une seule touche d’union, l’âme reçoit connaissance de tous les attributs divins. On peut donc dire avec vérité que Dieu est pour l’âme une multitude de lampes, qui versent chacune en elle la lumière de la sagesse et l’ardeur de l’amour, car elle a une connaissance distincte de chacune, et chacune produit en elle un embrasement d’amour.

Ainsi, au milieu de ces lampes divines, l’âme se trouve enflammée par chacune en particulier et par toutes réunies ensemble, car, répétons-le, tous ces attributs ne forment qu’un seul Être divin. Toutes ces lampes ne sont donc qu’une seule lampe, c’est-à-dire le Verbe, qui, selon la parole de saint Paul, est la splendeur du Père. CETTE LAMPE EST À LA FOIS TOUTES LES LAMPES. PARCE QU’ELLE BRILLE ET BRUI.E DE LA LUMIÈRE ET DE L’ARDEUR DE TOUTES LES LAMPES. L’ÂME COMPREND TRÈS BIEN QUE CETTE SEULE LAMPE LUI EST TOUTES LES LAMPES EN EFFET, ÉTANT UNE, ELLE PEUT TOUT, ELLE A TOUTES LES VERTUS ET EMBRASSE TOUS LES ESPRITS.

De là vient que, par un seul acte de connaissance des lampes divines, l’âme aime selon chacune d’elles et aime selon toutes ces lampes à la fois. En un même acte, elle exerce envers chacune l’amour spécial à chacune et elle reçoit l’amour par chacune en particulier et par toutes ensemble. En effet, la splendeur que lui communique l’Être de Dieu en qualité de toute-puissance, lui verse lumière et amour en tant que tout-puissant. Sous ce rap­port, Dieu est à l’âme une lampe de toute-puissance qui lui verse lumière, amour et plénitude de connaissance selon cet attribut. La splendeur que lui communique l’Être de Dieu en tant que sagesse, lui verse lumière et amour en tant qu’infiniment sage, et sous ce rapport Dieu est à l’âme une lampe de sagesse. La splendeur que lui commu­nique l’Être de Dieu en tant que bonté, lui verse lumière et amour en tant qu’infiniment bon, et sous ce rapport Dieu est à l’âme une lampe de bonté. De même, il lui est une lampe de justice, une lampe de force, une lampe de miséricorde, et ainsi de tous les autres attributs que l’âme connaît en Dieu. En même temps, cette lumière que l’âme reçoit de tous les attributs réunis lui communique un embrasement d’amour qui lui fait aimer Dieu comme étant ces mêmes attributs.

Cette communication et cette révélation que Dieu fait de lui-même à une âme est, selon moi, la plus haute qu’il puisse faire en cette vie. On peut très justement la com­parer à une multitude de lampes qui donnent à cette âme lumière et amour.

Ce sont ces divines lampes280 que Moïse vit sur le mont Sinaï, alors que Dieu passa devant lui. Se prosternant en hâte contre terre, il se mit à en proclamer quelques-unes, en disant : Souverain Monarque, Seigneur Dieu, miséri­cordieux, clément, patient, enclin à la compassion, véritable, qui exercez votre miséricorde sur des milliers de générations, qui effacez les péchés, les malices et les iniquités du monde, devant qui nul n’est innocent par lui-même281.

On voit que les principaux attributs que Moïse connut alors en Dieu sont ceux de la toute-puissance, de la souve­raineté, de la déité, de la miséricorde, de la justice, de la vérité, de l’équité. Ce fut une très haute révélation de Dieu, une sublime délectation d’amour.

D’où il est à remarquer que la jouissance dont le ravis­sement d’amour causé par le feu de ces lampes inonde une âme, est merveilleux et immense ; elle a l’abondance que peut communiquer une multitude de lampes, dont chacune produit un incendie d’amour. Or, la chaleur de l’une vient se joindre à la chaleur de l’autre, la flamme de l’une à la flamme de l’autre, de même que la lumière de l’une à la lumière de l’autre, car un attribut divin en révèle un autre, en sorte que toutes ces lampes ne forment qu’une seule lumière et un seul embrasement.

L’âme se trouve comme engloutie dans un océan de flammes légères, dont chacune la blesse subtilement d’amour. Blessée par toutes ces lampes réunies, elle ne vit plus que d’amour au sein de la vie de Dieu. Elle voit très bien que cet amour est l’amour même de la vie éternelle, c’est — à-dire l’assemblage de tous les biens, dont elle a comme un avant-goût. Aussi entend-elle la vérité de cette parole de l’Époux au Cantique des Cantiques : Les lampes de l’amour sont des lampes de feu et de flamme282. Et encore : Que vos démarches sont belles en vos chaussures. Ô fille du prince283 ! Qui pourra décrire, ô Dieu, la munificence de votre majesté et la surabondance de vos délices, dans la merveilleuse splendeur et le brûlant amour de vos lampes ?

L’Écriture nous dit qu’une de ces lampes passa autrefois devant Abraham et le remplit d’une excessive et ténébreuse horreur. Cette lampe, en effet, était celle de la rigoureuse justice que Dieu se préparait à exercer sur les Chananéens284.

Toutes ces lampes de connaissance divine qui t’éclairent si favorablement et si amoureusement, ô âme ! t’apportent infiniment plus de lumière et de jouissance que celle dont nous parlons n’apporta jamais à Abraham d’horreur et de ténèbres. Que tes délices sont multipliées, qu’elles sont précieuses, puisque chacune de ces divines lampes t’apporte fruition et amour, et qu’il n’en est pas une par où Dieu lui-même ne se communique à tes puissances selon ses attributs ! Une personne qui en aime une autre et qui lui fait du bien, l’aime et lui fait du bien selon ses qualités, selon ses propriétés personnelles. Ainsi ton Époux résidant en toi en tant que tout-puissant, il t’aime et te fait du bien selon sa toute-puissance. Infiniment sage, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sagesse. Infiniment bon, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa bonté. Infiniment saint, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sainteté. Infiniment juste, il t’aime et t’accorde ses grâces selon l’étendue de sa justice. Infiniment miséri­cordieux, clément et compatissant, il te fait éprouver sa clémence et sa compassion. Fort, exquis, sublime en son Être, il t’aime d’une manière forte, exquise et sublime. Infiniment pur, il t’aime selon l’étendue de sa pureté. Souverainement vrai, il t’aime selon l’étendue de sa vérité. Infiniment libéral, il t’aime et te comble de grâces selon l’étendue de sa libéralité, sans aucun intérêt propre et dans la seule vue de te faire du bien. Souverainement humble285, il t’aime avec une souveraine humilité et fait de toi une souveraine estime. Il t’élève jusqu’à lui, il se découvre dans la seule vue de te faire du bien. Souverainement humble, il t’aime avec une souveraine humilité, et fait de toi une souveraine estime. Il t’élève jusqu’à lui, il se découvre à toi joyeusement et avec un visage plein de grâce dans cette voie de sa connaissance. Et tu l’entends te dire : Je suis à toi et pour toi ; je me réjouis d’être ce que je suis, afin de me donner à toi et d’être tien à jamais.

Qui pourra exprimer ce que tu éprouves, ô âme bienheu­reuse, en te voyant à ce point chérie, en te voyant tenue en pareille estime par ton Dieu ? Ta volonté est devenue, suivant la parole du Cantique, semblable à un monceau de blé, couvert et environné de lis286. En effet, dans ces grains de pain de vie que tu goûtes tous ensemble, tu jouis des lis des vertus dont tu es environnée. Ce sont ces filles du Roi qui te réjouissent par les parfums des essences aroma­tiques287. Tu es tellement plongée, abîmée dans ces divines connaissances, que tu deviens le puits des eaux vives qui descendent avec impétuosité du Liban288, c’est-à-dire de Dieu même. En cet état, tu es inondée de joie selon l’économie de toutes tes parties, et ton corps même y participe. En toi se vérifie cette parole du Psalmiste : L’impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu289.

Merveilleux spectacle de voir une âme tout inondée des eaux divines ! Elle est comme une fontaine abondante qui déverse de toutes parts ces eaux célestes290. Il est vrai, la communication dont nous parlons est une communication de lumière et de feu, mais ce feu est si suave dans son immensité, qu’on peut le comparer à des eaux vives, qui désaltèrent la soif de l’esprit selon toute la plénitude avec laquelle il y aspire. Ces lampes de feu, comme celles qui descendirent sur les apôtres291, sont en même temps les eaux vives de l’Esprit-Saint. Le prophète Ézéchiel, lorsqu’il annonçait la venue de ce divin Esprit, appelait ses feux des eaux pures et limpides. Je verserai sur vous, disait-il au nom de Dieu, je verserai sur vous une eau pure, et je mettrai mon Esprit au milieu de vous292.

Ce feu est donc en même temps une eau. Il est figuré par ce feu du sacrifice, que Néhémias cacha dans une citerne. Tant qu’il était dérobé aux regards, c’était de l’eau, lorsqu’on le retira pour servir au sacrifice, c’était du feu293.

De même cet Esprit de Dieu, tant qu’il est caché dans les veines de l’âme, est unç eau suave et délicieuse qui, dans la substance même de l’âme, désaltère la soif spirituelle, et lorsqu’il s’exerce en sacrifice d’amour, il devient de vives flammes de feu, c’est la multitude des lampes de l’acte de la dilection, de ces lampes que l’Époux dans les Cantiques déclare être des lampes de feu et de flamme294. L’âme ici leur donne ce nom, çar non seulement elle s’en désaltère comme des eaux de la Sagesse, mais elle les goûte comme des flammes d’amour, dans l’acte de l’amour. Elle s’écrie donc : Oh ! lampes de feu !

Tout ce qui se peut exprimer ici reste au-dessous de la réalité, PARCE QUE CETTE TRANSFORMATION DE L’ÂME EN DIEU EST INEXPRIMABLE. TOUT SERA DIT EN UN SEUL MOT : L’ÂME EST DEVENUE DIEU DE DIEU, EN PARTICIPATION DE SON ÊTRE ET DE SES ATTRIBUTS. CE SONT CES ATTRIBUTS QUE L’ÂME APPELLE ICI DES LAMPES DE FEU.


Au sein de vos vives splendeurs,


AFIN DE FAIRE COMPRENDRE QUE CES SPLENDEURS SONT LES COMMUNICATIONS DES DIVINES LAMPES295 DONT L’ÂME NOUS PARLE ICI ET COMMENT CETTE ÂME RESPLENDIT AU MILIEU D’ELLES, IL FAUT SAVOIR CECI. CES SPLENDEURS SONT LES AMOUREUSES CONNAISSANCES QUE LES LAMPES DES ATTRIBUTS DE DIEU ENVOIENT A L’ÂME. AU MILIEU DE CES CONNAISSANCES, CETTE ÂME, UNIE A DIEU SELON SES PUISSANCES, RESPLENDIT COMME LES LAMPES ELLES — MÊMES, TRANSFORMÉE QU’ELLE EST EN CES AMOUREUSES SPLENDEURS.

Cette illumination de splendeurs, AU SEIN DESQUELLES L’ÂME RESPLENDIT DANS LES ARDEURS DE L’AMOUR, est fort différente de l’illumination des lampes matérielles, qui, par la lumière qu’elles projettent, éclairent et échauffent les objets environnants. Ici l’illumination a lieu au milieu des flammes qui résident en l’âme elle-même. C’est ce qui lui fait dire : « Au sein de vos vives splendeurs. » Elle n’est pas auprès de ces splendeurs, mais au milieu de ces splen­deurs, au milieu des flammes de ces lampes, transformée elle-même en splendeur. On peut donc la comparer à l’air qui est dans la flamme : il est enflammé, il est transformé en feu. La flamme, en effet, n’est autre chose que de l’air enflammé, tellement que les mouvements de la flamme et les splendeurs qu’elle jette ne doivent pas être attribués à l’air seulement, ni seulement au feu dont la flamme est composée. Ils sont produits par l’air et le feu réunis le feu les fait produire à l’air enflammé qu’il renferme en soi.

C’est de la même manière, comprenons-le bien, que l’âme, avec ses puissances, se trouve illuminée au sein des splendeurs divines. Les mouvements de la divine flamme — ces vibrations, ces jets de feu dont nous avons parlé — ne doivent pas être attribués seulement à l’âme transformée dans les flammes de l’Esprit-Saint, ni à l’Esprit. Saint seulement : ils sont produits par l’Esprit-Saint et par l’âme réunis. C’est l’Esprit-Saint qui meut alors cette âme, de même que le feu meut l’air enflammé.

Ces mouvements, qui sont tout à la fois et de Dieu et de l’âme, ne sont pas seulement des splendeurs, ce sont aussi des glorifications. Ce sont ces jeux et ces fêtes joyeuses que l’Esprit-Saint célèbre dans l’âme, et dont nous avons parlé en expliquant le second vers de la Strophe I. Dieu, disions-nous, semble continuellement sur le point de donner à l’âme la vie éternelle et de la transférer dans la gloire totale, en l’introduisant définitivement en lui.

Toutes les grâces que Dieu accorde à une âme de plus grande ou de moindre valeur, soit au début, soit à la fin de la carrière spirituelle, lui sont accordées en vue de la conduire à la vie éternelle. De même, tous les mouvements, tous les jets de feu que la flamme produit au moyen de l’air enflammé, sont destinés à l’entraîner au centre de sa sphère. Ce sont comme des défis que Dieu adresse à cette âme en vue de l’attirer davantage à lui. Tant que l’air se trouve dans sa propre sphère, la flamme ne l’emporte pas. De même ces mouvements de l’Esprit-Saint, quoique d’une merveilleuse efficacité pour absorber l’âme dans la gloire. n’opèrent l’absorption totale que lorsque le temps est venu pour l’âme de sortir de la sphère de cette vie et d’entrer dans le centre parfait de son esprit, c’est-à-dire d’entrer parfaitement en Jésus-Christ.

Remarquons-le, ces mouvements de la flamme sont plus celui de Dieu. Ces avant-goûts de gloire que Dieu accorde à l’âme ne sont ni stables ni parfaits. L’âme296 en jouira un jour sans vicissitudes de plus et de moins, et sans mouvement. Alors elle verra clairement que si Dieu lui semblait se mouvoir en elle, en réalité il restait immuable, de même que le feu est immobile dans sa sphère, ET QUE SI ELLE ÉPROUVAIT CES MOUVEMENTS ET CES JETS DE FLAMME GLORIFICATEURS, C’EST QU’ELLE N’ÉTAIT PAS ENCORE PARFAITEMENT GLORIFIÉE. ET CEPENDANT, PAR CE QUI A ÉTÉ DIT ET CE QUE NOUS ALLONS DIRE, ON VERRA PLUS CLAIREMENT QUE CES SPLENDEURS SONT D’INES­TIMABLES FAVEURS QUE DIEU ACCORDE A UNE ÂME.

On peut297 leur donner aussi le nom d’obombrations.

Pour me faire comprendre, je dirai qu’obombrer veut dire couvrir de son ombre, ce qui a le sens de protéger et de favoriser. Du moment que l’on couvre de son ombre, c’est un signe que l’on est tout proche pour favoriser et pour défendre. De là vient que la faveur insigne accordée à la Vierge Marie de concevoir le Fils de Dieu fut appelée par l’ange saint Gabriel une obombration de l’Esprit-Saint, lorsqu’il dit : L’Esprit-Saint viendra en vous et la Vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre298.

Pour bien entendre cette projection de l’ombre de Dieu, ou cette obombration de splendeurs, ce qui est tout un, remarquons que chaque objet produit une ombre en rapport avec ses proportions et sa nature. Si l’objet est opaque et obscur, il produira une ombre obscure : si l’objet est lumineux, il produira une ombre lumineuse et légère.

Ainsi, L’OMBRE D’UNE TÉNÈBRE SERA UNE AUTRE TÉNÈBRE, TOUTE CONFORME A LA PREMIÈRE ET L’OMBRE D’UNE LUMIÈRE SERA UNE AUTRE LUMIÈRE ENTIÈREMENT CONFORME A LA PREMIÈRE.

Par suite, ces vertus ou attributs de Dieu, qui sont lampes enflammées et resplendissantes se trouvant, comme nous l’avons dit, si près de l’âme, ne pourront manquer de la toucher de leur ombre, et ces ombres seront forcément enflammées et resplendissantes, conformément aux lampes qui les projettent. Ces ombres seront donc des splendeurs. Quelle sera l’ombre projetée par la beauté de Dieu ? Ce sera une autre beauté, toute conforme à la beauté de Dieu. Quelle sera l’ombre projetée par la force de Dieu, sinon une autre force, conforme à celle de Dieu.

L’ombre de la sagesse de Dieu sera une autre sagesse divine, et ainsi d’autres lampes. Ou, pour mieux dire, ce sera la sagesse, ce sera la beauté, ce sera la force même de Dieu en tant qu’ombre, parce que l’âme ici-bas ne peut percevoir parfaitement ces divins attributs.

Cette ombre, si conforme à Dieu qu’elle est Dieu même, donne à l’âme une admirable connaissance de l’excellence de Dieu. Quelles seront, je le demande, ces ombres des divers attributs divins que l’Esprit-Saint projettera sur cette âme lorsqu’il est si proche d’elle ? En effet, non seule­ment il la touche par ces ombres, mais encore il lui est uni en ombre et en splendeurs, de telle sorte que cette âme perçoit et goûte en chacune d’elles Dieu même SELON SES PROPRIÉTÉS ET SA FORME EN ELLES. ELLE PERÇOIT ET ELLE GOÛTE LA PUISSANCE DIVINE SOUS L’OMBRE DE LA TOUTE-PUISSANCE. Elle perçoit, elle goûte la Sagesse divine sous l’ombre de la Sagesse divine ; elle perçoit, elle goûte la bonté infinie sous l’ombre de la Bonté infinie, et ainsi du reste. Enfin elle goûte la gloire de Dieu sous l’ombre de cette gloire, qui lui révèle les propriétés et l’étendue de la gloire de Dieu.

Or, tout ceci a lieu par ombres lumineuses et enflammées, produites par toutes ces lampes lumineuses et enflammées qui ne forment toutes qu’une seule lampe, celle de l’Être de Dieu, unique et simple, qui resplendit pour cette âme en tant de manières diverses.

Oh ! qu’éprouvera donc une âme en recevant ainsi révélation et communication de la vision accordée à Ézéchiel d’un animal ayant quatre faces différentes, et d’une roue composée de quatre roues, dont l’aspect, nous dit l’Écriture, était semblable à des charbons enflammés et à des lampes299 ? Cette roue qui représente la Sagesse de Dieu, était pleine d’yeux au-dedans et au-dehors, figure des connaissances divines et des splendeurs de ses attributs.

Qu’éprouve donc cette âme lorsqu’elle entend en esprit le bruit que font les roues en marchant, ce bruit semblable au bruit d’une multitude et de plusieurs armées en mou­vement, image des grandeurs divines ? Ces grandeurs, l’âme les connaît toutes distinctement dans le son d’un seul des pas de Dieu en elle. Enfin, elle perçoit le battement des ailes des animaux, qui, au dire du prophète, était semblable au bruit des grandes eaux et au son du Dieu Très-Haut : figure de l’impétuosité des eaux divines, qui investissent cette âme au moment où l’Esprit-Saint bat des ailes dans la flamme de l’amour. Elle jouit alors de la gloire des ailes de Dieu en figure et à la faveur de son ombre. C’est l’expression du même prophète, qui nous déclare que la vision des animaux et des roues était la ressemblance de la gloire du Seigneur.

À quelle élévation se sent portée cette âme très heureuse ? Elle se voit avec surprise Montée à ce degré de sainte beauté. Qui pourra nous dire ce qu’elle éprouve, quand, noyée dans l’abondance des eaux de ces divines splendeurs, elle reconnaît que le Père Éternel l’a enrichie libéralement des délices supérieures et inférieures comme le père d’Axa le fit pour sa fille qui l’en suppliait300, car effectivement les eaux divines arrosent ici l’âme et le corps, c’est-à-dire la partie supérieure et la partie inférieure.

Oh ! admirable excellence de Dieu ! Ces lampes des attributs divins se réunissent en une seule Essence, très simple, en laquelle elles sont connues et goûtées séparément, l’une aussi embrasée que l’autre, et chacune étant substan­tiellement l’autre. Oh ! abîme de délices ! d’autant plus abondant que tes richesses sont plus parfaitement recueillies dans l’unité et la simplicité de l’Être unique ! Elles se perçoivent et se goûtent de telle façon que l’une ne met point obstacle à la connaissance et au goût parfait de l’autre. Au contraire, chaque grâce et chaque attribut en illumine un autre. C’est à cause de ta pureté, ô divine Sagesse, qu’en voyant en toi une richesse, on en découvre une multitude d’autres, parce que tu es le dépôt des trésors du Père, l’éclat de la lumière éternelle et l’image de sa bonté301.


Mon sens, avec ses profondeurs,


Ces profondeurs sont les puissances de l’âme, la mémoire, l’entendement et la volonté, d’autant plus vastes qu’elles sont capables de biens plus étendus, car elles ne peuvent être remplies que par l’infini. Par la souffrance qu’elles endurent lorsqu’elles sont vides, nous pouvons juger des délices dont elles jouissent lorsqu’elles sont pleines de Dieu, puisque deux contraires s’éclairent l’un par l’autre.

Remarquons tout d’abord que ces profondeurs des puissances, tant qu’elles ne sont pas affranchies et purgées de toute affection des créatures, ne sentent pas le vide immense de leur vaste capacité ! Chose surprenante ! Elles sont capables de biens infinis, et l’objet le plus insignifiant les embarrasse au point qu’elles deviennent incapables de recevoir les biens infinis, ce qui dure tant qu’elles n’ont pas fait en elles le vide total. Nous y reviendrons plus loin, Sont-elles au contraire pures et dégagées, la faim, la soif ; l’anxiété de leur sens spirituel devient intolérable. La capacité de ces profondeurs étant très vaste, excessif est le tourment qu’elles endurent. C’est que l’aliment qui leur manque est immense, puisque, encore une fois, ce n’est rien moins que Dieu même.

Cette souffrance si intense se fait sentir d’ordinaire vers la fin de l’illumination et de la purification de l’âme, et avant qu’elle atteigne l’union où cette faim trouvera son rassasiement. Comme l’appétit spirituel est à vide, qu’il est purgé de tout le créé et de toute affection au créé, qu’il est dépouillé de son tempérament naturel et revêtu d’un tempérament divin, le vide même où il se trouve lui donne la disposition requise, et cependant les biens divins ne lui sont pas encore communiqués par l’union. Il en résulte que le sentiment du vide et de la soif qu’il endure lui cause une souffrance pire que la mort, surtout quand au moyen de quelque avant-goût et, pour ainsi parler, par quelque tente, un rayon divin pénètre jusqu’à lui, sans que toutefois Dieu se communique. C’est ici l’amour impatient, qui ne peut se prolonger sans amener ou la mort ou la satisfaction de son désir.

Parlons de la première profondeur, qui est l’entendement. Le vide et la soif de Dieu se font sentir à lui avec une intensité telle, lorsqu’il est convenablement disposé. que David, faute de meilleure comparaison, assimile sa soif à celle du cerf, qui passe pour être excessive. Comme le cerf soupire après la source des eaux, dit-il, ainsi mon âme soupire après vous, mon Dieu302. Cette soif est celle des eaux de la Sagesse de Dieu, objet de l’entendement.

La seconde profondeur est la volonté. La faim de Dieu qu’elle endure est si intense, qu’elle fait tomber l’âme en défaillance, comme le dit encore David : Mon âme tombe en défaillance, dans le désir qui la porte vers les tabernacles du Seigneur303. Cette faim est celle de l’amour parfait, objet des désirs de l’âme.

La troisième profondeur est la mémoire. Le vide qui s’y fait sentir est une défaillance et une liquéfaction de l’âme qui aspire à posséder Dieu, selon cette parole de Jérémie : Memoria mentor ero et tabescet in me anima mea. C’est-à-dire : Je me souviendrai avec tant d’ardeur, que mon âme se dessé­chera au dedans de moi-même. Je repasserai dans mon cœur l’objet de mes désirs, et fe vivrai de l’espérance de Dieu304.

Nous l’avons dit, la capacité de ces profondeurs est immense, puisqu’elles sont aptes à contenir Dieu même, qui est immense et infini. Leur capacité est donc, en une certaine manière, infinie. Par conséquent la soif de l’âme est infinie, sa faim est immense et infinie, sa défaillance est mortelle et infinie. Ici-bas, il est vrai, la souffrance ne saurait atteindre une intensité semblable à celle de l’autre vie, et cependant il y a ici une image de la privation infinie que souffrent les âmes séparées du corps, parce que l’âme dont il s’agit est en quelque façon disposée à recevoir sa plénitude. Son tourment, il est vrai, est d’une autre nature, car il réside au plus profond de la faculté amative, mais cela ne diminue pas la souffrance, parce que plus l’amour est grand, plus il est impatient de posséder son Dieu, et par instants ses aspirations prennent une intensité inouïe.

Mais, mon Dieu ! puisqu’il est certain que lorsqu’une âme désire Dieu sincèrement, elle possède déjà Celui qu’elle aime, ainsi que le dit saint Grégoire sur l’Évangile selon saint Jean305, comment se tourmente-t-elle ainsi pour obtenir ce dont elle est en possession ? En effet, d’après saint Pierre, le désir qu’ont les anges de voir le Fils de Dieu est sans aucune peine ni anxiété, parce que déjà ils le possèdent306. Il semble donc que plus une âme désire Dieu, plus elle le possède. Or, la possession de Dieu apporte à l’âme délices et rassasiement. C’est ce qui arrive aux anges, qui se délectent dans la possession de ce qu’ils désirent, le rassasiement subsistant toujours en même temps que la faim, sans dégoût ni fatigue. Comme, il n’y a pas pour eux de dégoût, ils désirent sans cesse, et comme ils possèdent ce qu’ils désirent, ils ne souffrent pas. L’âme devrait donc ne pas ressentir de peine, mais au contraire goûter d’autant plus de rassasiement et de jouissance que son désir est plus ardent, puisqu’on nous l’assure, elle possède Dieu à proportion qu’elle le désire.

Il y a ici une remarque à faire. La différence est grande entre posséder Dieu simplement par la grâce et le posséder de plus par l’union. Dans le premier cas, c’est l’affection mutuelle, dans le second, il y a de plus communication. En un mot, il y a la même différence qu’entre les fiançailles et le mariage.

Dans les fiançailles, il y a un mutuel accord, une seule et même volonté des deux parties, il y a des joyaux et des ornements de fiancée, offerts gracieusement par le fiancé : dans le mariage, il y a union et communi­cation des personnes. Dans les fiançailles, il y a parfois des visites du fiancé à la fiancée, il y a, nous venons de le dire, des présents faits par le fiancé ; mais il n’y a pas encore union des personnes, ce qui mettrait fin aux fiançailles.

Il en va de même pour l’âme, quand elle est parvenue à une si grande pureté en son essence et en ses puissances, qu’elle se trouve entièrement purgée quant à la volonté de tous les goûts et de tous les appétits étrangers, tant selon sa partie inférieure que selon sa partie supérieure, et qu’elle y a entièrement renoncé pour Dieu.

La volonté de Dieu et celle de l’âme ne font plus qu’un par un consentement volontaire et libre ; l’âme en est venue à posséder Dieu autant qu’il se peut par grâce et par union des volontés ; en un mot, Dieu a répondu au oui de l’âme par le oui plein et entier de sa grâce.

C’est un état très élevé de fiançailles spirituelles entre l’âme et le Verbe. L’Époux fait alors à l’âme de grandes grâces ; il la visite souvent avec beaucoup d’amour. Dans ces visites, l’âme reçoit de grandes faveurs et goûte de merveilleuses délices. Mais tout cela n’a rien à voir avec ce qui a lieu dans le mariage spirituel ; ce n’est qu’une préparation à l’union du mariage. Il est vrai, ces faveurs ne s’accordent qu’à une âme entièrement purgée de toute affection à la créature, car les fiançailles spirituelles, nous l’avons dit, n’ont lieu qu’à ce prix. Néanmoins, pour le mariage, il faut d’autres préparations positives de la part de Dieu, qui ont lieu en des visites et moyennant des dons par lesquels il purifie l’âme, il l’embellit, il la spiritualise, en vue de la disposer convenablement à une union si haute.

Cela demande du temps, pour certaines âmes plus, pour d’autres moins, car Dieu opère suivant que l’âme se dispose. Nous trouvons une figure de ceci dans ce que l’Écriture nous dit des jeunes filles que l’on choisissait pour le roi Assuérus307. On les avait déjà tirées de leur pays et de la demeure de leurs parents ; cependant avant de les conduire dans les appartements du roi, on les gardait une année entière enfermées dans le palais. Pendant la première moitié de cette année, elles usaient de parfums de myrrhe et d’autres aromates ; pendant les six autres mois, elles se servaient de parfums plus relevés. Ce n’est qu’après ces préparatifs qu’elles étaient admises dans la chambre royale.

De même, dans le temps des fiançailles et de l’attente du mariage spirituel, l’âme demeure dans les onctions du Saint-Esprit. Pendant ces dispositions plus élevées à l’union divine, les angoisses des profondeurs de l’âme sont d’ordi­naire extrêmement vives et intenses. La raison en est que les parfums dont il s’agit la disposent d’une manière plus prochaine à l’union divine. Comme ils procèdent plus direc­tement de Dieu, ils attirent l’âme vers Dieu d’une manière plus suave et plus exquise, le désir qu’ils font naître en elle est plus subtil et plus profond. Or, le désir de Dieu est la disposition propre pour s’unir à Dieu.

Oh ! quelle occasion se présente ici d’avertir les âmes que Dieu élève à ces onctions délicates d’être sur leurs gardes et de bien considérer en quelles mains elles se placent, afin de ne pas s’exposer à retourner en arrière ! Mais ce serait nous écarter du sujet que nous traitons. Et cependant, mon cœur est touché d’une pitié si profonde en voyant les âmes résister à ces divines onctions et en arrêter le progrès, que je ne puis m’empêcher de leur dire ici ce qu’elles ont à faire pour éviter un si grand mal.

Je vais donc m’arrêter quelque peu, quitte à revenir ensuite à mon sujet. Ce que j’en dirai jettera d’ailleurs plus de jour sur les profondeurs de l’âme dont j’ai commencé â parler. Enfin, je vois une telle nécessité à cette digression, non seulement pour les âmes qui sont en si bon chemin, mais pour toutes celles qui sont à la recherche de leur Bien-Aimé, que je vais la faire.

Sachons-le tout d’abord, si l’âme cherche son Dieu, son Bien-Aimé la cherche avec infiniment plus d’ardeur. Si elle lui envoie ses amoureux désirs, aussi odoriférants pour lui que la vapeur de la myrrhe et de l’encens308 Dieu de son côté, lui envoie l’odeur de ses parfums, c’est-à-dire ses inspirations et ses divines touches qui l’excitent à courir après lui309. Ces touches, quand elles sont de Dieu, vont toujours à la perfection de la loi divine et de la foi, parce que cette perfection même est le moyen qui approche l’âme toujours davantage de Dieu. L’âme doit le bien comprendre, ces parfums de plus en plus élevés, ces onctions de plus en plus élevées et exquises, de plus en plus divines, sont destinées à produire en elle une disposition assez exquise et assez pure pour lui mériter l’union avec lui et la trans­formation essentielle en lui selon toutes les puissances.

Ainsi c’est Dieu, l’âme le doit bien savoir, qui dans cette affaire est le principal agent ; c’est lui qui doit la guider par la main, comme le conducteur de l’aveugle, jusqu’au but qu’elle est incapable d’atteindre d’elle-même : je veux dire les merveilles surnaturelles que ni son entendement, ni sa volonté, ni sa mémoire ne peuvent saisir telles qu’elles sont. Sa grande préoccupation doit donc être de ne pas entraver l’action de l’Esprit-Saint, son guide, qui la mène par une voie, répétons-le, toujours conforme à la loi divine et à la foi.

Le malheur de voir entraver l’action divine sera le partage de l’âme qui se laissera guider par un autre aveugle310. Or, les aveugles qui peuvent égarer une âme sont au nombre de trois. Il y a le maître spirituel, il y a le démon, il y a l’âme elle-même.

Parlons d’abord du premier aveugle. Je viens de le dire, l’âme qui veut avancer et ne pas reculer, doit bien consi­dérer en quelles mains elle se place, car tel maître, tel disciple, et tel père, tel fils. Or, pour parcourir ce chemin, ou du moins pour atteindre ce qu’il présente de plus élevé, et même de médiocre comme hauteur, elle aura toutes les peines du monde à rencontrer un guide doué de toutes les qualités voulues. Il faut qu’il soit instruit, prudent, expé­rimenté. Quand il s’agit de direction spirituelle, le savoir et la prudence sont des qualités fondamentales ; mais si l’expérience des voies très élevées fait défaut, le directeur ne saura pas conduire l’âme que Dieu y fait entrer, il pourra même lui nuire extrêmement.

Comme ces maîtres spirituels n’entendent rien aux voies de l’esprit, ils font perdre aux âmes ces délicats parfums au moyen desquels l’Esprit-Saint les dispose à son action. Ils les conduisent par des méthodes vulgaires, qu’ils ont trouvées dans les livres, et qui ne sont bonnes que pour des débutants. Comme ils ne savent gouverner que ceux qui commencent — et encore Dieu veuille qu’ils le sachent — ils ne permettent pas aux âmes de dépasser ces premières méthodes discursives et imaginaires, qui n’élèvent jamais au-dessus de la capacité naturelle et ne sauraient mener loin.

Pour éclaircir un peu le sujet, disons ceci. Ce qui convient aux commençants, c’est de méditer, de produire des actes discursifs. Dans ces débuts, l’âme a besoin qu’on lui four­nisse un sujet sur lequel elle puisse s’exercer et tirer profit de la ferveur sensible que présentent les choses spirituelles. Par là, elle habitue ses sens et ses appétits aux choses de l’esprit. Attirés par cette saveur, ils se détachent de ce qui est du siècle.

Lorsque c’est en partie chose faite, Dieu commence à mettre les âmes en état de contemplation. Chez celles qui professent la vie religieuse, ceci a lieu très promptement. Comme elles ont renoncé au monde, leur sens et leur appétit s’adaptent plus facilement à Dieu. Il n’y a donc qu’à passer de la méditation à la contemplation311.

Alors cessent les actes discursifs produits par l’âne, ainsi que les ferveurs sensibles, l’âme ne pouvant plus discourir comme elle le taisait ni trouver aucun appui dans ce qui vient du sens. Celui-ci est plongé dans la sécheresse, parce que c’est maintenant l’esprit qui s’enrichit, et l’esprit n’a rien à voir avec le sens. Comme toutes les opérations que l’âme peut produire ont lieu par le moyen du sens, c’est Dieu qui dans ce nouvel état devient l’agent opérateur et l’âme se trouve être le sujet passif. Désormais, elle se comporte comme recevant en elle-même une action, et Dieu se comporte comme exerçant cette action. Il lui communique les biens spirituels par le moyen de la contem­plation, qui est tout à la fois connaissance et amour de Dieu, autrement dit connaissance amoureuse. L’âme ne produit plus d’actes, elle n’use plus de discours, et elle se trouve impuissante à le faire.

Par suite, l’âme doit désormais se comporter d’une manière toute différente de la première. Auparavant on lui fournissait un sujet à méditer et elle méditait ; main­tenant il faut le lui ôter et l’empêcher de méditer. Du reste, comme je l’ai dit, elle le voudrait qu’elle ne le pourrait pas, et ne ferait que se distraire. Auparavant, elle cherchait l’amour sensible, la ferveur sensible, et elle les trouvait. Maintenant elle ne doit plus ni les désirer, ni les rechercher, et non seulement ses efforts ne les lui donneront pas, mais ils ne lui apporteront que sécheresse. Elle ne ferait que se détourner du bien tranquille et pacifique qui lui est secrètement versé dans l’esprit pour s’appliquer au travail qui a lieu par le sens. Ce serait perdre beaucoup et ne rien gagner par ailleurs, parce que ce n’est plus par le sens que lui vient désormais le profit spirituel. Ainsi, je le répète, quand l’âme est là, il ne faut en aucune manière l’obliger à méditer et à produire des actes ; elle ne doit plus rechercher la ferveur sensible. Ce serait faire obstacle à l’agent prin­cipal, c’est-à-dire à Dieu, qui infuse secrètement et paisi­blement dans cette âme la Sagesse et une amoureuse connaissance. L’âme doit alors s’abstenir de produire des actes, à moins que Dieu lui-même ne les lui fasse produire avec quelque durée. Elle doit se borner à une amoureuse attention vers Dieu, sans actes particuliers. En un mot, elle doit se comporter passivement, sans effort personnel, se contentant d’une amoureuse et simple attention, à peu près comme une personne qui tient les yeux ouverts pour regarder avec amour.

Dieu se communiquant alors à cette âme en connaissance amoureuse et simple, l’âme, de son côté, doit recevoir la divine communication en simple et amoureuse attention. Ainsi la connaissance répondra à la connaissance et l’amour à l’amour. Il convient en effet que celui qui reçoit conforme sa manière de recevoir au don qui lui est fait, afin de le recevoir et de le retenir tel qu’on le lui communique. C’est un axiome des philosophes que tout ce qui se reçoit prend le mode de celui qui reçoit. Doit il suit que si l’âme ne renonçait pas à son mode naturel actif, elle ne recevrait le don de Dieu que d’une manière naturelle, ce qui équivaut à dire qu’elle ne le recevrait point, parce qu’elle resterait réduite à son opération naturelle et que ce qui est surnaturel ne peut être reçu suivant un mode naturel, n’a même rien à voir avec le naturel.

Si donc, l’âme voulait ici agir d’elle-même, si elle refusait de se borner à l’amoureuse attention passive dont nous avons parlé et de se tenir passive et en repos sans produire d’actes, sinon quand Dieu lui-même l’y incline, elle mettrait obstacle aux trésors que Dieu voulait lui communiquer surnaturellement par cette connaissance amoureuse.

Cette communication se fait d’abord par voie de puri­fication, ainsi que nous l’avons dit plus haut ; ensuite elle a lieu plutôt en suavité d’amour.

Si, commue je l’ai indiqué, cette connaissance amoureuse est reçue dans l’âme selon le mode de Dieu qui est un mode surnaturel, et non selon le mode de l’âme qui est un mode naturel, il s’ensuit que, pour la recevoir l’âme doit se tenir dégagée, oisive, calme, paisible et dans cette sérénité qui convient à l’action divine. Plus l’air est libre de vapeurs, plus il est pur et tranquille, plus aussi le soleil l’illumine et l’échauffe.

Ainsi l’âme ne doit s’attacher à rien, ni à une méthode de méditation ni à un goût quelconque, soit sensitif, soit spirituel. Il faut que l’esprit soit entièrement libre, dégagé de tout, parce que la moindre réflexion, la moindre opé­ration discursive, le moindre goût sensible, sur lequel l’âme voudrait alors s’appuyer, l’entraverait et l’inquiéterait. Ce serait un bruit importun qui viendrait troubler le profond silence qui doit régner en elle selon le sens et selon l’esprit, afin qu’elle puisse entendre la parole si intime et si délicate que Dieu dans la solitude adresse à son cœur comme il le dit par Osée312. C’est en souveraine paix et en profonde tranquillité que l’âme doit prêter l’oreille à ce que Dieu dit en elle. David nous le déclare, parce que ce sont des paroles de paix que Dieu prononce sur cette âme313.

Lors donc que l’âme se sentira ainsi plongée dans le silence et comme mise aux écoutes de Dieu, elle doit oublier même l’exercice d’amoureuse attention dont j’ai parlé, afin de se trouver entièrement libre pour cc que le Seigneur réclamera d’elle. Elle ne doit user de l’attention amou­reuse que hors le temps où on l’introduit dans l’état de solitude et d’oisiveté intérieure, d’oubli et d’audition spirituelle, lequel se produit toujours dans une certaine absorption intérieure.

Toutes les fois donc que l’âme se sent introduite dans l’obscur et simple repos de la contemplation, elle ne doit pas s’attacher à des méditations ni chercher à s’appuyer sur des goûts et des saveurs sensibles. Elle doit rester privée de tout appui, l’esprit dégagé des sens, comme Habacuc nous dit qu’il le faisait : Je me tiendrai debout sur ma redoute et je m’affermirai sur mon mur de défense, afin de voir ce qui me sera dit314. Comme s’il avait dit : J’élè­verai mon esprit au-dessus de toutes les connaissances qui peuvent me venir par l’entremise des sens, au-dessus de tout ce qu’ils sont capables de recevoir et de conserver. J’affermirai le mur de défense de mes puissances, je leur interdirai toute opération propre, afin que je puisse recevoir par la contemplation ce qui nie sera communiqué, car, nous l’avons déjà dit, la contemplation consiste à recevoir.

Que cette très haute sagesse, ce langage de Dieu, qu’est la contemplation, ne puissent être reçus que dans un esprit silencieux, détaché des goûts sensibles et des notions discursives. Isaïe nous le fait comprendre par cet oracle : à qui enseignerai-le la science ? Et à qui Dieu fera-t-il entendre sa parole ? à ceux qui ont été sevrés de lait, c’est-à-dire des goûts sensibles — à ceux qui ont été détachés des mamelles, — c’est-à-dire des consolations particulières315.

Secoue donc, âme spirituelle, la poussière, les atomes et les nuages, purifie ton œil intérieur. Alors le soleil versera sur toi sa lumière et ta vue sera nette. Mets-toi en liberté et en repos, affranchis-toi du joug de ton opération person­nelle, qui est pour toi la servitude d’Égypte316. Là tout, ou à peu près tout, se réduisait à ramasser des pailles pour la cuisson des briques. À présent, que l’on conduise cette âme vers la terre de promission, où coulent le lait et le miel.

Et vous, ô maîtres spirituels, songez que c’est pour jouir de la sainte oisiveté des enfants de Dieu que le Seigneur appelle cette âme au désert317. Elle y marchera vêtue d’habits de fête, ornée de joyaux d’or et d’argent ; car, en quittant l’Égypte, elle en a dérobé les richesses318, c’est-à-dire qu’elle a laissé vide sa partie sensitive. Elle a noyé ses ennemis319 dans la mer de la contemplation, où le sens, privé de tout appui et n’ayant plus où poser le pied, a péri et laissé libre le fils de Dieu, qui est l’esprit. Celui-ci, affranchi des bornes et de la servitude des sens, de son entendement limité, de ses sentiments vulgaires, de ses affections et de ses goûts infirmes, est devenu capable de recevoir de Dieu la manne320 de suavité, qui renferme tous les goûts et toutes les saveurs, pour lesquels l’âme se fatigue en vain. Et cependant, qu’elle y songe, la délicatesse de cet aliment est telle, qu’il se fond dans la bouche et perd toute saveur, si on le mêle à d’autres aliments et à d’autres saveurs.

Efforcez-vous de dégager cette âme de toutes les conso­lations, de toutes les méditations. Ne l’inquiétez par aucune sollicitude ni à l’égard des choses d’en haut ni, moins encore, à l’égard des choses d’en bas, mais qu’on la main­tienne dans une totale abstraction et dans une profonde solitude. Plus complètement et plus promptement elle obtiendra cette paisible oisiveté, plus copieusement aussi elle recevra l’infusion de la divine Sagesse, tranquille, solitaire, pacifique, infiniment suave, enivrante pour l’esprit. Cette âme alors se sentira parfois blessée et doucement ravie, sans savoir par qui ni en quelle manière, parce que cette divine communication lui est faite indépendamment de toute opération personnelle.

La moindre parcelle de cette action de Dieu dans l’âme, en solitude et en sainte oisiveté, est un trésor inappréciable, bien au-dessus de ce que l’âme et son directeur peuvent concevoir. Sa valeur ne se révèle pas entièrement tout d’abord, mais le temps la mettra en lumière. À tout le moins, l’âme se rend compte qu’elle se trouve clans la séparation et l’abstraction de toutes choses, en degré plus ou moins intense, avec l’impression d’une suave respi­ration d’amour qui lui donnera spirituellement la vie, avec une inclination à la solitude, au dégoût des créatures et de tout ce qui est du siècle321. Et, par le fait, quand on commence à goûter l’esprit, la chair devient insipide322.

Les trésors que cette silencieuse contemplation infuse dans l’âme sont, je le répète, inappréciables. Ce sont des onctions de l’Esprit-Saint, très secrètes et infiniment déli­cates, qui le remplissent, en profond mystère, de dons, de richesses et de grâces spirituelles. Et après tout, Celui qui opère tout cela, l’opère en Dieu.

Ces sublimes et délicates onctions — ou si vous le voulez, ces émaux dont l’Esprit-Saint enrichit l’âme — ont quelque chose de si délicat et de si élevé, que ni l’âme ni celui qui la dirige ne peut s’en faire l’idée. Celui-là seul le comprend, qui, pour se rendre une âme plus agréable, lui prodigue de tels dons. Mais hélas ! rien n’est plus facile que de les laisser perdre et de les réduire à rien. Il suffit pour cela, de la part de l’âme, du moindre effort pour produire un acte de la mémoire, de l’entendement ou de la volonté, de la moindre application du sens ou de l’appétit à une connaissance, à une saveur, à un goût quelconque. Un tel malheur est digne de larmes et d’une douleur profonde.

Oh ! quel désastre ! Quel sujet de stupeur ! Au premier abord, le mal ne paraît rien, et l’obstacle apporté semble imperceptible. Et cependant le mal est plus grand, plus lamentable, que s’il s’agissait de déranger et de ruiner un grand nombre d’âmes communes, incapables de recevoir en elles des émaux si précieux et si riches.

Supposez qu’une main grossière se mette à retoucher un portrait de grand maître, en y superposant des couleurs viles et disparates. Le désastre serait mille fois plus grand et plus déplorable que si l’on gâtait des toiles de peu de valeur. Et quand il s’agit des âmes, qui pourra rétablir en son premier état l’œuvre exquise qu’une main grossière aura ruinée ?323

Ce malheur, qui dépasse tout ce qu’on en saurait dire, est cependant si répandu et si fréquent, qu’à peine est-il un maître spirituel qui n’y jette les âmes que Dieu com­mence à introduire dans la contemplation.

Combien souvent arrive-t-il que Dieu répand dans une âme une de ces délicates onctions, faite de connaissance amoureuse, sereine, pacifique, solitaire, bien éloignée du sens et du raisonnement, qui prive l’âme du pouvoir de méditer et de réfléchir, qui ne lui laisse goûter ni les choses d’en haut ni les choses d’en bas, parce que Dieu la tient tout occupée de cette onction solitaire qui incline à l’oisi­veté et à l’isolement ! Or, voici que se présente quelqu’un qui frappe et martèle à la manière des forgerons. Comme sa science ne va pas plus loin, il dira : Voyons, laissez tout cela ! C’est pure oisiveté et perte de temps. Prenez un sujet, méditez, produisez des actes. Mettez en œuvre tous les moyens dont vous disposez ; le reste n’est qu’illumi­nisme et fantasmagorie.


Les gens de cette classe324 n’entendant rien aux degrés de l’oraison et aux voies spirituelles, ils ne s’aperçoivent pas que ces actes qu’ils exigent de l’âme, elle les a déjà produits, et que cette voie discursive, elle l’a déjà parcourue, puisqu’elle est parvenue à la négation de tout le sensible. Voici un voyageur qui poursuit sa route et atteint le terme. S’il s’obstine à marcher encore pour arriver, il ne fera que s’éloigner du terme.

Comme ces directeurs, je le répète, ignorent ce que c’est le recueillement et la solitude spirituelle, où Dieu imprime en l’âme les onctions si élevées dont nous traitons, ils y superposent ou y entremêlent des onctions vulgaires, c’est-à-dire des méthodes inférieures qui consistent à faire travailler l’âme. Et cependant, il y a autant de différence de l’un à l’autre, que d’une œuvre humaine à une œuvre divine, du naturel au surnaturel. D’un côté, en effet, Dieu opère surnaturellement dans l’âme, et de l’autre, l’âme opère naturellement. Et le pire est qu’en voulant exercer son opération naturelle, l’âme perd la solitude et le recueil­lement intérieur, et par conséquent l’œuvre sublime que Dieu accomplissait en elle. Ce ne sont plus que des coups frappés sur une enclume. L’âme voit l’opération de Dieu ruinée en elle et ne tire, d’autre part, aucun profit de celle qu’on lui impose.

Ceux qui gouvernent de telles âmes doivent se dire que dans cette affaire l’agent principal, le guide, le moteur, c’est l’Esprit-Saint, et non pas eux. L’Esprit-Saint ne perd jamais ces âmes de vue. Les directeurs ne sont que des instruments chargés de leur indiquer la voie de la perfection, telle que nous la tracent la foi et la loi de Dieu. Leur soin doit donc être, non de les plier à leur propre façon de faire, mais de bien examiner si eux-mêmes con­naissent ! e chemin par ou Dieu conduit ces âmes, et au cas contraire, de les laisser en repos, en se gardant bien de les troubler. Qu’ils s’efforcent, selon la voie que Dieu tient sur elles, de favoriser leur solitude, leur tranquillité, la liberté de leur esprit. Qu’ils les mettent au large, en sorte que dans les temps ou Dieu les places en cette solitude intime, ils n’enchaînent ni leur sens, ni ! tuf esprit à rien de particulier, soit extérieur, soit intérieur.

Qu’ils ne se troublent ni ne s’inquiètent nullement en se disant qu’une telle âme ne fait rien. Si elle n’agit pas, Dieu agit en elle.

Que tout leur soin aille donc à la dégager. à la mettre en solitude et en oisiveté, sans lui permettre ni de s’attacher aux connaissances particulières, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, ni de désirer les goûts sensibles, ni de s’appliquer à un objet intérieur, quel qu’il soit. Cette âme doit demeurer vide, en négation de tout le créé, en vraie pauvreté spirituelle. Elle n’a pour sa part rien d’autre à faire, suivant le conseil du Fils de Dieu : Si quelqu’un ne renonce à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple325. Ce qui doit s’entendre non seulement du renoncement aux biens matériels et temporels quant à la volonté, mais encore de la désappropriation des biens spirituels, en quoi consiste la pauvreté d’esprit, dont le Fils de Dieu fait une béatitude326.

Lorsqu’une âme renonce ainsi à toutes choses, qu’elle arrive à en être vide et désappropriée — et nous l’avons dit, c’est tout ce que pour sa part elle peut faire, — il est impossible que Dieu de son côté ne se communique pas à elle, au moins en secret et silencieusement. Cela est plus impossible qu’il ne l’est aux rayons du soleil de ne pas donner sur un endroit bien découvert. Voyez l’astre du jour qui se lève et vient frapper sur votre demeure : si vous ouvrez la fenêtre, il entrera certainement chez vous. De même, le Seigneur qui ne dort point lorsqu’il s’agit de garder Israël327, pénétrera dans une âme vide et la remplira de divins trésors.

Dieu est comme le soleil. Il luit sur les âmes pour se communiquer à elles. Leurs guides doivent donc se borner à les mettre dans les dispositions convenables, conformé­ment â la perfection évangélique, c’est-à-dire dans le dénuement et le vide du sens et de l’esprit. Mais qu’ils ne passent pas plus avant et ne pensent pas à édifier. Ceci, c’est l’office de Celui de qui descend toute grâce excellente et tout don parlait328. Si le Seigneur n’édifie lui-même la maison, celui qui la construit travaille en vain329. Il est l’artisan, il élèvera dans chaque âme l’édifice surnaturel qu’il lui plaira. Pour vous, disposez en elle l’édifice naturel en anéantissant ses opérations naturelles, qui nuisent au. lieu d’aider. Voilà votre office. Celui de Dieu, comme dit le Sage, est de diriger la marche 2, c’est-à-dire de la conduire aux biens surnaturels par des voies et des moyens inconnus à l’âme et à vous-même.

Gardez-vous donc bien de dire : cette âme n’avance pas, puisqu’elle ne fait rien. Et moi, je vous dis que si son entendement se dépouille de ce genre de connaissance et des actes de l’intelligence, plus il s’approche du bien surnaturel.

Vous direz : Mais cette âme n’a pas de connaissances distinctes ? Je réponds que si elle en avait, elle ne pourrait avancer. En voici la raison. Dieu est incompréhensible et surpasse notre entendement. Par conséquent, pour s’appro­cher de Dieu, il doit se dégager de lui-même et de ses connaissances, et marcher par la foi, en croyant sans comprendre. C’est par cette voie que notre entendement arrive à la perfection, car la foi est le seul moyen adéquat pour l’union divine, et notre âme atteint Dieu, non en comprenant, mais en ne comprenant pas. Ainsi soyez sans inquiétude. Pourvu que l’entendement ne retourne pas en arrière, c’est-à-dire pourvu qu’il ne s’applique pas à des notions distinctes et à des conceptions terrestres, il avance, car dans le cas dont il s’agit, ne pas reculer, c’est avancer, c’est se plonger de plus en plus dans la foi. En effet, l’entendement, incapable de connaître Dieu tel qu’il est en soi, doit nécessairement s’avancer vers lui sans comprendre.330 Par conséquent, ce que vous blâmez ici est précisément ce qu’il y a de plus excellent, je veux dire l’absence des connaissances distinctes qui ne sont pour lui qu’un embarras.

Oh ! direz-vous encore, si l’entendement n’a pas de connaissances distinctes, la volonté sera nécessairement oisive et ne pourra aimer, puisque la volonté ne peut aimer que ce qu’elle connaît. Ceci est vrai lorsqu’il s’agit des actes et des opérations naturelles de l’âme : l’âme ne peut aimer que ce que l’entendement perçoit distinctement. Pour la contemplation dont nous parlons, il en va d’une tout autre manière. Dieu ici verse quelque chose en cette âme. 11 n’est donc pas nécessaire qu’il y ait connaissance distincte ni que l’âme produise des actes d’intelligence. Par une seule touche, Dieu lui communique tout à la fois lumière et amour, en un mot, il lui donne une connaissance surnaturelle imprégnée d’amour, que nous pouvons appeler une lumière enflammée, parce qu’en illuminant, elle fait naître l’amour.

Cette lumière est obscure et confuse pour l’entendement, parce que c’est une notion de contemplation. C’est, suivant l’expression de saint Denis, un rayon de ténèbres pour l’entendement331. Or, ce que cette notion est à l’entendement, l’amour qu’elle fait naître l’est à la volonté. La notion que Dieu infuse ainsi est générale et obscure, sans concep­tion distincte ; de même, la volonté aime d’une manière générale, sans objet distinct, Dieu est lumière et amour. Lorsqu’il se communique à une âme, il infuse dans ses deux puissances : l’entendement et la volonté, l’intelli­gence et l’amour. Mais comme Dieu n’est pas intelligible pour nous en cette vie, cette intelligence et cet amour qu’il verse en nous sont obscurs.

Parfois, clans cette intime communication, Dieu s’adresse davantage à une puissance qu’à l’autre, et blesse davantage une puissance que l’autre. Parfois c’est l’intelligence qui domine, et parfois c’est l’amour. Parfois aussi l’entendement seul est illuminé et la volonté reste sans amour : ou bien seule la volonté aime et l’entendement reste sans lumière.

Je dis donc que lorsqu’il s’agit d’actes naturels de l’entendement, l’âme ne peut aimer sans comprendre ; mais quand Dieu lui infuse ses dons, il en est autrement, parce qu’il peut très bien se communiquer à une puissance sans se communiquer à l’autre, il peut enflammer la volonté par une touche d’amour sans illuminer l’entendement, de même qu’une personne peut parfaitement sentir la chaleur du feu sans voir la flamme.

Mais il arrivera souvent que la volonté se sentira attendrie et enflammée d’amour, sans être spécialement illuminée sur tel point particulier. C’est alors Dieu même qui ordonne en elle l’amour, comme l’Épouse le dit dans les Cantiques : Le Roi m’a lait entrer dans ses celliers ; il a ordonné en moi la charité332. Il n’y a donc pas lieu de redouter ici que la volonté demeure oisive. Si elle ne produit point par elle — même (l’actes d’amour sur des connaissances particulières, Dieu les produit en elle. Il l’enivre secrètement d’un amour infus, soit au moyen d’une notion de contemplation, comme nous venons de le dire, soit sans elle. Et ces actes sont d’autant plus savoureux et méritoires, que l’agent qui les infuse est plus excellent, puisque c’est Dieu même.

Cet amour, Dieu l’infuse dans la volonté lorsqu’il l’a trouve vide et détachée de toutes sortes de goûts et d’affections, soit des choses d’en haut, soit des choses d’en bas. Il faut donc prendre grand soin que la volonté se tienne dans ce vide et ce détachement. Le seul fait de ne pas retourner sur ses pas pour chercher à goûter quelque saveur, montre qu’elle avance, même si elle ne perçoit pas en Dieu de goût particulier. Dès lors qu’elle ne goûte rien de créé, elle s’élève au-dessus de tout le créé vers Dieu. Bien qu’elle ne goûte en Dieu rien de distinct et de particulier, et qu’elle ne produise aucun acte d’amour distinct, elle le goûte obscurément et secrètement dans cette infusion générale, au-dessus de toutes les conceptions distinctes, puisqu’aucune ne lui donne tant de satisfaction que le repos solitaire où elle est plongée. Elle l’aime au-dessus de tout ce qu’il y a d’aimable, puisqu’elle rejette tous les goûts et toutes les saveurs et qu’elle n’en a que du dégoût.

Il n’y a donc aucune inquiétude à avoir333. Si la volonté ne s’arrête ni aux saveurs sensibles ni aux actes parti­culiers, elle avance. Du moment qu’elle ne recule pas pour s’attacher à ce qui flatte le sentiment, c’est une preuve qu’elle s’enfonce davantage dans l’inaccessible qui est Dieu. Rien d’étonnant donc qu’elle ne le sente pas.

Pour aller à Dieu, il est évident que la volonté doit se dégager de tout ce qui est savoureux et délectable, et non s’y appliquer. En se dégageant ainsi, elle accomplit véri­tablement le précepte de l’amour qui nous enjoint d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, ce qui ne peut s’établir sans le dépouillement et le vide spirituel par rapport à toutes choses.

Il n’y a pas non plus à se troubler de ce que la mémoire est vide de formes et d’images. Puisque Dieu n’a ni forme ni figure, elle est en sûreté lorsqu’elle s’en dégage, et elle s’approche alors davantage de Dieu. En effet, plus elle s’appuie sur l’imagination, plus elle s’éloigne de Dieu et s’expose au danger, puisque Dieu, surpassant toute pensée, ne tombe pas sous le domaine de l’imagination.

Comme ces maîtres spirituels ne comprennent pas les âmes qui marchent par cette voie de la contemplation paisible et solitaire, parce que l’expérience leur manque, et qu’ils ne savent autre chose que la méthode du discours et des actes, ils pensent qu’elles sont oisives et ils troublent leur repos. En effet, l’homme animal — c’est-à-dire celui qui n’a pas dépassé le sens animal de la partie sensitive — ne perçoit pas, nous dit saint Paul, les choses de Dieu. Ces maîtres donc troublent la paix de cette contemplation passive et reposée que ces âmes recevaient de Dieu. Ils les font méditer, discourir, produire des actes, à quoi elles sentent une grande répugnance, parce qu’elles n’en retirent que sécheresse et distraction. Ils les obligent à chercher des goûts et des ferveurs sensibles, alors qu’ils devraient leur conseiller tout le contraire.

Comme la pauvre âme n’y réussit point, parce que ce n’en est pas le temps et que ce n’est plus sa voie, son inquié­tude redouble et elle se croit perdue. Les directeurs l’encou­ragent à le penser ; ils lui dessèchent de plus en plus l’esprit et lui enlèvent ces onctions précieuses que Dieu imprimait en elle au sein de la solitude et du repos. J’ai déjà dit toute l’étendue de cette perte. Ils affligent et ravalent cette pauvre âme ; car d’un côté on lui fait perdre ce qu’elle a de précieux et de l’autre, on l’oblige à un travail inutile.

Ces gens n’ont aucune idée des voies spirituelles. Ils infligent à Dieu une grande injure et lui manquent singu­lièrement de respect en portant leur main maladroite sur une œuvre divine. ll en a tant coûté à Dieu pour amener une âme jusque-là ! Il met à si haut prix la réussite de son dessein de l’introduire dans cette solitude, de faire le vide dans ses puissances, de la dégager de ses opérations afin de pouvoir lui parler au cœur334, ce qui est l’objet constant de ses désirs ! Il tenait cette âme par la main, il régnait en elle dans la paix et le repos, il avait anéanti les opérations naturelles de ses puissances, par où elle travaillait tout la nuit sans rien prendre335 ; il la nourrissait d’un aliment spirituel sans le travail ni l’effort du sens, car le sens et son opération sont incapables de nourrir l’esprit.

Combien le Seigneur estime ce repos, ce sommeil, cette séparation du sens, la supplication qu’il fait dans les Cantiques nous le dit assez : Je vous adjure, filles de Jérusalem, par les chevreuils et les cerfs des campagnes de ne pas réveiller ma Bien-Aimée et de ne pas la tirer de son repos, jusqu’à ce qu’elle-même le veuille336. En nommant des animaux si amis de la solitude et du désert, l’Époux marque bien clairement combien il chérit ce sommeil et cet oubli solitaire.

Ces prétendus spirituels, au contraire, ne veulent pas que l’âme s’apaise et se repose ; ils la font agir et travailler sans relâche, sans donner lieu à l’action divine, en sorte que l’opération de Dieu est anéantie et ruinée par l’opé­ration de l’âme. Ils deviennent eux-mêmes les renards qui dévastent la vigne fleurie de l’âme337. C’est d’eux que le Seigneur se plaint, lorsqu’il dit par la bouche : Vous avez ravagé ma vigne338.

Mais, dira-t-on, si ces directeurs font fausse route, n’est-­ce point par un bon zèle, et parce que leur science ne va pas au-delà ? Non, cela ne suffit pas à excuser les avis téméraires qu’ils donnent sans se mettre en peine de con­naître la voie spirituelle par laquelle marchent les âmes. S’ils ne la connaissent pas, qu’ils ne s’y entremêlent point maladroitement, et qu’ils laissent le soin de ces âmes à de plus entendu. Ce n’est pas une faute légère de faire perdre à une âme des biens inestimables, et peut-être de ruiner à tout jamais sa voie par leurs imprudents conseils. Celui qui erre par sa faute là où il est obligé de voir clair — et chacun y est obligé en son office, — n’évitera pas le châti­aient, et ce châtiment sera en proportion du mal qu’il aura fait.

Les affaires de Dieu doivent se traiter avec précaution et en sachant ce que l’on fait, surtout lorsqu’elles sont de cette importance, de cette sublimité. De fait, il s’agit d’un gain presque infini si l’on rencontre juste, et d’une perte presque infinie si l’on a le malheur de faire fausse route.

Supposez que vous ayez encore quelques excuses à faire valoir — bien que je n’en voie point, — à tout le moins vous ne me persuaderez pas qu’il puisse en présenter de valables celui qui, sous de vains prétextes connus de lui, enchaîne une âme à son autorité. Cette conduite téméraire ne restera pas impunie.

Une fois qu’une âme a fait progrès, sous la continuelle assistance de Dieu, dans la carrière spirituelle, elle doit nécessairement changer son style et sa manière de faire oraison. Il lui faut en conséquence une autre direction, un autre esprit. Tous les directeurs ne sont pas en état d’éclairer tous les doutes qui se présentent dans la voie spirituelle ; il ne peut prétendre savoir diriger et conduire les âmes dans tous les états de la vie intérieure. Peut-il se persuader qu’il est fourni d’une science universelle, ou que Dieu n’a pas le droit de mener une âme au-delà du chemin dont il a connaissance ?

Un ouvrier saura dégrossir un bloc de buis et il ne saura pas en tirer une statue. Un artiste saura le sculpter et il ne saura pas lui donner son dernier fini. Un autre qui saura peindre passablement ne saura pas mettre la dernière main au coloris. Le talent de chacun est limité, et s’il voulait l’outrepasser, il ruinerait l’œuvre qui lui est confiée.

Vous qui ne savez que dégrossir, c’est-à-dire apprendre à une âme à mépriser le monde, à mortifier ses appétits ou tout au plus ébaucher, c’est-à-dire enseigner à faire de saintes méditations, et qui n’en savez pas davantage, comment conduirez-vous une âme à la dernière perfection, au dernier coloris, alors qu’il ne s’agit plus de dégrossir et d’ébaucher, ni même de donner un certain fini, mais de mettre une âme en état de recevoir l’action divine ?

Nul doute que si vous la rivez à votre enseignement qui est toujours le même, elle retournera en arrière, ou tout au moins elle n’avancera pas. Qu’en serait-il, je le demande, de l’exécution d’une statue si l’on ne faisait jamais que marteler et dégrossir, je veux dire, si l’âme en demeurait toujours à l’exercice des puissances ? Quand donc la statue s’achèverait-elle ? Quand et comment Dieu lui donnerait-il le dernier coloris ? Se peut-il que vous soyez apte à remplir tous les offices, et si consommé en tout genre qu’une âme n’ait jamais besoin que de vous ?

Admettons que vous soyez propre à conduire une âme qui peut-être n’est pas appelée à monter bien haut, il est comme impossible que vous ayez les talents voulus pour toutes celles que vous tenez enchaînées.

Dieu mène chaque âme par un chemin différent, tellement que les voies spirituelles qui se ressemblent davantage ne se ressemblent pas de moitié. Qui sera capable de se faire, comme saint Paul, tout à tous pour les gagner tous ? Mais vous, vous tyrannisez les âmes, vous en faites des captives, et vous vous appropriez à tel point le monopole de la doctrine évangélique, que nom seulement vous mettez tout en œuvre pour qu’elles ne vous quittent point, mais, cc qui est pire, apprenez-vous que l’une d’elles a recouru aux conseils d’un autre sur un point dont peut-être il ne convenait pas de vous parler, — et peut-être est-ce Dieu même qui l’a voulu pour lui procurer l’enseignement que vous ne lui donniez pas, — vous lui faites, je rougis de le dire, des scènes de jalousie comme en pourrait faire un mari ! Tout cela ne vient pas du zèle de la gloire de Dieu, mais de superbe et de présomption. Que savez-vous si cette âme n’a pas eu besoin de s’adresser à un autre ?

Dieu s’indigne grandement contre ceux qui en agissent ainsi et il les menace de châtiment par le prophète Ézéchiel, disant : Vous ne paissiez pas mon troupeau, mais vous vous couvriez de sa laine et vous vous nourrissiez de son lait. Je redemanderai mon troupeau de votre main339.

Ainsi donc les maîtres spirituels doivent laisser les âmes libres ; ils sont obligés de les laisser s’adresser à d’autres, et quand elles le feront, ils doivent leur montrer bon visage. Savent-ils par quel moyen Dieu a résolu de faire du bien à une âme ? Lorsqu’elle ne goûte plus leur doctrine, c’est que Dieu les mène par une autre voie et qu’elle a besoin d’un autre guide. En pareil cas, les maîtres spirituels doivent eux-mêmes conseiller ce changement. Tout le reste vient d’un sot orgueil et de présomption.

Mais laissons cette manière de faire et parlons d’une autre plus pernicieuse encore, qui se rencontre chez de tels gens ou d’autres qui valent moins encore. Dieu favorise certaines âmes de saints désirs d’abandonner le monde, de changer d’état de vie, pour se donner à son service en méprisant le siècle. Il se félicite quand il les a conduites jusque-là, car les choses du siècle ne sont pas selon son cœur. Et voici que pour des raisons tout humaines, dans des vues entièrement opposées à la doctrine de Jésus-Christ, à sa mortification, à son mépris de toutes choses, des directeurs, qui ne consultent que leurs intérêts et leurs goûts personnels, ou qui se forgent de périls imaginaires, opposent à ces âmes mille difficultés et mille délais, ou — ce qui est pire encore — travaillent à déraciner ce désir de leur cœur. Comme l’esprit de ces hommes est peu dévot et tout mondain, ils ne goûtent pas l’Esprit de Jésus-Christ, ils n’entrent point, et ils empêchent les autres d’entrer.


C’est à eux que s’adressent ces menaces de notre Sauveur : Malheur à vous qui vous êtes emparés de la clef de la science, qui n’êtes pas entrés et qui n’avez pas laissé entrer les autres340 ! Ces gens, en toute vérité, sont des barres et des pierres d’achoppement placées devant la porte du ciel. Ils en ferment l’entrée à ceux qui viennent prendre leurs conseils. Et cependant, ils ne peuvent ignorer que Dieu leur a commandé non seulement de laisser entrer et d’aider à entrer, mais même de forcer à entrer, par la porte étroite qui conduit à la vie341.

Voilà comment un directeur peut, en véritable aveugle, barrer le passage à l’Esprit-Saint qui voudrait guider une âme. il y aurait bien d’autres choses à dire sur les fautes que l’on commet en ce point, les unes avec connaissance de cause, les autres par ignorance. Mais ni les unes ni les autres ne resteront sans châtiment, parce que ceux qui ont un office sont tenus de connaître leur devoir et de s’en acquitter avec circonspection.

Le second aveugle qui, nous l’avons dit, pourrait entraver l’âme dans le recueillement dont nous parlons, c’est k démon : aveugle lui-même, il cherche à l’entraîner dans les ténèbres. Quand il voit une âme dans ces sublimes solitudes où s’impriment les onctions exquises de l’Esprit-Saint, il est rongé de jalousie et de chagrin, non seulement parce que cette âme s’enrichit de grands trésors, mais parce qu’elle lui échappe et se trouve entièrement hors de sa portée. Il cherche alors à la tirer de sa nudité et de son abstraction en soulevant des nuages de connaissances distinctes et des goûts sensibles, et pour l’amorcer davan­tage, pour la ramener aux notions distinctes et à l’opération du sens, il fera en sorte que l’objet de ces connaissances soit bon. Son but est qu’elle s’occupe de ces saveurs et de ces connaissances bonnes en elles-mêmes, qu’elle les embrasse, qu’elle s’appuie sur elles pour aller à Dieu.

Par ce moyen, il la distrait très aisément et la tire de cette solitude, de ce recueillement, au sein desquels l’Esprit-Saint opérait secrètement en elle des merveilles. L’âme, qui est naturellement portée à sentir et à goûter — plus encore si elle y aspire volontairement, — s’attache aux connaissances et aux goûts sensibles que le démon lui présente et elle sort de la solitude où Dieu fait son œuvre. Dans cette solitude, elle croyait ne rien faire ; elle s’imagine donc gagner au change, puisque maintenant elle fait quelque chose.

Malheur déplorable, en vérité, qu’une âme, pour ne comprendre pas sa voie et pour vouloir prendre une bouchée de connaissance particulière, refuse à Dieu de l’absorber tout entière dans cette solitude où il l’avait introduite, car c’est la merveille qui a lieu par le moyen des onctions spirituelles et solitaires dont il s’agit.

C’est ainsi que le démon, par un obstacle insignifiant, cause à l’âme un trés grand dommage et la prive de richesses immenses. De même que le pécheur attire un poisson par un imperceptible appât, l’ennemi attire cette âme hors des eaux limpides de l’Esprit-Saint, alors qu’elle était plongée et immergée en Dieu, sans trouver pied ni rencontrer d’appui. Il l’amène sur le rivage, où il lui fournit un soutien afin de lui faire prendre pied et cheminer ensuite péniblement sur la terre, au lieu de nager dans les courants de Siloë, qui coulent en silence342, et de se baigner au milieu des onctions divines.

Le démon attache à cette tactique un prix surprenant. C’est que le moindre tort fait à une âme de cette classe lui importe beaucoup plus que des dommages bien plus considérables causés à d’autres âmes. Aussi, à peine s’en rencontre-t-il une seule à qui il ne nuise à l’extrême sous ce rapport et à qui il ne fasse subir des pertes incalculables, Cet esprit malin se place perfidement à la limite qui sépare le sens de l’esprit. Là, il trompe cette âme et l’amorce par des objets sensibles, afin qu’elle s’y attache et tombe en son pouvoir. Cette âme, dans son ignorance, s’arrête aisément à cet appât, sans se douter de la perte qu’elle subit. Elle croit y gagner et recevoir une visite de Dieu. En réalité, elle cesse de pénétrer en son Époux, et demeure à la porte, à regarder ce qui se passe au-dehors.

Le démon, dit Job, voit tout ce qui est élevé343. En d’autres termes, il considère l’élévation des âmes afin de s’y opposer. En aperçoit-il une entrer dans un haut recueillement et voit-il échouer ses efforts pour la distraire, alors il met en œuvre les épouvantes et les douleurs physiques, ou bien les bruits et les fracas extérieurs, afin de ramener son attention vers les objets sensibles et de la faire descendre de la région intérieure, de le tirer en un mot de son occu­pation intime. Il ne la laisse que si tous ses efforts restent vains.

Mais hélas ! c’est d’ordinaire avec la dernière facilité qu’il ravage ces âmes si précieuses au Seigneur, et qu’il a plus d’intérêt à renverser qu’un grand nombre d’autres. Je le répète, il n’a pas grand effort à faire et il en vient à bout avec une désolante facilité.

Nous pouvons appliquer à notre sujet ce que Dieu dit à Job : Il absorbera le fleuve sans s’étonner et il se persua­dera que le Jourdain — c’est-à-dire ce qu’il y a de plus élevé en fait de perfection — pourra couler dans sa bouche. Ses yeux saisiront leur proie comme avec un hameçon, et il lui percera les narines comme avec un poinçon344. Ce qui revient à dire : par les pointes des connaissances dont il frappera sa victime, il distraira son esprit ; en effet, l’air entré dans les narines en sort par de nombreuses ouvertures si elles viennent à être perforées.

Il dit encore : Les rayons du soleil seront sous lui, et il répandra l’or au-dessous de lui comme de la boue345. Ou en d’autres termes, il fait perdre aux âmes illuminées de Dieu d’admirables rayons de divines connaissances ; il enlève aux âmes riches des biens spirituels l’or précieux des émaux divins.

Âmes à qui Dieu fait la grâce souveraine de marcher par cette voie de solitude et de recueillement, bien loin de votre pénible travail personnel, ah ! ne retournez pas aux choses sensibles, laissez de côté votre opération propre. Elle vous aidait à renoncer au inonde et à vous-même lorsque vous étiez au début de la carrière spirituelle ; mais à présent que Dieu lui-même daigne agir en vous, elle ne vous serait qu’un obstacle et un embarras. Dégagez entiè­rement vos puissances, mettez-les en liberté, C’est ici tout ce que vous avez à faire. Après cela, tenez-vous dans l’attention amoureuse et simple dont j’ai parlé, toutes les fois que vous en sentirez l’attrait. Ne vous violentez aucunement, ne songez qu’à vous dégager, à vous libérer de tout, sans vous troubler, sans laisser n’altérer en rien votre paix et votre tranquillité. Dès que vous serez libres, Dieu vous nourrira d’un aliment céleste346.

Le troisième aveugle est l’âme elle-même. Faute de se rendre compte de son état, elle se jette elle-même dans le trouble et se nuit sans le savoir. Elle ne sait se conduire qu’au moyen du sens. Lors donc qu’il plaît à Dieu de l’introduire dans ce vide et cette solitude, où l’on ne peut plus faire usage de ses puissances ni produire des actes, elle se figure être oisive et s’efforce d’agir, ce qui n’aboutit qu’à la distraire, à la remplir de sécheresse et de dégoût, elle qui jouissait auparavant d’une paix pleine de repos et d’un silence spirituel où Dieu même lui infusait secrè­tement une intime douceur.

Dieu fera des tentatives pour la ramener à ce repos silencieux, et elle luttera contre lui pour mettre en mou­vement son imagination et son entendement. Tels les petits enfants que leur mère veut porter dans ses bras, et qui s’agitent et crient pour marcher d’eux-mêmes. D’où il résulte qu’ils ne marchent pas et qu’ils empêchent leur mère d’avancer. Tel encore le peintre qui veut se mettre au travail et voit remuer sa toile : il ne pourra rien faire.

L’âme doit bien savoir ceci. Elle a beau ne pas sentir qu’elle marche, elle avance beaucoup plus que si elle mettait ses pieds en mouvement, parce que c’est alors Dieu lui-même qui la porte dans ses bras. Si elle ne s’aperçoit point des pas qu’elle fait, c’est que Dieu marche et non pas elle. Ses puissances n’agissent pas, mais une autre opération, bien plus puissante, a lieu, et Dieu même en est l’auteur. Qu’elle ne s’en aperçoive point, ce n’est pas merveille, puisque cette divine opération échappe au sens. Que cette âme s’abandonne347 entre les mains de Dieu et se confie en lui, qu’elle renonce à toute autre conduite et à sa propre opération. Cela fait, tout ira bien. Il n’y a péril pour elle que si elle applique ses puissances à quelque chose.

Mais revenons à ce que nous disions de ces profondeurs de l’âme, qui sont ses puissances. L’âme, nous le faisions remarquer, endure ordinairement de très vives souffrances au temps où Dieu la dispose à l’union avec lui par de sublimes onctions. Les parfums divins sont parfois si sublimes et si exquis, qu’ils pénètrent le fond le plus intime de la substance de l’âme, et ce qu’ils opèrent en elle la fait défaillir dans d’ardents et douloureux désirs, et dans le sentiment d’un vide immense.

Il y a ici une observation à faire. Si les parfums qui disposent les puissances de l’âme à l’union du mariage spirituel sont par eux-mêmes si élevés, quels seront, je le demande, les biens dont elle entre alors en possession ? Nul doute que la jouissance, le rassasiement, les délices qui deviendront alors leur partage ne soient proportionnés à la faim et à la soif que ces profondeurs des puissances auront endurées. Nul doute que la sublimité des biens dont l’âme entrera en possession, que la fruition qui deviendra le partage du sens ne réponde aux exquises dispositions qui auront précédé. Par le sens de l’âme. j’entends la capacité qu’a la substance de l’âme de goûter les biens qui sont l’objet de ses puissances. C’est très justement qu’elle nomme ses puissances des profondeurs, car elle expérimente qu’elles contiennent les profondes connaissances auxquelles nous avons donné le nom de lampes de feu, elle connaît que leur capacité égale toutes les notions, toutes les saveurs, toutes les jouissances, toutes les délectations qu’elle goûte en Dieu.

Ces divines merveilles sont reçues et viennent se fixer dans ce que j’appelle le sens de l’âme, c’est-à-dire dans la capacité qu’elle a de les posséder, de les goûter et (« en jouir lorsqu’elles lui ont été fournies par les profondeurs des puissances ; de même, le sens de la fantaisie reçoit les formes des objets extérieurs que lui fournissent les sens corporels, et elle en devient en quelque sorte le réceptacle et le dépôt. Or, ce sens de l’âme devenu le réceptacle des merveilles de Dieu se trouve illuminé et enrichi à proportion des sublimes et resplendissants trésors dont il est fait le possesseur.

Auparavant aveugle et sombre.


C’EST À DIRE AVANT QUE DIEU L’ÉCLAIRE ET L’ILLUMINE, COMME IL A ÉTÉ DIT. POUR L’INTELLIGENCE DE CECI, il faut savoir que deux choses peuvent nous priver de la faculté de voir : l’obscurité ou la cécité. Dieu est à la fois l’objet de la vue de notre âme et la lumière qui lui permet de voir. Lorsque cette divine lumière ne brille pas pour elle, notre âme est dans l’obscurité, quelle que soit d’ailleurs la puissance de sa faculté visuelle. Notre âme est-elle en état de péché ou poursuit-elle quelque chose en dehors de Dieu, alors elle est aveugle. La lumière de Dieu a beau l’envelopper, cette âme aveugle ne perçoit pas la divine lumière.

L’obscurité de l’âme, c’est son ignorance, et tant que Dieu ne l’a pas illuminée, transformée, elle reste dan » l’ombre et dans l’ignorance des biens de Dieu. Le Sage confesse qu’il était dans cette nuit, avant que la Sagesse l’eût éclairé : Elle a, dit-il, illuminé mes ignorances348.

Dans le langage spirituel, autre chose est se trouver dans l’obscurité, et autre chose être plongé dans les ténèbres. Être plongé dans les ténèbres, c’est se trouver dans l’aveuglement que cause le péché. Mais on peut être dans l’obscu­rité sans péché, et cela de deux manières : ou bien par rapport aux choses naturelles, lorsqu’on n’est pas éclairé à leur sujet, ou bien par rapport aux choses surnaturelles lorsqu’on manque de lumière sur certaines vérités de l’ordre surnaturel. L’âme nous dit ici qu’avant d’avoir atteint la précieuse union divine, son sens était plongé dans l’ombre sous ces deux rapports. Effectivement, tant que le Seigneur n’a pas dit : Fiat lux !349 les ténèbres règnent sur la face de l’abîme350, c’est-à-dire sur les profondeurs du sens de l’âme. Plus cet abîme est profond, plus profondes sont les ténèbres ou ses profondeurs sont plongées par rapport aux biens surnaturels, et ces ténèbres durent tant que Dieu, qui est la lumière de l’âme, ne l’éclaire pas. Or il est impossible à cette âme de lever les yeux vers la divine lumière ; elle n’a même pas la pensée de le faire, parce que n’ayant jamais vu cette lumière, elle n’en a aucune idée et ne peut par conséquent la désirer.351

Ses désirs la porteront plutôt vers les ténèbres, parce qu’elle les connaît. Ainsi, elle ira de ténèbres en ténèbres, guidée par les ténèbres, car les ténèbres ne peuvent conduire qu’aux ténèbres, selon cette parole de David : Le jour annonce la parole au jour et la nuit enseigne la science à la nuit352. C’est ainsi qu’un abîme en appelle un autre353 : un atome de ténèbres appelle un autre abîme de ténèbres, et un abîme de lumière appelle un autre abîme de lumière, parce qu’un semblable appelle son semblable et se com­munique à lui. La lumière de la grâce que Dieu a donnée à cette âme et dont il a éclairé l’abîme de son esprit, l’a ouverte à la lumière divine et l’a rendue agréable à ses yeux. Cette lumière de la grâce a appelé un autre abîme de grâce, je veux dire la transformation de l’âme en Dieu354, laquelle illumine à tel point le sens de l’âme et le rend si agréable à Dieu, que la lumière de Dieu et la lumière de l’âme ne font plus qu’un. La lumière naturelle de l’âme est alors unie à la lumière surnaturelle, en sorte que la lumière surnaturelle brille seule ; de même qu’à l’origine du monde la lumière créée par Dieu vint se joindre à la lumière du soleil, en sorte que la lumière du soleil brilla seule sans toutefois anéantir la première.

Nous avons dit que l’âme était aveugle tant qu’elle goûtait autre chose que Dieu355. C’est que l’appétit inférieur frappe de cécité le sens raisonnable supérieur. Il couvre la raison comme d’un nuage, de façon qu’elle ne voit plus les objets qui se trouvent devant elle. Ainsi, tant que le sens se proposait un goût quelconque, il était aveugle, et ne pouvait voir les merveilles des richesses et de la beauté divine que ce nuage lui dérobait. Un objet fort petit suffit pour empêcher l’œil de voir les objets qui sont devant lui, si grands qu’ils puissent être. De même, un léger appétit, une intention imparfaite suffit pour priver une âme des merveilles divines qui résident au-delà des goûts et des appétits qu’elle recherche.356


Oh ! qui pourra faire comprendre combien il est impos­sible à une âme qui suit ses appétits, de juger des choses divines telles qu’elles sont en elles-mêmes ! Pour en porter un jugement sain, il lui est indispensable de se défaire totalement de ses goûts et de ses appétits et de ne s’en pas servir, car par cette voie on en viendrait infailliblement à estimer comme n’étant pas de Dieu ce qui est de Dieu, de même on attribuerait à Dieu ce qui ne vient pas de lui, En voici la cause. Le nuage de l’appétit est venu se placer sur la raison, en sorte que celle-ci ne voit plus que lui, et tantôt il sera d’une couleur, tantôt d’une autre, selon la nature de l’appétit. Or, Dieu ne tombe pas sous le domaine du sens.

C’est ainsi que l’appétit et les goûts sensitifs font obstacle aux notions élevées concernant les choses divines. Le Sage nous le fait comprendre quand il dit : La fascination de la bagatelle obscurcit les vrais biens et la mobilité des désirs renverse le sens le plus dépourvu de malice357.

De là vient que les personnes médiocrement avancées dans la vie Spirituelle, qui ne sont pas encore purgées de leurs appétits et de leurs goûts propres, qui par conséquent ont encore quelque chose d’animal, donnent dans leur appréciation beaucoup de valeur à ce qui est bas et de peu de prix ; au contraire, elles estimeront fort peu ce qui est de haute valeur au point de vue spirituel, parce que très éloigné du sens, elles le regarderont même comme une folie. C’est ce que nous dit saint Paul : L’homme animal ne perçoit pas les choses de Dieu, elles sont pour lui une folie, et il est incapable de les comprendre358.

Par homme animal il faut entendre ici celui qui vit selon ses appétits naturels. Or, il faut savoir qu’il y a des goûts qui naissent dans l’esprit et descendent ensuite dans le sens. Si l’homme s’y attache naturellement, ce ne sont plus que des appétits naturels. Peu importe que l’objet soit surnaturel. Dès lors que l’appétit est purement naturel, qu’il plonge ses racines dans la nature et en tire sa vigueur, ce n’est qu’un appétit naturel, puisqu’il est de même nature que si son objet était naturel.

Vous me direz : ALORS SI, EN DÉSIRANT DIEU, L’ÂME NE LE DÉSIRE PAS SURNATURELLEMENT, SON DÉSIR NE SERA PAS MÉRITOIRE DEVANT DIEU ?

Je réponds que très réellement le désir de Dieu n’est pas toujours un désir surnaturel. Il n’est surnaturel que lorsqu’il est infusé de Dieu, lorsque c’est de Dieu qu’il tire sa vigueur. Un tel désir est fort différent de l’appétit naturel ET TANT QUE LE DÉSIR N’EST PAS INFUSÉ DE DIEU, IL MÉRITE FORT PEU OU POINT DU TOUT. Si donc vous désirez de vous-même avoir le désir de Dieu, ce n’est qu’un appétit naturel, et ce ne sera rien davantage tant qu’il ne plaira pas à Dieu d’informer ce désir. D’où il suit que lorsque vous faites effort de vous-même pour appliquer votre appétit aux choses spirituelles, lorsque vous en recherchez la saveur, vous couvrez d’un nuage les yeux de votre âme ; en un mot vous êtes animal. Par conséquent, vous êtes incapable de comprendre et d’apprécier ce qui est spirituel, ce qui surpasse totalement le sens et l’appétit naturel.359

Avez-vous encore quelque objection à faire ? Pour moi, je ne sais plus que vous dire. Je ne puis que vous conseiller de relire ce qui précède : peut-être l’entendrez-vous mieux à la seconde lecture. J’ai conscience d’avoir dit sur ce point la substance de la vérité, et il ne m’est pas possible de m’y arrêter davantage.

AINSI DONC, LE SENS DE L’ÂME, AUPARAVANT OBSCUR, PARCE QUE PRIVÉ DE LA LUMIÈRE DE DIEU, AVEUGLÉ PAR SES APPÉTITS ET SES AFFECTIONS, EST MAINTENANT AVEC SES IMMENSES PROFONDEURS ÉCLAIRÉ, ILLUMINÉ PAR SON UNION AVEC DIEU ; BIEN PLUS, IL EST DEVENU AVEC LES PROFONDEURS DE SES PUISSANCES UNE RESPLENDISSANTE LUMIÈRE.


En singulière excellence

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


Les profondeurs des puissances si hautement, si merveil­leusement pénétrées des admirables splendeurs des lampes dont nous avons parlé, outre la remise qu’elles font d’elles-mêmes à Dieu, renvoient à Dieu, en Dieu même, les splen­deurs qu’elles reçoivent de lui. Tout cela se passe dans une gloire pleine d’amour. Les puissances, inclinées vers Dieu, en Dieu, sont devenues d’autres lampes enflammées au milieu des splendeurs des lampes divines. Elles donnent au Bien-Aimé la même lumière et la même chaleur d’amour qu’elles reçoivent de lui ; elles les donnent de la même manière qu’elles les reçoivent à Celui de qui elles les reçoivent, et avec les mêmes excellences.


Ainsi la vitre jette des splendeurs quand la lumière du soleil la pénètre. Mais ici tout se passe d’une façon bien plus sublime, parce que la volonté humaine s’exerce ici.

Et elle le fait en singulière excellence », c’est-à-dire en excellence au-dessus de toute expression, en excellence au-dessus de tout mode créé. C’est que l’excellence avec laquelle l’âme donne ici lumière et chaleur à Dieu, est proportionnée à l’excellence du mode suivant lequel l’enten­dement humain reçoit la Sagesse divine, tandis qu’il ne fait plus qu’un avec l’entendement de Dieu. Effectivement l’âme ne peut donner autrement qu’elle ne reçoit. C’est donc selon toute l’excellence avec laquelle la volonté est unie à la bonté divine, qu’elle renvoie à Dieu cette même bonté, car elle ne la reçoit que pour la renvoyer.

De même, selon toute l’excellence avec laquelle l’âme connaît la grandeur de Dieu dans l’union qu’elle a avec cette divine grandeur, elle donne à Dieu lumière et chaleur d’amour. Telle l’excellence des autres attributs commu­niqués à cette âme : la force, la beauté, la justice, etc. ; telle l’excellence avec laquelle le sens, dans sa fruition, donne son Bien-Aimé à son Bien-Aimé, en lui-même. En d’autres termes, cette âme renvoie à son Bien-Aimé la lumière et la chaleur qu’elle reçoit de lui, parce qu’étant ici une même chose avec lui, elle est en certaine manière Dieu par participation. Cette transformation n’est pas aussi parfaite qu’elle le sera dans la vie future, et cependant on peut dire que l’âme est devenue comme l’ombre Dieu.

Par suite de cette transformation, l’âme, devenue l’ombre de Dieu, fait en Dieu pour Dieu ce que Dieu fait en elle pour lui-même, et de la manière dont il le fait, parce que leurs deux volontés ne font qu’un. L’opération de Dieu et l’opération de l’âme ne sont plus qu’une seule opération. En conséquence, Dieu se donnant par un don libre et gracieux, l’âme, dont la volonté est également libre et généreuse puisqu’elle est unie à celle de Dieu, donne Dieu à Dieu même, en Dieu. Et le don que l’âme fait à Dieu est un don véritable et entier.

L’inestimable bonheur de l’âme est de voir qu’elle fait à Dieu, de ce qui lui appartient à elle-même, un don propor­tionné à l’infinité de l’Être divin.

Il est bien vrai qu’elle ne peut, à proprement parler, donner Dieu à Dieu, puisqu’il reste toujours à lui-même ; et cependant on peut dire qu’autant qu’il est en elle, elle lui fait ce don d’une manière réelle et parfaite. Elle lui donne tout ce qu’elle a reçu de lui, afin de payer la dette de l’amour, qui veut rendre autant qu’il reçoit. Et Dieu consent à être payé par ce don de l’âme, et il ne peut être payé autrement, et il reçoit cette rémunération avec recon­naissance, comme un don que l’âme lui fait volontairement ; et dans cette remise faite à Dieu de Dieu même, l’âme se trouve investie d’un nouvel amour.

De son côté, Dieu se livre librement à cette âme, en sorte qu’il se forme entre Dieu et l’âme un nouvel amour réciproque, résultant de l’union et du don mutuel que comporte le mariage.

Ici les biens des deux Époux, qui sont ceux de la divine Essence, sont librement possédés par chacun, à raison du don mutuel qu’ils se sont faits ; et ils sont possédés par tous deux ensemble, chacun disant à l’autre cette parole que le Fils de Dieu adresse à son Père en saint Jean : Tout ce qui est à moi est à vous, et tout ce qui est à vous est à moi, et j’ai été glorifié en eux360.

Cette possession mutuelle aura lieu sans intermission et en fruition parfaite dans la vie future ; dans l’état d’union, Dieu l’opère au moyen de cette touche de transformation, non toutefois d’une manière aussi parfaite que dans l’autre vie. Que l’âme puisse faire un don d’une telle immensité et qui dépasse absolument la capacité et les proportions de son être, c’est chose indubitable. Prenons une compa­raison. Celui qui possède en propre des nations et des royaumes qui surpassent en immensité ce qu’il est lui — même, n’est-il pas libre d’en faire présent à qui bon lui semble ?

Telle est la source de l’incomparable jouissance de cette âme : elle voit qu’elle donne à Dieu beaucoup plus qu’elle n’est elle-même et beaucoup plus qu’elle ne vaut, lorsqu’elle donne librement à Dieu, Dieu même, comme un bien qui lui est propre, et cela dans la même lumière divine, dans le même embrasement d’amour au sein desquels elle l’a reçu. Ce qui a lieu dans la vie future au moyen de la lumière de gloire, a lieu en celle-ci au moyen de la foi surilluminée. De cette façon « le sens, avec ses profondeurs, donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé ».

L’âme dit « à la fois », parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui sont à la fois lumière et feu, se commu­niquent ensemble à elle.

Mais il nous faut indiquer brièvement avec quelle excellence l’âme fait un tel don. Remarquons-le, l’âme jouit ici d’une certaine image de la fruition céleste, à cause de l’union de son entendement et de sa volonté avec Dieu. Au milieu des intimes délices qui l’inondent et de la gratitude dont elle est pénétrée pour une telle faveur, elle fait don de Dieu et d’elle-même à Dieu d’une admirable manière. Sous le rapport de l’amour, l’âme se comporte ici envers Dieu en singulière excellence et il en est de même sous le rapport de la fruition commencée, sous le rapport de la louange, sous le rapport de la gratitude.

Les excellences de l’amour sont au nombre de trois. D’abord l’âme aime Dieu, non par elle-même, mais par lui-même, ce qui est une merveilleuse excellence361. Elle aime en effet par l’Esprit-Saint, comme s’aiment le Père et le Fils, suivant ce que le Fils lui-même dit en saint Jean : Que l’amour dont vous m’avez aimé soit en eux, et moi en eux362.

Ensuite, elle aime Dieu en Dieu même. De fait, le propre de cette union est d’absorber l’âme très puissamment en l’amour divin ; et Dieu, de son côté, se livre à l’âme très puissamment.

Enfin, elle aime Dieu pour lui-même. Elle ne l’aime pas seulement parce qu’il est infiniment bon, libéral et généreux envers elle, mais parce qu’il est tout cela essen­tiellement en lui-même.

Sous le rapport de la fruition, nous nous trouvons en présence de trois autres excellences merveilleuses et d’un prix inestimable. D’abord, l’âme jouit ici de Dieu par Dieu même. Comme son entendement est uni à la toute-puissance, à la sagesse, à la bonté divine — moins clairement toutefois que dans la vie future, — elle goûte dans toutes ces merveilles, séparément connues, des délices immenses. Ensuite elle se délecte, comme il est juste, en Dieu seul, sans aucun mélange de délectation créée. Enfin, elle jouit de Dieu purement à cause de lui-même, sans aucun mélange de goût propre.

Sous le rapport de la louange donnée à Dieu dans cette union, nous rencontrons également trois excellences : D’abord, l’âme loue Dieu par office, car elle voit que pieu l’a créée pour le louer, selon cette parole d’Isaïe : J’ai formé un peuple pour moi ; il chantera mes louanges363. » Ensuite, elle le loue non seulement à cause des biens qu’elle en reçoit, mais pour la jouissance qu’elle trouve à le louer. Enfin, elle loue Dieu à cause de ce qu’il est en lui-même. N’en reçut-elle aucun bienfait, elle le louerait parce qu’il mérite d’être loué.

Sous le rapport de la gratitude, nous nous trouvons en face de trois autres excellences : D’abord, l’âme rend grâce à Dieu pour les biens matériels et spirituels qu’elle en reçoit, en un mot, pour tous les bienfaits dont elle lui est redevable. Ensuite, elle goûte une très vive délectation dans cette Action de grâces, qui l’absorbe profondément. Enfin, elle lui rend grâce et elle le loue à cause de ce qu’il est en lui-même, ce qui rend la louange plus intense et plus délicieuse.

STROPHE IV


Oh ! combien doux et combien tendre,

Tu te réveilles dans mon sein,

Où seul en secret tu demeures !

Par ta douce spiration

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !


EXPLICATION.

L’âme ici se tourne avec beaucoup d’amour vers son Époux, et le remercie de deux effets admirables qu’il produit en elle par le moyen de l’union. Elle dit d’abord de quelle manière ces deux effets s’opèrent ; elle indique ensuite les conséquences qui en résultent pour elle.

Le premier de ces effets est le réveil de Dieu dans l’âme ; il a lieu par un mode plein de douceur et d’amour. Le second est la spiration de Dieu dans l’âme. Son mode est une effusion de richesse et de gloire commu­niquées à l’âme. Il en résulte pour elle un embrasement d’amour, plein d’une exquise tendresse.

L’âme dans cette Strophe semble dire : Qu’il est doux, qu’il est rempli d’amour, ô Verbe, mon Époux, ton réveil dans le centre, dans le fond de mon âme, c’est-à-dire en son essence toute pure, où tu résides seul, en silence, en mystère et en qualité d’unique maître, alors que mon sein est devenu ta demeure, ton vrai lit de repos, clans notre intime et infiniment tendre union. Que ta spiration, au moment de ce réveil, est délicieuse à mon cœur ! Qu’elle est abondante en richesse et en gloire ! Avec quelle infinie tendresse tu gagnes et attires tout mon amour !

L’âme se sert ici de la comparaison d’une personne qui respire fortement au moment où elle sort du sommeil, figure qui représente fort bien ce qui se passe ici :


Oh ! combien doux et. combien tendre,

Tu te réveilles dans mon sein !


Il existe bien des réveils de Dieu dans l’âme. Ils sont même si nombreux que si nous entreprenions de les énumérer tous, nous n’y arriverions pas. Le réveil du Fils de Dieu dont l’âme nous parle ici est, à mon avis, l’un des plus sublimes, l’un de ceux qui apportent à une âme le plus d’avantages.

Ce réveil est un mouvement que fait le Verbe dans l’essence de l’âme. Il est plein de grandeur, de majesté et de gloire. Il a une douceur si intime, qu’il semble à cette âme que tous les baumes, toutes les essences aromatiques, en même temps que toutes les fleurs qui sont dans le monde, s’agitent et se remuent pour répandre leur suavité. Il lui semble que tous les royaumes et tous les empires du monde, que toutes les puissances et toutes les vertus des cieux se mettent en mouvement. Il y a plus. Il lui semble que tout ce qu’il y a dans le monde de créatures, tout ce qu’il y a de forces, de substances, de perfections, d’agréments et de charmes resplendit séparément, et que toutes ensemble s’unissent à ce mouvement.

En effet, selon la parole de saint Jean, toutes choses sont dans le Verbe364, et comme ledit saint Paul, toutes ont en
lui la vie, le mouvement et l’être365. Il s’ensuit qu’au moment ce souverain monarque se meut dans l’âme, lui qui,
au dire d’Isaïe, porte sur son épaule la marque de sa puissance366, c’est-à-dire les cieux, la terre et les enfers, les soutenant, comme parle saint Paul, par la vertu de sa parole367, il s’ensuit, dis-je, que toutes les créatures semblent se mouvoir avec lui.

Ainsi, quand la terre se meut, toutes les créatures qu’oie renferme se meuvent avec elle, comme ne comptant pour rien. Elles se meuvent de même quand se meut le prince qui porte sur lui sa cour et n’est point porté par elle.

La comparaison, il est vrai, est très imparfaite, car ici non seulement les créatures semblent se mouvoir, mais elles font paraître les excellences de leur être, leur force, leur beauté, leurs agréments divers, les bases de leur durée et de leur existence.

L’âme, en effet, connaît ici comment toutes les créatures, soit célestes, soit terrestres, tirent du Verbe leur vie et leur durée. Elle entend clairement la vérité de cette parole du Livre de la Sagesse : Les rois règnent par moi, c’est par moi que les princes commandent, que les puissants exercent la justice et qu’ils en ont l’intelli­gence368.

Elle voit, il est vrai, que toutes ces choses sont distinctes de Dieu en tant que créatures, et elle les contemple en lui avec toutes leurs forces et la racine de leur vigueur. Et cependant elle voit que Dieu, en son Être infini, est toutes ces choses en suprême éminence, et elle les connaît mieux en l’Être de Dieu qu’en elles-mêmes.

Telle est la délectation propre à ce réveil divin : connaître les créatures par Dieu, au lieu de connaître Dieu par les créatures, ce qui est connaître les effets par leur cause, et non plus la cause par ses effets. Cette dernière connais­sance est déductive, la première est essentielle.

Qu’un tel mouvement ait lieu dans l’âme, alors que Dieu est immuable, il y a lieu de s’en étonner. Dieu en réalité, ne se meut pas, et cependant il semble à l’âme qu’il se meut. En fait, c’est l’âme qui est mue de Dieu pour être rendue capable de cette vue surnaturelle, pour être mise en état de découvrir d’une manière si extraor­dinaire cette vie divine renfermant en elle-même l’être de toutes choses et l’harmonie des créatures, avec le mou­vement qu’elles ont en Dieu369. Et malgré tout, il semble à l’âme que c’est Dieu qui se meut, en sorte que la cause prend le nom de l’effet qu’elle produit.

Suivant cet effet, nous pouvons dire que Dieu se meut. Le Sage nous déclare que la Sagesse est plus mobile que les choses les plus mobiles370. Ce n’est pas à dire qu’elle se meuve, mais elle est la racine et le principe de tout mou­vement, et comme l’écrivain sacré l’ajoute, demeurant stable en elle-même, elle renouvelle toutes choses371. Ce qui signifie qu’elle est plus active que les choses les plus actives.

Nous devons donc dire que dans ce mouvement, c’est l’âme qui est mue, c’est elle qui s’éveille du songe de la vie naturelle à la réalité surnaturelle. C’est donc très juste­ment qu’elle emploie le terme de « réveil ».

Quant à Dieu, il demeure toujours en son même état — l’âme en a la vue claire, — imprimant le mouvement, donnant l’être, la vigueur, les charmes, les dons divers à toutes les créatures, les portant toutes en lui-même virtuellement et essentiel­lement. L’âme voit alors d’une seule et même vue ce que Dieu est en lui-même et ce qu’il est dans ses créatures. Ainsi quelqu’un à qui l’on ouvre un palais voit d’un même coup d’œil le grand personnage qui l’habite et ce qu’il y fait.

Voici ma pensée sur ce réveil et sur cette vue accordée à l’âme. L’âme se trouve en Dieu essentiellement, comme y sont toutes les créatures. À un moment donné, il plaît au Seigneur de lever quelques-uns des nombreux voiles, des nombreux rideaux qui le dérobent aux yeux de cette âme, afin qu’elle puisse le voir tel qu’il est. L’âme entrevoit alors obscurément — car tous les voiles ne sont pas levés — la face divine toute pleine de charmes et de beauté. Elle voit en même temps ce que fait ce grand Dieu qui meut toutes choses par sa puissance ; elle croit le voir se mouvoir en ses créatures et les créatures se mouvoir en lui par un mouvement continuel. En réalité, dans cette vue du mouvement et du réveil de Dieu, c’est l’âme elle-même qui est mue et réveillée.

Telle est en effet la bassesse de notre condition : nous nous figurons les autres dans l’état où nous sommes, nous jugeons d’eux par nous-mêmes, parce que notre jugement procède de nous-mêmes avant d’évoluer au-dehors. Ainsi le larron se figure que les autres dérobent comme lui ; l’impudique se figure que les autres ont ses penchants vicieux ; le méchant croit les autres mal intentionnés. Le jugement qu’ils portent vient de leur malice. L’homme juste, au contraire, pense bien de tout le inonde et ce juge­ment part de la bonté de son cœur. Par contre, le négligent et le paresseux jugent des autres par eux-mêmes. De là vient que lorsque nous vivons dans la négligence et l’engour­dissement à l’égard de Dieu, il nous semble que Dieu nous néglige et nous oublie.372

C’est ce que nous voyons au Psaume 43. David dit à Dieu : Levez-vous, Seigneur, pourquoi dormez-vous 373? transférant à Dieu ce qui est réel chez les hommes. Ainsi, ceux qui dorment étendus à terre disent à Dieu de se réveiller et de se lever, alors qu’il ne dort jamais, Celui qui garde Israël374.

Et cependant, comme tout le bien qui est en l’homme vient de Dieu et que de lui-même l’homme est incapable de rien de bon, on peut dire avec vérité que notre réveil est le réveil de Dieu, et notre lever le lever de Dieu. C’est donc comme si David disait : Relevez-vous deux fois, Seigneur, et réveillez-vous, car nous sommes endormis, étendus à terre d’une double manière.

Comme donc notre âme était incapable de se réveiller d’elle-même de ce double sommeil, comme Dieu seul pou­vait lui ouvrir les yeux et la réveiller, c’est à bon droit qu’elle appelle ce réveil le réveil de Dieu et qu’elle dit : « Tu te réveilles dans mon sein. »

Réveillez-nous, très doux Seigneur, et faites briller sur nous votre lumière, afin que nous connaissions et que nous aimions les biens que vous nous tenez constamment préparés. Alors nous connaîtrons que vous vous êtes souvenu de nous et que vous vous êtes mis en mouvement pour nous faire du bien.

Ce que l’âme expérimente dans ce réveil, ce qu’elle découvre des excellences de Dieu est au-dessus de toute expression. C’est une communication des excellences divines qui a lieu dans la substance de l’âme, qu’elle appelle ici son sein. C’est une voix d’une immense puissance qui résonne dans l’âme pour proclamer d’innombrables excel­lences, des milliers et des milliers d’attributs qui défient toute énumération. Appuyée sur ces excellences et sur ces attributs divins, l’âme devient terrible comme les escadrons d’une armée rangée en bataille ; et en même temps, elle est pénétrée de toutes les suavités, embellie de toutes le beautés qui se trouvent dans les créatures.

On peut se demander comment une âme encore dans la chair peut porter sans défaillir une si puissante commu­nication, et, en effet, elle n’a en elle ni force ni vigueur qui suffise. La seule vue du roi Assuérus sur son trône, revêtu des ornements royaux, tout resplendissant d’or et de pierres précieuses, jeta la reine Esther dans une telle frayeur, qu’à cet aspect redoutable elle tomba en défaillance. Elle-même avoua qu’une telle gloire l’avait fait défaillir, car le roi lui avait fait l’effet d’un ange et son visage lui était apparu plein de beauté375.

La gloire, en effet, opprime celui qui la considère sans être glorifié par elle.

Combien l’âme dont il s’agit aura-t-elle plus de sujet de défaillir, puisque ce n’est pas un ange qu’il lui est donné de contempler, mais Dieu même, le visage rayonnant du charme de toutes les créatures, terrible en son pouvoir et en sa gloire, alors que la voix de ses innombrables excellences résonne de toutes parts. Job demandait comment l’homme pourrait soutenir l’éclat de son tonnerre, puisque le seul murmure de sa voix nous fait trembler. Ailleurs, il conjurait le Seigneur de ne pas agir avec lui dans toute sa force, parce qu’il craignait d’être opprimé du poids de sa grandeur.

Si l’âme ne défaille pas lors de ce réveil de puissance et de gloire, c’est pour deux raisons.

En premier lieu, elle est parvenue à un état de perfection, sa partie infé­rieure est entièrement purifiée et rendue conforme à la partie spirituelle ; de là vient qu’elle ne sent pas la lésion et la peine que les communications spirituelles font d’ordi­naire éprouver à l’esprit et au sens imparfaitement purifiés, imparfaitement disposés à les recevoir. Toutefois ceci ne suffit pas encore à expliquer l’absence de toute faiblesse en présence de tant de gloire et de grandeur.

L’âme a beau avoir atteint une grande pureté, un effet qui excède à ce point la nature devrait la faire défaillir, ainsi que la parole de Job alléguée plus haut nous le donne à entendre.

Il y a donc une autre raison, qui est la princi­pale, et l’âme en fait mention au premier vers : c’est que Dieu se montre ici plein de douceur et de tendresse.

Comme il découvre à l’âme ses merveilles et sa gloire en vue de la combler de délices et de joie, il la couvre de sa protection afin qu’elle n’en reçoive pas de détriment. Il garantit sa faible nature, il ne découvre ses grandeurs qu’avec amour et suavité, et comme à l’insu de la nature inférieure, l’âme ignorant alors si elle est dans son corps ou hors de son corps. Il est facile de le faire à Celui qui couvrit Moïse376 de sa droite afin qu’il pût contempler sa gloire. L’âme alors expérimente en Dieu autant de douceur et d’amour que de puissance, de souveraineté et de grandeur. En Dieu tous les attributs ne sont qu’un, en sorte que la jouissance qu’ils procurent est puissante, la protection qu’ils offrent est à la fois puissante et douce, elle permet de porter des délices pleines de puissance.

L’âme se sent donc forte, plutôt que défaillante. Si Esther s’évanouit, c’est que de prime abord le roi son époux ne lui témoigna pas de bienveillance ; au contraire, elle-même le fit remarquer, ses yeux enflammés faisaient paraître l’indignation qui remplissait son cœur377. Mais dès que, s’apaisant, il étendit son sceptre et l’en toucha, dès qu’il l’embrassa en l’assurant qu’il était son frère et qu’elle n’avait rien à craindre378, elle reprit ses sens.

Ici le Roi du ciel se montre à l’âme dès le premier abord rempli de bienveillance, il se fait son égal et son frère. L’âme met donc, dès le premier instant, toute crainte de côté. Dieu, effectivement, lui fait paraître avec douceur et non avec indignation, l’étendue de son pouvoir, l’immen­sité de son amour et de sa bonté. Il épanche tout à la fois en elle sa puissance et sa tendresse. Il descend de son trône, qui est cette âme elle-même où il était caché, comme un époux qui sort de la chambre nuptiale. Il s’incline vers elle, il la touche du sceptre de sa majesté, il l’embrasse comme le ferait un frère.

Voici que les vêtements royaux qui sont les attributs divins répandent leurs parfums ; voici que resplendit l’or de la charité ; voici que brille comme des pierres précieuses la connaissance des substances supérieures et inférieures voici le rayonnement de la face du Verbe plein de grâce' qui enveloppe et revêt cette âme devenue comme reine. Transformée dans les attributs du Roi du ciel, l’âme est réellement reine, et l’on peut justement lui appliquer cette parole de David dans un Psaume : La Reine siège à votre droite, vêtue d’or et entourée d’une admirable variété379.

Et comme tout cela se passe dans la plus intime substance de l’âme, elle ajoute aussitôt :


Où seul, en secret, tu demeures.


L’âme dit que le Bien-Aimé demeure en son sein en secret parce que, nous venons de le dire, c’est dans le fond de l’essence de l’âme qu’a lieu ce doux embrassement.

Or, il faut savoir que Dieu réside en secret dans toutes les âmes, caché dans leur essence : sans quoi leur existence ne pourrait se soutenir. Mais il y réside de manières bien différentes. Chez les uns, il est seul ; chez les autres, il ne l’est pas. Chez les uns, il réside avec plaisir ; chez les autres, avec répugnance. Chez les uns, il est chez lui, il commande, il dirige en maître ; chez les autres, il est comme un étranger dans une maison d’emprunt où on ne le laisse ni commander ni agir.

C’est dans l’âme la plus dénuée d’appétits et de goûts personnels qu’il habite plus seul et plus volontiers, qu’il est plus chez lui, qu’il commande et gouverne plus libre­ment. Et il y est d’autant plus en secret, qu’il y est plus seul. Ainsi dans une âme totalement dénuée d’appétits, d’images et de formes étrangères, d’affections aux choses créées, le Bien-Aimé réside dans un très profond secret, et l’embrassement dont il la fait jouir est d’autant plus intime et plus étroit, que cette âme est plus pure et plus dépouillée de tout ce qui n’est pas Dieu.

Il y réside en secret, en ce sens aussi que le démon est impuissant à pénétrer le mystère de la résidence de Dieu en cette âme, et l’embrassement dont il la fait jouir. L’entendement humain n’en a pas non plus la connais­sance. Mais pour l’âme parvenue à cet état de perfection, la présence du Bien-Aimé n’est point cachée. Cette âme expérimente sans interruption au plus intime d’elle-même son divin embrassement. Quant à ses réveils, ils sont intermittents. Lorsqu’ils se produisent, il semble réellement à cette âme que le Bien-Aimé se réveille en son sein, où il était auparavant comme endormi. Elle sentait bien sa présence et elle jouissait de lui, mais comme plongé dans le sommeil. Supposez deux personnes dont l’une est endormie : le commerce d’intelligence et d’amour ne reprendra entre elles que lorsque l’une et l’autre seront éveillées.

Oh ! heureuse âme qui sent continuellement son Dieu résider en elle et prendre son repos clans son sein ! Comme elle doit se séparer de tout, fuir les affaires et vivre dans une immense tranquillité, de peur que le moindre atome, que le plus léger mouvement ne vienne troubler ou agiter le sein du Bien-Aimé !

Je le répète, il est ordinairement comme endormi dans l’embrassement de l’Épouse, au plus profond de l’essence de l’âme. Celle-ci en a le sentiment très vif et elle en jouit d’une manière habituelle. S’il était toujours éveillé, s’il lui communiquait sans intermission les notions de l’intel­ligence et de l’amour, ce serait déjà la gloire. Pour une fois qu’il s’éveille à demi, qu’il ouvre en partie les yeux, cette âme entre dans le merveilleux état que nous avons dit. Que serait-ce s’il était toujours en elle parfaitement éveillé ?

Il y a des âmes qui n’ont pas atteint ce degré d’union et où il réside sans répugnance, PARCE QUE, APRÈS TOUT, ELLES SONT EN ÉTAT DE GRÂCE. Mais comme elles sont imparfaitement disposées, il ne leur révèle pas sa présence, toute réelle qu’elle est. Elles n’en ont le sentiment que lorsque le Bien-Aimé opère en elles quelque réveil savoureux, non toutefois de la nature et de la valeur de celui dont nous parlons et, par le fait, il n’y a entre l’un et l’autre nulle comparaison à établir. Ce genre de réveil n’est pas secret pour l’entendement ; il n’est pas non plus dérobé au démon qui peut en découvrir quelque chose par les mouvements qui se produisent dans le sens. Avant l’état d’union, en effet, le sens n’est pas si anéanti qu’il ne soit susceptible de quelque agitation lorsqu’un effet de grâce se produit dans la partie spirituelle : ce qui provient de ce qu’il n’est pas entièrement spiritualisé.

Mais en ce réveil de l’Époux dans les âmes parfaites, tout est parfait, tout a lieu avec perfection, parce qu’ici c’est l’Époux qui fait tout.

L’aspiration qui suit le réveil divin peut très justement se comparer à la respiration d’une personne qui sort du sommeil. IL S’AGIT ICI D’UNE ASPIRATION DE L’ÂME PAR L’ESPRIT-SAINT EN DIEU MÊME, ASPIRATION QUI L’INONDE D’INEXPRIMABLES DÉLICES, QUI LA GLORIFIE MERVEILLEU­SEMENT ET L’EMBRASE MERVEILLEUSEMENT D’AMOUR. Aussi prononce-t-elle les vers suivants :



Par ta douce spiration,

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !


CETTE SPIRATION EST POUR L’ÂME TELLEMENT PLEINE DE RICHESSE, DE GLOIRE ET D’EXQUISE TENDRESSE DE LA PART DE DIEU, QUE J’AIMERAIS MIEUX N’EN POINT PARLER ET MÊME JE ME REFUSE A LE FAIRE. JE VOIS EN EFFET QUE JE SUIS INCAPABLE DE L’EXPRIMER ET L’ON POURRAIT CROIRE QUE CE QUE J’EN DIRAIS SERAIT L’EXPRESSION DE LA VÉRITÉ. EN FAIT, IL S’AGIT D’UNE ASPIRATION380 DE L’ÂME PAR DIEU, EN LAQUELLE, EN VERTU DE CE RÉVEIL DE SUBLIME CONNAISSANCE DE LA DÉITÉ, ELLE EST ABSORBÉE TRÈS PROFONDÉMENT EN L’ESPRIT-SAINT, À PROPORTION DE LA SUBLIMITÉ D’INTELLIGENCE ET DE NOTION DE DIEU QUI LUI A ÉTÉ COMMUNIQUÉE. L’EXQUISE TENDRESSE QUI LUI TÉMOIGNÉE EST A LA MESURE DE CE QU’ELLE. A VU EN DIEU. CETTE ASPIRATION ÉTANT PLEINE DE RICHESSE ET DE GLOIRE, L’ESPRIT-SAINT Y COMBLE L’ÂME DE RICHESSE ET DE GLOIRE, IL L’ENIVRE DE SON AMOUR PAR-DESSUS TOUTE EXPRESSION ET TOUT SENTIMENT, ET CELA DANS LES PROFONDEURS MÊMES DE DIEU, A QUI SOIT HONNEUR ET GLOIRE. AMEN



LES ÉPINES DE L’ESPRIT

Ayant-Propos aux Épines de l’esprit

Cet Opuscule est moins un traité qu’un Écrit familier sous forme de Dialogues (Coloquios) entre Jésus-Christ et une jeune carmélite son Épouse. Il en existe de nombreuses copies remontant au temps même de saint Jean de la Croix, qui toutes portent qu’il en est l’auteur. La doctrine est manifestement sienne : c’est celle de la mortification universelle des « appétits », pour arriver au repos de l’esprit et à la contemplation surnaturelle. L’auteur, nous l’avons dit, s’adresse à une carmélite. « Demeure recueillie dans ta cellule, occupée nuit et jour à la contemplation, comme ta Règle te le commande. » (Col., iv.) L’écrit présente l’Argumento que l’on rencontre dans la Montée du Carmel, dans la Nuit obscure et dans le second Cantique spirituel. On y voit les locutions que notre Saint affectionne 1, et les citations de l’Écriture qui émaillent le texte sont toujours données en langue vulgaire ; de plus, elles sont introduites de la manière qui lui est habituelle.

Une objection pourtant se présente à l’esprit. Si l’écrit offre des marques indéniables d’authenticité, la forme et le style diffèrent de la forme et du style des autres ouvrages de notre Saint. Ici ce sont d’un bout à l’autre

1 Donnons quelques exemples : El entendimento no entendimeto, sino con una sola aprehension ama mucho (Col., iii.) — Tengas cuenta con mortificar tus apetitos y sentidos (Col. v. ) — Los apetitos propios se mortifican con la vida activa. (Col., iv.) — Lo que te impide y turba... con las pasiones y apetitos propios. (Ibid.) — El simpliciésinco y purisime querer de tu voluntad espiritual. (Col. v.)

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des Colloques entre le Christ et l’âme qu’il instruit. Le style tendre et naïf contraste à tel point avec le ton habituel du bienheureux Père qu’à première vue — et le P. Gérard confesse qu’il en a été ainsi pour lui-même — on a l’impression que l’écrit n’est pas sorti de sa plume.

Toutefois, en approfondissant la question, on se reprend à croire qu’il est de lui. La carmélite à laquelle il s’adresse ne serait-elle pas celle pour qui il a composé les Avis, la sœur Françoise de la Mère de Dieu ? On est tenté de le croire. Françoise, entrée à seize ans au monastère de Beas, y fit profession à dix-sept ans l’année 15781. Saint Jean de la Croix, son confesseur, se met avec une paternelle condescendance à la portée de cette âme, nouvelle encore dans la carrière spirituelle, et pourtant déjà hautement favorisée de Dieu. Faisant parler Notre-Seigneur à cette jeune sœur, il la traite comme la benjamine du monastère, comme une enfant toute naïve, objet de la tendresse du divin Époux. De là le caractère tout spécial de l’Opuscule. M. Baruzi, qui incline à l’éliminer, nous dit cependant : « Objectera-t-on qu’il (saint Jean de la Croix) a pu écrire un petit poème doux, simple, naïf ? » Et il répond : « Rien en vérité ne s’oppose à ce qu’il l’ait fait 2. »

Il est clair que la manière tranche avec celle des autres ouvrages de notre Saint. Mais juxtaposons une toile de Raphaël selon sa première manière et une toile du même selon sa seconde manière. Il se trouvera quelqu’un pour dire que la première toile n’est pas du grand maître, et il aura tout à la fois tort et raison. Est-il inadmissible qu’il se rencontre chez saint Jean de la Croix deux manières,

1 Voir la Biographie de cette religieuse dans les Figures choisies de Carmélites. Ire Série. (Dépôt chez Casterman, 66, rue Bonaparte, Paris.)

2 Saint Jean de la Croix et le Problème de l’Expérience mystique. Les Textes, p 58. (2e Ed., Alcan, 1931.)

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alors surtout que la première offre des coups de pinceau qui indubitablement sont du maître ?

Poursuivons. À ceux qui penchent pour écarter l’Opuscule des ouvrages de saint Jean de la Croix, en disant : c’est l’œuvre d’un disciple, nous demanderons quel est ce disciple. Si l’on trouve dans la Réforme thérésienne de grands théologiens, on n’y rencontre pas — ni du vivant du bienheureux Père ni depuis — d’écrivain à proprement parler mystique ; c’est que n’écrit pas des œuvres mystiques qui veut, il y faut l’expérience personnelle. Or, l’auteur des Épines de l’esprit est un écrivain mystique ; de plus, c’est un Carme Déchaussé. Quel est ce Carme Déchaussé qui se sent maître en science mystique et parle comme tel, qui, en outre, n’éprouve pas le besoin d’appuyer sa doctrine de celle de son Père ?

Et ce qui prime tout, comment se fait-il que ce mystique éminent n’ait laissé aucune trace dans la Réforme carmélitaine, tandis que des écrivains de second et de troisième ordre s’y sont fait un nom ? À nos yeux, cette raison en faveur de l’authenticité des Épines de l’esprit est tellement forte, qu’elle emporte toute notre adhésion.

Nous ne prétendons point par ailleurs trancher définitivement la question de cette authenticité, mais simplement fournir à ceux qui voudraient l’étudier à fond de quoi asseoir leur jugement et leur montrer qu’il ne suffit pas de dire négligemment : ce doit être l’ceuvre d’un disciple.

Le P. Gérard, après nous avoir avoué ses premiers doutes, nous fait remarquer que si quelques-unes des raisons intrinsèques sont défavorables à l’authenticité de l’ouvrage, toutes les raisons historiques sont en sa faveur. Il ajoute avec beaucoup de justesse qu’en thèse générale ces raisons doivent faire loi, qu’ici elles sont comme irréfutables et qu’en conséquence, toutes choses mûrement pesées, la paternité de cet écrit doit être donnée à saint

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Jean de la Croix 1. Répétons-le, nous sommes pleinement de son avis.

Ajoutons que si les raisons historiques sont puissantes, rien n’égale certains rayons de lumière qui jaillissent de l’écrit lui-même. Comment ne pas reconnaître la main du maître dans ces thèmes qui lui sont familiers : le ferme rejet des visions et des révélations, qu’il appelle ici « l’aliment des enfants », par opposition à « l’aliment des hommes faits », à savoir les épreuves, les angoisses, les afflictions, la croix ; le petit nombre de ceux qui désirent s’abreuver pour l’amour du Bien-Aimé au calice amer des angoisses et des afflictions ; l’exhortation à se conduire par la raison et non par « l’appétit » ; le tableau de l’âme qui prend par instants pour objet le rien lui-même ? À quoi viennent se joindre les descriptions approfondies d’états très complexes, notamment la fine et magistrale distinction entre la joie et la tristesse sensibles, la joie et la tristesse spirituelles. Tout ceci, à notre avis, vaut une signature.

