Maur de l’Enfant-Jésus


Entrée a la divine sagesse



Théologie chrétienne et mystique

sanctuaire de la divine sapience

montee spirituelle

exposition des communications divines

traité de la fidélité

Les trois portes du palais de la divine sapience



Édition critique présentée par Dominique et Murielle Tronc.














présentation


Dans un précédent ouvrage, nous avons donné1 les œuvres de « maturité » de Maur de l’Enfant-Jésus (1617 ou 1618 -1690). Nous publions aujourd’hui ses écrits dits « de jeunesse » bien que l’auteur ait déjà trente-trois ans à l’époque des premières éditions reprises ici. En réalité, ils ne le cèdent en rien aux écrits postérieurs : ils exposent peut-être même plus précisément le chemin vers la Source de grâce commune à tous les mystiques accomplis.

Maur prend par là le relais du Traité de la Conduite spirituelle des novices auquel il avait participé en fin de rédaction2 au couvent de Rennes.  D’autre part, il était le seul à pouvoir assurer la succession de son père spirituel Jean de Saint-Samson (1571-1636), qui avait été à la source d’un grand renouveau mystique chez les Grands Carmes : l’autre grand disciple de Jean, Dominique de Saint-Albert (1596-1634), était mort prématurément. Envoyé en Gascogne en 1648 pour répandre le renouveau spirituel de la réforme de Touraine, Maur était maître des novices à Bordeaux en 1650, puis élu prieur en 1651 quand il publia l’Entrée. Il jugea sans doute urgent de compléter sans tarder le Traité de la Conduite, qui n’était qu’un « manuel de base » destiné aux novices. C’est ce que suggère la date de publication de son Entrée à la divine Sagesse, qui succède de très près à celle du manuel : la première édition de l’Entrée est de 1652 immédiatement après les quatre volumes du Traité parus en 1650 et 1651.

On trouvera ainsi des textes essentiels sur la voie spirituelle proposés aux Grands Carmes au moment du bel essor de la réforme : plein d’élan et porté par l’influence du milieu mystique de Rennes où avait vécu Jean de Saint-Samson, Maur expose une voie complète dont le terme est la déification chère à Jean et à tous ses disciples. Il s’exprime sans précautions particulières, alors que celles-ci deviendront de plus en plus nécessaires après la première et célèbre cabale « anti-mystique » du siècle menée par Chéron contre lui et contre son ami Surin.

Des pages admirables parsèment ces traités qui témoignent d’une très profonde expérience personnelle. Elles n’ont rien à envier aux œuvres plus tardives où l’on sent l’orage de censure qui approche et qui tombera bientôt sur les mystiques, ce qui imposait des précautions. De plus, une solitude prématurée, de grandes responsabilités et la fréquentation de novices peu mystiques expliqueraient la tension et le pessimisme sur l’homme des œuvres ultérieures (« Maur de l’Enfant-Jésus a sûrement connu des difficultés qui nous le rendent proche », disions-nous dans notre précédent volume).

L’Entrée à la divine Sagesse comporte cinq traités courts à vocations variées. Ce regroupement ne constitue pas un ensemble construit comme le Royaume intérieur, composé longtemps après et dont l’architecture puissante est plus impressionnante. Mais on y lira de nombreuses pages plus profondes, plus détaillées et plus subtiles que dans le Royaume ; l’ascétisme et les combats intérieurs sont moins présents, bien que l’exigence soit aussi forte. Maur se fait pressant pour nous entraîner vers l’aventure intérieure qui le comble : l’élan mystique est plus confiant, parfois même presque joyeux.

Les huit anciennes éditions parues en un demi-siècle, dont cinq en français et trois en flamand, démontrent que le besoin ressenti à l’époque par de nombreux spirituels sensibles à l’esprit carmélitain fut ainsi satisfait. Mais par la suite, l’absence de toute réédition accompagna l’affadissement de la réforme chez les Grands Carmes, et celui, plus général, d’un crépuscule de la mystique3. En effet l’esprit de la fin du siècle de Louis XIV devint fort contraire à la vie intérieure et se traduisit par des emprisonnements pour certains, tels ceux subis par madame Guyon, tandis que les précautions prises par tous asséchèrent l’édition de textes. Une réédition moderne eut enfin lieu au début du siècle dernier, ce qui correspondait à une renaissance spirituelle chez des Carmes déchaux, mais ces quatre petits volumes sont devenus rares4.

Les traités de la Montée spirituelle et de la Théologie chrétienne et mystique sont particulièrement complets sur le plan mystique. On notera l’ordre inverse adopté dans l’exposé du Sanctuaire de la divine Sapience : dans ce dernier cas, l’achèvement de la voie mystique est présenté en premier lieu. On souhaiterait qu’une telle inversion soit moins exceptionnelle car combien de richesses dans d’admirables traités sont demeurées cachées par l’abondance de premières parties ascétiques censées préparer à la vie libre mystique !

Le chemin.

Comme un or découvert au fond d’une rivière, voici quelques grains purs5 ordonnés de manière à suggérer un chemin mystique.

Tout commence par un don de la grâce divine :

« Quand Dieu par sa miséricorde s'est résolu d'attirer quelque âme à une perfec­tion plus que commune, il lui touche le cœur par un trait singulier de son amour. » (SS, Etat d’activité amoureuse).

En réponse à un tel don,

...nous aimons Dieu à cause qu'il nous aime, et nous tâchons de nous rendre conformes à lui selon notre petite capacité.” (Ibid.)

Le chemin commence, c’est celui du progrès dans l’amour pur, heureusement prévenu par la grâce divine :

L'esprit commence à s'élever au-dessus des vues de ses intérêts, et regarde Dieu comme infiniment aimable en soi, et à cause de soi purement et sans mélange d’aucune autre considération. [... L’âme] ne peut et ne doit faire autre chose que de se laisser ravir [...] afin que son Dieu fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira ; elle doit se contenter de cette simple vue, ou simple souvenir, croyant que cela surpasse tous les efforts sensibles et formés qu'elle pourrait produi­re.” (MS, Quatrième degré).

L’heureuse initiative divine a ainsi mis en route le pèlerin dans son chemin mystique. Il importe maintenant de constater le terrible état de l’être humain en s’aidant de la raison, et de le combattre par une volonté “généreuse” : chez Maur, à une époque où l’on ignore totalement l’inconscient et ses lois, le chemin commence obligatoirement par une ascèse absolue où l’on réprime sévèrement les sens et les pensées, ce qui enclenche les luttes féroces avec le “diable” qui parsèment toute l’oeuvre. Maur appelle à imiter le “capitaine” Jésus-Christ : Jésus n’est d’ailleurs pas seulement une modèle de vie ; si on l’appelle, il “opère sans cesse dans nos âmes” par sa divine “vertu” (au sens étymologique, encore en usage au XVIIe siècle, de force agissante).

La première étape est donc faite d’ascèse, d’imitation de Jésus et d’aspirations

toutes d’amour lancées vers le Ciel aussi souvent que votre désir sera grand de voir naître en votre coeur

la Sagesse éternelle” (Les trois Portes, Dial. 2nd).

Mais arrive la fin du premier degré où règnent les ravissements, les lumières et les opérations sensibles :

Comme Dieu ne juge pas à propos de les tenir toujours dans l'abondance de ses délices [...] ce qui ne laisse pas d'étonner et d'affliger ces chères Amantes, qui, ne sachant pas si cela leur est arrivé par quelque infi­délité de leur part, se mettent en des peines non pareilles pour retrouver ce bien dont l'absence leur est insupportable...” (SS, Etat d’activité amoureuse).

Une telle amante

...vient enfin en un état, que non seulement les actes formés lui sont insipides, eux qui étaient sa vie et sa pratique. […] Les ravissements et lumières qui ont duré si longtemps […] ne la touchent presque plus…

C’est le début de l’état de foi : Maur consacre à cette transition capitale une grande partie de son admirable Sanctuaire de la divine Sapience, pour apprendre aux directeurs de conscience à la discerner et ne pas en détourner les âmes par leur ignorance. Il arrive un moment où

... on ne désire pas agir et on ne désire plus faire comme aupara­vant : au contraire on y sent du dégoût si on s'efforce, et ce qu'on fait est tout à fait insipide et inutile, parce que les puissances ayant épuisé leurs forces actives dans la jouissance de leur objet et dans la consommation des moyens qu'elles tenaient pour tendre vers lui, leur action est désormais moindre que ce qu'elles expérimentent. (SS, Etat d’anéantissement).

L’âme opère un retournement total puisqu’elle doit passer de la recherche active de Dieu à un abandon absolu à l’action divine. « Sans mouvement perceptible », c’est l’état de passiveté6 :

l'âme qui expéri­mente ces choses, se doit soigneusement prendre garde de brouiller l'action de la vertu divine par le mélange de ses propres efforts naturels [...] voulant en quelque façon correspondre de sa part et témoigner qu'elle voudrait bien pouvoir s'en ressentir. Non, dis-je, elle ne doit point faire tout cela, non pas même le moindre soupir à ce dessein, s'il lui est possible. (SS, Etat d’anéantissement).

...parce qu'on ne sait point comment il faut se comporter ici, d'au­tant que tous les efforts qu'on tâche de faire, sont moins que ce qu'on goûte, c'est manque de savoir que cet état se doit consommer par la vigueur de l'action divine, qui doit faire reboucher l'activité de la créature, engloutir et absorber toute son action et sa vie, jusques au fond et dans la racine, afin qu'elle ne vive plus elle­-même, mais que Dieu vive en elle. (Ibid.)

Mais il subsiste

....une certaine restriction qui vient de la nature, qui empêche l'esprit de s'étendre à l'égal de la lumière qu'il reçoit.

Maur en rend compte en se servant de l’analogie de la lumière particulière qui permet de viser des étoiles, opposée à la lumière générale diffusée par l’astre du jour qui est senti plutôt que directement regardé :

Le soleil […] fait qu’on ne voit plus d'étoiles, mais seulement un soleil et une lumière universelle qui s'étend partout. Il se fait de même en l'état de l'âme […] elle connaît que c'est son bonheur d’être pénétrée de Dieu, et de n'avoir plus de connaissance que par lui et en lui ; néanmoins elle ne peut cesser de le contempler comme une chose distincte de soi. Ainsi elle retient toujours et sa propre lumière et sa propre action. […] Elle voit pourtant bien qu'il y a un grand entre-deux ; elle voit bien qu'elle résiste, […] que son union est empêchée par elle-même, et que ses propres efforts ne font que l'éloigner. Toute sa peine est à se résoudre à ne plus aimer, à ne plus connaître, à ne plus mourir, à ne plus être. (MS, cinquième degré).

C’est accepter l’état de foi obscure :

Mais il faut ici se perdre d'une toute autre manière, et quitter toutes ses vues, ses façons d'agir, la connaissance de ses voies et de son objet et se jeter sans savoir ce qu'elle doit devenir dans l'abîme et l'obscurité de la foi, dans laquelle la nature ne recoive aucun appui, et ne sache si elle connaît, ni si elle aime, si elle a ja­mais rien connu, ni aimé véritablement, ni de quelle façon il faut connaître ou aimer. (MS, Sixième degré).

Et pourtant :

Nous aurions une parfaite liberté en toutes nos oeuvres, si nous ne les regardions plus comme nôtres. (TM, Chap. XV).

Pour exprimer cette absence de distance entre l’âme et Dieu, Maur reprend l’image classique de la goutte d’eau dans la mer :

L'on ne doit faire aucune difficulté de renoncer à tout le reste pour vivre uniquement de cet amour […] par le seul regard de ce que Dieu est en soi-même infiniment aimable, […] unique et très simple motif qui donne le mouvement à tous les coeurs, et qui les attire à soi pour les engloutir dans son immensité, où ils sont enfin consommés et perdus à eux-mêmes, ainsi qu'une goutte d'eau jetée dedans la mer, laquelle y perd tout ce qui la distinguait d'avec elle. (TM, chap. XVII).

Pour en arriver là, l’âme doit traverser plusieurs anéantissements de plus en plus profonds et douloureux, que l’on verra décrits avec beaucoup de subtilité dans le Sanctuaire de la Divine Sapience :

cet état se doit consommer par la vigueur de l'action divine, qui doit faire reboucher l'activité de la créature, engloutir et absorber toute son action et sa vie, jusques au fond et dans la racine, afin qu'elle ne vive plus elle­-même, mais que Dieu vive en elle. (SS, Etat d’anéantissement).

Si elle se vit comme dans un désert ou suspendue par un fil, en fait elle vit le vrai amour, un don total à Dieu, à l’image de l’eau « arrêtée » qui devient miroir du soleil :

L'âme ne voit plus rien d'elle-même, elle ne voit rien de Dieu, elle ne peut plus agir, plus s'abandonner, plus vivre ni plus mourir ; elle ne conçoit ni ténèbres ni lumière, elle ne voit ni sortie ni entrée, elle ne peut ni désirer ni fuir, elle ne peut se plaire dans sa perte ni s'en attrister. Tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'elle est dans un désert infini, suspendue comme entre le ciel et la terre, sans avoir un seul cheveu sur quoi s'appuyer. Elle est sans foi, sans espérance, et sans amour, ce lui semble, d'autant qu'elle ne peut réflé­chir là-dessus, mais pourtant jamais elle n'aima si fortement ni si parfaitement. […] Si elle doit faire quelque chose, c'est se rendre attentive sans aucun sien effort et ne mettre aucun empêchement à ce que Dieu fait en elle, ni par de subtiles réflexions, ni par soupirs, ni par admirations, mais comme une eau très belle et claire qui est arrêtée, reçoit sans émotion ce que Dieu fait en elle. (EC, Etat de vie consommée)

Tout ce qu'il y a à prendre garde ici c'est de mettre quelque milieu entre Dieu et l'âme, tant subtil et simple puisse-t-il être [...] Qu'elle demeure comme un miroir fixe­ment opposé aux rayons du soleil, sans faire autre chose que recevoir sa lumière, et concevoir sa chaleur, qui l'ayant pénétrée jusque dans son fonds, sans qu'il reste plus rien qui ne soit pleinement rempli ! (MS, Septième degré)

C’est la condition absolument nécessaire pour être mis dans l’unité :

Tandis qu'il reste à l'âme un seul respir de sa propre vie [...] il est impossible qu'elle soit totalement réduite et abîmée dans l'unité [...] tous les moyens actifs les plus simples dont on se servait, ont fini leur cours ; de même que les fleuves cessent de se mouvoir depuis qu'ils sont entrés dans la mer... (TM, Chap. XXI).

Il ne faut pas seulement être en feu mais couler comme du métal fondu :

...il faut absolument qu'elle succombe n'ayant plus rien de propre qui la soutienne, de même qu'un métal qui est dans le creuset est contraint de céder à la force du feu ; sur quoi il est à remarquer que n'est pas assez qu'il soit échauffé par la chaleur, jusque-là même qu'il paraisse n'être que feu, car s'il n'est fondu l’on ne saurait qu'en faire. (TM, Chap. XXII).

L’union est sans entre-deux, sans moyen et sans connaissance (voir suppose une distance entre l’oeil et ce qui est vu) :

Ici l'âme qui était attirée et Dieu qui l'attirait, sont joints dans une si grande unité qu'il n'y a aucun entre-deux, ni aucun moyen de la part de la créature, pour passer plus avant [...] elle ne connaît plus rien hors de soi, ou plutôt hors de Dieu, vers quoi elle doive tendre et aspirer [...] elle a épuisé toutes les lumières, tous les motifs, tous les moyens et toutes les vues d'union et de transformation en Dieu ; en sorte qu'il ne reste plus rien à l'opération humaine. (TM, Chap. XXIII).

Alors son sommeil peut être suivi d’un réveil, comme celui de Lazare :

L'âme donc gisant dans son tombeau comme les morts éternels, desquels personne ne se souvient plus, est surprise sans y penser par une vertu secrète et toute divine, et commence au travers de ces obscurités à apercevoir et ressentir un rayon de la lu­mière divine, qui vient comme, pour la réveiller, et lui faire encore voir le jour, auquel elle ne pensait plus7. (Ibid.).

Pour décrire l’action divine en l’âme totalement unie à Dieu, Maur se sert de la comparaison de la main guidée dans son tracé ou de celle d’une eau claire qui reflète le soleil :

On peut dire que véritable­ment c'est Dieu qui fait tout là dedans, et que la créature est comme la main d'un enfant qui apprend à écrire, et qui n'a presqu'aucun mouvement que celui qu'elle reçoit de la main du maître. Ou bien elle est comme une eau fort belle et fort claire, sur laquelle le soleil darde très vivement ses rayons, et imprime si parfaitement en elle son image, qu'on dirait que le soleil est véritablernent en elle. (MS, Huitième degré).

Dans l’état consommé, l’âme est passée au-delà des moyens, elle s’est “jetée à perte ou à gain” c’est-à-dire sans réfléchir au risque :

Car tout le créé, [...] tant qu'il peut agir, entendre, aimer, vivre ou mourir, est toujours dans les moyens, et ne vit que des espérances de la fin [...] aussi ceux qui ne vivent que dans les moyens sont bien différents de ceux qui, ayant quitté toute différence et distinction concevable, se sont jetés à perte ou à gain, ou plutôt sans réfléchir sur quoi que ce soit dans cet abîme original, d'où toutes choses sont sorties pour y recouler par le flux continuel d'un pur amour8, qui [...] la fait enfin se perdre elle-même dans sa fin et son objet bienheureux, pour n'être plus qu'en lui, par lui et pour lui, au-dessus de toutes sortes de motifs, d'intentions, d'at­tentions, et enfin de tous les moyens les plus élevés dont on puisse se servir pour y parvenir. (EC, Etat de vie consommée).

Alors Dieu peut se donner :

Dieu qui prend toutes ses délices à se communiquer à ses créatures, ne trouvant plus ici aucune répugnance ni contrariété, se donne pleinement, vit et agit en celles-ci comme en lui-même [...] Et on peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir, qui étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image9. (EC, Etat de vie consommée).

Et mon sentiment est que si les âmes se perdaient en Dieu jusqu'au point que je viens de décrire, il prendrait réellement et véritablement le soin de tout ce qui les regarde pour l'exté­rieur et l'intérieur [...]

C’est le dernier état, celui de la “vie divine” :

Enfin après que l'âme est descendue jus­qu'au dernier degré (ce semble) de pauvreté, et qu'elle s'est vue dénuée de tous les dons [...], Dieu la remplit d'ordinaire peu à peu de ses pre­mières lumières [...] il ne faut pas qu'elle fasse rien pour avancer ou pour retarder, car ce n'est point là son affaire, c'est celle de Dieu ; tout ce qu'elle doit faire, c'est seulement de consentir à se laisser mouvoir à l'Esprit divin : qu'il l’abaisse ou qu'il l’élève : n'importe…10. (TM, Chap. XXIV).

Les extases et les ravissements ont cessé ici [...] Tout est en parfaite paix et repos ; c'est pour­quoi il ne paraît rien d'extraordinaire au-dehors en ces personnes si admirables, on les voit toutes bénignes, patientes, pleines de compassion et de charité, saintement libres et joyeuses. Tout ce que peuvent dire d'elles ceux qui n'en jugent que selon l'écorce, c'est qu'on ne voit rien de mal en elles ou qu'elles ne font ni grand bien ni grand mal. (EC, Etat de vie ressuscitée).

Sources.

Les sources sont les suivantes11 :

Théologie chrestienne et mystique, ou conduite spirituelle pour arriver bientost au souverain degré de la perfection, A Bordeaux, Chez I. Mongiron Millanges, 1651 ; ce texte sera repris dans l’Entrée à la divine Sagesse.

Entrée à la Divine Sagesse, comprise en plusieurs Traittez Spirituels, qui contiennent les secrets de la Théologie Mystique, 1652 ; Paris, chez Antoine Padelou : 1655, 1669, 1678, 1692 ; traduction néerlandaise, Gand, 1679, 1698, et Anvers, 1706 ; les textes des deux premières éditions diffèrent légèrement, les suivantes sont très proches de la seconde.

La première édition de 1652 commence par une « Espitre dédicatoire à la Sagesse éternelle » suivie d’un « Avant-propos » (assez court), puis immédiatement des « Trois portes… »12.

Celle de 1655 (« A Paris, chez Antoine Padelou, rue sainct Iacques, à l’enseigne du S. Scapulaire ») est quasi-définitive : l’ « Espitre… » est suivie d’un « Avant-propos » (augmenté de deux paragraphes), du Privilège du roi, de trois Approbations (Fr. Jean Baptiste Gonet de l’ordre des FF. prêcheurs, Bordeaux, 20 juillet 1651 ; Fr. Arnal religieux Augustin, Bordeaux 31 juillet 1651 ; Fr. Joseph de l’Ascension religieux carme, Bordeaux, 24 juin 1651, très chaleureuse : nous la reproduisons), des « Trois portes… », etc.

Dans l’édition de 1678, Paris, veuve A. Padelou, l’ « Avant-propos » est suivi d’un « Extrait du Privilège du Roy » daté du 25 novembre 1668, des approbations du fr. Gonet et du fr. Arnal (celle du fr. Joseph est absente), des « Trois portes… », etc., tandis qu’en fin de volume figure, séparée des deux premières, une approbation chaleureuse (Fr. Eustache de l’Incarnation religieux carme et professeur en théologie, 7 septembre 1651 : nous la reproduisons).

Les éditions de 1652, 1655, 1669 comprennent : (1) « Les trois portes du Palais de la divine Sapience » [p. 1-93, 1678 : 1-95], (2) « Montée spirituelle, comportant huit degrés qui conduisent jusques au Trône de la Divine Sapience »  [p. 94-144, 1678 : 96-146], (3) « Exposition des communications Divines, dans tous les États et Degrés de la vie Mistique et Spirituelle » [p. 145-204, 1678 : 147-210], (4) « Sanctuaire de la divine sapience » [p. 205-266, 1678 : 210-275]. Jusqu’ici les paginations sont identiques dans les éditions de 1652 et de 1655. Ensuite viennent :

(5) « Théologie chrestienne et mistique, ou conduite spirituelle… » [4 folios, pagination reprise 1-131, table couvrant 2 folios, dans l’éd. de 1652 ; pagination continue, 267-412, dans l’éd. de 1655 qui diffère légèrement pour le texte de celle de 1652 et ajoute les :] (6) « Réflexions sur la vie de Notre Seigneur »  [p. 413-478, suivi d’une table couvrant 2 folios concernant « Théologie… » et les « Réflexions… »] ; l’édition de 1669 ajoute (7) un court « Traité de la fidélité de l’âme à son Dieu »  [pagination reprise : 1-11] ; l’édition de 1678 est paginée de façon continue : « Théologie… », 276-416, « Réflexions… », 417-484.

Cet ouvrage a été reproduit par les éditions des « Chroniques du Carmel » de Soignies (Belgique), 1921-1933, en quatre petits volumes devenus fort rares ; les textes sont assez fidèles à l’édition de 1655, mais le style est souvent corrigé pour en rendre la lecture plus facile ou pour tenter d’éclaircir l’auteur, touchant alors à des points mystiques d’une façon souvent discutable ; leur ordre devient : (1, vol. I), (2 puis 7, vol. II), (5, vol. III), (4 puis 3) ; (6) est omis.

Le Sacré Berceau de l’Enfant Jésus, ou les entretiens spirituels sur tous les mystères de l’Enfance de N. Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1682 ; permissions en 1663-1664.

L’ Espitre dédicatoire à la Sagesse éternelle, Les trois portes du Palais de la divine Sapience et la Montée spirituelle…, sont repris de la première édition de 1652, dont le style parfois naïf et moins policé convient bien à l’envoi du début, au dialogue des portes du palais et à l’élan intérieur requis chez le mystique novice entreprenant la montée mystique.

L’ Exposition des communications Divines…,  Le sanctuaire… , la Théologie chrétienne et mystique… , sont repris de l’édition de 1678 car c’est la dernière édition du vivant de l’auteur (qui s’avère identique à celle de 1655, reprise donc avec grand soin). Le court Traité de la fidélité provient de l’édition de 1669 (il est coupé dans l’exemplaire de l’édition de 1678 à notre disposition, tout en ne figurant pas encore dans celle de 1655). Enfin, tout comme les éditrices du carmel de Soignies, nous omettons les Réflexions sur la Vie de Notre Seigneur, gloses portant sur des événements d’enfance (il précédait le court Traité).

Nous avons modifié l’ordre des traités par rapport à celui des anciennes éditions (il vient d’être rappelé), en présentant en premier lieu le plus complet d’entre eux, la Théologie chrétienne et mystique…, immédiatement suivi de l’admirable Sanctuaire de la divine Sapience qui apparaît comme un achèvement. La Montée spirituelle… et l’Exposition des communications Divines… viennent ensuite. Enfin deux textes moins importants, celui du court Traité de la fidélité et le dialogue intitulé Les trois portes du Palais de la divine Sapience achèvent le volume. L’accès à ce qui est le plus substantiel dans l’œuvre est ainsi facilité sans que le lecteur ait à s’écarter d’une lecture suivie.

Respectant fidèlement le texte de Maur de l’Enfant-Jésus et indiquant des variantes, nous reprenons seulement l’orthographe, la ponctuation, parfois le découpage en paragraphes.


Entrée a la divine sagesse13


Les trois portes du palais de la divine sapience

montee spirituelle

exposition des communications divines.

sanctuaire de la divine sapience

Théologie chrétienne et mystique

traité de la fidélité


EPITRE DEDICATOIRE A LA SAGESSE ETERNELLE14

Sagesse éternelle qui cachez vos lumières à la prudence humaine, et qui révélez les secrets de vos mystères aux petits ; recevez cette petite offrande que je présente à Votre Majesté souveraine, comme un rayon des connaissances qui lui a plu me donner des voies qu'elle tient dans la conduite des âmes. Ce n'était point mon dessein de les rendre publiques, si la bonté qui me les a communiquées pour mon profit particulier, ne m'avait pressé d'en faire part à d'autres qui en pourront faire meilleur usage que moi, estimant qu'après cela vous ne permettrez pas qu'on fasse le jugement de l'excellence de vos mystères par la bassesse de l'instrument dont vous daignez vous servir pour les communiquer. Vous savez (adorable Majesté) que quand vous me donnâtes les mouvements de coucher par écrit ce qui est en ce livre, je n'avais aucun dessein de le publier, écrivant à l'aveugle sans savoir pour qui ni à quelle fin, et suivant simplement l'ordre de votre bon plaisir qui me portait intérieurement à le faire. C'est donc à vous (Sagesse incréée) à qui ce travail appartient, d'en disposer maintenant à votre volonté : pour moi je n'y prends ni ne prétends que la confusion d'avoir mal correspondu à des lumières si sublimes, à des attraits si doux, et à des bontés si charmantes. Je supplie seulement Votre divine Majesté, en suite de la profonde reconnaissance que je fais de mon indignité à les posséder, que ces eaux salutaires ne perdent rien de leur bonté par l'impureté du canal duquel vous vous servez pour leur distribution, et que les fruits qu'elles pourront produire dans les âmes qui les goûteront comme il faut, servent d'expiation aux infidélités que j'ai eues pour les suivre ; et enfin que, s'il y a quelque chose dans ces traités qui semblât ravaler la hauteur de vos mystères, il soit imputé à ma faiblesse, et qu'il n'en revienne à Votre Majesté qu'honneur, louange et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

A TRES VERTUEUSE ET ILLUSTRE DAME MADAME MAGDELAINE MOLE, ABBESSE DE SAINT ANTOINE DES CHAMPS, A PARIS15.

Madame,

Vous jugerez bien que ce livre que je vous présente, ne peut avoir été conçu que dans la paix et dans le repos de l'esprit, encore qu'il ait été mis au jour dans un temps où il semblait que le ciel et la terre conspirassent ensemble pour porter la guerre au lieu où il a commencé à paraître [Bordeaux]. Il est vrai que ce temps était tout propre pour sa production puisqu'il n'enseigne autre chose que les chemins de la mort, des anéantissements et de la perte de soi-même, pour se retrouver plus heureusement en Dieu. Aussi est-ce ce qui fait que plusieurs y trouvent une telle amertume qu'ils ne le peuvent goûter, ne sachant pas peut-être que les fruits du Carmel doivent tous être de ce goût, parce que les arbres qui les produisent ne croissent que dans les mortifications et parmi les rigueurs de la croix. Je ne m'étonne pas de ce dégoût ; car il faut être accoutumé à cette nourriture pour le pouvoir digérer comme il faut. Pour vous, Madame, qui en faites un usage ordinaire, vous n'y pouvez trouver que de la douceur, puisque vous y verrez vos désirs, vos desseins et vos exercices journaliers naïvement et simplement expliqués. C'est, comme j'espère, ce qui vous fera agréer l'offre que je vous en fait, lequel me sera d'autant plus avantageuse si vous l'acceptez, que vous donnez des preuves plus assurées par votre vie et par vos exemples, qu'il n'y a rien en ce livre qui ne puisse facilement être mis en pratique par les âmes, lesquelles correspondant à la grâce, se donnent en proie à l'amour divin : je ne pouvais donc mieux faire que de mettre ce petit ouvrage entre vos mains, lequel vous avez déjà gravé dans votre coeur, et qui vous fera connaître que si vous aimez les fruits du Carmel, qui sont ceux du Calvaire, c'est avec grande justice que je vous les présente, tâchant de reconnaître en votre personne les obligations très singulières que nous avons à Mgr le Garde des Sceaux votre père pour ses bienfaits envers notre province. C'est par l'autorité de Sa Grandeur que notre observance a trouvé à Paris le Carmel, dans un lieu où la barbarie d'un Juif ayant renouvelé depuis trois cent quarante-quatre ans, sur la sainte hostie, les cruautés de la Passion du Fils de Dieu, a donné après le nom de Maison des miracles, celui du très Saint-Sacrement, comme il est l'image d'un second calvaire.

C'est par la faveur de sa protection que nous y sommes reconnus pour ses religieux, avec autant d'avantages et d'honneur de notre part, que d'excès de bonté et d'affection de la sienne. Ce second motif, Madame, de notre gratitude, ne sera pas, je m'assure, moins puissant que le premier, pour vous porter à agréer l'offre que je vous fais de cet ouvrage, ne pouvant douter d'ailleurs que, soutenant en votre personne l'éclat des rares vertus et des illustres qualités d'un tel père, vous héritez encore de lui l'amour et la bienveillance vers un Corps duquel j'ai l'honneur d'être un membre, et en cette qualité j'ose le dire avec plus de justice, de reconnaissance et de respect, Madame,

Votre très humble et obéissant religieux frère Maur de l'Enfant Jésus, de la province de Touraine, prieur au grand couvent des Carmes réformés de Bordeaux.

AVANT-PROPOS16

L’on ne doit point rechercher dans ce livre la beauté du discours, ni l'élégance des paroles, puisque je n'ai point d'autre dessein que d'exprimer tout simplement les vues et les sentiments que Notre Seigneur m'a donnés sur la conduite des âmes qu'il attire à la perfection.

Je les ai exposés en divers traités, selon que la lumière m'en est venue, en chacun desquels on pourra trouver tout ce qui serait absolument nécessaire pour parvenir à un haut degré de sainteté, si l'on avait assez de courage et de fidélité pour suivre la grâce par les exercices qui y sont ensei­gnés : car ce serait une folie de s'imaginer que l'on puisse devenir spirituel et saint, en demeurant les bras croisés sans rien faire, puisque la grâce n'est que pour nous émou­voir et nous faire recouler avec elle dans le principe d'où elle est sortie ; nous n'avan­çons nullement si nous ne courons avec elle après les douceurs de l'objet qui nous attire. Il est vrai qu'il y a des états où les âmes ont besoin de plus grands mouve­ments, parce qu'elles sont plus éloignées de leur centre ; mais à mesure qu'elles s'en approchent, leurs agitations se diminuent toujours peu à peu, jusqu'à ce qu'y étant arrivées, elles jouissent d'un repos perpé­tuel dans la possession du bien qu'elles ont cherché par tous les efforts de leurs puis­sances.

J'ai été obligé de parler des plus secrètes et plus profondes communications de Dieu, avec les âmes qui le cherchent en vérité, puisque j'entreprenais de parler du plus haut degré de la perfection. Je ne sais si quelques-uns ne trouveront point mauvais qu'on expose à tout le monde les mystères des voies de Dieu ; je ne l'ai fait qu'après plusieurs autres, outre que je ne vois pas quel mal il peut y avoir d'annoncer les mer­veilles de Dieu parmi les hommes, puisque, s'ils les entendent, ils en pourront profiter, et s'ils y sont aveugles, ils n'en feront ni bien ni mal. Si quelques-uns en ont abusé autrefois, ç’a été par leur malice et leur superbe, et non par le défaut de bonté dans ces voies qui sont toutes saintes, dans les­quelles il n'y a que deux choses à faire, savoir est de tendre sans cesse vers Dieu par amour, et s'éloigner de l'attache des créa­tures en mourant continuellement à tout ce qui n'est point Dieu. Quiconque y cher­che autre chose, il bronchera et tombera facilement et souvent ; mais celui qui se tient constamment à cette sincère pratique, ne saurait se tromper ni être trompé ; c'est la voie de l'Evangile que le Fils de Dieu nous a montrée, par laquelle tous peuvent cheminer avec assurance.

Je laisse à un chacun de former tel juge­ment qu'il lui plaira de ce petit ouvrage : s'il peut servir à quelques âmes pour s'avan­cer à la perfection, je serai parvenu à l'effet de mes intentions ; si l'on n'y trouve que des sujets de blâme pour son auteur, je tâcherai de faire en sorte qu'il me soit utile à moi-même, faisant un bon usage de cette confusion ; le disciple ne doit pas être de meilleure condition que son Maitre ; le Sauveur du monde a souffert mille repro­ches pour enseigner cette doctrine, je serai trop heureux si je le puis imiter en quelque façon.

Quoique j'aie dit en quelques endroits que, sans une aide extraordinaire de Dieu ou l'assistance d'un directeur fort expéri­menté, l'on ne saurait entrer plus avant, ce n'est pas que je veuille comparer l'opéra­tion divine avec la direction d'un homme, mais comme nous ne saurions apprendre la théologie sans un maître, ou sans une infusion particulière et miraculeuse de Dieu, ainsi l'on se trouve dans des ren­contres où il faut que la nature se perde tellement à ses propres lumières et senti­ments que l'âme n'oserait jamais s'y hasar­der, si Dieu ne lui tenait la main extraordi­nairement ou si quelqu'un ne l'assure qu'il n'y a nul danger17.

Encore que je dise en plusieurs endroits que l'âme doit quitter tous ses propres efforts et demeurer sans faire autre chose que recevoir les impressions et mouve­ments de la Vertu divine qui la remplit, je n'entends pas que l'on ne doive rien faire du tout, puisqu'il n'y a ni état si parfait ni si haut où l'on ne doive aimer et connaître, et que notre félicité consiste en ces deux actes, et par conséquent notre perfection ; mais, comme il y a une grande différence entre la fin et les moyens, l'on doit aussi mettre une grande différence entre l'amour que l'on n'exerce que par les moyens, et celui que l'on exerce dans la fin même, parce que l'un est dans le repos et dans la jouissance de l'objet, et l'autre est dans les mouvements qui y tendent. De sorte que, pour aimer par les moyens, il faut que l'âme s'applique et sorte comme hors de soi­-même pour tendre vers l'objet qui l'attire ; et ainsi avec l'attrait qu'elle a au-dedans, elle contribue par ses efforts particuliers, qui sont déterminés par le moyen dont elle se sert, à l'union et approche qu'elle fait avec l'objet qu'elle aime.

Mais dans l'état de perfection, l'âme doit avoir épuisé toutes les raisons et les motifs particuliers d'amabilité qui sont en Dieu, au moins autant qu'elle les a pu connaître ; et, comme son entendement doit avoir exa­miné et parcouru tous ces motifs, la volonté doit avoir correspondu et s'être fondue en eux à force d'aimer ; ce qu'étant, la puis­sance d'aimer demeure remplie de tout ce qui est aimable dans son objet, sans qu'elle reçoive désormais impression d'aucune chose en particulier qui la puisse émou­voir : elle ne peut donc plus rien recevoir que de Dieu même, qui est ici tout en­semble et sa fin et son objet, et l'âme ne pouvant recevoir d'ailleurs aucun mouve­ment, il faut bien qu'elle les reçoive de lui immédiatement ; c'est pourquoi elle ne doit point se mouvoir d'elle-même ni reprendre ses premiers efforts et manières d'agir, mais se laisser gouverner à son divin objet, qu'elle contemple simplement, et qui se communique à elle autant qu'il lui plaît; et par sa communication l'âme conçoit et lumière et amour, de même que dans la façon naturelle, après qu'elle a reçu les espèces de quelque objet, elle connaît par là s'il est bon ou mauvais, et la volonté l'embrasse ou le suit ; et de même que l'âme ne peut s'émouvoir vers les choses naturelles si elle n'en reçoit quelque espèce, ainsi elle ne peut ni ne doit rien faire pour les surnaturelles, qu'elle ne reçoive les impressions de Dieu pour cela, lesquelles elle doit suivre; et à mesure qu'elle est plus simple et plus élevée, ce qu’elle reçoit de Dieu l'est aussi, et tous les moyens de tendre à lui étant consommés, elle reçoit de lui-même ses mouvements et ses impres­sions.

Pour les dialogues que j'ai mis les pre­miers, ils n'ont point été composés pour aucune personne en particulier, mais pour toutes les âmes vraiment désireuses de la perfection. Je me suis heureusement servi de cette méthode et de ces noms pour insinuer plus facilement ces pratiques, et pour satisfaire plus aisément aux doutes qui pourraient arriver dans le chemin de la vertu ; et par les interrogations et les réponces qui y sont faites, un chacun pourra mieux trouver ce qui lui est propre dans la diversité de ces traités, et choisir ce qui lui conviendra davantage. Que s'il se rencontre quelque passage que l'on n'entende pas, je prie les lecteurs de ne point s’y arrêter et de prendre seulement ce qui sera de leur portée, parce que écri­vant pour tous, l'on est obligé de mettre plusieurs choses qui surpassent la capacité de beaucoup de personnes, et il est difficile d'étendre ces matières si profondes que par des termes qui tiennent toujours quel­que obscurité. Je crois pourtant qu'il n'y en a aucun qui ne soit conforme à toute bonne théologie ; mais de peur de me trom­per, je les soumets, et moi avec eux, au jugement et à la censure de toutes les per­sonnes de vertu et de doctrine qui pren­dront la peine de les lire.


PRIVILEGE DU ROI & APPROBATIONS [...]18

APPROBATION

Je soussigné professeur en théologie de l'université de Bordeaux, certifie avoir lu et considéré diligemment un livre intitulé Théologie chrétienne et mystique, composé par le P. Maur de l'Enfant Jésus, lequel j'ai trouvé conforme à la foi orthodoxe, à la charité non feinte, à la véritable piété et perfection de la vie intérieure, spirituelle et divine, établie sur l'entière abnégation d'une âme fidèle, sur l'interdit général de ses puissances, sur la suspension et cessation de son activité. En un mot, sur la perte de son total. En effet, c'est là ce feu dévorant que le Fils de Dieu a porté ici du ciel en terre, pour la purger, illuminer et perfectionner, c'est cette eau de départ et ce glaive à deux tranchants qui pénètre jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, de ses attaches moins apparentes et plus subtiles recherches. Fait à Bordeaux, le vingt-quatrième juin 1651.

Fr. Joseph de l'Ascension, Religieux Carme.

APPROBATION19

Ces Traités Spirituels, composés par le P. Maur de L'Enfant-Jésus, Prieur du couvent des frères Carmes de Bordeaux, sont remplis de lumières si douces, et de vérités si aimables, et de plus contiennent des voies si saintes et assurées pour atteindre à une haute perfection, que j'avoue n'avoir rien vu de si clair et si net en cette matière assez cachée parce qu'elle est Mystique. C'est pourquoi non seulement j'approuve tout ce qui y est comme orthodoxe et con­forme aux principes de la Foi Catholique ; mais encore je convie autant qu'il est en rnoi, les âmes désireuses du pur esprit de Jésus, d'y puiser les règles et les plus sincères pratiques de leurs vies et de leurs moeurs. Fait en notre couvent de Tours, ce 7eme jour de septembre 1651.

Fr. Eustache de l'Incarnation, Religieux Carme et professeur en Théologie.


Théologie chrétienne et mystique


Adorabit Patrem in spiritu et veritate20.


CHAPITRE I

Jésus, notre bon Rédempteur, est l'uni­que maître de cette toute divine Théologie ; et il est descendu des cieux tout exprès pour l’enseigner aux hommes, comme étant la voie, la vérité, et la vie. Que si on pesait bien ces trois paroles qu'il a pronon­cées pour notre bien (Via, veritas et vita21), peut-être qu’on s'arrêterait davantage à suivre ses pas, sans se multiplier dans une infinité de chemins assez écartés, et si longs que la plupart de ceux qui y entrent, n'en viennent jamais à bout. Depuis que l'on a apporté tant d'artifice et de façons à la piété, la perfection a été plus difficile à acquérir qu'elle n'était du temps des saints ; car l'invention et l'industrie des hommes l'ont tellement embrouillée que beaucoup de personnes se rompent la tête et n'y font rien. Porro unum est necessa­rium, ut cognoscant te verum Deum, et quem misisti Iesum Christum22.

C'est où se trompent ceux qui pensent n’avoir d'esprit que pour les choses hautes et relevées, lesquels voyant que la vie chrétienne et spirituelle consiste dans une grande simplicité de coeur et d'esprit, et non pas dans la profondeur des raisonnements ni dans la sublimité des pensées, l'ont méprisée comme une folie, ou l'ont voulu relever par de hauts principes, afin qu'il ne fût pas dit qu'ils prenaient leur vol trop bas et qu'ils s'arrêtaient à des objets indignes de leur entendement : Stul­tam fecit Deus sapientiam hujus mundi23. Aussi le Fils de Dieu venant dans le monde, n'a trouvé que des pauvres, des pécheurs publics et des femmes débau­chées, qui aient osé faire profession ouverte de sa doctrine, et confesser qu'il était la vraie sagesse. S'il y avait quelques docteurs et quelques beaux esprits qui le reconnus­sent pour ce qu'il était, ils n'osaient lui parler qu'en cachette : c'est ainsi que plusieurs le font encore, ayant honte de confesser qu'ils font état et profession de préférer Dieu et sa gloire à toute autre chose, et d'avouer qu'ils embrassent les moyens de parvenir à la perfection.

Mais comme ce n'est pas mon dessein de blâmer ici personne ni de condamner le mélange qui se trouve dans la diversité des moyens que chacun donne pour aller à Dieu, je me contenterai de décrire ce que notre Seigneur m'a fait connaître dans ses voies, et de rapporter le plus clairement et sim­plement que je pourrai, les principes et les préceptes de la Théologie mystique et chrétienne.


CHAPITRE II. Ce que c’est que Théologie Mystique.

La Théologie mystique est une secrète et très intime conversation de l'âme avec Dieu, par une application continuelle de ses puissances vers Sa divine Majesté, qu'elle goûte, aperçoit au-dedans de soi-même dans l'obscurité pourtant de sa foi, mais dans la vérité de son expérience, qui lui donne une telle assurance de la possession de ce divin Trésor qu'elle n'en saurait douter, à moins que de se détourner des voies que Dieu tient sur elle.

Ce n'est pas que souvent son divin Epoux ne lui fasse sentir les rigueurs de son absence, couvrant sa face de nuées, en sorte que l'âme ne le peut plus aperce­voir ni jouir de la suavité qu'elle avait dans les communications mutuelles entre Dieu et elle ; mais pour cela, elle ne détourne point ses mouvements de leur première route : elle les conduit dans cette obscurité même, qui lui a ravi son Trésor, prenant un très grand plaisir de se perdre dans l'abîme qui a englouti tout son bien. Et quoiqu'elle ne sache pas comment l'y trouver ni l'y chercher, elle ne doute nullement qu'il n'y soit ainsi : soit qu'il soit présent ou absent, elle tend toujours vers lui, sans défaillir ni se lasser, quelque traitement qu'elle en puisse recevoir.

De ceci on peut assez facilement juger que cette Théologie est une Théologie du coeur, beaucoup plus que de l'entendement, plus dans l'expérience que dans la science, presque toute de Dieu et très peu de la créature : car c'est lui-même qui en est le maître et l'objet tout ensemble, et qui l'enseigne par application réelle de ses impressions dans le fond de l'âme, lesquel­les servent de principes à cette toute divine Théologie, et se répandent du centre dans la circonférence des puissances, pour les émouvoir à agir tout divinement et à recouler sans cesse vers la source qui les a remplies.

Il faut aussi avouer ce que plusieurs veulent contredire, faute de l'avoir éprouvé, que dans cette divine science, ou ce divin commerce entre Dieu et la créature, le goût précède la connaissance, conformément à ce qui en est dans la Sainte Ecriture : Gustate et videte, quoniam suavis est Dominus24. Il est bien juste que cette science étant toute d'amour, le coeur en soit le premier touché. Et puis il ne faudrait qu’à considérer que la fin que Dieu a dans les conmmunications qu'il fait de ses bontés à l'âme, n'est autre que de la rendre amou­reuse de sa Majesté : ce qu'il peut faire, en lui faisant goûter la suavité immédiatement et sans autres instructions, de même qu'on ferait à une personne à qui on voudrait faire connaître la douceur du miel, ou de quelqu'autre chose. Il faudrait bien lui en faire goûter, autrement il ne connaîtra seulement pas ce que c'est que douceur, et la connaissance lui en vient après l'expérience. Que si on veut dire que cela même est une connaissance, à la bonne heure, mais il faudra toujours avouer qu'elle vient du goût, et que par conséquent on peut goûter et expérimenter avant que de connaître autrement.

Peut-être que ce qui trompe ceux qui contestent cette vérité, c'est qu'ils ne considèrent pas les deux manières de procéder de Dieu vers l'âme son Epouse, et d'elle vers son Dieu. Il est véritable que quand elle se porte à recouler et rechercher son Dieu, son principe et son tout, moyennant les impressions de la grâce, il faut qu'elle ait de la lumière et de la connaissance pour se conduire, et pour voir par quel chemin elle doit mener ses25 mouvements ; autrement elle ne cheminerait qu’en ténèbres, et si elle rencontrait bien, ce serait par un hasard et en un mot ; comme elle est laissée à elle-même, et qu'on lui donne le ménagement de la grâce qu'elle a reçue, il est nécessaire qu'elle voie se conduire, et qu'elle sache où elle tend, si ce n'est avec évidence, au moins avec certitude.

Mais quand il n'est besoin que de recevoir réellement les mouvements et les impres­sions de Dieu, c'est toute autre chose, car il faut l'écouter quand il parle, à l'imitation de ce qui nous est représenté dans le Prophète : Cum fieret vox super firmamen­tum, stabant et subnittebant alas suas26. Il faut que tous les ressorts de l'âme ne commencent leurs mouvements que par les impressions divines qui sont en elle, et qu'ils tendent où l'Esprit de vie les conduira : car pour lors, elle, avec toutes ses puissan­ces, ne sert que d'instrument volontaire et libre à l'opération divine qui l'émeut et la vivifie divinement dans l'ordre et le degré de sa capacité. Que si elle voulait se servir en ce temps de ses propres mouvements et de son opération, elle empêcherait entière­ment celle de Dieu, d'autant que personne ne peut avoir tout ensemble deux diverses actions ni deux mouvements dans une même puissance ; car l'une ou l'autre lui serait inutile.

Ce n'est pas à dire que l'un et l'autre n'agissent, et que l'âme n'ait point de mouvement, autrement elle agirait d'une façon morte ; mais c'est que l'opération de Dieu anticipe la sienne, la ravit et l'emporte avec elle : elle est comme sa vie ou comme son esprit vivifiant, et l'âme ainsi agitée de Dieu qui l'occupe toute, n'a qu'à se laisser aller sans regarder où elle va. Si elle ne se détourne point par son propre mouvement, ou si elle ne s'arrête par une réflexion volontaire sur soi-même, elle ira très bien, et il n'y a rien à craindre puisque Dieu est son appui et son garant, qui ne la saurait tromper. Mais quand Dieu cessera de remplir aussi sensiblement et aussi abondamment ses puissances, et qu'il la laissera dans sa voie ordinaire, elle doit demeurer en attente et vivre d'une foi amoureuse, par simple tendance27 et continuelle inclination vers son Epoux, renouvelée par de fréquents regards amou­reux et simples conversions vers lui : ce que je traiterai plus au long dans un autre endroit, si Notre Seigneur m'en donne la grâce.


CHAPITRE III. De l'objet de la Théologie Mystique.

L'objet de cette suréminente Théologie, c'est Dieu purement et simplement pris en soi-même, comme infiniment élevé au-dessus de tout ce qu'on saurait penser ou dire, au-delà de toute distinction ou division, sur­passant tout ce qui se peut atteindre par le discours, voire même par la simple intelli­gence, au-dessus du concept de ses divines perfections et de tout ce qui peut tomber de plus parfait dans la pensée humaine ou angélique, produite par la commune façon de la nature élevée par une grâce ordinaire. Enfin c'est Dieu tout pur, sans aucun mélange de perfection ou d'imperfection, et sans considération de rapport à aucune créature, mais dans la vue de sa très pure, très simple et très indivisible unité, dans laquelle vue l'âme le poursuit et l'embrasse purement, simplement et uniquement, sans mélange de propre intérêt ou de propre satisfaction, mais pour lui seulement et à cause de ce qu'il est.

C'est en quoi cette théologie diffère des autres sciences et des autres vertus, qui ne regardent Dieu chacune en particulier, que comme élevé au-dessus de la matière en certain degré, sans respect à ce qu'il ait d'autres degrés de perfection ou non. En quoi on peut aussi voir qu'elle est un ramas, ou plutôt une mer, où toutes les vertus sont contenues comme dans leur centre, auquel elles tendent sans cesse comme de très purs ruisseaux28, y attirant avec elles les âmes qui les possèdent, lesquelles étant arrivés dans cette plénitude par le moyen de la grâce et de leur fidélité, ne peuvent plus avoir d'autre objet que la plénitude de Dieu, parce qu'ayant surpassé tout ce qu'on saurait dire ou penser en particulier, elles ne sont plus émues ni ne reçoivent impression d’aucun autre objet que de Dieu, parce qu'elles ont goûté et compris tout ce qu'il y avait de bonté et de vérité dans les objets particuliers, dans lesquels il ne reste plus rien à embrasser ni à comprendre ; de sorte que ce serait perdre le temps de s'y arrêter sans en vouloir sortir pour suivre ce que nous enseigne saint Paul : Aemulamini Charismata meliora29.

Aussi c'est ce qui donne beaucoup de peine aux âmes qui n'ont pas l'expérience de cette vérité, ni personne qui la leur enseigne, car ne trouvant plus de goût à ce qui les attirait davantage, elles ne savent à qui en attribuer la cause, ni de quel côté se tourner, pendant que tout est perdu pour elles : tant plus qu'elles s'efforcent à demeurer dans leurs pratiques ordinaires et dans leurs voies particulières, tant plus elles se sentent bouchées et privées de toute vigueur.

Il se trouve souvent des directeurs qui, ne connaissant rien dans cette vie, attribuent ces dispositions ou à la lâcheté de ses âmes ou à la permission de Dieu qui les veut éprouver par aridité et sécheresse ; et dans cette pensée, les uns les assomment d'aus­térités, les autres les attachent plus que jamais à leurs pratiques particulières, quoiqu'elles leur soient comme une roue ou un gibet ; les autres les font passer plusieurs heures du jour en oraison sur des considérations particulières, sur quoi elles demeurent aussi sèches que ceux qui n'ont jamais eu aucun degré d'amour ; les autres leur font supporter cet état avec résigna­tion, les laissant pourtant dans leurs prati­ques et voies ordinaires. Mais on peut voir de ce que j'ai dit, que les uns et les autres font un tort indicible à ces pauvres âmes, et les jettent dans des géhennes30 insupportables, manque de connaissance et d'expérience dans les voies de Dieu et dans notre Théologie, car comme dit Job : Quis manducabit insalsum quod non est sale conditum ?31 Tout ce qu'on leur donne leur est tout à fait insipide ; elle y ont eu à la vérité autrefois du goût, mais chaque chose a son temps. Il est donc impossible que ces âmes telles que je dis, puissent jamais avoir aucun véritable repos intérieur, qu'on ne leur ait donné une nourriture convenable à leur état et montré l'objet qu'elles doivent poursuivre, quelques remèdes, entretiens, lectures ou pratiques qu'on leur puisse donner. Aussi est-ce manque de cela, qu'on en voit tant périr, pour ainsi dire, de male mort, sans pouvoir de leur vie trouver aucun médecin qui connaisse leur maladie.

Il faut bien remarquer une chose d'im­portance, qui est que cette Théologie suppose des âmes qui aient rempli le cercle des vertus ; et si elles ne les ont toutes, pour en avoir pratiqué même à l'extérieur les actes (ce qui ne se peut pas quelquefois, manque d'occasion), il est au moins nécessaire qu'elles soient prêtes d'embrasser ou de quitter tout, aussitôt qu'elles y auraient aperçu la volonté de Dieu. Enfin il faut qu'elles reçoivent toute leur vie et leur subsistance de cet unique objet, uniquement et simplement appréhendé. Et il serait très dangereux de vouloir intro­duire dans ces voies extraordinaires des personnes que Dieu n'y appelle pas, ou qui n'ont pas encore les dispositions conve­nables à ce genre de vie.


CHAPITRE IV. Quelle est la fin de la théologie mystique.

La fin de notre Théologie est l'union très intime et parfaite de l'âme avec Dieu par un sacré et indissoluble mariage, dans lequel il la prend pour son épouse, se donne à elle pour Epoux, en telle sorte qu'elle est toute à lui et lui tout à elle. Et toute la vie se passe désormais dans un mutuel et réciproque amour, sans que l’âme puisse ou veuille détourner son affection ni sa pensée ailleurs que sur ce divin objet, auquel elle est unie par une jouissance très parfaite, qui remplit et consomme tous ses désirs par la surabondante communication que Dieu fait de soi, de toutes ses richesses à cette âme sa chère épouse, laquelle n’a plus rien à voir ni à désirer après ce qu'elle possède. Car toutes ses forces actives se sont épuisées dans les voies qu'elle a traversées pour arriver à cette divine union, laquelle est le terme de tous ses mouvements et efforts, et le vrai lieu de son repos.

Non pas qu'elle demeure en oisiveté, fainéante et sans rien faire, mais c'est qu'elle ne désire et ne veut plus rien que ce qu'elle possède ; son opération et action est sa jouissance, dans laquelle elle s'abîme de plus en plus, sans réfléchir sur tout ce qui s'est passé en elle au temps précédent de sa vie, soit bien, soit mal, parce que tout cela s'est consom­mé durant sa course ou à l'entrée de sa jouissance. Et ainsi elle se perd soi-même, et tous ses intérêts, dans le sein et l'amour immense de son divin Epoux qui est son unique objet, avec lequel elle est comme identifiée, et elle ne le regarde plus hors de soi, mais comme sa vie, son esprit, son tré­sor et son tout, et encore au-delà de cela. Elle désiste de toute vue ou pensée, pour qu'il la pénètre jusqu'au fond par sa divine opération, laquelle ravit toute l'acti­vité possible de cette âme, et la revêt de sa vertu, la changeant toute en soi, et puri­fiant tout ce qui lui reste d'impur dans ce fond, dans lequel elle ne pourrait jamais atteindre par ses propres opérations, tant simples et relevées qu'elles pussent être ; et ainsi Dieu, son divin Epoux, fait lui-même les affaires32 pour ôter d'elle toute dissemblance d'avec lui, et se la rendre une épouse sans tache ni macule.

Cette si haute et si divine opération et union est [à] la vérité plus de Dieu que de l'âme, laquelle se sentant à la fin de ses forces et de ses efforts, est contrainte d'arrêter son cours et de succomber à l'opération divine qui gagne et emporte la sienne sans savoir où ni comment, sinon qu'elle se sent toute pleine d'un bien infini, qu'elle ne conçoit ni ne connaît point : car elle est sans pouvoir de réfléchir sur quoi que ce soit, ni même de le vouloir faire ; elle se sent dans une ohscurité toute divine de laquelle elle ne voudrait sortir pour quoi que ce soit au monde. Il est vrai que cette obs­curité n'est pas par privation ni par ténè­bres, mais au contraire elle vient de la très immense plénitude que Dieu communique à l'âme, laquelle ne sent et ne voit qu'immensité et infinité, de quelque côté qu'elle se tourne.

Et ainsi il n’y a rien d’objectif pour ses propres actions particulières ; tout y est l'objet de la sublime vertu de l'esprit réduit par la vertu de Dieu dans sa sublime et surémi­nente unité, et ainsi élevé avec tout ce qu'il y a de plus pur et de plus parfait. Dieu par sa bonté infinie daigne se communiquer et s'unir avec lui, le remplissant de ses qualités divines par lesquel­les il opère, en vertu du principe duquel elles sont émanées : ainsi l’âme constituée et parvenue à un tel état et à ce degré de Théologie mysti­que, n'agit pas par elle-même, mais en Dieu et par lui, comme par le maître, le roi et le principe de tout ce qui se passe en elle. Et partant, il est vrai de dire qu'elle ne voit plus rien de soi ni de ses propres opérations dans cet état. Et si elle était si infidèle que de vouloir sentir ou voir autre chose que ce qu'elle voit et expérimente de la part de Dieu, elle serait bien malheureu­se : car elle préférerait la partie au tout, et se mettrait en danger d'un très grand aveu­glement, de même que serait celui qui voudrait fixement regarder le soleil dans son plein midi ; car il faut se contenter de ce qu'il remplit pleinement tonte chose de sa lumière. Voilà la fin où tend notre Théologie.


CHAPITRE V. Dieu est le principe de la Théologie Mystique.

Ce serait se tromper que de croire que les hommes ou les anges puissent nous introduire dans ces secrets mystiques par leurs enseignements et industrie ; car [nul] autre que Dieu n'a la clef de ce sanctu­aire, et personne n’y peut entrer avant qu'il [ne] lui ait ouvert la porte. Les anges et les hommes peuvent bien purger, illuminer et perfectionner les puissances de l’âme ; mais ils ne peuvent rien dans l'unité de son fond, sinon y disposer et mettre dans le chemin sans pouvoir passer outre, parce que Dieu s'est réservé cette place pour sa demeure, et c'est de là qu'il verse dans l'âme les trésors de ses grâces qui se répandent par après sur ses puissances.

L'on ne peut s'introduire dans ces cel­liers de l'Epoux par soi-même, non plus que par le moyen des autres, et personne qui soit arrivé à ce bonheur, ne se sau­rait vanter sans mentir et sans faire un grand tort à Dieu, qu'il a beaucoup contribué du sien pour l'acquisition du bien qu'il possède, et que c'est par son industrie qu'il y est parvenu ; parce que ce bonheur con­siste dans l'union très étroite et intime de Dieu avec l'âme, laquelle ne saurait atteindre à Dieu par aucun de ses efforts, tant excellents et relevés qu'ils puissent être. Ils peuvent bien y tendre et lui être très agréables ; mais que Dieu soit le terme des opérations de l'âme, et qu'elles l'atteignent réellement, c'est ce qui ne se peut que dans le ciel, où Dieu s’écoulant en elle avec la lumière de la gloire dont il la revêtit, ne fait avec elle qu'un même principe. Et encore en cela Dieu est le principe de tout, qui l'élève à cette haute dignité et si merveilleux bien. Mais ici-bas où nous cheminons dans les ténèbres et où ne sommes que pèlerins, si notre Dieu ne descendait de sa pure bonté, il n'y a rien en l'homme qui l'y pût obliger : aussi veut-il que quand cela se fait, il fasse cesser tous ses propres efforts, pour lui montrer qu'il n'y a rien de la créa­ture, et qu'elle ne s'en doit rien attribuer si ce n'est son libre consentement, par le­quel elle se livre et donne en proie à Sa divine Majesté pour faire et disposer d'elle de la manière qu'il lui plaira, dans le temps et dans l’éternité. De ceci on peut voir que si Dieu ne s'unis­sait de lui-même à l’âme, elle aurait beau faire et dire33, tous ses efforts seraient inutiles !

Si donc la Théologie Mystique prend son origine proprement de cette union de l'âme avec Dieu, et que lui seul soit le principe de cette union, il faut conclure qu'il est aussi le principe de cette Théologie. Or comme c'est par cette union avec Dieu que l’âme reçoit l’être mystique, c'est aussi par elle qu'elle en reçoit sa vie mystique et tous ses mouvements. C'est de Dieu qu'elle reçoit toutes ses impressions, et c'est lui qui la fait agir, en sorte que, si elle se laisse conduire et qu'elle ne veuille point par son infidélité se retirer de cette dépendance totale de Dieu, elle ne saurait manquer non plus que le principe infaillible qui la gouverne : et partant il ne faut point chercher d'autres principes de cette Théologie, que Dieu.

Mais aussi il ne faut pas prendre pour théologie mystique toute sorte de dévotion ni une multitude de méthodes de dévotions qu'on trouve dans les livres, car quoique cela soit bon et bien saint, néanmoins il est éloigné de ce que nous écrivons ici autant que la pluralité l'est de l'unité, et le composé du simple. Car dans la Théologie Mystique l'âme n'agit plus comme d'elle-même, mais gouvernée par la vertu de Dieu qui habite en elle ; et dans les dévotions communes et pratiques ordinaires de l'oraison, l'âme ne se sert que de ses propres industries et propres efforts pour tâcher de s'approcher de Dieu et s'éloigner du péché ; ainsi elle est dans la tendance et dans le désir ; et en l'autre façon, elle est dans la jouissance et dans le repos.


CHAPITRE VI. Notre Seigneur Jésus-Christ est l'unique et véritable Maître de cette divine Théologie.

C'est avec grande raison que notre divin Sauveur dit qu'il ne nous enseigne rien qu'il n'ait vu et expérimenté, et que sa doctrine et ses vérités ne sont pas de lui seulement, mais qu'il les a reçues et entendues de son Père éternel : Quae audivi a Patre meo haec locutus 34. Parce que personne ne peut être bon conducteur dans ces voies mystiques qu'il n'ait surmonté les difficultés qui s'y rencontrent. C'est pourquoi il a voulu expérimenter dans son corps et dans son âme nos peines et nos répugnances, et être tenté en toutes choses pour se rendre semblable à nous, se revêtant de nos misères, excepté celle du péché : In omnibus tentatus propter similitudinem absque peccato35.

Il est vrai que je trouve autant de néces­sité du côté des hommes, qu'ils eussent un Dieu-homme pour maître dans cette divine science, que pour les retirer de la captivité du démon et de la servitude du péché ; d'autant qu'il fallait quelqu’un qui non seulement eût éprouvé et surmonté dans un corps de chair les répugnances que la nature corrompue par le péché fait sentir aux autres hommes, mais aussi qui leur pût inspirer et les faire participants de la même vertu, par laquelle il a tout surmonté et détruit le péché : car s'il n'avait fait que nous prêcher et enseigner, et qu'il n’eût point opéré au-dedans par cette divine vertu, par laquelle il est venu au-dessus de toutes choses, je ne crois pas qu’il eût eu un seul disciple et sectateur de sa doctrine, parce que les coeurs des hommes étaient si éloignés de la recherche du vrai bien, si fortement maîtrisés par leurs passions, et si éperdument aveuglés dans leur superbe, qu'ils n'eussent jamais pu se retirer de ce malheur sans l'aide d'une vertu infinie qui les ranimât, et qui donnât vigueur à l'être et à la vie qu'ils ont reçus par sa mort et passion.

Qui est-ce donc qui ne voit que ce qui nous apparaît au-dehors dans notre béni Sauveur n'est quasi rien en comparaison de ce qui est caché au-dedans, et de ce qu'il opère sans cesse dans nos âmes, et qu'il a opéré dès le commencement, et toutefois l'extérieur et l'intérieur nous est absolument nécessaire, ainsi que nous verrons, Dieu aidant, dans la suite de ces écrits. Je dirai seulement ici que les hommes devraient bien plus ardemment embrasser cette divine doctrine et vérité, puisque Dieu même est descendu des cieux et s'est fait homme exprès pour la leur enseigner ; car j'espère faire voir, s'il plaît à Dieu, que toutes les instructions et paroles du Sauveur, toutes ses pratiques et les sacrements qu'il nous a laissés, ne tendent qu'à cela. Aussi ne nous assure-t-il pas qu'il est la porte par où il faut entrer à la perfection, qu'il est la voie, la vérité et la vie qu'il faut embrasser ? Il ne faudrait donc que savoir ce que c'est que Jésus-­Christ et ce qu'il nous enseigne, et le suivre.


CHAPITRE VII. Sur quels principes Jésus-Christ a établi sa doctrine mystique.

Notre Seigneur ne nous embarrasse point dans une multitude de préceptes, ni dans une infinité de suppositions et de préludes comme font les autres docteurs ; mais tout d'un coup il nous expose sa doctrine en deux principes, l'un desquels nous sert pour nous retirer et pour nous éloigner du malheur qui nous rend incapables de la perfection qu'il nous veut enseigner, et l'autre est pour nous disposer et pour nous établir dans le bien souverain que nous devons uniquement rechercher. C'est donc de la connaissance et fidèle pratique de ces deux principes, que dépend tout le bonheur des hommes, puisque sans cela ils ne peuvent entrer dans les desseins du Fils de Dieu incarné pour leur salut ; et partant il est d'une importance infinie de les pénétrer dans toute leur étendue, s'il est possible, pour n'être pas ignorant dans une affaire de telle conséquence, ni négli­gent à des pratiques si nécessaires.

Je m'étonne comment ceux qui les lisent ou entendent tous les jours ne les goûtent davantage, et qu'ils ne les font savourer aux âmes qu'ils instruisent. Il faut bien que ce soit manque de les avoir bien digérés ; car il est vrai que si on ne prend que l'écorce et la lettre de la parole et de la vie du Fils de Dieu, on n'y trouvera que de l'amertume, ou si peu de goût que l'on aura peine à s'y arrêter. Mais si on a une fois quelque ouverture pour aller jusqu'au fond, on y trouvera des merveilles et une nourriture digne des plus hauts et plus parfaits esprits : Perfectorum est solidus cibus36.

Cette divine simplicité de l'Evangile est cause que ceux qui s'estiment être d'un entendement fort élevé, ne croient pas qu'il y ait rien là-dedans capable de les occuper : c'est pourquoi ils méprisent, ou du moins laissent les divines et pures vérités pour s'enivrer à plaisir des doc­trines corrompues et gâtées d'un Platon, d'un Aristote, d'un Sénèque, et des autres païens qui, ayant connu la vérité d'un Dieu, n'ont voulu ni osé l'adorer. Faut-il donc s'émerveiller si on voit si peu de pureté et de sincérité dans la vie des chrétiens qui vivent aujourdhui, puisqu'ils délaissent leur vraie et naturelle nourriture pour se repaître des charognes corrompues de ces âmes damnées, et en cela passent tout le temps de leur vie ? De sorte que quand ils vont devant Dieu après avoir passé en cette vie pour des personnages de très grande vertu, ils n'emportent rien en leurs mains qu’une grande et profonde lecture de Platon, d'Aristote et de Cicéron. Qu’on juge si c'est être bien muni pour aller comparaître et répondre à celui qui ne les interrogera que de la doctrine de Jésus-Christ ! J'avoue que je ne puis comprendre comment des personnes d'esprit qui sont chrétiens, peu­vent s'imaginer qu'il y ait plus de sagesse, de profondeur et de science dans les livres des hommes que dans les paroles de la Sagesse éternelle, qui s'est incarnée à des­sein d'instruire et d'enseigner la vraie vérité aux mortels. Il faut bien que ce soit le démon qui continue de leur persuader, comme il fit à nos premiers parents, qu'ils trouveront de plus merveilleux secrets dans l'arbre de la science humaine que dans les vérités de Dieu. De vrai, il semble que Dieu soit un objet trop bas pour les occuper. Aussi notre Seigneur a bien confessé que cette divine Sagesse qu'il était venu enseigner, n’était point le gibier des sages et prudents de ce monde, qui n'oseraient et auraient honte de pratiquer publiquement un acte géné­reux du christianisme, croyant que cela n'appartient qu'à des femmelettes et des esprits bas et ravalés. Mais aussi Dieu se cache d'eux et s'en éloigne, et prend son plaisir avec les petits et humbles de cœur : ­Confiteor tibi, Pater, quia abscondisti haec a prudentibus et sapientibus, et revelasti ea parvulis. Ita Pater, quia sic placitum est ante te37.

Mais il faut les laisser là pour poursuivre notre route, et montrer l'excellence et la nécessité de ces principes de la doctrine de Jésus-Christ, desquels je parlerai séparément, afin de le faire plus clairement et sans rien embrouiller. Le premier que j'ai dit nous être donné pour nous retirer des empêchements à la perfection est compris dans ces paroles : « Renoncez à vous-même ». Abnega temeripsum38. L'autre est contenu dans les suivantes : Sequere me39. J'ai donc à expliquer40 ce premier, qui doit être le premier dans l'exécution comme il est le premier qui nous est enseigné.

CHAPITRE HUIT. Du premier principe de la vie mystique et chrétienne, savoir : renoncez à vous-même.

La renonciation à soi-même comprend une générale et totale désapprobation41 de tout ce que l'homme peut désirer et avoir pour son bien-être et pour son mieux-être, tant selon l'esprit que selon le corps, de sorte que celui qui se veut rendre conforme à cette règle du Christianisme, doit s'efforcer de ne plus prendre d'intérêt en aucune chose créée, ni la chercher ni s'y arrêter par attache, passion et dépendance ; je veux dire qu'il n'y doit d'avoir chose au monde qui nous donne des mouvements d'opérer et d'agir par elle et pour elle : car dès lors que cela est, nous sommes convertis à la créature et divertis de notre Souverain Bien, auquel seul nous devons nous attacher et être unis comme à la règle infaillible de tout bien et vérité. Autrement, nous vivons dans le dérèglement, nous marchons dans les ténèbres et dans l'aveuglement, et nous cherchons notre félicité dans des choses qui sont incapables de nous la donner. C'est donc la pratique de cette règle qui est la porte de la vie éternelle ; c'est en elle que la sagesse mystérieuse de saint Paul est cachée ; c'est elle qui est l'entrée au Père éternel par Jésus-Christ ; c'est la science de Jésus crucifié, de laquelle seule l'apôtre faisait estime : en un mot, elle est l'unique remède de tous les maux que le péché a produit dans nos âmes, et la médecine universelle que le Sauveur du monde a laissé aux hommes pour se délivrer de la corruption qui les gâte, et pour les maintenir dans la disposition requise à des enfants qui ont été régénérés dans le sang de l'Agneau immaculé.

Plût à Dieu que les hommes connussent, non par spéculation, mais par pratique, non par le discours et les raisonnements, mais par un véritable sentiment, non seulement l'excellence, mais aussi la nécessité que nous avons tous de nous ajuster à ce principe, à moins que d’être esclaves du diable qui nous retient en sa puissance par les attaches et les liens que nous avons à la créature. Il est vrai que quiconque se connaîtra bien, avouera librement que sa liberté est tellement affaiblie et engagée qu'il ne peut espérer ni tendre vers son centre et vers son unique bien que comme à la dérobée et par des mouvements violents. Nous sommes de même que ces pauvres captifs qui ont la liberté de se promener avec des chaînes si pesantes qu'à peine ils les peuvent remuer ; et notre malheur est si grand que bien souvent les plus saints exercices qui nous devraient servir de moyens pour nous retirer de ces misères, nous servent de lien pour nous y attacher davantage.

C'est sans doute la cause pour laquelle il y en a si peu qui recouvrent la sainte liberté des enfants de Dieu, d'autant que la plupart, ayant rompu leurs chaînes de fer, se lient volontairement par des cordons plus déliés, mais qui les serrent plus étroitement, et plus dangereusement, parce qu'ils y prennent plaisir et croient être obligés à le faire : ces cordons ne sont autre chose que l’attache et la complaisance qu'on a dans les voies qu'on tient pour aller au ciel, dans lesquelles on se repose et on se confie plus qu'en Dieu même ; c'est faire justement comme celui qui prendrait tant de plaisir dans son chemin qu'il voudrait toujours y être, et n'arriver jamais au lieu où il prétend aller ; ou bien il voudrait y arriver, et tout ensemble demeurer toujours en chemin, ce qui est impossible. Tous les hommes ont donc besoin de renoncer à eux-mêmes, autant ou plus les spirituels que les autres : ce que je ferai voir dans la suite des chapitres. Mais voici ce qu'il faut premièrement montrer…


CHAPITRE NEUF. …qu'il est nécessaire de renoncer à soi-même pour être sauvé.

Il semble que quand on parle de renonciation, que ce soit un langage qui ne doit être entendu que des plus parfaits. Et pourtant, elle est tellement nécessaire à tout chrétien pour son salut que sans sa pratique il ne doit pas espérer d'y parvenir, d’autant que cette renonciation n'est autre chose qu'un dégagement de coeur et de volonté de toutes les créatures spirituelles ou non, auxquelles on pourrait avoir quelque attache et en dépendre en telle sorte que leur privation et éloignement pût donner de la peine et troubler le repos et la tranquillité que tout chrétien doit avoir dans l'appui de l'amoureuse Providence de Dieu, et dans la possession de sa grâce. Car il est bien assuré que si nous avons plus de confiance dans une créature qu'en Dieu même, nous méritons aussi qu'il nous laisse et qu'il nous abandonne à la faiblesse de ses créatures, par lesquelles nous voulons subsister ; et ainsi les fondements de tout notre bien n'étant posés que sur la fragilité, la corruption et l'inconstance, nous ne pouvons nous attendre qu'à un malheur infini et inévitable.

Celui donc qui veut être sauvé, doit se désunir de tout ce qui est périssable ; autrement, sa volonté serait inutile, parce qu'il ne pourrait pas se conserver mieux que les choses dont il attend et espère sa conservation, lesquelles venant à lui manquer, il se verrait frustré de son attente.

Il ne faut point une grande subtilité d'esprit pour juger que celui-là ne mérite pas la jouissance de Dieu, qui en fait moins d'estime que d'une créature à laquelle il est attaché et à qui il sacrifie toutes ses pensées et son coeur : car, de vrai, quelle part peut-il avoir en Dieu pour la possession duquel il n'a jamais travaillé ? Il se gagne par amour, et il en est tout vide ; il veut être l'unique objet des opérations de l'âme et donner le branle à tous ses mouvements, et celui qui est engagé à quelque chose créé ne fait rien que par respect et dépendance de ce qui le tient attaché. Et le malheur et l'aveuglement des hommes les porte[nt] quelquefois à cette extrémité de perdition, qu'ils ne servent à Dieu qu'à cause de ce qu'ils aiment. De qui peuvent-ils donc espérer leur salut, dans un éloignement si prodigieux de sa recherche et de ses voies ?

Outre cela, il est assez évident que nous ne pouvons arriver que là où nous tendons et aspirons ; et où tend celui qui reçoit toutes ses impressions et ses mouvements des créatures, sinon vers le principe d'où il les a reçus ? Or quand cela est, tous les attraits de Dieu sont inutiles ; et quoiqu'il appelle l'âme à soi par ses lumières et par les grâces, il n’en reçoit aucune correspondance parce qu'elle est possédée de ses propres affections, et l'amour de la créature l'entraîne avec une telle impétuosité que celui de Dieu ne trouve plus aucun moyen de la retenir et la retirer de cette perte. Quel salut, ô bon Dieu, pour une âme de cette sorte dans laquelle Dieu ne peut plus opérer et qui est dans la possession d'une créature de laquelle elle dépend dans ce qu'elle est, ce qu'elle fait, comme si elle était son Dieu ? Il n'y a ni austérités, ni jeûnes, ni aumônes, ni sacrements, ni quoi que ce soit qui la puissent sauver, pendant qu'elle demeurera dans cette misérable servitude.

Et puis on dira qu'il ne faut point parler de renonciation qu'à ceux qui ont quitté le monde pour vivre retirés dans des cloîtres. Il y a les trois quarts du monde qui s'abusent très lourdement, et beaucoup de ceux-là, vivant dans une dévotion commune et dans la pratique de plusieurs bonnes oeuvres, qui cependant ont le coeur gâté et pourri : les uns par trop d'affection aux richesses sous prétexte d'obligations qu'ils ont d'en laisser à leurs enfants ; les autres par un dessein qui leur paraît légitime d'établir une bonne maison ; les autres se perdent dans la recherche des honneurs et des grandes charges, et la plus grande partie par des passions endormies qui ne se font sentir que quand on les heurte un peu plus rudement, et parce qu'elle ne grondent pas sans cesse, on s'imagine trop facilement qu'elles sont mortes, pendant qu'elles entretiennent un poison mortel dans l'âme qui en est corrompue.

Il ne faut pas s'y tromper : Nihil coinquinatum intrabit in Regnum coelorum42. La profession que nous faisons du christianisme, nous oblige à la pratique de cette vie renoncée, autrement nous n'avons rien plus que les païens, et nous ne devons pas plus espérer dans l'héritage du ciel que ceux qui ne sont nullement instruits dans ces voies : en effet, que sert-il de savoir le chemin, et n'y marcher pas ? Que sert-il aussi de s'appuyer sur quantité de bonnes oeuvres et de hanter souvent les sacrements, si on demeure volontairement attaché à quelque chose, puisque d'un principe corrompu il ne peut rien sortir de bon ? C'est du coeur que se prend la valeur des actions humaines : s’il est donc gâté, tout ce qu'il produira ne vaudra rien au regard de Dieu ; car encore bien qu'il semble qu’en une action particulière de vertu il y ait quelque bonté, néanmoins au respect de Dieu elle ne vaut rien si elle sort d'une volonté émue par l'affection des créatures, car telle volonté corrompt tout ce qu'elle fait, peu ou beaucoup, selon qu'est son éloignement de Dieu. Tout cela nous fait voir qu'il faut renoncer à tout le créé, ou bien renoncer à la qualité de disciples de Jésus-Christ, qui consiste essentiellement dans cette mort et renonciation continuelle. Qui non renunciat omnibusque possidet non potest meus esse discipulus43.


CHAPITRE 10. La renonciation est le commencement et la fin des efforts par lesquels l'âme contribue à sa propre perfection.

Quiconque comprendrait bien la leçon que le Sauveur du monde nous a donnée en nous enseignant à renoncer à nous-mêmes, il n’aurait point affaire d'en étudier d'autre, parce que son étendue est telle qu'elle ne laisse rien qui puisse contribuer à une souveraine perfection. C'est pourquoi elle en contient les commencements et la fin, de sorte que tout homme qui désire y arriver, doit nécessairement commencer à renoncer à soi-même et à détruire cette propre vie, selon laquelle il n'avait opération, mouvement ni réflexion que pour soi et comme s’il avait été son vrai Dieu. Cette vérité est si évidente à tous ceux qui travaillent à se connaître, qu'il ne leur en reste aucun doute. C'est dommage qu'un plus grand nombre de personnes ne la recherchent, et encore plus, que ceux à qui Dieu a donné cette connaissance, ne tâchent d’user du remède qu'il nous a laissé pour nous guérir d'un mal si dangereux et si enraciné dans notre nature qu'il est impossible de l'en arracher si on ne pénètre jusqu'au fond pour en extirper les moindres rejetons et les plus petites semences ; ce qui ne se peut faire qu'en renonçant à soi-même. Car ainsi que l'amour-propre fait que nous aimons toutes choses pour nous et à cause de nous, de même au contraire, la renonciation fait que nous ne voulons ni n'aimons rien pour nous. Et partant il la faut embrasser dès le commencement qu'on veut chercher le chemin du ciel, puisque dès le premier moment qu'on se tourne vers Dieu, il faut commencer à rompre les liens qui nous empêchent d’y aller ; et à vrai dire toute l'industrie que la créature peut et doit apporter durant sa vie pour trouver heureusement un si grand bien, est de se déprendre et détacher chaque jour et chaque heure des pièges des créatures en renonçant à tout.

Que s’il s‘en trouvait quelques-uns assez généreux pour rompre tout d'un coup leurs chaînes, ils se verraient dans le même moment au sommet de la perfection et dans la jouissance d'un bien que presque tous les hommes ne peuvent acquérir, après y avoir employé des cinquante années de travail.

Je ne puis m'empêcher de croire que toutes les grandes méthodes qu'on a inventées pour conduire les dévotions, ne soient cause que si peu de personnes trouvent et cherchent Dieu purement et en vérité, ou bien c'est après un si long temps que la plus grande partie de la vie se passe à les apprendre ; et après les avoir bien routinées [sic], le plus souvent on voit ces pauvres âmes autant attachées à leur propre intérêt et au service de leurs appétits et passions, qu'elle aient jamais été. La raison, à mon avis, de leur défaut est qu’elles s’étudient plus à se rendre parfaites dans leurs artifices et méthodes qu'en Dieu et pour Dieu ; et de vrai, qui les leur voudrait faire quitter pour entreprendre la voix de renonciation et de mort que Jésus, le maître du monde, nous a enseignée, il leur serait avis qu'on les voudrait perdre et damner.

C'est ainsi que les hommes s'aveuglent dans la lumière, et qu’ils se bâtissent des cachots de servitude dans le Palais de la vraie liberté, et s'attachant plus fortement à leur propre dévotion qu'à Dieu même, ils s'empêchent de parvenir à la jouissance par les mêmes moyens qui les y devraient conduire. Ce n'est donc pas merveille de voir souvent régner des défauts très notables dans certaines âmes qui semblent ne penser continuellement qu'au ciel, et de voir tomber ici lourdement des hommes qui semblent ne plus toucher à la terre et qui emploient beaucoup de temps dans les méditations, dans les austérités et dans l'exercice des oeuvres de charité ; parce que le fond de ces âmes qui est plein d’amour-propre pour ne se vouloir pas renoncer, leur fait quelquefois produire des effets si funestes, et quand elles y pensent le moins, qu'elle ne savent où elles en sont : car reconnaissant leur faiblesse par leur propre expérience, elles se désespèrent quasi de voir que leur propre dévotion, leurs exercices ne les garantissent pas de ces chutes ; mais elles ne regardent pas que c’est manque de purifier leur coeur et de le rapporter en droite ligne vers son centre, qui est Dieu, renonçant à tout autre chose.

Il faut donc avouer que la renonciation doit être le premier et le dernier des efforts que les hommes doivent produire dans la recherche de la perfection ; puisque dès le commencement qu'on s'est résolu d'aller à Dieu, il est nécessaire de quitter les créatures auxquelles on avait de l’attache, et de renoncer à tout ce qu'on aimait par propre intérêt et à cause de soi-même. Elle est aussi la fin de tous les efforts et des plus saints mouvements dont les hommes se servent pour tendre à Dieu, puisqu'elle les fait tous cesser pour donner lieu aux opérations divines, et qu'elle subsiste après que l'âme a livré à Dieu sa propre vie pour ne recevoir plus de vie que de lui : car dans ce mariage mystique la renonciation est encore nécessaire, et quoiqu'on ne l'y aperçoive presque plus, il est pourtant véritable qu’elle y subsiste encore en effet, et qu'elle tient toujours en bride les efforts de la nature, de peur qu'elle ne mêle et ne trouble l'opération divine. Si ceux qui se mettent tant en peine comment l'âme peut mériter en cet état et ce qu'elle fait, et qui ont si grand peur qu'il y ait de la tromperie, veulent savoir la vérité de ces secrets, qu’ils se renoncent, et ils expérimenteront que le vrai bien de l'âme est là-dedans.

CHAPITRE XI. En quoi il faut se renoncer pour être disciple de Jésus-Christ.

Si l'on était fort savant dans la manière dont le Fils de Dieu s'est servi durant sa vie sur la terre pour conduire les âmes dans les voies de la perfection, [on] n'aurait pas tant de difficulté à les trouver, et pour les autres et pour soi ; mais le malheur des hommes est tel qu'ils prennent, ce semble, plaisir à cacher la lumière et à envelopper les vérités évidentes de ténèbres, comme si elles avaient plus de beauté après qu'elles ont été corrompues par leurs inventions et artifices, qu'elles n'en ont dans la pureté du principe duquel elles sont écoulées. Jésus notre aimable44 Sauveur, est la source de toutes les vérités nécessaires à notre perfec­tion : c'est dans ses oeuvres et dans ses paroles que nous devons chercher la vraie nourriture de nos âmes et puiser les lumiè­res de notre salut. Nous ne saurions donc mieux faire que de considérer et de suivre la conduite qu'il a lui-même donnée à ceux dont il a été le Directeur durant qu'il était en ce monde.

La première leçon qu'il leur fait prati­quer, c'est le dépouillement de toutes les choses extérieures, comme sont les parents, les amis, les biens et toutes les commodités de la vie ; et cela pour suivre un homme qui leur dit qu'il n'a ni vivre, ni logis, ni retraite, ni quoi que ce soit.

Ce qui se doit bien remarquer pour connaître l'ordre de sa conduite, et la corres­pondance entre l'intérieur et l'extérieur. Car de fait, comment l'auraient-ils pu sui­vre dans les abandons si étranges, dans lesquels la propre vie de l'esprit est comme supprimée, s'ils s'étaient arrêtés aux soins de la vie du corps et aux commodités nécessaires pour sa conservation ? Mais ce que j'y considère de plus merveilleux, c'est qu'à la simple parole d'un homme qui ne fait aucun miracle devant eux, ils quittent tout et le sui­vent à l'aveugle, sans savoir ce qu'ils font ni où ils vont ; je sais bien qu'ils étaient appelés intérieurement et que le Saint-­Esprit opérait en leur coeur aussitôt que la parole du Fils de Dieu frappait à leurs oreilles ; mais pour tout cela, ils suivent à l'aveugle, sans se mettre en peine de ce qu'ils devien­dront, ni ce qu'ils vont faire, ni de ce qui en doit arriver.

C’est cette première leçon que doivent pratiquer les véritables disciples de Jésus-­Christ ; car les âmes sur qui les choses de la terre ont encore quelque prise45 n'ont pas la disposition requise à rece­voir en elles le Royaume de Dieu, qui ne peut être que dans la jouissance d'une parfaite tranquillité, laquelle on ne saurait conserver que par le dépouillement des choses inconstantes et périssables. Il ne faut donc point tant marchander pour bien faire en ce négoce de si grande impor­tance ; mais tête baissée et à l'aveugle, on doit renoncer de coeur et d'affection véritable et sincère, à père et mère, amis, mari, femmes, enfants, biens, maison, com­modités, et travailler pour en dégager tellement son âme qu'elle soit en liberté d'en souffrir la privation, et de tout ce qui lui est plus proche et plus sensible, non pas sans douleur et sentiment, mais sans se troubler et sans se laisser si fort aller aux afflictions qu'elles la submergent et l'entraînent avec elles.

L'expérience nous apprend assez que l'on ne vient pas là tout d'un coup, sans le miracle d'une grâce extraordinaire : aussi Dieu ne demande-t-il pas de nous que nous soyons parfaitement maîtres, et que nous jouissions d'une liberté entière dès le premier moment qu'il nous a appelés ; mais il veut que nous soyons et que nous nous exercions sans cesse dans la volonté d'y parvenir, et qu'en effet nous y travail­lions par les actes particuliers des occasions qui s'en présentent, afin que nous ayions quelque jour en effet ce que nous n'avions qu'en désir et en vue. C'est ainsi qu'il faut continuellement remplir cette volonté générale et se dégager de toutes choses, jusqu'à ce qu'étant pleinement purifiée et nettoyée de toute attache aux créatures, elle soit digne d'être remplie de la vertu divine, qui lui sera en même temps et vie et mort, et abandon et mortification, et en un mot toutes choses.

C'est pourquoi nous ne trouvons point dans l'Evangile, de méthode que le Fils de Dieu nous ait laissée pour mortifier nos sens, nos pas­sions, et la propre volonté, d’autant que tous leurs excès sont ôtés quand l’on en ôte la cause. Une personne qui a renoncé à toutes les créatures, et qui n'y prétend plus rien, qui ne prend plus de part à leurs intérêts, et qui ne voit plus rien en elles pour soi, supportera facilement et leur possession et leur privation, sans douleur et sans peine, à la mesure que son dégagement sera grand et parfait.

Ainsi, la renonciation à toutes ces choses extérieures est le premier pas que doit faire le disciple de Jésus-Christ, et la première porte par où il doit entrer dans l'école de son Maître, dans laquelle il ne faut plus prétendre entretenir aucun enga­gement de coeur avec les créatures, mais il faut avancer de plus en plus dans la prati­que de cette leçon, et en écouter de nou­velles plus relevées.


CHAPITRE XII. Comment il faut renoncer dans les choses précédentes.

Certainement les personnes qui veulent en vérité entrer dans les sentiments de la doctrine et des pratiques que Notre-Sei­gneur nous a laissées, ne doivent nullement se flatter ni, sous le prétexte des obliga­tions et des devoirs de leur condition, mêler Jésus-Christ avec le monde, la mortification avec les plaisirs, la dévotion avec les passe­-temps inutiles, la renonciation avec l'enga­gement à certaines créatures : car tout ce mélange se tourne à la fin en une corrup­tion beaucoup plus dangereuse que si on n’avait embrassé que le train ordinaire d'une vie commune. En effet quand Dieu nous appelle, il faut lui répondre tout à fait, ou dire que nous ne le voulons pas (si l'on se trouvait assez déterminé pour en venir à ce point de malheur), parce que Dieu ne saurait souffrir qu'un autre partage la possession d’un coeur avec lui.

Je sais que la difficulté est d'ordinaire aussi grande à connaitre la manière de le faire comme il faut, que d'en venir à exé­cution ; d’autant que la nature, qui n'aime point à se voir dépouiller, fournit assez de raisons apparentes pour maintenir ses droits et pour qu'on lui conserve sinon le total de ses intérêts, au moins une partie. Sa finesse malicieuse va jusque là qu'elle se défera librement d'une robe ou d'une peau, pour qu'on ne lui ôte pas les autres, et qu'ainsi, pensant avoir beaucoup gagné sur elle, on la laisse un peu en patience avec ce qui lui reste. C'est à quoi il faut bien prendre garde, car si on la veut lais­ser vivre en cet état, elle aura bientôt regagné deux fois autant qu'elle avait perdu ; il ne faut pas lui laisser aussi gros que la pointe d’une épingle sur quoi s'appuyer, si on ne veut s'exposer à une ruine bien certaine.

Mais quoi, sera-t-il donc nécessaire que tous ceux qui veulent embrasser la piété, se réduisent dans une solitude si étroite qu'ils ne fréquentent jamais les compagnies ? Est-il besoin que ceux qui ont des richesses les abandonnent pour vivre dans une extrême pauvreté ? Les récréations et les plaisirs innocents sont-ils si contraires à la sainteté qu'on ne puisse les prendre sans la diminuer on l'empêcher ? Faut-il quitter les charges, les dignités et tous les hon­neurs, pour être vertueux ? Je réponds à toutes ces demandes brièvement, qu'on peut avoir la jouissance de tout cela avec celle d'une parfaite piété et sainteté, laquelle peut être conservée dans son excel­lence, au milieu des plus grandes contra­riétés, qui servent ordinairement plutôt pour faire paraître sa vérité que pour dimi­nuer son lustre.

Il faut pourtant avouer qu'on doit mar­cher bien plus délicatement et avec plus de crainte dans la possession de ces biens terrestres que dans leur totale privation. Car vouloir être dévot à Dieu, et tout ensemble avoir le coeur, l'esprit et le corps toujours dissipés dans les embarras du monde, qui ne sont point absolument nécessaires, vouloir entretenir plusieurs visites qui ne sont que de pur compliment, et prendre la liberté de parler et d'entendre toutes sortes de choses, recevoir du plaisir de celles qui sont curieuses, et de la dou­leur de celles qui déplaisent, c'est juste­ment vouloir faire un composé de Jésus-­Christ et du monde, et une idole ou un monstre de Dieu et de Bélial ; c'est sacri­fier au démon, au monde et à la nature, le corps et le sang de Jésus qu'on a reçus dans la sainte Communion peut-être ce jour-là ; c'est rompre le cours des grâces qu'on y avait reçues, et empêcher leur effet ; c'est éteindre les lumières qu'on avait eues à l'oraison ; c'est enfin étouffer et fouler aux pieds de ces trois malheureuses idoles, tous les plus saints, les plus purs et les plus ardents désirs d'aimer Dieu qu'on avait pu concevoir en une heure ou demi-heure de retraite. Si ceux qui le font ainsi le veulent confesser, nous aurons une nuée de témoins irréprochables, qui nous assure­ront qu’ils n'ont jamais rien rapporté à leur oraison de la fréquentation du monde que des ténèbres de froideur et quantité d'espè­ces embrouillées, qui sont autant de rideaux qui leur cachent la lumière, et qui les empêchent de retrouver leur voie. Ceux donc qui veulent entreprendre la dévotion, doivent se comporter en ce point d'une telle manière qu'ils se tiennent dans les devoirs de leur condition, et qu'ils ne dérobent rien à Dieu ni à la sincérité qu'ils doivent à son service. Il ne faut point douter que la retraite ne leur soit grandement nécessaire, et que s'ils ne retranchent la trop grande fréquentation du monde et des visites, ils n'avanceront que peu ou point dans leur entreprise ; ce qui ne s'entend pas seule­ment des visites inutiles, mais aussi de toutes celles qui ne sont point d'obligation de justice ou de charité, au nombre des­quelles on doit compter celles qu'on fait pour son profit spirituel ou pour celui des autres.

Cette pratique paraîtra d'abord assez rigoureuse à ceux qui n'ont point encore fait ce pas, et leur fera chercher des raisons d'obligation et de nécessité en celles qu'ils ont accoutumé d'entretenir ; et je m'assure qu'une des plus fortes raisons et la plus ordinaire qui se présentera à eux, ce sera celle-ci : mais que diront telles ou telles personnes, si je ne les vois plus ? Il faut répondre : “Mais que dira mon Dieu qui m'appelle, et qui me veut parler, si je ne l'écoute pas?” Le temps n'est que trop court. Qu'on ne se flatte point : Dieu ne peut par­ler au coeur que dans la retraite et soli­tude. Or est-il que l'expérience nous apprend qu’après de longues conversations avec le monde, retournant à l'oraison nous avons à la vérité le corps en solitude, mais la pensée et l'imagination nous font vivre parmi les compagnies, où nous discourons, répondons et interrogeons de même que si elles étaient présentes, quelque bonne intention qu'on ait eue en y allant : ce qui nous fait voir la nécessité qu'on a de se retirer de la fréquentation des compagnies. Les Directeurs jugeront celles qu'on doit quitter ou hanter, mieux que ceux qui y sont intéressés.

Les riches ont encore bien plus de peine à trouver le Royaume de Dieu que ceux qui n'ont que certains engagements de com­plaisance dans le monde, car les prétextes d'obligation sont bien plus apparents et plus ordinaires. Pour moi j'estime un miracle, quand des personnes se sont dépouillées en vérité de l'affection des richesses dont elles jouissent, et que ç'a été l'amour de Dieu et les exercices de piété qui leur ont donné ces sentiments. J'ai dit ceux qui se sont dépouillés en vérité, parce qu'il y en a beaucoup qui pensent n'avoir aucune attache à leurs biens, parce qu'ils n'ont point d'occasion d'en perdre ou d'en dépenser extraordinairement, mais qui aux rencontres46 font paraître qu'ils en sont si fortement possédés qu'ils laissent perdre leur lumière et tous les sentiments qu'ils ont, et quittent leurs exercices pour s'en occuper et se laisser entraîner à ce torrent qui les submerge quelquefois dans de tels abîmes qu'ils ne savent plus où ils en sont.

Je ne veux pas conclure que pour cela il faille quitter la possession des richesses, et que pour vivre à Dieu il soit nécessaire de n'avoir rien. Mais comme les riches n'ont pas été avantagés par la Providence divine des biens qu'ils possèdent pour en ériger des trophées à leur vanité, ni pour fournir des délices à leur sensualité, ni pour établir en ce monde des maisons éternelles à leur postérité, et qu'ils ne sont que dispen­sateurs de la part de Dieu de ces biens qu'il leur a mis en main, ils doivent les dispenser et les gouverner tout de même que s'ils n'étaient point à eux, et les pos­séder comme des personnes qui les doivent quitter en certains temps et en rendre compte à Dieu. Ils doivent les dispenser libéralement aux nécessiteux, comme ne mettant rien du leur, et faisant en cela la volonté de celui auquel ils appartiennent ; car ce n'a pas bonne grâce de vouloir épargner le bien d'autrui contre son désir. Enfin ils doivent être aussi prêts à sup­porter leur perte qu'un homme doit être prêt à rendre un dépôt qu'on lui a donné en garde. Et quand Dieu permet qu'il arrive des pertes de biens, on n'a pas plus de sujet de se plaindre que cet homme de qui l'on reprend ce qu'on lui avait baillé. Dieu ne fait tort à personne en cela ; mais on lui fait un très grand tort de prendre pour soi et de s'attribuer ce qui est à lui. Il faut donc renoncer à l'affection des biens que l'on possède, si on veut être disciple de Jésus-Christ.

Ceux qui s'imaginent avoir beaucoup avancé dans la doctrine de Jésus-Christ parce que leur humeur les porte à fuir la hantise47 des hommes, et qui ne se mettent pas tant en peine des richesses parce qu'ils les estiment indignes de leurs affections, se trompent lourdement, s'ils n'honorent le mépris et ne méprisent l'honneur, à l'exemple de notre bon Maître, qui étant le Roi de la gloire, s'est fait un vermisseau de terre et l'opprobre des hommes pour l'amour qu'il nous porte. C'est en ce genre d'abnégation qu'on a moins d'excuse de se dispenser, quoique ce soit celui dans lequel on a moins d'attrait de s'exercer. Car pour être chrétien il en faut faire les œuvres et en mener la vie, quand on est dans un âge raisonnable. Or la vie chrétienne est fondée dans son prin­cipe et son auteur, par l'abaissement, le mépris et les confusions. Qui s’osera donc vanter d'être chrétien, s'il n'a aucune con­formité et ressemblance à ce même prin­cipe ? Voir Jésus-Christ méprisé et vouloir être honoré, le considérer dans l'opprobre, et chercher de la gloire, c'est lui dire qu'on veut être des siens et cependant lui tour­ner le dos et se moquer de lui. Cela est rude à la nature, qu'il faille endurer de tout le monde et supporter des affronts, avec patience et sans rien dire, de ceux quelquefois qu'on n'estime pas dignes d'être regardés. Cela est rude, je l'avoue ; mais si nous devons entrer au Royaume des Cieux par Jésus-Christ, et que nous soyons ré­solus de suivre sa conduite et ses exemples, il faut bien s'y résigner, puisqu'il est la porte par où il faut nécessairement passer, et que notre salut n'est en nul autre. Nous devons donc nous résoudre à recevoir par partage en ce monde l'abaissement et le mépris, nous réjouir quand il nous arrive, et le prendre comme les liens amoureux qui nous attachent au cœur sacré de notre Divin Maître. Qu'avons-nous plus à nous soucier de l'opinion des hommes, si toute notre science doit être Jésus crucifié ? Qu'avons-nous à faire de leur estime, si tout notre bonheur est de plaire au Fils de Dieu ? Qui nous arrête donc ? Qu'est-ce qui nous tient ? Que ne nous jettons-nous tout d'un coup dans ces abîmes de renonciation, laissant les plaisirs aux âmes brutales, les richesses aux esprits de la terre, les honneurs et la gloire aux hommes ignorants et aveuglés dans leurs passions, qui ne peu­vent espérer à la fin que de la confusion et du mépris.

CHAPITRE XIII. Il faut renoncer à soi-même, après avoir renoncé aux choses extérieures.

C'est bien à la vérité une chose nécessaire pour être des disciples du Sauveur, de se dépouiller de la possession, ou au moins de l'affection aux choses extérieures ; mais ce n'est que le premier pas qu'il faut faire pour tendre à la perfection : il reste un grand chemin pour y arriver. Ces choses extérieures ne nous sont rien par elles­-mêmes, mais par l'affection et l'engagement de coeur que nous y avons : ainsi nous ne quittons rien de nous en les quittant. Mais quand il faut entreprendre à se renoncer soi­-même et à fouiller jusqu'au plus intime de l'âme pour en arracher jusques aux moindres rejetons de l'amour-propre, quand il est besoin qu'elle se soutienne dans une entière pauvreté et nudité de toute chose, quand il est nécessaire qu'elle vive dans la priva­tion de ses propres mouvements et opéra­tions quoiqu'elles fussent bien saintes dans le temps qu'elle était en pouvoir de les produire, quand enfin il faut qu'elle demeure sans aucun appui de connaissance ni d'amour, et qu'elle se perde dans l'a­bîme d'un abandon sans fond ni sans rive, c'est en ce point que consiste la parfaite renonciation que le Fils de Dieu enseigne et inspire encore tous les jours à ses plus chers, plus inconnus et plus secrets amis. Or d'autant qu'il y a beaucoup de degrés à passer avant que de parvenir à ce dernier, il est plus à propos d'y procéder avec ordre, pour rendre ce chemin plus facile et plus découvert.

Il faut premièrement tenir pour très véritable que tout ce qui se fait, se pense ou se dit de soi et pour soi-même, est opposé et contraire à Dieu, et le sujet de cette abnégation que nous traitons ; parce que Dieu est la souveraine fin de l'homme, à laquelle il doit faire tendre toutes les actions et les mouvements de son coeur et de son esprit ; et quand il fait, dit ou pense quelque chose pour soi, et seulement pour son propre bien et pour sa satisfaction, il ravit et dérobe ce qui n'est dû qu'à Dieu. Puis donc que c'est dans le coeur que se forment les affections desquelles procèdent les pensées, les paroles et les actions, c'est lui qui doit être premièrement réglé par une entière et parfaite renonciation à tout ce qui le détourne du droit chemin qu'il doit tenir pour arriver à la jouissance de son bienheureux Centre. Or est-il qu'il n'y a rien parmi toutes les créatures qui puisse empêcher le coeur de l'homme, que l'amour-propre, qui lui fait appéter48 et chercher toute chose pour soi et pour sa propre excellence : cette vérité est bien évidente, puisque nul autre chose ne peut y avoir entrée.

De vrai, que peut-on trouver au monde qui soit contraire à Dieu, sinon cet amour-propre ? Toutes les créatures prêchent hautement ses grandeurs avec magnificence, et chacune en particulier porte son image en son sein, aussi parfaitement gravée que sa capacité lui permet de participer les perfections de son Créateur. Elles n'ont en elle aucune malice ; mais parce que les hommes veulent chercher par leur moyen une indépendance de Dieu en y mettant leur dernière fin, elles sont les instruments de leurs pertes et les sujets qui attirent sur leur tête les vengeances divines. Puis donc que tout le mal n'est que par accident dans les autres choses, et qu’il vient essentiellement du coeur des hommes infectés par leur amour-propre, tous leurs plus généreux efforts ne peuvent leur être que très inutiles, s'il ne les emploie à se purifier de ce maudit venin qui se glisse dans leurs meilleures actions, et qui seul les rend désagréables aux yeux de la Majesté divine.

Cette entreprise est assurément difficile, mais aussi elle est tellement nécessaire que sans elle il n'y a point de sainteté parmi les hommes : c'est donc particulièrement en elle qu'ils doivent employer leurs travaux ; mais il faut prendre garde que le bon succès dépend presque tout de la manière dont on s'y prendra, laquelle consiste dans la conduite des mouvements du coeur. Car s'ils prennent leur commencement d'un bon principe, et s'ils sont dirigés à une bonne fin, ils ne peuvent produire que de très saints effets.

Or pour avoir ces conditions, il est besoin que l'âme n'agisse aucunement par complaisance ni par la satisfaction qu'elle trouve dans ces communications ou sorties qu'elle fait d'elle-même, mais en sorte que la raison serve toujours de gouvernail, non seulement pour ne pas faire des actions qui soient mauvaises en soi, mais encore pour ne pas gâter les bonnes par le levain de corruption et d'amour-propre. C'est en ce point que la plupart se trompent, pensant avoir beaucoup avancé par la multitude de leurs bonnes oeuvres, lesquelles sont en vérité toutes faites par amour-propre et pour leurs propres intérêts : ce qui est digne de très grande compassion et étonnement, de voir que tant de personnes usent leurs forces et leurs années dans le commerce des vertus sans en acquérir aucune avec solidité, et sans faire autre chose que bâtir des édifices de paille et de foin, qui s'en iront en fumées aux premières approches du feu des épreuves de Dieu ; c'est ce qu'on ne voit arriver que trop souvent, et ce qui fait reconnaître pour de la terre très vile ce qui paraissait aux yeux de tout le monde comme de l’or très éclatant. Que servirait-il d'avoir abandonné tous les parents, délaissé toutes sortes de richesses, et fui tous les plaisirs du monde, si on l’a fait pour un motif de propre excellence, de même que plusieurs philosophes dans les siècles passés ? Si je faisais des miracles, et qu'à vive force de foi je transportasse les montagnes, et que je prisse en cela de la complaisance, ma foi, mes miracles et mes vertus me seraient désavantageuses. Mais si Dieu trouve de la pureté, de la sincérité, du dégagement dans mon coeur, c'est sans doute qu'il y mettra son trône pour y régner avec plaisir.

Il est vrai que c'est là, à mon avis, cet unique nécessaire qui appelle à soi l'étude et l'attention de tous les hommes, afin qu'ils ne se laissent pas engager dans les plus imperceptibles filets de leur propre amour, sous le manteau et l'apparence de la sainteté et des vertus. C'est pourquoi le saint roi David demandait tant à Dieu qu'il créât en lui un coeur pur et net, et qu'il renouvelât dans ses entrailles l'esprit de droiture et de sincérité.


CHAPITRE XIV. En quoi il faut se renoncer, après avoir renoncé aux autres choses.

Il est à propos qu'on sache qu'il n'y a que trois choses généralement prises, dans lesquelles l'homme puisse renoncer à soi-même. Les premières sont hors de lui, et au-dessous de lui : ce sont les extérieures, dont j'ai déjà parlé, comme les richesses, les plaisirs et les honneurs. Les secondes sont au-dedans de lui, qui le composent et le perfectionnent ; et c'est son être et ses opérations. Les troisièmes sont hors de lui et au-dessus de lui, et c'est Dieu et les communications qu'il daigne faire de ses grâces à ses chétives créatures. Je dis qu'elles sont hors de l'homme à cause qu'elles ne viennent pas de son fond et qu'elles n'en dépendent pas ; mais il est bien certain qu'il les reçoit en soi et qu'elles lui sont un esprit de vie, qui donne le branle à toutes ses opérations, et qui les rend saintes et recevables dans l'éternité bienheureuse.

Après avoir parlé de ce qui est hors de l'homme, il faut entreprendre le discours de ce qui est au-dedans de lui, à savoir son être et ses opérations, qu'il doit quitter autant que cela se peut faire : non pas que Notre Seigneur, qui est l'unique maître de cette renonciation, entende qu’on se détruise soi-même et qu'on se fasse mourir selon le corps ; mais il veut qu'on détruise et qu'on se dépouille de tout ce qu'on n’a point reçu de lui, et qui vient seulement de l'amour-propre et de l'invention ou passion humaine. Ce n'est point de Dieu que les hommes ont reçu ce désir désordonné d'être fort bien dans l'estime des autres, dans l'esprit desquels ils veulent être avec honneur et gloire, et qu'on leur rende les respects dont ils croient être dignes ; car cette vaine estime qu'on peut avoir de leurs personnes, n’ajoutant rien de réel à la perfection de leur être, ne peuvent aucunement contribuer à l'avancement de leur béatitude : au contraire, ils n’en reçoivent que du retardement. Il faut donc nécessairement qu’ils s'en dépouillent et qu'ils réduisent leur être dans la pureté avec laquelle il est sorti des mains de Dieu, tout nu et sans aucun mélange.

L'appétit insatiable qu'ont les hommes de savoir toutes choses, celui d’être grands et puissants, et enfin toutes les passions qui les tourmentent, d'être doué de tous les attributs et qualités qui peuvent les rendre recommandables et les élever au-dessus des autres, n'ont point été créées avec eux dans leur commencement : ce sont les rejetons que le péché de nos premiers parents a semés dans nos âmes. Car avant qu'ils s’y fussent laissés aller, ils ne s'occupaient à autre chose qu'à recevoir simplement les rayons de leur divin Soleil, qui luisait continuellement dans leurs âmes, et qui attirait à soi, par l'amoureuse chaleur de son Esprit, toutes les affections de leurs coeurs, sans qu'il s'en perdît ni s’en dissipât la moindre petite parcelle, pour le respect d'aucune créature. Mais depuis qu’ils eurent détourné leur simple attention et leur amoureux regard de dessus leur bienheureux Objet, ils voulurent chercher dans la multitude des créatures le bien et le bonheur qu'ils avaient possédés autrefois dans l'unique jouissance de leur Créateur ; et comme elles n’avaient en elles que des biens partagés, leurs appétits les portent à les désirer toutes, pour avoir dans leur possession générale ce qu'ils ne trouvaient pas en chacune d'elle.

C'est cet appétit insatiable d'être abondant en toute sorte de biens spirituels et temporels qu’ils nous ont laissé pour partage, et qui nous rend coupable dans la sainteté même, pour ainsi parler ; parce que la plupart, et presque tous les hommes ne la recherchent non plus que les vertus qui la composent, que pour leur propre excellence et pour donner cette satisfaction à leur nature de croire qu'elle a quelque chose en soi qu'elle a acquise, qui mérite la récompense éternelle, et qu'enfin son salut est en assurance par les oeuvres qu'elle a tâché de faire : car quoique l'on ne veuille pas dénier que la grâce de Dieu y a contribué, néanmoins je suis assuré qu'il y en a très peu qui pussent supporter de n'y voir rien du leur, mais seulement de la grâce, ce qui montre évidemment le plaisir que l'on prend d'être appuyé sur ses œuvres. Et cependant presque personne n'y prend garde, et l’on ne pense pas qu'il soit grandement important de donner émulation aux âmes pour chercher des voies plus pures, dans lesquelles elles vivent moins passionnées de leur propre excellence.

Que chacun pense, dise et fasse comme il lui plaira, pour moi je ne puis voir autre chose dans le dessein de l'Incarnation du Fils de Dieu, que le rétablissement des hommes dans l'état et la forme de vivre qu'ils tenaient avant que le péché les eût ensevelis dans les ténèbres ; peut-être que tous conviendront dans ce même sentiment avec moi. Mais si cela est, je m'étonne, ce me semble avec raison, qu'il y en a si peu entre les hommes, qui ne démentent leurs sentiments par leurs actions, mar­chant et faisant marcher les autres par des voies si éloignées de celles que le Fils de Dieu nous a montrées, et si contraires au but et à la fin où il nous veut mener qu'il semble que ce soit se perdre dans l'er­reur que de vouloir suivre les chemins qu'il nous a tracés. Et l'on ne veut l'abné­gation qu'il nous a si hautement prêchée, seulement que dans le nom : on tient sa pratique pour suspecte, surtout si on veut s’y laisser aller un peu plus avant que le commun, qui n’y comprend rien passé la partie animale et les choses sensibles. Encore serait-ce beaucoup s'il s'en trouvait qui y fussent parfaits en tous points et si accomplis en ce genre de mort qu'il n'y eût plus rien dans tout ce qui se voit et se sent, qui fût capable de faire impression sur leurs âmes. Mais quand cela serait, qu'auraient-ils fait autre chose que de franchir la première marche du degré qu'il faut mouter ? Combien y a-t-il d'autres régions à traverser, d'autant plus difficiles qu'elles sont plus inconnues et plus sub­tiles ! Celle de la raison, qui semblerait devoir être la meilleure demeure des hom­mes, leur doit être comme une terre étran­gère quand Dieu les appelle à celle des purs esprits, pour ne vivre et ne subsister que par lui, en lui et pour lui.

Que s'il est véritable que tout notre mal vient de ce que nous voulons être et sub­sister par les créatures, spirituellement ou selon le corps, qui ne jugera bien que nous devons détruire cet être en nous pour n’en recevoir que de Dieu, qui seul peut être le principe de tout bien ? Il faut noter que quand nous nous appuyons sur quoi que ce soit, peu ou beaucoup, nous voulons subsister par cela même ; et ainsi nous dénions à Dieu ce qui lui appartient. Quand nous recevons les impressions de quelque chose, et que nous nous laissons aller à leur mouvement, c'est un signe évident qu'elles dominent sur nous volontaire­ment ou par nécessité ; et partant qu'il y a de la corruption dans la nature, ou une grande faiblesse dans la volonté : car rien ne doit avoir puissance ni faire impres­sion sur nos esprits, que notre seul Créa­teur ; et tout autant de fois que nous agissons par des motifs puisés seulement et purement dans les créatures, nous agissons avec désordre et imperfection.

Pour bien faire comme nous devons, et pour nous rendre parfaitement à celui à qui nous sommes, il ne faut plus que nous soyons pour nous-mêmes ni qu'aucune chose soit pour nous : plus de vie pour nous, plus d'amour, plus de sain­teté, plus de vertu pour nous, plus d'a­vancement pour nous. Plus rien pour nous. Mais que deviendrons-nous donc ? Et qu'aurons-nous ? Ceux qui seraient assez heureux que d'être parvenus à un tel dépouillement, auraient Dieu pour vie, pour amour, pour sainteté : il serait leur vertu et leur tout. Pourquoi cherche-t-on la vertu, sinon pour parvenir à Dieu ? Et si on le possédait lui-même, n'aurait-on pas toutes choses en lui ? C'est à cette heureuse nudité que nous appelle et nous conduit la vie chrétienne et spirituelle, qui nous enseigne à laisser tout le créé dans son être, sans nous y arrêter et sans y vouloir rien posséder, pour recouler sans cesse vers notre premier principe par notre simple inclination, ne détournant jamais notre simple regard de dessus cet objet de notre félicité. Notre devise doit être telle : n'être rien à toutes choses et que toutes choses ne nous soient rien.


CHAPITRE XV. Comment il se faut renoncer en ses propres opérations.

C'est une vérité universelle que dans toutes les actions et les mouvements qui se réfléchissent peu ou beaucoup sur nous-­mêmes, il y a toujours de l'imperfection ou du mal, parce que n'étant point le principe de notre être, nous ne sommes point les maîtres absolus des opérations qui le sui­vent ; et ainsi, devant tout ce que nous sommes et ce que nous pouvons à celui qui nous a tout donné, et qui n'ayant que faire de nous, nous a produits par sa pure bonté pour sa gloire seulement, nous commet­tons des injustices contre lui autant de fois que nous nous attribuons quelque chose, soit petite ou grande : car nous le privons de la fin qu'il a eue eu nous faisant, et nous la prenons pour nous, qui ne devons être que des instruments de sa gloire dans l'accomplissement de ses des­seins. C’est de cette façon qu'on dérobe à Dieu ce qui lui appartient, en quoi les hommes se rendent généralement plus cri­minels, parce qu'il s'en trouve bien peu qui fassent leurs actions avec tant de pureté qu'il n'y ait toujours du mélange de leur propre intérêt. C'est aussi en quoi l'on doit plus s'étudier pour se renoncer soi-même : je ne dis pas seulement dans les choses extérieures qu'on doit posséder sans attache, ni dans celles qui regardent le corps, qu'on doit prendre sans y recher­cher son plaisir ; mais j'entends parler des biens qui ornent et enrichissent l'esprit, lesquels étant recherchés et désirés pour sa propre perfection et satisfaction, lui sont très dommageables au lieu de lui apporter du profit et de l'avancement.

Si on recherche la sainteté pour se rendre seulement plus excellent par sa possession, si on pratique la vertu parce ce qu'elle est suivie de la gloire et du contentement, et si on fuit le mal sans autre dessein que d'éviter les rigueurs des remords et des peines qu'il laisse après soi, on ne fait que s'éloigner de la sainteté, que fuir la vertu et embrasser l'imperfection sous l'apparence et le masque du bien. Oh ! qu'il y en a de pris à ce piège, qui pensant être bien riches, ne trouveront rien dans leurs mains à l'heure de leur mort !

Il est donc absolument nécessaire de prendre garde à toutes les actions pour y exercer la renonciation ; et il le faut faire plus soigneusement dans celles qui nous semblent les plus saintes, à cause que la nature y mêle ses intérêts plus facilement sous l'apparence du bien.

Combien y a-t-il de personnes au monde, qui croient produire des actes tout séraphi­ques, qui n'en ont que les ailes et les cou­leurs, et tout le reste a son fondement sur l'amour-propre ?

Il y en a d'autres qui font tous les jours quantité d'actions qui sont très bonnes en elles-mêmes ; mais parce qu'ils les font par une secrète satisfaction et pour s'as­surer dans leur propre justice, ils perdent tous les fruits qu'ils en pourraient espérer : c'est pour dire qu'il ne sert de rien de faire beaucoup, si on ne le fait dans une parfaite et entière renonciation à soi-même ; et sans y voir ni vouloir rien pour soi, mais lais­sant tout à la gloire et plaisir de Dieu, on ne pense et on ne se soucie non plus de ce qui en doit arriver, que d'une chose qui n'est point sienne. Notre-Seigneur même ne nous dit-il pas qu'il ne cherchait nul­lement sa gloire en tout ce qu'il faisait ?

Nous aurions une parfaite liberté en toutes nos oeuvres, si nous ne les regardions plus comme nôtres ; et si nous n'agissions pas pour nous-mêmes, nous serions toujours bien disposés à faire et à laisser indif­féremment tout ce que la divine Provi­dence demanderait de nous par soi-même ou par les créatures ; rien ne nous serait obstacle et nous ne trouverions aucun empêchement à quoi que ce soit ; tout nous serait bon et utile : ne vaut-il donc pas mieux ne s'attribuer rien de ses opérations, pour jouir d'un si grand bien que Dieu nous veut donner ?


CHAPITRE XVI. D'une manière de se renoncer dans les opérations de l'âme plus parfaite et plus simple.

Tout ce qui a été dit jusqu'ici, n'est que pour empêcher l'âme de se dissiper dans les créatures par la multiplicité des opérations dont l'usage lui est encore nécessaire à cause du commerce qu'elle est obligée d'avoir avec elles, tant pour s'en servir afin de remonter par leur moyen vers la source de tout son bonheur, que pour se déprendre des liens malheureux qui la tenaient enlacée dans l'affection de les posséder et d'en être possédée. Mais après que, par la grâce de Dieu et par sa fidélité, elle s'est arrachée de ce chaos de ténèbres, elle doit puiser ses eaux dans des sources plus pures et plus vives que ne sont ces citernes dissipées et à demi rompues. Il ne faut plus qu'elle prenne ses motifs ni les lumières dont elle a besoin pour se conduire au principe qu'elle cherche, dans des effets qui en sont si éloignés et qui n'en ont qu'un si médiocre partage ; autrement, elle ne doit point espérer de parvenir jamais à la jouissance du bien qu'elle désire, parce que les moyens dont elle se servirait, ne seraient pas capables de lui en donner davantage qu'ils n'en ont en eux-mêmes.

Il faut donc qu'elle tourne sa vue ailleurs et qu'elle porte son vol plus haut que la pratique des vertus communes, qui ne peuvent servir que pour l'empêcher de tomber dans le désordre d'une affection déréglée vers les créatures, ou pour l'en retirer quand sa faiblesse ou sa malice l’y ont précipitée : car encore que cela soit bon et qu'elle regarde Dieu en toutes ces pratiques, il est pourtant vrai qu'elle le considère plutôt pour ses propres intérêts, ou comme rému­nérateur de ses bonnes actions, ou comme vengeur de ses crimes, que par les motifs d'un pur amour et dans la vue d'un objet parfaitement aimable en soi et pour soi-même ; et ainsi si elle ne se sent pleine de sa propre justice, elle n'espère point de salut, elle n'attend que des châtiments et ne se souvient de Dieu que comme de son ennemi immortel.

C'est ce qui a quelquefois jeté plusieurs personnes dans des accidents si étranges qu'il est difficile de les exprimer, lesquels ont donné tant d'étonnement à ceux qui les tenaient dans l'estime d'une sainteté extraordinaire, qu'en ignorant la cause, ils n’ont su bonnement à qui attribuer ces effets : les uns les ont fait venir de Dieu, les autres des diables, ceux-ci de la nature et ceux-là de la grâce, ce qui montre ces personnes autant aveugles dans les con­duites de Dieu sur les âmes qu'elles sont propres à admirer le masque de la vertu, qui paraît sur la corruption de la nature et de l'amour propre. Et pour dire vrai, qui­conque ne prend sa vie spirituelle et ses sentiments d'ailleurs que de ses propres pratiques, celui-là est toujours tout plein de lui-même, et met toute sa confiance en ses oeuvres : il veut faire lui-même son salut, et quand Dieu se servirait d'une telle personne pour faire des miracles, il serait toujours vrai que l'amour-propre règne en elle avec empire et autorité. C'est ce qui fait que quand Dieu par sa miséricorde tire un peu le rideau pour faire voir à ces âmes ce qu'elles sont, elles entrent dans des agonies prodigieuses ; tant il est vrai qu'il faut tout perdre, et n'avoir rien sur quoi s'appuyer, à qui veut être heureux.

Il faut donc avouer que tout ce que j'ai dit jusqu'ici n'est que comme une première démarche de la perfection, dans laquelle l'esprit de l'homme se purge des ordures des créatures et se retire de leurs engagements, quoiqu'il soit encore sur le bord du précipice, sur lequel il se tient ferme en résistant à leurs attaques et tâchant de se tourner vers Dieu par ses bonnes inten­tions dans ses oeuvres, et par les plus fortes persuasions de la raison qu'il amasse de tous côtés, se servant de tout pour s'ap­procher de son dessein. Enfin, il voit bien qu'il fait ce qu'il peut, mais que Dieu ne se prend pas par force ; c'est ce qui lui fait avoir mauvaise opinion de tout ce qu'il a fait jusqu'à présent, particulièrement quand il se voit abîmé dans de grandes ténèbres et dans des sécheresses insupportables, où toutes ses meilleures intentions et ses plus saints motifs lui sont comme des cailloux à un famélique : il se commet en ce pas de très grandes fautes, tant de la part de ceux qui conduisent, que de ceux qui sont con­duits ; ce n'est pas mon dessein de les rapporter.

Je dirai seulement pour retourner à mon propos, après qu'on s'est suffisamment exercé dans ces pratiques ordinaires, on doit quitter cette multiplicité d'actions, de motifs, de désirs, de sentiments, d'exerci­ces, pour en entendre un qui les contienne tous très parfaitement. La raison de ceci est que notre âme n'est point faite pour recevoir sa vie ni ses lumières des créatu­res : c'est par un pur accident et par le malheur de son péché, par lequel nous avons reçu cet engagement, qu'elle est contrainte de se servir d'elles et de leur considération pour fuir son mal. Sa nour­riture et ses lumières doivent s'écouler en elle du principe même qui l'a créée. Si donc dans le temps de sa purgation, elle s'est un peu retirée de l'abîme, ne doit-elle pas laisser là toutes choses pour contempler uniquement son adorable Soleil qui est Dieu, et recevoir de lui telles impressions et telles lumières qu'il lui plaira ? Ne doit­-elle pas tout oublier et tenir sans cesse la bouche de son coeur ouverte pour y rece­voir les influences vivifiantes de son amour ? De quoi a-t-elle à faire, sinon de cela seul ? Pourquoi se rendait-elle aupa­ravant si exacte à la pratique de plusieurs bonnes actions, sinon pour en venir à ce point de bonheur ? Quoi donc ! quand elle en jouira, retournera-t-elle à la pratique des moyens, qui lui ont servi pour les trouver ? Sans doute ce serait se moquer de Dieu de le vouloir aller chercher ail­leurs, quand il nous est actuellement pré­sent et qu'il opère en nous ; ce serait prendre de la chandelle pour chercher la lumière du soleil en plein midi, que de chercher dans les créatures les raisons pour nous porter à Dieu, quand il lui plaît de nous communiquer lui-même ses lumières.

De tout ceci, nous devons conclure qu'a­près qu'on s'est exercé dans la manière que j'ai décrite par ci-devant, tâchant de ne rien prendre pour soi dans toutes ses actions, mais de les référer toutes à la gloire et au bon plaisir de Dieu, l'on doit encore y ajouter quelque chose de plus parfait et entrer dans une voie plus simple et plus élevée ; ce qui se fait par l'attrait de Dieu, pourvu qu'il soit secondé de la créature, laquelle doit librement quitter tous ses exercices précédents et toutes ses pro­pres industries, qui la faisaient sans cesse réfléchir sur soi-même, et s'appuyer sur ses propres efforts, afin que Dieu, comme prin­cipe de ses opérations, conduise tous ses mouvements et qu'elle ne reçoive plus rien que de lui. Cette renonciation à tous ses propres exercices lui est assez difficile parce qu'elle voyait devant soi toutes ses richesses et tout son bien comme le fruit de ses travaux ; et maintenant elle ne verra presque plus rien de soi, mais de la pure bonté de Dieu, auteur de tout ce qu'il y a de bien en elle.

C'est la raison pourquoi elle ne doit plus avoir ici d'autre vue ni d'autre objet que lui ; elle ne doit plus prendre de motifs qu'en lui, plus de mouvement qu'en lui, vers lui et pour lui. De sorte que tout ce qui lui reste et ce qu'elle doit retenir, c'est un simple objet, un simple motif et un simple exercice ; ce qui la dégagera d'une infinité d'embarras, de troubles et de dif­ficultés qui lui étaient causés par la multi­plicité de ses précédents exercices. Or d'autant que les plus grandes peines sont dans les commencements, il faut donner un peu plus d'étendue à cette matière.


CHAPITRE XVII. Comment on ne doit avoir ici que Dieu simplement pour objet, pour motif et pour exercice.

Quoique l'âme ait eu jusqu'ici Dieu pour la fin de toutes ses actions et de tous ses mouvements, elle ne l'avait pourtant pas pour objet précisément ; c'est pourquoi ses pratiques et ses exercices ont été autant multipliés en espèces qu'elle a eu des ver­tus à acquérir et de mauvaises habitudes à détruire. Mais à présent que je suppose qu'elle a rompu les liens qui la tenaient attachée aux créatures, elle ne doit plus les entreprendre ni les considérer, soit pour les objets de son amour, ou comme ceux de sa haine : il faut qu'elle demeure morte à leur regard autant qu'il lui sera possible, ne se laissant plus toucher par aucun accident ou changement, de même que les morts qui sont dans les sépulcres et qui demeurent dans le repos éternel, laissant tout rouler et changer à l'entour d'eux sans s’émouvoir et sans se remuer le moins du monde.

Il est vrai qu'il faut un grand temps pour être tout à fait perdu dans un tel abîme de mort ; aussi n'est-il pas nécessaire d'y être totalement consommé pour entrer dans une nouvelle vie, autrement il ne s'en trouverait presque point qui dussent aspi­rer à un état plus élevé et plus parfait. C'est assez que la volonté soit en vérité toute prête à être privée de tout ce que l'appétit naturel lui pourrait faire désirer, et qu’en pratique elle soutienne avec force, patience et résignation les répugnan­ces que la nature fait sentir pour se main­tenir dans ses intérêts aux dépens du vrai bien de l'esprit : ce qu'étant fidèlement pratiqué de la part de l'homme, il n'aura plus rien à démêler avec tout ce qui se peut penser de créé, lequel il verra désormais, tant bon soit-il, comme incapable de lui pouvoir servir pour l'avancement de sa perfection. Ainsi les vertus qui lui ser­vaient auparavant pour se maintenir et se conserver dans la multiplicité de ces objets, demeurent non pas mortes ou inutiles, mais à la vérité elles sont sans actes, parce que leur cercle est rempli, et les objets qui émouvaient les puissances étant par elles épui­sés, il ne reste plus rien de ce côté-là qui leur puisse donner du mouve­ment. Et partant elles n'ont plus besoin de mettre leurs habitudes en actes pour faciliter leur opération, autrement elles teudraient vers un terme où elles sont déjà arrivées, et chercheraient un bien qu'elles possèdent. Par exemple, si j'avais si parfaitement amorti les effets de la colère qu’il n'y eût aucune occasion qui fût capable de la pouvoir exciter, ne serait-ce pas perdre le temps et me faire un grand tort, si je voulais, nonobstant la victoire obtenue sur cette passion, m'arrêter à la combattre sans cesse, retenant pour cela les moyens et les industries qu'on enseigne aux commençants ? Sans doute, ce serait toujours commencer pour n'achever jamais. Il faut donc librement dire avec saint Paul : Quae mihi erant lucra nunc mihi sunt propter Christum detrimenta49, et quitter sans crainte par le conseil de ceux qui nous conduisent, les pratiques qui nous ont été autrefois très utiles, et qui nous seraient à présent dommageables, puisqu'elles nous empêcheraient de suivre une voie plus excellente.

Cette voie est celle dans laquelle l'âme ne doit plus avoir pour exercice qu’une tendance continuelle vers Dieu, oubliant tout ce qui est au-dessous de lui, et laissant tout autre exercice pour vaquer à son simple amour et recouler sans cesse par lui dans cet océan divin qui est son centre, son principe et sa fin bienheureuse. En quoi cette vie est grandement différente de celle qui est toute occupée dans la multiplicité des pratiques, qui se font à la vérité pour l'amour de Dieu et sont des moyens pour parvenir à cet amour, qui est la couronne et la consommation des autres vertus.