II y a tout lieu de croire que l’Opuscule fut composé au Calvaire, alors que le Saint était confesseur ordinaire des Carmélites de Beas. Toutefois il ne vit le jour qu’en 1632, à la suite de la Suma espiritual du P. Gaspard de la Figuera, Jésuite, l’éditeur du volume ayant pris soin d’avertir qu’il ignorait le nom de l’auteur des Colloques entre Jésus-Christ et l’âme son Épouse. Il fut réimprimé un grand nombre de fois de 1632 à 1686, à la suite de l’ouvrage du P. de la Figuera. Finalement dans l’édition de 1686, il était attribué à ce jésuite. Il fut imprimé en italien, en français, en allemand, en portugais, toujours à la suite de l’ouvrage du même Jésuite. On le plaça aussi à la suite du Combat spirituel d’Escupoli.

1 Introduction al Coléquis entre Cristo y su Esposa.

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En 1701, les Épines de l’esprit étaient publiées à Séville, cette fois avec les Avis tirés des Oeuvres de saint Jean de la Croix et quelques autres Opuscules carmélitains. I1 en fut de même à Barcelone en 1724. En 1748 l’Opuscule trouvait place dans l’Édition italienne des Œuvres du docteur mystique, publiée à Venise.

En France il n’a jamais été placé dans les Œuvres de saint Jean de la Croix. Tardivement une traduction française, due au P. Anastase de l’Immaculée Conception, C. D., fut publiée dans un volume à part, grâce aux soins du P. Grégoire de Saint-Joseph (1896). Cette longue élimination en France des Épines de l’esprit est sans doute ce qui a porté la traductrice anonyme des Œuvres de notre Saint (sœur Thérèse de Jésus), à les rejeter purement et simplement. « Ce traité, dit-elle, n’a jamais été publié ou paraît s’être perdu ; celui que nous connaissons sous ce nom maintenant est apocryphe, et l’opinion la plus accréditée ne l’attribue pas à notre bienheureux Père saint Jean de la Croix, ainsi que le prouve suffisamment d’ailleurs la complète différence de style. »

Il n’est pas nécessaire, croyons-nous, de relever en détail chacune des inexactitudes que contiennent ces quelques lignes. Nous avons déjà dit à la décharge de la traductrice que, se basant uniquement sur l’Édition de Séville et travaillant longtemps avant l’Édition critique de 1912-1914, elle était dépourvue des données voulues pour appuyer le rejet ou l’admission de l’écrit en question. M. Hoornaert se contenta de le passer sous silence. Quant au P. Silverio de sainte Thérèse, il le place parmi les Opuscules attribués à notre Saint. (T. IV, 1931.) Nous regrettons de ne pouvoir en ceci nous ranger à son avis. Les raisons apportées par le P. Gérard en faveur de l’authenticité de l’écrit nous paraissent plus fortes que celles présentées par le dernier éditeur des Œuvres du docteur mystique

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à l’encontre de sa filiation légitime. Surtout, nous le disions plus haut, rien n’égale à nos yeux certains rayons de lumière qui jaillissent de l’Opuscule lui-même.

Pour toutes ces raisons qui nous paraissent convaincantes, c’est sans hésitation que nous plaçons les Épines de l’esprit dans notre traduction des Œuvres de saint Jean de la Croix. Nous regardons cet Opuscule comme un trésor de doctrine mystique, complément indispensable des autres ouvrages de notre saint docteur. En aplanissant les difficultés qui pouvaient arrêter la marche de la jeune carmélite, notre maître éclaire de ses vues toujours fermes et profondes les sommets de la vie unitive et précise des points de spiritualité d’un importance capitale de l’esprit nous semblent destinées à un titre tout spécial à produire des fruits pour la formation des jeunes religieuses à la vie contemplative, caractéristique du saint Ordre du Carmel.

Disons en terminant qu’il existe de notables divergences entre les Éditions et les manuscrits. Le P. Gérard regarde comme interpolés certains passages qui se trouvent dans les Éditions et font défaut dans les transcriptions. Nous les avons laissés de côté.

Les Épines de l’esprit ou Colloques entre Jésus-Christ, l’Époux divin, et l’âme son épouse, pour la perfection de celle-ci dans la voie de l’oraison.

Colloque I De la conduite que l’âme doit tenir dans les angoisses et dans les consolations.

SOMMAIRE

Comment l’âme doit se comporter dans les peines et dans les joies, ne s’attristant que médiocrement dans les premières et ne se réjouissant pas démesurément dans les secondes. Pour plus de clarté, on distingue deux sortes de joie et de tristesse : une joie et une tristesse spirituelles, qui naissent de l’intelligence et de la volonté, et qui ne doivent avoir ni mesure ni limite ; une joie et une tristesse sensibles, qui naissent de l’appétit sensitif et qui doivent se modérer, se limiter, parce qu’elles deviennent très nuisibles quand elles sont excessives. Au reste, Dieu veut que ses Épouses souffrent beaucoup en cette vie.

L’ÉPOUSE. — J’ai grand désir, Seigneur, de savoir ce que je dois faire au milieu des angoisses et des consolations que j’éprouve de temps à autre, car j’ai autant de crainte

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de vous offenser par une tristesse désordonnée que par une vaine allégresse.

L’ÉPOUX. — Si cette crainte chez toi était continuelle, si tu ne la perdais jamais de vue, tu n’excéderais ni dans la joie ni dans la tristesse. Tu serais sobre et mesurée dans l’une et dans l’autre ; tu tiendrais toujours le milieu en pleine sécurité, sans t’attrister beaucoup dans les peines, sans te réjouir démesurément dans les consolations, car c’est de ces deux excès que je me tiens offensé.

L’ÉPOUSE. — Comment, Seigneur, me recommandez-vous d’user de modération dans la joie, puisque je n’en dois pas user dans votre amour, et que la mesure de l’amour est la mesure de la joie ? Et pourquoi dois-je modérer ma tristesse, puisque je dois m’affliger sans mesure du péché commis contre vous ?

L’ÉPOUX. — Pour répondre à l’objection que tu me fais, je dois t’apprendre, ma chère Épouse, qu’il y a une joie spirituelle qui procède de l’acte même par lequel vous connaissez Dieu et vous l’aimez, et ce n’est pas de cette joie que doit s’entendre la modération que je te recommande. Au contraire, cette joie doit être sans mesure, car elle perfectionne l’acte même de l’amour et de la connaissance. Plus cet acte est parfait, plus la joie devient parfaite, parce que l’un et l’autre se perfectionnent mutuellement, jusqu’à ce que l’âme devienne un lumineux Chérubin en intelligence et un brûlant Séraphin en amour et en jouissance. Il y a également une tristesse spirituelle, qui procède de l’acte même par lequel vous comprenez et détestez la laideur du péché qui m’offense, et ce n’est pas non plus de cette tristesse que tu dois entendre la modération dont je parle. Cette tristesse en effet doit être sans mesure, car elle perfectionne, elle aussi, l’acte même par lequel vous comprenez et haïssez le péché. Et plus cet acte est parfait, plus l’est aussi la tristesse ; en sorte que l’un et l’autre se perfectionnent mutuellement, comme je te l’ai dit de l’amour.

Il y a une autre joie, qui est une joie sensible, et c’est un don de Dieu. Elle procède de la jouissance et de l’allégresse qui résident dans la volonté ; et de là, elle se répand dans l’imagination et dans l’appétit sensitif. C’est ainsi que, lors de ma transfiguration, je communiquai à mon corps la gloire qui remplissait mon âme 1. Cette joie sensible dilate le cœur, enflamme le visage et fait verser des larmes de joie. C’est cette joie sensible que je te recommande de modérer. Elle diffère extrêmement de la joie spirituelle ; elle lui est même si opposée et si contraire, que lorsque l’imagination et l’appétit s’en repaissent outre mesure, elle aveugle l’entendement, elle égare la volonté, ensuite de quoi, l’âme devient charnelle et semblable à la brute. On rit follement, on dit des insanités et des rêveries, que les ignorants prennent pour des effets surnaturels, et qui ne sont que des chimères.

Il y a également une tristesse sensible, qui est un don de Dieu. Elle procède de la tristesse qui réside dans la volonté, et de là elle se répand dans l’imagination et dans l’appétit sensitif. Cette tristesse sensible resserre le cœur, fait répandre des larmes et pousser des soupirs. C’est elle que je t’engage à modérer, car elle aussi diffère extrêmement de la tristesse spirituelle ; elle lui est même si opposée et si contraire, lorsqu’elle est excessive, qu’elle aveugle l’entendement et qu’elle égare la volonté, tout comme la joie désordonnée. De là naissent chez plusieurs des actes de folie et de désespoir, qui parfois les conduisent comme Judas à se donner la mort 2. Ainsi, cette joie et cette tristesse sensibles sont très bonnes, si elles sont modérées ; mais si elles sont excessives, elles deviennent une véritable peste.

1 Luc., ix, 29.

2 Math., xxvii, 5.

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L’ÉPOUSE. — O mon Seigneur et mon Époux ! Quelle joie remplit mon âme en vous entendant m’exposer ces vérités ! Mais dites-moi : lorsque cette joie ne procède pas de votre amour et que cette tristesse ne vient pas de vous avoir offensé, mais vraiment de je ne sais quelle cause, que dois-je faire ?

L’ÉPOUX. — Que tu es simple et déraisonnable de t’effrayer ainsi sans sujet et de te réjouir d’une brise qui passe ! Si, comme je viens de te le dire, tu dois modérer même une tristesse et une joie bien fondées, combien plus dois-tu te modérer quand tu n’as aucun motif de joie ni de tristesse ?

L’ÉPOUSE. — Je le vois bien, Seigneur, mais cela ne dépend pas de moi.

L’ÉPOUX. — Eh bien ! Si cela ne dépend pas de toi, fais de nécessité vertu. En effet, je dois te prévenir que fort souvent je permets aux démons — quoique toujours avec mesure — d’affliger, de tenter et d’éprouver nies Épouses, comme autrefois Job, afin qu’elles se connaissent, qu’elles s’humilient, qu’elles s’exercent à la patience, qui est fille de la Charité, comme le dit mon Apôtre 1. Tu sais que lorsque je vivais dans le monde, j’ai enseigné qu’il n’y a pas sur la terre de plus grand amour que de souffrir pour le Bien-Aimé, jusqu’à donner sa vie, s’il est nécessaire 2, ainsi que j’ai moi-même donné ma vie pour toi. Savourer les faveurs, les goûts et les délices, tous y sont disposés ; mais s’abreuver, pour l’amour du Bien-Aimé, au calice amer des angoisses et des afflictions intérieures et extérieures, bien peu ont le courage de le faire, et je veux que tu sois de ce petit nombre.

Bienheureux ceux qui ont faim et soif d’endurer l’angoisse,

1 I Cor., xiii, 4.

2 Majorem charitatem nemo habet ut animam suam ponat quis pro amicis suis. (loan., xv, 13.)

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l’affliction, les tentations du dedans et du dehors pour mon amour, parce qu’ils seront rassasiés 1 de cet aliment et de ce breuvage célestes que m’a présentés mon Père 2 ! C’est là cet aliment dont mon Apôtre répétait qu’il n’est point pour ceux qui sont enfants dans la vertu, mais pour les hommes faits 3. L’enfant grandit et on le sevra, dit l’Écriture, et Abraham fit un grand festin le jour où on lui retira la mamelle de sa mère 4.

C’est donc à ceux qui ont grandi qu’on retire le lait des goûts spirituels et des consolations, pour leur donner en échange l’aliment des afflictions et des angoisses. Et en ce jour-là, il y a fête en ma cour céleste et non désolation, comme tu te l’imagines. Ne m’as-tu jamais vu dans l’Apocalypse, les mamelles ceintes d’une ceinture d’or 5 ? Et si tu m’as vu ainsi, n’as-tu pas été surprise de cette manière de se ceindre aux mamelles et non à la taille, et avec une ceinture d’or et non de fer ? Comprends donc enfin que c’est parce que je t’aime et te vois devenue grande — bien que tu ne l’entendes pas et cela convient ainsi, — que je ceins les mamelles de mes consolations, et nullement parce que je t’ai prise en horreur, comme tu te le figures ; car ceux que j’aime, je les châtie et les afflige 6.

Si les angoisses et les peines étaient des fautes, si le sentiment était le consentement, si l’impression était l’affection, si la souffrance était la délectation, tu aurais raison de craindre que je ne sois irrité contre toi, lorsque tu te vois changée en une mer de tourments, d’angoisses, de vaines représentations de toutes sortes. Mais il n’en va pas ainsi, car il y a plus de distance entre la souffrance

1 Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam, quoniam ipsi saturabuntur. (Math., v, 6)

2 Joan., XVIII, 11.

3 I Cor., 111, 2.

4 Gen., xxi, 8.

5 Apoc., 1, 13.

6 Ego quos amo, arqua et castigo. (Id., III, 19.)

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et l’offense, entre le sentiment et le consentement, entre l’impression et l’affection, entre la peine et la délectation, qu’il y en a entre le ciel et la terre. En effet, d’un côté il y a coulpe et offense contre moi, et de l’autre il n’y a point d’offense, mais au contraire, il y a mérite, s’il y a patience et humilité. D’un côté il y a plaisir pour moi, et de l’autre il y a offense. Tu as donc tort de t’affliger de ce qui m’est agréable.

Considère que les esprits célestes qui descendaient l’Échelle de Jacob étaient des Anges aussi bien que ceux qui la montaient 1. Il en est de même de mes Épouses, que j’humilie par les épreuves ou que j’élève par mes faveurs, que j’attriste par mon absence ou que je réjouis par ma présence. Tu voudrais toujours jouir des noces spirituelles. Apprends que cela n’est pas possible en cette vie de pénitence et en cette vallée de larmes : ce sera pour l’autre vie, destinée à être une vie de gloire. Te semble-t-il raisonnable que l’exil soit la patrie, que la prison de misères soit un paradis de délices ? Non, assurément. Ne cherche pas non plus à être mieux traitée que mon Apôtre. Sache que pour éviter qu’il ne s’enorgueillît des consolations, je lui donnai l’aiguillon de la chair, qui, semblable à un ange de Satan, l’affligeait et le tourmentait, au point qu’il ¡ ne priait souvent de l’en délivrer. Mais je ne le voulus point, parce que les vertus de patience, d’humilité et de charité se perfectionnent dans le creuset des angoisses et des afflictions. Ne me dis pas que tu ignores ce qu’il en est de toi et que tu crains plutôt que ce ne soit peut-être le commencement du supplice de l’enfer qui t’est préparé. Loin de ton esprit une telle pensée, mon Épouse, puisque par ma bonté et ma miséricorde tu n’as conscience d’aucun péché mortel. Sais-tu chez qui cette crainte est fondée ? Chez les âmes

1 Gen., XXVIII, 12.

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qui, en proie à des angoisses et à des désolations extrêmes, sont actuellement plongées dans le péché mortel. Et ne me dis pas non plus que tu y es peut-être enfoncée, car je ne refuse pas ma grâce à ceux qui font ce qui est en leur pouvoir ; et ceci, tu l’as fait, non une fois, mais bien souvent, selon ce qui t’a été possible. Tu as pensé à tes péchés, tu les as regrettés, tu as reçu les sacrements.

Pour conclure, si ces vérités ne te font pas d’impression, parce que tu te regardes comme digne d’afflictions et d’angoisses, étant toute remplie d’appétits désordonnés et d’amour de toi-même, qui t’empêchent de percevoir la lumière de ces vérités, de t’y attacher, de les aimer, suis mon conseil et prends une ferme résolution de regarder comme doux ce qui est amer et comme amer ce qui est doux. Tu verras alors quelle paix sera ton partage. Quand tu es dans les ténèbres, espère la lumière 1, et quand tu es dans la lumière, attends-toi aux ténèbres, puisque tu vois par expérience que c’est ainsi qu’il en va pour toi, de même qu’il en a été pour mon ami Job.

J’en agis de même avec mes Épouses. Je me montre et me découvre à elles pour un peu de temps ; puis, pour un peu de temps, je ¡ n’absente d’elles, afin de les établir dans l’humilité après les avoir d’abord embrasées de ma charité ; car ce sont ces deux vertus que je chéris et recherche en elles. Tout cela, tu as pu l’observer en toi-même, pour peu que tu aies voulu y prendre garde.

COLLOQUE II Résumé et Explication du Colloque premier.

SOMMAIRE

Distinction à faire entre la consolation, la jouissance sensible et la consolation, la jouissance spirituelle. La

1 Post tenebras spero lumen. (Job., XVII, 12.)

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première doit se modérer, mais non la seconde. La consolation sensible est l’aliment des enfants, et la consolation spirituelle celui des hommes faits. Les vertus sont des aliments solides, propres aux hommes faits. Ce que c’est que l’oraison de recueillement : elle est préférable à la méditation. Il faut en faire grand cas et se souvenir qu’elle ne se conserve que dans la solitude et l’éloignement des créatures.

***

L’ÉPOUSE. — J’ai grand désir, Seigneur, que vous me résumiez en peu de mots ce qui précède, afin que, l’ayant devant moi en raccourci, je le comprenne et le retienne mieux, car j’ai peu de mémoire.

L’ÉPOUX. — Tout ce que j’ai dit jusqu’ici peut se résumer en quatre mots, qui représentent ce que je te fais expérimenter dans tes exercices spirituels : consolation et jouissance spirituelles, aliment des hommes faits. Bien que ces quatre points soient suffisamment expliqués par ce qui précède, je veux, pour que tu les comprennes mieux, te signaler une erreur à éviter. Les personnes ignorantes et peu sensées tombent dans cette erreur, souvent même les hommes d’esprit et les philosophes. Elle consiste à confondre la consolation spirituelle et la consolation sensible, et à n’en faire qu’une seule et même chose, ou, à tout le moins, à prendre faussement le sensible pour le spirituel.

La conséquence de cette méprise est de n’user point de modération quand il le faudrait, car si le goût spirituel ne se doit point restreindre, le goût sensible doit absolument se modérer. De cette erreur naissent de grandes folies, machinées par le démon, ainsi que je te l’ai dit. Une autre conséquence, c’est que l’on se sert d’une fausse règle et

d’une fausse mesure pour apprécier la bonté ou la malice des œuvres morales. Car il faut que tu saches qu’en bonne philosophie morale la bonté ou la malice des œuvres vient principalement de la volonté. Or, pour reconnaître si la volonté qui fait agir est bonne ou mauvaise, il faut considérer la fin, c’est-à-dire ce en quoi la volonté s’arrête, s’établit et se repose. Ce repos de la volonté s’appelle consolation et jouissance spirituelle, et c’est par où se jugent les bonnes et les mauvaises œuvres. Si la jouissance est en chose bonne, l’œuvre est bonne ; si elle est en chose mauvaise, l’œuvre est mauvaise.

C’est donc la jouissance spirituelle de la volonté que je regarde comme la mesure et le niveau de la bonté ou de la malice des œuvres morales. Ce n’est nullement la jouissance sensible de l’appétit sensitif, comme le pensent les ignorants qui, prenant pour mesure de leurs œuvres la jouissance sensible, jugent bonnes et précieuses celles qui en sont accompagnées, et croient de nulle valeur celle qui en sont dépourvues. Ainsi, l’oraison qui n’est pas accompagnée de jubilation et d’émotions du cœur, l’obéissance, la discipline, la confession, la communion et toutes les autres bonnes œuvres qui manquent de cette consolation et de cette joie sensibles, ils n’en font aucun cas et jugent qu’elles ne valent rien. Et cependant il en va tout autrement, parce que, je le répète, ce n’est pas la jouissance sensible, mais la jouissance spirituelle qui doit servir de règle.

Ainsi, prends-y bien garde et ne te laisse pas tromper. Les émotions du cœur, les soupirs, les rires joyeux ne sont pas la jouissance spirituelle. Celle-ci, remarque-le bien, n’est pas autre chose qu’une quiétude de la volonté dans l’objet qu’elle aime actuellement. La jouissance spirituelle et véritable, la voilà. Quant à ces imaginations, à ces sentiments violents de l’appétit sensitif, ils n’ont

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rien à voir avec la jouissance spirituelle ; ce n’est que la consolation sensible, que les ignorants prennent bien à tort, pour la consolation spirituelle.

I1 est vrai que la joie sensible, quand elle est modérée, aide beaucoup à la joie spirituelle. Aussi ceux-là ont tort, qui cherchent à éviter entièrement cette consolation et cette joie sensible dans leurs bonnes œuvres, sous prétexte que ce n’est pas là le nœud de l’affaire. Pour toi, use de prudence et de discrétion, et sache utiliser chaque chose comme il convient.

L’ÉPOUSE. — Tout cela me paraît fort bien, mon doux ÉPOUX. En vous entendant parler de cette jouissance spirituelle, de cette quiétude, de ce repos de la volonté, si digne de notre amour, puisqu’il est éminemment précieux, excellent et sûr — et d’autant plus qu’il est plus sublime et qu’on s’y livre sans restriction et sans mesure, — j’ai compris la grande faveur que j’ai reçue de vous dans mon oraison, sans la mériter ni la connaître. En effet, je le vois bien, mon oraison se passe ordinairement dans ce repos, cette joie et ce plaisir de la volonté en vous, sans bruit de considérations ni de réflexions. J’ajoute que celles-ci parfois me gênent plus qu’elles ne me servent, parce que la foi me fournit de vous, mon cher Époux, des sentiments plus hauts que tout ce que pourraient me dire la raison humaine et les anges eux-mêmes, avec tout ce qu’il y a de créatures au ciel et sur la terre.

L’ÉPOUX. — Je savais bien que je te conduisais par ce chemin du recueillement, de la jouissance et du repos en moi, sans que tu donnes dans ta pensée à ce don l’estime qu’il mérite. Quelquefois même je prenais plaisir à te voir en peine, te demandant s’il n’y avait pas là perte de temps, puisque tu faisais peu d’usage des méditations et des considérations dont tu te servais autrefois et dont tu entendais dire que d’autres faisaient usage. À l’avenir, qu’il ne te

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vienne même pas à l’esprit de t’inquiéter de ce qui doit te réjouir. En effet, cette oraison de recueillement et de repos surpasse tellement celle de la méditation discursive, qu’il n’y a pas à les comparer l’une à l’autre. L’oraison de méditation est la voie qui mène à l’oraison de repos. Celle-ci est le sommeil paisible de mes Épouses, et je le garde si jalousement que lorsque je les y vois plongées, je conjure les filles de Jérusalem — c’est-à-dire les réflexions et les discours — au nom des chevreuils et des cerfs des campagnes, de ne pas inquiéter ni réveiller ma Bien-Aimée jusqu’à ce qu’elle le veuille d’elle-même 1.

Cette quiétude, cette paix, ce repos ne se goûtent et ne se conservent jamais mieux que dans la solitude. Si tu y prends garde, tu verras que tu as reçu de moi une autre faveur très singulière, je veux dire ce besoin continuel de fuir la communication des créatures, même saintes et occupées de choses licites, pour te plonger dans la retraite, seule avec moi. C’est que, très réellement, tu n’es jamais plus en compagnie, ni en meilleure compagnie, que lorsque tu es seule avec moi. Veille donc à tes intérêts avec le plus grand soin, et qu’on ne puisse pas t’appliquer cette sentence : on ne connaît un bien que lorsqu’on l’a perdu. Sans aucun doute, tu perdras à la fois cette oraison et le désir de la solitude, si tu ne les estimes pas à leur juste valeur, si tu ne leur donnes pas la préférence sur toutes les autres œuvres non prescrites par l’obéissance.

L’ÉPOUSE. — Je tremble, mon cher Époux, en entendant de votre bouche pareille menace. Aussi je vais estimer ces deux trésors plus que je ne l’ai fait jusqu’ici, afin que je sois plus pleinement à vous et que vous soyez plus pleinement à moi. Et puisque vous m’avez enseigné d’une manière si précise la différence qui existe entre la conso -

1 Adjuro vos, filiæ ferusalem, per capreas cervosque camporum ne suscitetis neque evigilare faciatis dilectam donec ipso velit. (Cant., III, 5.)

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lation, la jouissance spirituelle et celle qui n’est que sensible, veuillez m’expliquer aussi en détail ce que c’est que l’aliment des enfants et celui des hommes faits, afin que je commence à être virile dans mes œuvres.

L’ÉPOUX. — Gloire soit rendue à mon Père, qui infuse en toi de tels désirs ! Qu’il daigne les conserver et les perfectionner, jusqu’à ce que par leur moyen il te mette en possession de sa gloire et que nous jouissions l’un de l’autre en lui pour jamais ! Sache donc, ma chère Épouse, que l’aliment des enfants, ce sont les consolations et les goûts sensibles que je donne d’ordinaire, comme un lait spirituel, au début de la conversion et du commerce intime avec moi ; souvent même je l’accorde à des âmes en état de péché mortel et qui ne m’aiment point par-dessus toutes choses.

Il faut mettre également au rang du lait spirituel et de l’aliment des enfants les visions, les révélations et les extases, le discernement et la connaissance des esprits, avec toutes les grâces appelées gratis datoe, qui sont compatibles avec le péché mortel. Mon Apôtre en dresse une liste quand il écrit aux Corinthiens 1, et lui — même en faisait grand cas lorsqu’il était enfant nouveau-né, je veux dire récemment converti. Il nous dit qu’il parlait diverses langues, comme un enfant ; qu’il avait l’esprit de prophétie et des visions, comme un enfant ; qu’il avait des révélations et des ravissements, comme un enfant ; et cela en telle abondance, que lors de sa conversion il lui arriva de s’abreuver de ce lait pendant trois jours, élevé en esprit jusqu’au troisième ciel 2.

1 I. Cor., XII, 10. — Le P. André de l’Incarnation fait remarquer ici que, d’après saint Augustin et saint Thomas, saint Paul, dans son ravissement au troisième ciel, vit l’Essence divine ; qu’en conséquence notre Saint n’a pu absolument parlant mettre cette souveraine faveur au rang des « aliments des enfants », qu’il veut dire simplement qu’arrivé là le saint Apôtre devait redescendre à la souffrance et à la tentation, comme à ce qu’il y a de plus sûr ici-bas.

2 Act., ix, 9.

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Il fallut éloigner ses lèvres des mamelles divines, de crainte qu’il ne suffoquât, et lui donner un autre aliment, plein d’amertume : cet aiguillon de la chair, cet ange de Satan qui le pressait et le tourmentait au point que, tout en larmes, comme un enfant que l’on sèvre, il me demanda bien des fois la mamelle de mes consolations. Mais je la lui refusai, de peur qu’une si grande quantité de lait ne lui devînt nuisible et ne causât sa mort, en le faisant tomber dans la superbe ; car c’est là le danger de ces aliments des enfants : ils peuvent rendre les âmes friandes et orgueilleuses.

Quand vint le temps où il grandit dans la vertu, et devint capable de l’aliment des hommes faits que j’avais annoncés à mon serviteur Ananie 1 — je veux dire la souffrance, — il laissa de côté tous les mets enfantins et s’appliqua aux mets qui conviennent aux hommes faits. Lui-même les énumère aux Corinthiens. C’est la charité, la patience ; ce sont les diverses épreuves : les angoisses, les afflictions ; c’est la mortification ; c’est la croix dont il se glorifiait si hautement 2. Toutes les vertus qu’il nomme sont des aliments solides, la charité surtout, qui n’est pas compatible avec les défaillances du péché mortel, comme le sont les aliments enfantins.

Tu sais maintenant quelles sont les consolations que tu dois choisir et les aliments qu’il te convient de savourer. Fixe ton choix sur ce qui est le meilleur, ou plutôt, pour éviter toute méprise, laisse-moi faire de toi ce que je voudrai : je te présenterai à chaque heure et à chaque moment le mets qui t’est le plus convenable, si, avec humilité et résignation, tu te montres prête à le recevoir.

1 Act., ix, 16.

2 II Cor., x, 10-12.

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COLLOQUE III. Éclaircissement du Colloque II

SOMMAIRE

Explication plus détaillée de ce qui regarde l’oraison de repos. Cette oraison est la fin de tous les autres exercices, qui regardent la pénitence et la méditation. Nature de la contemplation. Elle ne diffère pas de l’oraison de repos. On lui donne encore les noms d’oubli de toutes choses, de silence spirituel, de recueillement intérieur de l’âme, d’absence de pensées, d’œuvres de la volonté. Cette oraison n’est pas accordée à toutes les âmes. Elle est en haut degré noble, suave, facile à exercer, et l’âme peut y persévérer un temps considérable.

L’ÉPOUSE. — O mon doux Époux, mon cher Maître, combien vous m’avez consolée en m’expliquant si clairement comment la jouissance spirituelle, et non la consolation sensible, est la caractéristique, la marque évidente et manifeste de la bonté ou de la malice de mes œuvres ! Aussi, dorénavant, quand bien même je me verrais assaillie de pensées de toutes sortes et de tentations détestables, je « ne m’en mettrai pas en peine, si je ne constate pas que j’y prends une satisfaction spirituelle, délibérée et voulue. Et lorsqu’au contraire je me verrai remplie de bons sentiments, que j’y trouverai ma jouissance et mon repos, j’en aurai une grande joie, puisque la joie est le signe manifeste des faveurs que je reçois de vous. J’entends une joie spirituelle et non sensible, puisque c’est la joie

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spirituelle qui est la marque de la bonté ou de la malice de mes œuvres, et non la joie sensible.

Je suis charmée aussi que vous m’ayez fait voir avec tant d’évidence ce que c’est que l’aliment des enfants et celui des hommes faits quant à la vertu, car je désirais le savoir d’une manière claire et précise. Mais par dessus tout, mon âme est ravie de voir la faveur très imméritée que vous m’avez faite en m’accordant une manière de prier, qui est sans aucun doute cette oraison de repos, de jouissance, de quiétude spirituelle en vous, fin de tous les exercices de pénitence et de méditation. Ce point, qu’il est si nécessaire de bien connaitre, vous n’avez fait que le toucher brièvement dans le Colloque qui précède. Je voudrais que vous me l’expliquiez plus en détail et avec étendue.

L’ÉPOUX. — Il est visible, ma chère Épouse, que tu es animée de mon esprit, puisque tu me demandes précisément ce que je désirais te dire. Sache donc que contempler, c’est considérer d’une vue pure et claire, autant que le comporte l’état de foi, les vérités et les perfections qui sont en moi, mon Être, ma puissance, ma bonté, mon ineffable beauté, etc., et cela en reposant amoureusement en moi, en s’unissant à moi en ineffable suavité, en souveraine jouissance, en admiration, en ardeur d’amour, ainsi qu’il t’arrive souvent. Plus cet amour est enflammé, plus il t’unit à moi en cette vie, et plus il t’unira à moi dans le ciel, parce que la mesure de l’amour est celle de l’union, celle de la grâce et celle de la gloire.

L’ÉPOUSE. — Je comprends maintenant fort bien en quoi consiste la véritable contemplation. Mais je désirerais savoir comment l’âme parvient à cette contemplation souveraine.

L’ÉPOUX. — Oh ! que tu es naïve de demander ce que tu sais par expérience ! Ne remarques-tu pas que le moyen

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pour l’âme de me contempler, c’est d’oublier toutes choses, tant du ciel que de la terre, sans discourir avec l’entendement, mais en considérant simplement mon Être infini, ma bonté et ma beauté, en m’aimant très suavement, en jouissance, quiétude et repos ? Cet oubli de toutes choses, c’est ce que mes serviteurs appellent encore la retraite de l’âme en son intérieur, parce qu’elle éloigne alors ses réflexions et ses désirs des objets divers sur lesquels elle les répandait, pour les tourner vers moi seul et les recueillir en moi, en désir suprême et actuel, en amour, en jouissance, en repos sur mon sein.

On appelle encore cet oubli silence spirituel. En effet, le langage de ton âme, ce sont ses réflexions qui se portent sur une chose et sur l’autre. Lors donc que ton âme cesse de réfléchir et s’apaise, qu’elle se contente de me regarder et de m’aimer, elle demeure en silence.

On dit aussi que dans cet oubli l’âme ne pense à rien. Cela doit s’entendre des objets créés, non du Créateur, car je suis l’objet et le ternie béatifique de ton entendement et de ta volonté. On appelle enfin cet oubli une œuvre de la volonté, non que l’entendement n’entende point, mais parce qu’au moyen d’une notion simple, la volonté aime beaucoup. Tu dois, en effet, bien savoir que tu ne peux m’aimer sans commencer d’abord par me connaître. La connaissance de moi comme Bien infini doit donc toujours précéder et accompagner mon amour.

Tout ce que je viens de te dire concerne l’oraison de recueillement, de repos et de silence dont tu jouis à présent et dont tu continueras à jouir si tu ne deviens pas ingrate, négligente et superbe. Non, elle ne te sera pas enlevée dans les siècles de mon éternité, car, tu le sais, il est écrit que la charité ne finira jamais 1. C’est la part choisie par

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Marie, figure des contemplatifs, et qui lui demeurera toujours 1. Toi aussi, conserve-la soigneusement, car, je te le déclare, ce mode d’oraison n’est pas donné à tous. II est très noble, très divin, très suave à exercer ; car, étant exempt des discours et des opérations de l’entendement, il ne cause pas de lassitude. L’âme peut s’y employer longtemps avec facilité, surtout quand elle l’accompagne, comme tu le fais, de la contemplation de mon humanité et de mon enfance. Enfant, ma chère Épouse, je souhaite que tu le deviennes, car c’est aux enfants que j’ai promis mon royaume de gloire. Puisses-tu en jouir éternellement avec moi ! Amen. .

COLLOQUE IV. De quelques obstacles à l’oraison de repos.

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Exposé de quatre obstacles, auxquels on donne le nom d’épines, parce qu’ils gênent et entravent l’oraison de repos dont il a été parlé au Colloque III.

La première épine, c’est le désir inquiet des choses bonnes. La seconde, c’est le regret de te voir retirée des exercices de la contemplation pour être appliquée à l’action. À ces exercices actifs, l’âme ne doit se livrer que sous l’impulsion d’un de ces trois mobiles : la charité, l’obéissance ou la nécessité. Hors de là, il vaut mieux s’adonner aux exercices de la contemplation. C’est, en effet, dans la solitude et le recueillement que l’Époux appelle l’Épouse à demeurer, puisque c’est principalement dans ce but qu’il l’a choisie et amenée dans la vie religieuse. En règle générale, elle doit se tenir dans la retraite de sa cellule, occupée jour et nuit à la contemplation, ainsi que sa Règle

1 Maria optimara partem rugit, qum non auferetur ab ea. (Luc., x, 42.)

Chantas nuraquam excidit. (I Cor., xIII, 8.)

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le lui commande. Elle ne doit pas en sortir pour se livrer à l’action, à moins d’un juste motif, c’est-à-dire sous l’impulsion de l’un des trois mobiles indiqués plus haut ; et sur ce point, ce n’est pas à elle de se prononcer, car elle pourrait se tromper, c’est à son Supérieur.

La troisième épine lui est infligée par la pensée qu’elle est bien éloignée de la vue et de la contemplation amoureuse de son Époux ; et cependant, il n’en est rien. Cette épine est très douloureuse, mais elle est profitable, parce qu’elle enflamme davantage l’amour et le désir de l’Époux. Aussi l’Époux enfonce souvent cette épine dans l’âme de son Épouse : il s’absente d’elle, il la rebute comme il rebuta la Chananéenne ; il la réduit presque au désespoir par la pensée qu’elle est abandonnée de lui. Le remède à cette épine, c’est l’humilité et la conformité à la volonté de Dieu.

La quatrième épine est une soif mortelle de connaître l’Époux plus qu’elle ne le connaît, et d’en jouir plus qu’elle n’en jouit. L’Époux, en effet, ne veut pas se découvrir entièrement à elle durant cette vie, mais seulement avec mesure et restriction, afin qu’elle désire avec plus d’ardeur la connaissance pleine de lumière de la Majesté divine, qu’elle la mette à plus haut prix, qu’elle la recherche avec plus de persévérance.

Ces quatre points comprennent tout ce qui est dit en ce Colloque. Au troisième, on montre que l’absence de Dieu peut venir de deux causes : ou c’est Dieu qui veut mettre l’âme à l’épreuve, ou c’est l’âme qui tombe d’ans des fautes et des négligences.

PREMIERE ÉPINE

L’ÉPOUX. — Si je t’aime plus que la, lumière de mes yeux et que ma vie même — et par le fait je suis mort

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pour toi, — si d’autre part tu me contemples presque continuellement d’une vue pleine de joie et d’amour, c’est que ton âme est par l’effet de ma grâce toute pure et toute candide, au moins quant au désir. C’est de ceux qui ont cette pureté de cœur que j’ai dit dans mon Évangile qu’ils seraient assez heureux pour me voir 1 et pour être introduits dans la chambre nuptiale de mes noces éternelles, où l’on n’admet rien de souillé ni d’impur 2. Mais précisément à cause de l’ineffable amour que je te porte et qui me rend jaloux de ton progrès, et aussi parce que je veux que tu grandisses et persévères dans cette oraison de recueillement et de repos que je t’accorde, je tiens à t’avertir avec rigueur et sévérité de plusieurs obstacles que tu apportes au repos spirituel et au recueillement.

Comment n’as-tu pas encore compris quels sont les désirs inquiets que je réprouve en toi ? Par ma bonté, ce n’est pas un penchant vers les richesses temporelles, moins encore un attrait de la chair et du sang, comme il s’en rencontre chez les gens du siècle. Ce sont des désirs excessifs d’être parfaitement juste, sainte, pure et enflammée. Comment ne vois-tu pas que cette préoccupation excessive est chez toi vicieuse et mauvaise ? Si tu ne sais pas reconnaître le loup couvert d’une peau de brebis, considère du moins les effets qu’il produit en toi, et par cette voie tu le reconnaîtras.

Vois comment cette préoccupation t’enlève le recueillement, le repos, la paix de l’âme, ce bien au-dessus de tous les biens, que j’ai fait proclamer dès la nuit de ma naissance par un chœur angélique, qui chanta : Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté 3 ! Et au dernier soir de ma vie, je me suis levé de la Cène en répétant à mes

1 Matth., V, 2.

2 Apoc., xxi, 27.

3 In terra pax hominibus bonce voluntatis ! (Luc, ti, 14.)

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disciples : Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix 1, parce que c’est dans la paix que je demeure et que j’habite 2.

Ne vois-tu pas que ce désir inquiet te rend infidèle et rebelle envers tes confesseurs ? Et l’étant à leur égard, tu l’es envers moi, qui ai dit : Qui vous méprise me méprise 3. Il faut en finir et regarder en face ce trouble, cette inquiétude. Tu reconnaîtras alors que sa racine est le manque d’humilité, l’amour-propre, l’orgueil, qui veut tout avoir sur l’heure, sans faute et comme il l’entend.

C’est un manque d’humilité, puisque tu veux être au-dessus des plus saints, dont j’ai dit qu’ils tombent sept fois le jour 4, afin qu’ils se connaissent, s’humilient et soient humiliés. Mais toi, tu refuses de te connaître et d’être connue, tu ne veux ni t’humilier, ni être humiliée. Voilà toute l’affaire. Réfléchis donc à ce que dit l’Écriture : Ne soyez pas trop juste, si vous ne voulez périr dans votre justice 5.

Cette justice que tu désires avec inquiétude, c’est manifestement ta justice et non la mienne. La mienne ne fait tort à personne, et la tienne nuit beaucoup à ta paix, puisqu’elle te fait craindre à l’excès là où il n’y a rien à craindre 6, puisqu’elle te sépare de moi et te livre aux mains de tes ennemis, puisqu’elle te prive de la lumière et du repos intérieurs, pour te plonger dans les ténèbres et dans le trouble. C’est ainsi que tu expérimentes la vérité du proverbe : Summum jus, summa crux. La stricte justice est une souveraine cruauté. Et le tourment que tu endures devient le châtiment de ta faute.

3 Pacem relinquo vobis, pacen meam do vobis. (Joan., xiv, 27.)

2 In pace in idipsum dorrniam et requiescam. (Ps. iv, 9.)

3 Qui vos spernit, me spernit. (Luc., x, 16.)

4 Septies enim cadet justus, et resurget. (Prov., xxiv, 16.)

5 Noli esse justus multum, neque plus sapias quam necesse est, ne obstupescas. (Ecce., vii, 17.)

6 Illic trepidaverunt timore uhi non eral timor. (Ps. xiii 5.)

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Sois humble et mets de côté la présomption. Apprends à tirer de tes fautes légères l’humilité, non l’amertume et le trouble. L’agitation et la peine qu’elles te causent me contristent et m’offensent davantage que les fautes elles-mêmes. Ces fautes ne sont presque rien, tuais le dommage que tu souffres en perdant la paix est considérable. Te semble-t-il qu’une telle justice soit bonne ? Assurément, elle est fort mauvaise, puisque, pour éviter un mal, tu tombes en un autre plus grand, et que, voulant purifier ton. âme, tu la souilles. L’inquiétude est une souillure et une grande misère, car elle s’oppose à la béatitude que je promets aux pacifiques 1.

Tu me diras que tu t’inquiètes non des fautes présentes, mais des fautes passées. À cela je réponds que tu ne dois t’inquiéter ni des unes ni des autres. Forme un ferme propos, une bonne résolution — et travaille à la réaliser — de ne donner aucune créance à ta mémoire qui est faible et trompeuse. N’est-il pas vrai qu’elle ne se souvient même pas de ce que tu as dit et fait hier ? Peux-tu t’en rapporter à elle sur ce qui s’est passé il y a longtemps ? Ne te fie pas non plus à ton entendement et ne raisonne pas avec lui, car la crainte excessive qui te met en doute si tu es ou non en état de péché, te rend aveugle. Or, l’aveugle raisonne en aveugle, et tant que tu demeures en cet état, tu t’éloignes de plus en plus de la lumière dont tu jouis d’ordinaire.

Tout cela disparaîtrait si tu étais humble et obéissante, si tu croyais tes confesseurs, si tu imitais mon Apôtre — chose pour toi si importante — en te glorifiant comme lui d’oublier tout ce qui est derrière toi, si tu appliquais tous tes soins aux choses à venir 2. Par là tu éviterais le péché

1 Matth., v, 9.

2 Quoe quidem retro surit obliviscens, ad ea vera qua, surit priora extendeos meipsum. (Philip., iii, 13.)

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et tu pratiquerais la vertu, au lieu de te consumer à peser ce que ta mémoire infidèle et ton entendement te représentent relativement à des faits que j’ai déjà mis en oubli,. puisque dès que le pécheur se repent de ses fautes, j’en perds le souvenir. Et ne réplique pas que tu n’as pas agi de la sorte, car tes confesseurs te disent qu’il en est ainsi. Tout ce que tu pourrais ajouter ne serait que manque de foi, orgueil, raisonnements à n’en plus finir.

L’ÉPOUSE. — O mon très doux Jésus, que tout cela est vrai ! Dès aujourd’hui, je me propose de ne, plus m’occuper de nia mémoire ni de mon entendement, et de regarder comme une subtile tentation tout ce qui trouble la paix et le repos de mon âme. Ainsi je pourrai vous plaire, ce qui est tout mon désir, ô mon Époux, ô mon Maître !

AUTRES ÉPINES

L’ÉPOUX. — Nous n’en avons pas fini avec tes épines. Il y en a d’autres, moins fâcheuses, il est vrai, que les précédentes, mais qui cependant te troublent quelquefois, qui étouffent en quelque sorte le repos de ton recueillement. Vois la tristesse que tu ressens lorsqu’on te retire des exercices de la contemplation pour t’appliquer à ceux de l’action. À cette tristesse tu en ajoutes une autre, parce que tu te demandes s’il n’y a pas de l’imperfection dans-ce sentiment. Ainsi les épines vont se multipliant dans. ton âme.

Tu éviterais tout cela si tu te souvenais de ce que je t’ai dit bien souvent : que tu dois désirer les exercices de la vie contemplative et supporter ceux de la vie active, parce qu’il est meilleur pour toi de jouir de la beauté de Rachel et du repos de Marie, que d’avoir en partage les yeux chassieux de Lia et l’agitation de Marthe. Par le fait, les exercices de la vie contemplative sont plus excellents.

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et plus méritoires que ceux de la vie active, et tu vois toi-même qu’il est bien raisonnable d’aspirer à ce qu’il y a de meilleur.

Cependant il peut se présenter des cas où, pour un temps, l’action vaut mieux que la contemplation. C’est lorsque, sous l’impulsion d’une ardente charité, ou celle de l’obéissance, ou par nécessité, il devient convenable de quitter patiemment, pour un peu de temps, la quiétude et le repos de la contemplation, pour s’adonner à l’action. Mais alors, dans l’action même, veille autant que tu le pourras à ne pas abandonner la contemplation. De cette manière, tu t’appliqueras non plus à un bien partiel, mais au bien total, je veux dire non seulement à la contemplation, qui est une partie de la vie chrétienne, ou à la vie active, qui en est une autre partie, mais au bien total, qui est la contemplation et l’action réunies, bien manifestement plus excellent qu’une partie prise séparément.

Je n ’ ai pas dit de Marie qu’elle avait choisi la vie chrétienne tout entière, mais la meilleure partie de ce tout, qui est, je le répète, non l’action, mais la contemplation. En effet, de deux biens, il faut toujours choisir le meilleur, lorsqu’il n’est pas possible de les avoir tous les deux à la fois comme c’est le cas pour toi, qui es encore enfant dans la vertu. Abstraction faite de ces trois mobiles qui doivent t’en retirer, il est meilleur pour toi de t’appliquer aux exercices de la vie contemplative qu’à ceux de la vie active. Désormais donc ne les quitte pas, à moins que tu n’y sois forcée par l’un des trois motifs énoncés plus haut, et sois stricte sur ce point ; autrement tu perdras beaucoup.

L’ÉPOUSE. — Tout ce que vous venez de dire, mon cher Époux, me plaît singulièrement. Cependant je voudrais savoir d’une manière précise si cette tristesse que je ressens en m’éloignant de la contemplation est louable

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ou imparfaite, car je m’en veux d’être triste. Ce sentiment me fait l’effet d’un manque de mortification et d’une imperfection.

L’ÉPOUX. — Tu vas au fond des choses, ma chère Épouse, et en cela tu me fais grand plaisir. Sache donc que ce sentiment, loin d’être mauvais, est fort bon, car mes serviteurs font un acte de mortification et de patience toutes les fois qu’ils ont à quitter la contemplation pour l’action. Cependant cet acte de mortification et de patience n’est vivement senti que des commençants. À ceux qui ont fait du progrès, il ne coûte point, et aux parfaits il est plus suave et plus exquis que le miel. Ainsi, le premier sentiment est bon. L’absence de chagrin est meilleure. La délectation et la joie sont bien plus excellentes encore. Nous en avons un exemple dans l’empressement et la hâte avec lesquels la Vierge ma Mère laissa le recueillement de sa contemplation, pour aller visiter et servir sa cousine sainte Élisabeth I.

L’ÉPOUSE. — Mais, mon Dieu, mon Jésus ! Vous m’avez dit tant de fois que la peine dont je souffre n’a rien de blâmable, qu’elle est au contraire excellente. Et voici que vous me déclarez que l’absence de peine est meilleure et la joie bien préférable encore !

L’ÉPOUX. — Il est vrai que je t’ai souvent parlé dans le sens que tu dis, et que j’ai gardé le silence sur le reste. Il n’est pas encore temps de te donner l’enseignement complet, car je sais tes ardents désirs de perfection. Enfant comme tu l’es encore dans la vertu, cet enseignement ne ferait qu’accroître la tristesse en augmentant tes désirs, sans les satisfaire. Or, pour l’instant, je le sais, il importe extrêmement à ton âme de ressentir cette peine. Par là — quand ce ne serait que pour t’en défaire — tu t’adonnes

1 Luc, I, 39, 40.

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davantage à la contemplation, au recueillement, à la solitude, dans lesquels je désire que tu t’établisses fortement, car c’est pour cette fin que je t’ai appelée à l’état religieux. Tu ne t’y établirais pas solidement si tu ne ressentais pas cette tristesse ; tu ne tarderais pas à t’appliquer avec excès aux occupations de la vie active, chose qui nuit nécessairement à la contemplation et finirait par te la faire perdre.

Ainsi, tant que je te laisserai ce sentiment de peine, estime-le beaucoup et endure-le avec patience ; il a l’avantage de te faire soupirer après la contemplation, qui est encore chez toi tendre et délicate. Quand je la verrai bien affermie dans ton âme, alors je t’en tirerai pour t’appliquer à l’action, sans que tu perdes pour cela la contemplation ni que tu en éprouves de la douleur. Tu en ressentiras au contraire beaucoup de consolation et de joie, comme ma Mère en ressentit lors de la Visitation, quand elle alla servir sa cousine.

Prends donc la résolution de t’appliquer de toutes tes forces à la contemplation, et supporte patiemment la peine que tu éprouves à en être retirée. J’aurai soin, quand il en sera temps, de changer cette peine en joie et en allégresse.

Mais afin que la vie active, qui consiste dans les œuvres de miséricorde, ne te soit pas à charge et que tu ne te figures pas que c’est manque d’amour de ma part de t’y occuper quelquefois, en te donnant par exemple le soin de l’infirmerie, de la cuisine, de la porterie, de la sacristie, je veux te dire une chose qui te fera plaisir. Ce qui trouble et entrave le repos de la contemplation, ce sont les passions et la volonté propre. Or, elles se mortifient par le moyen de la vie active, et une fois mortifiée, l’âme se trouve plus libre pour la contemplation. Alors Marthe, comme une bonne sœur, vient en aide à Marie.

L’ÉPOUSE. — Voilà qui va bien, mon bon Jésus. Aussi j’aime et je désire maintenant les exercices de la vie active.

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L’ÉPOUX. — Mon précepte est que tu dois observer pour toutes choses le temps opportun. C’est la règle que je garde moi-même : à plus forte raison dois-tu en tenir compte. Voici donc quelle sera pour toi la ligne de conduite à suivre. Demeure recueillie dans ta cellule, occupée nuit et jour à la contemplation, ainsi que ta Règle te le commande, sans en sortir pour te livrer à l’action que pour un juste motif, c’est-à-dire pour obéir à l’un des trois mobiles que je t’ai indiqués. Encore je désire que tu ne sois pas juge en cette matière, car tu pourrais te tromper. Que ton Supérieur en décide, de sorte que ce ne soit pas une nécessité quelconque qui te tire de ta retraite, une nécessité qui pourrait vainement te passer par l’esprit ou passer par l’esprit d’un autre, mais celle que ton Supérieur, comme j’ai dit, jugera telle. De cette façon tu vaqueras à la contemplation quand et comme il conviendra, à ton grand profit et pour ma plus grande gloire.

UNE AUTRE ÉPINE ENCORE

Autant je désire trouver la terre de ton cœur libre des épines et des chardons que je viens de dire, autant je souhaite voir ton cœur chargé et blessé des épines dont il me reste à t’entretenir. Tu les connais, du reste, par expérience. L’état dont je parle est la voie la plus sûre pour atteindre la perfection, entre toutes celles que tu pourrais choisir. La voici.

Il t’arrive parfois, en te considérant toi-même, de te trouver comme entièrement privée de ma présence actuelle, de ma vue, de mon amoureuse contemplation, ce qui perce ton cœur d’une douleur si vive et si aiguë qu’il te semble être en enfer. Rien d’étonnant en cela, puisque la plus grande des peines qu’on endure en ce lieu de tourments

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n’est pas celle du sens, mais celle du dam, causée par la séparation d’avec moi et par la privation de ma vue. Mais c’est sous l’étreinte de cette douleur que ton âme se prépare à recevoir l’abondance de ma grâce, comme les âmes qui sont dans le purgatoire se préparent à entrer dans ma gloire,

Il faut en effet que tu le saches — et d’ailleurs tu ne l’ignores pas, — cette douleur produit en toi un immense, un ineffable désir de ma grâce, de ma vue pleine d’amour. Et plus cette douleur est intense, plus elle est excellente, car bienheureux ceux qui sont altérés de ma grâce jusqu’à en brûler de soif, car ils seront rassasiés 1.

Afin de faire croître en toi le désir causé par cette douleur, je parais quelquefois ni te voir ni t’entendre, je t’accable de rebuts et de froideurs comme une autre Chananéenne, au point que tu te crois rejetée de moi et ne sais plus que devenir. Désespérer, tu ne l’oses, car éviter toute offense t’est plus cher que ton âme et que ta vie, et d’autre part m’atteindre comme tu le voudrais est hors de ton pouvoir, on ne t’en donne pas le moyen. Il ne te reste qu’à t’humilier, à reconnaître ta bassesse et tes démérites, en abandonnant ta volonté pour embrasser la mienne, prête à demeurer dans ce tourment et cette angoisse un temps considérable et même la vie entière, ou durant les siècles de mon éternité, si telle était ma très douce et divine volonté, car c’est elle finalement que j’aime en toi. Tu sais d’ailleurs par expérience que si ton âme atteint véritablement ce suprême abandon à mon bon plaisir, aussitôt et sans savoir comment, tu te trouves absorbée et noyée dans l’abîme de ma Divinité, au point de défaillir en moi.

L’ÉPOUSE. — Jésus, mon Seigneur, vous venez de décrire exactement ce qui se passe souvent en mon âme. Mais

1 Beati qui esuriunt et sitiunt justiliam, quoniam ipsi saturabuntur.(Matth., v, 6.)

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j’ignorais que cette voie fût si divine et si glorieuse pour vous. Désormais elle sera pour moi la bienvenue, car je saurai mieux comment je dois me comporter en pareil cas.

UNE NOUVELLE ÉPINE

L’ÉPOUX. — Mon esprit, ma chère Fille, se réjouit ineffablement en voyant combien tu goûtes ce qui m’est agréable. Aussi je veux entrer plus avant dans ton cœur et t’expliquer ce qui concerne une autre épine, non moins céleste que la précédente. Ce sont, si tu y prends garde, de mortels désirs et de glorieuses agonies, qui te font aspirer à me connaître et à jouir de moi plus que tu ne le fais. Pour moi, je me délecte singulièrement à te voir dans cette lutte, où je ne désire pas être vainqueur, mais vaincu.

Il faut que tu saches, ma Fille, qu’aucun homme vivant dans la chair ne m’a vu en mon Essence divine et que nul ne peut me voir sans mourir, ainsi que je l’ai dit à Moïse 1. J’excepte ma Mère, Moïse et Paul. Une joie si ineffable et un tel excès de gloire déborderaient tellement le cœur humain, qu’impuissant à les soutenir, il se briserait et en perdrait la vie. Je t’entends déjà me dire : Puissé-je mourir de la sorte !

Lors donc que je me manifeste, c’est par le moyen de figures et de représentations sublimes. Bien qu’elles ne soient pas moi-même et qu’elles ne me représentent pas complètement — car je les excède à l’infini, — ces figures que j’offre à l’âme par le moyen de la foi et de la grâce, sont si admirables et si divines que par leur intermédiaire l’âme me connaît infiniment bon, infiniment beau, infiniment suave, éternel, glorieux, sage et tout-puissant. Elle voit que je remplis tout, que je donne l’être à tout, que je conserve et gouverne tout. Elle connaît que je suis une

1 Exod., xxxiii, 20.

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lumière qui surpasse toute lumière, un Être au-dessus de tous les êtres, un océan infini de perfections infiniment parfaites.

Ces vues donnent lieu pour mes saints à des jubilations, à des ravissements, à des suspensions, à des recueillements — comme il t’en arrive souvent, — et d’autant plus abondamment que je resplendis plus hautement en leurs âmes. En cet état, comme je te l’ai dit, ils n’entendent pas eux-mêmes ce qu’ils entendent ni comment ils entendent ; ce qu’ils savent très bien, c’est que si la félicité qu’ils goûtent durait toujours, ce serait la vie éternelle et glorieuse, tant cette connaissance qu’ils ont de moi leur est une source de délices. C’est que cette lumineuse ignorance et ces resplendissantes ténèbres leur causent une céleste et très suave admiration, qui leur fait désirer avec ardeur ma lumière, mon infinie Majesté, et persévérer dans son attente.

Il faut que tu le saches, il est naturel à l’esprit humain de laisser un objet lorsqu’il en a pris connaissance, et de ne le point quitter au contraire qu’il n’en ait une connaissance entière. Comme mes délices sont d’être avec les enfants des hommes 1, je ne me découvre pas à eux entièrement, afin qu’ils ne s’éloignent pas de moi.

C’est ainsi que Job m’appelle une parole cachée 2. Une parole, parce que je me déclare et me manifeste ; une parole cachée, parce que je ne me découvre pas entièrement. C’est pour cela que mon Évangéliste vous dit que la lumière luit dans les ténèbres 3, et pour la même raison je me nomme par Isaïe le Dieu caché 4. Je regarde l’Épouse par les fenêtres et les treillis 5, parce que je me

1 Delicice meoe esse cum finis hominum. (Prov., viii, 31.)

2 Porro ad me dictum est verbum absconditum. (Job., IV, 12.)

3 Lux in tenebris lucet. (Joan., I, 5.)

4 Vere tu es Deus absconditus. (Is., XLV, 15.)

5 Respiciens per tenestras, prospiciens per cancellos. (Cant., II, 9.)

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montre à elle en partie et me dissimule en partie, afin, je le répète, qu’elle persévère davantage dans ma contemplation, afin que ses désirs et sa faim croissant toujours, je les rassasie de plus en plus. Ses désirs, en effet, restent toujours inférieurs à mes dons. Ainsi, une faim plus intense amène un rassasiement plus complet, et un rassasiement plus complet éveille une faim plus intense, car il est écrit : Ceux qui me mangent auront encore faim 1. Et ainsi indéfiniment. L’âme est toujours plus altérée, plus affamée de moi, et moi je remplis et je rassasie toujours davantage le vide de ses désirs ; mais de telle façon qu’il lui reste toujours à absorber un bien infini, à jouir d’un bien infini, à connaître un bien et une majesté infinis.

Mon ami Job connaissait le grand avantage de cette manière de me communiquer à l’âme sans me donner entièrement à elle, puisqu’il la préférait à tous les autres modes d’oraison et de communication avec moi. Mon âme, disait-il, a choisi le gibet 2, c’est-à-dire un rassasiement affamé, une lumière obscure, une jouissance inassouvie. Ne te souviens-tu pas de mon Prophète, qui toujours m’avait présent et toujours me cherchait 3 ? C’est que toujours il jouissait de moi partiellement et toujours il m’ignorait en partie. Personne, en effet, ne cherche ce qu’il possède. Ainsi, son exercice était de toujours jouir de moi et de toujours me chercher, et je voudrais que ce fût aussi le tien.

L’ÉPOUSE. — Je ne comprends pas bien, mon cher Maître, comment l’âme peut aimer ce qu’elle ignore et comment l’entendement peut connaître sans objet présent, puisque l’objet est l’essence des choses, et ce que l’entendement ne perçoit point est pour lui comme privé d’existence.

1 Qui edunt me adhuc esuriunt. (Eccli., xxiv, 29.)

2 Elegit suspendium anima mea. (Job., vin, 15.)

3 Ps. xv, 8 et Ps. xxiv, 15.

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L’ÉPOUX. — Le Prince de mes Apôtres avait la même difficulté. Mais cette difficulté est aplanie par la très noble vertu de la foi, qui rend présent à l’entendement un Être au-dessus de tout être perceptible, à la volonté une Bonté au-dessus de toute bonté digne d’amour 1. Outre cela, réfléchis un moment. Lorsqu’un philosophe poursuit et recherche une vérité, la possède-t-il ? Non. Alors, sur quoi s’appuie son intelligence tout le temps que dure sa recherche, mille ans si tu veux ? Uniquement sur le désir qu’il a de cette vérité.

Ainsi en est-il de ton âme lorsqu’elle aime ma souveraine Bonté et ma divine Essence. Son point d’appui, c’est son désir. Et cela dure jusqu’au sortir de cette prison du corps, quand elle arrive, moyennant ma grâce, à me voir face à face.

L’ÉPOUSE. — Quelle joie pour moi, ô mon Seigneur, ô mon Époux plein de bonté, de vous entendre si bien expliquer les épines et les afflictions dont je souffre le plus ordinairement ! Vous faites bien paraître l’amour que vous me portez, puisque vous vous arrêtez si longuement à vous entretenir avec moi comme avec une autre Samaritaine 2, mais plus pécheresse encore. Et cependant, il me reste un désir qui nie presse et m’aiguillonne. J’en serai délivrée si vous voulez bien me résumer et me condenser en quelques mots tout ce que vous venez de dire, si toutefois je ne suis pas indiscrète en ma demande.

L’ÉPOUX. — Oh ! que tu es simple et que tu as peine à bien comprendre cette vérité, que mes délices sont de converser avec les enfants des hommes, surtout avec ceux qui m’aiment ! C’est bien volontiers que je vais repasser et résumer tout ce qui a été dit en ce Colloque.

Je t’ai dit en premier lieu, si tu t’en souviens bien, que

1 I Petr., 1, 5

2 Joan., xiv, 15.

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la pureté de l’âme est chose merveilleuse, mais qu’il faut la désirer avec mesure et modération, et ne pas la croire détruite par des niaiseries. Si parfois ces riens se produisent, il faut les faire tourner au profit de l’humilité, et non pas en concevoir ce trouble, ce chagrin, qui te font plus de tort que les petites fautes elles-mêmes. Et le moindre dommage n’est pas celui de t’aveugler au point de ne plus croire avec simplicité les confesseurs, c’est-à-dire moi-même en leur personne.

J’ai dit en second lieu, si tu te le rappelles, que les exercices de la vie contemplative sont au-dessus de ceux de la vie active, bien qu’en certains cas ceux de la vie active soient préférables. J’ai ajouté que je ne veux pas que ces cas, toujours rares, deviennent quotidiens par ton propre choix, mais il faut que l’obéissance, la charité ou la nécessité le requière.

Voici ce que je t’ai dit en troisième lieu. La douleur que tu éprouves de mon absence est un excellent moyen de me joindre, pourvu que tu te mortifies, que tu te résignes en abandonnant ta volonté pour suivre la mienne, à souffrir cette absence en temps et en éternité, si tel est mon bon plaisir. Ici je tiens à t’avertir d’une chose : aie soin de ne pas l’oublier. Parfois je m’absente sans qu’il y ait faute de ta part, mais en vue d’éprouver ton humilité, ta patience et ta résignation. En pareil cas, supporte mon absence de bon cœur et même, si tu le peux, avec joie, car la résignation et la mortification parfaites peuvent atteindre jusque-là. D’autres fois, je m’absente à cause de quelques petites fautes, de certaines négligences qui échappent à ta faiblesse. Je sais que c’est chose inévitable, car je connais le limon dont tu as été formée, et je ne m’étonne pas de ces fragilités. Alors, tu dois d’un côté regretter la faute, et de l’autre, accepter, aimer même à en souffrir la peine c’est-à-dire mon absence. En acceptant de souffrir la peine, tu ne mérites pas moins qu’en haïssant et repoussant la faute. Il faut donc à l’égard de la faute produire un acte de douleur, et à l’égard de la peine produire un acte d’amoureuse acceptation. Oh ! si tu étais bien attentive à ceci, ma Fille bien-aimée, comme tu grandirais en perfection ! de quel suave, de quel continuel repos tu jouirais en ton âme !

Je t’ai dit en quatrième et dernier lieu que tu dois faire grande estime de ces ardents désirs que tu éprouves de me connaître et de m’aimer plus que tu ne le fais. Il faut te bien persuader qu’il te reste infiniment à connaître et à aimer, car tu as beau connaître, ce n’est rien auprès de ce qu’il te reste à découvrir.

Par ailleurs, ne t’épuise pas en efforts pour te faire entendre de ton père spirituel. Il sait fort bien que ce serait t’épuiser en vain, puisque tu ne t’entends pas toi-même, et c’est même chose impossible, ainsi que je te l’ai dit. Cela ne veut pas dire que tu doives être renfermée, silencieuse, mais simplement que tu ne dois pas te désoler de ne pouvoir exprimer ce que tu éprouves, puisque cela ne vient pas de ta volonté, mais de ton impuissance, et en ceci tu plais extrêmement et à ton confesseur et à moi-même. Que ma grâce demeure avec toi toujours, afin que tu me sois constamment agréable, maintenant et dans les siècles des siècles ! Amen.


COLLOQUE V. Éclaircissement du Colloque IV

SOMMAIRE

Pour l’éclaircissement du Colloque IV, on expose qu’il y a dans l’appétit sensitif des passions au nombre de onze, et dans l’appétit raisonnable — c’est-à-dire dans la volonté

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— un même nombre d’affections spirituelles, qui correspondent aux premières et portent les mêmes noms. Ces affections spirituelles, l’âme les exerce sans aucune altération ni mouvement sensitif ; d’où vient que le démon ne connaît pas les opérations de la volonté, non plus que celles de l’entendement, si ce n’est par conjectures. Ce qui aveugle l’âme et détruit son repos, ce sont les mouvements sensitifs d’amour, de désir, de joie, de tristesse, etc., qui naissent des passions. Ces mouvements demandent donc à être modérés, même lorsqu’ils se portent sur des objets bons en eux-mêmes. Au contraire, les mouvements ou sentiments spirituels d’amour, de désir, de joie, de tristesse, qui naissent de la volonté, produisent en l’âme le repos et la paix. Il n’y a donc pas à les modérer ; il faut au contraire leur laisser libre cours et les suivre. On donne une règle propre à faire reconnaître quand les sentiments et les mouvements sont spirituels, et quand au contraire ils sont sensitifs et charnels. Comment la beauté de l’âme vient des mouvements spirituels de la volonté. Rien n’est plus propre à les faire naître que le recueillement intérieur, qui consiste dans la mortification des appétits et des sens même en choses minimes, et dans la retraite extérieure de la cellule, qui est d’un grand secours pour obtenir le recueillement intérieur.

L’ÉPOUSE. — Vous m’avez indiqué, mon bon Jésus mon cher Époux, les épines qui piquent et inquiètent mon âme, qui la tirent de son repos et de sa quiétude, qui entravent son oraison et troublent son recueillement. Cependant j’ai encore peine à comprendre comment le désir de la pureté, qui vous est si agréable, la tristesse d’avoir à quitter la contemplation, que vous aimez tant,

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la douleur de se voir séparé de vous, séparation qui pour vos saints est une sorte d’enfer, le désir enfin de vous connaître et de vous aimer davantage, désir si recommandé par vous, peuvent être dommageables et nuire à mon recueillement.

L’ÉPOUX. — C’est un point que j’ai approfondi plus que tu ne sembles l’avoir fait. Au Colloque I je t’ai dit, et tu peux m’en croire, que si tu y prends garde de très près, tu trouveras là des traces d’épines et de trouble. Mais il peut se faire que tu ne saches pas appliquer ce que j’ai dit de la consolation et de la tristesse, soit spirituelle, soit sensible, aux autres passions et appétits, qui ne sont pas moins nuisibles s’ils sont excessifs et qui si souvent occupent le terrain de ton âme.

Sache donc bien ceci. Comme la joie du bien présent et la tristesse du mal présent sont deux sentiments et deux passions sensitives de ton âme, ainsi en est-il de l’amour et de la complaisance du bien, de la haine et de l’horreur du mal, du désir d’atteindre le bien, de la fuite et de l’éloignement du mal qui nous empêche d’atteindre ce bien, de l’audace et de la hardiesse pour aborder les entreprises ardues, de la crainte qui les fuit, enfin de la colère qui se venge du mal.

Ces onze passions, une fois modérées, aident beaucoup au bien. D’autre part, si elles ne sont réfrénées, toutes et chacune d’elles peuvent jeter la pauvre âme dans le trouble et la désolation. Ainsi, tu le vois, de même que la joie sensible, si on ne la modère, produit le rire désordonné, de même que la tristesse sensible, si elle est excessive, jette dans l’accablement et le désespoir, comme je te l’ai montré, de même le désir excessif du bien et l’éloignement excessif du mal produisent des effets mauvais : ils jettent l’âme dans le trouble, ils lui font perdre le calme et la paix.

L’ÉPOUSE. — D’après cela, mon bon Maître, il y a un

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désir sensible qui demande à être limité et un désir spirituel qui est libre de cette nécessité ; il y a une espérance et une désespérance, un amour, une haine, une colère sensibles ou spirituels, dont les uns demandent à être modérés et les autres ne le demandent pas.

L’ÉPOUX. — Ignores-tu encore cette vérité ? Ignores-tu que lorsqu’on m’attribue ou que l’on attribue à mes anges la colère, la haine, le désir, l’aversion, l’audace, la crainte et les autres passions spirituelles — et non sensibles, puisque nous ne sommes point corporels, — on indique une simple opération de la volonté dénuée de passion ?

11 en est de même pour les effets extérieurs que je produis dans mes créatures. Comme l’homme irrité se venge en portant la main sur celui qui excite son courroux, ainsi je châtie le méchant sans colère, mais uniquement par ma très simple et très glorieuse volonté. Je dis la même chose de mes anges et, ce qui est plus, je le dis de vous quant à l’esprit raisonnable et non sensitif, c’est-à-dire la volonté.

Votre volonté, en effet, quant à son opération et à son acte, est exempte de tout effet corporel, libre de toute cause naturelle. Elle n’a besoin d’aucune des altérations, d’aucun des mouvements sensitifs qui ont leur source dans le cœur, car c’est là que résident toutes les passions comme dans leur centre et leur siège. De ce fait que votre volonté est libre dans ses opérations, qu’elle est exempte et indépendante des objets corporels, il résulte qu’elle demeure cachée aux démons, qui ne connaissent que les effets corporels et matériels, avec les effets qui en émanent. Et comme cette puissance et l’entendement lui-même sont indépendants des objets corporels quant à leurs opérations, il s’ensuit que les démons ne connaissent ni les affections ni les pensées qui procèdent de ces deux puissances, si ce n’est par indices et par conjectures, de

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même que le médecin connaît la maladie par le battement du pouls.

Il y a donc une tristesse, un désir, une confiance, une crainte spirituels, qui procèdent paisiblement, silencieusement, sans agitation sensible, de la connaissance du bien et du mal ; et il y a une joie, une tristesse, un désir, une crainte sensibles qui, de la volonté ou d’une autre cause naturelle ou surnaturelle, descendent avec agitation dans l’appétit sensitif. Ce sont ces mouvements sensitifs d’amour, de désir, de crainte, de tristesse, que tu dois modérer, car, lorsqu’ils sont excessifs, ils aveuglent ton âme et détruisent ton repos. Ainsi le désir sensible de la pureté — note bien cela — te fait grand tort, parce que, non contente du sentiment qui réside au centre de ta volonté, tu cherches à éprouver ce sentiment dans ton appétit sensitif. Tu vas jusqu’à te figurer que les premiers mouvements, qui ne dépendent pas de toi, sont capables de te souiller par le fait seul de les éprouver. Tout au contraire, si tu n’y consens pas, s’ils te déplaisent, si tu les détestes, si tu les endures avec patience, ils te purifient au lieu de te souiller, de même que le feu purifie l’or.

Comprends donc bien, ma Fille et mon Épouse, que ce sont ces onze passions sensitives, excitées et enflammées, non par mon amour, mais par ton amour-propre, qui te troublent, t’agitent, t’enlèvent la paix que tu aimes tant. Moi, au contraire, je désire et j’aime sans passions sensitives.

Mais voici qui est charmant, en vérité. Tandis que le centre de ton âme est en paix, tu t’inquiètes de ne pas sentir dans la communion et les autres exercices le goût que tu y sentais auparavant. Ne vois-tu pas que c’est là un amour, un désir, une tristesse, qui naissent des sens et de la passion ? Gouverne-toi donc enfin par la raison et non par l’appétit, par l’esprit et non par la chair, par moi et non par toi-même.

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Tu as discerné l’astuce de ton ennemi qui, ces jours passés, te tourmentait et t’affligeait avant la communion par des fantômes et des représentations de toutes sortes, et qui t’a laissée libre aussitôt que tu as eu communié. Pourquoi donc ne reconnais-tu pas actuellement sa tactique, lorsqu’il vient t’affliger et te tourmenter au moment même où tu communies, et te laisse après la communion recueillie, paisible et en repos ?

Comprends-le, ma Fille, par tous ces troubles dont il t’agite, l’ennemi se propose de te faire perdre ton oraison habituelle, ainsi que la communion qui m’est si agréable. Et moi, en permettant ces troubles, je me propose de t’éprouver. Je veux voir si tu fais oraison et si tu communies pour l’amour de moi, ou bien pour ta jouissance personnelle ; je veux voir si dans toutes les autres saintes œuvres ou saints exercices tu mortifies ton appétit sensible, si tu es vraiment pure et spirituelle, c’est-à-dire si tu te conduis en ces œuvres saintes purement selon la raison, selon l’esprit, selon le divin amour, ou bien selon l’appétit, selon le goût, selon la chair et selon l’amour-propre.

Observe que le désir, l’amour, la joie, la tristesse, la crainte et la haine spirituels du mal ou du bien produisent dans ton âme la paix et le repos, tandis que tous les sentiments provenant de la passion et de l’appétit sensitif donnent naissance au trouble et à l’agitation. Serait-il possible que tu ne te contentes pas de l’amour spirituel, de la crainte spirituelle et de la joie spirituelle, mais que tu veuilles encore le désir, l’amour et la joie sensibles du bien, et même la tristesse, la haine, l’horreur sensible du mal ? Se pourrait-il que tu n’arrives pas à discerner les sentiments spirituels de ceux qui sont sensitifs et charnels ?

Je vais te le redire encore, et cette fois retiens-le bien. Ils sont spirituels quand c’est la connaissance du bien et du mal qui meut efficacement la volonté à vouloir ou

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à repousser ce bien ou ce mal. Ils sont sensitifs lorsque du vouloir ou du non vouloir de la volonté naît dans le cœur ou dans les sens un appétit ou un dégoût sensitif, qui fait rire ou pleurer, qui resserre ou dilate le cœur, qui affecte tous les sens corporels. Ces sentiments, je les donne quelquefois, et quelquefois aussi je les retire pour éprouver, pour mortifier, pour réjouir et pour consoler à la fois intérieurement et extérieurement, selon ce que dit mon prophète : Mon cœur et ma chair — c’est-à-dire mon esprit et mes sens — se sont réjouis dans le Dieu vivant 1. Et ne t’ai-je pas dit moi-même que pour un peu de temps mes serviteurs me verraient, et que pour un peu de temps ils ne me verraient pas 2 ?

La conclusion à tirer, c’est que tu dois te bien souvenir de ce que je t’ai dit au Colloque I, de la joie spirituelle et de la joie sensitive : à savoir que la joie spirituelle, pour être excellente, doit n’avoir ni limite ni mesure, et que la joie sensitive au contraire, pour ne pas devenir nuisible et mauvaise, doit se restreindre et se tempérer. Suis la même règle à l’égard du désir spirituel et du désir sensitif, comme aussi à l’égard des neuf autres passions dont il a été parlé. Plus l’acte pur et simple de la volonté est intense, plus il est déterminé à vouloir le bien et à repousser le mal, plus il est excellent. Quant au vouloir et au non vouloir sensitifs de ton appétit, qui viennent se joindre au vouloir et au non vouloir de ta volonté, encore une fois, tu dois les modérer.

N’aie donc pas la naïveté de confondre le très simple et très pur vouloir de ta volonté spirituelle avec le vouloir sensitif de ton appétit bestial et sensible. Autrement tu prendrais les instincts de la bête et tu estimerais plus le

1 Cor meum et caro mea exultaverunt in Deum vivum. (Ps. t. xxxttt, 3.)

2 Joan., vi, 16.

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vouloir sensitif que le vouloir spirituel. La vérité est que tu dois dompter et mortifier le premier autant qu’il te sera possible, ne point t’en laisser dominer et l’estimer moins encore que la poussière que tu foules aux pieds. Quant au second, tu dois le garder comme la prunelle de tes yeux et le placer au centre de ton cœur et de ton âme, parce que c’est en lui que consiste ta vie, ta perfection et ta beauté spirituelle, ainsi qu’il est écrit : Toute la gloire, toute la beauté de la fille du Roi est au-dedans, dans les franges d’or 1. Au dedans, c’est-à-dire dans les actes très simples et très purs de l’or de la volonté, qui par là même qu’ils sont si intérieurs, si secrets et si purs, demeurent invisibles aux yeux souillés des puissances infernales, tes ennemies. C’est ce que je t’ai dit déjà.

Par là tu comprendras pourquoi je conduis mes Épouses bien-aimées dans la solitude 2, pourquoi aussi je les exhorte à prier dans le secret, au centre de leur très pure volonté 3. C’est afin qu’elles soient à couvert des regards de leurs ennemis. Pour eux, ils sont tellement friands d’apercevoir mes Épouses, que tu ne peux t’en faire une idée.

Aie donc le plus grand soin — suis bien ce conseil — de mortifier tes appétits et tes sens, car si tes ennemis parviennent à t’apercevoir, ce sera par cette voie. En effet, chaque fois que tu cèdes à l’un de tes appétits, tu t’exposes à une si maligne et si détestable vue.

Pourquoi, je te le demande, ô ma Fille et ma Sœur, pourquoi attachent-ils tant d’importance à ce que tu recherches la joie sensible, le désir sensible, la tristesse sensible, la crainte sensible, la confiance sensible, à ce que tu te mettes en quête de nouvelles, de choses extérieures, vaines et curieuses, sinon pour t’attirer au dehors,

1 Omnis gloria hujus filiae Regis ab intus, in fimbriis auries. (Ps. xLIv, 14.)

2 Osc., II : 14.

3 Matth., VI, 6.

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pour te voir, pour te parler, pour te solliciter à me quitter et à leur donner ton amour ?

Crois-moi, ma Fille chérie, pendant que tous mes soins vont à t’attirer au dedans, là où nous pouvons jouir de la présence l’un de l’autre seul à seul, tous leurs efforts vont à t’attirer au dehors en donnant satisfaction à tes appétits, à tes sentiments sensibles et extérieurs, afin d’arriver, par le moyen de ces sentiments devenus excessifs, à me priver de toi, ô mon Épouse.

Chéris donc, ma Fille, le recueillement intérieur, et même le recueillement extérieur, et n’en sors point, sinon pour l’un des trois motifs que je t’ai indiqués ; car alors tu n’en sors point, c’est moi qui t’en retire et moi qui te garderai. Aime la mortification, même en choses minimes, pour mon amour, ainsi que je l’ai aimée pour ton amour, afin de t’instruire et te servir d’exemple : c’est d’ailleurs ce que tu fais déjà. Par là tu te déroberas aux regards de tes ennemis et tu jouiras des miens, qui te donneront ici-bas la grâce et là-haut la gloire pour les siècles des siècles. Amen.

COLLOQUE VI Explication de ce qui a été dit au Colloque III : que dans l’oraison de repos l’on ne pense à rien.

SOMMAIRE

Explication de la sentence émise par quelques théologiens mystiques : que ne penser à rien, soit bon, soit mauvais, est une excellente disposition pour que Dieu s’approche de l’âme. Ce rien est distinct de celui qui naît de la connaissance de soi.

***

L’ÉPOUSE. — Je n’en ai pas encore fini avec mes épines, ô mon Seigneur et mon Époux, Je me souviens de ce que vous avez dit au Colloque III sur l’absence de pensées dans l’oraison, et quoique vous vous soyez bien expliqué en cet endroit, il me reste un petit scrupule, qui ne me laissera pas en repos tant que vous n’y aurez pas répondu. Le voici. Des hommes éminents, recommandables par le savoir et la connaissance des choses spirituelles, assurent que rien ne dispose mieux une âme à être visitée de vous que de ne penser à rien, soit bon, soit mauvais. J’avoue que je ne puis le souffrir, car lorsque j’en suis là, mon âme me paraît comme une table rase, vide de toute représentation, et je crois être pareille à un animal ou à un sauvage, qui ne pense à rien.

L’ÉPOUX. — Tu dis fort bien, ma chère Fille. Et cependant, si tu envisageais, si tu entendais les choses de la manière dont ils les envisagent et les entendent, tu verrais qu’ils ont raison. On peut, en effet, avoir deux choses en vue en enseignant qu’il ne faut penser à rien. Avoir en vue qu’il faut s’en tenir là, serait enseigner à se conduire, comme tu le dis, en sauvage, et jamais il n’est venu à l’esprit de ceux dont tu parles d’inculquer semblable doctrine. J’excepte le cas où il s’agirait de choisir entre penser à quelque chose de mauvais et ne penser à rien, c’est-à-dire entre deux maux de choisir le moindre, car, dit le proverbe, « mieux vaut être seul que mal accompagné ». Il peut arriver aussi que l’âme se sente si fatiguée, qu’elle se délasse en ne pensant à rien, ce qui n’est pas mauvais, pas plus que ne l’est le sommeil, si l’on n’en vient là que rarement et pour peu de temps.

On peut aussi avoir en vue — et c’est précisément le

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cas — d’enseigner à ne penser à rien juste le temps requis pour que l’âme se dépouille de toute connaissance et de toute volonté personnelle. Elle n’a alors pour objet que le néant, car pendant cet instant elle n’a rien de propre, s’étant entièrement quittée elle-même, et elle n’a rien de moi, puisqu’elle ne connaît pas encore ma volonté, qu’elle est dans l’attente de cette volonté et qu’elle renonce à son opération personnelle pour recevoir mon action.

Dès que l’âme en est là, je l’envahis immédiatement, je la transforme, je l’unis à moi pour le temps qu’il me plaît, car il n’y a ici ni mesure ni limite à poser. L’âme jouit alors de biens tellement ineffables, qu’elle ne les comprend pas entièrement et qu’il lui est même impossible de le faire.

Ainsi, ma chère Fille, c’est pour quelques instants et non pour un temps considérable, et seulement en vue d’obtenir un si grand bien, que mes serviteurs engagent à ne penser à rien. En effet, de même que j’ai créé toutes choses en les tirant du néant, ainsi c’est lorsque l’âme n’a ni pensée ni volonté que j’opère en elle toute perfection.

L’ÉPOUSE. — Je voudrais, Seigneur, me trouver toujours dans ce rien, puisqu’il en résulte tant d’avantages pour l’âme.

L’ÉPOUX. — Sois prudente, ma Fille, ne cherche pas à te tenir toujours dans ce rien. Ce serait, je te l’ai dit, de la bestialité. Contente-toi de t’y placer lorsque tu te sentiras hors de moi, entraînée à penser aux créatures, et n’y demeure que le temps d’attendre ma venue, jusqu’à ce que je remplisse ton âme de ma présence et de ma grâce, car voici que je viens et je ne tarde pas 3. Et si tu te sens lasse de ne penser ainsi à rien, si tu ne peux le soutenir sans ennui et sans notable difficulté, prends alors humble —

1 Quia veniens veniet et non tardabit. (Habac., II, 3.)

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ment quelque bonne pensée que tu trouveras à ta portée. Souvent le résultat sera le même.

Souviens-toi également que tu es plus capable de recevoir que de donner, et de pâtir que d’agir. Je suis un abîme de richesses, et tu es un abîme propre à les recevoir, et il n’y a rien qui te dispose mieux à recevoir et à pâtir — ce qui est tout un — que de ne penser à rien, de la manière et dans les conditions que je t’ai indiquées. Par là, tu comprendras la réponse que fit mon grand Denis à ceux qui lui demandaient pourquoi Hiérothée l’emportait sur tous les autres pour la perfection de l’amour. Il répondit que Hiérothée savait me pâtir et me recevoir, en s’y préparant par ce rien dont il s’agit.

L’ÉPOUSE. — Ce rien est-il celui qui naît de la connaissance de soi ?

L’ÉPOUX. — Non, ma pauvre petite. Ce rien dont tu parles est une connaissance qui porte l’âme à me référer tout ce qu’elle est selon la nature et selon la grâce, comme à l’auteur de toutes choses, et qui lui montre en même temps qu’elle n’est rien par elle-même, en sorte qu’elle se place au-dessous de tous les êtres, même d’une petite fourmi. C’est ce que faisait ma Mère, et je désire que tu fasses de même, car tu vivras ainsi dans une grande paix. Tu seras aussi plus disposée à cet autre rien, qui consiste à ne penser pas et qui peut, à certains moments, te disposer à recevoir ma grâce et ensuite ma gloire.

Restons-en là, à moins que tu ne me demandes s’il y a encore un autre rien outre les deux dont nous avons parlé. À cette question, je réponds affirmativement. Mais ce rien, je ne veux pas le voir en toi, car c’est le péché. Le péché, en effet, n’est autre chose qu’une privation et un néant par rapport à ma grâce, et l’on y tombe par une pensée réfléchie, par une parole ou un acte contraire à ma volonté.

Ce rien, s’il vient se joindre à la connaissance de toi-même t’humiliera à tel point, que si tu le considères avec attention, rien ne pourra t’humilier autant. Que ce soit là ton constant exercice. Applique-toi à regretter tes fautes, à me faire des offrandes de toi-même, en reconnaissant que tu es toute mienne. C’est là un exercice d’humilité, de gratitude, de contrition du cœur, que je ne méprise pas en cette vie. Je le récompense, au contraire, par ma grâce d’abord et ensuite par ma gloire, que je te souhaite. Amen.

COLLOQUE VII Des nombreuses voies d’oraisons par où marchent les âmes. Explication de ce qui n’a été que touché au Colloque III au sujet de l’humanité de Jésus-Christ.

SOMMAIRE

Il n’est pas nécessaire dans l’oraison de méditer toujours la vie et la passion de Jésus-Christ Notre-Seigneur ; il ne convient même nullement de lier les âmes à ce genre de méditations. Jésus-Christ étant Dieu et homme, il n’y a pas de raison de méditer constamment sur son humanité. Au contraire, il convient souvent de laisser cette méditation, pour passer à la contemplation de sa divinité. Nombreuses et variées sont les voies par lesquelles Dieu conduit les âmes. Leurs directeurs doivent y bien prendre garde, afin de les guider par ces voies et non par celles qu’il leur prend fantaisie d’indiquer. La règle à suivre en ceci est d’observer ce qui rend l’âme plus sainte et plus parfaite, et de lui faire suivre cette voie parce que c’est celle où Dieu veut qu’elle marche, selon ce que dit l’Apôtre : La volonté de Dieu, c’est votre sanctification 1.

1 Voluntas Dei sanctificatio vestra. (I Thess., IV, 3.)

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Bien que toutes les voies spirituelles, toutes les voies d’oraison se réduisent aux trois voies : purgative, illumi-native et unitive, cependant ces trois voies donnent naissance à d’autres chemins et à d’autres sentiers, par lesquels on peut marcher sans péril et avec profit. Ils sont au nombre de six. En voici l’explication exacte ; elle ne sera pas sans utilité.

L’ÉPOUX. — Toutes les fois que je me souviens, ma Fille, du trouble et de la peine que tu éprouvas en entendant dire que c’est s’égarer et perdre le temps que de ne pas méditer continuellement ma vie et ma passion, j’en suis plus affligé — pour emprunter votre façon de dire — que tu ne le fus toi-même en entendant mes ministres avancer une telle proposition.

Si je n’étais qu’un pur homme, ils auraient raison de dire qu’il faut toujours penser aux mystères de mon humanité. Mais comme je suis vrai homme et vrai Dieu, il convient souvent que les âmes s’appliquent à la contetn-plation amoureuse de ma divinité, en disant avec mon Apôtre : si j’ai connu quelque temps Jésus-Christ selon la chair, maintenant je ne le connais plus ainsi 1. C’est-à-dire : maintenant je ne le contemple plus seulement comme homme, mais comme Dieu. En effet, de la connaissance de mon humanité, il faut passer à celle de ma divinité. Mon humanité est la voie et la porte par laquelle on entre à la contemplation de ma divinité 2, à laquelle tu t’appliques d’ordinaire.

Si mes serviteurs songeaient que j’attire les âmes non par un seul chemin, mais par plusieurs 3, s’ils se souvenaient que la Jérusalem céleste a, non pas une porte seulement,

1 Si cognovimus secundum carnem Christum, sed nunc jam non cognovimus. (II Cor., y, 16.)

2 Joan., x, 9.

3 Ps. xv, 11.

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mais douze portes 1, et que dans la maison de mon Père il y a, non une seule demeure, mais beaucoup de demeures 2, et encore que la terre des cœurs produit en divers lieux, non un fruit seulement, mais des fruits divers 3, ils ne se fatigueraient pas inutilement à vouloir conduire toutes les âmes par un même chemin. Ils ne chercheraient pas à les faire entrer toutes par une même porte, occuper toutes une même demeure et produire toutes un même fruit. Le terrain froid, ma Fille, est excellent pour une sorte de fruit, et le terrain chaud excellent pour une autre.

Ne te souviens-tu pas que dans la distribution de mes grâces j’ai donné à l’un un talent, à l’autre deux, à un autre trois, à un autre quatre, à un autre cinq 3 ? Je me demande pourquoi quelques-uns de mes serviteurs font effort pour que celui-là ait deux talents, à qui je n’en ai donné qu’un, que celui-là en ait trois, à qui je n’en ai donné que deux, et que cet autre en ait quatre ou cinq, à qui je n’en ai donné que trois ou quatre. Mon appel est plus puissant que le leur. Ils auront beau appeler les âmes d’un côté : cela servira de peu, si je les appelle d’un autre. Ils ne feront que les traîner par force et les tourmenter ; car, par humilité et par obéissance, elles chercheront à mettre leurs enseignements en pratique, et d’autre part, elles ne pourront résister à la force de mon Esprit, qui leur enseigne autre chose et les conduit ailleurs.

De là vient que ces directeurs, après s’être rompu la tête à inculquer la crainte à une âme, la verront en fin de compte exercer l’amour. C’est qu’il est bien inutile de crier à l’oreille : crainte ! lorsque je blesse au cœur par le trait de mon amour. Vainement on invitera une âme

1 Apoc., xxi, 12.

2 In domo Patris mei mansiones mulle sunt. (Joan., xiv, 2.)

3 Luc., viii.

4 Matth., xxv, 15.

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à la méditation de mon humanité, quand je la consume et l’embrase du feu de ma divinité. C’est en pure perte également qu’on conseillera à grands cris la contemplation de ma divinité, quand j’attendris et console par la présence de mon humanité.

Ainsi donc, si mes ministres ne cherchent pas à découvrir la voie par laquelle je conduis une âme, s’ils n’agissent pas ensuite de concert avec moi en lui donnant un enseignement conforme au mien, ils travailleront en vain, parce que finalement ce que je veux s’accomplira et ce qu’ils prétendent n’aboutira point.

L’ÉPOUSE. — Mon âme est comblée de joie, ô mon Dieu, en vous entendant parler, car je suis du nombre de ces âmes affligées. Il m’est impossible de m’arracher à votre divinité pour m’appliquer sans relâche, comme on me le conseille, à la considération de votre humanité. Vous savez bien que ce n’est ni manque d’amour ni manque de respect pour votre humanité sacrée, car bien souvent sa pensée m’est plus douce et plus profitable que le rayon de miel. Cela vient de ce que mon âme, sans savoir comment, trouve d’ordinaire plus de quiétude et de repos dans l’ineffable estime, dans l’ineffable amour de votre divin Esprit, de votre Déité. Si je fais mal, veuillez, ô mon Maître, me retirer cette occupation et me donner l’autre.

L’ÉPOUX. — Non, ma chère Fille, non. C’est au contraire celle que je préfère pour toi. S’il en était autrement, les efforts que tu as faits en ce sens eussent été plus que suffisants pour m’induire à te retirer ce mode d’oraison et t’en donner un autre. Ainsi, ne t’afflige aucunement ; mais considère toujours ce qui te rend plus sainte et plus parfaite, afin de te diriger de ce côté. Cette voie meilleure sera celle qui te donnera plus de connaissance de toi-même et de moi, plus d’humilité, plus d’amour et d’obéissance, plus de sainte crainte et d’espérance. Tu vois bien que

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tout cela tu l’obtiens en marchant par cette voie de la contemplation de ma divinité, beaucoup mieux que par toute autre.

L’ÉPOUSE. — C’est vrai, Seigneur. Mais puisqu’il y a, comme vous me le disiez tout à l’heure, tant de chemins divers, tant de portes, tant de demeures, veuillez m’explique davantage cette vérité. De cette façon, s’il arrive que vous me retiriez de la voie que je suis maintenant, je saurai quelle est celle où je marche et je reconnaîtrai si je m’égare ou si je me trouve en bon chemin.

L’ÉPOUX. — Que me demandes-tu, ma chère Fille, que je ne t’accorde ? Sache donc que d’ordinaire je réduis toits ces chemins, toutes ces portes et tous ces talents à trois voies : la purgative, l’illuminative et l’unitive. Dans la voie purgative, on pleure ses péchés ; dans l’illuminative on exerce les vertus ; dans l’unitive on est une même chose avec moi par une volonté si conforme à la mienne, si une avec la mienne, qu’on ne veut ou ne veut pas précisément ce que je veux ou ne veux pas. La première est bonne, la seconde meilleure, la troisième de beaucoup meilleure encore.

Outre ces trois voies, il faut que tu saches qu’il y en a d’autres, qui naissent et sortent des premières. Je vais te les énumérer, afin de t’épargner la fatigue d’en faire la recherche. Ce sont : la Prière vocale, la Méditation, les Actes des vertus, la Contemplation de ma divinité, celle de ma divinité et de mon humanité réunies, et enfin l’Union.

De ces voies, la première est bonne, la seconde est meilleure, et ainsi jusqu’à la sixième, qui est de beaucoup la meilleure de toutes. Restons-en là. Tu démêleras aisément tout ceci.

L’ÉPOUSE. — Assurément, Seigneur, nous ne pouvons en rester là. Prenez patience, vous qui êtes un abîme de

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cette vertu, et expliquez-moi une à une toutes ces voies, car, vous le savez, j’ai peu d’intelligence. Et quand vous auriez à parler longuement, vous savez que je vous aime de manière à ne jamais me lasser de vous entendre, dussiez-vous ne jamais finir. Et plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Imparfaite comme je suis, je ne me sentirai satisfaite que lorsque vous m’aurez rendue tout à fait sainte et que vous m’aurez retirée de cette vie de misères pour me placer en votre présence, au sein de la gloire, là où vous me direz une parole éternelle, que j’écouterai dans un ravissement et une béatitude sans fin.

PRIÈRE VOCALE

L’ÉPOUX. — Quand je fais don à quelqu’un de la prière vocale, je lui donne un talent, et de si grand prix, que s’il sait le faire valoir, il obtiendra le ciel. Mais il y a des âmes si superbes et si indociles que, tout en sentant qu’elles avancent dans la dévotion et la vertu par le moyen de cette prière vocale, qu’elles reculent au contraire, demeurent à sec et dans l’obscurité lorsqu’elles l’abandonnent, elles ne veulent pas néanmoins en user autant que je le voudrais. C’est qu’il leur semble qu’en leur faisant ce don, je ne leur ai donné qu’un talent, et elles en voudraient davantage. Et ce qui est pire, mes ministres bien souvent les confirment dans cette pensée, sans considérer qu’il ne faut pas prendre garde au nombre des talents, mais au profit qu’on en peut tirer.

En effet, si d’un seul talent je tire le même profit qu’un autre tire de deux, de trois ou de cinq, qu’ai-je besoin de me mettre en peine d’augmenter le nombre de talents qui m’a été départi ? Que celui à qui j’ai donné un talent en use bien, puisque par ce talent, je lui communique ma grâce, et si je le juge à propos, je lui en donnerai

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d’autres. Sinon, qu’il se contente de ce qu’il me plaît de lui donner, et qu’il comprenne bien que si quelques-uns l’emportent sur lui sous le rapport des autres talents dont il est dépourvu, lui l’emporte sur eux sous le rapport du talent qu’il possède : et sur ce point peut-être, nul ne l’égale.

Ainsi donc, si un autre l’emporte sur lui quant à la contemplation, lui l’emporte quant à la prière vocale, que le premier ne saura ni ne pourra exercer. Par où l’on voit que vous êtes tous les membres de mon corps mystique, dans lequel tous ne remplissent pas le même office, mais chacun remplit le sien, car l’œil n’entend pas, l’odorat ne goûte pas, les mains ne marchent pas. Ceux qui ne comprennent pas cette vérité, ou n’y songent point, veulent que le corps tout entier ne soit qu’un seul membre, ce qui serait une chose horrible et monstrueuse.

Il y a beaucoup d’âmes qui en ouvrant seulement les lèvres pour réciter le chapelet, les psaumes ou d’autres prières, sentent aussitôt leur cœur s’enflammer et leur esprit s’ouvrir. Viennent-elles à fermer les lèvres, voici que leur dévotion et leur ferveur s’arrêtent. Ces âmes-là doivent marcher par le chemin de la prière vocale, et leur confesseur doit les y encourager, si ce n’est qu’elles y sentent — remarque bien ceci — un dégoût et un ennui véritables, et qu’elles éprouvent au contraire une vraie facilité, une vraie dévotion pour la méditation et la contemplation, parce qu’alors il faut laisser la prière vocale, pour se tourner vers la voie où j’appelle et que j’indique.

Quelquefois, en effet, je fais don pour un temps de la prière vocale, et ensuite, pour le temps que je trouve bon, je le retire et je donne un autre genre d’oraison. De telle sorte que le don des talents et des voies diverses n’est pas chose irrévocable et immuable ; au contraire, je les change et les varie suivant les heures et les moments, les jours

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et les années, comme je le juge convenable pour ma gloire et le bien de l’âme.

L’ÉPOUSE. — Assurément, Seigneur, j’aurai lieu désormais d’estimer beaucoup la prière vocale lorsque vous m’en ferez don, spécialement quand je me sentirai tiède, car alors le chapelet, les psaumes et la lecture des livres de piété stimulent beaucoup ma dévotion.

MÉDITATION

L’ÉPOUX. — La méditation est un genre d’oraison qui représente, pour celui à qui je l’accorde, le don de deux talents. Elle a lieu quand la langue se tait, et que l’entendement ainsi que l’imagination travaillent. On rappelle à son souvenir tel ou tel épisode de ma vie ou de celle de mes saints, ou encore tel point de doctrine qu’on a lu ou entendu. On rumine tout cela, on discourt, on compare une chose à une autre ; on se l’applique à soi-même, on en tire profit. On considère, par exemple, ma naissance on voit ma pauvreté, mon humilité et mon amour. L’âme s’éprend d’affection pour ce qu’elle voit en moi, elle désire la pauvreté, l’humilité et l’amour. Ou bien encore elle considère comment les saints ont pris modèle sur mes vertus et quels avantages ils en ont retirés, quel tort au contraire se sont fait ceux qui ne les ont pas imités. Elle considère enfin ce qui lui adviendrait à elle-même si elle agissait ou n’agissait pas conformément à ce modèle. Ce mode d’oraison est extrêmement large et spacieux, puisqu’il embrasse toute ma vie de trente-trois ans, toute la tienne, mauvaise et pécheresse, toutes les peines de l’enfer et toutes les joies de ma gloire, enfin tous les biens que tu as reçus et reçois encore de ma main bienfaisante.

L’ÉPOUSE. — Nous voici arrivés, Seigneur, à mon tourment. C’en est un bien grand, je vous assure, d’avoir sous les yeux une pareille variété de prairies et de forêts, telle que la présente ce mode d’oraison, et de se trouver incapable d’y prendre ni sa nourriture ni son plaisir. De fait, me mettre à méditer, c’est me mettre à mourir et à rendre l’âme. En un mot, cela m’est impossible.

L’ÉPOUX. — Puisque c’est pour toi chose impossible, ma chère Fille, puisque tu voudrais pouvoir et que je ne veux pas que tu puisses, puisque tu as beau vouloir ce que je ne veux pas, tu n’y parviens point et que ne pas y parvenir constitue pour toi un tourment, il ne te reste qu’à te soumettre à ma volonté. En faisant ainsi, tu auras le calme intérieur et tu seras en paix avec moi. Sans moi, tu ne peux avoir la paix en toi-même. Si je ne te donne pas ces deux talents, dois-tu essayer de me les arracher par force ? Non, certes. Humilie-toi et reçois les talents que je te donne, car peut-être — et même très certainement — ils surpassent en valeur les deux que tu désires.

L’ÉPOUSE. — Ne vous fâchez pas contre moi, Seigneur. Je ne souhaite que ce qui vous plaît. Ne me privez pas, à cause de mes résistances, des autres talents et des autres voies d’oraison dont vous disposez.

ACTES DES VERTUS

L’ÉPOUX. — Les actes des vertus sont un autre genre d’oraison. Ceux à qui j’en fais don reçoivent trois talents, car la fin de l’oraison est d’en venir à exercer les vertus. Lorsqu’on médite ma naissance, on a pour but la production d’actes de pauvreté, d’humilité et d’amour. Lors donc que je donne, sans méditation, mais par le moyen de la foi, la force et la grâce de s’exercer aux actes des vertus, j’accorde une grande faveur, puisque je porte au but et au terme sans occasionner la fatigue des longs chemins de la méditation. Ce mode d’oraison est fort large

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et spacieux, puisqu’il a la même étendue que les vertus dont les livres sont pleins.

Il fait croître excellemment en vertu et en mérite. En effet, de même que les vertus disparaissent quand viennent à en cesser les actes, de même elles grandissent lorsqu’on les exerce. De même aussi que par une seule pensée volontaire impliquant péché mortel, on mérite l’enfer, de même par une pensée réfléchie impliquant une vertu, on mérite une augmentation de grâce et de gloire. Et cela surtout s’il s’agit de la foi dont on contemple les vérités, de l’amour qu’on exerce par rapport à ces mêmes vérités, du désir du martyre auquel on s’excite mille fois pour l’amour d’elles. J’en dis autant de l’humilité, de la mortification, de la pénitence et des autres vertus.

L’ÉPOUSE. — Quelle joie pour moi, Seigneur, de vous entendre parler ainsi ! Car, vous le savez, bien souvent toute mon oraison ou plutôt toutes mes journées se passent à cet exercice, et surtout à produire des actes d’amour.

L’ÉPOUX. — Tu ne peux rien faire de meilleur, car je suis venu apporter le feu dans le monde, et d’amour est ce feu. Aussi je me donne à moi-même le nom de Feu et d’Amour, et je voudrais que toi aussi tu deviennes feu et amour. Tu y parviendras en t’exerçant, comme tu le fais avec le secours de ma grâce, à la contemplation de nia divinité, de mes perfections souveraines et infinies de sagesse, de beauté, de puissance, d’éternité, de gloire, de douceur et de bonté.

CONTEMPLATION DE MA DIVINITÉ

C’est le quatrième mode d’oraison dont j’ai parlé plus haut. Je vais maintenant te l’expliquer. Lorsque j’en fais don, j’accorde quatre talents. Il est aussi abondant et aussi fertile que ma divinité elle-même et ses ineffables perfections, qui sont infinies et infiniment parfaites. De là vient encore qu’elles opèrent en celui qui les contemple et qui les aime en moi, une perfection ineffable. C’est ce que tu fais quelquefois, et je voudrais que tu le fasses toujours. Je voudrais que tu contemples de plus en plus ma bonté, ma beauté, ma sagesse, ma puissance, nia majesté, ma douceur infinies, ainsi que mon éternelle gloire.

L’ÉPOUSE. — Je n’ai pas d’autre désir, et à l’avenir, moyennant votre grâce, je ne ferai que vous contempler et vous aimer. Cependant, quand je vous contemple, il m’arrive souvent de ne point m’arrêter à telle de vos perfections en particulier, mais de les contempler toutes en un bloc, ce qui excite davantage ma dévotion., J’ignore lequel est le meilleur, et je souhaiterais l’apprendre.

L’ÉPOUX. — Les choses se passent exactement connue tu viens de le dire. Quelquefois mes Épouses me considèrent tout entier, et d’autres fois elles fixent leurs regards sur l’une de mes perfections en particulier. La meilleure manière de me considérer sera pour toi celle qui enflammera davantage ta ferveur. Je désire seulement que tu saches bien que, naturellement parlant, ton intelligence n’est pas capable de connaître à la fois, ni en toi-même ni ailleurs, un grand nombre de choses particulières, si ce n’est en les embrassant d’une manière générale. De même, celui qui regarde les objets représentés par une tapisserie peut les considérer chacun séparément, ou bien tous à la fois, en regardant la tapisserie d’une vue d’ensemble et en bloc ; et cette vue générale, qui embrasse plus de choses, procure plus de satisfaction que celle qui envisage chaque objet séparément. C’est ce qui arrive d’ordinaire dans la contemplation de mon Essence et de ma Divinité. Tu retires plus de profit, de dévotion et d’amour de me considérer comme un océan et un abîme de perfections infinies, que d’envisager une de mes perfections en particulier.

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L’ÉPOUSE. — Oh ! quelle jouissance goûte mon âme dans la lumineuse vérité où lui apparaissent maintenant ces deux manières de vous considérer ! Continuez, Seigneur, car je désire avoir l’explication de tous les modes d’oraison que vous m’avez énumérés en commençant.

L’ÉPOUX. — Je le souhaite davantage encore, je te l’assure, car mon désir est de t’éviter toute fatigue.

CONTEMPLATION DE MA DIVINITÉ ET DE MON HUMANITÉ RÉUNIES

Le cinquième mode d’oraison consiste à envisager à la fois ma divinité et mon humanité. L’âme, dans cette voie d’oraison, relève bien haut toutes les actions que j’ai accomplies dans le monde, si minimes soient-elles en elles-mêmes, et me fait une estime merveilleuse. Mon grand serviteur Augustin exerçait ce mode d’oraison, lorsqu’il s’écriait, rempli d’admiration : Un Dieu homme ! Comme s’il avait dit : Un Dieu homme, qui est transi de froid, qui s’assied parce qu’il est fatigué, qui mange parce qu’il a faim, qui pleure de compassion, qui se donne en nourriture et qui meurt d’amour !

Dans ce mode d’oraison encore, l’âme, sachant que je suis dans toutes les créatures, sensibles ou insensibles, par essence, par présence et par puissance, me voit en elles et, à cause de moi, leur porte un souverain respect, une révérence profonde. Elle se prosterne devant chacune d’elles et s’abîme elle-même dans le fond de son néant et de ses péchés.

C’est un mode d’oraison extrêmement élevé et que je t’accorde rarement. Mais cela importe peu. Qu’il te suffise d’avoir reçu quelques talents et l’entrée à quelques voies et à quelques portes, et même de n’en jouir que par intervalles, sans vouloir marcher par toutes les voies ni entrer par toutes les portes.

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UNION

Celui à qui j’accorde ce dernier mode d’oraison reçoit en quelque sorte six talents. Tu en jouis souvent, et même presque toujours. Lorsque tu en es en possession, tu expérimentes que si tu vis, ce n’est plus toi qui vis, c’est moi qui vis en toi, qui connais en toi, qui aime en toi, qui parle en toi, qui agis en toi en toutes choses, comme si j’étais toi-même, ayant ton habit, ta santé, ton emploi. Ceci, c’est la réalisation de cette parole de mon Apôtre : Je vis, non plus moi, mais le Christ en moi 1.

Comment se fait-il, dis-moi, que pendant bien des années, il te semblait n’avoir plus de vouloir, ni à l’égard des biens, ni à l’égard des maux, ni à l’égard de Moi-même, et que tu reposais très réellement en paix ineffable dans une contemplation très suave et très amoureuse, remplissant les offices de Marthe et de Marie, sans les remplir ? Sais-tu ce que c’était et ce que c’est encore que cet état, lorsque tu en es favorisée ? C’est l’état où je vis en toi.

L’ÉPOUSE. — Ne m’en dites pas davantage, Seigneur, car je ne puis plus supporter votre opération. Je vous en supplie, retirez-moi de la prison de mon corps et emmenez-moi avec vous, au séjour où cette union s’accomplisse dans toute sa perfection et où vous vivrez en moi dans les siècles des siècles ! Amen.

1 Vivo ego, non ¡ am ego, vivit vere in me Christus. (Galat., ii, 20.)



AVIS ET SENTENCES

Avant Propos aux Avis et Sentences

Anne-Marie de Jésus, religieuse de l’Incarnation d’Avila, a déposé juridiquement touchant la sainteté du P. Jean de la Croix et spécialement touchant la direction qu’il donnait aux religieuses de cette communauté, alors qu’il était confesseur et chapelain du monastère. « Il avait grâce, dit-elle, pour consoler les âmes qui traitaient avec lui, soit qu’il les entretînt de vive voix, soit qu’il leur remît des billets — dont j’ai moi-même reçu quelques-uns, — soit qu’il leur fit tenir des écrits spirituels, que je serais bien heureuse d’avoir encore aujourd’hui 1. »

« Les religieuses de cette communauté étant nombreuses et la direction qu’elles reçurent du saint Père ayant duré cinq ans », fait remarquer très justement le P. Silverio, « nombreux furent certainement les conseils et Avis spirituels qu’il écrivit pour elles, comme prolongation et réminiscence assurée de son enseignement oral. Il n’est pas téméraire de supposer qu’en plus des écrits de ce genre destinés au monastère de l’Incarnation, il y en eut d’autres analogues, rédigés probablement pour quelques-unes des Déchaussées de Saint-Joseph d’Avila et d’autres personnes, tant religieux que séculiers, qui se confièrent à lui durant cette même période, où il se consacrait exclusivement au ministère de la confession et de la direction spirituelle 2. »

Après les religieuses de l’Incarnation d’Avila, le docteur mystique dirigea les Carmélites de Beas, de Grenade, de

1 No 19 407 de la Bibl. nat. de Madrid, fol. 150. Cf. P. Silverio, t. 1, p. 131.

2 Introd. à los Avisos, t. IV, p., xxxviii.

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Caravaca, de Ségovie. Là encore nous avons la preuve — et pour Beas des preuves très nombreuses — qu’il suivait pour leur direction spirituelle la même ligne de conduite : prolonger et fixer par des sentences écrites l’enseignement du confessionnal et celui des exhortations générales aux communautés.

De ce précieux trésor, quelques bribes seulement ont survécu, et nous les devons aux religieuses de Beas. « Celles-ci, a écrit le P. Alphonse de la Mère de Dieu, lui disaient, quand il reprenait le chemin de son monastère, combien ses enseignements allaient leur manquer. Il leur répondait : “Si je ne reviens pas, faites comme la petite brebis, ruminez ce que je vous ai enseigné lorsque j’étais avec vous.” C’est ce qu’elles faisaient, méditant ce qu’elles avaient entendu, relisant les sentences qu’il leur avait laissées sur des billets. Lorsqu’il revenait, il leur faisait rendre compte de leur avancement, pesant les négligences qui leur étaient échappées, bref mettant en action son dévouement plein de sollicitude 1. »

Toutes ses paroles », nous dit l’une d’elles, Madeleine du Saint-Esprit, « étaient baignées de la lumière du ciel. J’avais soin d’en noter quelques-unes, pour avoir la consolation de les lire quand, par suite de ses absences, je ne pouvais m’entretenir avec lui. On m’a pris ces papiers, sans me donner le temps de les copier. »

Vraisemblablement Madeleine du Saint-Esprit et ses compagnes de Beas n’étaient pas les seules à former ces bouquets de Sentences spirituelles. À Grenade, à Caravaca, à Ségovie et ailleurs, elles avaient certainement des imitatrices. Ainsi s’élaborèrent diverses collections d’Avis et de Sentences, dont beaucoup périrent lors de la persécution soulevée contre le Saint peu avant sa mort. Un certain nombre cependant échappa à la destruction.

1 Cf. P.Silverio Introd. À los Avisos, p. XL

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Outre ces collections, d’autres, plus précieuses encore, furent formées et rédigées par Jean de la Croix lui-même. L’une d’elles, venue au moins partiellement jusqu’à nous, est connue sous le nom de Manuscrit d’Andujar. Le P. André de l’Incarnation a donné à son sujet deux attestations. La première est du 30 janvier 1760 et se trouve au manuscrit 6296 de la Bibliothèque nationale de Madrid. Dans la seconde, qui est du jour précédent, il s’exprime ainsi : « Je déclare qu’autant que j’en puis juger après un examen attentif de puisl'ensemble et des détails, c’est très certainement un original de la propre main du sublime et saint docteur mystique Jean de la Croix, dont je connais par ailleurs la véritable écriture, pour avoir vu et manié ses autographes pendant l’espace de cinq ans : Andujar. 29 janvier 1760. »

M. Baruzi parle ainsi du manuscrit d’Andujar : « Toutes ses paroles », nous dit l’une d’elles, Madeleine du Saint-Esprit, « étaient baignées de la lumière du ciel. J’avais soin d’en noter quelques-unes, pour avoir la consolation de les lire quand, par suite de ses absences, je ne pouvais m’entretenir avec lui. On m’a pris ces papiers, sans me donner le temps de les copier. »

« On voit en l’église de Santa Maria la Mayor un manuscrit de onze folios, recto et verso, dont l’histoire récente peut être aisément reconstituée, Nous savons, en effet, que le comte de la Quinteria donna, en 1918, à l’église où nous les trouvons aujourd’hui les feuillets qui, par son mariage, lui venaient des Piedrola, famille depuis longtemps en possession du manuscrit. En 1760, dans une note qui fait suite au texte lui-même et où le P. Andrès de la Encarnación examinait l’authenticité du manuscrit, il est déjà fait allusion à l’ancienne tradition d’après laquelle les membres de la famille de Piedrola considéraient comme un manuscrit de Jean de la Croix lui-même le petit recueil dont il s’agit. Mais d’où leur venait le manuscrit ? Le P. Andrès de la Encarnacion, dans l’un des fragments inédits que conserve la Biblioteca Nacional de Madrid, priait que l’on s’enquît auprès des Piedrola eux-mêmes de l’origine des feuillets : Aberiguese de ellos, écrivait-il, donde le ubieron. La famille de Piedrola savait-elle encore au xviii e siècle l’histoire du

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manucrit ? Rien, en tout cas, ne subsiste aujourd’hui de cette tradition possible 1. »

La première et la seconde feuilles ont une face blanche, ce qui provient sans doute de ce que le Saint a tourné par mégarde deux pages au lieu d’une. L’identité de l’écriture avec la sienne est manifeste ; elle se trouve d’ailleurs attestée par le P. André de l’Incarnation, qui a si longuement et si minutieusement étudié les écrits de son bienheureux Père.

Le cahier contenait sans doute un plus grand nombre de feuilles, car la dernière se termine par le commencement d’une phrase que le Saint a certainement dû achever. Il manque donc à tout le moins une page à la fin. Le Prologue que nous donnent les Éditions est indubitablement de Jean de la Croix ; il devait se trouver en tête du manuscrit d’Andujar, mais il a disparu.

À qui s’adressait le manuscrit ? Une antique transcription, qui se trouve chez les Carmélites de Burgos, porte en tête l’affirmation qu’il s’adressait à Françoise de la Mère de Dieu, carmélite de Beas. Au témoignage du P. André de l’Incarnation, une note que confirme celle-ci était jointe à une autre transcription, appartenant aux Carmélites d’Alcala. Cette note marquait que « l’écrit avait été donné par le Saint à une carmélite de Beas ».

Il est possible que les religieuses aient réuni au manuscrit de saint Jean de la Croix bon nombre des sentences détachées qu’il leur remettait personnellement. Ce qui semble l’indiquer, c’est que les anciennes transcriptions contiennent plus d’Avis que le manuscrit original, lequel du reste — ne l’oublions pas — est incomplet.

Voici ce que le P. Alphonse de la Mère de Dieu nous dit de ces sentences particulières : « Lorsque le Saint,

1 Jean Baruzi : Aphorismes de saint Jean de la Croix, texte établi et traduit d’après le manuscrit autographe d’Andujar. 1924. Introd., p. xiii.

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quittant le monastère de Beas, rentrait dans son couvent du Calvaire, il laissait à chacune des religieuses une sentence qu’il savait devoir lui être particulièrement utile, avec recommandation de la relire et de s’exercer avec ferveur à la vertu qu’elle indiquait. Les religieuses faisaient tant d’estime de ces sentences, qu’elles les conservaient encadrées, ce que j’ai pu constater bien des années après. »

Par lettres aussi, d’après le même historien, le saint Père avait coutume d’envoyer aux mêmes religieuses des Avis et des Sentences. « Tant à cette époque de son priorat au Calvaire, dit-il, qu’au temps où il était Supérieur à Baeza et à Grenade, puis Vicaire Provincial, il favorisait le monastère de Beas de ses visites ou bien de lettres spirituelles adressées aux religieuses. Ces lettres contenaient nommément pour chaque Sœur, en commençant par la prieure et en descendant jusqu’à la moindre, une sentence spirituelle à laquelle il recommandait de s’exercer en vue de croître dans la vertu. Ces sentences étaient si heureusement choisies, qu’on eût dit qu’il voyait les besoins de chaque âme, et les religieuses les recevaient comme des oracles du ciel 1.

Le P. Jérôme de Saint-Joseph parle de même.

Madeleine du Saint-Esprit, l’une des religieuses en question, confirme comme il suit le témoignage des historiens du Saint.

“Le vénérable Père, entre autres écrits qu’il nous adressait, envoya une fois à chacune de nous un mot destiné à son avancement spirituel. Je les ai tous transcrits ; mais on ne m’a laissé que les deux suivants : Ayez le cœur vaillant à l’encontre de tout ce qui pourrait vous porter vers ce qui n’est pas Dieu, et soyez amie des souffrances endurées pour Jésus-Christ. Promptitude à l’obéissance, joie dans la souffrance. Mortifier la vertu, ne vouloir rien savoir. Silence et espérance.

1 Vida, virtudes y nulagros del santo Padre Fray Juan de la Cruz. Lib., I, cap. xxxvii.

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Une autre religieuse de la même communauté s’appliquait, elle aussi, à collectionner les sentences du docteur mystique. Écoutons encore le P. Alphonse de la Mère de Dieu.

« Parmi les religieuses de ce monastère il y en avait une, nullement ignorante, appelée Catherine de Saint-Albert. Comme elle remarquait que toutes les paroles sorties de la bouche du saint Père étaient vraiment célestes, elle avait soin de mettre par écrit toutes celles qu’elle l’entendait prononcer. Elle réunit ces notes aux sentences concernant les vertus, qu’il donnait aux religieuses en leur recommandant de s’y exercer, et forma ainsi un livre qui lui servait, disait-elle, de maître et de guide lorsqu’elle était privée de la présence de l’homme de Dieu. Après la mort de celui-ci, elle garda précieusement ce livre, et d’autres personnes, pour qui elle le transcrivait en vue de leur profit spirituel, conservaient avec le même soin ces transcriptions. On remarqua que lorsque cette religieuse notait ainsi ce qu’elle avait entendu dire au Saint, Dieu lui donnait un sentiment si vif des pensées de celui-ci relativement à telle ou telle sentence, qu’elle se trouvait tout enflammée de l’amour divin et demeurait comme ravie en extase. »

Non seulement les Carmélites de Beas, et sans doute d’autres monastères encore, notaient par écrit les enseignements de leur Père, mais les religieux du Calvaire en formaient eux aussi des recueils. Ces diverses collections sont évidemment celles qui vinrent à la connaissance du P. Alphonse et d’autres contemporains de notre Saint. De là et des recueils formés par Jean de la Croix lui-même provenaient les cent Avis qui trouvèrent place dans l’Édition latine de 1639, où ils virent pour la première fois le jour, avec le Prologue et la Prière de l’âme embrasée d’amour. Toutes les sentences de l’autographe d’Andujar étaient reproduites ; plus un certain nombre dont on ne sait pas exacte ment la provenance. Selon l’opinion du P. Gérard, ces sentences additionnelles viendraient d’une collection formée par le P. Jérôme de Saint-Joseph, et dont le P. André de l’Incarnation a donné le détail.

En 1649 les Avis étaient introduits pour la première fois dans une édition espagnole des Œuvres, mais avec des variantes très notables. Le Recueil se trouvait imparfait et incomplet. Il continua cependant à s’imprimer jusqu’à l’édition de 1693. Cette édition, dont l’auteur est inconnu, donna les Avis conformément à l’autographe d’Andujar et en ajouta un bon nombre d’autres, qui semblent authentiques.

‘En 1701, une nouvelle édition présenta les Avis et Sentences divisés en vingt-cinq classes et à chacune était donné un titre notant la nature des Avis qu’elle comprenait : « Imitation de Jésus-Christ », “Vertus théologales”, “Appétits désordonnés”, “Crainte de Dieu”, etc. On peut dire que ces diverses classes contenaient un abrégé de la principale doctrine du Saint. Vient d’abord le Prologue des Avis d’Andujar, mais très modifié en vue d’une amélioration littéraire. Quant aux Sentences, la plupart sont tirées des CEuvres, avec indication en marge, de la provenance. À la page 50, incluse dans la Classe VI le on trouve la “Prière de l’âme embrasée d’amour”, fort changée et augmentée si on la compare à celle du manuscrit d’Andujar. Parfois on rencontre, entremêlées aux Sentences, des poésies du Saint et même des poésies de sainte Thérèse. En somme, l’édition a son utilité, eu égard aux fins que s’est proposées la piété de l’auteur, mais pour la reproduction fidèle des Avis elle ne sert de rien et elle a fait obstacle à la continuation des Avis tels que les donnait l’édition de 1693 1.’

Dans la grande édition de Séville (1703) les Avis se

1 P. Silverio : Introd. à las Avisos. T. IV, p. 11.

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trouvèrent portés au chiffre de trois cent soixante-cinq, par le fait qu’on avait voulu se conformer au nombre des jours de l’année. À partir de cette époque, toutes les éditions, même celle de Tolède, reproduisirent le Recueil d’Avis de celle de Séville. Le P. Gérard toutefois donna correctement les Avis d’Andujar, mais il ne sut pas s’exempter des divisions et classifications inaugurées par l’édition de 1701.

Le P. Silverio avertit ses lecteurs que, dans cette matière si embrouillée des Avis de saint Jean de la Croix, il tient à ne donner rien que de légitime, sans mélanges ni additions, car, fait-il remarquer « si bonnes que celles-ci puissent être, elles seraient réprouvables et dignes d’élimination. Nous voulons, déclare-t-il, des fruits mûrs, cueillis sur l’arbre même du docteur mystique, non ceux que d’autres intelligences ont transformés. Pour ce qu’ils peuvent avoir d’édifiant, il y a des éditions spéciales 1 ».

Nous suivrons le P. Silverio dans le choix qu’il a fait. Comme lui, nous donnerons naturellement en premier lieu les Avis qui se trouvent à l’autographe d’Andujar ; puis, ceux que fournit, sous le titre de Puntos de amor, le manuscrit de Burgos, auquel il accorde une très grande confiance ; ensuite, la collection qui provient de la Mère Madeleine du Saint-Esprit ; enfin, une collection due à la sollicitude du P. André de l’Incarnation, et que, pour ce motif, le P. Silverio regarde comme sûre.

Pour ne rien laisser à désirer à nos lecteurs, nous ne les priverons pas des Avis qui demeurent après élimination faite. En effet, si l’origine de quelques-uns d’entre eux reste un peu douteuse, il est vraisemblable que le plus grand nombre est authentique. Nous placerons donc ces Avis à la suite des premiers, avec une numérotation différente et en marquant chacun du signe *

1 Introduccion à los avisos, p. LIII.


Avis et Sentences

PROLOGUE DU MANUSCRIT D’ANDUJAR

O mon Dieu, mes délices ! C’est pour ton amour que mon âme a composé ces enseignements spirituels, imprégnés de ta lumière et de ton amour. Pour moi, je n’en ai que la formule, je n’en possède ni les œuvres ni les vertus, et cependant, ô mon Maître, tu t’y complais bien autrement qu’aux paroles et à la sagesse qui s’y peut rencontrer. Mais d’autres âmes peut-être, en me lisant, s’avanceront flans ton amour et ton service, en quoi je manque. Ainsi, mon âme goûtera du moins la consolation d’avoir contribué à te faire trouver en d’autres ce qui lui fait défaut à elle-même.

Tu aimes, Seigneur, la prudence, tu aimes la lumière, tu aimes l’amour par-dessus toutes les autres opérations de l’âme. Ces avis donneront la prudence au voyageur, ils l’éclaireront dans son chemin, ils l’enflammeront d’amour durant sa marche. Dès lors, loin de nous la rhétorique mondaine, les périodes et la sèche éloquence de l’humaine sagesse, sagesse plate et trompeuse qui te déplaît toujours ! Adressons au cœur les paroles baignées de douceur et d’amour, qui te sont si agréables. Peut-être feront-elles tomber des obstacles contre lesquels beaucoup d’âmes vont trébucher par ignorance. Elles croient bien faire et s’imaginent marcher droit, et cependant elles ne suivent point la voie qu’a suivie ton très doux Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, celle qui nous rend semblables à lui, qui nous conforme à sa vie, à ses dispositions, à ses vertus, par l’imitation de son dénuement et de sa pauvreté d’esprit.

Tout cela, daigne nous le donner, ô Père des miséricordes, car sans toi, Seigneur, notre impuissance est absolue.

AVIS ET SENTENCES DU MÊME AUTOGRAPHE D’ANDUJAR

1. En tout temps le Seigneur a révélé aux mortels les trésors de sa Sagesse et de son Esprit ; mais à présent que la malice marche davantage à visage découvert, il les révèle plus abondamment.

2. O Seigneur mon Dieu, l’âme qui te cherche avec un amour pur et simple, ne manquera pas de te trouver au gré de ses désirs, car tu te montres le premier à ceux que te cherchent et tu viens bénignement à leur rencontre.

3. Le chemin a beau être doux et aplani aux hommes de bonne volonté, le voyageur avancera peu et avec peine s’il manque de courage, s’il a les pieds malades et s’il discute avec lui-même sur ce qu’il doit faire.

4. I1 vaut mieux avancer avec un fardeau en compagnie d’un homme robuste, que de marcher sans fardeau en compagnie d’un infirme. Quand tu portes un fardeau, tu es en compagnie de Dieu, qui est lui-même ta force, car il est proche de ceux qui sont dans la tribulation. Quand tu n’as point de fardeau, tu es en société avec toi-même qui n’es qu’infirmité. L’énergie et la vigueur de l’âme grandissent et se fortifient dans les épreuves de la patience.

5. Celui qui refuse l’appui d’un maître et d’un conducteur deviendra semblable à l’arbre solitaire et sans maître dans la campagne. Cet arbre a beau porter du fruit, les passants les cueilleront avant qu’ils arrivent à maturité.

6. L’arbre cultivé et gardé pour le bénéfice de son maître, donne au temps voulu le fruit qu’on en attend.

7. L’âme vertueuse, mais qui est seule et dépourvue

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de direction, ressemble au charbon allumé, mais solitaire : il perdra sa chaleur, au lieu de l’accroître.

8. Celui qui est seul lorsqu’il tombe, reste seul après sa chute. Il fait peu de cas de son âme, puisqu’il se repose d’elle sur lui-même.

9. Tu ne crains pas de tomber étant seul : comment penses-tu te relever seul ? Songe que deux réunis sont plus forts qu’un seul.

10. Celui qui tombe étant chargé, se relèvera malaisément si on ne le décharge.

11. Si un aveugle tombe, il ne pourra se relever seul, ou, s’il y parvient, il se dirigera ailleurs qu’il ne faudrait.

12. Dieu préfère en toi le moindre degré de pureté de conscience à toutes les bonnes œuvres que tu pourrais faire.

13. Dieu préfère de toi le moindre degré d’obéissance et de soumission à tous les services que tu prétends lui rendre.

14. Dieu préfère te voir disposé à endurer la sécheresse et la souffrance pour son amour, qu’enrichi de consolations, de visions et de saintes méditations.

15. Renonce à tes convoitises, et tu trouveras ce que ton cœur désire. Que sais-tu si ce que tu souhaites est selon Dieu ?

16. O très doux amour de Dieu inconnu ! Celui qui a trouvé la source de tes eaux, a trouvé le repos.

17. Puisqu’en suivant ta volonté, il t’en reviendra double amertume, renonce à la suivre, bien que tu doives rester dans l’amertume.

18. L’âme qui porte en soi le moindre appétit des choses du monde a plus d’indécence et d’impureté pour s’approcher de Dieu, que si elle était plongée dans les ténèbres et accablée de toutes sortes de tentations déshonnêtes et fâcheuses, pourvu que sa volonté raisonnable n’y consentît pas. En ce cas, au contraire, elle peut s’approcher de Dieu

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avec confiance, pour faire la volonté du divin Maître qui a dit : Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés et je vous referai.

19. L’âme qui avec sécheresse et difficulté se soumet à ce que demande la raison, est plus agréable à Dieu que celle qui, manquant de cette soumission, travaille avec consolation.

20. Une œuvre, si petite qu’elle soit, accomplie volontairement en secret, loin du regard des hommes, plaît davantage à Dieu que mille autres accomplies dans le désir d’être vu des hommes. Celui-là, en effet, qui agit pour Dieu' avec un amour très pur, non seulement est indifférent aux regards des hommes, mais n’agit même pas pour être vu de Dieu. Et quand Dieu n’en devrait jamais avoir connaissance, il ne laisserait pas de lui rendre les mêmes services avec la même joie et la même pureté d’amour.

21. L’œuvre faite uniquement et entièrement pour Dieu, avec un cœur pur, acquiert un royaume à celui qui la fait.

22. L’oiseau qui s’est posé sur la glue à un double travail à faire : il doit se détacher de la glue et puis s’en purifier. Ainsi l’âme qui satisfait son appétit aura d’abord la peine de s’en détacher ; et, une fois détachée, elle devra se purifier de la souillure qui lui est demeurée.

23. Celui qui ne se laisse pas emporter par ses appétits volera légèrement dans la carrière spirituelle, semblable à l’oiseau qui a toutes ses plumes.

24. La mouche qui se pose sur le miel ne peut plus voler, et l’âme qui s’attache aux consolations spirituelles n’est plus libre pour la contemplation.

25. Ne te rends point présent aux créatures, si tu veux garder le visage de Dieu clair et sans tache dans le miroir

de ton âme. Au contraire, vide et sépare ton esprit de tout ce qui est créé, et tu marcheras au milieu des splendeurs divines, car Dieu ne ressemble pas aux créatures.

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PRIÈRE D’UNE ÂME EMBRASÉE D’AMOUR

Seigneur mon Dieu, mon Bien-Aimé ! Si le souvenir de mes péchés t’empêche de m’accorder la grâce que je sollicite, accomplis, Seigneur, ta volonté, car c’est là ce que je préfère. Et cependant, j’ose t’en supplier, donne lieu à ta bonté, à ta miséricorde de resplendir dans le pardon que tu m’accorderas. Si ce sont mes œuvres que tu attends pour m’accorder l’objet de ma requête, donne-les-moi en les opérant toi-même en moi, joins-y les peines que tu voudras bien accepter, et qu’elles viennent.

Que si tu n’attends pas mes œuvres, qu’attends-tu, ô mon très aimant Seigneur ? que tardes-tu ? Si ce que je te demande au nom de ton Fils est un don de grâce et de miséricorde, daigne prendre nia pauvre obole, puisque tu la désires, et donne-moi le trésor que je sollicite, puisque ta volonté est aussi de me le donner.

Qui pourra, ô Dieu, s’affranchir des modes et des ternies vulgaires, si tu ne l’élèves toi-même jusqu’à toi en pureté, d’amour ? Comment montera jusqu’à toi l’homme engendré, nourri dans les bassesses, si tu ne le relèves, Seigneur, de cette même main qui l’a formé ?

Tu ne me retireras point, ô mon Dieu, ce que tu m’as une fois donné en me donnant ton Fils unique, ,Jésus-Christ, en qui tu m’as donné tout ce que je puis désirer. Aussi je veux nie réjouir, car tu ne tarderas pas, si je t’espère véritablement.

Et toi, mon âme, qu’attends-tu, puisque dès maintenant tu peux aimer Dieu dans ton cœur ?

Les cieux sont à moi et la terre est à moi. À moi les nations, à moi les justes, à moi les pécheurs. Les anges sont à moi et la Mère de Dieu est à moi. Tout est à moi. Dieu est à moi et pour moi, puisque le Christ est à Aloi et tout entier pour moi. Après cela, que demandes-tu et que

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cherches-tu, ô mon âme ? Tout est à toi et entièrement pour toi. Sois fière et ne t’arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Sors et glorifie-toi de ta gloire. Réjouis-toi, et tu obtiendras ce que ton cœur demande.

***

26. L’esprit bien pur ne s’embarrasse point dans les attentions étrangères et dans les vues humaines, mais parfaitement seul, séparé intérieurement de toutes les formes et images, il communique avec Dieu en très douce quiétude, car c’est dans un divin silence qu’il le connaît.

27. L’âme embrasée d’amour est souple, douce, humble et patiente.

28. L’âme, dure par elle-même, s’endurcit encore dans son amour-propre. Si ton amour, ô bon Jésus, ne vient pas adoucir cette âme, elle persévérera toujours dans sa dureté naturelle.

29. Celui qui laisse passer l’occasion favorable, est semblable à celui qui laisse l’oiseau s’échapper de sa main : il ne pourra le ressaisir.

30. Je ne te connaissais pas, mon Seigneur, parce que je voulais savoir et goûter autre chose.

31. Que tout se bouleverse, j’y consens de grand cœur, Seigneur mon Dieu, pourvu que nous nous fixions en toi.

32. Une seule pensée de l’homme vaut plus que le monde ; c’est pour cela que Dieu seul en est digne.

33. Que ce qui n’a point de sentiment s’attache à ce qui est insensible ; que le sens vive de ce qui est sensible ; que la pensée de l’homme soit pour l’Esprit de Dieu.

34. Considère que ton ange gardien ne meut pas toujours ton appétit à l’action et que pourtant il illumine toujours ta raison. Ainsi donc, pour pratiquer la vertu, n’attends pas le goût spirituel ; ta raison et ton entendement te suffisent.

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35. L’appétit ne donne pas lieu à la motion de l’ange, lorsqu’il est appliqué à autre chose.

36. Mon esprit s’est desséché, Seigneur, parce qu’il a oublié de se nourrir de toi.

37. Ce que tu cherches, ce que tu désires avec ardeur, tu ne le trouveras point par ta propre industrie, ni même par la haute contemplation, mais dans la profonde humilité et la docilité du cœur.

38. Tu auras beau faire, tu n’arriveras pas à la saveur et à la suavité spirituelle, si tu ne t’appliques à la mortification de tous tes désirs.

39. Remarque bien que la fleur la plus délicate est celle qui se flétrit le plus vite et perd plus promptement son parfum. Par conséquent, garde-toi de chercher la jouissance, car tu serais inconstant. Cherche bien plutôt à te faire un esprit robuste, détaché de tout. Alors tu goûteras une douceur, une paix abondante. Le fruit savoureux et durable se cueille en terrain froid et sec.

40. Songe que ta chair est faible et que rien de ce qu’il y a dans le monde ne saurait donner vigueur à ton esprit ni consolation à ton âme. Ce qui naît du monde est monde et ce qui naît de la chair est chair. Le bon esprit naît de l’Esprit de Dieu, et il ne se communique ni par le monde ni par la chair.

41. Consulte ta raison et fais ce qu’elle t’indique pour avancer dans la voie de Dieu. Tu t’en trouveras mieux vis-à-vis de ton Dieu que de toutes les œuvres que tu fais sans la consulter et de toutes les consolations spirituelles auxquelles tu aspires.

42. Bienheureux celui qui, laissant de côté son goût et son inclination, considère les choses suivant la raison et la justice, et agit en conséquence.

43. Celui qui agit suivant la raison est semblable à celui qui prend une nourriture substantielle, et celui qui

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se conduit d’après les goûts de sa volonté ressemble à celui qui se nourrit de fruits sans consistance.

44. Tu viens, Seigneur, avec joie et tendresse relever celui qui t’offense, et moi je ne vais pas relever et combler d’égards celui qui m’irrite.

45. O puissant Seigneur, si une étincelle de ton pouvoir de justice a tant d’action sur un prince mortel, qu’il lui fait gouverner et conduire les nations, que ne fera pas ta toute-puissante justice sur le juste et sur le pécheur !

46. Si tu purifies ton âme des propriétés étrangères et des appétits sensitifs, tu entendras les choses spirituellement. Si tu renonces à ton appétit en ces mêmes choses, tu jouiras de ce qu’il y a en elles de spirituel, parce que tu percevras ce qu’elles renferment de réel.

47. Seigneur, mon Dieu, tu ne t’éloignes point de celui qui ne s’éloigne pas de toi. Comment peut-on dire que tu t’absentes ?

48. II a réellement surmonté toutes choses, celui qui n’est ni ému de joie par le goût qu’elles inspirent, ni ému de tristesse par le chagrin qu’elles causent.

49. Si tu veux arriver au saint recueillement, avance non en admettant, mais en refusant.

50. Où que j’aille avec toi, ô mon Dieu, ce sera où je voudrai aller pour toi.

51. Il est incapable d’arriver à la perfection, celui qui ne vise pas à se contenter de peu, en sorte que ses désirs naturels et spirituels se trouvent satisfaits dans le vide de toutes choses. Ceci est indispensable pour arriver à la tranquillité suprême, à la paix souveraine de l’esprit. Lorsqu’on agit ainsi, l’amour de Dieu est habituellement en acte dans une âme pure et simple.

52. Puisque Dieu est inaccessible, n’attache aucune importance à ce que tes puissances peuvent percevoir et ton sentiment goûter ; autrement tu te satisferais de ce qui est moins que Dieu et ton âme perdrait la légèreté' nécessaire pour aller à lui.

53. Tel qu’un homme tirant péniblement un chariot jusqu’au sommet d’une côte, ainsi chemine vers Dieu celui qui ne sait pas secouer ses sollicitudes, éteindre ses appétits.

54. La volonté de Dieu n’est pas que l’âme se trouble ni se tourmente de quoi que ce puisse être. Si cela lui arrive, au milieu des événements de ce monde, c’est à cause de sa faiblesse dans la vertu, car une âme parfaite se réjouit de ce qui attriste une âme imparfaite.

55. Le chemin de la Vie est de peu de bruit et de peu d’affaires. Il requiert plutôt la mortification de la volonté que le grand savoir. Celui qui prendra le moins des choses créées et des satisfactions qu’elles procurent, avancera davantage dans ce chemin.

56. Sache bien que, pour plaire à Dieu, il s’agit moins de faire beaucoup de choses que de les faire avec une bonne volonté, sans propriété ni respect humain.

57. Au soir de la vie, on t’interrogera sur l’amour. Apprends donc à aimer Dieu comme il veut être aimé et renonce à ton être imparfait.

58. Évite de te mêler des affaires d’autrui et même d’en occuper ton esprit ; autrement tu ne pourrais peut-être pas remplir ta propre tâche.

59. Ne t’imagine pas que celui en qui tu ne vois pas briller les vertus auxquelles tu penses n’est pas agréable à Dieu. Il l’est peut-être par ce à quoi tu ne penses pas.

60. L’homme ne sait ni se réjouir ni s’affliger à propos, parce qu’il ne sait pas faire la différence entre le bien et le mal.

61. Prends garde de ne pas t’attrister trop vite des accidents qui arrivent dans le monde, car tu ignores le bien dont ils sont la source et qui, dans les jugements de Dieu, est ordonné au bonheur éternel des élus.

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62. Ne te réjouis pas dans les prospérités temporelles, car tu ne sais pas si elles t’assurent la vie éternelle.

63. Dans la tribulation, recours à Dieu sans retard et avec confiance : tu en seras fortifié, éclairé, enseigné.

64. Dans les joies et la consolation, recours également à Dieu sans retard, avec crainte et dans la vérité : tu éviteras ainsi d’être séduit et enveloppé dans la vanité,

65. Choisis Dieu pour époux et pour ami, et entretiens avec lui un commerce continuel. Ainsi tu ne pécheras pas, tu apprendras à aimer, et les affaires dont tu seras obligé de t’occuper auront pour toi une heureuse issue.

66. Tu t’assujettiras sans peine les personnes et les choses, si tu les oublies en t’oubliant toi-même.

67. Adonne-toi au repos, rejette les sollicitudes, ne te soucie d’aucun événement de la vie ; ainsi tu serviras Dieu d’une manière qui lui sera très agréable et tu te réjouiras en lui.

68. Sache bien que Dieu ne règne qu’en l’âme paisible et désintéressée.

69. Tu auras beau agir beaucoup, si tu ne sais pas renoncer à ta volonté et te soumettre, en perdant tout souci de toi-même et de ce qui te concerne, tu n’avanceras pas dans la perfection.

70. Que sert de donner à Dieu une chose lorsqu’il en demande une autre ? Considère ce que Dieu veut de toi et accomplis-le. Par là tu procureras à ton cœur plus de satisfaction qu’en lui accordant ce qu’il désire.

71. Comment oses-tu te réjouir ainsi sans aucune crainte, puisqu’il te faudra paraître devant Dieu et lui rendre compte de la moindre parole, de la moindre pensée ?

72. Songe qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, et que si tu ne veilles sur toi-même, ta perte est plus certaine que ton salut, car bien étroit est le sentier qui mène à la vie éternelle.

73. Garde-toi de la joie vaine, car tu sais combien de péchés tu as commis et tu ignores ce que Dieu pense de toi. Ainsi tremble, tout en gardant la confiance.

74. Puisqu’à l’heure de la reddition des comptes tu regretteras de n’avoir pas remployé le temps présent au service de Dieu, pourquoi ne l’emploies-tu pas maintenant comme à l’heure de la mort tu voudrais l’avoir fait ?

75. Si tu veux voir naître en ton cœur la dévotion et grandir l’amour de Dieu, avec le désir des choses divines, purifie ton âme de tout appétit, de toute attache, de toute prétention, en sorte que tout te devienne indifférent. De même que le malade, quand il a rejeté des humeurs mauvaises, sent renaître en lui la santé et retrouve le désir des aliments, ainsi tu recouvreras la santé spirituelle si tu suis le traitement que je viens d’indiquer. Autrement, quelque effort que tu fasses, tu ne gagneras rien.

76. Si tu désires trouver la paix, la satisfaction de l’âme, et servir Dieu véritablement, ne te contente pas de ce que tu as déjà laissé, car peut-être es-tu autant et plus embarrassé dans la voie où tu marches aujourd’hui, que tu ne l’étais précédemment. Abandonne donc ce qui te reste et tiens-toi à ce bien qui attire tous les autres ; je veux dire la solitude jointe à l’oraison et aux saintes et divines lectures. Apprends à y persévérer, dans l’oubli de tout ce qui ne t’incombe point par devoir. Tu plairas plus à Dieu en sachant te garder et te perfectionner toi-même qu’en acquérant toutes choses, car que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme 1 ?

1 Les mots deje perder su alma sont raturés et l’autographe s’arrête ici.

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AVIS DONNÉS PAR LE MANUSCRIT DE BURGOS

77. Réfrène soigneusement ta langue et ton imagination, aie habituellement ton affection en Dieu, et ton esprit se sentira divinement embrasé.

78. Ne cherche qu’en Dieu la nourriture de ton esprit. Détourne ton attention des choses créées, conserve la paix et le recueillement du cœur.

79. Garde le repos spirituel, en amoureuse attention à Dieu, et lorsqu’il sera nécessaire de parler, fais-le avec le même repos et la même paix.

80. Ayez un continuel souvenir de la vie éternelle et songez que les plus abaissés, les plus pauvres, ceux qui font le moins d’estime d’eux-mêmes, jouiront en Dieu d’une plus haute élévation et d’une plus grande gloire.

81. Réjouissez-vous toujours en Dieu votre salut, et dites-vous qu’il est bon de souffrir, en quelque manière que ce soit, pour Celui qui est souverainement bon.

82. Considérez combien vous avez besoin d’être ennemies de vous-mêmes et de marcher avec une sainte rigueur vers la perfection. Comprenez aussi que Dieu tient compte de toute parole prononcée sans l’ordre de l’obéissance.

83. Un intime désir que Notre-Seigneur vous donne ce qu’il sait vous manquer pour son honneur.

84. Si vous êtes crucifiée intérieurement et extérieurement avec Jésus-Christ, vous aurez en ce monde l’âme rassasiée et satisfaite, parce que vous la posséderez en votre patience.

85. Ayez une amoureuse attention à Dieu, sans désirer sentir ni comprendre rien de particulier en lui.

86. Ayez une continuelle confiance en Dieu, estimant en vous-même et en vos sœurs ce que Dieu estime davantage, c’est-à-dire les biens spirituels.

87. Entrez au dedans de vous-même et travaillez en la présence de l’Époux, qui est toujours présent et qui vous aime.

88. Soyez ennemie de donner entrée en votre âme à des choses qui ne contiennent aucune substance spirituelle, parce qu’elles vous feraient perdre le goût de la dévotion et le recueillement.

89. Que Jésus-Christ crucifié vous suffise ; avec lui peinez et reposez-vous. Pour cela, s’anéantir en toutes choses, extérieures et intérieures.

90. Faites en sorte que les créatures ne soient rien pour vous et vous rien pour elles ; mais, oubliant toutes choses, demeurez dans votre recueillement avec votre Époux.

91. Aimez beaucoup les souffrances et regardez-les comme peu de chose, afin de plaire à l’Époux, qui n’a pas hésité à mourir pour vous.

92. Ayez le cœur vaillant à l’encontre de tout ce qui pourrait vous entraîner vers ce qui n’est pas Dieu, et soyez amie de la Passion de Jésus-Christ.

93. Soyez intérieurement détachée de tout, ne placez votre jouissance en rien de temporel, et votre âme en retirera plus de bien qu’elle ne peut l’imaginer.

94. L’âme embrasée d’amour ne fatigue pas ni ne se fatigue.

95. On vêtira le pauvre qui sera trouvé nu, et l’âme qui se dépouillera de ses vouloirs et de ses non-vouloirs, sera revêtue par Dieu de sa propre pureté, de son plaisir, de sa volonté.

96. I1 y a des âmes qui se roulent dans la boue comme les animaux immondes, et d’autres qui prennent leur vol comme les oiseaux et deviennent dans les airs nettes et pures.

97. Le Père a dit une parole, qui est son Fils, et il la dit toujours dans un éternel silence, et c’est dans le silence que 1 l’âme l’entend.

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98. Nous devons mesurer les peines à nous-mêmes et ne pas nous mesurer aux peines.

99. Celui qui ne cherche pas la croix de Jésus-Christ ne cherche pas la gloire de Jésus-Christ.

100. Pour concevoir de l’amour pour une âme, Dieu ne jette pas les yeux sur la grandeur de cette âme, mais sur la grandeur de son humilité.

101. Celui qui rougira de me confesser devant les hommes, je rougirai aussi de le confesser devant mon Père, dit le Seigneur.

102. La chevelure que l’on peigne fréquemment deviendra brillante, et il sera aisé de la peigner aussi souvent qu’on le désire. De même l’âme qui examine souvent ses pensées, ses paroles et ses œuvres — qui sont comme ses cheveux — et qui agit en toutes choses par amour tiendra sa chevelure très brillante. L’Époux la considérera sur le cou de sa Bien-Aimée et en sera fait captif ; il sera blessé par un seul de ses yeux, c’est-à-dire par cette pureté d’intention dans laquelle cette âme fait toutes ses œuvres. La chevelure se peigne en commençant par le haut de la tête, si l’on veut la rendre brillante. Ainsi nos œuvres doivent avoir pour origine un très haut amour de Dieu, si nous voulons qu’elles soient pures et brillantes.

103. Le ciel est ferme et n’est pas sujet au changement. Nos âmes, qui sont de nature céleste, sont fermes et ne sont pas sujettes à engendrer des appétits ou quelque autre chose que ce soit, car elles ressemblent à Dieu et ne se meuvent jamais.

104. Ne prends pas ta nourriture dans les pâturages défendus, qui sont ceux de la vie présente, car bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. Ce que Dieu prétend, c’est de faire de nous des dieux par participation, comme il est Dieu par nature, ainsi que le feu qui convertit tout en feu.

105. Toute la bonté que nous avons n’est que prêtée, et Dieu la regarde comme son œuvre à lui. Dieu et son œuvre, c’est Dieu.

106. La sagesse entre par l’amour, le silence et la mortification ; c’est une grande sagesse de savoir se taire et de ne considérer ni les paroles ni les actes chez les autres.

107. Tout pour moi et rien pour toi.

108. Tout pour toi et rien pour moi.

109. Laisse-toi enseigner, laisse-toi commander, laisse-toi assujettir et mépriser, et tu seras parfaite.

110. La perfection n’est pas dans les vertus que l’âme reconnaît en soi, mais en celle que Notre-Seigneur discerne en l’âme. Or, c’est une lettre scellée. L’âme n’a donc pas de quoi présumer d’elle-même, mais de se tenir prosternée dans la poussière.

111. Tout appétit cause à l’âme quatre dommages : 10 il l’inquiète ; 20 il l’embarrasse ; 30 il la souille ; 40 il l’affaiblit ; 50 il la met dans les ténèbres.

112. L’amour ne consiste pas à sentir de grandes choses, mais à vivre en grande nudité et à souffrir pour le Bien-Aimé.

113. Le monde entier n’est pas digne de la pensée de l’homme, elle n’est due qu’à Dieu. Ainsi toute pensée qui ne va pas à Dieu est un vol dont nous nous rendons coupables envers lui.

114. Les puissances et les sens ne doivent pas s’appliquer tout entier aux choses que nous avons à traiter, mais seulement autant qu’il ne peut s’éviter ; pour le reste, il faut qu’ils restent libres de s’appliquer à Dieu.

115. Ne pas s’arrêter aux imperfections d’autrui, garder le silence et le commerce continuel avec Dieu, voilà ce qui déracine de grandes imperfections et met en possession de hautes vertus.

116. Les marques du recueillement intérieur sont au

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nombre de trois : la première est que l’âme ne goûte point les choses passagères ; la seconde, qu’elle aime la solitude,

le silence et recherche ce qu’il y a de plus parfait ; la troisième, que ce qui lui était auparavant un secours lui est une entrave, comme les considérations, les méditations, les actes ; l’âme, à l’oraison, n’a plus d’autre appui que la foi, l’espérance et la charité.

117. Si une âme a plus d’endurance pour souffrir, si elle supporte plus patiemment l’absence des goûts spirituels, c’est un signe qu’elle avance dans la vertu.

118. Les qualités du passereau solitaire sont au nombre de cinq. La première est qu’il s’élève toujours à ce qu’iI y a de plus haut ; la seconde, qu’il ne souffre aucune compagnie, même de ceux de son espèce ; la troisième, qu’il tourne son bec dans la direction du vent ; la quatrième, qu’il n’a pas de couleur déterminée ; la cinquième, qu’il chante suavement. L’âme contemplative doit avoir les mêmes qualités : elle doit s’élever au-dessus de toutes les choses passagères, n’en faisant pas plus de cas que si elles n’existaient point ; elle doit être si amie de la solitude et du silence, qu’elle ne souffre la compagnie d’aucune autre créature ; elle doit tourner son bec dans la direction du Saint-Esprit et correspondre à ses inspirations, afin de se rendre par là plus digne de sa compagnie. Elle ne doit pas avoir de couleur déterminée, c’est-à-dire n’avoir de détermination pour quoi que ce soit, sinon pour la volonté de Dieu. Elle doit chanter suavement par la'contemplation et par son amour pour son Époux.

119. Les habitudes d’imperfections volontaires qu’on ne se décide jamais à surmonter, non seulement font obstacle à l’union divine, mais empêchent d’arriver à la perfection. C’est par exemple l’habitude de parler beaucoup, quelque petite attache non surMontée à une personne, à un vêtement, à une cellule, à un livre, à un genre d’aliment, à certaines conversations, de petites satisfactions qu’on prend à savoir, à apprendre, et choses semblables.

120. Si tu veux te glorifier et ne point passer d’autre part pour stupide et insensé, mets de côté tout ce qui en

toi n’est pas de toi ; puis tu pourras te glorifier du reste. Mais, je te l’assure, si tu fais abstraction de tout ce qui ne t’appartient pas, il n’y aura plus rien de capable de te faire tourner la tête. Tu verras que tu n’as rien dont tu puisses te glorifier avec raison. S’agit-il des dons et des faveurs célestes, qui rendent l’âme gracieuse et agréable à Dieu, comment te glorifierais-tu au sujet de ces dons, puisque tu ignores si tu les possèdes ?

121. Oh ! qu’elle me sera douce, ta présence, Toi qui es mon souverain Bien ! Je m’approcherai de toi en silence et je découvrirai tes pieds divins, dans l’espoir que tu voudras bien t’unir à moi par un divin mariage. Je ne goûterai de repos que lorsque je me verrai dans tes bras. Et maintenant, Seigneur, ne m’abandonne jamais en mon recueillement, puisque pour toi je méprise mon âme.

122. Détachée à l’extérieur, sans propriété à l’intérieur, même relativement aux choses de Dieu. L’âme qui en est là n ’est ni arrêtée par la prospérité ni entravée par l’adversité.

123. Lorsqu’une âme est unie à Dieu, le démon la redoute comme Dieu même.

124. Plus pure est la souffrance, plus pure est la connaissance qu’elle attire et procure.

125. L’âme qui souhaite que Dieu se livre entièrement à elle, doit se livrer tout entière à lui, sans aucune réserve.

126. L’âme arrivée à l’union d’amour n’a même plus de premiers mouvements.

127. Ce serait merveille si les vieux amants de Dieu venaient à lui manquer, parce qu’ils sont au-dessus de tout ce qui pourrait les faire tomber.

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128. Mon Bien-Aimé, tout ce qui est âpre et pénible, je le veux pour moi ; tout ce qui est doux et savoureux, je le veux pour toi.

129. Le meilleur moyen que nous ayons pour avancer, c’est de garder en présence de notre grand Dieu le silence de l’appétit et celui de la langue. Le langage qui se fait mieux entendre de lui est l’amour silencieux.

130. Se simplifier pour chercher Dieu. Dans les choses extérieures, la lumière est utile pour ne pas tomber ; mais dans les choses de Dieu, c’est le contraire, il vaut mieux ne pas voir : l’âme est alors plus en sûreté.

131. On acquiert plus en faisant valoir les dons de Dieu durant une heure, qu’en faisant valoir les nôtres la vie entière.

132. Aime à être inconnue de toi-même et des autres. Ne jamais donner son attention ni aux biens ni aux maux d’autrui.

133. Marcher seul avec Dieu, garder le juste milieu, cacher les biens de Dieu.

134. Perdre volontiers et vouloir bien que tous aient sur nous l’avantage, c’est le propre des esprits vaillants, des cœurs généreux, des âmes libérales. Ceux-là préfèrent donner que recevoir et en viennent à se donner eux-mêmes. Ce leur est un pesant fardeau que la possession de soi ; ils préfèrent être au pouvoir des autres, étrangers à eux-mêmes. Et par le fait, nous appartenons plus au Bien infini qu’à nous-mêmes.

135. C’est un grand mal que de regarder les biens de Dieu plutôt que Dieu même. Oraison et désappropriation.

136. Contemple cette sagesse infinie, ce trésor secret, caché en Jésus-Christ. Quelle paix, quel amour, quel silence en ce Cœur divin ! Combien sublime est la science que Dieu enseigne ici ! Elle produit ces actes anagogiques, qui enflamment puissamment le cœur.

137. I1 détériore et amoindrit ce qu’il y a d’intime dans sa conscience, celui qui manifeste aux hommes le fruit qu’elle porte, car par là il reçoit pour récompense le fruit d’une réputation périssable.

138. Parle peu et ne te mêle pas de ce dont tu n’es pas interrogé.

139. Efforce-toi d’avoir toujours Dieu présent et conserve en ton âme la pureté qu’il t’enseigne.

140. Ne t’excuse pas et accepte la correction de quelque part qu’elle vienne ; écoute le visage serein toute répréhension, pense que c’est Dieu même qui te l’adresse.

141. Vis comme s’il n’y avait en ce monde que Dieu et toi, en sorte que rien d’humain n’arrête ton cœur.

142. Regarde comme une miséricorde de Dieu qu’on te dise parfois une bonne parole, car tu n’en mérites aucune.

143. Ne laisse jamais se répandre ton cœur, quand ce serait l’espace d’un Credo.

144. Ne prête jamais l’oreille aux faiblesses d’autrui, et si une personne se plaint à toi d’une autre, tu peux la prier avec humilité de n’en pas dire davantage.

145. Ne te plains de personne, ne fais aucune question, et s’il est nécessaire d’interroger, fais-le en peu de paroles.

146. Ne refuse pas un travail, même s’il te semble que tu ne pourras l’accomplir. Que tous trouvent en toi de la bonté.

147. Ne contredis pas ; ne dis jamais de paroles qui ne soient parfaitement pures.

148. Quand tu parleras, que ce soit de façon à n’offenser personne et que tu n’aies pas à craindre que tes paroles soient sues de tout le monde.

149. Ne refuse rien de ce que tu as, bien que tu en aies besoin.

150. Garde le silence sur les dons de Dieu, et souviens-toi de cette parole de l’Épouse : Mon secret est à moi.

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151. Cherche à conserver la paix du cœur, qu’aucun événement de ce inonde ne la trouble, songe que tout doit finir.

152. Ne t’arrête en aucune façon à te demander si telle ou telle est pour toi ou contre toi, mais efforce-toi toujours de plaire à ton Dieu. Demande-lui que sa volonté s’accomplisse en toi. Aime-le beaucoup, tu le lui dois bien.

153. Douze étoiles qui conduisent à la souveraine perfection : Amour de Dieu, amour du prochain, obéissance, chasteté, pauvreté, assistance au chœur, pénitence, humilité, mortification, oraison, silence, paix.

154. En ce que tu as à faire ne prends jamais un homme pour modèle, si saint soit-il, parce que le démon te mettrait devant les yeux ses imperfections, mais imite Jésus-Christ qui est souverainement parfait et souverainement saint, par là tu n’erreras jamais.

155. Cherchez en lisant et vous trouverez en méditant ; appelez en faisant oraison et l’on vous ouvrira dans la contemplation 1.

COLLECTION DE LA MÈRE MADELEINE DU SAINT-ESPRIT

156. Celui qui agit pour Dieu avec un amour pur non seulement ne se met pas en peine que les hommes le sachent, mais n’agit même pas pour que Dieu en ait connaissance. Quand bien même Dieu ne devrait jamais le savoir, il continuerait à lui rendre les mêmes services avec la même allégresse et le même amour.

157. Autre avis pour surmonter les appétits 2. Avoir un

1 Le P. Silverio place ici une réponse donnée de vive voix par saint Jean de la Croix à une question qui lui avait été faite sur la manière dont une âme entre en extase. On la trouvera plus loin, au 34e Conseil de spiritualité.

2 Cet avis et le suivant se trouvent avec une légère variante dans un texte de la Montée du Carmel. Livre ler, ch. xiii.

désir habituel d’imiter Jésus-Christ en toutes choses, en se conformant à sa vie, qu’il faut étudier afin de la reproduire et de se comporter en tout comme il se comportait lui-même.

158. Pour y parvenir, toutes les fois qu’une satisfaction s’offre aux sens et qu’il n’y va pas de l’honneur et de la gloire de Dieu, y renoncer et se tenir dans le vide pour l’amour de Celui qui n’eut et ne voulut avoir en cette vie d’autre satisfaction que de faire la volonté de son Père, qu’il appelait sa nourriture et son aliment.

159. Pour mortifier les quatre passions naturelles, qui sont la joie, la tristesse, la crainte et l’espérance, ce qui suit est d’une grande utilité.

1° S'efforcer d’agir en esprit de nudité et désirer que les autres nous aident à le faire.

2° S'efforcer de parler au mépris de soi et désirer que tous le fassent.

3°S'efforcer de parler bassement de soi et désirer que les autres fassent de même.

(Madeleine du Saint-Esprit intercala ces lignes : Le-Vénérable Père écrivit, une fois entre autres pour chacune des religieuses un mot destiné à son avancement spirituel. Je les ai tous transcrits, mais on ne m’a laissé que les deux qui suivent.)

160. Ayez le cœur vaillant à l’encontre de ce qui vous porte vers ce qui n’est pas Dieu et soyez amie des souffrances endurées pour Jésus-Christ.

161. Promptitude à l’obéissance, joie dans la souffrance. Mortifier la vue, ne vouloir rien savoir, silence et espérance.

162. Réfrénez soigneusement votre langue et votre imagination, ayez habituellement vos affections en Dieu, et son Esprit vous enflammera.

COLLECTION DU P. ANDRÉ DE L’INCARNATION

163. Plus tu te sépareras des choses de la terre, plus tu te rapprocheras de celles du ciel et plus tu trouveras de richesses en Dieu.

164. Celui qui saura mourir à tout, trouvera vie en tout.

165. Sépare-toi du mal, fais le bien, recherche la paix.

166. Celui qui se plaint ou qui murmure n’est point parfait ni même bon chrétien.

167. Celui-là est humble qui se cache en son propre néant et sait s’abandonner à Dieu.

168. Celui-là est doux qui sait supporter le prochain et se supporter soi-même.

169. Si tu veux être parfait, vends ta volonté et donne-la aux pauvres d’esprit, puis tourne-toi vers le Christ, pour obtenir de lui la douceur et l’humilité, et suis-le jusqu’au Calvaire et au sépulcre.

170. Celui qui se fie à soi-même est pire que le démon.

171. Celui qui n’aime pas le prochain a de la haine pour Dieu.

172. Celui qui agit avec tiédeur est bien près de tomber.

173. Celui qui fuit l’oraison fuit tous les biens.

174. Mieux vaut triompher de sa langue que de jeûner au pain et à l’eau.

175. Souffrir pour Dieu vaut mieux que de faire des miracles.

176. Oh ! de quels biens nous jouirons quand nous sera donnée la vue de la Très Sainte Trinité

AUTRES AVIS VRAISEMBLABLEMENT DE S. JEAN DE LA CROIX

1 *. Nous devons nous guider en tout par la doctrine• de Jésus-Christ et de son Église, et remédier par cette voie à nos ignorances et à nos faiblesses.

2*. Si tout réussissait à l’homme heureusement et si toutes choses lui arrivaient, pour ainsi parler, à bouche que veux-tu ? il devrait plutôt craindre que se réjouir, parce qu’il serait plus en danger d’oublier Dieu et de l’offenser.

3*. Celui qui aime vraiment Dieu regarde comme un gain et une récompense de perdre toutes choses et de se perdre lui-même pour Dieu.

4*. Celui qui a le cœur pur tire avantage de toutes choses, qu’elles soient basses ou élevées, et elles lui servent à devenir toujours plus pur. Au contraire, celui qui est impur tire de toutes choses une impression impure et c’est l’effet de son impureté.

5*. La terre a besoin d’être cultivée pour produire du fruit, et sans culture elle ne pousse que de la mauvaise herbe ; de même, il faut la mortification des appétits pour que la pureté s’établisse dans une âme.

6*. De même qu’un malade manque de force pour agir, ainsi une âme faible dans l’amour divin est sans vigueur pour les vertus parfaites.

7*. La soumission au directeur spirituel et l’humilité qui porte à lui rendre compte de tout ce que l’on éprouve dans ses relations avec Dieu, donne lumière, repos, contentement et sécurité.

8*. L’oraison chasse la sécheresse, accroît la dévotion et met les vertus en action dans l’intime de l’âme.

9*. Ne pas commettre un péché pour tout ce qu’il y a

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dans le monde. N’en commettre aucun de véniel sciemment ; ne commettre aucune imperfection connue.

10*. S’efforcer de vivre toujours en la présence de Jésus-Christ, soit réelle, soit imaginaire, soit unitive, selon que les actions commandées le permettent.

11*. Ne rien dire, ne rien faire, que Jésus-Christ ne puisse dire ou faire, s’il était dans l’état où je me trouve, s’il avait l’âge et la santé que j’ai.

12*. Chercher en toutes choses le plus grand honneur et la plus grande gloire de Dieu.

13*. Qu’aucune occupation ne te fasse abandonner l’oraison mentale, qui est le soutien de l’âme.

14*. Qu’aucune non plus ne te fasse omettre l’examen de conscience. Ne manque pas de t’imposer une pénitence pour chacune de tes fautes.

15*. En toutes choses, hautes ou basses, aie Dieu pour fin ; autrement tu ne croîtras ni en perfection ni en mérite.

16*. Ne laisse jamais l’oraison. Si tu y sens de la sécheresse et de la difficulté, à cause de cela même persévère. Souvent Dieu veut voir ce dont ton âme est capable, et cette épreuve n’a pas lieu dans la facilité et le goût spirituel.

17*. Dans les choses du ciel et celles de la terre, juge-toi digne de ce qu’il y a de plus bas ; choisis le lieu et l’office les moins relevés.

18*. Ne te mêle jamais de ce qui ne t’est point commandé ; ne dispute point, quand bien même tu aurais raison. Si l’on t’ordonne quelque chose, garde-toi, comme l’on dit, lorsqu’on te présente le pied, de saisir aussi la main. Plusieurs se trompent en ce point, se figurant être obligés de faire ce à quoi, s’ils y prenaient garde, ils verraient qu’ils n’ont aucune obligation.

19*. Ne t’occupe point des choses qui ne te regardent pas, qu’elles soient bonnes ou mauvaises ; car, outre les occasions du péché, tu y trouveras une source de distraction et de ralentissement dans la ferveur.

20*. Efforce-toi de te confesser toujours avec beaucoup de connaissance de ta misère, clairement et purement.

21*. Si tes devoirs et les obligations de ton office te sont difficiles et amers, ne perds pas courage, car cela ne durera pas toujours. Dieu, qui éprouve l’âme « en feignant de rendre le précepte onéreux », lui en fait peu après sentir le profit et les avantages.

22*. Souviens-toi toujours que tout ce qui se présente de prospère et d’adverse vient de Dieu. De cette façon, tu ne t’enorgueilliras point de la prospérité et tu ne te laisseras point abattre par l’adversité.

23*. Aie toujours présent à l’esprit que tu es venu dans le monastère pour être saint. Ainsi, ne laisse dominer en ton âme rien qui ne mène à la sainteté.

24*. Incline-toi toujours à contenter les autres, plutôt qu’à te satisfaire toi-même. De cette façon, tu seras dégagé de toute envie et de tout esprit de propriété à l’égard du prochain. Ceci s’entend de ce qui est conforme à la perfection, car Dieu s’irrite grandement contre ceux qui aiment mieux plaire aux hommes qu’à lui-même.



LES PRÉCAUTIONS

Avant-Propos aux Précautions

Cet opuscule fut composé au Calvaire pendant les six mois que saint Jean de la Croix y remplit la charge de Prieur (1578-1579).

La doctrine en a été trouvée par plusieurs rigoureuse à l’excès, on 1'a déclarée âpre et presque inhumaine. I1 importe donc d’étudier attentivement cet écrit. On y remarque d’abord, quant à la façon de parler, des différences notables avec les autres ouvrages de notre Saint. L’auteur s’adresse exclusivement à des religieux — ce qu’il ne fait pas dans ses traités — et qui plus est, à des hommes seulement. En outre, il tutoie son auditeur supposé 1. Le P. Luc de Saint-Joseph, espagnol, Provincial des Carmes Déchaussés aux États-Unis, donne comme certain que saint Jean de la Croix écrivit cet opuscule exclusivement pour les Novices Carmes Déchaussés 2. S’il en est ainsi — et la contexture de l’écrit rend la chose en quelque sorte évidente, — on ne s’étonne plus du rigoureux détachement que prescrit le Saint : il s’agissait de fonder des jeunes gens, à leur entrée dans la vie monastique,

1 Nous lisons : « Le religieux — el religioso — qui désire arriver promptement au saint recueillement… Aie pour tous les hommes un égal amour et un égal oubli, qu’il s’agisse de tes proches ou de ceux avec lesquels tu n’as aucune affinité… Que tous tes proches soient pour toi des étrangers… En suivant une autre ligne de conduite, tu ne seras pas vraiment religieux — no sabras ser religioso... Garde-toi d’appliquer ton attention à ce qui se passe dans la communauté, à ce qui concerne ou a concerné tel religieux en particulier… Autrement, en dépit de tes bonnes intentions, en dépit de ton zèle, tu ne manqueras pas d’être trompé — engañado — par le démon… Regarde toujours en la personne de ton supérieur — tu Prelado — Dieu même… »

2 P. Lucas de San José : Santidad en el claustro o Comentarios à las Cantelas de San Juan de la Cruz, cap. iii, Ore Ecl.)

248

dans la plus absolue séparation du monde, de la famille et de toutes choses.

Une lettre du Saint au P. Mariano montre combien stricte était la sollicitude dont il environnait les novices :

« Ayez grand soin, lui dit-il, qu’aucun religieux, prêtre ou non, ne s’entremêle de traiter avec les novices, car, vous le savez, rien n’est plus fatal pour eux que de passer par plusieurs mains. Veillez donc à ce que personne n’aille les agiter 1. »

D’ailleurs, ce n’est pas seulement de leurs parents ou des religieux avec lesquels ils vivent que Jean de la Croix entend les détacher. Il est maître des novices à Pastrana. À un jeune docteur de Salamanque qui s’enquiert de la bibliothèque, il ôte les livres qu’il a apportés et lui remet le catéchisme des enfants. À Baeza, où il est recteur, un novice exprime le désir de se servir d’un livre dont il usait à l’Université. Jean de la Croix commande au Père Maître de lui remettre un papier sur lequel sera écrit le Pater noster ; le novice devra l’étudier une demi-heure ou une heure chaque jour

Revenons au détachement des parents — détachement allant jusqu’à l’oubli — que notre Saint, dans ses Précautions, prescrit aux novices Carmes Déchaussés. On s’en étonnera moins lorsqu’on saura que dans les monastères de la Mitigation, il était interdit aux novices — Carmes ou Carmélites — de voir leurs proches et de s’entretenir avec eux durant toute l’année de leur noviciat, interdiction qui s’étendait au père et à la mère. Il y avait toutefois une exception, intéressante à signaler et dont on peut dire qu’elle confirme la règle. Deux fois par semaine, le Père sacristain réclame des novices pour le balayage de l’église, et ce travail a sa petite compensation. S’il arrive

1 Lettre du 9 novembre 1588

249

que la mère de l’un des novices prie ce jour-là dans l’église, le jeune religieux pourra sans délit lui parler. Le général Nicolas Audet, qui fit pour son Ordre des Constitutions de réforme, « a prévu cette licence ». Et le P. Bruno de Jésus-Marie nous fait remarquer en son pittoresque langage : « Devant la mère, il a déganté un instant avec courtoisie son gantelet de fer de réformateur 1. »

On se représente difficilement que sur le point de la séparation totale de leurs proches, durant le noviciat, les Primitifs aient adopté pour leurs novices un régime plus doux que celui de la Mitigation.

Si donc il était défendu aux novices Déchaussés de recevoir leurs parents, et peut-être tout visiteur quel qu’il fût, on ne s’étonne plus de voir saint Jean de la Croix — qui durant son noviciat chez les Chaussés avait observé pareil règlement — donner cet enseignement à ses novices : « Aie pour tous les hommes un égal amour et un égal oubli, qu’il s’agisse de tes proches ou de ceux avec lesquels tu n’as aucune affinité. Détache ton cœur des uns et des autres, et en quelque façon détache-toi davantage de tes parents, de crainte que la chair et le sang ne viennent à revivre en toi par l’effet de l’affection naturelle qui est toujours vivante entre les proches et qu’il est très important de mortifier sans relâche, si l’on veut arriver à la perfection. Que tous tes proches soient pour toi des étrangers : de cette façon tu t’acquitteras plus parfaitement de tes devoirs envers eux, que si tu leur donnes un amour que tu dois à Dieu. » (Première Précaution contre le monde.)

Ce qui ne se comprend pas, c’est qu’on ait pu croire et mettre en tête de certaines transcriptions que l’écrit était destiné aux Carmélites de Beas. Outre que le texte indique clairement que l’auteur parle à des hommes,

1 Saint Jean de la Croix, chap. il : Le Frère de Notre-Dame, p. 22.

Lettre du 9 novembre 1588.

250

comment se figurer qu’il s’adresse aux Carmélites, qui, de par la volonté de leur Mère sainte Thérèse, sont destinées à vivre toujours ensemble, en un même monastère, dans la plus étroite et la plus affectueuse union ? Ce que nous avons dit des saintes sévérités de saint Jean de la Croix envers ses novices, nous ne les retrouvons pas de la même manière chez sainte Thérèse à l’égard des novices Carmélites. On a, il est vrai, beaucoup insisté sur l’anedocte d’une postulante qui, sur le point d’être reçue au monastère de Tolède (1570), demandait la permission d’apporter « sa Bible » et qui s’entendit répondre par Thérèse : « Ma fille, demeurez chez vous, nous n’avons besoin ni de vous ni de votre Bible. » On a voulu voir là de la part de la Sainte un trait de perspicacité psychologique. En réalité, il y avait là un acte d’obéissance à l’Inquisition espagnole. En 1559, le Grand-Inquisiteur Valdès avait prohibé tous les exemplaires de la sainte Bible en langue vulgaire. Thérèse était obligée en conscience de refuser la Bible de la postulante, et elle se devait de signifier sévèrement à celle-ci qu’en se servant d’une Bible en langue vulgaire elle était en contravention avec les défenses de l’Inquisition.

Est-ce à dire que la perfection devait être moindre chez les novices Carmélites Déchaussées que chez les novices Carmes primitifs ? Non, mais sainte Thérèse jugeait que chez ses filles cette perfection ne devait pas s’extérioriser de la même façon. Certes, elle demande de ses religieuses un grand détachement de leur famille. « Qu’elles se retirent le plus qu’elles pourront de traiter avec leurs proches », dit-elle dans ses Constitutions… « Que l’on prenne bien garde, en parlant à ceux du dehors, encore que ce soient parents fort proches, si ce ne sont personnes qui se plaisent à traiter des choses de Dieu, qu’elles les voient rarement, et quand elles leur parleront, qu’elles s’en dépêchent promptement. » (Ch. III, de la Clôture.) Mais elle ne veut pas pour ses novices de règlement qui défende tout parloir pendant la durée du noviciat, et elle marque expressément dans les Constitutions : « Les novices ne laisseront d’être visitées, aussi bien que les professes. »

Du reste, on se demande comment saint Jean de la Croix eût osé envoyer à des filles de sainte Thérèse des instructions sur la manière dont elles devaient se comporter à l’égard des compagnes avec qui elles avaient à vivre, comme aussi à l’égard de leurs parents, alors que la sainte Mère avait traité ces deux points d’une façon si complète, si transcendante, si appropriée à leurs besoins, dans le livre qu’elle composa pour elles sous le titre de : Chemin de la perfection. À supposer qu’une question lui eût été posée sur ces deux points par les Carmélites de Beas, il est à croire qu’il eût jugé inutile de leur répondre, et peut-être eût-il dit à peu près ce qu’on lit au Cantique spirituel à propos d’une autre matière : « La bienheureuse Thérèse de Jésus, notre Mère, a écrit sur ce sujet des choses admirables, qui, je l’espère de la bonté de Dieu, verront bientôt le jour 1. »

C’est là, croyons-nous, ce qu’il eût répondu à ses filles spirituelles de Beas, si elles lui avaient demandé comment elles devaient se conduire vis-à-vis de leurs sœurs et quels sentiments elles devaient entretenir dans leur cœur à I'endroit de leurs proches. Mais puisque c’est des novices Carmes Déchaussés qu’il s’agit et non des filles de Thérèse, posons une question.

Saint Jean de la Croix entendait-il que le Carme Déchaussé doit sa vie entière professer pour tous les hommes « un égal oubli », ne « pas affectionner une personne plus qu’une autre » et « les fuir toutes autant qu’il le pourra convenablement faire » ? (Première Précaution contre le monde.) Il s’est trouvé des esprits pour le penser et des écrivains

1 Strophe xiiie.

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pour le dire. S’il en était ainsi, il est clair que saint Jean de la Croix eût été le premier à donner l’exemple. Or, il est avéré, tout au contraire, qu’il avait parmi ses frères en religion des amitiés intimes, qu’il cultiva jusqu’à la fin. Les noms de ces amis, de ces confidents du saint Docteur sont connus : c’est avant tout Jean l’Évangéliste, c’est ensuite Innocent de Saint-André, Jérôme de la Croix, Jean de Sainte-Anne. Des Carmélites de Beas il dira souvent « qu’il n’aime aucune de ses filles autant qu’elles ». De François de Yepès, on l’entendra s’exclamer, en le montrant : « C’est ici, mon frère, que j’aime plus que tout ! »

Pourtant, disons-le, il est un peu difficile de s’appuyer sur cette exclamation du Saint pour démontrer son affection pour ses proches. Jean de la Croix, toujours avide de s’abaisser, ne perdait pas une occasion de faire savoir autour de lui qu’il était du peuple et que les siens étaient pauvres, très pauvres. À Duruelo, en pleine fondation, il attire à la maisonnette sa mère Catherine Alvarez, qui fera la cuisine des ermites, son frère François de Yepès, qui balaiera leur maison, sa belle-sœur Anne Izquierda, qui lavera leurs vêtements. Évidemment Jean de la Croix éprouve une particulière jouissance à placer sous les yeux du P. Antoine de Jésus, qui est de race et d’allures aristocratiques, ses proches à lui, qui sont de très modestes travailleurs. Il est envoyé au second monastère des Déchaussés, et il s’est fait suivre de son frère. Il en profite pour conduire les religieux le voir travailler et, comme au duc de Pastrana, il leur dit : « C’est mon frère, un pauvre manoeuvre, qui doit, pour se nourrir, gagner sa vie. » Plus tard, dans les couvents qu’il gouvernera, il aura'soin encore de faire travailler François dans le couvent, afin de bien montrer à la communauté, comme aussi aux visiteurs, que le frère du Père Prieur est un terrassier, un homme de peine, qui gagne son pain à la sueur de son front.

Et puisque nous sommes sur ce terrain, comment ne pas rappeler cette scène caractéristique ? Jean de la Croix, prieur du couvent des Martyrs à Grenade, rend visite à un Provincial d’un certain Ordre, qui est proche parent d’un grand d’Espagne. Notre Saint, dans la conversation, en vient à dire qu’il se plaît beaucoup au couvent des Martyrs, parce que c’est une maison de solitude. Le Provincial lui lance alors ce mot quelque peu sarcastique : « Votre Révérence est donc fils de laboureur, qu’elle affectionne à ce point la campagne ? » Et Jean de la Croix de répondre aussitôt : « Oh ! mon Très Révérend Père, je suis beaucoup moins que vous ne pensez ! Je ne suis que le fils d’un petit tisserand. » Les religieux présents échangent des regards admiratifs, et dans la suite le Provincial ne peut s’empêcher de dire : « En vérité, ce moine mérite la réputation de sainteté qu’on lui fait. »

À notre avis, l’exclamation de notre Saint montrant François : « C’est ici mon frère que j’aime plus que tout ! » dénote autre chose encore que de la tendresse fraternelle et nous avons mieux pour prouver que notre saint docteur n’enveloppait pas tous les hommes dans « un égal oubli ». Sa correspondance, bien que réduite, est là pour attester l’affection pleine de délicatesse qu’il témoignait à ses enfants spirituels. Ceci doit toujours être présent à quiconque lit les Précautions.

C’est par le P. Alphonse de la Mère de Dieu, contemporain de saint Jean de la Croix et auteur d’une Vie de celui-ci, que s’introduisit et s’accrédita la singulière erreur — dont les PP. Gérard et Silverio eux-mêmes n’ont pas su se préserver — que les Cautelas furent écrites spécialement pour les Carmélites de Beas. « Le bienheureux Père, lisons-nous dans la Vie composée par le P. Alphonse, a écrit d’autres petits traités spirituels, qui n’ont pas été imprimés. J’en ai un entre autres qui contient neuf Précautions

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à opposer aux trois ennemis de l’âme. Il a été composé à la prière des Carmélites Déchaussées de Beas 1. » Il est probable que cette affirmation plus que risquée, repose sur une parole de la sœur Anne de Jésus, professe de Beas, qui se lit dans sa déposition pour la Béatification de saint Jean de la Croix : « Lorsqu’il s’en aIIait, il nous laissait des précautions contre les ennemis de l’âme et quelques sentences pour chaque religieuse. » (Information de l’année 1618.)

Ceci ne suffit pas pour affirmer que les Précautions furent écrites pour les Carmélites de Beas, et il y a bien de la différence entre dire : « Le petit traité qui contient neuf Précautions à opposer aux trois ennemis de l’âme a été composé à la prière des Carmélites Déchaussées de Beas » et : « Lorsqu’il s’en allait, il nous laissait des précautions contre les ennemis de l’âme. » Ce qui est vraisemblable, c’est que le Saint, qui, à l’époque dont parle cette religieuse (1578-1579), composait au Calvaire les Précautions destinées aux novices Carmes Déchaussés, en détachait parfois l’un ou l’autre paragraphe — ceux qui convenaient aux contemplatives de Beas — et le leur remettait. Mais, à notre avis, on ne saurait voir là une preuve que l’opuscule s’adressât à elles : trop de motifs probants s’y opposent.

Remarquons-le en passant et nous l’avons dit ailleurs, il est à croire que l’un « des petits traités spirituels » dont nous parle le P. Alphonse était les Épines de l’esprit, qui s’adressent en effet, tout semble l’indiquer, à une jeune carmélite de Beas, la Sœur Françoise de la Mère de Dieu.

Revenons à cette bizarre erreur, qui a fait mettre en tête de certaines transcriptions que les Précautions spirituelles ont été composées pour les Carmélites de Beas. Outre que le texte, nous l’avons dit, montre clairement que l’auteur s’adresse à des hommes, nous croyons que si l’on admettait

1 Vida, virtudis y milagros del santo Padre Fray Juan de la Cruz. (Lib. II, cap. vii.)

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franchement — ce qui est on ne peut plus vraisemblable — que le saint docteur écrivit ses Cautelas pour les novices Carmes Déchaussés, les lourdes et pénibles dissertations auxquelles des écrivains se sont livrés en vue d’expliquer — disons le mot, de rendre acceptable — la première Précaution de saint Jean de la Croix, tomberaient d’elles-mêmes. Nous voulons parler d’abord des lignes que le P. Bruno de Jésus-Marie a consacrées à ce sujet.

« Jean de la Croix, nous dit-il, dépasse ici la norme de la morale commune, et voilà pourquoi cette indifférence et cette égalité sans lesquelles on ne saurait parvenir au saint recueillement. La Montée du Carmel est à pic. Il doit amener coûte que coûte celles qu’il dirige : Catherine de Jésus, Marie de Jésus, Madeleine du Saint-Esprit, Françoise de la Mère de Dieu, almas reales, âmes royales s’il en fût, à la desnudez, à la pauvreté spirituelle, à cet état où l’on goûte le rafraîchissement de l’Esprit-Saint, et cela en breve : promptement, très rapidement : a mucha priesa… Le Père Jean de la Croix disait souvent qu’il n’aimait personne autant que ses filles de Beas. C’est en vertu de cette vive tendresse qu’il les traite avec une surnaturelle âpreté 1.

M. Jacques Maritain, dans sa Préface à l’ouvrage du P. Bruno, s’efforce lui aussi de nous faire accepter, et accepter comme s’adressant aux filles de sainte Thérèse, la première Précaution de saint Jean de la Croix, que l’auteur a qualifiée d’âpre et presque inhumaine doctrine. “Dans ses Précautions spirituelles adressées aux Carmélites de Beas, nous dit Maritain, Jean de la Croix leur prescrit d’arracher jusqu’à la racine tout attachement à leur famille. Il est sûr des âmes à qui il parle, elles sont au-dessus de la nature, non au-dessous ; proportionnées aux exigences de

1 Saint Jean de la Croix, chap. xv : Le Dectoras de Baëza, p. 234.

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la vie parfaite, elles peuvent porter l’Évangile dans la rigueur pratique du plus divin et du plus secret des sens que sa lettre cache : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père et sa mère…, il ne peut être mon disciple 1. »… Jean de la Croix adresse les Cautelas à des âmes décidées à tout laisser pour l’amour, et déjà entrées dans la voie de l’esprit ; sa mission à lui, son secret de feu, c’est de les mener droit au but et sans perdre une seconde.”

Dom Chevallier va beaucoup plus loin et dépasse, il faut l’avouer, toutes les bornes, en des pages qu’il intitule : Les Cahiers de Beas et au haut desquelles il inscrit inlassablement à chaque page : L’Opuscule composé pour les Sœurs de Beas. Il avait fait précéder ledit Opuscule de ces lignes étranges : “Voici donc les parents sur le même pied que les étrangers !... et en pire condition que les autres ! Le piquant de l’énigme est que saint Jean de la Croix poursuit en promettant qu’un tel amour (si c’en est un), allant de pair avec un tel oubli (qui paraît sans retour), permettra de remplir au mieux les devoirs qui nous lient envers nos proches et tous les hommes. Et le Saint tient au détachement, il y revient avec une insistance qu’on jugerait très cruelle… Décidément, c’est bien l’indifférence complète, l’indifférence contre nature, l’indifférence contre la grâce !

“Ceci n’est pas une charge, poursuit le Bénédictin de Solesmes : une pareille exégèse s’entend même de nos jours. Pourtant, saint Jean de la Croix écrivait pour de simples filles, très vertueuses sans doute, mais beaucoup plus versées dans la science de l’amour de Dieu que dans toutes les subtilités.”

Nous omettons deux pages qui ne nous apprennent rien de plus et nous reprenons le texte du Révérend Père

1 Luc., xiv, 26.

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là où il formule cette déclaration passablement inattendue, étant donné ce qui a précédé : « Au fond, l’intransigeance du saint docteur n’est que sagesse chrétienne, on oserait presque dire, sagesse chrétienne élémentaire. Plus on relit la première précaution à prendre contre le monde, et plus on est tenté de n’y voir qu’une belle application du principe d’origine divine : Quaerite primum regnum Dei, et omnia adiicientur vobis. Avant tout, le royaume de Dieu, le reste en découle comme de source ! Que Dieu soit le premier servi, nos proches seront très bien servis 1. »

Nous ne discuterons ni avec le R. P. Bruno, ni avec M. Maritain, ni avec le R. P. Chevallier, parce que tous les trois placent à la base de leur dissertation cette grosse erreur : que les Précautions furent composées pour les Carmélites de Beas. Nous ferons mieux. Nous nous adresserons à saint Thomas. Nous lui demanderons quelle est, selon lui, l’affection — ou la haine — que nous devons à nos parents et nous nous en tiendrons à sa réponse.

La voici : « Il faut avoir ses proches en haine à cause de Dieu, à savoir s’ils nous détournent de Dieu 2. » À quoi nous joindrons cette autre parole expresse du Docteur angélique : « Nos proches doivent être aimés avec plus d’intensité que les âmes plus saintes 3. »

Il s’agit donc de concilier le principe posé par l’Ange de l’École et l’enseignement que contiennent les Précautions de saint Jean de la Croix. Rien de plus difficile si l’on accepte l’opinion des écrivains que nous avons citée : que le docteur du Carmel s’adresse à des religieuses de son Ordre et leur donne une direction pour toute leur vie monastique. Rien de plus aisé si nous nous plaçons sur le terrain où se plaçait saint Jean de la Croix lorsqu’il

1 Les Avis, Sentences et Maximes (1933). — Notes historiques, p. 17-21.

2 Sum theol., II IIae, 26.

3 Ibid.

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écrivait son opuscule. Puisqu’il parle au masculin, il est clair qu’il s’adresse à des hommes. Ces hommes, qui sont-ils ? Redisons-le encore, ce sont évidemment les novices Carmes Déchaussés, dont il a eu la charge, dont il connaît à fond la vie et les besoins. Et maintenant qu’adviendra-t-il après l’année du noviciat ? Quand pendant cette année les jeunes religieux auront, non seulement observé selon la lettre le règlement qui leur interdit pour un an toute relation avec leurs proches et que, selon l’esprit ils auront mis en pratique le précepte de leur Père, qui leur recommande de mortifier sans merci leur affection naturelle pour leurs parents et d’éloigner leur souvenir, pour se mieux souvenir de Dieu, qu’arrivera-t-il ? Ils les aimeront non plus d’un amour naturel et imparfait, mais d’un amour d’autant plus tendre et plus profond, qu’il sera devenu surnaturel.

De même, après avoir évité durant cette année de leur probation toute amitié particulière à l’égard des religieux qui composent la communauté, qu’ils se seront gardés de remarquer en eux soit le bien, soit le mal qui pourrait s’y rencontrer, alors, la vraie vertu ayant pris racine dans leur cœur, ils pourront sans inconvénient cultiver l’amitié de tel ou tel de leurs frères, ainsi que le faisait Jean de la Croix lui-même.

En un mot, ils pourront dire, avec sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, cette disciple choisie de notre Saint, laquelle tout d’abord nous avait fait cette déclaration : je ne comprends pas les saints qui n’aiment pas leur famille, moi j’aime beaucoup ma famille : « Que je suis heureuse maintenant de m’être privée dès le début de ma vie religieuse Je jouis déjà de la récompense promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu’il soit nécessaire de me refuser les consolations du cœur, car mon cœur s’est affermi en Dieu… Parce qu’il l’a aimé uniquement, il s’est

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agrandi peu à peu, jusqu’à donner à ceux qui lui sont chers une tendresse incomparablement plus profonde que s’il était concentré dans une affection égoïste et infructueuse 1. »

Ajoutons que les Précautions de saint Jean de la Croix parurent d’abord en latin — autre preuve qu’elles n’étaient pas destinées à des femmes 2, Elles furent imprimées en cette langue en 1639, puis en 1642. Elles le furent ensuite en espagnol, en 1654, lorsqu’elles trouvèrent place dans les Éditions des Œuvres. En 1701, on les imprima à Séville, dans un petit volume qui contenait aussi les Épines de l’esprit et un certain nombre des Sentences.

Il en existe, nous dit le P. Gérard, une multitude de transcriptions anciennes, qui concordent entre elles à part de légères différences. Quant au texte des Éditions, il a été passablement retouché. C’est le texte des manuscrits que le P. Gérard a publié, celui aussi que nous avons traduit.

1 Une Rose effleuillée, ch. x, p. 217-218.

2 On pourrait objecter que les Avis adressés à Françoise de la Mère de Dieu furent, eux aussi, publiés tout d’abord en latin. Il est facile de répondre qu’ils ne le furent pas isolément, mais qu’on les plaça dans l’édition latine des Œuvres, qui vit le jour en 1639.

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Précautions

QUE DOIT TOUJOURS AVOIR PRÉSENTES A L’ESPRIT CELUI QUI VEUT ÊTRE VRAI RELIGIEUX ET ATTEINDRE EN PEU DE TEMPS LA PERFECTION.

Le religieux qui désire arriver promptement au saint recueillement, au silence, à la nudité spirituelle et à la pauvreté d’esprit, où se goûte la paix et le rafraîchissement intérieur, où l’âme atteint l’union divine, où elle s’affranchit des obstacles que lui apporte tout ce qu’il y a de créatures dans le monde, où elle se défend des artifices et des pièges du démon, où enfin elle se délivre d’elle-même, ce religieux, dis-je, doit s’appliquer aux pratiques suivantes. Pourvu qu’il y apporte une attention soutenue et que, d’autre part, il satisfasse aux obligations de son état, il s’élèvera rapidement, sans autre travail et sans autre exercice, à une haute perfection, il acquerra toutes les vertus à la fois et il obtiendra la paix de l’âme.

Faisons une remarque préliminaire. Tous les dommages que peut subir une âme viennent des trois ennemis déjà nommés : le monde, le démon et la chair. Le monde est le moins difficile à vaincre ; le démon est le plus malaisé à découvrir ; la chair est la plus tenace des trois, ses assauts durent autant que le vieil homme subsiste en nous.

Pour surmonter l’un de ces trois ennemis, il est nécessaire de les vaincre tous les trois. Quand l’un d’eux s’affaiblit, les autres voient décliner leurs forces. Tous les trois une fois surmontés, l’âme n’a plus de guerre à soutenir.

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CONTRE LE MONDE

Pour t’affranchir entièrement des dommages que peut te causer le monde, il te faut user des trois Précautions suivantes :

PREMIÈRE PRÉCAUTION.

Aie pour tous les hommes un égal amour et un égal oubli, qu’il s’agisse de tes proches ou de ceux avec lesquels tu n’as aucune affinité. Détache ton cœur des uns et des autres, et en quelque façon détache-toi davantage de tes parents, de crainte que la chair et le sang ne viennent à revivre par l’effet de l’affection naturelle, qui est toujours vivante entre les proches, et qu’il est très important de mortifier sans relâche, si l’on veut arriver à la perfection spirituelle.

Que tous tes proches soient pour toi des étrangers : de cette façon tu t’acquitteras plus parfaitement de tes devoirs envers eux que si tu leur donnais un amour que tu dois à Dieu. N’affectionne pas une personne plus qu’une autre. Autrement tu commettras bien des erreurs. Celui-là en effet est digne de plus d’amour que Dieu aime davantage : or, tu ne sais pas à qui Dieu porte plus d’amour. En enveloppant tous les hommes dans un égal oubli, ainsi qu’il est requis pour arriver au saint recueillement, tu éviteras le péril de les aimer trop ou pas assez. Ne te forme non plus aucune opinion à leur sujet, ni en bien ni en mal ; fuis-les autant que tu le pourras convenablement faire.

En suivant une autre ligne de conduite, tu ne seras pas vraiment religieux, tu n’arriveras pas au saint recueillement, tu ne te garantiras pas des imperfections qu’entraîne nécessairement la conduite contraire. Si tu t’accordes en

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ceci quelque liberté, tu tomberas sur un point au sur un autre dans les pièges du démon, tu te séduiras toi-même sous couleur de bien et peut-être sous couleur de mal. Dans la ligne de conduite que j’indique se trouve la sécurité. En agissant différemment, tu ne pourras éviter les imperfections et les dommages qu’apporte à l’âme l’usage des créatures.

SECONDE PRÉCAUTION.

La seconde Précaution contre le monde regarde les biens temporels. Pour t’affranchir véritablement de tous les dommages qu’ils peuvent causer et pour réfréner sur ce point la convoitise de l’appétit, il est indispensable que tu abhorres toute espèce de possession et que tu te défasses de toute sollicitude. Ne te soucie ni de la nourriture, ni du vêtement, ni d’aucune chose créée, et ne songe point au lendemain. porte tes pensées plus haut, sur le royaume de Dieu, qui doit faire l’objet de tes recherches. Si tu ne manques point à Dieu, le reste, comme Notre-Seigneur nous l’assure, te sera donné par surcroît. Celui qui pourvoit aux besoins des animaux n’oubliera point les tiens. Par cette voie, le silence et la paix régneront dans tes sens.

TROISIÈME PRÉCAUTION.

La troisième Précaution est extrêmement nécessaire pour te garantir, à l’intérieur du monastère, de tout dommage provenant des religieux qui l’habitent. Pour l’avoir négligée, beaucoup ont perdu la paix et le profit de leur âme, et de plus, sont tombés et tombent encore tous Ies jours en beaucoup de maux et de péchés. Voici en quoi elle consiste.

Garde-toi soigneusement d’appliquer ton attention à ce qui se passe dans la communauté, à ce qui concerne ou a concerné tel religieux en particulier ; plus encore, garde-toi d’en faire l’objet de tes entretiens. Ne t’occupe ni de son caractère ni de ses façons d’agir, ni de ses affaires, pour importantes qu’elles soient. Évite même, sous couleur de zèle ou de remède à apporter, d’en parler à qui que ce soit, sinon à qui la chose revient de droit et cela en temps voulu. Ne te scandalise, ne t’étonne de rien de ce que tu vois ou entends, mais vise à te maintenir dans l’oubli complet que je viens de dire.

Si tu t’attaches à observer ceci ou cela, fusses-tu parmi les anges, tu désapprouverais encore bien des choses, parce que tu ne les entendrais pas à fond. Vois ce qui advint à la femme de Lot. Parce qu’elle s’émut de la perte des Sodomites et tourna la tête pour voir ce qui leur arrivait, elle fut châtiée de Dieu et changée en une statue de sel. Par cet exemple Dieu veut te faire entendre que, vivrais-tu au milieu des démons, sa volonté est que tu te comportes de telle sorte que tu ne donnes pas la moindre attention à ce qui les concerne, mais que tu t’en dégages totalement, afin de garder ton âme pure et intacte en Dieu, sans qu’aucune pensée étrangère vienne la troubler.

D’ailleurs, sois persuadé que dans les couvents et les communautés il ne manquera jamais de quelque pierre d’achoppement, puisque les démons sont toujours là, qui s’efforcent de renverser les saints, ce que Dieu permet pour leur épreuve et leur exercice. Si donc, encore une fois, tu ne t’établis dans une aussi grande indifférence que si tu n’étais pas dans la maison, tu auras beau faire, tu ne seras pas vrai religieux, tu ne parviendras ni à la sainte nudité spirituelle ni au recueillement ; tu ne t’exempteras pas de bien des inconvénients.

Si tu agis différemment, en dépit de tes bonnes intentions,

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en dépit de ton zèle, le démon te prendra sur un point ou sur un autre, et tu es déjà sous sa griffe quand tu laisses ton âme se distraire de l’une ou l’autre des façons que j’ai indiquées.

Souviens-toi de cette parole de l’Apôtre saint Jacques : Si quelqu’un pense être religieux et ne réfrène pas sa langue, sa religion est vaine 1. Ce qui se doit entendre du langage intérieur, aussi bien que de la parole extérieure.

CONTRE LE DÉMON

L’aspirant à la perfection, s’il veut échapper au démon, son second ennemi, doit user des trois Précautions suivantes. Remarquons d’abord qu’entre les ruses nombreuses dont le démon se sert contre les personnes spirituelles, la plus ordinaire est de les tromper sous couleur de bien, plutôt que sous couleur de mal : il n’ignore pas qu’elles s’attacheraient difficilement au mal présenté à découvert. Il y a donc toujours lieu de se défier de ce qui paraît bien lorsque l’obéissance n’intervient pas. La vraie sécurité en ceci consiste à prendre conseil de qui de droit.

PREMIÈRE PRÉCAUTION.

Ne te porte jamais sans l’ordre de l’obéissance à aucune chose en dehors des obligations de ton état, si bonne, si charitable qu’elle te paraisse, qu’elle te concerne toi-même ou regarde qui que ce soit au dedans ou au dehors du monastère. Cette ligne de conduite t’apportera mérite et sécurité.

Évite aussi toute propriété. Par là tu tiendras à distance et le démon et une foule d’inconvénients, dont Dieu te demanderait compte en son temps. Si tu agis différemment,

1 Si quis autem putat se religiosum esse non refrenans linguam suam, hujus vana est religio. (Jac., i, 26.)

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en choses graves ou en choses légères, tu auras beau t’imaginer faire merveille, tu tomberas plus ou moins lourdement dans les pièges du démon. Et quand il n’y aurait pas d’autre faute que celle d’esquiver en quelque chose le joug de l’obéissance, ce serait déjà une erreur coupable. Dieu préfère l’obéissance aux sacrifices, et les actions d’un religieux ne lui appartiennent pas, elles appartiennent à l’obéissance. Et si tu les soustrait à l’obéissance, on te les redemandera comme perdues.

SECONDE PRÉCAUTION.

Regarde toujours en la personne de ton supérieur, quel qu’il soit, Dieu même dont il tient la place. Dis-toi bien que le démon, ennemi de l’humanité, fait jouer ici tous ses ressorts. En envisageant Dieu dans le supérieur, on fait un gain et un profit considérable ; en négligeant de l’envisager ainsi, on subit des pertes et des dommages immenses. Veille donc avec le plus grand soin à ne pas t’arrêter aux bonnes ou aux mauvaises qualités de ton Supérieur, ni à ses manières, ni à sa conduite, ni à sa façon de procéder. Tu en viendrais pour ton malheur à rendre toute humaine une obéissance qui doit être divine, tu te déterminerais à agir ou à n’agir pas d’après ce qu’il y a de visible en ton Supérieur, et non à cause du Dieu invisible auquel tu te soumets en lui.

Dès lors ton obéissance serait vaine, et d’autant plus stérile que tu te laisserais soit mal impressionner par le fâcheux caractère de ton Supérieur, soit gagner par sa bonté et ses manières attirantes. Oui, je te le déclare, en portant à se guider d’après les mauvaises ou les bonnes qualités du Supérieur, le démon ruine la perfection chez une multitude de religieux. Leur obéissance a très peu de valeur devant Dieu, parce qu’elle est basée sur des considérations

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humaines. Si tu n’arrives à te surmonter au point qu’il te devienne indifférent quant à ton goût particulier, d’avoir un Supérieur ou un autre, tu ne pourras ni devenir spirituel ni bien observer tes vœux.

TROISIÈME PRÉCAUTION.

Cette précaution va directement contre le démon. Elle consiste à t’humilier sans cesse dans ton cœur en pensées, en paroles et en œuvres, à te réjouir du bien d’autrui comme du tien propre, à désirer que les autres te soient préférés en toutes choses, à le désirer, dis-je, très sincèrement. De cette façon, tu surmonteras le mal par le bien, tu repousseras le démon loin de toi, tu auras le cœur dans la joie. Et tout cela, tu chercheras surtout à l’exercer envers les personnes qui te reviendront le moins.

Sache que si tu n’en viens là tu n’arriveras pas à la parfaite charité, et que même tu n’en approcheras point. Enfin, préfère être enseigné de tout le monde que d’instruire le moindre de tous.

CONTRE LA CHAIR

Voici trois autres Précautions dont doit user celui qui veut se vaincre lui-même et surmonter la sensualité, son troisième ennemi.

PREMIÈRE PRÉCAUTION.

Commence par bien comprendre que tu n’es venu au monastère que pour être travaillé, exercé par tous ceux qui l’habitent. Donc, en vue de t’affranchir des imperfections et des troubles dont la diversité des caractères et des façons de procéder peuvent être pour toi l’occasion, LES PRÉCAUTIONS 267

et afin de savoir tirer profit de tout événement, regarde tous ceux qui sont dans le couvent comme des artisans destinés à te travailler, les uns par paroles, les autres par œuvres, d’autres par jugements intérieurs contre toi. Et ceci n’est que l’exacte vérité. Mets-toi bien dans l’esprit que tu dois te soumettre à leurs coups, comme la statue s’abandonne au travail du sculpteur, du peintre et du doreur.

Autrement tu ne surmonteras jamais ta sensualité et tes répugnances, tu ne sauras pas te conduire comme il convient avec tes frères, tu n’obtiendras point la paix de l’âme, tu n’éviteras pas beaucoup de maux et d’inconvénients.

SECONDE PRÉCAUTION.

Ensuite n’omets jamais une œuvre parce qu’elle n’a pour toi ni attrait ni agrément, lorsque par ailleurs il importe au service de Dieu qu’elle se fasse. N’en accomplis aucune pour le seul motif qu’elle t’agrée et te plaît, mais fais-la seulement parce qu’il convient de la faire, tout comme tu ferais celles qui te sont désagréables. Sinon tu seras toujours inconstant et tu ne surmonteras jamais tes faiblesses.

TROISIÈME PRÉCAUTION.

Enfin, sache bien que l’homme spirituel ne doit jamais considérer ce que les exercices ont d’agréable et s’y attacher pour ce motif ; il doit s’en acquitter uniquement à cause de ce qu’ils sont en eux-mêmes. Ne refuse pas ce qu’ils ont d’amer, recherche au contraire ce qu’ils ont de désagréable et de pénible, car c’est ainsi qu’on met un frein à sa sensualité. Si tu agis autrement, tu ne t’affranchira point de ton amour-propre, tu n’obtiendras, tu n’acquerras point l’amour de Dieu.



QUATRE AVIS À UN RELIGIEUX CONVERS

Avant-Propos aux Quatre Avis à un religieux convers

Le P. Gérard a donné le premier (Édition critique, t. III) cet écrit de saint Jean de la Croix, d’après un manuscrit très ancien et très authentique, appartenant aux Carmélites de Bujalance. Ce manuscrit, qui a longtemps passé pour un autographe et a été vénéré comme tel, était anciennement la propriété de M. Miguel de Porcuña. Il resta dans la famille de celui-ci jusqu’au jour où il passa entre les mains des Carmélites de Bujalance. Il est actuellement démontré que ce n’est pas un original, bien que l’écriture rappelle beaucoup celle de notre Saint.

Le sujet en est très semblable à celui des Précautions ; il y a même des phrases identiques. Ce sont cependant deux écrits différents. Les quatre Avis s’adressent à un Frère convers, peut-être le Frère Martin de l’Assomption, souvent compagnon du Saint dans ses voyages et auquel l’unissait une intimité spéciale.

Quatre Avis à un religieux convers pour atteindre la perfection

PRÉAMBULE

Votre sainte Charité m’a demandé de lui dire beaucoup de choses en peu de mots, et il me faudrait pour la satisfaire beaucoup de temps et de papier. Comme je manque de tous les deux, je vais tâcher de me résumer, en me bornant à quelques points et avis qui, sous une forme très brève, ont beaucoup d’étendue et sont propres à conduire à une haute perfection celui qui les observera exactement. Quelqu’un veut-il être vrai religieux, tenir les engagements qu’il a pris envers Dieu, grandir en vertu, jouir des consolations et des suavités de l’Esprit-Saint, il ne pourra y parvenir s’il ne s’efforce de pratiquer avec le plus grand soin les quatre Avis suivants. Ils regardent : l’Abstraction, la Mortification, l’Exercice des vertus, la Solitude de corps et d’esprit.

PREMIER AVIS : LA RÉSIGNATION.

Pour la pratique de ce premier point, il faut que vous viviez dans le monastère comme si personne n’y vivait avec vous, que vous ne vous mêliez ni en parole ni en pensée, de ce qui se passe dans la Communauté ou de ce qui regarde tels membres de la Communauté en particulier, évitant de remarquer ce qu’il y a de bon ou de mauvais

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en eux, ou quel est leur caractère. Quand le monde viendrait à s’effondrer, laissez toute remarque et toute ingérence, et cela pour sauvegarder le repos de votre âme. Souvenez-vous de la femme de Lot qui, pour avoir tourné la tête, attirée par les clameurs et le bruit de ceux qui périssaient, fut changée en pierre fort dure. Ceci doit s’observer en grande rigueur, car par là vous vous mettrez à couvert de beaucoup de péchés et d’imperfections, vous garderez la paix et le repos de votre âme, vous gagnerez beaucoup devant Dieu et devant les hommes : Prenez-y garde, ce point est d’une telle importance, que beaucoup de religieux, faute de le pratiquer, non seulement perdent le profit des autres actes vertueux de la vie religieuse, mais reculent toujours et vont de mal en pis.

SECOND AVIS : LA MORTIFICATION

Pour observer ce second Avis et y faire progrès, il faut que vous graviez dans votre cœur cette vérité : vous n’êtes venu dans le monastère que pour y être travaillé, exercé à la vertu, comme la pierre qui doit être polie et travaillée avant d’entrer dans la structure de l’édifice. Comprenez-le bien, tous ceux qui se trouvent dans la maison ne sont que des artisans placés là par Dieu, tout exprès pour vous travailler et vous polir au moyen de la mortification. Les uns sont destinés à vous travailler de parole, en vous disant des choses que vous n’aimez pas à entendre ; les autres vous travailleront par les actes, en faisant contre vous des choses que vous avez peine à endurer ; d’autres vous travailleront par leur caractère en vous molestant et en vous offensant, soit par le fait de leur tempérament, soit par leur façon d’agir ; d’autres vous travailleront de pensées et de sentiments, en n’ayant pour vous ni estime ni affection.

274

Toutes ces mortifications et ces contrariétés, vous les souffrirez avec patience intérieure, en vous taisant pour l’amour de Dieu et en étant bien convaincu que vous n’êtes venu dans la vie religieuse que pour être travaillé et rendu digne du ciel. Autrement, qu’aviez-vous besoin d’embrasser cet état de vie ? Vous pouviez rester dans le monde, à chercher les agréments, l’honneur et le crédit, en un mot à vous mettre à votre aise.

La pratique de ce second Avis est absolument nécessaire au religieux pour répondre à sa vocation, comme aussi pour trouver la vraie humilité, le repos intérieur et la joie dans le Saint-Esprit. S’il la néglige, il ignore ce que c’est qu’être religieux, il ne sait pourquoi il a embrassé la vie religieuse, il ne cherche pas Jésus-Christ, mais il se cherche lui-même. Il n’aura point de paix en son âme ; il tombera souvent dans le péché et dans le trouble.

Les occasions de souffrir ne manqueront jamais dans la vie religieuse et Dieu veut qu’elles ne manquent pas. Puisqu’il y amène les âmes pour y être éprouvées et purifiées comme l’or l’est par le feu et le marteau, il faut nécessairement qu’elles y rencontrent des épreuves et des tentations, soit de la part des hommes, soit de la part des démons ; il faut qu’elles y passent par le feu des angoisses et des désolations. C’est en tout cela que le religieux doit s’exercer. Il doit s’efforcer de soutenir les épreuves avec patience et conformité à la volonté de Dieu, et non de telle façon, que Dieu, le voyant infidèle dans l’épreuve, vienne enfin à le réprouver, pour n’avoir pas voulu porter avec patience la croix de Jésus-Christ. Faute de comprendre que c’est pour cela qu’ils sont venus, beaucoup de religieux ne savent pas supporter leurs frères. Aussi, quand viendra le jour de la reddition des comptes, ils se trouveront joués et couverts de confusion.

275

TROISIÈME AVIS : L’EXERCICE DES VERTUS

Pour observer le troisième Avis, soyez constant à vous acquitter des devoirs de l’état religieux et des ordres de l’obéissance, sans aucune vue humaine, mais uniquement pour Dieu. Pour y réussir sûrement, n’attachez jamais vos regards sur la satisfaction ou la difficulté que vous offre l’œuvre à réaliser, comme motif de la faire ou de ne la pas faire. Considérez seulement qu’il est juste de l’accomplir pour Dieu. Vous ferez donc toutes vos actions, agréables ou pénibles, dans la seule vue de plaire à Dieu.

Pour agir avec courage et constance, pour acquérir promptement les vertus, ayez toujours soin de vous porter plutôt à ce qui est difficile qu’à ce qui est facile, à ce qui est amer qu’à ce qui est doux, à ce que la chose à exécuter présente de pénible et de désagréable, qu’à ce qu’elle offre d’agréable et de savoureux. Ne cherchez pas à retrancher quelque chose du poids de la croix, car son poids est léger ; et même plus elle a de poids, plus elle est légère, étant portée pour Dieu.

Faites également en sorte que vos frères aient sur vous la préférence en tout ce qui regarde les commodités de la vie. Mettez-vous toujours à la dernière place, et cela, du fond du cœur. C’est le moyen d’être le premier à la répartition des biens spirituels, ainsi que Dieu lui-même vous le dit en son Évangile : Qui se humiliat exaltabitur 1.

QUATRIÈME Avis : LA SOLITUDE DE CORPS ET D’ESPRIT.

Pour mettre en pratique le quatrième Avis, vous regarderez toutes les choses de ce monde comme déjà passées.

1 Luc., xiv, 11.

276

De cette façon, quand vous ne pourrez vous dispenser de vous en occuper, ce sera avec autant de détachement que si elles n’existaient pas.

Quant à ce qui se passe au dehors du monastère, ne vous en souciez en façon quelconque, puisque Dieu vous en a tiré et vous a dégagé de toute sollicitude à cet endroit. Lorsque vous pourrez traiter une affaire par un tiers, ne la traitez point vous-même : c’est pour vous d’une grande importance. Évitez de voir qui que ce soit et d’être vu de personne. N’oubliez jamais ceci : si Dieu demandera aux simples fidèles un compte rigoureux d’une seule parole oiseuse, combien plus au religieux qui lui a consacré sa vie et ses œuvres demandera-t-il compte un jour de toutes ses paroles inutiles l

Je ne veux pas dire que vous deviez vous dispenser de remplir votre emploi avec tout le soin possible et nécessaire, comme tous ceux que l’obéissance pourra vous confier à l’avenir. Mais vous devez vous en acquitter de façon à n’y contracter aucune souillure, car telle est la volonté de Dieu et celle de vos Supérieurs. Pour cela, efforcez-vous de vivre dans une oraison continuelle, sans l’abandonner au milieu des exercices corporels. Que vous mangiez, que vous buviez, que vous parliez, que vous traitiez avec les séculiers, ou que vous fassiez toute autre chose, entretenez constamment en vous le désir de Dieu, élevez vers lui vos affections, car c’est chose indispensable à la solitude intérieure.

Pour la pratiquer, cette solitude, l’âme doit sans cesse diriger ses pensées vers Dieu, dans l’oubli de toutes les choses passagères qui se rencontrent dans cette vie si courte et si misérable. Ne désirez rien savoir, sauf ce qui vous aide à mieux servir Dieu et à mieux vous acquitter des devoirs de votre profession.

Si votre Charité observe avec soin ces quatre Avis, elle 277 deviendra bientôt parfaite. Les points qui les composent sont si étroitement liés entre eux, que si l’on manqueà un seul, on perd nécessairement ce que l’on gagne par tous les autres.

POÉSIES

Introduction aux Poésies

Au jugement de tous les intellectuels de langue espagnole, saint Jean de la Croix est un poète éminent. « I1 a enrichi la lyre castillane, a écrit Mgr Gonzalez y Suarez, archevêque de Quito, de l’élément mystique, et jusqu’ici aucun poète n’y a posé une main aussi délicate 1. » Le célèbre Menendez y Pelayo va plus loin. Il trouve que le lyrisme de Jean de la Croix rivalise avec tout ce que la Renaissance a produit de plus élégant, de plus exquis et de plus savoureux. Il va jusqu’à dire : « On sent courir à travers ses poésies une flamme de sentiment, un incendie d’amour capable de fondre le marbre. » D’après lui, telle est leur divine inspiration, que « les analyser avec l’admiration respectueuse qu’inspire une ode de Pindare ou d’Horace serait de l’irrévérence et de la profanation, et cependant, même au point de vue humain, Jean de la Croix poète est si sublime et si parfait dans son art, qu’il peut soutenir n’importe quelle analyse littéraire et métrique 2 ».

Il est des mystiques — et la Réformatrice du Carmel est du nombre — qui sans aucune connaissance des règles de la poésie composaient des vers pleins de charmes. Il est clair que ce n’est point le cas de saint Jean de la Croix : la parfaite régularité de ses strophes, l’heureuse combinaison des consonances, l’exact assujettissement aux lois de la mesure et de l’accent qu’on y remarque suffisent à le montrer. Du reste, tandis que sainte Thérèse n’abordait point les strophes malaisées, se contentant des très faciles, notre Saint faisait choix des mesures les plus ardues.

1 Hermosura de la naturaleza y sentimiento estético de ella, p. 45.

2 Discours de réception à l’Académie de la langue espagnole.

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« Jean de la Croix », a écrit M. Baruzi, « a suivi la technique de la nouvelle poésie castillane. Il a inséré en des liras, c’est-à-dire en des strophes d’heptasyllabes et d’hendécasyllabes combinées, les poèmes qui servent de thèmes à ses écrits. Il adhère donc implicitement à une esthétique qui, à la fin du xvle siècle, avait d’ailleurs presque totalement triomphé 1.

Il est question ici des poèmes utilisés pour la Montée et le Cantique, car le poème de la Vive Flamme est construit sur des strophes de six vers. Au dire du P. Gérard, cette strophe est plus difficile encore.

Saint Jean de la Croix a cru devoir donner des explications sur la structure des strophes adoptées par lui pour la Vive Flamme. On trouve en effet dans toutes les transcriptions anciennes de cet ouvrage, à la suite des Strophes et avant le texte lui-même, la note suivante :

“Ces liras en leur contexture sont semblables à celles que l’on trouve dans Boscán, tournées au sens divin.


« La soledad siguiendo,

“Llorando mi fortuna,

“Me voy por los caminos que se ofrecen, etc.

“Ces Strophes ont six pieds ; le 4e rime avec le 1 er, le 5e avec le 2e, et le 6e avec le 3e.”

M. Baruzi fait remarquer : 1° que les vers allégués par saint Jean de la Croix ne sont pas de Boscán, mais de Garcilaso ; cependant, ajoute-t-il, il est exact de dire qu’ils se trouvent dans Boscán, qui les a empruntés à Garcilaso ; 2° que la véritable lecture du 2vers de Garcilaso est : Rendido á mi fortuna.

1 Saint Jean de la Croix et le Problème de l’expérience mystique. Sa Vie. — La période salmankine, p. 112. (2e éd., Alcan, 1931.)

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Le sens de ces lignes, qui sont évidemment de saint Jean de la Croix, est celui-ci : les liras de la Vive Flamme sont construites à l’imitation de celles de Garcilaso ; toutefois ici le sujet n’est plus profane, mais divin.

« On ne voit pas d’abord, il est vrai », fait remarquer M. Baruzi, “pourquoi Jean de la Croix, qui ne nous livre jamais la moindre indication sur les éléments de son travail, nous renvoie ici à un modèle. Pourtant il est aisé de deviner la cause de ce scrupule soudain. Le poème de la « Noche oscura » et le poème du “Cantico” sont composés de strophes conformes au type primitif de la “Lira”. Il n’y avait par suite aucune raison de signaler le modèle métrique de ces strophes de cinq vers, où tous reconnaissaient une technique familière. Mais il n’en était pas de même du poème de la “Llama”, bâti sur des strophes de six vers dont l’origine, pour des lecteurs étrangers à la culture esthétique, était moins facilement discernable. Jean de la Croix, qui n’était pas un technicien du vers, pouvait-il, sans invoquer une source indiscutable, construire une strophe de contexture moins claire ? Mais la strophe de six vers, telle qu’il l’établit, ne se trouve pas en fait dans les œuvres de Garcilaso. Jean de la Croix l’obtient en coupant, après le sixième vers, par une sorte de césure strophique, la strophe lyrique de treize vers.”

Mais arrêtons-nous un moment à une intéressante remarque de M. Baruzi.

« Le nom de Boscán », nous fait-il observer, “est allégué d’une manière qui demande, pour le moins, à être expliquée… De dire que ces vers qui sont de Garcilaso : « en Boscán estan — se trouvent dans Boscán » ne constitue pas une proposition dénuée de sens. En effet, les œuvres de Boscán et celles de Garcilaso ont d’abord été publiées dans un volume unique. Garcilaso, tué à la guerre à l’âge

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de trente-trois ans 1, n’avait pas fait imprimer lui-même ses poèmes. Son ami Boscán les avait réunis et conservés ; puis, la veuve de Boscán, par une édition doublement posthume, avait publié en une sorte d’appendice aux œuvres de son mari, les poèmes de Garcilaso. Les éditions de Boscán, que ce soit l’Édition Princeps parue à Barcelone en 1543, l’Édition de Medina del Campo (1544), ou les deux Éditions de León (1547 et 1549), indiquent bien cette subordination de Garcilaso à Boscán. Las obras de Boscán, disent-elles, y algunas de Garcilaso de la Vega, repartidas en cuatro libros. Il est donc naturel que l’usage ait été de dire au xvisiècle, non sans vulgarité d’ailleurs, “Boscán”, comme pour désigner un recueil.”

M. Baruzi se demande si saint Jean de la Croix ne s’est pas conformé à cet usage. Il aborde ensuite “l’expression inquiétante « vueltas à lo divino » et se demande si Jean de la Croix a été de ceux qui « cherchaient à transformer en ardeurs spirituelles les thèmes d’amour de Boscán et de Garcilaso. Rien, en son œuvre, ne nous montre qu’il ait voulu suivre un Sebastián de Córdoba publiant en 1575 Las Obras de Boscán y Garcilaso trasladadas en materias christianas y religiosas. Qu’il ait lu cependant Córdoba, la chose ne semble pas douteuse. Et l’on n’a d’autre part nul motif d’assurer qu’il n’y a pas éprouvé quelque plaisir ».

M. Baruzi nous fait remarquer aussi que la faute de lecture qui se rencontre dans la note est en réalité une déformation due à Sebastián de Córdoba. Celui-ci remplace en effet le vers de Garcilaso :

Rendido à mi fortuna

‘par ce vers très plat et qui n’est plus de la même qualité affective :

Llorando mi fortuna.

1 Garcilaso a été mortellement blessé, en 1536, à l’assaut du fort de Muy, dans la Campagne de Provence.

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“La combinaison de l’expression « vueltas á lo divino » et de la déformation que nous trouvons chez Sebastián de Córdoba ne laisse point place à une autre hypothèse : Jean de la Croix a emprunté sa citation à Sébastián de Córdoba. Bien plus, l’expression « vueltas á lo divino » nous avertit sans doute que c’est bien à Sebastián de Córdoba qu’il se réfère. Dira-t-on que la note tout entière est peut-être apocryphe ? C’est bien Jean de la Croix qui a écrit la note et c’est Sébastián de Córdoba qui lui en a fourni le texte. Mais devons-nous conclure qu’il n’ait connu Garcilaso que par les affadissements d’un Sebastián de Córdoba ? Une telle supposition serait absurde. C’est bien avant 1575, et dès la période salmantine, que Jean de la Croix a eu l’occasion de lire Garcilaso. Tout, dans son lyrisme, nous permet de penser qu’il l’a aimé. Ce sont les vers de Garcilaso que Jean de la Croix a goûtés et, en dépit de l’apparence, ce sont eux encore qu’il allègue. Peut-être est-ce par prudence, par crainte des critiques que lui pourraient adresser des lecteurs étrangers à la vie esthétique, qu’il nous les offre en un si trouble mélange. Mais c’est au texte authentique qu’il est venu demander un modèle métrique.

Et M. Baruzi continue : ‘… Nous avons dès lors le droit de supposer une sérieuse lecture d’une « Canción » de Garcilaso. Et si nous n’en pouvons conclure que Jean de la Croix ait étudié de la même manière d’autres poèmes, nous sommes assurés qu’il a assez soigneusement observé l’un d’entre eux pour extraire d’une strophe complexe une combinaison métrique qui n’était pas immédiatement apparente. Jean de la Croix a peut-être non seulement lu, mais étudié techniquement Garcilaso…

‘Le problème que nous avons à nous poser… nous fait nous demander, à l’occasion d’un exemple précis, ce que signifie pour nous cette attachante pensée : Jean

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de la Croix, lecteur de Garcilaso. Nulle hésitation n’est possible en ce qui concerne le choix de l’exemple. Jean de la Croix rejoint Garcilaso dans la mesure où il est un poète bucolique et, dès lors, il n’est pas arbitraire de considérer d’un même regard les Églogues de Garcilaso et certaines nuances des poésies de Jean de la Croix.

‘Jean de la Croix n’est pas étranger à une subtile esthétique de la pastorale. Il dresse devant nous, en très pure poésie, un jeune berger, seul, malheureux.

Y en su pastora puesto el pensamiento

Y el pecho del amor muy lastimado.

“Ce jeune berger ne se plaint pas de ses souffrances, mais il pleure d’être oublié, de se trouver en une terre étrangère et de sentir que sa présence n’est plus désirée de celle qu’il aime.

« Y á cabo de un gran rato se ha encumbrado

Sobre un arbol do abrió sus brazos bellos,

Y muerto se ha quedado asido de ellos,

El pecho del amor muy lastimado.

‘Cette fois la Pastorale est bien réduite à son essence. Tout ce qui est factice est détruit. Nous trouvons un être seul, que l’amour tragique a pénétré. Mais quelque chose demeure du rêve pastoral et ce souvenir, se rencontrant avec le sentiment chrétien, s’incarne en une beauté plastique.

… se ha encumbrado

Sobre un arbol do abrió sus brazos bellos.

“Si Jean de la Croix a lu attentivement les Églogues de Gacilaso, il les a pénétrées par de là leur apparence,

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et les plaintes de Nemoroso ne lui ont pas apporté seulement d’artificielles douleurs.

Los valles solitarios nemorosos.

« Jean de la Croix, en insérant dans l’un de ses plus beaux vers l’adjectif nemoroso, dont l’usage n’était pas fréquent au xVle siècle, a-t-il songé à Nemoroso, l’un des bergers de la première Églogue, ou plutôt Garcilaso lui-même en sa plus douloureuse expression 1 ? »

Dans ses poésies détachées, notre Saint a usé de mesures très diverses. Sans nous y arrêter, disons un mot des « Romances », qui sont généralement mises au rang de ses compositions. Les témoins qui ont donné des déclarations juridiques relatives à ses écrits, sont d’accord avec presque tous ses historiens pour lui attribuer des pièces de vers, au nombre de dix, qualifiées de « romances ». De l’avis de plusieurs, ces pièces de vers, d’une étrange pauvreté, peuvent difficilement être regardées comme étant de sa composition. Nous y reviendrons plus loin. Disons ici que la vraie « romance », la « romance classique », est une composition en vers de huit syllabes non rimées, mais offrant aux vers pairs une assonance qui se répète identique d’un bout à l’autre du poème. Les vers n’ont que sept syllabes quand ils se terminent par un mot accentué sur la syllabe finale. Ils en ont neuf s’ils finissent par un mot accentué sur l’antépénultième 2.

À quelle époque peuvent remonter les poésies de saint Jean de la Croix ? Une partie fut composée pendant son

Saint Jean de la Croix et le Problème de l’Expérience mystique. Sa Vie. — La période salmantine, pp. 112-114. (2e éd.)

2 Ce renseignement nous a été gracieusement fourni par le remarquable hispaniste, M. Marcel Bataillon, professeur de littérature espagnole à l’Université d’Alger.

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emprisonnement chez les Carmes mitigés de Tolède, lequel dura depuis la fin de 1577 jusqu’à la mi-août 1578. Vers la fin de cette détention, un geôlier doux et traitable lui avait été donné ; on le nommait Fr. Jean de Sainte-Marie. Le Saint le pria de lui fournir de quoi écrire « des choses de dévotion », ce que le geôlier lui accorda.

La mère Marie de Saint — Joseph, carmélite de Ségovie, a déposé avoir entendu dire à notre Saint qu’il avait écrit dans sa prison de Tolède les Strophes de la Nuit obscure 1. La mère Marie de l’Incarnation, du monastère de Consuegra, a déclaré la même chose 2. Toutefois, si notre conjecture est exacte, la composition, au moins initiale, de la Montée du Carmel et de la Nuit obscure, qui ne font qu’un, et par conséquent les Strophes sur lesquelles le traité repose, remonterait à une époque antérieure, celle où sainte Thérèse nous parlait de « celui qui avait promis d’écrire 3 ». Ce qui n’empêche nullement de se représenter Jean de la Croix dans sa prison, se redisant à lui-même de mémoire ces Strophes à la louange de la Nuit, si bien adaptées à. l’amère situation où il se trouvait. Nous disons de mémoire, en ne prenant pas à la lettre l’expression dont se sert au bout de longues années la carmélite de Ségovie : las avia escrito en la carcel de Toledo. En effet, nous allons le voir, les Strophes de la Nuit obscure ne sont pas au nombre de celles, tracées dans son cachot, qu’il emporta avec lui lors de son évasion.

Que le saint prisonnier ait écrit des poésies vers la fin de sa détention, la chose est hors de doute. Nous avons à ce sujet un témoignage important, celui de la Mère. Madeleine du Saint-Esprit, carmélite de Beas et fille spirituelle du Saint ; nous l’avons cité en partie dans notre

1 Ms. 13482 de la Bibl. nat. de Madrid.

2 Id., ibid.

3 Château intérieur, VIe Dem., ch. vii.

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Introduction au Cantique, nous le donnerons ici en entier.

‘Lorsque le saint Père sortit de sa prison, dit-elle, il portait sur lui un cahier qu’il avait écrit durant sa détention : c’étaient plusieurs « romances a sur l’Évangile In principio erat Verbum, puis les Strophes : Je sais une source qui jaillit et s’écoule, enfin les liras qui commencent par : Où t’es-tu caché ? jusqu’à : O vous, les nymphes de Judée 1 Le Saint composa le reste étant recteur au collège de Baëza. Il donna une partie des commentaires à Beas, en réponse aux questions que lui posaient les religieuses, et les autres quand il fut à Grenade. Ce cahier que le saint Père écrivit dans sa prison, il le laissa au monastère de Beas, et l’on m’en fit faire plusieurs copies. »

Que les Strophes de la Nuit obscure ne fussent pas dans le cahier en question, cela ressort du témoignage de Madeleine du Saint-Esprit. Autrement, cette religieuse qui l’a copié, recopié plusieurs fois, et qui signale d’une manière précise ce qui s’y trouvait, n’eût pas manqué de les mentionner. Mais poursuivons son témoignage, relatif au cahier de Tolède.

‘Depuis, il fut emporté de notre cellule, je ne sais par qui. Comme j’étais dans l’admiration de la profondeur, de la beauté, de la subtilité des paroles, je lui demandai un jour si c’était Dieu qui lui fournissait ces expressions d’un sens si étendu et si riche. Il me répondit : « Ma fille, quelquefois Dieu me les fournissait, et d’autres fois je les cherchais moi-même 1. »

Le monastère de Caravaca, avec lequel notre Saint entretenait des relations aussi intimes qu’avec celui de Beas, apporte également son témoignage. « Il nous dit », déclare Marie du Saint Sacrement, « que dans son cachot

1 SERRANO Y SANZ : Apuntes para una Biblioteca de Escritoras espanolas, T. Ier, p. 399.

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il avait composé ce qu’il écrivit sur le Cantique des Cantiques, sur la Très Sainte Trinité et sur le Psaume Super flumina Babylonis 1. »

Le P. Innocent de Saint-André, qui vécut deux ans dans l’intimité de Jean de la Croix, atteste de son côté que son maître composa dans la prison de Tolède les Strophes qui commencent par ces mots : Où t’es-tu caché, Bien-Aimé 2 ?

Ainsi, il est hors de doute que les trente premières Strophes du premier Cantique spirituel furent composées à Tolède en 1578. Les neuf dernières le furent à Baëza, entre 1579 et 1581. Quant à la Strophe additionnelle que l’on trouve au second Cantique (la XIe), elle fut composée à Grenade en 1585 ou 1586.

Les Strophes de la Vive Flamme furent composées à Grenade encore, en 1584, comme le Prologue et le témoignage de Jean l’Évangéliste en font foi.

Il est difficile d’assigner une date précise aux poésies détachées, sauf pour celle qui commence par : Que bien yo sé la fuente, parce que Madeleine du Saint-Esprit nous la signale comme se trouvant au cahier de Tolède, tracé en 1578. Les autres ne peuvent remonter plus tard que 1584-1586, puisqu’elles se trouvaient au manuscrit emporté de Grenade par Anne de Jésus en 1586, ou bien se trouvent encore au borrador de Sanlúcar et au manuscrit de Jaën (1585 ou 1586).

Il est à remarquer cependant que d’après un manuscrit gardé à la Bibl. nationale de Madrid et connu chez les Carmes sous le nom de manuscrit d’Albe de Tormès, saint Jean de la Croix aurait composé à Ségovie, durant une extase, la poésie qui commence par : Entréme adonde no supé. Notre Saint ayant résidé à Ségovie de 1568 à 1591, cette poésie, si la donnée est exacte, remonterait à cette

1 SERRANO Y SANZ, T. 11, p. 176.

2Ms. 1597. (Bibl. nat. de Madrid.) POÉSIES

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époque. Or elle se trouve au borrador de Sanlúcar et au manuscrit de Jaën, ce qui ne permet pas de reculer sa composition au-delà de l’année 1586. On peut faire observer d’ailleurs que le manuscrit d’Albe de Tormès n’a pas l’autorité d’une déposition.

Malheureusement il est sans doute des compositions de saint Jean de la Croix qui ont péri. En effet, le Père Alphonse de la Mère de Dieu nous raconte qu’à la suite d’une extase de douleur, provoquée par une représentation du Christ souffrant, notre Saint composa des vers exprimant l’amour que le Sauveur témoigna aux âmes en versant son sang, et la douleur dont cette vue le pénétrait lui-même 1. Il est clair qu’aucune des poésies venues jusqu’à nous ne répond à ces données.

D’autre part, le P. Joseph de Jésus-Marie a écrit : « Lorsqu’il se sentait triste ou fatigué, c’était pour lui un cordial souverain de se rappeler le souvenir de la Vierge, soit au moyen des versets du Cantique des Cantiques que les saints docteurs appliquent à Marie, soit en composant à sa louange des strophes pleines de sentiment, qui le réjouissaient dans sa solitude ou le délassaient sur les chemins 2. » Le P. François de Sainte-Marie parle de même 3. Ces poésies de leur bienheureux Père en l’honneur de la Mère de Dieu, si tant est qu’elles aient été écrites, eussent été infiniment chères aux enfants du Carmel.

Nombreuses sont les pièces de vers qui ont été, fort à la légère, attribuées à saint Jean de la Croix. Il y a donc lieu de faire passer à un crible sévère celles que l’on admet comme authentiques. Nous considérerons comme telles :

1° Celles qui se trouvent au borrador de Sanlúcar et dont plusieurs sont corrigées de la propre main du Saint.

1 Vida del B. P. Fray Juan de la Cruz, L. 11, cap. 21.

2 Historia del B. P. Fray Juan de la Cruz, L. ler, cap. 42.

3 Reforma de las Descalzos, T. II, L. VI, cap. 15.

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2° Celles que nous offre l’Édition princeps du Cantique, faite à Bruxelles d’après un manuscrit apporté d’Espagne par Anne de Jésus, manuscrit qui n’est autre, ce semble, qu’une transcription prise à Grenade sur la copie exécutée sous les yeux du Saint par le Frère Thomas de la Croix. Les poésies qui dans ce manuscrit font suite au Cantique spirituel ayant été prises d’une transcription vue par le Saint, peuvent être considérées comme authentiques.

3° Celles qui se trouvent au manuscrit de Jaën, de la même écriture que le texte du Cantique, c’est-à-dire de l’écriture de Françoise de Saojossa, qui a pris soin de répéter nombre de fois que les poésies sont du même auteur que le traité. Ces poésies viennent d’un autographe du Saint, et de plus elles ont passé sous ses yeux avant la remise qu’il fit de la transcription à la Mère Anne de Jésus, l’année 1586.

Les poésies données par le borrador de Sanlúcar sont, outre dix Romances, les Strophes du Cantique de la Montée du Carmel et de la Vive Flamme, les poésies suivantes :

Entréme adonde no supé,

Vivo sin vivir en mi,

Tràs de un amoroso lance,

Un pastorico solo está penado,

Que bien sé yo la fuente que mana y corre.


Le manuscrit de Jaën, outre les poésies fournies par le borrador, en donne deux qui ne se trouvent pas en celui-ci et ne se trouvaient pas non plus au manuscrit d’Anne de Jésus, puisqu’elles ne sont pas à la suite de l’édition de Bruxelles ; d’où l’on peut inférer qu’elles furent composées en 1585 ou au commencement de 1586. Leur authenticité est attestée aussi par plusieurs manuscrits de la Bibliothèque nationale de Madrid et par d’autres autorités

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encore ; mais surtout elles portent d’une manière frappante le cachet du lyrisme de notre Saint.

Sin arrimo y con arrimo,

Por toda la hermosura.

À la composition de la seconde se rattache un souvenir consigné par une religieuse de Grenade, Marie de la Croix, dans une déposition donnée au Procès Apostolique (Inform. d’Úbeda). Cf. P. Louis de la Trinité : Le Directeur d’âmes :

‘Un jour, dit-elle, que les religieuses (de Grenade) avaient avec le saint Frère Jean de la Croix un entretien fort élevé et qui comme toujours roulait sur Dieu, une Sœur vint à réciter certaine strophe. Elle n’était que d’inspiration humaine cependant. En voici la mesure.

Por toda la hermosura

Nunca yo me perderé,

Sino por un no sé qué,

Que se halla por ventura.

Le Saint en saisit quelque chose et dit : « Que récitez-vous là ? Veuillez le répéter. » La Sœur le fit aussitôt et le Saint, retenant la Strophe par cœur, composa sur elle « quelques couplets très bien tournés et remplis de pur amour de Dieu ».

Revenons au manuscrit de Sanlúcar. La poésie : Vivo sin vivir en mi et le premier des « Romances » sur l’Évangile In principio erat Verbum, portent des corrections de l’écriture de saint Jean de la Croix. Donc les Strophes de la Montée et de la Vive Flamme, ainsi que la poésie Entréme adonde no supé, étant placées avant Vivo sin vivir en mi, se trouvent, pour ainsi parler, authentiquées par le Saint lui-même et conséquemment sont d’une authenticité exceptionnelle.

Le premier « Romance » porte aussi (3e vers de la 10e Strophe) une correction qui semble bien de la main

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de Jean de la Croix. L’authenticité des trois poésies qui suivent Vivo sin vivir en mi et qui précèdent ce « Romance » corrigé, doit donc, elle aussi, être regardée comme exceptionnelle. Quant à celle des autres « Romances », qui se trouvent, au nombre de neuf, après la dernière poésie corrigée, elle n’est pas, rigoureusement parlant, attestée par la borrador 1. Cependant on peut dire d’elles ce que nous avons dit de celles des poésies qui se trouvent dans l’Édition princeps du Cantique et au manuscrit de Jaën : elle est plus que vraisemblable, par le fait que le borrador et ses poésies ont passé sous les yeux du Saint. Du reste, l’authenticité des « Romances » est attestée, nous l’avons vu, par le témoignage de deux religieuses, l’une de Beas, l’autre de Caravaca, auquel nous pouvons ajouter celui de deux autres religieuses du monastère de Tolède 2. Du moins sommes-nous assurés, par la déclaration de Madeleine du Saint-Esprit, qu’ils se trouvaient au cahier emporté par le saint prisonnier lors de son évasion.

Nous voici donc en présence d’un problème très difficile à résoudre et dont M. Baruzi lui-même n’a pas cherché à nous donner la solution, préférant, dit-il, s’en remettre « à l’édition technique de l’avenir 3 ». D’un côté, des témoignages dignes de foi, de l’autre, dans la texture même des « Romances » des défauts choquants, une vulgarité qui déconcerte. Le P. André de l’Incarnation, dont l’opinion a tant de valeur, nous dit l’impression fâcheuse que lui font ces pièces de vers. ‘Il y a une certaine dureté, une certaine dissonance dans la mesure de plusieurs vers, qui montrent clairement qu’ils ne peuvent être dans leur pureté originelle. En vérité, tant de défectuosités métriques

1 Ces détails, qui ont leur importance, nous sont fournis par M. Baruzi, qui a étudié sur place le manuscrit de Sanlúcar. Voir S. Jean de la Croix… Les Textes, p. 49-51. (2e éd.)

2 Constance de la Croix et Isabelle de Jésus. (Dép. au Procès informatif.) P. 52.

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paraissent inacceptables de la part de notre Saint, et si l’on considère les Strophes de son Cantique, celles de la Nuit obscure, de la Flamme d’amour et la poésie du Pastorcico, on est surpris de rencontrer dans ces “Romances” je ne sais quelle rusticité, je ne sais quelle bassesse, bien étrangères à une telle plume. Rien ici de son élégance ordinaire 1.’

Et cependant André de l’ Incarnation, sur la foi des témoignages précités, n’ose nier que les « Romances » soient de la composition de Jean de la Croix, il se réfugie dans la supposition que « peut-être ils ne sont pas dans leur pureté originelle ».

Le P. Joseph de Sainte-Thérèse, auteur de deux tomes de la Reforma de los Descalzos et d’une Vie de saint Jean de la Croix — il a précédé d’un siècle le P. André de l’Incarnation, — est beaucoup plus catégorique. Non seulement il doute beaucoup que les « Romances » soient de notre Saint, mais « il ne peut se persuader qu’ils le soient ». Ce que le P. Gérard qualifie de « véritable audace ».

“On est stupéfait, dit-il, qu’un historien, qui doit avoir consulté tant d’ouvrages pour composer la Vie de saint Jean de la Croix, ait pu écrire pareille chose. Sans doute il n’avait pas lu la déclaration de la mère Madeleine du Saint-Esprit, sans doute il ne connaissait pas le manuscrit de Sanlúcar de Barrameda, corrigé d’un bout à l’autre par le Saint 2 et qui contient dix « Romances » dont il est déclaré, comme d’autres poésies, qu’ils sont du même auteur que le Cantique et son commentaire. Sans doute il n’avait pas vu le manuscrit des Carmélites de Jaën, qui fait autorité en la matière, ni la première édition du Cantique parue à Bruxelles ; sans doute il ignorait l’existence de

1 Cette intéressante note du P. André de l’Incarnation est empruntée au Ms. 3180 de la Bibl. nat. de Madrid.

2 Le P. Gérard va trop loin : le manuscrit n’est pas corrigé d’un bout à l’autre par le Saint. Cependant il est vrai de dire que l’un des ‘Romances a est corrigé par lui.

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manuscrits sans nombre, quelques-uns contemporains du docteur mystique, qui donnent les « Romances » comme authentiquement de lui. Enfin, il ne savait pas que cette même authenticité est affirmée par un historien aussi consciencieux que le P. Jérôme de Saint-Joseph 1.’

À toutes les autorités alléguées par le P. Gérard nous pouvons ajouter le témoignage de Marie du Saint-Sacrement, carmélite de Caravaca, et les déclarations de Constance de la Croix et d’Isabelle de Jésus-Marie, carmélites de Tolède. Et cependant, nous ne craignons pas de dire qu’à notre avis la seule lecture des « Romances » oblige en quelque sorte à les rejeter comme indignes de notre Saint, qui, pour employer les propres paroles du P. Gérard quelques pages plus loin, « écrivait avec la plus grande élégance, surtout en vers 1 ». C’est donc sans hésitation que nous partageons « l’audace » — si audace il y a, — du P. Joseph de Sainte-Thérèse, et déclarons « ne pouvoir nous persuader » que les « Romances » en question soient de saint Jean de la Croix.

En présence de tant de « bassesse » et de « rusticité », comme parle le P. André de l’Incarnation, on se prend à imaginer que le Saint aura eu entre les mains, dans sa prison, quelque Dévotionnaire appartenant aux Pères de l’Observance et, sous prétexte de transcrire quelques-uns des « Romances » qui s’y trouvaient, il aura demandé à son complaisant geôlier du papier et de l’encre para escribir cosas de devoción, les mots sont authentiques. Ensuite il aura consciencieusement transcrit dix « Romances ». Madeleine du Saint-Esprit, qui a copié le cahier, nous énumère, on peut le croire, les pièces de vers dans l’ordre où elles s’y trouvaient, — après quoi, il aura écrit quelques-unes de ses propres compositions. Que ces « Romances »

1 Inlroducciôn â las Poesias, p. 149, note 1.

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fussent réellement de sa main dans le cahier qu’il déposa chez les Carmélites de Beas, il n’y a pas à en douter en présence d’un témoignage si digne de foi. Mais pour les croire de sa composition à lui, il faudrait des preuves entièrement irréfutables.

Nous préférons donc ne pas mêler les dix « Romances » aux poésies qui portent d’une manière indéniable le caractère de ses œuvres lyriques, laissant au temps le soin d’éclaircir davantage la question.

Par ailleurs, on est surpris de trouver parmi les poésies authentiques de saint Jean de la Croix celle qui commence par : Vivo sin vivir en mi, laquelle a toujours été attribuée à sainte Thérèse. M. Baruzi nous dit à ce sujet :

‘La poésie de sainte Thérèse Vivo sin vivir en mi a-t-elle servi de modèle à saint Jean de la Croix ? Est-ce au contraire celui-ci qui en a le premier trouvé les termes ? Il semble bien que la poésie de Thérèse soit antérieure. Quant au thème

Vivo sin vivir en mi

Que muero porque no muero,

« C’est un thème populaire. (Cf. Rodolphe Hoornaert Sainte Thérèse écrivain, 1922, p. 463.) Les difficultés relatives à la présence de Strophes identiques et dans la poésie de sainte Thérèse et dans la poésie de saint Jean de la Croix, ne sont pas insolubles. En effet, le texte de la poésie de Thérèse n’est pas établi de façon sûre. Et la mère Maria de San Alberto, carmélite Déchaussée de Valladolid, rapporte la poésie de Thérèse sans y insérer les Strophes que nous trouvons, avec des variantes, à la fois dans les éditions de sainte Thérèse et dans le manuscrit de Sanlúcar de Barrameda. »

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Et M. Baruzi conclut :

« Ces Strophes ont été introduites, par suite d’une interpolation, dans la poésie de sainte Thérèse 1. »

Une remarque encore, relativement à la poésie : Que yo sé bien la fuente. Le P. Gérard fait observer que dans cette pièce de vers il y a deux Strophes — la 3e et la 11e — qui ne se trouvaient pas dans le manuscrit du Cantique porté en Flandre par la mère Anne de Jésus et manquent également dans la borrador de Sanlúcar, comme dans le manuscrit de Jaën, et qui pourtant se rencontrent dans plusieurs autres manuscrits. Le P. Gérard en infère que ces Strophes ont été ajoutées plus tard par le saint auteur. Nous les donnons sous toute réserve.

Disons un mot maintenant de l’impression des poésies de saint Jean de la Croix.

Les Strophes de la Montée du Carmel et de la Vive Flamme d’amour virent le jour pour la première fois en Espagne, l’année 1618, dans l’Édition princeps des Œuvres du Saint. M. Baruzi nous fait remarquer que c’est à Rome que parurent pour la première fois celles du Cantique spirituel, l’édition italienne de 1627 ayant donné le texte espagnol des Strophes en même temps que le texte italien. Ceci eut lieu un peu avant que la Cantique et ses Strophes vissent le jour à Bruxelles en langue espagnole : l’approbation de l’édition italienne est du 9 décembre 1626 ; celle de l’édition de Bruxelles, du 8 février 1627.

L’Édition princeps de Bruxelles donnait, outre les Strophes du Cantique, celles de la Vive Flamme et quinze poésies détachées. C’étaient d’abord les dix « Romances », puis les cinq poésies qui se trouvent au borrador de Sanlúcar :

Entréme donde no supé,

Vivo sin vivir en mi,

1 Saint Jean de la Croix… Les Textes, p. 50, note 2. (2° éd.)

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Tras de un amoroso lance

Un pastorcico solo está penado,

Qué bien sé yo la fuente.

L’édition latine de Cologne (1639) publia plusieurs poésies ; s’il faut en croire le P. Salvador de la Croix, elles étaient en partie viciées 1. Quant au P. Jérôme de Saint-Joseph, en énumérant les écrits de notre Saint dans la grande Vie qu’il publia en 1641, il ne marqua, en fait d’ceuvres lyriques, que les trois Cantiques qui font partie de ses grands traités et les dix « Romances ».

L’édition de Séville (1703) donna les deux poésies :

Sin arrimo y con arrimo,

Por toda la hermosura,

qui se trouvaient au manuscrit de Jaën seulement et n’avaient pas encore été imprimées.