Mais ici, ce même amour auquel on tendait par la pratique des vertus, reste tout seul pour vie, pour exercice et pour toute pratique ; aussi comprend-t-il très excellemment tous les autres moyens. Il nous approche et nous unit tout seul plus étroitement à Dieu que tous les autres n'eussent pu jamais faire quand nous nous en fussions servis toute la vie : c'est pourquoi l'on ne doit faire aucune difficulté de renoncer à tout le reste pour vivre uniquement de cet amour, lequel n'est plus produit en l’âme, ni par la vue des peines dont il peut délivrer, ni par celle des plaisirs qu'elle en peut recevoir, ni par la considération des biens que Dieu lui a faits, ni enfin par aucun respect50 qui ait quelque mélange de ses propres intérêts, mais par le seul regard de ce que Dieu est en soi-même infiniment aimable et très digne que toute créature épuise toutes ses forces pour correspondre selon son pouvoir à cette infinie amabilité, laquelle doit être l'unique et très simple motif qui donne le mouvement à tous les coeurs et qui les attire à soi pour les engloutir dans51 son immensité, où ils sont enfin consommés et perdus à eux-mêmes, ainsi qu'une goutte d'eau jetée dedans la mer, laquelle y perd tout ce qui la distinguait d'avec elle.

Il est donc bien raisonnable de tout abandonner pour n'avoir désormais d'autre terme ni d'autre objet de ses opérations que Dieu, en tant qu'il est infiniment aimable, puisqu'il est plus que très capable de remplir surabondamment tous les désirs de l'âme ; aussi doit-elle perdre tous les objets et motifs en celui-ci, qui lui servira pour tout ce qui lui est nécessaire de faire ou de laisser ; il sera sa raison et sa lumière pour la conduire en toute sa démarche, et ainsi sans se multiplier en tant de façons, elle aura toujours devant soi la voie et le terme auquel elle doit tendre ; et partant elle ne peut se tromper ni être trompée, si elle veut toujours fidèlement suivre Dieu seulement et simplement, et pas un simple amour qui soit excité en elle par la seule amabilité qui est en lui.

De tout ce qui a été dit ci-devant, l'on peut assez manifestement juger que les pratiques, tant extérieures qu'intérieures de l'âme, doivent sortir de cet unique principe, et qu'elle ne doit avoir d'autres principes en tout ce qu'elle fait, que Dieu infiniment aimable. Ainsi rien ne la doit toucher dans les créatures qui ne lui serviront seulement que de sujet et de matière, sur laquelle elle appliquera ses actions par les raisons divines, et non pas par celles qui se pourraient tirer de ces mêmes créatures. Par exemple, l'on ne donnera pas l'aumône à cause de la misère dont le prochain est accablé ; l'on ne retiendra pas sa colère, parce que la passion déréglée est indigne un esprit raisonnable ; l'on ne s'abstiendra pas des morceaux plus délicats, parce que c'est le propre des bêtes et non des hommes de se laisser commander par sa bouche ; mais l'on fera toutes ces choses, parce que Dieu seul mérite infiniment que tous les mouvements de l'âme tendent à lui directement, comme à celui qui contient en soi toutes les raisons de service, de reconnaissance et d'amour que nous lui pouvons témoigner.


CHAPITRE XVIII. Que la vie intérieure de l'âme doit être une et simple.

Ce n'est pas assez d'avoir dit que l'on ne doit plus rien prendre ni voir pour soi dans les créatures, et que l'on ne doit plus regar­der que Dieu pour motif, pour objet et pour tout ; parce qu'il y a en lui une immensité de perfection si étendue que si on voulait les partager et diviser les unes des autres pour faire de chacune à part autant de sujet de ses adorations, l'on ne serait pas capable de fournir à la multiplicité des exercices nécessaires pour s'en acquitter ; et qui ne voudrait faire autre chose ni s'exercer autrement, ne parviendrait jamais à la ressemblance de la vie divine, à laquelle il nous est ordonné d'aspirer dans l'Evangile : Estote perfecti sicut pater vester52, ni par conséquent à l'intime union avec Dieu, qui ne peut être consommée que par la réduction des puissances dans l'unité de leur fond, où tout est dans une pleine paix et dans un repos parfaitement exempt de tout mouvement sorti et exprimé au-dehors.

Il faut donc que l'esprit humain, qui jusqu'ici a eu la liberté de parcourir indistinctement par toutes les perfections divines pour en considérer le long et le large, commence à retirer cette étendue de vie et de vues multipliées pour faire recouler simplement son inclination amoureuse en Dieu, qui en est l'auteur et le principe qui l’a fait naître dans le fond de l'âme, sans aucun effort de sa part, sans persuasion ni prévention53 de lumière particulière, mais par l'anticipation de sa vie radicale et foncière, laquelle il occupe et remplit de sa divine vertu, qui la pénètre et l’attire si fortement qu'elle ne peut rien goûter ni trouver bon sinon Dieu, quoiqu'elle ne voit rien en lui de particulier qui l'attire, mais seulement elle voit une plénitude à laquelle elle est attirée si secrètement qu'il lui est presque impossible d'y résister.

Il est vrai qu'au commencement que les âmes ne sont pas encore accoutumées à ce simple genre de vie, elles ont de la peine à se défaire de leur façon plus étendue et à s'empêcher de tendre à force de voiles et de rames de54 leurs industrie dans cet océan de la Divinité, où elles ont reconnu par leurs contemplations longtemps exercées, une infinité de perfection et une béatitude très assurée pour elles. Il est vrai aussi que cette grande activité leur a été tout un temps très profitable et nécessaire, mais à présent qu'elles n'ont pour motif que l'unique plénitude des bontés de leur Objet qui les attire simplement à lui. Il ne faut plus qu'elles usent d'autres industries ni efforts que d'un simple écoulement de coeur en lui, qui leur servira pour toutes sortes d'exercices parce qu'en lui tous les autres sont parfaitement compris ; et l'âme, réunissant dans ce saint amour tous les efforts de ses puissances, fait beaucoup plus que si elle les bandait toutes à vive force à ce même dessein.

L'on appelle cet exercice vie, parce que l'âme n’en doit jamais être privée, autrement on pourrait dire qu'elle serait morte, comme l'on dit un corps mort, qui n'a plus d'âme. Et aussi parce qu'elle n'a plus ni opération ni mouvement que pour Dieu, par qui et pour qui seulement elle vit, sans se soucier de soi-même ni de tout ce qui est parmi les créatures, l’on l'appelle vie simple, parce que ceux qui la pratiquent doivent laisser le mélange de divers exercices et des méthodes qui leur servaient par ci-devant ; mais tout leur objet c'est Dieu, simplement appréhendé et simplement goûté, de sorte qu'en toutes leurs occupations et généralement en tout ce qu'ils ont à faire ou à laisser, ils prennent dans cette simple façon de vivre en Dieu les raisons de ce qu'ils font et de ce qu'ils laissent ; ce qui est moins difficile et moins embarrassant qu'on ne penserait, parce que tout ce qui les divertit de là, et tout ce qui est contraire à cette simple manière de vie leur est très pernicieux ; et partant il le faut quitter sans difficulté pour ne sortir jamais de leur simplicité sous quelque pré­texte que ce puisse étre, s'ils ne veulent se voir jeter tout aussitôt dans un abîme de ténèbres horribles, dans lequel plusieurs tombent, manque de fidélité ou de conduite, et per­dent presque en un moment tout le repos dont l'acquisition leur avait tant coûté : quelques-uns même en viennent jusqu'au désespoir de leur salut, duquel ils ont perdu la route, laquelle ils ne sauraient retrouver que par une grâce extraordinaire de Dieu et par l'aide de quelqu'un qui ait une par­faite connaissance de cette voie et de ses détours.

Puisque je suis tombé sur ce sujet, je dirai en passant que, s'il se trouvait que quelque personne qui, par infidélité ou fai­blesse, eût quitté la suite de ses exercices et des conduites que Dieu tenait sur elle, et qu'elle vînt à être retirée de l’abîme par la grâce de Dieu, l'on ne doit pas la remettre dans les premiers principes de la vie chrétienne, ni la faire repasser par les chemins qu'elle a tant de fois battus : car outre que cela lui serait inutile, parce qu'elle a autrefois outrepassé toutes ces voies, ce serait la rejeter dans une défiance de son salut, voyant qu'elle ne trouverait aucun goût et qu'elle ne pourrait s'assujettir à ce qu’on lui propose comme nécessaire pour l’infaillibilité de sa voie. Et certes c'est un grand aveuglement en ceux qui le font et mettent ces pauvres âmes en un très grand danger : cela vient de ce qu'ils n'ont pas l'expérience de cette simple voie et qu'ils ne peuvent pas donner les moyens d'y retourner avec autant de confiance que s'il ne leur était rien arrivé. De vrai, la Théologie scholastique n'apprend-elle pas que le pécheur qui se convertit à Dieu, rentre en possession des trésors et mérites qu'il avait perdus par le péché mortel ? Pourquoi cela ne serait-il pas vrai dans la Mystique, quand même il serait arrivé qu'on aurait quitté Dieu ? Pourquoi donc changerait-on les exercices dont on usait avant que de tomber ? Pourquoi changer d'objet ? Pourquoi d'autres motifs, puisque ceux dont on se servait était les plus parfaits et les meilleurs qu'on eût pu avoir pour se porter à Dieu ? Car encore qu'on se soit détourné de lui, même volontairement, il n’y a point d'autres choses à faire qu'à reprendre où l'on avait quitté, quand il nous rappelle à lui par sa grâce.

Cette pratique est de telle importance, à mon avis, dans la conduite spirituelle, qu'à moins de s'en servir, l'on ne peut que jeter des âmes dans le désespoir dès cette vie, et les perdre dans l'autre. La raison de ceci est qu'il est moralement impossible que l'esprit qui a goûté Dieu simplement par habitude, et non en passant seulement, puisse jamais trouver goût ni s'appliquer à le chercher autrement ; parce que tous les autres moyens qu'on lui en pourrait fournir, ne sauraient faire la moindre impression sur lui, d'autant qu'il sait et sent très bien que le comble de son bonheur en cette vie ne peut être ailleurs qu'en la jouissance de ce qu'il a déjà autrefois goûté ; que, si on le détourne de la recherche de ce bonheur, lui faisant paraître sa possession impossible ou dangereuse, n'est-ce pas le mettre dans un désespoir éternel en lui ôtant toute espérance d'atteindre à ce qui peut seulement le contenter ? C'est ce qu'on ferait si on arrêtait les âmes qui sont arrivées à ce point et qu'on les retînt dans l'exercice des moyens qu'elles ont déjà surpassés55.

Il ne faut point penser qu'une âme qui a goûté Dieu simplement, puisse jamais trouver aucun repos hors de là ; on aura beau lui faire des démonstrations de la certitude de son salut dans l'usage des pratiques ordinaires du christianisme : si on ne la remet dans la voie qui la reconduise au bien qu'elle a autrefois goûté, il est impossible qu'elle puisse vivre en paix : car cela ne dépend plus de sa liberté de s'établir et s'arrêter là dedans comme dans ce que Dieu demande d’elle, parce qu'elle ressent en soi quelque chose de plus pressant, qui dément toute la persuasion des raisons qu'on lui peut donner. C'est presque de même qu'une personne qui regarde au travers d'un verre peint, ou qui a quelque qualité sur les yeux qui les colore : l'on ne saurait faire voir à ces personnes des objets d'autres couleurs que celle dont le verre est peint ou les yeux affectés. Quand Dieu s'est fait goûter au fond de l'âme, il laisse une impression qui demeure quasi éternellement, et qui rappelle à soi tous les mouvements d'esprit avec une telle force qu’il ne peut jouir d'aucune satisfaction ailleurs que dans ce fonds qui est son centre et sa vraie demeure. C'est à ceux à qui l'affaire touche, à peser sérieusement cette vérité pour aider les âmes à se perdre en Dieu sans ressources par une forte foi, plutôt qu'à les entretenir dans leurs faiblesses et à les nourrir dans des craintes mal fondées, surtout quand elles ont été bien appelées de Dieu dans cet état de simple amour, où l'amour a consommé tous les autres exercices et toutes les pratiques particulières.


CHAPITRE XIX. De quelques doutes qui surviennent dans cette simple voie.

Le diable et la nature conviennent ensemble pour combattre et détruire cette voie qui leur est si désavantageuse, et dans laquelle il n'y a plus rien à gagner pour eux, si ceux qui sont dedans ont tant soit peu de courage et d'attention : c'est pourquoi ils remuent toute sorte de machine pour les en détourner, leur formant mille doutes sur la bonté de cette voie, et leur faisant craindre de tomber dans les erreurs où tant d'autres personnes se sont misérablement perdues. On leur représente qu'il n'y a rien de meilleur ni de plus assuré que les pratiques communes et ordinaires du christianisme et que dans celles-ci il y a toujours à craindre ; que le diable et la nature peuvent exciter l’amour-propre à rechercher l'excellence de ces voies, plutôt pour sa propre satisfaction que pour le plaisir de Dieu, et qu'au reste l'on ne trouve point que dans les premiers temps de l'Eglise les saints aient donné des ensei­gnements particuliers pour suivre ces conduites ; outre que l’on ne saurait mieux employer l'entendement que dans la contemplation des vertus qu’on doit pratiquer, des bénéfices de Dieu que l’on doit reconnaître, et de ses attributs et perfections que l’on doit adorer, avec une infinité d’autres raisons semblables, toutes propres à éton­ner les âmes qui ne sont pas encore assez affermies dans leurs bonnes résolutions. Mais ce qui est de pis, c'est que les hommes contribuent encore plus à les troubler que ne font les démons ni la nature, leur décriant ces chemins comme s'ils menaient tout droit à la perdition.

Tout ce qu'on peut dire pour consoler et pour fortifier ces pauvres âmes, c'est qu'elles peuvent reconnaître dans la vie où Dieu les a infailliblement attirées, les véritables marques et les vestiges de celle que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a enseignée par ses paroles et par son exemple ; parce que là-dedans on ne recherche autre chose qu'à renoncer à tout ce qui est de propre dans la créature pour y laisser faire Dieu tout ce qu'il lui plaira. L'on ne désire y pratiquer qu'une entière pauvreté spiri­tuelle et temporelle, ne voulant rien admet­tre qui puisse occuper la place que Dieu seul doit avoir dans les coeurs, ce qui ne pouvant se faire sans une actuelle application d'affection et d’attention, il faut que tout le monde avoue que cette pratique est des plus excellentes qu'on puisse avoir sur la terre, puisqu'elle nous met dans l'exercice de l'actuelle jouissance de Dieu, qui opère par ce moyen dans la créature sans résistance car elle est par­faitement convertie et tournée vers lui et détournée de ce qui lui peut déplaire. Quand donc elle serait mille ans sur la terre, et qu'elle ne se détournerait jamais de cette simple occupation qui la tient attachée à Dieu, et qu'elle ne ferait aucune des autres pratiques, je dis que sa vie serait très sainte, parce que ce qu'elle laisse ne sont que des moyens pour parvenir où elle est, et ainsi il n'y a nulle­ment à douter ni à craindre.

Et je m'assure que tout esprit raisonnable sera de mon sentiment ; car l'on ne blâme point les autres pratiques, lesquelles sont très sain­tes en elles-mêmes, mais chaque chose a son temps. Si les fleurs demeuraient toujours fleurs, jamais nous ne mangerions de fruits : il est nécessaire qu'elles périssent et qu'elles soient anéanties, afin que les arbres produisent leurs fruits. Il en est ainsi de nos plus ardents désirs, et des plus belles pratiques qui conduisent vers Dieu, lesquelles il ne faut point faire difficulté de quitter pour être introduits par l'opération de Dieu même dans les divins celliers de son amour. Il n'y a ici ni erreur ni sujet de douter, puisqu'on ne veut et on ne cherche que Dieu au travers d'un grand abandon et dépouillement. Cette seule réponse peut satisfaire à tous les doutes que pourraient susciter les démons, la nature et les hommes. En effet, nous ne serons point trompés si nous ne nous trompons nous-mêmes ; et quiconque sent dans sa conscience qu'il ne cherche et ne veut que Dieu seul sans se mettre en peine de ses dons extraordinaires, il n'y a ni démons ni hommes qui le puissent abuser, parce que Dieu est trop fidèle à l'âme pour le permettre, et cela ne s'est point encore vu, au moins que je sache.


CHAPITRE XX. Des ténèbres et de l'obscurité par où il faut passer.

Après que Dieu a tenu l'âme dans la pratique de ces simples moyens, et qu'il l'a dénuée non seulement de la multiplicité de créatures auxquelles elle était attachée hors d'elle-même, mais aussi de celle de ses exercices qui divisaient son entende­ment et sa volonté dans un si grand nombre de différentes opérations qu'elle se formait de raisons et de motifs en Dieu pour l'aimer, si elle poursuit fidèlement, ainsi que je le suppose, le chemin de l'amour dans lequel les grâces l'attirent, elle sentira peu à peu les forces actives se diminuer. Et quoique les lumières et les raisons qui allumaient auparavant le feu dans son coeur, soient encore présentes à l'esprit, elles n'y font pourtant plus d'im­pression ni de mouvement, parce qu'il a conçu en soi, et pour ainsi dire, épuisé la vérité objective qu'elles lui représentent ; et partant ce n'est pas merveille que la volonté demeure sans être touchée par la présence de ses lumières, puisqu'elles ne lui représentent aucun bien que son activité amoureuse n'ait déjà anticipé. Tout ce qui se peut dire et concevoir de distinct des perfections divines ne lui saurait plus donner de goût ni de sentiment, d’autant que l'unité active où l'attrait de Dieu l'a tirée, lui a fait goûter Dieu d'une manière si simple et si admirable qu'encore qu’il lui soit impossible de l'exprimer, elle ne laisse pas d'en être si vivement préoccupée qu'au­cune autre chose n'est capable de l'émou­voir.

Mais comme ce divin attrait n'est que passager dans l'état duquel je parle, et seule­ment pour montrer à l'âme que Dieu est bien au-dessus de tout ce qu'elle a senti et éprouvé jusqu'ici, quand il cesse son ac­tion, cette pauvre âme demeure dans une région de ténèbres et de peines si épouvan­tables qu'il n'y a que ceux qui les ressen­tent qui puissent concevoir leur rigueur : car il n'y a ni livre, ni homme, ni ange qui la puisse tirer de là, ni même lui don­ner soulagement ; parce que effectivement elle est privée de tout, et d'objet et de puis­sance d'agir, et d'espérance d'être jamais mieux. Son unité et sa simplicité l'ont rendue inca­pable de recevoir rien d'ailleurs que de Dieu, uniquement et simplement contemplé comme son unique bien et son tout.

Et cependant cette simple activité par laquelle elle le contemplait et se transformait en lui, lui est ôtée, et tout ensemble son simple objet lui est ravi, et sa simple force amou­reuse empêchée. Et quelquefois elle demeure dans un tel état d'exinanition [sic] qu'elle ne peut plus se soucier d'aucune chose, non pas même de Dieu ; elle est comme toute seule dans un monde de ténèbres infinies : il semble que Dieu même ne soit pas capable de la toucher. Tout ce qui se peut penser lui est indifférent comme à ceux qui sont morts il y a mille ans. D'autres fois elle ressent au fond d'elle-même un désir, une soif et une faim si sensible[s] et si pénible[s] de quelque chose qu'elle ne peut dire, que la douleur lui en semble infinie, parce qu'elle n'y voit aucun remède, la vue de son objet et les moyens de tendre vers lui étant ôtés, car le simple amour et le désir qui la por­taient à Dieu, lui semblent avoir été des fables. Et il est vrai de dire que tout ce qui lui reste des lumières et des grâces extra­ordinaires qu'elle a reçues de Dieu, c'est une douleur sans appui et sans remède, au moins qui soit à sa connaissance.

L'on pourrait dire beaucoup d'autres choses qui arrivent à l'âme que Dieu met dans cette disposition, mais comme je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'en rapporter davantage, je les laisserai pour donner quelques avis à ceux qui se trouveront ici, non pas pour les tirer de ces ténèbres, mais afin qu'ils prennent garde d’empêcher par leur infidélité ou leur indiscrétion la conduite et les desseins que Dieu a formés sur eux, en s'efforçant de se retirer de cette nuit obscure qui leur est meilleure que toutes les lumières qu'ils pourraient avoir : Et nox illuminatio mea.56.

Il est certain que les ténèbres spiri­tuelles sont destinées pour le repos aussi bien que les corporelles, et que ceux qui veulent s’avancer ou reculer pendant qu'elles durent, se mettent en un danger très évi­dent de se perdre. Et pour moi j'estime que c'est de cette source qu'on voit venir tant d’inquiétudes aux âmes, qui leur font souf­frir des peines incroyables, ne sachant plus que faire, ni de quels moyens se servir pour retrouver leur tranquillité ; parce qu'elles se sont si fort embrouillées par leur manvaise conduite et leur trop grand empressement qu'elles ne savent plus où elles en sont ; et beaucoup deviennent si malheureuses que de quitter tout, sans pouvoir pourtant se décharger du pesant fardeau sous lequel elles gémissent.

La raison de ceci est que ce qu'elles font dans cette disposition est purement de leur propre volonté et de leur propre mouve­ment, et qu'elles veulent aller sans savoir où, parce que Dieu qui les attirait et les illuminait tout ensemble, s'est retiré de leur vue et de leur sentiment ; et ainsi si elles veulent s'émouvoir en quoi que ce soit vers lui, elles le font d'elles-mêmes ; mais comme l'on ne saurait y arriver, si ce n'est lui qui y attire, il ne faut pas s'étonner de leur égarement.

Puisque ces ténèbres sont un temps de repos, les âmes qui y sont doivent demeu­rer en paix, jusqu'à ce que ce divin Soleil qui les a causées par son absence, les chasse par son avènement tout nouveau ; et comme elles sont attaquées de mille craintes causées par ces obscurités, et qu'une infinité de doutes et de pensées imaginaires les veulent troubler, il faut qu'elles demeurent inébranlables dans leur foi et dans la confiance de la sincère fidélité de Dieu, qui ne permettra rien à leur désavantage. Il faut encore qu'elles fassent plus d'estime de perdre toutes choses et de se perdre elles-mêmes sans y voir aucune ressource, pour lui témoigner qu'elles ne veulent ni être ni vie que pour lui ; qu'elles aiment mieux, dis-je, lui faire paraître leur amour dans cette pauvreté et abandon incomparable, que d'être remplies de toutes les délices et richesses du paradis. Aussi est-ce de ce point que dépend tout le bonheur de l'âme, et à moins de se perdre ici et de soutenir cette privation infinie (pour ainsi parler), l'on n'entrera jamais dans le sanctuaire où Dieu se communique à l’âme sans réserve et sans l'aide d'aucuns moyens exercés par la créature. C'est pourquoi il est absolu­ment nécessaire d'anéantir tont ce qui se présente pour retirer l'âme de ce désert et de cette perte, et tout ce qui tâche d'y interrompre son repos. Une seule chose doit lui suffire, savoir qu'elle s'est entière­ment abandonnée entre les mains de Dieu, qu'elle lui a remis tous ses intérêts et qu'il ne lui reste plus rien qu'à devenir telle qu'il lui plaira, sans vouloir plus rien voir pour soi dans ses voies, ni de pire, ni de meilleur, ni de plus parfait.


CHAPITRE XXI. L'entrée à la renonciation consommée et parfaite, qui est pareillement la porte du sanctuaire de la théologie mystique.

Tandis qu'il reste à l'âme un seul respir de sa propre vie et de sa propre tendance, quoique très simple vers son objet, il est impossible qu'elle soit totalement réduite et abîmée dans l'unité de ce même objet, parce que ce respir est un moyen qui l'en distingue, et qui met une séparation entre eux deux : Nemo vide­bit faciem meam et vivet57. Il y a donc autant de différence entre ce que j'ai dit de la renonciation et entre ce qui reste à dire, qu'entre la vie et la mort ; et il est bien véritable que tout ce qu'on a fait jusqu'ici ne sont que les dispositions à cet état de perte et de renonciation, où l'âme fidèle doit entrer dans l'exercice des paroles du Fils de Dieu, qui nous assure qu'à moins de perdre son âme, il est impossible d'être de ses parfaits disciples. Or comme ceci est la fin et consommation de toutes choses, il n'y a plus rien de commun avec les traités pré­cédents, d’autant que tous les moyens actifs les plus simples dont on se servait, ont fini leur cours ; de même que les fleuves cessent de se mouvoir depuis qu'ils sont entrés dans la mer, au moins par leur mouvement par­ticulier, quoiqu'ils se meuvent par celui de la mer qui les a engloutis, et qui est leur centre naturel58. Ainsi l'esprit qui s'est abîmé et perdu en Dieu, n'a plus d'autres mouve­ments que ceux que Dieu lui donne, ni d'autres inclinations que les siennes. Il est pourtant vrai qu'il pourrait bien se retirer de cette totale perte et reprendre sa propre vie par l’infidélité autant horrible que le bien qu'il possède était avantageux : à la vérité, ce malheur arrive rare­ment à des âmes aussi avancées et qui sont déjà comme dans le port.

Mais afin que l'on voie plus clairement l'ordre des conduites de notre Dieu pour attirer les âmes à la perfection, il faut tenir pour très assuré qu'il n'a d'autre dessein dans ses opérations au-dehors et dans toutes les grâces, les lumières et les bons mouve­ments qu'il produit dans le coeur des hommes, que de se les rendre semblables. Ce qu'il fait donc continuellement, c'est de se former en eux ainsi que le dit le saint apôtre : Donec formetur Christus in vobis59 ou bien, selon le même, les transformer en soi : In eandem imaginem transformamur60. De sorte que cette divine opération con­somme sans cesse ce qui s'oppose à elle dans l'âme, qui ne peut être autre chose que la volonté qu'elle a de subsister ou par elle-même ou par les autres créatures, qui sont hors d'elle ; à quoi pour remédier, elle a demeuré dans l'exercice des vertus autant qu'il a fallu pour s'en débarrasser, excitée par cette divine opération, qui pré­venait ses mouvements pour les retenir dans les bornes du juste milieu de la raison animée de la vue de Dieu, et poussée à le chercher dans toutes ses actions, sans vou­loir s’épancher dans les créatures par au­cun motif naturel, mais seulement en usant en temps et lieu comme d'échelons pour monter vers le Créateur, ainsi que j'ai écrit ailleurs. Après qu'elle a renoncé à tout ce qui est hors d'elle, elle n'a que demi fait, parce qu'elle subsiste encore en elle­-même par ses propres opérations, qu'il faut se résoudre à quitter aussi bien que tout le reste.

Car encore qu'elles sortent à bonne fin et pour bon motif, et que l'homme reconnaisse qu'il ne les fait que par l'aide de l'opération divine, néanmoins parce qu'il les possède encore en propriété et qu'il re­garde en elles son propre bien, elles empêchent que Dieu ne se donne à lui en plé­nitude, à cause qu'il prétend se donner soi-même par là sa propre perfection au lieu de l'attendre seulement de Dieu en perdant toute autre chose.

Notre Dieu qui est extrêmement amoureux des âmes qui veulent l'aimer, ne cesse point d'épuiser peu à peu leur propre activité, pénétrant par son action leurs puissances, et les remplissant de sa vertu en telle sorte qu'après un laps de temps et d'années, et après beaucoup de divers exercices, tantôt d'affliction et quelquefois de consolation, l'on se voit destitué de tout propre appui et de tout pouvoir d'en chercher ni même d'en désirer : on se sent tout nu comme au milieu d'un désert effroyable, lequel en effet épouvante la nature, qui ne s'était point vue si dégarnie de tout dans une région si inconnue. Je ne rapporterai ni les doutes ni les peines qui surviennent, pour en avoir déjà parlé, afin d'entrer précisément dans le discours du sujet que je me suis proposé de traiter ici, qui est le plus grand et le der­nier abandon que l'on puisse faire.

Quoique l'âme soit soutenue dans ce dépouillement61 par l'opération divine, qui ne la quitte jamais, cela se fait si simplement et si imperceptiblement que la nature qui se sent avoir tout perdu, ne laisse pas de don­ner beaucoup de peine à l'esprit, qui n'a plus aussi sur quoi s'appuyer que sur sa simple force passive, par le moyen de la­quelle il se laisse en proie à Dieu pour faire de lui tout ce qu'il lui plaira, dans le temps et dans l'éternité, sans vouloir connaitre ni comment ni où il va. Ce lui est assez de savoir qu'il s'abandonne et se perd en Dieu ; en effet, il ne doit plus rien avoir en vue de toutes ses voies, sinon sa perte et son aban­don, durant lequel l'opération de Dieu qui se fait au plus profond de 1'âme, avance si mer­veilleusement et transforme la créature en l'image de Dieu si vivement et si secrète­ment qu'il faut enfin que ce pouvoir même qui lui restait de s'abandonner et de se perdre en Dieu, lui soit ôté et tout-à-fait anéanti. Or de rapporter le nombre des morts et des furieuses agonies qu'il faut soutenir dans ce passage, cela est impos­sible ; tout ce que l'on peut, c'est de dire avec Job : Homo nudatus atque consumptus ubi quaeso est ?62.

Si l'on est aussi perdu que je le suppose, il ne reste plus aucune prise aux démons, sinon à l'extérieur, je veux dire dans la partie inférieure, où ils excitent tous les ressorts de la nature par des tentations de toutes sortes, tâchant d'épou­vanter l'esprit par aspect du péché et de le faire descendre au secours pour l'embrouil­ler dans ces troubles et lui faire ainsi quitter sa forteresse où ils ne peuvent l'assaillir. Il faut les laisser remuer leur fumier, sans les daigner regarder ni faire estime de tout ce qu'ils font, tenant pour certain que, tant que la volonté ne descendra point et qu'elle demeurera toujours perdue en Dieu sans vouloir autre chose, elle ne saurait pécher, quoi qu'il se puisse passer dans toutes les puissances inférieures : c'est pourquoi l'on ne doit pas même réfléchir sur tout cela, sous prétexte de chercher si on a manqué ; si l'on était assez fidèle à cette pratique, ni la nature ni les démons ne pourraient jamais faire la moindre brèche dans les âmes qui sont arrivées à cet état.


CHAPITRE XXII. Comment l'âme demeure en Dieu pleinement morte, renoncée et perdue à soi-même.

L'état précédent que je viens de décrire est tout plein de morts et d'agonies si secrètes et si merveilleuses qu'il n'y a que Dieu qui les puisse connaître, et l’âme qui les souffre ; je ne me suis point aussi arrêté à les déduire en détail, on pourra lire dans les livres des Mystiques, ce qu'ils en ont écrit : je me contente de dire que dans cet état l'action divine détruit et anéantit la propre activité de la créature, non seulement quant aux effets extérieurs, mais même jusque dans la racine, purifiant le fond de l’âme de cette maudite semence de péché, qui est comme identifiée avec elle ; et par conséquent, il lui faut mourir sans cesse, et enfin expirer heureusement en Dieu63, dans lequel elle demeure morte et perdue en soi-même, et c'est de cet état, que je prétends parler maintenant avec la grâce de Dieu.

C'est ici que l'âme n'attire plus rien des choses inférieures pour se soutenir, mais aussi elle ne reçoit plus d'assistance perceptible des supérieures. Elle demeure comme sans mouvement, et sans envie d'en avoir : aussi ne voit-elle rien, ni de plus bas ni de plus haut, et même elle n'a plus d'idée de Dieu formée par le concept. Et son opération ne trouvant plus de contrariété en elle, ne se fait plus sentir comme par ci-devant ; on dirait que l'âme est comme toute fondue dans une certaine vacuité abyssale où64 l'on ne voit ni fin ni commencement. C'est véritablement un état de mort passive, dans lequel l'on n’est appuyé que de la très simple et très inconnue vertu de Dieu qui pénètre l'esprit de l'homme, jusqu'à ce qu'elle l'ait réduite dans l'état de sa totale consom­mation. Car encore que l'action de Dieu, en se saisissant du principe des opérations humaines, ait anéanti dans la créature où tout cela se passe, tout ce qu'elle retenait de propre et d'elle-même pour se porter vers son objet, il reste pourtant toujours une certaine opposition à Dieu, qui est comme identifiée avec elle, et dont elle ne saurait se dépouiller : il est nécessaire que ce soit Dieu qui l'arrache, autrement elle en serait toujours marquée, parce que cela ne tombe point sous les termes de son action65.

L'on ne saurait donner de précepte pour cet effet, ni bien décrire ce que c'est, d'autant que Dieu s'étant réservé cette oeuvre, s'est aussi réservé la connais­sance des moyens propres à son accomplis­sement. Je dirai pourtant, autant que j'en puis juger grossièrement, que c'est une certaine restriction et répugnance naturelle, que l'âme ressent au plus intime de son fond, à se laisser toute aller à Dieu pour ne subsister plus qu'en lui et par lui, et ne retenir plus ni forme ni espèce de soi-même : non pas que je veuille dire que l'âme reçoive pour cela aucun changement dans sa substance, ni qu'elle retourne dans les idées de Dieu où elle était avant que d'avoir reçu l'existence, selon que quelques­-uns ont voulu dire, à ce qu'on leur fait accroire, mais je dis qu'elle est tellement hors d'état d'agir de soi-même, et à pro­duire aucun mouvement spirituel comme de son propre fond, qu'on ne dirait pas qu'elle soit en être ; et d’autant qu'au commencement de cet état, il reste toujours quelque chose qui n'est pas consommé dans la mort, il faut que l'action de Dieu détruise ce reste, la créature n'ayant rien à faire qu'à se laisser aller, ainsi que nous voyons que l'or se laisse dissoudre et purifier par la chaleur qui le pénètre.

Après que Dieu a extirpé jusques dans sa racine tout ce qui s'opposait à sa vertu66, l'âme demeure parfaitement libre et déga­gée de tout empêchement. Ce qu'il y a de plus ravissant dans le ciel et de plus pré­cieux sur la terre (hormis Dieu) n'est pas capable de lui faire la moindre impression ; elle n'est plus capable ni d'admiration ni d'étonnement, elle ne saurait rien craindre ni rien espérer que la claire vision de son divin Objet ; et elle est en vérité tellement maîtresse de tous les accidents les plus funestes que, si elle en est attaquée, ils ne font en elle non plus que des mouches qui passent devant son visage. Il ne faut pas s'é­tonner si ces âmes si parfaitement choisies disent qu'elles ne se souviennent ni de paradis ni d'enfer, puisque, ne voulant et ne refusant rien pour elles-mêmes, elles demeurent mortes à tout ce qui les regarde, dans la volonté et le bon plaisir de Dieu.

Quand l'opération de Dieu a épuisé toutes les forces neuves et passives de l’âme, il faut absolument qu'elle succombe, n'ayant plus rien de propre qui la soutienne, de même qu'un métal qui est dans le creuset est contraint de céder à la force du feu ; sur quoi il est à remarquer que n'est pas assez qu'il soit échauffé par la chaleur, jusque-là même qu'il paraisse n'être que feu, car s'il n'est fondu, l’on ne saurait qu'en faire. C’est presque de même de l’âme des hommes : tant d'amour, de feux et de flammes que vous voudrez, j'avoue que si elles en sont toutes pénétrées, elles sont merveilleuses ; mais si elles ne sont entièrement fondues, perdues et réduites au néant d'elles-mêmes, pour leurs propres opérations, propres vues, pro­pres formes67 et tout ce qui se peut dire de propriété, elles ne seront jamais dispo­sées à être transformées en Dieu. C'est un dire des philosophes, que tout ce qui doit prendre une autre forme doit quitter la sienne. Or comme ce n'est pas seulement pour plaire à Dieu, ni pour devenir saints que l'opération divine réduit ici les âmes, - puisque plusieurs sont très saints qui ne sont jamais parvenus à ce degré, - mais que c'est à dessein que l'esprit de l'homme soit fait un avec celui de Dieu : Ut et ipsi unum sint in nobis sicut ego et tu unum sumus68, il ne faut point faire de difficulté de se perdre dans cette unité sans en vouloir sortir par le moindre détour volontaire pour s'assurer si l'on est bien, car ce soin fait bien voir qu'on est encore à soi-même et qu'on n'est pas entièrement perdu, ou qu'on ne veut pas se perdre à l'aveugle. C'est ce qui en arrête un si grand nombre à la porte du sanctuaire, et qui les empêche d'y entrer, n'osant avancer le pas dans un lieu si obscur qu'il n’y paraît aucune lumière.

C'est dans cet endroit que l'on peut bien dire en vérité : Terrores mortis venerunt super me et contexerunt me tenebrae69, parce que les démons et la nature ne repré­sentent ici à l'âme que des choses horribles, des dangers évidents de son salut, des désespoirs et des craintes inconcevables ; et parce qu'elle a quitté toutes ses pratiques ordinaires et ses plus simples moyens qui lui donnaient encore quelque assurance dans sa voie, ils tâchent de lui faire croire qu'elle est dans l'erreur. Mais si elle demeure constamment dans sa perte sans écouter leurs raisons, elle verra infaillible­ment toutes ses craintes, ses doutes et ses peines, se dissiper comme les ténèbres à la face du soleil : son salut et sa voie n'est jamais plus certaine qu'au milieu de son plus grand abandon ; car elle est pour lors entre les bras de son divin Epoux qui la soutient et la garde contre tous ses enne­mis ; elle n'a donc qu'à y demeurer par la foi qui la rend inébranlable dans sa perte, et au-dessus de toutes les attaques et les tempêtes.

Ce genre de vie ou plutôt de mort suppose une entière séparation de coeur et d'affection des choses créées, en telle sorte que leur privation ou possession, leur indigence ou leur abondance, leur dégât ou leur augmentation, ne soit plus capable de nous toucher, en telle façon que nous sortions par désordre et passion hors de notre simple paix et repos sous quelque prétexte que ce soit, et quiconque voudrait encore y demeurer par attache, se verrait à toute heure tomber en mille fautes, sans pouvoir avancer vers le terme où Dieu l'attire.

Je connais des personnes qui ont eu entrée jusqu'ici, et à qui Notre Seigneur a fait des grâces très grandes et très particulières, qui ont du coeur assez pour s'abandonner et se perdre en tout ce qui regarde l'inté­rieur, et cependant on les voit s'arrêter à des niaiseries et des attaches extérieures, à des desseins inutiles, qui empêchent absolument ceux que Dieu a formés sur elles ; aussi ces personnes roulent les années entières sans rien avancer dans ce qu'elles ont commencé, quoiqu'il semble qu'elles ne désirent rien tant. Si je ne voyais cela, je ne pourrais le croire ni concevoir comment l'on peut soutenir en soi-même deux extrémités si opposées. Aussi est-ce l'ordinaire de Dieu de poursuivre ces personnes par de grièves70 maladies, des pertes de biens, d'honneur, de parents et d'amis, jusqu'à ce qu'il les ait réduites à un état de se rendre à lui et renoncer à tout ce qui les tenait misérablement attachées aux créatures : encore est-ce un effet de son infinie miséricorde sur ces pauvres âmes ingrates et faibles, qui ne vient que du pur amour qu'il a pour elles, sans qu'elles lui aient jamais donné le sujet ; mais il fait ainsi à qui il lui plaît. Ce qui est fâcheux, c'est de les voir si rétives et si chiches à lui donner ce qu'il leur demande avec tant de justice, et qu'elles ne veuillent pas tout perdre après avoir abandonné la meilleure partie d'elles­-mêmes, qui est l'esprit, et ce qui regarde leurs intérêts, s'arrêtant cependant à ce qui n'est que corporel et très périssable.


CHAPITRE XXIII. L'état dernier de la vie mystique, dans lequel la vie et la propre vigueur de l'âme est toute consommée en Dieu.

C'est enfin en ce dernier état de parfaite et très intime union de l'âme avec Dieu, que la lumière et les ténèbres sont consommées et finies, ainsi que les moyens cessent dans la jouissance de la fin, et les mouvements quand ils sont arrivés à leur terme ; parce que ici l'âme qui était attirée et Dieu qui l'attirait, sont joints dans une si grande unité qu'il n'y a aucun entre-deux ni aucun moyen de la part de la créature pour passer plus avant : car encore que du côté de Dieu il y ait des degrés infinis de se communiquer plus parfaitement à elle et de l'abîmer plus profondément dans sa perte, néan­moins depuis qu'elle est arrivée à cet état, elle ne peut plus rien avoir en vue, ni sa voie ne lui peut plus être en objet ; et partant elle ne connaît plus rien hors de soi, ou plutôt hors de Dieu, vers quoi elle doive tendre et aspirer ; et quand elle s'efforce pour le faire, elle sent que tous ses efforts sont rebouchés71, ainsi que serait ceux des yeux qui se voudraient opiniâtrer à regarder fixement le soleil en plein jour, et qui ne verrait ni le soleil ni les autres choses.

Cette impuissance et non-pouvoir de l'âme pour passer plus avant, ne vient pas de défaut ni d'imper­fection ou privation, mais elle vient plutôt d'abondance et de plénitude, parce que dans tous les états et toutes les dispo­sitions qu'elle a traversés jusqu'ici, elle a épuisé toutes les lumières, tous les motifs, tous les moyens et toutes les vues d'union et de transformation en Dieu ; en sorte qu'il ne reste plus rien à l'opération humaine à concevoir dans tout ce qui se peut dire de Dieu et des moyens de tendre et de s'unir à lui. Et non seulement l'enten­dement humain est rempli de ces vues et connaissances, mais aussi le coeur et la volonté en a embrassé la pratique, et il ne reste rien des anéantissements, des abandons et des plus simples tendances et moyens d'union, qui ne soit surpassé. Et ainsi l'âme ne voit plus rien, ni en Dieu ni dans les créatures, vers quoi elle puisse ou doive tendre, ni aucune manière d'agir qui lui puisse être utile. Ce qui lui reste, c'est qu'au milieu de son obscurité elle sent au plus profond de soi-même, une vertu secrète qui l'attire sans pouvoir, savoir ni comprendre ce que c'est, et comment cela se fait : car il ne lui paraît rien du tout qui puisse tomber dans son entendement, ni que sa volonté puisse embrasser ou poursuivre, et encore qu'elle ressente bien l'opération de cette vertu qui la pénètre, elle ne peut pourtant y contribuer autrement qu'en la laissant faire et en se laissant (pour ainsi parler) dévorer à elle. C'est ce feu dont parlait le prophète, disant : Misit ignem de alto in ossibus meis et erudivit me72. C'est ce feu qui doit consommer toute la propre vie de l'âme, et lui en redonner une toute nouvelle : c'est lui qui la doit tellement purifier et séparer de tout le créé qu'il la transforme enfin et la fasse semblable à Dieu, autant que la créature lui peut ressembler.

Il arrive d'ordinaire que l'âme se trouve assez étonnée dans les commencements de cet état, se voyant dans l'impuissance de se servir de ses plus simples moyens d'union qu'elle n'ose quitter sitôt, craignant de se tromper, parce qu'elle ne voit rien à quoi elle puisse tendre : tout ce qui lui paraît, c'est une obscurité qui la couvre, et dans laquelle elle voit bien qu'il faut qu'elle se perde pour cheminer par des voies inconnues, ce qui donne tant d’appréhension à la nature, qui se sent à la dernière extrémité, qu'on ne le saurait exprimer. Le diable et le raisonnement viennent à son aide pour la détourner, lui représen­tant des dangers tous évidents dans des chemins si écartés, et qu'il vaut bien mieux connaitre où on va que marcher à l'aveugle, et une infinité d'autres semblables prétextes pour l'empêcher d'entrer plus avant. Et comme c'est ici le dernier coup que reçoit la nature, il est besoin d'une grande géné­rosité, et du conseil d'une personne qui l'entende bien, pour encourager ceux que la crainte arrêterait à ce passage, et pour leur enseigner la manière de laquelle on doit user pour bien faire ; c'est pourquoi l’on ne doit pas s'avancer sans en communiquer à quelqu’un si l'on en trouve. Il est vrai que Notre Seigneur fait ce qu'il lui plaît, et comme il juge à propos, aidant et tirant qui bon lui semble sans l'aide de personne ; mais comme cela est rare, il vaut mieux s'en tenir à la manière ordinaire qu'il a établie pour la conduite des âmes, et suivre les avis de ceux qui sont sages dans ces matières.

Tous les doutes et les craintes étant levés, l'âme, comme revenant à soi, se voit toute nue et dépouillée de tout, comme si elle n'avait jamais aimé Dieu ; et tout ce qu'elle trouvait en lui d'aimable, et qui l'attirait ci-devant, s'est évanoui comme ce qui n'a jamais été, tous ses désirs s'en sont allés, tous ses exercices ne lui servent de rien. Et comme j'ai dit qu'elle ne sent, ne goûte et ne voit plus rien que quelque vertu secrète au fond de soi-même qui la presse et qui la pénètre sans savoir comment, elle est enfin contrainte de se tourner vers cette vertu, non pas pour la connaître ni pour contribuer à son opération, car il est impossible, d’autant que cette vertu est un centre de l'âme et ne peut être en objet à l'entendement, car son opération se fait sans l'aide des puissances considérées selon leurs opérations particulières et dis­tinctes, lesquelles prises en ce sens n'ont rien à voir dans le fond et l'unité de l'âme où elle habite ; mais il est nécessaire, pour son entière consommation, qu'au lieu qu'elle tendait vers Dieu par ses très simples moyens, efforts et exercices, elle mette toute son attention non pas à s’écouler en Dieu comme elle faisait, mais à recevoir ce qu'il fait en elle par sa vertu qui la pénètre, car c'est par elle qu'il s'écoule en l'âme et qu'il s'y étend. Il faut donc oublier toutes choses et laisser toutes sortes d'occupations inté­rieures, tant simples puissent-elles être, pour donner lieu à Dieu d'agir sans empêchement ni contrainte dans l'esprit humain, qui de vrai n'a plus désormais de propre action ni de tendance vers aucune fin ni objet, parce qu'il reçoit immédiate­ment de Dieu tous ses mouvements et les raisons d'agir.

Que si l'on voulait disputer et demander comment l'on peut mériter, puisque l'on ne fait rien, je réponds que le mérite et la sainteté consis­tent à être uni à Dieu, qui est le principe de tout mérite et de toute sainteté, et de ne s'en séparer point. Ainsi les âmes qui vivent en cet état que je décris, lui étant parfaitement unies et librement, méritent et se perfec­tionnent toujours de plus en plus et à mesure qu'elles se perdent et s'approfon­dissent dans cet Océan infini qui les engloutit et abîme, sans qu'elles y contri­buent autrement qu'en se laissant aller, qui est tout ce qui leur reste, et ce qui leur demeure toujours ; et qui est à mon avis la seule distinction qui leur peut paraître entre le créé et l'incréé, qui est plutôt une force passive pour soutenir non seulement l'opération de Dieu au-dedans, dans une totale nudité, je veux dire sans aucun mélange de l'effort humain que quelque chose d'actif. C'est aussi par cette même force qu'on soutient et reçoit tout ce qui arrive du dehors, doux ou fâcheux, de qui que ce soit, sans altération, sans trouble, et sans se divertir d'un seul respir ou d'une seule oeillade, de ce très simple repos dont l'esprit jouit dans la possession et le goût qu'il a de Dieu.

Ce soutien ou accommodement à l'opéra­tion divine, peut être expliqué par l'exem­ple des Esprits saints, rapportés par le Prophète, lesquels soumettaient leurs ailes et voilaient leur face quand la voix se faisait dedans le firmament. Car ici l'âme avec toutes ses puissances est dans une perpétuelle soumission, et laisse sa propre façon de vivre et d'opérer pour recevoir seulement la vie et l'opération divine. Et quoiqu'il semble qu'il ne devrait se trou­ver ici que de la joie et des délices spiri­tuelles en très grande abondance, puisque Dieu s'y fait ressentir si excellemment, il est pourtant vrai qu'en aucune des dispo­sitions précédentes, la nature n'a souffert des agonies et des morts si cruelles, car en effet, il faut qu'elle quitte sa propre vie et qu'elle la reçoive d'un autre. La mémoire, l'entendement et la volonté ne prennent plus rien comme de soi-même, mais leur soutien leur vient de cette vertu que j'ai dit, qui habite dans le fond de l'âme d'une manière cachée, et comme si c'était un étranger qui fût en la maison d'un autre. Ce n'est pas que l'on n'ait avec cela une très grande certitude que tout est bien, car l'on n'en peut douter, au moins selon le témoignage de sa conscience ; mais l'on sent manifestement l'esprit se diviser du reste avec une telle douleur dans l'âme qu'elle ne se peut expliquer, laquelle pro­cède de la répugnance radicale qui est en la nature, à se perdre totalement et à renoncer à sa propre vie. Et ceci dure jusqu'à ce que la vertu divine ait tout-à-fait consommé cette propre vie jusque dans le fond par son entière pénétration, le trans­formant en foi et le purifiant jusqu'à la moindre petite propriété ; pour quoi faire il se passe souvent plusieurs années, à cause qu'il ne s'en trouve presque point entre les hommes, qui soient assez forts pour se laisser entièrement écouler en Dieu et consentir à la perte de tout ce qui leur est propre, pour recevoir tout de Dieu et ne se gouverner que par ses mouvements.

Il est important de remarquer que tant plus que cette divine vertu remplit l'âme, cette obscurité qui l'environne, comme j'ai dit, croît davantage, non pas que cela cause des doutes et de la peine : au contraire, elle donne une certitude de la bonté de cette voie, telle que la lumière des principes en donne à l'entendement sur le sujet de quelque science. Cette même obscurité qui est cette caliginosité dont parle saint Denis Aréopagite, est ce qui reste d'objectif à l'entendement, si toutefois l'on peut dire qu'il lui en reste quelque chose en objet, et qu'il ne soit pas mieux de dire que cette même obscurité est comme celle qui vient aux yeux qui sont à l'opposite du soleil, dont le trop grand éclat les empêche de voir. Car de vrai, ce n'est que la présence de la Majesté de Dieu qui a rendu l'âme aveugle, non seulement pour toutes les créatures, dans lesquelles elle ne connaît plus aucune bonté qui la puisse attirer, mais aussi à l’endroit de Dieu, dans lequel elle goûte une bonté si immense, et a vu des perfections si infinies que tous les efforts de toutes les créatures n’en sauraient atteindre ni comprendre la moindre étincelle : ainsi elle a tout quitté ce qu'elle pouvait par ses propres efforts, tant de la volonté que de l'entendement, pour recevoir à l’aveugle les impressions de son divin Soleil, qui n'a pas manqué de la remplir de sa vertu au même temps qu'elle a quitté la sienne propre, et qu'elle s'est abandonnée à tous ses mouvements et à son bon plaisir. Elle n'a donc désormais qu'à demeurer en ce même abandon sans vouloir savoir où elle va ni comment elle est conduite ; car ce serait faire une grande injure à Dieu que de se défier de lui après s'être jeté entre ses bras, et de vouloir retourner sur ses pas pour réfléchir si nous sommes trompés.

Et il ne faut point alléguer qu'à la vérité Dieu ne nous trompera pas, mais que nous pourrions bien nous tromper nous-mêmes : car il est impossible de s'abuser ni d'être trompé, si l'on ne sort point de son abandon ni de sa perte en Dieu ; d'autant que l'on ne saurait chercher 1à-dedans ni se convertir à quelque chose de créé que l'on aime pour soi (autrement l'on sortirait de l'aban­don), et ainsi, n'aimant rien pour soi, l'on ne pèche point : au contraire l'on vit à Dieu et pour Dieu.


CHAPITRE XXIV. D'un autre degré de consommation de l'âme en Dieu.

Après que l'opération divine a purgé le fond de l’âme de cette restriction et répugnance qu'elle avait à se laisser aller à Dieu pour n'être, ne vivre et ne subsister qu'en lui et par lui, elle l'occupe et s'étend en elle, comme la lumière fait dans l’air très pur et très clair, avec lequel il semble qu'elle n'ait aucune différence. Ainsi l'Esprit de Dieu, qui a pénétré par sa vertu tout ce qu'il y a de plus secret dans celui de l'homme, est fait tellement un avec lui qu'il est principe de ses actions et de ses mouve­ments : il est sa vie, sa lumière, et enfin tout son bien.

Et comme l'âme ne saurait plus rien voir de beau ni de bon hors de Dieu, et qu'elle ne peut plus voir Dieu autrement que comme une même chose avec elle, il faut avouer que son bonheur et sa félicité est indicible, car encore qu'elle eût un grand bien, en la façon que j'ai dit au chapitre précédent, en ce qu'elle n'avait plus l'usage de ses opéra­tions ordinaires et ne recevait plus rien que de la vertu secrète dont Dieu l'agitait et la remplissait au-dedans, néanmoins cette résistance naturelle à s'en laisser remplir, et la douleur qu'elle ressentait à se perdre dans l'obscurité qui l'environnait, diminuait beaucoup la douceur de ce bien ; et en un mot, quoique son union fut réelle et véritable, elle n'avait pas tous ses effets ni toute son étendue, de sorte qu'il était nécessaire que l'âme s'occupât à recevoir l'impression de la vertu divine, et à s'y laisser aller, évitant les subtiles oppositions que la nature y formait sans cesse par divers empêchements. Mais à présent que tout cela est consommé, et l'Esprit de Dieu étant le maître, il opère par celui de l'homme, auquel il a daigné s'unir par sa bonté et miséricorde, et y opère en telle manière qu'il semble que toutes les merveilles de Dieu lui soient comme naturelles. Les oeuvres les plus sublimes et tout ce qu'il y a de grand, et qui semblait difficile autre­fois, ne lui est plus rien ; tout est aplani et facile à passer ; l'on ne voit rien au-des­sus ni au-dessous ; et toute la capacité appétitive est tellement remplie qu'il n'y a plus de lieu pour aucun désir. L'enten­dement est si parfaitement comblé de la vérité de Dieu présent que tout ce qu'il y a de science parmi les anges et les hommes ne lui semble que fausseté et que mensonge en comparaison de ce qu'il possède. La mémoire aussi ne peut plus admettre des espèces73 étrangères, ayant une plénitude de cette présence divine.

Il se trouve des âmes en cet état qui ont plus de liberté pour s'occuper aux choses extérieures, d’obligation ou de charité, les unes que les autres : et il y en a quelques­-unes à qui Dieu fournit par lui-même les lumières de ce qu'elles doivent faire pour s'acquitter de leur devoir (soit à dire ou à faire), incomparable­ment mieux que si elles agissaient selon tout l'effort et toute la liberté de leurs facultés naturelles. Et mon sentiment est que si les âmes se perdaient en Dieu jusqu'au point que je viens de décrire, il prendrait réellement et véritablement le soin de tout ce qui les regarde pour l'exté­rieur et l'intérieur : ma raison est que quiconque agit par le mouvement et dans l'union d'un principe infaillible, agit infail­liblement, et sans pouvoir errer ni se tromper.

De ceci, l'on doit bien remarquer que les erreurs dans lesquelles se sont laissés et laissent encore tous les jours tomber certains faux spirituels, sont des avortons de leur amour-propre et de l'immortifica­tion de leur propre jugement et de leur superbe, qui les a empêchés de se soumet­tre à l'esprit de Dieu pour recevoir ses conduites ; mais ils ont eu et ont la présomption de se forger à leur fantaisie leurs communications de Dieu, et de les régler à leur façon et à leur mode, ne cherchant que des choses hautes et qui surpassent le commun, afin d'engager plus subtilement ceux qui ne s'apercevraient pas de leurs folies et de leur vanité.

C'est bien au contraire dans cet état qui est tel que l'on n'a jamais rien vu de plus simple : car la bonté de Dieu est si grande envers l'âme, sa chère épouse, qu'il s'est comme égalé à elle, en sorte qu'elle ne voit plus rien au-dessus de soi, et tout ce qu'elle fait lui semble comme naturel. Elle se sent si dégagée de tout qu'elle ne peut seulement concevoir comment l'on peut avoir quelque liaison ou attache avec une chose créée. C'est ce qui fait quelquefois douter si l'on ne fait point ses actions naturellement, à cause qu’on ne voit plus ni motif, ni intention, ni attention, ni rien qui vienne de l'effort de la créature, et qu'elle fait cela comme un instrument qui serait gouverné et conduit par un autre. Mais il n'y a rien à craindre : pourvu que l'on demeure mort à tout et vivant en Dieu, et que l'on ne retourne point à ses propres inventions, l'on ne saurait manquer : Qui enim Spiritu Dei aguntur hi sunt Filii Dei 74. Ce n'est pas que je ne sache bien qu'il n'y a état si relevé et si saint dans cette vie duquel on ne puisse déchoir et abandonner Dieu après l'avoir servi plusieurs années ; mais cela vient d'une si grande et si étrange infidélité qu’il n’arrive que rarement en cet état duquel je parle à présent.

Il est vrai qu'il faut soigneusement prendre garde que, sous l'apparence d'une sainte liberté, l'on ne fasse revivre le libertinage de la nature : ce que le diable machine fort subtilement, sous prétexte qu'il ne faut point réfléchir ; et ainsi il fait quelquefois faire des choses épouvantables à certaines personnes trop simples et trop grossières, qui s'imaginent pouvoir tout faire sans contrarier l'Esprit de Dieu, à cause qu'elles ne veulent plus réfléchir sur quoi que ce soit, se disent-elles, comme étant comme une grande imperfection ; leur tromperie est aisée à voir ; et quoiqu'il y ait plus d'ignorance que de malice en plusieurs de ces personnes, néanmoins elles sont en grand péril, si elles ne sont conduites par des personnes qui aient la connaissance de ce piège, et l'adresse pour les en tirer.

Mais pour revenir à notre propos, il est nécessaire de savoir qu'au commencement de ce degré dont je parle, l'âme étant toute pénétrée et remplie perceptiblement de Dieu, elle agit aussi en Dieu avec une entière plénitude ; elle ne prend ni ne reçoit rien d'ailleurs que de Dieu, duquel elle regorge, pour ainsi dire. Mais comme avec le temps cette abondance vient à se dimi­nuer jusqu'à ce que l'âme soit laissée comme à soi-même, et que l'on ressent quelquefois les attaques de la partie inférieure aussi vivement que jamais, que les mauvaises humeurs surprennent et les passions veulent s'émouvoir, l’on ne laisse pas de s'étonner un peu, particulièrement les nouveaux venus en cette région, parce qu'on croit que l'état où l'on s'est trouvé, qui est tout divin, devrait être exempt de toutes ces alarmes, et que ce ne devrait plus être que paix et repos éternel : et cependant l'on se voit quasi comme au premier jour, et pis ce semble ; d'autant que l'on n'est plus en pouvoir de se défendre par ses propres efforts, ni de se servir des persuasions du raisonnement, ni d'autres moyens qui fortifiaient autrefois ; mais il faut soutenir nuement toutes les attaques de la nature et des démons qui se vengent à outrance d’une pauvre âme qu’ils trouvent ainsi abattue, ce semble, ou au moins en pouvoir d'être attaquée, et qui ne peut aller ni plus haut ni plus bas, et qui ne le veut pas aussi.

Nonobstant toutes ces misères apparentes, l’âme ne fut jamais mieux ni plus intimement unie à Dieu, si elle sait demeurer dans son simple repos et dans la tranquillité qu'elle ressent et dont elle jouit au fond d’elle-même parmi tous les désordres que les diables ou la nature puissent exciter en elle : car Dieu qui la tient fortement unie à lui dans son fond, ne souffrira jamais qu'il arrive rien qui lui déplaise, pourvu qu'elle ait la force de tout soutenir et laisser tout passer sans s’y arrêter. Et ce simple repos qu'il opère en elle, est un très infaillible témoignage de son union avec Dieu, et le moindre détour de là se ferait si vive­ment sentir à l'âme par les troubles et les inquiétudes, qu'elle serait un enfer à soi-même, si elle s'en était une fois détournée par infidélité ; elle peut bien tomber en quelques petites fragilités, qui sont pres­que aussitôt éteintes qu'elles sont commises et aperçues. Il n'y a donc rien à craindre pour une âme fidèle en tout ceci : elle n'a qu’à laisser tout passer en se tenant retirée dans son fond en paix et en sûreté ; car la tempête n'ira jamais l'attaquer là-dedans si elle n'en sort point. Elle ne doit point s'étonner ni s'épouvanter de tout ce qui se passe dans la partie inférieure ; car ce n'est plus son affaire, depuis que par la grâce de Notre Seigneur elle a été élevée au-dessus de cet embarras.

L'on pourrait être en peine, comment Dieu permet qu'il se passe des choses en l'âme qui semblent si contraires à la no­blesse de son état ; mais il le fait pour deux causes. La première est afin qu'elle se perde plus nuement et plus simplement en lui, selon la pure portion de l'esprit, qui reste seule adhérante à Dieu, non par manière d'effort et d'opération, mais comme subsis­tant en lui par abandon éternel et perte totale de tous ses intérêts, en quoi elle est de plus en plus abîmée par ce qui se passe en elle. L'autre cause, c’est afin que, par la vertu de Dieu, elle détruise dans l'infirmité même et dans le péché, la cor­ruption de la nature et le péché, soutenant ses attaques par la force divine dont elle est revêtue, et les rendant non seulement inutiles, mais aussi se rendant par là invulné­rable à toutes ses flèches et ses efforts.

Ces rencontres ne sont pas pour toujours : au con­traire, ils sont assez rares, quoiqu'il soit vrai que Dieu fait en chaque âme ce qu'il juge à propos ; il est la règle et la raison, personne ne saurait mettre de bornes à sa conduite ni à sa sagesse. Mais communément l’on est fort longtemps à descendre de cette jouissance sensible de Dieu, dont j'ai parlé, pour en venir là : quelquefois les années se passent, durant lesquelles il semble que l'on ne fasse rien et que l'on ne sente rien de Dieu ; seulement on se tient en paix dans ce dépouillement de toutes choses, et dans les rencontres des petits ou grands accidents de la vie, selon qu'il plaît à Notre Seigneur les envoyer. Mais comme tout est désormais égal à celui qui en est venu jusqu'ici, il ne se met pas en peine en quelle disposition Dieu le mette, car tout son bien est de demeurer en paix dans le fond de son cœur, adhérant simple­ment à Dieu, non par effort (comme j'ai dit) mais comme une même chose avec lui, avec lequel il n'aperçoit point de distinction ni d'entre-deux. Aussi rien ne peut lui donner de la peine, puisque rien ne peut lui ôter le bien qu'il possède : et quand il plairait à Sa divine Majesté de le laisser toute sa vie sans lui faire rien sentir de soi perceptiblement, il ne s'en étonnerait nullement ; car Dieu dont il jouit dans sa très pure foi au-dessus de tous ses dons et de tout ce qu'il puisse communiquer hors de lui, lui est tout et remplit parfaitement tous ses désirs, autant qu'ils le peuvent être en cette vie mortelle.

Or nonobstant cet arrêt ferme et assuré de la volonté de l'homme en Dieu, il ne faut pas s'imaginer qu'il ne se trouve plus au­cune imperfection en lui, car ce serait se tromper ; mais il est vrai que cela vient plutôt de la faiblesse naturelle de l'esprit humain, - qui ne peut s'étendre ni atteindre partout pour juger sainement et y appor­ter l'ordre nécessaire, - que de malice ou attache de la volonté vers la créature, et ainsi ces fautes sont très légères devant Dieu.

Il est vrai qu'on pourrait souvent man­quer, et plusieurs le font, qui ne font point assez d'estime de se tenir dans leur jouis­sance, et qui sous prétexte de la liberté d'esprit, se laissent insensiblement aller aux vaines récréations de la nature et à ses appétits, ne voyant point en cela leur faute et le tort qu'ils se font en se détour­nant de leur simple adhésion à Dieu ; ce qu'ils ressentent bien par après qu’ils ne retrouvent pas l'entrée à leur précédente disposition. Et cela pourrait aller si avant avec le temps et leur infidélité qu'à la fin ils se trouveraient tout-à-fait éloignés de la possession de cet incomparable bien dont ils jouissent. Je sais bien que cela arrive rarement à ceux qui sont montés jusqu'ici ; mais c'est assez qu'il puisse ar­river, pour que nous ayons sujet de pren­dre garde à un tel malheur.

Enfin après que l'âme est descendue jus­qu'au dernier degré (ce semble) de pauvreté, et qu'elle s'est vue dénuée de tous les dons qu'elle avait eus en jouissance dans cette union si intime dont j'ai parlé, Dieu la remplit d'ordinaire peu à peu de ses pre­mières lumières, jusqu'à la faire à la fin regorger de ses très abondantes communications. Mais comme elle l'a laissé faire dans sa retraite, aussi le doit-elle laisser faire purement et tout seul dans son retour, sans prendre rien pour elle (je veux dire en propriété) de tout ce qu'il lui plaira lui donner. Et il ne faut pas qu'elle fasse rien pour avancer ou pour retarder, car ce n'est point là son affaire, c'est celle de Dieu ; tout ce qu'elle doit faire, c'est seulement de consentir à se laisser mouvoir à l'Esprit divin : qu'il l’abaisse ou qu'il l’élève, n'importe ! Depuis qu'elle a renoncé à sa propre vie et qu'elle a quitté ses propres opérations, elle ne doit plus vivre que de la vie que Dieu lui donne, et elle ne doit plus agir ni opérer que par son Esprit qui l'anime et la gouverne. Ainsi sa conversation n'est que dans les cieux, quoiqu'elle vive sur la terre, en sorte que personne ne connaît et ne s'aperçoit de ce qui se passe entre Dieu et elle, excepté celui à qui elle en communique, selon l'ordre que Dieu a mis ici-bas, afin que personne ne se trompe en suivant son propre jugement et sa volonté.