Une question se posait à nous. Quelle était la meilleure manière de traduire les poésies de saint Jean de la Croix ? Fallait-il, à l’imitation des PP. Cyprien de la Nativité et Maillard, les rendre de très loin en vers français ? Fallait-il, à l’exemple des Carmélites du troisième monastère de Paris, les transposer en prose ? Ni l’un ni l’autre de ces essais ne nous a paru satisfaisant. Pour être en état de serrer de près le texte espagnol et en même temps éviter la fadeur d’une œuvre lyrique mise en prose pure et simple, le meilleur parti nous a semblé d’adopter une traduction en prose bien rythmée, ainsi que nous l’avons fait pour le Cantique spirituel et la Vive Flamme.

On trouvera réunies ici d’abord

Les Strophes de la Montée du Carmel,

Celles du Cantique spirituel,

1 Note placée au manuscrit de Jaén, le 3 février 1670.

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Celles de la Vive Flamme d’amour ;

puis les poésies suivantes :

1° J’aborde une sphère inconnue,

2° Je vis, mais sans vivre en moi-même,

3° Dans l’élan d’un exploit d’amour,

4° Vois ce berger seul et tout désolé,

5° Je sais une source qui jaillit et s’écoule,

6° Appuyé sans aucun appui,

7° Jamais les beautés de ce monde.

Le texte espagnol des poésies sera donné au bas des pages.

Nous avons dit plus haut que nous ne croyons pas les « Romances » de la composition de saint Jean de la Croix. Toutefois, afin de ne rien laisser à désirer à nos lecteurs, nous avons traduit le troisième, qui a sur les autres l’avantage d’être moins long. Grâce au texte espagnol, on pourra opter plus aisément soit pour l’opinion qui exclut ces compositions comme indignes de notre grand poète, soit pour la docilité qui les admet les yeux fermés, sur les témoignages que nous avons cités.

Poésies

Chant de l’âme dans la nuit obscure.

1. Au milieu d’une nuit obscure

D’angoisses d’amour enflammée,

Oh ! la bienheureuse fortune !

Je sortis sans être aperçue,

Ma demeure étant pacifiée.


2. Je gravis dans l’ombre très sûre,

Déguisée, l’échelle secrète —

Oh ! la bienheureuse fortune ! —

Dans les ténèbres, en cachette,

Ma demeure étant pacifiée.


1. En una noche oscura

Con ansias en amores inflamada,

¡ Oh dichosa ventura l

Sali sin ser notada,

Estando ya mi casa sosegada.


2. A oscuras y segura,

Por la secreta escala disfrazada,

¡ Oh dichosa ventura !

A oscuras y en celada,

Estando ya mi casa sosegada.

302

3. En la noche dichosa,

En secreto, que nadie me véía,

Ni yo miraba cosa,

Sin otra luz y gula,

Sino la que en el corazón ardía.


4. Aquesta me guiaba

Más cierto que la luz de medio dia,

A donde nie esperaba

Quien ya bien me sabía,

En parte donde nadie parecía.


5. ¡ Oh noche, que guiaste,

¡ Oh noche amable más que la alborada,

¡ Oh noche que juntaste

Amado con Amada,

Amada en el Amado transformada !



3. En cette nuit trois fois heureuse,

En mystère, n’étant point vue,

Moi, ne regardant chose aucune,

J’allais sans lumière, sans guide

Que le feu brûlant en mon cœur.


4. Cette lumière me guidait,

Bien mieux que celle de midi,

Où m’attendait déjà Celui

Que dès longtemps je connaissais.

Nul en ce lieu ne paraissait.


5. Oh ! nuit, qui fus ma conductrice !

Oh ! nuit, qu’à l’aube je préfère !

Oh ! nuit, qui sus si bien unir

L’Amant avec la Bien-Aimée,

L’Amante en l’Amant transformée !


303

6. Sur mon sein tout couvert de fleurs

Et que pour lui seul je gardais,

Mon Bien-Aimé s’est endormi.

Et moi, je le rafraîchissais,

D’un bois de cèdre l’éventais.


7. Lorsque le souffle du matin

Faisait voltiger ses cheveux,

De sa main si douce il m’a prise.

Au cou je sentis la blessure :

Mes sens en furent suspendus.


8. Je restai là, je m’oubliai,

Le visage penché sur lui.

Tout disparut, je me livrai.

J’abandonnai tous mes soucis,

Les oubliant parmi les lis.


6. En mi pecho florido,

Que entero para él sólo se guardaba,

Allí quedó dormido,

Y yo le regalaba,

Y el ventalle de cedros aire daba.


7. El aire de el almena,

Cuando ya sus cabellos esparcía,

Con su mano serena

En mi cuello hería,

Y todos mis sentidos suspendía.


8. Quedéme y olvidéme,

El rostro recliné sobre el Amado.

Cesó tado, y dejéme,

Dejando mi cuidado

Entre las azucenas olvidado.

304

Chant d’amour entre l’âme et son Époux.

L’ÉPOUSE.

1. Où t’es-tu caché, Bien-Aimé,

Me laissant toute gémissante ?

Comme le cerf tu t’es enfui,

M’ayant blessée. Mais à ta suite,

En criant, je sortis. Hélas ! vaine poursuite !


2. Pasteurs, vous qui vous élevez

Par les bercails vers la hauteur,

Si par bonheur vous rencontrez

Celui que je préfère à tout,

Dites-lui que je souffre et languis, que je meurs.


3. Cherchant sans trêve mes amours,

J’irai par ces monts, ces rivages.

Je ne cueillerai point de fleurs,

Je verrai les bêtes sauvages

Sans peur. Je franchirai les forts et les frontières.

ESPOSA

1. A dónde te escondiste,

¿ Amado, y me dejaste con gemido ?

Como el ciervo huiste,

Habiéndome herido,

Sali tras ti clamando, y eras ido.


2. Pastores, los que fuerdes

Allá por las majadas al Otero,

Si por ventura vierdes

Aquel que yo más quiero,

Decidle que adolezco, peno y muero.


3. Buscando mis amores,

Iré por esos montes y riberas,

Ni cogeré las flores,

Ni temeré las fieras,

Y pasaré los fuertes y fronteras.

305

ELLE INTERROGE LES CRÉATURES.

4. O forêts, très épais massifs,

Plantés de la main de l’Aimé !

Prairies aux gazons verdoyants,

De belles fleurs tout émaillés !

Dites-moi, je vous prie, s’il vous a traversés.


RÉPONSE DES CRÉATURES.

5. Tout ruisselant de mille grâces,

En hâte, il traversa nos bois.

Dans sa course, il les regarda.

Sa figure qui s’y grava

Suffit à les laisser revêtus de beauté.

PREGUNTA A LAS CRIATURAS.

4. ¡ Oh, bosques y espesuras,

Plantadas por la mano del Amado !

¡ Oh, prado de verduras,

De flores esmaltado !

Decid si por vosotros ha pasado !


RESPUESTA DE LAS CRIATURAS.

5. Mil gracias derramando,

Pasó por estos sotos con presura,

Y yéndolos mirando,

Con sola su figura

Vestidos los dejó de hermosura.

306

L’ÉPOUSE.

6. Ah ! qui donc pourra me guérir ?

Achève enfin de te donner !

Et garde-toi de m’envoyer

Dorénavant de messagers,

Car tout ce qu’on me dit ne peut me contenter.


7. Tous ces passants qu’ici l’on voit

Disent des merveilles de toi,

Mais ils ne font que me blesser.

Et ce qui me laisse mourante,

C’est un je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.


8. Comment peux-tu te soutenir,

O ma vie, sans vivre où tu vis ?

Elles devraient t’ôter la vie,

Les flèches qui te sont lancées,

T’apportant de l’Aimé des concepts si exquis !

ESPOSA

6. ¡ Ay I quién podrá sanarme !

Acaba de entregarte ya de vero,

No quieras enviarme

De hoy más ya mensajero,

Que no saben decirme lo que quiero.


7. Y todos cuantos vagan

De tí me van mil gracias refiriendo,

Y todos más me llagan.

Y déjame muriendo

Un no sé qué que quedan balbuciendo.


8. ¿ Mas como perseveras,

¡ Oh vida ! no viviendo donde vives ?

Y haciendo porque mueras,

Las flechas que recibes,

De lo que del Amado en tí concibes ?

9. Pourquoi, toi qui blessas mon cœur,

Refuses-tu de le guérir ?

Et puisque tu me l’as volé,

Pourquoi donc ainsi le laisser ?

Eh ! que n’emportes-tu le larcin dérobé ?


10. Éteins, je t’en prie, mes ennuis,

Car nul autre n’en est capable.

Et que mes yeux enfin te voient,

Toi, leur lumière véritable,

Car pour toi seulement j’en veux avoir l’usage.


11. Ah ! découvre-moi ta présence !

Que ta beauté m’ôte la vie !

Tu le sais bien, la maladie

D’amour ne peut être guérie.

Sinon par la présence et la figure aimée.


9. ¿ Porqué, pues has llagado,

Aqueste corazon, no le sanaste ?

Y pues me le has robado,

¿ Porqué así le dejaste,

Y no tomas el robo que robaste ?


10. Apaga mis enojos,

Pues que ninguno basta d deshacellos,

Y véante mis ojos,

Pues eres lumbre de ellos,

Y sólo para ti quiero tenellos.


11. Descubre tu presmeia,

Y máteme tu vista y hermosura.

Mira que la dolencia

De amor no se cura

Sino con la presencia y la figura,

12. Oh ! toi, fontaine cristalline,

Soudain, dans tes traits argentés,

Que ne fais-tu donc apparaître

Les yeux ardemment désirés,

Que je porte en mon cœur déjà tout ébauchés ?


12. ¡ Oh, cristalina fuente !

Si en esos tus semblantes plateados,

Formases de repente

Los ojos deseados,

Que tengo en mis entrañas dibujados !





13. Détourne-les, mon Bien-Aimé,

Je vole…


L’ÉPOUX.

… Reviens, colombe !

Car voici que le cerf blessé

Paraît sur le sommet boisé.

La brise de ton vol lui fait prendre le frais.





13. Apártalos, Amado,

Que voy de vuelo…


ESPOSO

...Vuélvete, paloma,

Que el ciervo vulnerado

Por el otero asoma,

Al aire de tu vuelo, y fresco toma.

309


L’ÉPOUSE.

14. L’Aimé, c’est pour moi les montagnes,

Les vallons boisés, solitaires,

Toutes les îles étrangères

Et les fleuves retentissants.

C’est le doux murmure des brises caressantes.


15. Il est pour moi la nuit tranquille,

Semblable au lever de l’aurore.

La mélodie silencieuse

Et la solitude sonore,

Le souper qui délasse, en enflammant l’amour.


16. Donnez la chasse à ces renards,

Car voilà notre vigne en fleurs.

De nos roses, en attendant,

Faisons une pomme de pin.

Que sur la montagne, personne ne paraisse.


ESPOSA

14. Mi Amado, las montañas,

Los vallos solitarios, nemorosos,

Las ínsulas extrañas,

Los rios sonorosos,

El silbo de los aires amorosos.


15. La noche sosegada

En par de los levantes del aurora,

La música callada,

La soledad sonora,

La cena que recrea y enamora.


16. Cazadnos las raposas,

Que está ya florecida nuestra viña.

En tanto que de rosas

Hacemos una piña.

Y no parezca nadie en la montinà.

310

17. Arrière, aquilon de mort !

Viens, autan, l’éveil des amours !

Souffle au travers de mon jardin,

Et ses parfums auront leur cours.

L’Aimé parmi les fleurs va prendre son festin..


18. 0 vous, les nymphes de Judée !

Quand, dans les rosiers en fleurs,

L’ambre déverse ses senteurs,

Ne dépassez pas les faubourgs.

De toucher notre seuil, n’ayez pas la pensée..

17. Detente, Cierzo muerto,

Ven, Austro, que recuerdas los amores,

Aspira por mi huerto,

Y corran sus olores,

Y pacerá el Amado entre las flores.


18. ¡ Oh, ninfas de Judea,

En tanto que en las flores y rosales

El ámbar per f umea,

Morá en los arrabáles;

Y no queráis tocar nuestros umbrales.





19. Tiens-toi bien caché, doux ami !

Présente ta face aux montagnes

Et ne dis mot, je t’en supplie.

Regarde plutôt le cortège

De celle qui voyage aux îles étrangères.


L’ÉPOUX.

20. Écoutez-moi, légers oiseaux,

Lions et cerfs, daims bondissants I

Montagnes, vallons et rivages,

Ondes, brises, feux très ardents,

Et vous, frayeurs des nuits dépourvues de sommeil !


21. Par les lyres harmonieuses

Et le chant`si doux des sirènes,

Trêve, à présent, à vos courroux !

Ne touchez pas à notre mur,

Afin que l’Épouse dorme plus sûrement.


22. L’Épouse vient de pénétrer

Au beau jardin si désiré.

Et elle repose à son gré,

Le cou maintenant incliné,

Avec quelle douceur ! sur les bras de l’Aimé.






19. Escóndete, Carillo,

Y mira con tu haz á las montañas,

Y no quieras decillo,

Más mira las compañas

De la que va por ínsulas extrañas.


ESPOSO

20. A las aves ligeras,

Leones, ciervos, gamos saltadores,

Montes, valles, riberas,

Aguas, aires, ardores,

Y miedos de las noches veladores.


21. Por las amenas liras

Y canto de serenas, os conjuro,

Que cesen vuestras iras,

Y no toquéis al muro,

Porque la Esposa duerma más seguro.


22. Entrôdose ha la Esposa

En el ameno huerto deseado,

Y á su sabor reposa,

El cuello reclinado

Sobre las dulces brazos del Amado.

312

23. Ce fut sous l’ombre du pommier

Que tu devins ma fiancée.

Alors je te donnai ma main,

Et tu fus ainsi réparée

Au lieu même où ta mère avait été violée.


L’ÉPOUSE

24. Notre lit tout fleuri s’enlace

À la caverne des lions.

11 est de pourpre tout tendu.

De paix il est édifié.

Mille boucliers d’or viennent le couronner.



23. Debajo del manzano,

Allí conmigo fuiste desposada;

Allí te dl la mano,

Y fuiste reparada

Donde tu madre filera violada.


ESPOSA

24. Nuestro lecho florido,

De cuevas de leones enlazado,

En púrpura tendido,

De paz edificado,

De mil escudos de oro coronado.





25. Sur tes traces les jeunes filles

Vont légères par le chemin.

Sous la touche de l’étincelle,

Le vin confit engendre en elles,

Des respirs embaumés, d’un arôme divin.


26. Dans le cellier intérieur

De mon Aimé j’ai bu. Sortie

Dans cette plaine immense,

J’étais en complète ignorance.

Je perdis le troupeau dont je suivais les pas.


27. C’est là qu’il me donna son sein,

M’enseignant savoureusement.

Moi, je me livrai sans réserve,

En donnant tout, absolument.

D’être son Épouse je lui fis le serment.


28. Mon âme s’emploie tout entière,

Avec mon fonds, à son service.

Je ne garde plus de troupeau,

Je n’ai plus aucun autre office,

Car l’amour désormais est mon seul exercice.



25. A zaga de tu huella

Las jóvenes discurren al camino,

Al toque de centella,

Al adobado vino,

Emisiones de bálsamo divino.


26. En la interior bodega

De mi Amado bebí, y cuando salía,

Por toda aquella vega,

Ya cosa no sabía,

Y el ganado perdí que antes seguía.


27. Allí me dió su pecho,

Allí me enseñó ciencia muy sabrosa.

Y yo le di de hecho

A mí, sin dejar cosa;

Allí le prometí de ser su esposa.


28. Mi alma se ha empleado,

Y todo mi caudal en su servicio.

Ya no guardo ganado,

Ni ya tengo otro oficio,

Qué ya sólo en amar es mi ejercicio

314

29. Si dans l’aire je ne suis vue

Dorénavant, ni rencontrée,

Dites que je me suis perdue,

Mon amour m’ayant emportée.

J’ai voulu me perdre : par là je fus gagnée.


30. Avec des fleurs, des émeraudes,

Choisies aux fraîches matinées,

Nous irons faire des guirlandes,

Toutes fleuries en ton amour,

Et tenues enlacées d’un seul de mes cheveux.


31. Ce cheveu tu considérais

Sur mon cou tandis qu’il volait.

Sur mon cou tu le regardas.

I1 te retint prisonnier,

Et d’un seul de mes yeux tu te sentis blessé.


29. Pues ya si en el ejido

De hoy más no fuera vista ni hallada,

Diréis que me he perdido,

Que andando enamorada,

Me hice perdidiza y fué ganada.


30. De flores y esmeraldas

En las frescas mañanas escogidas,

Haremos las guirnaldas

En tu amor floridas,

Y en un cabello mío entretéjidas.


31. En solo aquel cabello

Que en mi cuello volar consideraste,

Mirástele en mt cuello,

Y en el preso quedaste;

Y en uno de mis ojos te llagaste.


32. Tandis que tu me regardais,

Tes yeux gravaient en moi tes charmes ;

C’est pourquoi d’amour tu m’aimais.

Les miens ont mérité par là

D’adorer ce qu’en toi, cher Amant, ils voyaient.


33. Garde-toi de me mépriser !

Mon teint, je l’avoue, est foncé.

Tu peux pourtant me regarder,

Car déjà tu me regardas

Et mis alors en moi la grâce, la beauté.


L’ÉPOUX

34. La blanche colombe est rentrée

Dans l’Arche, portant le rameau.

Et voici que la tourterelle

A sur la verdoyante rive

Trouvé le compagnon ardemment désiré.


35. En solitude elle vivait,

En solitude elle a son nid.

En solitude aussi la guide

Seul à seul un Amant chéri,

Lui qui, très seul aussi, vivait d’amour blessé.


36. Réjouissons-nous, Bien-Aimé !

Allons nous voir en ta beauté,

Sur la montagne ou son penchant,

D’où jaillit l’onde toute pure.

Dans la masse compacte enfonçons plus avant.


37. Puis aux cavernes élevées

De la pierre nous monterons.

Ces cavernes sont fort cachées,

Et c’est là que nous entrerons.

Au suc des grenades, tous deux nous goûterons.









32. Cuando tú me mirabas,

Tu gracia en mt tus ojos imprimían,

Por eso me adarvabas,

Y en eso merecían

Los míos adorar lo que en ti vlan.


33. No quieras despreciarme,

Que si color moreno en mt hallaste,

Ya bien puedes mirarme,

Después que me miraste,

Que gracia y hermosura en mí dejaste.


ESPOSO

34. La blanca palomica

Al arca con el ramo se ha tornado,

Y ya la tortolica

Al socio deseado

En las riberas verdas ha hallado.


35. En soledad vivía,

Y en soledad ha puesto ya su nido,

Y en soledad la guía

A solas su querido,

También en soledad de amor herido.


36. Gocémonos, Amado,

Y vámonos á ver en tu hermosura

Al monte y al collado,

Do mana el agna pura,

Entremos más adentro en la espesura.


37. Y luego á las subidas

Cavernas de la piedra nos iremos,

Que están bien escondidas,

Y alli nos entraremos

Y el mosto de granadas gustaremos.















316

38. C’est là que tu me montrerais

Ce que mon âme avait en vue.

Sur l’heure tu me donnerais,

Là même, ô Toi qui es ma Vie,

Ce qu’en un autre jour déjà tu me donnas.


39. Voici le souffle de la brise,

Le chant si doux de philomèle,

Le bois avec ses agréments,

Au milieu de la nuit sereine,

Quand la flamme consume et ne fait pas de peine.


40. Nul ici ne jetait les yeux.

Aminadab ne paraissait.

Le siège enfin avait cessé,

Et voici que les cavaliers,

Lorsqu’ils voyaient les eaux, maintenant descendaient.


38. Allí me mostrarías

Aquello que mi alma pretendía,

Y luego me darías

Allí tú, vida mía,

Aquello que me diste el otro día.


39. El aspirar del aire,

El cantar de la dulce filomena,

El soto y su donaire,

En la noche serena,

Con llama que consume y no da pena.


40. Que nadie lo miraba;

Aminadab tampoco parecía,

Y el cerco sosegaba,

Y la caballería

A vista de las aguas descendía.

318



Chant de l’âme dans son intime union, avec Dieu.

1. Oh ! Flamme d’amour ! Vive Flamme

Qui me blesses si tendrement

Au plus profond centre de l’âme !

Tu n’es plus amère à présent.

Achève donc, si tu le veux.

Romps enfin le tissu de cet assaut si doux !


2. Oh ! cautère vraiment suave !

Oh ! plaie toute délicieuse !

Oh ! douce main ! touche légère !

Qui a le goût d’éternité !

Par toi toute dette est payée.

Tu me donnes la mort : en vie elle est changée.


3. Oh ! lampes de feu très ardent !

Au sein de vos vives splendeurs,

Mon sens avec ses profondeurs,

Auparavant aveugle et sombre,

En singulière excellence,

Donne à la fois chaleur, lumière au Bien-Aimé.


1. ¡ Oh llama de amor viva !

Que tiernamente hieres

De ¡ni alma en el mas profundo centro !

Pues ya no eres esquiva,

Acaba ya, si quieres

Rompe la tela de este dulce encuentro.


2. ¡ Oh cauterio suave !

¡ Oh regalada llaga !

¡ Oh mano blanda ! ¡ Oh toque delicado

Que á vida eterna sabe

Y toda deuda paga !

Matando, muerte en vida la has trocado.


3. ¡ Oh lamparas de fuego !

En cuyos resplandores

Las profundas cavernas del sentido,

Que estaba obscuro y ciego,

Con estraños primores

Calor y luz dan junto d su Querido !


4. Oh ! combien doux et combien tendre

Tu te réveilles dans mon sein,

Où seul en secret tu demeures

Par ta douce spiration,

Pleine de richesse et de gloire,

Combien suavement tu m’enivres d’amour !


4. ¡ Cuan manço y amoroso

Recuerdas en mi seno,

Donde secretamente solo moras !

Y en tu aspirar sabroso

De bien y gloria lleno

Cuán delicadamente me enamoras !



Une sublime contemplation.

J’aborde une sphère inconnue

Et j’y demeure en ignorance,

Mais surpassant toute science.


1. Où étais-je ? Je l’ignorais.

Et cependant, introduit là,

Sans savoir où je me trouvais,


Entréme donde no supe,

Y quedéme no sabiendo,

Toda sciencia trascendiendo.


1. Yo no supe donde entraba,

Porque cuando allí me vi,

Sin saber donde me estaba,

Je compris de très grandes choses.

D’en parler je suis incapable,

Car je restai dans l’ignorance,

Au-dessus de toute science.

2. De la paix et de la clémence

C’était la parfaite science,

En très profonde solitude,

En merveilleuse rectitude.

Mais c’était chose très secrète ;

Je ne pus que balbutier,

En surpassant toute science.

3. J’étais là tellement ravi,

Tout absorbé, si hors de moi,

Que mes sens en sont demeurés

De tout sentiment dépouillés.

Et mon esprit, don merveilleux,

Entendait alors sans entendre,

Et surpassant toute science.

Grandes cosas entendi.

No diré lo que sentía,

Que me quedé no sabiendo,

Toda sciencia trascendiendo.


2. De paz y de piedad

Era la sciencia perfecta,

En profunda soledad,

Entendida via recta.

Era cosa tan secreta,

Que me quedé balbuciendo,

Toda sciencia trascendiendo.


3. Estaba tan embebido,

Tan absorto y ajenado,

Que se quedó mi sentido

De todo sentir privado;

Y el espiritu dotado

De un entender no entendiendo,

Toda sciencia trascendiendo.

4. À mesure que je montais

De moins en moins je comprenais.

C’est là cette nue ténèbreuse

Qui donne lumière à la nuit.

Celui qui par elle est instruit

Reste toujours en ignorance,

Mais surpassant toute science.


4. Cuanto más alto se sube,

Tanto menos entendía,

Que es la tenebrosa nube

Que á la noche esclarecía.

Por eso quién la sabía

Queda siempre no sabiendo,

Toda sciencia trascendiendo.


5. Qui s’élève à cette hauteur

Se sent défaillir à soi-même.

Sa précédente connaissance

N’est plus que bassesse à ses yeux.

Sa science croissant toujours,

Il demeure en cette ignorance,

Qui surpasse toute science.

5. El que allí llega de vero,

De su mismo desfallesce.

Cuanto sabía primero

Mucho bajo le paresce;

Y su sciencia tanto cresce,

Que se queda no sabiendo,

Toda sciencia trascendiendo.


6. Ce haut savoir en ignorance

Est d’une si grande puissance,

Que les savants en arguant

Ne parviendront pas à le vaincre.

Non, leur savoir n’arrive pas

À connaître sans connaissance,

En surpassant toute science.


7. Elle est de si grande excellence,

Cette science en ignorance,

Qu’il n’est science ou faculté

Capable de la surmonter.

Mais si quelqu’un a su se vaincre,

Par ce savoir sans connaissance,

Toujours croîtra sa transcendance.


8. Et si tu veux enfin savoir

Quelle est au fond cette science,

C’est une haute notion

De la toute divine Essence.

D’un Dieu, c’est l’ceuvre de clémence ;

Elle tient l’âme en ignorance,

Bien au-dessus de la science.

6. Este saber no sobiendo

Es de tan alto poder,

Que los sabios arguyendo

Jamás le pueden vencer;

Que no llega su saber

A no entender entendiendo,

Toda sciencia trascendiendo.

7. Y es de tan alta excelencia

Aqueste sumo saber,

Que no hay facultad ni sciencia

Que le puedan emprender.

Quién se supiere vencer,

Con este no saber sabiendo,

Irá siempre trascendiendo.


8. Y si lo queréis oir,

Consiste esta suma sciencia

En un subido sentir

De la divina Esencia.

Es obra de su clemencia

Hacer quedar no entendiendo,

Toda sciencia trascendiendo.




Plainte de l’âme qui aspire à voir Dieu

Ces vers se trouvent au manuscrit de Sanlúcar, corrigés de la propre main de saint Jean de la Croix.


Je vis, mais sans vivre en moi-même,

Et mon espérance est si haute,

Que je meurs de ne pas mourir.


1. Déjà je ne vis plus en moi,

Et sans mon Dieu je ne puis vivre.

Privé de lui, loin de moi-même,

Que pourra donc être ma vie ?

Vivo sin vivir en mi,

Y de tal manera espero,

Que muero porque no muero.


1. En mi yo no vivo ya,

Y sin Dios vivir no puedo ;

Pues sin él y sin me quedo,

¿ Este vivir, que será

À mille morts je la compare,

Car j’attends ma vie, ma vraie vie,

En mourant de ne pas mourir.

Mil muertes se me hara,

Pues mi misma vida espero,

Moriendo poque no muero.


2. Je le déclare, vivre ainsi,

En vérité, ce n’est point vivre.

Ah ! c’est rendre l’âme sans cesse

Que d’attendre ainsi ta présence.

Entends, ô mon Dieu, ma demande !

Je ne puis plus porter la vie,

Je me meurs de ne pas mourir !


2. Esta vida que yo vivo

Es privación de vivir,

Y asi, es contino morir

Hasta que viva contigo ;

Oye, mi Dios, lo que digo :

Que esta vida no la quiero,

Que muero porque no muero.

3. Toujours être éloigné de toi,

Ah ! je le demande, est-ce vivre ?

C’est plutôt endurer la mort,

La mort à nulle autre pareille.

Certes, j’ai pitié de moi-même,

Puisqu’à chaque moment, toujours

Je me meurs de ne pas mourir !


3. Estando absente de ti,

? Qué vida puedo tener,

Sino muerte padescer,

La mayor que nunca vi ?

Lástima tengo de mi,

Pues de suerte persevero,

Que muero porque no muero.

4. Le poisson qu’on tire de l’onde

Trouve, lui, son soulagement,

Car la mort lui apporte enfin

Ce qu’il désire éperduement.

Mais quelle mort peut égaler

Ce qu’est pour moi cette existence ?

Vivre encor, c’est encor mourir !


5. Je crois trouver allègement

À te voir dans ton Sacrement.

Mais ma douleur ne fait que croître,

Car de toi je ne puis jouir.

Oui, tout augmente mon tourment,

Car toujours tu restes voilé,

Et je meurs de ne pas mourir !


4. El pez que del agua sale,

Aun de alivio no carece,

Que en la muerte que padesce

Al fin la muerte le vale.

¿ Qué muerte habrá que se iguale

A mi vivir lastimero,

Pues si más vivo, más muero ?


5. Cuando me pienso aliviar

De verte en el Sacramento,

Haceme más sentimiento

El no te poder gozar.

Todo es para más penar

Por no verte como quiero,

Y muero porque no muero.

6. Si je me réjouis, Seigneur,

Dans l’espoir de te voir un jour,

La pensée que je puis te perdre,

Aussitôt double mon supplice.

Vivre dans un pareil effroi

Et me consumer de désir,

C’est mourir de ne pas mourir !


7. Arrache-moi de cette mort,

O mon Dieu, donne-moi la vie !

Ne me retiens pas davantage

Sous une chaîne si pesante !

Je languis de ne pas te voir,

Et sous cette douleur amère,

Je me meurs de ne pas mourir !


6. Y si me gozo, Señor,

Con esperanza de verte,

En ver que puedo perderte,

Se ¡ ne dobla mi dolor.

Viviendo en tanto pavor,

Y esperando como espero,

Muérome porque no muero.


7. Sácame de aquesta muerte,

Mi Dios, y dame la vida.

No me tengas impedida

En este lazo tan fuerte.

Mira que peno por verte,

Y mi mal es tan entero,

Que muero porque no muero.




L’exploit d’amour.

Dans l’élan d’un exploit d’amour,

Pourvu, bien pourvu d’espérance,

Je m’élevai si haut, si haut,

Que je pus atteindre ma proie.


1. Pour pouvoir arriver au but

Au cours de ce divin exploit,

Il me faudra voler si haut,

Qu’enfin je me perde de vue.

Et malgré tout, dans cet élan

Je sentis mon vol défaillir.

Mais l’amour me maintint si haut,

Que je pus atteindre ma proie.


2. Montant à pareille altitude,

Voici que ma vue s’obscurcit,

Et la plus superbe prouesse

En ténèbres s’exécuta.

Comme c’était exploit d’amour,

D’un bond aveugle et très obscur

Je m’élevai si haut, si haut,

Que je pus atteindre ma proie.


3. Mais plus je m’élevais en haut,

Au cours de ce sublime exploit,

Plus je me sentais faible et las.

Je dis : Je n’y parviendrai pas !

Et descendant si bas, si bas,

Je m’élevai si haut, si haut,

Que je pus atteindre ma proie.



4. Chose vraiment prodigieuse !

D’un bond, je fis mille lieues.

C’est que la céleste espérance

Obtient tout ce qu’elle espère.

J’espérai faire mon exploit

Et j’affermis ma confiance.

Je montai donc si haut, si haut,

Que je pus atteindre ma proie.


Tras de un amoroso lance

Y no de esperanza falto,

Que fué tan alto, tan alto,

Que le di á la caza alcance.


1. Para que yo alcance diese

A aqueste lance divino,

Tanto volar me convino,

Que de vista me perdiese.

Y con todo en este trance

En el vuelo quedé falto ;

Mas el amor fué tan alto,

Que le dl á la caza alcance.


2. Cuando más alto subía,

Deslumbróseme la vista,

Y la mas fuerte conquista

En oscuro se hacía.

Mas por ser de amor el lance,

Di un ciego y oscuro salto

Y fué tan alto, tan alto,

Que le di á la caza alcance.


3. Cuanto más alto llegaba,

De este, lance tan subido,

Tanto más bajo y rendido

Y abatido me hallaba.

Dijé : No habrá quien alcance;

Y abatíme tanto, tanto,

Que fué tan alto, tan alto,

Que le di á la caza alcance.


4. Por una estraña manera,

Mil vuelos pasé de un vuelo,

Porque esperanza de cielo

Tanto alcanza cuanto espera.

Esperé sólo este lance,

Y en esperar no fui falto,

Pues fui tan alto, tan alto,

Que le di á la caza alcance.



Le divin Berger.

1. Vois ce berger seul et tout désolé,

Sans nul plaisir, sans nul contentement,.

À sa bergère appartient sa pensée,

Et tout son cœur par l’amour déchiré.


2. Il pleure, non d’être blessé d’amour

Et de se voir en telle affliction.

Au cœur pourtant il a été frappé.

S’il pleure, c’est de se voir oublié.

1. Un pastorico solo está penado,

Ajeno de placer y de contento,

Y en su pastora puesto el pensamiente,

Y el pecho del amor muy lastimado.


2. No llora por haberle amor llagado,

Que no le pena verse asi afligidlo,

Aunque en el corazon está herido,

Mas llora por pensar que está olvidado.

3. À la pensée du très cruel oubli

Où le laisse sa charmante bergère,

Il s’abandonne aux coups des étrangers,

Et par l’amour son cœur est déchiré.


4. Entendez-le : Malheureux que je suis !

Pour ma tendresse, elle n’a que mépris.

Voyez, voyez comment elle me fuit.

De son amour j’ai le cœur déchiré.


3. Que solo de pensar que está olvidado

De su bella pastora, con gran pena

Se deja maltratar en tierra ajena,

El pecho del amor muy lastimado.


4. Y dice el pastorcico : ¡Ay desdiehado !

De aquel que de mi amor ha hecho ausencia

Y no quiere gozar la mi presencia !

Y el pecho por su amor muy lastimado !


5. Le temps s’écoule. Enfin il est monté

Sur un arbre. Ses bras sont grands ouverts

Voyez-le mort, il reste suspendu,

Son cœur, hélas ! d’amour est déchiré.


5. Y á cabo de un gran rato se ha encumbrada

Sobre un árbol do abrió sus brazos bellos,

Y muerto se ha quedado, asido de ellos,

El pecho del amor muy lastimado.




La Fontaine jaillissant dans la nuit ou La Divinité connue dans la foi.

Je sais une source qui jaillit et s’écoule,

Mais c’est au profond de la nuit.


1. Cette source éternelle, elle reste cachée.

Mais je n’ignore pas d’où elle prend naissance,

Et c’est au profond de la nuit.


2. En la nuit obscure qu’on appelle la vie,

Je connais par la foi sa veine fraîche et pure,

Mais c’est au profond de la nuit.


3. Je sais, à dire vrai, qu’elle est sans origine.

Tout en elle pourtant va plonger sa racine,

Mais c’est au profond de la nuit.


4. Jamais il ne sera de beauté qui l’égale.

Le ciel, l’univers vont s’y désaltérer,

Mais c’est au profond de la nuit.


Que bien sé yo la fonte que mana y corre,

Aunque es de noche !


1. Aquella eterna fonte está escondida,

Que bien sé yo do tiene su manida,

Aunque es de noche.


2. En esta noche oscura de esta vida,

Que bien sé por le la fonte frida,

Aunque es de noche.


3. Su origen no lo sé, pues no le tiene,

Mas sé que todo origen de ella viene,

Aunque es de noche.


4. Sé que no puede ser cosa tan bella,

Y que cielos y tierra beben de ella

Aunque es de noche.

5. Elle est, je le sais bien, tout à fait insondable

Et, je le sais aussi, elle n’est pas guéable,

Pas même au profond de la nuit.


6. Jamais son bel éclat ne pourra s’obscurcir.

Toute lumière aussi d’elle seule jaillit,

Mais c’est au profond de la nuit.


7. Je sais bien que ses flots sans cesse débordants

Arrosent l’abîme, la terre et tous les peuples,

Mais c’est au profond de la nuit.


8. Or il est un courant qui naît de cette source,

Aussi large et puissant que la source elle-même,

Mais c’est au profond de la nuit.


9. Des deux premiers courants, un troisième procède.

Il n’est pas moins ancien que ceux qui l’ont produit.

Mais c’est au profond de la nuit.


5. Bien sé que suelo en ella no se halla,

Y que ninguno puede vadealla,

Aunque es de noche.


6. Su claridad nunca es oscurecida,

Y sé que toda luz de ella es venida,

Aunque es de noche.


7. Sé ser tan caudelosos sus corrientes,

Que infiernos, cielos riegan, y las gentes,

Aunque es de noche.


8. El corriente que nace de esta fuente, B

ien sé que es tan capoz y omnipotente,

Aunque es de noche.


9. El corriente que de estos dos procede

Sé que ninguno de ellos le precede,

Aunque es de noche.

10. Je sais que tous les trois sont une seule eau vive.

Et que l’un de l’autre vont dérivant sans cesse,

Aunque es de noche.

10. Bien sé que tres en sola una agua viva

Residen, y uno de otro se deriva

Mais c’est au profond de la nuit.

11. Cette source éternelle est toute rassemblée

En notre Pain vivant pour nous donner la vie ;

Mais c’est au profond de la nuit.


12. Bien haut elle convie toutes les créatures,

À s’y désaltérer en profondes ténèbres,

Car il fait sombre, c’est la nuit.


13. Cette source d’eau vive, objet de mes désirs,

En ce vrai Pain de vie je la vois, la contemple,

Mais c’est au profond de la nuit.


11. Aquesta eterna fonte está escondida

En este vivo Pan por darnos vida,

Aunque es de noche.


12. Aqui se está Llamando á las criaturas,

Y de esta agua se hartan, aunque á oscuras,

Porque es de noche.


13. Aquesta viva fuente que deseo,

En este Pan de vida yo la veo,

Aunque es de noche.





Dieu seul pour appui.

Appuyé sans aucun appui,

Sans lumière, en profonde nuit,

Je vais me consumant sans cesse.


1. Je sens mon âme dégagée

De toutes les choses créées,

Plus haut qu’elle-même élevée,

Menant la vie la plus heureuse,

Sur Dieu seulement appuyée.

Voyez par là, comprenez bien

Ce que j’estime un don sans prix :

Mon âme se trouve, ô merveille !

Appuyée sans aucun appui.


3. J’endure, il est vrai, les ténèbres,

Durant ma mortelle existence.

Mais, privé que je suis de lumière,

Je mène une céleste vie,

Car l’amour qui régit ma voie,

En m’aveuglant de plus en plus,

Maintient mon âme très soumise

À vivre en si profonde nuit.

3. Depuis que je connais l’amour,

Depuis que je vis sous sa loi,

Le bien, le mal, quoi que ce soit,

Me procure même plaisir.

Il transforme mon âme en soi.

Dans la délicieuse flamme

Que je sens au dedans de moi,

En hâte et sans nulle réserve

Je vais me consumant sans cesse.

Sin arrimo y con arrimo,

Sin luz y d oscuras viviendo,

Todo me voy consumiendo.

1. Mi alma está desasida

De toda cosa criada,

Y sobre si levantada,

Y en una sabrosa vida,

Solo en su Dios arrimada.

Por eso ya se dirá

La cosa que más estimo,

Que mi alma se ve ya

Sin arrimo y con arrimo.

2. Y aunque tinieblas padezco

En esta vida mortal,

No es tan crecido mi mal ;

Porque, si de luz carezco,

Tengo vida celestial;

Porque el amor de tal vida,

Cuando más ciego va siendo,

Que tiene el alma rendida,

Sin luz y á oscuras viviendo.


4. Hace tal obra el amor

Despues que le conocí,

Que, si hay. bien 6 mal en mí,

Todo lo hace de un sabor,

Y mi alma transforma en sí.

Y así, en su llama sabrosa,

La cual en mi estoy sintiendo,

Apriesa, sin quedar cosa,

Todo me voy consumiendo.


Le « Je ne sais quoi ».

Jamais les beautés de ce monde

Ne me rendront épris d’amour.

Mais il est un je ne sais quoi

Que mon cœur brûle d’obtenir.


1. La saveur de tout bien fini,

Après tout, n’a point d’autre effet

Que de fatiguer l’appétit,

De blesser le palais de l’âme.

Jamais les douceurs de ce monde

Ne me rendront épris d’amour.

Mais il est un je ne sais quoi

Que mon cœur brûle d’obtenir.


2. Un cœur vraiment grand, généreux,

Ne se laisse point arrêter,

S’il peut passer, quoi qu’il en coûte,

Si malaisée que soit la route.

Jamais il ne dit : C’en est trop.

Sa foi monte, monte toujours.

C’est qu’il est un je ne sais quoi,

Que son cœur brûle d’obtenir.


3. Celui que l’amour a blessé,

Qu’a touché la divine Essence,

À vu son goût se transformer

Et rien ne le peut satisfaire.

Tel un malade en fièvre ardente

Repousse l’aliment offert.

Il réclame un je ne sais quoi,

Que son cœur brûle d’obtenir.

4. Et pourquoi vous émerveiller

Qu’il ne puisse plus rien goûter ?

D’un tel mal je dirai la cause,

Bien autre qu’on puisse penser.

Por toda la hermosura

Nunca yo me perderé,

Sino por un no sé qué,

Que se alcanza por ventura.


1. Sabor de bien que es finito

Lo más que puede llegar,

Es cansar el apetito

Y estragar el paladar;

Y así, por toda dulzura

Nunca yo me perderé,

Sino por un no sé qué,

Que se halla por ventúra.


2. El corazón generoso

Nunca cura de parar

Donde se puede pasar,

Sino en más dificultoso.

Nada le causa hartura,

Y sube tanto su fe,

Que gusta de un no se qué,

Que se halla por ventura.


3. El que de amor adolesce,

Del divino Ser tocado,

Tiene el gusto tan trocado,

Que á los gustos des f allesce ;

Como él que con calentura

Fastidia el man jar que ve,

Y apetece un no sé qué,

Que se halla por ventura.

4. No os maravilléis de aquesto,

Que el gusto se quede tal,

Porque es la causa del mal

Ah ! c’est que toute créature

Ne lui est plus qu’une étrangère.

Il réclame un je ne sais quoi,

Que son cœur brûle d’obtenir.



Y gusta de un no sé qué,

Que se halla por ventura.





5. Lorsque l’humaine volonté

S’est vu toucher de Dieu lui-même,

Rien ne peut plus la contenter,

Qui soit moins que le Dieu qu’elle aime.

Mais cette beauté ravissante

Ne se perçoit que par la foi.

On la goûte en je ne sais quoi,

Que le cœur brûle d’obtenir.


6. Ah ! dites-moi, d’un tel amant

N’aurez-vous point pitié profonde ?

Car rien pour lui n’a de saveur

En tout ce qu’on voit de créé.

Seul, dépouillé de toute image,

Sans nul appui, sans prendre pied,

Il goûte alors je ne sais quoi,

Que son cœur brûle d’obtenir.


7. Parmi les biens plus intérieurs,

Qui possèdent plus de valeur,

Ce qui sur terre rend heureux

Lui donne-t-il joie et bonheur ?

Non, par-dessus toute beauté,

Tout ce qui fut, est ou sera,

Il savoure un je ne sais quoi,

Que son cœur brûle d’obtenir.


8. Si quelqu’un prétend acquérir

Ce qui fait l’objet de ses vœux,

Qu’il suive ce qu’il veut gagner,




5. Que estando la voluntad

De Divinidad tocada,

No puede quedar pogada

Sino con Divinidad;

Mas, por sor tal su hermosura,

Que sólo se ve por le,

Gústala en un no sé qué,

Que se halla por ventura.


6. Pues de tal enamorado,

Decidme si habréis dolor,

Pues que no tiene sabor

Entre todo lo criado;

Solo, sin forma y figura,

Sin hallar arrimo y pie,

Gustando allá un no sé qué,

Que se halla por ventura.


7. No penséis que el interior

Que es de mucha más valía,

Halla gozo y alegría

En lo que acá da sabor ;

Mas sobre toda hermosura,

Y lo que es, y será y fué,

Gusta de allá un no sé qué,

Que se halla por ventura.


8. Más emplea su cuidado

Quién se quiere aventajar

En lo que está por ganar

Perdant de vue ce qu’il possède.

Ainsi, pour tout dire en un mot,

Sans cesse je m’appliquerai

À gagner ce je ne sais quoi,

Que mon cœur brûle d’obtenir.







Que en lo que tiene ganado ;

Y así, para más altura

Yo siempre me inclinaré

Sobre todo á un no sé qué,

Que se halla por ventura.








9. Tout ce que l’on peut percevoir

Ici-bas au moyen des sens,

Et tout ce que l’on peut comprendre

De plus sublime et de plus haut,

Ce qui est gracieux et beau,

Ne peut me rendre épris d’amour.

Mais il est un je ne sais quoi,

Que mon cœur brûle d’obtenir.


9. Por lo que por el sentido

Puede acá comprehenderse,

Y todo lo que entenderse,

Aunque sea muy subido,

Ni por gracia y hermosura

Yo nunca me perderé,

Sino por un no sé qué,

Que se halla por ventura.





ROMANCE III

De la création.

1. Je veux te donner, ô mon Fils,

Une Épouse qui te chérisse,

Je veux par toi qu’elle mérite

De vivre en notre compagnie.


2. Je veux qu’elle mange à ma table

Le même pain qui me nourrit,

Qu’elle connaisse les grands biens

Que je possède dans mon Fils,

Et se congratule avec moi

De tes charmes, de ma vigueur.


3. Je te rend grâces ; ô mon Père,

A répondu le divin Fils.

À l’Épouse que tu me donnes

Je ferai part de ma clarté.

1. Una esposa que te ame,

Mi Hijo, darte quería,

Que por tu valor merezea

Tener nuestra compañia.


2. Y comer pan á una mesa

Del mismo que yo comía,

Porque conozca los bienes

Que en tal Hijo yo tenía,

Y se congracie conmigo

De tu gracia y lozanía.


3. Mucho te agradesco, Padre,

El Hijo le respondía;

À la Esposa que me dieres

Yo mi claridad daría.


4. Je veux par là qu’elle connaisse

Les perfections de mon Père,

Comment l’Être que je possède

De son Être je le reçois.

5. Sur mon bras reposant sa tête

Et s’embrasant de ton amour,

Au sein d’éternelles délices,

Elle chantera ta bonté.


4. Para que por ella vea

Cuanto mi Padre valía

Y como el ser que posseo

De su ser le recibía.

5. Reclinarla he yo en mi brazo

Y en tu amor se abrasarla,

Y con eterno deleite

Tu bondad sublimarla.

Lettres et Censure

Introduction aux Lettres de saint Jean de la Croix

Autant saint Jean de la Croix est impersonnel dans ses ouvrages, autant il se peint lui-même au naturel dans sa correspondance Ses qualités de cœur, son aptitude aux affaires, ne s’y révèlent pas moins que la sublimité de perfection qu’il avait atteinte et vers laquelle il poussait les âmes. On ne connaîtrait pas notre grand Saint, si l’on n’envisageait que la sévérité de ses principes de spiritualité. Ses lettres nous le montrent plein de douceur, d’affabilité. Comment ne pas se sentir ému en voyant un homme si épris d’absolu renoncement, sans pitié pour lui-même, témoigner à ses enfants spirituels tant d’intérêt, de sollicitude, et pour tout dire, tant de surnaturelle tendresse ? Aussi la confiance qu’il inspirait aux âmes était-elle sans bornes, et le Seigneur parfois se plaisait à l’accroître en apposant à des relations si saintes le sceau du surnaturel. L’une de ses filles spirituelles du monde, Jeanne de Pedraza, a déposé au Procès apostolique 1 qu’il lui arriva, lors des absences de son directeur, de lui soumettre par lettre ses perplexités ; avant même qu’il eût reçu la missive, la réponse arrivait avec les directions appropriées.

Évidemment il a dû se perdre la presque totalité des lettres de saint Jean de la Croix. C’est la conviction à laquelle on arrive lorsqu’on songe aux nombreuses occasions d’écrire que lui fournissaient ses supériorités au Calvaire, à Baëza, à Grenade, ses fonctions de Provincial d’Andalousie, de membre de la Consulte, la fondation de tant

1 Grenade, 22 septembre 1627.

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de monastères, soit de Carmes, soit de Carmélites, la direction d’un si grand nombre de religieux et de religieuses, qui recouraient à lui tant pour les affaires de leurs communautés que pour la conduite de leurs âmes ; à quoi il faut ajouter la direction de beaucoup de personnes séculières qui lui confiaient leurs intérêts spirituels ; si l’on tient compte enfin des encouragements, des instances à écrire fréquemment qu’il adressait à ses correspondants.

Or, nous nous trouvons en présence d’une Collection de vingt-six lettres seulement, dont huit ne sont que de courts fragments. D’où vient pareille pénurie, alors que la collection des lettres de la sainte Réformatrice du Carmel, malgré des pertes nombreuses, monte à trois-cent-quarante trois ?

On a, non sans raison, attribué une réduction si lamentable des lettres de notre Saint à la persécution que lui suscita, la dernière année de sa vie, le Visiteur général Diego l’Évangéliste. Les informations infâmantes que ce jeune Visiteur eut la hardiesse de faire dans les monastères contre le Père de la Réforme, jeta une terreur si vive parmi ses enfants spirituels, que presque tous ceux qui avaient des lettres de lui les livrèrent aux flammes ; ils firent de même pour les reproductions du portrait qu’on avait réussi à prendre de leur père, à Grenade, pendant une de ses extases. Les Carmélites de cette ville brûlèrent, dit-on, une sacoche entière, remplie de lettres et d’écrits spirituels émanant de lui.

D’autres lettres, qui existaient encore lors des Informations en vue de la Béatification, disparurent on ne sait dans quelles circonstances.

Tout d’abord on serait tenté de faire remonter à ce dernier désastre l’absence de toute lettre de saint Jean de la Croix à la mère Anne de Jésus. Étant donné l’intimité spirituelle qui les unissait, et d’autre part les affaires qu’ils eurent à traiter ensemble relativement aux intérêts des monastères de Grenade et de Madrid fondés par eux, il est impossible que la vénérable Mère n’ait reçu nombre de lettres de son père spirituel, impossible aussi qu’elle ne les ait conservées avec le plus grand soin. Par ailleurs, elle n’était pas d’un caractère à se laisser terroriser par la persécution déchaînée contre lui et à détruire pour ce fait un si précieux dépôt. Dès lors il est permis d’affirmer que de ce côté toute une riche collection a péri.

Toutefois, lorsqu’on réfléchit à l’étrange abstention d’Anne de Jésus au Procès de Béatification de saint Jean de la Croix — abstention volontaire et parfaitement réfléchie, puisque la servante de Dieu refusa positivement de rien découvrir de la sainteté et des dons surnaturels de son Père, parce que, disait-elle, c’eût été révéler sa propre âme 1, — on se prend à penser que c’est Anne de Jésus elle-même qui détruisit les lettres reçues de saint Jean de la Croix, et cela vraisemblablement à l’époque même où s’instruisait le Procès et où les Œuvres du Saint commençant à se publier en Espagne, elle pouvait prévoir qu’on réclamerait, pour les mettre au jour, les lettres qui restaient de lui. Certes, nous respectons l’humilité de la vénérable Mère, mais comment ne pas déplorer et son silence au Procès informatif et la destruction probable d’une correspondance précieuse, qui nous ont ravi d’inappréciables trésors ?

Là, malheureusement, ne se borne pas ce qu’il y aurait à dire de la perte des admirables lettres du docteur mystique.

Le P. Gérard nous signale un acte de pieux vandalisme qu’on voudrait pouvoir passer sous silence. Il s’agit d’une lettre adressée à Éléonore de Saint-Gabriel en 1589 ou

Déposition du P. Hilaire de Saint-Augustin, confesseur de la mère Anne, à Bruxelles, du 10 juillet 1636, et lettre de Béatrix de la Conception, çompagne inséparable de la servante de Dieu, du 8 février 1623.

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1590, et dont l’autographe était en la possession des Carmélites de Sanlùcar-la-Mayor. En vue de l’ajuster à un petit reliquaire de forme ovale, ces religieuses, après l’avoir plié plusieurs fois, en coupèrent les quatre angles ; de plus, elles enlevèrent la partie qui portait la signature, sans doute pour l’offrir à quelque bienfaiteur. En conséquence, le précieux autographe n’est plus qu’un fragment informe et en grande partie illisible 1. Il est telle lettre originale de sainte Thérèse qui a subi de la part de ses dévots un traitement non moins barbare.

Pour atténuer, autant que faire se peut, tant de disparitions, nous avons intercalé en leur lieu chronologique les résumés de bon nombre de lettres perdues, soit que le P. Alphonse de la Mère de Dieu (Vida, virtudes y milagros del S. P. Juan de la Cruz) nous en donne connaissance, soit qu’ils nous arrivent par des dépositions insérées au Procès de Béatification. Dans le premier cas, nous aurons recours au relevé que nous a donné le P. Gérard, en son Édition critique, T. III, p. 76-77 ; dans le second, nous nous référerons aux dépositions citées par le P. Louis de la Trinité dans son article intitulé : « Le Procès de Béatification de saint Jean de la Croix et le Cantique spirituel », ainsi que dans celui qu’on trouve dans la « Vie spirituelle », au numéro de mai 1927, sous le titre de : Le directeur d’âmes.

Y a-t-il quelque espoir de retrouver des lettres de saint Jean de la Croix ? L’apparition en 1927 d’une lettre autographe inédite montre que toute espérance sur ce point ne nous est pas interdite. Le P. Gérard, qui n’a pas eu la joie de jouir de cette découverte, avait quelque espoir

1 Le P. Gérard, qui a constaté avec douleur l’état de cet autographe, nous dit : a Je me suis efforcé de remplir les vides en suppléant par conjectures les mots que j’ai placés entre parenthèses ou que j’ai soulignés. Je me suis servi pour mes conjectures d’une copie qui se conserve dans le couvent et qui remonte à la moitié du xviiisiècle. Il peut se faire que la copiste n’ait pas toujours rencontré juste.

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relativement à trois lettres perdues, qu’il nous signale. Voici comment il détaille ces lettres :

1° Une lettre à une carmélite, dans laquelle le Saint lui rendait compte de deux décrets portés par le Définitoire. La lettre débutait ainsi : En la Junta se determinó.

2° Une lettre à une de ses filles spirituelles, à laquelle il enseigne la nudité de l’esprit.

3° Une lettre à Doña Anne de Peñalosa, différente de celle du 21 septembre 1591, puisqu’il lui annonce son arrivée à la Peñuela ; il y donne des louanges à la solitude et lui enseigne à chercher le repos intérieur, sujets qui ne sont point traités dans la lettre du 21 septembre, venue jusqu’à nous.

La première de ces lettres pourrait avoir été écrite après l’Assemblée des Définiteurs à laquelle le Saint prit part à Valladolid, le 7 mars 1587. Assigner une date, même approximative, à la seconde est hors de question. Quant à la troisième, elle fut évidemment écrite l’un des premiers jours d’août 1591. La seconde et la troisième, note le P. Gérard, étaient manuscrites à la fin d’un exemplaire des Œuvres du Saint, autrefois conservé aux Archives des Carmes Déchaussés de Madrid.

Sur les vingt-six lettres échappées à la destruction ou à l’oubli — plusieurs, nous l’avons dit, ne sont que des fragments, — quatorze sont adressées à des Carmélites, dont deux sont des lettres collectives aux religieuses de Beas — les plus belles peut-être de la collection, — trois à des Carmes Déchaussées et six à des personnes séculières.

La première de toutes — du 6 septembre 1581 — a une importance chronologique. Saint Jean de la Croix, s’adressant à une carmélite de Valladolid, lui dit que depuis l’épreuve de sa captivité, il n’a pas mérité de revoir « la Mère Thérèse et les saints de là-bas ». Rien de plus formel. Cependant il se trouve que les dépositions de deux Sœurs

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converses de Medina del Campo données au Procès informatif, c’est-à-dire entre 1614 et 1618, parlent d’une venue de Jean de la Croix en leur monastère au commencement d’octobre 1578, alors, dit l’une d’elles, que sainte Thérèse s’y trouvait. De là on a cru pouvoir construire, en y ajoutant des détails plus que fantaisistes, une soi-disant entrevue de la sainte Mère avec Jean de la Croix, récemment évadé de sa prison de Tolède, et Germain de Saint-Mathias, depuis longtemps sorti de la sienne 1.

Marie-Évangéliste, la converse sur laquelle on se base principalement, fit profession à Medina le 22 janvier 1581. Était-elle déjà au monastère lors de la prétendue venue de notre Saint en octobre 1578 ? C’est assez douteux, sans être impossible. Sinon, elle ne parlerait que par ouï-dire. Les données qu’elle fournit sont passablement incohérentes et plus qu’improbables. Jean de la Croix, reçu en grand secret dans l’hôpital de Tolède où résidait son bienfaiteur Don Pedro de Mendoza, alors qu’il était réduit à la plus grande faiblesse, presque mourant par suite des mauvais traitements qu’il avait subis, serait sorti de sa retraite, mais pour y rentrer bientôt, puisqu’on nous dit que Pedro de Mendoza le conduisit dans son carrosse à Almódovar del Campo. Il serait monté jusqu’à Medina, en société de son ancien compagnon, Germain de Saint-Mathias, retrouvé on ne sait comment. Ils allaient, dit la Sœur, à la recherche du Provincial. Quel Provincial ? Était-ce le P. Antoine de Jésus ? Était-ce le P. Gratien ? On ne sait trop, tant à ce moment la situation des Supérieurs des Déchaussés était peu claire. Les deux religieux, dit-elle, se tinrent cachés chez les Carmélites ; le Provincial y était caché lui-même. Sainte Thérèse était là également.

Or, la vérité est que le P. Antoine faisait la visite en

1 Cf. R. P. BRUNO : Saint Jean de la Croix, p. 294.

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Andalousie, que le P. Gratien se cachait à Madrid, dans une maison séculière, et que sainte Thérèse ne bougea pas de Saint-Joseph d’Avila de toute l’année 1578. Ce ne fut que I'année suivante qu’elle reprit ses voyages. Le 25 juin et le 30 juillet 1579, ainsi que le mois d’août 1580, la revirent à Medina.

N’oublions pas que les témoins oculaires interrogés soit au Procès informatif de 1614 à 1618, soit au Procès apostolique de 1623 à 1628, sont tous d’un âge avancé ; près d’un demi-siècle, quelquefois davantage, s’est écoulé depuis les événements qu’ils mentionnent. Rien d’étonnant si leurs réminiscences offrent quelques oscillations, si leurs récits manquent de netteté ; si les dates se confondent parfois dans leur mémoire, s’ils appliquent à une situation ce qui se rapporte à une autre. Assurément les dépositions des témoins aux Procès de Béatification et de Canonisation sont de grande valeur relativement aux vertus qu’ils ont vu pratiquer, et c’est principalement sur ce point que portent les interrogations. Mais pour ce qui est des détails corrélatifs, purement extérieurs, qu’ils mentionnent en passant, les historiens auraient tort d’y chercher des données absolument fermes. Si les détails fournis se trouvent confirmés par ailleurs, évidemment nous pouvons et nous devons les recevoir, et il est des cas où ils jetteront une vive lumière sur des points discutés. D’autres fois, nous ferons bien de suspendre notre adhésion formelle. Viennent-ils à contredire des documents incontestables, une lettre authentique du personnage principal par exemple, il est clair qu’ils doivent être mis de côté.

Ici la déposition de Marie-Évangéliste et celle de Françoise de Jésus sont en contradiction formelle avec les paroles de saint Jean de la Croix dans la lettre du 6 septembre 1581 « Depuis que cette baleine m’a avalé, puis vomi en ce port étranger, y lisons-nous, je n’ai plus jamais mérité de la voir

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(la Mère Thérèse) non plus que les saints de là-bas 1. » Il est évident que par « les saints de là-bas » Jean de la Croix n’entend pas ses frères les Déchaussés, puisqu’il les avait tous revus à la fâcheuse assemblée tenue à Almódovar del Campo le 9 octobre 1578, et à laquelle il est avéré qu’il assista. On peut supposer avec toute sorte de probabilité que par « les saints de là-bas » il entend d’abord Catherine de Tolosa, la sainte amie de Thérèse et la mère de la religieuse à laquelle il écrit, puis ses anciennes connaissances à lui : Don Alvaro de Mendoza, alors évêque de Palencia et d’abord évêque d’Avila, François de Salcedo, Gaspard Daza, Julien d’Avila. Quant à sainte Thérèse, rien de plus clair et de plus formel : « Nunca más merecí verla. Je n’ai plus jamais mérité de la voir. »

Sans aucun doute c’est aux paroles de Jean de la Croix que nous devons nous en tenir.

La troisième lettre de la collection, adressée à la mère Anne de Saint-Albert, présente un intérêt spécial. Elle jette une vive lumière sur l’authenticité de la seconde rédaction du Cantique spirituel. Nous avons traité cette question en détail dans notre Introduction au Cantique. Par ailleurs, elle contient un paragraphe assez dur, concernant un litige survenu entre les Jésuites de Caravaca et les Carmélites de la même ville. Le P. Gérard, dans son Édition critique, avait cru devoir le supprimer, faisant remarquer en note que, pour des motifs de charité, il n’avait jamais été publié ; à quoi il ajoutait que l’authenticité du passage était incontestable et pouvait être établie par des documents sans réplique. Le P. Silverio, dans son Tome IV, réintègre le paragraphe dans le corps de la lettre et donne à ce sujet quelques éclaircissements (Appendice I), que nous résumerons avec toute la brièveté possible.

1 Despues que me tragó aquella ballena y vomitó en este estrao puerto, nunca más merecí verla ni á los santas de por allá.

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Don Francisco de la Flor, habitant de Caravaca, avait laissé à sa nièce Doña Florencia Vasquez de la Flor certains bâtiments et jardins qu’il possédait dans la ville. Celle-ci, mariée à D. Alonso de Roblès, les laissa à sa fille, Marie de Saint-Paul 1, professe au monastère des Carmélites, fondé par sainte Thérèse en 1576. Les Jésuites avaient établi un collège à Caravaca en 1570, lequel n’était séparé des Carmélites que par une ruelle. Les bâtiments et jardins laissés par Florencia de la Flor à sa fille carmélite touchaient la ruelle susdite. Les Jésuites, qui avaient besoin de s’agrandir, mirent la main sur ce terrain, alléguant sans doute quelque droit. De là, la faculté donnée par saint Jean de la Croix aux Carmélites, dans sa lettre de juin 1586, d’intenter procès aux Pères Jésuites. On voit par la teneur de cette lettre qu’il avait été question d’un arrangement, mais que notre Saint se fiait peu à la parole donnée. En conséquence il suggérait aux Carmélites d’acheter un autre bâtiment, tout proche de celui dont avait hérité Isabelle (sic) de Saint-Paul, ce qui, ce semble, devait rendre inutile aux Jésuites la possession de celui-ci, parce que cet autre bâtiment se trouvait entre leur collège et les jardins et maisons provenant de Florencia de la Flor. Les contestations et les litiges duraient encore en 1595. Enfin, le 8 mars de cette année, un accord fut signé entre les deux parties, lequel termina cet incident, qui d’ailleurs n’avait pas rompu les relations de bon voisinage entre les deux communautés.

La onzième lettre — dont le texte est autographe — n’est connue que depuis l’année 1927. Elle surgit alors des archives des Carmélites de Bruxelles et fut publiée

1 Le P. Silverio donne à la fille de Florencia de la Flor et d’Alonso de Roblès le nom d’Isabelle de Saint-Paul. Son nom véritable est Marie de Saint-Paul, ainsi qu’on peut le voir par la signature qu’elle apposa le 28 juin 1581 à un Acte d’Élection que saint Jean de la Croix présida au monastère de Caravaca.

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par « Le Carmel » dans son numéro du 15 août. Elle ne porte pas de suscription, mais ce que dit le Saint des places vacantes dans la communauté pourrait donner à penser qu’elle s’adresse à la Prieure de Grenade, qui était alors la mère Béatrix de Saint-Michel 1. Ce monastère, en effet, avait donné en 1585 des fondatrices pour Malaga, en 1586 des fondatrices encore pour Madrid. Le P. Silverio a fait ici une légère méprise. Il intitule rondement la lettre : A la Mère Marie de Jésus, prieure de Cordoue, sans d’ailleurs motiver en aucune façon la destination qu’il admet. Mais il ne remarque pas que cette lettre est du 7 juin 1589 et que la fondation de Cordoue ne se réalisa que le 18 du même mois. Lui-même nous dit, page 274, note 1, que la prise de possession eut lieu à cette date. Or, le contenu de la lettre montre que des questions concernant l’observance avaient été posées au Saint par un monastère déjà établi et fonctionnant régulièrement. Le champ s’ouvre donc très large aux suppositions, mais bien évidemment notre Saint ne s’adressait point à Marie de Jésus, prieure de Cordone.

Au moment où saint Jean de la Croix écrivait cette lettre, il résidait à Ségovie, comme l’un des membres de la Consulte, tribunal nouvellement organisé par le P. Doria pour le gouvernement de la Réforme. C’était lui qui, en qualité de premier Consulteur, présidait cette Consulte pendant les absences du Vicaire Général. Depuis l’établissement de cette forme de gouvernement, ce n’étaient plus les Provinciaux, mais les membres de la Consulte qui s’occupaient des affaires des religieuses. De là vient que le Saint renouvelle à la Prieure les permissions régulières, parce que, dit-il, « ces licences prennent fin quand finit

1 Béatrix de Saint-Michel était une religieuse d’une éminente sainteté. Sa biographie se trouve aux “Figures choisies de Carmélites”, au monastère de Tolède.

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la charge du Supérieur ». Il répond à plusieurs questions touchant la régularité, qui lui avaient été adressées, et lorsqu’il dit les avoir préalablement étudiées avec ces Pères, il parle de ses cinq collègues de la Consulte.

La vingt — cinquième lettre, qu’on ne peut lire sans émotion parce que c’est la dernière, venue tout entière jusqu’à nous, que notre Saint ait tracée de sa propre main, et qu’on le sent déjà sous l’étreinte du mal qui va le terrasser, est datée du 21 septembre 1591. Elle s’adresse à Doña Anne de Peñalosa, cette sainte dame pour laquelle il avait écrit la Vive Flamme d’amour.

Une recommandation à laquelle il répond au début de la lettre : « Vous me dites de bien me garder de me rendre auprès du P. Antoine », a donné lieu à des suppositions peu flatteuses pour le P. Antoine de Jésus. Selon nous, il est invraisemblable et peu digne à la fois de notre Saint et de sa fille spirituelle, que des insinuations irrespectueuses pour un Supérieur aient trouvé place dans leur correspondance. Nous préférons dire : Anne de Peñalosa espérait encore le rétablissement de saint Jean de la Croix dans la charge de Prieur au couvent de Ségovie et elle redoutait, s’il entrait en relation avec le Père Antoine, que celui-ci ne le plaçât ailleurs. Cette interprétation concorde tout à fait avec le contexte : « Soyez sûre, poursuit le Saint, que j’éviterai de tout mon pouvoir le fardeau dont vous parlez et tout autre. » I1 n’en est pas de même des interprétations fâcheuses auxquels on s’est plus d’une fois livré relativement à ce passage.

Cependant le mal dont notre Saint faisait part à Anne de Peñalosa pour la préparer doucement à la séparation suprême, s’aggrava rapidement. Il lui fallut sans plus de délai se mettre en route pour Úbeda.

Parti de la Peñuela le 22 septembre au matin, monté sur un petit mulet que lui a fourni un ami, suivi d’un

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Frère donné et d’un mozo qui prend soin de la monture, le saint malade, après une journée douloureuse à l’excès — car sa jambe enflammée le fait souffrir au point qu’il lui semble qu’on la lui coupe, — arrive à la fin du jour à Úbeda, où une très pauvre et très incommode cellule lui a été préparée. Il est obligé de s’y mettre immédiatement au lit. Quelques jours après, ce semble, il est transporté à l’infirmerie, car un traitement des plus douloureux, avec interventions chirurgicales réitérées, s’impose 1.

D’Úbeda et du mois de novembre nous avons deux fragments de lettres : l’une à la Mère Anne de Saint-Albert, l’autre au P. Jean de Sainte-Anne. Ce qui nous permet de leur attribuer cette date sans hésitation aucune, c’est que les deux fragments se réfèrent, à n’en pouvoir douter, à la dernière tribulation dont Dieu se servit pour le suprême purification de son serviteur : l’information infâmante intentée contre lui par le visiteur Diego l’Évangéliste. Dans sa déposition juridique au Procès apostolique, le P. Alphonse de la Mère de Dieu dit très nettement : « Cette épreuve dura pour le saint Père Jean un mois et demi avant sa mort, car elle commença le Jour des Morts (dia de las ánimas) et le saint mourut le 16 décembre 1591 2. »

Si aveugle et si acharnée était la passion qui animait le persécuteur du doux et humble Jean de la Croix, que la mort du serviteur de Dieu ne la fera point désarmer. Quand la nouvelle en viendra jusqu’à lui, Diego l’Évangéliste s’oubliera jusqu’à dire : « S’il n’était pas mort, on lui ôterait l’habit et on le chasserait de l’Ordre. » Et d’Italie où il s’était rendu, il se livrera, deux ans encore après la mort du Saint, à de nouvelles enquêtes contre lui 3.

1 Cf. P. BRUNO DE JÉSUS-MARIE : Saint Jean de la Croix, ch. xx.

2 Déclaration donnée à Ségovie le 22 décembre 1627.

3 Cf. la même Déposition.

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Cependant Jean de la Croix, cloué sur son lit de souffrances, se servait de l’intermédiaire d’un de ses frères pour communiquer avec quelques-uns de ses correspondants, et c’était pour leur faire savoir que la calice des douleurs était toujours suave à ses lèvres. À Doña Anne de Peñalosa par exemple, « il confiait », au rapport d’un témoin — sans doute le secrétaire lui-même — « la grande joie qu’il éprouvait à souffrir pour Notre-Seigneur 1 ».

C’est malheureusement tout ce que nous savons des lettres dictées par notre Saint pendant les dernières semaines de son existence.

Contrairement à l’opinion du P. Silverio, nous ne mettons point au nombre des lettres de saint Jean de la Croix l’épître, selon nous forgée, à laquelle on a donné la date du 14 avril 1589. Nous en avons parlé avec détail dans notre Introduction à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure. Un préambule et une terminaison, avons-nous dit, lui ont été attribués, mais quand l’on y prête attention, on reconnaît aisément que l’un et l’autre sont inventés, tant ils diffèrent de tous ceux que l’on trouve en tête et à la fin des vraies lettres de notre Saint. Voici le préambule.

« La paix de Jésus-Christ soit, mon fils, toujours en votre âme. J’ai reçu la lettre de Votre Révérence, où vous me dites les grands désirs que Notre-Seigneur vous donne de n’occuper votre volonté que de lui, en l’aimant par-dessus toutes choses. Vous me demandez de vous aider à en venir là, en vous donnant quelques avis. Je me réjouis que Dieu vous inspire de si saints désirs, et je me réjouirai bien davantage si vous les mettez à exécution. Dans ce but il est important de vous avertir que tous les goûts, etc. »

Suit le texte, qui est détaché de la Montée du Carmel. Vient ensuite cette terminaison :

1 Déposition du P. Luc du Saint-Esprit au Procès apostolique.

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« Il est donc très important pour Votre Révérence, si vous voulez jouir d’une grande paix en votre âme et atteindre la perfection, de livrer entièrement votre volonté à Dieu pour qu’elle s’unisse à lui, et de ne pas l’appliquer aux choses viles et méprisables de la terre. Que sa Majesté vous rende aussi spirituel et aussi saint que je le désire ! Ségovie, 14 avril 1589. Fr. JEAN DE LA CROIX. »

Le P. Gérard ne sembla pas tout d’abord mettre en doute l’authenticité de la lettre. Et comme d’autre part il regardait le texte comme faisant partie de la Montée du Carmel, il pensa que notre Saint lui-même avait extrait deux chapitres de son ouvrage pour en composer une lettre. Il ne voyait rien là de surprenant, puisque, disait-il, on trouve dans les ouvrages du Saint des paragraphes qui se ressemblent.

Nous avons dit dans notre Introduction à la Montée et à la Nuit qu’il nous était impossible de partager cette première opinion du P. Gérard, d’une part parce que cet emprunt fait à la Montée du Carmel nous semblait invraisemblable, de l’autre parce que le préambule et la terminaison de la lettre nous faisaient l’effet d’une contrefaçon. Aussi ce fut avec une véritable satisfaction que nous vîmes le P. Gérard, à la fin de son Tome III, Appendice IV, Adiciones, Aclaraciones y Enmiendas, revenir sur la question et nous dire qu’après mûre réflexion, la lettre était à ses yeux « une supercherie ».

Une autre remarque se présente naturellement à l’esprit. Comment se fait-il que parmi les lettres de notre Saint échappées à la destruction, il ne s’en trouve pas une seule adressée à sainte Thérèse ? De cette question on passe nécessairement à une autre. Pourquoi dans la collection des Lettres de sainte Thérèse ne s’en rencontre-t-il pas une à l’adresse de saint Jean de la Croix ? Ces deux grands saints, qui avaient reçu la mission de réformer conjoin -

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tement l’Ordre du Carmel et qui professaient l’un pour l’autre une estime, une vénération sans bornes, ne s’écrivaient donc point ?

La correspondance de sainte Thérèse nous fournit une trace, pas davantage, de relation épistolaire avec notre Saint. Nous lisons dans une lettre de la sainte Mère au P. Gratien, du 24 mars 1581 : « Il faut que vous sachiez, mon Père, qu’il y a quelque temps, comme je consolais le P. Jean de la Croix de la peine qu’il ressentait de se voir en Andalousie…, je lui ai dit que lorsque Dieu nous accorderait une province séparée, je ferais en sorte de le rappeler en Castille. À présent, il me demande de lui tenir parole, car il a peur qu’on ne l’élise prieur de Baëza 1. Il m’écrit donc pour que je supplie Votre Paternité de ne pas confirmer une telle élection. »

Notons que lorsque sainte Thérèse emploie ces expressions : « Je consolais le P. Jean de la Croix, je lui ai dit, etc. », il s’agit de consolations et de paroles par correspondance, non d’un entretien de vive voix, ainsi qu’on pourrait le croire à première vue. Thérèse se trouvait alors à Palencia. Jean de la Croix, recteur à Baeza, avait dû se rendre à Alcala pour le mémorable Chapitre de la séparation de la Province, ouvert le 3 mars 1581. Toujours fidèle à ses sévères principes de totale mortification, il n’avait point franchi pour s’entretenir avec la Sainte la distance qui sépare Alcala de Palencia, comme sa lettre à Catherine de Jésus, du 6 septembre suivant, nous en assure, et cependant il n’avait pas revu Thérèse depuis son emprisonnement à Tolède. C’est donc par lettre qu’il la supplia de s’interposer pour qu’il fût rappelé en Castille. Son désir, en fait,

1 Saint Jean de la Croix avait fondé le collège de Baëza le 13 juin 1579. Il s’en trouvait le supérieur par nomination et, prévoyant une élection canonique, il redoutait d’être confirmé dans sa charge.

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ne se réalisa pas. Le nouveau provincial, Jérôme Gratien, le nomma prieur du couvent de Grenade.

Ami comme il l’était de la retraite et de la contemplation, et ne se trouvant point à la tête des affaires de la Réforme, il est à croire qu’il n’écrivait pas fréquemment à la sainte Mère, bien qu’il dût le faire quelquefois. C’est la pensée fort juste du P. Silverio de Sainte-Thérèse dans son Introduction à l’Epistolario de la Sainte. Ce qui est certain, c’est que celle-ci ne conserva point ses lettres.

Quant à saint Jean de la Croix, il gardait les lettres que lui adressait Thérèse, mais l’opinion généralement reçue et confirmée du reste par un témoignage, est qu’il les détruisit un jour par esprit de sacrifice et de dépouillement.

Voici ce qu’écrivait le 18 mai 1632 le P. Jérôme de la Croix, alors ancien dans l’Ordre, au P. Jérôme de Saint-Joseph, historien du bienheureux Père. La lettre est datée du collège de l’Ange Gardien, à Séville.

« J’étais jeune profès et je me trouvais avec notre saint Père à Beas, où nous étions allés pour affaires. C’était l’époque où il écrivait la Montée du Carmel. Il avait avec lui un petit portefeuille contenant des lettres de la Sainte. Il me dit : “Pourquoi est-ce que je demeure chargé de ces lettres ? Ne ferais-je pas bien de les brûler ?” Sans savoir ce dont il s’agissait, je répondis : “Comme Votre Révérence trouvera bon. — Eh bien ! reprit-il, apportez-moi de la lumière.” Et le sacrifice fut consommé. Pour moi il se renouvelle toutes les fois que le souvenir m’en revient à l’esprit. Toujours j’éprouve un regret nouveau de ne pas lui avoir dit de me donner ces lettres, car peut-être était-ce à dessein de provoquer cette demande qu’il me parlait ainsi. »

Qui ne partagera les regrets et la filiale douleur du Père Jérôme de la Croix ?

LETTRES DE SAINT JEAN DE LA CROIX

La première lettre de saint Jean de la Croix dont nous ayons connaissance, sans toutefois en posséder le texte, remonte à son séjour à Avila, entre 1572 et 1577. Elle était adressée à un certain docteur Clément d’Espinosa, présenté de l’église d’Almeira, qui avait consulté le Saint. Au Procès apostolique, le 1er octobre 1627, ce Clément d’Espinosa, devenu chanoine de Malaga, parle dans sa déposition juridique de cette lettre du P. Jean de la Croix. Il y note qu’elle était pleine de doctrine et d’avis salutaires. Cette donnée nous est fournie par le P. Louis de la Trinité, dans un article paru dans la « Vie spirituelle » : Le Directeur d’âmes.

L’existence de deux autres lettres nous est connue par le P. Alphonse de la Mère de Dieu, qui en parle dans sa « Vie » du bienheureux Père. Saint Jean de la Croix s’était évadé de sa prison de Tolède dans la seconde moitié du mois d’août 1578. Réfugié d’abord chez les Carmélites de cette ville, il avait été remis par elles aux soins de D. Pedro Gonzalez de Mendoza, chanoine-trésorier de la cathédrale, qui le garda plusieurs semaines auprès de lui à l’hôpital de la Sainte-Croix, avant de le faire conduire sûrement dans son carrosse, vêtu en prêtre séculier, jusqu’à Almódovar del Campo, où il retrouva ses frères les Carmes Déchaussés. De ces deux missives, l’une était une lettre de remerciement adressée au charitable chanoine, l’autre était écrite aux Carmélites de Tolède, dont il avait reçu tant de marques de

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sympathie lors de son évasion. Ces lettres devaient être du mois d’octobre 15781.

Dans le courant de mars 1581, le Saint écrivit à sainte Thérèse pour lui rappeler la promesse qu’elle lui avait faite quelque temps auparavant d’obtenir son rappel en Castille, dès que la Réforme serait constituée en province séparée, car il craignait d’être confirmé dans les fonctions de recteur au collège de Baëza. (Voir notre Introduction aux Lettres de saint Jean de la Croix.) Cette lettre n’a pas été conservée, mais nous avons celle de sainte Thérèse au P. Gratien, qui en fait mention.

LETTRE I

À Catherine de Jésus 2.

De Beas, 6 juillet 1581 3.

Jésus soit en votre âme, ma fille Catherine. J’ignore où vous êtes, et cependant je veux vous écrire ces lignes, dans la confiance que notre Mère 4 vous les fera parvenir, à supposer que vous ne soyez pas avec elle. Dans ce cas, consolez-vous avec moi, car je suis encore plus seul et plus délaissé par ici.

Depuis que cette baleine m’a avalé, puis vomi en ce port étranger, je n’ai plus jamais mérité de voir notre Mère, non plus que les saints de là-bas. Dieu a raison de me traiter ainsi, car, après tout, le délaissement est une lime précieuse et l’obscurité conduit à une éclatante lumière.

Plaise à Dieu que nous ne marchions pas dans les ténèbres ! Oh ! que de choses j’aurais à vous dire ! Mais

1 Cf. P. ALPH. DE LA MÈRE DE DIEU : Vida, virtueles y milagros del santo Padre Fr. Juan de la Cruz, L. Ier, ch. xxxvi.

2 La Sœur Catherine de Jésus (de Tolosa), professe de Valladolid.

3 D’après le P. André de l’Incarnation, l’original de cette lettre se trouvait chez les Carmélites de Calatayud. On ignore où il se trouve aujourd’hui.

4 Sainte Thérèse. Elle était alors à la fondation de Soria. Saint Jean de la Croix devait la revoir à Saint-Joseph d’Avila le 28 novembre suivant.

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à l’heure où je vous écris, je suis dans l’obscurité à votre sujet, et je nie figure que vous ne recevrez pas ma lettre. C’est ce qui me fait déposer la plume sans achever. Priez pour moi. Je ne vous dirai rien de ce qui se passe ici, parce que je n’en sens pas l’attrait.

Beas, 6 juillet 1581.

Votre serviteur en Jésus-Christ,

Fr. JEAN DE LA CROIX.

Suscription : Pour la Sœur Catherine de Jésus, carmélite Déchaussée, là où elle sera.


Nous savons encore par le P. Alphonse de la Mère de Dieu qu’à la date des 8 et 11 septembre 1581, saint Jean de la Croix écrivit de Beas à deux religieuses de Baëza, Marie de Soto et Isabelle de Soria. Il les exhortait à la persévérance dans leurs exercices religieux et à la fréquentation des sacrements. Il les consolait en même temps de son absence et leur disait que sa présence était plus nécessaire à Beas qu’à Baëza. (Cf. P. Alphonse, L. I I, ch.

À la fin de mars de l’année suivante (1582), il écrivit de Grenade à l’une de ces religieuses, Marie de Soto, l’exhortant à progresser dans la vertu. (Cf. ibid., ch. III.)

Le 3 juillet suivant, le Saint écrivit, de Grenade encore, à une dame de Baëza, pour l’encourager à faire la bonne œuvre de prendre en sa compagnie une personne de la même ville, pauvre et fort vertueuse. (Cf. P. Alphonse, L. II, ch. III.)

LETTRE II (FRAGMENT)

Nous ne possédons que deux lettres et deux fragments à la mère Arme de Saint-Albert. Bien d’autres lettres adressées à la même religieuse nous ont été ravies, car nous avons les lignes suivantes de cette mère, tirées d’une lettre auto-

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graphe, adressée par elle au P. Alphonse de Jésus-Marie, provincial, à la date du 4 novembre 1604 (la lettre autographe d’Anne de Saint-Albert se trouve à la Bibliothèque nationale de Madrid, manuscrit 12738) : « J’avais beaucoup de lettres du P. Jean de la Croix que je chérissais et conservais comme des reliques. Mais, après sa mort je les ai données peu à peu à des religieux qui me les demandaient par dévotion. J’en avais déjà donné une au P. Martin de Saint-Joseph, qui a été prieur ici (Caravaca). Dernièrement il m’a fait supplier de lui en céder une autre, parce qu’il avait donné la première. Il l’avait montrée à un gentilhomme qui n’avait pas voulu la lui rendre, parce qu’il la révérait et la portait sur lui comme une relique 1. »

Jésus soit en votre âme.

En quittant Grenade pour la fondation de Cordoue, j’ai laissé à votre adresse une lettre écrite à la hâte. Depuis, j’ai reçu à Cordoue vos lettres et celles de ces Messieurs, qui partaient pour Madrid et pensaient me trouver à l’Assemblée. Mais celle-ci n’a pas encore eu lieu, parce qu’on attend la fin de ces visites et de ces fondations. Notre Seigneur met en ce moment tant de hâte à les susciter, que nous ne voyons pas comment m’y soustraire.

Une fondation de religieux vient de se faire à Cordoue, à l’applaudissement de toute la ville et avec un déploiement de pompe qu’on n’avait jamais vu pour aucun autre Ordre. Tout le clergé et toutes les confréries de Cordoue s’y trouvaient. On a porté très solennellement le Saint Sacrement depuis la cathédrale. Toutes les rues étaient tapissées et pleines de monde : on se serait cru à la fête du Corpus Christi. Cette entrée a eu lieu le dimanche après l’Ascension.

1 L’autographe de cette lettre se trouvait chez les Carmes de Duruelo. Il est actuellement, nous dit le P. Silverio, en la possession de la Marquise de Reinosa, à Madrid.

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Le seigneur Évêque était présent et a fait un sermon dans lequel on nous a donné de grands éloges. Le couvent se trouve dans le plus beau quartier, celui de la cathédrale.

Je suis maintenant à Séville, où je m’occupe de la translation de nos religieuses. Elles ont acheté de magnifiques bâtiments, qui ont coûté environ quatorze mille ducats et qui en valent plus de vingt mille ; elles y sont installées maintenant. Le jour de saint Barnabé, le seigneur Cardinal a placé le Saint Sacrement avec beaucoup de solennité. Je pense laisser à mon départ un autre couvent de religieux ; ainsi il y aura deux couvents de nos Pères à Séville.

Avant la Saint-Jean, je me rendrai à Écija, où, avec l’aide de Dieu, nous en fonderons un autre. Je compte aller ensuite à Malaga, puis à l’Assemblée.

Que n’ai-je les pouvoirs voulus pour m’occuper de votre fondation, comme j’en ai pour celles-ci ! Je n’y mettrais pas tant de raffinements. Cependant j’espère de la bonté de Dieu que nous en viendrons à bout. Je ferai à l’Assemblée tout ce que je pourrai pour cela. Je le dis à ces Messieurs en leur écrivant. J’ai bien regretté qu’on n’ait point passé immédiatement les actes avec les Pères de la Compagnie, car à mes yeux, ce ne sont pas des gens fidèles à leur parole. Aussi je suis persuadé non seulement qu’ils vont se dérober en partie, mais que, si l’on diffère, ils nous feront faux bond entièrement, pour peu qu’ils y trouvent leur avantage. Faites donc bien attention à ce que je vous dis : sans leur rien dire, ni à eux ni à personne, arrangez-vous avec le seigneur Gonzalve Muñoz pour acheter la maison qui est de l’autre côté, et passez vos actes. C’est parce qu’ils voient qu’ils ont saisi la corde, qu’ils en prennent si à leur aise. Peu importe qu’on se rende compte ensuite que si nous avons fait cette acquisition, c’était uniquement pour échapper au passe-droit dont nous étions les victimes.

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De cette manière nous les amadouerons sans tant nous casser la tête et nous les mènerons plus loin encore : une finesse ne se surmonte que par une autre.

Je vous prie de m’envoyer le petit livre des Strophes de l’Épouse 1. La Sœur de la Mère de Dieu 2 a certainement fini d’en prendre copie.

Cette Assemblée tarde vraiment beaucoup. J’en ai du regret à cause de l’entrée de Doña Catherine, car j’aurai bien désiré lui donner 3…

Votre serviteur,

Fr. JEAN DE LA CROIX.

Séville, juin 1586.

Ne manquez pas de dire mille choses de ma part au seigneur Gonzalve Muñoz 4. Je ne lui écris pas, de crainte de le fatiguer et parce que je compte sur vous pour lui communiquer le contenu de cette lettre.

LETTRE III (FRAGMENT)

À la même. De Grenade, sans date 5.

… Puisque vous ne me dites rien, je veux, moi, vous dire quelque chose. C’est que vous dégagiez votre âme

1 Le Cantique spirituel.

2 Françoise de la Mère de Dieu (de Saojossa), l’une des trois fondatrices du monastère de Caravaca.

3 Il manque ici une quinzaine de lignes. Doña Catherine de Otalora, qui s’apprêtait à recevoir l’habit, était veuve du licencié Alphonse Muñoz, membre du Conseil des Indes, puis de celui de Castille. Françoise de Saojossa, l’une des fondatrices du monastère de Caravaca, était sa nièce. Doña Catherine avait donné deux mille ducats pour la fondation et prêté son appui pour obtenir l’autorisation du Conseil des Ordres. C’est elle qui avait écrit à sainte Thérèse, au nom des fondatrices.

4 Gonzalve Muñoz était un ecclésiastique, bienfaiteur et ami des Carmélites de Beas. Il fit la connaissance de saint Jean de la Croix à l’occasion des visites que celui-ci faisait à Beas, et légua plus tard tous ses biens au Collège de Baeza,, fondé par le Saint, notamment une terre proche du Guadalimar. Les Carmes y élevèrent un ermitage dédié à sainte Anne.

5 Ce fragment a été publié par le P. Jérôme de Saint-Joseph, dans sa Vie de notre Saint. (L. V, cap. v.)

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de ces craintes sans fondement qui jettent votre esprit dans la pusillanimité. Laissez à Dieu ce qu’il vous a donné et ce qu’il vous donne chaque jour. On dirait que vous prétendez le réduire à la mesure de votre capacité, et il ne doit pas en être ainsi. Préparez-vous, car il se dispose à vous faire une grande grâce.

Grenade.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE IV À la même.

De Séville, mi-juin 1581

… Jusqu’à quand, ma fille, vous ferez-vous porter sur des bras étrangers ? Mon désir est de vous voir en parfaite nudité d’esprit et si dégagée de l’appui des créatures, que l’enfer tout entier soit impuissant à porter le trouble dans votre âme. Qu’est-ce que ces larmes déraisonnables, que vous avez versées ces jours-ci ? Quel temps précieux vous avez perdu avec ces scrupules ! S’il vous vient le désir de me communiquer vos peines, allez à ce miroir sans tache du Père Éternel, qui est son Fils. C’est là que chaque jour je regarde votre âme. Sans aucun doute vous vous retirerez consolée et vous n’aurez plus besoin de mendier à la porte des pauvres.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

1 Ce fragment a été publié par le P. Jérôme de Saint-Joseph, dans sa Vie de saint Jean de la Croix, 1. V, ch. v. Il se trouve également, ainsi que le fragment suivant, dans une Déclaration demandée à la mère Anne de Saint-Albert, par le P. Jean l’évangéliste, et signée par cette religieuse. (Ms. 12738, fol. 565.) Le P. Silverio nous dit avoir emprunté les deux fragments à ladite déclaration. Anne de Saint-Albert, professe de Malagoss, avait été emmenée par sainte Thérèse à la fondation de Séville, en 1575. De Séville, la Sainte l’envoya faire la fondation de Caravaca, où elle fut bien des années prieure.

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LETTRE V Aux Carmélites de Beas.

De Malaga, 18 novembre 1586 1.

Jésus soit en vos âmes, mes chères filles.

Me voyant demeurer muet avec vous, vous pensez sans doute que je vous perds de vue. Non, je vois très bien, au contraire, l’entière facilité avec laquelle vous pouvez devenir saintes, les délices et la sécurité avec lesquelles vous pouvez jouir de la présence de votre Époux bien-aimé. Cependant j’irai chez vous, et vous verrez combien peu je vous oubliais. Nous mesurerons ensemble les richesses que vous avez amassées dans le pur amour, le chemin que vous avez parcouru dans les sentiers de la Vie éternelle, les pas bienheureux que vous avez faits en Jésus-Christ, dont ses Épouses sont les délices et la couronne.

Elle mérite, cette couronne, de ne pas rouler sur le sol, mais d’être portée entre les mains des anges et des séraphins, et placée par eux avec toute sorte de révérence sur la tête de leur Seigneur. Mais le cœur vient-il à se traîner à terre, parmi les bassesses d’ici-bas, la couronne tombe à terre, et chacune de ces bassesses la frappe du pied.

Au contraire, quand l’homme, nous dit David, marche dans l’élévation du cœur, alors Dieu est exalté 2. Il est exalté par le diadème du cœur sublime de son Épouse, dont on le ceint au jour de la joie de son cœur et dans lequel il prend ses délices au milieu des enfants des hommes.

Les eaux pures des délices intérieures ne jaillissent point

1 On vénère dans la Collégiale de Pastrana un manuscrit de cette lettre qui provient de l’ancien couvent des Carmes Déchaussés de Pastrana. Le Père André de l’ Incarnation le considérait comme un original. D’autres le regardent comme une copie, nous dit le Père Gérard. Le P. Silverio en parle comme d’un original, non douteux.

2 Accedet homo ad cor altum et exaltabitur Deus. (Ps., LXIII, 8.)

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de la terre. Pour les recevoir, c’est du côté du ciel qu’il faut ouvrir la bouche du désir, vide de toute autre plénitude. Et pour que la bouche du désir ne soit ni rétrécie ni resserrée par un mets de goût différent, il faut tenir la bouche bien vide et bien ouverte du côté de Celui qui a dit : Ouvre ta bouche et je la remplirai 1.

Celui, en effet, qui cherche saveur en autre chose n’est plus vide pour que Dieu le remplisse de son ineffable délectation. Aussi, lorsqu’il se présente devant Dieu, il s’en retourne comme il est venu, parce qu’ayant les mains embarrassées, il n’a pu saisir ce que le Seigneur lui présentait. Dieu nous délivre de ces malheureux embarras, qui entravent une si douce et si délicieuse liberté !

Servez Dieu, mes chères filles en Jésus-Christ, en marchant sur les traces de mortification qu’il nous a laissées, en patience, en silence et en désir de souffrir pour lui. Faites-vous les bourreaux de vos propres satisfactions, et s’il en reste encore qui s’opposent en vous à la résurrection de l’esprit, donnez-leur la mort ! Que l’Esprit du Seigneur réside en vos âmes. Amen.

Malaga, 18 novembre 1586.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

Probablement en mars 1587, le Saint écrivit à une carmélite, sa fille spirituelle, une lettre où il lui rendait compte des décrets portés dans une assemblée des Définiteurs, à laquelle il avait assisté le 4 mars. La lettre commençait ainsi : « En la, Junta se determinó. » Nous devons cette donnée incomplète au P. Gérard. Voir notre Introduction.

1 Dilata os tuum et implebo illud. (Ps., Lxxx, 11.)

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LETTRE VI Encore aux Carmélites de Beas.

De Grenade, 22 novembre 15871.

Jésus et Marie soient en vos âmes, mes chères filles en Jésus-Christ.

Votre lettre m’a causé beaucoup de joie. Que Notre-Seigneur vous le rende ! Si je ne vous ai pas écrit, ce n’a pas été manque de bonne volonté, car je désire vivement votre plus grand bien. Mais il me semble que je vous ai déjà dit fort au long ce que vous avez à pratiquer. Ce qui manque ordinairement — si tant est qu’il manque quelque chose, — ce n’est ni de parler ni d’écrire, ce qu’on ne fait le plus souvent que trop, mais de se taire et d’agir. La parole distrait ; le silence et la mise en pratique recueillent et communiquent la vigueur à l’esprit. Une fois donc qu’une personne a bien compris ce qui lui a été dit pour son avancement, elle n’a plus besoin ni d’écouter ni de parler, mais seulement de pratiquer sérieusement, en silence, avec application, dans l’humilité, la charité, le mépris de soi. Qu’elle ne se remette pas aussitôt en quête de choses nouvelles, qui ne servent qu’à satisfaire l’appétit au dehors — sans néanmoins pouvoir le satisfaire — et laissent l’esprit faible, vide, sans énergie intérieure. Alors rien ne profite, comme il arrive à celui qui mange sans avoir digéré les premiers aliments : la chaleur naturelle se répartit sur trop de nourriture à la fois et n’a pas la force de tout convertir en substance, ce qui engendre les maladies.

C’est un grand point, mes chères filles, de savoir esquiver les pièges que nous tendent le démon et la sensualité.

1 L’original de cette lettre se gardait chez les Carmes Déchaussés de Saragosse. Il a disparu aujourd’hui. Les anciennes éditions des Lettres de saint Jean de la Croix en ont emprunté le texte à cet original.

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Si nous n’y prenons garde, nous reculerons sans nous en rendre compte et finalement nous nous trouverons bien éloignés des vertus de Jésus-Christ. À notre réveil dans l’autre vie, nous découvrirons que notre tâche a été faite à l’envers, et croyant notre lampe allumée, nous la verrons éteinte. Nous aurons soufflé pour la faire luire, et nous n’aurons réussi qu’à l’étouffer.

Pour éviter ce malheur et demeurer bien fervent, il n’y a pas de plus sûr moyen que de souffrir, d’agir et de se taire, en tenant ses sens bien fermés, en aimant et en recherchant la solitude, l’oubli de tout le créé et de tout ce qui passe, quand même le monde viendrait à s’effondrer.

Ne cessez jamais, en bonne ou en mauvaise fortune, d’apaiser votre cœur dans les entrailles de l’amour, prêtes à souffrir en tout événement. La perfection est d’une telle importance et les délices de l’esprit sont d’une si haute valeur, qu’après tout, Dieu veuille que ce soit encore suffisant. Je le répète, il est impossible d’avancer si ce n’est en agissant et en souffrant avec vertu, le tout enveloppé du voile du silence.

On m’a fait comprendre, mes filles, que l’âme toujours prête à parler est fort peu attentive à Dieu. Quand elle a cette attention, elle se sent aussitôt attirée au-dedans à garder le silence, à fuir toute conversation. Dieu préfère que l’âme se réjouisse en lui plutôt qu’en toute créature quelle qu’elle soit et quelque utilité qu’elle lui apporte. Je me recommande à vos prières. Soyez sûres que ma charité, toute faible qu’elle est, vous est toute consacrée. D’ailleurs il m’est impossible d’oublier celles à qui je suis si obligé dans le Seigneur. Qu’il soit avec nous tous. Amen.

Grenade, 22 novembre 1587.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

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Rien ne nous est plus nécessaire que de garder en présence de notre grand Dieu le silence des désirs et celui de la langue. Le langage qu’il entend, c’est le langage silencieux de l’amour.

Pendant qu’il résidait à Grenade (1582-1588), saint Jean de la Croix écrivit aux Carmélites de cette ville une lettre que le P. Alphonse mentionne ainsi : « Durant un véhément transport d’amour qui le tint pendant bien des jours perdu en Dieu, il écrivit au couvent des religieuses de Grenade pour les inviter au profond secret de la solitude, là où Dieu communique son véritable esprit et sa vraie lumière. Les paroles de cet écrit étaient si efficaces, qu’elles entraînèrent les esprits et les cœurs de cette communauté aux profondeurs de la retraite. Toutes, à peu près, répondirent à cette invitation et elles s’abîmèrent en Dieu dans un amour si ardent, que pendant longtemps elles ne purent songer à autre chose. » (L. I, ch. Iv.)

LETTRE VII A Eléonore-Baptiste.

De Grenade, 8 février 15881.

Jésus soit en votre âme.

Ne pensez pas, ma fille en Jésus-Christ, que je manque de compassion pour vous dans vos épreuves et pour celles qui y ont part. Mais je me console en pensant que Dieu vous ayant appelée à la vie apostolique, qui est une vie de mépris, il vous conduit par cette voie. Après tout, Dieu veut que le religieux soit tellement religieux, qu’il soit mort à toutes choses et que toutes choses soient passées pour lui, et cela, parce que lui-même veut être sa richesse, sa consolation, sa gloire délicieuse.

Dieu vous a fait une grande grâce 2, puisque, dans

1 L’autographe se trouve chez les Carmélites de Barcelone. Eléonore-Baptiste, à qui elle est adressée, était professe de Beas.

2 Éléonore-Baptiste venait d’achever son priorat au Carmel de Beas.

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l’oubli complet de toutes choses, vous pourrez jouir largement de lui, seul à seul, indifférente pour son amour à tout ce qu’on voudra faire de vous, puisque vous n’êtes plus à vous, mais à Dieu.

Faites-moi savoir si votre départ pour Madrid est certain et si la mère Prieure doit vous accompagner. Mille choses de ma part à mes filles Madeleine et Anne, ainsi qu’à toutes les autres. On ne me laisse pas le loisir de leur écrire.

Grenade, le 8 février 1588.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE VIII Au P. Ambroise Mariano.

De Ségovie, 9 novembre 1588 1.

Jésus soit en Votre Révérence. Nous avons, vous le savez, grand besoin de religieux, vu la multitude des fondations. Il faut donc que vous preniez patience et que vous permettiez au P. Michel 2 de vous quitter pour aller attendre à Pastrana le Père Provincial, qui se propose de mettre la dernière main à la fondation du couvent de Molina.

Les Pères ont jugé bon également de vous donner sans délai un Sous-Prieur. Ce sera le P. Ange 3. Ils ont confiance qu’il s’entendra très bien avec son Prieur, ce qui est le point le plus important dans une communauté. Veuillez donner à l’un et à l’autre leurs patentes.

Ayez grand soin qu’aucun religieux, prêtre ou non,

1 L’autographe est actuellement en la possession des Carmélites de Saint-Joseph d’Avila. Il avait d’abord appartenu à l’Évêque d’Avila, D. Melchior de Moscoso y Sandoval.

2 Probablement le P. Michel des Anges, qui fut dans la suite Maître des Novices à Grenade. Nous voyons dans la déposition du P. Jérôme de Saint-Joseph, au Procès apostolique, que saint Jean de la Croix apparut plusieurs fois à ce religieux après sa mort.

3 Le P. Ange de Saint-Gabriel.

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ne s’entremêle de traiter avec les novices ; car, vous le savez, rien n’est plus fatal pour eux que de passer par plusieurs mains. Veillez donc à ce que personne n’aille les agiter. D’autre part, comme ils sont nombreux, il est juste d’aider et de soulager le P. Ange. Il est juste aussi de lui donner, comme on vient de le faire, l’autorité de Sous-Prieur, afin qu’on le respecte davantage dans la communauté.

Quant au P. Michel, il ne vous était pas, ce semble, très nécessaire, et il pourra rendre ailleurs plus de services à l’Ordre. Au sujet du P. Gratien il n’y a rien de nouveau. Le P. Antoine est ici.

Ségovie, 9 novembre 1588.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE IX A Jeanne de Pedraza.

De Ségovie, 28 janvier 1589 1.

Jésus soit en votre âme.

Je vous ai écrit dernièrement par le P. Jean (l’Évangéliste), en réponse à votre dernière lettre, que j’ai reçue avec d’autant plus de plaisir qu’elle s’était fait plus longtemps attendre. Je vous disais dans cette lettre que je crois avoir reçu toutes les vôtres, contenant vos gémissements au sujet de vos peines et de vos délaissements, si vivement sentis.

Vos peines portent jusqu’à moi en silence des cris si puissants, que la plume ne saurait en dire autant. Mais ces peines sont des coups de marteau qui frappent sur

1 L’autographe de cette lettre se trouvait au xvute siècle chez les Carmélites de Turin. Il est actuellement en la possession des Carmes Déchaussés de Concessa (Italie). Jeanne de Petraza, fidèle disciple de saint Jean de la Croix, vivait, nous dit le P. Silverio, chez l’Archidiacre de la Cathédrale de Grenade ; elle était vraisemblablement sa sœur ou sa nièce.

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votre âme pour la faire aimer davantage, qui produisent un accroissement d’oraison et des soupirs spirituels, qui montent vers Dieu et l’inclinent à vous accorder ce que vous demandez pour sa gloire.

Je vous ai déjà dit qu’il n’y avait pas lieu de (mots illisibles), mais de faire ce qui vous a été marqué.

Quand vous en serez empêchée, obéissez et faites-moi savoir la chose. Dieu arrangera tout. Il prend soin des affaires de ceux qui l’aiment avec ardeur, et sans qu’ils aient à s’en mettre en peine. Le meilleur moyen pour une âme d’être en sûreté, c’est de ne s’attacher à rien, de ne rien désirer.

Il est très important d’avoir pleine et entière confiance en celui qui vous conduit, autrement ce serait ne pas vouloir de guide. Quand un seul suffit et qu’il est tel qu’il le faut, tous les autres ou ne servent de rien ou sont un obstacle. Je le répète, que votre âme n’ait d’attache à quoi que ce soit. Pourvu que l’union à Dieu ne fasse pas défaut, il prendra soin de ce qui lui appartient, de qui n’a pas d’autre maître que lui et n’en doit pas avoir.

Je l’éprouve moi-même. Plus quelqu’un me touche de près, plus j’y ai l’âme et le cœur appliqués, parce que l’objet aimé ne fait qu’un avec celui qui aime. Ainsi en est-il de Dieu avec ceux qui l’aiment. On ne pourrait oublier ceux que l’on chérit de la sorte, qu’en oubliant sa propre âme. Je dis plus. On oublie sa propre âme pour l’âme que l’on aime, parce que l’on vit plus en l’âme aimée qu’en soi-même. O grand Dieu d’amour ! notre Maître ! Que de richesses vous déposez en celui qui vous aime et qui ne goûte que vous, puisque vous vous donnez vous-même à lui et devenez une même chose avec lui par l’amour ! Vous allez jusqu’à lui donner à goûter et à aimer ce qu’il préfère en vous et ce qui lui est le plus avantageux.

Croyez-le, il est très important pour nous que la croix

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ne nous manque pas, de même qu’elle n’a jamais manqué à notre Bien-Aimé jusqu’à sa mort d’amour. Il ordonne nos souffrances d’après l’amour que nous lui portons, afin de nous donner l’occasion de faire de plus grands sacrifices et de progresser davantage. Mais tout cela est de bien courte durée. 11 ne s’agit que de lever le couteau du sacrifice, et Isaac se trouve vivant, avec la promesse d’une nombreuse postérité.

Patience donc, ma chère fille, dans l’état de pauvreté spirituelle où vous vous trouvez. Elle sert beaucoup à nous tirer de notre propre terre et à nous faire entrer dans la vie où nous jouirons de tous les biens.

Pour l’instant, j’ignore quand aura lieu mon départ. Je me porte bien, mais mon Âme est très lente à progresser. Priez pour moi. Veuillez remettre les lettres que vous m’écrivez aux religieuses, et plus souvent, s’il est possible. En outre, si elles n’étaient pas si brèves, ce n’en serait que mieux.

Ségovie, 28 janvier 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE X A une demoiselle de Madrid.

De Ségovie, lévrier 15891.

Jésus soit en votre âme.

Votre messager est passé par ici en un temps où je ne pouvais vous répondre, et il attend encore. Que Dieu, ma fille, vous accorde toujours sa sainte grâce, afin que vous vous employiez constamment et tout entière à son

1 Cette personne avait connu saint Jean de la Croix à Avila, lorsqu’il était chapelain des Religieuses de l’Incarnation ; elle-même habitait chez doña Oulomar de Ullva, l’amie de sainte Thérèse. Elle continua d’entretenir dcs relations avec notre Saint et finit par entrer au Carmel. où elle porta le nom d’Anne de la Croix.

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amour et à son service, ainsi que vous y êtes obligée, puisque c’est à cette fin qu’il vous a créée èt rachetée !

Il y aurait bien à dire sur les trois points au sujet desquels vous m’interrogez et plus que ne le permet la brièveté d’une lettre. Mais je vous en proposerai trois qui pourront vous être de quelque utilité.

Concernant les péchés, qui causent à Dieu tant d’horreur qu’ils l’ont porté à souffrir la mort, il est très important, pour les bien pleurer et n’y pas tomber, d’avoir le moins de relations possible avec le dehors, de le fuir même et de ne jamais parler plus qu’il n’est nécessaire sur un même sujet. Parler plus qu’il n’est purement nécessaire et raisonnable n’a jamais été avantageux à qui que ce soit, si saint fût-il.

En second lieu, garder la loi de Dieu avec beaucoup de ponctualité et d’amour. Pour honorer la passion de Notre-Seigneur, traiter son corps avec une rigueur discrète ; pratiquer la haine de soi et la mortification ; ne chercher en rien à satisfaire sa volonté et ses goûts, car c’est notre volonté propre qui a causé la mort et la passion de Notre-Seigneur. Ne rien faire sans l’avis de son directeur.

En troisième lieu, pour avoir la béatitude à venir bien présente à l’esprit et la désirer, regarder toutes les richesses et tous les plaisirs de ce monde comme de la boue, de la vanité, un objet de dégoût ; et en réalité, ce n’est pas autre chose. N’estimer aucune chose, si grande et si précieuse soit-elle ; ne souhaiter qu’être bien avec Dieu. Et en effet, tout ce qu’il y a de meilleur ici-bas, comparé aux biens éternels pour lesquels nous sommes créés, est amer et difforme. ll est vrai que cette amertume et cette difformité durent peu, et cependant elles s’impriment pour toujours dans l’âme qui leur accorde son estime.

Je n’oublie pas votre affaire, mais pour le moment, malgré tout le désir que j’en ai, il ne m’est pas possible

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de faire davantage. Recommandez bien la chose à Dieu, et prenez pour avocate Notre-Darne, ainsi que saint Joseph.

Mes souvenirs à votre mère. Qu’elle veuille bien regarder cette lettre comme lui étant adressée ! Priez toutes deux pour moi et demandez à vos amies de le faire par charité. Que Dieu vous donne son esprit !

Ségovie, février 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE XI Peut-être à Béatrix de Saint-Michel, Prieure de Grenade.

De Ségovie, 7 juin 1589 1.

Jésus soit en Votre Révérence et la rende aussi sainte et pauvre d’esprit qu’elle en a le désir. Obtenez-moi la même grâce de la divine Majesté. Voici la licence pour les novices. Veillez à ce qu’elles soient propres au service de Dieu.

Je vais maintenant répondre à vos questions, mais brièvement, car j’ai peu de temps. Je les ai d’abord étudiées avec nos Pères 2 parce que notre Père 3 n’est pas ici, il est en voyage. Que Dieu le ramène !

1° Il n’y a plus de disciplines de verges, même quand on fait l’office de la férie, car ceci a pris fin avec l’office carmélitain 4 ; encore ne se prenaient-elles qu’en certains temps, et les féries étaient rares.

2° Ne donnez pas de licence générale, ni à la communauté ni à aucune en particulier — pour compenser cela ou autre

1 L’autographe de cette lettre se trouve chez les Carmélites de Bruxelles. La lettre elle-même est restée inédite jusqu’en 1927. « Le Carmel » la publia dans son numéro du 15 août.

2 Ses collègues de la Consulte.

3 Le P. Nicolas Doria, Vicaire général.

4 Au Chapitre de Valladolid, tenu en 1586, les membres du Chapitre avaient d’un commun accord voté l’abandon du Bréviaire Carmélitain ou du Saint-Sépulcre et l’adoption du Bréviaire Romain.

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chose — de prendre la discipline trois jours de la semaine. Pour les cas spéciaux, vous verrez ce qu’il y a à faire, comme d’habitude. Tenez-vous à l’usage commun.

3° Qu’en général on ne se lève pas de meilleure heure que ne le marque la Constitution : j’entends la communauté.

4° Les licences prennent fin quand cesse la charge du Supérieur. Je vous les renouvelle ici pour les entrées dans le couvent en cas de nécessité : le confesseur, le médecin, le barbier et les ouvriers.

5° Comme vous avez maintenant beaucoup de places vacantes, vous pourrez, quand deviendra nécessaire ce que vous me dites, vous occuper de ce que désire la Sœur Aldonce. Rappelez-moi à son souvenir et priez Dieu pour moi. Adieu, je ne puis m’étendre davantage.

De Ségovie, le 7 juin 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE XII A Éléonore de Saint-Gabriel.

De Ségovie, 8 juin 15891.

Jésus soit en votre âme, ma fille en Jésus-Christ.

Je vous remercie de votre lettre et je bénis Dieu d’avoir bien voulu se servir de vous en cette fondation. Il l’a fait certainement pour votre plus grand avantage. Plus il veut donner, plus il fait désirer, jusqu’à faire en nous le vide complet, pour nous remplir de ses biens. Il saura vous payer ceux que vous laissez à Séville, je veux dire l’affection de vos Sœurs. Les biens immenses de Dieu ne peuvent être reçus et contenus que dans un cœur vide et solitaire.

1 Le P. Jérôme de Saint-Joseph a inséré cette lettre dans sa Vie de Saint Jean de la Croix (L. VI, ch. vu.). Éléonore de Saint-Gabriel, professe de Malagon, avait été emmenée par sainte Thérèse à la fondation de Séville. Elle venait d’être nommée par saint Jean de la Croix sous-prieure de la fondation de Cordoue.

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Aussi Dieu, qui vous porte beaucoup d’amour, vous veut bien seule, afin d’être lui-même toute votre compagnie.

Veillez donc bien à vous contenter de cette seule compagnie, afin que vous y trouviez un plein contentement. L’âme aurait beau être dans le ciel, si sa volonté n’y met pas sa joie, elle ne sera pas satisfaite. C’est ce qui nous arrive ici-bas avec Dieu. Il a beau être toujours avec nous, si notre cœur s’affectionne à autre chose, et non purement à lui seul, il n’est pas satisfait.

Je suis sûr que les religieuses de Séville se sentent bien seules sans vous ; mais peut-être aviez-vous fait là tout le bien que vous pouviez faire, et Dieu vous en ménage-t-il un autre à réaliser là où vous êtes maintenant. Cette fondation, en effet, sera d’une grande importance. Ayez donc soin d’aider beaucoup la mère Prieure. Mais, je le vois bien, ma recommandation est inutile. Vous avez assez d’âge et d’expérience pour savoir ce qui se présente à souffrir dans les fondations, et c’est précisément pour cela que nous vous avons choisie. Les religieuses ne manquaient point par ici, mais elles n’avaient pas les qualités voulues.

Dites bien des choses de ma part à la sœur Marie de la Visitation et à la sœur Jeanne de Saint-Gabriel 1. Je les remercie de leur souvenir. Que Dieu vous donne son Esprit !

Ségovie, 8 juin 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE XIII (FRAGMENT) A la même, juillet [1589 ou 1590 2].

[Jésus soit en votre âme], ma fille en Jésus-Christ.

J’ai reçu votre lettre et je compatis à votre chagrin.

1 Ces deux religieuses étaient professes de Séville.

2 Voir à notre Introduction, ce que nous avons dit de ce fragment.

J’en ai de la peine, à cause du tort qu’il peut faire à votre âme, comme aussi à votre santé. Je vous dirai que pour moi je ne trouve pas que vous ayez, sujet de tant vous affliger. Je ne [vois pas] que notre Père vous en veuille aucunement, ni qu’il se souvienne [de rien]. Au reste, votre repentir… S’il restait quelque chose, parlez-lui ouvertement.

Ne vous désolez pas à ce sujet et n’y attachez pas tant d’importance, car cela n’en vaut pas la peine…

Je suis persuadé qu’il y a là tentation du démon. L’ennemi vous remet ce souvenir continuellement en mémoire, afin d’en occuper votre esprit, qui devrait n’être occupé que de Dieu.

Courage, ma fille, adonnez-vous beaucoup à l’oraison ; oubliez tout… (Le reste est illisible.)

Madrid, juillet…

LETTRE XIV A Marie de Jésus, Prieure de Cordoue.

De Ségovie, 18 juillet 15891.

Jésus soit en votre âme.

C’est un devoir pour vous et pour vos Sœurs de correspondre aux bontés du Seigneur, à la mesure des applaudissements avec lesquels vous avez été accueillies à Cordoue. Certes, la relation qui m’en a été adressée m’a comblé de joie. Si vous êtes entrées dans une maison si pauvre et par une si accablante chaleur, Dieu l’a voulu ainsi pour que vous donniez quelque édification et que vous fassiez

1 L’autographe de cette lettre se trouve chez les Carmélites de Cordoue. — Marie de Jésus (Godinez y Sandoval) était professe et fondatrice du Carmel de Beas. Sainte Thérèse parle d’elle, en même temps que de sa sœur Catherine, au Livre des Fondations, ch. xxii. On trouve sa Notice aux « Figures choisies de Carmélites ».

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connaître que vous ne cherchez que Jésus-Christ. Ainsi les âmes qui se sentiront appelées sauront dans quel esprit elles doivent venir.

Je vous envoie toutes les licences. Prenez bien garde aux sujets que vous recevrez au début, parce que toutes les autres se modèleront sur celles-là.

Veillez bien aussi à conserver l’esprit de pauvreté et le mépris de toutes choses. Si vous ne voulez pas vous contenter de Dieu seul, sachez que vous tomberez en mille nécessités spirituelles et temporelles. Soyez sûre qu’il n’y aura pour vous et que vous ne sentirez d’autres nécessités que celles auxquelles vous voudrez assujettir votre cœur, parce que le pauvre d’esprit n’est jamais plus content et plus joyeux que quand tout lui manque. O heureux rien ! bienheureuse cachette du cœur, qui a la puissance de s’assujettir toutes choses en ne voulant rien s’assujettir et en abandonnant toute sollicitude, afin de brûler d’un plus ardent amour !

Saluez pour moi toutes vos Sœurs dans le Seigneur. Dites-leur bien que Notre-Seigneur les ayant choisies en qualité de premières pierres, elles doivent se bien pénétrer de ce qu’elles doivent être. Qu’elles se rappellent que les autres auront à se fonder sur elles comme sur les plus fortes ! Qu’elles profitent de ce premier esprit que Dieu donne dans les commencements, pour entrer tout de nouveau dans le chemin de la perfection, en toute humilité, en dépouillement intérieur et extérieur, non pas dans un esprit d’enfant, mais avec une volonté robuste, qui embrasse généreusement la mortification et la pénitence ! Qu’elles veuillent que Jésus-Christ leur coûte quelque chose, bien éloignées de ressembler à ces âmes qui cherchent leur jouissance et leur consolation, soit en Dieu, soit hors de Dieu ! Qu’elles cherchent bien plutôt la souffrance en Dieu ou hors de Dieu, en silence, en espérance et en amoureux souvenir ! Dites-le à Gabrielle 1 et à celles qui viennent de Malaga. J’écris aux autres. Que Dieu vous donne son Esprit ! Amen.

Ségovie, 18 juillet 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

Le P. Antoine et les autres Pères 2 vous offrent leur souvenir. Saluez de ma part le Père Prieur de Guadalcazar.

On voit par la lettre précédente que le Saint écrivait par le même courrier à plusieurs religieuses de cette communauté. Ces lettres, comme tant d’autres, ont péri. Françoise de la Mère de Dieu, religieuse de Beas, a déclaré dans sa Déposition juridique pour la Béatification avoir reçu trois lettres de saint Jean de la Croix. Aucune de ces trois lettres n’est venue jusqu’à nous.

LETTRE XV A Madeleine du Saint-Esprit.

De Ségovie, 28 juillet 1589 3.

Jésus soit en votre âme, ma fille en Jésus-Christ.

J’ai eu beaucoup de joie en voyant les bonnes résolutions que marque votre lettre. Je loue Dieu qui pourvoit à toutes les nécessités. Vous aurez bien besoin de ces résolutions dans ces débuts de fondations, pour supporter la chaleur, l’étroitesse du logement, le travail continuel : pour les supporter, dis-je, sans même prendre garde si vous souffrez ou non. Dites-vous bien que dans ces premiers temps Dieu veut des âmes qui ne soient ni fainéantes ni délicates,

1 La mère Éléonore de Saint-Gabriel, alors sous-prieure du nouveau monastère de Cordoue.

2 Les membres de la Consulte.

3 Cette lettre a été publiée par le P. _Jérôme de Saint-Joseph dans sa Vie du Saint. (L. VI, ch.vll.) — Madeleine du Saint-Esprit était professe de Beas ; elle venait d’être appelée à la fondation de Cordoue. Cette religieuse a donné une déposition importante relativement aux poésies de saint Jean de la Croix. (Voir notre Introduction aux poésies.) Sa Notice se trouve à la Ira Série des « Figures choisies de Carmélites ».

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moins encore amies d’elles-mêmes. Aussi donne-t-il dans ces commencements de monastères une assistance spéciale, en sorte qu’avec quelque diligence on peut avancer dans toutes les vertus. C’est donc un grand bonheur pour vous et une marque de la prédilection de Dieu qu’il ait fait choix de vous de préférence à d’autres.

S’il vous en coûte de quitter ce que vous avez laissé, ce n’est rien, puisque de toute façon vous deviez le laisser sous peu. Pour trouver Dieu en tout, il faut n’avoir rien en toutes choses. Comment le cœur qui appartient à quelqu’un pourrait-il être tout entier à un autre ?

Je dis la même chose à la sœur, Jeanne et je lui demande de prier pour moi. Que Dieu soit en votre âme ! Amen

Ségovie, 28 juillet 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE XVI Au P. Nicolas Doria.

De Ségovie, 21, septembre 1589 1.

Jésus et Marie soient avec Votre Révérence.

Nous avons appris avec beaucoup de joie que Votre Révérence est arrivée en bonne santé et que tout va très bien là où vous êtes. Je me réjouis de la bonne santé de Monseigneur le Nonce. J’espère qu’il prendra soin de cette famille religieuse, qui est sienne. Ici les pauvres vont bien et sont bien vus. Je ferai en sorte de dépêcher promptement les affaires, ainsi que Votre Révérence l’a recommandé. Cependant les religieux attendus ne sont pas encore arrivés.

Sur la question de savoir s’il faut admettre à Gênes des jeunes gens qui n’ont pas étudié la grammaire, nos

1 Le P. Gérard incline plutôt à croire que cette lettre est du 21 septembre 1588. — Une note qui se voit à la Bibliothèque nationale de Madrid (Ms Pp. 79) nous apprend qu’elle a été copiée sur celle qui se trouve, de l’écriture du Saint, chez les Carmes de Valladolid.

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Pères disent qu’il n’est pas nécessaire qu’ils l’aient étudiée, pourvu qu’ils sachent autant de latin que le demande le Concile, c’est-à-dire qu’ils sachent construire convenablement en cette langue. Si l’on se contente de cela pour ordonner à Gênes, il nous semble qu’on peut admettre dans les mêmes conditions. Si au contraire les Ordinaires d’Italie trouvent ce degré de savoir insuffisant, nous croyons qu’il ne répond plus à ce que demande le Concile. D’autre part, il serait bien difficile de les faire venir ici pour les instruire et les faire ordonner. J’ajoute que nos Pères n’aimeraient pas voir venir beaucoup d’italiens.

Les lettres ci-jointes pourront être remises au P. Nicolas, comme le dit Votre Révérence. Que Notre-Seigneur nous conserve Votre Révérence selon le besoin qu’il nous voit en avoir !

Ségovie, 21 septembre 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

À une date incertaine, il écrivit à Marie de l’Incarnation, carmélite de Ségovie, une lettre dans laquelle il lui parlait de l’obéissance, de la charité à l’égard de Dieu et du prochain, de la connaissance de soi. C’est ce qu’a déposé Elvire de Saint-Ange au Procès informatif le 20 novembre 1614. (Cf. P. Louis de la Trinité : « Le Directeur d’âmes. »

LETTRE XVII A Jeanne de Pedraza.

De Ségovie, 12 octobre 15891.

Jésus soit en votre âme.

Grâce soit rendue à Celui qui me la donne pour ne pas oublier les pauvres — comme vous dites — et ne pas déjeuner tranquillement à l’ombre — comme vous le dites encore — et ce qui me fâche le plus est de penser que vous le croyez ainsi. Ce serait bien mal après tant de marques de mon dévouement, et surtout au temps où je le mérite

1 L’original se trouve chez les Carmélites de Valladolid.

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le moins. Il ne me manquait plus vraiment que de vous oublier ! Et comment oublier une personne gravée comme vous l’êtes dans mon cœur ?

Comme vous êtes plongée dans les ténèbres et dans le vide de la pauvreté spirituelle, vous vous figurez que tout le monde et toutes choses vous abandonnent. Et ce n’est pas merveille, puisqu’il vous semble que Dieu lui-même vous fait défaut. En réalité, rien ne vous manque et vous n’avez aucun besoin de demander conseil. Vous n’avez rien à dire, vous ne savez que dire et vous ne trouverez rien à dire, parce que vos craintes sont chimériques.

Celui qui ne veut que Dieu ne marche pas dans les ténèbres, quelque pauvre et privé de lumière qu’il pense être, celui qui est dégagé de toute présomption et de tout goût personnel, soit dans les choses de Dieu, soit dans les choses créées, celui qui ne fait en rien sa volonté propre, n’a rien qui puisse le faire tomber et n’a pas d’avis à prendre.

Vous êtes en bon chemin. Laissez-vous vous-même et réjouissez-vous. Qui êtes-vous pour prendre soin de vous-même ? Vous vous mettriez en bel état ! Vous n’avez jamais été en meilleure situation, parce que vous n’avez jamais été si humble et si assujettie ; vous n’avez jamais eu si basse opinion de vous-même ni tant de mépris des choses du monde ; vous ne vous êtes jamais tenue pour si mauvaise ; vous n’avez jamais regardé Dieu comme si bon ; vous ne l’avez jamais servi d’une manière si pure et si désintéressée. Vous ne marchez plus comme autrefois à la suite de votre volonté imparfaite et de votre intérêt propre.