Il y a encore un autre degré de consommation plus profond, et qui surpasse celle que vient de décrire ; mais ce sont des secrets quae non licet homini loqui75, et qu'il faut laisser à ceux à qui la divine Majesté prend plaisir de les communiquer. Tout ce qui reste aux autres, c'est de se laisser consommer dans l'unité jusqu'au total anéantissement de tout ce qui est concevable de distinct de la même unité et simplicité, à quoi étant parve­nue la créature par les diverses opérations de Dieu en elle, elle est faite toute divine, ou plutôt toute recoulée en Dieu qui la transforme en soi d'une manière si admirable que lui seul qui en est l'Auteur le peut con­naitre. La vie de ceux-là n'est plus que languissante sur la terre, quoiqu'ils ne veuillent plus ni vivre ni mourir, ni quoi que ce soit au monde ; mais seulement ils laissent faire Dieu selon son bon plaisir de tout ce qui les regarde, et consom­ment ainsi leurs jours incon­nus aux créatures et connus de Dieu seule­ment, qui les visite diversement, selon qu'il le juge à propos pour se les conser­ver. C'est pourquoi il arrive assez souvent qu'ils sont persécutés furieusement, ou des hommes par les calomnies, ou des démons qui les tourmentent, ou de la nature qui leur fournit des peines étranges, suscitées par les diables ; mais le tout venant de la permission divine qui les soutient, leur est très avantageux.

Que si ces écrits doivent jamais tomber entre les mains de quelques-uns, je prie ceux qui les liront d'excuser mon igno­rance, s'ils y trouvent quelque chose qui ne soit pas bien dite, et croire que je n'ai jamais eu intention de rien écrire qui ne fût à la gloire de mon Dieu, au bien des âmes, et conforme à ce que veut et croit la sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, au jugement de laquelle et de chacun de ses vrais enfants, je soumets entièrement tout ce que j'ai jamais dit ou écrit, et tout ce que je dirai ou écrirai jamais.

SANCTUAIRE DE LA DIVINE SAPIENCE

DANS LEQUEL SONT compris les plus profonds secrets de la vie spirituelle en trois traités d'activité amoureuse, d'anéantissement ou de mort et de vie ressuscitée en Jésus-Christ.

Etat d’activité amoureuse.

Quand Dieu par sa miséricorde s'est résolu d'attirer quelque âme à une perfec­tion plus que commune, il lui touche le coeur par un trait singulier de son amour ; de sorte qu'elle ne trouve plus que de l'amertume en tout ce qui lui était aupara­vant très doux et très agréable.

Elle se trouve surprise dans ce change­ment si subit, et ne sachant ce que cela veut dire ni de quel côté se tourner, elle souffre une angoisse et anxiété de coeur, qui la met bien en peine, et qui dure tant qu'il plaît à Dieu lui déclarer par quelque lumière et mouvement intérieur, ou par le ministère de quelqu'un de ses amis, que c'est lui qui la réduit en cet état et qui l'a destinée pour être une de ses chères épouses, si par son courage et par sa fidélité elle veut correspondre à ses grâces et à ses desseins.

L'âme commençant à reconnaître son bonheur, s'offre de bon coeur à son Créateur en toute humilité, pour faire et souffrir tout ce qui lui plaira, avec résolution de tout quitter pour son amour, et de ne démordre jamais de ses bons desseins quoiqu'il lui en doive coûter.

Sans doute quand on trouve quelque âme dans ces dispositions, c'est signe que le doigt de Dieu l'a touchée. Il ne faut donc point perdre le temps, qui est ici si précieux. Mais il faut commencer à lui ouvrir les voies par lesquelles elle doit marcher, et ne faut pas la laisser un seul moment dans l'oisiveté.

C'est pourquoi il est nécessaire de lui ordonner toutes ces pratiques et ne souffrir point, autant qu'on pourra, qu'elle s'en dispense.

En vérité, je crois que c'est là leur secret du monde pour conduire sûrement et promptement des âmes à la perfection, que de les contraindre et les réduire par la pratique, car on a toujours assez de lumière. Celui ou celle qui a la charge de ces âmes doit être tout plein de charité et cordialité, pour supporter sans ennui la peine et la vigilance continuelle qu'il faut avoir dans l'éducation de ces épouses du Fils de Dieu, de laquelle je ne veux pas écrire plus particulièrement à présent. Mais mon dessein est de montrer ce que les âmes doivent faire, après avoir été ainsi touchées de Dieu, et ce que Dieu fait en elles dans ce premier état, que j'appelle d'activité. Après, je montrerai selon que Dieu m'en donnera les forces, ce qu'elles doivent faire dans l'état d'anéantissement et de mort, et puis ce qu'il fait et ce qu'elles pâtissent dans leur résurrection avec Jésus-Christ. Je prie mon Dieu de me donner la grâce de dire la vérité à sa plus grande gloire et à l'édification de ceux qui liront ceci.

Ce premier état, étant tout dans l'activité, doit être tout dans le mouvement par le moyen duquel l'âme fait ses efforts pour sortir et des créatures qui la tiennent captive, et de soi-même où l'amour propre la tient emprisonnée. Cette touche qu'elle a reçue de Dieu a tellement gagné son coeur qu'elle voudrait tout d'un coup s'envoler vers l'objet de ses amours. Mais les liens qui la tiennent attachée, l'obligent de se rabaisser pour se dépêtrer de ses empêche­ments. Car en effet c'est par où il faut commencer. On aurait beau avoir la volonté remplie de merveilleux désirs, si on n'ôte les obstacles de leur accomplisse­ment, ils ne servent que de gênes et de tortures à ceux qui les ressentent. Il est donc nécessaire d'employer tous ses soins et toutes ses pensées à chercher les moyens de rompre ces liens avant que de penser monter plus haut, car sans cela tout ce qu'on ferait ne servirait de rien.

Or, pour les rompre, il les faut connaître, et ils sont de si diverses espèces que, si on n'y prend bien garde, on pourra se tromper si facilement dans l'usage des moyens propres à les détruire ; car les uns sont retenus par les sens, les autres par les amitiés, les autres par la seule crainte du travail, et d'autres par d'autres motifs plus particuliers. Il faut que les sensuels s'adon­nent tout de bon à la mortification et aus­térité, selon leurs forces. Il ne faut pas penser que les seconds puissent rompre tout d'un coup leurs amitiés, surtout s'ils les jugent assez innocentes, excepté dans l'excès. Il faut donc temporiser avec eux jusqu'à ce qu'ils aient expérimenté la nécessité de retrancher tout à fait ce qui partage le coeur avec Dieu contre sa volonté. Pour les troisièmes, il faut les [dé]tromper en leur représentant les douceurs des voies de Dieu qui sont perpétuelles, et que c'est une imagination fausse que se persuader qu'il y ait tant de peine ; mais au reste que, quand il y en aurait, qu'elle est bien moindre que celles qui sont inutiles dans l'autre monde. Enfin se connaissant eux­-mêmes, ou bien ceux qui en ont soin les connaissant parfaitement, il les faut exercer selon leurs inclinations. Ceux qui se portent à l'amour peuvent beaucoup s'ils s'appli­quent par ce moyen à chercher Dieu ; car il est plus fort que la mort et que toutes les mortifications. Et ceux-là, à mon avis, sont les plus propres pour s'avancer dans le bien avec la grâce de Dieu, qui ont des inclinations affectives. Je ne parlerai point davantage de ceci, ni des moyens dont chacun doit user, tous les livres en sont pleins, et cela demande un plus long discours que celui que j'ai dessein de faire.

Supposé donc qu'après avoir travaillé à ceci un temps suffisant à mettre ses affections et son esprit un peu plus en liberté, et qu’on ne se touche plus du souvenir de ce à quoi on avait attache auparavant, et que même les pensées en soient à dégoût, il est temps de tourner son coeur vers Dieu pour s'appliquer uniquement à lui par amour. Aussi est-ce ici que l'âme, se sentant délivrée comme d'une prison infernale et des ténèbres immenses qui lui étaient causées par l'interposition des créatures que ses mauvaises habitudes mettaient entre Dieu et elle, commence un peu à respirer sous la douceur de la lumière divine, qui a pénétré jusqu'au centre de cette âme et qui la porte à s'élever vers la source d'où elle est sortie avec une efficace si merveilleuse et une espérance si certaine d'y parvenir, si elle veut y employer ses efforts, que la vue d'un si grand bonheur la met comme hors de soi-même, ne se pouvant contenir d'aise et de joie de se voir destinée à ne faire plus rien qu'aimer celui qui l'aime uni­quement.

En vérité, il s'en est trouvé ici plusieurs des plus chères Amantes du Fils unique de Dieu, si extatiquement emportées hors d'elles-mêmes que, si elles n'eussent été particulièrement soutenues par une assis­tance extraordinaire de leur Bien-aimé, il leur eut été impossible de supporter sans mourir des assauts si violents et si doux.

Or quoique ces divines extases se fassent diversement selon les sujets qui les reçoi­vent, et à proportion que Dieu communique sa lumière, et que l'âme est plus parfaite­ment purifiée des affections et des souillures des créatures, si est-ce que cette diversité n'empêche pas que toutes ne soient plon­gées chacune selon leur capacité dans un torrent de délices ; ce qui ne se fait à une autre fin de la part de Dieu que pour faire goûter à ces âmes généreuses, qui ont quitté par son amour le plaisir des créatures, que le vrai et unique contentement, c'est de l'aimer lui seul.

Il n'y a point de règle à donner ici de ce qu'elles doivent faire, car c'est Dieu qui fait tout : elles n'ont qu'à se laisser posséder selon toute l'étendue de leurs forces et se rendre seulement attentives à laisser impri­mer dans leurs coeurs ce que Dieu veut qu'elles retiennent. Car ordinairement il leur fait voir la voie et le chemin par où il désire qu'elles marchent toute leur vie ; et c'est comme un miroir dans lequel elles doivent souvent se considérer, pour voir si ce qu'elles font est conforme à ce qui leur a été montré dans cette dernière montagne.

Mais comme Dieu ne juge pas à propos de les tenir toujours dans l'abondance de ses délices, d'autant qu'il veut avoir des âmes généreuses, et non pas de délicates : il commence peu à peu à les retirer de ces excès pour les laisser un peu plus à elles­-mêmes, afin qu'elles fassent épreuve de leur fidélité et de l'amour réciproque qu'elles doivent à leur Créateur.

Cette retraite ne laisse pas d'étonner et d'affliger ces chères Amantes, qui ne sachant pas si cela leur est arrivé par quelque infi­délité de leur part, se mettent en des peines non pareilles pour retrouver ce bien dont l'absence leur est insupportable. Elles font tout ce qu'elles peuvent s'imaginer être capable de le rappeler ; elles se rendent la pratique de l'oraison et des autres vertus plus fréquentes. Elles voudraient être tou­jours toutes seules, ou pour pleurer leur malheur, ou pour convier par leurs amoureuses reproches leur cher Amant de retour­ner à elles.

Enfin elles ne font que soupirer et aspirer après lui, et leur coeur n'est jamais en repos, se voyant privées de leur trésor. Aussi est-ce tout exprès que Dieu leur a soustrait sa présence sensible pour se faire chercher, et qu’ainsi leur coeur et leur amour étant toujours en exercice, elles acquièrent l'habi­tude d'aimer sans relâche et sans cesse, et poursuivant la recherche de leur uni­que objet, elles oublient et elles-mêmes et le reste des créatures.

C'est par ce moyen que le Sage amoureux de nos âmes se les gagne insensiblement à leur très grand avantage, sans qu'elles s'aperçoivent de son aimable finesse. Mais il faut qu'elles soient généreuses, et qu'elles ne se lassent point de courir après lui par les soupirs et ardentes aspirations de leur coeur, quand elles ne devraient faire autre chose ; car si elles en usaient autrement, elles feraient bien paraître que leur amour n'a jamais été véritable, qu'elles ne sont que des lâches et indignes d'être aimées.

On ne saurait donc assez peser combien il est important de ne s'arrêter point à réfléchir sur soi-même dans cet accident, qui semble si funeste à l'âme qui le souffre. Mais il faut bander toutes les forces de l'amour pour poursuivre et atteindre Celui qui nous veut quitter. O Dieu ! que ne font point ici les âmes vraiment fidèles ? Mais que n'endurent-elles point ? Oui, cela est certain, l'amour qu'elles ont pour leur cher Amant qui s'est retiré d'elles, leur fait souffrir d'aussi sensibles douleurs à cause de son éloignement qu’il leur avait fait goûter de plaisirs dans la possession de son aimable présence. Car tout leur déplaît, sinon de penser à Lui, et qui entendrait ce qu'elles lui disent, on dirait qu'elles seraient folles, ou ivres ; mais c'est l'amour qui les porte dans ces excès.

On peut juger par là que je n'entends point parler de ces âmes lâches, qui n'ai­ment point en vérité, sinon elles-mêmes, puisque la moindre petite disgrâce les abat et qu'elles retournent chercher leurs plaisirs dans les créatures à la moindre privation des grâces sensibles. C'est folie de s'amuser à en penser tirer quelque chose d'excellent : elles sont incapables d'aimer. Mais il faut avouer que les autres dont j'ai parlé ci-dessus, sont les délices de Dieu, qui prend tant de plaisir dans leurs amoureuses inquiétudes qu'il les préfère à tout ce qu'il y a dans le monde. C'est par là qu'il triomphe du coeur de ses épouses, qu'il en chasse ses ennemis, et qu'il les purge de toute affection étran­gère ; car l'affliction qu'elles endurent par la privation de sa présence, leur est si sensible qu'elles s'oublient elles-mêmes et tout autre chose pour chercher leur trésor ; ce qu'elles font avec une telle activité qu'on peut dire avec vérité qu'elles ne vivent pas en elles, mais en Celui qu'elles aiment et qu'elles cherchent, qui voyant leur grande et invincible fidélité, revient à elles avec des tendresses si amou­reuses, avec une charité si ardente et un coeur si plein de flammes que ces pauvres âmes, surprises de nouveau par la joie de leur excessive félicité, sont contraintes de succomber dans l'abondance de leurs déli­ces, qui ne peuvent être comprises que d'elles et de Celui qui en est l'Auteur, et qui leur font oublier tout à fait leurs souf­frances passées. Car leur bonheur présent les ravit de telle façon qu'il ne leur est pas possible de réfléchir sur quoi que ce soit qui puisse troubler leur repos. Et ceux­-là seulement qui ont éprouvé ces divines délices peuvent savoir de quelle efficace elles sont pour faire fondre et recouler les âmes en Dieu, qui est l'origine et la source de toute félicité, quoique cela se fasse et se passe dans l'âme sans qu'elle s'en aper­çoivc, et lorsqu'elle tâche de toutes ses puis­sances et de toute son activité à engloutir dans son amour son Dieu, qui lui est présent. Mais enfin sentant, plutôt par un instinct secret que par une connaissance réflexe, son impuissance, elle est contrainte de défaillir, et son effort et son activité com­prise, ravie et emportée par celle de Dieu qui la fait reboucher76, est tout à fait ané­antie par l'immensité et la gloire de la divine action, qui ne trouvant plus d'empêchement dans1'âme, la pénètre jusqu'au centre, l'inonde et la noie dans les délices du paradis. De sorte qu'elle est un digne sujet d'admiration aux esprits bienheureux, voyant dans un corps mortel et sujet à la corruption, un esprit si chéri de leur Créateur.

Pour ce qui est des hommes avec qui vivent ces âmes si aimées de Dieu, ils ne les connaissent point du tout pour ce qu'elles sont, et elles ne font rien moins paraître que ce que Dieu fait en elles qui leur aide même à se cacher aux créatures, permettant qu'on les méprise et mésestime, comme des personnes qui ne sont point capables de paraître beaucoup ni de faire grand éclat parmi le monde. Et c'est en quoi consiste leur gloire d'être inconnues aux hommes qui, ne jugeant que selon le sens et l'apparence extérieure, ne sauraient pénétrer dans les oeuvres de Dieu, qui opère ses merveilles en secret, quand il rencontre des sujets capables de ses desseins.

Mais puisqu'il ne servirait de rien de parler davantage de ce qui se passe entre Dieu et l'âme durant cet amoureux retour de lui à sa bien-aimée, d’autant que l'expé­rience en fera plus connaître qu'on n'en saurait dire, et que ceux qui n'en ont point fait l'expérience sont incapables d'en rien concevoir, je dirai seulement qu'on doit remarquer que, quand je dis que l'âme fait ceci ou cela dans la privation ou dans l'abondance, que j'entends l'âme qui fait ce qu'elle doit faire, et qui est fidèle à son Dieu. Et par là on peut connaître comment on se doit comporter en telles rencontres.

Il faut aussi avertir ceux qui liront ceci, qu'il y a plusieurs degrés dans les communications que Dieu fait de soi-même à ses épouses. Car à mesure qu'elles ont été plus fortes et plus généreuses pour soutenir les douloureuses angoisses de son absence, et plus vigoureuses pour recher­cher par leurs très ardents désirs sa divine présence, il les comble à proportion de ses délicieuses caresses ; mais toutes passent par là, chacune selon leur degré, car l'ordre que Dieu tient dans les âmes est tel qu'il les gagne et les retire ainsi de l'affec­tion des choses créées par la douceur et l'efficace de son amour, au moins celles qu'il a destinées pour être l'objet principal de ses amours parmi les créatures vivantes dans le monde.

Je sais pourtant qu'il y a plusieurs âmes qui ne ressentent pas ces tendresses si sen­sibles et qui ne sont pas portées dans ces extases si extraordinaires qui s'épanchent jusques aux puissances inférieures ; mais pourtant dans le fond et au plus intime d'elles-mêmes, l'efficace de la vertu divine n'est pas moindre que dans les autres ; peut-être même qu'elle la surpasse dans son effet, qui remplit celles-ci d'une si profonde sagesse, d'une force si admirable, d'une constance envers Dieu si inébranlable que, quand elles verraient ciel et terre se renverser et l'enfer tout ouvert, elles demeureraient éternellement stables dans la poursuite de ce qu'elles ont com­mencé. Car Dieu les a gagnées de telle sorte, par son indicible et inconnue union, qu'il semble qu'elles soient même chose avec Lui.

Or comme c'est lui qui est le Maître de ses voies, et que personne ne peut y entrer s'il n'ouvre les portes, et que d'ailleurs il ouvre celles qu'il lui plaît, et nous conduit par où il veut, c'est au directeur qui a le soin des âmes de le suivre pour les aider et les faire avancer par leur fidélité dans l'accomplissement des desseins de Dieu. Car de les vouloir mener selon sa fan­taisie et ses propres voies, ce serait être tout à fait aveugle et conduire les autres aveuglément, et les mettre en un très grand danger d’errer et de se perdre.

Mais pour revenir à notre discours, il faut continuer à parler de ce qui se passe dans l'âme fidèle durant tout cet état d'ac­tivité, qui consiste dans les continuels transports de la créature sortant hors de soi par ses efforts amoureux pour s'abîmer et se perdre dans l'océan incréé de la Divinité : il se peut qu’il ne rende ceux qui vivent selon lui sujets à plusieurs vicissi­tudes et changements ; car ce n'est point un état de repos, quoiqu'il semble que Dieu y communique les délices du Paradis ; d’autant que tant qu'il y aura dans l'âme la moindre force active qui ne soit pas encore anéantie, ou plutôt comprise et ravie par la vertu et efficace divine, jamais l'âme ne pourra être pleinement contente. Car si tous nos efforts naturels ne sont empreints de la vertu divine, non seulement dans les prin­cipes, qui sont les puissances, nais aussi dans leur propre actualité, ils sont inca­pables de rassasier l'appétit de nos esprits.

Il est donc nécessaire pour la gloire de Dieu et pour purger les âmes de toute propriété, qu'elles éprouvent plusieurs changements et qu'elles soient jetées de l'un en l'autre : de l'abondance dans la disette ; des caresses dans les mépris ; des consolations dans l'affliction ; et de la jouissance dans la privation, qui leur est insupportable.

La cause de cela est que nous ne nous quittons jamais tout d'un coup, mais peu à peu et en détail, quelques lumières et mou­vements que Dieu nous puisse donner à cet effet. Ce qui n'est pas un petit sujet d'ané­antissement aux fidèles amantes du Fils de Dieu, qui se voyant réduites à une telle extrémité de misère, que de ne pouvoir correspondre à l'amour si véritable et si grand que leur cher époux leur témoigne ; c'est ce qui les fait plus volontiers se rési­gner à son éloignement, voyant qu'après tant de retours de sa part, elles ne peuvent lui faire paraître que leur impuissance et des infidélités.

Mais aussi ce qui leur donne des peines incroyables et ce qui les détourne étrangement, c'est qu'après tous ces chan­gements amoureux et tous ces retours de l'Epoux vers son épouse, qui ont duré aussi longtemps que Dieu l'a jugé à propos pour le bien de l'âme, elle s'aperçoit que toutes ses puissances se sont tellement affaiblies et que cette vigoureuse force qu'elle avait auparavant pour aimer, est diminuée de telle sorte qu'elle devient comme insensible à tout ce qui la ravissait auparavant. Ses exercices ordinaires, qui lui servaient d'instruments pour allumer le feu de l'amour divin dans son âme, lui deviennent si insipides qu'ils ne font plus aucune impression sur elle. La pratique de la vertu lui est autant à contre-coeur que si elle n'en avait jamais pratiqué le moindre acte, et d'ordinaire avec cela, le corps et l'esprit sont tellement abattus que ces pauvres créatures ne savent à qui se plain­dre, ni que dire, parce qu'elles s'imaginent que personne ne comprend assez ce qu'elles souffrent et qu'elles ressentent, ce qui fait que personne ne peut les soulager ; elles croient que c'est fait d'elles, qu'il n'y a plus de retour ni d'espérance de revoir la lumière ; car cette angoisse est tout à fait différente des précédentes, qu'elles ont souffertes dans les soustractions de la pré­sence sensible de Dieu et de ses lumières ; d'autant que si elles étaient privées du bonheur de la possession de leur objet, elles avaient au moins cette consolation de pouvoir, par l'activité de leur amour, lui témoigner leur fidélité. Si leur Epoux s'en­fuyait d'elles, elles avaient des forces pour courir après lui. Mais ici elles se voient tout d'un coup privées et de Dieu et des forces d'amour et de désir d'aimer, et de vertu, au moins [ain]si leur semble, et de tout ce qui leur pourrait donner quelque conso­lation. Et elles ne savent pourquoi ni comment cela s’est fait, ni comment en sortir : elles s'efforcent quel­quefois pour rappeler leurs plus amoureux entretiens avec Dieu, elles tâchent de se recolliger77 davantage ; mais tout cela ne leur sert de rien, que pour leur faire ressentir davantage leur misère.

S'il y a lieu dans toute la vie spirituelle où l'on ait besoin d'un directeur sage et bien expérimenté, il faut un homme tout divin pour savoir bien connaître ce qu'il faut faire en celui-ci. Car c'est d'ici d'où dépend la consommation de la perfection de ces âmes ; et si on manque ici, elles sont en très grand danger de n'arriver jamais à l'accomplissement des desseins que Dieu a sur elles, mais bien de se perdre pour jamais, pour les raisons qu'on pourra trouver dans les livres qui traitent de ces matières.

Oh que c'est un grand mal d'introduire plus avant ceux que Dieu n'y appelle pas ! Et que c'en est un aussi grand d'en retarder ceux qu'il y veut introduire ! Que ceux qui s'y entremettent y prennent donc bien garde, et quand et comment il faut frayer le chemin à ceux qui sont portés par l'attrait de Dieu à quelque genre de vie plus parfaite que celle que j'ai décrite, qui fait sortir la créature toute hors d'elle-même pour la faire vivre en Dieu par l'effort de de son amour poussé et ému78 par la grâce qui, venant enfin à consommer toute acti­vité naturelle et ses propres efforts, la fait vivre en Dieu même, pour y commencer une vie nouvelle, ou plutôt pour y com­mencer son entier anéantissement, qui doit être fait non plus par elle ni par son industrie, mais par l'action de Dieu même, qui seul peut atteindre le néant.

Etat d’anéantissement.

Dans la vie ou l'état précédent, la créature, par les efforts de son activité amoureuse, sort comme j'ai dit hors de soi et de toutes les autres créatures pour s'abîmer et se perdre en son Dieu, et ne vivre plus que de lui et par lui. Ce qui ne se fait pas tout d'un coup, mais seulement après le travail et l'exercice de plusieurs années, à cause de la répugnance que nous avons à nous abandonner entre les bras de Dieu, pour ne plus dépendre que de lui, et ne nous appuyer que sur lui et non point sur notre industrie et notre propre mérite.

C'est pourquoi notre amoureux Sauveur, s'accommodant à notre faiblesse, ne dédai­gne pas, pour gagner notre coeur, de lui donner plusieurs assauts, tantôt se retirant quand il nous est utile, et retournant quand il nous est nécessaire, pour nous fortifier jusqu'à ce qu'enfin il ait excité dans nos âmes un si grand feu de son amour qu'il consomme toutes leurs propres forces et leur activité, les faisant heureusement défaillir entre les bras de leur Divin Epoux, qui, les ayant blessées à mort, les tire désor­mais toujours entre ses bras, jusqu'à ce qu'il les ait vues expirer dans ses baisers amoureux, qui sont ici les seuls témoi­gnages qu'il leur donne de son affection.

Or, comme il est d'une importance non­ pareille de savoir qui sont ceux que Dieu attire et qui sont propres à mener cette vie d'anéantissement , quand ils y sont appelés et qu’il les y faut introduire, et comment les y faut faire marcher. Je crois qu'il est à propos de le dire avant que d'expliquer ce qui se passe entre Dieu et la créature dans toute la suite et progrès de cet état.

Quoique Dieu ne désire rien tant que de se communiquer très abondamment à toutes ses créatures raisonnables, il est pourtant certain qu'il en destine quelques-unes à qui il prend plaisir de faire goûter plus particulièrement les douceurs de sa bonté, et qu'il choisit entre les hommes quelques­-uns pour être comme ses favoris et les plus aimés de son coeur ; et même nous voyons qu'il y a certains naturels qui sont plus propres à ses desseins les uns que les autres, parce qu'ils ont les inclinations mieux accommodées aux effets de la grâce et de la vertu. Il est vrai que quand Dieu veut faire un coup de son bras, tout lui est soumis, il n'a égard ni à naturel ni à autre chose.

Mais pour revenir à ce que j'ai entrepris, je dis, en me soumettant de tout mon coeur à la correction de qui que ce soit, de peur de me tromper, que ceux-là sont attirés de Dieu à cet état et à ce genre de vie si divine et si excellente, qui se sentent portés à un entier dégagement des créa­tures, et qui ne peuvent rien trouver à quoi ils croient pouvoir s'attacher dans ce monde parmi elles ; et quoiqu'ils ne puis­sent pas exprimer ce qu'ils ressentent et à quoi ils sont portés, cependant ils voient si clairement le néant de toutes choses que la seule pensée qu'ils en ont, leur donne de la peine. Ils expérimentent même que leurs efforts et leurs désirs simples sont moins que ce qu'il leur faudrait pour les contenter. En effet, ils ont des moyens79 entre Dieu et eux qu'il faudra consommer afin que l'union soit parfaite entre Dieu et l'esprit créé. Mais cela ne se peut et ne se doit faire sitôt ni tout d'un coup, à cause que la faiblesse humaine n'est pas capable de supporter de prime abord le fardeau d'une si grande nudité.

C'est ce qui met ces pauvres âmes en grande peine si elles ne trouvent quelqu'un qui soit expérimenté dans ces voies, car elles n'osent quitter leurs propres façons de s'entretenir avec Dieu, quoiqu'elles voient bien qu'elles leur sont insipides et inutiles, et qu'il y a quelque chose de meilleur et quelque voie plus excellente. Mais comme elles ne voient devant soi qu'un abîme de ténèbres où elles ne connaissent rien et où elles n'osent se jeter, craignant de se perdre mal à propos, elles sont contraintes d'atten­dre un conducteur qui leur enseigne le chemin, soit que ce soit Dieu immédiate­ment, ou quelqu'un de ses plus fidèles amis entre les hommes.

Quand on trouve cette disposition en une âme, qui est presque de même en toutes celles qui sont tirées de Dieu dans ce genre de vie, on peut bien s'assurer qu'il ne faut point craindre de l'y introduire, lui disant ce qu'elle doit faire, puisque c'est Dieu qui l'y appelle, de quoi il ne faut point douter.

On pourrait encore donner quantité d'au­tres marques pour ce même effet, qu'on pourra trouver dans les livres des Mystiques. Celle-ci me suffit puisqu'elle est si générale, qu'elle se trouve dans toutes les âmes que Dieu appelle à cet état.

Parlons maintenant de ceux qui y sont plus propres, et à qui on peut et on doit plus m

Car c'est se tromper à mon avis, de vouloir introduire indifféremment toutes sortes de personnes dans ces voies plus cachées qui ne sont que pour les plus intimes amis de Dieu, qu'il s'est choisis entre tous les autres, pour lesquels il y a diverses demeures et divers degrés dans sa maison conformes aux divers degrés de leur perfection.

Il faut remarquer qu'il y a des natures si éloignées de se pouvoir perdre et renoncer à eux-mêmes qu'il est impossible de les réduire à ce point sans un miracle de la main et de la grâce de Dieu, qui ôte par son efficace et sa vertu extraordinaire la répugnance et contrariété qu'ils ont à cette renonciation. Et de parler à ceux-là de se perdre et de quitter tout, ce serait perdre son temps et sa peine ; il les faut laisser et les entretenir eu leurs exercices et leur donner la nourriture qui leur est propre, conformément à leur état.

Or, afin qu'on les connaisse mieux, il faut rapporter quelques marques selon lesquelles on les pourra facilement discerner. Une des plus infaillibles, c'est l’inconstance. Car quelque apparence de vertu et de grande lumière qu'on puisse voir dans une per­sonne, si on la voit inconstante et volage à rechercher toutes sortes d'exercices et de directeurs, facile à changer ce qu'elle a entrepris, voulant tantôt faire d'une façon tantôt d'une autre, cette personne n'est propre qu'à suivre ses propres industries ; c'est beaucoup si on la peut arrêter à quel­que chose de solide, et à pratiquer la vertu, sans désirer de s'élever si haut dans des voies qui lui sont inconnues, et dont elle est incapable.

Il y en a d'autres qui ne veulent point passer outre ce qu'ils peuvent com­prendre par la force de leur entendement. Il faut qu'ils voient tout ce qu'ils font, à quelle fin et par quels motifs. Et ceux-là, quoiqu'ils ne voudraient avoir manqué à aucune des pratiques d'une vertu commune, de laquelle ils parlent à merveille, donnant un grand exemple et par oeuvres et par paroles, il n'y a point tant des personnes plus éloi­gnées de vouloir se perdre et se renoncer soi-même que celles-ci, d’autant qu'elles ne peuvent comprendre qu'il y ait rien de meilleur que ce qu'elles conçoivent et ce qu'elles font. En effet, il n'y a rien de meilleur pour ceux-là, et jamais [ils] ne passeront outre ; ce serait folie de les penser tirer de là, puisqu'ils ne sont capables de mieux.

Il y en a d'autres qui ne peuvent rien faire qu'à mesure que Dieu leur commu­nique ses grâces sensibles ; mais quand il vient un peu à se retirer, il semble que tout soit perdu, et ils se découragent tellement qu'ils quittent tout ; ou si ils étaient élevés à quelque exercice et manière de s'occuper avec Dieu un peu hors du commun, ils le laissent là pour reprendre leurs façons plus grossières et qui leur sont plus sensibles. Le moyen que ceux-là puissent vivre et continuer dans les obscurités éternelles dans lesquelles doivent marcher ceux qui sont résolus de se perdre tout à fait en Jésus-Christ ?

Il y en a encore d'autres qui sont vérita­blement bien saints et agréables à Dieu, de qui ils reçoivent des faveurs extraordi­naires. Ils ont des ravissements admira­bles, et même quelquefois ils font des miracles. Tout le monde les tient pour des saints, comme en effet ils le sont, et Dieu les fait paraître à dessein d'en convertir plusieurs par leur moyen. Je dirai nonobstant qu'il s'en trouve peu entre ceux de ce degré de sainteté, qui soient capables d'être élevés au-dessus de leur activité amoureuse, laquelle ils ne veulent point perdre, et y sont si fort engloutis et abîmés, si remplis de consolations célestes qu'ils ne peuvent penser qu'il y ait rien de plus saint ni qu'on puisse aller plus haut. Ils ne peuvent souffrir l'absence de ce qu'ils aiment et désirent si fort. Et ainsi ne voulant point se défaire des dons de Dieu, ils les posséderont toute leur vie avec attache, et jamais ne parviendront à la parfaite sainteté et abnégation d'eux­-mêmes.

Mais comme ils sont si pleins des commu­nications de Dieu, ils sont plus difficiles à connaître que les autres. Néanmoins, on peut facilement en venir à bout, si on méprise ce qu'ils expérimentent, ou pour le moins si on leur fait connaître qu'il y ait quelque chose de meilleur, pour quoi obtenir il faut quitter ce qu'ils ont et se résigner à se perdre, pour trouver et posséder Dieu seulement par-dessus tous les dons, dans la nudité de l'esprit et dans le fond de leur âme. Si on les voit arrêtés à faire grande estime de ce qu'ils expérimentent, et à le rechercher avec trop d'empressement, quand ils en sont privés pour quelque temps, assurément ces personnes-là, quand elles transporteraient des montagnes, sont bien éloignées d'être arrivées à la perfec­tion que demande ce premier état, puis­qu'elles font plus d'estime des dons de Dieu que de lui-même ; ce qu'elles font voir par la répugnance qu'elles ressentent à en être privées, et à l'attache qu'elles ont dans leur possession.

Il y en a encore de diverses sortes, mais comme je suppose que ceux qui sont dans la conduite [des âmes] sont capables de les connaître, je les laisserai, pour parler de ceux qui ont plus d'avantage en ce divin commerce de Dieu et de la créature.

Il faut donc dire, parlant généralement, que tous ceux qu'on voit être d'un naturel doux, bénin et paisible, et qui avec cela sont doués d'un bon jugement, et qui ne sont point trop imaginatifs, sont les plus propres qui se puissent rencontrer.

Et en vérité, on ne doit point porter personne à ce genre de vie si mystique, qui n'ait ces qualités, ou bien quelque grâce extraordinaire qui lui fasse surmon­ter et amortir la vivacité de ses passions. Nous avons en cela des exemples de ce que notre Dieu a fait parmi les hommes qui est toujours communiqué plus intimement à ceux qui avaient cette douceur, comme à Moïse, David, Salomon, saint Jean et plusieurs autres.

Il importe donc beaucoup de regarder si on rencontre ces qualités en ceux qu'on veut élever et nourrir du lait de la divine Sagesse, de peur de travailler en vain auprès des personnes qui en sont inca­pables.

Supposé donc qu'on en trouve de tels qu’il les faut selon le naturel, et qui à force de leur activité amoureuse, selon que je l'ai décrite ci-devant, aient enfin épuisé toutes leurs puissances, en recoulant sans cesse dans leur origine et premier principe qui est Dieu, de sorte qu'ils se trouvent dans un état de ne pouvoir agir, tous leurs efforts se trouvant inutiles ; quand, dis-je, on découvre cela, il ne faut pas craindre de leur donner entrée dans cette vie de mort et d'anéantissement, puisque Dieu les y appelle infailliblement.

Mais je prie ceux qui liront ceci de remarquer soigneusement que je ne veux pas dire qu'à la première fois qu'une âme se trouve impuissante de rien faire, et que tous ses exercices lui sont à dégoût, qu'il faille qu'elle quitte ses premières façons d'agir ; il faut bien s'en donner de garde, non pas même à la centième fois, ni jamais, si ce qu'on ressent, n'est que pour quel­que temps, et si cela vient plutôt des soustractions actuelles de la présence sen­sible et perceptible de Dieu que pour avoir épuisé sa force active par l'union et la jouissance de l'objet vers lequel on tendait.

C'est pourquoi ceux qui ont le soin de ces âmes, ne doivent point si tôt leur faire changer leurs exercices : il faut attendre pour voir ce que Dieu fera en elles. Car il est quelquefois bien difficile de discerner ce qu'il faut faire et ce qu'il leur faut conseil­ler, à cause de la grande ressemblance qu'il y a entre ce qui se ressent durant les aridités et soustractions des grâces sensi­bles, et entre cette impuissance d'agir, qui vient de la possession de l'objet.

Il est vrai qu'il y a une marque qui me semble bien certaine pour connaître les aridités passagères d'avec cet autre état. C'est que dans les aridités, les puissances se sentent privées et dénuées de cette for­ce et aide perceptible qui leur donnait une grande facilité pour opérer vers leur objet, et elles demeurent fort étonnées dans leur faiblesse et pauvreté. Mais pour­tant elles attendent le retour de ces pre­mières faveurs et font en attendant du mieux qu'elles peuvent selon leur faiblesse présente, pour suivre et chercher l'objet qui s'est retiré d'elles. Mais dans l'autre état, cette impuissance d'agir ne vient pas par privation ni par la nudité des puis­sances ; c'est pourquoi aussi on ne désire pas agir et on ne désire plus faire comme aupara­vant : au contraire on y sent du dégoût si on s'efforce, et ce qu'on fait est tout à fait insipide et inutile, parce que les puissances ayant épuisé leurs forces actives dans la jouissance de leur objet et dans la consommation des moyens qu'elles tenaient pour tendre vers lui, leur action est désormais moindre que ce qu'elles expérimentent.

Vous pouvez donc voir que cette impuis­sance d'agir vient plutôt d'abondance et de plénitude, que de privation et de disette. Ce que le directeur apercevant en quelque âme, il la doit avertir de ne se mettre pas en peine de ses précédents exercices, et qu'elle ne doit pas s'étonner si elle ne sent plus de force ni même de désir pour recher­cher ces extases amoureuses qui la ravis­saient avec tant de délices dans le sein de son Epoux, dans l'amour duquel s'étant noyée et perdue par ces moyens précédents, elle ne doit plus chercher d'en sortir ni s'efforcer de pratiquer ces mêmes moyens dont elle s'est servie pour entrer dans l'abîme de cet amour.

Nous voici à l'entrée d'une nouvelle vie, ou d'un état nouveau, qui est si extraordi­naire et si rare qu'à peine en trouve-t-on même entre les personnes de grande sain­teté et qui font des miracles, qui veuillent s'en approcher : soit que Dieu ne les y appelle pas pour des raisons que lui seul connait, ou bien qu'eux ne veuillent pas se perdre et se renoncer entièrement. A cause, dis-je, et de la rareté extraordinaire et de son importance, j'ai cru qu'il était nécessaire de donner les avis que j'ai rap­portés en ce commencement. Ce qu’étant supposé comme des prémisses très néces­saires, ou pour le moins très utiles, je n'ai plus qu'à déclarer ce que Dieu demande d'une âme qu'il a introduite et appelée à cet état, et ce qu'elle doit faire depuis le commencement de cet anéantissement jus­ques à sa consommation.

Il n'y a point de doute que pour être arrivé ici, il faut être mort à ce qui est hors de nous et à nos propres intérêts ; puisqu'il faut même être mort à notre amour actif, qui nous a servi de flambeau pour nous conduire à la porte de cet autre état, dans lequel on meurt seulement en Dieu, et à la fin on expire en lui, en la façon que je tâcherai de dire avec sa sainte grâce.

Toutes les raisons, les motifs et lumières particulières qui fomentaient et accroissaient l'amour dans la vie précé­dente s'étant évanouis, on ne s'aperçoit plus que d'une lumière universelle, qui fait connaître une bonté infinie. Mais comme on n'a point encore d'expérience de ce nouvel état, on est bien en peine que faire, car on craint de se tromper et de suivre une vie purement fantaisiste et formée par l'imagination. Et aussi parce qu'on ne sait point comment il faut se comporter ici, d'au­tant que tous les efforts qu'on tâche de faire, sont moins que ce qu'on goûte, c'est manque de savoir que cet état se doit consommer par la vigueur de l'action divine, qui doit faire reboucher l'activité de la créature, engloutir et absorber toute son action et sa vie, jusques au fond et dans la racine, afin qu'elle ne vive plus elle­-même, mais que Dieu vive en elle.

Or, comme je viens de dire, elle ne voit plus qu'une simple vérité ou lumière, et ne goûte plus qu'un simple et unique bien ; aussi ne faut-il qu'elle n'ait pour tout acte qu'une simple attention vers cette vérité, et qu'une simple inclination vers cette unique bonté, qu'elle ne doit plus regarder hors de soi ; mais elle la doit contempler et aimer en soi-même, comme son unique félicité, oubliant toutes choses pour prendre en elle seule son plaisir, et pour se trans­former en elle autant que la faiblesse et l'infirmité humaine le pourra permettre.

De sorte qu'il n'est point besoin de sortir de cette simple contemplation, pour réflé­chir sur les effets particuliers de l'amour ineffable de Dieu envers les hommes ; puisqu'on les comprend dans l'éminence de ce regard simple et amoureux dans leur propre cause, qui est l'amour, beaucoup plus parfaitement qu'on ne pourrait faire en les considérant eux-mêmes.

Il faut dire de même des divins attri­buts, des illustrations admirables, des lumières, des sublimes intelligences, des profondeurs et de tout ce qu'on saurait dire et penser de distinct de la divine Essence, au moins selon notre concept ; car il faut désormais regarder tout cela comme un dans cette même Essence divine, par un simple regard actuel qui suit en tout cet état, comme la vie de notre âme.

Voilà donc la première chose qu'il faut faire : laisser tout ce qui a été si utile dans l'état précédent et l'anéantir ici, d’autant qu'il serait un détriment pour nous, et un empêchement à l'action divine qui ne pénétrera notre âme qu'à mesure qu'elle la trouvera dénuée de sa propre activité. Ce qui ne se fait pas sitôt par habitude, quoi­qu'en effet et au fond de la volonté on n'ait point d'autre désir.

Mais comme cela suppose une entière mort et suppression de tout l’actif en la créature, il ne se peut faire tout d'un coup, mais seulement par plu­sieurs actes ou plusieurs morts réitérées, ou pour mieux dire par une mort continuelle, que l'action de Dieu opère dans la créature à mesure de sa fidélité.

Il ne faut donc s'étonner si ce n'est pas l'oeuvre d'un jour puisqu’il ne se peut accomplir qu'en mourant : ce qui est tout à fait en horreur à la nature, qui tâche toujours de s'appuyer sur quelque chose qui lui soit propre, et qui ne veut jamais perdre terre pour n'être et ne subsister que par la vertu divine.

Si est-ce à quoi il faut qu'elle se réduise malgré qu'elle en ait, puisque la grâce de Dieu a porté la volonté de l'homme dans cette généreuse résolution et que toutes les puissances ont déjà épuisé toute leur vigueur et appétit de chercher Dieu sous des formes particulières et par une activité trop empressée.

Ce qu'on a à faire en cette constitution présente, est de continuer avec une fidélité inébranlable à anéantir toutes ses formes, et l'activité et multiplicité de ses exercices, jusqu'à ce qu'on soit dans la pleine et paisible posses­sion d'une simple attention vers l'objet qu’on contemple, qui semble égaler la sim­plicité et unité de ce même objet, dans laquelle on ne sent plus de trouble ni de répugnance de la part de l'esprit humain, ce qui est un signe évident que cette simple contemplation est tournée en habitude parfaite et accomplie.

C'est pourquoi l'homme, n'ayant plus rien à faire de ce côté-là, ne manque pas d'être incontinent agité par l'action divine qui ne le laissera point en repos jusqu'à sa pleine consommation de laquelle il est encore bien éloi­gné. Car cette simple consommation, qui lui donne une notion universelle et un goût et sentiment de Dieu, comme d'une bonté infinie, le lui fait à la vérité connaî­tre comme présent à soi, remplissant ses puissances, mais pourtant comme quelque chose de distinct de lui, comme celui qui possède quelque science et qui la prend pour l'objet de la pensée et complaisance. Pour lors il n'agit pas comme scientifique, ni par un acte de la science qu'il possède, mais il la prend pour objet de son action.

De même ici cette simple contemplation est un moyen entre Dieu et l'esprit de l'hom­me, lequel moyen doit être évacué, afin qu'il n'y ait plus d'entre-deux et que la créature soit sanctifiée par l'union parfaite avec son Dieu ! Ce qui est d'autant plus difficile de la part de la même créature qu'il semble im­possible qu'elle puisse être sans agir, et puisqu'il ne lui reste que cette seule maniè­re pour se porter vers Dieu qui est sa fin, toutes les autres étant anéanties par ci-devant, il faut, ce semble, ou qu'elle aille recher­cher ce qu'elle a déjà quitté, ou qu'elle cesse de rechercher sa dernière fin et sa perfection.

C'est à Dieu qui seul est son maître en tous ces états, à y donner ordre ; aussi ne manque-t-il pas de le faire, car il se retire et ôte sa présence perceptible à l'esprit de l'homme, qui, ne trouvant plus en soi ce simple objet, n'a plus que contempler. Il ne sait ni que faire ni que penser, jamais ne fut en telles peines, car il ne peut recu­ler ni avancer : il est comme enfermé entre deux murailles en des ténèbres incomparables. Il a beau crier et appeler, personne ne répond ; il sent que tous ses efforts, tant simples et excellents soient-ils, ne lui servent de rien. Il n'a seulement pas à qui s'adresser. Tout ce qu'il a à faire et ce qui lui est plus expédient, c'est de demeurer là sans rien faire, atten­dant du secours et de la lumière, quand il plaira à Dieu de lui en envoyer.

Et cependant pour toutes choses extérieures et dans la conversation avec les créatures, [il doit] faire de même que s'il était le mieux du monde, supporter les croix et les afflictions qui lui arriveront durant ce temps-là sans faire autre chose que les soutenir, puisque désormais il ne doit plus retourner à aucun motif parti­culier, quelque chose qu'il ressente. Enfin il doit seconder les desseins de Dieu, qui par cette retraite veut dénuer tout à fait son esprit de toute propriété, et pour ainsi dire, de sa propre vie pour lui en donner une meilleure.

Je sais bien qu'il n'y a rien qui lui soit plus insupportable que cet assaut et cette surprise si peu prévue, où, se voyant tout ensemble privé et d'objet, et d'action, et d'amour, et de connaissance en une telle froideur et de telles ténèbres, il doute s'il a jamais rien fait qui vaille. Car il se sent aussi peu affectionné au bien que s'il n'en avait jamais ouï parlé ; néan­moins si sa fidélité est telle qu'il la doit avoir, il faut que, nonobstant et ses doutes et ses peines, il attende avec patience et résignation tout ce que Dieu voudra faire de lui, sans se mettre en peine de rien ni vouloir être autrement qu'il est.

Ceci ne se fait pas dès le premier abord de sa privation ; car toutes les peines, ré­flexions et pensées que j'ai dites, passent auparavant. Et quand il en est ici, je veux dire quand il trouve la paix dans les ténè­bres et qu'il ne désire et ne pense plus à autre chose, Dieu, qui ne l'a jeté là-dedans que pour lui faire perdre terre et toute propriété de vie et d'action, afin de le tirer encore à quelque chose de plus parfait, s'en vient par une vertu secrète et inconnue pé­nétrer ce coeur au plus profond de ses ténè­bres, laquelle, par son immensité et vigueur infinie, rebouche tellement toutes les for­ces actives de l'homme qui lui pouvaient rester, qu'elles semblent succomber tout-à­-fait pour se laisser empreindre et remplir par cette vertu divine qui, ne trouvant plus de contrariété ni de force dans le coeur hu­main qui lui résiste, non seulement elle le comble80 de délices inconcevables, mais aussi elle étend de telle façon sa capacicé passi­ve qu'elle semble l'égaler à l'étendue et infinie capacité active des communications de Dieu.

Il serait inutile de parler du bonheur de la créature en ce rencontre, puisqu'il n'y a que ceux qui l'ont goûté qui en puissent concevoir quelque chose, auxquels il ne servirait de rien de raconter ce qu'ils savent déjà.

Je dirai seulement que l'âme qui expéri­mente ces choses, se doit soigneusement prendre garde de brouiller l'action de la vertu divine par le mélange de ses propres efforts naturels, par inadvertance ou autre­ment ; ce qui peut assez souvent arriver, l'âme voulant en quelque façon correspondre de sa part et témoigner qu'elle voudrait bien pouvoir s'en ressentir. Non, dis-je, elle ne doit point faire tout cela, non pas même le moindre soupir à ce dessein, s'il lui est possible. Mais ce qui lui est requis de sa part, c'est qu'elle ait une attention perpétuelle à se tenir dans un état passif et à laisser faire cette divine vertu, sans rien faire que recevoir son impression dans la paix et le repos de son coeur.

D'où l'on peut voir que la retraite et la solitude, tant de corps que d'esprit, est absolument requise durant ce temps ; au moins il est nécessaire d'en avoir à l’extraordinaire, puisque notre esprit ne saurait être si intimement recueilli, quand les sens sont dissipés.

Je sais que Dieu peut faire ce qu'il lui plaît en tous temps ; mais pourtant il est très certain que ses grâces n'opèrent pas toujours et n'ont pas leur effet à cause des indispositions des créatures.

Mais comme peu de personnes arrivent ici, aussi n'est-on pas beaucoup en peine de chercher du temps pour cela ; et au reste Dieu qui est leur Maître y pourvoit par sa Providence.

Si pourtant ceux qui liront ceci parve­naient à ce degré, ou qu'ils en trouvas­sent sous leur conduite, à qui Dieu fit ces grâces, ils sauraient, par ce que j'ai dit, ce qu'ils doivent faire.

Mais ce n'est pas tout, il faut recommencer à être anéanti. Car encore qu'il semble que la créature n'ait plus rien de sa propre vie, et qu'elle ne subsiste plus dans ses opéra­tions que par cette vertu divine qui pénètre admirablement son fond et toutes ses puissances, si est-ce qu’il faut se résoudre à la perte du concours perceptible de cette même vertu, qui est encore un entre-deux entre Dieu et la créature. Non pas à la vérité de la part de cette même créature, car comme j'ai dit, elle n'a plus de moyen, sinon son attention à recevoir et pâtir ce que Dieu fait en elle ; mais ce moyen et vertu est de la part de Dieu dans la créature, pour la consommer dans la mort, et mettre la dernière disposition à l'union qu'il a dessein de faire de tout soi à cette aimable créature qui, pour faire être et vivre Dieu en elle, s'est réduite au néant de ses opérations et de sa propre vie.

Quand j'ai dit qu'il faudra perdre le concours de cette vertu divine, il faut entendre à l'avènement de son principe qui la produisait dans l’âme, qui venant lui-même à se communiquer à elle, fait évanouir tous les moyens qui ont précédé sa venue. Mais ce qui restait à être anéanti de la part de l'âme, c'est cette attention dont j’ai parlé auparavant quand j'ai traité de la première entrée dans cet état d'anéantissement, et aussi par elle l'âme ne fait rien qu'être attentive à recevoir l'impression de Dieu, sans empêchement ni répugnance de sa part, et se laisser aller volontairement aux mouvements de Dieu.

Cette attention donc, de telle façon qu'on la veuille appeler, doit aussi être anéantie et comprise par action de la vertu divine, qui par sa pénétration dissipe et dissout tout ce qui restreignait l'âme à quelque chose de propre et de particulier, pour en faire une glace bien polie et capable de recevoir et représenter l'image de la Majesté de Dieu.

Ce que je viens de dire ne se fait pas tout d'un coup, mais bien selon le peu ou le beaucoup de répugnance que la créature a à se laisser pénétrer à cette divine vertu qui, ayant enfin la plénitude de son étendue, et tenant l'âme de l'homme parfaitement soumise à tous ses mouvements, elle la fait vivre de soi et en soi, par-dessus toute attention et intention dans l'uniformité de la volonté et du bon plaisir de Dieu, qui la meut et gouverne comme son propre Royaume dans lequel, trouvant de si belles dispositions pour sa demeure, il y descend lui-même pour jouir du fruit que ses grâces ont opéré dans l'âme de l'homme.

Or, c'est en ce dernier degré d'anéantissement que l'esprit de l'homme expire en son Dieu, et que sa propre vie est consommée, et que tous les moyens tant actifs que passifs de tendre vers la dernière fin cessent par la jouissance de cette même fin ; non pas dans la pléni­tude béatifique de la gloire, comme les bienheureux compréhenseurs [sic] dedans le ciel, mais dans la plénitude de la foi, de l'espé­rance et de charité, qui nous font jouir réellement du même objet que nous aurons dedans le ciel, quoiqu'il ne nous soit permis dans notre condition de viateurs81 de le contempler qu'au travers d'un voile dans l'obscurité, mais dans la certitude de la foi.

Puisque c'est ici qu'il faut que la nature de l'homme, c'est à-dire le corps et l'esprit, entrent dans les dernières agonies pour expirer enfin, mais très heureusement, puisque c'est en Dieu ; il ne faut pas douter que les souffrances ne soient incomparables. Mais comme le tout se passe dans le fond de l'esprit, où réside le centre de la vie, et qu'au-dehors il n'en paraît rien que par surabondance, aussi est-il extrêmement difficile d'en parler ni d'en faire rien concevoir ; car même l'esprit n'est pas en un état d'y pouvoir réfléchir. J'en dirai pourtant selon que je pourrai et que Notre-Seigneur m'en donnera la grâce, qui seul connaît et sait ce qui se passe ici, comme celui qui achève de purifier cet or, qu'il destine pour en faire son Temple.

Nous avons dit qu'il restait à l'âme une attention pour ne mettre point empêchement à l'action de Dieu en elle, et pour recevoir les influences de ce divin Soleil sans contrariété de sa part ni mélange d'aucune impureté ; et comme cette attention est le dernier refuge que la nature ait pour s'appuyer, quand il faut s'en défaire, pour ne subsister dans ces opérations que par autrui, à savoir par la vertu divine, ce sont des combats si étranges et des douleurs si sensibles que le passé n’est rien en comparaison, de même que les moyens ne sont rien en comparaison de la fin.

On ne saurait dire combien de doutes viennent affaiblir l'esprit, savoir : si on n'est point trompé, qu'on ne trouve point ces façons dans les Ecritures, qu'il faut que la créature agisse pour mériter, et choses semblables. A tout cela, il n'y a rien à faire ni à répondre, sinon à demeurer inébranlable sans réfléchir sur tous ces doutes, parce que les lumières qu'on a eues dans les états précédents, et même au commencement de celui-ci, ont donné une telle certitude de sa bonté et excellence que82 désormais on ne doit plus chercher des raisons pour se convaincre.

Nonobstant tout cela, on ne pourrait jamais réduire la nature à ce point d'ané­antissement, si l’industrie divine, qui veut achever ce qu'elle a commencé, ne venait au secours pour emporter la victoire. J'ai dit que ce que fait l'âme par cette attention, c'est de recevoir sans opposition les impressions de la vertu divine. Mais Dieu, pour achever de lui ravir ce dernier soupir de sa propre vie, retire la perceptibilité de son opération et des impressions de sa vertu, et ainsi l'objet de cette attention étant ôté, il faut nécessairement qu'elle cesse ; c'est là le dernier coup de la vie qui la jette dans ses dernières agonies, dans un abîme sans fond de ténèbres, dans une mer d'angoisses, dans un océan d'amertume, sans espérance de rien, sans rien sentir qui la puisse conforter, sans pouvoir rien chercher, sans se plaindre, sans pouvoir désirer du secours, sans pouvoir rien voir de meilleur, sans pouvoir souhaiter d'être délivrée : enfin sa douleur est inconcevable, on peut dire qu'elle n'a aucune borne ni limite.

Je crois qu'il y a des âmes qui ne ressentent ces agonies si étranges que quand Dieu veut les retirer de ce monde à l'heure de la mort corporelle ; il le fait quand il lui plaît. Mais quand Dieu veut le faire après ces angoisses, il renvoie sa vertu qui s'était éclipsée, qui, venant faire jour aux travers de ces ténèbres et tirer cette âme de son tombeau, où elle gisait sans se mouvoir ni remuer ni de côté ni d'autre, elle laisse faire d'elle et en elle tout ce qu'on veut.

Mais d'autant que ses ténèbres ont été grandes et ses douleurs immenses, d'autant plus la lumière qu'elle reçoit de la part de Dieu, et ses consolations sont-elles plus excessives.

Cet avènement de la vertu divine en elle la ressuscite comme de mort à vie, et ne trouvant plus rien en l’âme de vivant, elle est à l'esprit âme et vie qui le meut et gouverne en toutes ses opérations, et l'élève à une telle excellence, par son intime pénétration et par l'étendue presque infinie qu'elle fait de ses puissances, qu'elle met la dernière main et la dernière disposition à la pleine possession et demeure que Dieu vient faire dans cette âme pour la faire vivre de lui et en lui pour jamais, selon que nous dirons dans l'état suivant.

Etat de vie ressuscitée en Jésus-Christ.

Quoiqu'il semble inutile de vouloir parler et d'écrire ces choses relevées au-dessus de la compréhension et connais­sance du commun des hommes, et encore plus éloignées de leurs pratiques, néan­moins, puisque Notre-Seigneur m'a donné la volonté de commencer, j'espère qu'il me donnera la grâce d'achever, remettant le tout entre ses mains pour faire ce qu'il lui plaira de ces écrits, que je désire être tous à son honneur et à sa gloire, et au bien des personnes entre les mains desquelles ils pourront tomber.

A la vérité, c'est une chose si difficile de dire ce qui se fait en cet état de vie ressusci­tée, et ce que Dieu a préparé aux âmes qui se sont disposées à son avènement en elles, qu'à peine les langues des anges y pourraient-elles suffire. Que pourra donc la faiblesse humaine, sinon bégayer en voulant raconter des merveilles cachées et des secrets qui ne sont révélés qu'à ceux qui sont capables de les goûter et connaître par leur propre expérience ? Mais puisqu'il me le faut faire au mieux qu'il me sera possible, je dirai premièrement que cette vertu secrète et divine, dont j'ai parlé en l'état précédent, qui vient redonner à l'âme une nouvelle vie, lorsqu'elle ne pensait plus à rien et qu'elle était gisante dans les ténèbres de la mort, la pénètre dans un tel excès de plénitude qu'elle perd tout souvenir de soi et des autres créatures, et est faite si semblable à Dieu par la sublimité des opérations de ses puissances élevées par l'efficace de cette même vertu que, Dieu ne trouvant plus d'entre-deux ni de milieu entre soi et elle, amoureusement contraint par les lois de sa bonté, [elle] se va plonger tout soi-même dans le sein de cette mer d'amour, créée à la vérité, mais pourtant qui n'a point d'autres limites que celles de l'infinie bonté de Dieu.

Mais plutôt, disons que cette divine créature est engloutie et abîmée par l'amour infini et incompréhensible de son Dieu dans le sein de la divinité, qui est le principe et le centre de tout être créé, et où les esprits bienheureux et vraiment amoureux recoulent, reposent et sont unis par le lien d'une charité admirable.

Quel bonheur peut-on penser qu'apporte dans cette âme l'avènement de Dieu en elle ? Que peut-il faire avec elle ? Et elle, que fait-elle avec lui ? Car c'est là tout ce de quoi l’on peut parler en cet état, puisque tous les moyens créés ont cessé, et que tous les mouvements et désirs se sont évanouis par la jouissance de la fin. Dieu, s'unissant à l’âme non plus par sa vertu mais par lui-même, prend possession de toutes ses puissances, et lui donne au plus intime d'elle-même un témoignage très certain, du­quel elle ne peut douter, qu'elle est sa fille et son épouse bien-aimée, qu'elle le possède pleinement, et qu'elle est possédée de lui comme son Royaume, dans lequel il a pris pour jamais sa demeure. Aussi prend-il le soin de gouverner tous ses mouvements, de diriger ses pensées, de modérer toutes ses actions dans le poids d'une sagesse si extraordinaire qu'il ne permet point qu'il sorte rien d'une telle personne qui soit indigne de la majesté de Celui qui gou­verne, qui lui communique une lumière qui lui est si présente en tout ce qu'elle doit faire ou laisser, qu'elle ne peut y manquer sans commettre une infidélité notable.

Ce n'est pas à dire que tout ce qu'on fait soit toujours bien trouvé de tout le monde : au contraire, il s'en trouvera toujours plus qui trouvent à redire dans les façons de faire de ceux que Dieu tient dans cet état, qu'il ne s'en trouvera qui les approuvent. Cela se fait ainsi pour plusieurs causes.

La première c'est que l'homrnc charnel et sujet à ses passions n'est point capable de juger et de connaître les mouvements et les actions de l'Esprit, parce que lui étant contraires, il en jugera toujours d'un sens opposé et autrement qu'il ne faut.

La seconde cause est que Dieu permet que ces personnes ici soient méprisées beaucoup et inconnues de tous, même des gens de bien. Et il le fait afin de conserver ce trésor inestimable qu'elles possèdent, et de les enraciner et enfoncer de plus en plus dans sa jouissance, les transformant de clarté en clarté par son Esprit, ce qui pourrait être empêché par les subtiles réflexions sur elles-mêmes que leur pour­raient causer les louanges et l'honneur que leur rendraient les hommes, s'ils connaissaient leur admirable sainteté. Voire même, la superbe qui en pourrait venir pourrait les faire tomber avec Lucifer de ce trône de sainteté ; car personne n'est assuré en cette vie, puisque les anges, Adam, Salomon, David, Origène et tant d’autres que nous ne connaissons pas, sont tombés d'un si haut degré de grâce et de sainteté.

Il est vrai qu'il en tombe bien peu de l'état que nous décrivons maintenant, car l'esprit de l'homme est si uniquement uni à l'Esprit de Dieu et si soumis à tous ses mouvements et conduites qu'on peut dire qu'il n'est qu'un même esprit avec lui. Et ceux qui ont ce bonheur doivent prendre bien garde qu'à la longue, manque de vigueur ou par les surprises de la nature, ils ne se laissent emporter à quelque acte de leur propre vie naturelle, de passion, d'intérêt, ou d'autre chose. Car puisque c'est Dieu qui les a ressuscités et qui les fait vivre par sa propre vie, ils ne doivent point interposer un seul moment de la leur.

Au reste, il faut encore savoir que les extases et les ravissements ont cessé ici, au moins ceux qui faisaient quelque altération et impression dans les puissan­ces inférieures. Car l'esprit, étant dans la jouissance de son objet, n'a plus que faire d'attirer leur aide et secours pour concourir avec lui à sa recherche, ou pour contempler à leur mode, et pour voir quelque échantillon de ses beautés. Tout est en parfaite paix et repos ; c'est pour­quoi il ne paraît rien d'extraordinaire au-dehors en ces personnes si admirables : on les voit toutes bénignes, patientes, pleines de compassion et de charité, saintement libres et joyeuses. Tout ce que peuvent dire d'elles ceux qui n'en jugent que selon l'écorce, c'est qu'on ne voit rien de mal en elles ou qu'elles ne font ni grand bien ni grand mal.

J'ai voulu dire tout ceci afin de faire voir qu'il ne faut point que ces personnes se manifestent autrement par des oeuvres extérieures qui paraissent grandes et admirables aux hommes. C'est assez qu'elles se laissent conduire à ce que Dieu demandera d'elles, ou par lui immédiate­ment ou par les créatures à qui elles doivent obéissance ; ce qui est d'autant plus véritable qu'il est plus conforme à la vie de notre doux83 Sauveur, pendant qu'il a été dedans le monde, de laquelle je ne ferai point l'application davantage : elle est assez connue pour qu'un chacun puisse soi-même­ s'en servir et s'y accommoder.

Après avoir dit ce qui paraît à l'extérieur de la vie de ceux qui sont en cet état ici, qui n'est rien au prix de ce qu'ils sont devant Dieu, il faut aussi que nous disions quelque chose selon notre pouvoir de ce qui est au-dedans.

J'ai déjà dit que l'union réelle que Dieu a daigné faire de soi avec ces âmes, non plus par sa vertu, mais par lui-même, est si parfaite qu'elle les rend un même esprit avec lui, en sorte pourtant que leur être créé leur demeure toujours, ce qui se doit entendre par tout ailleurs, comme quand on dit qu'on n'est plus, qu'on ne subsiste plus, qu'on est semblable à Dieu, et autres termes dont on se sert ordinairement, parce qu'on ne peut pas s'expliquer autre­ment, et qui sont vrais quant aux opérations des puissances élevées par la vertu divine et remplies extraordinairement de ses lumières et attraits ; en telle sorte que ce qui se fait par elles est plus de l'infusion de la grâce que de leur coopération natu­relle, car Dieu fait de nous ce qu'il lui plaît.