Que voulez-vous donc ? Quelle existence, quelle manière de procéder vous figurez-vous devoir être les vôtres ici-bas ? En quoi pensez-vous que consiste le service de Dieu, si ce n’est à éviter le mal, à garder ses commandements, à s’occuper de son mieux de ses intérêts ?

Ceci obtenu, quel besoin avez-vous d’autres connais -

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sances, d’autres lumières, de ces goûts sensibles où d’ordinaire se rencontrent bien des pièges et bien des périls, pour l’âme qui se laisse tromper et séduire par ses connaissances et ses appétits, égarer par ses propres puissances ? C’est une grande grâce que Dieu nous accorde, quand il place nos puissances dans l’obscurité, qu’il plonge notre âme dans l’indigence et la misère, et l’empêche ainsi de s’égarer. Dès lors qu’on ne s’égare point, qu’y a — t — il, je vous le demande, tant à chercher ? Il n’y a qu’à marcher par le chemin uni de la loi de Dieu et de l’Église, à vivre en foi obscure et véritable, en espérance certaine, en charité parfaite, à attendre nos biens dans l’autre vie, à marcher ici-bas comme des pèlerins, des pauvres, des exilés, des orphelins, dans la sécheresse, sans chemin tracé, privé de tout, mais espérant tout dans la vie future.

Réjouissez-vous, fiez-vous à Dieu, qui vous a donné des preuves du grand amour qu’il vous porte, et à qui vous êtes obligée de vous confier. Autrement, rien d’étonnant s’il s’irrite de vous voir livrée à des enfantillages, alors qu’il vous conduit par le chemin qui vous est le plus avantageux et vous a placée dans un état si sûr. Ne désirez rien en dehors de la voie par laquelle Dieu vous mène et simplifiez votre âme. Vous allez bien. Communiez selon votre habitude, confessez-vous quand vous aurez quelque chose de clair à dire. Quant à la direction, vous n’en avez que faire. Lorsqu’un besoin se présentera, vous me l’écrirez. Faites-le sous peu et plus souvent. Servez-vous de l’intermédiaire de Doña Anne, lorsque vous n’aurez pas celui des religieuses.

J’ai été indisposé. Je vais bien maintenant ; mais le P. Jean l’Évangéliste est malade. Priez pour lui et pour moi, ma chère fille dans le Seigneur.

Ségovie, 12 octobre 1589.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

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LETTRE XVIII A Marie de Jésus, Prieure de Cordoue.

De Madrid, 20 juin 1590 1

Jésus soit en votre âme, ma fille en Jésus-Christ.

Si je ne vous ai pas écrit durant tout le temps que vous me marquez, cela vient plutôt de la situation très mouvementée où je me trouve que du manque de bonne volonté. Mon dévouement pour vous est toujours le même et j’espère de la bonté de Dieu qu’il ne variera jamais.

J’ai compassion de ce que vous souffrez. Mais pour ce qui est du temporel de votre monastère, je voudrais que vous vous en préoccupiez moins. Sinon, Dieu vous oubliera, et vous tomberez dans toutes sortes de nécessités temporelles et spirituelles, car ce sont nos préoccupations mêmes qui nous jettent dans le besoin. Jetez en Dieu, ma fille, toutes vos sollicitudes, et il aura soin de vous. Celui qui donne et veut donner le plus ne peut manquer de donner le moins.

Veillez bien à ne pas manquer du désir de manquer de quelque chose et d’être pauvre, car autrement, du même coup, la ferveur baissera, les vertus se relâcheront. Si jusqu’ici vous avez désiré la pauvreté, à présent que vous êtes Supérieure, vous êtes obligée de la désirer et de la chérir bien davantage. Vous devez gouverner dans cet esprit et pourvoir votre maison de vertus, d’ardents désirs du ciel, non de sollicitudes pour le temporel et de recherches des choses de la terre. Notre-Seigneur ne nous dit-il pas que nous ne devons nous préoccuper ni de la nourriture ni du vêtement, que nous ne devons point songer au lendemain ?

Ce que vous avez à faire, c’est de tenir votre âme et

1 L’autographe est chez les Carmélites de Cordoue.

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celle de vos religieuses unies à Dieu, plongées en Dieu, en toute perfection et régularité, dans l’oubli des créatures et des vues humaines, toutes passées en Dieu, heureuses avec lui seul. Alors je vous promets tout le reste. Que les autres monastères vous aident, quand vous êtes établie dans une si excellente ville et que vous recevez de si bons sujets, cela me paraît difficile ; cependant, si j’en vois le moyen, je ne manquerai pas de faire ce que je pourrai !

Je souhaite à la mère Sous-Prieure beaucoup de consolations, et j’espère de la bonté du Seigneur qu’il les lui accordera, si de son côté elle s’anime à porter son pèlerinage et son exil pour l’amour de lui. Je lui écris en même temps qu’à vous 1. Mon salut, en notre souverain Bien, à mes filles Madeleine, Saint-Gabriel 2, Marie de Saint-Paul s, Marie de la Visitation 4, Saint-François 5 et toutes les autres. Que Jésus soit toujours en votre esprit, ma fille ! Amen.

Madrid, 20 juin 1590.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

Je pense rentrer bientôt à Ségovie.

LETTRE XIX A une carmélite. Sans date 6.

Jésus, Marie.

Qu’en ce temps-ci votre occupation intérieure soit de soupirer après la venue de l’Esprit-Saint. Durant les jours

1 Cette lettre à Éléonore de Saint-Gabriel n’est pas arrivée jusqu’à nous. Nous en avons une à cette religieuse, écrite de Ségovie le 8 juin 1589.

2 Madeleine du Saint-Esprit et Jeanne de Saint-Gabriel, professes de Beas.

3 Marie de Saint-Paul appartenait au monastère de Caravaca ; elle vint de Malaga pour la fondation.

4 Marie de la Visitation, professe de Séville, vint également à Cordoue lors de la fondation.

5 Bernardine de Saint-François, sœur converse, venue novice de Malaga, avait été reçue à la profession peu après l’arrivée des fondatrices à Cordoue.

6 Contrairement à son habitude, saint Jean de la Croix ne donne à cette lettre ni date ni lieu d’origine. Le P. Silverio pense qu’elle a pu être écrite à Madrid même. L’autographe se garde en ce monastère.

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de la Pentecôte et ceux qui suivront tenez-vous continuellement en sa présence. Que toute votre application, que tous vos désirs soient tellement fixés en cet unique point, que vous méprisiez tout le reste. Ne vous occupez ni de vos souffrances ni de vos souvenirs importuns. Si pendant ces saints jours il se commet des fautes dans votre communauté, supportez-les pour l’amour du Saint-Esprit, et afin de vous donner tout entière à la paix et au repos de l’âme, parce que c’est dans la paix que ce divin Esprit aime à faire sa demeure.

Si vous pouvez vous débarrasser de vos scrupules, ne vous confessez pas pendant ces saints jours. C’est, à mon avis, le meilleur pour votre repos. Quand vous vous confesserez, faites-le de la manière suivante.

Touchant l’advertance donnée aux pensées de jugements téméraires, aux représentations mauvaises de l’imagination, ou aux autres mouvements désordonnés qui se produisent sans que l’âme le veuille et qu’elle y consente, ou qu’elle s’y arrête volontairement, ne vous en confessez pas et ne vous en mettez pas en peine. Le mieux est d’oublier tout, quelque tourment qu’éprouve votre âme à ce sujet. Tout au plus, pourrez-vous dire d’une manière générale l’occasion qui s’est présentée et la négligence que peut-être il y aura eu par rapport à la pureté et à la perfection que Dieu demande des puissances intérieures : mémoire, entendement et volonté.

Au sujet des paroles, vous pouvez dire qu’elles ont été en trop grand nombre, que vous avez manqué de vigilance pour parler selon la vérité et la droiture, conformément à la nécessité et à la pureté d’intention.

Touchant les actions, vous pouvez dire que vous avez manqué de vues droites, dégagées de tout ce qui n’est pas Dieu.

En vous confessant de cette manière, vous pouvez être

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tranquille. N’accusez en particulier aucune de ces matières importunes, quelque combat qu’elles vous livrent. Vous communierez le jour de la Pentecôte, en plus de vos communions ordinaires. Quand quelque désagrément, quelque peine vous atteindra, souvenez-vous de Jésus Crucifié et gardez le silence.

Vivez en foi et en espérance, bien qu’en sécheresse et en obscurité. Dans ces ténèbres, le Seigneur tient l’âme sous sa protection. Jetez vos inquiétudes en Celui qui a soin de vous et qui ne vous oubliera point. Ne croyez pas qu’il vous laisse seule : ce serait lui faire injure.

Lisez, priez, réjouissez-vous en Dieu, votre trésor et votre salut. Qu’il vous accorde ses biens et qu’il vous les conserve jusqu’au jour de l’éternité ! Amen. Amen.

LETTRE XX (FRAGMENT) Au P. Jean de Sainte-Anne.

De Ségovie, année 1590 ou 1591. 1.

… S’il venait un temps, mon cher frère, où quelqu’un, fût-il ou non Supérieur, voulût vous persuader de mener une vie plus large et plus douce, confirmât-il ses paroles par des miracles, ne le croyez pas ; mais embrassez la pénitence et encore la pénitence, avec le détachement de toutes choses. Et si vous voulez posséder Jésus-Christ, ne le cherchez jamais sans la croix.

1 Le P. Jérôme de Saint-Joseph a donné ce fragment dans son Histoire æ la Réforme (t. 11. L. VIII, ch. xi). On lit en outre dans la Déposition du P. Alphonse de la Mère de Dieu au Procès apostolique : « Le P. Jean de Sainte-Anne, la dernière année de la vie du Saint, lui avait écrit à Ségovie pour le supplier de modérer ses pénitences et de ne pas achever de ruiner le peu de forces qui lui restaient, disant qu’en fils très humble il l’en suppliait pour l’amour de Dieu. Jean de la Croir répondit, en se confondant, que tout ce qu’il faisait n’était rien et l’anima à une vie pénitente. » Le P. Alphonse donnait ensuite le fragment que nous plaçons ici sous le titre de Lettre XX.

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LETTRE XXI A Anne de Jésus, religieuse de Ségovie.

De Madrid, 6 juillet 1591 1.

Jésus soit en votre âme.

Je vous remercie beaucoup de m’avoir écrit, je m’en estime bien plus obligé envers vous que je ne l’étais. Si les choses n’ont pas tourné comme vous le souhaitiez, au lieu de vous en affliger, il faut plutôt vous en réjouir et en remercier Dieu. Puisque sa Majesté l’a ainsi ordonné, c’est que cela nous convient à tous. Il ne nous reste qu’à unir notre volonté à la sienne, afin que les choses nous paraissent ce qu’elles sont en réalité. Ce qui n’est pas conforme à nos goûts nous semble mauvais et fâcheux, si bon et si convenable qu’il soit. Cette fois, il est bien aisé de voir qu’il n’y a de malheur ni pour moi ni pour personne. Pour moi, rien ne pouvait être plus heureux, puisque, rendu à la liberté et dégagé de la charge des âmes, je puis jouir, si je le veux, avec l’assistance divine, de la paix, de la solitude et des fruits délicieux de l’oubli de soi et de' toutes choses. Pour les autres, il est très avantageux que je sois mis de côté, puisqu’ils seront préservés des fautes que ma misère leur aurait fait commettre.

Ce que je vous demande, ma fille, c’est de prier le Seigneur qu’il daigne dans la suite me continuer cette faveur, car je crains encore qu’on ne nie renvoie à Ségovie et qu’ainsi

1 Les Carmélites du Corpus Christi de Alcala de Henares vénèrent comme un autographe un manuscrit de cette lettre. Le P. Gérard doute que ce soit un original, Anne de Jésus, dans le monde Anne de Jimena, veuve de Franmis de Barros de Bracamonte, était fondatrice du monastère de Ségovie, où elle entra comme religieuse sous le nom d’Anne de Jésus. Sa fille y entra avec elle et s’appela Marie de l’Incarnation. C’est à celle-ci que s’adresse la lettre suivante. Sainte Thérèse parle avec éloge de la mère et de la fille au Livre des Fondations, ch. xxi.

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je ne sois pas libre de tout fardeau. Je ferai ce que je pourrai pour échapper aussi à celui-là. Que si je ne puis y parvenir, la mère Anne de Jésus ne sera pas délivrée de mes mains — comme elle se le figure, et ainsi elle ne mourra pas avec le chagrin d’avoir, à son opinion, perdu le moyen de devenir une grande sainte.

De toute façon, soit que je m’éloigne, soit que je reste, et où qu’on m’envoie, je ne vous oublierai pas et je ne me départirai nullement de la sollicitude dont vous parlez, parce que c’est très sincèrement que je désire votre bonheur éternel. Pour le présent et en attendant que Dieu nous fasse jouir de ses biens dans le ciel, exercez-vous toujours à la pratique des vertus de mortification et de patience, désirant vous rendre par la souffrance quelque peu semblable à notre grand Dieu humilié et crucifié, car si cette vie ne sert à l’imiter, à quoi est-elle bonne ?

Que le Seigneur vous garde et accroisse en vous sa dilection comme en l’une de ses saintes amantes ! Amen.

Madrid, 6 juillet 1591.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE XXII (FRAGMENT) A Marie de l’Incarnation, religieuse de Ségovie.

De Madrid, 6 juillet 1591 1.

… Ne vous faites pas la moindre peine, ma fille, de ce qui m’est arrivé, cela ne m’en cause aucune à moi-même. Ce qui m’afflige beaucoup, c’est de voir rejeter la faute

1 Ce fragment nous a été conservé par le P. Jérôme de Saint-Joseph dans son Victoire de notre Saint. (L. VII, ch. Ii.) Dans sa déposition juridique au Procès informatif de l’année 1616, la mère Marie de l’Incarnation parle de cette lettre et de l’occasion qui la motiva. Elle y signale les paroles suivantes, qu’elle avait gardées dans sa mémoire. « N’ayez pas cette pensée, mais dites-vous que c’est Dieu qui conduit tout, et là où il n’y a pas d’amour, mettez de l’amour, et vous recueillerez de l’amour. »

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sur qui ne la mérite pas. Ce ne sont pas les hommes qui conduisent ces événements, c’est Dieu. Il sait ce qui nous convient et conduit tout pour notre plus grand avantage. Éloignez donc toute autre pensée, pour vous attacher à celle-ci : c’est Dieu qui ordonne tout. Là où il n’y a pas d’amour, mettez de l’amour, et vous recueillerez de l’amour.

Que le Seigneur vous garde et vous fasse croître en sa sainte dilection ! Amen.

Madrid, 6 juillet 1591.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

Sur la demande qu’il en avait faite au Vicaire Général avant de quitter Madrid, Jean de la Croix se retira en Andalousie. De là, il écrivit au P. Antoine de Jésus, Provincial, qu’il se trouvait dans sa province et lui demanda en quel couvent son bon plaisir était de le voir fixer sa résidence, Le P. Antoine lui écrivit sa joie de le savoir dans sa province en laissant à son choix le couvent où il préférait se rendre. Le Saint, dans une seconde lettre, refusa de choisir et s’en remit à la volonté de ses Supérieurs ; il exprima seulement ses désirs de solitude et de retraite. En conséquence, le couvent de la Peñuela lui fut assigné. (Cf. P. Alphonse, L. II, ch. xxiv.)

L’un des premiers jours d’août, il écrivit à Doña Anne de Peñalosa une lettre qui s’est perdue. Il lui annonçait son arrivée à la Peñuela, faisait l’éloge de la solitude et l’exhortait à chercher le repos intérieur.

LETTRE XXIII (FRAGMENT) A Elvire de Saint-Ange,

carmélite à Medina del Campo,

De la Peñuela, août ou septembre 1591 1.

… Aimez beaucoup ceux qui ne vous aiment pas et vous contrecarrent, parce qu’ainsi l’amour naît dans le

1 Ce fragment nous est connu par la déposition qu’Elvire de Saint-Ange elle-même a donnée au Procès informatif à Medina del Campo, le 20 novembre 1614. (Cf. P. Louis de la Trinité : Le Directeur d’âmes.)

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cœur qui en était privé. Dieu en agit ainsi avec nous. Il nous aime, afin que nous l’aimions en raison de l’amour qu’il nous porte.

Plusieurs Carmélites de Grenade, notamment Marie de la Mère de Dieu, Catherine du Saint-Esprit et Augustine de Saint-Joseph, ont parlé dans leurs dépositions, données au Procès apostolique, des lettres qu’elles échangeaient avec leur bienheureux Père pendant son séjour à la Peñuela. Ces lettres traitaient des besoins de leurs âmes et de matières spirituelles.

À la même époque, il écrivit à Marie de Saint — Jean, carmélite de Grenade, lui disant entre autres choses la joie qu’il éprouvait à vivre dans cette solitude, dégagé de tout office. (V. Alphonse, L. II, ch. xxiv.)

Le 22 août de cette année 1591 il adressa une lettre à une personne de Baëza. Il y traitait d’abord certains points de spiritualité ; il parlait ensuite des consolations qui remplissaient son cœur. Ces consolations, disait-il, étaient telles, qu’il fallait les goûter seul, sans les communiquer à ses amis. (Ibid.)

De la Peñuela encore, saint Jean de la Croix répondit aux lettres de plusieurs religieux de la province de Grenade, qui s’étaient offerts à l’accompagner dans son voyage aux Indes. Il les remercie de leur charité et leur dit qu’il est venu à la Peñuela en vue de se préparer à une autre traversée que celle des Indes, les Indes du ciel, et qu’il se propose d’employer à ces préparatifs le peu qui lui reste de vie. (L. I 1, ch. xxiv.)

LETTRE XXIV A Anne de Peñalosa.

De la Peñuela, 21 septembre 1591 1.

Jésus soit en votre âme, ma fille.

J’ai reçu à la Peñuela, où je me trouve en ce moment,

1 L’original, quelque peu incomplet, se vénère chez les Carmélites de Salamanque. Les cinq premières lignes font défaut. Heureusement le P. Jéreme de Saint-Joseph avait publié cette lettre dans sa Vie de notre Saint alors qu’elle était intacte, ce qui a permis au P. Silverio de rétablir le texte en toute certitude.

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le pli de lettres que m’a apporté votre serviteur. Je vous suis très reconnaissant d’avoir pensé à moi. Je pars demain pour Úbeda, où je vais aller soigner une petite fièvre. Comme il y a huit jours qu’elle me prend chaque jour sans vouloir me quitter, je crois avoir besoin du secours de la médecine. Mais mon intention est de revenir ensuite ici, car je me trouve on ne peut mieux dans cette sainte solitude. Vous me dites de bien me garder de me rendre auprès du Père Antoine 1. Soyez sûre que j’éviterai de tout mon pouvoir le fardeau dont vous parlez et tout autre.

J’ai eu beaucoup de joie d’apprendre que Don Louis 2 est prêtre du Seigneur. Puisse-t-il exercer le sacerdoce de longues années ! Et que Notre-Seigneur réalise les désirs de son âme ! Offrez — lui mes félicitations. Je n’ose lui demander de porter quelquefois mon souvenir au Saint Sacrifice, mais moi, qui suis son obligé, j’y porterai toujours le sien. Quoique j’aie peu de mémoire, il est si intimement uni à sa sœur, que j’ai toujours présente à mon souvenir, que je ne pourrai l’oublier. À ma fille Doña Inès, offrez tous mes saluts dans le Seigneur. Priez-le toutes deux pour qu’il daigne me mettre dans les dispositions voulues pour aller à lui.

Je ne sais plus que vous dire et, à cause de la fièvre, je dépose la plume. Pourtant j’avais le désir de vous écrire longuement.

La Peñuela, 21 septembre 1591.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

1 Voir à notre Introduction ce que nous avons dit de cette recommandation adressée par Anne de Peñalosa à son père spirituel, d’éviter de se rendre auprès du P. Antoine.

2 Don Louis de Mercado, auditeur de la Chancellerie de Grenade et frère d’Anne de Peñalosa, était entré dans les ordres après la mort de sa femme et devait mourir Évêque de Cordoue. Il avait une fille, doña Inès de Mercado, qu’il avait confiée à sa sœur. Inès de Mercado épousa dans la suite Louis de Mercado, son cousin, et vécut jusqu’à la mort dans les exercices de la plus haute piété. Son mari a déposé au Procès informatif pour la cause de saint, Jean de la Croix.

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Vous ne me dites rien du procès. Se poursuit-il ou est-il arrêté ?

En novembre 1591, à la suite des informations diffamatoires commencées contre notre Saint par le Visiteur général Diego l’Évangéliste le 2 du même mois — dia de ánimas, — plusieurs religieux lui avaient écrit pour l’engager à porter plainte au Vicaire Général et à son Définitoire. Jean de la Croix leur répondit d’Úbeda qu’il n’était qu’un ver de terre, qu’on ne lui faisait point de tort, que c’était son devoir d’embrasser avec amour les dispositions de son Créateur à son égard, et rien de plus. (Cf. P. Alphonse, L. II, ch. xxix et Déposition du même au Procès apostolique.)

De son côté, le P. Jean l’Évangéliste, son confident et son secrétaire tandis qu’il résidait à Grenade et à Ségovie, lui écrivit de Malaga pour l’avertir de ce qui se tramait contre lui. Le Saint lui répondit qu’il était loin de s’affliger, que tout cela ne faisait qu’accroître son amour pour Dieu et pour son prochain. Il lui citait à ce sujet cette parole de l’Écriture : « Filii matris meœ pugnaverunt contra me. » (Cf. P. Alphonse, Ibid.)

Celui qui refusait de dire un mot pour sa propre défense, alors qu’il était sous le poids des plus infamantes accusations, écrivait un grand nombre de lettres pressantes en faveur du P. Gratien, dont la cause était pendante au tribunal du P. Doria et de ses Consulteurs. On sait qu’il ne s’agissait de rien moins que d’expulser de la Réforme le coadjuteur et le fils de prédilection de sainte Thérèse. Les lettres de Jean de la Croix restèrent sans effet. L’injuste expulsion eut lieu peu après sa mort, le 17 février 1592. Les démarches du Saint en faveur du P. Gratien sont connues par une lettre du P. Jean l’Évangéliste. (Cf. Memorias historiales A, 70, Bibl. nat. de Madrid.)

LETTRE XXV (FRAGMENT) Au P. Jean de Sainte-Anne.

D’Úbeda, novembre 1591 1.

Jésus !

… Mon fils, ne soyez pas en peine de tout ceci. On ne peut m’ôter l’habit que si je suis incorrigible et désobéissant. Or, je suis tout disposé à me corriger de toute faute que j’ai pu commettre et à subir toute pénitence qu’on voudra m’imposer.

Fr. JEAN DE LA CROIX.

LETTRE XXVI (FRAGMENT) A Anne de Saint-Albert.

D’Úbeda, novembre 1591 2.

MA CHÈRE FILLE,

… Vous avez dû apprendre les épreuves que nous subissons. Dieu le permet pour la gloire de ses élus. Notre force sera en silence et en espérance. Recommandez-moi à Dieu. Je lui demande de vous faire sainte.

1 Nous apprenons par la Déposition du P. Luc du Saint-Esprit au Procès de Béatification qu’à Úbeda, étendu sur son lit de souffrances et déjà aux portes du ciel, notre Saint dictait encore des lettres pour ses enfants spirituels. La dernière dont il soit fait mention est celle qu’il adressa par l’entremise de ce religieux à Doña Anne de Peñalosa. Il lui disait la joie que son âme goûtait à souffrir pour Dieu. (Inform. de Jaén.)

1 Ce fragment nous est connu par le P. Joseph de Jésus-Marie, qui l’inséra dans sa Vie de notre Saint, t. 11, L. XX.

2 Ce fragment vient d’une Relation de Marie du Saint-Sacrement, carmélite de Caravaca.


Censure infligée par saint Jean de la Groix aux voies spirituelles tenues par une carmélite

Je crois démêler dans la voie spirituelle tenue par cette âme cinq défauts qui m’empêchent d’y voir le bon esprit.

1° Cette âme marque beaucoup de gourmandise spirituelle et d’esprit de propriété. Le bon esprit, au contraire, produit toujours une grande nudité dans l’appétit.

2° Elle fait paraître beaucoup d’assurance et peu de crainte d’errer dans les voies intérieures. Or, l’esprit de Dieu est toujours accompagné de cette crainte dont le propre est de préserver l’âme du mal, ainsi que le dit le Sage 1.

3° Elle paraît préoccupée de persuader que les grâces reçues par elle sont véritables et fort élevées. Le bon esprit n’a pas cette préoccupation ; au contraire, il imprime le désir d’être l’objet de la mésestime et du mépris, et lui-même cherche à se rabaisser.

4° C'est ici le point le plus à noter. On ne trouve pas dans la voie que tient cette âme les effets de l’humilité. Or, quand les faveurs sont de Dieu — et cette âme affirme que les siennes le sont — elles commencent par anéantir l’âme dans une profonde humilité intérieure. Si les grâces dont cette âme se prétend gratifiée avaient produit sur elle cet effet, elle n’aurait pas manqué d’en noter quelque chose et même de s’y étendre ; car en pareil cas, ces sentiments d’humilité sont les premiers qui se présentent à dire

1 Prov. XIII.

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et à développer ; ils opèrent si puissamment qu’on ne peut les dissimuler. Il est vrai qu’ils ne sont pas aussi notables dans toutes les communications divines, mais quand il s’agit d’union — et c’est le terme employé ici, — ils ne sont jamais absents. En effet, avant d’être élevé, l’esprit est humilié 1, et il est bon d’avoir été humilié 2.

5° Le style et le langage employés ne paraissent pas en rapport avec les effets surnaturels dont il s’agit. Le bon esprit enseigne un style plus simple, dégagé de l’affectation et des exagérations qu’on remarque ici. Du reste, ces affirmations : J’ai dit à Dieu, et : Dieu m’a dit, sont ridicules.

Mon avis est qu’il ne faut ni commander ni permettre à cette religieuse d’écrire quoi que ce soit, et le confesseur doit se montrer peu disposé à l’entendre sur ce sujet, sinon pour avoir l’occasion de rabaisser et de mépriser ce qu’elle lui dira. Qu’il l’exerce sèchement à la pratique des vertus, spécialement au mépris de soi, à l’humilité et à l’obéissance. Ce sera la pierre de touche de la soumission que doivent avoir produite en cette âme tant de faveurs reçues. Mais les preuves demandent à être solides, car il n’est pas de démon qui, pour sauvegarder son honneur, ne soit prêt à endurer quelque chose.

1 Prov., xviii, 12.

2 Ps. cxviii, 71.

CONSEILS DE SPIRITUALITE

Avant-Propos aux Conseils de spiritualité

Bien que ces recueils ne soient pas de la composition de saint Jean de la Croix, ils sont d’un très grand intérêt et méritent de trouver place parmi ses Œuvres.

Le recueil principal vient du P. Élisée des Martyrs, religieux qui entra dans l’Ordre à Grenade du vivant du bienheureux Père et qui communiqua fréquemment avec lui. Ses vertus et ses talents le firent nommer premier Visiteur général aux Indes et premier Provincial des Carmes Déchaussés du Mexique. C’est à Mexico qu’il rédigea son recueil de souvenirs, deux ans seulement avant sa mort, qui arriva en 1620, et sur l’invitation qu’il en avait reçue du Général de la Réforme.

Son manuscrit vint plus tard entre les mains d’un religieux nommé Diego du Saint-Esprit, qui le laissa en mourant (1702 ou 1703) au Collège de Salamanque. Il y fut découvert par le P. Manuel de Sainte-Marie à l’époque où, sur l’ordre du Définitoire, ce religieux s’occupait de former une collection des lettres de sainte Thérèse (1757-1763). Le Père Manuel en fit une copie, dont il attesta l’exactitude le 13 septembre 1780.

Le recueil fut publié en Espagne en 1891 par D. Léon Carbonero y Sol, qui le tenait des Carmes Déchaussés de Ségovie et qui l’inséra dans son Homenaje d San Juan de la Cruz en su Tercer Centenario.

Au recueil du P. Élisée des Martyrs, le P. Gérard a joint

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quelques autres conseils, recueillis par divers enfants spirituels du Saint et qui sont tirés de différents documents.

Outre les moyens de vaincre les tentations et d’autres enseignements aux religieux, les Conseils de spiritualité renferment des avis très importants sur la manière dont les Supérieurs doivent se comporter envers leurs inférieurs. Dès le II le Conseil, le Saint s’étend avec une force singulière sur les périls que fait courir aux religieux, surtout à ceux des Ordres réformés, le vice de l’ambition ; il dit les maux irrémédiables dont il est la source. Dans aucun de ses ouvrages, il n’avait traité cette grave et délicate matière. Les Conseils XV I I, XV I I I et X IX font comprendre la généreuse liberté avec laquelle lui-même, libre de toute ambition, se comportait dans les Chapitres généraux, pour le plus grand bien de son Ordre.

Nous avons donné en entier, dans notre Introduction générale aux Œuvres, le portrait de saint Jean de la Croix dont le P. Élisée a fait précéder son recueil.

Conseils de spiritualité recueillis par les disciples de saint Jean de la Croix

Recueil du P. Élisée des Martyrs

ler CONSEIL. — Le P. Jean de la Croix blâmait les Supérieurs — surtout ceux des Ordres réformés — qui commandaient avec empire. On l’entendait répéter : Celui qui commande avec empire montre par cela seul qu’il est indigne de gouverner. Il doit, au contraire, faire en sorte que ses inférieurs ne se retirent jamais tristes d’auprès de lui.

2me CONSEIL. — Il ne parlait jamais avec artifice et duplicité. « Les artifices, disait-il, violent la sincérité et la pureté de l’Ordre. Ils font à l’Ordre un tort considérable, parce qu’ils enseignent les prudences humaines, qui engendrent des maladies dans les âmes. »

3me CONSEIL. — Il disait du vice de l’ambition qu’il est presque incurable chez les membres des Ordres réformés, parce que c’est le plus pullulant de tous les vices. Comme ceux qui en sont infectés couvrent et nuancent leur gouvernement et leurs manières d’agir des apparences de la vertu et même d’une très haute perfection, les ravages de ce vice en deviennent plus affreux et la maladie spirituelle qu’il engendre plus irrémédiable. « Ce vice, disait-il, étant souverainement violent et pestilentiel de sa nature, rend ceux qui en sont possédés tellement pécheurs, le démon fait de leur existence et de leurs roueries une masse de mortier si compacte, que les confesseurs sont hors d’état de s’y reconnaître. Tous les vices, en effet, ont ici leur part. »

4me CONSEIL. — Il disait que toute la vie d’un religieux

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doit être un sermon doctrinal sur ce thème, répété plusieurs fois le jour : Plutôt mourir que de pécher ! Il assurait que ces mots, prononcés sincèrement, purifient et transforment l’âme, la font croître dans l’amour de Dieu, dans le regret de l’avoir offensé, dans le ferme propos de ne plus l’offenser à l’avenir.

5me CONSEIL. — Il indiquait deux manières de résister aux vices et d’acquérir les vertus. La première est commune et moins parfaite. Elle consiste, lorsqu’on veut résister à un vice, à un péché, à une tentation, à produire des actes de vertus qui contredisent et détruisent ce vice, ce péché, cette tentation. Par exemple, s’il s’agit du vice ou de la tentation d’impatience, ou bien d’un désir de vengeance que je sens en mon âme à la suite d’un dommage souffert ou de paroles injurieuses infligées, je résiste à l’aide de quelque bonne considération concernant la Passion de Notre-Seigneur — celle-ci par exemple : Maltraité, il n’a pas ouvert la bouche pour se plaindre ! — ou bien en songeant aux grands biens que procurent la patience et la victoire sur soi-même, ou encore en me souvenant que Dieu nous a fait un commandement de la patience, qu’elle nous est très avantageuse, etc. Grâce à ces considérations, je me décide à supporter, à accepter, à aimer cette injure, cet affront, ce dommage, et cela, pour l’honneur et la gloire de Dieu.

Cette manière de combattre la tentation, de contredire le vice ou le péché, engendre la vertu de patience, et c’est un bon moyen de résister ; cependant il est ardu et imparfait.

Il y a un autre moyen de vaincre les vices et les tentations, d’acquérir et de s’assimiler les vertus : il est plus facile, plus fructueux et plus parfait. L’âme le met en usage lorsque par les seuls actes anagogiques, les seuls élans amoureux, et sans autres considérations étrangères, elle

1 Qui cum male torqueretur, non apernit os suunt. (1. Pet I., ii 23.)

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résiste à son adversaire, renverse toutes les tentations et obtient les vertus en un degré très parfait.

Il disait que c’était possible en agissant comme il suit.

Quand nous sentons le premier mouvement, le premier assaut de quelque vice : l’impureté par exemple, ou l’impatience, l’esprit de vengeance pour un affront reçu, etc., ne pas résister par un acte de la vertu contraire en la façon indiquée plus haut, mais opposer à la première atteinte du vice un acte anagogique ou élan d’amour, en élevant notre cœur jusqu’à l’union divine. Grâce à cet élan, l’âme se dérobe au vice et à la tentation, elle se présente à son Dieu et s’unit à lui. De cette manière l’ennemi est frustré dans son attente et ne trouve plus sur qui frapper. L’âme, en effet, qui vit plus là où elle aime que là où elle anime, a divinement esquivé la tentation. L’ennemi n’a plus de prise, parce qu’elle s’est dérobée à ses coups. Alors — chose merveilleuse — l’âme, oubliant le mouvement vicieux, se trouve jointe et unie à son Bien-Aimé. L’ennemi n’a plus à s’attaquer qu’à un adversaire insensible et qui, pour l’instant, n’est pas en état d’être tenté.

Ainsi s’engendre dans l’âme le degré de vertu que l’angélique docteur saint Thomas appelle la vertu de l’esprit parfaitement purifié. Cette vertu, dit ce Saint, l’âme l’atteint lorsque Dieu la met dans un état où elle ne sent plus les mouvements des vices ni leurs assauts, non plus que les attaques des tentations, et cela, à cause de l’élévation de vertu où elle est fixée. De là dérive pour elle une perfection très haute : qu’elle soit injuriée, calomniée, qu’on l’exalte ou qu’on l’abaisse, qu’on parle d’elle en bien ou en mal, elle est indifférente à tout. C’est que l’état très sublime auquel les mouvements anagogiques ou amoureux élèvent une âme, a pour effet propre de lui faire oublier tout ce qui n’est pas Jésus-Christ, son Bien-Aimé. De là vient que les tentations, comme il a été dit,

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ne peuvent plus la blesser. Elles sont impuissantes à monter jusqu’où l’âme s’est élevée, ou plutôt jusqu’où Dieu lui-même l’a élevée, selon cette parole : Le mal n’approchera point de toi 1.

Le P. Jean de la Croix disait ici qu’il fallait donner cet avertissement aux commençants, chez qui les élans anagogiques ou amoureux ne sont pas encore assez prompts, assez rapides, assez fervents, pour pouvoir les arracher entièrement à la terre et les unir à l’Époux : au cas où le mouvement anagogique ne surmonterait pas le mouvement vicieux de la tentation, qu’ils se servent pour la résistance de toutes les armes, de toutes les considérations dont ils pourront user, jusqu’à ce qu’ils aient surmonté la tentation.

Leur manière de résister et de vaincre doit donc être celle-ci. D’abord résister par des mouvements anagogiques, les plus fervents possibles, renouvelés un grand nombre de fois. Si, par la violence de la tentation et leur propre faiblesse, ces actes restent insuffisants, se servir de toutes les armes que fournissent la méditation et les salutaires exercices, selon qu’elles leur seront nécessaires pour résister et remporter la victoire. Ce mode de procéder doit être regardé comme excellent et très sûr, parce qu’il renferme toutes les ruses de guerre nécessaires et utiles au combat spirituel.

II disait que ce verset du Psaume CXVIII : Souvenez-vous de la parole que vous avez adressée à votre serviteur pour animer son espérance 2, est si puissant et si efficace, que par lui on obtient de Dieu quelque grâce que ce soit.

Il assurait que la parole du saint Évangile : Ne savez-vous pas que je dois être occupé aux affaires de mon Pères ? allume dans l’âme un grand désir de faire la volonté de Dieu à l’imitation de Jésus-Christ Notre-Seigneur, avec

1 Non accedet ad te malum. (Ps. xc, 10.)

2 Memor esto verbi tui servo tuo, in quo mihi spem dedisti. (Ps. cxviii, 49.)

3 Nesciebatis quia in his quai Patris mei sunt oportet me esse ? (Luc., II, 49.)

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une ardente soif de souffrir pour lui et de procurer le bien des âmes.

Un jour que la divine Majesté avait résolu de perdre et d’anéantir la ville de Constantinople par le moyen d’une effroyable tempête, on entendit les anges répéter trois fois : Sanctus Deus, Sanctus Fortis, sanctus Immortalis, miserere nobis. Devant cette supplication, Dieu s’apaisa, et l’on vit cesser l’effroyable tempête, qui avait déjà produit de grands ravages et menaçait de désastres plus grands encore. Le P. Jean de la Croix regardait ces paroles comme puissantes auprès de Dieu dans les cas d’incendie, d’inondation, de vent, de tempête et de guerre, et dans les autres nécessités de l’âme et du corps, par exemple dans les dangers qui menacent l’honneur et les biens.

6me CONSEIL. — Il disait encore que le désir d’être utile au prochain est le fruit de la vie spirituelle et contemplative, et que la Règle nous ordonnant la vie contemplative, par là même elle nous ordonne et nous recommande le zèle de l’avancement de notre prochain. La Règle, en effet, a prétendu former des observateurs d’une vie mixte et double, renfermant et embrassant à la fois la vie active et la vie contemplative. Cette vie mixte est celle que Notre-Seigneur a choisi pour lui-même, comme étant la plus parfaite. Aussi les genres de vie et d’état religieux qui embrassent les deux vies sont en soi les plus parfaits. Il est à remarquer que lorsque le P. Jean de la Croix donnait cet enseignement, il ne convenait pas de le publier ouvertement, vu le petit nombre de religieux que comptait alors la Réforme. Il convenait même, pour ne pas les inquiéter, d’insinuer plutôt le contraire, en attendant que leur nombre se fût accru.

Commentant les paroles de Jésus-Christ Notre-Seigneur déjà citées : Ne saviez-vous pas que je dois être occupé aux affaires de mon Père ? il disait : « Par les affaires du Père

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Éternel, il faut entendre la Rédemption du monde et le bien des âmes. Pour les réaliser, Jésus-Christ Notre-Seigneur a employé les moyens préordonnés par son Père. Il ajoutait que c’était en confirmation de cette vérité que saint Denis l’Aréopagite avait écrit cette merveilleuse sentence : « La plus divine de toutes les œuvres divines est de coopérer avec Dieu au salut des âmes. » Ce qui revient à dire que la suprême perfection en quelque sujet que ce soit, en sa hiérarchie et en son rang, est de monter et de croître toujours, conformément à son fonds et à son talent, jusqu’à l’imitation de Dieu, et, ce qui est plus admirable et plus divin, jusqu’à coopérer avec lui à la conversion et à la réduction des âmes, parce que c’est en ce point que brille l’œuvre propre de Dieu, et qu’imiter Dieu est la souveraine gloire de la créature.

C’est là ce que Jésus-Christ Notre-Seigneur a en vue lorsqu’il parle des œuvres de son Père, des affaires de son Père. Il est bien évident d’ailleurs que la compassion pour le prochain croît dans une âme à proportion de l’union qu’elle contracte avec Dieu par l’amour. Plus elle aime, plus elle désire que son Dieu soit aimé et honoré de tous les hommes ; et plus ce désir est ardent, plus elle travaille dans ce sens, tant par la prière que par les œuvres en son pouvoir.

Telle est la ferveur et la véhémence de charité qui anime les âmes que Dieu possède, qu’elles ne peuvent se contenter de leur propre avancement. Aller seules au ciel leur semble trop peu de chose. Aussi, c’est avec de brûlants désirs, avec une ardeur toute céleste, avec des industries merveilleuses, qu’elles s’efforcent d’y conduire un grand nombre d’âmes. Tous ces efforts naissent du grand amour qu’elles ont pour Dieu ; c’est l’effet de l’oraison, le fruit de la contemplation parfaite.

7me CONSEIL. — Il disait que deux choses servent à une

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âme d’ailes et de moyens pour monter à l’union avec Dieu : la compassion affective pour la mort de Jésus-Christ et la compassion effective envers le prochain. Lorsqu’une âme, ajoutait-il, s’applique à compatir au crucifiement et à la passion de Notre-Seigneur, elle doit se souvenir qu’il était seul et abandonné à l’heure où il opéra l’œuvre de notre Rédemption. Il assurait que de cette considération naissent des pensées et des affections précieuses.

8me CONSEIL. — Dans une exhortation sur la Solitude, qu’il fit au couvent d’Almódovar del Campo, il rappela cette parole du Pape Pie II, d’heureuse mémoire : « Le moine coureur est pire qu’un démon », et nota que si les religieux font quelques visites, ce ne doit être que dans les maisons honorables, où l’on parle avec bienséance et retenue.

9me CONSEIL — Expliquant la parole de saint Paul : Les marques de mon apostolat auprès de vous ont été une grande patience, les signes, les prodiges et les miracles 1, il faisait observer que l’Apôtre plaçait la patience avant les miracles. Ainsi, disait-il, la patience est un cachet plus assuré de l’homme apostolique que la résurrection des morts. À ce sujet, je puis certifier que le P. Jean de la Croix a été un homme apostolique, car il a souffert avec une patience, une endurance sans égale, les épreuves auxquelles il a été soumis, épreuves très sensibles et qui eussent été capables de déraciner les cèdres du Liban.

1 Ome CONSEIL. — Parlant des prêtres qui confessent les femmes — et il parlait d’expérience, — il disait qu’ils doivent les traiter avec sécheresse, parce que la douceur dont on use envers elles leur nuit au lieu de leur être utile. Il ajoutait qu’en ce point, Dieu l’avait châtié, en lui celant la très grave culpabilité d’une femme, qui le trompa long -

1 Signa autem apostolatus, mei lacta sunt super vos in omni patientia, in signis et prodigiis et virtutibus. (II Cor., x,i, 12.)

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temps. Dieu, disait-il, ne voulut pas qu’il fût l’instrument de son salut, parce qu’il avait été trop doux envers elle. Tout se dévoila par l’entremise d’un autre religieux de notre Ordre, ce dont je suis bien informé.

11ime CONSEIL. — Il me dit à moi-même, en une certaine occasion : « Quand la courtoisie, qui est une partie de la discipline chrétienne et monastique, disparaîtra de notre Ordre et qu’à sa place on verra chez les Supérieurs la rusticité et la dureté, qui sont des vices propres aux barbares, pleurez notre Ordre comme perdu. En effet, où a-t-on jamais vu que les vertus et les préceptes divins doivent se persuader à coups de bâton et par la violence ? » Il rapportait à ce sujet ce reproche d’Ezéchiel : Vous leur commandiez durement et avec empire 1.

Il disait que lorsqu’on formait les religieux avec cette rigueur déraisonnable, ils devenaient pusillanimes et incapables d’entreprendre de grandes choses en fait de vertu, tout comme s’ils avaient été nourris parmi les bêtes fauves. C’est ce qu’explique saint Thomas : « Ceux qui sont nourris dans la crainte prennent forcément un esprit servile et deviennent lâches en présence de toute œuvre virile et généreuse 2. » I1 invoquait aussi ce passage de saint Paul : Pères, ne provoquez pas vos fils à la colère, de peur qu’ils ne deviennent pusillanimes 3.

12me CONSEIL. — Il assurait que cette formation religieuse basée sur la crainte pouvait provenir d’une ruse du démon, parce qu’alors il ne se trouvait plus personne qui osât donner un avis aux Supérieurs et les contredire quand ils s’égaraient. “Supposez, disait-il, que par cette voie ou par toute autre, l’Ordre tombe en tel état que,

1 Cum austeritate imperai'atis eis et cum potentia. (Erech., xxxi‘, 4.)

2 Naturale est ut homines sui) timore nutriti in servilem degenerent animum et pusillanimes fiant ad omne virile opus et strennum. (De Retiro. Princip., ni). Patres, nolite ad indignationem provocare filins «estros, ut non pusillo animo fiant. (Coloss., iii, 21.)

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par faiblesse, par pusillanimité ou par crainte de déplaire aux Supérieurs et, par suite, de sortir du Chapitre sans aucune charge — ce qui est ambition manifeste, — les plus graves de ses membres n’osent plus dire dans les Chapitres, assemblées ou autres occasions, ce que la justice et la charité leur font un devoir de dire. Tenez alors l’Ordre pour perdu et entièrement relâché. »

13me CONSEIL. — “Il vaudrait mieux, affirmait-il, que des religieux qui en sont là n’eussent point fait profession dans l’Ordre, parce que, dans la suite, ce ne serait plus la charité et la justice, mais le vice de l’ambition qui régirait l’Ordre.” Et il ajoutait : “Le mal apparaîtra dans tout son jour quand, dans le Chapitre, personne ne répliquera et que tout sera concédé, accepté, chacun ne songeant qu’à emporter son morceau : ce qui est une grave atteinte au bien commun et un encouragement au vice de l’ambition.”

“Il est nécessaire, disait-il, de dénoncer un pareil mal sans ambages, parce que c’est un vice pernicieux et funeste à l’intérêt général.” Toutes les fois qu’abordant ce même sujet, il parlait dans ce sens, c’était après une longue oraison et un entretien intime avec Notre-Seigneur.

14me CONSEIL. — Il disait encore que les Supérieurs devaient souvent demander à Dieu une religieuse prudence pour bien gouverner et pour conduire au ciel les âmes dont ils ont la charge. 11 louait beaucoup cette vertu de prudence chez le P. Augustin des Rois, qui, d’après lui, la possédait à un degré excellent.

15me CONSEIL. — Je lui ai entendu dire quelquefois qu’il n’est pas de mensonge si bien concerté, si bien agencé qui, par un bout ou par un autre, ne se trahisse comme tel si l’on y prête attention.

“Il n’est pas de démon, si bien transfiguré qu’il soit

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en ange de lumière, qui, soigneusement considéré, ne se reconnaisse pour ce qu’il est.”

“Il n’est pas non plus d’hypocrite, si artificieux, si dissimulé, si déguisé qui, si l’on en fait deux ou trois fois le tour, ne se donne à connaître.”

16me CONSEIL. — À propos d’un châtiment sévère, infligé par un Supérieur, le P. Jean de la Croix prononça cette divine sentence : “Les chrétiens, et surtout les religieux, lorsqu’ils châtient corporellement un délinquant, doivent toujours prendre garde de ne pas mettre son âme en péril.” Les Supérieurs, ajoutait-il, doivent lire souvent les paroles d’Isaïe, au Chap. XLII, 2-4, et celles de saint Paul, dans la IIe Epître aux Corinthiens, Chap. XIII, v. 101.”

l7me CONSEIL. — On lui avait proposé un postulant au saint Habit. Après l’avoir entretenu un certain nombre de fois, il décida qu’il ne serait pas reçu, parce qu’il avait l’haleine mauvaise, signe qu’il avait les intestins gâtés. « Ceux qui sont atteints de ce mal, ajouta-t-il, ont d’ordinaire les instincts dépravés : ils sont cruels, menteurs, peureux, murmurateurs, etc. C’est, en effet, une règle de la philosophie que les dispositions de l’âme suivent le tempérament et la complexion du corps. »

Recueil tiré de quelques autres sources.

18me CONSEIL — Le Saint ayant eu un ravissement au couvent du Calvaire, dit une fois revenu à lui : “Les souffrances et les épreuves embrassées pour Dieu sont comme les perles précieuses qu’on reçoit avec d’autant

1 Voici les textes auxquels il est fait allusion :

Mon serviteur ne criera point, il n’aura point d’égard à la qualité des personnes ; l’on n’entendra point sa voie dans les rues. Il n’achèvera point le roseau brisé, il n’éteindra point la rn che encore lamante. Il jugera dans la vérité. ll ne sera point triste, ni turtulent, ni précipité dans sa conduite. (Isaïe, xiii, 2-4.)

Le Seigneur m’a donné la puissance pour édifier et non pour détruire. (II Cor., xiii, Il).)

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plus de plaisir qu’elles ont plus de volume. De même les peines qui nous viennent des créatures et que nous acceptons pour l’amour de Dieu, sont d’autant plus excellentes et augmentent d’autant plus notre amour pour lui qu’elles sont en elles-mêmes plus cuisantes. Pour un moment de souffrance endurée pour Dieu sur la terre, la divine Majesté donne dans le ciel des trésors immenses et éternels, qui ne sont autres que lui-même, sa beauté et sa gloire. En retour de l’amertume que nous ont causée les souffrances, il donne la suavité qui découle de la jouissance de l’éternelle douceur.” Et il ajoutait : « Mon âme pleure de ne pas connaître les vrais biens, faute de connaître les souffrances. »

19me CONSEIL. — Une religieuse dit un jour en sa présence une parole de plainte contre un séculier, qui avait desservi son monastère. Le Saint repartit : « Vous deviez, au contraire, vous et vos compagnes, lui témoigner plus de bienveillance qu’auparavant, car c’est là faire paraître que l’on est disciple de Jésus-Christ. » Et il ajouta : « En pareille rencontre, mieux vaut la légère amertume qu’il nous en coûte pour recommander à Dieu nos contradicteurs, que la violente amertume dont nous sommes tourmentés pour avoir entretenu volontairement en nous un ressentiment à l’égard de notre prochain. »

20me CONSEIL. — Voici le conseil que l’homme de Dieu donnait à ses religieux et aux séculiers qu’il dirigeait : « En quelque lieu que vous alliez, faites du bien à tous. Par là, vous vous montrerez enfants de Dieu. Celui qui manque à ce devoir se fait plus de tort à lui-même qu’il n’en fait au prochain. »

2lme CONSEIL — Une religieuse de grande simplicité lui demandait un jour pourquoi, lorsqu’elle passait près de la mare du jardin, les grenouilles se jetaient à l’eau et se cachaient au fond de la mare. Il répondit : « Parce que c’est le séjour et le centre où elles sont en assurance.

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Vous devez faire de même : fuir les créatures, vous enfoncer au plus profond de votre centre, qui est Dieu, et vous cacher en lui. »

22me CONSEIL. — S’adressant un jour au P. Jean de Sainte-Anne, comme rempli d’une ferveur nouvelle et accompagnant sa parole de gestes véhéments, bien rarement observés chez lui : « Je vous le dis, mon Père Jean, si, quelqu’un — fût-il Supérieur et confirmât-il sa parole par des miracles — veut vous insinuer une doctrine large et commode, ne le croyez pas, n’adoptez rien de ce qu’il vous proposera. Mais embrassez la pénitence, le détachement universel, et ne cherchez jamais Jésus-Christ sans la croix. C’est à le suivre chargé de sa croix, dans l’abnégation de toutes choses et de nous-mêmes, qu’il nous a appelés, nous les Déchaussés de la Vierge, non à rechercher nos aises et nos satisfactions. Ne manquez pas de prêcher ceci en toute rencontre, comme une vérité de souveraine importance. »

23me CONSEIL. — Comme il reprenait un religieux qui portait un capuce d’étoffe plus fine que ses frères et qui donnait pour excuse que l’essence de la sainteté ne consiste pas dans l’habit, il prononça, entre autres, ces admirables sentences : « Celui qui n’estime pas un habit humble et grossier ne mérite pas de le porter ; il montre qu’il n’a pas purifié son esprit des affections du siècle. Elle est vaine, la religion de celui qui, étant religieux par obligation de conscience, imite extérieurement les séculiers. »

24me CONSEIL. — En une certaine occasion, il dit, parlant du culte divin : « Ceux qui font profession de pauvreté plaisent davantage au Seigneur en le servant en esprit et en vérité, qu’avec ostentation et en faisant des dépenses superflues. »

25me CONSEIL. — Durant les nuits, son séjour le plus ordinaire était aux pieds du très saint Sacrement. Le pressait-on d’aller prendre quelque repos, il disait : « Laissez, mes enfants. C’est ici que je trouve mon repos et ma béatitude. »

26me CONSEIL. — On lui demandait un jour de quelle manière l’âme entre en extase. Il répondit : « En renonçant à sa volonté pour faire celle de Dieu. L’extase n’est autre chose qu’une sortie de l’âme hors d’elle-même et son élan vers Dieu. C’est le cas de celui qui obéit : il sort de soi et de son propre vouloir et, ainsi allégé, il se perd en Dieu. »

27me CONSEIL. — La mère Anne de Saint-Joseph a rapporté que le Saint l’exhortait — et il fit de même pour d’autres personnes qu’il dirigeait — à prendre goût à souffrir pour Jésus-Christ, seule et dénuée de toutes les consolations de la terre. « Il me disait souvent, écrit-elle : Ma fille, ne désirez que la croix toute sèche. C’est une si douce chose ! »



PIÈCES DIVERSES

Et Prière à la très Sainte Vierge

Pièces diverses rédigées par saint Jean de la Croix

I

Fondation des Carmélites Déchaussées de Malaga

Cette Relation se trouve en tête du Livre des Professions du monastère de Malaga. Elle est de l’écriture du P. Diego de la Conception, compagnon de saint Jean de la Croix ; mais il paraît évident qu’elle a été rédigée par notre Saint, qui y apposa sa signature.

Jésus-Marie. À l’honneur et à la gloire de la très sainte Trinité, Père, Fils et Esprit-Saint, trois Personnes en un seul Dieu véritable, et de la glorieuse Vierge sainte Marie du Mont-Carmel.

Ce monastère du Seigneur saint Joseph de Malaga, des Carmélites Déchaussées, s’est fondé le 17 février de l’année 1585, sous la protection de Madame Doña Arme Pacheco et du Seigneur Pierre Verdugo, son mari, pourvoyeur des galères de sa Majesté. On a loué à cet effet la maison de Doña Constance de Avila. Sont venues pour la fondation les religieuses dont les noms suivent : La mère Marie du Christ, originaire de la ville d’Avila, fille de François de Avila et de Doña Marie del Aguila, sa femme ; elle se nommait dans le siècle Doña Marie de Avila. La mère Marie de Jésus, Sous-Prieure, originaire de Beas, fille de Sanche Rodriguez de Sandoval Negrite et de Doña Catherine Godinez, sa femme ; elle se nommait dans le siècle Doña Marie de Sandoval. Elles ont amené avec elles la sœur

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Lucie de Saint-Joseph, la sœur Catherine Evangéliste et la sœur Catherine de Jésus, toutes trois religieuses professes du chœur.

Le monastère s’est fondé en pauvreté, sans aucun soutien temporel. Que Dieu daigne le conserver tel jusqu’à la consommation des siècles, afin que les religieuses qui le composent jouissent pour toujours avec Dieu des richesses éternelles. Amen.

Fait au dit monastère du seigneur saint Joseph, le 1er juillet de l’année 1586. Nous l’avons signé de nos noms :

FR. JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial. FR. DIEGO DE LA CONCEPTION, SOC/US.

II

Acte d’Élection de la Prieure et autres officières du monastère de Caravaca.

L’original de cet Acte se conserve au monastère de Caravaca. Il est, comme la Relation précédente, de la main du P. Diego de la Conception et signé par saint Jean de la Croix.

JÉSUS-MARIE.

Frère Jean de la Croix et les sœurs de Saint-Joseph de Caravaca, de l’Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, selon la première règle, à notre très Révérend Père Frère Jérôme Gratien de la Mère de Dieu, Provincial du dit Ordre, salut et grâce de l’Esprit-Saint.

J’avertis Votre Révérence que le 28 juin 1581 lesdites Sœurs du susdit couvent s’étant assemblées en leur salle commune au son de la petite cloche, comme il est d’usage, afin d’élire une Prieure pour ledit couvent, moi Fr. Jean de la Croix, présidant par ordre de Votre Révérence, avec

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mon compagnon, le P. Gaspard de Saint-Pierre, on procéda juridiquement à ladite élection. On trouva qu’il y avait treize vocales, dont aucune ne fut soit admise, soit exclue, contrairement au droit et à nos saintes Constitutions. Lorsqu’il eut été reconnu qu’elles étaient absoutes en vertu du suffrage apostolique pour pouvoir élire ou être élues, elles reçurent treize cédules, chacune la sienne, et elles y inscrivirent secrètement leur suffrage, chacune le sien, Les ayant pliées, elles les placèrent dans le vase préparé à cet effet de l’autre côté de la grille, selon la forme prescrite par le saint Concile de Trente.

Ayant vidé ledit vase, nous trouvâmes le même nombre de treize cédules, sur lesquelles étaient inscrits treize suffrages, chacune le sien. De ces treize suffrages, il y en avait un pour la mère Thérèse de Jésus, un autre pour la sœur Marie de Jésus, actuellement au couvent dé Beas. Tous les autres, c’est-à-dire onze, étaient pour la mère Anne de Saint-Albert, à présent vicaire de ce couvent de Saint-Joseph de Caravaca. Et ainsi, elle fut canoniquement élue au premier tour. En conséquence, nous supplions Votre Révérence de vouloir bien la donner et confirmer comme mère spirituelle de ces âmes.

Aussitôt après et de la même manière, au même jour et heure, on procéda à l’élection d’une Sous-Prieure polir ledit couvent. Fut élue au premier tour la sœur Barbe du Saint-Esprit, Sous-Prieure du triennat précédent, qui réunit tous les suffrages, sauf un, qui échut à la sœur Françoise de Saint-Joseph, conventuelle de ce même couvent. Les sœurs supplient Votre Révérence de trouver bon qu’elle exerce ledit office.

Après cela, on fit élection des clavières. Chacune écrivit trois noms sur sa cédule, et au premier tour furent élues la sœur Barbe du Saint-Esprit comme première clavière, par neuf voix ; la sœur Jeanne de Saint-Jérôme comme

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seconde clavière, parce qu’elle est moins ancienne ; et la sœur Anne de l’ Incarnation, ayant également neuf suffrages, est troisième clavière, parce qu’elle est moins ancienne que les deux autres.

En foi de quoi, moi, ledit Fr. Jean de la Croix, mon compagnon et les susdites sœurs, signons ceci de notre nom et le scellons du sceau de la Communauté. À Caravaca, le 28 juin 1581.

FR. JEAN DE LA CROIX. FR. GASPARD DE SAINT-PIERRE. ANNE DE SAINT-ALBERT. BARBE DU SAINT-ESPRIT. JEANNE DE SAINT-JÉRÔME. ANNE DE L’INCARNATION. AGNÈS DE JÉSUS. URSULE DE SAINT-ANGE. FRANÇOISE DE LA CROIX. MARIE DU SAINT-SACREMENT. FLORENCE DES ANGES. FRANÇOISE DE SAINT-JOSEPH. MARIE DE SAINT-PAUL. AGNÈS DE SAINT-ALBERT. FRANÇOISE DE LA MÈRE DE DIEU.

III

Autorisation pour la profession de la Sœur Isabelle de Sainte-Fébronie.

Cette Pièce se garde chez les Carmélites de Séville.

Je, Fr. Jean de la Croix, Vicaire Provincial des Carmes et des Carmélites Déchaussés du district d’Andalousie. J’autorise par la présente la mère Isabelle de Saint-François, Prieure des Carmélites Déchaussées de Séville, à recevoir à la profession la fille du seigneur Henri Freyle, en observant pour cet acte la teneur de nos Constitutions.

Fait à Grenade, signé de mon nom et scellé du sceau de mon office le 29 mars 1586.

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IV

Autorisation à deux Carmes Déchaussés de se présenter devant l’Évêque de Jaén.

Il existe à la Bibliothèque nationale de Madrid une transcription ancienne de ce document.

Je, Fr. Jean de la Croix, Vicaire Provincial des Carmes Déchaussés de ce district d’Andalousie, autorise par la présente le Révérend Père François de l’Ascension, Recteur de notre Collège de Notre-Dame du Mont-Carmel de Baëza, à se présenter devant le Révérendissime Ordinaire du Diocèse de Jaën pour lui demander l’autorisation de confesser et de prêcher parce qu’il me paraît apte et habile à cet office, autant que l’humaine fragilité le permet. De même, j’autorise le Révérend Père Diego de la Résurrection, conventuel et maître des Étudiants au dit Collège, à se présenter aussi devant ledit Révérendissime Ordinaire pour prêcher et confesser.

Fait à Grenade, signé de mon nom et scellé du sceau de mon office, le 21 novembre, de l’année 1586.

FR. JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial.

V

Autorisation aux Carmélites Déchaussées de Malaga pour acheter une maison.

Cette Patente se conserve au monastère de Malaga.

Frère Jean de la Croix, Vicaire Provincial des Carmes et des Carmélites Déchaussés de ce district d’Andalousie, autorise par la présente la mère Prieure et les Religieuses

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de notre couvent de Saint-Joseph et de Saint-Pierre de la ville de Malaga, à faire l’acquisition d’une maison appartenant à Doña Ursule de Guzman, comme tutrice de son fils l’héritier du majorat, et de passer l’acte ou les actes nécessaires pour la vente de ladite maison, afin qu’ils soient fermes et valides en justice ou hors de justice. Par la présente je ratifie l’acquisition, et, autant — qu’il est en moi, le prix auquel elle montera, ainsi que tout autre contrat qui se fera relativement à ladite acquisition.

Fait à Malaga, signé de mon nom et scellé du sceau de pion office, le 23 novembre 1586.

De même je donne permission à ladite mère Prieure et aux Religieuses, ladite maison une fois en leur possession, de s’y transporter quand et comme il leur agréera. Fait comme plus haut.

FR. JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial.

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Actes de Profession pour le monastère de Grenade.

Ces pièces sont toutes écrites, de la main de saint Jean de la Croix, au Registre des Professions des Carmélites de Grenade. Les deux premières sont signées par lui — la signature a été coupée — en qualité de Vicaire Provincial d’Andalousie. Les sept autres portent la signature du P. Augustin des Rois, qui remplaça le Saint dans la charge de Vicaire Provincial à partir du 19 avril 1587 ; elles sont cependant, comme les deux premières, de l’écriture du bienheureux Père.


VI

Acte d’Élection d’une Prieure chez les Carmélites de Grenade.

L’autographe se trouve au monastère de Grenade.

Le 28 du mois de novembre de l’année 1586, on a fait Élection d’une Prieure, d’une Sous-Prieure et de Clavières en ce monastère de Grenade. Je, Fr. Jean de la Croix, Vicaire Provincial, étais présent à l’Élection. Ainsi j’atteste que la mère Béatrix de Saint-Michel a été élue canoniquement Prieure ; Sous-Prieure, la mère Anne de l’Incarnation ; Clavières, la sœur Marianne de Jésus, la sœur Marie de Jésus et la mère Sous-Prieure. Et parce que c’est la vérité, je l’ai signé de mon nom, le jour, mois et an que dessus.

FR. JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial.


VII

Profession de la Sœur Marie de la Croix.

Le 19 octobre de l’année 1586, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dance du Carmel, nommé Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la sœur Marie de la Croix, qui se nommait dans le siècle Doña Marie de Machuca, native de Grenade. Elle a fait profession pour le chœur.

Elle était fille du Licencié François Machuca et de Doña Isabelle de Luque Alfaro. Elle a donné au couvent quinze cents ducats et n’a pas fait de renonciation. Sa profession a été de la teneur suivante :

Je, Marie de la Croix, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la glorieuse Vierge Marie du Mont-Carmel, et au Révérendissime Père Jean-Baptiste Cafardo, Général du

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dit Ordre, et à ses successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

MARIE DE LA CROIX. FR. JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIE DE JÉSUS, Clavière.

VIII

Profession de la Sœur Marie de l’Assomption 1.

Le 19 octobre de l’année 1586, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la Sœur Marie de l’Assomption, qui se nommait dans le siècle Doña Marie de Machuca, fille de Louis Machuca et de Doña Marie de Herrera, habitants de Grenade. Elle a fait profession pour le chœur et a donné au couvent cinq cents ducats. Sa profession a été de la teneur suivante :

Je, Marie de l’Assomption, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seignéur et à la glorieuse Vierge Marie du Mont-Carmel, et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, Général du dit Ordre et à ses successeurs, selon la règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

MARIE DE L’ASSOMPTION. FR. JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIE DE JÉSUS, Clavière.

1 Le P. Gérard estime que cette Religieuse devait être cousine germaine de la précédente, Marie de la Croix.

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IX

Autorisation de plaider donnée aux Carmélites Déchaussées de Caravaca.

Frère Jean de la Croix, Vicaire Provincial des Carmes Déchaussés de ce District d’Andalousie, j’autorise par les présentes la Prieure et les religieuses du couvent du glorieux saint Joseph des Carmélites Déchaussées de la ville de Caravaca, à porter plainte devant quelque tribunal que ce soit, suivant le droit, au sujet des bâtiments que les Pères de la Compagnie leur ont pris, lesquels font partie du domaine de leur couvent et viennent d’Alphonse de Roblès, habitant de Caravaca. Elles pourront à cet effet déléguer leurs pouvoirs à un procureur ou à des procureurs de quelque Chancellerie de sa Majesté que ce soit, comme il leur paraîtra le plus convenable, et suivre le procès ainsi que le droit de leur permettra. Pour tout cela et ce qui y a rapport, je leur donne mes pleins pouvoirs, ainsi que j’ai le droit de les leur donner.

En foi de quoi j’ai donné la présente, signée de mon nom et scellée du sceau de mon office.

Fait en notre couvent de Notre-Dame du Mont-Carmel de la ville de Caravaca, le 2 mars 1587.

Frère JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial.

X

Autorisation donnée aux Carmes Déchaussés de la Fontaine-Sainte (8 mars 1587) 1.

Frère Jean de la Croix, Vicaire Provincial de ce District d’Andalousie, autorise par les présentes le père Prieur

1 La Fuensanta, nous dit le P. Silverio, est un sanctuaire voisin de Villeneuve-l’Archevêque, au diocèse de Jaën. Le P. Gabriel de l’Assomption y fonda en 15 113 un couvent de Carmes Déchaussés, qu’on dut plus tard abandonner.

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et les conventuels de la Fontaine-Sainte à faire quelque accord et arrangement que ce soit, selon qu’il leur paraîtra convenir, avec Jean Ruiz de Ventava, au sujet du don et application qu’a fait son fils, François de Jésus-Marie, au dit couvent de la Fontaine-Sainte, et à faire quelque abandon ou renonciation que ce soit relativement au dit bien.

Item, je les autorise à s’accorder avec Jean Sanchez de Guzman, frère du Frère François de Saint-Joseph, au sujet du bien qui de la part du dit Sanchez peut appartenir au dit couvent et de faire à ce sujet toute écriture, convention et arrangement, de recevoir les plaintes que ledit Frère François pourra faire, et de même avec ledit Jean Ruiz de Ventava.

Fait en notre Collège de Baeza, signé de mon nom et scellé du sceau de mon office, le 8 mars 1587.

Frère JEAN DE LA CROIX, Vicaire Provincial.

XI

Profession de la Sœur Catherine de l’Incarnation 1

Le ler avril de l’année 1587, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la Sœur Catherine de l’Incarnation, qui se nommait dans le siècle Doña Catherine de Machuca, fille de Louis Machuca et de Doña Marie de Herrera, habitants de Grenade. Elle a fait profession pour le chœur et a donné au couvent cinq cents ducats, elle n’a pas fait de renonciation. Sa profession a été de la teneur suivante :

Je, Catherine de l’Incarnation, fais ma profession et

1 Cette Religieuse était sœur de la précédente, Marie de l’Assomption.

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promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la glorieuse Vierge Marie du Mont-Carmel, et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, général du dit Ordre et à ses successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, sans mitigation, jusqu’à la mort.

CATHERINE DE L’INCARNATION. FR. AUGUSTIN DES ROIS, Vicaire Provincial 1. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIANNE DE JÉSUS, Clavière.

XII

Profession de la Sœur Marie-Évangéliste de Jésus.

Le 1 er avril de l’année 1587, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la Sœur Marie-Évangéliste de Jésus, qui se nommait dans le siècle Doña Marie de Herrera, fille de Gonzalve de Herrera et de Doña Anne de la Torre, habitants de Grenade.

Elle a fait profession pour le chœur et a donné au couvent deux mille ducats. Elle a renoncé à ses légitimes. Sa profession a été de la teneur suivante :

Je, Sœur Marie-Évangéliste de Jésus, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel, et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, Prieur Général de l’Ordre de Notre-Dame du

1 Le P. Augustin des Rois ne fut élu Vicaire-Provincial d’Andalousie que le 19 de ce même mois d’avril 15x7. Il signa sans doute l’Acte dont il s’agit quelque temps après la profession de la sœur Catherine de l’Incarnation

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Carmel et à ses successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

MARIE-ÉVANGÉLISTE DE JÉSUS. FR. AUGUSTIN DES ROIS, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIE DE JÉSUS, Clavière.

XIII

Profession de la Sœur Louise de la Croix

Le 29 avril de l’année 1587, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la Sœur Louise de la Croix, qui se nommait dans le siècle Doña Louise de la Torre, fille de François Ruiz de Salazar et de Doña Françoise de la Torre, habitants de cette ville de Grenade. Elle a fait profession pour le chœur et a donné au couvent mille cent ducats. Elle a renoncé à sa légitime. Sa profession a été de la teneur suivante :

Je, Sœur Louise de la Croix, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel, et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, Prieur Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel et à ses successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

LOUISE DE LA CROIX. FR. AUGUSTIN DES Rois, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIANNE DE JÉSUS, Clavière.

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XIV

Profession de la Sœur Augustine de Saint-Joseph.

Le 17 mai de l’année 1588, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la sœur Augustine de Saint-Joseph, qui se nommait dans le siècle Doña Augustine de Puebla, fille du Licencié Ferdinand de Puebla et de Doña Éléonore Mendiz, habitants de cette ville de Grenade. Elle a fait profession pour le chœur et n’a pas renoncé à sa légitime. Elle a donné au couvent…

Je, Sœur Augustine de Saint-Joseph, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel, et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, Prieur Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel et à ses successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

AUGUSTINE DE SAINT-JOSEPH. FR. AUGUSTIN DES ROIS, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIANNE DE JÉsus, Clavière.

XV

Profession de la Sœur Grégorie de Saint-Jérôme.

Le 29 mai de l’année 1588, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la Sœur Grégorie de Saint-Jérôme, qui se

434

nommait dans le siècle Doña Grégorie de Herrera, fille du Licencié Rodrigue Ybanez et de Doña Marine de Aguilar, habitants de cette ville de Grenade. Elle a fait profession pour le chœur.

Je, Grégorie de Saint-Jérôme, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, Prieur Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel et à ses successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

GRÉGORIE DE SAINT-JEROME. FR. AUGUSTIN DES ROIS, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIANNE DE JÉsus, Clavière.

XVI

Profession de la Sœur Marie de Saint-Joseph.

Le 5 juin du l’année 1588, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la Sœur Marie de Saint-Joseph, qui se nommait dans le siècle Marie de Monte Mayor, fille de Benoît Sanchez de Monte Mayor et de Marie Sanchez, habitants de la Mancha de Jaén. Elle a fait profession comme Sœur converse.

Je, Marie de Saint-Joseph, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel, et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, Prieur Général de l’Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel et à ses

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successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

MARIE DE SAINT-JOSEPH. FR. AUGUSTIN DES ROIS, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIANNE DE JÉsus, Clavière.

XV I I

Profession de la Sœur Marie de la Mère de Dieu.

Le 23 juin 1588, sous le Révérendissime Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel, nommé Fr. Jean-Baptiste Cafardo, le très Révérend Père Nicolas de Jésus-Marie étant Provincial des Déchaussés, a fait profession la sœur Marie de la Mère de Dieu, qui se nommait clans le siècle Doña Marie de Peñalosa, fille de Louis de Peñalosa et de Doña Jeanne de Avila, habitants de cette ville de Grenade. Elle a fait profession pour le chœur.

Je, Marie de la Mère de Dieu, fais ma profession et promets obéissance, chasteté et pauvreté à Dieu Notre-Seigneur et à la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel et au Révérendissime Père Fr. Jean-Baptiste Cafardo, Prieur Général de l’Ordre de Notre-Dame du Carmel et à ses successeurs, selon la Règle primitive du dit Ordre, qui est sans mitigation, jusqu’à la mort.

MARIE DE LA MÈRE DE DIEU. FR. AUGUSTIN DES ROIS, Vicaire Provincial. BÉATRIX DE SAINT-MICHEL, Prieure. ANNE DE L’INCARNATION, Sous-Prieure. MARIANNE DE JÉsus, Clavière.

JÉSUS-MARIE

Frère Jean de la Croix, premier Définiteur de la Congrégation des Carmes Déchaussés et Président de la Consulte

XVIII

Faculté pour la Mère Prieure de Barcelone de recevoir trois Novices.

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de ladite Congrégation en l’absence de notre Très Révérend Père Vicaire Général, etc. D’après la décision prise en notre Consulte, je donne permission par la teneur de la présente à la Mère Prieure et aux religieuses Carmélites Déchaussées de notre couvent de la ville de Barcelone de recevoir à notre habit et religion trois novices, en observant dans leur réception la forme et l’ordre marqué par leurs lois pour la réception des novices.

En foi de quoi j’ai donné cette lettre, signée de mon nom et scellée du sceau de notre Consulte, en notre couvent de Ségovie, ce mois d’octobre de l’année 1588.

FRÈRE JEAN DE LA CROIX, 1er Définiteur. FRÈRE GRÉGOIRE DE SAINT-ANGE, Secrét.

XIX

Confirmation de la Mère Marie des Martyrs comme Prieure du monastère de Valence.

Cette confirmation fut donnée par saint Jean de la Croix en qualité de président de la Consulte durant une absence du P. Nicolas Doria. L’autographe, malheureusement incomplet, se garde au monastère de Valence. Il porte la signature du Saint.

… Nous vous donnons par les présentes le soin et l’administration du dit monastère et de nos religieuses qui le composent. De plus, nous commandons en vertu de l’Esprit-Saint, de la sainte Obéissance et sous précepte, à toutes les religieuses du dit monastère de vous obéir en qualité de Prieure. En foi de quoi j’ai donné la présente, signée de mon nom et de celui du Secrétaire de la Congrégation, et scellée du sceau de notre Consulte. En notre couvent de Ségovie, le 4 novembre de l’année 1588.

FR. JEAN DE LA CROIX, 1 er Définiteur. FR. GRÉGOIRE DE SAINT-ANGE, Secrét.

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XX

Reçu de quelques objets de sacristie pour le couvent de Ségovie.

Frère Jean de la Croix, prieur du couvent de Notre-Dame du Mont-Carmel de la ville de Ségovie, j’atteste avoir reçu du Seigneur François de Castro des ornements et autres objets pour la chapelle principale, de la part de Madame Doña Anne de Peñalosa, ainsi qu’il est marqué dans le mémoire ci-joint. Et parce que c’est la vérité, je l’ai signé, le 14 novembre 1588.

FRÈRE JEAN DE LA CROIX.

Prière à la très Sainte Vierge

Le P. Gérard donne, comme étant de l’écriture de saint Jean de la Croix, cette prière qui se trouve au Livre des professions du Carmel de Beas. Le P. Silverio croit au contraire y reconnaître l’écriture d’une religieuse. Quoi qu’il en soit, nous croyons devoir donner le texte de cette prière.

JÉSUS, MARIE, JOSEPH.

Très sainte Marie, Vierge des vierges, Sanctuaire de la très sainte Trinité, Miroir des Anges, refuge des pécheurs, ayez compassion de nos peines, recevez avec clémence nos soupirs et apaisez la colère de votre très saint Fils.

Appendice VI Données biographiques sur le P. Diego de Jésus (Salablanca)

Le P. Diego de Jésus naquit à Grenade en 1570. Son père se nommait D. Francisco de Salablanca ; il était Contadór mayor du roi Philippe II. Sa mère s’appelait Doña Isabelle Galindo de Balboa. Il reçut l’habit du Carmel en 1586, c’est-à-dire cinq ans avant la mort de saint Jean de la Croix. Il se distingua par un savoir exceptionnel et une grande éloquence ; il exerça la supériorité en plusieurs monastères et fut deux fois Définiteur général. Ses hautes vertus, sa tendre dévotion envers l’Eucharistie et la très sainte Vierge ne le rendirent pas moins remarquable que son savoir.

C’est à lui que fut confiée la première édition des Œuvres du Docteur mystique (1618). À regret et par ordre de ses Supérieurs — ainsi qu’il l’attesta dans un écrit trouvé après sa mort et que le P. André de l’Incarnation affirme avoir vu, — il fit au texte du Saint des modifications qui se comptent par centaines, y compris des suppressions et des interpolations graves, qui, nous dit le P. Gérard, tendaient soit à éliminer tout ce qui aurait pu être. interprété en faveur de l’Illuminisme alors régnant en Espagne, soit à faire paraître Jean de la Croix de tout point partisan des opinions de l’école thomiste. Contre son gré aussi, on peut le croire, il déclara dans l’Introduction à ses Apuntamientos y Advertencias, destinés à être imprimés en tête de l’Édition princeps, « qu’il a recherché avec soin les originaux du Saint, que le texte publié par lui leur est conforme et par conséquent est le véritable et le légitime ». Ceci était inexact, et du reste démenti par l’écrit qu’il laissa en mourant. C’est chose avérée qu’aucun éditeur, pas plus Diego de Jésus que Jérôme

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de Saint-Joseph, qui s’exprima de même en tête de la troisième Édition (1630), n’eut entre les mains les originaux des écrits de saint Jean de la Croix. Ceux-ci avaient déjà disparu quand le Saint quitta la terre en 1591, vraisemblablement par son expresse volonté. Dans ses Apuntamientos y Advertencias le P. Diego maintint naturellement toutes les mutilations et interpolations de son Édition princeps.

Le P. Diego de Salablanca mourut à Tolède, le 3 septembre 1621, à l’âge de cinquante ans.

APPENDICE VI Explications et remarques en trois discours pour faciliter l’intelligence des locutions mystiques et spécialement pour éclaircir la doctrine du Bienheureux Jean de la Croix par le P. Diego de Jésus (Salablanca).

DISCOURS PREMIER CHAQUE ART, CHAQUE FACULTÉ, CHAQUE SCIENCE A SES DÉNOMINATIONS SPÉCIALES, SES TERMES ET SES EXPRESSIONS.

La chose est si claire qu’elle n’a point besoin de preuve et de confirmation. En effet, tout art, toute science ou faculté, par le nom même de faculté, affirme son droit à donner des noms, à inventer des formules et des expressions destinées à exposer et faire comprendre les vérités qu’elle professe, tellement que c’est parfois propriété que d’user de termes impropres et de barbarismes, que c’est exceller en rhétorique — spécialement si le sujet est de grande importance et qu’il est très nécessaire de le faire entendre — que de dédaigner la propriété littérale des termes, leur élégance ou leur défaut d’élégance, en vue de l’intelligence foncière du sujet.

C’est ce qu’ont divinement expliqué saint Augustin et saint Grégoire. Le premier, dans son Traité sur saint Jean, à propos de cette parole de l’Évangile : Qui non exsanguinibus (Joan., 1, 13), nous dit ceci : Dicamus ergo, non timeamus ferulos gramma-ticorum dum tamen ad veritatem solidam et certiorem sensum pervianus. Reprendit qui intelligit, ingratus quia intellexit. Ce qui revient à dire : Qu’on ne s’attache pas démesurément aux règles de la rhétorique et de l’élégance, car les mots et les termes sont destinés à exposer la vérité et à la faire entendre. Si donc des termes en apparence impropres et barbares atteignent plus parfaitement ce but, il est bon de s’en servir. Si celui qui, par

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leur moyen a compris la vérité, reprend celui qui la lui a fait comprendre, c’est un ingrat.

Saint Grégoire parla de même dans son Épître à Léandre. D’où vient que ce que le logicien appelle espèce, le jurisconsulte le nomme genre, et ce que celui-là nomme individu, celui-ci l’appelle espèce.

Il n’y a pas, en philosophie naturelle, de principe plus assuré que de dire que le tout est plus que la partie. Et cependant, en matière de lois et de gouvernements, Platon a divinement donné la raison pour laquelle la république des Grecs avait beaucoup perdu de son lustre et se trouvait presque ruinée, lorsqu’il a dit : Quia illud rectissime dictum ab Hesíodo ignorarunt, dimidium non numquam plus esse quam totum : dimidium enim moderate se habet. C’est-à-dire : En matière de gouvernement, la moitié est plus que le tout. En effet, ce terme de moitié indique la modération, la mesure, et il ne convient pas qu’un supérieur exerce la totalité de son pouvoir.

Le philosophe moral, en entendant le terme d’excès, dira que c’est chose extrême et déplacée, qui sort du juste milieu requis pour la vertu, et par conséquent est vicieuse et répréhensible. Cependant on trouve à chaque page des saintes Écritures le terme d’excès appliqué à des choses parfaites et divines. Pour ne citer que celles-là, saint Paul dit aux Éphésiens : Propter nimiam charitatem qua dilexit nos Deus 1. David, des justes : Beatus vir qui timet Dominum : in mandatis e jus volet nimis 2. Et le prophète Amos : f uravit Dominus in superbiam _Jacob (id ut) propter seipsum, quia est bona superbia Jacob S. Cajetan traduit de l’hébreu le premier verset du Psaume xcii : Dominus regnavit, superbia indutus est 4. C’est fréquemment que David, dans les Psaumes, applique à Dieu le terme de fureur. Saint Denis fait de même pour les substances spirituelles : Furibundum significat eorum intellectualem fortitudinem, cujus novissima

1 A cause de la trop grande charité dont Dieu nous a aimés. (Ephes., ii, 4.)

2 Bienheureux l’homme qui craint le Seigneur : il aime à l’excès ses commandements. (Ps., III, 1.)

3 Le Seigneur, dans sa superbe s’adressant à Jacob, a juré par lui-même, car la superbe est bonne à l’égard de Jacob. (Amos., viii, 7.)

4 Le Seigneur a régné, il s’est revêtu de superbe.

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(id est perfectissima) postquam non est alla ntelior furor est imago 1, remarque un commentateur. Nous en dirons tout au long le motif un peu plus loin.

De même, la théologie scolastique n’admet de tache que là où il y a faute. Mais, en théologie mystique, on appelle tache tout contact ou représentation d’objet sensible qui empêche la complète illumination divine ; et quand il s’agit des anges inférieurs, on parle de purgation lorsqu’ils sont illuminés des anges supérieurs. Nous y reviendrons plus loin.

L’anéantissement, diront le philosophe et le théologien scolastique, est l’abandon total d’un être, de façon qu’il ne reste de lui ni existence, ni forme, ni matière, sujet pourtant qui, dans les générations et les corruptions, persévère toujours. Mais le mystique dira que l’anéantissement de l’âme, c’est un saint oubli et abandon de soi qui empêche soit par souvenir, soit par affection, soit par pensée, de s’occuper de soi ou d’une créature quelconque, et cela en vue de pouvoir se transformer totalement en Dieu.

§ I.

Cette faculté d’user de termes hors de l’usage commun, la théologie mystique en jouit plus largement encore que les autres sciences, parce qu’elle traite de choses très hautes, très saintes et très sacrées, qui reposent sur l’expérience plutôt que sur la spéculation, sur le goût et la saveur plus que sur la science, et tout cela expérimenté dans le sublime état d’union surnaturelle et amoureuse avec Dieu.

Ici, les termes dont se sert la spéculation se trouvent manifestement trop bornés, et en ces matières si élevées au-dessus de la matière, la spéculation rend forcément les armes, à l’expérience.

C’est ce qu’a divinement exprimé saint Bernard, lorsqu’après avoir traité des divers degrés de perfection qui conduisent l’âme à l’union divine et à la jouissance de Dieu, telle qu’elle peut exister en cette vie, il s’écrie :

1 La fureur est la meilleure image de leur force intellectuelle, puisqu’il ne s’en trouve pas d’autre meilleure

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« Quelqu’un me demandera peut-être ce que c’est que de jouir du Verbe. Je lui répondrai de s’adresser à ceux qui en ont fait l’expérience. Et quand cette expérience m’aurait été accordée à moi-même, pense-t-il que je pourrais exprimer ce qui est ineffable ? Écoutez celui qui le savait d’expérience : Si nous sortons hors de nous-mêmes, c’est pour Dieu ; si nous nous tenons dans les bornes d’une sage réserve, c’est pour vous. C’est-à-dire : Autre chose quand je n’ai que Dieu pour juge, autre chose quand je suis avec vous. II m’est permis d’éprouver ce qu’il ne m’est pas permis de rapporter. 0 vous qui êtes curieux de savoir ce que c’est que de jouir du Verbe ! Préparez-lui non votre oreille, mais votre esprit. Ce n’est pas la langue qui enseigne cette science, mais la grâce. Elle reste cachée aux sages et aux prudents, mais on la révèle aux petits. C’est une grande vertu, mes frères, une grande, une sublime vertu que l’humilité. Elle mérite ce qui ne s’enseigne point, elle est digne d’obtenir ce qui ne s’apprend point, digne, dis-je, de concevoir du Verbe et, par le Verbe, ce qu’elle est impuissante à rendre par des paroles. Pourquoi cela ? Parce qu’une pareille faveur ne se mérite point : elle est l’effet du bon plaisir du Père du Verbe, Époux de l’âme, Jésus-Christ Notre-Seigneur 1. »

Saint Bonaventure, après avoir longuement commenté le passage de saint Denis, où il dit qu’il faut abandonner les choses visibles et invisibles, et par conséquent se laisser soi-même et laisser toutes choses, par une extase incommensurable et toute pure de l’esprit vers le rayon suressentiel des divines ténèbres, en quittant tout et en s’élevant en haut, libre de tout », continue ainsi :

« Si vous me demandez comment cela se peut faire, je vous

1 Pergat quis forsitan quarcre a me quid sit Verbo frui ? Respondeo : Qucerat potius expertum, a quo id qucerat. Aut se id mthi experiri darctur, putas nec posse eloqui quod ineffabile est ? Audi expertum : Sive mente excedirnus, Deo ; sire sobrii sumus, robis. Hoc est : aliud mihi crin Deo solo Arbitrio, aliud «obis-cum. Mihi ilhed licuit experire, sed minime eloqui. O quisquis curiosees es scire quid est hoc Verbo fruí, para 1lli non aurem, sed mentem ; non docet hoc lingua, sed docet gratia • absconditur a snpientibus et prudenttbus, et revelatur parvulis. Magna, iratres, mazna et sublimis — 'irtus hurnilitas, quce promeretur quod non valet addisci, digna de Verbo et a Verbo concipere quod suis ipsa ; cerbis explicare non potest. Cur ¡inc ? Non quia sit meritnin, sed quia sit placitum corarn Patre

Verbi, Sponsi anime Jesu Christi Domini nostrf. (Serin., á suis. Cant.)

répondrai : Interrogez la grâce, non le savoir ; le désir, non l’entendement ; le gémissement, non la Iecture ; l’Époux, non le docteur ; Dieu, non pas l’homme ; les ténèbres, non la clarté ; le feu embrasé, non la lumière ; le feu, dis-je, qui fait passer en Dieu par des onctions ineffables et des affections brûlantes. Un tel feu, celui-là seulement le perçoit, qui s’écrie : Mon âme a choisi le gibet et mes os ont élu la mort. (Job., vu, 15.) Celui qui chérit une telle mort peut voir Dieu, car cette parole est infaillible : L’homme ne peut me voir sans mourir. (Exod., xxxiii, vers. 20.) Mourons donc, et entrons dans les ténèbres. Imposons silence aux sollicitudes, aux concupiscences, aux fantômes. »

En cette matière très haute et très spirituelle, oil la Parole substantielle du Père opère des merveilles que la langue est impuissante à exprimer, comment poser une mesure ? Comment mettre des limites et de l’ordre dans les termes ? Comment ne pas dépasser les règles ordinaires du langage ?

Dès lors que le mystique est certain que la substance de ce qu’il exprime est conforme à la vérité, il lui est permis, pour donner une idée de la sublimité et de l’incompréhensibilité du sujet qu’il traite, de se servir de termes imparfaits ou plus que parfaits, appropriés ou contraires, ainsi que nous en avons des exemples dans les Pères mystiques, et spécialement dans saint Denis l’Aréopagite. Ne donnons qu’un seul exemple, qui résumera tous ceux que nous pourrions apporter.

Parlant du repos des substances angéliques — qu’eût-il fait s’il eût traité de la Substance divine ? — il dit que leur repos est un repos cruel et furieux : immanem requiem. Et cependant, qu’y a-t-il de plus opposé au repos que la cruauté et la fureur ?

A le bien prendre néanmoins, il use en cela d’une prudence toute divine, car d’un côté, par le terme de repos, il retranche ce qu’il y a d’imparfait dans la fureur, et de l’autre, par celui de cruel et de furieux, il exprime la perfection et l’excellence du repos dont il s’agit. En effet, celui qui entend le terme de repos, sans rien de plus, se représente une certaine oisiveté, languissante, froide, sans énergie ; en un mot, un état de peu de valeur et de perfection. Mais quant au terme de repos on joint l’épithète de cruel et de furieux, l’imperfection de la

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cruauté et de la fureur une fois corrigée par le ternie de repos, on donne à entendre la force, la perfection, l’intensité, et, pour ainsi parler, l’insupportable et l’incompréhensible excellence du repos des substances angéliques, et toute la distance qui le sépare de nos états bornés et imparfaits.

§ I I.

Saint Denis, en ce même chapitre II de la Hiérarchie céleste, a jugé que, lorsqu’il s’agit des choses sublimes et divines, les termes entièrement contraires nous en disaient davantage que les termes conformes et en apparence proportionnés au sujet.

« Si dans les choses divines, dit-il, les négations sont véritables, les affirmations sont au contraire impropres. De là vient que l’obscurité des mystères est mieux manifestée par des termes impropres que par des termes propres. Aussi je ne crois pas — c’est saint Denis qui parle — que nul, s’il est sage, puisse contredire cette vérité : que notre esprit reçoit plus de lumière des dissemblances que des similitudes. »

De son côté, Hugues de Saint-Victor dit fort bien à ce sujet :

« Non seulement les figures contraires montrent que les choses divines surpassent celles de ce monde, mais encore elles ont cela de propre et de supérieur aux figures proportionnées, qu’elles éloignent notre esprit des objets matériels et corporels, et ne lui permettent pas de. s’y reposer. »

Ce qui revient à dire : comme les créatures, si parfaites soient-elles, sont à une distance infinie de Dieu, qui les surpasse sans proportion, la connaissance de Dieu qui, en niant de Dieu ce que sont les créatures, nous dit ce qu’il n’est pas, est plus parfaite que celle qui affirme ses perfections, et prétend nous faire comprendre par une perfection si bornée ce que Dieu est. Or, pour cette connaissance négative, la dissemblance des termes est plus utile, parce que la dissemblance nie, tandis que la ressemblance affirme. Il vaut donc mieux, pour arriver à la connaissance de Dieu en cette vie qui est obscure, nous servir de termes contraires. Per dissimiles f ormationes mani jestatio.

Les images totalement matérielles, comme celles de l’aigle, du bœuf, du lion, nous conduisent à concevoir la légèreté, la

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patience, la force et la dignité des substances immatérielles, car l’on voit assez combien ces figures sont éloignées de Dieu et de ses anges, mais elles nous donnent l’idée des qualités immatérielles et, divines, auxquelles nous ne saurions atteindre. Plus la figure que nous prenons comme point de comparaison est opposée à ce qu’elle représente, plus elle nous force à monter plus haut, et plus elle nous apprend à mépriser ce qui est matériel et sensible, pour nous attacher à ce qui est excellent, spirituel et intellectuel.

C’est pour cela aussi que les termes, non seulement imparfaits, mais vicieux à l’excès, comme ceux de fureur et de superbe, nous disent bien plus que des termes exprimant la perfection, parce qu’il est visible que le sens borné et mauvais qui leur est propre lorsqu’ils nous sont appliqués, ne saurait en aucune façon convenir à Dieu. Ainsi, se servir de ternies qui expriment l’excès et ce qui est hors de l’ordre et de la raison, c’est confesser que le Bien auquel nous les appliquons est le Bien pur, le Bien qui dépasse tout ordre et toute raison naturelle ; c’est reconnaître que tout ce que notre raison peut atteindre, tout ce qui dans les créatures signifie perfection et excellence est impropre et dit trop peu. Appliqués au souverain, Bien, ces ternies vicieux perdent leur signification mauvaise et ne gardent que ce qui implique grandeur et excellence.

Ainsi les mystiques qui, pour exprimer hautement ce qu’est Dieu, quelle est l’immensité de son amour, quelles sont les caresses qu’il fait aux âmes — non à toutes les âmes, mais à celles qui ont atteint l’état de perfection et d’union le plus haut qui se puisse atteindre en cette vie, — se servent de ternies contraires et disproportionnés, ne méritent de ce fait aucune censure. Ils doivent au contraire être loués, s’il conste par ailleurs de l’exactitude des choses que ces termes sont appelés à figurer.

§ III.

Ce que nous avons dit des termes imparfaits, contraires et disproportionnés, disons-le aussi des termes plus que parfaits ; car dès lors qu’il s’agit de ce qui est ineffable, user de tous les

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termes, se servir de toutes les locutions, c’est montrer excellemment qu’il n’y en a aucune qui manifeste pleinement et comme il le faudrait l’ineffabilité de l’Être infini et notre propre impuissance.

Saint Jérôme, traitant au chapitre xi d’Isaïe des différents genres dont se servent, en parlant du Saint-Esprit, Ies trois principales langues du monde, la langue latine, la langue grecque et la langue hébraïque, dit que cette dernière se sert du genre féminin. Hebrei appellari genere famenino asserunt (hic de hac re apud illos ulla dubitatio est) Spiritum sanctum lingua sua. Et il apporte les paroles du Psaume 102 : Sicut oculi ancillce in manibus domince suce. In quo loco animam interpretantur ancillam, et dominam Spiritum sanctum. Le grec use du genre neutre, et le latin du genre masculin. « Que personne, dit ce Saint, ne s’étonne de cette différence. Deus enim in tribus prin-cipalibus linguis, quibus titulus dominicce Crucis scriptus est, passim tribus generibus appellatur, ut sciamus nullius esse generis. »

Quant à saint Grégoire, il a dit divinement au Livre XX I I I des Morales, ch. xi, en expliquant ces mots : Semel loquitur Deus : Liquet omnibus quia Deo nec prceteritum tempus congruit, nec futurum. Tanto ergo in eo quodlibet tempus ponitur liberè, quanto nullum verè. Cette même diversité, qui fait user tantôt d’un genre, tantôt d’un autre, montre que Dieu est supérieur à tous les genres et que, pour montrer qu’il est parfait en force et en valeur, le latin se sert, à l’égard du Saint-Esprit, du genre masculin, pour montrer qu’il est parfait en compassion, en douceur, qu’il nous protège et nous caresse comme une mère, l’hébreu lui donne un nom féminin, et pour montrer qu’il n’est pas seulement parfait, mais la perfection même, le grec lui donne un nom neutre.

De même la théologie mystique déclare parfaitement la perfection de Dieu et son ineffabilité, en parlant quelquefois — pour le dire ainsi — d’une manière raisonnable, usant de termes ordonnés et parfaits ; tantôt, incapable de s’en contenter, tombant en un saint excès et emportée par une sorte de folie — l’excedimus de saint Paul, ou l’insanimus que porte la version syriaque, — se servant des termes vicieux dont nous avons parlé : la superbe, l’ivresse, la fureur, ou bien de ternies plus que parfaits, comme saint Denis au début de sa Théologie mystique, quand il dit : Trinitas superessentialis et superdea et superbona !

“En vérité, il ne saurait y avoir d’exagération plus grande et d’aveu plus complet de l’impuissance de nos termes, si théologiques soient-ils, que de dire en parlant de Dieu à Dieu :

Trinité surdivine !

C’est donc à cause de l’ineffabilité même des choses divines, que les théologiens mystiques usent, dans leurs écrits, de locutions qu’ils détournent de leur sens propre, afin d’exprimer des choses trop élevées pour que nos termes puissent les atteindre. C’est d’après ces données que nous devons juger des locutions dont ils se servent. Si quelques-unes vont au-delà de ce qu’ils prétendent démontrer, il faut les prendre avec le tempérament dont la matière est susceptible, et penser que si on les a employées, c’est que tout autre terme inférieur n’en disait pas assez pour exprimer l’excellence et la grandeur du sujet, lesquelles méritaient une exagération et un terme inaccoutumés.

C’est ainsi que saint Bernard, parlant de la ressemblance avec Dieu que l’âme atteint dans l’union parfaite, l’appelle : in tantum proprie propria, ut non jam similitudo, sed unitas spiritus nominetur 1. C’est-à-dire, une ressemblance tellement parfaite, qu’elle ne doit plus s’appeler ressemblance, mais unité d’esprit. Il est vrai qu’entre les divines Personnes, il ne peut y avoir union, mais unité, et qu’entre l’âme et Dieu il peut y avoir union, mais non unité, et cependant union telle que le Christ Notre-Seigneur a pu dire : Oro, Pater, ut sint unum, sicut ego et tu unum sumus.

Comme ce sera jeter beaucoup de lumière sur tout ce Discours, comme aussi sur les matières mystiques en général et sur les traités de notre bienheureux Père en particulier, nous marquerons ici quelques expressions et phrases hors du commun dont usent les mystiques. Nous les appuierons de l’autorité des Saints, avec le plus de brièveté qu’il nous sera possible.

1 De Vita solitaria.

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PHRASE 1 re.

En termes mystiques on nomme souillure, ayant besoin de purification, tout ce qui, imparfait et sensible de sa nature, sépare la volonté du commerce spirituel et intellectuel avec Dieu, même par un premier mouvement involontaire.

L’abbé Gilbert traite admirablement ce sujet quand, relevant l’excellence de la nuit de la contemplation et le malheur du jour que l’Écriture appelle le jour de l’homme, il dit :

« Malheur à moi, que ce jour maudit environne si malheureusement de ses feux 1 Comme il entraîne après lui mes affections ! De tous côtés surgissent des objets et des images qui troublent ou souillent mon esprit. Il les rejette, c’est vrai, avec une sainte et ferme détermination, et cependant il se sent souillé par le simple contact de ces pensées qui sont venues l’assaillir. Imposées par la violence, ces représentations ne constituent aucune faute, et cependant elles portent atteinte à cette pureté de l’esprit si ardemment convoitée. »

Saint Bonaventure emploie des expressions plus énergiques encore lorsque, commentant ces paroles de l’Épouse des Cantiques : J’ai lavé mes pieds, comment les salirai-je ? il dit :

« Comment les salirai-je de nouveau, en cheminant au milieu des ombres des objets créés, au milieu des images des choses sensibles, alors que, dans l’exercice surintellectuel, les opérations intellectuelles elles-mêmes — c’est-à-dire le discours guidé par la raison et l’industrie humaine — sont réputées des souillures et des obstacles ? »

Saint Thomas parle de même :

« Les opérations intellectuelles et les opérations sensitives, dit-il, se font mutuellement obstacle ; d’abord parce que les unes et les autres requièrent l’intention de la volonté, qui se trouve ainsi divisée, ensuite parce que, l’intellect se mêlant aux opérations sensitives, l’entendement reçoit quelque chose des fantômes de l’imagination, en sorte que la pureté de l’intellect se trouve en quelque manière souillée. »


PHRASE 2e.

La seconde phrase dont il convient de faire mention ici est très couramment employée par les mystiques. Au plus haut point de la contemplation, disent-ils, dans la communication et l’union infuse avec Dieu, les puissances sont suspendues en admiration et privées d’action — expression au reste dont se servent également les scolastiques, et même les philosophes, ainsi que nous le dirons à la Phrase IVe.

Ils entendent simplement par là que les puissances n’opèrent pas d’elles-mêmes, parce que ce qu’elles reçoivent est totalement infus. Le concours donné par l’entendement ne consiste qu’à demeurer dans une admiration simple, prolongée, suspendue, et à se laisser secrètement consumer et anéantir. En cet état, l’âme n’a de sentiment, d’amour, de désir et de jouissance qu’en Dieu seul, et cela dans une paix et un goût si élevés qu’elle semble ne pas agir, cette affection amoureuse et simple la pénétrant et la nourrissant de telle sorte, qu’elle paraît affecter l’essence de l’âme plutôt que ses puissances. Ce qui a lieu partie à cause de la grandeur et de la profondeur intime et radicale du sentiment d’amour, partie à cause de sa simplicité et de sa suavité, de façon qu’on dirait moins un mouvement et une opération, qu’un repos et une quiétude, et moins un acte qu’un habitus. L’âme, en effet, est alors dans une disposition habituelle d’amoureuse inclination vers Dieu, et c’est cette inclination habituelle, intense, simple et suave vers Dieu qui fait qu’une action pourtant réelle ne nous semble pas telle, mais nous apparaît comme quelque chose de substantiel et comme une transformation de notre être.

La première raison de ceci est que l’action implique un mouvement, et que ces actes spirituels étant instantanés, l’âme ne se sent point mouvoir et, au contraire, éprouve dans ce sentiment divin je ne sais quelle consistance prolongée, je ne sais quelle immutabilité, qui lui donne l’impression d’une absence d’opération.

La seconde raison est que, dans les opérations ordinaires de l’âme, il y a discours, c’est-à-dire déduction d’une vérité d’une

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autre vérité, approfondissement laborieux et pénible, acheminement par le moyen de ces actes vers un objet assigné par

l’intention, le besoin ou le désir. L’âme se sent alors mouvoir et avancer vers un bien et un but qu’elle prévoit et se propose. Ici, au contraire, tout cela fait défaut, puisqu’il n’y a pas de discours, ni rien qui montre à l’âme que ce qu’elle voit et obtient provienne de son travail, de son effort et de son industrie. Ici, tout est infus et suavement communiqué. Au milieu de ce repos, de ce calme, de cette tranquillité, c’est Dieu qui donne, et l’âme, ayant là tout ce qu’elle peut désirer, s’arrête et se fixe d’une manière très pénétrante, très intime et très profonde. Et comme elle est fortement occupée à l’acte principal et direct, il n’y a pas de place pour la réflexion.

Tout cela lui fait croire qu’elle n’agit point, et lui donne à penser qu’elle ne fait que recevoir. Mais, en réalité, elle reçoit le pouvoir d’agir, puisque l’entendement ne peut comprendre ni la volonté aimer sans quelque acte foncier et vital. Or, cet acte émane effectivement de ses puissances ; mais comme c’est un acte infus, surnaturel et véritablement divin, il se produit dans des conditions qui, ainsi que nous les avons décrites, sortent des lois ordinaires de l’opération de l’âme.

C’est pour exprimer la différence qui existe entre cette opération de l’âme, extraordinaire et infuse, et son opération ordinaire et commune, que l’on se sert de cette locution : les puissances sont privées d’action. Ainsi, ce qui dans le langage philosophique et scolastique se nomme agir, s’appelle dans le langage mystique non plus agir, mais être mû, dans le sens où l’entendait saint Paul lorsqu’il disait : Ceux qui sont mûs par l’Esprit de Dieu ceux-là sont enfants de Dieu 1.

De même, les actes émanant de la grâce, bien qu’étant l’œuvre de l’âme en rigueur philosophique, puisque les puissances y prêtent un concours actif, sont dits en langage théologique produits en nous sans nous, avec cette explication : sans nous, en tant qu’opérant librement. Mais en langage mystique, on dit simplement : sans nous, parce que dans cette communication

1 Hi qui Spiritu Dei aguntur, hi sunt Edil Dei. (Rom., vint, 14.)

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surnaturelle et infuse nous sommes tellement portés par Dieu, que les puissances n’opèrent rien comme d’elles-mêmes, qu’elles ne travaillent ni ne discourent, ni n’exercent leur activité comme elles le font en d’autres opérations surnaturelles.

Nous agissons cependant, mais par mode de repos, semblables à celui qui ne se meut plus parce qu’il est arrivé. Nous parlons, mais d’une manière silencieuse ; nous regardons, non comme celui qui considère, mais comme celui qui admire ; nous connaissons, mais plutôt par voie d’adhésion que par voie de perception.

Ce verset du Psaume xxxvi trouve fort bien ici son application : Subditus esto Domino et ora eum 1. L’hébreu porte : Tace Domino et ora eum : garde le silence devant Dieu et prie-le. Ceci semble contradictoire, puisque prier, c’est parler. Mais comme ici le silence implique l’inaction et l’attente en vue de recevoir, il n’est pas oisiveté, mais opération.

« Les oisivetés de la Sagesse sont des affaires 2 », a dit excellemment saint Bernard. Et l’abbé Gilbert dit de son côté : « Dans l’oisiveté les affections s’enflamment. Dans l’oisiveté nous sentons plus vivement les impressions du divin amour. Les soins embarrassent l’âme, le repos la délivre 2. »

Ce point est, ce semble, le plus élevé et le plus difficile de la doctrine de notre bienheureux Père. On reconnaîtra cependant combien il est aisé et fondé en raison, si l’on pèse l’enseignement si savoureux et si sage de notre Maître : laisser l’âme libre et sans soin, parce que cette opération et le don de Dieu dont il s’agit sont si divins, que le soin et l’effort, tant spirituels soient-ils, sont alors nuisibles. En effet, qui dit effort, dit désir d’obtenir ce à quoi l’on vise. L’âme exercerait donc une sorte de propriété, elle regarderait l’œuvre qui s’accomplit comme étant fille de son industrie et de son concours. Chose contraire à ce qui se passe alors et à ce qui est requis de l’âme en cet instant, à savoir le vide parfait et la totale abstraction de soi, c’est-à-dire la résignation parfaite et l’aveu tacite que c’est

1 Sois soumis à Dieu et prie-le. (Ps. xx.vt, 6.)

2 Sapientice otia negotia sont.

3 In ocio et expeditar affectus ; tune sentimus acriorem morsum amoris divint. Animum cura implicar, quies explicat. (Serm., i in Cant.)

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Dieu même qui agit pleinement sur le terrain de la Divinité, bien au-dessus de la région où se déploie le pouvoir de l’homme. C’est ce que disent très bien Richard de Saint-Victor et saint Bonaventure : « Quand l’âme est suspendue et attachée aux biens célestes, elle dépasse les limites de son pouvoir naturel 1. »

Ainsi, retrancher toute activité là où par son industrie naturelle l’âme est plus capable d’entraver que de servir, c’est la disposition la plus parfaite qui puisse être. Plus nous laisserons de côté l’effort et la sollicitude, plus aussi nous recevrons de simple, amoureuse et filiale capacité pour recevoir l’action de Dieu et ne pas entraver son œuvre.

Du reste, si nous laissons de côté le soin et la sollicitude, c’est en tant que propriété et attache, non en tant qu’adhésion et attention, c’est en tant qu’arrêt et application à opérer plutôt qu’à recevoir. Et en effet, dans cette absence de recherche, nous visons à laisser l’âme saintement et divinement avide de recevoir, en disposition amoureuse, reconnaissante et soumise. Nous nous dégageons de tout, afin de faire plus largement place à Dieu et à son inondation sacrée, parce que le divin Élisée ne cessera pas de verser l’huile de la céleste onction, tant que le vide ne fera pas défaut 2. C’est pour élargir ce vide qu’on vise à cette absence de recherche, à cette oisiveté toute sainte, à cette merveilleuse action sans action.

Ceci nous amène à entendre une autre expression mystique, qui revient fort souvent dans les écrits de notre Maître : dans ce sublime état, l’âme ne doit pas concourir activement, mais passivement ; à bien comprendre aussi la distinction qu’il établit entre la Nuit obscure active et la Nuit obscure passive. Remarquons-le encore, dans ces expressions qui impliquent passion

1 Durn in coelestibus tota suspenditur, nativrr possibi ! itatis terminus suspenditur.

2 Élisée dit à la veuve : Que veux-tu que je lasse pour toi ? Dis-moi. qu’as-tu dans ta maison' — Votre servante n’a rien dans sa maison qu’un peu d’huile pour s’en oindre. Élisée reprit : Va. emprunte de tous tes voisins un grand nombre de vases vides. Puis, entre chez toi, et lorsque tu seras avec tes fils dans ta maison, ferme la porte. Verse ensuite dans tous ces vases, et lorsqu’ils seront pleins, tu vendras ce qu’ils contiennent. La femme alla donc, et ferma la porte sur elle et sur ses fils. Ceux-ci lui présentaient les vases, et elle les remplissait. Lorsque les vases furent pleins, elle dit à l’un de ses fils : Apporte-moi encore un vase. 11 répondit : Je n’en ai plus. Et l’huile s’arrêta. (IV Lit ;. Reg., cap. Iv.)

et absence d’action, on ne veut pas dire absolument que l’âme n’agit point et ne consent point librement. On veut dire qu’elle se trouve alors dans ce haut état d’union et de contemplation infuse, qui a lieu en silence, en vacation, en repos, et où toute la perfection consiste à se tenir vide de toute recherche, de toute sollicitude, sans aucun mélange d’activité personnelle, de discours ou d’effort quelconque, à se laisser, dans une sainte oisiveté, gouverner et porter par Dieu.

PHRASE 3e

Une autre expression, qui a beaucoup de rapport avec la précédente et qui est également très reçue chez les écrivains mystiques, est celle-ci : L’union de l’âme avec Dieu est si étroite, que l’esprit humain s’anéantit et cesse d’exister, pour passer en l’Être divin et se transformer entièrement en lui, de sorte que les opérations de l’âme deviennent divines.

Il est visible que ces locutions sont hyperboliques et plus qu’adéquates, et que celui qui s’en sert y a recours parce que tout ce qui peut se dire d’autres unions accidentelles lui paraît trop faible et au-dessous du sujet. Il est également clair que les mystiques n’entendent pas dire que l’être créé — ou la substance de l’âme — disparaît, et que, selon l’entité, cet être créé en arrive à se transformer et à se transsubstantier en l’Être divin, ce qui ne peut venir à la pensée même de gens incultes et grossiers, encore moins d’hommes si éminents.

Que ces expressions soient usitées chez les mystiques, la chose n’est pas douteuse. Nous la rencontrons d’abord sous la plume de saint Bernard qui nous dit, parlant de cette union parfaite :

« Elle est d’autant plus exquise et plus pure qu’il n’y reste plus rien du moi humain, d’autant plus douce et plus suave que tout ce qu’on y ressent est divin. En être là, c’est être déifié. »

Et il ajoute :

« De même qu’une goutte d’eau, jetée dans une grande quantité de vin, disparaît, ce semble, entièrement pour prendre la saveur et la couleur du vin ; de même qu’un morceau de fer embrasé et brûlant perd sa première et propre forme pour prendre la

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complète ressemblance du feu ; de même que l’air inondé de. la lumière du soleil se transforme en clarté lumineuse, tellement qu’il semble moins illuminé que devenu lumière, ainsi faut-il que chez les Saints ce qu’il y a d’humain en vienne, d’une façon entièrement ineffable, à défaillir et à s’écouler en la volonté de Dieu. En effet, comment Dieu serait-il tout en tous, s’il restait encore dans l’homme quelque chose de l’homme ? »

Ce que notre Mère sainte Thérèse dit du mariage spirituel concorde admirablement avec les paroles de saint Bernard :

« On peut comparer, dit-elle, l’union de l’esprit créé et de l’Esprit incréé à l’eau du ciel qui tombe dans une rivière ou une fontaine, et se confond tellement avec elle qu’on ne peut plus ni Ies diviser ni distinguer quelle est l’eau de la rivière et quelle est l’eau du ciel. Ou bien, c’est un petit ruisselet qui se jette dans la mer et qu’il est impossible d’en séparer 1. »

L’Abbé Gilbert, expliquant ces paroles du Cantique : « In lectulo meo per noctes qucesivi quem diligit anima mea. Pendant les nuits j’ai cherché sur ma couche celui que chérit mon âme », distingue trois couches sur lesquelles l’âme repose spirituellement. La première est le lit de l’Épouse ; la seconde est commune à Dieu et à l’Épouse ; la troisième appartient seulement et uniquement à l’Époux, et cependant l’âme y repose aussi, « parce que, dit-il, elle est prise et absorbée en lui par une certaine unité de grâce 2 ».

Le mot unité est à remarquer, comme aussi cette particularité que la troisième couche ne comporte pas, comme la seconde, une union et une communication de propriétés entre l’âme et Dieu, mais qu’elle est totalement le lit de l’Époux, où l’âme n’est plus elle-même, mais lui.

Ceci bien évidemment est une exagération et une manière de parler adoptée par les théologiens mystiques, à cause de la sublimité de la matière. Nous en traiterons longuement au Discours suivant.

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PHRASE 4.

§ I.

Après avoir entendu ses expressions mystiques précédentes, on ne s’étonnera pas d’une autre que notre bienheureux Père emploie fort souvent dans la Nuit obscure et ailleurs. Il nous dit qu’il y a entre Dieu et l’âme des communications intimes et secrètes, qui ont lieu dans la substance même de l’âme, et il les nomme des contacts substantiels de divine union.

Outre ce qui a été dit à propos de l’expression précédente, et qui trouve ici son application, on peut appuyer cette expression mystique de plusieurs manières.

Il arrive parfois que Dieu sanctifie l’âme en dehors des vertus et des dons créés qu’il dépose dans les puissances, indépendamment aussi de la grâce habituelle qui réside dans l’essence de l’âme. C’est ce que les théologiens appellent mission invisible du Saint-Esprit. Dans cette mission invisible, Dieu communique la personne même du Saint-Esprit, conformément à la doctrine communément reçue par les théologiens, et spécialement par saint Thomas, qui nous dit : « Dans le don de la grâce dite gratifiante est compris le don de l’Esprit-Saint, qui vient habiter en l’âme ; de telle sorte que l’Esprit-Saint en personne est donné et envoyé 1. »

La force de l’expression employée est remarquable. Saint Thomas ne se contente pas de dire : L’Esprit-Saint est envoyé, mais il dit : L’Esprit-Saint en personne. Et en effet, le véritable amour ne réclame pas seulement l’union d’affection, mais la présence, et la présence la plus intime, la plus réelle qui soit. Aussi le même Docteur nous dit-il : « Dans l’amour il y a union de l’amant avec l’objet aimé, de façon que l’amour opère une transformation : il fait entrer l’amant en l’objet aimé, et réciproquement, au point qu’il ne reste rien de l’objet aimé qui ne soit uni à l’amant 2. »

1 Château Intérieur, VI12 Demeure, chap. tt.

2 Primus est proprius Sponsce ; secundus Dei et Sponsce ; in tertio Sponsa assumitur et absorbetur in quamdam gratiæ unitate. (Serm. tt, sup. Cant.)

1 In ipso dono gratice gratum facientis Spiritus Sanctus`, habetur, et Inhahitat hominum. Unde ipsemet Spiritus Sanctus datur et mittiturr (I° Pars., q. 43, art. 3.)

2 In amore est unjo amantis ad amantem. Ex hoc enim quod amor transformai, facit amantem intrare in interiore amati et contra, ut nihil amati amants remaneta unitum. (Sent. 3, Dist. 27, Q. 1, art. 1-4.)

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Et encore : “Il y a une double union entre l’amant et l’objet aimé : l’une effective et réelle, qui a lieu quand l’amant est essentiellement présent à l’objet aimé, l’autre qui n’est qu’une union d’affection 1.”

Ce qui revient à dire que d’elle-même la parfaite amitié réclame l’union intime et réelle des amis, l’union de présence dans l’être et la substance même, s’il est possible.

La Charité, qui est l’amitié parfaite, l’amitié toute spirituelle, l’amitié divine, ne se contente pas de l’union de sentiment, elle réclame et appelle l’intime et réelle présence du Bien-Aimé dans l’âme. Que si les éminentes propriétés qui la constituent doivent se trouver dans une amitié, c’est bien dans celle dont il s’agit, puisque cette présence intime, pénétrante et réelle est possible entre Dieu, qui est pur Esprit, et l’âme sa Bien-Aimée. Par suite de cette présence et en vertu de l’intime union qui existe entre les deux essences, on comprend qu’il y ait des touches et des contacts substantiels. Cela est d’autant plus croyable, que. c’est dans l’essence de l’âme que réside la grâce habituelle, et que Dieu touche l’âme lorsqu’il produit sa grâce en elle 2. Et le saint Docteur apporte à l’appui de ce qu’il avance le passage du Psaume cxLIII : Tange montes, avec l’explication de la Glose, qui ajoute : Gratia tua.

La justesse de cette explication apparaît plus clairement encore par les paroles du même Docteur angélique, qui nous assure que cette invisible mission a lieu également quand Dieu place l’âme dans un état de grâce nouveau et plus élevé, parce que l’union et la présence intime vont croissant à mesure que la grâce augmente. Et comme dans cet état de haute et parfaite contemplation, d’union et de singulière ressemblance, l’âme, suivant l’expression du même saint Thomas, “avance et s’établit graduellement dans un état de grâce nouveau”, — et par le fait l’état auquel elle parvient est sublime, — l’union d’amou -

1 Duplex est unio amantis ad amatum : unam quidem secundum rem, puta cum amatum essentialiter adest amanti : alia vero secundum af fectum. (1-2, Q. 28.)

2 Tangit animam, gratiam in eam causando. (De Verilate, Q. 28, ait. 3.)

reuse présence va, croissant, en sorte que les deux essences, la divine et l’humaine, se touchent immédiatement, Dieu produisant la grâce et l’âme la recevant 1. »

§ I I.

Quelqu’un dira peut-être que ces contacts substantiels sont plutôt du domaine de la grâce actuelle, qu’ils regardent spécialement l’illumination de l’entendement et l’embrasement de la volonté, qui n’ont pas lieu dans l’essence de l’âme, mais dans les puissances. Nous n’avons pas de peine à répondre qu’ils affectent à la fois l’essence et les puissances. Les touches substantielles n’excluent pas l’opération des puissances, opération à la vérité très subtile, très suave, très simple, exercée si paisiblement et si secrètement, qu’il semble que les puissances n’agissent pas, en sorte qu’en langage mystique on dit qu’elles sont privées d’action : c’est ce que nous avons démontré déjà.

De fait, comme cette sainte oisiveté et cette opération totalement infuse procèdent de l’amitié du Bien-Aimé, qui est uni à l’essence de l’âme, et qu’alors l’opération a lieu, comme parle saint Thomas, non par mode de mouvement, mais par mode de repos 2, il semble que tout ce que l’on reçoit ici de surnaturel et d’infus tienne plus de l’être que de l’opération, bien qu’en réalité il y ait opération 3.

J’ajouterai ici une merveilleuse sentence de saint Thomas : “La grâce, dit-il, fait principalement deux choses dans l’âme. D’abord elle la perfectionne formellement quant à son être spirituel et l’assimile à Dieu, d’où vient qu’elle est appelée la vie de l’âme. Ensuite elle la perfectionne quant à l’action, parce qu’une opération ne peut être parfaite si elle ne procède d’une puissance parfaite selon l’habitus a.”

1 Etiam secundum prolectum virtutis ouf augmentum gratiœ fit missio invisl-bilis : procipue auteur attenditum quando aliquis proficït in aliquem novum actum ve ! lnovum statum eratiœ.

2 Non per modum motus, sed per modum quictis.

3 On peut voir sur ce point très subtil de la science mystique l’admirable traité de Cécile de la Nativité : De l’Union avec Dieu.

4 Gratia principaliter duo facit in anima. Primo enim per ficit lpsam forma-liter, unde et cita anima dicitur. Secundo per ficit eam ad opus, quia non potest esse operatio perfecta, nisi progrediatur a potentia perfecta per habitum.

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On peut et on doit donc entendre que, dans ces contacts substantiels, l’opération n’est pas absente, et que tout s’y perfectionne simultanément : l’essence et les puissances.

Ce qui confirme encore cette vérité, c’est que, si l’on y prend garde, les termes qui s’emploient proprement quand il s’agit de la substance et de l’être, s’emploient par extension quand il s’agit de l’opération, si elle est très intense et si elle forme la principale occupation de l’état où l’on se trouve. Saint Thomas l’indique admirablement lorsqu’il dit : “Bien que le terme de vie s’applique proprement à l’être, on l’emprunte cependant pour désigner l’opération ; et en ce sens, chacun regarde l’opération à laquelle il s’applique principalement comme sa vie, absolument comme si son être tout entier venait converger là.”

Quoi d’étonnant donc si cette contemplation amoureuse, simple et transformante, qui est en si haut degré la principale opération des âmes qui l’exercent et font converger là leurs puissances et leur vie, si cette contemplation, dis-je, venant se joindre à l’intime et réelle présence de l’Être divin qui communique la grâce et influe sur les puissances, on dise qu’il y a des contacts substantiels et des touches de divine union entre les deux essences, la divine et l’humaine ?

§ III.

On peut donner une autre explication encore de cette locution des mystiques.

Lorsqu’une âme opère presque uniquement par les sens extérieurs, nous la comprenons et la concevons comme répandue au-dehors, au point que saint Basile a pu dire qu’une telle âme est “dissipée à l’extérieur et répandue au-dehors par les sens 1.” Au contraire, lorsqu’une âme opère par les sens intérieurs, nous la concevons comme résidant au-dedans. Quand elle opère par les puissances intellectuelles d’une manière naturelle, nous nous la représentons un peu plus à l’intérieur ; si elle opère

1 Extrinstens dissipata et exterius per sensus diffusa.

spirituellement, plus à l’intérieur encore. Enfin, si l’opération spirituelle est entièrement surnaturelle et infuse, indépendante des sens, qui ne stimulent ni ne déterminent — et selon moi n’accompagnent point — l’opération de l’âme, si elle est entièrement dégagée du discours et de l’industrie humaine, alors nous concevons cette opération comme se passant totalement au dedans, totalement au fond de l’âme et dans la partie la plus secrète d’elle-même.

En conséquence, tout ce qui se passe ici est en dehors de l’état naturel des puissances, en dehors même du surnaturel ordinaire. Tout se passe en profond silence, en calme et en repos parfait, et plutôt par voie de vacation que par voie de mouvement et d’action. Aristote lui-même donne à la contemplation le nom de vacation. Rien d’étonnant donc qu’on nous parle d’une touche au plus intime et au plus secret de l’homme, et, en ce sens, dans l’essence et la substance de l’âme : surtout étant donné que Dieu est véritablement et réellement présent en elle, en qualité d’ami, et que lui-même y produit ces flammes et ces illustrations qui font croître encore son amoureuse présence et l’invisible mission du Saint-Esprit. Dieu, il est vrai, est toujours là ; mais sa présence devient plus aimante à mesure que la grâce augmente, surtout lorsqu’elle atteint un degré aussi élevé, et que tout cela se passe en des âmes si spirituelles et si parfaites.

Ceci se comprend mieux encore lorsqu’on tient compte de ce fait : l’âme alors conçoit Dieu comme un Objet surexcellent et immense, infiniment distant de tout ce qu’elle peut atteindre par son opération propre, si surnaturelle qu’on la suppose ; elle confesse et révère la grandeur et l’infinité de Dieu ; elle se confond dans cette vue ; elle entre dans une suspension de ses puissances et de leurs opérations, même spirituelles ; elle abandonne toute connaissance et perd même le sentiment d’elle-même, tant elle reconnaît la supériorité de Dieu au-dessus de tout ; enfin, elle n’ose même pas arrêter sa pensée sur Dieu, tant le concept qu’elle s’en forme est sublime.

C’est la parole de saint Étienne aux Actes des Apôtres. Rapportant la vision que Moïse eut de Dieu dans le buisson :

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Moïse, tout tremblant, dit-il, n’osait pas regarder'. Et saint Denis, dans sa Théologie Mystique, appelle cette contemplation « l’éblouissante obscurité d’un silence qui enseigne dans le secret et inonde les intelligences privées de la vue 2 ».

L’obscurité, le silence, les intelligences privées de la vue, tout cela indique la nuit, les ténèbres, la cécité, l’inaction, la défaillance des puissances et, pour ainsi parler, la réduction de l’âme à son essence. Alors vaincue, renfermée en elle-même et mystiquement essentialisée, elle se livre entièrement, en amoureuse union et en tendre affection, à son Dieu intimement et réellement présent, selon sa divine Essence, en l’essence et en la substance de cette âme bien-aimée, non seulement par son immensité, mais à titre d’ami. Telles sont les touches substantielles dont parle notre bienheureux Père.

§ IV.

Pour bien se convaincre que cette doctrine et cette interprétation sont réellement conformes au texte et au sentiment de l’auteur, on peut lire le chapitre xii du Livre II de la Montée du Carmel. Notre Maître y déclare qu’il n’y a aucun état de la vie spirituelle où I'âme soit privée de toute opération, qu’elle a toujours, à tout le moins, une notion générale de Dieu, une attention amoureuse à Dieu, car autrement elle resterait sans aucun exercice, ce qui ne serait plus contemplation, mais oisiveté.

D’autre part, parlant du plus sublime état d’union auquel une âme, généralement parlant, puisse atteindre, il montre, dans la Vive Flamme, Strophe Il I, comment son occupation ne consiste plus qu’à recevoir de Dieu, qui peut seul, sans le concours des sens, agir et mouvoir l’âme dans son fond et opérer en elle. Il déclare que les mouvements de cette âme sont devenus divins.

« Ces mouvements, dit-il, ne doivent pas être attribués seulement à l’âme transformée dans les flammes de l’Esprit-Saint

Tremelactus Moyses, non audebal considerare. (Act., vit, 32.)

2 Superlucidam occulte docentis silentii ealiginem, superimplentem inoculat os

eclus. (Myst. Theol., cap. I.)

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ni à l’Esprit-Saint seulement. Ils sont produits par l’Esprit-Saint et par l’âme réunis, car c’est l’Esprit-Saint qui meut alors cette âme. »

On ne peut, ce semble, parler plus clairement, plus exactement, en termes à la fois plus scolastiques et plus mystiques, ni d’une façon plus haute, en faisant droit tout à la fois à la liberté de l’âme, à la sublimité de l’infusion céleste et à la hauteur du mode par lequel l’âme est mue de Dieu et portée par lui.

Ceci posé, notre bienheureux Père décrit au chapitre xiv du Livre II de la Montée du Carmel, d’une manière très conforme à ce que nous en avons dit, cette touche substantielle de l’Essence de Dieu dans l’âme.

« La Sagesse de Dieu, dit-il, à laquelle l’entendement doit s’unir, n’a ni mode ni manière, elle ne tombe sous aucune délimitation ou intelligence distincte et particulière, et pour que deux extrêmes — la divine Sagesse et l’âme — en viennent à s’unir, il est nécessaire qu’ils se conforment l’un à l’autre par une ressemblance quelconque. Il faut donc que l’âme, elle aussi, soit pure et simple, et, autant que possible, qu’elle ne soit ni bornée ni modifiée par une limite quelconque de forme, d’espèce ou d’image. Puisque Dieu ne tombe point sous cette délimitation, l’âme, pour s’unir à Dieu, ne doit pas non plus tomber sous une forme ou une image distincte. »

Il explique ceci admirablement par le passage des Nombres où Dieu dit de Moïse : Je lui parle bouche à bouche, car il voit le Seigneur à découvert, et non sous des figures 1.

« Par où l’on voit avec évidence — ce sont les propres paroles de notre docteur — que, dans le sublime état d’union d’amour dont nous parlons, Dieu ne se communique pas à l’âme sous le déguisement d’une vision imaginaire, d’une représentation ou d’une figure. C’est bouche à bouche que Dieu et l’âme communiquent ensemble, c’est-à-dire l’Essence divine pure et une — qui est la bouche de Dieu en amour, — à l’essence de l’âme pure et une, qui est la bouche de l’âme en amour de Dieu 2. »

D’où il ressort clairement que ces touches substantielles,

1 Os ad os ei, palam et non per figuras Dominum Odet. (Num., clp.xtl.)

2 Montée du Carme !, L. II, ch. xiv.

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non seulement ne suppriment pas les opérations de l’entendement et de la volonté, mais les requièrent positivement, puisque notre Maître dit expressément : en amour. Mais elles les requièrent très spirituelles, très simples, très abstraites de toute forme, figure, image et connaissance particulière, selon le mode créé ; car là où ces formes et ces figures se trouvent, l’âme se couvre comme d’un voile, elle est, pour le dire ainsi, enveloppée de langes, elle se matérialise. Au contraire, en est-elle dégagée, elle se dénue et se spiritualise d’une façon merveilleuse, elle se recueille en son fond, là où a lieu le contact substantiel de Dieu et de l’âme.

On peut voir la distinction que fait notre bienheureux Père des divers centres de l’âme, à l’Explication de la ire Strophe de .1 a Vive Flamme, où. il traite admirablement cette matière.

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plus des terribles purifications qui y conduisent, et dont notre grand mystique fait le détail dans son Traité de la Nuit Obscure. De même, la connaissance de la pureté et de la netteté requises pour entrer dans le ciel rend très croyable la rigueur des peines du purgatoire, où les âmes se purifient avant d’y être admises.

Enfin, cette perfection une fois envisagée en son degré le plus sublime, on trouvera tout simple que nous ne placions point parmi les moyens d’atteindre cette sphère supérieure certains moyens excellents en eux-mêmes, mais d’un ordre tout différent. À vrai dire, ces moyens y disposent et appartiennent à un degré élevé, mais non aussi sublime que celui dont nous parlons.

§ I.

DISCOURS DEUXIÈME. COMBIEN EST ÉLEVÉE L’UNION QU’UNE ÂME PEUT ATTEINDRE EN CETTE VIE. CE SUJET JETTE UNE GRANDE LUMIÈRE SUR LES OUVRAGES DONT IL S’AGIT.

Pour la parfaite intelligence de la doctrine que renferment ces ouvrages, il sera d’une grande utilité de décrire ici — autant que notre grossièreté, aidée des Écritures et des enseignements des Saints, en sera capable — la perfection à laquelle une âme, généralement parlant, peut arriver en cette vie. Quant aux degrés de charité et d’amour que peut atteindre une âme en particulier, nous n’en dirons rien, parce que leur étendue possible va si loin qu’elle dépasse tout degré déterminé, si élevé qu’il soit.

Montrer la perfection à laquelle une âme peut atteindre, ou pour mieux dire, représenter l’état d’une âme parfaite a de nombreux avantages.

D’abord, l’excellence du terme une fois connue, on ne s’étonne plus des moyens prochains d’union dont parle notre bienheureux Père.

Ensuite, cet état étant celui que les théologiens appellent purgati animi, ou des âmes parfaites, on ne s’étonne pas non

Au discours Premier nous avons dit quelque chose de cet état si élevé, en expliquant les Phrases I le et I I le. Disons maintenant que saint Thomas, dans sa 1 A 2 a q. 71, art. 5, suivant en cela des philosophes de l’antiquité, tels que Macrobe, Tulius et Plotin, distingue les vertus en trois classes : les vertus politiques, les vertus purifiantes et les vertus des âmes parfaitement purifiées.

Laissons de côté les vertus politiques, comme appartenant à un degré très inférieur. Les vertus purifiantes, d’après Macrobe, sont propres à ceux qui fuient les choses humaines, pour s’employer uniquement aux choses divines. Et saint Thomas nous explique qu’il y a des vertus conduisant à la divine ressemblance et des vertus propres à ceux qui y sont parvenus, autant du moins qu’il est possible en cette vie. « Il y a entre elles, dit-il, la même différence qu’entre le mouvement et le terme 1. » Les vertus de ceux qui marchent et avancent sont des vertus purifiantes. Les vertus de ceux qui sont arrivés et se trouvent comme au terme, c’est-à-dire au degré de la charité parfaite, sont des vertus de terme, des vertus de l’âme parfaitement purifiée.

Parlant de ce degré, saint Thomas se demande comment il peut y avoir en cette vie un état fixe, une vertu de terme, un

1 Secundum dirersitatem motus et termini.

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degré qu’on puisse dire de charité parfaite, distingué du degré où l’on avance dans la charité, « puisque, dit-il, la charité peut toujours croître » et que croître et avancer est une seule et même chose 1 ».

Et il répond : « J’avoue que les parfaits croissent en charité, mais cette croissance n’est pas leur soin principal. Leur soin est surtout d’adhérer à Dieu 2 », c’est-à-dire de se tenir, fixement et en stable jouissance, l’entendement et la volonté unis à Dieu et saintement arrêtés en lui par la contemplation parfaite, et cependant se perfectionnant toujours quant à la charité et à l’union.

Telles sont les vertus de terme, ou les vertus de l’âme purifiée. Elles portent avec elles une haute ressemblance avec Dieu. « Dans les vertus exemplaires, attribuées à Dieu, a dit admirablement Plotin, il devient un blasphème de nommer les passions 3. » Si, d’après saint Thomas, « les vertus politiques ramènent les passions à un juste milieu », et cela avec beaucoup d’effort, « les vertus purifiantes les suppriment, et les vertus dites de l’âme purifiée, les oublient 4 ».

En effet, ces vertus entièrement purifiées apportent avec elles un admirable oubli des passions.

« La prudence, dit encore saint Thomas, n’envisage plus que les choses divines ; la tempérance oublie les convoitises terrestres, la force ignore les passions ; la justice s’associe à la pensée divine par une alliance perpétuelle, et va même jusqu’à l’imiter. »

Et il ajoute : « Nous disons que ces vertus sont celles des bienheureux, ou de quelques âmes d’une perfection consommée en cette vie b. »

1 Quantumque aliquis haheat in hoc mundo charitatem perfectam, potest ejus charitas au ; eri, quod est ipsam pro ficere. (1-2, Q. 61, art. 5.)

2 Quoa perfecti etiam in charitate pro ficiunt, sed non est ad hoc principalis eorum cura, sed jam eorum studium circa hoc maxime versatur ut Deo inhcereant.

3 In virtutibus exemplaribus, quce Deo attribuentur, passiones nefas est nominari.

4 Virtutes politicce passiones moulent, id est ad medium reducunt ; purzati animi ohliviscuntur.

5 Ita scililet quod prudentia sola divina intreutur ; temperentia terrenas eupi-dilates nesciat, tortitudo passiones iZnoref, justifies cum divina mente, perpetuo jcedere societur, etiam scilicet imitando. Quas quidem virtutes dicimus esse Beatorum, vel aliquorum in hac vita perfectissimorum.

§ I I.

Comme preuve de ce que nous venons de dire, nous ne pouvons manquer de rapporter ici les divines paroles de saint Denis l’Aréopagite qui, dans une lettre portant cette suscription :, Joanni theologo, apostolo et evangelista, exulanti in Pathmos ínsula, écrivait ceci : Te quidem numquam ita amers sum, ut aliquid pati arbitror; sed corporis mala hoc tantum, quod ea dijudices sentire credo. C’est-à-dire : Je ne suis pas assez insensé pour estimer que dans toutes les peines corporelles que tu endures dans l’île où tu es exilé, tu souffres quelque chose, je suis bien plutôt persuadé que tu ne les ressens qu’autant qu’il est nécessaire pour juger de ce qu’elles sont.

Auparavant il avait dit : Il y a des hommes si spirituels qu’ils peuvent être appelés liberi ab omnibus malis, Dei amore impulsi, qui ab hac vita principium futurce faciunt, cum inter hommes angelorum vitam imitentur in omne animi tranquillitate, et Dei nominis appellatione.

Là ce semble n’arrive pas la douleur, puisque le sentiment de la souffrance n’est précisément que ce qu’il faut pour juger qu’il y a supplice infligé. Admirable abstraction ! Merveilleuse perfection ! Singulière ignorance des passions ! C’est que, selon saint Denis, il y a des hommes tellement spirituels, qu’on peut dire d’eux qu’ils sont affranchis de tout mal, parce que dans la souffrance même ils trouvent la jouissance, mus et emportés qu’ils sont par le divin amour. Dès cette vie ils commencent la vie à venir, vivant entre les hommes comme des anges, en souveraine et parfaite sérénité d’âme, au point de pouvoir être appelés des hommes divins. »

C’est là cette admirable et mystérieuse union — que saint Jean vit dans cette femme singulière qu’il appelle signum magnum — des étoiles qui ne se voient que la nuit et en l’absence du soleil, et du soleil dont la vue nous est dérobée quand les étoiles sont visibles. De telle sorte qu’il y avait autour de cette femme un assemblage du jour et de la nuit, des ténèbres et de la lumière, du ciel et de la terre, de la patrie et de l’exil ; finale -

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ment, l’état des compréhenseurs signifié par le soleil, et l’état de ceux qui marchent dans la foi, figuré par la lune et les étoiles, ces astres qui brillent durant la nuit.

C’est. qu’en effet l’Église militante possède des fils aussi parfaits et des esprits aussi épurés que l’Église triomphante. Nous l’avons vu, l’angélique Docteur réunit les bienheureux du ciel et les âmes consommées ici-bas en perfection.

Elle est telle, la perfection de ces âmes, que saint Ambroise a pu écrire : « L’oubli du péché est tellement enraciné en elles, et leur vie a subi une transformation si complète, qu’elles ignorent les voies de l’erreur : quand elles le voudraient, elles ne pourraient pécher 1. »

C’est presque l’impeccabilité des bienheureux, de la même manière que nous disons de quelqu’un qui a un défaut naturel : il a beau faire, il ne peut pas. Non qu’il ne puisse pas absolument parlant, mais parce que la force de son naturel le domine. Or, le surnaturel l’emportant sur le naturel autant que son nom l’indique, l’âme se trouve surnaturellement tellement naturalisée avec le bien, que saint Ambroise a pu dire que, quand ces personnes le voudraient, elles ne pourraient admettre le péché. C’est-à-dire qu’elles ne peuvent que difficilement pécher, non qu’elles ne soient plus libres de le faire, mais parce que les habitudes vertueuses et surnaturelles ont produit en ces âmes de la constance dans le bien et de la difficulté à se porter au mal.

§ III.

Saint Bernard va beaucoup plus loin dans sa Vita solitaria ad Fratres de Monte Dei 2. « Au-dessus de cette ressemblance avec Dieu, dit-il, il en est une autre tellement parfaite qu’elle ne s’appelle plus ressemblance, mais unité d’esprit. Elle a lieu

1 Inoleverat oblivio peccatorum, et tanta vis consumrnatœ emendationis est, ut rias errons ienoret ; crimen, etiam si relit, non possit admittere. (Octonario 22, Sup. Ps. cxvitt.)

2 I. e P. Diego de jésus, apris avoir donné en latin le texte de S. Bernard, ajoute :, Ces paroles sont tellement sublimes, qu’il me semble préférable de ne pas les traduire. Les doctes les entendront fort hien. Quant, à ceux qui ne lesont pas, il serait difficile de les leur taire entendre. Les œuvres du saint Docteur sont aujourd’hui connues partout en langue vulgaire.

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quand l’homme est devenu un même esprit avec Dieu, non seulement de cette union de volonté qui fait vouloir de même, mais d’une certaine unité qui ôte même le pouvoir de vouloir autre chose. Cette unité d’esprit est ainsi appelée, non seulement parce qu’elle est produite par l’Esprit-Saint ou que l’Esprit-Saint la grave dans l’esprit de l’homme, mais parce qu’elle est l’Esprit-Saint lui-même, le Dieu Charité. Celui qui est l’Amour du Père et du Fils, et l’Unité, et la Suavité, et le Trésor, et le Baiser, et l’Embrassement, et tout ce qui peut être commun à l’un et à l’autre en cette souveraine Vérité et suprême Unité, Celui-là même devient alors, en une certaine manière, à l’égard de l’homme par rapport à Dieu ce que dans l’Unité substantielle il est au Fils par rapport au Père, ou au Père par rapport au Fils. Et ainsi, d’une manière ineffable, et inconcevable, l’homme mérite d’être non pas Dieu, mais divin, en sorte que ce que Dieu est par nature, l’homme le devient par grâce. »

Pour l’intelligence, tant des paroles de saint Bernard que de celles de notre bienheureux Père, je ferai remarquer que les mystiques font une grande différence entre le simple état de grâce et l’amitié avec Dieu, entendue dans le sens de la divine union au degré sublime dont nous parlons. L’état de grâce peut se comparer aux fiançailles, où l’on s’aime, où l’âme est résolue à ne pas s’écarter du bon plaisir de Dieu. Mais cette union qu’on appelle mariage spirituel est non seulement une communication des affections, mais une très intime communication des personnes, bien qu’il y ait en même temps des actes de bienveillance et d’amour.

Dans cette union donc, Dieu communique à l’âme avec un amour extraordinaire son Être divin. Le Père et le Fils lui envoient l’Esprit-Saint, afin qu’en qualité d’Épouse et déjà devenue une même chose avec Dieu, elle participe à tous ses biens divins, de telle sorte que Dieu, son Essence, ses Attributs et ses Personnes soient à elle, comme à une personne qui par amour participe à tous les biens d’une autre. En cette toute divine union l’Esprit-Saint, parce qu’il procède du Père et du Fils, est dit envoyé par eux à l’âme pour faire d’une certaine manière en cette âme ce que, par véritable procession, il est entre le Père et le Fils en

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unité substantielle. Il se rend présent dans l’âme en qualité d’Amour, de Suavité, de Bonté, de Lien et d’Embrassement, afin de la diviniser et de l’unir à lui, en même temps qu’au Père et au Fils qui l’ont envoyé, et qui sont avec lui un seul et même Dieu.

Voilà en substance ce que nous dit saint Bernard. Il appelle avec raison cette union consommée unité d’esprit, puisque l’Esprit-Saint en personne, lui qui est l’amour du Père et du Fils, est envoyé à cette âme pour être son esprit et son bien en cette communication d’amour.

§ IV.

Notre Mère sainte Thérèse a exposé cette union du mariage spirituel à la VIII Demeure, chapitre ii, où elle indique deux différences que se trouvent entre le mariage spirituel et les fiançailles. « Dans les grâces que le Seigneur accorde dans les fiançailles, dit-elle, les sens et les puissances servent en quelque sorte d’intermédiaires. Ce qui se passe dans l’union du mariage spirituel est bien différent et a lieu dans le centre de l’âme — c’est ce que notre bienheureux Père appelle la substance de l’âme. — Notre-Seigneur apparaît dans ce centre par une vision intellectuelle plus délicate encore que celles dont j’ai parlé aux degrés précédents, et de la même façon qu’il apparut à ses Apôtres sans passer par les portes, lorsqu’il leur dit : Pax vobis. La seconde différence, c’est que dans le mariage spirituel la divine Majesté daigne contracter avec l’âme une telle union, qu’à l’exemple de ceux qui sont joints d’une manière indissoluble, il ne veut plus se séparer d’elle. » La Sainte ajoute : « L’on dirait l’eau du ciel, qui tombe dans une rivière ou une fontaine, et se confond tellement avec elle, qu’on ne peut plus ni les diviser ni distinguer quelle est l’eau de la rivière et quelle est l’eau du ciel. Ou bien c’est une grande lumière qui pénètre dans une pièce par deux fenêtres, et quoique divisée au moment où elle y arrive, ne forme plus ensuite qu’une seule lumière. Peut-être est-ce là ce qu’entendait saint Paul lorsqu’il disait : Celui qui s’attache à Dieu devient un même esprit avec lui. »

Tout ceci est de la Sainte, qui explique merveilleusement la perfection de cette union et renforce ce que dit saint Bernard de l’unité de l’esprit, par cette parole de saint Paul : Qui adheret Deo, unus Spiritus est. (I Cor., vi, 17.)

Le même Saint, dans, son traité de Diligendo Deo, traite excellemment le même sujet. « De même, dit-il, qu’une goutte d’eau, jetée dans une grande quantité de vin, disparaît, ce semble, entièrement pour prendre la couleur et la saveur du vin ; de même qu’un morceau de fer embrasé et brûlant perd sa première et propre forme pour prendre la complète ressemblance du feu, de même que l’air inondé de la lumière du soleil se transforme en clarté lumineuse, tellement qu’il semble moins illuminé que devenu lumière, ainsi faut-il que chez les Saints ce qu’il y a d’humain en vienne d’une façon entièrement ineffable, à défaillir et à s’écouler en la volonté de Dieu. En effet, comment Dieu serait-il tout en tous, s’il restait encore dans l’homme quelque chose de l’homme ? »

Bien conforme à ceci la distinction que fait saint Bonaventure dans son opuscule : De septem itineribus ceternitatis, q. 3, comme aussi l’auteur du livre De Spiritu et anima, t. III, et Richard de Saint-Victor dans son Prologue au livre De Trinitate, plus particulièrement encore au livre IV, De Contemplaciones cap. xii. Ces auteurs marquent trois degrés dans la perfection de l’esprit. Ils nomment le premier : Spiritus in spiritu, l’esprit dans l’esprit ; le second : Spiritus supra spiritum, l’esprit au-dessus de l’esprit ; le troisième Spiritus sine spiritu, l’esprit sans l’esprit.

Saint Bonaventure explique le premier degré en disant :

« L’esprit dans l’esprit, c’est l’âme retirée en elle-même, oublieuse de tout ce qui est extérieur et corporel, ne comprenant plus que ce qui est esprit et se rapporte à l’esprit. »

Et Richard :

« Être esprit dans l’esprit, c’est entrer en soi-même, se recueillir tout entier en soi et ignorer complètement ce qui regarde la chair et ce qui se fait dans la chair 1. »

« S. Bonav.. Spiritus in spiritu tune esse asseritur quando exteriorum omnium nbliriscitur, et fille solum intelligit azur in spititu et circa spiritum acti-tantur. Ricard. : Spiritum esse in spiritu est sernetipsum intrare et infra sernetip-sum totum colligere : et ea lace circæ earwn, seu etiam in carne geruntur penitus ignorare (S. Bon. De Sept/tin.,'Etern., Dist. 3 Ricardus, in Prologo ad Libr. De Trinit.. et Lib. V. De Contempi., rap.

C’est ce qu’exprime également saint Ambroise lorsqu’il dit : « Le saint roi David parlait de notre chair comme d’une chose étrangère et inconnue. Je ne craindrai point, disait-il, ce que fera contre moi cet ennemi qui est ma chair 1, distinguant la chair non seulement d’avec son esprit, mais encore d’avec lui-même.

Dans le second degré, l’esprit est élevé au-dessus de l’esprit, c’est-à-dire que celui qui était hors de la chair, mais en lui-même, est maintenant hors de lui-même, au-dessus de lui-même.

« D’une manière admirable, dit Hugues de Saint-Victor, il est soulevé par le feu de l’amour jusqu’à Celui qui est au-dessus de lui. La force de l’amour le chasse hors de lui-même et l’empêche de penser à lui-même, pour ne penser qu’à Dieu seul, qu’il aime 2. »

Le troisième degré est l’esprit sans l’esprit. C’est alors non seulement la sortie au-dessus de soi ; c’est, après être sorti de soi, cesser d’être. « Ce qui est humain, dit Richard, défaille, ce semble, à soi-même pour devenir divin, en sorte qu’il n’est plus lui-même. » Ce qui revient à dire que, par une divine transformation, il passe en l’Être de Dieu, en sorte qu’en cette amoureuse transformation il n’est plus lui-même, mais Dieu.

§ V.

Cette perfection s’empare de toute l’âme, substance et essence, tant par la grâce habituelle qui se répand ici en un degré très sublime, que par l’assistance immédiate de la Très Sainte Trinité tout entière et l’invisible mission du Saint-Esprit, qui devient l’esprit de l’âme au sens qui a été dit, comme aussi, par la charité enflammée qui réside dans la volonté, par la transformation amoureuse et l’anéantissement affectif plus haut mentionné. En même temps, l’entendement est illustré par une contemplation sublime et une connaissance surnaturelle de foi très pure, dont

1 Non timebo quid faciat niki caro. (Pc. tv, 4)

2 Quia miro modo fit ut per dilectionis ipsum in Ilium sustollitur, qui est super se, et per vim amoris expellatur, ut exeat a se, nec se cogitet, dum Deum solum amat. (Super Cap. vit, Angel. Hier.)

nous parlerons brièvement, comme aussi de la perfection de la mémoire. Empruntons d’abord les paroles qui suivent à saint Denis, dans sa Hiérarchie céleste :

« Ce que vous appelez en langage ordinaire concupiscence, appelez-le ici amour divin, parfait, désir plein, non plus limité, nécessiteux et mendiant : c’est-à-dire, de la part de l’entendement, une connaissance au-dessus de la raison et au-dessus de l’entendement. Mais donnons-lui un autre nom, qui exprime la subtilité, la sublimité, la pureté et l’immatérialité. de cette connaissance, et appelons-la une contemplation suressentiellement chaste et impassible 1. »

En parlant d’une connaissance au-dessus de la raison et au-dessus de l’entendement, saint Denis nous indique une connaissance des choses surnaturelles et divines qui surpasse toute la capacité de notre manière d’entendre, de telle sorte que ces choses surnaturelles et divines qui sont par elles-mêmes illimitées et incompréhensibles, nous les comprenions — autant que faire se peut — sans limite, sans mode, sans figure, sans proportion ni comparaison. Alors toute connaissance particulière, quelle qu’elle soit, est laissée de côté comme chose disproportionnée et surpassée, et l’âme s’en tient à une connaissance universelle et confuse, sans limites, sans mode ni particularité qui puisse borner ou contrarier ce qui est infini et incompréhensible, parce que dans cette plénitude de foi pure l’esprit humain défaille plutôt qu’il ne connaît.

Là le terme d’immatérialité est exact, car le mot de matière implique l’idée de limite, de particularité, de modification. D’où il suit que demander l’immatérialité, c’est demander le rejet de tout ce (lui limite ou modifie, de tout ce qui assimile ou proportionne un Objet qui est au-dessus de toute limite, de toute comparaison ou proportion.

C’est comme si le Saint nous disait : Quoi que vous compreniez et connaissiez, confessez que l’Objet divin est incompréhensible et surpasse non seulement ce que vous pouvez connaître, mais

1 Concupiscentiam ipsam amorem dininum intelligere oportet, super rationem et intellectum, irnmaterialitatis in/lexihile et non indigens desiderium, subst-sentialiter casta' et fmpassibilis. (De Celest. Hier., cap. vit.)

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toute connaissance séraphique, toute connaissance créée, quelle qu’elle soit, et la connaissance de tous les entendements qui se

peuvent créer. Par cet aveu, sortez en quelque sorte des règles de l’intelligence, et au lieu de tirer l’Objet divin à vous, passez vous-même en lui, car Dieu est plus grand que notre cœur et, suivant la parole de Jésus, les pensées sortent du cœur I. Par conséquent, il ne convient pas que le plus grand se ramasse et se resserre ; il convient au contraire que le moindre s’élargisse et s’étende, que le fini se proportionne à l’infini et devienne en quelque sorte avec lui immense et infini.

C’est peut-être ce que demandait David quand il disait : J’entrerai, Seigneur, dans votre Vérité 2, sans garder les lois de mon intelligence. C’est alors que, suivant la parole de saint Denis, la contemplation devient suressentiellement chaste et impassible.

L’expression suressentiellement chaste est remarquable. Elle signifie que l’entendement ne doit s’unir à rien qui ne soit essentiel ; qu’il doit se séparer des formes, des figures et des images, sans contracter d’union avec elles, sans s’arrêter à aucun objet ou mode créé, sans réfléchir à rien de créé, non pas même au concept créé qui enveloppe l’Objet incréé, qui doit être envisagé directement.

C’est ce qu’a divinement expliqué saint Thomas (II, I I, q. 180, art. vi). Il se demande pourquoi la contemplation parfaite est représentée par le mouvement circulaire, et la contemplation initiale et moyenne par le mouvement droit et oblique. C’est en effet ce qu’on lit en saint Denis, au ch. Iv des Noms divins. 11 répond que ces trois mouvements diffèrent en ce que le mouvement droit va d’un point à un autre point, le mouvement circulaire se meut autour d’un même centre si uniformément qu’il ne paraît pas se mouvoir, et que toutes les lignes de la circonférence ont une direction identique. Le mouvement oblique est comme un composé des deux premiers, il est en partie droit, en partie circulaire. Ainsi, dans les opérations de l’intel -

1 De corde exeunt cogitationes. (Math., xv, 19.)

2 Ingrediar in veritate tua. (Ps. Lxxxv, 10.)

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lect, lorsqu’il procède d’une chose à une autre, son mouvement est appelé un mouvement droit, mais lorsque le mouvement est entièrement uniforme et se produit autour d’un centre indivisible ou d’une vérité simple, envisagée simplement, il se nomme, en opération intellectuelle, mouvement circulaire.

§ VI.

Pour cette contemplation circulaire ou parfaite, il est indispensable, d’après le même saint Thomas, de purger l’entendement de deux obstacles qui, dans un état si pur et si élevé de spiritualité, sont de véritables difformités.

« Pour en venir là, dit le saint Docteur, il faut nécessairement retrancher deux difformités ou dissemblances : la première, qui naît des objets extérieurs, la seconde qui procède du discours de la raison. Ce retranchement a lieu à mesure que toutes les opérations de l’âme sont ramenées à la simple contemplation de l’intelligible Vérité, alors que l’âme, laissant de côté toutes choses, persiste dans la seule contemplation de Dieu. »

Ces mots : laissant de côté toutes choses, joints à ce que nous avons dit déjà, expliquent fort bien la doctrine de notre bienheureux Père, qui, à la suite de saint Denis, demande le renoncement à tout ce qui est sensible et intelligible. C’est en vertu de ce renoncement qu’il invite le contemplatif à refuser et à rejeter les visions et les révélations, en tant qu’elles gênent et entravent la très une et très simple contemplation de la première Vérité, vers laquelle l’âme doit tendre comme à son centre et son point indivisible.

Lors donc que notre Maître recommande avec instance de n’admettre ni visions ni révélations, il ne veut nullement dire que l’on doit rejeter ce qu’elles présentent d’intelligible et de spirituel concernant Dieu. Au contraire, il dit expressément que ceci doit s’admettre. Mais afin que le contemplatif en tire plus de profit et s’en serve comme de moyen prochain d’union avec Dieu — union qui a lieu dans l’entendement en foi pure et parfaite, — il veut qu’on oublie ce que la vision ou la révélation présente de sensible ou de corporel, ou même d’intelligible

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en tant que notion ou image particulière. Par là on enlève, pour ainsi parler, les langes et les bandelettes dans lesquels cet océan sans fond, cet abîme immense de céleste Vérité vient à nous comme enveloppé 1. On réduit tout à une connaissance de foi, substantielle et sublime, bien supérieure à toute image et figure, à toute délimitation, à tout mode particulier, et l’on envisage Dieu dans une obscurité sacrée, d’une manière confuse et divinement universelle.

Ainsi, lorsque notre bienheureux Père nous dit qu’il ne faut pas faire cas des visions et des révélations, il ne parle pas de la substance et de l’esprit qui les pénètre et s’y enveloppe, mais des accidents visibles, sensibles et corporels de la vision imaginaire, comme aussi de ce qu’il y a de limité et de particulier dans la représentation intelligible. Et cela, de crainte que l’âme ne s’y affectionne et perde ainsi cette sainte et parfaite nudité, si nécessaire pour la parfaite union ; ou encore, de crainte que l’entendement ne s’arrête à ce qui n’est pas un moyen prochain pour l’union avec la première Vérité, en tant que contemplée et connue.

C’est que notre Maître a continuellement en vue que nous nous servions des moyens prochains et les meilleurs, sans appuyer notre intelligence sur d’autres lumières, particulières et distinctes. Il est vrai que ces lumières ne sont pas en contradiction avec la vérité de la foi : bien au contraire, nous sommes obligés de reconnaître qu’elles lui sont conformes. Cependant elles diffèrent beaucoup du mode de connaissance propre à la foi.

La foi, en effet, connaît en soumission et en ténèbres, sans mode et sans limite. Dans cette connaissance de foi, l’entendement cède à l’incompréhensible Vérité et Bonté de Dieu. Il s’en remet à ce que Dieu, en qui il croit, connaît. Il s’approprie par cette désappropriation personnelle, la connaissance que Dieu a de lui-même, puis qu’il s’en remet de toutes choses à lui, sans s’arrêter à ce qu’il perçoit ou pourrait percevoir. Il s’en tient uniquement à ce que Dieu déclare, il se jette en lui et se plonge dans sa Vérité.

1 Fasciis et quasi panais inlantim obholutum mare. (Job, xxxviii, 9.)

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Que telle soit la pensée de notre bienheureux Père, il est facile de le prouver par ses propres paroles, au chapitre xv du Livre Il de la Montée du Carmel.

« L’âme, dit-il, ne doit pas envisager l’écorce de la figure ou de l’objet qui lui est surnaturellement présenté, soit qu’il s’agisse d’objets frappant les sens extérieurs, comme de paroles qui retentissent à l’oreille, de visions de saints qui s’offrent aux regards, de rayons qui charment la vue, de parfums qui flattent l’odorat, ou d’autres délectations ayant une origine spirituelle ; soit qu’il s’agisse de visions s’offrant aux sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires intérieures. L’âme, renonçant à toutes ces choses, doit envisager uniquement l’esprit qui les produit et s’efforcer de le condenser en agissant pour Dieu purement, et en accomplissant ce qui est de son service, sans donner son attention à ces représentations, sans rechercher aucun goût sensible. De la sorte, on ne prend de ces effets surnaturels que ce que Dieu a en vue en nous les accordant, à savoir l’esprit de dévotion, qui est la fin principale pour laquelle il nous les donne, et on laisse ce que Dieu même retrancherait si le don pouvait venir à nous d’une manière totalement spirituelle. »

Pour bien montrer que son intention n’est pas qu’on éloigne absolument ces sortes de visions, mais seulement que les personnes spirituelles comprennent que ce n’est pas le principal dans les voies de l’esprit, il dit en reprenant le confesseur qui ne guide pas les âmes comme il convient :

Il s’entretient de ces matières avec ses disciples et leur indique les marques auxquelles on discerna les bonnes visions des mauvaises. Bien qu’il ne soit pas sans utilité d’en être informé, il vaut mieux, à moins d’une nécessité pressante, ne pas engager les âmes dans cet embarras, dans ce souci et dans ce péril 1. »

Il admet donc qu’on s’arrête à examiner ces visions quand il y a nécessité, soit parce que la chose révélée demande une convenable exécution, soit parce que l’âme est troublée ou

1 Montée du Carmel, Liv. I I, chap. xvi.

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perplexe, et ne parvient pas à tirer la substance spirituelle de la vision d’une façon complètement nue et abstraite, soit pour d’autres motifs pressants, dictés par la prudence. C’est pour cela qu’au chapitre xx il dit qu’il faut en traiter avec le père spirituel. Et distinguant entre les visions claires et celles qu’il importe peu d’éclaircir, il veut que même celles-là se communiquent. Qu’en sera-t-il quand la matière révélée demandera exécution, ou qu’il sera très important d’apprendre ce que Dieu entend faire savoir ?

Citons maintenant une parole de saint Thomas, expliquant un passage de saint Grégoire : « Il faut bien comprendre que les contemplatifs ne doivent pas tirer à eux les ombres des objets corporels, parce que ce n’est pas en ces objets que consiste leur contemplation, mais dans la considération de la Vérité intelligible 1. »

Les contemplatifs, en effet, ne se tiennent pas sous l’ombre des objets matériels, car, saint Grégoire l’a très bien dit : « Toutes les images circonscrites dépriment l’âme 2. » Ils ne s’arrêtent pas à ce qu’il y a de court, de particulier, de limité, dans les images, si intelligibles soient-elles, car le terme n’est point là ; mais ils passent directement à l’intelligible Vérité qu’elles renferment.

C’est dans ce sens qu’il faut entendre la doctrine de notre bienheureux Père, lorsqu’il nous enseigne à ne nous arrêter à rien, et à ne point donner notre attention aux visions et aux révélations, mais à nous diriger constamment et directement vers la première Vérité.

§ VII.

Dès lors il n’y a pas lieu de s’étonner de l’abstraction et de la purification qui sont réclamées pour la mémoire. Comme cette puissance ne fait qu’un avec l’entendement ou du moins qu’elle touche directement à l’ordre intelligible, l’enseignement donné

1 Sic intelligendum est quod contemplantes corporalium rerum umbras non secum trahunt, quia videlicet in eis non sistit eorum contemplatio, sed potius in consideratione inteliigibilis veritatis. (20 2^, g. 180, art. 5.)

2 Cunda' circumscriptionis imagines deprimunt.

pour l’entendement la concerne. Je veux seulement faire remarquer, pour appuyer davantage le sujet, la perfection et le complet oubli des choses créées que les saints réclament pour cette puissance, en vue de la parfaite union.

« La perfection de la mémoire, dit saint Bonaventure, c’est que l’homme soit tellement absorbé en Dieu, qu’il oublie et lui-même et toutes choses, qu’il se repose suavement en Dieu seul, sans aucun bruit de l’imagination et des pensées volages. »

L’abbé Gilbert, qui semble avoir égalé saint Bernard dans ses Sermons sur le Cantique des Cantiques, a excellemment traité cette matière. Expliquant cette parole de l’Épouse : J’ai cherché pendant la nuit celui qu’aime mon âme, il s’exprime ainsi :

« Qu’a donc à faire la nuit avec la recherche du Bien-Aimé ? Elle y coopère, certes, et y concourt efficacement. De même que dans le lit du saint repos l’âme a trouvé l’oisiveté, de même dans la nuit elle a rencontré l’oubli. Salomon veut qu’on n’écrive la sagesse qu’au temps de l’oisiveté. Paul demande qu’on ne s’étende vers ce qui est en avant que lorsqu’on a oublié ce qui est en arrière.

Et plus loin, il continue :

« Sous l’ombre des objets sensibles, on trouve un certain oubli ; durant la nuit, on entre dans I'oubli complet. C’est l’amour qui introduit l’âme dans cette nuit : alors elle n’envisage plus tout le reste, elle estime ne le plus connaître, parce qu’elle soupire ardemment vers Celui qu’elle aime. »

Ainsi, d’après Gilbert, par le terme de lit il faut entendre le repos de la contemplation simple, et par celui de nuit le total oubli. Lorsque l’Épouse nous dit qu’elle est assise à l’ombre, par ombre il faut entendre un certain oubli des créatures ; mais quand il s’agit de nuit, il faut entendre l’oubli complet et absolu., 0 nuit précieuse ! qui me donnera de vivre et de mourir dans ton sein ? Cette nuit est causée par l’embrasement de l’amour, qui oublie tout ce qu’il connaît, parce qu’il ne songe plus qu’au souverain Bien qu’il aime.

Si tel est le terme que nous indique un maître si éminemment spirituel, faut-il s’étonner qu’on demande de l’âme une telle purification, un telle abstraction, un tel oubli, qu’elle en vienne

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à perdre sa nature, à être surnaturalisée, déifiée ? Pour un mariage aussi suressentiel, quoi d’étonnant qu’on requière une contemplation suressentiellement chaste, sans union ni commerce avec rien de créé ? Purification rigoureuse assurément, puisqu’il ne s’agit plus de se purifier de ce qui souille, mais de ce qui n’est pas en accord avec la pureté et la sainteté du Dieu qui, dans cette union, veut être l’Époux. « Que les visions soient dignes de Dieu 1 », dit saint Denis parlant de cette parfaite contemplation.

Ainsi, loin que la doctrine qui nous occupe ait rien d’outré et de trop sévère, elle est au contraire raisonnable et modérée, puisque, tout ce qui se peut dire et même tout ce qui se peut concevoir en fait d’abstraction et d’oubli est peu de chose au regard d’un état si sublime, d’un mariage si ineffable, d’une si parfaite et si divine union.

Mais pour montrer avec quelle prudence et quelle précaution procède notre bienheureux Père en inculquant une doctrine si haute, et comment il entend que personne ne manque aux obligations de son état, pesons ce qu’il ajoute après avoir inculqué le dépouillement de tous les objets de réminiscence.

« L’âme y pensera, dit-il, et y donnera son attention autant qu’il sera besoin pour s’acquitter de ses obligations, si les objets de réminiscence les concernent. Dan, ce cas, elle s’en occupera sans y placer son goût et ses affections, de crainte d’y contracter quelque attache. On ne doit donc pas omettre de penser à ce qu’on a le devoir de faire, ni de se souvenir de ce qu’on est obligé d’avoir présent à l’esprit. Pourvu qu’il n’y ait ni affection ni attache, cela ne nuira point 1. »

Paroles qui ne sauraient être ni plus hautes, ni plus sûres ni plus discrètes, ni plus modérées.

Quant au souvenir des connaissances surnaturelles, notre bienheureux Père trace en ces termes la conduite à tenir :

“Ce que l’âme spirituelle doit éviter pour ne pas s’exposer à l’erreur, c’est de s’appliquer à discerner ce qui se passe en elle, ni s’il s’agit de telle vision, de telle notion, de tel sentiment, c’est de désirer le savoir, c’est d’en faire grand cas, c’est

1 Que Deo digne sint visiones. (De Ecci. Hier.)

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de s’en occuper plus qu’il ne faut pour en rendre compte à son père spirituel, afin d’apprendre de lui à se vider la mémoire de ces sortes de connaissances. Toutes ces connaissances, en effet, considérées en elles-mêmes, ne peuvent faire avancer autant dans l’amour de Dieu que le moindre acte de foi vive et de ferme espérance, formé dans le vide et le dépouillement volontaire de tout cela 1.”

Cette prudence et cette juste mesure que notre Père joint à l’élévation de sa doctrine paraît clairement dans ce qu’il a écrit au Livre II, chapitre xv, du même ouvrage, où il explique comment les profitants, qui commencent à entrer dans la notion générale de contemplation, feront bien de se servir parfois du discours et du travail des puissances naturelles. Demandant si les profitants doivent s’aider de la méditation discursive, il répond : « Ce qui précède ne veut pas dire que les personnes qui commencent à expérimenter la connaissance générale et amoureuse ne doivent plus jamais user de la méditation ni s’y essayer. En effet, au commencement de leur progrès, l’habitude de cette connaissance simple n’est pas si parfaite, qu’elles puissent toutes les fois qu’elles le veulent la faire passer en acte, et elles ne sont pas si éloignées de la méditation, qu’elles ne puissent jamais méditer, comme auparavant, en se servant d’images, en approfondissant les mystères, et qu’elles ne trouvent encore dans ce travail quelque profit. Dans ces commencements au contraire, lorsqu’aux marques que nous avons indiquées elles reconnaîtront que leur âme n’est pas occupée à ce repos et à cette connaissance dont nous avons parlé, elles auront besoin de se servir de la méditation discursive. »

Ceci suffit à montrer combien dans l’enseignement dont il s’agit les moyens sont proportionnés à la fin, et comment on répond à l’avance à toutes les objections qui pourraient être faites.

(Nous supprimons le paragraphe V 111, par lequel, le P. Diego cherche à appuyer une interpolation qu’il a faite au chapitre xxx du Livre 11 de la « Montée ».)

1 Montée du Carmel, Liv. III, ch. xiv.

2 Montée du Carmel, Liv. III, ch. vil.

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DISCOURS TROISIÈME. IL EST UTILE ET CONVENABLE QUE CES OUVRAGES PARAISSENT EN LANGUE VULGAIRE.

Lors de la publication des écrits de saint Jean de la Croix, plusieurs se plaignaient qu’il eût composé ses traités mystiques en langue vulgaire, et par le lait, à cette époque les ouvrages de spiritualité ne se publiaient guère qu’en latin. Le P. Diego de Jésus crut donc devoir consacrer son Discours troisième à disculper son bienheureux Père sur ce point. Nous omettons une grande partie de sa dissertation, qui de nos jours n’a plus d’utilité.

On peut ici objecter deux choses : la première que les Pères, comme saint Denis, saint Basile, saint Bernard, saint Bonaventure et d’autres, nous avertissent que des matières aussi hautes ne doivent pas se communiquer facilement ; la seconde, que le désir de ces choses et leur connaissance superficielle peuvent ouvrir la porte à des erreurs et à des illusions, spécialement chez les femmes, naturellement portées à la crédulité et au vain désir de l’estime.

Nous répondrons en premier lieu qu’il y a deux manières de donner un enseignement : ou d’une manière déterminée, en parlant à quelques disciples particuliers auxquels s’adresse l’enseignement, afin qu’ils le réduisent en pratique suivant leur état et leur vocation ; ou d’une manière générale, pour que chacun en prenne ce qui le regarde, et dans ce cas on donne des directions sûres et on prévient des périls qui peuvent se rencontrer.

Lorsqu’il s’agit de la première manière d’enseigner, il est clair que le maître ou l’écrivain doit s’adapter à ses auditeurs ou à ses disciples, et ne point proposer aux commençants ou aux imparfaits une doctrine et des enseignements qui regardent les parfaits. C’est la pensée de saint Paul, qui écrivait : Je vous ai donné du lait à boire, et non une nourriture solide, parce que vous n’en étiez pas encore capables 1.

1 Lac vobis potum dedi, non escara : nundum enim poteratis. (I Cor., ut, 2.)

Quant à celui qui écrit en général, sans déterminer à quelle classe de personnes il s’adresse, il peut et il doit exposer les propriétés de l’état sublime qu’il prétend expliquer, pour le plus grand profit de ceux qui l’ont atteint ou y aspirent. C’est ce que fait remarquer saint Bernard. Parlant de la très haute doctrine de saint Paul, il dit : « Il n’y a rien de plus élevé que l’enseignement de Paul, spécialement celui qu’il a tiré du troisième ciel. Et cependant, la fidélité qu’il devait à sa mission de docteur demandait qu’il nous le fît entendre, autant que faire se pouvait, en vue de notre avantage 1. »

Maintenant je le demande : l’état d’union et de perfection dont parlent les ouvrages en question, est-il possible ? Y a-t-il des âmes qui doivent y aspirer et en qui Dieu opère d’une manière si spéciale et avec tant d’amour ? La chose me paraît indubitable, elle ressort de tout ce qui a été dit plus haut, et se trouve confirmée par les témoignages de tant de saints que nous avons cités. D’ailleurs les saintes Écritures nous disent que Dieu ne demande pas de nous une perfection quelconque. Jésus-Christ nous a indiqué clairement celle qu’il nous propose, quand il a dit : “Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait 2. Et le même Seigneur a été jusqu’à dire : « Je vous demande, Père, qu’ils soient un comme vous et moi nous sommes un $. »

En conséquence, saint Denis, à la tête des mystiques, et saint Thomas, à la tête des théologiens, nous montrent une perfection et une union tellement pures et tellement achevées, que nous avons peine à les concevoir.

Ainsi, les doctrines élevées ne doivent point à cause de leur élévation être ensevelies dans l’oubli. Quand, de plus, elles voient le jour environnées de tant de précautions et de prudence que, moralement parlant, il n’y a pas d’inconvénients à craindre, leur manifestation est indubitablement très convenable. Saint Grégoire, après nous avoir dit : ‘Qu’il faut savoir retenir dans

1 Nonne uno et altero'ca'lo acùta, sed pia curiositate terebratis, e tertio tandem franc pins scrutator evexit ? At ipsam non siluit nobis : verbis quibus puent fidelibus fideiiter intimans. (Serin. 72 in Cant.)

2 Math., y, 48.

3 Joan., xVII.

le silence des choses vraies’, ajoute que cela doit s’entendre du cas « où la manifestation peut nuire ». Et il conclut en disant : « Il faut avertir ceux qui enseignent qu’ils doivent toujours annoncer la vérité d’une manière profitable 1. »

Lors donc que les Pères font difficulté de mettre au jour les choses sublimes, cela se doit entendre en trois cas : 10 lorsqu’elles sont expressément proposées à des personnes qui n’en sont pas capables ; 20 lorsque, par les circonstances du temps et des sujets, on peut craindre un dommage évident de leur manifestation ; 30 quand le maître traite les choses sublimes, spécialement les mystères de notre foi, de manière à donner à penser que des paroles peuvent expliquer entièrement ces vérités ineffables et que notre esprit est capable d’en toucher le fond, ce qui est en rabaisser extrêmement la sublimité.

La meilleure manière de les traiter est de reconnaître humblement leur grandeur et leur incompréhensibilité. Aussi, quand celui qui écrit exhorte à cette soumission et à cette docilité de pure foi, en lui donnant le pas sur toute autre notion ou intelligence, et même sur toute la capacité de notre esprit, qu’il invite à s’assujettir et à se captiver tout entier in obsequium fidei 2, sans nul doute il se conforme entièrement aux recommandations des saints. En traitant les choses sublimes, il les laisse dans leur sublimité ; en en parlant, il les laisse ineffables ; en sorte que — pour le dire ainsi — en parlant, il ne parle pas, mais plutôt il s’efforce de nous ramener à un saint et tout divin silence ; en connaissant, il ne connaît pas, puisqu’il soumet la connaissance à l’idée qu’on doit se former de la souveraine Grandeur ; en écrivant, il n’écrit pas, puisqu’il n’écrit que pour faire comprendre que ces matières sont supérieures à tout ce qui se peut écrire. Or, telle est l’intention formelle des saints, spécialement de saint Denis, avec lequel notre bienheureux Père a une merveilleuse conformité. Et puisqu’il écrit en général, marquant brièvement l’état et le degré des commençants et celui des profitants, pour

1 Noverint simplius nonnumquam vera reticere. Hoc est : quando indita veritas noce!. Admonendi surit ut veritatem semper utiliter proferant. (Pastor., Pars II la, Admon. XII.)

2 Réduisant en captivité toute intelligence sous l’obéissance de Jésus-Christ. II Cor., x, 5.)

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s’arrêter aux règles qui regardent ceux qui visent à l’union divine, il a pu librement laisser s’élever sa plume, puisqu’il parlait de choses sublimes, et donner des préceptes aux âmes qui servent Dieu d’une manière élevée.

Il serait dur, en vérité, que les âmes de cette classe fussent les plus mal partagées, et qu’appelées à servir Dieu en ce degré sublime, il n’y eut pour elles ni magistère ni doctrine, surtout étant donné qu’il y a peu de confesseurs et de maîtres spirituels en état de les fournir en ce degré si élevé. Et cependant, ces âmes ont besoin d’un maître éminent pour les instruire.

Répétons-le, les inconvénients qui seraient à redouter sont prévenus par la doctrine elle-même. Quant à ceux qui proviendraient de malice ou de grossière ignorance, ils ne doivent ni nous arrêter ni nous priver du bien que nous espérons. Autrement, il faudrait détruire les Livres Saints, parce que quelques-uns en abusent ; il faudrait brûler les histoires ecclésiastiques, et bien d’autres ouvrages encore. Faut-il supprimer tout le bien qui découle de l’enseignement qui nous occupe, de crainte que tel ou tel, ami de lui-même et de sa propre excellence, en prenne occasion de s’illusionner soi-même et de tromper les autres ? Faut-il, pour ce motif, voiler la gloire de Dieu et laisser ignorer ses merveilles ? Faut-il fermer une voie par laquelle tant d’âmes sont amenées à le servir et à l’aimer ?

En ces sortes de choses, nous dit la saine théologie, on ne doit considérer ni le mauvais usage qu’on peut faire de ce qui est bon en soi, ni le scandale pharisaïque qu’on peut en prendre, il faut regarder l’utilité du grand nombre.

En parlant du bien qu’a produit un tel enseignement et de celui que nous pouvons nous en promettre encore, nous avons répondu à la seconde difficulté. Cette doctrine, en effet, loin d’ouvrir la porte aux illusions, la leur ferme au contraire et enseigne à s’en préserver. Quant aux points élevés qu’elle nous présente, ils ont été tellement étudiés et approfondis, que quiconque a les yeux ouverts ne saurait y rencontrer la moindre pierre d’achoppement.

Appendice VII Décret de Béatification Bulle de Canonisation Bref de Doctorat de l’Église universelle

APPENDICE VII

Décret de béatification

du serviteur de Dieu Jean de la Croix

donné par le Pape Clément X en 1675

L’Esprit de Dieu qui, selon les ineffables trésors de sa sagesse et de sa bonté, édifie continuellement dans les cieux son Église triomphante, formée de ses saints comme d’autant de pierres précieuses, rend quelquefois témoignage par des signes et des prodiges de la sainteté de quelques-uns de ses principaux serviteurs et élus, qu’il a, dès l’origine du monde prédestinés à son ouvrage, qu’il a préparés et embellis de tous les dons divers de sa grâce, afin que ceux qui ont reçu du juste Juge dans le ciel la couronne d’une gloire immortelle, reçoivent aussi sur la terre le culte d’honneur et de vénération qui leur est dû.

Parmi ces saints a brillé sur la terre, par toutes sortes de vertus, le Serviteur de Dieu Jean de la Croix, de l’Ordre des Frères de Sainte-Marie du Mont-Carmel, le premier profès des Carmes Déchaussés, qui, marchant avec zèle sur les traces de sainte Thérèse, l’illustre Vierge Réformatrice de cet Ordre, a dompté sa chair et remporté sur lui-même de grandes victoires, et non seulement a bien mérité de sa famille monastique par ses enseignements et par ses exemples, mais encore a répandu sur l’Église universelle l’odeur de ses parfums spirituels, c’est-à-dire de la science et des vertus dont la Bonté divine l’avait largement pourvu.

C’est pourquoi nous estimons juste et convenable que le ministère de servitude apostolique que la divine Bonté a daigné nous confier malgré notre indignité et notre faiblesse, nous veillions dans cette circonstance à l’honneur d’un si grand Saint, pour faire éclater la gloire du Dieu Tout-Puissant, pour

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procurer l’ornement de l’Église catholique et contribuer à l’édification des fidèles.

Ainsi la Congrégation de nos vénérables Frères, Cardinaux de la sainte Église romaine, préposés aux Rites sacrés, ayant avec un grand soin et une grande maturité pesé et discuté les pièces du procès ; ayant, avec la permission du Saint-Siège, terminé les informations touchant la vie, la sainteté et les vertus théologales et morales qui ont fait briller d’une manière si éclatante le Serviteur de Dieu Jean de la Croix ; s’étant aussi fait rendre compte des miracles qui ont été opérés par son intercession et au moyen desquels Dieu a voulu manifester au monde la sainteté de son Serviteur ; ayant enfin recueilli les avis des Consulteurs de ladite Congrégation réunie en Notre présence, cette sainte Congrégation, disons-nous, a pensé à l’unanimité qu’on pouvait procéder, quand il nous semblerait bon, à la canonisation solennelle du Serviteur de Dieu, et qu’en attendant, avec notre permission, il pût recevoir dans tout l’univers le titre de Bienheureux.

Ayant donc reçu à ce sujet les pieuses et instantes suppliques de notre très cher Fils en Jésus-Christ, Charles, Roi catholique des Espagnes, et de notre très chère Fille en Jésus-Christ, Marianne, Reine catholique de ces mêmes Espagnes, veuve, sa mère, et aussi les vœux suppliants de toute la Congrégation des Frères Déchaussés de l’Ordre de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel, Nous les avons favorablement accueillis, et, d’après l’avis des Cardinaux susdits et leur assentiment unanime, par Notre autorité apostolique et la teneur des présentes, Nous avons ordonné et ordonnons que ledit Serviteur de Dieu, Jean de la Croix, porte à l’avenir le titre de Bienheureux ; que son corps et ses reliques puissent être exposés à la vénération des fidèles (sans toutefois être portés en procession) ; que ses images soient ornées de rayons et de gloires ; et que tous les ans, au jour anniversaire de son heureuse mort, l’on récite son office et l’on célèbre en son honneur la Messe d’un Confesseur non Pontife, selon les rubriques du Bréviaire et du Missel romains.

Nous accordons la permission de réciter l’office de ce Saint et de célébrer le saint Sacrifice en son honneur seulement dans les lieux qui suivent : à Fontiveros, où ledit Serviteur de Dieu est né, à Úbeda, où il a rendu l’esprit à son Créateur, et à Ségovie, où repose son corps vénérable.

Cette permission est donnée, en ce qui les regarde, aux fidèles de l’un et de l’autre sexe, tant séculiers que réguliers, obligés à la récitation des Heures canoniales, et dans tout le dit Ordre des Carmes Déchaussés de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel, soit Religieux, soit Religieuses ; et quant à la célébration de la Messe, Nous en accordons la permission aux prêtres étrangers qui viendraient en passant aux monastères-de cet Ordre.

Ainsi, au bout d’une année seulement à partir de ces présentes,. et dans les Indes à partir du jour où ces mêmes Lettres seront parvenues, Nous accordons le pouvoir de réciter l’Office et de célébrer la Messe du Bienheureux Jean de la Croix dans les-églises des lieux, des villes et de l’Ordre susdits, et de faire la solennité de la Béatification de ce même Serviteur de Dieu. avec l’Office et la Messe sous le rite double majeur, le jour fixé par l’Ordinaire, en sorte que la promulgation de la solennité-se fasse dans les six mois depuis la notification, après cependant qu’aura été célébrée, à la basilique de Saint-Pierre de la Ville éternelle, cette glorieuse solennité que nous fixons au 21 avril prochain.

Nonobstant les constitutions et ordonnances apostoliques, les décrets de non-culte, et toute autre chose contraire.

Nous voulons que même créance soit accordée par tous et en tous lieux, tant en jugement que hors de jugement, aux : transcriptions ou copies, même imprimées, des présentes Lettres, souscrites de la main du Secrétaire de ladite Congrégation des Cardinaux et scellées du sceau du Préfet de la même Congrégation, qu’on en accorderait aux présentes, si elles étaient exhibées et produites.

Donné à Rome, près Sainte-Marie Majeure, sous l’anneau du Pêcheur, le 25 janvier 1675, l’an 5e de notre Pontificat.

Signé : CLÉMENT X_

J. G. SLUSUS.

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Bulle de canonisation

du Bienheureux Jean de la Croix

donnée par le Pape Benoît XIII en 1726

Benoît X I II, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, pour perpétuelle mémoire.

La sainte Mère l’Église ordonne de rendre les honneurs solennels du culte religieux à ceux qui, l’ayant autrefois illustrée par la sagesse de leur conduite et la pureté de leurs mœurs, se sont appliqués avec le plus grand soin à procurer la gloire de Dieu, à augmenter le nombre de ses serviteurs par leurs discours et par leurs exemples et à les conduire avec prudence dans la voie du salut. La partie de l’Espagne Tarragonaise appelée Vieille-Castille a donné à l’Église catholique un homme de ce caractère éminent, remarquable par ses vertus chrétiennes, sa céleste doctrine et par plusieurs miracles. Nous avons résolu par cette publique solennité de la sainte Église romaine de le mettre au canon des saints confesseurs non pontifes, en ce jour consacré à la fête de saint Jean, apôtre et évangéliste.

Cet homme remarquable est Jean de la Croix, premier profès et père de l’Ordre des Frères de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel, appelés Déchaussés, qui naquit l’an de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1542, de la très honnête famille de Yepès, dans la ville de Fontiveros, dans l’Évêché d’Avila. Dès ses premières années, ayant reçu le bienfait d’une pieuse et chrétienne éducation, il fit briller merveilleusement les qualités supérieures de son esprit. La Providence fit voir dans la circonstance suivante combien il était agréable et cher à la très sainte Vierge Mère de Dieu, sous le patronage de laquelle il s’était placé. Un jour, Jean, étant tombé dans un puits où il allait puiser de l’eau, fut soutenu miraculeusement par la main de sa divine Patronne, et en fut retiré sain et sauf. Dans son adolescence, poussé par le mouvement d’une ardente charité, il entra dans l’hôpital de Medina del Campo, pour se consacrer au service des malades et des pauvres, qui y étaient en grand nombre, leur donnant nuit et jour les soins attentifs de la charité la plus tendre, leur prodiguant les secours spirituels et ne leur refusant pas les offices les plus humbles et les plus bas. Aussi ceux qui étaient dans cet hospice, voyant avec admiration la conduite éminemment chrétienne de Jean, s’empressaient à l’envi de l’imiter en donnant avec sollicitude et avec joie des soins pieux aux malades et pour l’âme et pour le corps. Le temps qui lui restait après ce ministère si plein d’édification, le saint jeune homme l’employait aux prières continuelles, aux veilles, aux larmes, à la méditation très affectueuse de la Passion de Notre-Seigneur. Telles furent les œuvres et les dispositions intérieures qui lui ouvrirent la voie qui le conduisit enfin heureusement à l’Institut des Frères de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel. Il y entra avec tant d’ardeur et de piété, qu’il observait exactement par zèle de la plus pure discipline, tout ce qui était de son devoir et les promesses qu’il avait faites à Dieu, cherchant même à se conformer entièrement à la Règle primitive de l’Ordre. Quand il eut la joie d’être appelé au sacerdoce, il n’y accéda qu’avec crainte et tremblement, et ne le reçut que par obéissance à ses Supérieurs, à cause de l’excellence et de la grandeur redoutable de cette haute dignité.

Lorsque la vierge Thérèse, que, plus tard, à cause de ses éminentes vertus et de ses prodiges, notre prédécesseur d’heureuse mémoire, le Pape Grégoire XV, inscrivit au canon des saintes Vierges, eut heureusement établi parmi les Sœurs du dit Ordre de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel la Règle du premier institut, et qu’elle méditait dans son esprit d’en faire autant pour les Religieux du même Ordre, le ciel donna à la servante de Dieu, pour compagnon et pour aide dans une œuvre si excellente et si parfaite, Jean de la Croix qu’enflammait singulièrement le désir de rendre à l’Ordre une discipline plus sévère. C’est pourquoi, cette grande affaire ayant été mûrement examinée par l’illustre Vierge et le Serviteur de Dieu, l’Ordre des Frères Carmes, au grand applaudissement des gens de bien

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dont sainte Thérèse avait pressenti la sainteté et qu’elle avait en plusieurs circonstances décoré du nom de Bienheureux, grandissant de jour en jour par le bruit de ses nombreux prodiges et l’éclat de ses vertus, les faits et gestes de sa vie furent soumis à l’examen sérieux de nos vénérables Frères les Cardinaux de la sainte Église Romaine, sous le pontificat d’Alexandre VII, notre prédécesseur d’heureuse mémoire, et la discussion selon les rites canoniques en fut faite et approuvée ; par suite, le Pape Clément X, d’heureuse mémoire, le plaça par ses Lettres apostoliques au rang des Bienheureux.

Après la solennelle Béatification de Jean de la Croix, de nouveaux miracles ayant été opérés par le Seigneur à son occasion et à cause de ses mérites, le Pape Innocent X I ordonna d’en rechercher de toutes parts la vérité et l’authenticité ; et nos vénérables Frères les Cardinaux en ayant fait l’examen, ils en ont rendu compte en Notre présence. Il fut reconnu qu’ils étaient conformes de tout point à l’ancienne discipline et aux constitutions de nos prédécesseurs. Ayant été enfin gravement pesés, selon les Règles, en trois consistoires, et en pleine assemblée de Nos Vénérables Frères les Cardinaux de la sainte Église Romaine, des Patriarches, des Archevêques et des Évêques présents dans Notre ville, leur avis unanime fut notifié et exposé devant Nous par les Notaires du Saint-Siège apostolique. Les Rois, les Princes chrétiens, tous les Frères de l’Ordre des Carmes Déchaussés de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel nous ayant adressé de pressantes suppliques pour que le Saint-Siège voulût bien mettre le bienheureux Jean de la Croix au canon des saints Confesseurs non Pontifes, après avoir fixé un jour solennel pour terminer une si grande affaire, après avoir invoqué le secours du Dieu tout-puissant de la manière la plus fervente par la prière, le jeûne et l’aumône ; enfin, ayant accompli fidèlement et religieusement tout ce qui est ordonné par les Constitutions des Pontifes romains, Nos prédécesseurs, et par la discipline de la sainte Église romaine, ce même jour consacré à l’honneur de saint Jean, apôtre et évangéliste, Nous Nous sommes assemblés avec Nos mêmes vénérables Frères les Cardinaux de la sainte Église romaine, avec les Patriarches,

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et aux frémissements de l’ennemi du genre humain, fut merveilleusement restauré et se répandit dans toute l’Europe, à la grande gloire de Dieu. La vierge Thérèse, par ses soins vigilants et continuels, fonda de nombreux monastères de la nouvelle Réforme dans toutes les Espagnes, et Jean de la Croix les visita non sans de grandes fatigues et de grands dangers, dont il ne tint aucun compte.

Après que le Serviteur de Dieu, si admirable par son innocence, par sa contemplation assidue des choses divines, par l’austère sévérité de sa vie et par les vertus les plus parfaites, eut, en tous lieux, rétabli et fortifié le cœur des siens dans le culte parfait du Seigneur, lui-même, atteint d’une maladie cruelle et ayant à l’une de ses jambes cinq plaies d’où le pus découlait, mal dont il supporta très patiemment les douleurs aiguës, entièrement absorbé en Dieu, dont le nom était toujours dans son cœur et sur ses lèvres, muni des sacrements de l’Église qu’il reçut avec la plus vive foi et la plus grande piété, au milieu des larmes et des embrassements de ses frères, en prononçant avec ferveur ce verset du Psaume : « Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains », au jour et à l’heure qu’il avait prédits, rendit à Dieu son âme très pure, dans le monastère d’Úbeda, le 19 des Kalendes de Janvier, l’an de grâce 1591, le quarante-neuvième de son âge, la vingt-neuvième de sa profession religieuse. Cet homme admirable, très cher à Dieu, redoutable au démon, très doux de caractère, constant dans l’adversité, renommé dans toutes les Espagnes par les dons de miracle et de prophétie, diviniment instruit, comme Thérèse, dans les secrets de la théologie mystique qu’il expliqua par écrit, annonça pendant la vie de cette illustre Vierge, son auxiliaire, et avant que l’Église romaine l’eût déclarée Bienheureuse, qu’elle serait un jour inscrite au catalogue des Saints.

Le peuple venait en foule visiter et baiser avec respect les dépouilles mortelles du serviteur de Dieu, qui exhalaient un suave parfum et demeuraient exemptes de corruption, comme endormies d’un sommeil paisible ; puis, par un instinct de vénération, il s’efforçait d’enlever quelque parcelle de ses vêtements et même de son corps. La réputation d’un si grand homme,

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les Archevêques et les Évêques, le clergé des deux Ordres et le peuple, dans l’insigne basilique du Prince des apôtres, pour y offrir à Dieu Nos humbles supplications. Là, ayant entendu une, deux et trois fois le rapport de Notre vénérable Frère Laurent, cardinal-évêque de Tusculum, de la sainte Église Romaine, appelé Corsini, en vue d’inscrire l’homme de Dieu au canon des saints Confesseurs non pontifes, après avoir récité à haute voix les saintes prières de la liturgie et demandé très humblement la grâce du Saint-Esprit : à l’honneur de la très sainte et indivisible Trinité, pour l’exaltation de la foi catholique, la propagation et la gloire du nom chrétien, par l’autorité du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, par celle des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et par la Nôtre, par le conseil et le consentement unanime de Nos vénérables Frères les Cardinaux de la sainte Église Romaine, des Patriarches, des Archevêques et des Évêques présents avec Nous dans l’assemblée générale réunie dans la basilique du Vatican, Nous avons ordonné et ordonnons que le bienheureux Jean de la Croix, espagnol de nation, de l’Ordre des Frères Carmes Déchaussés de la très sainte Vierge Marie, dont nous avons connu pleinement et savons à n’en pouvoir douter la sainteté éminente, la foi sincère, l’excellence des autres vertus et des miracles, Nous avons ordonné, disons-Nous, et ordonnons, arrêtons, décrétons et commandons qu’il soit inscrit au catalogue des saints Confesseurs non pontifes ; avons ordonné et ordonnons que tous les fidèles de Jésus-Christ l’honorent et l’invoquent comme un véritable Saint, déclarant que dans toute l’Église universelle on pourra lui élever des édifices sacrés et des autels sur lesquels on offrira à Dieu le saint Sacrifice de la Messe, et enfin qu’on célébrera sa fête solennelle de saint Confesseur non pontife tous les ans le 19 des Kalendes de Janvier, jour où son âme bienheureuse s’est envolée dans la céleste patrie.

De plus, Nous avons accordé par la même autorité apostolique et accordons chaque année miséricordieusement dans le Seigneur à tous les fidèles du Christ vraiment pénitents et qui, s’étant confessés, iront vénérer les reliques du bienheureux Jean de la Croix le jour de sa fête, un an et une quarantaine d’indulgence,

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et à ceux qui auront rempli les mêmes devoirs dans l’octave de la même fête, quarante jours d’indulgence.

Enfin, après avoir rendu grâce à Dieu de ce qu’il a voulu illustrer et éclairer son Église en faisant lever sur elle cet astre nouveau, après avoir chanté en l’honneur de saint Jean de la Croix des prières solennelles sur le grand autel de la basilique du Prince des apôtres, Nous y avons offert le très saint Sacrifice de la Messe, avec commémoraison de ce bienheureux Confesseur non pontife et avons accordé à tous les fidèles présents une, indulgence plénière de tous leurs péchés.

I1 est donc convenable que pour un si singulier et si grand bienfait que le Seigneur a daigné nous accorder Nous bénissions tous et nous glorifions Dieu le Père, auteur de tout bien, à qui soit honneur et gloire dans tous les siècles, lui demandant par de continuelles prières que par l’intercession de son élu Jean de la Croix il détourne son indignation que la vue de nos péchés lui cause, qu’il nous montre un visage plein de miséricorde, qu’il répande la crainte de son nom sur les peuples qui ne l’ont pas encore connu, pour qu’ils le connaissent enfin et qu’ils sachent qu’il n’y a point d’autre Dieu que notre Dieu.

Du reste, comme il serait difficile que les présentes fussent envoyées partout où besoin serait, Nous voulons que leurs copies même imprimées, pourvu qu’elles soient signées par un notaire public et scellées du sceau de quelque personne revêtue d’une dignité ecclésiastique, soient reçues avec la même confiance et la même foi qu’on aurait pour ces présentes si elles étaient exhibées et produites.

Qu’il ne soit donc permis à personne d’enfreindre ces Lettres de Notre définition, décret, adscription, relation, mandat, statut, déclaration et volonté, ou d’en empêcher la mise à exécution et d’y contribuer en aucune manière. Et si quelqu’un osait se le permettre, qu’il sache qu’il encourt, l’indignation du Dieu Tout-Puissant et celle des bienheureux apôtres Pierre et Paul.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, l’année de l’Incarnation du Seigneur 1726, le 6 des Kalendes de Janvier, et de notre Pontificat la troisième.

500

Moi, Benoît, Évêque de l’Église catholique ;

Moi, François, Évêque d’Ostie, Cardinal Barberini ;

Moi, Pierre, Évêque de Sabine, Cardinal Otthoboni, Vice-

Chancelier de la sainte Église Romaine ;

Moi, Laurent, Évêque de Tusculano, Cardinal Corsini ;

Moi, joseph René, Cardinal-Prêtre Impérial du Titre de

Saint Laurent in Lucina ;

Moi, Philippe-Antoine Gualtieri, Cardinal-Prêtre du Titre

de Sainte-Praxède ;

Moi, Annibal Albani, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-

Clément, Camérier de la sainte Église Romaine ; • Moi, Louis Pic de la Mirandole, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-Silvestre in Capita ;

Moi, jean-Antoine de Via, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-Callixte ;

Moi, Antoine-Félix Zondodari, Cardinal-Prêtre du Titre de Sainte-Balbine ;

Moi, Pierre-Marcellin Conradini, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint — jean devant la Porte Latine ;

Moi, Curtius Origo, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-Eustache ; Moi, Melchior de Polignac, Cardinal-Prêtre du Titre de Sainte Marie des Anges ;

Moi, Nicolas Spinola, Cardinal-Prêtre du Titre des Saints Nérée et Achillée ;

Moi, Georges Spinola, Cardinal-Prêtre du Titre de Sainte-Agnès ; Moi, Corneille Bentivoglio d’Aragon, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-Jérôme des Illyrinos ;

Moi, Louis Belluza et Moncada, Cardinal-Prêtre du Titre de Sainte-Prisque ;

Moi, Joseph Pereyra de la Cerda, Cardinal-Prêtre du Titre de Sainte-Suzanne ;

Moi, Alvaro Cienfuegos, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-Barthélemy en l’Ile ;

Moi, Bernard-Marie de Comitibus, Cardinal Prêtre de Saint-Bernard aux Thermes, Grand Pénitencier ;

Moi, Jean-Baptiste de Aletrio, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-Mathieu in Merulana ;

APPENDICES 501

Moi, Vincent Petra, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-

Onuphre ;

Moi, Prosper Marifusco, Cardinal-Prêtre du Titre de Saint-

Chrysogone ;

Moi, Nicolas Coscia, Cardinal-Prêtre du Titre de Sainte-Marie

in Dominica ;

Moi, Nicolas-Marie Lercari, Cardinal-Prêtre de la sainte

Église Romaine ;

Moi, Frère Laurent Cozza, Cardinal-Prêtre de la sainte Église

Romaine ;

Moi, Benoît Pamphili, Cardinal-Diacre de Sainte-Marie in

Via Lata ;

Moi, Laurent de Alterio, Cardinal-Diacre de Sainte-Agathe

aux Monts ;

Moi, Charles Colonna, Cardinal-Diacre de Saint-Ange in Foro

Piscium ;

Moi, Jules Alberoni, Cardinal-Diacre de Saint-Adrien ;

Moi, Alexandre Albano, Cardinal-Diacre de Sainte-Marie in

Cosmedin ;

Moi, Alexandre Falconieri, Cardinal-Diacre de Sainte-Marie

de Scala ;

Moi, Nicolas judiu, Cardinal-Diacre de Sainte-Marie des

Martyrs ;

P. Cardinal Pro-Dataire ;

P. Cardinal Oliverio ;

C. Archevêque d’Emisène.

Visa : De la Curie,

j. archevêque d’Ancyre. L. MARTINETTI.

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Décret du doctorat de l’Église universelle

PIE XI, Pape. Pour perpétuelle mémoire.

Le 27 décembre de l’année 1726, notre prédécesseur Benoît X I II, d’heureuse mémoire, mit au nombre des saints saint Jean de la Croix, premier Carme Déchaussé, qui, de concert avec sainte Thérèse, réforma l’Ordre du Carmel. La Bulle de la Canonisation atteste hautement non seulement sa vie merveilleuse remarquable, par l’austérité et par la pratique de toutes les vertus, mais encore sa science des choses sacrées. De fait, la Providence de Dieu l’a suscité, au xvte siècle, entre plusieurs autres personnages illustres en doctrine et en sainteté qui brillèrent alors dans l’Église catholique, pour venger les injures et les dommages infligés à l’Épouse mystique du Christ par les hérétiques protestants et réfuter plusieurs erreurs.

Né au bourg de Fontiveros, en Espagne, le 24 Juin de l’année 1542, il entra lorsqu’il fut âgé de vingt et un ans dans l’Ordre du Carmel, et il étudia la philosophie et la théologie dans la célèbre Université de Salamanque. En 1567, année qui vit également son élévation au sacerdoce, il fit la connaissance de sainte Thérèse qui, ayant déjà introduit parmi les Carmélites la stricte observance, désirait ardemment promouvoir la même réforme parmi les religieux Carmes. Adhérant pleinement aux vues de sainte Thérèse et la secondant avec zèle dans les résultats déjà obtenus, il revêtit l’habit des Carmes réformés et commença l’observance de leur Règle. C’est pourquoi il fut nommé maître des Novices et premier recteur du Collège d’Alcala de Hénarès.

Dans la suite, ayant été établi confesseur des Carmélites de l’ancienne observance à Avila, il fut saisi par violence et jeté en prison. Retenu captif pendant neuf mois, il composa pour célébrer l’union mystique des âmes fidèles avec le Christ leur Époux, comme aussi pour expliquer les différents et très suaves effets de l’oraison, l’écrit appelé Cantique spirituel, qu’il enrichit plus tard de profondes considérations et de commentaires. Délivré merveilleusement de sa prison, il écrivit, tant au monastère du Calvaire et ensuite en d’autres couvents, où il résida comme supérieur, d’autres ouvrages dans lesquels, illustré, ce semble, de la lumière d’en haut, il ouvre aux âmes la voie de la perfection par le moyen d’une explication lumineuse des charismes célestes. Bien que ces ouvrages traitent de matières difficiles et cachées, la Montée du Carmel, la Nuit obscure et la Vive Flamme, comme aussi plusieurs autres opuscules et lettres que nous avons de lui, sont remplis de tant de doctrine spirituelle et si bien adaptés à l’intelligence des lecteurs, qu’ils sont à bon droit regardés comme le code et la norme des âmes fidèles qui cherchent les voies de la haute perfection.

C’est donc avec raison qu’il est assuré dans la Bulle de canonisation que saint Jean de la Croix a écrit « des livres de théologie mystique remplis d’une sagesse céleste », et à ce jugement de si grand poids est venue se joindre une adhésion presque universelle. Depuis sa mort, arrivée en 1591, saint Jean s’est acquis au cours des siècles une telle autorité dans l’ascèse mystique, que les expositeurs de la science sacrée, et même les saints, ont reconnu en lui un maître dans la sainteté et la piété. Ils ont puisé dans sa doctrine et dans ses écrits, comme à une source très pure du sens chrétien et de l’esprit de l’Église, lorsqu’ils avaient eux-mêmes à traiter des choses spirituelles.

Rien d’étonnant donc si, au troisième Centenaire de la mort de saint Jean, plusieurs Cardinaux et plusieurs Évêques espagnols ont présenté au Pape Léon X III, notre prédécesseur, d’instantes prières pour qu’il daignât déclarer ce Saint docteur de l’Église. Depuis, sans discontinuer, des vœux ont été portés dans ce sens devant le Saint-Siège par de nombreux Recteurs d’Universités catholiques et des Supérieurs d’Ordres religieux.

En conséquence,. le présent Préposé Général des Carmes-Déchaussés saisissant. l’occasion du prochain Centenaire de la Canonisation, et se faisant l’interprète du vœu unanime du

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Chapitre général de son Ordre, Nous a dernièrement supplié de vouloir bien décorer saint Jean de la Croix du titre de docteur de l’Église. Comme d’autre part les Cardinaux de la sainte Église romaine, de nombreux archevêques et évêques et beaucoup d’hommes éminents du clergé et de l’ordre laïc, ainsi que des académies et centres d’études, ont appuyé cette demande, Nous avons jugé opportun de confier une si importante affaire au vote et à l’étude approfondie de la Sacrée Congrégation des Rites, qui, sur Notre Ordre, a député d’office pour cet examen des hommes capables. L’avis de ces consulteurs ayant été demandé et obtenu séparément, le résultat fut mis sous presse. Il ne restait plus qu’à demander aux membres de la Sacrée Congrégation des Rites s’ils pensaient que, vu les trois conditions exigées d’ordinaire depuis notre prédécesseur Benoît X IV, d’heureuse mémoire, pour que quelqu’un puisse être nommé docteur de l’Église universelle, à savoir : la sainteté de la vie, l’éminence de la doctrine et la déclaration du Souverain Pontife, cette déclaration pouvait se faire en faveur de saint Jean de la Croix.

Dans la session ordinaire tenue au Vatican le 27 juillet passé, les Cardinaux de la sainte Église Romaine préposés à la Sacrée Congrégation des Rites, rapport ayant été fait par Notre Vénérable Frère Antoine, Cardinal Vico, Évêque de Porto et Sainte-Rufine, et notre cher Fils Charles Salotti, Promoteur général de la Foi, ayant également été entendu, ont d’une voix unanime donné une sentence affirmative.

Les choses étant ainsi, Nous donc, accédant de grand cœur aux vœux des Carmes Déchaussés et de tous ceux qui les ont appuyés, par la teneur des présentes, de science certaine et après mûre délibération, de plénitude de pouvoir apostolique, constituons et déclarons saint Jean de la Croix, confesseur, Docteur de l’Église universelle.

Nonobstant les constitutions et ordinations apostoliques et toutes autres choses au contraire. Et Nous voulons que les présentes Lettres soient et demeurent toujours fermes, valables et efficaces, qu’elles obtiennent intégralement leur effet et qu’ils soit ainsi jugé et défini. Déclarons dès maintenant nul et sans

effet quoi que ce soit qui puisse être attenté au contraire, par qui que ce soit et en vertu de quelque autorité que ce puisse être, sciemment ou par ignorance.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, sous l’anneau du Pêcheur, le 24 août de l’année 1926, de notre pontificat la Ve. P. Card. GASPARRI, Secrétaire d’État.

Appendice VIII. [Cécile de la Nativité carmélite de Valladolid]

Données biographiques sur Cécile de la Nativité carmélite de Valladolid

Cécile de la Nativité naquit à Valladolid en 1570. Son père, François Sobrino, était Portugais de nation ; sa mère, Cécile Marillas, possédait un savoir tout à fait exceptionnel chez une femme. Ils eurent cinq fils et deux filles. Deux des fils furent Carmes Déchaussés ; un troisième devint Évêque de Valladolid ; un autre mena dans le monde une vie très édifiante ; le cinquième mourut en odeur de sainteté dans l’Ordre de Saint-François. Les deux filles entrèrent chez les Carmélites Déchaussées de Valladolid. La première y reçut le nom de Marie de Saint-Albert ; la seconde devint la célèbre Cécile de la Nativité.

Cécile avait des dispositions peu communes à la vertu, une intelligence singulièrement ouverte et avide d’apprendre. Elle fit de rapides progrès dans les différentes branches du savoir. Sans parler des travaux propres à son sexe, elle étudia — sans doute guidée par sa mère — non seulement la langue latine et l’Écriture sacrée, mais la rhétorique, la philosophie, la théologie, la poésie et la peinture. Tout d’abord cet esprit si bien doué se laissa quelque peu éblouir par les vanités du siècle, mais Dieu l’en détacha promptement, et enflamma son cœur du divin amour. Renonçant au monde, elle prit l’habit des Filles de sainte Thérèse cinq ans après la mort de la Réformatrice et lorsque saint Jean de la Croix vivait encore.

Sa profession, à son propre témoignage, eut lieu le 2 février 1589. Sans délai, elle embrassa la pratique des plus hautes vertus et se donna tout entière à la vie d’oraison. Dieu répondit à sa générosité par un don de contemplation très sublime, ainsi que ses écrits en font foi. Ses Supérieurs l’employèrent à la

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fondation du monastère de Calahorra. Elle revint ensuite en celui de Valladolid, où elle ne cessa d’être pour ses Sœurs un modèle de perfection. Elle y mourut l’année 1646, âgée de près de soixante-seize ans, laissant de nombreux écrits spirituels d’une valeur singulière.

Traité de l’Union de l’âme avec Dieu de Cécile de la Nativité

Malgré la difficulté que j’éprouve à exécuter l’ordre que m’a donné l’obéissance, je vais pour m’en acquitter dire ici quelque chose au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Son très saint Esprit, qui est aussi celui de son Père, est assez puissant pour guider ma plume, et mon incapacité d’ailleurs lui est bien connue.

Les choses de Dieu, lorsqu’elles surpassent la raison et les sens, sont d’autant plus difficiles à exposer qu’elles sont plus hautes, plus divines, plus éloignées des choses communes et temporelles. Par là même aussi, elles sont très peu connues et très peu comprises des mortels, à qui la claire vue de Dieu est encore refusée. Mais plus on les goûte, plus elles se manifestent, bien que par des fissures seulement et dans une demi-obscurité, et plus on en est abondamment gratifié, plus elles se font clairement connaître. À la vérité, on ne les perçoit point par les sens extérieurs, et bien des personnes ne font cas que des choses sensibles, s’arrêtant peu à celles qui sont plus intérieures : je veux dire à celles qui concernent l’Essence de Dieu et l’essence des âmes créées par lui.

Je traiterai ici de l’union de ces deux essences. J’ai grand besoin de l’assistance divine pour réussir à en dire quelque chose de juste, car l’entreprise est bien malaisée pour une personne à la fois dépourvue de savoir et de perfection 1. Je me garderai donc d’expliquer l’essence de l’union, parce que c’est l’affaire des théologiens ; j’exposerai seulement quelques traits et linéaments de ce que l’âme éprouve dans cette union, sans le sentir ou en le sentant. Et ceci même, j’ose à peine l’entreprendre, tant il est difficile de le rendre par des paroles. Mais

1 Cécile de la Nativité, nous l’avons dit, avait au contraire une connaissance profonde de la théologie dogmatique, comme le montrent la clarté et l’exactitude avec lesquelles elle touche Ies questions les plus difficiles.

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la puissance de l’obéissance est grande. Si la volonté de Dieu est que j’exécute ce qu’elle m’impose, qu’il me donne ce qu’il me commande, et qu’il me commande ensuite ce qu’il voudra. Je crois être certaine que mon seul désir est d’obéir, et comment une personne qui voit si clairement son néant pourrait-elle en avoir d’autre ?

Tout le monde sait que Dieu renferme en soi toutes choses et, en tant que leur auteur, leur communique l’être et la vie. En ce sens, il est présent aussi dans les enfers, mais pour un plus grand tourment des damnés. Il l’est également dans les pécheurs, quoiqu’ils soient dans un état de mort par rapport à lui et en eux-mêmes, ce qui dure tant qu’ils ne rentrent point dans son amitié. En cet état, rien ne leur profite et Dieu ne se communique point à eux de la manière dont nous parlons.

Enfin il est présent dans les âmes qui sont en grâce, pour leur plus grand mérite et pour leur salut éternel. Il est vrai qu’à moins d’une révélation surnaturelle nous ne pouvons avoir la certitude d’être en grâce ; et cependant, Dieu a parmi ses créatures un grand nombre d’âmes qui ont ce bonheur. Mais celles-là sont singulièrement heureuses, auxquelles il se révèle comme par une fissure, ou pour mieux dire, celles-là qui ont su profiter des biens qu’il découvre à tous ceux qui sont en sa grâce. Je laisse de côté pour le moment les cas particuliers, alors que Dieu trouve bon de dévoiler ses merveilles.

Au reste, elle n’est pas petite, la faveur accordée par lui à beaucoup d’âmes fidèles, de ne se lasser jamais de le chercher, tandis qu’il se dérobe sans cesse. À la fin, tôt ou tard, il viendra récompenser surabondamment leur foi et désaltérer leur soif des biens éternels.

Puisque nous sommes sur ce sujet, disons que lorsque l’âme s’est appliquée aux premiers exercices spirituels sans se lasser, qu’elle a surmonté ses ennemis par le parfait renoncement à soi-même, Dieu la dispose graduellement aux divers degrés d’oraison qui précèdent celui dont nous allons parler. Afin de l’en rendre capable, il la visite par des épreuves nombreuses. Enfin, voyant la continuité de ses désirs et de son anxiété, il en vient à lui accorder un contact substantiel avec lui. Cette

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touche est de si haut prix, qu’elle apporte à l’âme une joie et un rassasiement ineffables. Quiconque en a été gratifié ne saurait l’ignorer. Cette touche, il est vrai, n’a rien de corporel et n’est point perçue par les sens ; mais à la jouissance délicieuse qui se répand dans son essence, jointe à une notion extrêmement délicate de l’immensité de Dieu, l’âme connaît avec une certitude entière qu’elle touche Dieu même et se joint à lui, de la même manière que se touchent deux choses auparavant séparées. Ce n’est pas que Dieu fût séparé de l’âme, mais par rapport à cette communication, il semble qu’il en était ainsi. Et, en effet, l’essence de l’âme ne le sentait pas auparavant de cette manière, et une pareille certitude lui eût été impossible.

Ainsi, à moins de vouloir s’aveugler soi-même — comme le ferait une personne qui, fixant le soleil dans son éclat, déclarerait qu’il fait nuit, — il est impossible à celui qui a reçu cette touche divine, de l’ignorer. J’ai dit : à moins de vouloir s’aveugler soi-même. C’est qu’effectivement il y a des âmes si dépourvues d’intelligence quant aux choses spirituelles — ou peut-être Dieu les leur voile-t-il parce que cela convient pour lors, — il y a des âmes, dis-je, qui reçoivent de Dieu des faveurs très certaines et qui cependant ne parviennent pas à se rassurer. Supposez qu’on ait été gratifié de ce don, sur lequel on n’a pour l’instant aucun doute, et que la partie inférieure vienne ensuite à s’obscurcir et à douter. Il n’en reste pas moins vrai, si la grâce a été réelle, que l’essence de l’âme se trouve renouvelée et changée : en un mot, elle est fort différente de ce qu’elle était auparavant. Et si elle continue à se disposer à recevoir cette grâce, le doute durera peu, parce que la grâce dont il s’agit étant de sa nature immense, elle communique à l’âme un goût d’immensité et d’infinité. L’âme qui en est là, à moins d’une notable négligence, fera, à n’en point douter, de grands progrès dans la transformation en Dieu.

Mais que fera, je le demande, l’âme qui ayant expérimenté une fois cette touche divine, se sent tourmentée d’une soif inextinguible, et ignore ce qu’elle doit faire pour boire une nouvelle gorgée de cette eau de la Vie éternelle, surtout si,

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après cette première faveur, Dieu la laisse dans une obscurité profonde et de rigoureux tourments ? Il est vrai, le tourment de l’âme parvenue jusque-là ne consiste plus, comme autrefois, à faire effort pour briser les pierres qui ferment sa voie. Quoique déjà élevée à la contemplation, cette âme, dans sa souffrance, se trouvait comme éloignée de Dieu. Ses puissances avaient bien joui de lui comme par des fissures, mais son essence n’avait pas été admise à en jouir de cette façon : de là, cette séparation si douloureuse et cette difficulté terrible à trouver l’union désirée.

Mais une fois que l’âme a été favorisée, ne fût-ce qu’une seule fois, du contact substantiel avec son Bien-Aimé, son angoisse grandit, car celle-ci est toujours proportionnée à la connaissance, à l’estime et à l’expérience. L’estime et le désir font donc croître avec intensité l’angoisse de cette âme, elle est violemment altérée et désireuse du bien dont il lui a été donné de jouir.

Il est à noter néanmoins que pour de telles âmes l’entrée à la jouissance est beaucoup plus facile que pour les autres. Comme elles sont toutes disposées à la pure contemplation et que le Seigneur la leur accorde, non seulement il n’est pas loin d’elles, mais il en est même très proche. Pour obtenir les touches substantielles, la foi est à ces âmes de la plus haute importance. Il ne suffit pas qu’elles s’absorbent dans le goût spirituel qui leur est accordé, il faut de plus qu’elles s’unissent à ce qu’il y a en Dieu de substantiel, tel que la foi nous l’enseigne, il faut qu’elles s’attachent fortement à Dieu en sa substance même, jusqu’à ce qu’elles expérimentent d’une manière intime et secrète la touche divine.

Supposé qu’elles aient atteint cette divine union, il leur importe extrêmement de continuer à exercer ce contact avec Dieu, si toutefois Dieu ne l’opère lui-même sans autre moyen ni disposition préalable. Quand je parle d’exercer ce contact, j’entends, avant qu’il se produise, car une fois produit, l’union est immédiate, puisqu’il s’agit de la jonction de deux substances. Au reste, cette disposition de foi est, d’une manière générale, nécessaire à ces âmes dans l’oraison.

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C’est par une lumière vive et pleine de douceur que l’âme reconnaît ici son Créateur. Elle sait par la foi d’une manière certaine qu’il est présent en elle. Tandis qu’elle s’attache à cette vérité de toute la force de son amour et de son embrassement — et cela, non d’une manière quelconque, mais, suivant l’expression de notre Sauveur, de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces et de tout son esprit 1 — elle expérimente en elle-même le divin et amoureux contact — fort et terrible aussi — avec Celui qu’elle aime.

Lorsque cet effet vient à s’affaiblir et à se relâcher un peu — en cet état, à moins de faute grave, le relâchement n’est jamais entier et le désir de Dieu demeure toujours, — l’âme peut sentir quelque difficulté à une entreprise aussi sublime que celle d’une nouvelle emprise sur la Substance de Dieu, car chacune de ces touches lui procure cet ineffable bien. Et pourtant chacune d’elles lui apporte une disposition à une autre touche, plus intérieure et plus forte : je veux dire, plus perçue, plus habituelle et plus parfaite. Non que Dieu devienne plus grand, ou qu’à chaque fois l’âme ne touche pas sa Substance tout entière, mais comme il est impossible de connaître ce grand Dieu tel qu’il est en lui-même, cette succession de contacts avec lui le fait connaître d’une manière de plus en plus parfaite.

C’est un insigne bienfait du Seigneur envers nos âmes que cette capacité qu’il leur a donnée de toujours croître en lui — et lui en elles — tout le temps que dure l’état de la vie présente. Les unes grandissent en plus intense, les autres en moindre degré, mais toutes croissent et progressent. Quant au degré de vie spirituelle dont nous parlons, il y a un grand nombre d’âmes qui ne parviennent point aux richesses qu’il comporte, même parmi celles qui atteignent l’état de pure contemplation et de divine union. Il faut donc reconnaître que les âmes ainsi favorisées sont en petit nombre, et de fait ce degré est de soi très élevé, c’est même le plus sublime qui soit ici-bas. Il conduit l’âme, si elle ne s’arrête pas en chemin, à se perdre tout entière en Dieu.

1 Diliges Dominum Deum tuum ex tofo corde tuo, et ex Iota anima tua et ex lotis scri'us tuis, et ex tota mente tua. (Luc, x, 27.)

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De même que celui qui se noie dans une mer profonde est perdu pour ce monde, que celui qui se consume dans les flammes est réduit à rien, ainsi cette âme bienheureuse, noyée dans la mer sans fond de la Divinité, consumée dans un feu qui surpasse en violence et en activité celui de la sphère céleste, et dont l’activité à dévorer est de beaucoup supérieure, demeure très véritablement engloutie et consumée.

Au commencement de cette divine union, les sens extérieurs ne sont pas suspendus, et chez certaines personnes ils ne le sont jamais, en sorte qu’étant appelées, elles se trouvent parfaitement conscientes : ce qui dénote moins de faiblesse dans la partie inférieure et montre que Dieu l’a fortifiée. Par une perception puissante et toute divine, l’âme connaît qu’elle s’approche de son Bien-Aimé, ce qui a lieu purement dans la substance de l’âme et sans sortir de ses limites, qui, il est vrai, sont immenses.

J’ai dit que l’âme sent très clairement qu’elle s’approche de son Bien-Aimé et qu’il s’en faut de peu qu’elle ne le touche. Dans l’immense soif qu’elle a de lui, elle peut le chercher et le désirer avec tant d’ardeur, qu’elle en vienne au contact avec lui. Ce divin contact cause à l’âme un rassasiement infini, car Celui auquel elle s’unit est Vie éternelle pour l’âme. L’Être divin qui la porte en soi, qui soutient sa vie naturelle, qui lui donne la connaissance et le goût de la vie éternelle, est le même qui se révèle ainsi à elle, qui se joint à sa substance même, non plus seulement par la foi, mais par un goût intérieur expérimental de son Être divin et éternel, tel qu’il est en lui-même.

Comme les puissances ne comprennent pas ce que Dieu opère ici, elles sont dans l’obscurité, et cependant beaucoup plus illuminées qu’elles ne le seraient par des connaissances particulières. Dans une simplicité intime, elles connaissent ici une Vérité éternelle, un immense et puissant Seigneur qui, s’unissant à l’âme, la change et la transforme en soi.

Il peut se faire qu’au début et avant cet effet d’union, l’âme se trouvât vivement impressionnée par tel mystère en parti -

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culier. Alors, à mesure qu’elle approche du divin contact, elle perd de vue le mystère qui l’occupait, et ne sent plus que cette Puissance infinie, avec la certitude d’être jointe à son Bien-Aimé. Il peut arriver aussi qu’elle ne perde point de vue le mystère, mais seulement ce mode plus bas de connaissance, qui n’était basé que sur la foi.

Ici, c’est la jouissance qui lui révèle son Bien-Aimé tel qu’il est dans la vérité, et, sans comprendre, elle expérimente la substance et la réalité du mystère. De là sans doute l’impression si vive produite sur certaines personnes par tel ou tel mystère en particulier. Au seul mot de paradis, le saint Frère Gilles demeurait ravi et hors de lui-même. Il est d’autres âmes qui, entendant parler d’un mystère de la foi, en sont profondément émues et sentent intérieurement de merveilleux effets. C’est qu’au souvenir de ces mystères ou de ce qui s’y rapporte, l’Essence et la Substance du Seigneur leur Dieu qui les a opérés agit sur elles avec plus de force. Et, après tout, c’est par le moyen de ces mystères qu’il s’est révélé et fait connaître à ses créatures, et c’est en qualité de vérités accomplies en lui et par lui, en un mot c’est en tant qu’émanées de lui qu’ils produisent sur l’âme cette divine impression.

Ce qui surpasse tout, c’est l’Être de Dieu, et comme ici c’est lui qui se communique substantiellement à l’âme, lui qui la touche et l’unit à soi, cet effet d’union et ceux qui découlent des œuvres qu’il a opérées se trouvent ici joints ensemble. Supposez une personne qui en aime une autre. C’est la personne même qui est aimée, et cependant tout ce qu’elle fait, tout ce qu’on entend dire d’elle vient aviver l’affection qu’on lui porte.

Ainsi, notre grand Dieu étant ce qu’il est, rien d’étonnant si l’union avec lui change et transforme l’âme, avec une incroyable puissance d’amour, en l’Être même du Bien-Aimé, et si cette transformation en un Être si fort et si divin la tire d’elle-même et de son opération naturelle, pour la faire passer à des opérations surnaturelles et divines. Rien d’étonnant non plus si, après cela, quelque œuvre ou quelque souvenir que ce soit se rattachant à Dieu, produit en l’âme le même

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effet d’union, puisque Dieu a créé l’essence de l’âme apte et disposée par nature à l’union.

Cette union est beaucoup plus parfaite que celle d’un feu s’incorporant à un autre feu, que celle d’une eau se mêlant à une autre eau, parce que ces éléments sont corporels et qu’il s’agit ici de deux substances spirituelles : l’une éternelle, toute-puissante, forte à l’infini, divine, incompréhensible, immense, et si opérante que d’un seul acte de sa volonté elle a tiré du néant d’innombrables créatures, l’autre, qui est notre âme, très semblable à la première, mais non cependant quant à la force, quant au pouvoir, quant à la grandeur, quant à la nature de son Être, ni quant aux propriétés infinies qui sont en Dieu. Par le fait, il y a entre les deux substances toute la distance qui sépare le Créateur incréé, éternel, sans bornes, d’une créature qui, vu la petitesse de son être, est par rapport à lui comme un néant. D’ailleurs, une fois qu’il a engendré son Fils unique, qui emporte toute la force de son Être, qu’il a spiré le Saint-Esprit qui procède de l’un et de l’autre et a le même Être, Dieu ne peut rien faire qui soit comme lui, et il ne peut y avoir qu’un seul Dieu et Seigneur. Ce sont les fondements de notre foi, et l’âme connaît ici ces vérités d’une manière tout autre qu’aupa-ravant et entièrement ineffable, qui lui montre avec évidence comment toutes les créatures en présence de cet Être infini sont comme rien.

Et pourtant il est vrai de dire que Dieu a fait l’âme très semblable à lui, puisqu’il l’a faite spirituelle, immortelle, incompréhensible. Saint Augustin nous dit que nul ne sait ce qu’est l’essence de l’âme, sinon celui qui l’a créée. Outre cela, une fois unie à Dieu, elle est immense ; en lui elle est vie, elle est sanctification et perfection. Enfin elle en arrive à être Dieu en Dieu, parce qu’elle est une avec Dieu, et avec le temps elle acquiert des propriétés fort semblables à celles de Dieu lui-même.

Oui, redisons-le, celle qui est néant devient Dieu ; celle qui est mortelle devient vie ; celle qui par le péché est corruption devient sanctification. Et néanmoins, même avec la partici -

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pation que lui communique une si étroite union avec l’Océan de la Nature divine — union plus parfaite que celle de l’eau tombant du ciel dans la mer, — les deux natures restent distinctes, et la distance qui sépare le Dieu Créateur de la créature, l’Éternel de celle qui vient du néant, subsistera toujours.

Mais pourquoi ai-je dit qu’avec le temps l’âme acquiert les propriétés divines ? Parce que si l’âme, après avoir reçu de Dieu une touche substantielle, au lieu de se montrer reconnaissante d’une si immense faveur et de se joindre à lui de nouveau, se néglige et se sépare de lui par le péché, sans retourner à son bienfaiteur, il est visible que le don reçu ne lui servira de rien et lui sera même un sujet de plus rigoureuse condamnation. Si, au contraire, une fois ce don reçu, elle se défait et se dégage des choses terrestres, et, pour s’en mieux détacher, continue avec d’ardents désirs à s’approcher davantage de son Bien-Aimé, le gain est infaillible. Or, ce qu’elle gagne, c’est Dieu même, puisqu’elle en vient à le posséder très heureusement en état de continuelle transformation.

Elles ont bien raison, les âmes qui ne se contentent pas d’un degré d’oraison quelconque et n’en font pas le dernier objet de leurs prétentions, les âmes qui ne s’arrêtent à rien de limité, comme font celles qui demeurent toute leur vie au même point, à placer et déplacer une petite tuile qu’elles ont trouvée à leur convenance. Celles dont je parle ont pris Dieu même pour leur fin, et en ce grand Dieu elles ont beau découvrir, toujours il leur reste en lui des immensités voilées à désirer, des immensités voilées à pénétrer, et toujours beaucoup plus à découvrir.

Et comment n’en serait-il pas ainsi, puisque dans l’éternité celui qui aura de Dieu le plus de connaissance, connaîtra forcément que ce qui lui reste à connaître est infini ?

Au début, cette divine union à laquelle l’âme est parvenue n’est pas continuelle, bien que les contacts substantiels puissent être fréquents, suivant qu’il plaît au Seigneur de les accorder, et aussi suivant la disposition de l’âme et son plus ou moins d’assiduité à l’oraison. Avant d’en venir à l’union, on jouit d’ordinaire d’une disposition à la contemplation, dans laquelle

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l’âme cherche Dieu sans vouloir s’arrêter à rien de particulier, qui puisse la distraire et l’entraver, mais se laisse emporter suavement par la force divine et cherche son Dieu avec le désir de se joindre à lui.

Une âme, même ayant expérimenté une très pure contemplation, se trouvera au moment d’arriver à l’union — j’entends la première fois — en proie à la sécheresse et fortement attachée à une vérité de la foi, avec un ardent désir de recevoir ce que nous promet l’Écriture, c’est-à-dire, en substance, la pénétration de l’âme par son Dieu et son union avec lui. Se sentant donc enflammée de ce désir, elle expérimente la jouissance de Dieu, avec la ferme croyance qu’il peut accomplir cette œuvre en elle.

Quand ensuite elle cherche Dieu, elle a de la facilité à se joindre à lui dans ce contact substantiel. Et cependant, après en avoir été favorisée, elle pourra passer par bien des souffrances. Dieu les envoie beaucoup plus rigoureuses aux âmes de cette classe qu’aux autres, parce qu’il leur donne de quoi les porter sans défaillir. Il prend d’ailleurs un soin très particulier de ces âmes, comme de chose qui est déjà très spécialement sienne.

La première fois, je l’ai dit, cette touche divine a été précédée d’une anxiété marquée de sécheresse ; mais ensuite les désirs de l’âme se trouvent bien largement récompensés. Après tout, il n’est point de désirs qui puissent mériter un don si libéral de la main de Dieu, pas plus que nous n’avons mérité d’avoir été créés de rien, capables de lui. Néanmoins il entend qu’ici la volonté de l’homme intervienne, qu’un bien si élevé soit ardemment désiré et que, tout en étant ainsi poursuivi, il reste un don purement concédé par grâce.

Dieu ne le refusera pas à ceux qui n’y mettront pas obstacle et qui au contraire s’y disposeront. Que s’il le refusait à un vrai et fidèle serviteur, c’est que ce don ne lui conviendrait pas ou qu’il ne, serait pas appelé à marcher par cette voie. Encore est-ce à regret que j’écris ceci, car en toute vérité je crois que la faute est à nous. Nous ne nous dépouillons pas sérieusement avec Jésus-Christ, nous ne rendons pas notre âme nette et pure, en sorte que son essence puisse se joindre à celle de Dieu. C’est parce que tous ne sont pas capables d’une telle perfection, que tous ne sont pas intimement unis à Dieu.

À la vérité, quelques-uns possèdent Dieu, à qui cependant il se dérobe. Quant à ce feu intense qui s’empare de l’âme et qui croît puissamment, il ne peut manquer, s’il est vraiment tel, de percer par mille endroits, car celui qui possède Dieu si intimement fait les œuvres de Dieu. La participation qu’il acquiert avec lui le conduit graduellement jusqu’à l’état parfait et dépose en lui des richesses infinies, des merveilles divines. Et qui pourra dire les richesses dont il est en possession celui dont le centre jouit de la Substance même de Dieu et lui est uni ?

Si Dieu est la souveraine Sainteté, la souveraine Bonté, la souveraine Sagesse, la Toute-Puissance, la Majesté, la Beauté, la Paix, la Gloire infinies, avec d’autres attributs sans nombre ; si, de plus, il est en lui-même beaucoup plus que tout ce que nous pouvons lui attribuer, que tout ce que nous pouvons saisir et comprendre de lui naturellement et surnaturellement, je le déclare, lorsqu’une âme est devenue à ce point une avec lui, elle a une participation et une union avec Celui qui est au-dessus de tous les attributs et qui les possède tous en lui-même à l’infini.

Simultanément avec cet ineffable Bien, supérieur à tout le reste, l’âme reçoit communication de la Bonté, de la Sagesse, de la Beauté, de la Puissance divines. Dieu lui-même la rend bonne, sage ; il la fait participer à tous ses autres attributs.

Ainsi l’âme se trouve transformée en Dieu substantiellement ; elle jouit de son Essence en sa Substance, en même temps que des propriétés excellentes qu’elle puise dans le Bien infini auquel elle participe. Comme elle a en elle-même la vie substantielle de Dieu, toutes les autres excellences lui arrivent comme accidentellement.

L’âme une fois jointe à ce grand Dieu, à ce souverain Seigneur, reçoit donc en elle substantiellement et véritablement tous les

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biens que nous avons dit. Rien d’étonnant dès lors que celui qui aura une première fois reçu la touche divine et par là expérimenté quelque chose d’une telle Immensité, soit perpétuellement altéré de Celui qui est la vie et la jouissance de son âme, en un mot qu’il désire vivre en son Bien-Aimé. Il sait, du reste, — et c’est la vérité — que certaines âmes vivent en lui de cette vie essentielle et privilégiée, Il sent combien il est juste de se joindre de plus en plus ici-bas à Celui qui doit se donner éternellement, et qui, dès cette vie même, s’unit aux âmes par un lien si étroit. Il n’ignore pas qu’il peut avoir ce Bien-Aimé sans cesse avec lui comme un soutien puissant, par le moyen de cette union si intime que Dieu se plaît à communiquer aux âmes, même avant leur sortie de cette vie.

Qui donc, je le demande, pourra redouter les épreuves, quelles qu’elles soient ? Qui perdra cœur dans les périls ? Qui ne foulera aux pieds les obstacles pour en venir à un état de si intime participation avec Dieu, où l’on traite avec lui, comme Moïse, ainsi qu’un ami avec son ami ? Oui, cette haute Majesté semble vouloir en quelque sorte s’égaler à son serviteur et l’élever jusqu’à lui pour le faire Dieu avec lui, de façon qu’on puisse dire avec vérité non seulement que l’homme sera comme Dieu, mais qu’il est Dieu et le fils du Très-Haut 1.

Saint Augustin eût désiré, s’il eût été Dieu, cesser de l’être pour que Dieu le fût, tant l’amour qu’il lui portait était extrême. Dieu ne peut cesser d’être Dieu, et cela n’est pas nécessaire pour que l’homme le devienne. Il prétend l’élever d’une façon sublime à la participation de lui-même ; il veut être la vie qui le soutienne, et donner de telle sorte vie à son âme, que cette vie divine devienne son être même. Il veut résider en sa créature au point qu’elle ne se sente plus elle-même, mais que, réduite à rien en son fond le plus intime, elle vive de la vie même de son Dieu.

A force de mourir et de défaillir ainsi en Dieu, l’âme en arrive à voir tout ce qui est sien disparaître entièrement : son essence est devenue celle de Dieu, en laquelle elle s’est transformée.

1 Eritis sicut dii. (Gen., III, 3.) — Ego dixi : Dii estis et fui E'Zcelsi omnes. (Ps. Lxxxi, 6.)

Elle est toute consumée et changée au feu divin, au feu du Dieu qui l’a absorbée en soi. Elle est pacifique en la Paix de Dieu, elle est sage de la Sagesse de Dieu, et ainsi du reste.

Les âmes parvenues à cette transformation s’occupent des choses d’ici-bas sans en rien retenir. Comme la Force qui les a absorbées en sa Substance est immense, éternelle, infiniment active et efficace, elles peuvent traiter toutes sortes d’affaires sans que rien en pénètre en elles, les affaires étant pour elles de simples accidents sans subsistance. En les traitant, elles n’ont qu’un désir : accomplir la volonté de Celui qui les a absorbées en soi.

À la vérité, pour ces âmes parvenues à la transformation, Dieu permet d’ordinaire de très cuisantes souffrances dans la partie inférieure. Elles en éprouvent quelque trouble et se demandent si elles offensent Dieu. De fait, il peut arriver que ces âmes tombent en quelque offense. Cependant le meilleur d’elles-mêmes est toujours parfaitement soumis à la divine volonté ; il leur serait même impossible de lui opposer la moindre résistance. Elles ne le voudraient pas, quand il s’agirait d’endurer les plus grands tourments du monde. Elles sont prêtes à tout souffrir et même à laisser Dieu les anéantir entièrement, si tel était son bon plaisir, parce qu’elles n’ont d’autre vouloir que le vouloir de Dieu.

Comme une telle âme a perdu toute propriété et qu’elle se trouve transférée en la Substance de Dieu, il peut se communiquer à elle soit douloureusement, soit glorieusement : l’essence de l’âme, qui est son centre intime, étant transformée en Dieu, elle demeure attachée à lui en conformité de volonté, pour qu’il fasse de sa partie supérieure ou de sa partie inférieure selon son beau plaisir et conformément & à son divin vouloir.

Ainsi, depuis que l’âme est arrivée à l’union et à la transformation permanente, le meilleur d’elle-même, je le répète, est toujours soumis à Dieu dans la paix, quelque épreuve qui s’offre à elle. Cette âme porte en elle-même la marque de Dieu et une vive étincelle qui ne s’éteint jamais, quels que soient les peines et les tourments qui l’assaillent.

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Je l’ai dit, c’est dans la partie inférieure que se fait sentir la plus grande souffrance ; mais graduellement cette souffrance se spiritualise et se consume, et l’âme sent moins de perturbation en sa partie inférieure, qui devient mieux disposée à souffrir et beaucoup plus pacifiée. À mon avis, cette âme atteindra une pacification et une conformité complètes avant que Dieu la retire de cette vie.

L’union stable et permanente produit de si grands effets que, par la continuité des touches substantielles, la substance de l’âme, nous l’avons vu, en vient à ne faire plus qu’un avec la Substance de Dieu.

Lorsque cette continuité d’union a duré un certain temps, comme elle va nécessairement toujours croissant, l’effort de l’âme n’est plus pour chercher à s’approcher du Bien-Aimé afin de l’embrasser, mais pour se joindre plus étroitement à Celui qui l’embrasse, à recevoir plus puissamment la Substance de Dieu, à se livrer plus pleinement à elle, à s’identifier davantage avec elle, à vivre plus intimement de sa vie, en demeurant plus morte à son être propre.

Ici les touches substantielles ne sont plus pour l’âme quelque chose de nouveau, puisqu’elle a toujours en elle la Substance de Dieu ; mais elle comprend, sans toutefois le comprendre, qu’elle pénètre plus profondément en lui.

C’est un peu ce qui arriverait à quelqu’un qui entrerait dans la mer. Tant qu’il ne se noierait pas, il sentirait sa propre vie naturelle ; mais à mesure que les eaux lutteraient contre lui, elles le noieraient progressivement, jusqu’à l’engloutir tout à fait. Supposez qu’ainsi englouti, il conserve quelque sentiment intérieur et surnaturel — comme il arrive à l’âme en cet état, car plus elle meurt, plus elle est vivante, et plus elle est engloutie, plus elle éprouve de jouissance, — il pourrait sentir et comprendre qu’une fois mort il meurt davantage, qu’une fois englouti il se noie davantage, et que plus il se noie, plus il pénètre dans les profondeurs de la mer, où il perçoit toujours de nouveaux trésors et de nouvelles richesses.

Supposez maintenant que cette mer soit si profonde qu’elle n’ait point de fond, et que plus on pénètre dans ses abîmes, plus les beautés et les richesses deviennent immenses, et c’est la réalité quand il s’agit de notre Dieu, qui seul comprend infiniment l’infinité de son Être. Il y aurait alors quelque justesse dans la comparaison, bien que les choses spirituelles n’aient point de ressemblance avec les corporelles, ni les surnaturelles avec les naturelles, puisque les premières surpassent les secondes sans limite et à l’infini. Comme nous les entendons bassement, nous sommes obligés pour les faire saisir de recourir à des comparaisons.

Heureuse l’âme qui les expérimente ! Il n’est pas de meilleure voie pour les entendre, parce qu’alors on les entend sans moyen et telles qu’elles sont en elles-mêmes. Comme en leur présence l’entendement et la raison restent courts — et c’est par leur moyen nécessairement que cherchent à les comprendre ceux qui n’ont encore ni connu ni goûté les richesses spirituelles de l’union avec Dieu, — l’âme alors les entend surnaturellement au-dessus de l’entendement et au-dessus de la raison.

De là vient que lorsque l’âme n’est pas encore entièrement perdue à elle-même et qu’elle se sent approcher de son Bien-Aimé, il lui reste encore une certaine perception naturelle qui lui permet de s’en rendre compte : aussi la joie et les délices qu’elle goûte sont-elles très vives. Mais dès qu’elle en est venue à se perdre entièrement, elle perd en même temps toute perception intérieure naturelle, avec l’usage de ses puissances, et elle se trouve en possession de Dieu, objet de tous ses désirs. Quand elle revient à elle-même, elle voit qu’elle a connu Dieu d’une connaissance nouvelle, qui n’est point celle de la raison et de l’entendement naturels, en usage entre les mortels. Elle voit qu’elle l’a perçu en son Être éternel, en dehors de la perception naturelle ; elle voit qu’elle l’a vu en dehors de la vision humaine.

Tout ceci doit s’entendre du mode selon lequel il a plu à Dieu de se découvrir surnaturellement, car il ne s’agit point de la vision selon laquelle les bienheureux le voient dans le ciel. C’est une vue très surnaturelle de Dieu en son Être divin, de la manière possible à l’homme encore revêtu d’une chair mortelle.

Une fais que Dieu a résolu de se communiquer à sa créature autant qu’il est possible conformément à son infinie Bonté, et qu’il veut bien lui faire ce don, il ne manque pas de moyens pour cela.

Il a mis cette Âme en état de connaître sa divine Essence et d’en jouir, en l’unissant à lui immédiatement par la communication de son Être éternel. De même qu’il est véritable que Dieu est en nous, nous donnant la vie, de même il est véritable qu’il communique surnaturellement son Être à cette Âme, et cela de telle sorte qu’elle en ait la perception surnaturelle.

Il est clair qu’une telle perception ne peut se rendre par des paroles humaines, qu’on n’en peut même exprimer que la moindre partie, par la raison qu’elle ne vient pas de l’intelligence et du sentiment naturels. Aussi quelques saints nous disent-ils que lime alors entend sans entendre, parce que sa compréhension n’est pas humaine, mais divine. Elle entend sur-naturellement, mais, à proprement parler, elle ne comprend pas.

Ici les puissances sont suspendues, parce que tout ce qui est naturel défaille et devient divin. La substance de s’anéantit pour se transformer en Dieu, elle demeure déifiée, changée en Dieu.

Il est certain que toutes les Âmes ont en elles-mêmes l’image de Dieu. Il est certain aussi que Dieu les porte dans son Essence, où il leur donne l’être et la vie. Mais ici l’essence de lime défaille d’une manière spéciale, pour se transformer en l’Essence du Dieu qui l’a faite, par nature, capable de lui-même et apte à recevoir ce bienfait.

L ’âme ici se rend compte qu’elle perçoit en Dieu même, Vérité souveraine, des vérités qu’elle ignorait. Elle voit qu’elle se transforme maintenant en lui d’une manière qu’elle ne connaissait pas.

Non, il n’est pas d’âme capable de cet ineffable bien qui ne doive faire tout ce qui dépend d’elle pour s’y disposer et pour renverser les obstacles qui s’y opposent. Qu’elle s’efforce constamment de s’unir à Dieu, en sorte que tout ce qu’elle fait, que tout ce que réclament les exigences de la vie présente soit accompli en lui et pour lui. En un mot, que ses œuvres soient

moins les œuvres de la créature que les œuvres de Dieu en sa créature. Je veux dire, que la part qu’y a nécessairement la créature devienne celle de Dieu.

J’ai dit plus haut qu’il en est de l’âme comme d’une personne qui se noie et qui n’est pase ncore morte. J’ai appliqué cette comparaison à l’état d’une âme qui progresse dans l’union divine et qui approche de la mort à elle-même, d’une âme qui connait très clairement que Jésus-Christ vit en elle, qui peut dire avec vérité qu’elle vit et qu’elle ne vit pas, parce que c’est Lui qui vit en elle et que si elle vit ce n’est plus pour elle, mais pour Celui qui est mort et ressuscité s.

Et cependant cette mort ne va pas jusqu’à la dissolution du corps, afin que l’âme puisse progresser encore dans la mort spirituelle et recevoir en Dieu une vie plus haute et plus intime.

On peut aussi appliquer cette comparaison à ce qui ie passe actuellement dans l’âme. Bien qu’elle soit dans l’habitude de l’union et de la transformation, elle est encoreà elle-même et le sent. Maïs voici que tandis qu’elle goûte ainsi Dieu, elle se sent peu à peu défaillir, le sentiment intérieur lui manque, elle est comme une personne qui perd la respiration et va mourir. Mais qui dira ce qu’elle acquiert par cette mort ? L’éternité nous l’apprendra. L’âme elle-même est incapable de comprendre ce dont elle jouit, bien moins encore peut-elle l’exprimer. Qu’il nous suffise de dire qu’elle jouit de Dieu et qu’elle est devenue un autre lui-même par participation.

Des biens que Dieu envoie à l’essence de l’âme, une partie s’épanche sur la partie supérieure, et de là passe if l’inférieure et au corps lui-mine, atteignant ainsi la substance des forces naturelles. L’âme se trouve ensuite et pour longtemps comme si on les lui avait enlevées, et le corps est habituellement réduit à une grande faiblesse, à quoi vient se joindre la répugnance à prendre ce qui soutient les forces physiques. Mais tout le temps que dure ce qu’il y a de plus sublime dans l’union --- et ce temps est court --- on ne sent ni ne perçoit rien de tout cela. On ne fait que percevoir Dieu surnaturellement.

1 Vivo ego, jam non ego : vivit vero in me Christus (Gala. II)

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Je le répète, la perception naturelle des effets de l’union n’accompagne pas l’union divine : elle la précède et la suit.

Cependant, quand la transformation est très continue, très puissante, très supérieure à toute perception, l’âme, après être revenue à elle, demeure encore unie. Elle fait alors peu de cas de tout le reste et l’oublie, car elle possède Dieu dans une immensité et une grandeur souverainement paisibles. De là, nous l’avons dit, le prix merveilleux de l’union et de la transformation continue ; car lorsque les excès de l’esprit sont passés, l’âme s’attache tellement à la Vérité pure, qu’un moment vient où il n’y a plus pour elle de porte fermée pour aborder l’Être divin, auquel elle est toujours plus unie et qu’elle tient toujours plus étroitement embrassé.

Les progrès de l’âme sont ici tellement spirituels, qu’il est bien difficile de dire ce qui se passe en son intérieur et les différents effets qui se produisent non seulement chez les diverses personnes, mais chez la même âme. De fait, c’est Dieu qui ordonne et dispose tout ce qu’il lui plaît d’opérer ici, soit spirituellement, soit corporellement, soit surnaturellement, en chaque temps, suivant son ordonnance et son divin vouloir, pour la plus grande purification et la plus grande perfection de l’âme. C’est lui qui fait choix des modes admirables par lesquels il l’élève surnaturellement, modes fort au-dessus de l’entendement humain.

Dieu se communique à ses saints de manières très diverses, et cependant tous sont saints, tous reçoivent essentiellement un seul et même esprit : de même les hommes, qui ont tous une même nature, ont tous un visage différent. Cependant, une fois que les âmes sont parvenues à ce qu’il y a de substantiel en Dieu, et qu’il se donne à connaître à elles surnaturellement, il y a beau y avoir de grandes différences quant à l’immensité de l’âme et quant au mode sous lequel l’Être divin se communique : il reste vrai que toutes les âmes qui parviennent à cette union et à cette transformation en Dieu, parviennent à un immense abîme. Cet abîme n’est autre que notre Dieu, abîme dans lequel il n’y a ni variété ni diversité d’objets, mais une très simple unité, celle de l’Être divin, qui est tout entier et à l’infini Substance très pure. Et dans cette unité sont renfermées toutes les variétés, qui deviennent en elle vie et pureté de substance.

L’âme se voit unir à cette très pure Substance, qui pour l’instant l’aveugle de sa Force infinie, et elle se trouve obté-nébrée au sein de l’Être divin, car la créature humaine est incapable de voir son Dieu tant qu’elle est retenue dans la chair mortelle. En conséquence, plus elle le voit véritablement, plus elle est aveugle ; plus elle le goûte véritablement, moins elle le sent ; plus elle le perçoit véritablement, moins elle le comprend.

C’est qu’alors tout ce qui est humain et naturel s’obscurcit, afin que seule la Substance de l’âme s’unisse à la Substance de Dieu et se transforme en elle.

Ceux qui ont le mieux compris cette divine perception l’ont appelée un rayon de ténèbres. Dès lors, en effet, que cette lumière excède à l’extrême notre entendement, que cette divine intensité d’amour excède notre volonté, que cette toute-puissance et cette grandeur excèdent notre mémoire, rien d’étonnant qu’elles les fassent totalement défaillir et leur enlèvent leur opération naturelle, les laissant réduites à rien dans les grandeurs de Dieu. Rien d’étonnant, dis-je, puisque non seulement ces puissances, mais l’essence même de l’âme, qui est ce qu’il y a de plus noble en l’âme, se trouve elle-même engloutie, quand elle en arrive à se joindre à l’Essence de Dieu par cette merveilleuse communication.

L’âme donc, tant que dure ce qu’il y a de plus sublime dans l’union, défaille totalement en toutes ses parties ; mais ensuite elle voit et connaît clairement qu’elle est en Dieu, ou plutôt qu’elle a été en lui tandis qu’elle était hors de tout le reste.