Mais pour revenir à cette union de l'esprit créé à l'incréé, elle élève le créé à une telle dignité et excellence que les plus hauts Séraphins en sont en admiration, voyant que dans la terre on égale et on atteint l'amour qu'ils ont dans le Ciel. Car ici il semble qu'il n'y a plus d'opération distincte, au moins perceptiblement, de Dieu et de la créature. Tout est réduit dans l'unité, en telle sorte que la divine action qui rend Dieu éternellement et infiniment bienheureux, ravissant l'esprit de l'homme selon sa capacité créée, l'emporte dans la même jouissance de la même félicité de Dieu, où regor­geant d'un bonheur inconcevable, il est sans cesse renouvelé dans la vigueur qui le maintient, pour soutenir ces excès qui surpassent la condition des pauvres exilés.

Il ne manque rien à ces heureuses personnes que d'être délivrées de ce misé­rable corps, qui est le seul empêchement de la consommation de leur bonheur. Car pour autre chose, ils sont si dégagés de tout qu'il leur faudrait faire une violence bien grande pour s'attacher à quoi que ce soit avec imperfection. Quoiqu'il semble bien souvent le contraire à ceux qui ne les connaissent pas et qui se mêlent de les juger, leur bonheur est si grand qu'il leur fait presque oublier tout et vivre dans une continuelle abstraction.

C'est ce qui est cause que quelques-uns des plus véritables de ceux-ci sont fort peu propres à la conversation du commun des hommes, ne sachant que leur dire ni de quoi les entretenir ; aussi tout leur plaisir est la solitude en atten­dant le repos du Paradis. Rien ne les touche plus de tout ce qu'ils voient ou entendent arriver au monde, car leur esprit a passé dans l'éternité par l'union étroite avec Dieu, qui est tout immuable et qui leur donne les mêmes qualités.

Ce n'est pas qu'ils soient insensibles et qu'ils ne s'aperçoivent bien des coups si on leur en donne, mais ils sont inaltéra­bles et les supportent avec patience et résignation, soutenus par la force de Dieu même, qui donne le prix et la valeur à toutes leurs actions qu'ils exercent, non plus par le motif de quelque vertu parti­culière, mais dans une charité consommée, ou plutôt en Dieu même qui est le principe, qui les meut et pousse à tout ce qu'ils font, disent et pensent.

Or, quoique la vie de cet état soit exempte de changement, à moins d'une infidélité bien notable surtout à l'égard de ce qui peut arriver du dehors, et immuable dans le fond de l'esprit même pour ce qui regarde l'intérieur et tout ce qui se passe au-dedans, il est pourtant vrai que les âmes ne sont pas ici exemptes de vicissitudes et changements de constitution, non pas comme j'ai dit qu'elles soient changées ou altérées dans leur fond, mais je veux dire qu'elles ne sont pas toujours ici dans la jouissance ni dans la privation, Dieu le faisant ainsi pour les affermir et consommer de plus en plus en lui, tantôt se communiquant à elles dans une telle abondance qu'il semble que tous les trésors du paradis et toutes ses délices soient débordées sur elles, tantôt retirant tellement sa présence sensi­ble de toutes leurs puissances qu'il semble qu'elles n'aient jamais mérité la moindre de ses caresses.

Ce n'est néanmoins pas à la façon des autres privations précédentes qui laissent l'âme en des doutes et des gênes, et comme en des désespoirs de revoir jamais celui qu'elle avait perdu. Car ici, quoique à la vérité on ressente bien cette privation, elle n'est pas insup­portable comme auparavant, parce qu'on se sent si fortement établi en Dieu qu'on n'a plus de peur de le perdre ; et comme on l'aime purement pour lui et non pour ses dons, ayant cette assurance qu'on lui est toujours uni, on ne se soucie point comment être ni en quel état, soit d'abon­dance ou de privation, puisqu'au-dessus de tout cela on peut demeurer attaché à Dieu et lui être uni.

De sorte qu'on peut voir que les changements qui se font ici, quoiqu'ils se passent intérieurement dans l'âme qui les souffre, elle n'en reçoit point de changement ; puisque dans son simple fond elle a toujours la même jouissance essentielle de sa fin et de son objet, laquelle possession et jouissance pouvant avoir divers degrés d'excellence, et la créature étant encore viatrice84, elle est capable de mériter et de s'avancer, et approfondir de plus en plus et de degré en degré, dans cette divine essence.

Et parce que dans la possession de Dieu, qui s'est donné à elle par cette union admirable, toutes ses actions propres et sa propre vie a cessé, quant à la tendance vers sa dernière fin, ce Dieu d'amour qui est en elle et la fin et le principe de tous ses mouvements, voulant la perfec­tionner de plus en plus par une intime pénétration de lui en elle, et d'elle en lui, il le fait par ces divers éloignerments et retours de sa présence, par ses communi­cations sensibles et ses privations. Par là les puissances étant comme renouvelées par leurs opérations et mues de l'Esprit de Dieu comme du principe auquel elles sont intimement unies, abîment tellement la créature en Dieu qu'il n'y a que lui seul qui puisse comprendre l'état et l'excellence de ces âmes, et la gloire qu'elles lui donnent, car elles-mêmes ne le savent pas et sont aussi éloignées d'y réfléchir et de le vouloir connaître que si cela ne se faisait en elles, au moins si elles ont la fidélité que je suppose qu'elles doivent, qui est principalement en ceci ; car comme elles sont mortes à toutes les autres choses, aussi les affections et les pensées d'icelles ne les travaillent plus.

Mais comme l'amour propre est si fort enraciné dans nos cœurs qu'il y demeure jusqu'à la mort, parmi les plus hautes perfections, on a toujours à se prendre garde de [ce] côté-là parce que la plus grande excellence et sainteté lui est un plus subtil appât pour prendre complaisance sur soi-même, [ce] qui serait se vouloir retirer de son anéantissement et de Dieu même pour vivre de sa propre vie, en quoi on se perdrait si cela se faisait volontairement.

C'est pourquoi il faut vivre toujours en abstraction de tout cela et laisser faire à Dieu de nous tout comme il lui plaira : qu’il nous mette en hauteur, en bassesse, en toutes façons, notre seul bonheur doit être d'être en lui par-dessus toutes choses et d'y demeurer sans nous mettre en peine de comment nous sommes, si nous avançons ou si nous reculons. Il suffit que notre conscience nous donne témoignage que nous sommes Enfants de Dieu, et que nous sentions notre volonté parfaitement soumise à la sienne ; du reste, il faut tout laisser rouler dessus et dessous nous, sans nous en mettre en peine, non plus que de ce qui ne nous touche en aucune façon.

S'il arrive que les démons veuillent susciter quelque tentation en la partie inférieure, il n'est pas besoin d'y descendre pour vouloir apaiser le tumulte : c'est assez qu'on vive au-dessus de cela par abstraction dans l'Esprit, en continuant d'être présent à Dieu comme si rien ne se passait. Cela se doit faire ainsi, quelque violence qu'on ressente, et il ne faut point chercher d'au­tre preuve que tout cela n'a rien été, que la fidélité qu'on aura apportée à ne se détourner pas, même pour voir et réfléchir sur tout cela.

Et en vérité, les plus expérimentés dans ces combats font enrager les démons, qui avec toute leur industrie et finesse, ne peuvent connaître si ces généreux guerriers ont offensé ou non, tant ils ont méprisé tout ce qu'ils ont ressenti, comme s'ils n'eussent rien eu du tout.

Ces attaques servent merveilleusement aux âmes fidèles pour se plonger comme de nouveau et plus profondément en l'Essence divine. Ce qui fait que les diables usent de mille précautions pour les tenter, crainte qu'en pensant leur nuire, ils soient cause de leur avancement.

Enfin ces chères âmes consomment et achèvent leurs jours dans ces diverses vicissitudes de l'abondance et de la disette, dans les combats et dans la paix, quoique, comme j'ai dit, leur bonheur essentiel qui est l'Union très intime avec Dieu ne se change et ne s'altère point. Et dans l'Unité des puissances et dans leur fond, elles jouissent toujours d'une pleine paix ; et leur vie dans cet état dure autant qu'il plaît à Dieu ; mais peu y parviennent et la plupart n'y sont admis que vers 1a fin de leurs jours, ou un peu devant85 mourir. Mais comme le tout dépend de Dieu, on n'en peut donner de règle : ainsi il importe peu, pourvu qu'on y parvienne.

Quand ils se voient destinés à la mort, ils ne doivent rien changer dans leur vie ni être autres qu'ils étaient auparavant, puisque Dieu auquel ils sont unis ne se change point. Ils doivent recevoir les saints sacrements avec toutes les démons­trations de piété, d'amour et d'affection qu'on peut désirer des bons chrétiens pour l'édification des assistants.

Cela fait, qu'ils demeurent paisibles et qu'ils attendent la mort sans s'étonner avec une générosité toute divine. Qu'ils ne sortent point de l'exercice de leur foi très simple et très nue, sous prétexte de vouloir s'assurer ce qu'ils sont, pensant en eux-mêmes, ou le diable les leur suggérant afin de les troubler, que ce dernier passage mérite bien qu'on y prenne garde et qu'on s'assure. C'est là, à mon avis, la plus grande et la plus sub­tile tentation que leur livre le démon, et je ne sais si d'une douzaine il y en a un seul qui n'y succombe, tant les hommes sont faibles et peu confiants à demeurer perdus en Dieu, sans savoir comment, jusqu'au dernier respir ; ce qui fait perdre à Dieu une gloire qu'on ne peut dire, et à eux un bonheur inestimable.

Je ne veux pas dire que ceux qui man­quent ici soient damnés pour cela, mais toujours le diable triomphe de cette infidé­lité qu'ils ont commise, bien que légère, et de l'avantage qu'il a de leur suggérer d'autres tentations, dans lesquelles quel­ques-uns ont succombé. Il est pourtant croyable qu'il est assez rare que le cher Epoux de ces âmes qu'il a tant chéries durant leur vie, les laisse périr entre les mains de ses ennemis, lorsqu'elles sont prêtes d'être admises à ses noces.

Je conjure ceux ou celles qui liront ceci, et qui seront en cet état, de ne penser point que Dieu soit autre à la mort que durant la vie, ni qu'il leur faille vivre autrement, ni prendre ses assurances pour ce dernier passage ; car tout cela n'est qu'une recherche de la nature, qui veut s'appuyer sur ses propres oeuvres, au lieu que notre justification et notre assurance doit être toute en Jésus-Christ notre Sei­gneur, lequel donne le mérite de nos oeuvres, auquel, en ce moment comme toujours, nous devons avoir une entière espérance, comme en celui en qui nous avons mis et confié notre dépôt. Ce sera le moyen d'ache­ver heureusement le cours de cette mortalité, qui tenait un voile entre Dieu et la créature, lequel étant ôté, elle le contem­ple face à face.

Tout ce que j'ai dit ici, et partout ailleurs, je le soumets très hum­blement à la censure de tous ceux qui le liront. S'il y a quelque chose contre vérité, je les prie de le corriger et de pardonner à mon ignorance ; car j'aimerais mieux mourir que de rien dire ni écrire volontai­rement contre la vérité.

Montée Spirituelle,

CONTENANT HUIT DEGRES qui conduisent jusqu’au Trône de la Divine Sapience.


PREMIER DEGRÉ

L’âme qui est vraiment touchée du désir de travailler à sa perfection, et résolue de se donner à Dieu à quelque prix que ce soit, doit commencer sa retraite et son re­tour vers son Créateur par la mortification de ses sens extérieurs, qui sont les dernières portes par lesquelles elle est sortie de soi-même et s'est épanchée au-dehors. Elle les doit tellement fermer à toutes sortes d'objets que, de peur d'en admettre de mauvais, et pour les punir du passé, elle doit les priver des indifférents. De sorte qu'il ne faut plus parler ici de curiosité pour la vue, j'entends même des objets les meilleurs, où les sens pourraient prendre quelque satis­faction : comme seraient des tableaux bien faits, de beaux jardins, bâtiments, belles vues, etc. A plus forte raison doit-on se détourner de tout ce qui pourrait porter des mauvaises pensées dans nos coeurs.

C’est de même pour l'ouïe qu'on doit priver des musiques, des agréables86 chants, des belles voix, et de tout ce qui pourrait chatouiller les oreilles. Si on est par nécessité obligé de les entendre, il faut renoncer au plaisir qu’on y pourrait avoir, et prendre sujet de là de s'élever aux joies du paradis.

La langue doit être tellement réglée qu'elle ne parle que pour la nécessité ; et quand il faut parler, que ce soit humble­ment, simplement, ni trop haut ni trop bas, ni trop vite ni trop lentement.

Quant au goût, il faut le priver des morceaux délicats, et le retenir si bien qu'il ne se laisse point aller par une avidité bestiale à rechercher ce qu'il y a de meilleur. Pour87 la quantité du manger, il ne faut point la dimi­nuer que selon la règle et l'ordre de ceux qui ont soin de notre conduite.

On doit éviter dans le toucher toutes choses molles, douillettes et délicates, de peur d'exciter la sensualité, qui semble avoir son centre dans ce dernier et plus grossier de tous les sens.

Mais comme ce n'est pas assez de remé­dier aux désordres présents ou à venir, et qu'il faut aussi remédier autant qu'on peut à ceux qui ont précédé, et qu'on ne le peut faire, sinon par le moyen de quelque chose qui soit contraire aux plaisirs qu'on en a eus, il faut nécessairement se servir d'austérité et de rigueur contre son propre corps, non seulement [en] privant les sens de la jouissance des objets qui leur seraient agré­ables, mais aussi en leur faisant ressentir des peines qui sont contraires et qui dé­truisent leurs appétits.

C'est pourquoi il se faut servir de disci­plines, haires, jeûnes, et autres semblables instruments de pénitence. Il faut pourtant que ceux qui ont soin de ces âmes qui commencent à se donner à Dieu, aient soi­gneusement égard aux forces du corps et de l'esprit, à la santé du corps et à la vie que telles personnes ont menée avant que de se donner à Dieu, afin de mesurer suivant cela les austérités qu'on leur doit laisser faire, de peur de détruire au lieu d'édifier. Il faut aussi disposer tellement les coeurs et les affections de ceux qu'on a en charge et que l’on doit conduire, qu'on n'ait pas besoin de les porter à faire péni­tence contre leur gré. Il faut qu'ils en soient tellement désireux par la vue et connais­sance de sa nécessité, qu'on leur doit avoir efficacement montrée, qu'on ne leur per­mette pas d'en faire qu'ils ne l'aient de­mandé plus d'une fois. Si pourtant il se trouvait entre les autres quelque lâche et sensuel qui ne se portât de soi à en faire, il est bon de lui en donner, afin qu'il s'y accoutume, ou s'il n'a du courage assez, qu'il ne s'en mêle point, et qu'on ne l'ad­mette pas avec les autres.

Or d’autant qu'il s’en trouve assez souvent qui se portent avec une avidité non pareille à toutes sortes d'austérités, se persuadant que c'est là où gît toute la perfection, et que tous les autres qui ne font pas comme eux, se tuant à force de coups et d'austérités, ne font rien qui vaille, il faut que ceux qui en sont les directeurs remé­dient à ces fausses opinions, en faisant voir clairement et efficacement à leurs disciples que ce ne sont là que des moyens, auxquels on ne se doit arrêter non plus que sur un pont, lequel n'est nécessaire et dont on ne se sert seulement que pour passer et non pas pour y demeurer ; que ce n'est seule­ment là que la première entrée et le plus bas moyen, ou si on veut, le premier pas qu'on doit faire des créatures vers le Créa­teur, ou la dernière fin ; et quoique tous ne puissent pas beaucoup souffrir dans le corps, que tous peuvent souffrir dans l'es­prit, où sont les véritables et les plus grandes souffrances, auxquelles il faut se disposer par celles-ci.

C'est pourquoi il ne faut point ici mar­chander à quiconque veut entrer dans la vie intérieure, car jamais on ne pourra trouver de paix intérieure tandis que l'on sera épanché au-dehors par les sens extérieurs. Il faut que chacun se mortifie toujours peu ou beaucoup : si ce n'est par des souffrances actuelles, ce doit être au moins en se pri­vant des satisfactions et des petits plaisirs qu'on pourrait, ce semble, donner licitement à ses sens. Comme tous les livres ont traité si au long de cette matière, je ne m'y arrêterai point davantage.

Il est aussi à savoir que les leçons qu'on leur fait, leurs entretiens et leurs lectures, doivent être conformes à leur pratique : leurs méditations et leurs affections doivent être sur ce sujet, duquel aussi ils doivent tirer leur présence de Dieu, prenant de là occasion de se porter par des actes d'amour et de désir vers sa Divine Majesté.

La modestie doit être la vertu générale, et comme le premier moteur de toutes les actions et de tous les mouvements de leur corps ; c'est pourquoi il est bon de la leur expliquer incontinent après la mortification des sens extérieurs.

Peut-être qu'on pourrait s'étonner de voir qu'on fasse ici peu de mention de l'amour qui semble devoir être notre unique con­ducteur vers notre dernière fin. Je réponds à cela que, quoique ce soit l'amour qui fasse entreprendre toutes ces mortifications et ces travaux, son règne est pourtant encore ici si faible que son nom ni sa douceur n'y paraît presque point.

Il est ici comme la semence, qui est en­fermée sous beaucoup de terre, qui fera pourtant quelque jour paraître et des fleurs et des fruits, quand il se sera développé88 de ce qui le tient enfermé et comme enseveli.

C'est pourquoi ceux qui conduisent ne doivent pas s'étonner de voir si peu d'avan­cement dans leurs nourrissons, particuliè­rement dans leurs premières démarches. Mais ce qu'ils doivent faire, et ce qui est de très grande importance, c'est de détruire peu à peu ce qui les empêche et les retient en eux-mêmes et dans leurs premières inclinations, tantôt par des remontrances bé­nignes, amoureuses et charitables, tantôt par de très vives répréhensions produites par un saint zèle, qui fassent rentrer ces nouveaux soldats dans la considération et la haine de leurs défauts. Enfin l'industrie et la prudence des conducteurs, c'est d'ap­pliquer sur l'heure et à propos les remèdes qu'ils jugeront sagement être nécessaires.

Comme la fin de ce premier pas ici, c’est que l'homme retire ses sens extérieurs des plai­sirs qu'il pourrait prendre dans la jouissance de leurs propres objets, qui sont choses extérieures et sensibles, qui, quoique de soi-même elles pourraient être indifférentes, néanmoins parce que le plaisir qu'elles donnent attache excessivement89 à elles la volonté et les sens des hommes, il faut non seulement s'éloigner de ces objets à cause du danger qu'ils nous apportent, mais aussi il faut tenir les sens en bride par le moyen des mortifications et des austérités, qui en détruisent et chassent les plaisirs qui les pourraient chatouiller.

SECOND DEGRÉ

Il servirait peu à l'homme de s'être retiré des objets sensibles du dehors, et de leur avoir fermé la porte des sens extérieurs, les retenant en bride sous la règle d'une juste modestie, si étant hors du danger du dehors, il ne travaillait à la destruction de ses ennemis domestiques, et à rétablir en ses sens intérieurs un ordre tel qu'il est requis pour les bien conduire selon leur capacité vers la dernière fin, de la confor­mité à laquelle tout ce qui est dans l'homme doit prendre sa bonté.

Il est donc nécessaire qu’après cette pre­mière démarche dont j'ai parlé ci-dessus, qui finit aux sens extérieurs, qu'il en fasse une autre, de ceux-là aux sens intérieurs, pour y considérer leur désordre, et pour s'en retirer aussi et de là monter à quel­que chose de plus parfait.

Je ne m'arrêterai point à discourir de la différence qu'il y a entre la partie inférieure, ni [ce] que c'est que la concupiscible, ni l'irascible ; les philosophes ont bien de la peine eux-mêmes à les discerner ; c'est pourquoi je crois que ce ne serait qu'amusement de les vouloir expliquer ici, où il n'est question que de mourir courageu­sement à toutes les répugnances et contra­riétés, et de mortifier ses plaisirs.

Je divise seulement tout ce qui est corporel en l'homme, en sens extérieurs et intérieurs. J'ai déjà parlé des premiers. Dans les seconds, je comprends l'imagina­tion, la fantaisie90 et le sens commun, dans tous lesquels il ne peut y avoir de désordre sinon par le moyen des espèces91 que nous avons reçues par les sens exté­rieurs ; et quoique ces espèces soient indif­férentes de soi, elles peuvent pourtant nous représenter des objets bons et mauvais, plaisants ou désagréables, auxquels, quand on s'arrête ou par désir ou par poursuite réelle contre la volonté de Dieu, on pèche contre les lois92. Il faut donc que nous cherchions le moyen de chasser les mauvaises espèces, et d'en in­troduire de bonnes.

Les espèces qui nous représentent des choses dangereuses et mauvaises, ne peu­vent bonnement être détruites que par leurs contraires, à savoir les bonnes. Mais en­core est-ce plutôt par l'usage des bonnes et le non-usage des mauvaises que se fait cette destruction, que par une spéciale vertu qui soit dans les bonnes propre à détruire les mauvaises. C’est presque de même à proportion que dans les sens extérieurs : car supposé que j'aie les yeux ouverts et qu'il y ait quelque objet devant moi, il faut nécessairement que je le voie tel qu'il est ; mais comme je puis fermer les yeux ou bien détourner ma vue, si je m'y arrête volontairement et que l'objet soit mauvais, j’offense en cela et commets un désordre93.

De même dans les sens intérieurs, ayant reçu du dehors quelque espèce, je ne puis pas la détruire formellement, mais94 je puis appliquer mon imagination ou fantaisie à d'autres espèces, et laisser couler un si long espace de temps sans me servir de celle-ci ou de celle-là, que venant à être obscurcie et cachée par un grand nombre d'autres, peu à peu elle s’efface, ou pour le moins elle n’a plus d’efficace sur cette puissance.

Ce que doivent donc faire ceux qui veu­lent travailler à une parfaite réformation de l’homme intérieur, et ne laisser rien imparfait ni en haut ni en bas, ce n'est pas de se tuer et bander la tête pour se dé­faire d'une milliace d'espèces et de pen­sées qui se présentent à eux, avec d'autant plus d'importunité que s'étant retirés des objets extérieurs, les sens intérieurs remplis des espèces qu'ils ont autrefois reçues, agissent avec beaucoup plus de vivacité. Car se vouloir ainsi bander95, c'est juste­ment se rendre incapable de jamais avancer dans la voie de l'Esprit. Mais ce qu'il faut faire, et l'unique moyen à mon avis pour bien réussir en ceci, c'est de présenter à notre imagination de bons objets où elle se puisse arrêter, et où elle ait matière d'entretien.

Les meilleurs et les plus solides qu'on puisse lui donner, sont les mystères de la Passion du Fils de Dieu, qui lui repré­sentent un Homme-Dieu, souffrant de si étranges douleurs sans soulagement, sans se plaindre, et sans être plaint de personne, abandonné comme une pauvre bête, et cela pour l'amour de l'homme. Il est impossible qu'elle n'entre en quelque compassion au moins naturelle ; et de la compassion, elle se porte à la tendresse et affection vers cette personne qui souffre tant, et là-dedans voyant de si grandes merveilles, si grandes douleurs et si grand courage, elle prend plaisir à voir et à considérer tout cela, oubliant ce en quoi elle prenait autrefois plaisir à s'entretenir, et si elle y pense, ce n'est plus qu'en dégoût et dédain. Car elle trouve dans son occupation de quoi s'entre­tenir et se satisfaire, et cela en repos de conscience ; ce qui lui est un puissant motif pour l'y attacher encore plus fortement.

Ce à quoi les directeurs doivent ici prendre garde, c'est que ceux qui ont l'imagination plus vive ne s'appliquent avec trop de vivacité à ces mystères, et que, manque de discrétion, ils ne se fassent mal à la tête. Il faut que ceux qu’on connaîtra être de cette constitution (je veux dire imaginatifs) s'exercent davantage à l'affec­tion qu'à une trop grande méditation, ou bien qu'ils mêlent l'une avec l'autre, ce sera peut-être encore le meilleur.

Au reste, il faut prendre tous ses sujets d'entretiens avec Dieu, soit pour se tenir en sa présence durant le jour par quelques élévations d'esprit, soit pour l'oraison, de ces mêmes mystères de la Passion. Et tous les exercices qu'on pratique, et toutes96 les actions communes qu'on fait, doivent en cette démarche ici, [être] animées97 du motif de la conformité avec Jésus-Christ souffrant.

De sorte que les austérités qui se prati­quaient dans la première marche, par un motif de pénitence et par un désir de satisfaire à Dieu pour les désordres commis par les sens extérieurs, et à dessein de retenir en bride ces mêmes sens, se doivent ici pratiquer en vue de cette conformité avec notre chef, auquel nous désirons de nous rendre semblables au-dedans et au-dehors, et par son imitation et sa grâce, être attirés à son Père Eternel.

Cette vue doit donner à mon avis une grande ouverture aux Directeurs, pour bien conduire ceux qui sont sous leur charge. Car en effet Jésus-Christ nous a montré le chemin que nous devons tenir pour notre réformation ; car ce qu'il a fait et qui nous [ap]paraît, c'est pour détruire le péché qui règne dans nos corps ; mais l'amour qu'il nous a porté et qui est caché au- dedans, et qui a produit tant de merveilleux effets, doit être l'unique objet de ceux qui par sa grâce sont morts aux choses sensibles et périssables, et qui sont appelés à la contem­plation des vertus éternelles qui nous sont proposées dans l'Evangile.

Ce n'est pas qu'en aucun état il faille jamais quitter l'exercice de mort ; nulle­ment, parce que98 nous aurons toujours à mourir, en quelque état que nous puissions être ; et plus on est parfait, on trouve aussi des imperfections et des attaches plus subtiles, lesquelles il faut détruire aussi bien qu'on a fait des plus grossières.

Les vertus particulières de cette marche99 sont l'imitation de notre Sauveur dans une entière renonciation à toutes sortes de plai­sirs, un abandon de toutes les choses du monde, une parfaite mortification de toutes ses pensées extravagantes, et beaucoup plus des mauvaises ; ce qui se pourra faire en se représentant les vertus du même Sauveur qu’il veut100 imprimer dans nous-mêmes : une grande patience et résignation pour sup­porter tout ce qui peut être représenté à nos sens de fâcheux et pénible.

On me pourra dire que je demande beau­coup pour un état qui semble presque le plus bas. Je réponds que ce n'est point trop, puisque je suppose que j'écris pour des personnes qui aient le coeur gagné, et qui soient résolues de suivre le Sauveur à quelque prix que ce soit, par le chemin épineux des douleurs et afflictions, sans vouloir épargner ni corps, ni santé, ni vie, ni quoi que ce soit.

C'est pourquoi on les doit exercer con­formément à cela, ne leur donner relâche aucune qu'on ne voie qu'ils aient pénétré dans ce sentiment de renonciation à tout ce qu'on peut penser, qui pourrait donner vie à la corruption de la nature. On doit ici remettre tout le soin de soi­-même entre les mains de son Directeur, et se laisser aller à lui comme un instrument fait en la main de l'ouvrier.

Quand le Directeur voit que ces industries, exercices et mortifications ne font plus d'impression sur ces sujets, d'autant qu'ils sont pénétrés jusqu'au fond, et qu'ils n'ont plus de ressentiment101 de tout ce qui leur peut arriver du dehors, il est temps qu'il leur fasse ouverture, et leur aide à monter un peu plus haut, élevant leur façon d'agir par des motifs plus relevés et plus parfaits.

On pourrait ici être en peine de savoir si par nos propres industries et façons de faire, et si, par la conduite d'un homme, nous pouvons et devons ainsi changer d'état et de voie. Je réponds que, quoique Dieu mette la forme et l'accomplissement à chaque état, il veut pourtant que l'homme travaille avec sa grâce à mettre les disposi­tions nécessaires à ce même état, lesquelles étant mises et les empêchements ôtés par la grâce de Dieu, et par l'industrie et l'action de l'homme, Dieu demande de lui qu'il recommence encore avec sa même grâce à détruire de plus subtils empêchements qui sont en lui, qui restreignent l'action de Dieu et la communication de ses lumières sur ce même homme, et ainsi successivement jusqu'à l'entière consom­mation.

Il est nécessaire que l'homme aille toujours avec Dieu, et se serve de quelque industrie plus simple et plus parfaite à mesure qu'il s'approche, au fond et dans l'intime de son âme, de sa dernière fin et perfection. Dieu fait voir à ceux qu'il conduit par lui-même, et qui ne peuvent avoir de Directeur parmi les hommes, quand102 et comment il faut qu'ils fassent, au moins s'ils ne s'aveuglent eux-mêmes, et [ne] s'arrêtent aux suggestions des démons, qui ne manquent pas de les traverser par de fausses lumières. Les autres qui ont des Directeurs doivent les laisser faire.

TROISIEME DEGRÉ

Après s'être exercé dans ces deux pre­mières marches à se dépêtrer103 des objets corporels et sensibles, qui, chatouillant notre appétit par l'espérance des délices, et troublant notre imagination par la représentation des plaisirs que promet leur jouissance, nous retenaient sous la servitude du péché et l'esclavage du diable ; après, dis-je, s'être purgé de toutes ces immondices par la grâce de Dieu, et qu'on a imprimé dans leur place les images des mystères de notre salut et de la Passion du Fils de Dieu, en s'exerçant à les méditer et consi­dérer avec attention et compassion, et à les imiter selon sa puissance, si ce n'est en effet, à tout le moins par affection et désir de s'y rendre conforme, il faut commencer à faire une troisième démarche pour mon­ter des sens à la raison, et dans ces objets sensibles y considérer ce qui est de princi­pal, et la cause de tant et de si merveilleux effets qui paraissent à nos yeux, et nous font voir un Dieu fait homme, un Dieu qui est pauvre, qui souffre, qui est anéanti et réputé comme rien parmi les hommes.

L'amour donc étant la cause de toutes ces merveilles, doit étre en cette troisième démarche l'objet de toutes nos pensées, nos oraisons, nos élévations, et le motif de toutes nos actions extérieures et intérieures. Car j'entends que, dans tout ce chemin que je décris et dans chaque démarche de celui-ci104, l'intérieur et l'extérieur aillent toujours d'un pas égal, l'extérieur prenant sa vigueur et sa force de l'intérieur. Que l'affection suive la considération et connais­sance, et que la considération, sans inter­rompre l'ordre qu'elle doit tenir dans cette montée, s'applique fortement aux objets qui se rencontrent dans les divers degrés, afin que la lumière qui en naîtra puisse échauffer l'affection de leur amour et beauté.

Il ne faut donc pas ici considérer les souffrances du Sauveur séparément, mais bien conjointement avec l'amour immense d'où elles sont sorties pour le salut des hommes. Et comme le dessein de ceux qui veulent entrer dans ces voies de l'Esprit ne doit être autre que de se rendre conformes au Fils de Dieu, et qu'en cette marche ils ne le doivent considérer que dans ses agonies amoureuses qu'il a soutenues pour le seul amour qu'il leur porte, s'ils veulent se mettre en un état qui soit en quelque façon semblable au sien, il faut que, comme il les aime en souffrant, ils l'aiment aussi parmi les douleurs et les afflictions de quelque part qu'elles puissent venir.

Et le vrai exercice de ce présent état, c'est un amour réciproque, fort et généreux, par lequel nous rompions toutes nos répu­gnances, et entrions courageusement dans les combats de toutes sortes de difficultés. Car ici on considère un Dieu, qui de sa pure bonté, sans aucun autre motif, s'est porté à nous aimer et à nous faire un bien immense, souffrant pour ce sujet des peines infinies, des travaux sans nombre et des ignominies incomparables ; et cela105 pour nous attirer à son amour, sachant que c'est notre bonheur de le suivre et l'imiter en toute notre vie. Je crois que cette vue et cette manière de procéder est la plus excel­lente qu'on puisse avoir, puisque nous ne saurions jamais nous tromper en suivant notre capitaine106, et que d'ailleurs il faudrait avoir le coeur bien endurci pour n'aimer point celui qui nous a donné de si véritables témoi­gnages de son amour.

Il est donc nécessaire que ceux qui sont résolus tout à fait de se donner à Dieu en cette troisième marche, et lui rendre amour pour amour, fassent deux choses. La première, c'est qu'il faut tout quitter absolument, et se rendre, s'il est possible, les plus pauvres et les plus dénués de toutes les créatures, pour se rendre107 sembla­ble à leur ami qui a tout quitté pour eux, et s'est fait l'opprobre et l'abjection du peuple.

Il y aurait ici beaucoup de choses à dire, mais ceux que Dieu aura touchés vérita­blement, concevront tout ce que je pourrais écrire, et au-delà ; suffit que j'ouvre le chemin, et que je donne occasion de réfléchir sur l'ordre qu'ils doivent tenir, et que je prenne des108 lumières et connaissances qui se présentent à notre esprit selon que nous nous perfectionnons dans la confor­mité et ressemblance avec notre Sauveur, qui est le chef de tous les prédestinés.

Outre la renonciation que nous devons faire aux créatures, et à tout ce à quoi nous sommes attachés, il faut aussi tourner nos affections et notre coeur vers Dieu, pour lui parler souvent et l'entretenir de nos desseins, de nos désirs et de notre amour. De là on peut voir que c'est ici proprement que l'exercice des aspirations ardentes et amoureuses doit être infatigablement pratiqué et sans remise, jusqu'à ce que l'amour étant devenu le maître, il possède tellement le coeur que tous ses mouvements ne soient plus que d'amour, provenant de l'amour, et se terminant à l'amour ; ce qui est le commencement et l'entrée à la suivante marche.

C'est ainsi que se doit pratiquer l'amour réciproque, tant par les actions héroïques qui paraissent au-dehors et qui sont ses effets extérieurs, que dans ses continuels mouvements intérieurs qui doivent agiter sans cesse nos volontés.

Il est vrai qu'il est extrêmement difficile de bien réussir ici, sans une grâce toute extraordinaire de Dieu, et sans l'aide et le secours continuel d'un directeur très soi­gneux, très fidèle et très expérimenté. Et la raison est que la nature n'est jamais assez forte contre soi-même pour se faire du mal et surmonter ses répugnances, et que [par] manque de ces aides, la plupart de ceux qu'on voit être assez portés au bien, qui même sont doués d'un bon naturel et enclins à la pratique comrnune des vertus, ne passent pourtant jamais jusqu'à l'entière perfection de cette troisième marche ; et sans savoir ce qui les empêche, [ils] sont retenus en quelque façon malgré eux, et contre le désir qu'ils ont de monter plus haut dans l'entrée de ce degré. Et toute la cause de leur retardement vient de ce que [par] manque de cet aide nécessaire, ils ne rneurent point en fond109, et ne font qu'effleurer les parfaites pratiques du christianisme et de l'imitation du Fils de Dieu, qui comme j'ai dit, doit être ici considéré comme infiniment amoureux des hommes110, et souffrant pour leur amour des peines et travaux infinis, et par réciproque doit être infini­ment aimé, s'il était possible à la créature, qui doit s'exposer pour son amour à toutes les rigueurs imaginables, et quitter tout ce qu'il y a de créé, qui partagerait ses affec­tions avec son Sauveur.

Je n'en dirai pas davantage, puisque ce n'est pas mon dessein de faire de gros livres, mais bien111 d'ouvrir l'entende­ment et l'ordre qu'on doit tenir dans la conduite de ces voies pour arriver à la perfection. Je passe donc à la quatrième marche, qui étant plus élevée que la précédente, demande aussi une façon d'agir plus parfaite et plus relevée.

QUATRIEME DEGRÉ

Dans le degré précédent, nous aimons Dieu à cause qu'il nous aime, et nous tâchons de nous rendre conformes à lui selon notre petite capacité, et lui corres­pondre par amour dans les témoignages de notre affection, tant à agir qu'à pâtir, en sorte qu'il y a toujours beaucoup de notre intérêt, et que nous aimons parce que nous sommes aimés ; nous souffrons parce que notre Dieu a premièrement enduré pour nous. Mais en cette marche ici, qui est la quatrième, l'esprit commence à s'élever au-dessus des vues de ses intérêts, et regarde Dieu comme infiniment aimable en soi, et à cause de soi purement et sans mélange d'aucune autre considération.

Cette façon d'agir tire l'âme comme hors de soi-même, et la ravit dans les perfections de son objet adorable, dans la contempla­tion desquelles elle trouve un si grand plaisir que toutes les autres choses lui sont insupportables.

Mais comme j'ai décrit ailleurs112 à peu près ce qui se passe ici du côté de Dieu, qui se communique, et de la créature qui reçoit, je dirai seulement ce qu'elle doit faire et la façon de laquelle elle doit se servir113.

Il est bien aisé à voir que puisque l'âme est attirée à considérer Dieu en soi-même, il faut que le sujet de ses contemplations soit les perfections et attributs divins, qu'elle pourra considérer ou séparément les uns des autres, ou tous ensemble ne faisant qu'une perfection infinie. Je crois pourtant que c'est le meilleur de les séparer au commencement : cela donne une plus grande intelligence et un plus grand goût.

Mais comme la connaissance ou théorie est toujours ordonnée pour la pratique, il ne faut pas se contenter du plaisir que notre entendement reçoit de ces belles lumières, qui le ravissent si fort qu'il pense être déjà assez heureux. Il faut aussi que la volonté non seulement les aime, comme elles sont en elles-mêmes, et dans leur source qui est Dieu, mais il faut encore qu'elle les aime en soi, se disposant avec la grâce de Dieu à recevoir la participation de leur nature pour en produire les effets tant au-dehors qu'au-dedans.

Il faut, dis-je, qu'elle s'imprime cette bonté par un amour universel qu'elle doit avoir pour toutes les créatures ; cette immensité, par un dégagement des lieux, je veux dire : en ne se souciant point où aller, que devenir, ni en quel lieu demeurer ; son éternité, en vivant par-dessus tout ce qui peut arriver dans le temps, comme tous les changements, altérations et vicissitudes, qui ne doivent non plus la toucher que si elle ne ressentait rien de nouveau ; et, de même de toutes les autres perfections divines.

Cette pratique, fidèlement exercée avec sa théorie ou contemplation, fait un paradis rempli de si divines et excessives délices que c'est merveille comme l'âme n'expire à chaque moment. Car elle est toujours hors d'elle-même ; et elle ne vit que dans son bien-aimé, au moins si elle est telle qu'elle doit être. Ses exercices, durant le jour qu'elle n'est pas actuellement occu­pée à faire oraison, comme quand elle fait quelques oeuvres extérieures, etc., ce ne sont plus les aspirations ardentes du précédent degré qu'elle poussait vers son Epoux comme des éclairs flamboyants, ou plutôt comme de gros brandons de feux et de flammes ardentes, et recevant d'autres de sa part, comme autant de114 foudres et de tonnerres qui fortifiaient les siennes en détruisant ce qui leur était contraire.

Mais ici le souvenir perpétuel et la vue continuelle des beautés de l'objet de ses amours fait une si douce et si forte impression sur les inclinations de cette âme que sans pouvoir former aucun acte distinct comme elle faisait auparavant, ni se servir de ces précédents efforts et indus­tries, elle ne peut et ne doit faire autre chose que de se laisser ravir et donner son amour avec son libre consentement, afin que son Dieu fasse d'elle et en elle tout ce qu'il lui plaira ; elle doit se contenter de cette simple vue, ou simple souvenir, croyant que cela surpasse tous les efforts sensibles et formés qu'elle pourrait produi­re ; si ce n'était qu'elle fût dans l'aridité, car pour lors elle pourrait s'appliquer avec plus d'effort dans la considération des perfections divines pour s'en imprimer davantage le souvenir et le goût.

Il faut remarquer que, quand dans l'oraison ce simple souvenir des beautés et perfections de Dieu serait assez efficace pour attirer et ravir l’âme à l’aimer, il ne faut point qu’elle s’arrête davantage à les contempler : elle n’a qu’à se laisser aller et suivre Dieu où il l'appellera sans lui résister, ni mettre empêchement en quoi que ce soit.

Tout ce qu'il y a à craindre en cette marche, particulièrement au commence­ment, c'est que le diable et la nature s'accordant pour empêcher l’âme d'avancer, ne retiennent l'entendement dans les hautes spéculations et connaissances des perfec­tions divines. C'est ici que plusieurs s'étant arrêtés par 1âcheté, par tromperie et par superbe, ont enfin reculé et sont tombés tout-à-fait. Et en vérité ce pas est bien attrayant115, car les lumières y sont si abondantes, les connaissances si belles, l'objet si saint, le prétexte si spécieux, qu'il est bien difficile à ceux qui ont l’entendement un peu plus curieux et subtil de s’en échapper faci­lement. C'est à quoi l’on doit soigneusement prendre garde, afin de ne pas laisser ici engluer les âmes dans les douceurs de ces spéculations, qui ne serviraient que pour les nourrir dans la vanité, si elles n’étaient accompagnées d'une véritable pratique. Et c'est le piège par lequel le diable prétend attraper les âmes qui ne savent pas s’en échapper.

De ce que j'ai dit, on pourrait tirer l’ordre qu’on doit tenir en ces exercices, tant envers Dieu vers lequel il se faut avancer, qu'envers les créatures, desquelles il se faut éloigner par affection, et l'un doit toujours suivre l'autre. Notre amour ne doit être qu'un saint mouvement qui s'approche de Dieu, qui est son terme, à mesure qu’il s'éloigne des créatures. Cela est commun à toutes les démarches, et en chacune d'icelles, on le fait selon que sa perfection et que l'ordre le requiert.

En cette marche ici, l'amour se porte vers Dieu comme infiniment aimable à cause de soi-même, et le sujet des considérations qu’on y fait, ce sont comme j’ai dit, ses attributs et perfections, qui sont aussi l’objet de nos affections. La pratique qu’on doit avoir, ou à laquelle on doit tendre, c’est une entière conformité, autant qu'il sera possible à ses divines perfections, en la manière que j’ai expliquée. Et cette conformité nous relève au-dessus des créatures, à mesure qu'elle est parfaite.

Comme les attraits de Dieu sont ici fort fréquents, l’âme doit bien prendre garde d'être fidèle, pour s'y laisser posséder et pour les suivre, sans rechercher pourtant autre chose que ce que Dieu lui voudra donner, et sans se soucier des ravissements et des hautes élévations, mais bien d'être fidèle à Dieu et s'abandonner à lui.

Si les ravissements étaient ou trop fréquents ou trop violents, c’est aux Directeurs à y mettre ordre, et à prendre garde que cela n’intéresse tellement la santé et les forces naturelles que ceux qui les souffrent fussent après incapables de rien faire. Pour cet effet, il sera bon de leur donner quelque petit emploi extérieur, qui les divertisse de cette si grande application intérieure, qui ne soit pas aussi tellement au-dehors qu’il les dissipe tout à fait. Car outre que ce serait les faire mourir trop cruellement, ce serait aussi empêcher l'action de Dieu.

Que si ayant fait comme116 j'ai dit, fort longtemps ces ravissements continuent, je crois, sauf tout meilleur jugement, qu'il ne faut point les empêcher avec une plus grande violence, car c’est Dieu qui est le maître de notre âme.

Que si on voyait que ceux qui ont ces ravissements s’y attachent par trop, et témoignassent avoir répugnance quand on les applique à l'extérieur pour les divertir, il y aurait grand sujet de croire et de craindre que ce ne fût le diable ou la nature qui les ravît afin de les tromper. C'est pourquoi il faut voir s'ils font grand état de cela, s’ils sont bien aises qu’on le sache, et s'ils leur arrivent d'ordinaire en public, si cela les rend présomptueux et s'ils en méprisent les117 autres. Si cela est et qu’on le puisse découvrir, quand ils seront ainsi ravis, il sera bon de leur donner la disci­pline, et leur dire que c’est ainsi qu’on traite ceux qui sont ravis, et le faire jusqu’à ce que ces ravissements aient cessé. Si les ravissements sont véritables et viennent de Dieu, ils donneront à l'âme une profonde humilité et un profond anéantissement de soi-même, une honte et confusion d'avoir paru à l'extraordinaire devant les autres. Je n'en dirai point davantage, car tous les livres sont pleins de règles, tant pour connaître les manquements qui se rencontrent ici, que pour y remédier.

CINQUIÈME DEGRÉ.

Après que l'âme est demeurée dans le précédent degré aussi longtemps qu'il a plu à Dieu pour l'épurer de ses attaches et propriétés, et l'élever à la perfection que tant de si abondantes caresses de la part de son Bien-aimé requiert d'elle, elle vient enfin en un état que non seulement les actes formés lui sont insipides, eux qui étaient sa vie et sa pratique dans la troisième marche, mais encore les ravissements et lumières qui ont duré si longtemps en la quatrième, et qui ont opéré en elle des effets si merveilleux, ne la touchent presque plus ; ses puissances sont désormais assez fortes pour soutenir sans altération, et presque sans aucun mouvement perceptible, les opérations divines et la contemplation des perfections de Dieu, dans laquelle elle s'est très fréquemment exercée, avec la fidélité qu’elle a apportée à s’y rendre conforme par ces pratiques, aidée de la grâce de son Créateur, [en sorte qu’] elle118 a mérité d’être élevée à la source et origine de ces mêmes perfections, laquelle elle contemple désormais, non plus en son amour communiqué au-dehors dans ses créatures, non plus dans ses propres perfections et attributs, mais en elle-même119 comme source et principe de tout ce qui est, et de tout ce qui peut être, comprenant en soi-même tout ce qu'on peut imaginer de parfait, de grand, de beau, d'excellent, et tout cela se fait d'une seule et simple vue. Car ici l'âme est élevée et fortifiée par une lumière surnaturelle, et quasi incompréhensible à autre qu'à elle-rnême, et à celui qui la lui communique.

Mais comme je ne prétends pas tant faire voir en cette montée l'état de l'âme, comme la façon avec laquelle elle doit se comporter, je dirai qu'elle ne doit­ point s'étonner de voir que ses précédents exercices ne lui donnent plus aucun goût, ni tâcher de rappeler ceux qu'elle a eus autrefois, ni les précédentes lumières, mais seulement laisser faire à Dieu, qui la voyant disposée à quelque chose de mieux, et prête à le suivre en tout et partout, commence à paraître et se montrer à elle comme un être infini, dans lequel elle ne considère ni beauté, ni grandeur, ni bonté, ni infinité, ni quoi que ce soit de particulier, mais elle voit120 un être si aimable et si parfait qu'il contient toutes les perfections qu'on puisse concevoir. Elle ne peut pourtant plus en considérer aucune en particulier, ni elle ne doit pas s'efforcer à le faire, car ce serait empêcher Dieu d'accomplir ses desseins et d'achever son oeuvre.

Mais ce qu'elle doit faire ici, c'est de se rendre extrêmement attentive à recevoir l'action de Dieu en soi, et121 à détruire les subtils empêchements et contrariétés qu'elle ressentira en soi à cette même action. Il n'y a bien que ceux qui ont passé par ici qui puissent concevoir ce que c'est que ces empêchements, et on ne peut bonnement les décrire ni les nommer tant cela est subtil, particulièrement dans ceux qui travaillent fidèlement. On peut pourtant dire que c'est une certaine restriction qui vient de la nature, qui empêche l'esprit de s'étendre à l'égal de la lumière qu'il reçoit, laquelle trouvant cette contrariété ne peut pénétrer ni dissoudre par sa chaleur l'amour de la créature, ni étendre sa lumière parti­culière pour la rendre universelle comme soi et conforme à son principe. Comprenne ceci qui pourra par l'exemple que je vais rapporter.

Supposons donc, soit que cela soit vrai ou non, que les étoiles aient leur lumière particulière, qui est celle qui paraît la nuit, et que le soleil commençant à paraître et jetant ses rayons sur ces astres, ne puisse tout à fait les pénétrer à cause de la résistance qu'il trouve dans la dureté et l'épaisseur de leur corps, en sorte que leur lumière particulière paraisse encore, quoique plus faible et déjà pâlissante, comme ayant déjà quelque mélange de cette lumière universelle. Et qu'enfin le soleil étant monté plus haut, et si on veut dans son midi, donnant pleinement sur ces étoiles, envoie sur elle une si forte lumière qu'elle absorbe et engloutit toute la leur, et fait qu'on ne voit plus d'étoiles, mais seulement un soleil et une lumière universelle qui s'étend partout.

Il se fait de122 même en l'état de l'âme que je décris ; si ce n'est tout à fait, c'est avec beaucoup de ressemblance. Car son soleil ici la regarde et elle le contemple, il l'échauffe de son amour par une vertu si secrète et si forte qu'elle ne la peut comprendre quoiqu'elle la sente bien123. Elle connaît que c'est son bonheur d’être pénétrée de124 Dieu, et de n'avoir plus de connaissance que par lui et en lui ; néanmoins elle ne peut cesser de le contempler comme une chose distincte de soi. Ainsi elle retient toujours et sa propre lumière et sa propre action. Et quoiqu'elle se ressente en soi, et elle en lui, elle voit pourtant bien qu'il y a un grand entre-deux125 ; elle voit bien qu'elle résiste, et elle ne sait comment. Elle ressent une secrète force, qui l'attire si vivement qu'elle meurt à tout moment et qu'elle sèche sur les pieds ; c'est un miracle à mon sens très grand de ce126 qu'elle n'expire pas. Car elle ne sait ce qui la retient, et néanmoins elle voit bien que son union est empêchée par elle-même, et que ses propres efforts ne font que l'éloigner. Toute sa peine est à se résoudre à ne plus aimer, à ne plus connaître, à ne plus mourir, à ne plus être ; car elle ne vivait que pour son amant, elle ne contemplait que sa beauté, elle ne mourait que pour lui être fidèle, en un mot elle n'était que pour lui, et pourtant il lui faut quitter tout cela. O Dieu ! Quelle cruauté pour une amante si fidèle d'être réduite à cette impossible, et par la nécessité de son même amour. O vous autres amantes qui avez passé par ici, jetez-lui au moins une oeillade de compassion, puisque vous avez éprouvé ces douleurs.

Mais vous qui lirez ceci, pardonnez-moi si, ayant produit de ne parler que des moyens de monter ces marches mystiques, je m'arrête à parler et décrire l'état où l'âme se trouve. Je vous avoue librement qu'il est bien difficile d'enseigner ici les pratiques qu'on doit exercer.

Je dirai pourtant selon ce que Dieu me fait connaître, que tout l'exercice de l'âme en cette marche doit être au commencement une simple application de son esprit à Dieu, qu'elle ressent en soi comme une vertu infinie, qui par ces simples et efficaces lumières dilatent son entendement par de très simples et merveilleuses connaissances, qui ne lui font rien voir de distinct en cet être infini comme auparavant quand elle contemplait distinctement ses perfections. Mais ce qu'elle ressent et ce qu'elle connaît l'élève bien d'une autre façon que ne faisait ses effets précédents.

La raison en est qu'ici la lumière divine et les efforts de la grâce surpassent beaucoup ceux de la nature. Au contraire dans les états précédents il semblait qu'il y avait plus de la créature.

Or est-il que plus nous nous laissons posséder de Dieu et plus nous dépendons de lui, soit à agir ou à pâtir, nous en sommes plus parfaits.

Quand donc on se sent ici fortement attiré, on ne doit faire autre chose que se laisser aller doucement, et sans mettre d'obstacle à tout ce que Dieu voudra faire dans l'âme, laissant là ses propres actions et manières d'agir, jusqu'à ce que Dieu ait retiré son flux actif, et qu'il la laisse à127 elle-même ; pour lors, elle doit reprendre sa simple façon d'agir et de contempler, et d'aimer son divin objet par un seul acte qui comprend et amour et connaissance tout ensemble dans son unique simplicité.

On n'assigne point ici de temps et d'heure d'oraison, car je suppose une âme si fidèle et si véritable qu'elle aime toujours également, quoi qu'elle fasse ; néanmoins il faut toujours suivre et s'accommoder à la communauté, et prendre l'heure d'oraison avec les autres.

Pour sa pratique doit-elle être à128 se dégager de toutes sortes d'espèces autant qu'elle pourra ; mais surtout elle doit exterminer celles qui lui pourrait réveiller ses premières attaches et engagements aux créatures, et cela par une fréquente et fidèle pensée de celui qu'elle doit uniquement aimer. Car tout ce qui n'est point Dieu ne la doit désormais toucher, non plus ce qui n'est point du tout, et, pour quoi que ce soit, elle ne doit se détourner de sa simple et amoureuse attention qui est ici tout son exercice et le moyen qu'elle tient pour s'unir à son Dieu. Et cette attention est au-desssus de toute occupation extérieure ; je veux dire, qu'elle ne peut être empêchée par les occupations nécessaires du dehors. Au contraire elle est comme un torrent qui les entraîne avec soi dans la mer immense de la divinité, ou comme un feu qui brûle l'encens, et en envoie la fumée vers le ciel.

Mais ce qui peut interrompre cette simple vue ou attention à Dieu, c'est l'empresse­ment ou l'attache qu’on a à ses actions, qui mettant comme un voile sur l'esprit, obscurcit sa lumière et refroidit son amour. De sorte qu'il trouve de la difficulté par après à se rappliquer selon cet exercice, laquelle difficulté129 est un signe manifeste que l’âme n’a pas été assez fidèle, et qu'elle s'est trop laissée emporter aux mouvements de la nature.

Je crois qu'en voilà plus qu'il n’en faut pour ce degré : car il s’en trouve si peu qui viennent à la fidèle pratique de tout ceci et qui veuillent délaisser leurs inventions et leurs propres façons d'agir, qui veuillent en un mot se laisser posséder de Dieu, qu'il semblerait inutile de s’arrêter à parler de ces merveilles de Dieu, si130 on ne s'y sentait intérieu­rement excité par celui qui est le maître de toutes nos volontés. Je n'ai peut-être pas assez clairement adapté cette comparaison du soleil et des étoiles avec la lumière de Dieu et de la nôtre ; mais ceux qui en seront­ capables et qui en seront ici, pourront aisément eux-mêmes en faire l'application. Je ne me soucie pas comme feront les autres, car je ne sais pour qui j'écris : il suffit que Dieu le sache, et en tire sa gloire.

SIXIEME DEGRE

C'est ici que commence à cesser l'indus­trie et l'activité de la créature sortante d'elle vers son objet, qu'elle regardait comme une chose infiniment distincte de soi-même, encore qu'elle n'eut d'autres vues ni d'autre concept131 de Dieu que comme d'un être infini, sans rien distinguer en lui de tous ses attributs ; elle contemplait toutes ses perfections dans son essence comme même chose avec elle, et cela se faisait, comme j'ai dit, par un très simple amour, qui sortait de cette première source, sans être cause d’aucun132 objet créé, et passant dans l'âme qui le recevait, la ravissait avec soi dans la mer d'où il avait pris son origine.

Voilà ce qui s'est fait dans l'état précé­dent, qui est sans doute très admirable et tout divin; mais il est pourtant encore bien éloigné de l'entière consommation du sujet dans son objet, à cause de la grande dis­tinction de l’un et de l’autre, et de l'entre-deux qui s'y rencontre, qui est le moyen dont l'âme se sert pour s'unir à Dieu, à savoir son simple amour.

Mais puisqu’il faut aller jusqu'à la fin, il faut entrer dans la nue, et chercher dans une obscurité horrible à la nature, les lu­mières de la grâce et la vie de nos esprits ; et c'est ici que l'âme commence à être toute à Dieu. Mais s'il y a lieu où l'on doive prendre garde à ne se pas tromper par sa témérité, c'est à mon avis celui-ci : car c'est Dieu seul qui a le pouvoir de faire monter ici, et partant quiconque serait assez pré­somptueux pour s'y vouloir introduire en cessant d'agir, et laissant les précédents exercices, serait en très grand danger, non seulement de n'avancer jamais, mais aussi de se perdre comme Lucifer, pour les rai­sons qu’ont peut-être rapportées les Mysti­ques. Personne ne saurait entrer ici pre­mièrement sans y être spécialement appelé de Dieu ; mais aussi sans une aide extraor­dinaire de sa part, et sans le secours d'un Directeur qui y ait passé, et de cent mille, à peine y en entre-t-il un.

Or133, quoique la créature ne puisse de soi entrer dans cette toute divine obscurité, elle peut bien pourtant avec la grâce que Dieu lui donne, ôter les empêchements qui pourraient la retarder de ce bonheur, qui ne sont autres en ce présent état qu'une cer­taine répugnance qu'elle a de quitter cette simple façon d’agir dont elle se servait, et dans laquelle elle avait cette consolation de connaître la bonté de sa voie dans l'excel­lence de son objet, et de voir ce qu'elle faisait, ce qui était en elle, où elle tendait, ce qu'elle cherchait, et comment elle le de­vait chercher.

Mais il faut ici se perdre d'une toute autre manière, et quitter toutes ses vues, ses façons d'agir, la connaissance de ses voies et de son objet et se jeter sans savoir ce qu'elle doit devenir dans l'abîme et l'obscurité de la foi, dans laquelle la nature ne recoive aucun appui, et ne sache si elle connaît ni si elle aime, si elle a ja­mais rien connu ni aimé véritablement, ni de quelle façon il faut connaître ou aimer. Car il semble que l’âme soit réduite comme dans le néant, et dans une totale impuissance d’opérer ; et Dieu la voulant introduire ici s'est retiré peu à peu d'elle selon ses grâces et lumières dont il la fortifiait auparavant sensiblement, en telle sorte qu’elle se trouve à la fin toute pauvre, toute nue, et comme au désespoir. Ce n'est pas qu'elle n'ait autrefois souffert et soutenu des soustractions des grâces sensibles de Dieu : cela n'était que pour un temps, mais à présent elle se sent si éloignée de pouvoir et de vouloir retourner à ce qu'elle a perdu, que la seule pensée de cela lui est une géhenne.

Car elle a vu fort souvent qu'il en faut venir là, et qu'il faut quitter ses plus nobles opérations pour donner place à celles de Dieu qui seul doit régner dans l'âme, com­me celui qui en est le Maître et l'Epoux.

Mais aussi elle ne sait comment elle est, ce qu'elle doit faire, où elle doit aller ; elle ne sent ni objet ni actions, elle ne se peut mouvoir ni de côté ni d'autre.

Tout ce qu'on peut donner ici d’enseignement, c'est de dire qu'il faut que l'âme demeure constamment et sans s'ennuyer dans ces cachots du pur amour, dans les­quels toute sa vie et tout son entretien doit être une foi vive et inébranlable qui l'as­sure que Dieu est, et que ce lui est assez. Il faut, dis-je, qu'elle demeure dans ces obscurités, jusqu'à ce qu'il plaise au Soleil de justice de l'en tirer par la communica­tion de ses rayons.

L'âme donc étant là-dedans comme dans une prison où elle a été jetée sans savoir com­ment, ni par qui, et ne voyant aucune ouverture pour en sortir, elle est fort en peine au commencement, car elle est ré­duite à une si grande nudité d'esprit que tout ce qu'elle a fait et senti par le passé ne lui est plus rien : il semble qu'elle est plus vide de Dieu qu'elle n'était le premier jour qu'elle commença à le servir.

La raison de ceci est que Dieu qui lui servait auparavant d’objet, vers lequel tendaient tous ses efforts, venant à l’embrasser par une étroite union, fait reboucher134 par son immensité l’action et l’effort de la créature ; de sorte que désormais elle ne doit pas être dite tendre vers son objet, mais on peut bien mieux dire qu’elle est dans un état passif, où elle attend ce qu’il plaira à Dieu faire d’elle.

Si donc elle a encore ici quelque exercice à pratiquer, il ne consiste plus à agir pro­prement mais à pâtir : si ce n'est qu'on voulût appeler sa résignation une action. Mais qu'on l'appelle comme on voudra, cela n'importe pas beaucoup.

Je dirai seulement que l'âme se sentant réduite dans cet état de si grande pauvreté et dénuement, elle n'a135 autre chose à faire qu'à se résigner pour être et souffrir éternellement tout ce qu'il plaira à Dieu de faire en elle et par elle, et par ce moyen étouffer toutes sortes de réflexions qui lui viennent sur son présent état, et pareille­ment toutes sortes de doutes, remettant le tout par cet abandon de soi-même entre les mains de Dieu. C'est tout ce qu'elle a ici à pratiquer, et tout ce qui lui reste de moyen, non pas entre elle et son objet, car l'union est déjà faite, et elle ne considère plus Dieu comme chose distincte de soi-même ; mais cette éternelle résignation est un moyen dans la même union pour l'entière consommation du sujet dans son objet, et pour réduire ce même sujet dans l'unité de son objet. Lequel moyen il fau­dra aussi évacuer et laisser quand Dieu par sa vertu secrète aura tellement étendu les forces et puissances de l'âme qu'elle ne sentira plus de dissemblance ou répugnance­ à se laisser pleinement mouvoir par les actions de Dieu, et qu'il semblera que ces mêmes puissances soient de même étendue sans aucune dissimilitude, ce qui se fera peu à peu et à mesure que par sa très exacte fidélité elle se plongera souvent dans cet abîme d'abandon de soi-mê­me, qui se doit pratiquer tant aux136 choses qui arrivent du dehors, que dans celles qui se passent au- dedans, toutes lesquelles il faut137 tenir com­me si elles n'étaient point, puisque l'âme doit se comporter envers elles en telle sorte qu'elles ne lui soient rien, je veux dire qu'elles ne la puissent changer ni altérer en aucune façon.

SEPTIEME DEGRE

Enfin l'àme étant réduite à ne pouvoir plus se résigner ou abandonner dans les privations et substraction, et ne concevant plus rien de distinct de138 soi-mêrne, et ne ressentant plus les peines qu'elle avait souffertes dans une si grande pauvreté et dénuement de toutes les richesses de l'es­prit dans l'état précédent, elle est comme dans un néant infini de toute opération et de tout désir d'opérer ; elle ne pense point ni à avancer ni à retarder, ni où elle est, ni ce qu'elle fait, et elle ne se résigne plus ni ne s'abandonne. Dieu seul qui la sou­tient sait comme elle est et ce qu'elle fait. Elle sent bien son esprit occupé et compris par une vertu infinie, mais139 si secrète et si subtile que le seul fond de l'âme en est le siège et la demeure. Après que Dieu l'a te­nue là-dedans autant qu'il a jugé à propos pour sa gloire et pour le bien de cette même âme, le Soleil de Justice voyant que pour son amour cette fidèle amante a souffert l'éclipse et la perte de toutes ses propres lumières et actions, veut lui resti­tuer au centuple ce qu'elle a mis140 pour lui, car il lui veut donner sa propre lumière, et veut qu'elle ne vive plus que de sa vie. C'est pourquoi il commence à faire naître en elle ses plus belles lumières, qui, étant sans mélange d'aucune obscurité et ne trouvant plus dans l'âme aucune répugnance con­traire à leurs effets, y font paraître un jour si éclatant que les anges, admirant son bonheur et sa beauté, ont sujet de s'éton­ner de voir dans la corruption de la chair et du corps une si parfaite image du Dieu qui est l'objet de leurs amours.

Ceci ne se fait pourtant pas tout d'un coup, et quoique cet état approche immédiatement de l'entière consolation, si est-ce qu'il y a encore quelque chose à fai­re, non pas tout à fait de la part de l'âme, mais bien de celle de Dieu, duquel dépend toute l’oeuvre, tant au commencement qu’à la fin.

L'âme donc gisant dans son tombeau comme les morts éternels, desquels personne ne se souvient plus, est surprise sans y penser par une vertu secrète et toute divine, et commence au travers de ces obscurités à apercevoir et ressentir un rayon de la lu­mière divine, qui vient comme pour la réveiller et lui faire encore voir le jour, auquel elle ne pensait plus141.

Cette lumière va toujours croissant de plus en plus, non pas en elle-même, mais en l'âme, qui à mesure qu'elle est pénétrée, sa capacité s'étend davantage142.

On peut comparer ce qui se fait dans l'âme, à ce qui se fait dans l'air quand le soleil commence à se lever et à en chasser les ténèbres car il donne pleinement sa lumière ; mais parce que l'air a quelques indispositions ou empêchements à en rece­voir la plénitude, cela fait qu'il n'est pas grand jour tout d’un coup.

C’est de même de l’âme, qui en cet état ne retient à la vérité aucune attache volontaire à quoi que ce soit, et elle s’est dénuée de toute propriété, et on ne peut dire qu’elle ait aucune qualité ou forme réelle qui la restreigne dans ses opérations ; mais elle n'a pas aussi encore été établie dans cette vie divine pour l'amour de laquelle elle a tant souffert et est morte si souvent dans tous les états précédents, et a enfin expiré tout à fait dans le dernier que nous avons décrit.