Ainsi l’obscurcissement et la défaillance sont complets, et l’on n’a plus alors connaissance de soi-même. Mais en réalité, jamais l’âme ne s’est appartenue davantage ; jamais son être n’a eu plus d’excellence ; jamais elle n’a connu Dieu plus véritablement ; jamais elle ne l’a aimé d’un plus grand amour. Dans cette défaillance à son être propre, elle n’a jamais vécu d’une vie plus véritable ; car, grâce à cette mort en Dieu, où

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elle a défailli à toute connaissance, à tout sentiment, à toute intelligence, à tout amour, Dieu est devenu sa vie. Dieu est désormais en elle la Sagesse qui la rend surnaturellement sage. Elle goûte désormais par Dieu même, et non plus par les sens. Elle entend désormais par l’intelligence que Dieu met en elle au-dessus de tout ce qui se peut comprendre. Enfin Dieu est désormais l’amour qui aime en elle.

Ainsi, ces âmes aiment Dieu non plus seulement par leur propre amour, mais par l’amour de Celui qu’elles aiment, amour que lui-même met en elles. De là vient qu’elles ne l’aiment plus seulement, ni même principalement par leurs actes propres, mais en souffrant et pâtissant en elles son amour ; en outre, elles consentent aux opérations de Dieu en elles, liées qu’elles sont par son amour infini ; et tant que cet amour demeure en elles, elles ne peuvent ni ne veulent empêcher ses divines opérations. Rien de surprenant en cela, puisqu’elles savent la souveraine excellence de leur Créateur, et qu’elles la connaissent d’une science qui dépasse de beaucoup la notion que peuvent en avoir ceux qui ignorent ces ineffables biens et ne les ont jamais goûtés.

Ah ! qu’il est lamentable de voir tant d’âmes, — sans parler de l’immense multitude qui n’a jamais goûté ces biens : Goûtez et voyez, dit David, combien le Seigneur est doux 1 — qu’il est lamentable, dis-je, de voir tant d’âmes qui, faute de savoir attendre quelque peu, perdent de pareils trésors, parce qu’elles manquent de la persévérance et de l’endurance que réclament les grandes difficultés inhérentes à ces divines voies !

Bienheureux au contraire tous ceux qui espérent au Seigneur et se confient en lui ! Car il est impossible que la fidélité de Dieu et sa miséricorde fassent jamais défaut à celui qui a mis en lui son espérance, à celui qui, s’étant mortifié et vaincu lui-même, s’est résolu de le servir au-dessus de la raison et par delà toute mesure. Si les forces corporelles ont une limite, si le courage et la vie en ont une, l’amour n’en a point. Tout

1 Gustate et videte quoniam suavis est Domitius. (Ps. Xxxi-I, 8.)

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ce qu’il espère de son Dieu surnaturellement, Dieu le lui accordera, et infiniment davantage, parce que dans les voies divines il n’y a point de bornes. Dieu comble des espérances sans bornes par des dons infinis. Aussi un amour fervent n’acquiert jamais de si grandes richesses, qu’il n’en puisse espérer de son Dieu bien plus encore, puisque son Dieu lui-même est son infinie richesse. Lorsqu’on a atteint en lui des biens immenses, il demeure encore infini ; lorsqu’on le connaît, il reste encore inconnu ; lorsqu’on l’a compris, il est encore incompréhensible. Lui seul se connaît, lui seul se comprend ; lui seul s’aime comme il mérite d’être aimé.

Tout cela est l’exacte vérité. Et cependant, il reste vrai qu’il a plu à Dieu de communiquer en immensité son Être divin à ses créatures, autant qu’elles sont capables de le recevoir, non toutefois à la mesure de son immensité infinie, que lui seul connaît.

Heureuse l’âme qui possède en soi ce Dieu infini tel qu’il se connaît lui-même, et à laquelle il veut bien se découvrir ! Bienheureuse celle qui le perçoit par l’entendement de Dieu même, parce qu’il veut bien lui communiquer son entendement divin pour qu’elle le perçoive ! Bienheureuse celle qui aime Dieu par l’amour de Dieu même, qui veut bien lui donner son amour pour qu’elle l’aime, lui qui, étant la Vie éternelle, lui communique la vie pour qu’elle vive en lui éternellement !


Appendice IX Renom de sainteté de saint Jean de la Croix et translation de ses reliques

De son vivant et même dès son enfance, Jean de la Croix était regardé avec admiration, comme un être spécialement chéri du ciel. Ce à quoi ne contribuèrent pas peu les marques extraordinaires de faveur et de bonté que lui prodiguait la très sainte Vierge Mère de Dieu. Il n’avait que six ans que, s’amusant avec d’autres enfants auprès d’un puits sans margelle et très profond, qui se trouvait dans la cour de l’hôpital de Medina del Campo, il tomba dans ce puits au grand effroi des personnes qui se trouvaient là. Elles se mirent à pousser des cris et à regarder dans le puits, croyant déjà qu’il était au fond de l’eau. Leur surprise fut grande en apercevant l’enfant à la surface, qui leur dit tout joyeux qu’une belle dame avait étendu son manteau et l’avait maternellement soutenu, pour qu’il n’enfonçât pas.

Peu d’années après, le petit Jean jouait encore avec des petits compagnons, auprès d’une grande mare qui se trouvait à l’entrée de la même ville de Medina. Le jeu consistait à jeter des baguettes dans l’eau et à les retirer au moment où elles reparaissaient à la surface. À un moment donné, Jean s’avança imprudemment pour saisir sa baguette ; son pied ayant glissé, il tomba dans l’eau et s’embarrassa dans la vase qui formait le fond de la mare. À ce moment, comme il le dit ensuite, la même dame, qui déjà l’avait empêché d’enfoncer dans le puits, se fit voir à lui au-dessus de la mare, lui tendant la main piur l’aider à sortir de l’eau. II se fit alors un débat de courtoisie entre la dame et l’enfant. Le petit Jean, voyant la main qui lui était tendue, si belle et si blanche, refusait de la prendre, craignant de la

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souiller par la vase dont la sienne était pleine, et la dame insistait pour qu’il se laissât faire. À ce moment parut sur le bord de la mare un laboureur en qui plusieurs ont cru voir saint Joseph, tenant à la main une perche qu’il tendit à l’enfant. Celui-ci la saisit avec empressement et sortit heureusement de l’eau. si l’un de ses condisciples voulait prendre quelque liberté, il disait à ses compagnons : « Retirons-nous, avant que ce diable ne vienne. »

Plus tard, étant religieux au couvent de Cordoue, il devait expérimenter de nouveau l’assistance de la dame au manteau blanc. Une muraille en s’écroulant vint s’abattre sur sa cellule. Les religieux accoururent, croyant trouver leur père inanimé sous les ruines. Ils le trouvèrent sans lésion et leur disant, le visage joyeux, que si la très sainte Mère de Dieu n’avait étendu au-dessus de lui son blanc manteau, il eût été en grand danger de sa vie.

Plus tard, dans sa prison de Tolède, Marie lui apparut à plusieurs reprises, le consolant, et finalement lui donnant de façon miraculeuse le moyen de s’évader de son cachot. Au terme de sa vie enfin, la Reine du ciel vint l’inviter à quitter l’exil au jour et à l’heure qu’elle lui indiqua, pour célébrer avec elle les louanges de Dieu dans la gloire.

Il se rencontre au Procès apostolique un témoignage particulièrement riche et qui a tout spécialement retenu notre attention. Il émane du P. Alphonse de la Mère de Dieu, Carme Déchaussé, originaire du diocèse d’Astorga et conventuel du monastère de Ségovie, propre frère du P. Ferdinand de Sainte-Marie, Préposé Général de la Congrégation d’Italie. Ce religieux, au moment où il déposa juridiquement, faisait partie depuis plus de quarante ans de la Réforme de sainte Thérèse, où il avait rempli tous les offices jusqu’à celui de provincial, inclusivement. Entré dans l’Ordre quatre ans avant la mort de saint Jean de la Croix, il vécut sous sa conduite plusieurs années au couvent de Ségovie, et dans la suite traita familièrement avec les religieux qui l’avaient connu.

Avant même que Jean de Saint-Mathias eût reçu la prêtrise, nous dit-il, il en imposait à tous. Le reflet de sainteté qui se dégageait de toute sa personne était tel, que nul parmi ses frères n’osait s’émanciper en sa présence. On raconte que lorsqu’il était encore étudiant au collège Saint-André, à Salamanque

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si l ’un de ses condisciples voulait prendre quelquee liberté, il disait à ses copagnons ; » retirons-nous, avant que ce diable ne vienne ».

Dans la suite, toutes les personnes qui traitaient avec lui le regardaient non seulement comme vertueux, mais comme doué de vertus héroïques. Et la splendeur de ses vertus, spécialement de sa foi, de son espérance et de sa charité, jetaient des rayons si éclatants, que ceux qui l’entendaient parler de Dieu et des mystères de la foi se disaient qu’en vérité le P. Jean de la Croix les contemplaient de ses yeux. On admirait les longues heures du jour et de la nuit qu’il passait agenouillé sur les marches du maître-autel de l’église de son couvent, ou bien retiré un peu à l’écart, et plus d’une fois on remarqua une splendeur s’échappant du tabernacle et venant se terminer à sa poitrine. C’est ce qu’atteste en particulier une dame, sœur de l’évêque de Troya, qui communiqua fréquemment avec le Saint à Baeza. Bien des témoins ont attesté que tandis qu’il disait la messe ils ont vu bien des fois, après la consécration, cette même splendeur venir se réverbérer sur son visage et lui imprimer une singulière beauté. Tout cela était si connu, que de son vivant on l’appelait communément le saint père Jean de la Croix.

Lorsqu’il faisait avec ses religieux ses essais du martyre et confessait la foi, il paraissait si enflammé de l’amour de Notre-Seigneur, que ses frères proclamaient ce spectacle vraiment digne d’admiration. C’était avec tant d’instances qu’il suppliait qu’on le flagellât cruellement, qu’en fait il obtenait qu’on lui fît répandre beaucoup de sang, tant était vif son désir de souffrir pour son Sauveur.

Qu’il fût dans son couvent ou sur les routes, durant ses voyages, ni les religieux ni les séculiers ne lui entendaient dire un seul mot qui ne fût de Dieu, et ses paroles étaient si brûlantes qu’elles imprimaient l’amour divin dans les cœurs, avec le désir de chercher Dieu et de s’unir à lui. Ceux qui l’entendaient disaient communément que les discours du saint père nourrissaient à la fois l’âme et le corps. Et le voyant toujours attentif à Dieu, toujours absorbé en lui et, comme ils disaient, « divinisé », ils assuraient que son corps seulement était sur la terre, mais

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que toute sa conversation était avec Dieu au centre de son âme. De là, disaient-ils, naissait ce feu d’amour qui brûlait en lui, leur infusant les vertus et les fortifiant extraordinairement dans le bien.

Les religieux surtout, qui vivaient toujours avec lui, le vénéraient davantage. L’un d’eux, qui a été longtemps sous sa conduite, a déposé juridiquement que le saint père vivait dans une grande perfection de vie et faisait vivre dans la même perfection les communautés dont il avait la charge. Il était aimé de ses inférieurs comme s’il eût été le père de chacun d’eux, à tel point que lorsqu’il sortait du couvent, même simplement pour se rendre en ville et pour quelques heures seulement, leur joie était telle quand ils le voyaient revenir, que tous se hâtaient à sa rencontre et prenaient sa bénédiction en lui baisant la main ou le scapulaire. Et le saint père les recevait et les caressait avec des entrailles de saint. Celui qui dépose dit avoir été témoin de ceci bien souvent, alors que le saint était supérieur et lui-même l’un de ses inférieurs. Et il ajoute : “Les exemples de sainteté donnés par le saint père étaient tels, que le souvenir en est encore vivant dans les couvents et les villes où il a résidé. C’est de toutes parts qu’on parle de lui et de sa sainteté, tant parmi les séculiers que parmi les religieux ; aussi des religieux de divers couvents demandaient et obtenaient de leurs supérieurs la grâce de venir vivre sous sa conduite 1.,

Les Carmélites de Ségovie, de Beas et de Grenade assuraient que la semaine où l’homme de Dieu venait les confesser et diriger leurs âmes, tout le monastère était comme enflammé du divin amour, du désir de la pénitence, d’éviter les moindres imperfections et d’atteindre la sainteté. Les couvents de religieux parlaient de même. Un prêtre, revenant de Villacastin où il se rendait de temps à autre pour communiquer avec notre saint, disait qu’il lui semblait avoir conversé avec « un courtisan du ciel ». D’autres, pour rendre l’impression qu’il leur faisait, ne craignaient pas de l’appeler « un séraphin incarné », une divine sirène dont le chant endormait les choses de ce monde

1 Dép. du P. Martin de Saint-Joseph (Inform. de Baeza).

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et élevait l’âme jusqu’à Dieu. Tous reconnaissaient en lui une divine supériorité, qui lui venait ex consortio Domini.

Le P. Alphonse de la Mère de Dieu assure qu’en Andalousie le gouvernement si paternel du saint père était encore vivant vingt-huit ans après sa mort, que ses maximes et ses paroles se répétaient parmi les religieux comme des oracles 1.

Les grandes douleurs de sa dernière maladie et la patience surhumaine avec lesquelles il les endurait, accrurent encore son renom de sainteté. Le licencié Villareal qui le traitait ne craignait pas de dire qu’en douleurs et en patience il égalait le saint homme Job et que, pour sa part, il n’avait jamais vu tant souffrir ni avec tant d’endurance et de douceur. Voyant son absorption en Dieu, ses continuels ravissements joints à tant de patience, il ne l’approchait et ne le touchait que comme il eût fait du corps d’un saint.

À peine saint Jean de la Croix avait-il rendu son âme à Dieu, que les religieux et les séculiers qui avaient assisté à ses derniers moments, se disputèrent les pauvres vêtements et les menus objets qui avaient été à son usage ; ils coupaient de ses cheveux pour en faire des reliques. Bientôt il fallut barricader les portes du couvent, parce que le bruit de sa mort s’étant répandu on ne sait comment, la foule, malgré l’obscurité et une pluie battante, se présentait à l’entrée du couvent, demandant à grands cris à voir le corps du saint. On parvint à grand’peine à contenir la poussée de la multitude et à disposer les précieux restes de façon qu’ils pussent être exposés dans l’église à la vénération de la foule frémissante. On établit des gardiens autour du catafalque pour s’opposer à l’indiscrétion des fidèles qui, sous prétexte de baiser les pieds du saint, enlevaient avec les dents des parcelles du saint corps. Un célèbre docteur de la ville prononça de lui-même et sans y avoir été invité le panégyrique du P. Jean de la Croix, et il lui donnait de grandes louanges, dans lesquelles il l’égalait aux saints déjà canonisés.

Cependant le saint, dès la première nuit qui suivit son décès, apparaissait glorieux à diverses personnes et tout d’abord

1 Inform. de Ségovie.

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à une dame, belle-sœur d’un des religieux de la communauté, Doña Clara de Benavidès qui, pendant sa maladie, avait exercé envers lui les devoirs de la charité. Bientôt c’est de toutes parts qu’on entendait parler de nouvelles apparitions glorieuses dont étaient favorisées des personnes tant séculières que religieuses, manifestations qui ne servirent pas peu à répandre partout le bruit de sa sainteté. On portait de tous côtés aux malades des objets qui lui avaient appartenu et les malades se trouvaient par leur application soulagés ou guéris. On réclamait surtout l’application de sa pauvre ceinture de cuir, dont on disait qu’elle obtenait d’heureuses naissances dans les cas périlleux et presque désespérés.

L’année qui suivit la mort du saint, Don Louis de Mercado et sa sœur Doña Anne de Peñalosa, fondateurs du couvent des Carmes Déchaussés de Ségovie, firent instance auprès du Vicaire Général de la Réforme, Nicolas de Jésus Marie, pour qu’il leur fût permis de faire enlever le corps du P. Jean de la Croix de l’église du couvent d’Úbeda où il reposait et de le faire transporter à Ségovie. En ayant obtenu l’autorisation, ils la notifièrent en grand secret au prieur d’Úbeda et à deux autres religieux, par l’entremise de François de Medina, homme de marque, qu’ils députèrent à cet effet. Le sépulcre ayant été ouvert, on trouva le saint corps tel qu’il y avait été déposé neuf mois auparavant, et distillant une sorte d’huile. Voyant qu’il n’était pas transportable, on le couvrit d’une quantité de chaux vive, qu’on espérait devoir le dessécher promptement. Au préalable, on en coupa un doigt pour Doña Anne de Peñalosa. L’année suivante, les députés revinrent à onze heures du soir visiter le sépulcre, avec le même secret que la première fois, et trouvèrent le corps dans le même état, mais un peu desséché et répandant une suave odeur. Ils l’accommodèrent décemment dans un coffre et l’emportèrent, toujours en grand mystère, en évitant de suivre directement le chemin de Madrid, mais faisant un détour par Jaén et Martos. Non loin de Martos, dans un lieu entièrement désert, ils entendirent une voix forte qui disait : « Que faites-vous ? Pourquoi emportez-vous le corps du saint ? Laissez-le où il était. » À ces mots, racontèrent ensuite François de Medina et ses compagnons, leur épouvante fut telle qu’ils sentirent leurs cheveux se dresser sur leur tête, car il n’y avait personne en ce lieu désert et nul ne pouvait savoir quel était le dépôt qu’ils emportaient, tant il était soigneusement dissimulé et tant leur départ d’Úbeda avait eu lieu secrètement. Ils se dirent que cette voix ne pouvait être humaine, mais plutôt celle de l’ange préposé à la garde de la ville d’Úbeda, qui se plaignait de voir cette ville dépossédée d’un si précieux trésor. Cependant le saint corps commençait à répandre une suave odeur, qui alla croissant à mesure qu’on approchait de Ségovie. Cette merveille fut cause qu’une foule de gens se trouva rassemblée à l’arrivée des voyageurs au couvent des Carmes, où ils s’apprêtaient à déposer leur saint fardeau, tellement qu’il leur fut difficile de le descendre dans le lieu qui lui avait été secrètement préparé. Le coffre fut placé sur une estrade couverte d’un tapis. À l’instance de la justice et d’un peuple innombrable, il fut ouvert et tout le monde s’approcha pour vénérer le saint corps. Le concours dura huit jours entiers.

Le Vicaire Général ayant été averti de tout ce qui s’était fait, ordonna que la relique fût placée dans une arche vide qui se trouvait dans la chapelle principale, à droite du maître-autel.

Pendant ce temps, que se passait-il à Úbeda ? Lorsqu’on apprit la disparition du saint corps, la stupeur et l’indignation furent extrêmes. La ville fit rédiger une information du fait. ainsi que de l’extraordinaire sainteté du P. Jean de la Croix, laquelle fut portée à Rome par un citoyen d’Úbeda nommé Don Pedro de Molina, et présentée au Souverain Pontife Clément VIII. En même temps un procès était intenté au nom de la ville à l’Ordre du Carmel et aux fondateurs du couvent de Ségovie, pour la soustraction et l’injuste enlèvement du saint corps, qui appartenait de droit à Úbeda, où il était mort et avait été enterré.

Clément VIII donna raison à la ville et commanda que la sainte dépouille lui fût restituée tout entière, à la date du 15 septembre 1596, donnant à ce sujet un bref qui confiait l’exécution de la sentence pontificale à l’Évêque de Jaén et à Don Lope de Molina, trésorier de la collégiale d’Úbeda. Néanmoins, cette ville se vit obligée de se contenter pour l’instant

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d’une partie du saint corps, tout en réservant ses droits sur la dépouille entière. Pendant ce temps, le Prieur de Ségovie, accompagné d’un Définiteur de l’Ordre, détachait de ses propres mains une des jambes et la moitié d’un bras, revêtues encore de la chair et enveloppées d’un taffetas cramoisi. Ces reliques furent reçues à Úbeda avec toutes sortes de démonstrations d’allégresse et de vénération. La ville donna attestation de la réception de ces reliques, avec mention expresse du droit qu’elle se réservait sur le reste du corps. Les reliques furent placées avec beaucoup de respect dans l’église des Carmes Déchaussés d’Úbeda, dans une niche à droite du maître-autel.

En 1621 on achevait à Ségovie un nouveau sépulcre et une nouvelle chapelle pour la partie du corps du saint qu’on avait réussi à conserver. Il y eut cérémonie très solennelle pour la reposition des saintes reliques. Le corps resta un certain temps découvert. Il y eut sermon à portes closes pour les seuls religieux, après quoi le secrétaire du Provincial se leva pour lire un ordre du Général de l’Ordre, défendant aux Carmes de Ségovie de se déposséder de la moindre parcelle des saintes reliques. Après quoi il renouvela sa profession en présence du corps dont le visage était découvert et le baisa au front. Tous les religieux firent de même, au nombre de cinquante-six. Pendant tout le temps que dura la pieuse cérémonie, le saint corps dégagea un parfum délicieux qu’on ne savait à quoi comparer. Après cela, il fut de nouveau respectueusement enveloppé. Dans la suite, ce n’est que par intervalles et de loin en loin que les ondes parfumées s’échappèrent de la châsse.

Un miracle signalé marqua cette journée en la personne d’un religieux de la communauté, gravement malade. Le P. Alphonse de la Mère de Dieu, dont nous abrégerons la longue et très importante déposition, la termine en disant :

“Je sais que le saint père Jean a été toute sa vie tenu pour saint et vénéré comme tel par toutes sortes de personnes, surtout par les hommes instruits et spirituels. Il vivait encore qu’on l’appelait déjà saint, non seulement parmi les religieux et les religieuses de son Ordre, mais chez Doña Anne de Mercado, fondatrice du couvent de Ségovie, où abordaient des religieux de divers Ordres. Pour le distinguer des religieux de son Ordre qui portaient le même nom, beaucoup l’appelaient Frère Jean de la Croix le saint, et quand dans les monastères il se présentait au tour ou à la porte, on avait coutume de dire : notre saint est là. C’était le nom que lui méritait la vie sans tache qu’il mena jusqu’à la mort. Il est notoire que les religieux de son Ordre, aussi bien que les séculiers, reconnaissaient en lui une sainteté supérieure. Quant à la Mère sainte Thérèse, elle disait du vivant même du P. Jean de la Croix que c’était une des âmes les plus saintes que Notre-Seigneur avait dans son Église. Et, selon l’expression du P. Jean de Jésus dans la vie de sainte Thérèse qu’il écrivit et qu’il dédia à Paul V, il déclare que cette sainte summopere diligibat cum. Comme Thérèse se rendait à la fondation de Villeneuve de la Jara en 1580 et passait par la Roda, les pères du couvent lui disaient beaucoup de bien du saint père Jean, recteur de Baëza. Elle leur répondit gaiement : « Les os de ce petit corps feront un jour des miracles. » La sainte carmélite Catherine du Christ, dont le corps se garde intact, le nommait saint pendant sa vie, comme il conste des actes de cette servante de Dieu. L’Impératrice, sœur du roi Philippe II, l’estimait tel et, après avoir lu ses écrits qu’elle goûtait extrêmement, elle disait n’avoir jamais rien vu de plus élevé et de plus dévot.”

Après s’être étendu sur la merveille des apparitions de Notre-Seigneur, de la sainte Vierge et des saints qui se manifestent dans les reliques de la chair du bienheureux père, le P. Alphonse atteste que ses portraits se sont répandus non seulement en Espagne, mais à l’étranger, et que les fidèles les portent sur eux avec grande dévotion comme un antidote contre les illusions et les embûches du démon.

À cause de son renom de sainteté, le roi d’Espagne Philippe III voulut contribuer largement à l’embellissement de son sépulcre et de sa chapelle à Ségovie, et le roi Philippe IV tint à participer aux frais des Informations entreprises en vue de la Béatification.

Le 14 décembre, jour anniversaire de la mort de Jean de la Croix, est férié à l’égal des plus grandes fêtes chez les Carmes de Ségovie, il y a panégyrique la veille et le jour, et les religieux passent toute la journée en prière auprès de son sépulcre. Dans

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tous les autres monastères de religieux et de religieuses de cette Réforme, le 14 décembre est célébré avec beaucoup de dévotion et de joie. Les prébendés, les prêtres et les religieux d’autres Ordres viennent célébrer la messe dans les églises du Carmel.

En Espagne et ailleurs, les reliques du saint sont révérées avec le plus grand respect. Des Indes on en fait demander avec instances. Le roi Philippe II voulut avoir pour le trésor de l’Escurial une partie d’un de ses doigts conservée sans corruption. À Ségovie, on a richement orné une partie du bras et de la jambe qui s’y conservent, en vue de les porter aux malades qui le demandent, dont plusieurs en les vénérant reçoivent une santé parfaite et d’autres bienfaits. À Ubeda on porte également aux malades le pied du saint, richement orné à cet effet, et qui tant de fois a répandu de merveilleux parfums. D’autres malades demandent de l’eau dans laquelle ont trempé de ses reliques.

Au sépulcre du saint le concours des évêques, des prêtres, des fidèles est continu ; les uns viennent faire des neuvaines, les autres rendre grâce des bienfaits reçus, d’autres viennent recommander leurs divers besoins. Et ce concours n’est pas dû à l’initiative des religieux du couvent, il leur est même presque à charge. Effectivement le P. Général de l’Ordre étant venu à Ségovie il y a sept ou huit ans, et ayant vu les neuvaines qui se faiaient continuellement au saint sépulcre, donna ordre aux religieux de ne plus les permettre à l’avenir. Sur ces entrefaites un prébendé d’Astorga et un marchand de Saragosse vinrent au sépulcre expressément pour rendre grâce de bienfaits reçus. Apprenant que l’accès en était depuis peu interdit, ils se plaignirent hautement. On en écrivit au Père Général, qui leva sa défense et permit que les neuvaines pussent avoir lieu comme auparavant 1.

Tel était l’état des choses en 1627, à l’époque où le Procès Apostolique suivait son cours. Ce procès aboutira en 1675 et Clément X béatifiera Jean de la Croix le 25 janvier de cette année. Benoît X I I I le canonisera le 26 décembre 1726. Pie X 1 le déclarera docteur de l’Église le 24 août 1926.

Dép. du P. Alphonse de la Mère de Dieu. (Inform. de Ségovie (1627).

Appendice X Encore la mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse

Le très vif intérêt suscité par nos deux Appendices IV et V au Tome III des Oeuvres de saint Jean de la Croix, non moins que les bienveillantes objections qui nous sont faites à ce sujet, nous invitent à compléter de quelques pages ces Appendices.

On nous demande d’abord quelle est la date de la soi-disant lettre de sainte Thérèse à la mère Anne de Jésus, dans laquelle la Sainte appellerait saint Jean de la Croix « un homme céleste et divin » et déclarerait « qu’elle n’en a pas trouvé dans toute la Castille d’autre comme lui, qui enflamme de tant de ferveur dans le chemin du ciel ; qu’elle mettrait à haut prix de l’avoir auprès d’elle, parce qu’il est le vrai père de son âme et un de ceux dont la communication lui apportait plus de profit, etc. ».

À cela nous répondrons qu’il ne s’agit pas d’une lettre, mais de deux fragments, l’un et l’autre sans date et sans signature. Le P. Silverio, ce grand chercheur d’archives et de bibliothèques, n’a rencontré de ces fragments ni original, ni même aucune transcription quelconque. De là, déjà, des soupçons très fondés de non authenticité.

Disons tout d’abord qu’aux xviie et xviiisiècles la fabrication de lettres ou fragments, qu’on publiait ensuite sous le nom de tel ou tel saint personnage, était admise dans les milieux les plus religieux. Le P. Antonio Astrain, S. J., nous rapporte, dans son Historia de la Compañia de Jesús en la Asistencia de España, comment on fut d’abord surpris de rencontrer des lettres de saint François de Borgia à l’empereur Charles-Quint portant la même date et l’adresse du même auguste destinataire.

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Le fond en était le même, mais la forme était différente. L’un des textes présentait les lettres du saint duc de Gandie dans un style des plus simples, l’autre texte présentait les lettres de saint François de Borgia à l’empereur entièrement refaites, dans un style fleuri et ampoulé, sans doute en vue de l’impression, mais ne pouvant plus lui être attribuées.

Ceci se passe de commentaires.

Nous ne nous étonnerons donc pas si certaines lettres attribuées à sainte Thérèse demandent à être traitées avec beaucoup de précautions. Si par ailleurs on ne peut fournir d’une lettre ou d’un fragment ni original, ni transcription, ni donnée quelconque, il y a lieu de rechercher avec le plus grand soin les origines des pages ou des lignes en question, afin de voir s’il n’y a pas de sérieux motifs de les attribuer à des personnes, très religieuses sans doute, mais qui avaient quelque intérêt à faire dire à sainte Thérèse ce qu’en réalité elle n’a ni dit ni écrit.

Revenons aux deux fragments qu’on a décorés du nom de Lettre de sainte Thérèse à la mère Anne de Jésus, de décembre 1578.

Sur quelle base repose le premier de ces fragments ? Dans son Tome VI des Obras de san Juan de la Cruz, le P. Silverio donne le Procès de la Béatification et Canonisation de notre Saint. À la page 170 se trouve la Déposition de Françoise de la Mère de Dieu, carmélite de Beas, de l’année 1617. On y lit le passage suivant :

« Le saint père Fr. Jean de la Croix étant prieur du Couvent du Calvaire, la Mère Anne de Jésus, prieure de ce couvent, écrivit à la sainte mère Thérèse de Jésus, lui disant la solitude spirituelle dont elle souffrait, n’ayant personne à qui ouvrir son âme. La Sainte lui répondit : « J’ai trouvé charmante, nia fille, la plainte si peu fondée que vous m’avez adressée, alors que vous avez auprès de vous mon père Jean de la Croix, qui est un homme céleste et divin. Je vous l’assure, ma fille, depuis qu’il est parti, je n’en ai pas trouvé dans toute la Castille 1

1 On pourrait faire remarquer que, dans aucune des lettres authentiques venues jusqu’à nous, sainte Thérèse ne nomme ni la Castille, ni l’Andalousie. Elle emploie toujours ces locutions, par aca, par abri, qu’on peut traduire par : là-bas, ou chez vous. Ici l’auteur du fragment a cru bon de préciser et de faire dire à la Sainte : dans toute la Castille.

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un autre comme lui, qui enflamme à ce point dans le chemin du ciel. Vous ne sauriez croire combien il me manque. Dites-vous bien que vous avez en ce saint un grand trésor. Que toutes dans votre communauté traitent avec lui et lui communiquent les affaires de leurs âmes. Elles verront quel profit elles en retireront et combien elles se trouveront avancées en tout ce qui tient à l’esprit intérieur et à la perfection. Notre-Seigneur, en effet, lui a donné pour cela une grâce particulière. »

Le second fragment, qu’on a joint au premier, ne se trouve pas dans la déposition de Françoise de la Mère de Dieu. Le P. Antoine de Saint-Joseph, en le plaçant sous le nom de Fragment LxxIII, au Tome VI des CEuvres de la Sainte (Ed. de 1674), nous dit qu’il provient d’une longue relation rédigée par Madeleine du Saint-Esprit, autre carmélite de Beas, sur les vertus de saint Jean de la Croix. En voici la teneur :

« Je mettrais à haut prix d’avoir près de moi mon père Jean de la Croix, parce qu’il est le vrai père de mon âme, et un de ceux dont la communication lui apportait plus de profit. Communiquez avec lui, mes filles, dans une entière franchise. Je vous assure que vous pouvez le faire avec autant de simplicité qu’avec moi-même et que vous en retirerez beaucoup de consolation. Il est très spirituel, de grande expérience et de beaucoup de savoir. Par ici il manque bien à celles qui étaient faites à sa doctrine. Remerciez Dieu qui a bien voulu que vous l’ayez dans votre voisinage. Je lui écris de s’occuper de vous et, connaissant sa grande charité, je sais qu’il le fera, quel que soit le besoin qui se présente. »

Cette relation se gardait, paraît-il, du temps du P. Antoine, dans les Archives de l’Ordre.

Répétons-le, tels sont les fragments, d’origine différente et, il faut bien le dire, fort étrangers l’un et l’autre au style et à la manière de dire de sainte Thérèse, dont on a fait, au bout de quarante ans, une Lettre de la Sainte à la mère Anne de Jésus, en lui donnant une date : celle de décembre 1578.

Relativement à ces fragments, il y a plusieurs remarques à faire.

Dans une lettre — fort authentique celle-là — que sainte

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Thérèse écrivait au P. Gratien en août 1575, et où elle lui rendait compte du choix qu’elle avait fait comme confesseur d’un chanoine de Tolède, le docteur Velasquez, elle s’exprime ainsi :

“Angèle (c’est-à-dire elle-même) est très contente. Elle s’est déjà confessée à lui. Le meilleur de la chose, c’est que depuis qu’elle connaît Paul (le P. Gratien), son âme ne trouvait soulagement et consolation avec nul autre. A présent elle est tranquille et satisfaite, bien qu’à un degré moindre que lorsqu’elle s’adressait à Paul.”

La Sainte avait fait la connaissance du P. Gratien au printemps de 1575. Elle lui dit ici que depuis ce jour « son âme ne trouvait soulagement et consolation avec nul autre ». Comment alors aurait-elle pu écrire à la mère Anne de Jésus en 1578 : « Je mettrais à haut prix d’avoir ici mon père Jean de la Croix, parce qu’il est le vrai père de mon âme… Depuis qu’il est parti, je n’en ai pas trouvé dans toute la Castille d’autre comme lui… Vous ne sauriez croire combien il me manque, etc... » ?

De plus, si saint Jean de la Croix était à ce point le directeur préféré de sainte Thérèse, comment se fait-il que dans la relation de mars 1576, dans laquelle la Sainte énumère les pères spirituels à qui elle a ouvert son âme et qui lui ont donné lumière et soulagement, le P. Jean de la Croix ne soit pas même nommé ? Dira-t-on que c’est à cause de sa jeunesse ? Outre qu’en 1576 il n’était plus très jeune, elle place dans cette liste de ses directeurs le P. Balthasar Alvarez, qui n’avait que vingt-cinq ans lorsqu’elle lui confia son âme.

D’ailleurs, ce qui rend bien difficile d’accepter comme authentiques les fragments cités, c’est que, à l’époque où saint Jean de la Croix était confesseur attitré de l’Incarnation, la Sainte écrivait au P. Gaspard de Salazar qu’elle se confessait à un Jésuite du Collège Saint-Gilles, le P. Larez.

Les éloges pompeux donnés à la direction de saint Jean de la Croix concordent-ils davantage avec les lettres de sainte Thérèse de la même époque ?

À sa sœur Jeanne de Ahumada, elle écrivait le 27 septembre 1572 : « Le Carme Déchaussé qui confesse ici fait beaucoup de bien, c’est le P. Jean de la Croix. » Elle ne dit pas que pour

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elle-même sa direction soit appropriée et consolante, ni rien qui rappellerait les grands éloges des fragments en question.

L’année suivante, elle écrivait au P. Gaspard de Salazar : « Depuis un certain temps déjà nous avons ici pour confesseur un Carme Déchaussé fort saint. Il a fait un grand bien. » Et elle termine sa lettre en disant, comme nous le marquions plus haut : « Je me confesse au P. Larez. »

Passons plus avant. Le 8 novembre 1581, elle écrit à la mère Marie de Saint-Joseph, parlant du P. Rodrigue Alvarez, ce Jésuite de Séville à qui en 1576 elle a fait de grandes ouvertures : « Si je le voyais, comme il connaît mon âme, je ne lui cacherais rien. J’aurais au contraire une grande joie à m’ouvrir à lui, car il n’y a ici personne avec qui on puisse parler ce langage de manière à en tirer consolation. »

Il faut bien l’avouer, aucune de ces lettres ne concorde avec la soi-disant lettre à la mère Anne de Jésus de décembre 1578, les unes et les autres sont même avec elle en complète contradiction.

Françoise de, la Mère de Dieu et Madeleine du Saint-Esprit ne sont pas les seules Carmélites qui aient laissé sur saint Jean de la Croix des témoignages où se rencontre le nom de sainte Thérèse. Anne de Saint-Albert, prieure de Caravaca, en a laissé un dans lequel intervient également le nom de la Sainte, et cela de façon plus brève et moins équivoque. Nous trouvons dans sa déposition pour la Béatification le passage suivant :

“Le vénérable Père Fr. Jean de la Croix étant venu à Caravaca, la sainte Mère Thérèse de Jésus m’écrivit, alors que j’étais prieure de ce couvent, une lettre où elle me disait : Ma fille, le P. Fr. Jean de la Croix va chez vous, que celles de votre communauté lui parlent de leur âme avec simplicité, comme elles le feraient avec moi-même, car il a l’esprit de Notre-Seigneur.

Ce qui surprend, c’est que le P. Antoine de Saint-Joseph a donné ces lignes deux fois, sous le titre de Fragment Lxxvii et de Fragment Lxxviii, au Tome VI des Œuvres de la Sainte, en expliquant que sainte Thérèse avait coutume de répéter plusieurs fois ses conseils. Voici les lignes qui sont données

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la seconde fois. On peut voir que le fond est le même, que la forme seule diffère légèrement :

« Ma fille, je ferai en sorte que le Père Fr. Jean de la Croix aille chez vous. Comptez que c’est moi-même. Parlez-lui avec simplicité de vos besoins intérieurs, car c’est une âme à qui Dieu communique son esprit. »

Vicente de la Fuente, en donnant les deux textes, nous dit avec raison qu’il faut peut-être attribuer la répétition à ce qu’Anne de Saint-Albert citait de mémoire.

Évidemment on ne saurait regarder ces lignes comme des textes de sainte Thérèse, mais simplement comme rappelant de loin — à quarante ans de distance — ce qu’elle aurait écrit on ne sait à quelle époque ni en quelle occasion.

Ce que nous venons de rapporter, sur le témoignage du Père Antonio Astrain, des lettres du saint duc de Gandie, nous montre de quelle manière on se croyait le droit, à cette époque, de traiter dés textes qu’aujourd’hui on manie avec les plus louables scrupules, et finalement de les présenter au public comme des textes intégralement donnés. A plus forte raison se croyait-on les coudées franches, quand il s’agissait de rapporter des éloges. Pourvu qu’il y eût éloge, peu importait les termes dont on se servait. De là, à inventer sans façon, il n’y a qu’u n pas.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de voir des Éditeurs de cette époque et même — ce qui est plus grave — des Déposants aux procès de Béatification, retoucher, parfois même créer de toutes pièces des éloges qu’on faisait ensuite passer sous le nom de sainte Thérèse. De ceci nous pourrions produire plus d’une preuve. Admettons qu’aux yeux des Éditeurs et des Déposants ces éloges fussent mérités. Il n’en est pas moins vrai que des documents de ce genre ne peuvent en aucune façon être regardés comme émanés d’une sainte Thérèse. Et pour nous en tenir au cas qui nous occupe, des témoignages nés de la vénération d’excellentes religieuses pour leur père spirituel ne sauraient trouver place dans un épistolaire comme : Lettres de sainte Thérèse.

On est donc autorisé à penser que Françoise de la Mère de Dieu et Madeleine du Saint-Esprit, ayant eu connaissance de lignes adressées par la Sainte, il y avait quelque quarante ans, à leur communauté, ont cru parfaitement licite de composer sur cette base un éloge de leur père spirituel, qu’elles placèrent sous le grand nom de leur sainte Mère. Qu’en cela leur intention ait été bonne, nous le croyons volontiers. Mais cela ne suffit pas pour que nous appelions l’œuvre de leur plume l’œuvre de la plume de sainte Thérèse.

Notre pensée était tout d’abord de réserver ces réflexions pour l’Édition des Lettres de sainte Thérèse que nous préparons. Mais il nous a paru préférable de terminer, au cours du Tome IV des CEuvres de saint Jean de la Croix, une question que nous avons entamée et qui, nous le voyons, intéresse vivement les fervents du docteur mystique. Ce que nous avons dit dans nos Appendices IV et V au Tome III soulève nécessairement quelques objections : il ne sera donc pas inutile de montrer que ces objections peuvent très facilement se résoudre. Du reste, nous n’avons pas la prétention d’imposer notre manière de voir. Le champ reste libre aux opinions diverses et nous respectons pleinement ceux qui ne pensent pas comme nous. Lorsque des interpolations, des mutilations de textes, des lettres supposées ont eu cours pendant trois siècles, il faut nécessairement du temps pour que la vérité s’établisse sans conteste au grand jour. Notre désir est simplement d’y aider, en présentant les passages des écrits thérésiens (Lettres et Œuvres) qui, selon nous, mettent en lumière la pensée de la grande Sainte sur les points où elle a été plus ou moins défigurée.



Index des matières traitées dans les Écrits de saint Jean de la Croix

TOME I

APPÉTITS. — La mortification des appétits est une nuit pour l’âme, 38. Elle lui est nécessaire pour atteindre l’union divine, 39. L’affection à la créature égale l’âme à la créature, 41. L’âme qui place son affection dans la créature s’éloigne de Dieu de toute la distance qui sépare Dieu de la créature, 48. Plus elle mettra de soin à renoncer à ses appétits, plus vite elle s’approchera de Dieu, 51. Exemples tirés de l’Écriture, 49-53. Dieu ne souffre dans une âme qu’il appelle à l’union divine qu’une seule affection : celle de garder la loi divine et de porter la croix de Jésus-Christ, 53.

Dommages que les appétits causent à l’âme. Ils la privent de l’Esprit de Dieu, 55-56. Ils la fatiguent, 56-58. Ils la tourmentent, 58-61. Ils l’obscurcissent, 62-66. Ils la souillent, 67-71. Ils l’affaiblissent, 72-74.

Il est nécessaire de mortifier tous les appétits volontaires, si minimes soient-ils, 75. Deux exemples tirés de l’Écriture, 80-81. Chacun des appétits volontaires, soit en matière de péché mortel, soit en matière de péché véniel, soit en matière d’imperfection, suffit à produire tous les dommages privatifs énumérés plus haut, 83. II en est qui produisent surtout et directement certains maux, 83. Les appétits en matière de péché véniel et en matière d’imperfection ne produisent pas ces maux totalement, 83. Tout acte d’appétit volontaire est en opposition directe avec les actes des vertus, qui produisent des effets tout contraires, de suavité, de paix, de consolation, de lumière, de pureté, de vigueur, 84. Les appétits naturels involontaires et les tentations auxquelles on ne consent pas ne produisent pas ces dommages. Pourvu que l’âme résiste, elle retire de tout cela vigueur, pureté. lumière et consolation, avec beaucoup d’autres avantages, 85,

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Pour arriver à vaincre les appétits, l’âme doit : 10 entretenir en soi un désir habituel d’imiter Jésus-Christ en toutes choses

et de se comporter en tout comme il se comporterait lui-même ; 20 toutes les fois qu’une satisfaction s’offre au sens et qu’il n’y va pas de l’honneur de Dieu, y renoncer et s’en priver pour l’amour de lui, 87. Règles à observer pour introduire l’âme dans la Nuit du sens, par le renoncement aux appétits, 87-89.

Pour surmonter tous les appétits, l’âme a besoin d’être enflammée de l’amour de son Époux. Les amoureux désirs de l’Époux lui rendent doux et savoureux les périls et les tourments de la nuit du renoncement aux appétits, 91. L’âme se félicite de s’être évadée sans avoir été aperçue ni arrêtée par ses geôliers, 92.

Foi. — La foi est le centre de la nuit où l’âme vient d’entrer, 97. Elle aveugle la raison, c’est pourquoi elle est comparée à la partie centrale où les ténèbres sont plus profondes, 97. C’est un habitus de l’âme, certain et obscur, qui nous enseigne des vérités révélées de Dieu même, qui excèdent tout entendement humain, quel qu’il soit, 98. Elle aveugle par rapport à toute autre connaissance et à toute autre science, 100. C’est en aveuglant qu’elle éclaire, 100. L’âme doit se vider si complètement de toute connaissance, même au milieu des dons surnaturels, qu’appuyée sur la foi obscure, elle ne s’appuie sur rien de ce qu’elle connaît, de ce qu’elle goûte, de ce qu’elle sent, de ce qu’elle se représente, 103. L’âme met un grand obstacle au sublime état d’union avec Dieu lorsqu’elle s’attache à quelque connaissance que ce soit, 104. Laisser son mode d’agir, c’est toucher le terme sans mode, qui est Dieu, 105. C’est ainsi que dans l’obscurité l’âme avance rapidement vers l’union, par le moyen de la foi, qui elle aussi est obscure, 106.

UNION. — Pour se faire une juste idée de l’union, il faut savoir que Dieu réside substantiellement en toutes les âmes, fût-ce l’âme du plus grand pécheur, 109. Quand nous parlons d’union de l’âme avec Dieu, nous ne parlons pas de cette union substantielle et primordiale avec toutes les créatures, mais de celle qui n’existe que lorsqu’il y a ressemblance d’amour entre Dieu et l’âme, 109. Celle-ci a lieu quand les deux volontés, celle de Dieu et celle de l’âme, sont entièrement conformes, ce qui ne s’entend pas uniquement quant à l’acte, mais aussi quant à l’habitus, 109. L’âme n’a besoin que de se dépouiller des oppositions qu’elle a naturellement à l’opération divine, pour que Dieu se communique à elle surnaturellement par sa grâce, 110. Aimer Dieu, c’est travailler à se dépouiller pour Dieu de tout ce qui n’est pas Dieu, 111. Aussitôt l’âme se trouve illuminée et transformée en Dieu. Il s’établit entre elle et lui une union si parfaite que l’âme et les attributs de Dieu ne font qu’un par transformation et participation, 112.

La nuit spirituelle est le moyen de l’union divine. Les trois vertus théologales sont les objets surnaturels de nos trois puissances : l’entendement se perfectionne dans les ténèbres de la foi, la mémoire dans le vide de l’espérance, la volonté dans le dénuement de toutes les affections, 114. L’âme a besoin de marcher par la nuit obscure appuyée sur ces trois vertus, s’unissant à Dieu par la foi quant à l’entendement, par l’espérance quant à la mémoire, par l’amour quant à la volonté, 115-125..

Le moyen propre et proportionné de l’union avec Dieu est la foi, 126. La foi est le seul moyen par lequel Dieu se manifeste à l’âme dans la lumière divine, qui surpasse tout entendement créé, 132-134. Connaissances communiquées à l’entendement par les sens corporels. Ces connaissances sont pleines de périls et exposées à la tromperie. L’âme doit les rejeter quelle qu’en soit l’origine, si ce n’est dans un cas bien rare et par un avis exceptionnellement sûr, 137-145. Connaissances présentées surnaturellement à l’imagination. L’âme doit s’en dégager, soit qu’elles soient fausses, soit qu’elles se trouvent vraies et divines, 147. La méditation appartient au travail de l’imagination. L’âme doit en arriver à se vider de toutes les représentations, images et figures, parce qu’elles ne peuvent servir de moyen prochain à l’union, 147-150. Certains directeurs se trompent ici. Ils devraient apprendre aux âmes à se tenir dans le repos, en amoureuse attention à Dieu, 151. Trois marques auxquelles on reconnaît que le moment est venu de laisser de côté la méditation, 152-160. Comparaison tirée du rayon de

Vive Flamme d’amour 36

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cependant de s’en dégager, 238. De deux sortes de visions spirituelles, 239. Les unes montrent les substances corporelles par une lumière surnaturelle dérivée de Dieu, 239. Les autres montrent les substances incorporelles par une lumière plus élevée, qui est la lumière de gloire, 239-242. Effets différents produits par les visions venant de Dieu et celles qui viennent du démon, 243. La pure foi dans le dépouillement total produit des effets plus excellents encore que les visions venant de Dieu, 244.

DES RÉVÉLATIONS, seconde classe des connaissances spirituelles. — Visions intellectuelles et manifestations des secrets divins, 246. Vérités nues manifestées à l’entendement, 247. Les unes regardent les créatures, les autres le Créateur. Celles-ci sont la source de délices incomparables. Il est impossible d’en rien dire, sinon en termes généraux, 248. Ces touches ont la saveur de l’Essence divine et de la vie éternelle, 249, 251. Vérités concernant des objets inférieurs à Dieu, 252-255. À toutes les révélations l’âme doit résister comme aux plus dangereuses tentations, 262-263. Des locutions intérieures, 264-265. Des paroles successives, 266-271. Les locutions successives peuvent naître de trois causes : l’Esprit de Dieu, la lumière naturelle de l’esprit et le démon qui parle par suggestion, 271-272. Des paroles formelles par voie surnaturelle, 273-275. L’âme ne doit pas faire cas des paroles formelles, 276. Des paroles substantielles, 277-279. Ces paroles opèrent substantiellement dans l’âme ce qu’elles signifient. L’ennemi est impuissant à rien produire de semblable. Ces paroles substantielles servent beaucoup pour l’union divine, 279.

Des SENTIMENTS SPIRITUELS perçus par l’entendement, 280. I1 en est de deux sortes : les premiers résident dans la volonté, les seconds dans la substance de l’âme, 280. Ces sentiments, en tant que sentiments n’appartiennent pas seulement à l’entendement, mais aussi à la volonté, 281. Ils peuvent être successifs et durables. Ce sont de merveilleuses notions que l’âme reçoit passivement. L’âme doit se comporter à leur égard avec résignation et humilité. Ce sont des touches d’union opérées passivement dans l’âme, 282.

560

soleil, 160-164. Les personnes que Dieu commence à introduire

dans la connaissance générale de la contemplation doivent encore se servir de temps en temps de la méditation discursive,

164. Une fois bien purifiée et bien vide de toutes les images perceptibles, l’âme se trouve dans la pure lumière divine, 167. Qu’elle sache bien que ce n’est pas faire peu de chose que de pacifier son âme et de la mettre en repos, 167.

Des représentations qui s’offrent surnaturellement à l’imagination sans le concours des sens extérieurs, 169-170. L’âme ne

doit pas se laisser entraîner par ces visions imaginaires, même bonnes et venant de Dieu, 170-172. Dans la sublime union d’amour, c’est bouche à bouche que Dieu et l’âme communiquent ensemble, c’est-à-dire l’Essence divine pure et nue à l’essence de l’âme pure et nue, 173. L’âme doit donc éviter avec soin de s’appuyer sur des visions imaginaires et des intelligences particulières, 173. Par là, elle ne se prive-point des biens dont elles sont la source, mais au contraire se dispose à les recevoir avec plus d’abondance, 174-175. Si Dieu n’accorde pas à l’âme ces visions surnaturelles pour qu’elle les accueille, pourquoi les lui accorde-t-il ? 175-179. Dieu perfectionne l’homme suivant le mode de l’homme et le conduit de degré en degré, 180-184. L’âme ne doit pas envisager l’écorce de l’objet qui lui est surna-turellement présenté, mais uniquement le bon effet que produisent les visions imaginaires et s’efforcer de le conserver par des œuvres, 186.

Indiscrétion de certains maîtres spirituels par rapport aux visions imaginaires dont leurs disciples sont favorisés, 187-188. Il en est qui ont l’imprudence de leur faire demander à Dieu de leur révéler telle ou telle chose les concernant ou intéressant d’autres personnes, 189-190. II déplaît à Dieu d’être ainsi interrogé, 191. Pourquoi sous la loi nouvelle il n’est plus licite de le faire, 192-203. Les paroles divines, toujours vraies en elles-mêmes, ne sont pas toujours certaines par rapport à nous, 204-210. Le démon discerne beaucoup d’événements à venir, 217.

Connaissances purement spirituelles : elles sont de quatre sortes, 236-238. Les visions intellectuelles sont plus nobles et plus sûres que les corporelles et les imaginaires. Il convient

562

DE LA PURIFICATION DE LA MÉMOIRE. — Il s’agit ici de débarrasser la mémoire de toutes ses connaissances tant naturelles que surnaturelles, pour l’établir dans la suprême espérance du Dieu incompréhensible, 283-287. Il n’y a en Dieu ni forme ni image qui puisse être reçue par la mémoire. Lorsque cette puissance est unie à Dieu, sa faculté imaginative est suspendue, 288. Quand la mémoire possède à l’état d’habitus l’union divine, les formes et les notions d’ici-bas ne peuvent plus s’imprimer en elle, par suite ses opérations sont divines, 289. La mémoire peut entrer activement et d’elle-même dans cette nuit de la purgation, 292. I1 est des âmes qui très habituellement sont mues de Dieu dans leurs opérations, 293. Inconvénients dans lesquels tombent les âmes qui veulent user des notions de la mémoire pour s’approcher de Dieu, 294. Le démon peut ici tromper l’âme de mille manières et lui causer des peines et des tristesses de toutes sortes, 298. Il empêche le bien spirituel, qui ne réside que dans une âme réfrénée et paisible. Elle n’est plus libre pour s’attacher à l’incompréhensible qui est Dieu, 299. Avantages qu’apporte l’affranchissement des notions naturelles de la mémoire, 302. Il exempte d’une foule de peines et de troubles. L’homme ne perdrait jamais la paix s’il savait mettre en oubli les notions de la mémoire et en même temps s’efforçait de voir, d’entendre et de converser le moins possible, 305.

L’âme doit de même vider sa mémoire des formes claires et distinctes qui l’ont traversée par voie surnaturelle, à savoir les visions, les révélations, locutions et sentiments, afin de s’unir à Dieu en espérance parfaite, 35-306. Inconvénients que l’âme évite en retranchant les réflexions que lui apportent les formes et notions surnaturelles imprimées dans sa mémoire, 307. Le démon acquiert par ces réflexions toute facilité de la décevoir, 309. C’est pour elle un obstacle à l’union avec Dieu par l’espérance, 314. Elle s’expose à juger de Dieu très bassement, 317. Avantages qu’elle se procure en dégageant sa mémoire de toutes les formes imaginatives, 312-318. Pour les représentations formelles gravées dans l’âme elle-même, celle-ci fera bien d’en raviver en elle le souvenir, 323.

Notions spirituelles qui regardent les biens incréés. De quelle

563.

manière l’âme se doit comporter à leur égard, 326-327. L’âme doit chercher à s’en souvenir le plus souvent possible, 327. Plus elle se dépouillera d’objets de réminiscence étrangers à Dieu, plus elle plongera sa mémoire en Dieu, 329.

PURIFICATION DE LA VOLONTÉ. — Pour arriver à l’union divine, tout consiste à purger sa volonté de ses affections et de ses appétits, 332.

La joie, première des passions de l’âme, 335. La volonté ne doit se réjouir que de la gloire et de l’honneur de Dieu, 333. Dommages que cause la joie prise dans les biens temporels, 342. Avantages du détachement des biens temporels, 349. Dommages causés par la joie prise dans les biens naturels, 352. Avantages que l’âme retire du détachement, des biens naturels, 361. De la joie prise dans les biens sensibles, 364. Quand l’âme peut tirer de la joie des biens sensibles, 364. Dommages causés par la joie prise dans les biens sensibles, 368. Avantages du renoncement à cette joie, 384-385. De la joie prise dans les biens surnaturels, 386. Dommages qu’apporte cette joie, 389-394. Deux avantages qui suivent le renoncement à cette joie, 395. De la joie prise dans les biens spirituels, 397. Des biens spirituels distincts et de la conduite à tenir à leur égard, 400-404. Des biens spirituels extérieurs et de la conduite à tenir à leur égard par la volonté, 405. Des représentations pieuses et de la grossièreté de certaines personnes à leur sujet, 406. Des oratoires et des images des saints, 408. Il importe de chercher le recueillement dans les lieux de la prière, 410-420. Des cérémonies et du mauvais usage que plusieurs en font, 423-245. Comment il faut diriger sa joie vers Dieu dans les pratiques extérieures de dévotion, 425.

DE LA PRÉDICATION. — Généralement, le profit est proportionné à la disposition de celui qui enseigne, 430-433.

Rien de ce qui peut être perçu par l’appétit ne saurait être un moyen proportionné pour l’union avec Dieu, 434-436. Pour s’unir à Dieu, la volonté doit être vide de tout appétit naturel, 437 -438

TOME II

La, contemplation purgative opère passivement dans l’âme le renoncement à soi-même et à toutes les créatures, 12. Défauts des commençants. Leurs imperfections relatives à l’orgueil, 15. Humilité de ceux qui s’attachent à la perfection véritable, 17. Imperfections des commençants relativement à l’avarice spirituelle, 20-21. Relativement à l’impureté spirituelle, 22-26. Relativement à la colère, 27-28. Relativement à la gourmandise spirituelle, 23-29. De ceux qui dépassent le juste milieu en fait de pénitences, 29-30. De ceux qui ont la hardiesse de communier sans la permission de leur confesseur, 30-31. De ceux qui ne recherchent dans l’oraison et la communion qu’un goût sensible, 31-32. Imperfections des commençants relatives à la paresse spirituelle, 34-36. La nuit obscure sèvre les âmes du lait des goûts spirituels, 36.

NUIT SENSITIVE et NUIT SPIRITUELLE. — La première est amère pour le sens, la seconde est affreuse pour l’esprit, 37. Comment les âmes entrent dans la nuit sensitive, 38. Marques auxquelles on reconnaît qu’une âme est dans la nuit sensitive, 40-45. But que Dieu se propose en la plaçant dans cette nuit, 45. Tous ceux qui s’exercent sérieusement dans la carrière spirituelle ne sont pas élevés par Dieu à la contemplation, non pas même la moitié d’entre eux, 45. Conduite que doivent tenir les âmes dans la nuit obscure, 46. Qu’elles persévèrent avec patience, 47. Qu’elles ne se soucient plus de la méditation et se contentent d’une simple attention à Dieu, 48-49. Cette secrète contemplation infuse dans l’âme le divin amour, 49. L’embrasement d’amour ne se sent pas tout d’abord, l’âme est livrée à la souffrance dans cette sèche purgation, 50. L’embrasement d’amour se produit peu à peu, 51-53. Avantages que cette nuit du sens apporte à l’âme. Connaissance de soi qu’elle acquiert, lumières sur Dieu, 54. Délivrance de toutes les imperfections. L’âme jouit de la paix et a presque toujours la pensée de Dieu présente. Elle avance avec pureté dans la voie de l’amour, 54-66. Cette nuit du sens est pour certaines âmes, destinées à entrer dans la voie de l’esprit, accompagnée de tentations violentes qui les préparent à l’élévation qui va suivre, 67-69.

À quel moment se produit la nuit de l’esprit, 71-73. Imperfections auxquels sont sujets les progressants, 78-80. La parfaite purgation du sens ne s’opère qu’au moment où la purgation de l’esprit va commencer, 81. Extrême rigueur de la purgation de l’esprit, 82-83. Raisons pour lesquelles l’action de la divine Sagesse plonge l’âme dans les ténèbres, 86. Deux causes des souffrances de l’âme, 88-89. Troisième genre de tourments, 90-91. C’est aux douleurs de la mort et aux tortures de l’enfer que l’âme se voit en proie, 91-92. Quatrième genre de tourments, 92-94. Ces excès de douleur sont courts, autrement l’âme se dégagerait du corps. Les souffrances qu’elle endure sont de même nature que celles de l’enfer, 94.

Autres peines qui affligent la volonté, 95. Plaintes exhalées par Jérémie sous l’empire de ces tourments, 96. Dans cette effroyable nuit l’âme croit ses maux sans remède, 97. À proportion du degré d’union auquel l’âme est destinée, la purification sera plus ou moins forte, plus ou moins longue, 98. Par intervalles, la purgation obscure cesse d’investir cette âme. Puis celle-ci est de nouveau engloutie d’une manière plus lamentable, ce qui durera peut-être un espace de temps plus long que le premier, 100. L’âme perd tout espoir de voir finir ses peines. De même, les âmes détenues dans le purgatoire se demandent si elles en sortiront jamais. Leur amour pour Dieu ne les soulage pas, parce que Dieu paraît ne pas répondre à leur amour et les avoir rejetées pour toujours, 101.

Dans cet état de désolation, l’âme est incapable de prier et d’appliquer son attention aux choses divines, 102-104.. Pourquoi le divin rayon de contemplation plonge l’âme dans les ténèbres, 105-110. Il est impossible de donner l’idée d’une douleur si véhémente, 1,11. La paix qui suivra de tels combats sera très profonde. Les richesses et les vertus dont jouira cette âme seront excellentes, 112. Les effets de la contemplation purgative comparés à ceux du feu à l’égard du bois qu’il se prépare à transformer en soi, 113-114. Tourments des âmes dans le

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purgatoire comparés à ceux de l’âme dans la contemplation purgative, 115. Embrasement de l’âme qui naît des tourments

de. la contemplation purgative, 118-119. L’âme aspire vers

Dieu par d’insatiables désirs, 120-122. La Sagesse qui purifie ici-bas nos âmes dans les ténèbres est la même qui purifie les anges, 124. Effets délicieux qui se produisent dans l’enten-

dement et dans la volonté, 127-134. Pourquoi il fallait que l’âme sortît dans les ténèbres, 135-138. Par là même qu’elle était dans les ténèbres, elle se trouvait en sécurité, 139-147. Pourquoi cette obscure contemplation est appelée. une échelle secrète, 148-156. Les degrés de cette échelle sont au nombre de dix, 157-166. Quelles sont les couleurs du déguisement de l’âme dans la nuit spirituelle, 167-174. Dieu permet au démon d’attaquer l’âme dans la mesure où lui-même se communique à elle, 177. Visites par le bon ange, 179. Dès que les deux demeures de l’âme, la sensitive et la spirituelle, sont entièrement purifiées, la divine Sagesse s’unit à l’âme, 183-185.

Dans la première Strophe de son Cantique spirituel, l’âme demande au Verbe son Époux de lui montrer le lieu de sa retraite, c’est-à-dire sa divine Essence, 274. En cette vie, Dieu reste toujours caché à notre âme. Elle doit toujours le chercher dans sa retraite, 275. Ni la communication sublime ni la présence sensible, n’est un signe de la présence favorable de Dieu ; la privation de toute faveur de ce genre n’est pas davantage un signe de son absence, 275. L’âme réclame donc ici la vision de son Essence dans l’autre vie, 275. Le Père, le Verbe et l’Esprit-Saint résident cachés dans le centre de l’âme, 276.

L’absence du Bien-Aimé arrache à celui qui aime un gémissement continuel, 276. Semblable au cerf, l’Époux visite les âmes, puis disparaît et s’absente, 278. L’Épouse se plaint qu’if l’a blessée de sa flèche d’amour, 278-279. Les blessures d’amour délicieuses à l’âme, 230, mais souverainement douloureuses, 282. L’âme s’efforce de faire de ses désirs et de ses gémissements autant de messagers qu’elle envoie à son Bien-Aimé. 282. Elle envoie aussi les anges lui présenter ses besoins et ses peines, 283-285. Elle lui fait représenter sa langueur, sa souffrance et sa mort, corrélatives à son entendement, à sa volonté et à sa. mémoire, 285-286. Elle se borne à lui faire connaître ses besoins et sa douleur, 286-287.

L’âme se détermine à se mettre à la recherche du Bien-Aimé,. 287. Elle gravira les montagnes en pratiquant les vertus, 288. Elle ne cueillera pas les fleurs des plaisirs et des jouissances,. 288-289. Elle combattra ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair, 289-292. Elle interroge les créatures, afin de trouver en elles les vestiges de son Bien-Aimé, 293-295. Les créatures lui répondent que son Bien-Aimé les a traversées et par là les• a ornées de mille grâces, 295-297. L’âme, par la contemplation des créatures, est de plus en plus blessée de l’amour de son Bien-Aimé, 298. Elle supplie celui-ci de se donner lui-même, 299-301.. La contemplation des créatures supérieures, les anges et les. hommes, la blesse plus profondément encore et ces nouvelles. plaies la font mourir d’amour, 301-305.

Elle s’adresse à sa vie corporelle et se lamente qu’une vie aussi fragile l’empêche de jouir d’une vie aussi puissante que celle qu’elle a en Dieu, 307. Elle s’adresse de nouveau à son Bien-Aimé et se plaint de ne pouvoir atteindre à la perfection de l’amour, pour y goûter un entier rafraîchissement, 308-314. Elle se tourne alors vers la foi et demande que les rayons des• vérités divines lui apparaissent et opèrent en elle la transformation d’amour o : :, mariage spirituel, 314-138.

L’Époux visite soudain son Épouse et lui découvre certains rayons de sa divinité, qui la font entrer en extase, 319. L’Épouse supplie son Bien-Aimé de détourner ses yeux, parce qu’elle ne peut supporter dans la chair une connaissance si haute, 320-323. Fiançailles spirituelles. L’âme voit ici finir ses angoisses• et ses plaintes. La petite colombe est saisie par la main de la divine miséricorde et placée dans l’arche de sa tendre charité,. 326-328. L’âme possède dans cette divine union d’inappréciables• richesses, 327-337. Sommeil spirituel dont l’âme a la jouissance sur le sein du Bien-Aimé, 341-342. Dans cette quiétude, l’âme jouit d’une harmonie spirituelle, qui est le concert des excellences. divines considérées en Dieu ou en ses créatures, 343-344. Le lit fleuri, le sein plein d’amour du Bien-Aimé, est enlacé de vertus. L’âme, parfaitement libre des assauts des passions, jouit en sécurité de la participation à la divinité, 346-348. Vertus et dons célestes dont ce lit est couronné comme de boucliers, 350.

Trois genres de faveurs dont Dieu favorise les âmes, 351-355. Le vin vieux et le vin nouveau, 355-358. Les sept celliers d’amour.

Le dernier correspond à la parfaite transformation d’amour, qui est le Mariage spirituel, 358-366. Remise réciproque qui a lieu dans ce spirituel mariage. L’âme boit Dieu même, elle est comme divinisée, 368-372. L’âme déclare hardiment aux mondains qu’elle s’est perdue à tout ce qui n’est pas Dieu et que par là elle a été gagnée, 376. Elle reprend son entretien avec son Bien-Aimé et parle des délices qu’ils goûtent ensemble à tresser des guirlandes, c’est-à-dire à s’entourer de vertus et de dons parfaits, 376-370. Auréoles des vierges, des docteurs et des martyrs, 380. La volonté de l’âme est le fil qui lie la guirlande, 381-382. L’amour de cette âme doit être solitaire et fort, il doit s’appuyer sur ïa fidélité de sa foi, 382-385. L’âme renvoie tout à l’Époux et lui rend grâce de toutes choses, 386-391.

L’Épouse, voyant que les fleurs de ses vertus sont arrivées à leur perfection, demande aux anges de tenir à distance tout ce qui pourrait leur nuire, 392-394. Elle conjure l’aridité et appelle la brise de l’Esprit-Saint, afin qu’elle épanouisse les boutons des vertus et répande délicieusement tous les parfums de ce parterre fleuri, 397-398. Ce souffle de l’Esprit-Saint est une visite que lui fait le Fils de Dieu et qui en laisse exhaler toutes les senteurs, 399-400. L’Aimé se nourrit parmi les fleurs du jardin de l’Épouse, 400-402.

L’Époux déclare lui-même que cette âme est arrivée à la perfection de l’état auquel elle aspirait et qu’il ne reste plus qu’à célébrer le divin mariage, 402. Le mariage spirituel est toujours accompagné de la confirmation en grâce, 403. L’Époux nomme l’âme transformée en son Dieu le beau jardin si désiré, parce qu’il apporte à l’âme une abondance et une plénitude de Dieu tout autre, une suavité plus parfaite que les fiançailles spirituelles, 405. L’âme vit ici d’une vie de délices et de gloire, elle est pénétrée des délice et de la gloire même de Dieu, 406 407,. L’Époux communique à l’Épopse les mystères de l’Incar — nation et de la Rédemption, 408-409. L’Époux, par la suavité dont l’âme jouit habituellement en cet état, met un terme aux écarts de ses passions. L’âme ne sera plus troublée par les divagations de la faculté imaginative et de la faculté irascible, non plus que par les actes vicieux de ses puissances et par les impressions qui naissent de ses quatre passions, 410-416.

L’Épouse reprend la parole. Elle demande que sa partie sensitive ne puisse pas toucher sa partie supérieure, en sorte que toutes les capacités de sa partie sensitive l’aident à connaître et à aimer Dieu en harmonie avec la partie supérieure, 419 422.

L’âme-épouse fait quatre demandes à son Bien-Aimé, 423 426. L’Époux la compare à la colombe portant le rameau de ses victoires, puis à la tourterelle qui a refusé tout rafraîchissement pour ne prendre que l’eau pure dont elle est délicieusement réconfortée en lui, 426-428. Le Bien-Aimé félicite son Épouse de la solitude dans laquelle elle a voulu vivre à cause de lui et lui dit qu’en retour il lui parlera au cœur, 429-432. La parfaite union d’amour étant accomplie, l’âme sollicite trois choses de son Amant : la jouissance de l’amour, la ressemblance avec lui, la connaissance de ses secrets, 434-437. Elle désire entrer dans les profonds mystères du Dieu-homme et dans les jugements de la Sagesse de Dieu, 438-444. Elle demande à aimer son Époux aussi parfaitement qu’il l’aime et à recevoir une parfaite pureté, égale à celle de l’état d’innocence et à la pureté baptismale, 444-447. L’âme sollicite la faveur inestimable d’accomplir dans la Trinité et conjointement avec elle, par voie de participation, son opération d’intelligence, de connaissance et d’amour, ébauche et avant-goût de ce qui nous sera donné dans l’autre vie, 448 451. Elle demande aussi de pouvoir faire retentir sa louange à Dieu conjointement avec Dieu, 451-452. Elle demande, en outre, de connaître Dieu comme l’être et la vie de toutes les créatures, 452. Elle demande enfin une contemplation qu’elle appelle une nuit sereine, alors que le feu d’amour la transforme en Dieu, en qui ses mouvements et ses opérations sont maintement divins, 454-455. Elle fait valoir à son Bien-Aimé l’état de séparation des créatures où elle se trouve et comment Aminadab, son ennemi, n’ose plus paraître devant elle : qu’en conséquence rien ne s’oppose plus à l’obtention des faveurs qu’elle sollicite.


TOME III

L’âme, transformée en Dieu, possédée par lui, enrichie de dons et de vertus, se sent toute proche de la béatitude. Elle supplie la Vive Flamme d’amour qui brûle en elle de la mettre en possession de la glorification parfaite, 28. Cette Vive Flamme, qui est l’Esprit-Saint, est comme un brasier qui jette des flammes :

telle est l’opération de l’Esprit-Saint dans l’âme parvenue à la transformation d’amour, 29. Les actes qu’il produit en elle sont des jets de flamme et des embrasements d’amour. La volonté, en s’y unissant, aime d’une façon sublime, 29-30. Il y a entre la transformation d’amour et l’acte d’amour la différence qui distingue l’acte de l’habitus. 30. Ce n’est pas l’âme qui produit ces actes, c’est l’Esprit-Saint qui les produit en elle, 30. L’âme, étant ici transformée en flamme d’amour, reçoit les communications des trois divines Personnes, c’est-à-dire un avant-goût de la vie éternelle, 31. Cette flamme de vie divine la blesse et la liquéfie en flammes exquises de l’amour le plus tendre, 32-33. C’est au centre de l’âme qu’a lieu cette fête_ de l’Esprit-Saint, 33.

L’âme, bien qu’elle soit une, a des centres plus ou moins profonds, 34. Le centre de l’âme, c’est Dieu, 35. Quand l’âme l’aura atteint selon toute la force de son opération, le centre le plus profond sera atteint, 35. Dieu alors la transformera en tout son être jusqu’à ce qu’elle en vienne à paraître Dieu même, 36. Au moment où cette flamme d’amour jaillit en l’âme, la Sagesse divine l’absorbe en soi d’une façon merveilleuse, 37. Vibrations sublimes que l’Esprit-Saint imprime alors à la flamme, 37-38. Avant que cette divine Flamme s’unisse à l’âme en état de pureté achevée, elle l’assaille d’abord en la purifiant : ainsi en est-il du bois. La divine Flamme alors lui est amère, 39. Les combattants de l’âme s’élèvent contre les combattants de Dieu. Ensuite la Flamme transforme l’âme en soi, elle l’adoucit, la purifie, l’éclaire, comme fait le feu à l’égard du bois, 38 — 43. II est peu d’âmes qui subissent une purgation aussi intense. Dieu dispose les âmes selon le degré d’union auquel il les destine, 43. Cette Flamme, qui lui était si amère, lui est, maintenant qu’elle en est entièrement investie, suave et délicieuse, 44. L’âme demande à la Flamme de l’Esprit-Saint de consommer en elle le mariage spirituel par la vision béatifique et l’adoption parfaite des enfants de Dieu, 44. Saveur de gloire qui est ici accordée à l’âme. Conformité parfaite qui lui fait trouver sa béatitude dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, 45. Trois tissus qui font obstacle à l’âme et l’empêchent d’atteindre l’union de gloire, 46. Le troisième tissu, qui est l’union de l’âme et du corps, est si spiritualisé, que la divine Flamme ne l’assaille qu’avec beaucoup de douceur et de suavité, 47-48. Pour de telles âmes, la mort est pleine de douceur, 48. À ce moment Dieu découvre à l’âme sa beauté. Le tissu de sa vie naturelle ne lui paraît rien, pour elle Dieu seul est tout, 49. Pourquoi l’âme exprime le désir que le tissu soit rompu, plutôt qu’usé ou tranché, 50-51. Elle demande une fin prématurée, 51-52. Pourquoi elle donne à l’envahissement intérieur de l’Esprit-Saint le nom d’assaut, 52-53.

Les trois Personnes de la Sainte Trinité opèrent dans l’âme l’œuvre divine de l’union, 54. L’Esprit-Saint, infini brasier d’amour, est nommé par elle cautère suave, 55. Ce divin cautère guérit lui-même la plaie d’amour qu’il produit dans l’âme, 57. Ce cautère et la plaie qu’il cause constituent le plus haut sommet de l’état d’union, 58. Autre cautère d’amour, infligé par un séraphin. Incendie produit par ce cautère d’amour, 59-60. Parfois Dieu permet que la blessure affecte le sens d’une manière conforme à la blessure intérieure, 60. Quand la blessure n’est produite que dans l’âme seulement, la jouissance peut être plus intense et plus élevée, 61. La main représente le Père, qui ne tue que pour donner la vie et qui ne blesse que pour guérir, 62. La touche représente le Verbe, touche infiniment délicate et légère, qui vient de l’Être divin très simple qui, par là même qu’il est infini, est infiniment léger, 64-65. Cette divine touche fait goûter à l’âme la saveur de la vie éternelle. C’est un divin contact entre la Substance de Dieu et la substance

572

de l’âme, 65. L’âme perçoit ici le goût de tous les attributs de Dieu et le corps participe très abondamment à la béatitude de l’âme, .66. On n’arrive pas ici sans avoir passé par des tribulations sans nombre, parce que le sens et l’esprit doivent être convenablement purifiés, affermis et spiritualisés, 66-70. L’âme reconnaît que toutes ses peines passées lui sont très heureusement payées, 71. Elle se félicite de ce que tout ce qui en elle tirait son principe de la vie naturelle est devenu divin, 72-74. Elle est absorbée dans la vie de Dieu, étrangère à tout ce qui est du temps et de l’appétit naturel désordonné, 75. Dans cet état de perfection, l’âme est toujours en fête, dans une divine jubilation, qui lui fait entonner un chant toujours nouveau de joie et d’amour, 75-76.

L’âme relève ici les biens qui découlent pour elle de l’union divine et elle en rend grâce à son Époux, 77. Dieu lui ouvre l’intelligence, pour connaître distinctement ses attributs sans nombre, qui sont pour elle une multitude de lampes. Chacune produit en elle un embrasement d’amour, 77-78. Cette révélation que Dieu fait à une âme est la plus haute qu’il puisse faire en cette vie, 79. L’âme reçoit ici un avant-goût de la vie éternelle, 80. Merveilleux spectacle que celui d’une âme tout inondée des eaux divines, 82. Cette illumination de splendeurs peut aussi être appelée des glorifications, 84. Ces obombrations sont les plus hautes dans la voie de la transformation, 85-87. L’âme perçoit et goûte en chacune Dieu même, 87. Ces lampes des attributs divins se réunissent en une seule lampe divine, 88. Les puissances de l’âme, mémoire, entendement et volonté, profondeurs qui ne peuvent être remplies que par l’infini, endurent un tourment excessif quand elles sont pures et dégagées. Cette souffrance, qui est pire que la mort, se fait sentir vers la fin de la purification et de l’illumination, 88-90. Différence qu’il y a entre posséder Dieu par la grâce et le posséder par l’union, 91-92. État des fiançailles spirituelles, qui précède le mystique mariage, 93.

Digression sur le malheur d’une âme qui se laisse guider dans la voie spirituelle par un aveugle. Il y a trois aveugles : le maître spirituel, le démon et l’âme elle-même, 94. Des maîtres spirituels qui obligent l’âme à discourir quand ce n’en est plus

le temps, 96. Conduite que l’âme doit suivre, 96-102. Quel désastre quand une main grossière se met à retoucher un portrait de

grand maître en y superposant des couleurs disparates, 102. Avis aux maîtres spirituels, 103-114. Le second aveugle qui peut entraver l’âme est le démon. Il lui présente des connaissances et des goûts sensibles, et par cette voie l’amorce et l’attire en ses filets, 151-118. Le troisième aveugle est l’âme elle-même. Elle lutte contre Dieu pour mettre en mouvement son imagination et son entendement, 119.

Quels seront les biens dont notre âme entrera en possession quand la fruition des merveilles de Dieu deviendra le partage des profondeurs de ses puissances, 120. Deux choses peuvent nous priver de la faculté de voir : l’obscurité et la cécité. L’obscurité de l’âme, c’est son ignorance. La cécité, c’est l’erreur qui lui fait goûter autre chose que Dieu, 121-124. Les profondeurs des puissances, pénétrées des splendeurs des lampes des attributs divins, renvoient à Dieu les splendeurs qu’elles reçoivent de lui, 125. Inestimable bonheur de l’âme qui fait à Dieu de ce qui lui appartient un don proportionné à l’infinité de l’Être divin, 126. Cette possession mutuelle aura lieu sans intermission dans la vie future ; dans l’état d’union, Dieu l’opère au moyen d’une touche de transformation, 127. Incomparable jouissance de l’âme qui donne à Dieu Dieu même, dans le même embrassement d’amour au sein duquel elle l’a reçu, 128. L’âme jouit ici d’une certaine image de la fruition céleste : elle aime Dieu par lui-même, elle aime Dieu en Dieu même, elle aime Dieu pour lui-même, 129.

Réveil de Dieu dans l’âme. Spiration de Dieu en l’âme, 130. Ce réveil de Dieu et ce qu’elle découvre alors de ses excellences est au-dessus de toute expression, 135. Comment l’âme ne défaille pas en présence de ce réveil de puissance et de gloire, 135-137. C’est dans le fond de l’essence de l’âme qu’a lieu ce réveil et cet embrassement, 138-139. La spiration qui suit le réveil divin inonde l’âme d’inexprimables délices. Il l’enivre d’amour en un degré qui surpasse tout ce qu’on en peut dire et sentir. Et ceci se passe dans les profondeurs de Dieu, 140-141.

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TOME IV

Deux sortes de joie et de tristesse : la joie et la tristesse spirituelles, la joie et la tristesse sensibles, 149-151. L’aliment des enfants et l’aliment des hommes faits, 152-155. Résumé de la doctrine sur la jouissance spirituelle et la jouissance sensible, 156-157. Oraison de recueillement et de repos en Dieu, 158-159. Cette quiétude et ce repos ne se goûtent jamais mieux que dans la solitude, 159-160. Il faut mettre au rang du lait spirituel et de l’aliment des enfants toutes les grâces gratis data énumérées par saint Paul dans l’Épître aux Corinthiens, 160. Nature de la contemplation. Elle ne diffère pas de l’oraison de repos, 162-163. Oubli de toutes choses, silence spirituel, 164. Obstacles à l’oraison de repos, 165. L’âme ne doit se livrer aux exercices actifs que par charité, par obéissance ou par nécessité, 165. La préoccupation excessive de se perfectionner nuit au recueillement et à la paix de l’âme, 166-168. La stricte justice est une souveraine cruauté. L’âme doit tirer de ses fautes légères l’humilité, non l’amertume et le trouble, 169-170. II faut désirer les exercices de la vie contemplative et supporter ceux de la vie active, 170. 11 est des temps où l’action vaut mieux que la contemplation, 171. L’acte de mortification qui fait quitter la contemplation pour l’action n’est vivement senti que des commençants ; à ceux qui ont fait des progrès, il ne coûte point, aux parfaits il est suave et exquis, 172. Amère douleur que cause à l’âme l’absence du Bien-Aimé, 174-176. Mortelle agonie que lui fait endurer le désir de le connaître et de jouir de lui davantage, 176-179. Résumé de ce qui a été dit de la douleur causée par l’absence du Bien-Aimé. Elle doit être supportée avec résignation et, s’il se peut, avec joie, 180-181.

Affections naturelles et sensitives de la volonté et affections spirituelles, 181. Les premières troublent l’âme si elles ne sont modérées, les secondes produisent le repos et la paix, 182. Les passions naturelles, une fois modérées, aident beaucoup au bien, 183. La volonté de l’homme, indépendante des objets corporels, demeure cachée au démon, les affections et les pensées qui en procèdent le sont également, 185. Au contraire, les affections naturelles enflammées par l’amour-propre troublent l’âme et lui enlèvent la paix, 185-186. Plus l’acte pur et simple de la volonté est intense, plus il est excellent. Il importe de distinguer le simple et pur vouloir de la volonté spirituelle d’avec le vouloir sensitif de l’appétit bestial et sensible, 187. Il faut dompter et mortifier celui-ci, au point de l’estimer moins que la poussière qui se foule aux pieds, 188. Tandis que tous mes efforts vont à t’attirer au dedans, au centre de la très pure volonté, ceux de tes ennemis vont à te faire rechercher la joie sensible, la tristesse sensible, en donnant satisfaction à tes appétits, 188-189. Plus tu te déroberas aux regards de tes ennemis, plus tu jouiras des miens, 189.

Comment il faut entendre ce que disent des hommes spirituels que rien ne dispose mieux une âme à être visitée de Dieu que de ne penser à rien, soit bon, soit mauvais, 190. C’est pour peu de temps seulement, juste le temps requis pour que l’âme se dépouille de toute connaissance et de toute volonté personnelle, 191-192.

De la méditation. Jésus-Christ étant Dieu et homme, il n’y a pas lieu de méditer constamment sur son humanité, il convient souvent de passer à la contemplation de la divinité, 193-196. Mes ministres doivent tâcher de découvrir la voie par laquelle je conduis une âme. La meilleure pour une âme est celle qui lui donne plus d’humilité, plus d’amour et d’obéissance, 196-197. Tous les chemins se réduisent à trois : la voie purgative, où l’on pleure ses péchés, l’illuminative où l’on exerce les vertus, l’unitive où l’on est un avec moi par une volonté entièrement conforme à la mienne, 197. De ces voies naissent plusieurs sentiers. Ce sont : la prière vocale, la méditation, les actes des vertus, la contemplation de ma divinité, celle de ma divinité et de mon humanité réunies, et enfin l’union, 197-198. LA PRIÈRE VOCALE, 198-200. LA MÉDITATION, 200-201. LES ACTES DES VERTUS, 201-202. CONTEMPLATION DE MA DIVINITÉ, 203-204. CONTEMPLATION DE MA DIVINITÉ ET DE MON HUMANITÉ RÉUNIES, 204 205. Ce mode d’oraison est extrêmement élevé et je l’accorde rarement, 205. UNION. Alors l’âme expérimente que ce n’est plus elle qui vit, mais moi qui vis en elle.

Le religieux qui veut arriver en peu de temps au saint recueillement, à la nudité spirituelle et à la pauvreté d’esprit, pour s’unir à Dieu et se délivrer des embûches du démon, doit user des enseignements qui suivent, 27. Les trois ennemis de l’âme : le monde, le démon et la chair, 27. Trois précautions contre le monde. La première est d’avoir pour tous les hommes un égal amour et un égal oubli. Cet oubli est plus nécessaire à l’égard des proches, 39. Fuis tous les hommes, autant que tu le pourras convenablement faire. Autrement tu ne pourras te libérer des imperfections qu’apportent les créatures, 40. La seconde précaution contre le monde regarde les biens temporels. Tu dois abhorrer toute espèce de possession, 97. Tu acquerras ainsi le silence et la paix intérieure, 98. Troisième précaution contre le monde : t’abstenir de savoir ce qui se passe dans la communauté, 114. Autrement, quand tu vivrais avec des anges, tu te scandaliserais encore de bien des choses, 114. Exemple tiré de la femme de Lot, 114. Les démons sont toujours là pour faire tomber les saints, 115.

Trois précautions contre le démon. La première est de te dire qu’il trompe de préférence les religieux sous couleur de bien, 264. Ne fais rien en dehors de l’obéissance, 264. La seconde est de ne jamais regarder ton supérieur autrement que comme tenant la place de Dieu, 265. Le démon ruine sur ce point la perfection d’une multitude de religieux, 265. La troisième précaution contre le démon est l’humilité, 266. La première précaution contre la chair est de comprendre que tu n’es venu dans le couvent que pour y être travaillé par. ceux avec qui tu auras à vivre, 266. La seconde précaution contre la chair est de, ne laisser aucune œuvre parce qu’elle n’aura pour toi aucune saveur, 267. La troisième, de n’en accomplir aucune parce qu’elle te sera savoureuse, 267.


Addenda à l’Errata du tome I

P. 27, à la Strophe iv de la Nuit obscure, 4e vers, au lieu de

Qui dès longtemps me connaissait, mettre : Que dès longtemps je connaissais.

P. 281, 1. 7, au lieu de : n’appartiennent pas à l’entendement, mais à la volonté, lisez : n’appartiennent pas seulement à l’entendement, mais aussi à la volonté.

Errata du tome II

P. 74, 1. 5, au lieu de : Strophe xve, lisez : Strophe xiiie. P. 127, 1. 8, après : la lumière luit dans les ténèbres, ajouter : l’intelligence mystique se répandant dans l’entendement.

P. 234, 1. 8, au lieu de : caractère autographe, lisez : caractère authentique.

P. 270, entre la Strophe xiie et la mue, mettre : L’EPousE.

P. 314, 1. 11, au lieu de : dans des traits argentés, lisez : dans tes traits argentés.

P. 315, 1. 19 et 20, au lieu de : nous le verrons, lisez : nous la verrons.

P. 410, 1. 10 par le bas, au lieu de : au parfait équilibre, lisez : en parfait équilibre.

P. 521, note, 3e 1, par le bas, au lieu de : Encarcion, lisez : Encarnacion.

Errata du tome III

P. 24, 1. 21, au lieu de : état de transformations, lisez : état de transformation.

P. 35, 1. 18, au lieu de : il y en a elle, lisez : il y a en elle.

P. 103, 1. 9 par le bas, au lieu de : comme les directeurs, lisez : comme ces directeurs.

P. 114, 1. 12, au lieu de : Dieu les mène, lisez : Dieu la mène.

P. 462, 1. 15, au lieu de : une surnaturel, lisez : un surnaturel.


[Ecrits] De la Mère Marie du Saint Sacrement

œuvres de Sainte Thérèse, Edition critique avec Introductions et Notes, 4 volumes in-4°.

La Cabane de la Miséricorde. Scènes de la vie indienne, traduction de l’italien. Brochure (1914).

Une Retraite sous la conduite de Sainte Thérèse, un volume in-12. Casterman, Lille-Tournai. 1926.

A Retreat under the guidance of Saint Teresa. Burns, Oates & Washbourne, Londres.

A Retreat under the guidance of Saint John of the Cross.

Burns, Oates & Washbourne, Londres.

Lettres de Sainte Thérèse, 4 vol. à paraître prochainement.

Les Oeuvrs de saint Jean de la Croix, Édition critique avec Introductions, quatre volumes in-8. Imprimerie Saint-Paul, Bar-le-Duc, et Librairie Saint-Paul, Paris, 6, rue Cassette.

L’Oraison selon. Saint Jean de la Croix, Saint Thomas et Saint Denis, d’après un Carme Déchaussé, contemporain de Saint Jean de la Croix (le P. de Quiroga). — Traduction et adaptation de la Mère Marie du Saint Sacrement, un volume in-12. (À paraître prochainement.)


Additions [D. Tronc]

Note I : Le problème éditorial

Marie du SS est convainquante dans ses thèses : elle arrive après Baruzi (dont la dernière page l’estime et attend son travail à paraître après Teresa)  tandis que le second Cantique est retenu par Pacho qui l’édite en gros corps dans son édition Carmelo.

Ses deux versions sont valables : le premier élan puis sa correction à l’intention des dirigé(e)s avec sécurisation (report à l’après-vie), compte tenu de pressions contre les illuminés et d’un risque réel d’interprétation aventureuse voire d’illusion « enthousiaste ».

Pour une édition réduite qui se veut lisible donc courte, je maintiens : Cantique A (à cause de la belle traduction du bon spirituel Gaultier381) puis Vive Flamme B (dans la traduction inspirée de Marie du SS face à face avec l’espagnol). En cours382.

A méditer : Cantique B avec le texte espagnol B et la traduction Marie du SS ; Vive Flamme B ; Nuit par un choix de chapitres ; Vive Flamme méconnue de Cyprien ; orientation-histoire des bons connaisseurs de JnX dans l’ordre chronologique : éditions espagnoles 1912-1914  puis affinée 1929 ; Baruzi ; Marie du SS ; Crisogono ; Carmelo (Pacho à critiquer pour son orientation peu intérieure) ; et depuis rien ? (!).

Note II : Eléments relevés au fil textuel

Journal de lecture tenu pendant la correction de l’OCR des quatre tomes de la traduction par Marie du SS.

Densité spirituelle unique qui s’oppose aux approches distenciées érudites ou factuelles. La meilleure édition française : pourquoi ne pas considérer cette carmélite comme mystique dont l’expression est simplement voilée dans une tâche de traduction-présentation ? On reprend donc ici les quatre tomes dans leur version d’origine soit sans les altérations de l’édition Cerf (« ce n’est qu’une carmélite »).

Je n’ai pas perdu mon temps ! Ce travail de restitution a modifié toute ma perception grâce à une grande clarté d’exposition lorsque M. du SS. défriche  et défend avec vigueur. Comme elle a été carmélite – et en Inde - comme elle a préalablement traduit Teresa - elle a pleine autorité d’expérience et de connaissance érudite. Valeur de l’étude de l’histoire critique de l’Institution, de son Inquisition d’où peut-être un « enterrement ». La réédition omet les utiles préfaces qui sont remplacées par des aperçus techniques et des « explications » sans risques et sans profonde intériorité. Justifié par la mise à disposition pour un vaste public hors Carmels et érudits.

Nos limites de corrections383

Extraits 384:

« Comme la flamme est extrêmement lumineuse, au moment où elle fait irruption, sa lumière brille dans les ténèbres de l’âme, qui sont extrêmement profondes. L’âme alors sent très vivement ces ténèbres naturelles et vicieuses qui s’opposent à la lumière surnaturelle. D’autre part, elle ne perçoit plus la lumière surnaturelle qui ne réside pas au dedans d’elle, elle perçoit au contraire les ténèbres qui résident en elle et qui ne peuvent comprendre la lumière. - Aussi pour de telles âmes la mort est-elle pleine de douceur et de suavité, et cette douceur surpasse toute celle que la vie spirituelle leur a jamais fait goûter au cours de leur existence. Ces amis de Dieu meurent dans des transports sublimes et au milieu des assauts délicieux que leur livre l’amour. Tel le cygne, qui chante avec plus de douceur lorsqu’il va mourir. C’est pour cela que David nous assure que la mort des justes est précieuse 1. Les fleuves d’amour de cette âme sont sur le point d’entrer dans l’océan, et ils sont si larges, si abondants qu’ils ressemblent à des mers. - C’est ainsi que les actes spirituels s’opèrent instantanément dans l’âme, parce qu’ils sont infus de Dieu. Quant aux actes que l’âme produit d’elle-même, ils doivent plutôt s’appeler des dispositions, des désirs et des affections successives. Ces actes personnels ne sont presque jamais des actes parfaits d’amour ou de contemplation. Quant aux actes spirituels, c’est Dieu qui les forme et les perfectionne très rapidement dans l’esprit. - L’âme se trouve comme engloutie dans un océan de flammes légères, dont chacune la blesse subtilement d’amour. Blessée par toutes ces lampes réunies, elle ne vit plus que d’amour au sein de la vie de Dieu. Elle voit très bien que cet amour est l’amour même de la vie éternelle, c’est-à-dire l’assemblage de tous les biens, dont elle a connu un avant-goût. - Une personne qui en aime une autre et qui lui fait du bien, l’aime et lui fait du bien selon ses qualités, selon ses propriétés personnelles. Ainsi ton Époux résidant en toi en tant que tout-puissant, il t’aime et te fait du bien selon sa toute-puissance. Infiniment sage, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sagesse. Infiniment bon, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa bonté. Infiniment saint, il t’aime et te fait du bien selon l’étendue de sa sainteté. Infiniment juste, il t’aime et t’accorde ses grâces selon l’étendue de sa justice. Infiniment miséricordieux, clément et compatissant, il te fait éprouver sa clémence et sa compassion. Fort, exquis, sublime en son Être, il t’aime d’une manière forte, exquise et sublime. Infiniment pur, il t’aime selon l’étendue de sa pureté. Souverainement vrai, il t’aime selon l’étendue de sa vérité. Infiniment libéral, il t’aime et te comble de grâces selon l’étendue de sa libéralité, sans aucun intérêt propre —Cette illumination de splendeurs, comprenons-le bien, est fort différente de l’illumination des lampes matérielles, qui, par la lumière qu’elles projettent, éclairent et échauffent les objets environnants. Ici l’illumination a lieu au milieu des flammes qui résident en l’âme elle-même. - Cette communication se fait d’abord par voie de purification, ainsi que nous l’avons dit plus haut ; ensuite elle a lieu plutôt en suavité d’amour. Si, comme je l’ai indiqué, cette connaissance amoureuse est reçue dans l’âme selon le mode de Dieu qui est un mode surnaturel, et non selon le mode de l’âme qui est un mode naturel, il s’ensuit que pour la recevoir l’âme doit se tenir dégagée, oisive, calme, paisible et dans cette sérénité qui convient à l’action divine. Plus l’air est libre de vapeurs, plus il est pur et tranquille, plus aussi le soleil l’illumine et l’échauffe. / Ainsi l’âme ne doit s’attacher à rien, ni à une méthode de méditation ni à un goût quelconque, soit sensitif, soit spirituel. Il faut que l’esprit soit entièrement libre, dégagé de tout, parce que la moindre réflexion, la moindre opération discursive, le moindre goût sensible sur lequel l’âme voudrait alors s’appuyer l’entraverait et l’inquiéterait. - Efforcez-vous de dégager cette âme de toutes les consolations, de toutes les méditations. Ne l’inquiétez par aucune sollicitude ni à l’égard des choses d’en haut ni, moins encore, à l’égard des choses d’en bas, mais qu’on la maintienne dans une totale abstraction et dans une profonde solitude. - Et vous, ô maîtres spirituels, songez que c’est pour jouir de la sainte oisiveté des enfants de Dieu que le Seigneur appelle cette âme au désert. Elle y marchera vêtue d’habits de fête, ornée de joyaux d’or et d’argent ; car, en quittant l’Égypte, elle en a dérobé les richesses, c’est-à-dire qu’elle a laissé vide sa partie sensitive. Elle a noyé ses ennemis dans la mer de la contemplation, où le sens, privé de tout appui et n’ayant plus où poser le pied, a péri et laissé libre le fils de Dieu, qui est l’esprit. Celui-ci, affranchi des bornes et de la servitude des sens, de son entendement limité, de ses sentiments vulgaires, de ses affections et de ses goûts infirmes, est devenu capable de recevoir de Dieu la manne de suavité, qui renferme tous les goûts et toutes les saveurs, pour lesquels l’âme se fatigue en vain. Et cependant, qu’elle y songe, la délicatesse de cet aliment est telle, qu’il se fond dans la bouche et perd toute saveur, si on le mêle à d’autres aliments et à d’autres saveurs. - Cette âme alors se sentira parfois blessée et doucement ravie, sans savoir par qui ni en quelle manière, parce que cette divine communication lui est faite indépendamment de toute opération personnelle. - Si quelqu’un ne renonce à tout ce qu’il possède, il ne peut être mon disciple 1. Ce qui doit s’entendre non seulement du renoncement aux biens matériels et temporels quant à la volonté, mais encore de la désappropriation des biens spirituels, en quoi consiste la pauvreté d’esprit, dont le Fils de Dieu fait une béatitude 2. - Gardez-vous donc bien de dire : cette âme n’avance pas, puisqu’elle ne fait rien. Et moi je vous dis que si son entendement se dépouille de ce genre de connaissance et des actes de l’intelligence, plus il s’approche du bien surnaturel. / Vous direz : Mais cette âme n’a pas de connaissances distinctes ? Je réponds que si elle en avait, elle ne pourrait avancer. En voici la raison. Dieu est incompréhensible et surpasse notre entendement. Par conséquent, pour s’approcher de Dieu, il doit se dégager de lui-même et de ses connaissances, et marcher par la foi, en croyant sans comprendre. - Dieu ici verse quelque chose de lui-même en cette âme. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait connaissance distincte ni que l’âme produise des actes d’intelligence. Par une seule touche Dieu lui communique tout à la fois lumière et amour, en un mot, il lui donne une connaissance surnaturelle imprégnée d’amour, que nous pouvons appeler une lumière enflammée, parce qu’en illuminant, elle fait naître l’amour. - Courage donc, ô belle âme ! Puisque tu le sais maintenant, le Bien-Aimé pour qui tu soupires réside caché dans ton sein, travaille à rester bien cachée avec lui, et dans ton sein même tu le sentiras et l’étreindras avec amour. —par la fidèle imitation de la vie très parfaite du Fils de Dieu, son Époux, elle pourra mériter que le Seigneur la protège de sa droite et se découvre à elle par-derrière. Autrement dit, elle parviendra dès cette vie à une perfection si haute, qu’elle se trouvera unie à ce Fils de Dieu, son Époux, et transformée en lui par amour. —ne mets jamais ton amour et ta joie en ce qu’il te sera donné de goûter de lui, mets ton amour et tes délices en ce que tu ne peux ni saisir ni goûter. - Ils se figurent que lorsqu’il échappe à leur intelligence, à leur goût et à leur sentiment, il est plus éloigné d’eux, il est plus caché. C’est tout le contraire. Moins on le connaît distinctement, plus on est proche de lui. —dans ces touches dont nous avons parlé il leur est donné de goûter quelque chose de la suavité du divin amour à laquelle ils aspirent par-dessus tout, leur souffrance est indicible. / On leur laisse entrevoir comme par une fissure une immensité de biens, et on ne leur permet pas d’en jouir. De là cette douleur, cet inexprimable tourment. —une notion de Dieu si élevée, qu’elles entendent clairement qu’il leur reste tout à découvrir. Ce sentiment, qui leur révèle de l’immensité de Dieu des choses incompréhensibles, est une connaissance très haute. En effet, une des grandes faveurs que Dieu accorde aux âmes en cette vie est de leur donner de lui-même une notion et un goût si sublimes, qu’il leur devient évident qu’elles ne peuvent ni le connaître ni le goûter pleinement. - Elle sait qu’à l’instant où elle contemplera cette divine beauté, elle sera ravie en cette beauté, transformée en cette beauté, belle de cette beauté, riche des trésors de cette beauté. Voilà pourquoi David nous déclare que la mort des Saints est précieuse devant le Seigneur 1, ce qui ne serait pas si les Saints n’entraient en participation des attributs de Dieu, car devant Dieu rien n’est précieux que ce qu’il est lui-même. Ainsi donc, loin de craindre la mort, l’âme qui aime l’appelle de tous ses vœux. - Et cette ressemblance, que l’amour opère au moyen de la transformation des amants, est si parfaite, que chacun, d’eux semble être l’autre, et que tous deux ne font qu’un. La raison en est que dans l’union et la transformation d’amour, ils se donnent l’un à l’autre, ils se livrent l’un à l’autre, ils s’échangent l’un pour l’autre, de façon qu’ils vivent réciproquement l’un dans l’autre, et que chacun d’eux est réellement l’autre en transformation d’amour. / Saint Paul nous donne à entendre cette merveille, lorsqu’il dit : Vivo ego, jans non ego : vivit vero in me Christus 2. - De fait, le martyre que causent parfois ces visites de Dieu, ces célestes ravissements, est d’une telle violence, que les os en sont déboîtés et la nature tellement réduite à l’extrémité, que si Dieu n’intervenait, ce serait la mort. C’est chose certaine, l’âme qui en est là se croit réellement sur le point de se séparer de la chair et de quitter son corps. C’est que des grâces de ce genre ne peuvent que difficilement se recevoir dans la chair. L’esprit, en effet, se porte alors avec tant de force vers l’Esprit de Dieu qui vient au-devant de l’âme, que forcément il abandonne en partie le corps. Celui-ci a donc beaucoup à souffrir et l’âme de même, à cause de l’étroite union qui existe entre eux. Aussi le martyre qu’elle endure au temps de cette divine visite et l’effroi que lui cause un effet si surnaturel, la font s’exclamer : « Détourne-les, mon Bien-Aimé ! »/ Il ne faut pas croire cependant qu’en demandant au Bien-Aimé de détourner ses yeux, l’âme ait réellement le désir qu’il le fasse. Cette parole, nous l’avons dit, lui est arrachée par la frayeur naturelle, mais quand ces visites et ces faveurs du Bien-Aimé devraient lui coûter beaucoup plus cher encore, elle ne voudrait les perdre pour rien au monde. C’est qu’en dépit des souffrances de la partie inférieure, l’esprit prend alors son vol vers la région surnaturelle pour y jouir de son Bien-Aimé, l’objet vers lequel se portent ses désirs et ses supplications. Elle voudrait recevoir cette faveur hors de la chair, car, encore unie au corps, elle ne le peut avec plénitude, mais seulement en faible mesure et avec douleur. Elle aspire donc à prendre son vol hors de la chair, là où elle en pourra jouir librement. Le sens de ces paroles : « Détourne-les », est donc celui-ci : Ne te communique pas à moi tant que je suis encore dans la chair./ Je vole… /Comme si elle disait : Je m’envole hors de la chair pour jouir de ton regard dégagée du corps, car c’est ce divin regard qui m’oblige à prendre mon essor. / Pour mieux faire entendre la nature de ce vol de l’âme, rappelons ce que nous avons dit plus haut. Dans cette visite de l’Esprit divin, celui de l’âme se trouve puissamment enlevé, il est mis en communication avec l’Esprit de Dieu. Le corps tombe dans un état de mort, en ce sens que l’âme n’a plus en lui ni sentiment ni opération, lesquels se trouvent transférés en Dieu. C’est pour cette raison que saint Paul, parlant de son ravissement, déclare ne pas savoir si son âme était alors unie à son corps ou si elle en était séparée./Cela ne veut pas dire que l’âme abandonne le corps de manière à le priver de la vie naturelle, mais elle cesse en lui ses opérations. Aussi, durant ces ravissements et ces vols de l’âme, le corps demeure-t-il privé de sentiment. Si on lui cause des douleurs aiguës, il reste insensible : état bien différent des défaillances et des évanouissements naturels, dont la douleur fait sortir./Ces effets se produisent durant les visites de Dieu, chez les personnes qui n’ont pas encore atteint l’état de perfection, mais qui en approchent, en un mot chez ceux que l’on appelle les profitants. Chez les âmes qui ont atteint l’état parfait, les communications divines ont lieu dans la paix et en suavité d’amour. - Dieu ne se communique pas à proprement parler par le vol de l’âme, autrement dit par la connaissance qu’elle a de Dieu, mais par l’amour qui naît de cette connaissance. En effet, comme l’amour est le Iien quj unit le Père et le Fils, ainsi l’amour est le lien qui unit l’âme à Dieu. / Une âme aura beau être gratifiée d’une très haute connaissance de Dieu, d’une contemplation sublime, elle aura beau pénétrer tous les mystères, si elle n’a pas d’amour, tout cela ne lui servira de rien pour s’unir à Dieu —faut donc pas s’imaginer que l’âme voit ici les créatures en Dieu, comme l’on voit les objets dans la lumière, nais il faut bien savoir que dans cette union elle éprouve que Dieu lui est toutes choses. - Il est naturellement impossible d’aimer sans connaître ce que l’on aime ; mais Dieu peut surnaturellement épancher l’amour ou l’accroître, sans épancher ou accroître en même temps la connaissance distincte. C’est ce que le passage de l’Écriture que nous venons de citer donne à entendre. L’expérience démontre que beaucoup de personnes spirituelles se sentent consumées de l’amour divin, sans avoir une connaissance de Dieu plus distincte qu’auparavant. —dans cette extase de la haute Sagesse de Dieu, la basse sagesse des hommes n’est pour lui qu’ignorance, parce que les sciences naturelles et même la connaissance des œuvres de Dieu, mises en regard de la connaissance de Dieu lui-même, équivalent à ne rien savoir. En effet, ne pas connaître Dieu, c’est ne rien connaître. Voilà pourquoi ce qu’il y a en Dieu de plus élevé, comme parle saint Paul, est pour les hommes extravagance et folie 2. Aussi les sages selon Dieu et les sages selon le monde sont-ils réciproquement les uns pour les autres des insensés, car ceux-ci sont incapables de percevoir la sagesse et la science de Dieu, et ceux-là ne goûtent aucunement la sagesse du monde —lorsqu’une faible lueur vient se joindre à une éclatante lumière, c’est alors celle-ci qui prédomine et qui éclaire, mais la première n’est pas détruite —Sous l’influence de ce suave breuvage où l’âme, nous l’avons dit, boit Dieu même, elle se trouve tout imprégnée de lui. Alors très volontairement, très suavement, elle se livre tout entière à Dieu, résolue de lui appartenir totalement et à ne garder jamais en elle quoi que ce soit qui lui soit étranger. Dieu, qui produit en l’âme cette union, lui donne aussi la pureté et la perfection qu’une telle union requiert ; et comme c’est lui qui la transforme en soi, il la rend toute sienne et la dégage de tout ce qui n’est pas Dieu. - Elle est alors comme déifiée, rendue divine au point qu’elle n’a même pas de premiers mouvements contraires à la volonté de Dieu, autant du moins qu’elle en peut juger. Tandis qu’une âme imparfaite sent très fréquemment dans son entendement, sa volonté, sa mémoire, ses appétits, à tout le moins de premiers mouvements qui la portent au mal et lui font commettre des imperfections, chez l’âme arrivée à l’état dont nous parlons, l’entendement, la volonté, la mémoire, les appétits même se portent habituellement vers Dieu par leurs premiers mouvements. - De même que l’abeille tire de toutes les plantes le miel qu’elles renferment et ne se sert d’elles que pour cet usage, ainsi de tout ce qui se passe en elle cette âme extrait le plus facilement du monde la douceur de l’amour. En toutes choses, elle voit une occasion favorable d’aimer Dieu. Les choses peuvent être douces ou amères. Pour elle, pénétrée par l’amour, environnée par l’amour, elle ne les sent pas, elle ne les goûte pas, elle ne les voit pas, parce que, je le répète, elle ne sait qu’aimer. - Je ne suis plus mes goûts et mes appétits, parce qu’ils sont livrés à Dieu et fixés en Dieu ; je n’ai plus ni à les nourrir ni à les garder. Et elle ne se borne pas à dire qu’elle ne garde plus de troupeau, elle ajoute : / Je n’ai plus aucun autre office. /Avant d’en venir à cette donation, à cette remise d’elle-même et de tout son « fonds » au Bien-Aimé, l’âme remplit d’ordinaire bien des offices inutiles —Ou en d’autres termes, tous mes offices d’autrefois se réduisent maintenant au seul exercice de l’amour. - Lorsqu’une âme en est arrivée, dans le chemin spirituel, à perdre toutes les voies et toutes les façons naturelles de traiter avec Dieu ; lorsqu’elle ne le cherche plus par les considérations et par les images, ni par le sentiment, ni par quelque moyen que ce soit dérivé des sens et des choses créées, mais que, dépassant tout cela, laissant toute industrie personnelle et tout moyen quel qu’il soit, elle traite avec Dieu et jouit de lui par la foi et par l’amour, on peut dire alors que cette âme a vraiment trouvé Dieu, parce qu’elle s’est vraiment perdue à tout ce qui n’est pas Dieu, qu’elle s’est vraiment perdue à elle-même. —le mouvement qui porte au bien doit venir de Dieu, tandis que la course est l’œuvre non de l’Époux seul ou de l’âme seule, mais l’œuvre commune de Dieu et de l’âme. - Par la voie de l’amour, au contraire, on le lie d’un cheveu. L’âme le sait parfaitement et elle n’ignore pas que sans aucun mérite de sa part, Dieu l’a gratifiée d’un haut degré d’amour —De même que Dieu n’aime rien hors de lui, ainsi n’aime-t-il rien avec plus de force que lui-même, parce qu’il aime toutes choses à cause de lui-même. L’amour qu’il se porte à lui-même étant la raison de celui qu’il porte à ses créatures, ce n’est point pour elles qu’il les aime. Pour Dieu, aimer une âme c’est la placer en quelque sorte en lui-même, l’égaler en quelque manière à lui-même. Il l’aime alors en lui-même, avec lui-même et du même amour dont il s’aime. - Aussi, il y a lieu de remarquer que dans ce vers l’âme ne dit pas qu’alors Dieu lui donnera son amour, bien que de fait il le lui donnera — parce qu’elle semblerait dire simplement que Dieu l’aimera, — mais elle dit que Dieu lui enseignera à aimer avec la perfection à laquelle elle aspire. Dans la gloire, en effet, outre que Dieu donne son amour à l’âme et, par ce même amour, lui enseigne à aimer purement, librement, sans intérêt, comme il nous aime lui-même, il lui donne d’aimer avec la puissance dont il l’aime lui-même, et cela en la transformant en son amour, ainsi que nous avons dit. Il lui communique donc sa propre puissance, qui la rend capable de l’aimer ; à peu près comme s’il lui mettait un instrument entre les mains et lui apprenait à s’en servir en s’en servant avec elle. Ce qui revient à dire qu’il enseigne à l’âme à aimer et la rend capable de le faire. - D’autres fois, le démon a le dessus. Alors l’horreur et le trouble s’emparent de l’âme, et lui causent un tourment qui surpasse tout supplice de cette vie. De fait, cette effroyable communication ayant lieu d’esprit à esprit, nuement et hors de tout ce qui est corporel, elle est pénible au-delà de tout ce qui se peut dire et sentir. / Ce tourment spirituel dure peu ; autrement, sous l’effort de cette violente communication d’un esprit étranger, l’âme se dégagerait des liens du corps. - Pour résumer, l’entendement de cette âme est l’entendement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu, sa mémoire est l’éternelle mémoire de Dieu, sa jouissance est la jouissance de Dieu. - Tu me diras que tu t’inquiètes non des fautes présentes, mais des fautes passées. À cela je réponds que tu ne dois t’inquiéter ni des unes ni des autres. Forme un ferme propos, une bonne résolution — et travaille à la réaliser — de ne donner aucune créance à ta mémoire qui est faible et trompeuse. N’est-il pas vrai qu’elle ne se souvient même pas de ce que tu as dit et fait hier ? Peux-tu t’en rapporter à elle sur ce qui s’est passé il y a longtemps ? Ne te fie pas non plus à ton entendement et ne raisonne pas avec lui, car la crainte excessive qui te met en doute si tu es ou non en état de péché, te rend aveugle. - Afin de faire croître en toi le désir causé par cette douleur, je parais quelquefois ni te voir ni t’entendre, je t’accable de rebuts et de froideurs comme une autre Chananéenne, au point que tu te crois rejetée de moi et ne sais plus que devenir. Désespérer, tu ne l’oses, car éviter toute offense t’est plus cher que ton âme et que ta vie, et d’autre part m’atteindre comme tu le voudrais est hors de ton pouvoir, on ne t’en donne pas le moyen. Il ne te reste qu’à t’humilier, à reconnaître ta bassesse et tes démérites, en abandonnant ta volonté pour embrasser la mienne, prête à demeurer dans ce tourment et cette angoisse un temps considérable et même la vie entière —On peut aussi avoir en vue — et c’est précisément le cas — d’enseigner à ne penser à rien juste le temps requis pour que l’âme se dépouille de toute connaissance et de toute volonté personnelle. Elle n’a alors pour objet que le néant, car pendant cet instant elle n’a rien de propre, s’étant entièrement quittée elle-même, et elle n’a rien de moi, puisqu’elle ne connaît pas encore ma volonté, qu’elle est dans l’attente de cette volonté et qu’elle renonce à son opération personnelle pour recevoir mon action. -

Dès que l’âme en est là, je l’envahis immédiatement, je la transforme, je l’unis à moi pour le temps qu’il nie plaît, car il n’y a ici ni mesure ni limite à poser. L’âme jouit alors de biens tellement ineffables, qu’elle ne les comprend pas entièrement et qu’il lui est même impossible de le faire. ... Sois prudente, ma Fille, ne cherche pas à te tenir toujours dans ce rien. Ce serait, je te l’ai dit, de la bestialité. Contente-toi de t’y placer lorsque tu te sentiras hors de moi, entraînée à penser aux créatures, et n’y demeure que le temps d’attendre ma venue, jusqu’à ce que je remplisse ton âme de ma présence et de ma grâce, car voici que je viens et je ne tarde pas —L’ÉPOUSE. — Ce rien est-il celui qui naît de la connaissance de soi ? / L’ÉPOUX. — Non, ma pauvre petite. Ce rien dont tu parles est une connaissance qui porte l’âme à me référer tout ce qu’elle est selon la nature et selon la grâce, comme à l’auteur de toutes choses, et qui lui montre en même temps qu’elle n’est rien par elle-même, en sorte qu’elle se place au-dessous de tous les êtres, même d’une petite fourmi. - Il n’est pas nécessaire dans l’oraison de méditer toujours la vie et la passion de Jésus-Christ Notre-Seigneur ; il ne convient même nullement de lier les âmes à ce genre de méditations. Jésus-Christ étant Dieu et homme, il n’y a pas de raison de méditer constamment sur son humanité. Au contraire, il convient souvent de laisser cette méditation, pour passer à la contemplation de sa divinité. —douze portes 1, et que dans la maison de mon Père il y a, non une seule demeure, mais beaucoup de demeures 2, et encore que la terre des cœurs produit en divers lieux, non un fruit seulement, mais des fruits divers 3, ils ne se fatigueraient pas inutilement à vouloir conduire toutes les âmes par un même chemin. Ils ne chercheraient pas à les faire entrer toutes par une même porte, occuper toutes une même demeure et produire toutes un même fruit. Le terrain froid, ma Fille, est excellent pour une sorte de fruit, et le terrain chaud excellent pour une autre. —18. L’âme qui porte en soi le moindre appétit des choses du monde a plus d’indécence et d’impureté pour s’approcher de Dieu, que si elle était plongée dans les ténèbres et accablée de toutes sortes de tentations déshonnêtes et fâcheuses, pourvu que sa volonté raisonnable n’y consentît pas. En ce cas, au contraire, elle peut s’approcher de Dieu avec confiance, pour faire la volonté du divin Maître qui a dit : Venez à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes chargés et je vous referai. —en vient à dire qu’il se plaît beaucoup au couvent des Martyrs, parce que c’est une maison de solitude. Le Provincial lui lance alors ce mot quelque peu sarcastique : « Votre Révérence est donc fils de laboureur, qu’elle affectionne à ce point la campagne ? » Et Jean de la Croix de répondre aussitôt : « Oh ! mon Très Révérend Père, je suis beaucoup moins que vous ne pensez ! Je ne suis que le fils d’un petit tisserand. » —t’humilier sans cesse dans ton cœur en pensées, en paroles et en œuvres, à te réjouir du bien d’autrui comme du tien propre, à désirer que les autres te soient préférés en toutes choses, à le désirer, dis-je, très sincèrement. De cette façon, tu surmonteras le mal par le bien, tu repousseras le démon loin de toi, tu auras le cœur dans la joie. Et tout cela, tu chercheras surtout à l’exercer envers les personnes qui te reviendront le moins. —j’irai chez vous, et vous verrez combien peu je vous oubliais. Nous mesurerons ensemble les richesses que vous avez amassées dans le pur amour, le chemin que vous avez parcouru dans les sentiers de la Vie éternelle, les pas bienheureux que vous avez faits en Jésus-Christ, —Ce qui manque ordinairement — si tant est qu’il manque quelque chose, — ce n’est ni de parler ni d’écrire, ce qu’on ne fait le plus souvent que trop, mais de se taire et d’agir. La parole distrait ; le silence et la mise en pratique recueillent et communiquent la vigueur à l’esprit. - Pourvu que l’union à Dieu ne fasse pas défaut, il prendra soin de ce qui lui appartient, de qui n’a pas d’autre maître que lui et n’en doit pas avoir. / Je l’éprouve moi-même. Plus quelqu’un me touche de près, plus j’y ai l’âme et le cœur appliqués, parce que l’objet aimé ne fait qu’un avec celui qui aime. Ainsi en est-il de Dieu avec ceux qui l’aiment. On ne pourrait oublier ceux que l’on chérit de la sorte, qu’en oubliant sa propre âme. Je dis plus. On oublie sa propre âme pour l’âme que l’on aime, parce que l’on vit plus en l’âme aimée qu’en soi-même. — Croyez-le, il est très important pour nous que la croix ne nous manque pas, de même qu’elle n’a jamais manqué à notre Bien-Aimé jusqu’à sa mort d’amour. Il ordonne nos souffrances d’après l’amour que nous lui portons, afin de nous donner l’occasion de faire de plus grands sacrifices et de progresser davantage. Mais tout cela est de bien courte durée. 11 ne s’agit que de lever le couteau du sacrifice, et Isaac se trouve vivant, avec la promesse d’une nombreuse postérité. / Patience donc, ma chère fille, dans l’état de pauvreté spirituelle où vous vous trouvez. Elle sert beaucoup à nous tirer de notre propre terre et à nous faire entrer dans la vie où nous jouirons de tous les biens. - Plus il veut donner, plus il fait désirer, jusqu’à faire en nous le vide complet, pour nous remplir de ses biens. Il saura vous payer ceux que vous laissez à Séville, je veux dire l’affection de vos Sœurs. Les biens immenses de Dieu ne peuvent être reçus et contenus que dans un cœur vide et solitaire. - S’il vous en coûte de quitter ce que vous avez laissé, ce n’est rien, puisque de toute façon vous deviez le laisser sous peu. Pour trouver Dieu en tout, il faut n’avoir rien en toutes choses. Comment le cœur qui appartient à quelqu’un pourrait-il être tout entier à un autre ? - Vous êtes en bon chemin. Laissez-vous vous-même et réjouissez-vous. Qui êtes-vous pour prendre soin de vous-même ? Vous vous mettriez en bel état ! Vous n’avez jamais été en meilleure situation, parce que vous n’avez jamais été si humble et si assujettie ; vous n’avez jamais eu si basse opinion de vous-même ni tant de mépris des choses du monde ; vous ne vous êtes jamais tenue pour si mauvaise ; vous n’avez jamais regardé Dieu comme si bon ; vous ne l’avez jamais servi d’une manière si pure et si désintéressée. /Que voulez-vous donc ? Quelle existence, quelle manière de procéder vous figurez-vous devoir être les vôtres ici-bas ? En quoi pensez-vous que consiste le service de Dieu, si ce n’est à éviter le mal, à garder ses commandements, à s’occuper de son mieux de ses intérêts ? —c’est Dieu qui ordonne tout. Là où il n’y a pas d’amour, mettez de l’amour, et vous recueillerez de l’amour. - Aimez beaucoup ceux qui ne vous aiment pas et vous contrecarrent, parce qu’ainsi l’amour naît dans le cœur qui en était privé. Dieu en agit ainsi avec nous. Il nous aime, afin que nous l’aimions en raison de l’amour qu’il nous porte. - Je ne sais plus que vous dire et, à cause de la fièvre, je dépose la plume. Pourtant j’avais le désir de vous écrire longuement. La Peñuela, 21 septembre 1591. - … Vous avez dû apprendre les épreuves que nous subissons. Dieu le permet pour la gloire de ses élus. Notre force sera en silence et en espérance. Recommandez-moi à Dieu. Je lui demande de vous faire sainte. —26me CONSEIL. — On lui demandait un jour de quelle manière l’âme entre en extase. Il répondit : « En renonçant à sa volonté pour faire celle de Dieu. L’extase n’est autre chose qu’une sortie de l’âme hors d’elle-même et son élan vers Dieu. C’est le cas de celui qui obéit : il sort de soi et de son propre vouloir et, ainsi allégé, il se perd en Dieu. » - [Cécile de la Nativité], Mais une fois que l’âme a été favorisée, ne fût-ce qu’une seule fois, du contact substantiel avec son Bien-Aimé, son angoisse grandit… —[renom de sainteté…] Les Carmélites de Ségovie, de Beas et de Grenade assuraient que la semaine où l’homme de Dieu venait les confesser et diriger leurs âmes, tout le monastère était comme enflammé du divin amour, du désir de la pénitence, d’éviter les moindres imperfections et d’atteindre la sainteté. Les couvents de religieux parlaient de même. Un prêtre, revenant de Villacastin où il se rendait de temps à autre pour communiquer avec notre saint, disait qu’il lui semblait avoir conversé avec « un courtisan du ciel ». -



Relevés 2022

je relève en 2022 les passages qui m'ont marqués. Dans un même § ce qui est proche passages séparés par [...]. Au § suivant ce qui appartient à un même chapitre toujours séparé par [...]. A la fin du chapitre cité, sa référence. Puis saut d'une ligne. J'utilise [ * ] pour équivalent de [...], on substituera.

Montée

si l’on dit qu’alors l’âme n’agit point, ce n’est pas qu’elle ne connaisse point, mais c’est qu’elle connaît sans qu’il lui en coûte aucun effort personnel. Elle ne fait que recevoir ce qui lui est donné [...] elle doit avoir soin de ne pas lui interposer des lumières palpables, provenant d’autres connaissances, de formes et de figures exercées par le discours, parce que tout cela n’a aucun rapport avec cette paisible et pure lumière [...]bien purifiée et bien vide de toutes les formes et de toutes les images perceptibles, l’âme se trouve dans la pure et simple lumière divine, et se transforme en elle selon l’état de perfection. [...] en nudité d’esprit, une fois devenue simple et pure, elle se transformerait en la simple et pure Sagesse divine, qui est le Fils de Dieu. [...] car il ne doit pas y avoir de vide dans la nature. [Montée Livre 2 chap 15]

Je dis donc que l’entendement évitera soigneusement de se laisser entraver et affriander par quelques connaissances, visions imaginaires, formes ou espèces que ce soit, quand elles se présenteraient sous une image ou intelligence particulière quelconque, soit qu’elles soient fausses et aient le démon pour auteur, soit qu’elles se trouvent manifestement 172 vraies et divines. En aucun cas, l’âme ne doit les admettre et les faire siennes, afin de pouvoir demeurer détachée, dépouillée, pure et simple, sans aucun mode ni manière d’être, ainsi qu’il est requis pour l’union divine. La raison en est que toutes ces formes se rendent perceptibles au moyen de modes et de manières d’être limités. Or, la Sagesse de Dieu, à laquelle l’entendement doit s’unir, n’a ni mode ni manière, elle ne tombe sous aucune délimitation ou intelligence distincte et particulière, et pour que deux extrêmes — la divine Sagesse et l’âme — en viennent à s’unir, il est nécessaire qu’ils se conforment l’un à l’autre en une certaine façon, par une ressemblance quelconque. Il faut donc que l’âme, elle aussi, soit pure et simple, et autant que possible, qu’elle ne soit ni bornée ni modifiée par une limite quelconque de forme, d’espèce ou d’image.