Ce qu'elle a fait par ci-devant, c'est de se quitter soi-même et ses propres inventions ; mais étant, par la grâce de Dieu et par sa fidélité, réduite à ne pouvoir ni vouloir plus agir, ni se résigner, ni s'abandonner, il est temps qu'elle laisse agir Dieu en elle, qui la veut pleinement posséder et en être le maître et gouverneur absolu.

Tout ce qu'il y a à prendre garde ici, c'est de [ne pas] mettre quelque milieu entre143 Dieu et l'âme, tant subtil et simple puisse-t-il être ; et c'est ce qu'elle a ici à faire, si on doit appeler cela action. Car se sen­tant prévenue de ces divines et délicieuses lumières, elle se sentira portée à faire quel­que effort pour les recevoir plus parfaiternent ce lui semble, ou bien elle sera excitée à les recevoir avec trop d'avidité, surtout au commencement que cet état lui est encore tout nouveau.

Mais comme tous ses efforts et cho­ses semblables sont des obstacles aux actions divines, il faut qu'elle les laisse en se détournant d'eux comme si ce n'était rien, et qu'elle demeure comme un miroir fixe­ment opposé aux rayons du soleil, sans faire autre chose que recevoir sa lumière et concevoir sa chaleur, qui l'ayant pénétrée jusque dans son fonds sans qu'il reste plus rien qui ne soit pleinement rempli ; et l'âme ne ressentant plus aucune dissimili­tude entre Dieu et elle, et s'étant toute perdue dans l'océan de la Divinité, est prête à consommer ce divin mariage, dont l'espérance a conduit jusqu'ici si heureuse­ment ses amours que la voilà enfin arrivée à bon port, et tel à vrai dire qu'il n'y aura rien à craindre pour elle.

Et je m’assure que ceux qui concevront la grandeur de son unité avec son Dieu, l’amour que Dieu lui porte, et celui qu’elle a pour Dieu, seront de mon opinion. Quoi­qu'étant toujours voyagère144, elle pourrait absolument parlant offenser Dieu et quitter ses voies ; mais cela est si rare dans une telle fidélité et un tel anéantissement de soi-même, qu'on peut dire qu'il n'arrive jamais. Ces esprits bienheureux sont des oiseaux de paradis, dont les démons igno­rent le vol, et dans lesquels il n'y a plus rien a gagner pour eux.

Sans doute il semble que je devrais finir ici ; et se vouloir embarquer plus avant, c'est vouloir chercher les fleuves qui sont déjà recoulés dans la mer, et partant se mettre en danger de ne rien trouver, ou de se tromper. Mais comme je n'ai commencé que pour Dieu et par son aide, je ne désire aussi achever que pour lui, et par ses lumiè­res, desquelles j'espère toute l'assistance qui me sera nécessaire pour cela.

HUITIÈME DEGRÉ

Puisque c'est ici où l'âme achève sa course, et qu'elle se repose dans la jouissan­ce de sa fin, autant qu'on le peut en cette vie mortelle, et qu'il n'y a plus rien à faire pour elle, il semble qu'il n'y a plus rien aussi à dire pour nous. Car elle est toute transformée en Dieu, et sa volonté et toutes ses puissances lui sont tellement assujet­ties, et si parfaitement gouvernées par son Divin Esprit qu'on peut dire que véritable­ment c'est Dieu qui fait tout là-dedans, et que la créature est comme la main d'un enfant qui apprend à écrire, et qui n'a presqu'aucun mouvement que celui qu'elle reçoit de la main du maître. Ou bien elle est comme une eau fort belle et fort claire, sur laquelle le soleil darde très vivement ses rayons, et imprime si parfaitement en elle son image qu'on dirait que le soleil est véritablernent en elle. Et de fait elle reluit par sa lumière, qui éblouit aussi bien les yeux comme si on regardait le corps du soleil.

C’est ici de mêrne à proportion, mais plus parfaitement, car l'union des esprits est bien plus excellente que celle des corps. La créature en cet état tout divin est tellement perdue en elle-même que le moin­dre retour sur soi lui serait la chose la plus insupportable du monde.

Et ce dont elle doit se prendre garde au commencement de cet état, c'est de certains désirs subtils qui la portent à souhaiter d'être délivrée de la prison du corps, pour jouir à face découverte de son Bien-Aimé. Mais à la fin cela même s'évanouit par sa fidélité, et elle demeure dans sa jouissance maîtresse de tous les accidents, et au-des­sus de toutes les tempêtes qui pourraient survenir ; rien ne la peut altérer, puisque rien ne la touche.

Elle se doit servir de sa raison illuminée dans les choses extérieures pour les faire en bonne prudence et discrétion. Car si elle faisait autrement, elle serait en danger de commettre plusieurs fautes, manque de réflexion sur ce qu’elle devrait faire.

Du reste elle n'a qu’à se laisser toujours de plus en plus pénétrer à la divine lumiè­re, et avancer de clarté en clarté, jusqu'à ce qu'il plaise à son Divin Epoux la retirer de cet exil.

Je n'en dirai point davantage pour le présent, peut-être que l'occasion se pré­sentera de parler un jour plus au long de cet état si peu connu aux créatures qu'il semble que ce soit tout à fait une chose inutile d'en parler. Pour moi, je sens une telle répugnance à en écrire plus au long que je crois que ce n’est point la volonté de Dieu que je le fasse maintenant.


exposition des COMMUNICATIONS DIVINES DANS TOUS LES ÉTATS ET DEGRÉS DE LA VIE MYSTIQUE ET SPIRITUELLE.

Le plus éminent degré de la vie mystique145 qui est l'état de vie consommée dans la dernière fin.

Celui qui est, qui vit, qui aime, qui combat, qui meurt est infiniment éloigné de ce qui n'est point en notre façon de concevoir, et qui en vérité est par-dessus toute essence, toute vie, tout amour, par-dessus la guerre ou la paix, la mort ou la vie.

O que la créature est heureuse qui peut entrer dans cet abîme divin, où étant par­venue au bout de tous ses plus généreux efforts, elle se perd enfin soi-même, elle se noie dans cette mer immense et se laisse engloutir à la vie et à l'action de Dieu même, pour ne jamais plus vivre à soi­-même ni pour soi, mais étant devenue toute divine, n'être plus sujette ni au temps ni au changement, sans penser ni à être ni à n'être pas, ni à mourir ni à ne mourir pas, mais sans distinction d'aucune chose créée, se laisser agir et mouvoir du principe infini qui occupe toutes ses puissances si pleinement qu'il lui est presque impossible de vouloir, désirer ni goûter autre chose que Dieu infini, qui la ravit si fort hors d'elle­-même en lui qu'on peut dire qu'elle n'est qu'une avec Dieu et que son action est l'action de Dieu même, qui vit en elle sans distinction ni dissemblance, et elle en lui sans vue de créé et d'incréé, de fini ou infini.

Ceci s'entend selon les opérations car la créature demeure toujours créature, mais Dieu élève ses opérations si noble­ment qu'elles sont au-dessus de tout ce que saurait penser ceux qui n'ont jamais été élevés au-dessus de l'effort de leurs puissances naturelles. Car tout le créé, quelque excellence qu'il puisse avoir par les élévations même de la grâce, tant qu'il peut agir, entendre, aimer, vivre ou mourir, est toujours dans les moyens, et ne vit que des espérances de la fin, des lumières et des goûts qui en sortent pour l'y attirer. Et comme ce qui est hors de la fin, est toujours fort éloigné d'elle, aussi ceux qui ne vivent que dans les moyens sont bien différents de ceux qui ayant quitté toute différence et distinction concevable, se sont jetés à perte ou à gain, ou plutôt sans réfléchir sur quoi que ce soit dans cet abîme original, d'où toutes choses sont sorties pour y recouler par le flux continuel d'un pur amour146 qui, ayant consommé tout ce qu'on peut concevoir d'imparfait, de mélangé et de distinct dans la créature, la fait enfin se perdre elle-même dans sa fin et son objet bienheureux, pour n'être plus qu'en lui, par lui et pour lui, au-dessus de toutes sortes de motifs, d'intentions, d'at­tentions, et enfin de tous les moyens les plus élevés dont on puisse se servir pour y parvenir.

C'est ainsi que les ruisseaux recoulés dans la mer sont la même mer, pour n'en jamais plus sortir par distinction ni par nouvelles formes. Mais leur flux et reflux est celui même de cette mer immense qui, ouvrant son sein comme pour sortir d'elle-même, ne le peut faire en distinction de nature, à cause de son immensité, mais bien en distinction de personnes par sa fécondité, qui pour s'expliquer soi-même a engendré un Verbe, qui est la vraie et par­faite Image de son principe, de même nature et doué des mêmes perfections et qui, avec lui, par un mutuel et réciproque amour, concourt également à la perfection d'un amour égal aux perfections communiquées, qui par conséquent est infini et personnellement distinct des deux Person­nes qui le produisent, et est le terme de leurs félicités et inconcevables délices. C'est en lui et par lui que le second, sorti en distinction personnelle, retourne en unité avec son principe, où l'un et l'autre se ravissant mutuellement des beautés et lumières infinies, qui sont également en l'un et en l'autre, s'abîment dans une joie ineffable, qu'aucune créature ne peut ni comprendre ni concevoir par aucun effort de sa capacité finie. Et quoique nos enten­dements en soient infiniment éloignés, nos paroles le sont bien davantage, qui ne pouvant nous représenter à nous-mêmes parfaitement ce que nous en goûtons et concevons, nous obligent de l'adorer plutôt dans un profond silence que de nous mêler en vain d'en vouloir expliquer quelque chose. Sortons donc de cette mer sans fond pour considérer le moins mal qu'il nous sera possible son flux et son reflux hors d'elle-même.

De toutes les créatures que Dieu a pro­duites, il n'y que les anges et les hommes qu'il ait voulu faire participants de son bonheur et de sa gloire, si par sa grâce et leur fidèle coopération ils s'en veulent ren­dre capables ; et parlant des hommes, il y a une si grande différence entre le Créateur et la créature que, quelque grâce qu'on puisse avoir, et quelque fidélité qu'on apporte à y correspondre après des travaux infinis, des morts sans nombre et des agonies effroyables, on ne peut pourtant parvenir à cette bienheureuse union qu'a­près un long temps et par divers degrés (si ce n'était par un miracle extraordinaire de la grâce de Dieu). La cause de ceci vient de la répugnance que tous les hommes ont à se perdre eux-mêmes et à mourir pleine­ment à eux-mêmes tout d'un coup, sans espérance de vie ni de retour.

Mais quand par la force de la grâce et par leur fidélité, ils sont enfin heureuse­ment arrivés au dernier respir de leur propre vie, et que pour la consommation de leur bonheur, il ne leur reste plus que d'expirer dans le baiser de leur Dieu, ayant perdu toute leur propre activité, toutes leurs propres forces s'étant évanouies, toutes leurs façons d'agir, de concevoir, d'aimer ayant cessé, ne ressentant plus qu'un silence éternel, ne voyant plus qu'une immense obscurité, ne pouvant et ne sachant plus où se tourner, ni sur quoi s'appuyer, ils cessent tout désir, toute pen­sée et demeurent dans ce sépulcre avec les morts éternels, jusqu'à ce qu'on les viennent ressusciter pour les faire vivre, non plus de la vie précédente, quelque excellente qu'elle ait été, pour ce qu'elle a été toujours mêlée de propriété et des inventions de la créature, mais de la vie de l'Esprit qui les vivifie et les ressuscite, dissipant peu à peu les obscurités par ses lumières et coulant au fond de leur esprit une parole de vie et d'amour, qui les fait se lever de leur tombeau dans une vie si parfaite, si divine et si excellente qu'ils ne pensent plus ni à vie, ni à temps, ni à éternité, ni à rien qu'on puisse concevoir ; mais toute leur occupation est de laisser la lumière qui leur a premièrement apparu, s'étendre et chasser ce qui leur reste de ténèbres, et de ne donner point empêche­ment à cette nouvelle vie qui, d'elle-même, sans aucun effort de leur part ni aucune action que leur consentement actuel, pénè­tre leur propre vie, et évacue tout ce qu'il y avait en elle d'imparfait jusques à son entier anéantissement ; où la créature étant arrivée et n'ayant plus rien de propre en elle-même que son être, ses ténèbres étant dissipées et sa puissance amative étendue quasi à l'infini, l'Epoux de nos âmes qui les désire toutes très ardemment dans cet état admirable, donne à la créature la pleine jouissance de son Créateur dans la consom­mation bienheureuse des noces de lui et d'elle, qui se célèbrent dans ce mariage.

Car ici la volonté, les affections et les amours de l'épouse se perdent et s'anéan­tissent totalement dans celle de l'Époux, de sorte qu'elle n'en a ni n'en veut plus avoir d'autres que les siennes ; elle n'a plus d'autres mouvements que les siens, ni d'autres lumières que celle du soleil de ses amours. O Dieu ! les esprits angéliques ne suffiraient pas pour exprimer ce qui se fait, ce qui se goûte et s'expérimente dans cette mutuelle jouissance de l'Epoux et de l'épouse ; aussi ces secrets ne sont-ils réservés qu'à eux seuls ; qui ne les reçoit, ne les peut connaître, car tout ceci surpasse toute sorte de raison et de lumière naturelle. Cet état et cette vie est toute divine, et l'esprit ne voit plus ni différence ni distinc­tion entre lui et son objet ; il n'a plus de moyen ni d'entre-deux ; il n'a plus d’action que celle de sa jouissance, qui est l'action même de Dieu reçue dans l'âme actuelle­ment, qui a anéanti et fait reboucher147 celle de la créature par son immensité pour être le seul agissant, mouvant et gouvernant cette âme qui est sienne, où il règne avec un tel pouvoir qu'on peut dire qu'elle n'agit et ne vit plus que par lui et pour lui.

Tout ceci est au-dessus des morts, des pertes, des abandons, et tout ce qu'on peut penser de plus parfait, qui doit avoir pré­cédé pour parvenir à un état de vie si éminente. Et c'est ici que les ruisseaux retournés dans la mer, qui est leur origine, sont faits la mer même, se meuvent par ses mouvements, et ont toutes les mêmes qualités. Car il ne faut pas penser que ces âmes toutes divines puissent être changées ou altérées par quoi que ce soit de créé, à moins d'une infidélité148 horrible. Je dis davantage : qu'elle n'en peuvent pas même être atteintes. Et leur vol est si éminent qu'elles ne le détournent jamais vers les choses créées pour s'y arrêter. C'est trop peu dire, puisqu'elles n'ont point d'au­tre vie que celle de l'Esprit de Dieu, qui les possède pleinement, ni point d'autres efforts ou actions que ceux de cet amour éternel, qui a consommé les leurs.

Il faut dire une chose qui est véritable, que Dieu qui prend toutes ses délices à se communiquer à ses créatures, ne trouvant plus ici aucune répugnance ni contrariété, se donne pleinement, vit et agit en celles-ci comme en lui-même ; il donne et reçoit également ; ses actions n'y sont point empêchées. Car quoique le sujet soit fini dans son être, ses puissances sont élevées et étendues à l'infini par les actions de Dieu qui ont précédé, et par sa présente union qui, se faisant de lui au fond de l'âme, lui donne une vigueur pour agir, sinon d'une manière infinie, au moins à l'infini, je veux dire sans termes ni limites, sans aucun moyen ni façon concevable. Non pas que la créature puisse jamais aller jusques à la compréhension de Dieu, qui n'est possible qu'à lui seul. Car il y a bien de la différence entre agir à l'infini vers un objet infini et le comprendre, d'autant que la compré­hension, étant une parfaite pénétration de tout ce qu'il y a dans l'objet, ne peut être parfaite que par une puissance naturelle­ment égale à l'objet compris. Mais dans l'autre action, une puissance qui n'a point de répugnance à être élevée au-dessus des conditions qui la rendaient particulière et limitée, étant rendue universelle par un principe supérieur, peut bien agir universelle­ment, sans détermination particulière, vers un objet infini, et donner et recevoir de lui en cette même façon, et c'est ce que j'ap­pelle agir à l'infini.

Etant donc ainsi par grâce semblable et de même étendue que son objet, elle reçoit sans diminution les impressions de ce même objet, qui trouvant un sujet capa­ble de le recevoir totalement sans empêchement à ses plus nobles actions, se donne et se communique soi-même pour être désormais la source et l'origine de la vie de tous les mouvements et inclinations de ce sujet, qui fait retourner dans son principe les communications, les dons et les lumières qu'il reçoit avec autant de pureté qu'il les avait reçues, n'en retenant rien du tout pour soi. Et on peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir, qui, étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image et le représente si naïvement en soi-même qu'il semble que le miroir ait en soi le soleil même avec toute sa lumière et ses perfections.

Mais quoique dans cet état il semble que la félicité soit pleinement accomplie de tout point, elle est pourtant bien différente de celle de la gloire, à cause que les voiles ne sont pas tout à fait ôtés d'entre la face de Dieu et celle de son épouse, et que la condition de voyageurs est telle qu'il faut maintenant être en paix et tantôt en guerre, souvent en privation et nudité d'esprit, et une autre fois en la jouissance de toutes les délices du paradis. Cependant parmi toutes ces vicissitudes et ces chan­gements, l'âme est immobilement149 et éter­nellement unie et collée à son centre, sans en pouvoir être détournée par quoi que ce soit, si ce n'est qu'elle voulût quitter son état ; car comme elle vit seulement de ce que Dieu est, rien ne la peut troubler ni changer, parce que l'Etre de Dieu est immortel et immuable.

Ceux qui sont arrivés dans cette suprême région des esprits par la grâce de Dieu, qui les a ressuscités d'entre les morts et tirés de leur anéantissement pour les faire vivre non plus de leur propre vie, mais d'une vie toute divine dont le Saint-Esprit est le principe, ceux-là, dis-je, ont seulement à prendre garde de mettre quelque empêche­ment à l'action divine par quelque retour et réflexion sur eux-mêmes ; ce qu'ils ne sauraient faire volontairement sans une notable infidélité.

Car ceux qui sont vifs entre les morts, je veux dire qui, étant morts à tout le créé et vivants à Dieu et en Dieu seulement, et Dieu en eux, sont aussi éloignés de réflé­chir sur eux ou sur quelque chose de créé pour s'y arrêter, que le non-être est éloigné de l'être. Et toute leur vie, leur vue, leur action, leurs désirs et leurs pensées, con­sistent à ne point empêcher par quelque acte de leur propre vie, la vie et la demeure de Dieu en eux.

Puisque la créature arrivée à l'état que nous venons de décrire, est unie au Centre bienheureux de son repos, dans le sein amoureux de son Créateur, qui lui envoie de sa brillante face tant de si excellentes lumières, qui se succèdent les unes aux autres toujours avec plus d'éclat, elle ne doit rien faire, sinon se laisser pénétrer de plus en plus, jusqu'à ce qu'il plaise à ce divin Epoux retirer son épouse des lan­gueurs de son pélerinage et l'appeler aux noces éternelles de ses amours. Et puis­qu'elle n'a plus rien à faire ici, et que c'est Dieu qui fait tout par elle et en elle, ce serait témérité de vouloir entrer plus avant dans les divines privautés de ces très purs Amants150, puisqu'aussi bien il n'y a que ceux qui ont expérimenté ces délices inef­fables qui puissent en concevoir quelque chose.

Laissons donc ces bienheureux esprits dans le repos de leur mutuelle jouissance, de peur d'interrompre par nos faibles discours le silence perpétuel absolument requis dans ce divin sanctuaire, qui est rempli de la majesté du Tout-Puissant.

Ce n'est pourtant pas mon dessein de m'éloigner beaucoup, sinon à proportion que je descendrai davantage vers les actions de la vie, qui est plus mélangée des efforts des inventions humaines. Et comme il est ici question de sortir de la fin der­nière où peut parvenir en ce monde la créature et de laquelle je viens de parler ci­-dessus, il faut nécessairement que le pre­mier pas qui se fera en cette sortie, soit appuyé sur le moyen qui nous unit immédiatement à la fin. Et ainsi successi­vement il faudra aller des uns aux autres, si nous voulons trouver l'ordre que Dieu tient d'ordinaire dans la conduite des âmes pour les attirer à soi par son amour, et découvrir les moyens dont il se sert pour joindre dans une parfaite justesse les commencements à la fin, pour juger par là des voies que nous tenons : si elles sont directes ou indirectes, bonnes ou mauvai­ses, et capables de nous conduire avec assurance à l'heureuse possession de l'ob­jet que nous prétendons.

Du plus proche état de la vie consommée qui est un état de mort et d'anéantissement passif.

Nous voyons que toutes les choses qui sont proches de leur fin, pour y entrer et s'y joindre151 tout à fait, ou doivent mourir si elles ont vie, ou cesser d'agir si elles sont dans l'action, ou se perdre si elles n'ont que l'être, car autrement elles ne finiront jamais. Cela est très véritable dans les hommes pour l'acquisition de leur dernière fin et l'accomplissement de leur perfection.

Car il est très certain que quiconque veut ressusciter avec Jésus-Christ et mener avec lui une vie cachée en Dieu, il faut nécessairement qu'il meure, et cette vie divine qui succède à la mort ne peut subsister avec notre propre vie ; il faut que celle-ci soit tout à fait détruite et anéantie, afin que Dieu règne pleinement en nous, quand il lui plaira nous venir retirer d'entre les morts.

C'est donc de cet état de mort, de perte et d'anéantissement, dont nous avons à parler, qui est aussi effroyable à la nature que le précédent est plein de joie et de contentement spirituel.

Car comme le néant est la dernière extrémité du mal que la nature puisse ressentir, aussi les violences qu’elle souffre pour y être réduite ne sont concevables qu'à ceux qui les expérimentent, et à Dieu seul dont l'amour est l'unique ministre de cette miraculeuse exécution, et qui, pour la conduire dans son entière consommation, doit périr lui-même, au moins dans l'ap­préhension et la vue du sujet patient.

De sorte qu'ici l'âme ne voit plus rien d'elle-même, elle ne voit rien de Dieu, elle ne peut plus agir, plus s'abandonner, plus vivre ni plus mourir ; elle ne conçoit ni ténèbres ni lumière, elle ne voit ni sortie ni entrée, elle ne peut ni désirer ni fuir, elle ne peut se plaire dans sa perte ni s'en attrister. Tout ce qu'on en peut dire, c'est qu'elle est dans un désert infini, suspendue comme entre le ciel et la terre, sans avoir un seul cheveu sur quoi s'appuyer. Elle est sans foi, sans espérance et sans amour, ce lui semble, d'autant qu'elle ne peut réflé­chir là-dessus, mais pourtant jamais elle n'aima si fortement ni si parfaitement.

O Dieu ! qu'il y en a peu qui puissent entrer ici, et qu'il y en a peu d'entre tous ceux qui ont fait leur principale étude de l'amour, qui y ayant entrés, nonobstant les miracles que Dieu fait par eux et les lumières immenses qu'il leur a communiquées !

Combien il y en a qui ont atteint cet état par leurs écrits, qui n'en ont jamais approché par la pratique ! Mourir, s'aban­donner, se renoncer, s'anéantir, est un état aussi éloigné de celui-ci que la vie est éloignée de la mort, et l'être du néant. Ceux qui savent ce que c'est, me comprendront assez ; c'est pourquoi je ne m'arrête­rai point à rapporter la différence qu'il y a entre les abandons des états inférieurs et celui-ci. C’est assez de dire qu'ici l'âme n'a plus rien, et dans les autres qu'elle a encore quelque chose. Pour la durée de cet état, elle est aussi longue qu'il plaît à Dieu ; car il n'y a que lui qui puisse ressusciter l'âme de cette mort à la vie. Mais il est vrai que sa bonté, pour l'ordinaire, ne laisse pas longtemps une épouse qu'il chérit si tendre­ment dans cet état de mort et de totale privation de son concours sensible, puisqu'il ne l'a plongée dans cet abîme de son néant, dans ce chaos obscur, dans cette nuit ténébreuse, que pour lui donner la dernière disposition nécessaire à la consom­mation du mariage, qui se fait entre le Créateur et la créature. C'est là qu'il lui donne les habits nuptiaux, et que la voyant toute nue et entièrement dépouillée des affections étrangères, et même de ses propres opérations, afin de le laisser pren­dre en elle tout son plaisir sans rien vouloir ni désirer pour soi, la voyant, dis-je, dans cet état de parfait anéantissement et de pauvreté, il lui donne tous les ornements que mérite l'Epouse du Roi du Ciel, et des lumières aussi étendues que les ténèbres ont été profondes ; en un mot, il l'élève à l'état dont j'ai premièrement parlé.

Il faut remarquer que dans cet état, qui est le dernier des moyens, et dans le précédent qui est la possession et union avec la fin, on ne peut bonnement donner aucun précepte, ni pour y arriver ni pour y demeurer après les avoir atteints, parce que la créature ne fait ici que suivre les actions de Dieu, qui les verse comme il lui plaît, et la pousse et la porte à ce qu'il veut. Si elle doit faire quelque chose, c'est se rendre attentive sans aucun sien effort et ne mettre aucun empêchement à ce que Dieu fait en elle, ni par de subtiles réflexions, ni par soupirs, ni par admirations, mais comme une eau très belle et claire qui est arrêtée, reçoit sans émotion ce que Dieu fait en elle. Car si elle voulait faire quelque chose, elle troublerait l'action de Dieu, et empêcherait ses effets, qui sont une vertu secrète qui pénètre le fond de l'âme, la soutient durant la nudité de ses puissan­ces, l'élève, et enfin produit en elle une vie nouvelle et toute divine. Mais comme j’ai dit, il n'y a rien ici de la créature que son libre consentement, Dieu fait tout le reste, quoi que ce soit en elle et par elle. Et voilà le premier pas et la première sortie de la fin au moyen, qu'on peut dire­ véritablement être sans moyen, puisque les actions mêmes les plus simples, les vues et les regards et tout ce qui signifie quel­que activité, y est anéanti.

Le suivant état qui est le troisième, est un état de vie mourante.

Puisque Dieu dans la grâce, beaucoup plus parfaitement que dans la nature, a voulu mettre une si parfaite liaison entre les choses supérieures, les moyennes et les plus basses, qu'il est impossible de le connaître suffisamment, si on ne les compare les unes aux autres pour voir ce qu’elles ont de commun avec les plus basses et en quoi elles participent de l'excellence des plus hautes et des plus relevées, il faut nous servir de cette même règle pour nous conduire dans nos démar­ches et dans tous les pas que nous ferons depuis la fin jusques au moyen le plus bas que nous puissions avoir pour nous porter à cette même fin.

Et comme celui dont nous venons de par­ler est le premier et la première sortie de la fin, il a beaucoup plus d'excellence que celui où nous allons entrer, qui n'est que le second, et n'a qu'autant de perfec­tion qu'il en participe de ce premier, qui est un état de mort et d'anéantissement.

Celui-ci donc qui le suit immédiate­ment, ne doit pas être un état de mort, mais bien de vie mourante, qui participe des deux extrêmes, à savoir de la vie et de la mort, dans lequel pourtant la mort active et l'abandon prédominent, et son objet et sa fin particulière est mourir sans cesse et sans relâche.

Pour bien concevoir cet état et joindre ces deux extrêmes si contraires, savoir la vie et la mort, il faut nécessairement se servir de l'amour, qui est le lien qui les tient inséparablement unis ensemble ; et tout exprès je n'ai point parlé dans l'état précédent, d'autant que la vie et le mourir ayant cessé, tous les actes distincts d'amour et d'aimer cessent aussi.

Ce n'est pourtant pas qu'il n'y ait de l'amour, et même plus parfait qu'en celui­-ci. Mais comme l'âme n'est plus en état de distinguer ni amour, ni vie, ni mort, ni abandon, aussi l'amour qu'elle a est plus simple et moins perceptible, ou pour mieux dire elle ne se sent point du tout, et il ne s'entretient d'autre manière que de soi­-même, parce qu'il n'y a plus rien dans l'âme à consommer. Cet amour est là-de­dans, comme on dit que le feu est dans sa propre sphère sans brûler, ni sans chaleur, mais non pas sans une force plus efficace que toute la chaleur qu'il a lorsqu'il est attaché aux choses matérielles et grossières. Mais dans ce second état, le feu du divin amour qui y doit achever son chef-d'oeuvre et expirer dans ses derniers efforts, allume dans l'âme une fournaise si ardente, et des flammes si pures et si subtiles, mais si violentes, que jamais elle n'a ressenti rien de pareil dans tout ce qui s'est passé en elle depuis son commencement jusqu'ici.

Cela vient de ce que l'amour qui peu à peu s'allait purifiant et consommant sa propre vie, étant enfin devenu le maître et, sur le point de régner tout à fait, trou­vant encore quelque reste d'empêchement qui retarde son mouvement circulaire152, fait des violences si étranges que c'est mer­veille comrnent ceux qui les souffrent les peuvent soutenir sans perdre la vie natu­relle. Ces esprits déjà assez heureux, meu­rent à tout moment de ne pouvoir mourir153 et de se voir quelque reste de vie qui leur empêche la parfaite union avec leur divin objet et fin dernière.

Les abandons, les pertes et anéantissements de ces citoyens du paradis ne consistent point à laisser les choses du dehors, car les honneurs, les richesses et les plaisirs leur sont des enfers. Je ne dirai pas que les affronts ni les confusions soient leur vie et leur plaisir, mais plutôt que tout cela ne leur est rien du tout, et que même ils ne réfléchissent pas pour s'y arrêter un seul moment. Les diables les fuient comme leur fouet154, et n'en osent approcher que de très loin, de peur de ressentir et d'exciter contre eux les foudres de leur vigoureuse force.

Et quoique ces âmes donnent à Dieu un plaisir infini, aux Anges une admiration extraordinaire, à leurs semblables, qui seuls les peuvent connaître, une joie non pareille, aux démons une terreur effroyable, si est-ce qu’elles ont encore beaucoup à quitter, pour ne point dire tout, puisqu'il serait vrai de dire que jamais elles n'auraient atteint la perfection à laquelle Dieu les destinait si elles étaient infidèles en ce point de si grande conséquence, qui consiste à donner consentement aux soustractions des lumiè­res divines, des goûts et bons senti­ments et bons désirs qu'on avait aupara­vant ; en sorte que, durant ce temps-là, l'âme ne saurait penser s'il y a un Dieu, si elle aime, si elle n'aime pas, si elle n'a jamais aimé et si elle sera sauvée, si elle sera damnée. Elle ne pense ni à ciel, ni à terre, ni à quoi que ce soit, sinon qu'elle ressent, et est, ce lui semble, dans un tourment infini et dans une agonie qu'elle seule peut concevoir : elle est destituée de tout secours et ne peut en demander à personne.

Elle est ici semblable à son Sauveur au jardin des Olives ; mais comme elle n'est pas encore établie dans un état si divin, parce que sa faiblesse ne lui permettant pas d'y demeurer longtemps, et son Divin Epoux s'accommodant à ses infirmités, [il] lui remontre la beauté de sa face, lui donne de nouvelles forces et la dispose à souffrir de temps en temps ces mêmes agonies, qui sont plus longues et plus fortes à mesure que l'âme devient plus forte et plus courageuse ; laquelle étant enfin purifiée de tout ce qui lui restait de propre par les divers travaux que son Epoux lui a fait souffrir en la plongeant dans cette mer de douleur, elle expire tout à fait en Lui et se jette pour jamais en cette abîme de mort, pour n'en point ressortir par sa première vie, mais par la résurrection que Dieu fera d'elle quand il lui plaira, pour la faire vivre non plus à elle-même, mais à lui et pour lui seulement.

Il faut remarquer ici la différence qu'il y a entre ces abandons, ces pertes et les pri­vations de la sensible présence de Dieu, et celles que j'ai dit que l'âme ressent dans l'état de la parfaite union et jouissance de son objet, qui est telle que, dans ce premier état, l'âme ne ressent plus de violence, de peine, ni de contrariété à quoi que ce soit qui lui puisse arriver, et elle se sent si fortement unie à son centre qu'elle n'a plus la moindre pensée que rien du monde l'en puisse diver­tir : c'est ce qui la maintient dans une paix éternelle dans l'intérieur, quoiqu'il semble qu'elle soit la plus pauvre et destituée qu'on puisse concevoir, et à l'extérieur bien souvent attaquée des créatures outre mesure.

Il y a encore cette différence que les pri­vations et soustractions durent plus long­temps, comme des années toutes entières ; et aussi de même les délices qu'apporte le retour de son Bien-aimé.

Mais dans cet état que je décris, où l'âme est seulement dans le moyen qui tend vers la fin, et comme j'ai dit au commence­ment, qui est un état de vie mourante, la déso­lation y est bien plus sensible, d'autant que l'âme n'a aucune assurance qu'elle fasse bien ou mal. Elle sent bien qu'elle souffre, et il lui semble que c'est infiniment, mais elle ne peut réfléchir pourquoi ni com­ment, ni si jamais elle aura le bonheur de revoir celui qu'elle aime tant : c'est ce qui lui fait ressentir des violences non pareilles, et qu'elle ne peut souffrir longtemps, parce qu'elle n'a pas encore l'habitude de mort de l'état supérieur ni aucune assurance de son établissement dans la possession de sa fin.

C'est pourquoi il faut bientôt la retirer de ces agonies et la remettre dans ses premières jouissances, et c'est ce que Dieu fait quand il voit qu'elle n'en peut plus. Ce n'est pourtant pas sans lui faire voir et lui reprocher son peu de courage et de fidélité à souffrir pour son amour, et la nécessité qu'elle a de s'abandonner pour jamais entre ses mains sans vouloir con­naitre où elle va, ce qu'elle fait, pourquoi ni comment.

Ces vues et ces reproches lui sont les plus cruels martyres qu'elle puisse souffrir, car à celui qui aime, il n'y a rien plus insupportable que quand celui qui est aimé, croit qu'on ne l'aime pas, mais sur­tout quand il a des sujets d'avoir cette défiance comme ici, où l'âme connaît bien sa faiblesse dans son impuissance. Elle voit bien ce qui lui manque, et ce qu'elle voudrait et qu'elle ne peut : tous ses efforts ne lui servent de rien, sinon pour s'en éloigner, ou s'empêcher de s'unir à ce qu'elle aime, qui, pour se communiquer, veut la voir en repos et sans sa propre activité.

Elle, voyant l'inutilité de ses plus séraphiques actions toutes ardentes d'amour, souffre en aimant et le plus grand tour­ment et les plus grandes délices qu'on puisse concevoir, et allume enfin en soi­-même par la vertu de Dieu un tel feu qu'elle est contrainte d'expirer à sa propre activité et d'entrer ainsi dans le dernier moyen, qui est de mort et qui la doit immé­diatement conduire à la résurrection d'une vie entièrement parfaite.

Cet état est d'aussi longue durée qu'il plaît à Dieu, et que l'âme est fidèle à mou­rir aux choses même les plus saintes et à ne s'attacher aux dons de Dieu ni à ses plus particulières communications, laissant les ravissements et autres semblables opé­rations pour chercher Dieu seul, unique­ment aimable pour soi-même. Et c'est à mon avis ce qui peut arrêter ici les âmes, ou pour mieux dire qui les arrête presque toutes, parce qu'entre mille, à peine en trouve-t-on une qui veuille entrer dans la mort et s'y perdre entièrement.

Car ce qu'elles expérimentent ici est si divin que, si leur vue n'est très subtile et perçante, elles n'apercevront rien de mieux ; et si leur volonté n'est prompte à se déga­ger de tout ce qui n'est pas Dieu, elles demeureront toute leur vie gisante dans les moyens et ne parviendront jamais à la fin, par leur seule faute. Car ici comme Dieu donne tout, il est si jaloux d'être aimé et qu'on lui reproche quand il appelle, que faire seule­ment une fois la sourde oreille, c'est se mettre en danger de n'être plus rappelé. Tout est ici de conséquence : de prendre ou laisser dépend quelquefois toute la perfection d'une âme. Pourtant cela se doit faire presque dans un moment, dans un clin d'oeil, car Dieu passe comme un éclair.

C'est pourquoi la conduite d'un expérimenté directeur est ici absolument nécessaire, faute de quoi et de fidélité entre toutes les âmes qui parviennent ici, qui sont fort rares, à peine y en a-t-il quelques-unes qui passent outre, et qui veuillent suivre leur Epoux dedans les agonies et les combats ; les autres, demeurant comme des épouses délicates, lâches et molles dans leur repos, n'expérimenteront jamais ce que c'est que d'être véritables et d'aimer à ses propres coûts et dépens, sans attendre ni plaisir, ni soulagement, ni récompense.

Ce que doit faire l'âme à qui Dieu a fait l'honneur et la grâce de l'appeler ici, c'est, comme je l'ai dit, de n’abuser de ses dons, qui sans doute sont si excellents et si fréquents que, si le monde connaissait ce que Dieu opère dans la créa­ture, il l'honorerait trop. Quelques-uns des plus saints que Dieu a voulu faire paraître extraordinairement aux hommes, ont été en ce degré les uns plus parfaits, les autres moins ; mais ceux des états précédents ne sont connus qu'à Dieu seul, et demeurent cachés, ou dans leur sépulcre de mort, ou dans la vie même cachée de Jésus-Christ, parce que le monde n'est pas digne de les connaître ; ils sont de vrai or au prix de ceux que nous décrivons, qui ne sont que­ de la paille en comparaison d'eux, quelque sainteté qu'ils aient, quelques miracles qu'ils fassent. Ceux qui conce­vront la différence de tous ces états par leur propre expérience, sauront bien que ce que je dis est vrai.

De là on peut connaître la différence qu'il y a entre l'état de mort purement, et celui de mourir sans cesse, qui étant toujours mêlé de vie propre, a toujours quelque obstacle aux infusions divines, qui ne peuvent tout à fait pénétrer ces âmes à cause de la contrariété et opposition qu'elles y mettent par leur propriété. Mais enfin pourtant, à force de mourir, elles viendront à la mort, si par des infidélités notables, elles ne se rendaient indignes d'un si grand bien. Il est vrai qu'elles ont grandement à craindre de s'aveugler dans l'abondance des lumières que Dieu leur donne d'ordinaire ici plus fréquemment, ou par des réflexions sur leurs grandes oeuvres que Dieu fait souvent par elles. Il est vrai qu'à mon avis il n'y a bien que ceux qui ne doivent point passer ceci, à qui Dieu communique si largement ses dons gratuits, comme ses miracles, ses grandes conversions des âmes, les ravissements extraordinaires, les visions et choses semblables, et ceci pour de très profondes raisons, qu'il n'est point besoin de rapporter ici, puisque ceux qui sont capables de les savoir, me com­prendront assez. Suffit de dire que les morts sont morts, et que ceux qui vivent en Dieu sont cachés en Jésus-Christ ; Dieu peut pourtant en disposer autrement, car il n'a point de règle puisqu'il est le Maître.

Quatrième état, qui est de vie languissante dans l'Amour divin.

Le précédent état est comme j'ai dit mêlé de vie et de mort, en sorte que la mort prédomine, ou pour mieux dire, c'est une vie mourante. Celle-ci donc qui la suit étant plus éloignée de la perfection que cette première, et qui participe pourtant quelque chose d'elle, doit être non pas une vie mourante, mais une vie languissante, dans laquelle vivre et mourir règnent également, et est composée des deux comme de ses parties intégrantes et égales, qui ont pour forme et comme pour âme l'amour et la charité divine. Quand je dis une vie languissante, je n'entends pas une vie lâche, molle et imparfaite, mais ces langueurs sont de celles que l'Epouse des Cantiques désirait si fort de faire connaître à son Bien-aimé, dans les plus sensibles ardeurs de ses amours: “Dites-lui que je languis d'amour”.

C'est bien sans doute dans cet état que consiste le Royaume de l'Amour dans lequel il fait connaître tout à fait l'étendue de son empire, et le pouvoir qu'il a sur le coeur des hommes. Car quoiqu'il soit dans les états supérieurs avec plus d'efficace, il n'oserait pourtant y paraître avec le nom et les effets d'amour ; ce ne sont plus que pertes, qu’anéantissements, que privations, qu'abandons. On n'y parle plus d'amour sinon comme en passant, et pour ceux seu­lement qui ne font qu'entrer, et qui ne sont pas encore accoutumés à de si rudes secousses et soustractions.

Dans les états inférieurs, l'amour n'est pas tout à fait en liberté, parce qu'il est retenu et empêché à consommer beaucoup d'imperfections grossières, qui restent dans l'âme, qu'elle a contractées par les désordres de la vie passée. Mais ici en étant venu à bout, comme victorieux de ses combats, il triomphe dans l'âme sans résistance, il la meut et gouverne sans contrariété, il s'y repose sans crainte qu'on le vienne troubler, et lui fait goûter sans mélange d'aucun travail les plus agréables délices de l'amour.

O Dieu ! que voilà de beaux commence­ments et que ce règne serait doux s'il devait être de longue durée ! L'âme serait assez contente de n'avoir point d'autre bonheur, si elle pouvait toujours posséder celui-ci ; elle est si pleine de joie qu'elle ne pense plus aux travaux qu'elle a souf­ferts dans son exil, et sous la captivité du péché et de ses imperfections ; il lui semble, qu'elle est comme une reine, à qui rien n'est impossible, et assise sur un trône de toutes sortes de délices car elle ne ressent et ne craint plus les peines des combats et des travaux précédents. Elle n'a point aussi encore goûté les agonies de l'état où elle doit entrer après celui-ci, ni même elle ne pense pas devoir jamais souffrir ni sentir autre chose que ce qu'elle sent ; de sorte qu'elle est tout à fait enivrée et absorbée dans ses contentements. Ce ne sont qu'extases, que ravissements per­pétuels, que défaillances et pâmoisons, parce que la nature ne peut souffrir de si fréquents assauts et des plaisirs si extra­ordinaires sans recevoir de grandes dimi­nutions dans ses forces et dans sa propre vigueur.

C'est pourquoi ceux qui ont soin de ces âmes, doivent être extrêmement prudents, pour empêcher que la santé corporelle ne soit notablement intéressée par ces trop fréquentes abstractions hors des sens, en les occupant à quelque chose extérieure, qui ne soit pas aussi trop extrovertissante155, de peur de mettre trop d'empêchement à l'action divine.

Or, comme cet état, au moins dans son commencement est tout dans l'abondance, il est fort à craindre que l'esprit ne s'aveu­gle dans les plaisirs et que, pensant avoir déjà ville gagnée, comme on dit, il croit être parvenu au souverain degré de la perfection, prenant le moyen pour la fin. C'est à quoi doit veiller le Directeur avec un soin non pareil, faisant voir au sujet qu'il gouverne, que toutes ces douceurs ne sont que pour les faibles, et pour attirer les pusillanimes aux plus généreux efforts d'un véritable amour, et au reste que plusieurs sont tombés d’ici, à cause qu'ils ont seulement abusé de ces dons que Dieu leur avait départis pour les fortifier.

Après que l'on a passé assez longtemps dans ces divins banquets, les puissances étant gagnées et le coeur affermi dans le bien, les forces naturelles viennent à se diminuer, tant par la force de l'amour qui les a consommées que par la permission de Dieu, qui veut préparer son épouse à des exercices plus généreux. Ce qu’elle, ressentant et voyant apertement156 cet amour sensible se diminuer, commence à s'étonner et à craindre de sa part quelque infidélité ou lâcheté. C'est ce qui la fait mettre en peine, et tâcher de rallumer en soi-même le pre­mier feu qu'elle y avait senti auparavant avec tant d'ardeur. Mais voyant que ses efforts lui sont inutiles, et que tant plus qu’elle s'efforce, moins elle approche de son Bien­-aimé, elle sèche sur les pieds, ne sachant que faire ni que devenir. Elle s'estime la plus misérable de toutes les amantes, à cause de son impuissance à aimer ; elle sent bien dans son coeur que ce n'est qu'amour, mais elle meurt de ne le pouvoir dire ni témoigner ; elle languit sans cesse dans ce martyre d'amour, elle n'ose plus penser à ses délices passées ni à ses amours157, car elle ne sait si ce n'a point été un abus, puisqu’elle se voit à présent si misérable et si éloignée, ce semble, de pouvoir aimer.

O bon Dieu ! quelle crève-coeur158 pour elle de se voir réduite en cet état de pauvreté après une telle abondance, et de ne pouvoir exprimer l'amour qui la consume, parce que toutes ses paroles sont moins que ce qu'elle sent ! Elle jette des regards si lan­guissants et si pitoyables vers son cher Epoux qu'ils seraient capables de fendre des coeurs de pierre. Elle sait bien que c'est lui seul qui la peut guérir, car c'est son amour qui l'a blessée ; mais lui qui ne regarde que son bien, et par ses langueurs la veut disposer à mourir, ne se montre pas sitôt à elle, quoique de temps en temps il lui donne quelques consolations et espé­rances de retourner bientôt ; mais il lui montre que son absence lui est nécessaire pour son avancement. Cela la console et la fait résoudre à se soumettre à son bon plaisir, quoique cela ne diminue point le mal qui la consomme ; car rien ne la peut guérir que la présence de son Bien-aimé, et son plus grand tourment, c’est de voir qu'elle est si malheureuse, que pour son bien il est nécessaire qu'elle souffre son absence et que ses plus cordiales affections ne sont point assez pures pour lui plaire, en un mot pour aimer et pour être aimée, qu'il faut qu'elle n'aime point selon sa façon de concevoir.

Elle n'ose ni gémir ni se plain­dre, car elle voit que son Amant prend plaisir à ses peines. Elle ne veut ni ne peut recevoir consolation de personne, ni même déclarer son tourment, parce qu'elle s'ima­gine que personne ne saurait concevoir sa grandeur ; enfin elle est résolue de vivre plutôt mille ans dans ces langueurs insup­portables que de chercher à en sortir avant que son Epoux le veuille. Ce lui est assez qu'il sache qu'elle souffre et qu'elle languit de son amour. Il est si bon et fidèle que, voyant les extrémités où son amour a réduit sa bien-aimée, et qu'elle est prête d'expirer s'il ne vient à son aide, après l'avoir laissée longtemps souffrir, il lui fait encore à la fin revoir la lumière de ses beaux yeux, il lui donne le baiser de sa bouche et l'honore de ses premières caresses.

O Dieu ! qui expérimentera ce qu'elle expérimente159 à ce premier abord, auquel elle ne pensait déjà plus. C'est trop peu de dire qu'elle en est ravie hors des sens : pour moi, je crois que sans une espèce de petit miracle, elle ne pourrait supporter sans mourir une joie si excessive.

Que celles qui l'ont expérimenté s'arrê­tent ici pour rappeler dans leur mémoire ce qu'elles ont autrefois goûté en pareille rencontre, et elles verront si je dis vrai. Non, elle ne voudrait point de toutes les délices du Ciel en comparaison de son bonheur. Elle ne se souvient plus de ses premières langueurs ni de tout ce qu'elle a souffert ; sa peine ici, c'est de ne pas mou­rir d'amour à tout moment. Mais c'est assez parlé de tout ceci, puisque ceux qui y sont arrivés goûteront tout ce qu'on peut dire.

Je dirai seulement que cet état ici, étant mêlé de plaisir et de langueurs, est aussi sujet à plusieurs vicissitudes, afin que l'âme se perfectionne et dans l’un et dans l'autre ; et après y avoir passé autant de temps qu'il plaira à Dieu, et qu'elle a été fidèle, ce feu si sensible d'amour allumé par la présence de l'objet, vient à la fin à se diminuer peu à peu, et laisse l'âme dans l'impuissance de le pouvoir rallumer pour toujours, de sorte qu'elle demeure dans ses langueurs non plus pour un temps comme aupara­vant, mais pour désormais, jusqu'à160 ce qu'on la tire de là pour la faire entrer dans l'état de la vie mourante, qui précède celui-ci en l'ordre de la fin.

L'âme voyant que la nécessité et l'amour l’ont réduite à une extrémité dont elle n'espère point se pouvoir relever, et se sentant contrainte par son impuissance de se priver de la douce et familière conversation de son cher Epoux, de ses chères caresses et entretiens si amoureux, et blessée de la plus sensible plaie que l'amour puisse faire, elle se résout à souf­frir ces langueurs immortelles dans le profond silence de toutes ses puissances, dans le lit de ses amertumes, dans la couche nuptiale où elle veut expirer en souffrant, pour témoigner à son cher Epoux la fidélité de son coeur. Et puisqu'elle est incapable d'aucune consolation, laissons-en la disposition à Celui qui l'a blessée à mort pour la faire participante des félicités ineffables.

Je dirai seulement ici que tout ce qu'elle a à faire, c'est endurer amoureusement son mal, sans vouloir ni essayer le moins du monde de s'en délivrer, sous peine d'une notable infidélité. Il lui est permis non pas d'exciter cette première activité et ces ardentes flammes d'amour qu'elle a ressen­ties autrefois, mais bien par des regards simples et amoureux, blesser elle-même le coeur de Celui qui l'a blessée ; car cette façon est bien plus efficace quoiqu'elle soit moins sensible et presque imperceptible, et tout à fait convenable à l'état où elle est, qui dans son commencement a été plein des délices de l'amour, dans son milieu de ses rigueurs, et à la fin de ses martyres. Mais par tout quoi qu'elle souffre, néanmoins c'est toujours avec je ne sais quel secret plaisir qui la tient si fort liée à ses tourments qu'elle ne voudrait pas pour quoi que ce soit en être délivrée, parce qu'elle voit bien que c'est le plaisir de son Bien-aimé.

Cinquième état, qui est de combats et de souffrances.

L'état duquel nous sortons est, comme nous avons dit, rempli de langueurs, qui sont causées dans l'âme par les flammes trop violentes de l'amour, que la présence sensi­ble de Dieu a allumées en elle ; et aussi de la joie qu'elle a de se voir délivrée des guerres, des combats et des coups qu'il lui a fallu soutenir dans les états inférieurs. Et voyant que cette faveur lui vient de la bonté de Dieu qui l'aime, elle ne sait que faire pour lui répondre par amour ; son amour même lui est un tourment, voyant combien il est inégal à celui de son Bien­-aimé et à ses propres désirs ; de sorte que, voulant aimer, elle défaut161 et languit à la vue de son impuissance, qui à la fin ren­dant son activité et son amour moins sensibles, et lui étant avis qu'elle n'aime plus, cela augmente ses langueurs tant qu'on ne peut les concevoir ni les dire.

Celui où nous entrons, qui est le quatrième en descendant de la fin vers les moyens inférieurs, est un état non pas de langueurs, car la langueur est un mal ou une douleur qui dure sans cesse, quoiqu'elle soit tantôt moins forte, tantôt plus cruelle.

Mais c'est un état véritablement de douleurs, de souffrances, de guerres et de combats très pénibles parce que c'est ici que se terminent les différends d'entre la chair, les sens, les passions et toute la partie inférieure et l'esprit. C'est ici où il faut faire cette division si solennelle du nouveau et du vieil homme. C'est enfin d'ici d'où l'esprit retourne à son Dieu qui l'a créé, et par où l'âme sort de la captivité du péché et se délivre du pesant fardeau de ses infirmités.

On peut donc voir par là quels efforts il faut faire pour rompre une liaison si étroite et une union si ancienne, et quelles douleurs il faut souffrir dans une telle séparation. Car c'est une résolution prise, et l'âme est si fort gagnée par l'amour de sa fin et de son souverain bien que, quoi qu'il lui en doive coûter, elle veut absolument, avec la grâce de Dieu, le chercher et le trouver à quelque prix que ce soit, foulant aux pieds tout ce qui lui a jusqu’ici résisté et qui l'a arrêtée dans son chemin.

Elle voit que jusqu’ici elle n'a presque travaillé qu'en politique, tâchant de régler les désordres de ses passions et de ses sens par les lois des vertus mora­les, sans s'attacher à leur propre racine et à les détruire en fond, et que, vivant ainsi, quoiqu'elle semblât à l'extérieur ne faire pas de grandes fautes à cause des lois qu'elle s'est prescrites, elle demeurait pourtant toujours dans la corruption de la nature. Cette vue produit en elle un zèle si fervent contre soi-même qu'elle ne veut plus se donner de repos qu'elle n'ait puri­fié son coeur de tout ce qui est contraire à son bien. Elle quitte, quoiqu'avec grand peine et travail, toutes les attaches aux créatures, les vaines récréations, les soins de sa santé, de son honneur, de ses petites commodités ; elle chérit le mépris et elle le cherche, elle surmonte généreusement ses inclinations, tous ses ressentiments, et s'offre de servir à ceux ou celles qui lui seraient plus antipathiques ; enfin elle veut mourir à soi-même et détruire tout à fait ce qui la fait vivre imparfaite, elle ne pense jour et nuit qu'aux moyens d'en venir à bout. Et les lumières que Dieu lui donne en cet état, la portent toute à rom­pre ses liens et se mettre en liberté.

Ces lumières sont ici assez grandes et fréquentes, et elles lui font clairement voir son imperfection ; et comme elle n'a fait jusqu'ici qu'effleurer, qu'elle n'a encore rien dans le fond de solide et véritable et que, si elle veut goûter ce que c'est que Dieu, il faut qu'elle se délivre de la capti­vité où elle est asservie sous l'esclavage de la corruption, ces mêmes lumières lui sont fort délicieuses, quoiqu'elles lui don­nent une grande confusion, parce qu'elles lui font voir que si elle veut travailler, Dieu ne désire rien tant que de la délivrer de ses maux et de lui faire voir la beauté de sa face. Et ainsi encouragée par tant de si pressants motifs, elle met en pratique toutes les généreuses résolutions aux­quelles Dieu, les hommes et les diables ne manquent pas de fournir de la matière de travail.

Car Dieu ayant retiré ses lumières et la laissant à sec, elle ne sait plus où elle en est : elle ne se regarde plus que comme une âme damnée et abandonnée de Dieu. Elle ne sait ce qu'elle doit faire, il lui semble que ses prières sont abominables devant Dieu et qu'à cause de ses péchés il l'a délaissée ; elle n'a de goût à quoi que ce soit ; et les tentations qui sont si ordinaires et si horribles, mettent une telle confusion dans son esprit qu'elle croit qu'il n'y a diable en enfer si méchant comme elle est ; elle ne se désespère pourtant pas tout à fait, mais elle ne sait où se tourner. Que si la contradiction des créatures vient encore par-dessus, comme il arrive fort souvent, c'est encore une augmentation de ses peines.

Il est vrai que cela ne dure pas long­temps pour l'ordinaire, car elle n'est pas encore assez forte pour soutenir longtemps un si rude assaut. C'est pourquoi, quand Dieu voit qu'il est temps, il commence à faire un peu reluire sa lumière dans cette âme et la fortifie en sorte qu'elle puisse faire fructifier ses souffrances, qui diminuent toujours peu à peu à mesure que la lumière croît qui, étant revenue dans sa plénitude, la remplit de consolations, lui donnant de nouveaux désirs de souffrir et de combattre ; elle lui fait aussi voir les défauts qu’elle a commis en cette occa­sion et comme elle devait se comporter, ce qui l'humilie beaucoup, et la rend hon­teuse, mais aussi plus prompte et plus résolue de mieux faire à l'avenir.

Cet état comme j'ai dit, est dans une grande ferveur qui porte l'âme à des actions fort généreuses pour se purger de toute l'ancienne rouille de ses imperfections ; c'est pourquoi elle fait des efforts extraor­dinaires.

Mais il faut prendre garde qu'elle ne s'exerce soi-même dans ses souffrances, en sorte que cela intéresse sa santé, ou bien aussi qu'elle ne fasse paraître aux autres l'excès de ses douleurs. C'est assez que Dieu sache ce qui se passe en elle, et celui qui a soin de la conduire ; et c'est une règle qu'on doit retenir pour tous les autres états supérieurs ou inférieurs, savoir que Dieu demande de ses épouses qu’elles gardent fidèlement le secret et qu’elles ne manifestent point ses divines opérations qu'à ceux qu'il a commis pour cet effet.

Il faut remarquer ici que cet état ici est presque en continuel changement de lumières et de ténèbres, de consolations et d'aridités, d'espérances et d'incertitudes, de misère et d'abondance. Cela vient de ce que l'âme n'est pas encore capable de souffrir nuement et pour toujours la privation des lumières et des grâces sensibles de Dieu. Mais aussi étant désireuse de parve­nir à la perfection, et ne le pouvant faire si elle n'est résignée à se priver de toutes consolations intérieures, il est nécessaire de lui faire ressentir successivement ces deux contraires, savoir la consolation en temps et l'affliction en l'autre ; et d'au­tant qu'elle devient plus forte, on la laisse plus longtemps dans la privation, parce que c'est son plus grand bien et qu'elle se purge mieux là-dedans sans comparaison que dans les douceurs ou grandes lumières.

Ces dérélictions162 au commencement sont fort amères ; elles sont plus supportables au milieu, et à la fin l'âme les envisage corrrme sa propre nourriture et son bien, par le moyen desquelles s'étant tout à fait dégagée des choses de la terre et de toutes les créatu­res, de celles mêmes auxquelles elle était attachée par quelque apparence raisonnable, et bien plus des grâces sensibles de Dieu, de ses propres actes d'amour, qui lui semblaient autrefois si relevés et. si fervents qu'ils étaient capables de pénétrer les cieux. Enfin, pour tout dire en peu de paroles, voyant la petite maison en paix, et hors du danger des ennemis domesti­ques, les ayant détruits jusque dans leur première origine, elle commence un peu à respirer l'air d'une plus douce région quoi­qu'elle n'y soit pas encore tout à fait entrée ; car elle ne laisse pas d'avoir ici quelque doute, voyant qu'elle n'a plus rien à combattre : elle ne sait de quelle façon elle doit agir, et même ses actes lui sont désormais insipides et inutiles.

De sorte que, se voyant sans rien faire, cela la fait craindre qu'elle ne soit pas en bon chemin ; néanmoins comme elle sait que Dieu veut qu'elle se résigne à toutes ses dispositions, elle le fait et s'abandonne à sa conduite, ce que voyant il vient lui-même la réveiller de ce sommeil pour l'introduire dans le cellier ou cabinet de ses amours, où il l'enivre du moult [sic] déli­cieux de ses divins plaisirs ; laissons-la jouir de ce bonheur et descendons plus bas.

Sixième état, qui est la première entrée dans la vie intérieure.

Dans l'état précédent se fait la sépara­tion de l'esprit d'avec la chair, et la partie supérieure termine ses derniers combats avec l'inférieure ; le dérèglement des passions, les désordre des sens et enfin tout le reste des imperfections passées sont détruits jusque dans la racine et coupés par le pied. Mais ici l'âme est occupée à empêcher les effets des principes qu'elle anéantit dans l'état supérieur. Elle range ses passions sous la règle de la raison, les tenant tellement en l’ordre que bon gré mal gré elle les empêche de sortir à aucun désordre, elle retire son appétit des choses sensibles, et peu à peu par la grâce de Dieu et par une fidélité courageuse, elle se retire en soi-même avec une conso­lation non pareille que Dieu lui donne en lui faisant goûter le bonheur qu'il y a de vivre à lui seul, dans le parfait dégagement des créatures, dans la paix et tranquilité de l'esprit.

Cette vue et ce goût, qui quelquefois ne fait que passer comme un éclair, et quel­quefois dure plus longtemps, fait une telle impression sur l'âme qui la reçoit, qu'il la fait se résoudre à quitter le dehors pour vivre intérieurement entre Dieu et elle. Mais voyant en soi-même tant de résistance et un si grand éloignement à cela, à cause de l’extroversion163 de ses sens et passions, elle désespèrerait d'en venir jamais à bout, si elle n'était aidée d’une grâce particulière de Dieu, qui lui gagnant le coeur par des douceurs sensibles, lui donne une horreur de tout ce qui la peut divertir de là. Elle aime davantage la solitude et la récollection, elle parle peu au-dehors, mais presque sans cesse avec Dieu. Elle a une si haute estime de l'état qu'elle conçoit, qu'il lui semble ne pouvoir assez faire pour l'acquérir ; toutes ses oraisons lui sont trop courtes et rien ne l'ennuie, sinon de se sentir encore si fort travaillée par les extravagances de son imagination et de ses passions, qui au commencement de cet état ne laissent pas de lui donner beaucoup de peine à les régler, jusque là même qu'elles la font quelquefois broncher par leur violence, et à cause de son infirmité ; mais cela ne fait que l'encourager contre soi-même, pour s'avancer de mettre ordre à ses dérèglements. Elle cherche toutes les occasions qu'elle peut inventer pour se vaincre. Elle surmonte courageusement, ou pour mieux dire, elle étouffe tous les mouve­ments de colère et de passion dans leur première naissance ; ou si étant surprise, elle ne le peut faire sitôt, elle empêche au moins leur effet au-dehors. Et comme les livres sont pleins de règles qui enseignent comme on se doit comporter en ces com­bats, je ne m'arrêterai point à en donner.

Je dirai seulement que le but et la fin de cet état est de rendre l'âme tellement paisible, retirée et morte aux choses du dehors, que rien ne la touche plus de la part des sens, afin que délivrée de leurs espèces et fantômes, elle s'applique tout à fait à Dieu au-dedans de soi-même. Ce qu'elle acquiert par la grâce de Dieu avec un long travail et une grande fidélité, car elle est plus souvent dans la peine et les combats que dans la consolation, surtout au commencement.

La raison est parce qu'il est absolument nécessaire avant toutes choses que les empêchements extérieurs soient tout à fait ôtés, autrement jamais elle ne serait rien. Et c'est à quoi on doit bien prendre garde de ne pas laisser courir les âmes après quelques douceurs qu’elles auraient ressenties, au moins pour s'y arrêter ; ni aussi les laisser voler à des exercices plus hauts et s'appliquer tout à fait au-dedans, [ce] qui serait flatter leur nature et les rendre pour jamais incapables d'acquérir aucune paix intérieure. Il faut qu'elles se fortifient contre les assauts du dehors, avant que de se retirer entièrement au-dedans. Je ne veux pourtant pas dire qu'elles doivent fuir l’introversion cependant qu'elles sen­tiront encore quelque attache extérieure ; au contraire, c'est de là qu'elles doivent tirer toutes leurs forces pour combattre. Mais je dis qu'il ne faut pas qu'elles délaissent de régler les désordres de leurs sens et passions pour s'appliquer seulement aux exercices intérieurs.

Enfin l'âme, par la grâce de Dieu, se sentant libre et dégagée de tout ce qui lui aurait pu donner de la peine et du trouble au-dehors, elle doit se retirer dans son fond pour y jouir du fruit des travaux précédents et reconnaître ce qu'elle a désormais à faire, et qui lui sera montré dans cette retraite, qui étant la fin des travaux qu'elle avait entrepris, on peut penser quelle joie elle ressent, voyant qu'elle en est venue à bout par la grâce de Dieu. Elle se voit si forte qu'il lui semble que rien ne lui sera difficile à sur­monter, après avoir gagné sur soi-même ce qui lui semblait insurmontable et quitté ce dont elle ne croyait jamais se pouvoir dégager. Elle sent son coeur si dilaté et si plein de consolation qu'elle voudrait la communiquer à tout le monde, et faire tous les autres participants de son bonheur. Tout son plaisir est de vivre au-dedans de soi-même, où elle a rencontré son bonheur, et où elle entretient son Dieu (sans être troublée) par des aspirations très amoureu­ses, très vives et très fréquentes. Mais qu'on prenne garde qu'elle ne les pousse avec trop de violence et d'effort en sorte que l'estomac ou la tête en fût incommodée ou bien qu'elles vinssent à lui être insipides.

Après qu'elle a passé quelques temps en ces réjouissances et allégresses spirituelles, et qu'elle s'est confirmée avec la présence sensible des grâces de Dieu dans son état, on lui montre qu'il faut commencer à monter plus haut et entreprendre de nouvelles guerres. Car quoiqu'elle soit à couvert des ennemis extérieurs et qu'elle n'ait plus rien à démêler avec le dehors, elle a pourtant au dedans de soi-même des ennemis domestiques, qui sont plus dan­gereux que ceux qu'elle a terrassés. C’est contre eux qu'elle a à faire dans l’état précédent, ainsi que je l'ai montré.

Septième état, dans lequel l'âme est toute occupée à mortifier ses passions et ses sens intérieurs.

Je viens de dire dans le sixième état qu’il est une entrée du dehors au dedans de soi-même, et un délaissement ou mort aux choses extérieures, pour vaquer au-dedans à Dieu en paix et tranquillité. Mais en celui que je vais décrire, l'âme est toute dans le tracas du dehors, boule­versée et tourmentée par l'orage de ses passions, et par toutes sortes d'espèces des objets extérieurs, et par ses propres ténèbres. Dieu lui a fait voir sa misère dont elle a grande horreur et voudrait bien s'en pouvoir tirer, mais elle voit tant d'obstacles de tous côtés, tant de tentations, tant de difficultés, qu'elle ne sait presque par où elle doit commencer.

Elle se résout pourtant, pressée des touches de164 Dieu et du véritable désir qu'il lui donne de le glorifier, d'entreprendre sa réformation et de rétablir en soi cette image divine qu'elle a reçue dans la Création, et qu'elle a souillée et gâtée par tant de désordres. Et comme elle voit fort bien qu'elle ne saurait le faire sans une grâce particulière de Dieu qui l'appelle à cela, elle s'adonne plus souvent à l'oraison afin d'obtenir ce qui lui est tant nécessaire, et elle s'accoutume à se rappeler souvent dans sa divine présence par des actes intérieurs qu'elle fait conformément à ses lumières et à ce qu'elle entreprend. Du reste, ce qu'il faut qu'elle fasse ici, c'est de s’exercer généreusement dans les vertus contraires aux mauvaises inclinations dont elle se sent plus vivement attaquée ; il faut qu'elle y aille tout de bon, sans se flatter ni se pardonner en quoi que ce soit ; et puisque c'est ici le fondement de tout l'édifice spirituel de l'âme, on peut juger quelle diligence on doit apporter pour le rendre inébranlable, et quelle constance à surmonter et ôter tout ce qui pourrait causer quelque ruine.

Car sans doute, si celui qui fait état de s'unir à Dieu à force d'aimer et de mourir à soi-même, n'a fait bonne provision de vertus, on peut dire que c'est grand mira­cle s'il ne tombe très lourdement, à l'heure même qu'il pensera être au bout de la carrière. Et rien à mon avis n’est de plus grande importance que d'arrêter ici les âmes jusqu'à ce qu'on voit en elles une sérieuse et véritable pratique de toutes les vertus, dans lesquelles on les doit bien exercer et ne les laisser pas voltiger selon leur fantaisie deçà et delà en toutes sortes d'exercices, et le plus souvent en ceux dont elles ne sont du tout point capables ; car faire autrement, c'est les perdre, et cette inconstance et légèreté dans les âmes ne vient que du désir qu'elles ont de se délivrer de la peine qu'elles ressentent en cet état, où il faut toujours être en guerre et toujours retranché, avec peu de satisfac­tion et avec beaucoup de tentations : cela fait qu'elles s'ennuyent fort facilement. Mais il faut leur montrer l'importance de s’arrêter ici, et qu'elles s'exercent dans leurs méditations sur cela, afin qu'elles se l'impriment fortement dans le coeur et que, connaissant cette importante vérité, elles se résignent de travailler et suer avec leur Sauveur pour établir en soi les véritables principes de la vie chrétienne et spirituelle, qui consiste dans le retranchement de tous les désordres du péché et dans la parfaite soumission de toutes nos puissan­ces à la volonté divine, qui nous appelle pour cela et nous donne sans cesse ses grâces, qu'elle verse abondamment dedans nos coeurs, afin que nous nous en servions pour l'accomplissement de ses désirs et la consommation de notre salut.

Il faut donc joyeusement et courageuse­ment entreprendre ce pénible travail et ap­porter de l'ordre dans cette confusion des sens et passions déréglées, et les retirant de l'excès, les réduire au juste milieu de la raison. Cela se fait par l'acquisition des vertus dont la parfaite possession doit être l'ornement et la fin de cet état.

Cette acquisition se doit faire par ordre, selon que les livres l'enseignent ou que le Directeur le jugera à propos ; mais en quelque façon qu'on le fasse, il ne faut rien laisser ni en haut ni en bas qui ne soit assujetti sous les lois d'une véritable vertu. Autrement, au milieu de la paix, on senti­rait l'effort de ses ennemis et les effets de cette faute.

Il ne faut point s'étonner si au commen­cement on voit si peu de profit dans beau­coup de travail, particulièrement dans ceux qui ont ou une nature plus vive ou qui se sont laissés emporter durant leur vie à beaucoup de dérèglements ; car il y a bien plus de peine à retourner au bien après qu'on l'a quitté, qu'à s'en détourner ; mais tout vient avec la grâce de Dieu et le temps, pourvu qu'on ne laisse point de travailler.

Il ne faut pas aussi s'imaginer que Dieu laisse ici l'âme tout à sec et qu'il ne l'arrose point de ses grâces ; au contraire, comme il connaît son besoin et sa faiblesse, il lui en donne souvent pour la fortifier et l'encourager. Et au reste, quand elle commen­ce à profiter dans la vertu, sa vie ne lui est plus pénible comme auparavant : elle a de la satisfaction de ses actions, elle commence à goûter le fruit de ses travaux et à respirer un peu après tant de peines qu'elle a souffertes au commencement. Et quand à mesure qu'elle est fidèle, elle s'approche plus de la fin, elle a le contentement tout entier de se voir libre dans toutes les actions du dehors. Elle va, elle vient, elle converse, elle agit avec tout le monde en si bon ordre qu'il ne sort rien d'elle qui ne soit d'édification et d'exemple ; et cela avec tant de facilité qu'il semble que cela lui soit naturel. Les occasions de souffrance ne lui sont plus pénibles. car elle se sent une telle force pour résister à toutes ses répugnances que rien ne la peut dérégler et tirer de sa fidèle pratique, sur laquelle ayant établi un fondement incorruptible des vertus, elle est disposée et capable de recevoir et supporter tous les étages et toutes les montées de l'édifice spirituel.

Huitième état, dans lequel l'âme s'occupe à mortifier ses sens extérieurs­.

L'état dont nous sortons a pour sa fin et pour objet le règlement des actions extérieures, soit des passions ou des sens, ce qui se fait par la pratique et acquisition des vertus. Mais celui-ci qui descend plus bas, a pour sa fin et son objet de fermer les portes par lesquelles le mal et le désordre entrent le plus souvent dans nos âmes.

Ces portes, comme on sait assez, sont­ nos sens, qui, s'ouvrant par les plaisirs, les mollesses et les désirs, se doivent fermer par les austérités et macérations, particulièrement en privant ces mêmes sens de la jouissance des objets qui pourraient exciter leurs appétits. Comme par exemple, il faut tellement retenir les yeux qu'ils n'aillent point s'égarant çà et là, par toutes sortes d'objets indifférents ni curieux ; à plus forte raison faut-il les empêcher de se porter vers ceux qui seraient de soi mauvais. Il faut fermer les oreilles aux nouvelles, les priver des musiques et chants mélodieux, de peur qu'étant excitées par ces délicatesses, qui semblent être honnêtes et innocentes, elles ne se portassent à entendre choses mauvaises. Et quand il n'y aurait point de danger d'autre mal que d'être rempli et embrouillé par tant d'espèces et flatté par toutes ces délicates­ses, il serait encore plus grand qu'on ne peut penser, puisqu'il nous retarde et nous empêche d'aller vers notre fin dernière, que nous ne saurions rencontrer dans la basses­se de ces plaisirs grossiers.

C’est de même du reste des autres sens, qu'il faut tellement tenir en bride : qu'on ne leur donne rien que la juste nécessité. Car comme on est encore ici presque sur le bord du péché, le moin­dre faux pas serait capable de nous y précipiter. Il faut ici de la résolution aussi bien qu'ailleurs, et à mon avis beaucoup davantage ; car dans les autres états on a déjà marché bien avant dans la perfection, on est accoutumé aux combats, on a une grâce plus forte parce qu'on a davantage travaillé, on a détruit les mauvaises habitudes et inclinations. On ne marche que dans les ténèbres, on ne sent que des peines, on se voit tiraillé de tous côtés, en sorte que sans une grande fidélité on aura de la peine à passer outre. Aussi la plupart demeurent ici ingrats et infidèles à Dieu, qui n’ont pas le courage de lui témoigner par aucune action qu'ils le veuillent servir ; ils ouvrent la porte à tout ce qui se pré­sente ; aussi sont-ils destinés pour le feu par leur faute et leur nonchalance.

Mais comme les livres sont pleins et de préceptes pour s'y bien comporter et de motifs pour exciter les lâches à cette entreprise absolument nécessaire à quiconque veut se consacrer à Dieu par un amour particulier, je ne m'arrêterai pas à en dire davantage ; suffit de montrer selon rnon dessein, l'ordre qu'on doit tenir pour parvenir à la bienheureuse jouissance et union avec Dieu, depuis le commencement jusques au plus haut degré.

Dernier état, qui est la sortie du péché et l'entrée dans la grâce.

Cet état qui est proprement la sortie du péché et l'entrée dans la grâce, est aussi le dernier pas en descendant de sa fin, et le premier pour y monter, car hors de là tout ordre vers la fin est rompu : l'on est ennemi de Dieu et de soi-même, citoyen de l'enfer, ami et compagnon des démons ; et si Dieu par son infime miséricorde ne nous tirait de cet abîme, il n'y aurait aucun salut pour nous.

Quand Dieu a résolu de tirer tout à fait une âme de ce chaos de perdition et du néant, il lui fait voir son misérable état, le danger où elle est, pourquoi elle est créée, le plaisir et le véritable contentement qu'il y a dans la paix d'une bonne conscience et dans l'amour de Dieu ; il lui fait par là concevoir une horreur de sa vie et un ferme désir de la quitter : elle s'y résout et elle le fait.

Ce Dieu d'amour la voyant en si bonne disposition l'excite à se confesser ; ce qu'ayant fait, il verse dans son âme de si grands et si sensibles regrets de sa vie passée qu'elle voudrait souffrir tous les tourments des martyrs ; il lui semble qu'aucune peine ne peut égaler ses crimes.

C'est pourquoi s'abandonnant à la conduite de quelque ami de Dieu, elle est résolue de lui satisfaire de tout son pouvoir, de la manière qu'il jugera plus à propos, sans vouloir épargner ni corps, ni vie, ni santé, ni quoi que ce soit ; car elle se connait si vile et si misérable qu'elle vou­drait que toutes les créatures se bandassent contre elle pour lui faire payer le déshon­neur qu'elle a fait à leur Créateur et au sien.

C'est pourquoi il est grandement impor­tant de bien ménager ces saints désirs que Dieu lui donne, pour lui en faire faire son profit selon toute bonne discrétion ; car il ne faut pas se régler toujours à ce qu'elle voudrait faire, mais il faut connaître son esprit et ses forces, afin de ne l'excéder pas, et aussi empêcher qu'elle ne prenne les moyens pour la fin ; je veux dire qu'elle ne mette toute la perfection à étourdir le corps à force d'austérités et qu'il lui semble qu'il n'y a rien de meilleur ; car cela ne servirait qu'à la rendre superbe, pen­sant être déjà sainte et avoir beaucoup fait : ainsi ce serait chasser un démon par un autre qui serait pire que le premier.

Il faut que l'on s'exerce par les macéra­tions dans un esprit d'humilité profonde, reconnaissant qu'on est indigne de s'appro­cher de Dieu par amour, comme font ses plus intimes amis. Et puisqu'on ne mérite pas cet honneur, on doit lui témoigner qu'on désire au moins lui donner ce qu'on peut, qui n'est rien que le service des pauvres esclaves, qui se jettent de tout leur coeur aux pieds de sa bonté pour satisfaire à sa justice, par le moyen de sa grâce selon leur indignité, mais d'une bonne volonté.

Quand cela se trouve en quelque sujet, il ne faut point douter qu'il n'ait de véritables dispositions à bien faire. Il n'y a qu'à les entretenir et bien gouverner, car l'attrait de Dieu y est et il continuera d'émouvoir ces âmes par ses grâces si leur infidélité ne l'en détourne, et les conduira jusqu'à la pleine possession de sa Divine Majesté, par les voies des plus secrètes communica­tions de son amour, qui est le lien par lequel il s'attache ses aimables épouses qu'il a destinées pour les délices de la gloire.


TRAITÉ DE LA FIDÉLITÉ DE L'AME A SON DIEU165

L’un des principaux points de la vie intérieure consiste en la fidélité que chaque âme doit rendre à son Dieu, en la voie en laquelle il la met pour sa gloire.

Cette fidélité requiert premièrement que l'âme ne choisisse point entre les voies, laissant à la divine volonté de les choisir pour elle et de les ordonner sur elle ; et cela est un des hommages que la créature doit à l'autorité suprême de son Créateur. Et aussi est une des plus grandes opérations du Créateur en sa créature après la créa­tion, de choisir, ordonner et accomplir sur elle la voie par laquelle elle doit rentrer en lui et lui en elle : cela est un des plus grands anéantissements de la nature humaine, en l'usage de sa liberté, de n'avoir point de choix de liberté, ni même de pensée en une chose qui la concerne si fort, et d'être en ce sujet comme n'étant point au regard de la volonté divine et incréée.

Secondement, cette volonté divine et incréée requiert que l'âme s'applique tout à Dieu, et totalement en la voie qu'il a choisie et ordonnée sur elle, comme s'il n'y avait point d'autre voie que celle-là ; car aussi vraiment il n'y en a point d'autre pour elle. Et pour son égard elle doit être sans goût et sans connaissance volontaire de toutes les autres voies que Dieu tient sur ses autres créatures, et être comme s'il n'y avait qu'elle et Dieu au monde, et comme s'il n'y avait que cette voie en laquelle Dieu l'a mise pour rentrer en lui, qui est le saint principe et la bienheureuse fin de l'âme ; et en cette unité d'application se commence la parfaite adhésion de l'esprit avec Dieu, qui nous conduit à l'unité de l’esprit avec lui.

En troisième lieu, cette fidélité requiert que l'âme emploie toutes ses puissances à se perdre et anéantir en Dieu, en la voie qu'il tient sur elle, afin que Dieu par après emploie sa puissance divine sur l'âme à l'anéantir lui-même par ses opérations inti­mes et secrètes, qui opèrent une sorte d'anéantissement sur l'âme, mais bien dif­férent de celui que l'âme exerçait aupara­vant par sa propre puissance sur soi-même. Car la puissance divine est bien plus effica­ce et puissante à anéantir l'âme que n'est pas celle de l'âme propre, qui a un pouvoir fort petit et limité à opérer sur elle-même ; et comme Dieu a voulu emplo­yer sa puissance à tirer l'âme du néant par la création, il veut aussi employer sa puissance suprême à la réduire à un autre néant, afin qu’elle ne soit plus qu’une capacité de Dieu166, qui veut désormais être tout en elle par sa grâce, en quelque manière approchante de cette sienne grâce, par laquelle il sera un jour tout à tous en la gloire.

Ces trois points sont généraux en toutes voies.

Je viendrai par après à la voie particulière qui est proposée seulement. Je vous prie d'observer ce que j'ai dit au second point, que l'âme se doit appliquer à Dieu en la voie qu'il lui a donnée. Mais parce qu'il y a des voies si simples et inconnues que l'âme ne peut s'y appliquer167 tant elles ont peu de forme et de substance, l'âme se trouve quelquefois en peine, ne voyant pas apertement168 sa voie, et cependant elle peut et doit s'appliquer à Dieu dans cette voie qui ne lui est autrement connue ; et quand l'âme se rend fidèlement à Dieu par cette voie simple, inconnue et désunie169 de toute forme qu'elle puisse apercevoir et reconnaître, Dieu lie cette âme à cette voie, ou plutôt il lie cette voie à l’âme, l'établit, la conserve et la perfectionne en elle, étant le propre de Dieu de faire l'un, et le propre de l'âme de faire l'autre ; c'est-à-dire étant lors l'ouvrage de Dieu de faire en l'âme ce qu'elle ne peut faire, qui est de la lier à Dieu en cette voie.

Quand les voies sont plus connues et sensibles, encore est-il mieux mon avis de se lier à Dieu par elles, pour éviter l'engagement secret et subtil que l'amour-propre sait bien faire entrer en l’âme, ès170 grâces et les voies de Dieu sur elle, pour détourner subtilement l’âme et la désunir de Dieu même.

Quant aux effets que produit en l'âme cette voie qu'on appelle de la foi parce qu'elle est destituée de lumière, sans connaissance particulière de ce qui se passe en l'âme, j'aime mieux dire que Dieu pro­duit ces effets que non pas cette voie, les attribuant donc à Dieu, parce qu'il daigne opérer plus immédiatement dans ces états inconnus. Je vous dirai que le premier effet qu'il opère en cette voie, lorsque l'âme s'y rend et soumet entièrement, c'est une pauvreté intérieure par laquelle il appau­vrit notre âme en ses richesses et facultés spiri­tuelles, qui sont lumières et sentiments, pour l'enrichir vraiment, non de ses dons, mais de soi-même qui est le fond de toutes les richesses de l'âme. Et comme il a établi la voie de la pauvreté extérieure pour enrichir l'âme de ses grâces, en cette voie il l'appauvrit même de ses grâces et richesses intérieures, pour l'enrichir de soi-même ; et alors l'âme sent et voit bien la pauvreté spirituelle en la­quelle Dieu l'a réduite, mais elle ne sent et ne voit point Dieu qui entre en elle à la place de ces dons qu'il lui ôte, parce qu'il est insensible même à l'esprit créé, et qu'il lui fait une communication de soi-même invi­sible et insensible, et ce bien est inconnu de l'âme.

Mais cette pauvreté intérieure lui fait encore un autre bien qui lui est fort pénible à recevoir: c'est que la créature a une imperfection quasi comme essentielle en qualité de chose créée, se joignant et s’attachant facilement à ce qui est créé, comme étant une chose de même nature et extraction ; car tout ce qui est créé a quel­que rapport et ressemblance en tant qu'il est créé, et en tant qu'il est tiré du même néant, et par inclination comme essentielle ; et ainsi l'âme s'attache défectueu­sement même aux grâces de Dieu, et prend un moyen de désunion ou de moindre union avec Dieu, par les grâces et dons de Dieu même ; et Dieu, par cette voie inconnue et par cette pauvreté spirituelle et intérieure, guérit l'âme de cette imper­fection qui lui est comme essentielle, et lui ôte cet attachement, ne lui laissant rien à quoi elle se puisse attacher ; et ainsi il la dispose à être unie avec lui-même plus intimement et plus puissamment.

Trois choses sont nécessaires à l'âme pour la conservation de la grâce en elle et pour l'accroissement et la perfection de l'âme en la grâce.

La première disposition nécessaire, c'est l'humilité d'esprit en laquelle l'âme doit entrer pour trois principaux sujets :

1. à cause de la grandeur et excellence de la grâce qui porte communication de Dieu en l'âme ;

2. à cause de la bassesse et néant de l'âme, laquelle par elle-même ne mérite que le néant et l'enfer, tant s'en faut qu'elle mérite cette communicalion souveraine de Dieu par la grâce ;

3. à cause que la grâce nous a été méritée par le Fils de Dieu, et par le Fils de Dieu humilié, et humilié jusqu'à la mort de sa Croix ; et à cause de l'humiliation par laquelle le Fils de Dieu nous a acquis la grâce, nous devons entrer dans l’humiliation pour nous disposer à la grâce.

La deuxième disposition nécessaire, c’est la pureté d'esprit, qui est une disposition un peu subtile, et plus délicate en la grâce. Et en ceci nous devons considérer deux choses, savoir le don de la grâce et Dieu qui nous est donné par la grâce ; or, il arrive souvent que l'âme, par un secret amour-propre, fait un mauvais usage de la grâce, ou la convertit à soi sans adhérer à Dieu qui nous est donné par la grâce. Ce n'est pas ce que l'âme doit faire, car elle doit bien recevoir la grâce, mais non pas s'arrêter et adhérer à la grâce, mais à Dieu qui nous est donné par la grâce, laquelle grâce n'est donnée à l'âme à autre fin que pour la lier, unir et faire adhérer à Dieu qui se donne par la grâce, et non pas à la grâce. Et c'est en quoi consiste la pureté d'esprit nécessaire à la grâce ; c'est là un bon moyen pour éviter beaucoup d'illusions dans la voie de la perfection.

La troisième disposition, c’est la fidélité qui consiste non à jouir de Dieu, mais à souffrir et opérer pour Dieu. La grâce que nous recevons sur la terre, doit être proportionnée au lieu de notre demeure, et au lieu auquel elle nous est donnée qui est la terre, tout ainsi que celle des saints dans le Ciel est proportionnée à leur état et au lieu de leur demeure, qui est le Ciel. La terre est un lieu de souffrance, un lieu de travail et un lieu de mort ; au Ciel est réservé le repos, la jouissance et la vie.

La terre est bien un lieu de vie, mais de vie mourante, et nous en avons de cette vérité un fondement en la personne de Jésus-Christ même, qui est non seulement principe de la grâce, mais exemplaire de grâce. Lui donc qui est notre modèle, n'est pas venu en ce monde pour jouir et pour vivre, mais pour souffrir et pour mourir ; et parce qu’en sa propre nature, il ne pouvait ni souffrir ni mourir, il s’est fait homme, unissant la Personne divine incapable de souffrir et de mourir, à notre nature capable de souffrir et de mourir. Et non seulement le Fils de Dieu est venu pour mourir, mais même, commençant à vivre, il a commencé à mourir ; et dès le premier instant de sa vie, il est mort, s'étant privé et dépouillé d'une vie en son corps très digne et très éminente, qui est une vie de gloire. D’autant que, comme la mort naturelle du corps se fait par un dépouille­ment de la vie naturelle, de laquelle vit notre corps, la mort aussi que le Fils de Dieu a soufferte et portée dès sa conception jusques au dernier moment de sa vie en son corps, consiste au dépouillement et en la privation qu'il a soufferte de la vie de gloire qui était due connaturellement à son corps, lequel étant uni à une âme glorieuse, devait recevoir communication de vie glorieuse. Et ce qui est à noter, c’est que pour mourir et se priver de cette vie glorieuse, il a fallu que le Fils de Dieu ait fait un miracle, qui a été opéré en la soustraction qu’a faite l’âme du Fils de Dieu à son corps de cette vie de gloire qui lui était dûe ; et ç’a été le premier miracle que le Fils de Dieu a opéré sur la terre sur lui-même en son propre corps.

En l'honneur donc de ce dessein du Fils de Dieu venant sur la terre, non point pour ne point souffrir ni pour ne point mourir, car pour cela il n'eût eu que faire de venir au monde ni d'emprunter une nature étrangère, étant en lui-même incapable de souffrir et de mourir, mais pour souffrir et pour mourir, en l'honneur de la vie de Jésus sur la terre, vie opérante, vie souffrante, en l'honneur de ce dépouillement de vie et de vie de gloire qu'il a soufferte et opéré miraculeuse­ment sur son propre corps, nous devons sur la terre travailler, souffrir et mourir à nous-mêmes ; c'est l'usage que nous devons faire de la grâce qui nous est donnée sur la terre, et c'est en quoi consiste la fidélité que nous devons à la grâce sur la terre ; il faut travailler, souffrir et mourir sur la terre, puisque la terre est un lieu de travail, de souffrance et de mort, pour en après se reposer, jouir et vivre dans le ciel, puisque le ciel est un lieu de repos, de jouissance et de vie, et de vie sans fin.

En discourant de Dieu et de ses perfec­tions infinies dans ses oeuvres et de l'oeuvre de ses oeuvres, nous voilà conduits au jour de son oeuvre, au vingt-cinquième Mars ; nous voilà arrivés à ce jour heureux, jour remarquable et aimable, jour où commencent nos biens et où finissent nos maux, jour qui ne doit jamais être effacé de notre mémoire, et auquel nos coeurs se doivent fondre de joie et d'allégresse en Dieu, jour de nos jours, et le plus cher de nos jours, auquel Dieu descendant de sa grandeur en sa bonté, et de sa justice en sa miséricorde, veut s'unir à notre humanité. Nous voilà au moment le plus cher qui fût jamais, moment précieux dans les siècles et dans l'éternité. Moment auxquels tous nos moments doivent être référés, moment auquel ce grand Dieu, comme s'oubliant soi-même pour se souvenir de nous, veut se revêtir de notre mortalité pour nous faire participant de sa divinité. Et nous voilà au point de l'état admirable auquel Dieu entre dans nos misères et l'homme entre dans la grandeur de Dieu. Car le Verbe se fait chair, Dieu se fait homme, l'homme devient Dieu, et Dieu se fait homme pour faire les hommes dieux171.


Les trois portes du palais de la divine sapience ouvertes en trois dialogues d'un solitaire avec une personne fort désireuse d'y entrer.

DIALOGUE PREMIER dans lequel on fait voir la nécessité qu'il y a de mourir aux objets sensibles, pour arriver au cabinet de cette divine Sagesse.

L’Ermite172.

Puisque les lois de ma solitude ne me permettent pas de vous voir, et vous entre­tenir aussi fréquemment que votre nécessité et la grandeur de votre entreprise le deman­deraient, j'ai cru devoir soulager votre travail, et satisfaire par ces écrits aux obli­gations que Dieu m'a imposées de vous aider, dans l'accomplissement des desseins qu'il a formés sur votre âme, laquelle il a choisie pour en faire un très beau palais de la divine Sagesse, si votre courage répond à ses inspirations, et si mon indignité, qui ne mérite que des châtiments, ne détourne pas de votre coeur les influences de ses grâces.

Mais remettons-nous du tout entre173 les mains de sa Providence, qui, ayant fait naître dans votre esprit par une rencontre si merveilleuse174 les désirs de la vraie Sagesse, a produit dans mon cœur une très cordiale affection de ne rien laisser à vous dire de tout ce que je croirai vous pouvoir servir pour son acquisition.

Vous avez des avantages naturels dans votre esprit si propres à recevoir cette noble Hôtesse, que je me promets qu'elle prendra beaucoup de délices à enrichir votre âme de ses plus précieux trésors. Mais de peur que je ne semble vous vouloir flatter, en vous louant pour des biens que vous avez reçus de la nature, et qui peuvent être communs aux bons et aux mauvais, et des­quels vous avez eu la jouissance dans la région de dissimilitude dans votre exil, durant cette triste nuit de vos plus mal­heureux jours, et lorsque vous pensiez le moins à rendre vos respects à l'objet le plus adorable de vos affections, je laisserai là à part tous les avantages, que vous ne regardez plus qu'à dédain, et pour en faire un aussi juste mépris qu'ils ont autrefois iniquement servi à votre vanité d'objet de ses adorations, contre la loi de votre Créateur et les remords de votre conscience.

Il me suffit d'avoir rencontré dans la faiblesse de votre sexe un175 courage si géné­reux qu'il est capable de se porter dans la pratique des plus éminentes vertus, et de s'élever, aidé de la grâce, jusqu'au faîte de la plus haute perfection.

Ce que j'ai donc maintenant à faire pour que la sortie de ma solitude ne soit pas infructueuse, c'est de répondre à quelques questions que vous m'avez faites, et de vous montrer, dans cet écrit, le chemin de la Sagesse, que vous désirez acquérir.

Et pour ne vous arrêter point dans un discours, qui ne convient pas à la profes­sion ni au silence d'un pauvre ermite comme je suis, je176 répondrai à la première question que vous me fites, après avoir rompu les liens qui tenaient votre âme captive sous le joug de ses sens et de ses passions, et à laquelle la brièveté du temps ne me permit pas de satisfaire avec autant d'étendue qu'il eût été besoin à une personne qui ne faisait qu'entrer dans une nouvelle vie de conformité avec celle du Fils de Dieu.

Vous me demandâtes s’il vous en souvient : Mon177 Père, que faut-il que je fasse pour acquérir cette Sagesse, dont vous m'avez donné une si haute estime, et pour posséder le Royaume de Dieu, que vous dites être au fond de mon âme ?

Je vous réponds, chère Angélique, que puisque vous êtes résolue de passer le reste de vos jours dans l'école de la vraie Sagesse, et de vous adonner178 tout à fait à son étude, il faut absolument nettoyer votre cœur des indispositions qui pourraient contrarier son inestimable pureté et empêcher les progrès que vous prétendez faire dans179 son amour.

Car elle ne saurait habiter dans une âme maligne et qui demeure volontairement dans le désordre, d'autant qu'elle est l'image de la vertu de Dieu, et le miroir sans tache de Son adorable Majesté.

Non, chère Angélique, cette divine Sagesse ne saurait souffrir de la division dans votre cœur, ni que vous en admettiez d'autres en partage de vos affections ; car comme elle est simple et unique, elle ne se peut diviser, elle veut tout posséder et être toute possédée.

Je ne vous demanderai pas si vous êtes toute résolue à cela, puisque vous m'avez promis qu'à quelque prix que ce soit, et qu'aux dépens de votre sang et de votre vie, vous vouliez suivre les attraits d'une grâce si particulière, dont vous avez res­senti des effets aussi extraordinaires qu'on ait ouï parler d’aucun180 des plus grands saints. Cela ne vous servira qu'à vous rendre plus coupable, si votre fidélité ne corres­pond à un si véritable amour de la part de Dieu.

Mais puisque vous m'avez donné parole que très assurément tous les liens qui vous pourraient attacher au dehors, étaient rom­pus, et que je ne crois pas que vous voulus­siez mentir au Saint-Esprit, comme une autre Saphira181, laissons là entièrement tout le passé sans y penser non plus qu'à ce qui n'a point été du tout, et commençons à entrer au-dedans de votre âme pour en ouvrir les portes à cette Sagesse que vous aimez si ardemment.

Vous devez premièrement savoir, qu'elle ne se rencontre point dans le coeur de ceux qui passent leur vie dans les délices, car une vie lâche et molle est indigne de sa générosité, et étant la fille du Très-Haut, elle ne peut souffrir ce qui est contraire à sa noblesse. Cela me fait espérer que son alliance avec votre coeur sera indissoluble, puisqu'elle y trouvera les qualités qu'elle chérit davantage, savoir : une horreur de tout ce qui est vraiment indigne d'une âme­ chrétienne et généreuse, et une perpétuelle et constante volonté de suivre la pratique des plus solides vertus. Ces deux principes généraux sont absolument nécessaires, si vous voulez réussir dans la conquête du trésor précieux que vous cherchez.

Angélique182 :

Il me semble, mon Père, que je me sens résolue à tout sans réserve ni exception aucune, et puisque vous me promettez la possession de ce bien que je préfère à ma propre vie. je ne veux rien du tout épargner pour son acquisition.

Mais je vous prie de me dire le moyen de réduire en pratique ces bons désirs qui me pressent le coeur, et par où il faut que je commence pour ouvrir la porte de mon esprit à cette Divine Hôtesse, pour laquelle j'ai conçu un si fort et si véritable amour.

L’Ermite :

Je vous ai déjà dit que l'amour des plaisirs est une clef plus propre pour lui fermer cette porte que pour lui ouvrir, parce que la lumière ne saurait compatir avec 1es ténèbres, ni la sagesse avec la confusion et l'aveuglement de nos sens ; car étant le rayon d'une splendeur éter­nelle, elle ne peut se mêler avec des impu­retés corruptibles.

Ne pensez non plus que les attraits d'une beauté passagère puissent l'émouvoir à venir dans votre âme, puisque c'est elle qui est le principe de la vraie beauté, et qui a commencé avec le Créateur à mettre ce bel ordre qui soutient tout le monde. Vous ne la trouverez pas aussi dans les honneurs ni dans les affections des hommes : car tout ce qui dépend de leur volonté (comme ces biens imaginaires) est trop inconstant pour contracter alliance avec son immutabilité. Les sciences humaines les plus relevées sont trop grossières pour atteindre et pour com­prendre son inestimable pureté. Non, Angélique, tous183 ces oiseaux du ciel, qui portent le vol jusque dans le soleil, et qui pénètrent par leurs sciences jusque dans les profonds abîmes de la nature, qui ravissent les hommes en admiration par l'éloquence des discours qu'ils font à l'honneur et à la louange de la Sagesse, ne méritent pas d'être les petits écoliers de cette belle maîtresse, qui hait autant la vanité et l'éclat de ces connaissances que la folie et l'ignorance des hommes les portent à les aimer sans considération, à les rechercher avec empres­sement, à les posséder avec autant d'attache que si elles étaient le comble de la dernière félicité.

Hélas ! Angélique, si la vraie Sagesse ne se pouvait acquérir que par le moyen des biens que je viens de vous décrire, les plus vertueux seraient les plus misérables, et les plus sages devraient être réputés pour des fous, et la Sagesse même serait une folie et une pure vanité, puis­qu'elle n'aurait pour ses colonnes les plus inébranlables que la corruption des sens, l'instabilité des honneurs, ou tout au plus la184 faiblesse de l'esprit humain, qui ne peut rien comprendre, par sa propre vertu, des choses qui sont au-dessus de lui.

Jugez donc si c'est dans ces occupations inutiles que vous devez employer les forces de votre âme, et si c'est dans la recherche et dans l'amour de ces biens et de ces beautés fantastiques185 que vous devez con­sommer vos jours, ou bien dans une perpé­tuelle méditation de leur extrême vileté, qui puisse engendrer en votre âme le juste mépris que vous en devez faire, et un regret très sensible d'avoir été si malheureuse que de soumettre vos plus sincères et plus cor­diales affections à des objets si indignes de les posséder.

Angélique :

Faut-il donc que je passe le reste de ma vie dans la considération de ces objets qui ont été les tyrans de mon âme et la source des malheurs dont je ressens à présent la rigueur ? Et faut-il qu,e pour m'éloigner de ce que je dois davantage haïr, je l'aie toujours dans la pensée et que je prenne pour objet de mes plus sérieuses considé­rations ce dont je dois sans cesse détourner mon coeur ?

L’Ermite :

Non, ce ne sera point pour toujours, et votre vie est trop précieuse à Dieu pour qu'il veuille que vous la passiez en d'autres choses qu'en son amour.

Il a bien d'autres desseins sur vous, puisqu'il vous destine pour l'une de ses plus chères amies si le coeur ne vient à vous faillir et si par votre lâcheté vous ne mettez empêchement à ses divines volontés.

Mais croyez qu'il est nécessaire de s'em­ployer pour un temps à rechercher et à reconnaître la bassesse et l'inutilité de toutes choses créées, et particulièrement de tout ce que les hommes recherchent avec tant d'avidité, et de ce dont nous avons été nous-mêmes les esclaves, afin que notre entendement étant parfaitement imbu de la connaissance du peu d'estime qu'on doit faire de tout ce qui est hors de Dieu, notre volonté, s'en étant détournée, demeure ferme et constante dans la recherche du vrai bien, sans plus aller désormais rôdant après des biens imaginaires, et qui ne peuvent nous apporter aucun solide contentement.

Je ne serais pourtant pas d'avis qu'on s'arrêtât à penser aux objets, pour lesquels nous sentirions que notre volonté aurait trop d'inclination, et qui pourraient rappe­ler dans l'esprit les espèces des choses passées, et faire quelque remuement dans nos affections. Mais à tout le plus, si on veut s'y arrêter, il faut que ce soit en géné­ral et en les comparant à cette bonté infinie, des douceurs de laquelle ils nous ont éloignés si longtemps.

Angélique :

Je vois bien maintenant, mon Père, la nécessité que j'ai de m'étudier à cette con­naissance, puisque j'ai été jusqu'ici si mal­heureuse dans mon aveuglement que de trouver, ou plutôt de vouloir trouver de l'innocence dans mes plus criminelles affec­tions ; et sous prétexte de ne vouloir pas être ingrat envers les créatures, j'ai commis contre mon Créateur les plus grandes ingra­titudes qu'on puisse penser ni concevoir, ne prenant pas garde que je lui dérobais par un sacrilège, que je déteste de bon cœur, la plus chère portion de moi-même, pour en faire présent à des créatures infiniment éloignées de sa grandeur. Je vous prie donc, mon Père, par cette affection que vous avez pour le bien de mon âme, de me dire l'ordre que je dois tenir dans une affaire qui m'est de si grande importance, afin qu'évitant la confusion je puisse suivre avec assurance le droit chemin que vous m'avez montré.

L’Ermite :

Vous savez, chère Angélique, que rien ne me peut être plus agréable que de vous voir dans les dispositions de travailler sans relâche à rétablir les puissances de votre âme dans leur première assiette et dans186 un attachement fidèle à tendre vers l'unique objet de leur félicité. C'est pour­quoi je vous dirai bien volontiers ce que vous me demandez.

Supposant ce que vous m'avez promis être véritable, savoir, que vous avez rompu tout le commerce que vous pouviez avoir avec les créatures du dehors, vous n'avez plus qu'à travailler à combattre contre vous­-même. Il est vrai que ce travail vous sera d'autant plus difficile que l'amour de vous­-même règne puissamment dans votre âme. Mais puisque c'est lui qu'il faut détruire et qu'il faut aller attaquer dans le centre de sa demeure, il faut commencer à prendre les avenues et fermer toutes les portes par où il pourrait recevoir du secours. Les portes de notre âme, comme vous savez, sont nos sens par lesquels elle sort hors de soi-même, et s'empêche au-dehors, en telle sorte bien souvent qu'elle ne sait ce qui se passe chez elle, et que connaissant toutes les autres choses, elle prend son seul plaisir à ignorer les désordres et à fuir le bien qui la peut rendre heureuse.

Il est donc nécessaire absolument de les fermer, afin de donner à votre âme le temps et le moyen de rentrer jusqu'au plus profond et intime d'elle-même, pour considérer la vérité dans sa source et hors du mélange des choses sensibles, qui la déguisent si étrangement que peu la peuvent recon­naître sous le voile grossier de leurs espèces. Et puisque vous désirez que je vous déclare l'ordre que vous y devez tenir, je vous conseille de commencer par les yeux, en les privant de regarder toutes sortes de choses curieuses, et non seule­ment les mauvaises, mais encore celles où vous vous sentiriez portée avec trop d'em­pressement, et dont la vue pourrait donner quelque plaisir à vos sens, qui seraient en cela déréglés, qu’il viendrait187 de votre curiosité comme de son principe. En un mot188 c'est qu'il faut vous résoudre à porter désormais la vue basse et modeste, ne regardant personne en face, et surtout ceux qui ne sont de votre sexe. Beau­coup plus la faut-il détourner de tous les objets dangereux qui se pourraient pré­senter.

Les yeux étant fermés, il faut boucher les oreilles à toutes sortes de discours mau­vais, vains, inutiles et récréatifs, et même aux indifférents, qui seraient hors le temps prescrit pour parler ensemble.

Et après que vous aurez interdit l'entrée de vos oreilles à tous les discours qui ne sont point nécessaires, il faut attacher votre langue pour l'empêcher d'en dire, et la retenir en telle sorte qu'elle ne profère rien qui puisse offenser le prochain, qu'elle ne rapporte point les nouvelles, et qu'elle n'interroge personne pour en savoir ; enfin prenez bien garder de la laisser aller à un babil désordonné, qui n'est jamais sans imperfection, même dans les discours des choses les plus saintes. Souvenez-vous que saint Jacques dit189 que celui-là doit être estimé bien parfait, qui a trouvé le moyen de retenir sa langue.

Il faut aussi mortifier le goût, auquel elle contribue avec le palais, en vous privant des choses délicates, où votre appétit vous porterait avec avidité. Mais il faut être ici fidèle et généreuse, afin que jamais le diable n'ait à vous reprocher qu'il vous a rendue esclave et sujette à votre bouche. Du goût, il faut venir à l'odorat, à qui il faut faire porter la peine de ses mollesses passées aussi bien comme aux autres ; c’est pourquoi je vous défends de lui présenter aucunes bonnes odeurs pour sa satisfaction, ni de l'arrêter à celles qui se présenteraient par rencontre.

Il ne reste plus que le toucher que j'estime trop grossier et terrestre pour en oser parler à une âme si généreuse comme la vôtre ; et j'estime tout ce qui le regarde si indigne de votre bon cœur, que je me contenterai de vous dire qu'il faut vous priver de toutes les curiosités et délicatesses dans vos habits. Vous avez assez de connaissance de tout le reste qui est sujet à ce sens pour n'y pas pécher par ignorance. Mais outre le règle­ment de tous ces sens, il faut aussi une modestie angélique et digne de votre nom dans le reste du corps, qui retienne tous les membres dans une honnête compo­sition. Que votre parler soit simple, vos paroles douces et jamais dans les clameurs, votre ris modéré, que vos gestes soient rares, votre port grave, mais sans affec­tation, enfin qu'on voie à votre maintien qu'il y a au-dedans de votre âme un Roi qui gouverne toutes vos actions, et qui donne le branle à tous les mouvements de votre corps.

Voilà en bref ce190 que j'avais à vous dire dans cette première attaque contre vous-même. Voilà ce qu'il faut que vous fassiez si vous voulez pos­séder la Sagesse, de la possession de laquelle vous m'avez témoigné un si ardent désir. Vous suivrez si vous voulez cet ordre comme je l'ai mis ici, ou quelque autre meilleur. Mais de quelque façon que vous vous y preniez, il faut vous rendre maître de vos sens par une entière et parfaite mortification de tous leurs appétits et dé­règlements. Et comme je ne doute point des grandes répugnances que la nature vous fera ressentir, et des combats furieux qu'elle vous livrera, je vous avertis aussi de vous munir contre elle et de chercher des forces dans la méditation, que vous ferez sur le même sujet que vous voudrez entreprendre de pratiquer : comme, si c'est la mortification de la vue à quoi vous vou­lez travailler, vous fournirez à votre enten­dement par le moyen de la méditation tous les motifs et les raisons que vous avez de vous mortifier, et à votre volonté les fermes résolutions de n'en jamais démordre pour quoi que ce soit.

Vous pourrez vous servir des motifs généraux que je vous ai donnés au com­mencement, pour vous dégager de toutes les créatures en général, des honneurs, des plaisirs, des vanités et autres choses, et après, descendre aux raisons et à la néces­sité que vous avez de mortifier un tel sens, comme la vue, l'ouïe. Je serais trop long à vous décrire tous les motifs que vous pouvez avoir, et cela serait inutile, car votre esprit, aidé de quelques livres, vous en four­nira plus que vous n'en aurez besoin, pour former les généreuses résolutions qui vous sont nécessaires dans les difficultés que vous aurez, et qui doivent être la fin de votre méditation ou oraison ; car vous ne devez chercher la connaissance que pour réduire tout en pratique ; et c'est le seul secret qu'il y a dans la vie spirituelle, de pratiquer beaucoup avec peu de lumière191.

Commencez donc par là et prenez à tâche de mortifier un de vos sens chaque semaine, vous imposant vous-même quel­que peine autant de fois que vous y aurez commis des fautes192.

Angélique :

Je vous avoue, mon Père, que l'aspect de tout ce que vous venez de me dire donne une telle frayeur à mes sens que si la grâce de Dieu ne me fortifiait, et si vous ne m'aviez assurée de son assistance, j'aurais bien de la peine à continuer dans mes premières résolutions. Mais je vous promets que, quand il y faudrait mourir, je suis prête à tout ; et il faut que Dieu règne dans mon âme à quelque prix que ce soit : je suis lassée d'une si longue servitude et si honteuse à une créature qui n'est faite que pour aimer Dieu. Ne craignez donc point de poursuivre, c'en est fait : Dieu est vain­queur et pour toujours.

Je vous confesse pourtant bien franchement que je n'avais jamais compris qu'il fallût devenir aveugle, sourd, muet, insensible et presque sans mouvement pour devenir sage ; j'avais toujours cru que, menant une vie douce accompagnée d'une honnête liberté, de récréations innocentes, et de familiarités et d'amitiés réciproques, avec les entretiens propres à les conserver, je pouvais, sinon atteindre à une sublime perfection, dont je me jugeais incapable et que je laissais chercher aux autres sans envie ; au moins je pouvais m'entretenir dans un genre de vie qui n'était ni désagréable à Dieu, ni contraire à la vertu, ni indigne de ma profession. Mais je vois bien qu'il me faut quitter ces opinions flatteuses, et me soumettre à une doctrine plus austère, et moins conforme aux inclina­tions de la nature. En effet, je vois bien que c'est se tromper que de vouloir chercher tant de délicatesse et de douceurs dans la vertu, qui est toujours amère à nos sens, et qui n'a rien de doux que son fruit.

L’Ermite :

Ne vous épouvantez pas, chère Angélique, de ne voir d'abord que des rigueurs et du travail. Ce sont là les principes et la façon d'enseigner la doctrine de Jésus-­Christ, bien contraire à celle des hommes, qui font montre dès le commencement de tout ce qu'ils ont de plus agréable, et qui peut plus doucement enlacer193 le coeur des autres.

On ne trouve, dans ces grands philo­sophes, qu'éclat, que merveilles, que lu­mières ravissantes, des raisonnements admi­rables, des pensées sublimes et qui semblent porter les esprits jusque dans le trône de Dieu, et leur faire trouver des bornes dans son immensité, qu'ils se persuadent pouvoir comprendre. On dirait qu'ils ont puisé la vertu jusque dans son centre, tant ils en parlent bien. Mais après tout, si vous consi­dérez la fin de tout cet éclat, vous verrez qu'il s'évanouit avec la fumée de leur vanité, et que pensant être riches, ils ne trouvent rien en leurs mains que de la confusion, et leur volonté, qu'ils n'ont jamais appliquée qu'à leur propre intérêt, est vide et destituée de toutes sortes de vertus. Voilà leur fin, - et celle de tous ceux qui les suivent (dont le nombre est trop grand), - qui194 est d'autant plus remplie d'amertume et d'af­fliction que leur commencement avait été accompagné de délices, et que leur pré­somption leur avait fait espérer de mer­veilles. Tous ceux-là ne sont point entrés par la porte dans le palais de la Vérité ; ils ont voulu comme des larrons entrer tout d'un coup par ce qu'il y a de plus haut et de plus sublime ; ils ont voulu monter par-dessus le toit, mais Dieu les a humiliés et confondus.

Le Maitre des hommes, les voulant tirer de leur ignorance, a fait tout au contraire car il ne nous a proposé d'abord que des croix et des souffrances, qu'il a lui-même supportées, le premier pour l'amour de nous, pour nous donner exemple et pour nous encourager à le suivre. Cette doctrine ne nous a point été enseignée par les inven­tions d'une éloquence humaine ni par la force des raisons, mais par la vertu de Jésus-Christ, qui est la Vérité même, et la vertu du Père Eternel, qui nous l'a lui-même prêchée, enseignée et pratiquée, qui ne nous promet dans le commencement que des combats, des agonies et des morts étranges195 ; mais aussi à la fin, il nous assure de récompenses éternelles et d'une félicité qui ne finira jamais.

Et sans doute, Angélique, il s'y fallait prendre de cette sorte pour rappeler les hommes à la jouissance de leur bonheur, de la possession duquel le péché les avait rendus indignes. Car n'est-il pas vrai que Dieu ne peut demeurer parmi le trouble et la confusion de nos passions déréglées, puisque sa vraie demeure n'est que dans la paix ? N'est-il pas vrai qu'il ne faut espérer aucune tranquillité dans notre âme pendant que les puissances dissipées par les sens s'occupent dans la multiplicité des objets du dehors, qui ne peuvent faire autre chose que partager leurs affections, soit dans les plaisirs, soit dans les honneurs ou dans les vanités des biens terrestres, qui tous sont plus capables de nous apporter de la peine que de donner quelque véritable satis­faction.

Je vous mets196 seulement juge des plus inno­centes amitiés, qu'on estime devoir tenir le premier rang entre les biens humains, et je vous prie de me dire si les inquiétudes qu'elles apportent à l'âme, peuvent être ré­compensées par le plaisir qu'elles donnent ? Combien de peine à les entretenir, de craintes inutiles, de soupçons ? Combien d'afféteries pour complaire, combien de menteries pour dissimuler, combien de protestations criminelles, de lettres dange­reuses, de paroles recherchées ? Eh bien ! quelle paix parmi toutes ces divisions ? Quel accord parmi tant de contrariétés ? Où est votre âme durant une telle guerre ? Pou­vons-nous assurer qu'elle est en elle-même, toutes ses pensées, ses affections et ses intentions étant toutes au- dehors ? Peut-­elle être en Dieu, et Dieu en elle parmi tant de désordres ? Que si la jouissance de ce bien, qu'on estime des plus convenables aux hommes, apporte avec soi tant d'épines, de chagrins et de dangers, que peut-on espérer de ceux qui sont moindres ? Si ces amitiés qui ne semblent être fondées que sur la raison, causent tant d'obscurités dans nos esprits, nous cachent la vérité sous des voiles si ténébreux, que devons-nous attendre des opérations de nos sens, qui sont toutes plongées dans la matière et dans la corruption, sinon un aveuglement éternel, des ténèbres perpétuelles et des troubles sans fin ?

Et de vrai, la curiosité de nos yeux ne remplit-elle pas notre âme d'espèces197 étran­gères, et bien souvent si mauvaises qu'elles portent la mort dans nos coeurs ? Les oreilles n'en font pas moins. La langue est encore plus dangereuse, car elle cause du mal au dedans et au dehors. L'odorat flatté par ses propres objets, nous rend lâches et efféminés, sans coeur et sans aucun courage. Et le toucher, par ses sensualités, nous rabaisse jusqu'à la condition des bêtes.

Tirons donc de tout ceci une vérité infaillible, qui demeure à jamais imprimée sur votre esprit, et qui vous puisse fortifier dans vos difficultés : puisque la vraie Sagesse est de posséder Dieu, et être possédé de lui, et qu'on ne le peut posséder que dans la paix, le repos et la tranquillité, sans doute il faut avouer que nous ne saurions posséder la Sagesse que dans la paix et union de notre âme. Et comme nous avons vu que la recherche des objets sensibles ne peut causer que du trouble et de la division, il était à propos que le Fils de Dieu, venant enseigner la Sagesse aux hommes, com­mençât à prêcher la mortification des sens, le retranchement des plaisirs, la fuite des vanités, et leur recommandât l'humilité, le mépris de soi-même, l'amour des souffrances et de la croix qu'il a portée tout le premier. C'est dans ces méditations que je désire que vous fortifiiez votre esprit, pour ne plus hésiter dans vos répugnances ; puisque vous voyez que cette doctrine, quoiqu'elle semble rigou­reuse, est toute divine et enseignée par la Sagesse même.

Ce que je vous prie de remarquer ici, et qui vous pourra servir dans les plus hauts états où vous pourrez arriver, c'est que la vraie Sagesse, et la doctrine de Jésus-Christ, et les lumières qui lui sont conformes, portent toujours dans l'humilité, dans l'obéissance, et la mortification des sens, des passions, du propre jugement, et jamais dans les curiosités de l'entendement, comme à désirer de grandes connaissances, d'avoir des pensées sublimes de la Trinité et des autres choses du Ciel : non, ce n'est point par là que vous devez chercher la Sagesse, car ses plus doux entretiens sont avec les simples, elle ne se plaît point dans l'éclat ni dans la vanité.

Commencez donc, au nom de Dieu, chère Angélique, à marcher dans cette voie très assurée de la mortification, et vous aurez une issue qui vous sera aussi heureuse sur la fin qu'elle vous aura semblé difficile dans son commencement.

Mais puisque vous reconnaissez sa nécessité, je crois que c'est assez pour vous la faire entreprendre, après la recommanda­tion du Fils de Dieu, qui doit être plus puissante pour vous y porter que tout autre motif.

N'oubliez donc pas ce qu'il me semble que je vous ai déjà recommandé, à savoir, que vous fassiez toujours marcher vos médi­tations et vos pratiques de pas égal, s'il est possible, les conformant à la vie et aux actions de Jésus-Christ, que vous devez regarder comme votre capitaine, et le suivre avec un courage invincible : comme il marche pour votre amour, c'est le meilleur livre que vous puissiez avoir. Et pour vous dire vrai, si votre coeur est gagné, comme vous me l'avez assuré, vous n'avez point affaire de courir beaucoup après les livres, vous trouverez assez de quoi méditer ; mais beaucoup plus en vous-même qu'ailleurs, y considérant ce que vous avez à faire, et la façon dont il faut vous y prendre, vous rendant attentive à suivre les bons mouve­ments que Notre-Seigneur met dans votre coeur pour l'attirer à lui.

Ne vous ennuyez point de rebattre sou­vent ces matières que je vous ai assignées pour vos méditations, à savoir la mortifica­tion des sens et des passions ; car, il n'y a rien de plus grande importance, et si vous pouvez vous en rendre la maîtresse, vous le ferez aussi bientôt du reste. Il ne faut rien faire ici à la légère, car il est question de jeter les solides fondements de tout l'édifice spirituel qui198 doivent être inébranlables, autrement tout le reste serait en danger.

Angélique :

Il me semble que je suis pleinement instruite de la façon avec laquelle je me dois comporter dans le règlement des sens exté­rieurs. Pourvu que Notre Seigneur continue ses grâces, qui me fortifient et m'aident à réduire en pratique les connaissances et les bonnes résolutions qu'il m'a données, j'espère que vous me verrez cheminer tout autrement dans la voie de la perfection que199 je n'ai fait jusqu'ici. Mais je vous prie, mon Père, quoique je n'aie nullement atteint ce que vous me venez d'enseigner, si ce n'est que vous voulussiez prendre la bonne volonté pour l'effet, de poursuivre à me déclarer ce qu'il me faudra faire, quand par la miséricorde de Dieu, j'aurai fermé la porte de tous mes sens extérieurs aux objets du dehors : car je suis résolue de passer outre, puisque vous dites que cette victoire n'est que la première entrée à cette Sagesse, pour laquelle mon âme a des flammes si ardentes et un amour si véritable200.

L’Ermite :

Il est raisonnable, chère Angélique, de ne pas vous laisser mourir de cette soif si ardente, manque de201 vous verser les eaux de cette divine Sagesse : je le ferai à mon possible d'autant plus volontiers que je me sens obligé par un trait de la Provi­dence divine de procurer en votre âme une demeure éternelle au Dieu tout-puis­sant, qui vous a choisie dès le commencement des siècles pour être son épouse bien-aimée et un miroir des vertus, si vos infidélités et lâchetés ne vous empêchent la jouis­sance de ce bonheur incomparable. Je vous montrerai donc dans le traité suivant ce que vous aurez à faire après ceci.


DIALOGUE SECOND.

Dans lequel on enseigne comment il faut effacer de son coeur et de sa mémoire les espèces des choses extérieures, et comment il faut faire mourir les passions.

Angélique :

Puisque la renonciation aux objets exté­rieurs, et la clôture des sens n'est que le commencement de cette Sagesse dont vous m'avez promis de me découvrir les mer­veilles, je vous prie de me conduire plus avant, et me dire ce qu'il faut faire pour s'approcher de sa possession : car je suis résolue, à quelque prix que ce soit, de suivre les mouvements que le Saint-Esprit me donne de la rechercher sans relâche.

L’Ermite :

Il est juste, Angélique, que je poursuive ce que vous me demandez, puisque votre courage et votre générosité m'ont engagé à vous découvrir un trésor qui vaut mieux que tous les trésors. Je vous dirai bien que ce pas que nous avons à faire présentement est le plus difficile de tout le chemin ; mais aussi son extrémité et sa fin atteint et aboutit au bien que vous désirez si ardemment. J'espère que notre Dieu ne me déniera pas les lumières nécessaires pour vous y conduire heureusement.

Il est donc question après cette véritable retraite des choses extérieures, d'entrer pro­fondément en vous-même pour voir ce qui s'y passe, et pour régler ce que vous trou­verez désordonné.

Ne pensez pas de prime abord pouvoir voler jusqu'au sommet de l'esprit dans une région de paix et de tranquillité : cela n'est dû qu'aux âmes épurées dans les flammes d'un ancien amour et nourries dans la pra­tique d'une fidélité invariable. Il y a un chaos à passer qui est presque infini, dont le seul aspect a donné tant de terreur à plusieurs qu'ils ont perdu courage, et n'ont osé passer plus avant. Ne vous attendez point de voir en ce commencement autre chose que des montagnes de difficultés, de rencontrer autres choses que des ténèbres202 immenses, des nuées très épaisses qui vous cacheront la lumière après laquelle vous aspirez, qu'un torrent d'espèces qui feront rouler votre imagination de tous côtés, une infime multitude de fantômes qui arrêteront après eux vos sens intérieurs malgré tous vos efforts, et les feront folâtrer sans que les remèdes que vous y apporterez puissent beaucoup servir. Les diables d'une part emploieront toute leur industrie pour vous empêcher ce passage, d'autant que c'est ici la dernière prise qu'ils peuvent avoir sur vous, et que si vous pénétrez une fois au travers de cette nuit obscure et pouvez atteindre à la lumière et clarté d'esprit, ils n'auront plus rien à démêler avec vous et seront contraints de céder la place, à leur très grande confusion et igno­minie : c'est pourquoi ils jouent de leur reste dans ce dernier combat, aidés de la nature corrompue.

Voilà les ennemis que vous avez à atta­quer, voilà les difficultés qu'il vous faut surmonter ; voyez si vous avez du coeur assez pour soutenir une entreprise si généreuse203, pour supporter de si rudes combats et vous abandonner aux rigueurs d'un chemin si fâcheux dans une nuit si obscure, et qui est pourtant suivie du plus beau jour qui jamais parût le long de votre vie ; ces travaux et ennuis se terminent par les plus véritables délices que vous ayez jamais goûtées ; et enfin ces combats sont récom­pensés dès cette vie de la gloire la plus heureuse, et de la plus glorieuse félicité qu'aucune créature vous puisse représenter. Dites-moi donc à quoi vous êtes résolue.

Angélique :

Mon Père, je suis absolument résolue à tout : j'abandonne à mon Dieu mon âme, ma vie et ma santé, et me remets du tout entre vos mains ; dites-moi seulement ce qu’il faut que je fasse, et vous verrez, Dieu aidant, que je suis prête à tout.

L’Ermite :

Le commencement de la Sagesse, c'est de soupirer après elle avec autant d'ardeur comme je vois que vous faites ; cela me fait espérer un bon succès dans votre entre­prise, surtout vous voyant armée de courage, car sans doute vous en avez bien besoin ; et puisque vous voulez que je poursuive à vous déclarer mes sentiments et à vous enseigner les plus propres moyens que204 je connaisse pour parvenir à la vraie Sagesse, je le ferai dans la plus grande simplicité et sin­cérité205 qui me sera possible, m'étudiant plutôt à vous montrer la vérité toute nue qu'à vous la déguiser sous le masque de plusieurs paroles affectées, indignes de la profession d'un ermite206, qui doit haïr toute sorte de duplicité et de dissimulation. Je vous l'enseignerai donc comme je l'ai apprise, sans envie ni jalousie aucune.

Et pour commencer, il faut que vous sachiez que tout le mal qui règne parmi les hommes, et tous les dérèglements que nous sentons en nous-mêmes, viennent du dés­ordre qui est dans la partie inférieure et supérieure, qui a été introduit par le péché de nos premiers parents, et augmenté par ceux que nous avons actuellement commis. Désordre qui nous a réduits à un tel point de troubles et de misères, que la partie animale qui est la moindre et la plus impar­faite dans nous, est devenue la maîtresse par une corruption déplorable. C'est ce qui fait que, malgré tous les saints mouvements de la grâce et les efforts de la raison, nous sommes entrainés par le torrent de nos appétits brutaux, et comme abîmés dans le débordement de toutes sortes de passions, de sorte qu'il n'y a presque plus rien en l'homme de lui-même, au moins selon les opérations, qui devraient être toutes con­duites par les lumières de la raison, laquelle étant offusquée par les troubles de la con­cupiscence, il est207 abandonné au milieu d'une mer orageuse, comme un navire sans pilote, exposé à la merci de tous les vents.

L'homme dans ce pitoyable état ne se gouverne que par l'appétit de ses sens ; il n'a égard à d'autres intérêts qu'à ceux qui lui sont proposés ; il n'a en vue d'autre bien que celui qui lui est naturel ; il n'entreprend rien que pour soi-même ; il est si faible qu'il ne peut s'élever plus haut que ce qui le touche et lui appartient, et ainsi il fait tout pour soi-même, son coeur est tout converti à la créature et diverti de Dieu. Et c'est le point en quoi consiste le péché et la source de tous les péchés : c'est là le puits de l'abîme où tous les hommes sont plongés, sans pouvoir jamais en sortir par leurs propres forces, mais bien par l'ordre de la grâce et les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur.

Pesez bien tout ceci, Angélique, quoique je ne vous apprenne rien de nou­veau. Vous n'aviez pas peut-être recherché en quoi consiste proprement le dérèglement qui est dans les hommes, et par où il les faut prendre pour les rétablir dans leur première situation. Vous ne saviez pas d'où pouvait venir une milliace208 de pensées impertinentes, et souvent fort mauvaises, qui s'opposaient à vos desseins, lorsque vous tâchiez de vous élever au-dessus de vous-même et de tout ce tracas, pour chercher la paix de votre esprit. Vous ne saviez encore pourquoi on nous presse tant de mourir à nous-mêmes, ni à quoi il fallait mourir. Vous en connaissez maintenant la cause, voyant que la nature de l'homme est tellement corrom­pue, puisqu'il ne se gouverne que par ses propres appétits. Il n'a d'autres principes que le dérèglement de ses passions ni d'autre conduite que la concupiscence de ses sens.

Vous ne devez donc plus vous étonner s'il y en a si peu qui aient le courage d'en­treprendre un ouvrage si difficile comme est le rétablissement de l'homme dans sa propre perfection, puisqu'il faut se com­battre perpétuellement soi-même, et renon­cer à ce que nous avons de plus cher. Il ne faudra non plus vous étonner quand vous sentirez en vous-même des combats si étranges, des angoisses si extraordinaires, des nuits si obscures, des révoltes si uni­verselles que rien ne vous paraîtra qu'au travers de l'impossibilité. Et quand vous vous verrez dans le dernières agonies sur le bord du désespoir extrême, vous devez croire que la nature corrompue ne doit rien faire de moins pour se maintenir, et que la partie inférieure de l'homme, qui a malheureusement usurpé la domination et qui se sent en danger de la perdre, doit jouer de son reste et jeter tout dans l'extrémité.

Angélique :

O Dieu ! Mon Père, que la cause des désordres qui se passent en nous-mêmes me paraît clairement ! Et je vous avoue qu,e quoique j'aie lu et souvent entendu parler de ces dérèglements, je ne les avais jamais si nettement compris, manque de m'y appli­quer et d'y réfléchir sérieusement : la curio­sité m'avait toujours plutôt portée à prendre plaisir à ces hautes voies de l'esprit dont j'étais incapable, qu'à cette nécessaire occu­pation de la connaissance de moi-même et du dérèglement de l'homme intérieur ; il ne vous reste plus qu'à me dire comment il faut l'entreprendre, et de quels moyens vous jugez que je me dois servir.

L’Ermite :

Puisque vous voyez bien que tout notre mal est dans la corruption de la nature de l'homme, qui, entraînant la raison contre toute justice sous la tyrannie de l'appétit sensible, nous attache et nous lie par affec­tion désordonnée à nos propres intérêts, qui sont d'ordinaire la fin principale de nos actions, soit par ignorance ou par inadver­tance volontaire. Je vous prie de remarquer que je ne veux point ici parler des péchés actuels qui viennent tous de cette source, mais bien des effets qu'ils ont produits et laissés dans nos âmes après eux, à la des­truction desquels il est nécessaire que tous ceux qui veulent arriver à la perfection, travaillent incessamment, aidés de la grâce de Dieu qui ne leur manquera jamais. Car ce n'est pas assez à ceux qui font état de perfection d'avoir quitté les péchés actuels et de s'être retirés de tous les objets exté­rieurs qui leur pouvaient servir d'empêche­ment, comme je l'ai montré dans son lieu, mais il faut encore ici s'appliquer à faire la paix au-dedans, et à chasser des milliers d'espèces qui restent dans l'imagination, et qui nous travaillent bien souvent avec plus de cruauté et de violence que n'a fait autrefois la présence des objets qu'elles nous représentent.

Elles sont comme des nuées très obscures qui empêchent la lumière de la raison de pénétrer sur ce bas hémisphère des sens intérieurs. Et ainsi nous vivons dans209 une perpétuelle ignorance du vrai bien, dans une obscurité ennuyeuse, acca­blés de fantômes épouvantables et très dangereux, et dans une nonchalance de nous élever à quelque chose de meilleur que ce que nous fait goûter notre imagina­tion corrompue par l'impression très vive de tous ces spectres qui lui causent dans l'appétit sensible des effets si étranges et des tentations si fortes que ceux qui les ont éprouvés ont sujet d'en frémir encore quand ils y pensent.

Pour venir à bout d'une entreprise si dif­ficile, et qui vous semblera de prime face impossible210, je vous dirai franchement que pour y bien réussir, et bientôt, il faut quitter ab­solument et se dépouiller entièrement de l'affection de toutes choses. Car c'est du coeur, ainsi que dit notre Sauveur, que viennent toutes nos pensées. Et en effet, nous éprouvons assez que nous ne pensons à rien plus ordinairement qu'à ce que nous aimons ou à ce que nous avons aimé davan­tage ; si donc nous pouvons une fois rompre les liens de nos cœurs, nous serons plus libres pour appliquer nos pensées à tels objets que nous voudrons. Il faut donc se résoudre à n'aimer et à ne se soucier plus d'aucune chose qui soit au monde, sinon de celles d'obligation ; et si j'osais dire, il faut devenir comme stupides et insensibles à toute autre chose qu'à celle de travailler à sa paix intérieure et à la destruction de tant de pensées impertinentes et imagi­nations qui nous travaillent.