[...]

Dieu ne se communique pas à l’âme sous le déguisement d’une vision imaginaire, d’une représentation ou d’une figure. C’est bouche à bouche que Dieu et l’âme communiquent ensemble, c’est-à-dire l’Essence divine pure et nue — qui est la bouche de Dieu en amour — à l’essence de l’âme pure et nue — qui est la bouche de l’âme en amour de Dieu

[...]

Tout le bien que les visions imaginaires — et j’en dis autant des visions corporelles extérieures — peuvent faire à l’âme, est de lui communiquer l’intelligence, l’amour, la suavité ; mais pour que ces effets soient produits, il n’est pas nécessaire que l’âme accepte la vision, car, nous l’avons dit, au moment même où celle-ci s’imprime dans l’imagination, elle infuse dans l’âme l’intelligence, l’amour, la suavité, que Dieu a dessein de produire. C’est passivement que l’âme reçoit en elle ces effets, et elle ne peut y mettre obstacle quand bien même elle le voudrait, pas plus qu’elle n’a pu se procurer la vision, bien qu’il reste vrai qu’elle a pu s’y disposer. / De même, la vitre est incapable de mettre obstacle au rayon du soleil qui vient la frapper [...] Si au contraire l’âme cherche à s’en repaître, elles occupent à la fois le sens et l’esprit, en sorte qu’elles ne peuvent se communiquer à celui-ci simplement et librement. L’entendement, appliqué qu’il est à l’écorce de ces figures et de ces représentations, n’a plus la liberté de recevoir la communication spirituelle. / Il est donc clair que lorsque l’âme admet ces représentations imaginaires et en fait cas, elle s’entrave et se contente de ce qu’il y a en elles de moindre, qui est ce qu’elle est capable de percevoir, c’est-à-dire la forme, l’image et la connaissance particulière. Ce qui est en elles de plus précieux, à savoir la grâce spirituelle qui en découle, l’entendement ne peut ni la percevoir ni la comprendre, il ignore en quoi elle consiste et il est incapable de le dire, parce que c’est chose purement spirituelle. Ce qu’il en connaît, encore une fois, est ce qui s’y rencontre de moindre, ce qu’il est capable de percevoir, je veux dire les formes qui tombent sous les sens.

[...]

On se persuade que, dès lors que ces visions sont bonnes et ont Dieu pour auteur, on fait bien de les admettre en toute assurance. Et l’on ne réfléchit pas que, même lorsqu’il s’agit de visions véritables, l’âme, en se les appropriant et en s’y attachant, peut s’y embarrasser, tout comme dans les biens de ce monde, en sorte qu’elle doit savoir y renoncer aussi bien qu’à ceux-ci. [Montée Livre 2 chap 16]

[...]

comme le mode de connaître propre à notre âme s’exerce sur les formes et les images des objets créés, en passant par les sens, il s’ensuit que Dieu, voulant élever l’âme à une connaissance sublime et voulant le faire suavement, commence par toucher l’extrémité inférieure de l’âme, c’est-à-dire les sens, afin de la conduire, suivant son mode à elle, jusqu’à l’extrémité de la sagesse spirituelle, qui ne tombe point sous le sens.

Pour cela, il commence par l’instruire au moyen de formes et d’images, en un mot par des voies sensibles, conformes à son mode de connaître, tantôt naturelles, tantôt surnaturelles ; il l’exerce aussi par la voie du discours, afin de la conduire ainsi jusqu’à la région suprême de l’esprit. Il lui envoie donc des visions, des formes, des images, avec d’autres connaissances sensibles, intelligibles et spirituelles.

Ce n’est pas que Dieu se refuse à donner de prime abord à l’âme la sagesse de l’esprit. Mais d’ordinaire les deux extrêmes, l’humain et le divin, le sens et l’esprit ne peuvent se joindre et s’adapter par un seul acte ; il y faut l’intervention préalable de beaucoup d’actes préparatoires, s’enchaînant régulièrement et suavement les uns aux autres, une disposition servant de fondement et de préparation à la suivante, de même que, lorsqu’il s’agit d’agents naturels, une première disposition mène à la seconde, la seconde à la troisième, et ainsi de suite.

[...]

Toutes les voies qui tiennent en quelque façon de la chair n’apportent plus ni goût ni profit. Ou encore : Tout exercice sensible dans les voies spirituelles devient fastidieux. [...] tout ce qui vient des sens, toutes les connaissances que l’esprit peut acquérir par l’entremise des sens, sont des exercices de petits enfants. Si donc l’âme voulait y rester perpétuellement attachée, jamais elle ne sortirait de l’enfance ; toujours elle parlerait de Dieu en enfant, elle jugerait de Dieu en enfant, elle raisonnerait sur Dieu en enfant. S’attachant à l’écorce du sens, qui est l’état d’enfance, jamais elle ne parviendrait à la substance de l’esprit […] n’était la préoccupation de conduire l’âme suivant son mode à elle, jamais Notre-Seigneur ne lui verserait l’abondance de son esprit par les canaux si étroits des formes, des figures et des intelligences particulières. * visions s’offrant aux sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires. L’âme, renonçant à toutes ces choses, doit envisager uniquement le bon effet qu’elles produisent et s’efforcer de le conserver par des œuvres, en accomplissant avec droiture ce qui est du ser­vice de Dieu, sans donner son attention à ces représen­tations, sans rechercher aucun goût sensible. [Montée Livre 2 chap 17]

*

qu’elles s’attachent à ces représentations et cessent de s’appuyer sur la foi. Elles ne sont ni vides, ni dénuées, ni détachées de ces choses extraordinaires, et par conséquent ne peuvent plus prendre leur vol vers les hauteurs de la foi obscure. [Montée Livre 2 chap 18]

*

Ce qui signifie : Il délivrera le pauvre de l’oppression du puissant, le pauvre destitué de tout secours ? Alors qu’on vit le Christ naître dans la bassesse, vivre dans la pauvreté et mourir dans la misère, non seulement ne point se rendre

198 maître de la terre durant sa vie, mais s’assujettir à des gens de rien, jusqu’à se laisser mettre à mort par l’ordre de Ponce Pilate, non seulement ne pas délivrer ses disciples pauvres des mains des puissances temporelles, mais les laisser persécuter et conduire à la mort pour son nom !

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Voici un saint personnage, très affligé des persécutions que lui suscitent ses ennemis : Dieu lui dit : Je te délivrerai de tous tes ennemis. Cette prédiction peut être très véritable, et cependant les ennemis de ce saint personnage prévalent contre lui, et il meurt entre leurs mains. S’il a entendu la parole divine dans un sens temporel, il se trouvera trompé, car Dieu a pu parler de la vraie liberté, de la victoire vraiment importante qui est le salut, celle qui met l’âme en liberté, qui la rend victorieuse de tous ses ennemis beaucoup plus véritablement et plus hautement que ne l’eût fait une délivrance d’ici-bas. Cette prédiction était donc plus vraie et plus magnifique, que ce personnage ne l’eût pensé en l’entendant de cette vie mortelle. Dieu, lorsqu’il parle, a en vue le sens principal [Montée Livre 2 chap 19]

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Aucune comparaison, aucun effort de l’imagination ne peut atteindre à ces notions sublimes, car elles surpassent tout ce qui se peut concevoir, et Dieu les opère dans l’âme en dehors de sa capacité propre. Aussi c’est souvent lorsqu’elle y pense et qu’elle y aspire le moins, qu’elle se voit favorisée de ces touches ineffables que lui apporte le souvenir de Dieu. Parfois c’est à l’occasion de circonstances bien minimes qu’elles se produisent soudain, et leur intensité est telle, que non seulement l’âme, mais le corps lui-même en frémit. D’autres fois elles ont lieu dans une parfaite tranquillité de l’esprit et sans frémissement aucun, mais seulement avec une impression subite de délices et de rafraîchissement spirituel. [Montée Livre 2 chap 26] 385

*

je clôture ce qui concerne les révélations [Montée Livre 2 chap 27]

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C’est dans les ténèbres de la foi qu’il avance par l’amour, et non par les discours sans fin.

* Il y a des entendements si vifs et si subtils, que, pour peu qu’ils soient absorbés par quelque réflexion, c’est pour eux chose de la dernière facilité de discourir ainsi naturellement, en formant des propositions brillantes. Mais tandis que l’on se persuade que c’est l’œuvre de Dieu, c’est tout simplement, redisons-le, l’entendement qui, dégagé de l’opération des sens et sans aucun secours surnaturel, produit cette œuvre. Il pourrait faire plus encore. Le cas est très fréquent. Aussi, bien des personnes se croient faussement favorisées d’une haute oraison et d’une intime communication avec Dieu. Elles écrivent ou font écrire ce qui leur arrive, et bien souvent il n’y aura là rien de substantiel quant à la vertu, ce ne sera qu’une occupation entièrement vaine. [Montée Livre 2 chap 29]

*

Il aurait raison si nous nous adressions aux débutants, qui, effectivement, font bien de se former aux exercices spirituels par les connaissances discursives et preceptibles. Mais, ne l’oublions pas, les avis que nous donnons sont destinés à faire avancer par la contemplation jusqu’à l’union divine. Or, dans cette voie, tous ces moyens, tout cet exercice sensible des puissances doivent être mis de côté et remplacés par le silence de ces mêmes puissances, afin que Dieu opère lui-même dans l’âme cette divine union. Il est donc nécessaire de suivre un autre chemin : désormais il s’agit de débarrasser et de vider les puissances

* L’âme connaît Dieu plutôt par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est.

* Il n’y a en Dieu ni forme ni image qui puisse être perçue par la mémoire. Aussi, lorsque cette puissance est unie à Dieu, elle se trouve dépouillée de toute forme et de toute figure et sa faculté imaginative est suspendue. En un mot, la mémoire est alors plongée dans le Souverain Bien, en oubli profond, sans souvenir de quoi que ce soit.

* Souvent cet oubli de la mémoire et cette suspension de l’imagination, causés par l’union de la mémoire avec Dieu, sont tellement accentués, qu’un long temps s’écoule sans qu’on s’en aperçoive et sans qu’on sache ce qu’on a fait dans cet intervalle.

* Fort bien, me direz-vous, mais tout ceci ne va à rien moins qu’à détruire l’usage naturel des puissances et à faire de l’homme un animal, et moins que cela, puisqu’il perd jusqu’au souvenir de ses besoins et de ses opérations naturelles ; cependant Dieu ne détruit pas la nature, il la perfectionne. Or ceci n’est rien moins que la destruction de la nature, puisqu’on oublie le bien moral et raisonnable, et que partant on ne peut plus l’accomplir, puisqu’on oublie les fonctions naturelles et que par suite on ne peut plus les exercer ; et réellement on est incapable de se rappeler rien de tout cela, puisqu’on se prive des notions et des formes qui sont les moyens de la réminiscence.

* Je vais donner quelques exemples. Une personne se recommande aux prières d’une autre qui est élevée à cet état. Celle-ci oubliera de le faire, parce qu’aucune forme ou notion de cette recommandation ne s’est gravée dans sa mémoire. S’il convient que la première soit recommandée à Dieu, ou en d’autres termes, si Dieu est disposé à recevoir la prière qui lui sera adressée pour elle, il donnera le mouvement à la volonté de la seconde et le désir de prier dans ce sens.

* D’autre part, Dieu pourra lui inspirer le désir de prier pour des gens qu’elle ne connaît pas et dont on ne lui a point parlé. / Cela vient de ce que c’est Dieu qui meut les puissances de ces âmes pour leur faire accomplir les œuvres convenables, suivant sa volonté et son ordonnance, en sorte qu’il leur est impossible de se porter à d’autres œuvres. Aussi les œuvres et les prières de ces âmes obtiennent-elles toujours leur effet. * Voici un autre exemple. Une âme de cette classe doit s’occuper en tel temps de telle affaire nécessaire. Elle ne s’en souviendra point par une forme quelconque, mais, sans qu’elle sache comment, il lui sera mis dans l’esprit, par cette excitation de la mémoire indiquée plus haut, en quel temps et de quelle façon elle doit s’acquitter de ce devoir, sans en rien omettre. / Ce n’est pas seulement dans les choses de ce genre que l’Esprit-Saint donne lumière à ces âmes, il les instruit de beaucoup d’événements présents ou futurs, ou éloignés, quelquefois au moyen de formes intellectuelles, plus souvent sans forme perceptible. Ces personnes ignorent d’où leur viennent ces connaissances. Elles leur viennent de la Sagesse de Dieu. Par là même que ces âmes s’exercent à ne rien savoir ni percevoir par le moyen de leurs puissances de ce qui pourrait les entraver dans les voies de Dieu, elles en arrivent à tout savoir, par une connaissance générale [Montée Livre 3 chap 1]

*

Que l’âme donc se tienne soigneusement fermée, sans souci ni préoccupation. Et Celui qui entra corporellement, les portes fermées, dans le lieu où étaient ses disciples et leur donna la paix, sans qu’ils pussent s’expliquer ce que ce pouvait être. Celui-là, dis-je, entrera spirituellement dans l’âme, sans qu’elle sache comment cela s’est pu faire et sans qu’elle y ait contribué. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle tenait fermées à toute connaissance les portes de sa mémoire, de son entendement et de sa volonté. Ces puissances seront inondées d’une paix qui, selon l’expression du prophète, coulera sur elle comme un fleuve 1. Elle se trouvera affranchie des craintes, des inquiétudes, des troubles, des ténèbres, qui lui faisaient redouter de se perdre. [Montée Livre 3 chap 2]

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Pour aller à Dieu, l’âme doit se vider de tout ce qui n’est pas Dieu : donc la mémoire doit se défaire de toutes les formes et de toutes les notions, afin de s’unir à Dieu en espérance parfaite et mystique. Toute propriété, en effet, est contraire à l’espérance, parce que, selon la parole de saint Paul, l’espérance est la substance de ce que l’on ne possède pas encore 1. [Montée Livre 3 chap 6]

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pour que l’espérance soit parfaite, il ne doit rien y avoir dans la mémoire qui ne soit Dieu. Nous avons dit aussi que nulle forme, figure ou image, nulle notion quelconque pouvant être reçue dans la mémoire, qu’elle soit céleste, terrestre, naturelle ou surnaturelle, n’est Dieu ni ne ressemble à Dieu * Il est donc indispensable à l’âme de se tenir dans le dépouillement et l’oubli des formes et des notions distinctes concernant les choses surnaturelles [Montée Livre 3 chap 10]

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pour produire une œuvre surnaturelle, il est nécessaire que Dieu lui en imprime le mouvement. Si donc l’âme prétend agir d’elle-même, elle entravera forcément par son opération active l’opération passive que Dieu produisait en elle : je veux dire la communication du don spirituel. Son opération à elle est d’une autre nature, fort basse en comparaison de celle dont Dieu la gratifie. L’opération de Dieu est passive et surnaturelle, celle de l’âme est active et naturelle.

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Ainsi donc, à l’égard de toutes les connaissances qui lui viennent d’en haut, qu’elles soient imaginaires ou autres, que ce soient des visions, des locutions, des sentiments ou des révélations, tout se réduit pour l’âme à ne pas faire cas de l’écorce et de la lettre — je veux dire de ce qui est signifié ou représenté, — mais à s’attacher uniquement à l’amour qu’elles font naître en elle. C’est de cette façon qu’elle fera cas des sentiments spirituels, des sentiments, dis-je, à savoir, de l’amour qui naît de ces connaissances, non de la saveur, de la suavité et des représentations qui les accompagnent. / En vue de renouveler ces effets d’amour, l’âme pourra bien quelquefois se rappeler l’image et la connaissance qui ont fait naître en elle ce divin amour. Bien que les effets produits par ces réveils de la mémoire ne soient pas aussi vifs qu’à la première communication, cependant chaque fois que l’âme s’en souvient, il se fait en elle comme un renouvellement d’amour et une élévation de l’esprit en Dieu. Ceci arrive surtout lorsqu’il s’agit de ces images, figures ou sentiments surnaturels qui restent longtemps gravés en l’âme et dont quelques-unes même ne s’effacent jamais. [Montée Livre 3 chap 12]

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plus l’âme dépouillera sa mémoire de formes et d’objets de réminiscence étrangers à Dieu, plus elle plongera sa mémoire en Dieu. Et plus cette puissance sera vide, plus elle pourra espérer que Dieu s’en fera la plénitude.

Voici donc ce qu’il convient de faire pour vivre en pure et totale espérance de Dieu. Toutes les fois que des connaissances, des formes et des images distinctes se présenteront à sa mémoire, l’âme, sans s’y arrêter, s’élancera aussitôt vers Dieu par une amoureuse affection, dans le dépouillement de tous ces objets de réminiscence

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Nous ne conseillons pas comme eux d’écarter les images et de supprimer l’honneur qui leur est dû ; nous montrons seulement quelle distance il y a de l’image à Dieu, et nous enseignons à passer de la peinture à l’objet spirituel qu’elle représente, en ne s’y arrêtant que précisément ce qu’il faut pour s’aider à passer au-delà.

Un moyen est utile et nécessaire lorsqu’il nous conduit à notre fin ; les images nous sont avantageuses quand elles nous rappellent le souvenir de Dieu et des Saints. Si cependant on s’arrête à ce moyen plus qu’il ne convient, il devient obstacle, tout autant qu’un objet profane.

D’ailleurs ce que j’ai ici en vue, ce sont les images et les visions surnaturelles qui sont sujettes à tant d’erreurs et de dangers. [Montée Livre 3 chap 14]

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[« faiblesse du moine » au chapitre 17 et d’ailleurs d’une grande partie du livre 3. Contraste avec la valeur du livre 1. D’où : ne pas recommander la lecture en premier de la Montée, adaptée à une vie qui n’est plus la nôtre ; de même disait LS – excursus : trois gros « grands livres » : Jean de la Croix ici traduit et présenté – la Vie de Marie de l’Incarnation avec les Additions par son fils – les Justifications comme la plus excellente anthologie mystique souvent commentée par Guyon]


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Les choses de Dieu ne sont plus rien pour eux, les choses du monde sont tout.

Ce sont les vrais avares. Ils ont tellement étendu et répandu leur joie sur les choses créées, ils y ont tellement placé leur affection, qu’ils en sont devenus insatiables.

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on se comporte comme s’il n’y avait pas d’autre dieu que l’argent. * Très nombreux sont aujourd’hui ceux qui appartiennent à ce degré en mille manières différentes. Ils portent jusque dans les choses spirituelles leurs faux raisonnements, obscurcis par la cupidité. Dans les choses saintes, ce n’est pas Dieu qu’ils servent, mais l’argent, ce n’est pas Dieu qu’ils ont en vue, mais l’argent. Ce qu’ils ont devant les yeux, ce n’est pas la divine valeur des choses saintes et la divine récompense, mais le prix qui leur en reviendra. En une foule de choses l’argent est leur fin principale et leur dieu ; ils le préfèrent à leur fin dernière, au Seigneur leur Dieu. [Montée Livre 3 chap 18]

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Il faut craindre au contraire que ces dons et ces agréments naturels ne soient cause de quelque offense de Dieu, soit qu’ils portent à la présomption, soit qu’ils fassent naître une violente affection en ceux qui les envisagent. Si on les possède, il faut être constamment sur ses gardes et vivre dans une extrême réserve, de crainte de porter qui que ce soit à détacher de Dieu ses affections. En effet, ces agréments et ces dons naturels sont par eux-mêmes provocateurs et dangereux, tant pour celui qui en est doué que pour celui dont ils attirent les regards, tellement que bien peu ont assez d’empire sur eux-mêmes pour empêcher leur cœur de s’en laisser quelque peu lier et enchaîner. Aussi l’on a vu des personnes spirituelles qui avaient ces dons en partage obtenir de Dieu par leurs prières d’en être dépouillées, tant elles craignaient de les voir devenir à elles-mêmes ou à d’autres l’occasion d’une vaine joie ou d’une vaine affection. [Montée Livre 3 chap 20]

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Comme il évite de s’attacher à qui que ce soit à cause des dons naturels extérieurs, qui sont trompeurs, son âme demeure libre et lumineuse pour aimer tous les hommes raisonnablement et spirituellement, ainsi que Dieu veut qu’ils soient aimés. On comprend alors que nul ne mérite notre amour si ce n’est pour sa vertu. Quand on aime de cette manière, on aime selon Dieu et avec une grande liberté. [Montée Livre 3 chap 22]

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L’âme retire donc du renoncement aux biens sensibles ce merveilleux avantage d’une grande disposition à recevoir les biens de Dieu et les dons spirituels.

Un troisième avantage, c’est un immense accroissement de jouissance dans la volonté, à l’égard des choses temporelles. En effet, selon la parole du Sauveur, on reçoit alors en cette vie cent pour un. [Montée Livre 3 chap 25]

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[les chapitres suivants sont datés s’adressant à des dévots de pratiques, images etc.]

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Il y a d’autres lieux — que ce soient des déserts ou d’autres endroits, peu importe — qui excitent notre dévotion d’une manière plus intime. Dieu y a gratifié l’âme de faveurs spirituelles très suaves, et d’ordinaire elle garde une inclination du cœur pour le lieu où elle a été ainsi favorisée ; elle éprouve même parfois un vif désir de le revoir. D’ordinaire son attente est déçue, parce que la réception des faveurs divines ne dépend pas des démarches que nous faisons pour les retrouver. Dieu les accorde quand et comme il lui plaît, et là où il lui plaît, sans se lier à un temps, à un lieu, sans consulter la préférence de celui qui en est l’objet. Cependant, si l’on se sent libre de tout esprit de propriété, il est louable d’aller quelquefois prier en un lieu de ce genre, et cela pour trois raisons. La première est que Dieu, sans se lier à aucun bien, semble pourtant vouloir être loué par cette âme en tel endroit, puisqu’il lui a fait là une faveur signalée. La seconde est que l’âme se sent portée à rendre à Dieu de plus ferventes actions de grâce au lieu où elle a reçu cette faveur. La troisième est que sa dévotion est notablement accrue par le souvenir de ce qui s’est passé en cet endroit. On peut donc, pour ces trois motifs, y retourner [Montée Livre 3 chap 41]

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Nuit

LIVRE PREMIER


Imperfections

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Purgation

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l’âme n’éprouve que la sécheresse et le vide. Au lieu de cet amour, qui ne s’embrasera que graduellement, elle sent, nonobstant la sécheresse et le vide de ses puissances, une préoccupation habituelle de Dieu, accompagnée d’une anxiété douloureuse de ne pas le servir comme elle le devrait.

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Cette mésestime d’elle-même, cette peine de ne pas servir Dieu

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instruit l’âme surnaturellement touchant sa divine Sagesse, ce qui n’avait pas lieu au milieu des goûts et des saveurs sensibles.

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L’âme retire aussi des sécheresses et du vide de cette Nuit de l’appétit l’humilité spirituelle, vertu contraire au premier vice capital, c’est-à-dire à l’orgueil spirituel. Par cette humilité, qui naît de la connaissance de soi-même

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LIVRE SECOND Nuit obscure de l’esprit


tourment qu’endure une âme soumise au feu purifiant de cette contemplation.

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Il ne lui envoie que par intervalles ces vues de son intime bassesse

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Au lieu de la consoler, vos paroles ne font que renouveler sa douleur, car elle est persuadée qu’elles ne remédieront pas à son mal : en quoi elle est dans le vrai. Tant que le Seigneur n’aura pas achevé sa purification par les voies qu’il s’est proposées, toute tentative d’apporter un adoucissement à sa souffrance restera sans résultat.

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Elle demeurera en cet état jusqu’à ce que son esprit soit assoupli, humilié, purifié, jusqu’à ce qu’il soit devenu assez subtil, assez simple, assez dégagé, pour ne faire qu’un avec l’Esprit de Dieu, selon le degré d’union d’amour dont la divine miséricorde a résolu de la gratifier.

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Pour mettre dans un plus grand jour ce que nous avons dit précédemment et ce qui nous reste encore à dire, nous allons montrer que cette lumière purgative, cette amoureuse notion divine dont nous parlons, pour purifier l’âme, la disposer et se l’unir parfaitement, procède de la même manière que le feu à l’égard du bois qu’il se prépare à transformer en soi.

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Ces imperfections sont la vraie cause des peines qu’elles souffrent, c’est la matière à laquelle le feu s’attache. Une fois que cette matière a disparu, il n’y a plus rien à consumer.

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C’est ainsi que les opérations de Dieu s’impriment dans l’âme passivement, l’âme ne faisant que donner son consentement.

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en cette vie ils se purifient au moyen d’un feu d’amour ténébreux et spirituel.

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ce feu d’amoureuse Sagesse — car Dieu n’accorde jamais la Sagesse mystique sans l’amour, parce que c’est l’Amour lui-même qui la verse en nous,

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la volonté peut fort bien aimer sans que l’entendement connaisse, et l’entendement connaître, sans que la volonté aime. En effet, cette Nuit obscure de contemplation se composant de lumière et d’amour — comme le feu donne à la fois lumière et chaleur, — rien ne s’oppose à ce que la lumière amoureuse venant à se communiquer, elle touche parfois de préférence la volonté qu’elle enflamme d’amour, tandis qu’elle laisse l’entendement dans l’obscurité, sans darder sur lui ses rayons. D’autres fois, au contraire, elle illuminera l’entendement et lui communiquera l’intelligence, en laissant la volonté dans la sécheresse. De même, on peut recevoir la chaleur du feu sans percevoir sa lumière, comme aussi recevoir sa lumière sans percevoir sa chaleur. Cela dépend de l’opération du Seigneur, qui verse ses dons comme il lui plaît.

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Parfois, tandis que la volonté demeure sèche — je veux dire sans union actuelle d’amour, — l’âme, au milieu de ses ténèbres, se sent soudain illuminée. Alors la lumière luit dans les ténèbres 1, dans une paix si délicieuse, une simplicité si exquise, qu’on ne peut leur donner de nom ; et ce sentiment de Dieu revêt tantôt une forme, tantôt une autre.

D’autres fois la volonté se trouve également touchée, et l’amour s’allume en elle d’une manière sublime, à la fois très savoureuse et très puissante.

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comment Dieu fait à une âme la très grande grâce de la purifier, selon sa partie sensitive et selon sa partie spirituelle, par cette puissante lessive et cette violente purgation, de toutes les affections déréglées et de toutes les habitudes imparfaites qu’elle avait contractées relativement aux choses temporelles, naturelles, sensitives et spirituelles. Nous comprenons pourquoi il obscurcit ses puissances intérieures et les met dans le vide, pourquoi il comprime et dessèche en elle les affections sensitives et spirituelles, pourquoi il affaiblit et exténue ses forces naturelles par rapport à tout cela, ce dont l’âme est par elle-même tout à fait incapable, nous allons le montrer. Nous comprenons comment Dieu la fait défaillir à tout ce qui n’est pas lui, afin qu’ainsi dépouillée, pour ainsi parler, de sa vieille peau, elle puisse être vêtue à nouveau.

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Ce fut donc un grand bonheur pour cette âme que, durant cette Nuit spirituelle, Dieu ait plongé dans le sommeil toute la domesticité de sa maison, c’est-à-dire ses puissances, ses passions, ses affections, avec ses appétits tant sensitifs que spirituels. Elle pourra de cette façon atteindre la parfaite union d’amour sans être aperçue, c’est-à-dire sans être entravée par ses passions, ses affections, ses appétits, qui se trouvent assoupis et mortifiés, parce qu’on les a laissés dans l’obscurité, privés de leur compréhension, de leurs sentiments bas et naturels, précisément pour qu’ils n’empêchent pas cette âme de sortir d’elle-même et de la demeure de sa sensualité.

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Si c’en était ici le lieu, nous pourrions démontrer que nombre de personnes, riches de goûts, d’affections et d’opérations par rapport à Dieu et aux choses divines, s’imaginent que tout cela est surnaturel et spirituel, alors que peut-être ce ne sont que des opérations tout humaines et des appétits purement naturels. De même qu’elles exercent leurs opérations et leurs appétits à l’égard des choses créées, de même elles les exercent à l’égard de ces choses bonnes en elles-mêmes, grâce à une certaine facilité naturelle qui leur permet d’émouvoir leur appétit et leurs puissances par rapport à quelque objet que ce soit.

Si l’occasion s’en présente, nous pourrons reprendre ce sujet et donner quelques signes auxquels on reconnaîtra quand les opérations et les mouvements intérieurs de l’âme dans le commerce avec Dieu sont purement spirituels, et quand ils sont en partie naturels et en partie spirituels. Qu’il nous suffise aujourd’hui de savoir ceci. Pour en arriver à ce que les opérations et les mouvements intérieurs de l’âme soient mus de Dieu hautement et divinement, il est indispensable qu’ils soient d’abord obténébrés, assoupis et apaisés par rapport à leur industrie et à leurs opérations naturelles quelles qu’elles soient, au point de défaillir totalement.

Lors donc, âme spirituelle, que tu verras tes appétits obscurcis, tes affections sèches et angoissées, tes puissances réduites à l’incapacité par rapport à tout exercice intérieur, ne t’afflige aucunement, réjouis-toi au contraire. Dieu par cette voie te délivre de toi-même, il t’ôte des mains les biens que tu n’aurais jamais pu, en dépit de tes bonnes intentions, administrer parfaitement et sûrement, à cause de l’impureté et de la grossièreté de tes affections. Il en ira tout autrement maintenant que Dieu te prend par la main, qu’il te guide comme un aveugle à travers les ténèbres par des voies qui te sont inconnues, vers un lieu que tu ignores et que tu n’atteindrais jamais par la lumière de tes yeux et le mouvement de tes pieds, quelque effort que tu fisses d’ailleurs pour avancer. * Mais le voyageur qui se rend dans un pays inconnu ne s’avance-t-il point par des chemins nouveaux et qu’il n’a pas encore fréquentés ? Il n’est pas guidé dans sa marche par des connaissances antérieures, et au milieu de ses incertitudes, il est obligé de s’en remettre aux indications d’autrui. N’est-il pas évident qu’on ne peut gagner des contrées inconnues et s’adapter à des choses nouvelles sans s’engager dans des chemins que l’on ne connaît pas, sans quitter ce à quoi l’on est accoutumé ? Il n’en va pas autrement pour celui qui apprend un art ou un métier. Il s’avance forcément dans les ténèbres, et s’il ne laissait derrière lui ses connaissances antérieures, jamais il ne les dépasserait, jamais il ne progresserait dans son art.

Ainsi l’âme, lorsqu’elle progresse, s’avance en ténèbres et en ignorance.

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Supposez quelqu’un qui découvre une chose qu’il n’a jamais vue et qui ne connaît rien qui y ressemble. Il a beau la percevoir et la goûter, il est incapable, en dépit de tous ses efforts, de lui donner un nom et de dire ce que c’est. Et pourtant il s’agit de ce que les sens ont perçu. Bien moins encore, évidemment, pourra-t-il manifester ce qui n’est pas entré en lui par leur moyen.

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Ainsi la Sagesse, qui est la source de cette contemplation secrète, étant un langage de Dieu à l’âme, de pur Esprit à esprit pur, ce qui est inférieur à l’esprit est incapable de le percevoir. Il reste un secret pour les sens, qui n’en peuvent rien dire, et qui ne sauraient avoir envie d’exprimer ce qui leur reste étranger.

*

la Sagesse mystique, qui en est la source, a pour propriété d’absorber l’âme en soi. C’est là son effet ordinaire. Mais parfois cette absorption est si profonde et l’âme s’enfonce alors dans un abîme tellement secret, qu’elle se trouve dans un immense éloignement de tout le créé. Il lui semble se voir placer dans une solitude profonde et d’une extraordinaire étendue, où nulle créature humaine ne peut atteindre. C’est comme un immense désert sans fin

*

Tel est le style, tel l’exercice ordinaire de l’état de contemplation. Tant que l’âme n’a pas atteint le repos, elle ne demeure jamais dans un même état : elle ne fait que monter et descendre. En voici la raison. L’état de perfection, qui n’est autre que le parfait amour de Dieu, accompagné de l’entier mépris de soi, ne peut exister sans ces deux éléments : la connaissance de Dieu et la connaissance de soi. Or, pour atteindre cet état parfait, il faut nécessairement que l’âme soit exercée en ces deux connaissances : il faut qu’en l’élevant, on lui donne à goûter quelque chose de ce qu’est Dieu, et qu’en l’abaissant on lui découvre ce qu’elle est par elle-même.386 Lorsque les habitudes parfaites sont acquises, ces alternatives de montée et de descente n’ont plus lieu, parce que l’âme est arrivée jusqu’à Dieu, qu’elle s’est unie à Celui qui se tient au sommet de l’échelle et qui lui sert de point d’appui.

*

Tout cela, nous dit l’Écriture, se passait durant la nuit et tandis que Jacob dormait, afin de nous faire entendre combien cette voie, cette montée vers Dieu est secrète et se dérobe à la perception de l’homme. Comment en douter quand nous voyons d’ordinaire l’homme estimer désastreux ce qu’elle offre de meilleur, je veux dire la perte et l’anéantissement de soi-même, et regarder comme très avantageux ce qui présente plus de perte que de profit, à savoir le goût et la consolation sensibles ?

*

[échelle]

[1]elle ne trouve nulle part goût, consolation, appui ou soutien. Aussi passe-t-elle immédiatement de ce degré au second.

[2]Au second degré, l’âme est dans une continuelle recherche de son Dieu.

[3] l’âme s’afflige amèrement de faire si peu * elle se croit sincèrement la plus mauvaise de toutes les créatures * l’amour lui enseigne ce que Dieu mérite qu’on fasse pour lui

[4] ce désert est le détachement intérieur de toutes choses, dans lequel l’âme se trouve établie, déta­chement qui ne la laisse s’arrêter ou se reposer en quoi que ce soit.

[5] il faut que l’amante voie son désir satisfait, ou qu’elle meure.

[6] l’âme court légèrement vers Dieu et reçoit fréquemment ses divines touches

[7] pouvoir, que Dieu donne à l’âme en ce septième degré pour traiter librement avec lui

[8] l’âme saisit celui qu’elle aime

[9] l’âme se consume

[10] assimile totalement l’âme à Dieu * devient semblable à Dieu

*

L’âme se trouve revêtue de ce blanc vêtement de la foi au moment où elle sort de la Nuit obscure. Marchant au milieu des ténèbres et des angoisses intérieures, l’entendement privé de toute lumière, soit d’en haut puisque le ciel lui paraît fermé et que Dieu se dérobe, soit d’en bas puisque ceux conduisent ne lui apportent aucune consolation * Cette verdeur de la vive espérance en Dieu communique à l’âme un si grand courage, une si étonnante énergie, une telle élévation vers les biens d’en haut, qu’en comparaison de ce qu’elle espère le monde lui apparaît — ce qu’il est en effet — quelque chose de flétri, de mort et de nulle valeur. * L’âme est revêtue de cette livrée écarlate quand, ainsi qu’il est dit dans la première Strophe, elle sort d’elle-­même et de tout le créé au milieu de la Nuit obscure, « d’angoisses d’amour enflammée », par l’échelle secrète de la contemplation

*

d’humaine, elle est devenue divine

*

Incapable de faire obstacle à ce qui passe dans le fond même de l’âme, il apporte du moins tous ses efforts à jeter le trouble et le désarroi dans la partie sensitive, qui est de son domaine, tantôt par des souffrances physiques, tantôt par des angoisses et des épouvantes. Son but en cela est d’inquiéter la partie supérieure et spirituelle de l’âme, et de troubler l’âme elle-même dans la réception du don divin qu’elle est en train de recevoir et de goûter.

*

la Sagesse mystique qui opère par l’amour — et c’est d’elle qu’il est question dans ces Strophes — n’a pas besoin pour produire dans l’âme ses effets d’amour d’être entendue d’une manière distincte. Il en va d’elle comme de la foi, qui nous fait aimer Dieu sans le comprendre.

*

Rien d’étonnant d’ailleurs que Dieu accorde des grâces élevées, sublimes, extraordinaires, aux âmes qu’il lui plaît de favoriser. Si nous songeons qu’il est Dieu, qu’en ceci il agit en Dieu, avec une bonté et un amour infinis, nous ne verrons rien là que de très raisonnable. N’a-t-il pas déclaré lui-même que si quelqu’un l’aimait, le Père, le Fils et l’Esprit-Saint viendraient en lui et feraient en lui leur demeure 1 ? Ce qui revient à dire qu’à celui-là il sera donné de demeurer et de vivre dans le Père, dans le Fils et dans l’Esprit-Saint, ce qui est précisément l’heureuse vie chantée par l’âme dans les Strophes dont il s’agit. Dans celles que nous avons précédemment expliquées 2, nous avons parlé du plus haut degré qui se peut atteindre en cette vie, à savoir la transformation en Dieu. Dans celles-ci il est question de l’amour le plus exquis et le plus achevé qui se rencontre dans ce même état de transformations. À la vérité, il n’y a qu’un seul état de transformation et l’on ne peut passer au-delà. Néanmoins, avec le temps et l’exercice, cet état peut s’épurer encore, et l’âme peut se transformer toujours davantage en l’Amour divin. Il en va de même pour le bois que le feu a transformé en soi et qui se trouve uni au feu. Plus le feu s’active, plus il agit sur le bois et plus celui-ci s’embrase, devient incandescent, au point qu’on lui voit jeter des étincelles et des flammes.

*

Aussi chaque fois que le feu divin jette en elle des flammes, la faisant aimer dans un goût, dans un souffle tout divin, il semble à cette âme qu’on verse en elle l’éternelle vie. Et par le fait, chaque fois elle se trouve élevée à une opération divine, exercée en Dieu même. C’est là le langage que Dieu parle, ce sont les paroles qu’il prononce, dans les âmes parfaitement purifiées.

*

En résumé, pour qu’une âme se trouve en son centre qui est Dieu, il suffit qu’elle ait un degré d’amour, parce qu’un degré d’amour suffit pour qu’une âme soit en Dieu par la grâce. Si elle a deux degrés d’amour, elle sera concentrée en Dieu selon un autre centre plus intérieur. Si elle atteint trois degrés, elle pénétrera en Dieu trois fois davantage. Si elle atteint le dernier degré, l’amour de Dieu blessera cette âme en son centre le plus profond. En d’autres termes il la transformera et l’illuminera en tout son être, selon toute sa capacité et toute sa puissance, jusqu’à ce qu’elle en vienne à paraître Dieu même.

Voyez le cristal pur et limpide. Plus il reçoit de degrés de lumière, plus la lumière se concentre en lui et plus il resplendit.

*

Enfin, cette flamme renferme une richesse, une bonté, une jouissance infinies, et l’âme n’a par elle-même qu’indigence absolue, elle ne possède aucun bien qui puisse la satisfaire. Elle connaît donc clairement sa misère, sa pauvreté, sa malice, au regard de la richesse, de la bonté, des délices divines. Elle ne perçoit pas cette richesse, cette bonté, ces délices de la flamme, parce que la malice ne comprend pas la bonté, que la pauvreté ne comprend pas la richesse, et ainsi du reste. Mais une fois que la flamme l’aura purifiée, elle l’enrichira, elle la glorifiera, elle la comblera de délices, en la transformant.

*

C’est ainsi que les actes spirituels s’opèrent instantanément dans l’âme, parce qu’ils sont infus de Dieu. Quant aux actes que l’âme produit d’elle-même, ils doivent plutôt s’appeler des dispositions, des désirs et des affections successives. Ces actes personnels ne sont presque jamais des actes parfaits d’amour ou de contemplation. Quant aux actes spirituels, c’est Dieu qui les forme et les perfectionne très rapidement dans l’esprit.

*

l’univers n’est plus qu’un océan d’amour, dans lequel elle-même est engloutie. Cet amour lui paraît sans limites et sans fin, et elle sent en elle-même, comme je viens de le dire, la vive pointe centrale qui lui donne naissance.

*

Ainsi l’âme est devenue un immense incendie d’amour, né de ce point enflammé qui se trouve au centre de son esprit. Peu de personnes atteignent un état aussi élevé ; quelques-unes cependant y sont parvenues. Ce sont spécialement celles dont l’esprit et les vertus sont destinés à se répandre dans une postérité spirituelle. Dieu, dans ce cas, se plaît à enrichir de ses trésors ceux dont il fait les chefs, d’une race

*

Au dire des philosophes, tout vivant vit par son opération. Or, comme l’âme dont il s’agit, par suite de son union avec Dieu, a son opération en Dieu, il s’ensuit qu’elle vit la vie de Dieu. Sa mort est donc devenue une vie véritable. Son entendement qui avant cette union entendait naturellement, par la puissance et la vigueur de sa lumière naturelle, est maintenant mû et informé par un autre principe plus élevé, celui de la lumière surnaturelle de Dieu. D’entendement humain, il est devenu divin, parce que l’entendement de l’âme et celui de Dieu ne font plus qu’un. La volonté, qui auparavant aimait d’une manière entachée de mort et d’une façon très basse, par les seules affections naturelles, se trouve transformée au divin amour, elle aime à présent d’une manière sublime et par des affections divines, parce qu’elle est mue par l’Esprit-Saint en qui elle vit, la volonté de l’âme et celle de Dieu ne faisant plus qu’une seule et même volonté.

*

Pour résumer, l’entendement de cette âme est l’entendement de Dieu, sa mémoire est l’éternelle mémoire de Dieu, sa jouissance est la jouissance de Dieu. À la vérité, la substance de cette âme n’est pas la substance de Dieu, parce que l’âme ne peut être changée en Dieu ; mais étant au point où elle l’est unie à Dieu et absorbée en Dieu, elle est Dieu par participation. Merveille qui est propre à cet état parfait de la vie spirituelle, bien que toujours au-dessous de ce qui est propre à l’autre vie.

Ainsi la vie de cette âme, qui était pour elle une vraie mort, a été changée en vie. Elle est en droit de s’approprier cette parole de saint Paul : Je vis, non, ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi 2. C’est ainsi que la mort de cette âme s’est changée en vie divine

*

Lorsqu’une âme renonce ainsi à toutes choses, qu’elle arrive à en être vide et désappropriée — et nous l’avons dit, c’est tout ce que pour sa part elle peut faire, — il est impossible que Dieu de son côté ne se communique pas à elle, au moins en secret et silencieusement. Cela est plus impossible qu’il ne l’est aux rayons du soleil de ne pas donner sur un endroit bien découvert.

*

Vous direz : Mais cette âme n’a pas de connaissances distinctes ? Je réponds que si elle en avait, elle ne pourrait avancer. En voici la raison. Dieu est incompréhensible et surpasse notre entendement. Par conséquent, pour s’approcher de Dieu, il doit se dégager de lui-même et de ses connaissances, et marcher par la foi, en croyant sans comprendre. C’est par cette voie que notre entendement arrive à la perfection, car la foi est le seul moyen adéquat pour l’union divine, et notre âme atteint Dieu, non en comprenant, mais en ne comprenant pas. Ainsi, soyez sans inquiétude. Pourvu que l’entendement ne retourne pas en arrière, c’est-à-dire pourvu qu’il ne s’applique pas à des notions distinctes et à des conceptions terrestres, il avance, car dans le cas dont il s’agit, ne pas reculer, c’est avancer, c’est se plonger de plus en plus dans la foi. En effet l’entendement, incapable de connaître Dieu tel qu’il est en soi, doit nécessairement s’avancer vers lui sans comprendre. Par conséquent, ce que vous blâmez est précisément ce qu’il y a de plus excellent, je veux dire l’absence des connaissances distinctes qui ne sont pour lui qu’un embarras.

*

Oh ! direz-vous encore, si l’entendement n’a pas de connaissances distinctes, la volonté sera nécessairement oisive et ne pourra aimer, puisque la volonté ne peut aimer que ce qu’elle connaît. Ceci est vrai lorsqu’il s’agit des actes et des opérations naturelles de l’âme : l’âme ne peut aimer que ce que l’entendement perçoit distinctement. Pour la contemplation dont nous parlons, il en va d’une tout autre manière. Dieu ici verse quelque chose de lui-même en cette âme. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait connaissance distincte ni que l’âme produise des actes d’intelligence. Par une seule touche, Dieu lui communique tout à la fois lumière et amour, en un mot, il lui donne une connaissance surnaturelle imprégnée d’amour, que nous pouvons appeler une lumière enflammée, parce qu’en illuminant, elle fait naître l’amour.

Cette lumière est obscure et confuse pour l’entendement, parce que c’est une notion de contemplation. C’est, suivant l’expression de saint Denis, un rayon de ténèbres pour l’entendement. Or, ce que cette notion est à l’entendement, l’amour qu’elle fait naître l’est à la volonté.

*

Elle ne sait se conduire qu’au moyen du sens. Lors donc qu’il plaît à Dieu de l’introduire dans ce vide et cette solitude, où l’on ne peut plus faire usage de ses puissances ni produire des actes, elle se figure être oisive et s’efforce d’agir, ce qui n’aboutit qu’à la distraire, à la remplir de sécheresse et de dégoût, elle qui jouissait auparavant d’une paix pleine de repos et d’un silence spirituel où Dieu même lui infusait secrètement une intime douceur.

Dieu fera des tentatives pour la ramener à ce repos silencieux, et elle luttera contre lui pour mettre en mouvement son imagination et son entendement. Tels les petits enfants que leur mère veut porter dans ses bras, et qui s’agitent et crient pour marcher d’eux-mêmes. D’où il résulte qu’ils ne marchent pas et qu’ils empêchent leur mère d’avancer. Tel encore le peintre qui veut se mettre au travail et voit remuer sa toile : il ne pourra rien faire.

*

Cette possession mutuelle aura lieu sans intermission et en fruition parfaite dans la vie future ; dans l’état d’union, Dieu l’opère au moyen de cette touche de transformation, non toutefois d’une manière aussi parfaite que dans l’autre vie. Que l’âme puisse faire un don d’une telle immensité et qui dépasse absolument la capacité et les proportions de son être, c’est chose indubitable. Prenons une comparaison. Celui qui possède en propre des nations et des royaumes qui surpassent en immensité ce qu’il est lui-même, n’est-il pas libre d’en faire présent à qui bon lui semble ? Telle est la source de l’incomparable jouissance de cette âme : elle voit qu’elle donne à Dieu beaucoup plus qu’elle n’est elle-même et beaucoup plus qu’elle ne vaut, lorsqu’elle donne librement à Dieu, Dieu même, comme un bien qui lui est propre, et cela dans la même lumière divine, dans le même embrasement d’amour au sein desquels elle l’a reçue.

*

nous nous figurons les autres dans l’état où nous sommes, nous jugeons d’eux par nous-mêmes, parce que notre jugement procède de nous-mêmes avant d’évoluer au-dehors. Ainsi le larron se figure que les autres dérobent comme lui ; l’impudique se figure que les autres ont ses penchants vicieux ; le méchant croit les autres mal intentionnés. Le jugement qu’ils portent vient de leur malice. L’homme juste, au contraire, pense bien de tout le monde et ce jugement part de la bonté de son coeur. Par contre, le négligent et le paresseux jugent des autres par eux-mêmes. De là vient que lorsque nous vivons dans la négligence et l’engourdissement à l’égard de Dieu, il nous semble que Dieu nous néglige et nous oublie.

*




Marie du Saint-Sacrement, carmélite déchaussée, 1861-1939 [Sœur Thérèse de Jésus]387

26. MARIE DU SAINT—SACREMENT, carmélite déchaussée, 1861-1939. — Le 27 mars 1861 Marie-Ernestine de Saint-Phalle naît à Nevers dans une famille profondément chrétienne et fortunée, mais bientôt son père meurt accidentellement. Elle fait de brillantes études, sans négliger la vie spirituelle. Très tôt, Marie entend l’appel du Seigneur et y répond en faisant à quinze ans vœu de virginité. En 1883, elle entre au carmel de l’Incarnation, à Paris ; elle prend le nom de Marie du Saint-Sacrement et fait profession le 3 février 1885. Plongée dans la lecture des Pères du désert, elle aurait voulu imiter leur austérité. Elle était maîtresse des novices et en rapport avec M. M. Polit † 1932, futur archevêque de Quito (Équateur), lorsque fut décidée la traduction complète des œuvres de sainte Thérèse de Jésus. Avant que ne fut achevée la traduction des lettres, Marie ressentit l’attrait des missions. Appuyée par le cardinal D. Mercier, elle partit pour Hanoi (1909), puis Mangalore (Inde, 1911), où elle fut prieure (1912-1915), et de là pour Bangalore (1932). Son éloignement d’Europe ne lui fit pas interrompre son œuvre. Elle écrivit pour les pauvres gens qu’elle côtoyait et fit bénéficier le public de ses recherches sur la famille et la spiritualité de sainte Thérèse ; elle entreprit enfin la traduction des. Elle reprenait l’épistolaire de sainte Thérèse lorsqu’elle mourut le 9 août 1939.

Sa vie spirituelle et intellectuelle fut marquée du sceau de sa grande énergie et de sa ténacité, mais aussi du manque d’affection ressenti pendant son enfance : elle eut beaucoup d’amis et d’admirateurs, elle ne sut pas désarmer ses adversaires. Ses traductions sont renommées par leur rigueur et leur justesse. Expérimentant les chemins que Thérèse et Jean de la Croix décrivaient, possédant parfaitement l’espagnol du 16siècle, elle n’élude aucune des difficultés de textes parfois obscurs. Peut-être à cause de son public s’est-elle un peu éloignée du style parlé de sainte Thérèse. Notes et appendices présentent les dernières recherches et les documents récemment découverts ; les introductions exposent les points qui prêtent à discussion, spécialement ceux de critique littéraire : elle soutient âprement la paternité sanjuaniste des deux Cantiques et des deux Vive Flamme. Marie du Saint-Sacrement a laissé de nombreuses œuvres, imprimées ou inédites.

10 Traductions de l’espagnol. — 1) Thérèse d’Avila : Manière de visiter les couvents de religieuses (Paris, 1900) ; Œuvres complètes, trad. des carmélites du premier monastère de Paris avec la collaboration de M. M. Polit (6 vol., Paris, 1907-1910), rééd. sans introduction ni notes (4 vol., 1922-1926) ; rééd. du Chemin de la perfection (Québec, 1958) ; Lettres (2 vol., Paris, 1938-1939 ; publication interrompue par les événements) ; —

2) Jean de la Croix : Œuvres (4 vol., Bar-le-Duc, 1933-1937), comprenant les deux Cantiques et les deux Vive Flamme d’amour.

2° De l’italien. — La cabane de la miséricorde. Scènes de la vie indienne (Mangalore, 1914), par Alexandre Camisa, missionnaire jésuite (1868-1955) ; — De la perfection consommée, de sainte Catherine de Sienne (Paris, 1925).

3° Traductions inédites. — De l’espagnol : 1) Lettres de sainte Thérèse (à partir du 28 août 1577) ; 2) Traité de la transformation de l’âme en Dieu, par Cécile de la Nativité, carmélite de Valladolid (1570-1646 ; cf DS, t. 2, col. 375) ; [figure en annexe au tome IV de Jean de la Croix : Oeuvres.]

3) L’oraison selon saint Jean de la Croix, saint Thomas et [col. 531] saint Denys, d’après Joseph de Jésus-Marie Quiroga ( 1628 ; cf DS, t. 3, col. 414-415 ; t. 8, col. 1354-1359) ; publication annoncée, mais n’a pas paru ; 4) Les précautions de saint Jean de la Croix commentées par le carme Luc de Saint-Joseph ( 1936 ; cf DS, t. 9, col. 1125), traduites d’après l’édition anglaise.

40 Ouvrages d’histoire. — Figures choisies de carmélites, parmi les premières compagnes de Thérèse d’Avila (Mangalore, 1913 ; une deuxième série annoncée n’a pas paru) ; Les parents de sainte Thérèse (Trichinopoly, 1914) ; La jeunesse de sainte Thérèse et sa famille (Paris, 1939), rééd. aménagée du précédent.

50 Écrits spirituels. — Retraite (de dix jours) sous la conduite de sainte Thérèse (Paris, 1926 ; trad. anglaise, Londres, 1929, et Bangalore, 1957) ; Retraite sous la conduite de saint Jean de la Croix (Paris, 1927 ; trad. anglaise, Londres, 1930, et Bangalore, 1970 ; espagnole, Madrid, 1965). Dans la première Retraite, chaque méditation, qui donne exclusivement des textes de la sainte, est suivie, en guise de lectures, de traits de sa vie, tirés des documents ; dans la seconde, sur l’union divine, les lectures offrent des traits de la vie du saint ou des extraits des écrits de Thérèse de l’Enfant-Jésus et d’Élisabeth de la Trinité.

TABLE

Table des matières

Œuvres de saint Jean de la Croix 1

Traduites par la Mère Marie du Saint-Sacrement (1861-1939) 1

Publiées en quatre tomes de 1933 à 1937. 1

Tome 1 1

Introduction générale 1

Aperçu historique. 1

Portrait de saint Jean de la Croix. 2

Composition des ouvrages de saint Jean de la Croix. 2

Caractère des écrits de saint Jean de la Croix. 4

Autographes et transcriptions. 6

Les textes de l’Écriture dans les Oeuvres de saint Jean de la Croix 6

Publication des ouvrages de saint Jean de la Croix. 9

Attaques dirigées contre la doctrine de saint Jean de la Croix. 10

Éditions successives. 11

Blâmes et Éloges. 11

La grande Édition de Séville (1703). 11

Travaux en vue d’une publication fidèle des écrits de saint Jean de la Croix. 11

Décision du Définitoire. 12

Édition critique du P. Gérard de Saint-Jean de la Croix. 12

La Mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse. 13

Édition critique du P. Silverio de Sainte-Thérèse. 16

Traductions. 16

La présente publication. 17

Introduction à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure 19

LA Montée DU CARMEL 29

Chant de l’âme 31

PROLOGUE 32

LIVRE PREMIER 33

CHAPITRE PREMIER. PREMIÈRE STROPHE. DEUX SORTES DE NUITS PAR OÙ PASSENT LES ÂMES SPIRITUELLES. CES NUITS CORRESPONDENT A LA PARTIE INFÉRIEURE ET A LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L’HOMME.EXPLI­CATION DE LA STROPHE. 33

CHAPITRE II. NATURE DE CETTE NUIT OBSCURE PAR LAQUELLE L’ÂME DÉCLARE AVOIR PASSÉ POUR ATTEINDRE L’UNION. AU MILIEU D’UNE NUIT OBSCURE. 34

CHAPITRE III. PREMIÈRE CAUSE DE CETTE NUIT : LE RENONCEMENT A L’APPÉTIT EN TOUTES CHOSES. POURQUOI CE RENONCEMENT S’APPELLE UNE NUIT. 35

CHAPITRE IV. NÉCESSITÉ POUR L’ÂME DE PASSER PAR CETTE NUIT OBSCURE DU SENS, C’EST À DIRE DE MORTIFIER SES APPÉTITS, POUR ATTEINDRE L’UNION DIVINE. 36

CHAPITRE V. SUITE DU MÊME SUJET. — ON PROUVE PAR DES TEXTES ET DES FIGURES TIRÉS DE LA SAINTE ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE D’ALLER À DIEU PAR CETTE NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION DE L’APPÉTIT EN TOUTES CHOSES. 38

CHAPITRE VI. DOMMAGES PRINCIPAUX QUE LES APPÉTITS CAUSENT A L’ÂME LE DOMMAGE PRIVATIF ET LE DOMMAGE POSITIF. 40

CHAPITRE VII. LES APPÉTITS TOURMENTENT NOTRE ÂME. 42

CHAPITRE VIII. LES APPÉTITS OBSCURCISSENT ET AVEUGLENT NOTRE ÂME. 42

CHAPITRE IX. LES APPÉTITS SOUILLENT NOTRE ÂME. 44

CHAPITRE X. LES APPÉTITS REFROIDISSENT ET AFFAIBLISSENT NOTRE ÂME DANS LA CARRIÈRE DE LA VERTU. 46

CHAPITRE XI. COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE, POUR ARRIVER A L’UNION DIVINE, QUE L’ÂME SOIT DÉLIVRÉE DE TOUS SES APPÉTITS, SI MINIMES SOIENT-ILS. 46

CHAPITRE XII. RÉPONSE A UNE AUTRE QUESTION. QUELS SONT LES APPÉTITS QUI CAUSENT À LA FOIS, A L’ÂME, TOUS LES DOMMAGES ÉNUMÉRÉS PLUS HAUT. 49

CHAPITRE XIII. DE QUELLE MANIÈRE L’ÂME DOIT ENTRER DANS CETTE NUIT DU SENS. 50

CHAPITRE XIV. EXPLICATION DU SECOND VERS DE LA PREMIÈRE STROPHE. 51

CHAPITRE XV. EXPLICATION DES DERNIERS VERS DE LA MÊME STROPHE. 52

LIVRE SECOND 53

CHAPITRE PREMIER 53

CHAPITRE II. SECONDE PARTIE DE LA NUIT OBSCURE. — C’EST LA FOI QUI PRODUIT CETTE NUIT. — POURQUOI CETTE PARTIE EST PLUS OBSCURE QUE LA PREMIÈRE ET QUE LA TROISIÈME. 54

CHAPITRE III. COMMENT LA FOI EST UNE NUIT OBSCURE POUR L’ÂME. — ON LE PROUVE PAR DES PASSAGES DE L’ÉCRITURE. 54

CHAPITRE IV. L’ÂME DOIT FAIRE CE QUI DÉPEND D’ELLE POUR SE TENIR DANS L’OBSCURITÉ, AFIN DE SE LAISSER HEUREUSEMENT GUIDER PAR LA FOI JUSQU’A LA PLUS HAUTE CONTEMPLATION. 55

CHAPITRE V. CE QUE C’EST QUE L’UNION DE L’ÂME AVEC DIEU. COMPARAISON PROPRE A LE FAIRE COMPRENDRE. 57

CHAPITRE VI. CE SONT LES TROIS VERTUS THÉOLOGALES QUI PERFECTIONNENT LES TROIS PUISSANCES DE L’ÂME. — CES VERTUS PRODUISENT DANS L’ÂME LE VIDE ET LES TÉNÈBRES. 59

CHAPITRE VII. COMBIEN ÉTROIT EST LE SENTIER QUI CONDUIT À LA VIE. — NUDITÉ ET DÉPOUILLEMENT OÙ DOIVENT SE TROUVER LES ÂMES QUI S’Y ENGAGENT. — DU DÉNUEMENT DE L’ENTENDEMENT. 60

CHAPITRE VIII. RIEN DE CRÉÉ, NULLE CONNAISSANCE REÇUE PAR L’ENTENDEMENT NE PEUT SERVIR A CETTE PUISSANCE DE MOYEN PROCHAIN POUR L’UNION DIVINE. 63

CHAPITRE IX. LA FOI EST POUR L’ENTENDEMENT LE MOYEN PROCHAIN ET PROPORTIONNÉ QUE REQUIERT L’UNION DE L’ÂME AVEC DIEU PAR AMOUR. ON LE PROUVE PAR DES TEXTES DES DIVINES ÉCRITURES. 65

CHAPITRE X. ÉNUMÉRATION DES DIVERSES NOTIONS ET CONNAISSANCES QUI PEUVENT ÊTRE REÇUES PAR L’ENTENDEMENT. 66

CHAPITRE XI. OBSTACLES ET DOMMAGES QUI PEUVENT RÉSULTER DES CONNAISSANCES REÇUES PAR L’ENTENDEMENT AU MOYEN DES REPRÉSENTATIONS SURNATURELLES, OFFERTES AUX SENS CORPORELS.COMMENT L’ÂME DOIT SE COMPORTER PAR RAPPORT A CES CONNAISSANCES. 66

CHAPITRE XII. DES CONNAISSANCES IMAGINAIRES NATURELLES. EN QUOI ELLES CONSISTENT ET COMMENT ELLES NE PEUVENT SERVIR DE MOYEN PROPORTIONNÉ A L’UNION DIVINE. DOMMAGES QU’ELLES CAUSENT A CEUX QUI NE SAVENT PAS S’EN DÉTACHER. 69

CHAPITRE XIII. MARQUES QUE L’ÂME SPIRITUELLE DOIT RECONNAÎTRE EN SOI POUR SAVOIR A QUEL MOMENT IL LUI EST AVANTAGEUX DE LAISSER LA MÉDITATION DISCURSIVE, POUR PASSER A L’ÉTAT DE CONTEMPLATION. 71

CHAPITRE XIV. CONVENANCE DES TROIS MARQUES DONT IL A ÉTÉ PARLÉ AU CHAPITRE PRÉCÉDENT, COMME INDIQUANT LE TEMPS D’ABANDONNER LA MÉDITATION IMAGINAIRE. — LEUR NÉCESSITÉ POUR L’AVANCEMENT DANS LE CHEMIN SPIRITUEL. 72

CHAPITRE XV. CEUX QUI PROGRESSENT FERONT BIEN, LORSQU’ILS COMMENCERONT A EXPÉRIMENTER LA CONNAISSANCE GÉNÉRALE DE LA CONTEMPLATION, DE SE SERVIR DE TEMPS À AUTRE DU DISCOURS ORDINAIRE ET DU TRAVAIL DES PUISSANCES. 75

CHAPITRE XVI. DES CONNAISSANCES IMAGINAIRES PRÉSENTÉES SURNATURELLEMENT A LA FANTAISIE. ELLES NE PEUVENT SERVIR A L’ÂME DE MOYEN PROCHAIN POUR L’UNION AVEC DIEU. 76

CHAPITRE XVII. FIN QUE DIEU SE PROPOSE EN COMMUNIQUANT A L’ÂME LES BIENS SPIRITUELS PAR LE MOYEN DES SENS. — RÉPONSE AU DOUTE ÉNONCÉ PLUS HAUT. 79

CHAPITRE XVIII. DU TORT QUE CERTAINS MAÎTRES SPIRITUELS PEUVENT FAIRE AUX ÂMES EN LES DIRIGEANT IMPRUDEMMENT PAR RAPPORT AUX VISIONS. — DES VISIONS QUI ONT DIEU POUR AUTEUR PEUVENT DEVENIR A L’ÂME UNE OCCASION DE S’ÉGARER. 82

CHAPITRE XX ; ON PROUVE, PAR DES PASSAGES DE LA SAINTE ÉCRITURE, QUE LES PAROLES DIVINES, QUOIQUE TOUJOURS TRÈS VÉRITABLES, NE SONT PAS TOUJOURS CERTAINES, À CAUSE DES MOTIFS QUI LES ONT DICTÉES. 87

CHAPITRE XX I. BIEN QUE DIEU RÉPONDE QUELQUEFOIS AUX QUESTIONS QUI LUI SONT FAITES, CELA NE VEUT PAS DIRE QU’IL SE PLAISE A NOUS VOIR LES LUI ADRESSER. TOUT EN CONDESCENDANT A RÉPONDRE, IL EN MARQUE SOUVENT DE L’IRRITATION. 89

CHAPITRE XXII. POURQUOI, SOUS LA LOI NOUVELLE, IL N’EST PLUS LICITE D’INTERROGER DIEU PAR VOIE SURNATURELLE, TANDIS QUE, SOUS LA LOI ANCIENNE, IL ÉTAIT PERMIS DE LE FAIRE. — PREUVE TIRÉE D’UN PASSAGE DE SAINT PAUL. 92

CHAPITRE XXIII. DES CONNAISSANCES REÇUES DANS L’ENTENDEMENT PAR VOIE PUREMENT SPIRITUELLE. 97

CHAPITRE XXIV. DE DEUX SORTES DE VISIONS SPIRITUELLES. 98

CHAPITRE XXV DES RÉVÉLATIONS. ON EXPLIQUE LEUR NATURE ET ON EN DISTINGUE DEUX GENRES DIFFÉRENTS. 100

CHAPITRE XXVI. PREMIER GENRE DE RÉVÉLATIONS : LES VÉRITÉS NUES, MANIFESTÉES A L’ENTENDEMENT. IL EN EST DE DEUX GENRES. COMMENT L’ÂME DOIT ICI SE COMPORTER. 100

CHAPITRE XXVII. SECOND GENRE DE RÉVÉLATIONS : LA MANIFESTATION DES SECRETS. COMMENT LES RÉVÉLATIONS DE CETTE NATURE PEUVENT SERVIR A L’UNION DIVINE, ET COMMENT ELLES PEUVENT Y FAIRE OBSTACLE. ERREURS SANS NOMBRE QUE LE DÉMON PEUT CAUSER EN CETTE MATIÈRE. 104

CHAPITRE XXVIII. DES LOCUTIONS INTÉRIEURES, PRÉSENTÉES SURNATURELLEMENT A L’ESPRIT. ELLES SONT DE PLUSIEURS GENRES. 105

CHAPITRE XXIX. DES PAROLES SUCCESSIVES. — LEUR ORIGINE. — UTILITÉ QU’ELLES PEUVENT AVOIR ET DANGERS QU’ELLES PRÉSENTENT. 106

CHAPITRE XXX. DES PAROLES FORMELLES. — DANGERS AUXQUELS ELLES PEUVENT EXPOSER. — IMPORTANTE PRÉCAUTION À PRENDRE. 108

CHAPITRE XXXI. DES PAROLES SUBSTANTIELLES. CE QUI LES DISTINGUE DES PAROLES FORMELLES. PROFIT QU’ELLES APPORTENT.DISPOSITION DE RÉSIGNATION ET DE RÉVÉRENCE OÙ L’ÂME DOIT SE METTRE A LEUR ÉGARD. 109

CHAPITRE XXX II. DES SENTIMENTS INTÉRIEURS SURNATURELLEMENT COMMUNIQUÉS A L’ÂME. LEUR ORIGINE.-COMMENT L’ÂME DOIT SE COM­PORTER POUR QU’ILS NE LUI DEVIENNENT PAS UNE ENTRAVE DANS LE CHEMIN DE L’UNION. 110

LIVRE TROISIÈME 111

OÙ L’ON TRAITE DE LA NUIT ACTIVE DE LA MÉMOIRE ET DE LA VOLONTÉ, OU DE LA PURGATION DE CES DEUX PUISSANCES. COMMENT L’ÂME DOIT SE CONDUIRE RELATIVEMENT AUX CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE ET DE LA VOLONTÉ, POUR ARRIVER A S’UNIR A DIEU SELON CES DEUX PUISSANCES, EN ESPÉRANCE ET EN CHARITÉ PARFAITES. 111

CHAPITRE PREMIER. DES CONNAISSANCES NATURELLES, PREMIER GENRE DES CONNAIS­SANCES DE LA MÉMOIRE. NÉCESSITÉ DE VIDER CETTE PUIS­SANCE DE SES CONNAISSANCES, POUR QUE L’ÂME PUISSE S’UNIR A DIEU. 112

CHAPITRE II. TROIS INCONVÉNIENTS DANS LESQUELS TOMBENT LES ÂMES QUI NE SAVENT PAS SE TENIR DANS L’OBSCURITÉ PAR RAPPORT AUX NOTIONS ET AUX DISCOURS DE LA MÉMOIRE. PREMIER INCONVÉNIENT. 114

CHAPITRE III. DOMMAGE QUE LE DÉMON PEUT CAUSER A L’ÂME AU MOYEN DES CONNAISSANCES NATURELLES DE LA MÉMOIRE. SECOND INCONVÉNIENT. 116

CHAPITRE IV. TROISIÈME DOMMAGE CAUSÉ PAR LES CONNAISSANCES NATURELLES DE LA MÉMOIRE PAR RAPPORT A L’UNION DIVINE. 116

CHAPITRE V. AVANTAGES QU’APPORTENT A L’ÂME L’OUBLI ET LE VIDE OÙ ELLE SE TIENT PAR RAPPORT AU TRAVAIL DE L’IMAGINATION ET AUX NOTIONS NATURELLES DE LA MÉMOIRE. 117

CHAPITRE VI. DES NOTIONS SURNATURELLES IMAGINAIRES : SECOND GENRE DE CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE. 117

CHAPITRE VII. DES INCONVÉNIENTS QUE LES NOTIONS SURNATURELLES DE LA MÉMOIRE PEUVENT APPORTER A L’ÂME, SI ELLE EN FAIT L’OBJET DE SES RÉFLEXIONS. — QUELS SONT CES INCONVÉNIENTS. 118

CHAPITRE VIII. Du DANGER DE TOMBER DANS L’ESTIME DE SOI-MÊME ET LA PRÉ­SOMPTION : SECOND DOMMAGE AUQUEL EXPOSENT CES CONNAIS­SANCES. 119

CHAPITRE IX. DU TORT QUE LE DÉMON PEUT CAUSER A L’ÂME AU MOYEN DES CONNAISSANCES SURNATURELLES IMAGINAIRES DE LA MÉMOIRE. 119

CHAPITRE X. OBSTACLE QUE LES CONNAISSANCES SURNATURELLES DE LA MÉMOIRE, SI ELLES SONT DISTINCTES, APPORTENT À L’UNION DE L’ÂME AVEC DIEU : C’EST LE QUATRIÈME DOMMAGE CAUSÉ PAR CES CONNAISSANCES. 120

CHAPITRE XI. Du DANGER DE JUGER DIEU BASSEMENT, CINQUIÈME DOMMAGE AUQUEL EXPOSENT LES FORMES ET LES CONNAISSANCES SURNATURELLES IMAGINAIRES. 120

CHAPITRE XII. DES AVANTAGES QUE L’ÂME SE PROCURE LORSQU’ELLE SE DÉFAIT DES CONNAISSANCES DE L’IMAGINATION. RÉPONSE A UNE OBJECTION. CE QUI DIFFÉRENCIE LES CONNAISSANCES NATURELLES ET LES CONNAISSANCES SURNATURELLES IMAGINAIRES. 121

CHAPITRE XIII. DES NOTIONS SPIRITUELLES QUI RELÈVENT DE LA MÉMOIRE. 124

CHAPITRE XIV. RÉSUMÉ DE LA CONDUITE QUE L’ÂME SPIRITUELLE DOIT TENIR À L’ÉGARD DE LA MÉMOIRE. 124

CHAPITRE XV. ENTRÉE A LA NUIT OBSCURE DE LA VOLONTÉ. DES DIVERSES AFFECTIONS DE LA VOLONTÉ. 125

CHAPITRE XVI. PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ. CE QUE C’EST QUE LA JOIE. DIVERS OBJETS SUR LESQUELS PEUT SE PORTER LA JOIE DE LA VOLONTÉ. 126

CHAPITRE XVII . DE LA JOIE PRISE DANS LES BIENS TEMPORELS. COMMENT IL FAUT DIRIGER CETTE JOIE VERS DIEU. 127

CHAPITRE XVIII. DOMMAGES AUXQUELS S’EXPOSE UNE ÂME QUI PLACE SA JOIE DANS LES BIENS TEMPORELS. 128

CHAPITRE XIX. AVANTAGES DU DÉTACHEMENT DES BIENS TEMPORELS. 131

CHAPITRE XX. DOMMAGES QUE CAUSE À L’ÂME LA JOIE PRISE PAR LA VOLONTÉ DANS LES BIENS NATURELS. — COMBIEN IL EST VAIN DE PLACER SA JOIE DANS CES SORTES DE BIENS. — COMMENT IL FAUT SE DIRIGER VERS DIEU À TRAVERS CES BIENS. 132

CHAPITRE XXI. DOMMAGES QU’APPORTE A L’ÂME LA JOIE PRISE DANS LES BIENS NATURELS. 133

CHAPITRE XXII. AVANTAGES QUE REVIENNENT A L’ÂME LORSQU’ELLE DÉTACHE SA JOIE DES BIENS NATURELS. 135

CHAPITRE XXIII. Du TROISIÈME GENRE DE BIENS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE SA JOIE. — NATURE DES BIENS SENSIBLES ET LEURS DIVERS GENRES. — LA VOLONTÉ DOIT SE DIRIGER VERS DIEU, EN SE PURIFIANT DE CETTE JOIE. 135

CHAPITRE XXIV. DOMMAGES CAUSÉS PAR LA JOIE QUE LA VOLONTÉ PREND DANS LES BIENS SENSIBLES. 137

CHAPITRE XXV. AVANTAGES DU RENONCEMENT A LA JOIE QU’APPORTENT LES BIENS SENSIBLES. — CES AVANTAGES SONT À LA FOIS SPIRITUELS ET TEMPORELS. 137

CHAPITRE XXVI. DU QUATRIÈME GENRE DE BIENS, QUI SONT LES BIENS MORAUX. — NATURE DE CES BIENS. — SOUS QUEL RAPPORT LA VOLONTÉ PEUT Y PLACER LICITEMENT SA JOIE. 139

CHAPITRE XXVII. SEPT GENRES DE DOMMAGES AUXQUELS S’EXPOSE NOTRE ÂME, EN PLAÇANT SA JOIE DANS LES BIENS DE L’ORDRE MORAL. 140

CHAPITRE XXVIII. AVANTAGES DU RENONCEMENT A LA JOIE QUI DÉCOULE DES BIENS DE L’ORDRE MORAL. 141

CHAPITRE XXIX. DE LA JOIE PRISE DANS LES BIENS SURNATURELS. — NATURE DE CES BIENS. — EN QUOI ILS DIFFÈRENT DES BIENS SPIRITUELS. — COMMENT IL FAUT DIRIGER VERS DIEU LA JOIE DONT ILS SONT LA SOURCE. 142

CHAPITRE XXX. DOMMAGES QUE S’ATTIRE UNE ÂME LORSQU’ELLE PLACE LA JOIE DE SA VOLONTÉ DANS LES BIENS SURNATURELS. 143

CHAPITRE XXXI. DEUX AVANTAGES QUI SUIVENT LE RENONCEMENT A LA JOIE QUE PROCURENT LES BIENS SURNATURELS. 145

CHAPITRE XXXII. DU SIXIÈME GENRE DE BIENS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE SA JOIE.NATURE DES BIENS SPIRITUELS. LEURS DISTINCTIONS. 146

CHAPITRE XXXIII. DES BIENS SPIRITUELS DISTINCTS POUVANT ÊTRE PERÇUS PAR L’ENTENDEMENT ET LA MÉMOIRE. CONDUITE QUE LA VOLONTÉ DOIT TENIR PAR RAPPORT A LA JOIE DONT ILS SONT LA SOURCE. 146

CHAPITRE XXXIV. DES BIENS SPIRITUELS EXTÉRIEURS, POUVANT ÊTRE GOÛTÉS D’UNE MANIÈRE DISTINCTE PAR LA VOLONTÉ. EN COMBIEN DE GENRES ILS SE SUBDIVISENT. 146

CHAPITRE XXXV. DES REPRÉSENTATIONS PIEUSES. GROSSIÈRETÉ DE CERTAINES PERSONNES À CE SUJET. 148

CHAPITRE XXXVI. COMMENT IL FAUT RAMENER A DIEU LA JOIE QUE L’ON PEUT TROUVER DANS LES IMAGES, DE CRAINTE QU’ELLE NE S’Y ÉGARE ET NE S’Y EMBARRASSE. 149

CHAPITRE XXXVII. SUITE DES BIENS PROVOCATIFS. — DES ORATOIRES ET AUTRES LIEUX CONSACRÉS A LA PRIÈRE. 149

CHAPITRE XXXVIII. COMMENT IL FAUT USER DES ORATOIRES ET DES TEMPLES POUR ÉLEVER SON ESPRIT À DIEU. 150

CHAPITRE XXXIX. COMBIEN IL EST IMPORTANT DE NE CHERCHER QUE LE RECUEILLEMENT INTÉRIEUR DANS LES LIEUX DE LA PRIÈRE. 151

CHAPITRE XL. DES INCONVÉNIENTS AUXQUELS S’EXPOSENT CEUX QUI CHERCHENT LA JOIE DES SENS DANS LES CHOSES EXTÉRIEURES ET LES LIEUX DE PIÉTÉ. 151

CHAPITRE XLI. DE TROIS GENRES DE LIEUX DE DÉVOTION, ET COMMENT LA VOLONTÉ DOIT SE COMPORTER A LEUR ÉGARD. 152

CHAPITRE XLII. DES CÉRÉMONIES, AUTRE MOYEN DE LA PRIÈRE DONT BEAUCOUP DE PERSONNES FONT UN MAUVAIS USAGE. 153

CHAPITRE XLIII. COMMENT IL FAUT DIRIGER VERS DIEU LA JOIE ET LES ÉNERGIES DE LA VOLONTÉ DANS LES PRATIQUES EXTÉRIEURES DE DÉVOTION. 153

CHAPITRE XLIV. Du SECOND GENRE DE BIENS SPIRITUELS EXTÉRIEURS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT PUISER UNE JOIE VAINE. 155

CHAPITRE SUPPLÉMENTAIRE I 156

DE LA JOIE, PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ. RIEN DE CE QUI PEUT ÊTRE PERÇU PAR L’APPÉTIT NE SAURAIT ÊTRE UN MOYEN PROPORTIONNÉ POUR L’UNION DE NOTRE VOLONTÉ AVEC DIEU. 156

CHAPITRE SUPPLÉMENTAIRE II. 157

COMMENT, POUR S’UNIR A DIEU, LA VOLONTÉ DOIT ÊTRE VIDE DE TOUT APPÉTIT NATUREL. 157

Tome 2 159

LA NUIT OBSCURE 159

EXPLICATION DES STROPHES QUI EXPOSENT LA VOIE SPIRITUELLE
CONDUISANT L’ÂME À L’UNION D’AMOUR AVEC DIEU. 159

Chant de l’âme 160

LIVRE PREMIER Nuit du sens 160

CHAPITRE I. QUELQUES IMPERFECTIONS DES COMMENÇANTS. 161

CHAPITRE II. IMPERFECTIONS SPIRITUELLES AUXQUELLES LES COMMENÇANTS SONT SUJETS RELATIVEMENT A L’ORGUEIL. 161

CHAPITRE III. IMPERFECTIONS DANS LESQUELLES TOMBENT CERTAINS COMMENÇANTS, RELATIVEMENT A L’AVARICE SPIRITUELLE. 163

CHAPITRE IV. AUTRES IMPERFECTIONS AUXQUELLES SONT SUJETS LES COMMEN­ÇANTS RELATIVEMENT A L’IMPURETÉ SPIRITUELLE. 163

CHAPITRE V. IMPERFECTIONS DANS LESQUELLES TOMBENT LES COMMENÇANTS RELATIVEMENT A LA COLÈRE. 165

CHAPITRE VI. IMPERFECTIONS DES COMMENÇANTS RELATIVEMENT A LA GOURMANDISE SPIRITUELLE. 165

CHAPITRE VII. IMPERFECTIONS RELATIVES À L’ENVIE ET À LA PARESSE SPIRITUELLES. 167

CHAPITRE VIII. EXPLICATION DU PREMIER VERS DE LA PREMIÈRE STROPHE. — ON COMMENCE A EXPOSER LA NUIT OBSCURE. 168

CHAPITRE IX. MARQUES AUXQUELLES ON RECONNAÎT QU’UNE ÂME SPIRITUELLE SE TROUVE DANS LA NUIT DE LA PURGATION SENSITIVE. 168

CHAPITRE X. CONDUITE QUE DOIVENT TENIR LES ÂMES QUE DIEU INTRODUIT DANS LA NUIT OBSCURE. 170

CHAPITRE XI. SUITE DU MÊME SUJET. 171

CHAPITRE XII. AVANTAGES QUE LA NUIT DU SENS PROCURE À UNE ÂME. 173

CHAPITRE XIII. AUTRES AVANTAGES DONT CETTE NUIT DU SENS ENRICHIT UNE ÂME. 175

CHAPITRE XIV. EXPLICATION DU DERNIER VERS DE LA STROPHE I. 177

LIVRE SECOND Nuit obscure de l’esprit 178

CHAPITRE I. ON ABORDE LA NUIT DE L’ESPRIT. À QUEL MOMENT ELLE COMMENCE. 178

CHAPITRE II. QUELQUES IMPERFECTIONS AUXQUELLES SONT SUJETS LES PROGRESSANTS OU AVANCÉS. 180

CHAPITRE III. REMARQUE SUR CE QUI VA SUIVRE. 181

CHAPITRE IV 181

CHAPITRE V. CETTE CONTEMPLATION OBSCURE N’EST PAS SEULEMENT UNE NUIT POUR CAME, ELLE EST ENCORE POUR ELLE UNE CAUSE DE PEINE ET DE TOURMENT. 182

CHAPITRE VI. AUTRES GENRES DE TOURMENTS QUE L’ÂME ENDURE DANS CETTE NUIT. 183

CHAPITRE VII. AUTRES PEINES ET ANGOISSES DE LA VOLONTÉ. 185

CHAPITRE VIII. AUTRES SOUFFRANCES QUI AFFLIGENT L’ÂME EN CET ÉTAT DE PURGATION. 187

CHAPITRE IX. CETTE NUIT NE PLONGE L’ESPRIT DANS LES TÉNÈBRES QUE POUR L’ILLUMINER. 188

CHAPITRE X. OÙ L’ON EXPLIQUE PLUS À FOND CETTE PURGATION SPIRITUELLE PAR LE MOYEN D’UNE COMPARAISON. 191

CHAPITRE XI. EXPLICATION DU SECOND VERS DE LA STROPHE I. — L’ÂME, A LA SUITE DE SES TOURMENTS, SE TROUVE EMBRASÉE D’UN VÉHÉMENT AMOUR DE DIEU. 192

CHAPITRE XII. CETTE EFFROYABLE NUIT EST UN PURGATOIRE, DANS LEQUEL LA DIVINE SAGESSE ILLUMINE ICI-BAS LES HOMMES DE LA MÊME LUMIÈRE QUI PURIFIE ET ILLUMINE LES ANGES DANS LE CIEL. 194

CHAPITRE XIII. AUTRES EFFETS DÉLICIEUX QUE CETTE OBSCURE NUIT DE CONTEMPLATION OPÈRE DANS L’ÂME. 195

CHAPITRE XIV. EXPLICATION DES TROIS DERNIERS VERS DE LA STROPHE I. 198

CHAPITRE XV 198

CHAPITRE XVI. PAR LA MÊME QU’ELLE MARCHE DANS LES TÉNÈBRES, L’ÂME EST EN SÉCURITÉ. 199

CHAPITRE XVII. EXPLICATION DU SECOND VERS. COMMENT CETTE OBSCURE CONTEMPLATION EST SECRÈTE. 201

CHAPITRE XVIII. COMMENT CETTE SAGESSE SECRÈTE PEUT ÊTRE DITE UNE ÉCHELLE. 203

CHAPITRE XIX. LES DIX DEGRÉS DE L’ÉCHELLE MYSTIQUE DE L’AMOUR DIVIN, D’APRÈS SAINT BERNARD ET SAINT THOMAS. — ON EXPLIQUE LES CINQ PREMIERS. 204

CHAPITRE XX. LES CINQ DERNIERS DEGRÉS DE L’ÉCHELLE MYSTIQUE DE L’AMOUR 206

CHAPITRE XXI. EXPLICATION DE L’EXPRESSION « DÉGUISÉE ». — QUELLES SONT LES COULEURS DU DÉGUISEMENT DE L’ÂME DURANT CETTE NUIT. 208

CHAPITRE XXII. EXPLICATION DU TROISIÈME VERS DE LA STROPHE II. 210

CHAPITRE XXIII. EXPLICATION DU QUATRIÈME VERS. — ADMIRABLE RETRAITE DANS LAQUELLE LA NUIT OBSCURE INTRODUIT UNE AME. — LE DÉMON, QUI A SES ENTRÉES EN D’AUTRES ÉTATS SUBLIMES, NE PEUT PÉNÉTRER EN CELUI-CI. 210

CHAPITRE XXIV. FIN DE L’EXPLICATION DE LA STROPHE II. 212

Le premier Cantique spirituel 215

Introduction au Cantique spirituel 215

LE PREMIER Cantique spirituel [« el Borrador », Cantique A] 236

Poème de saint Jean de la Croix — Canciones entre el Alma y el Esposo. 237

Strophes entre l’âme et l’Époux. 243

À propos du Cantique spirituel 318

Appendice I 319

APPENDICE I Remarques sur les Notes historiques que Dom Chevallier a placées en tête de son édition du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix. 319

Appendice II 325

APPENDICE II. Le manuscrit de Sanlúcar. Et notre réplique au R. P. Louis de la Trinité. 325

Le manuscrit de Sanlúcar. 325

Deux opinions présentées par Dom Chevallier. 330

Conclusions tirées par le P. Silverio. 330

Jugement porté par les érudits espagnols. 331

Conclusions tirées par le P. Silverio. 333

Attitude d’un Carme déchaussé français dans la question du Cantique spirituel. 334

Conclusion de notre réplique. 337

Addenda à l’Errata du t. Ier 342

Tome 3 344

Introduction à la Vive Flamme d’amour 344

LA PREMIERE Vive Flamme d’amour 349

Poème de saint Jean de la Croix 351

Chant de l’Âme dans son intime Union avec Dieu 351

  352

LE SECOND Cantique spirituel 393

Avant-Propos au second Cantique spirituel 393

Le second Cantique spirituel 400

Poème de saint Jean de la Croix 402

Canciones entre el alma y el esposo. 402

Strophes entre l’âme et l’Époux 404

Explication du Chant d’amour entre l’Épouse et l’Époux qui est le Christ 408

APPENDICES 500

APPENDICE III. Précis chronologique de la vie de saint Jean de la Croix 500

Appendice IV. Passages supprimés et passages interpolés dans les Éditions des Oeuvres de saint Jean de la Croix 505

Avertissement 505

Montée du Carmel. 506

Nuit obscure. 507

Vive Flamme d’amour 508

Montée du Carmel. 509

Nuit obscure. 510

Cantique spirituel. 511

Vive Flamme d’amour. 511

Appendice V. La Mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse 512

Errata pour le Tome II 519

Tome 4 521

Avant-Propos à la seconde Vive Flamme d’amour 521

Poème de saint Jean de la Croix 524

Chant de l’Âme dans son intime Union avec Dieu La seconde Vive Flamme d’amour 524

LA SECONDE Vive Flamme d’amour 526

PROLOGUE 526

STROPHE 1 526

STROPHE II 538

STROPHE III 548

STROPHE IV 566

LES ÉPINES DE L’ESPRIT 571

Ayant-Propos aux Épines de l’esprit 571

Les Épines de l’esprit ou Colloques entre Jésus-Christ, l’Époux divin, et l’âme son épouse, pour la perfection de celle-ci dans la voie de l’oraison. 572

Colloque I De la conduite que l’âme doit tenir dans les angoisses et dans les consolations. 572

COLLOQUE II Résumé et Explication du Colloque premier. 575

COLLOQUE III. Éclaircissement du Colloque II 577

COLLOQUE IV. De quelques obstacles à l’oraison de repos. 578

COLLOQUE V. Éclaircissement du Colloque IV 584

COLLOQUE VI Explication de ce qui a été dit au Colloque III : que dans l’oraison de repos l’on ne pense à rien. 586

COLLOQUE VII Des nombreuses voies d’oraisons par où marchent les âmes. Explication de ce qui n’a été que touché au Colloque III au sujet de l’humanité de Jésus-Christ. 587

AVIS ET SENTENCES 592

Avant Propos aux Avis et Sentences 592

Avis et Sentences 594

LES PRÉCAUTIONS 604

Avant-Propos aux Précautions 604

Précautions 608

QUATRE AVIS À UN RELIGIEUX CONVERS 611

Avant-Propos aux Quatre Avis à un religieux convers 611

Quatre Avis à un religieux convers pour atteindre la perfection 611

POÉSIES 613

Introduction aux Poésies 613

Poésies 620

Chant de l’âme dans la nuit obscure. 620

Chant d’amour entre l’âme et son Époux. 621

Chant de l’âme dans son intime union, avec Dieu. 628

Une sublime contemplation. 629

Plainte de l’âme qui aspire à voir Dieu 631

L’exploit d’amour. 633

Le divin Berger. 634

La Fontaine jaillissant dans la nuit ou La Divinité connue dans la foi. 635

Dieu seul pour appui. 637

Le « Je ne sais quoi ». 638

De la création. 640

Lettres et Censure 641

Introduction aux Lettres de saint Jean de la Croix 641

LETTRES DE SAINT JEAN DE LA CROIX 646

LETTRE I 646

LETTRE II (FRAGMENT) 647

LETTRE III (FRAGMENT) 648

LETTRE IV À la même. 648

LETTRE V Aux Carmélites de Beas. 649

LETTRE VI Encore aux Carmélites de Beas. 649

LETTRE VII A Eléonore-Baptiste. 650

LETTRE VIII Au P. Ambroise Mariano. 651

LETTRE IX A Jeanne de Pedraza. 651

LETTRE X A une demoiselle de Madrid. 652

LETTRE XI Peut-être à Béatrix de Saint-Michel, Prieure de Grenade. 653

LETTRE XII A Éléonore de Saint-Gabriel. 653

LETTRE XIII (FRAGMENT) A la même, juillet [1589 ou 1590 2]. 654

LETTRE XIV A Marie de Jésus, Prieure de Cordoue. 654

LETTRE XV A Madeleine du Saint-Esprit. 655

LETTRE XVI Au P. Nicolas Doria. 655

LETTRE XVII A Jeanne de Pedraza. 656

LETTRE XVIII A Marie de Jésus, Prieure de Cordoue. 657

LETTRE XIX A une carmélite. Sans date 6. 657

LETTRE XX (FRAGMENT) Au P. Jean de Sainte-Anne. 658

LETTRE XXI A Anne de Jésus, religieuse de Ségovie. 658

LETTRE XXII (FRAGMENT) A Marie de l’Incarnation, religieuse de Ségovie. 659

LETTRE XXIII (FRAGMENT) A Elvire de Saint-Ange, 659

LETTRE XXIV A Anne de Peñalosa. 660

LETTRE XXV (FRAGMENT) Au P. Jean de Sainte-Anne. 661

LETTRE XXVI (FRAGMENT) A Anne de Saint-Albert. 661

Censure infligée par saint Jean de la Groix aux voies spirituelles tenues par une carmélite 661

CONSEILS DE SPIRITUALITE 662

Avant-Propos aux Conseils de spiritualité 662

Conseils de spiritualité recueillis par les disciples de saint Jean de la Croix 662

Recueil du P. Élisée des Martyrs 662

Recueil tiré de quelques autres sources. 666

PIÈCES DIVERSES 667

Pièces diverses rédigées par saint Jean de la Croix 667

Appendice VI Données biographiques sur le P. Diego de Jésus (Salablanca) 673

APPENDICE VI Explications et remarques en trois discours pour faciliter l’intelligence des locutions mystiques et spécialement pour éclaircir la doctrine du Bienheureux Jean de la Croix par le P. Diego de Jésus (Salablanca). 673

DISCOURS PREMIER CHAQUE ART, CHAQUE FACULTÉ, CHAQUE SCIENCE A SES DÉNOMINATIONS SPÉCIALES, SES TERMES ET SES EXPRESSIONS. 673

DISCOURS DEUXIÈME. COMBIEN EST ÉLEVÉE L’UNION QU’UNE ÂME PEUT ATTEINDRE EN CETTE VIE. CE SUJET JETTE UNE GRANDE LUMIÈRE SUR LES OUVRAGES DONT IL S’AGIT. 683

Appendice VII Décret de Béatification Bulle de Canonisation Bref de Doctorat de l’Église universelle 692

Appendice VIII. [Cécile de la Nativité carmélite de Valladolid] 697

Données biographiques sur Cécile de la Nativité carmélite de Valladolid 697

Traité de l’Union de l’âme avec Dieu de Cécile de la Nativité 698

Appendice IX Renom de sainteté de saint Jean de la Croix et translation de ses reliques 706

Appendice X Encore la mystique de saint Jean de la Croix et celle de sainte Thérèse 709

Index des matières traitées dans les Écrits de saint Jean de la Croix 712

Addenda à l’Errata du tome I 718

[Ecrits] De la Mère Marie du Saint Sacrement 719

Additions [D. Tronc] 719

Note I : Le problème éditorial 719

Note II : Eléments relevés au fil textuel 719

Journal de lecture tenu pendant la correction de l’OCR des quatre tomes de la traduction par Marie du SS. 719

Extraits : 720

Relevés 2022 724

Montée 725

Nuit 729

Marie du Saint-Sacrement, carmélite déchaussée, 1861-1939 [Sœur Thérèse de Jésus] 734

TABLE 735

TABLE REDUITE 744

Fin 745





TABLE REDUITE

Table des matières

Œuvres de saint Jean de la Croix 1

Tome 1 1

Introduction générale 1

Introduction à la Montée du Carmel et à la Nuit obscure 19

LA Montée DU CARMEL 29

Tome 2 159

LA NUIT OBSCURE 159

Le premier Cantique spirituel 215

LE PREMIER Cantique spirituel [« el Borrador », Cantique A] 236

Tome 3 344

LA PREMIERE Vive Flamme d’amour 349

LE SECOND Cantique spirituel 393

Le second Cantique spirituel 400

Poème de saint Jean de la Croix 402

APPENDICES 500

Tome 4 521

LA SECONDE Vive Flamme d’amour 526

LES ÉPINES DE L’ESPRIT 571

AVIS ET SENTENCES 592

LES PRÉCAUTIONS 604

QUATRE AVIS À UN RELIGIEUX CONVERS 611

POÉSIES 613

Poésies 620

Lettres et Censure 641

LETTRES DE SAINT JEAN DE LA CROIX 646

CONSEILS DE SPIRITUALITE 662

PIÈCES DIVERSES 667

Relevés 2022 724

Montée 725

Nuit 729

TABLE 735

TABLE REDUITE 744





Fin



© 2021. Licence Creative Commons
Ce travail de réédition conforme à la forme première de la « Traduction nouvelle par la Mère Marie du SAINT SACREMENT carmélite » des Oeuvres de Saint Jean de la Croix, 1933 à 1937, est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. - This work by Dominique Tronc is licensed under CC BY-NC-ND 4.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0




marges ht 1.0 bas 1.0, interne 2.5 externe 1.5

Garamond corps 10 gras ou maigre

1  ! (je noterai par ! Ou bien par +  des passages jugés importants pour préciser un environnement Ou bien pour appréciation mystique)

2  !

3  ? (troisième sigle utilisé dans mes notes : j’ajoute des réactions typiques du début du siècle dernier reprises par Marie du SS. Ou des inexactitudes relevées depuis les années vingt — rarement la science avance…)

4  !

5 !

6  ? (La Vida de Quiroga)

7  !

8  !

9 +

10 +

11 +

12  ?

13 + (bon choix !)

14 + (ouverte, très raisonnable : Inde ?)

15 + (le miroir)

16 + (pas d’échelle, pas de condition préalable à satisfaire.)

17 + (dialectique)

18 + (la « vie de foi » au sens guyonnien, pas une croyance !)

19  ? (tout dépend de la solidité psy qui est variable et non indispensable : cela prendra seulement plus ou moins de temps avec des obscurités ou serrements [v. Ibn Abbas de Ronda] brèves et successives. L. Résumait en parlent de deux chemins : pour faire court).

20  ? (effroyable, admirable, termes trop forts)

21  ! (démembrement)

22  !

23  !

24  ! (immédiat, sans intermédiaire, par « touché » toute la querelle provient du manque d’expérience car elle est rare d’où portée par une minorité qui peine à établir sa possibilité même — et le ratio des intelligences terrestres est inégal).

25 + (à rappeler dans éditions Guyon)

26 + (sobriété)

27  ! (!)

28  ! (préférence non prise en compte dans la réédition)

29 Rééd. Cerf, 2001 : « … commençants et à ceux qui sont avancés, pour… »

30 Rééd. : « … s’embarrasser de ce qui est… » (!) Dorénavant je n’expose plus les très nombreuses variantes avant la Vive Flamme B (texte choisi pour présenter Jean dans Mystiques Chrétiens de la Renaissance, v.2, 2021).

31 Choisi par Marie du SS. dont on apprécie le sommet parfaitement vide mais aussi arrondi, doux et de vivante végétation.

32+

33 En simple obscurité extérieure, première nuit., le « à quoi bon » ?

34  ? (une ascèse ? non puisque passiveté ; ambiguité : on peut interpréter le texte activement, comme une condition pour)

35 ?! le « à quoi bon », le desengaño [traduit gauchement par désillusion dans la Larousse]. Tout cela précède la vie mystique, mais est un appel à.

36  ? Aucune chose n’est hors de Dieu ! (de l’énergie qui anime tout soit de l’Amour — préférable à « Dieu ». Attracteur en analogie matérielle ; Invisible qui anime toute chose ; Energie indirectement manifestée en mouvement ; Mouvement lui-même ?).

37 D’où la plongée dans l’inconscience ?

38 + (amour préalable à la vie mystique accomplie — heureusement donné par « Dieu » ! ; pas d’échelle, pas de « mérite » etc.)

39  ?

40  ? tout cela est assez faible. De la théologie. (du Bertot, de jeunesse ! Dans les Retraites) et le latin est inutile, j’abandonne sa mise en italiques.

41 ? aussi je corrige très trop rapidement. À revoir finement si nécessaire, mais cela ne sera pas le cas. Lecture de la Montée peu conseillée par L. C’est trop orienté « jeunes carmes » à dompter cf. Jean de SS et ses novices. Ceci a dû décourager plus d’un lecteur depuis quatre siècles ! C’est tout le problème lorsque l’on suit l’ordre chronologique pour un auteur (ce que je n’ai pas fait pour Bertot) ,

aussi faut-il soit inverser soit limiter au Cantique et à la Flamme, par ex ; éditer 1. la Flamme B (trad. Marie du SS), 2. Le Cantique A (en français, donc Gaultier) et seulement ces deux textes-là !

42 Oui ! Maispas de solution. Seule la pitié transmise du Très Grand et Bon.

43 + (belle suite)

44 Le péché, notion calamiteuse. Mais l’absence de bonté… l’orgueil… issus de la peur. Rêve du rempart de feuilles.


45 Juste, mais on ne peut y accéder par soi-même, c’est la conséquence du cadeau mystique. Pas d’ascèse, se conformer.

46+

47+

48+

49 Interprétation ambiguë du mot « croire » s’il n’y a pas l’expérience. On ne renonce pas : l’expérience est là sans « raccord » possible avec la « lumière de l’entendement ». À ce niveau « horizontal » on reste comme on fut : soit « croyant » religieux, soit « rationnaliste » limité en tout sauf par l’expérience intérieure directe non traduisible, soit ?

50 Sur – naturel (et non surnaturel au sens dévié de miraculeux ; complète le naturel, ne s’y oppose pas).

51+ et implacable !

52+ Denys

53 + chapitre à conserver

54+ et ensuite bonne interprétation de l’analogie lumière-vitre

55 + bien résumé

56  ? on pourra retirer toutes les références aux écritures et auteurs « oubliés » de notre jeune génération, ne garder que l’expression expérimentale vécue par Jn X

57 Dans notre Voie, la prise en charge « amorce la pompe » et met en route en équilibrant, et l’on est ainsi mené à devenir conforme. Pas d’effort lorsque le vélo roule…

58+

59+ en compréhension purement « mystique » autrement dite expérimentale. Tout ce chapitre est « évident ».


60+ (caché… à soi-même !)

61 Conserver quelques passages de l’Ecriture mais en « racontant l’histoire »

62 Exception : pour « prouver » la réalité et la grandeur d’une expérience. Elle l’emporte sur la plus grande des jouissances. Mais la cause peut être expliquée naturellement. Effet « des débuts » utile pour montrer la réalité de la plongée, en tout cas sa supériorité sur tout vécu sensible ; pour répondre à l’explication purement « horizontale » (psy etc.)

63 De la nature et de nature inconsciente

64 Des sens pour les uns, de l’intellect pour d’autres bien doués en ce domaine — une cadeau d’entrée dans la « vraie mystique » (S. Veil, etc.), mais très vite ces « idées » (géniales) laissent place à l’abandon humble puisque l’on sait que cela ne peut provenir du petit moi, bien incapable de tels éclairs.

65+

66 Oui. Et au niveau des « belles idées » de même.

67+ (vérifié)

68+

69+ (la passiveté)

70+ (répond à toute inquiétude — confirmé par le § suivant)

71 Oui et directement sans parole

72 expérimenté

73+

74  !

75 Inutile de reproduire cette lettre adaptée au temps ancien et qui contient (ce qui est également alors bien adapté) trop de citations bibliques ?

Non ! Au contraire très utile pour le début en cas d’une direction « non mystique ».

Inutile pour les dirigé(e)s directment favorisés de la conduite par Jean de la Croix - il écrit à fin plus large - comme dans notre Voie où le maître se charge d’éliminer de tels rapports défectueux.

76 Oui. Expliquer l’intelligence dans l’interprétation littérale du point de vue historique.

77  ? ces derniers chapitres sont mal adaptés à notre temps

78 !

79+

80  !

81+

82  ! « guider l’âme » : le but de l’ouvrage

83 !

84+

85+

86 + ni ni

87+ aphorisme

88  ! observation précise exacte !

89+

90+ expérimenté

91!

92!

93+

94 Aujourd’hui avantage : l’immense inconnu irreprésentable cosmos ; la fusion espace temps etc. À l’époque de Jean de la X la représentation très limitée du monde se prêtait à confusion, à appui. Relire « Le Vide, le Rien, l’Abîme » : « Dès que les cavernes de l’entendement et de l’imagination sont vacantes, l’essence divine se révèle. » ; «  … vide, mobile et fluide… est “ouverture”, cr il n’a pas de limite. » etc.

95 + Oui. Vérifié.

96  !

97 Et ce réveil n’est pas recherché, il survient en passiveté. Quant à « Dieu » c’est un mot commode, un « drapeau » dirait-on en informatique, permettant d’orienter vers —

98 Evident. Vérifié.

99 ! belle exposition

100 +

101+

102+ volonté : élan

103 Oui, mais parfois et sans avoir rien fait : tout a été donné alors

104  ? le verbe devoir doit être rejeté : on ne peut rien c’est donné ou pas — mais il ne faut pas refuser

105+ joie !

106  ! net — mais comme on ne sait pas comment le (Qui ?) servir, se laisser conduire dans l’instant sans regret du passé ou crainte quant à l’avenir

107  ? chapitre faible du moine

108 adressé à des novices. Souvent entrés après un appel sensible par grâce, s’ils ne rencontrent pas un JnX, tout s’éteint.

109  ?

110 Insister sur l’auditoire très particulier de vocations religieuses, certes de qualité, mais très minoritaire donc non représentatif statistiquement (diversité : les « moines » renonçants de Jean, les « patients » névrosés de Sigmund, les « savants », les politiques, etc.) D’où un tri nécessaire de l’essentiel universel. Un choix difficile.

111 Oui… Au long terme ; Et est-ce raisonnable à vingt ans ? (l’ami de L. avait-t-il lu JnX ?) L. ne recommandait pas la lecture de la Montée cad d’une méthode particulière, mais de La Vive Flamme, incompréhensible aux nombreux proches débutants.

112  ? tous ces derniers chapitres peuvent être omis.

113 L’Afrique !

114 ?

115+

116  !

117  ?

118  ? élan

119 vérifié

120  ? les conditions étaient défavorables lorsque les vocations n’étaient souvent pas la suite d’une recherche intérieure longue comme cela est le cas dans la Voie. Et prudence s’impose pour accepter ou non celui qui demande. L’absence de tout contenu discible aide.

121+

122+

123 Éprouvé. Problème posé par « Dieu » spécifié.

124+

125 Cette note couvre les pages 73 à 77. Elle est omise de l’édition Cerf 2001. Elle est de même corps que celui adopté pour le texte courant. Pour bien distinguer du texte de Jean de la Croix : omission du gras dans notre propre texte courant Garamond corps 10.

126  Marie du SS  féministe se corrige en fin de paragraphe !

127 ?

128+

129+

130 Oui, expérience.

131+

132 Ou l’inverse.

133+

134+ oui

135+ oui ; par la Voie.

136 Explication L. S.

137+

138+ ; démon = inconscient récupérateur

139 Points de suspension

140  ! à vérifier — annoter la traduction française.

141!

142 [Note DT] On se reportera infra à la présentation par Marie du SS du second cantique B [incluant notre note comparant les ordres de strophes en A et B].

On consultera les introductions de l’édition Cerf 1990 reprenant les traductions de Marie du SS [avec quelques rares mais sensibles modifications]. Son éditeur Dominique Poirot reprend les présentations des deux versions : Borrador A (39 strophes) et B (postérieure, 40 strophes, ordre différent). La v. B avait la préférence de Thomas de Jésus dont l’approche intérieure s’imposa dans la tradition carmélitaine. Interprétation distincte de celle de Jose de Jesus-Maria Quiroga [« notre » - pour Max puis moi-même - préféré disciple ; auteur de la première Vida de Juan, interdite de publication car peu hagiographique - source incontournable souvent unique sur son maître lorsqu’il révèle les épreuves vécues à Tolède puis à Ubeda ; auteur de la Subida del alma a Dios, (trop) copieux traité livrant de profondes pages mystiques ; travail en cours, nous transcrivons cette Subida en utilisant ses manuscrits autographes].

Je recommande la présentation par Max Huot de Longchamp, Saint Jean de la Croix, Pour lire le Docteur mystique, Sources Mystiques, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2010, 142-144 concluant sur ce point délicat : « ...nous invitons nos lecteurs à simplifier de la façon suivante tout ce qui concerne leur exploration de l’état de perfection selon Saint Jean de la Croix : ne retenir du Cantique Spirituel que la version A, et sous sa forme la plus économique (c’est-à-dire sans les fameuses annotations au manuscrit de Sanlùcar de Barrameda, souvent présenté comme autographes, ce qui nous semble imprudent.) Dans cette lecture, traiter comme équivalents « fiançailles » et « mariage spirituel », et ne pas penser « union » et « transformation » comme deux phases successives. ».

143 Oui ou similitude établie par intelligence mystique ?

144 Oui.

145+

146 Non expérimenté = très avançé !

147 La citation majeure des mystiques dont Guyon. Remplacer Christ par ? (Dieu ne convient pas compte tenu de l’acception habituelle dualisante. Le Souffle qui anime l’univers ? Trop général.)

148 Noter que l’on est au premier Cantique spirituel. Traduction de René Gaultier : « … ce qui s’accomplira parfaitement au ciel en la vie divine… »

149+ expérience d’amour

150 Ou en « cadeau d’accueil » pour commencer le cheminement

151+

152+

153+ Dogen

154 Dogen

155 vérifié

156 NDE DT : voici la table en deux colonnes montrant les différences entre les deux Cantiques. Elles restent modérées en ce qui concerne l’ordre des chapitres.

Quatre blocs  séparés ci-dessous par « …….. » comportent respectivement 15, 10, 8, 7 chapitres. Les modifications internes d’ordre affectent le troisième bloc soit 8 chapitres sur 40 (v. fin de note page suivante) :

Cantique définitif B Borrador A

1er chapitre 1er

+11e

15e 14e

………..

24e 15e

33e 24e

………..

16e 25e

17e

22e

23e

20-21e

18e

19e 32e

………..

34e 33e

40chapitre 39e


157 [DT] Ici s’achève la controverse. En fait elle me semble très secondaire ne m’intéressant guère à un futur situé ou non dans un « au-delà » dont je ne sais rien. Seul compte un vécu « ici maintenant » qui confirme le début du chemin proposé.

158 C’est en la substance de l’âme (rééd.)

159

160 Sg 1, 17

161 Pr 8, 31

162 Jn 14, 23

163 Au feu de Dieu (rééd.]

164 Is 31, 9

165 Cf. Hymne de la Dédicace d’une église : « Jérusalem … beata pacis visio ». (note de la rééd.)

166 Ou l’amour est parfait (rééd.)

167 un four (rééd.)

168 Sg 7, 24

169 Lm 1, 13

170 Ps 16, 3

171 Jb 30, 21

172 Lm 3, 1-9

173 Tb 6, 8

174 Jn 1, 5

175 Ct 8, 5

176 Conforme [à la volonté de DieuNote] Note : Glose traditionnelle de traducteurs (Ed.) (rééd.)

177 I Co 13, 5

178 cf. Rm 8

179 Ps 16, 15

180 Ex 33, 22

181 Ct 2, 10-14

182 Mt 6, 10

183 II Co 5, 1 — Ici longue citation latine dans l’édition 1937 (comme ailleurs, cette édition originelle rapporte en note ses sources en latin — heureusement toutes traduites dans la rééd.).

184 Le verbe « falloir » devrait-il être omis ? Remplacé par la passiveté — et non passivité — dans les épreuves de la vie. Ascèse d’époque. (NDE).

185 Ps 115, 5

186 Is 26, 16

187 Ph 1, 23

188 Ps 89, 9

189 Ps 8, 4

190 Is 40, 17 – Et, comme dit Isaïe, Toutes les nations… (rééd.)

191 pourquoi est exprimé ici (rééd.)

192 La réédition « dans l’assaut, on rompt effectivement le tissu ; on ne le tranche pas », omet l’explication d’origine médiévale : « tournoi » et « bannière », des « précisions » au texte  ajoutées par Marie du S.-St. d’origine noble : « La secunda, porque ell amor es amigo de fuerza de amor y de toque fuerte e impetuoso, le cual se ejecuta màs en el romper que en el cortar y acabar. » — L’explication est suggérée par toque, cortar y acabar. Cette note illustre ce que l’on a reproché à une traductrice/adaptatrice bonne lectrice de Cervantes et méfiante d’un mot-à-mot à quatre siècles d’écart.

193 Qo 7, 9

194 Sg 4, 10-14

195 Ps 83, 2

196 Ps 16, 2

197 Rééd. : « cautère suave »

198 Rééd. : « Fils de Dieu, qu’elle nomme “touche légère”

199 « es dàdiva con que… » Rééd. : « est la transformation »

200 4 DT, 24

201 Ac 2, 3

202 Homilia 30 in Evang., PL [Patrologie Latine] 76, 1220

203 Breviarium romanum, 1er répons des Matines du jeudi dans l’octave de la Pentecôte.

204 I Co 2, 15

205 I Co 2, 10

206 Rééd. : « du Bien-Aimé ».

207 Rééd. : « Si le soleil a des effets si surprenants, pourquoi, comme l’assure l’Esprit Saint, n’embraserait-il pas les montagnes de trois manières (Si 43, 4), je vaeux dire les saints ? » [trois manières ajouté — justes en saints].

208 « Ajout de la Rééd. (justifié, dont le texte espagnol a été “oublié” par Marie du SS.) :… n’être plus qu’une plaie d’amour. Et ainsi, cautérisée et changée en plaie d’amour, elle est entièrement guérie en amour, parce que transformée en amour. /Il faut comprendre que la plaie dont l’âme parle ici est entièrement endolorie et saine. Mais le cautère d’amour ne manque pas de remplir son office qui est de toucher et blesser d’amour. Et comme dans cette âme…

209 Rééd. : « et plus exquis ! »

210 Rééd. : de l’esprit comme dans le cœur de l’âme transpercé.

211 Rééd. : grain de moutarde

212 Mt 13, 31

213 Rééd. : se trouve au cœur de l’esprit.

214 Rééd. : la vertu

215 Jb 10, 16

216 Ps 30, 20

217 Sg 9, 15

218 Ga 6, 17

219 Rééd. (ajout) : le Père miséricordieux

220 Rééd. (omission) : tout-puissant. Cette main

221 Ps 103, 32

222 He 3, 6

223 32 DT, 39

224 He 1, 3

225 Rééd. (modification) : Fils unique, en qui comme il est ta substance tu atteins

226 Sg 7, 24

227 Rééd. (insiste sur la filiation christique) : Pureté. C’est ton Fils unique, ô main miséricordieuse du Père, qui est la touche légère dont tu m’as touchée dans la force de ton cautère et dont tu m’as blessée ! [y este Unigénito Hijo tuyo, ! oh mano misericordiosa del Padre ! Es el toque delicado con que me tocaste en la fuerza de tu cauterio y me llagaste].

228 Ba [Baruch] 3, 22 (Téman : une ville édomite ; près de Pétra ?)

229 I R 19, 11-12

230 Rééd. : terrible ! Dis-le

231 Jn 14, 17

232 Rééd. : O mon Dieu et ma Vie ! Ceux-ci te connaîtront, ceux-ci recevront

233 Ps 30, 21

234 Rééd. (vase omis) : et que mon âme est devenue

235 La « Réédition » transforme ce paragraphe qui devient : « Il faut savoir que plus la touche est légère, plus son contact est délicieux et plus elle apporte la joie. Elle a d’autant moins de grosseur et de lourdeur. Cette touche divine n’a ni grosseur ni lourdeur, par ce que le Verbe qui la produit est étranger à toute lourdeur, libre de forme, de figure et d’accident qui d’ordinaire cernent et limitent la substance. La touche dont nous parlons, si elle est substantielle, est de substance divine et donc ineffable. Ô oui ! Touche ineffablement légère du Verbe qui ne se produit dans l’âme par rien moins que par ta substance très simple et ton être intime. Et comme il est infini, i lest infiniment léger et sa touche est subtile, amoureuse, profonde et délicate. Et pour cela aussi : /Elle a le goût d’éternité ! »

[español : « ! O, pues, toque delicado, y tan delicado que, no sintièndose en el toque bulto alguno, tocas tanto mas al alma, y tanto màs adentro tocandola la yndivinas, cuanto tu divino ser con que tocas està ajeno de modo y manera y libre de toda corteza de forma y figura !O, pues, finalmente, toque delicado y muy delicado !, pues no le haces en el alma sino con tu simplicisimo y sencillisimo ser, que, como es infinito, infinitamente es delicado ; y per eso / que a vida eterna sabe. »]

236 Rééd. : cette touche de Dieu

237 Rééd. : un contact

Dorénavant j’omettrais de nombreuses variantes « mineures » puisqu’il ne s’agit pas d’achever l’édition critique d’une traduction ! Seulement de souligner l’écart entre source et réédition révisée ; de permettre la reprise exacte de notre traduction préférée. Marie du Saint-Sacrement adapte assez souvent sans mise en note. Le travail mené en Inde puis édité en France ne lui facilitait guère une forme érudite.

Se reporter à l’espagnol  est conseillé. Celui de Jean de la Croix est aussi simple que lumineux (comparez par ex. à la langue difficile d’une autodidacte d’origine rurale, l’admirable Ana de San Bartolome). Jean de la Croix veille à l’économie du vocabulaire et à la clarté d’exposition par souci de ses novices et de ses lectrices.

238 Ap 2, 17

239 Ps 34, 10

240 Mt 19, 23

241 Rééd. (ajout) : « Mais pour comprendre quelles sont ces dettes dont l’âme se déclare ici payée, il faut savoir »

242 Ac 14, 22

243 Rééd. : « sont de trois sortes : des peines et des désolations, des craintes… » (paragraphe réécrit).

244 II Co 12, 9

245 Lm 1, 13

246 Jr 31, 18

247 Si 34, 9-11

248 Rééd. (ajout) : « perfection de l’union avec Dieu.

249 Jr 12, 5

250 Cf. Lc 14, 27 et Jn 19, 29

251 Tb 12, 13

252 Tb 14, 4

253 Jb 1-2 ; 42, 10 et 12

254 Ps 11, 7

255 II Co 6, 4

256 Qo 10, 4

257 Ps 138, 12

258 II Co 1, 7

259 Ps 70, 20-21

260 Est 4, 1-6 et 6, 10-11

261 II Co 5, 1

262 Rm 8, 13

263 Ep 4, 22-24 — Rééd. : « justice et la sainteté. »

264 Ps 76, 6

265 Rééd. : « désormais appétit de Dieu. »

266 Rééd. (ajout) : « des mouvements divins, morts à son opération et à son inclination et vivant à Dieu. En vraie fille…

267 Rm 8, 14

268 Rééd. : (ajout justifié de la volonté, corrigeant un oubli : ...y la volundad suya es volundad de Dios...) : « l’entendement de Dieu, sa volonté est la volonté de Dieu, sa mémoire

269 Ga 2, 20

270 I Co 15, 54

271 Os 13, 14 — la réédition ajoute (absent de l’espagnol) : « comme s’il disait : “Moi qui suis la vie, étant la mort de la mort, la mort sera engloutie par la vie.”

272 Ct 1, 3-5

273 La Rééd. ajoute en note : « Un paragraphe entier [à intercaler entre “… roi céleste.” et « Dans cete état de perfection »]n’a pas été repris ici dans la deuxième rédaction (Ed.) » Paragraphe omis également de la traduction du R. P. Grégoire de Saint Joseph, Seuil, 1964.

En effet ! : il figure comme «  Recopilacion de la cancion ; — ! O, pues, cauterio de fuego [….] porque tu vuelves la muerte en vida admirablemente ! » (ed. Crisogono, p. 927 ; ed. E. Pacho, Editorial Monte Carmelo, p.1030, sans la mention Recopilacion).

274 Jb 29, 20 et 18

275 Sg 7, 27

276 Rééd. : « Parce que les mérites de l’âme en cet état sont ordinairement grands en nombre et qualité, elle s’en va chantant communément à Dieu en son esprit tout ce que dit David dans le psaume qui commence ainsi : » — ce qui est loin de la sobriété textuelle respectée chez Marie du SS. : « Y todo lo que David dice en el Salmo 29 anda cantando a Dios entre si, particularmente aquellos dos versos postreros qui dicen : »

277 Ps 29, 2 et 12-13

278 Ct 2, 16

279 Rééd. (conforme au texte espagnol) : « disons d’abord que les lampes ont deux propriétés : elles éclairent et elles échauffent. Pour bien comprendre… »

280 Rééd. : « et amour de Dieu. /Ce sont ces lampes…

281 Ex 34, 6-7

282 Ct 8, 6

283 Ct 7, 1

284 Gn 15, 12-17

285 Gen., xv, 12, 17. (Marie du SS.)

286 Ct 7, 2

287 Ps 44, 9-10

288 Ct 4, 15

289 Ps 45, 5

290 Jn 4, 14

291 Ac 2, 3

292 Ez 36, 25-26

293 2 M [Maccabées] 1, 20-22 ; 2, 1-12

294 Ct 8, 6

295 Rééd. : « des lampes »

296 Rééd. : «  que l’âme, avec ses puissances, se trouve illuminée au sein des splendeurs de Dieu [….] d’inestimables faveurs. On peut… »

297 Reprise de la réédition.

298 Lc 1, 35

299 Ez 1 et 2

300 Jos 15, 18-19

301 Sg 7, 26

302 Ps 41, 1

303 Ps 83, 3

304 Lm 3, 20-21 — La citation latine qui précède en plein texte chez Marie du SS. n’est pas reprise dans la réédition, conformément à sa mise en français de toutes les notes de la traductrice (décision très justifiée de même que leur mise en italique en plein texte de la réédition — que nous appliquons dans notre restitution).

305 Homilia 30 in Evang., PL 76, 1220 (Ed.)

306 I P 1, 12

307 Est 2, 12

308 Ct 3, 6

309 Ct 1, 3

310 Mt 15, 4

311 Passer du sens à l’esprit, Dieu le faisant en elles

312 Os 2, 14

313 Ps 84, 9 — Rééd. : « prononce en cette solitude. »

314 Ha 2, 1

315 Is 28, 9 — Rééd. : « à ceux à qui on a retiré le sein — c’est-à-dire des connaissances et intelligences particulières. »

316 Ex 5, 7-18

317 Ex 5, 1 ; 3, 22

318 Ex 12, 35-36

319 Ex 14, 27-28

320 Ex 16, 14 ss

321 cf. Ph 3, 8

322 Rééd. : «  Cf. L’adage des spirituels : Gustato spiritu, desipit omnis caro. (Ed.) »

323 Rééd. : « de valeur. Et alors qui réussira à appliquer cette main si délicate, qui était celle de l’Esprit saint qu’une main grossière aura détournée ? »

324 Ce paragraphe diffère dans la réédition.

Le §44 est long et absent de l’espagnol : « Ainsi n’entendant rien aux degrés de l’oraison [….] faisant perdre le recueillement déjà atteint. »

Crisogono, 949 ; Pacho, 1075 : « Y asi, no entendiendo [….] volver a alejarse del termino. »

325 Lc 14, 33

326 Mt 5, 3

327 Ps 120, 4

328 Jc 1, 17

329 Ps 126, 1

330 + !

331 Rééd. : cf. MC 2, 8, 6 ; (Ed.)

332 Ct 2, 4

333 +

334 Os 2, 14 (16)

335 Cf. Lc 5, 5

336 Ct 3, 5

337 Ct 2, 15

338 Is 3, 14

339 Ez 34, 3 et 10

340 Lc 14, 23

341 Rééd. : « mais même de les contraindre à entrer, disant en saint Luc : Force-les à entrer, afin que ma maison soit remplie d’invités (Lc 14, 23) ; Eux, au contraire, les contraignent à ne pas entrer. /Voilà comment un maître »

342 Is 8, 6

343 Jb 41, 25 [26]

344 Jb 40, 18

345 Jb 41, 21

346 +

347 Rééd. (ajout justifié suite à oubli) : « échappe donc au sens. Comme dit le Sage : Les paroles de la Sagersse s’entendent en silence (Qo 9, 17). Que l’âme s’abandonne »

348 Qo 51, 26 [19]

349 Gn 1, 3

350 Gn 1, 2

351 +

352 Ps 18, 2

353 Ps 41, 8

354 + (l’échelle)

355 « Autre chose [que Dieu] » : correction justifiée.

356 +

357 Sg 4, 12

358 I Co 2, 14

359 +

360 Jn 17, 10

361 +

362 Jn 17, 26

363 Is 43, 21

364 Jn 1, 3

365 Ac 17, 28

366 Is 9, 6

367 He 1, 3

368 Pr 8, 15-16

369 +

370 Sg 7, 24

371 Sg 7, 27

372 +

373 Ps 43, 23

374 Ps 120, 4

375 Est 15, 16

376 Ex 33, 22

377 Est 15, 10 [5, 1]

378 Est 15, 12-15 [1-2]

379 Ps 40, 10

380 Rééd. : « spiration »

381 Par Max de Longchamp.

382 Mystiques du monde RENAISSANCE & Carmel (déchaux) Jnx VIVE F et CANTIQUE

383 pas d’italiques aux titres d’œuvres constamment répétés mais seulement aux termes espagnols tel argumento ; pas de suppression des hauts de pages afin de faciliter les recours à l’édition d’origine des années trente . On oubliera mes réactions souvent cryptiques : enlever mes réactions enn otes qui me permettaient de rester attentif au sens profond du texte, travail utile : tout compris mais vécu seulement en débuts. Cela dissipe mon manque de confiance - pas en moi mais dans ce qui m’a été donné ! JnX seul mystique qui explique phénoménologiquement la juste voie ainsi que les dérapages induits par la réflexion humaine sur l’intraduisible expérience dénommée « mystique » , terme affreux (sur le web). Expérience respectée d’où l’insistance sur la nudité, l’absence de tout senti ce qui a été longtemps un écueil . Notice sœur Thérèse de Clamart ds le DS sur Marie du SS.

384 Matériaux pour une possible intro ? Extraits séparés par « - », oubliés souvent, partiellement (les « / » marquent les § au sein d’un même extrait).

385 Les chapitres antérieurs n’offrent pas de nombreux passages remarquables


386 Explication L. S.

387 DICTIONNAIRE DE SPIRITUALITÉ ASCÉTIQUE ET MYSTIQUE, FASCICULES LXVI-LXVII Marie de Jésus – Ménologes, BEAUCHESNE, PARIS, 1978. L’auteure de la notice, Thérèse de Jésus ; fut archiviste au Carmel de Clamart, lumineuse figure droite en déambulateur en fin de vie.

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