On me pourrait dire que c'est la fin de la perfection que d'être ainsi dégagés et comme morts à tout. Il est vrai que c'est la fin et le commence­ment, mais pourtant avec beaucoup de dif­férence : parce que, dans le commencement, on n'est mort que par le désir et la bonne volonté, qui est absolument résolue de quitter toutes choses pour chercher son Dieu uniquement aimable ; mais dans la fin, la mort est consommée, tout est anéanti, toutes les affections déréglées des créatures sont détruites, et Jésus-Christ tout seul vit et règne dans l'âme, mille fois trop heureuse de s'être perdue en mourant à soi-même, puisque Jésus-Christ en la ressuscitant lui a donné sa propre vie de sorte que ce n'est plus elle qui vit, c'est lui qui vit en elle. Je me suis un peu diverti211 de mon dessein, c'est pourquoi il faut y retourner.

Je vous disais que le meilleur moyen, et celui que je crois être l'unique pour dissiper en peu de temps les ténèbres de votre âme, et vous mettre en disposition de recevoir les lumières de Dieu, c'est de vous résoudre tout d'un coup à tout abandonner, non seulement d'affection, mais aussi de pensée, de sorte que vous viviez comme si vous n'aviez jamais été, comme si vous n'aviez jamais rien aimé, rien vu, rien entendu. Enfin comme s'il n'y avait que Dieu et vous au monde, entre les mains duquel vous remettiez entièrement et généralement tout ce qui vous regarde : parents, amis, vie, santé, le salut de votre âme, le soin de votre corps, et que vous n'ayez en pensée, en désir, ni en dessein autre chose, sinon de laisser régner Dieu en votre âme, comme il fait dans le ciel, c'est-à-dire sans qu'il y ait aucune contradiction de votre part ; que pour cet effet, vous devez recevoir également tout ce qui vous arrive : le bien, le mal, le doux et l'amer, et être soumis à toutes les créatures pour l'amour de lui, non seule­ment à vos supérieurs ou supérieures, mais aussi aux égales et aux inférieures, pour être traitée d'elles comme le rebut de tout le monde, comme un avorton de l'enfer, qui ne mérite que des flammes éternelles et d'être effacé du nombre de toutes les créatures. Il faut que vous soyez à la disposition de toutes, si elles voulaient s'en servir, hors le péché, comme l'instrument entre les mains du potier : en un mot, il faut vous résoudre à ne penser plus à vous-même, et par consé­quent n'avoir plus d'intérêt, ni pour votre renommée, ni pour vos commodités, ni pour quoi que ce soit.

O Dieu ! Chère Angélique, si vous pouviez une fois vous résoudre à une si généreuse pratique, que vous goûte­riez à longs traits les merveilles de Dieu ! Hé ! que vous feriez un long chemin en peu de temps ! C'est là, croyez-moi, l'entrée infaillible à la vraie Sagesse et à la vraie sainteté. Et ne faut pas vous étonner si de mille que vous verrez et entendrez faire état d'être spirituels, et vous en faire des discours merveilleusement relevés, si, dis-je, de mille, vous en trouvez un qui soit véritable212, et dont les pratiques corres­pondent à ses connaissances. Souvenez­-vous toujours que tout ce qui éclate n'est pas de l’or : et si vous voulez savoir la cause d'une chose si déplorable, c'est qu'il ne s'en trouve point qui veuille entrer dans la bergerie de Jésus-Christ par la porte de sa vraie imitation : presque tous veulent entrer par-dessus les toits comme des larrons. C'est pourquoi Dieu les confond dans leur vanité, et n'éclaire jamais leur entendement de ses véritables lumières, parce qu'ils les ont rejetées pour adorer les inventions de leur propre jugement. Ils voudraient assembler Jésus-Christ avec le monde, la délica­tesse, les honneurs, les vanités avec l'Esprit de Dieu. N’est-ce pas vouloir détruire Dieu et faire213 des monstres épouvan­tables ? Dieu veut tout ou rien. Il ne faut point s'abuser, il faut se donner tout à fait quand on le veut faire.

Angélique :

Hélas ! mon Père, je ne puis douter que le chemin que vous m'enseignez ne soit le vrai et unique pour me conduire à la vraie Sagesse, puisqu'il est si conforme à l'esprit de l'Evangile, et que c'est notre divin Sau­veur214 qui nous l'a lui-même formé par ses aimables travaux et ses souffrances indici­bles. Mais je le vois si horrible à la nature, et le corps et l'âme en frémissent d'une telle façon, que la seule appréhension que j'en ai m'est déjà la plus sensible qu’aucunes des peines intérieures que215 j'aie jamais souffertes. Hé ! quoi, mon Père, vous voulez qu'on commence par où les autres veulent qu'on finisse ! Je ne m'étonne pas en effet s'il y en a si peu qui veulent entre­prendre un chemin si difficile. Pour moi, je vous proteste derechef que, contre toutes mes répugnances, sans savoir ce que je fais ni ce que je dois faire, je me renonce et m'abandonne entièrement à l'aveugle entre les bras de Dieu pour jamais, afin qu'il fasse de moi, par vous ou par ceux qu'il me donnera, tout ce qu'il lui plaira, sans aucune réserve de mon côté.

L’Ermite :

Quiconque est dans les résolutions où vous êtes, n'a plus qu'à entrer en soi-même par une intime application de toutes ses puissances pour mettre la paix en la maison intérieure de ses sens, et y ranger chaque chose en son ordre. Et pour vous qui désirez si fort d'être délivrée de la tyranme du vieil homme, et qui m'en demandez les moyens, supposé que vos résolutions précédentes soient véritables, il faut que vous preniez pour l'objet de vos travaux et de vos études la pratique de ces mêmes résolutions, qui consiste à vous éloigner tant que vous pourrez d'affection, de souci et de pensée de tout ce qui n'est point Dieu, ou qui ne vous porte point à lui.

Il ne faut pas que vous vous persuadiez d'en venir sitôt à bout, si ce n'est par un coup extraordinaire de la grâce de Dieu. Car un si grand nombre d'espèces que vous avez autrefois reçues par les sens extérieurs, et qui sont si fortement imprimées dans l'imagination, ne seront pas sitôt effacées. Au contraire, vous ressentirez d'autant plus leurs importunités que la nature ne pouvant plus s'épancher au dehors pour s'y récréer, elle emploie tous ses efforts au-dedans et fait flèche de tout bois, se servant de tout ce qu'elle trouve qui la peut soulager et divertir, soit-il bon ou mauvais. Et les diables de leur côté, prévoyant leur perte et leur bannissement de votre âme, ne manqueront pas de remuer les plus infâmes fumiers et ordures qu'il leur sera possible, afin de vous donner du dégoût de ce que vous voulez entreprendre. Que cela ne vous étonne point, il faut qu'il en aille ainsi, afin que le pus et l'ordure, s'ôtant, fassent essuyer les plaies qui, pour être trop cachées, demeureront sans cela inconnues et sans pouvoir être guéries.

Ce qu'il faut donc que vous fassiez, c'est de vous appliquer tout doucement, sans beaucoup de violence ni de bandement de tête216, à considérer en particulier les causes des désordres que vous ressentez davantage ; et quand vous découvrirez que, nonobstant vos fermes résolutions, votre coeur est engagé dans l'affection de quelque chose que ce puisse être, il faut que sans autre remise vous vous en dégagiez par la grâce de Dieu qui vous sera présente pour cet effet.

Et en vérité si vous êtes fidèle en cette pratique, vous ressentirez en peu de temps un avancement merveilleux. Ne recherchez point ici des goûts et des lumières extraor­dinaires : prenez seulement avec humilité ce que Dieu vous départira. Mais tout votre but et votre application doit être de prati­quer et déraciner entièrement toute la semence et vieux levain des mauvaises habitudes auxquelles vous avez autrefois été sujette. Quand vous n'auriez jamais d'autre livre que cette vue de ce que vous devez faire et le sujet sur lequel vous devez employer toutes vos occupations, j'estime que cela sera suffisant pour vous tailler de la besogne, qui ne sera pas sitôt achevée à cause des répugnances que vous ressentirez dans cette division, qui seront telles que jamais vous n'en avez ressenties de pareilles. Mais cela ne doit en rien diminuer votre courage, puisque c'est pour posséder la vraie Sagesse que vous travaillez ; et d'ailleurs vous êtes assurée de la part de Dieu qu'avec la patience vous viendrez à la fin dans la pleine possession de votre âme.

Ne vous étonnez donc pas de voir que vous ne faites, ce vous semble, aucun progrès dans l'amour de Dieu ni aucune conquête sur vos ennemis, mais au contraire qu'il semble qu'ils aient plus de puissance contre vous : souvenez-vous que les ennemis ne combattent jamais avec plus de violence que quand ils font un dernier effort pour jouer de leur reste. C'est beaucoup avancer que de tuer tou­jours sans reculer. Qu’importe-t-il que les efforts soient doux ou violents, pourvu qu'ils demeurent inutiles et sans effet ? Tenez bon jusqu'à la fin, et combattez pour Dieu avec constance et courage ; car si cela est, vous êtes assurée de la victoire, et vous verrez (quand vous y penserez le moins) tous vos troubles se dissiper devant vos yeux comme les nuées à la face du soleil.

Pour réussir heureusement dans ces combats, et pour ne pas vous égarer dans un chemin si scabreux, il est nécessaire que vous preniez pour guide et pour capi­taine Jésus-Christ, qui est le principe de la vie chrétienne : il faut que ce soit votre exemplaire et votre lumière ; car dans ses actions, vous trouverez le vrai modèle des vôtres. Surtout je vous recommande de con­sidérer souvent cette pureté de vie qu'il a menée, et cet entier dégagement de toutes choses créées. Voyez cette abné­gation indicible, tant à l'extérieur qu'au-dedans, et le mépris qu'il a fait du monde, et celui que le monde a fait de lui. Impri­mez cette vie dans votre coeur et l'ayez toujours dans la pensée ; car c'est une vie qui est contraire au corps, qui tue la vie brutale, qui mortifie les passions, mais qui ressuscite l'âme dans une vie toute divine.

Retenez donc bien, s'il vous plaît, que je ne vous assigne que deux objets pour vos entretiens intérieurs, qui seront les sujets ordinaires de vos considérations dans ce commencement : le premier, ce sera le désordre qui est dans toute votre partie infé­rieure, dans l'appétit sensible, dans les passions et dans les affections déréglées, qui étant parfaitement reconnu de vous, doit être détruit par une juste modération de tous vos appétits, que vous devez réduire avec la grâce de Dieu sous les lois de la raison conforme à la divine volonté.

L'autre objet que je vous ai proposé, vers lequel vous vous occuperez aussi dans vos oraisons, ce sont les pratiques du Sau­veur du monde : c'est sa vie renoncée et ses abnégations, qu'il ne faut pas que vous considériez comme une chose étrangère et hors de vous, mais qu'il faut que vous renouveliez en vous-même par une fidèle imitation et une pratique sans relâche217, quelque répugnance et difficulté que vous y rencontriez du côté de la nature. A mesure que vous pratiquerez cette façon de vivre, vous sentirez vos affections218 se diminuer, vos passions s'amortir et vos pensées extravagantes et importunes se dissiper peu à peu ; les tentations n'auront plus tant de force, la lumière commencera un peu à paraître comme l'aube du jour au travers de la nuit, pour vous donner espérance d'un heureux succès.

Quand cela sera, tâchez d'ouvrir votre coeur par la force de vos soupirs, et conviez par une profonde admiration le Soleil d'où vous est venu ce rayon, de faire entièrement paraître sa face sur l'horizon de votre âme et de dissiper vos ténèbres. Si vous sentez longtemps cette même disposition en vous, et que votre volonté soit déjà comme ga­gnée, que ces pensées qui faisaient quelque impression sur vous, vous soient comme à dégoût, et que vous vous sentiez comme détachée de tout ce qui vous retenait davan­tage vers les sens, si, dis-je, cela est est temps aussi que vous commenciez un peu à élever votre action vers ce divin Soleil pour en attirer les influences sur la terre de votre âme que vous avez cultivée et disposée à les recevoir par vos travaux précédents, les exercices intérieurs dont vous vous servirez désormais, seront des aspirations toutes d'amour, lancées vers le ciel aussi souvent que votre désir sera grand de voir naître en votre coeur la Sagesse éternelle et l'image de Dieu réta­blie en votre âme, après en avoir été bannie si longtemps par la tyrannie du péché.

Vous aurez donc un exercice d'aspirations faites et formées tout exprès soit par vous-même ou par quelque autre, dont vous vous servi­rez en tout temps et en tous lieux : et pour vos oraisons, vous les devez passer en affec­tions, après quelques brèves considérations que je vous conseille de faire sur le bonheur de l'âme qui, s'étant perdue pour Dieu et qui ayant renoncé à soi-même et à toutes les autres créatures, possède Dieu autant pleinement qu'elle le peut en cette vie.

Considérez et vous réjouissez d'être ap­pelée à ce bonheur, si vous persévérez à vous rendre fidèle et à aimer Dieu, quoi qui puisse arriver : soupirez et aspirez sans cesse après ce bien, dont vous devez avoir une soif insatiable, qui le représente toujours à votre coeur pour le désirer et l'aimer.

Angélique :

Ne faut-il donc plus que je m'arrête sur moi-même pour réfléchir sur ce qui s'y passe, pour considérer mes besoins et pour remédier à ce qui me reste d'imparfait et déréglé ? Ne faut-il plus aussi entreprendre directement de combattre tant de pensées distractives qui me viennent brouiller dans mes prières et oraisons ? Dites-moi aussi, s'il vous plaît, ce qu'il faut faire à tant de des­seins qui se forment dans l'esprit, et qui portent tantôt à un certain genre de vie, tantôt à un autre, et à faire des choses qui vraisemblablement ne seront jamais.

L’Ermite :

Je vous dis, Angélique, pour la seconde fois, que Dieu par ses douceurs ayant fait impression sur votre âme et fait naître en votre esprit la beauté de sa lumière, il est plus à propos que vous la suiviez simplement que de vous arrêter à toute autre chose, puisqu'elle est capable de dissiper par son efficace ce qui reste d'im­parfait chez vous, et de vous conduire à la bienheureuse possession du bonheur que vous cherchez.

Ce n'est pas qu'il faille mépriser la con­naissance de vos défauts, qui est toujours nécessaire, en quelque état qu'on puisse être, mais c'est que cette lumière qui vous est donnée de Dieu vous les peut plus claire­ment faire voir que ne le pourraient faire les efforts de votre propre industrie, d'autant qu'il n'y a rien de plus contraire aux ténè­bres ni qui les fasse mieux paraître que la lumière. Tant plus donc que vous lui donne­rez le moyen de communiquer ses rayons à votre âme en la retirant de toutes les autres choses, et l'exposant à lui seul, vous éva­cuerez sans beaucoup de travail ce qui vous reste de désordre de vos anciennes habitudes.

Il faut donc que vous suiviez ce divin Rayon qui est envoyé à votre esprit pour y faire naître le Soleil, qui en est la source. Vous expérimenterez que ses opéra­tions sont si douces et qu'elles pénétreront tellement votre esprit et toutes les puis­sances de votre âme que, sans vous en être aperçue, vous vous sentirez dans une région de paix, élevée au-dessus d'un tracas d'un million d'espèces qui ravissaient à votre âme l'attention qu'elle doit à Dieu seul. De là vous pouvez juger combien il importe de suivre avec une fidélité non pareille cette lumière qui vous a apparu, car elle est l'unique clef pour vous ouvrir les portes de l'Esprit ; et qui n'en tient compte quand elle paraît, se met en un danger très évident de ne passer jamais outre.

Or, comme vous savez, tout ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde que le dégagement de nos affections d'avec toutes les créa­tures ; ce sont des voies de purgation par où il faut passer, autrement cette lumière de Dieu n'aurait aucun effet en nous, tant nos ténèbres sont épaisses, et nos maux endurcis. Remarquez, je vous prie, que je n'entends pas dire que cette lumière éclaire continuellement l'esprit, au moins dans ce commencement : non219, car elle s'éclipse sou­vent et semble périr, laissant l'âme bien étonnée d'une perte si subite, ce qui l'excite à désirer et à rechercher avec plus d'ardeur ce bien dont elle se voit privée. Elle tâche de faire tout ce qui lui est possible pour se remettre dans les dispositions propres pour le recevoir, et le souci qu'elle a de sa perte l'éloigne de toute autre pensée ; cela la dé­gage insensiblement de toute autre chose, et enfin Dieu, voyant sa fidélité et son ennui, renvoie derechef ses clartés, qui se succédant les unes aux autres, renouvellent cette âme et l'élèvent de plus en plus au­dessus d'elle-même dans le pur Esprit où Dieu habite, et où il se donne à elle avec toutes les délices qui peuvent venir d'une telle possession.

Je m’oubliais de vous dire qu'il ne faut point du tout vous arrêter à grand nombre de beaux et de bons desseins qui vous vien­dront dans l'esprit, qui sous l'apparence de bien et de zèle, pourraient ou vous troubler tout à fait, ou vous empêcher d'un plus grand bien. Il faut, dis-je, les détruire tous, et ne vous arrêter qu'à une seule chose que vous avez à faire, qui est de suivre Dieu partout où il vous appelle, en mourant à vous-même sans cesse et sans relâche.

Prenez pour devise en cet état-ci : “Vous et moi seulement, mon Dieu” et la mettez en pratique. Si vous faites ce que je vous en ai dit dans ce petit traité, croyez-moi que vous n'aurez point affaire d'autres livres, que vous serez bien près du palais de la vraie Sagesse ; car vous aurez toutes les vertus dans un éminent degré, toutes vos passions seront mortes sans que vous les ayez entreprises chacune à part. Qui peut couper les vices et mauvaises habitudes dès la racine n'a que faire de s'arrêter aux branches, et il se délivre d'une infinité de travaux. Mais il est vrai qu'il faut dans cette façon d'agir que je vous ai enseignée, une ferme résolution de faire continuellement la guerre à la nature, il faut mourir et agoni­ser sans cesse ; cela ne vaut-il pas bien mieux que de languir si longtemps ? Nous voyons que notre Sauveur ne s'arrête point à faire de si longs discours des moyens de la perfection, il tranche en trois mots : « Si vous voulez être parfaits, renoncez à vous­-mêmes, portez la croix et me suivez » et ailleurs : “Que celui qui veut se sauver, il faut qu'il perde son âme”.

Voilà, chère Angélique, ce que j'avais à vous dire pour satisfaire aux instantes prières que vous m'avez faites, de vous montrer les chemins de la vraie Sagesse ; si ceux que je vous ai montrés sont un peu raboteux et difficiles, assurez-vous qu'ils sont et bien sûrs et bien droits, et, ce me semble, bien conformes à l'Évangile.

Angélique :

Je ne saurais reconnaître les obligations que je vous ai, mais il faut que vous les augmentiez encore, achevant de me con­duire jusqu'au bout du chemin. Les règles de votre ermitage ne sont pas si austères que de vous faire commettre une incivilité, telle que serait celle que vous feriez en me laissant toute seule au milieu du chemin, m'ayant conduite jusqu'ici.

DIALOGUE TROISIEME.

Dans lequel on apprend à détruire les plus secrètes recherches de la nature et à se laisser introduire dans le repos divin par l'opération de Dieu même.

Angélique :

Jusqu’ici j'ai pris la liberté de vous interroger touchant les voies que je devais tenir pour chercher la Sagesse, dont l'amour s'est si fort imprimé dans mon âme par le moyen de vos paroles. Mais dans ces états que vous dites qui restent dans ces régions de l'Esprit, où vous me voulez faire aller chercher ce trésor inconnu, il faut que vous me teniez toujours par la main pour me conduire, si vous ne voulez pas que je m'égare. Je ne puis vous faire aucune demande, s'il ne me vient d'autres lumières que celles que j'ai à présent, qui ne s'éten­dent point plus loin que les choses sensibles, encore est-ce avec beaucoup de médiocrité. Tout ce que je vous promets, c'est de vous être obéissante, et de vous écouter avec attention.

L’Ermite :

Vous avez raison, Angélique, d'avouer votre ignorance dans une chose si relevée, puisque à peine êtes-vous dégagée de celles qui ne surpassent point l'activité de vos sens. N'espérez point d'enseigne­ments extraordinaires pour vous conduire dans des voies si obscures à nos faibles esprits, qui s'éblouissent à force de lumières. Aussi n'est-il pas tant besoin ici de grand nombre de préceptes comme d'une grande fidélité. Il ne faut point tant d'activité comme d'attention à recevoir les actions de Dieu au fond de votre âme, sans empêche­ment de votre part à leur pleine et entière étendue : en un mot, c'est ici l’oeuvre de Dieu qui veut consommer l'action de la créature, et récompenser sa fidélité par la jouissance d'un repos bienheureux dans la Divinité, qui est le centre adorable de tous les esprits véritables et amoureux, qui s'écoulent dans cette mer d'où ils sont sortis comme des torrents impétueux, jusqu'à ce qu'engloutis dans cet océan infini, ils perdent leurs désirs, leurs noms, leurs actions, leurs cours, et enfin toute sorte de division et de distinction dans ce même océan, qui les a tous compris dans son infinité, et qui les rend bienheureux, les faisant par sa communication autant de petites divinités.

Mais avant que d'arriver à un tel comble de bonheur, il y a bien des régions à traver­ser, qui pour être trop longues ou trop difficiles, arrêtent la plupart de ceux qui y sont entrés, manque de courage et de vraie fidélité à renoncer à soi-même. Cela ne m'empêchera pas de vous dire ce que je crois qu'il faudrait pour réussir dans cette entreprise, et pour se maintenir et accroître dans les divers états où Dieu élève l'âme qui tâche de suivre sa voie et ses lumières.

Votre volonté étant dégagée de toutes les créatures et purgée au moins en quelque façon de la rouille qu'elle a contractée dans leur commerce, elle commence à prendre une nouvelle face, de nouveaux désirs et d'autres inclinations : ses yeux, ses soupirs, ni ses pensées ne se portent plus que vers le ciel ; tout ce qu'il y a de créé lui semble indigne de la moindre de ses affections ; et même ses propres efforts, et l'activité amoureuse dont elle s'était servie jusqu'ici, lui deviennent si insipides et lui semblent si inutiles qu'il lui est comme impossible de s'en servir. Mais aussi elle ne sait de quel côté se tourner ni que faire ; elle sent bien au fond de soi-même une vertu secrète, qui l'agite et l'émeut à220 quelque chose d'inconnu, mais elle n'ose pas s'abandonner à cela de peur de devenir oiseuse ; cela lui fait souffrir une peine incroyable, la tenant suspendue comme entre le ciel et la terre, et cette opération divine qui la pénètre jusqu'au plus intime d'elle-même, sans qu'elle puisse savoir comment le tout se fait, dure autant de temps qu'il est nécessaire pour faire suc­comber et anéantir toutes les façons d'agir dont elle se servait auparavant, lesquelles ayant cessé, cette vertu divine ne trouvant plus d'opposition ni de contrariété dans l’âme, elle commence à se dilater en elle et221 lui donner une nouvelle vie et un nouvel esprit, elle lui fait avoir de nouvelles opéra­tions et de toutes autres lumières que les précédentes.

Mais il faut prendre garde que, dans ce changement si admirable et cet heureux transport de la terre des mourants à celle des vivants, on peut beaucoup retarder l'opération divine, faute de quitter la sienne propre pour lui céder la place ; et la gêne que ressent l'âme dans ce passage, ne vient que de la contrariété de ces deux opérations qui, se combattant l'une l'autre, font ressentir dans le centre de l'âme ces rigoureux effets de leur combat.

Il dépend beaucoup de la conduite d'un sage directeur de savoir ce qu'il faut faire ici, quand et comment l'action de la créa­ture doit cesser et se laisser anéantir à celle de Dieu, sans pourtant que l'âme demeure en une oisiveté naturelle, ce qui n'arrivera jamais si elle est fidèle à se rendre atten­tive et soigneuse de ne mettre point d'empêchement à l'opération de Dieu. C'est à quoi on a davantage à prendre garde, car ici on n'a plus rien à démêler au-dehors comme je suppose ; et tout ce qu'on a à faire au-dedans, c'est de se laisser pos­séder de Dieu, ce qui n'est pas si facile comme on se pourrait bien imaginer, parce que l'âme a toutes les peines du monde à s'empêcher d'anticiper par son action les effets de cette vertu et de cette semence divine, dont elle se sent empreinte : elle tâche de la comprendre et de l'engloutir par sa vivacité, ce qui est directement s'opposer à elle et l'empêcher de s'étendre dans toute la capacité de l'esprit.

Angélique, si jamais vous avez le bonheur d'être élevée jusqu'ici, prenez garde à ce point qui est de très grande impor­tance, et suivez l'exemple des bienheureux séraphins, que le prophète aperçut couvrir leur face et mettre bas leurs ailes pour adorer la majesté de leur Dieu dans un profond silence.

Souvenez-vous que cette vertu infinie, qui doit engloutir et abîmer tous vos efforts et votre propre vie, ne vous est pas donnée pour être l'objet de vos puissances, mais bien pour être la vie de votre âme et le principe de toutes ses opérations, en sorte que ce ne soit plus vous qui viviez, mais Jésus-Christ qui vive en vous.

Je sais bien qu'il vous sera difficile de quitter si tôt vos propres pratiques, qui vous ont semblé si excellentes, et par le moyen desquelles vous avez monté jusqu'ici. Il vous viendra aussi en la pensée, si ce n'est point abus de quitter ainsi toutes sortes de bons exercices de piété pratiqués par les plus saints et confirmés par l'expérience de tant de grands personnages, pour s'adon­ner à une vie inconnue, où l'on ne voit rien et où l'on ne sent rien, où il ne faut rien faire ni penser, ni à avancement ni à retar­dement. Quand toutes ces pensées attaque­ront votre esprit, demeurez ferme dans vos voies, et ne vous arrêtez point à tout ce qui vous en voudrait détourner, mais sou­venez-vous que c'est Dieu tout seul que vous devez chercher sans aucun moyen222 et qu'avant le bonheur de le posséder lui­-même, vous devez être contente et vivre de foi dans son adorable présence, qui sera d'autant plus véritable en vous que moins le sentirez, puisque Dieu ne se peut sentir, et qu'il n'y a rien de plus certain que la foi. Il faut donc vous abandonner telle­ment à cette action de Dieu que vous ne vous souciez non plus comme cela se fait que si elle ne s'exerçait point en vous-même ; mais par une simple soumission de votre volonté, par un entier anéantissement de toutes vos propres industries, vous la devez laisser faire jusqu'à l'entière consommation de tout l'oeuvre, qui doit rendre votre âme bien heureuse et l'unir à son souverain prin­cipe, pour jouir de la possession, dès ce monde, des plaisirs éternels.

Mais comme ceci ne se fait pas tout d'un coup, tant à cause que l'âme, nouvellement élevée à cet état, n'a pas encore la force ni la fidélité nécessaire à une annihilation si223 étrange, comme aussi parce que Dieu tient toujours un ordre très parfait dans toutes ses conduites, et qu'il veut faire passer les âmes successivement par les divers degrés des pratiques requises en chaque état.

A cause de cela, il faut que quiconque est élevé ici, s'arme de constance et de courage pour soutenir les actions de son Dieu dans la paix de son âme, sans se changer ni varier aucunement pour quoi que ce soit. On ne saurait dire combien il y a ici à souf­frir ; il n'y a que ceux qui l'ont expérimenté qui le sachent, car personne ne le saurait exprimer par paroles. Je vous dirai seule­ment que l’âme se sent quelquefois, en cet état, dans une telle désolation qu'il n'y a tourment au monde qui puisse être comparé à son affliction ; en sorte qu'elle peut dire avec vérité que les angoisses la tiennent de tous les côtés, parce qu'il lui est impossible de retourner sur ses pas pour aller cher­cher ses anciennes habitudes, qu'elle a quittées, ni ses premières façons d'agir ; et elle ne le peut vouloir tant elle a de dégoût de tout le passé. D'autre part, toutes les voies lui sont bouchées, par lesquelles elle pourrait s'avancer. Elle ne sait à qui s'en prendre, ni à qui se plaindre, ni par qui ni comment elle s'est trouvée en cet état d'une nudité et pauvreté si extraordinaire ; elle cherche par où sortir, mais elle se trouve renfermée d'une haie d'épines si épaisse, qui lui bouchent le224 passage, qu'elle se résout à mourir là-dedans, si par cas fortuit il ne lui vient quelque secours ines­péré, qui la tire de cette prison, où elle demeure autant de temps qu'il plaît à son amoureux Geôlier, qui seul la peut remettre en liberté, comme c'est lui seul qui a la connaissance et la clef de ses prisons. Il l’y laisse ou plus ou moins selon qu'elle a de force pour soutenir cette désolation, qui lui fait perdre tout souvenir de tout ce qui s'est passé autrefois entre elle et son Epoux : la mémoire de toutes les délicieuses caresses ne lui sert plus que pour la tourmenter davantage ; elle ne sait si elle a jamais aimé véritablement, et elle se voit si malheureuse que d'être abandonnée tout à fait, ce lui semble, de son unique bien, qui seul la peut consoler, et qu'elle croit ne devoir jamais avoir d'affection pour elle à cause de son indignité, de sa pauvreté et nudité. En un mot elle est réduite à l'extrémité de la déso­lation, quoique parmi tant d'angoisses elle ressente je ne sais quelle force impercep­tible, qui la soutient et l'empêche de passer jusqu'au désespoir ; mais cela ne peut sou­lager sa douleur à cause que cette vertu est si secrète et si inconnue qu'elle n'y peut pas même réfléchir, et il semble qu’elle ne lui soit donnée que pour la faire vivre plus longtemps dans son martyre.

Angélique :

Voilà qui est étrange, c'est tout ce que j'en puis connaitre ; mais obligez-moi de me dire ce que l'âme réduite en cette extré­mite doit faire, si elle en doit sortir quelque jour et comment cela se fera.

L’Ermite :

O Dieu ! Angélique, que c'est une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant, et qu'il y en a peu qui veuillent seulement goûter du bout des lèvres un fiel si amer ! Sachez que le jugement de l'âme fidèle se fait ici entre Dieu et elle, et on la jette dans l'abîme d'un purgatoire, ou plutôt d'un enfer si épouvantable que la seule pensée est capable de faire dresser les che­veux à ceux qui l'ont expérimenté.

Et afin que vous voyiez l'ordre que Dieu tient ordinairement dans la conduite des âmes, souvenez-vous comment dans les états précédents, je vous ai fait voir que Dieu demande de vous une entière mort et renonciation, premièrement à toutes les choses extérieures et sensibles, et en second lieu à tous vos sens intérieurs, à toutes vos passions et affections déréglées, et généralement une parfaite soumission de toute la partie inférieure sous les lois et les règles de la raison. Le vieil Adam ou l'homme de péché doit donc expirer et mourir au moins sur la fin du dernier état : étant mort, il doit être jugé et condamné dans le commencement de celui-ci, où n'a plus de place225 que comme entre les morts.

C'est donc maintenant que celui qui jus­qu'ici avait été Prince de ce petit monde va être chassé honteusement ; c'est ici que son jugement va être fait, et l'âme délivrée de sa captivité, qui pour avoir été volontaire­ment choisie par elle contre le service et l'amour qu'elle devait à son Dieu, l'a rendue sujette à des tourments et des peines très grandes, à cause du crime de rébellion qu'elle a commis, duquel ne s'étant point suffisamment purgée dans les états infé­rieurs, tant à cause que la faiblesse ne lui permettait pas de soutenir des souffrances en quelque façon correspondantes226 à ses démérites, comme aussi à cause qu’elle était encore asservie sous le joug du vieux tyran qui, la réduisant sous l'esclavage de ses pas­sions ou mauvaises inclinations, l'empêchait de pouvoir offrir à Dieu un pur sacrifice de louange.

Mais à présent que la voilà dégagée par la bonté de son cher libérateur, et avec la fidélité qu'elle a apportée à correspondre à ses grâces, il faut qu'elle paie jusqu'au dernier denier, et qu'elle soit refondue dans le creuset des épreuves de Dieu afin que là-dedans toutes ses ordures et saletés soient consommées, qu'elle227 avait acquises dans cette région de dissimilitude, et dans cette terre d'oubli, où elle a été si long­temps bannie.

Ne vous étonnez donc pas, Angélique, de la voir précipitée dans ce chaos de ténèbres immenses, puisque les lois de l'amour et de 1a justice le demandent ainsi, et qu'elle ne pourrait atteindre jus­qu'à la montagne de Sion pour y considérer la face de son Bien-Aimé, s'il y avait la moindre tache dans son fond qui pût déplaire à ses yeux. Or, il est très certain qu'il n'y a que le feu secret d'une telle déso­lation qui puisse pénétrer jusqu'à ce fond, qui avait été couvert des peaux du péché, et par elles empêché de recevoir d'en haut les douces influences de son bienheureux Soleil, et de ne rien produire de soi qui n’eut passé au travers de ces eaux corrompues et gâtées228 par le mélange de leur iniquité. Il est donc nécessaire pour son bien qu'elle soit lavée dans ces eaux d'amertume, afin que la Babylone soit détruite et anéantie jusqu'à ses derniers et plus profonds fon­dements.

C'est pourquoi tout ce qu'il y a d'horrible et de plus effroyable dans la nature paraît à présent contre elle pour l'accuser, pour l'affliger et pour la tour­menter, et comme si elle ne faisait que commencer, et qu'elle fût encore dans les dérèglements de sa vie passée ; on appelle le temps contre elle, qui comme un témoin qui ne peut être récusé, mais qui est si exact qu'il ne laisse pas passer la moindre imperfection, tant il est impitoyable ; il lui rapporte toutes ses ingratitudes passées, lesquelles il lui fait voir sous un masque si horrible que tous les efforts qu'elle a faits pour se porter à la vertu ne lui semblent rien en comparaison de ses péchés. Dieu lui fait ressentir le poids de sa main, comme celui d'une montagne qui la va écraser. Il arrive aussi assez souvent que Dieu per­met aux démons d'exercer en ce passage certaines âmes fidèles qu'il a destinées pour être des miracles inconnus de son amour. Il permet encore pour l'ordinaire qu'en ce même passage les hommes qui vivent avec ces personnes contribuent à les tourmenter. Il souffre même quelquefois que les plus saints soient aveuglés en ce point, afin de les persécuter, ce qui leur est plus cruel qu'on ne saurait penser, de se voir affligées et délaissées par ceux de qui seuls elles pouvaient attendre de la conso­lation, soupçonnées et condamnées par ceux qui seuls les pouvaient connaître et défendre.

Quelle désolation, chère Angélique, puisqu'une pauvre âme ne saurait à qui s'adresser, ni de qui espérer consola­tion en son désastre ; elle se voit aban­donnée de Dieu, qui lui étreint le coeur tant qu'il peut, et la crucifie admirablement ; les anges ni les saints ne l'écoutent point, les hommes la tourmentent, la conscience allume en elle un feu d'enfer, les démons l'attisent par des suggestions de désespoir, de défiance de Dieu, de mécréance, de pensée contre la foi, et contre tous les plus saints mystères, et elle-même ne se pouvant supporter, elle s'écrie avec Job : “Que tout ce qui est en moi descende donc dans l'enfer”. Mais Dieu ! quels tourments, quel purgatoire, quel enfer ! Et vous vous étonnez quand on vous dit qu'il y en a si peu qui soient capables d'être introduits dans une telle vie ?

Hélas ! si parmi un million on pouvait en trouver dix de telle trempe, le monde serait trop heureux. Car qui est-ce qui pourra goûter et s'entretenir d'une nourriture qui est entièrement insipide, et qui apporte la mort seulement en la goûtant ? Croyez-moi, les hommes sont trop délicats pour vouloir s'approcher de ces viandes. Ce n'est pas le tout de dire : “Je ferai tout ce que vous vou­drez, dites-moi seulement ce qu'il faut faire”. Bon Dieu, s'il ne tenait qu'à dire, ce serait bientôt fait ; le tout consiste à être résolu de mourir en tout et partout, et pour tou­jours, et à le pratiquer en effet.

Retournons à la considération de cette pauvre désolée pour voir ce qu'il en arri­vera ; que peut-on penser qu'elle fasse, se voyant prisonnière, sans espoir de jamais recouvrer sa liberté, ni sans avoir d'autre image et pensée devant les veux que celle d'une misère éternelle, des ténèbres horribles et une tristesse insupportable ? Elle ne doit rien faire sinon de se résigner pour l'éternité que Dieu fasse en elle tout ce que bon lui semblera, si toutefois elle a encore le pouvoir de se résigner, ce qui est ainsi d'ordinaire pour la première fois qu'elle est plongée dans cet océan d'amertume, et que Dieu lui ôtera enfin, quand la force pour pâtir sera plus grande.

Il est à remarquer que Dieu ne fait passer également toutes les âmes dans de si étranges angoisses, mais pourtant il faut qu'elles soient toutes purifiées229 à proportion du degré de perfection où il a destiné de les conduire, et où elles arriveront si leur infidélité ne les empêche. C'est pourquoi leur fidélité doit être inébranlable pour ne point aller chercher, durant ce temps de désolations, des récréations parmi les créa­tures : il faut qu'elles suivent leur divin Epoux toutes nues, chargées de leur croix sur la montagne du Calvaire. Mais à cause de leur faiblesse ce Dieu d'Amour leur permet souvent de faire des pauses pour prendre haleine, et pour donner quelque relâche à la nature, qui ne pourrait pas tant supporter d'angoisses tout d'un coup.

C'est pourquoi Dieu ayant laissé les âmes dans les détresses aussi longtemps qu'il le juge à propos, il commence à leur faire revoir quelque espèce de clarté qui leur fait connaître que c'est pour leur bien qu'on les traite ainsi ; que les lois d'amour assu­jettissent à ces peines, et qu'il est nécessaire qu'elles soient détachées par ce moyen de tous les liens les plus secrets de l'amour­ propre ; cela fait un peu respirer ces âmes, et leur donne quelque espérance que Dieu ne les a pas délaissées pour toujours, mais que de vrai il fallait qu'il les traitât ainsi pour diviser entièrement l'esprit d'avec la chair, et d'avec toutes les affections et sou­venir des créatures.

Car, en effet, elles se sentent, après avoir été ainsi plongées dans cette mer d'amertume, comme hors d'elles-mêmes, dans une autre région bien éloignée, dans un tel dégoût de tout ce qu'elles ont aimé autrefois, que la seule pensée leur en est insupportable. Elles sentent au plus profond de l'esprit une vertu admirable, mais très secrète, qui les attire et les élève vers elles, en sorte qu'elles se sentent ravir sans savoir de qui, ni comment, ni aussi sans mettre empêchement de leur part, car elles ont appris dans l'état d'où elles sortent à ne se soucier plus d'elles-mêmes ni de tout ce qui se passera en elles, s'étant aban­données dans l'éternité, d'où elles ne veulent sortir pour retourner dans le temps, ni se rendre sujettes au changement, et même elles ne le peuvent sans se faire quelque violence par une infidélité très notable. Elles doivent donc selon leur état présent se laisser pénétrer et ravir par cette vertu divine, qui de plus en plus les va occuper jusqu'à ce qu'elles aient entièrement dissipé leurs ténèbres.

En quoi elles doivent bien prendre garde de ne point mêler leur action et leurs propres efforts avec cette action de Dieu, ce qui serait l'empêcher tout à fait, d'autant que Dieu veut agir lui seul, comme il est lui seul le maître de l'esprit de l'homme. Ce n'est pas comme dans les états inférieurs où il est question de réduire la partie ani­male sous les lois de la raison ; car dans cette oeuvre l'homme coopérait activement à la grâce. Mais ici où il s'agit d'unir l'esprit de l'homme avec celui de Dieu, il faut que ce soit par le moyen de l'action de Dieu dans l'homme, qui l'élève extra­ordinairement au-dessus de sa propre capa­cité dans l'éminence et la perfection de la foi, dans laquelle et par le moyen de la­quelle ce Dieu de majesté épouse sa créa­ture, s'unit à elle, la fait jouir du bonheur de sa possession, non pas en clarté et par vision comme dans la gloire, mais par expérience et par un goût aussi grand et aussi véritable comme est grande la foi qui est le lien de cette bienheureuse union.

Par là on peut connaître que la créature ainsi tirée de Dieu doit être plus passive qu'active ; et si on lui doit attribuer de l'activité, c'est celle-là seulement qu'elle doit avoir à se rendre attentive à ne trou­bler point l'action de Dieu par ses propres efforts, mais à recevoir sans résistance ce qui se passera en elle sans s’amuser à y réfléchir, prenant aussi bien garde à ne se laisser occuper l'esprit par les distractions qui ne manqueront pas de l'attaquer. Ce qu'elle aura à faire en cela est de les laisser passer comme ce qui n'est point du tout, sans s'arrêter ni à les combattre ni à les rejeter autrement qu'en s'appliquant à son attention simple, de même que s'il ne s'était rien passé.

Il faut faire ainsi dans les tentations, ou quand on sera ou qu'on aura été occupé aux choses extérieures, afin de se dégager vitement des espèces230 qu'on en aurait pu tirer. Enfin par le divers renouvellements que Dieu fait successivement dans l'âme, cette créature que nous avons vue dans l'extrémité de la disette et de la pauvreté, devient si riche et si abondante qu'il semble que toutes les délices du Paradis soient venues fondre sur elle pour la com­bler de bonheur ; en un mot c'est tout dire : elle jouit tout à plein des embrassements de son divin Epoux, dont l'honorable pré­sence lui est d'autant plus chère qu'elle a été hors d'espérance de la revoir jamais. En effet elle serait bienheureuse dans cette jouissance, si la nécessité qu'elle a d'en être privée pour une plus grande gloire de Dieu et pour son plus grand bien, ne lui venait dérober comme insensiblement ce trésor dont la possession lui semblait être due pour une éternité, à cause de ses tra­vaux passés et de la vérité de son amour.

Mais comme elle ne fait231 qu'entrer en une vie si sublime, qui demande d'elle une pureté d'esprit tout angélique, laquelle elle n'a pas encore acquise, d’autant que232 toutes les choses précédentes qui ont passé étaient seulement pour tirer l'âme d'elle-même et la purger et séparer des autres choses : c'était pour mettre la paix entre ses pas­sions, pour régler son imagination et retenir son appétit sensible.

Mais ici il se doit faire une sépa­ration233 de l'esprit d’avec l’âme, ainsi que dit saint Paul, c'est-à-dire que l'homme dégagé de la suggestion des sens et de ses pas­sions, et élevé au-dessus des discours et raisonnements dans l'obscurité de la foi et dans l'union de ses puissances spirituelles faite par la force de l’Esprit de Dieu, ne doit plus vivre que de Dieu, en Dieu et pour Dieu ; cela étant, il est nécessaire que la créature qui est destinée à un si grand bonheur, soit derechef plongée dans ce bain des amertumes dont j'ai déjà parlé, aussi pro­fondément, aussi longtemps et autant de fois qu'il plaît à Dieu.

Parce que, outre une certaine opposition et secrète répugnance qu'elle a à se laisser posséder pleinement, agiter, mouvoir et gouverner par l'action de Dieu, il lui reste encore une subtile inclination et une pente vers l'imperfection ; quoiqu'elle ne soit pas volontaire, c'est pourtant encore une rouille et comme une semence de péché, qu'il faut consumer par ce feu de la tribulation. Ce qui ne se fait pas tout d'un coup, tant à cause de la faiblesse humaine inca­pable de tant souffrir sans mourir, qu'à cause de l'ordre que Dieu veut ordinaire­ment garder dans la conduite des âmes qu'il a élevées par divers degrés, jusqu'à ce qu'elles soient arrivées à leur entière consommation.

Or est à noter que234, quoiqu'il y ait toujours du plus ou du moins dans les divers sujets qui se donnent à Dieu, si est­-ce qu'il faut que tous soient exercés par cette voie de mort, chacun selon que Dieu le juge à propos. La raison est que pour venir à la résurrection de la vie avec Jésus­-Christ, il faut être morts, et qu'il vienne par sa vertu nous ressusciter, afin que nous vivions non plus nous-mêmes ni à nous­-mêmes comme auparavant, mais que lui vive en nous, et nous en lui.

Angélique :

Dites-moi, s'il vous plaît, mon Père, si l'âme en cet état n'est pas arrivée jusqu'au plus haut degré de perfection où elle puisse arriver, et si elle n'y est, quelle imperfection c'est, qui la détient et qui l'empêche d'y monter.

L’Ermite :

Je vous ai dit dès le commencement que ce n'était ici que l'entrée dans les pures voies de l'Esprit, lesquelles, quoique tout à fait235 au-dessus de celles de la chair et des sens, ont pourtant de l'ordre et de la pro­portion dans leurs degrés, en telle sorte que les plus parfaites nous236 con­duisent jusqu'au trône de Dieu, et nous font entrer dans l'éternité immuable de son pur amour. Et puisque vous désirez savoir quelle imperfection reste encore à une âme, telle que serait celle dont j'ai parlé ci-des­sus, que nous avons vue réduite, ce semble, jusque dans son néant et abandonnée à l'extrémité. Je vous dirai que ce qui la retient davantage, c'est une certaine pro­priété intérieure, qui est comme identifiée avec elle et comme unie à sa propre sub­stance qui la restreint et empêche de se laisser dilater par l'action divine, qui à cause de cela ne peut pénétrer entièrement cette âme pour la rendre pur esprit, ainsi que Dieu le désire.

C'est pourquoi il faut que Dieu, qui ne se lasse jamais quand il veut se rendre maître de nos cœurs, l'attaque par plusieurs assauts, la précipitant dans des abimes de misère et de pauvreté, tels que je vous les ai décrits, dans lesquels étant à la fin purgée de cette rouille et déchargée de cette peau de propriété, la lumière divine la pénètre parfaitement, de même que celle du soleil pénètre un très pur cristal, qui lui est opposé ; et étant ainsi délivrée des taches que le péché avait imprimées au plus intime d'elle-même, elle commence à respirer une nouvelle vie, à entrer dans une nouvelle région et à goûter les sincères plaisirs de ia liberté des enfants de Dieu.

Et moi, chère Angélique, je mettrais ici la fin à nos entretiens, si je savais que l'occasion se présentât une autre fois aussi favorable, comme à présent, pour conduire notre discours jusqu'au plus haut degré de perfection où la créature puisse arriver en cette vie. Mais de peur d'être obligé de quitter une autre fois ma chère solitude, j'aime mieux le continuer selon qu'il me sera possible, puisque je vois par l'attention que vous apportez à mes paroles que vous n'êtes pas ennuyée.

Angélique :

Mon très cher Père, au nom de Dieu, ne demeurez pas en si beau chemin, car quoique je sois à présent incapable de choses si divines, Dieu peut me changer par sa grâce comme il me donne un véri­table désir de tout quitter pour lui laisser prendre la pleine et entière possession de moi : ainsi237, si vous me refusez ce bien­fait, vous pourriez être la cause de mon retardement dans l'accomplissement de ses volontés, à cause que vous n'auriez pas voulu m'enseigner la façon de me bien comporter dans l'usage de ses grâces.

L’Ermite :

Je vois bien que je n'ai que faire d'espérer de repos cependant que je serai avec vous ; c'est pourquoi il vaut mieux que j'achève le plus tôt que je pourrai pour m'enfuir dans mon ermitage.

Commençons donc au nom de notre Sauveur, et entrons dans les voies admi­rables de ces chérubins de la terre, qui éclatent dans l'Eglise avec autant de splen­deur et de lumière par-dessus le commun des autres saints que le soleil paraît par-dessus les étoiles, et qui sont d'autant moins compris et connus que leur lumière est plus simple et plus relevée, et leur vérité plus entière et plus parfaite. Car ceux-ci n'ont plus de commerce ni rien à démêler avec les créatures parce que, comme j'ai dit, la lumière divine les a tellement pénétrés qu'elle les a rendus semblables à son inestimable pureté ; elle les a identifiés avec elle, et est comme l'âme et la vie de leur esprit ; ils n'agissent qu'en elle et par elle au-dedans et au-dehors, de façon que ne recevant rien et n'ayant point à faire du reste des autres créatures, cette même lumière les conserve dans la pureté qu'elle leur a apportée par sa communication sans que rien les puisse souiller ni même dé­peindre par des espèces étrangères.

C'est en cet état ici que se débordent sur la créature les torrents de la Sagesse divine ; c'est ici que lui sont montrées les raisons des merveilles de Dieu, et surtout de celles qu'il exerce sur les âmes. C’est ici qu'on connaît les bontés et les miséricordes de Dieu envers les hommes, et leur ingratitude envers lui. On voit ici tout à clair ce qui empêche les âmes de s'avancer dans la perfection à laquelle Dieu les avait appe­lées ; et enfin c'est ici que l'on connaît de nouveaux moyens de s'abîmer dans la Divinité, pour s'y perdre si heureusement qu'il ne reste plus de dissemblance percep­tible des fleuves d'avec l'océan infini de la même Divinité.

Quoique cet état dont je parle soit rempli de si merveilleuses délices qu'il semble incomparable, et qu'il dût être exempt de toutes les attaques qui pourraient troubler son bonheur, si est-ce qu'il y a bien à se donner de garde, parce que la chute en serait d'autant plus périlleuse qu'on tomberait de plus haut. Aussi les combats y sont sans aucune comparaison plus rudes que tous les précédents, parce que ce n'est plus avec la chair et le sang qu'on a à faire ; il n'est plus question de détruire l'in­clination et la pente vers les passions gros­sières et leur imperfection, mais il faut ici lutter avec les puissances de l'iniquité spi­rituelle, qui prennent pour le champ du combat ce qui doit être notre fort et notre retraite ; ils se servent des armes avec les­quelles nous les combattons pour les détruire. Car ils font tous leurs efforts pour nous faire réfléchir sur l'éclat de ces belles lumières que nous possédons si avan­tageusement ; ils voudraient nous faire mirer dans ces beautés, et nous ravir par une vaine complaisance, ce qui ne nous a été donné qu'après une infinité de travaux.

O Dieu ! qui évitera les pièges qui sont tendus en cette voie par nos ennemis sur le penchant de notre nature, quelque perfec­tion qu'elle puisse avoir acquise : c'est ici où les démons remuent toutes sortes de machines pour jouer de leur reste. C'est pourquoi si jamais l'âme a témoigné de la fidélité à demeurer dans son néant, c'est maintenant qu'elle en doit faire paraître en effet pour recevoir en soi toutes les mer­veilles de Dieu, toute la science et les con­naissances des anges s'il voulait les lui communiquer sans en retenir quoi que ce soit pour elle, sans s'y arrêter le moins du monde, qu'elle soit seulement comme un canal très pur qui ne retient rien du tout de toutes les eaux qu'il a reçues.

C'est ainsi que l'âme doit faire, quelque lumière qu'elle puisse avoir. Celles qui la porteront à s'anéantir, qu'elle consente à leur effet, et qu'elle ne mette point empê­chement à leur impression ; toutes les autres qui ne sont propres qu'à éclairer et enrichir l'entendement de quelque part qu'elles viennent, qu'elle ne les rejette pas si elle ne s'aperçoit manifestement qu'elles fussent du diable ; qu'elle ne s'y arrête pas aussi, mais qu'elle demeure anéantie en laissant faire à Dieu ce qu'il voudra en elle. Si elle n'a une fidélité entière pour déclarer à son directeur tout ce qui se passe en elle jusqu'au moindre mouvement, elle est en très grand danger, au moins si les lumières sont si abondantes, comme je suppose, ou que Dieu par un effet extraordinaire de sa bonté ne la préserve. Ceux qui ont l'expérience de ceci, soit par eux ou par ceux qu'ils ont conduits, savent que cette vérité est infail­lible.

Il est vrai que Dieu donne d'ordinaire un contre-poids à ses faveurs, permettant que ceux qui les reçoivent soient affligés de quelque tentation qui soit fort humiliante et qui les confond dans leur néant, leur faisant voir qu'ils ne sont rien et qu'ils ne peuvent rien d'eux-mêmes, et que s'ils ont quelque chose de bon, ils le doivent tout à la grâce, et rien à leurs mérites. Ceux qui sont véri­tables et fidèles parmi tous ces trésors qui leur sont départis du ciel, sont en admiration à Dieu et aux anges, parce qu'ils semblent égaler sa bonté et sa puissance, en lui ren­dant autant qu'ils ont reçu d'elle, faisant recouler tous ces dons dans leur propre source avec autant de pureté, ce semble, qu'ils en avaient à la sortie de celle-ci238.

Or quoique tout cet état soit admirable en perfection, si est-ce qu'il a divers degrés, car au commencement, les lumières qu'on y reçoit sont plus multipliées, et ont moins d'étendue que celles qui sont données au milieu ou à la fin. Cela vient de ce que l'esprit, quoiqu'il ne soit plus restreint par les affections des créatures ni des rouilles qu'il avait contractées, n'est pourtant pas encore si subtil ni si épuré en soi-même qu'il puisse égaler les lumières qu'il reçoit.

Une comparaison nous fera voir assez nettement, ce me semble, comment cela se fait. Nous voyons que la lumière du soleil pénètre le verre et le cristal : il y a néan­moins du verre et du cristal, qui empêche davantage la lumière de se communiquer et qui restreint davantage son effet, parce que ou il est moins clair, ou il y a quelque ern­pêchement ; néanmoins la lumière pénètre, mais non pas si parfaitement. Or nous voyons aussi que, quelque clarté et pureté que puisse avoir le cristal et le verre, il empêche pourtant et restreint davantage la lumière que ne fait l'air, lequel elle pénètre si parfaitement qu'il semble qu'il n'y ait point de distinction entre elle et lui.

C'est de même à proportion dans l'af­faire dont nous parlons. Car quoique l'es­prit n'ait plus rien de grossier qui résiste à la lumière, il n'est pas dès le commence­ment si épuré qu'il n'y ait beaucoup de dissemblance et de distinction entre lui et les lumières de Dieu.

C'est pourquoi notre Dieu, s'accommo­dant à sa capacité présente, multiplie et divise ses lumières et les lui communique distinctement, jusqu'à ce que, par la vertu de sa grâce et la coopération de l'homrne, l'esprit soit élevé à une telle excellence et étendue que de même que l'air semble n'être qu'un avec la lumière du soleil, ainsi l'esprit semble n'avoir aucune dissemblance ni distinction avec les lumières divines, qu'il semble que son étendue soit égale à la leur.

Je vois bien que vous êtes en peine quelle fidélité et quelle coopération on peut et on doit apporter ici, puisque j'ai dit qu'il n'y avait qu'à se laisser conduire et que Dieu était tout seul le maître ; qu'il n'y avait qu'à suivre son action, et ne mettre point empê­chement à ses desseins.

Je réponds à cela239 que ce que je vous ai dit est vrai, et que la coopération de la créature est de se laisser enlever aux impressions de Dieu qui l'attire comme hors de soi-même, qui l'élève, la purifie, et l'étend ainsi que nous voyons que les impressions du soleil attirent la rosée, et la subtilisent tellement que ce qui était eau devient air.

Mais remarquez, je vous prie, que les morts qu'il faut ici subir, sont si admirables et si inconnues qu'il n'y a que Dieu qui les puisse enseigner. Tout ce que j'en puis dire, c'est que la créature se doit laisser anéantir, ce qui se fera aussi par degré et successivement, à mesure qu'elle sera fidèle à se perdre et à se laisser aller, et à mesure de cela, ses lumières seront plus étendues et plus universelles, et feront toujours voir à l'âme qui les reçoit qu'elles ne sont point encore dans la plénitude, et selon l'étendue qui se pourrait faire, ce qui lui ferait con­naître son imperfection, et la porte à se laisser anéantir en ce qui lui reste de propres lumières et de désirs, tant bons soient-ils, et se laisser absorber et engloutir par la vérité et bonté même. A quoi étant arrivée par succession de temps et par divers changements, elle n'a plus qu'une vue, qu'une lumière, qu'une vérité qu'elle possède en soi-même sans distinction et comme si c'était une même chose avec elle. Il n'est point nécessaire de rapporter ici le comble du bonheur que la créature possède dans un état si parfait, aussi peut-être est-il impossible de le faire. C'est pourquoi je l'en laisserai jouir à repos, tant qu'il plaira au divin Soleil qui lui communique tous ces trésors, de la faire participante de ses divines lumières. Ce n'est pourtant pas encore ici où elle doit s'arrêter : autrement elle commettrait une faute irréparable.

Angélique :

Hé Dieu ! mon Père, que peut-il rester davantage ? Comment la créature peut-elle passer outre ? Quelle plénitude de lumières peut-elle avoir plus grande ? Quel état plus haut peut-on concevoir, que celui où la capacité de l'âme égale l'excellence de tous les dons qu'on lui saurait présenter, et où l'ceuvre semble atteindre le dessein et l'idée de son ouvrier ?

L’Ermite :

Ne vous étonnez pas, Angélique, c'est un abîme que la Divinité, et nos esprits sont trop faibles pour pouvoir com­prendre les diverses manières et les degrés qu'il y a d'y participer : quand on pense avoir fait et d'être à la fin de son oeuvre, on ne fait que commencer. Mais afin de ne vous laisser point en suspens et d'achever de vous déclarer ce qui me reste à vous dire des voies de Dieu dans sa créature pour se l'unir le plus parfaitement qu'il se puisse en ce monde, il faut que vous sachiez que quelque perfection, quelque étendue et quelque lumière qu'ait pu avoir l'âme jus­qu'ici, elle n'a pourtant contemplé sa sou­veraine vérité, que dans le miroir des clartés qui lui ont été communiquées, elle ne s'est unie à elle que sous l'énigme des vérités particulières qu'elle a reçues.

C'est tout de même que, si quelqu'un, ne voyant pas le corps du soleil en soi-même, le regarderait dans une eau bien claire. Or, comme toutes les plus excellentes lumières créées, et les plus excellentes communica­tions que Dieu fasse hors de soi-même, ne peuvent être la fin dernière de la créature raisonnable, et qu'il n'y a que Dieu seul lui-même qui240 soit le bienheureux objet de l’âme dans l'état de la gloire, et celui de son amour durant son pèlerinage dans le monde, il n'y a aussi que lui seul ni qui la doive arrêter ni qui la puisse contenter. Et quoique dans les états précédents il semble que toutes les délices du Paradis aient fondu sur elle, si pourtant elle était empêchée de passer outre dans ce dernier état d'union, toutes ces belles lumières ne lui serviraient que d'enfer et de matière de tourments. Aussi Dieu les lui fait-il voir (après qu'il les lui a communiquées dans toute la plénitude de sa capacité) comme étant si peu de chose au prix de lui241, qu'elle doit chercher et aimer, et qui est la source dont sont sorties tant de faveurs et largesses, qu'elle entre alors facilement dans l'indifférence de les avoir ou d'en être privée. Mais hélas, il faudra bientôt crier les hauts cris, et enfin expirer dans l'extrémité de la pauvreté et misère. Jamais rien ne fut si affreux et si horrible à la nature que ce qu'elle va souffrir, et à quoi elle s'attendait le moins.

Car tout ce bel état lumineux vient à s'obscur­cir tout d'un coup, ou peu à peu, selon que Dieu le juge à propos, mais enfin elle se trouve destituée de tout, elle ne voit rien en soi que le pur néant, toutes ses connais­sances se sont évanouies ; le Paradis et l'enfer lui sont, ce semble, indifférents ; elle ne sait ce qu'elle est, ni comment elle est devenue ainsi ; elle se souvient bien de ce qui s'est passé en elle, mais cela ne fait plus d'impression ; elle n'est plus en pouvoir ni de se plaindre ni de chercher les moyens de sortir, ni d'avoir recours à personne, car il lui est avis que tout est anéanti pour elle, et qu'elle est chargée du poids d'une mon­tagne infinie au-dessus de laquelle elle ne pourra jamais se relever. Sa désolation n'est plus dans l'activité ni dans des dou­leurs pressantes comme au commencement de ces voies de l'Esprit, car ici elle n'a plus de forces actives pour résister ou pour soutenir, mais elle est comme réduite à la simple subsistance, tout le reste demeurant comme anéanti sans aucune vigueur.

On peut dire qu'elle est réduite comme jusqu'à l'état de la matière première, et disposée à recevoir sans résistance telle forme qu'on lui voudra donner. Je puis pourtant bien assurer qu'elle n'en peut recevoir de mau­vaises, puisque242 la nature corrompue qui y en pourrait intro­duire est si fort anéantie, et que le diable ne connaît rien en cet état, beaucoup moins y peut-il entrer : il a puissance de Dieu de ruiner, de perdre, de détruire tout ce que l'âme possède, qui n'est point elle-même, mais de pénétrer dans le centre et dans le fond, cela est réservé à Dieu seul ; aussi est-ce son sanctuaire où il veut être glorifié, ainsi l'ennemi n'y saurait mettre ses ves­tiges ; tout243 le reste, hormis cela, est aban­donné à sa rage qu'il ne manque pas d'exercer sur ces âmes chéries de Dieu, qu'il sent tellement opposées à son iniquité et qu'il hait à cause de cela si étrangement qu'il voudrait les détruire avec l'auteur de leurs perfections, s'il était en son pouvoir ; il les attaque bien souvent par dehors, leur apparaissant en formes hideuses et hor­ribles pour leur faire peur ; d'autres fois il les veut épouvanter par des bruits ; d'autres fois il les bat, il se moque d'elles et leur fait de semblables méchancetés à l'exté­rieur, ne pouvant leur nuire au-dedans et ne recevant que de la confusion de tous ses efforts, ce qu'il craint étrangement.

Mais comme mon dessein n'est pas de parler des démons ni de ce qu'ils font aux personnes spirituelles et saintes, d'autant que cela n'arrive pas ordinairement, mais seulement par une spéciale dispensation divine, il faut ramener notre discours où nous l'avons interrompu, pour contempler la misère de cette pauvre âme réduite au néant de ses opérations, et ensevelie comme entre les morts éternels desquels personne n'a mémoire, dans l'impuissance de se mouvoir ni de côté ni d'autre, si on ne la remue.

O Dieu ! chère Angélique, qui est-ce qui pourrait dignement parler de cet état où la créature est réduite ? Il n'y a que celui qui l'y a mise qui le puisse connaître parfaite­ment ; tout ce qu'on en peut dire n'est rien, et qui est-ce qui pourra répondre à l'inter­rogation de Job, qui demande qu'on lui dise où est l'homme qui est réduit à cet entier dépouillement de toutes choses intérieures et extérieures, et qui est tout à fait con­sommé ? Celui-là seul le peut savoir qui connaît les choses qui ne sont point aussi bien que celles qui sont, et les appelle par leur nom. Puisqu'on ne peut suffisamment en parler et qu'il serait inutile de le faire, passons de ce néant, à l'être qui lui est ensuite donné et qui est infiniment meilleur que tout ce qu'elle a eu et goûté jusqu'ici.

Nous avons dit que ce qui reste à une âme en cet état d'anéantissement, est son fond ou son centre, que d'autres appellent la pointe de l'esprit, qui la fait subsister et où toutes ses forces se sont retirées comme dans un lieu incorruptible et immortel ; lesquelles forces, s'étant renouvelées dans leur propre source en qui est la vraie demeure et le royaume de Dieu dans l'homme, où il communique immédiatement ce qu'il veut opé­rer dans ce même homme, en sortiront ensuite avec une vigueur et une énergie toute divine. On pourrait dire des merveilles sur tout ceci, mais comme je cherche plutôt la pratique que les lumières, quelque admi­rables qu'elles puissent être, je laisserai à parler de cela à d'autres pour traiter de la résurrection que Dieu fait dans les âmes qui se sont laissées conduire à la mort par la force de son action sur elles.

Il faut donc que vous sachiez, Angélique, que l'âme et toutes ses puissances étant retournées et réduites dans ce fond, [ou] pour mieux dire, étant faites une dans cette nudité d'esprit, lorsque dans ce sanc­tuaire tout est dans un repos éternel, non pas de jouissance, mais d'action, comme je l'ai fait voir plus haut, Dieu tout-puissant et d'infime bonté, qui voit sa créature plongée par sa fidélité au profond abîme de son néant, et qui a perdu son être actif pour le laisser lui seul opérer dans son sanctuaire, Il y descend, non plus comme auparavant par l'abondance de ses lumières pour lui représenter ses diverses beautés, mais lui­-même il se donne à l'âme et se fait goûter à elle d'une façon inexplicable et qui sur­passe tout ce qu'en peuvent concevoir les créatures.

Ce n'est pas pourtant par vision, car cela est réservé dans le Paradis, mais c'est par une expérience si certaine, si admirable et si réelle que rien au monde n'est plus vrai : elle possède244 tout, et est toute possédée de lui ; il la fait revivre de sa propre vie, autant que la créature en est capable, et il l'élève a un état si haut et si noble que les anges en sont en très grande admiration ; toute sa vie n'est plus qu'en Dieu, par lui et pour lui. Et comme elle a été réduite au dernier principe, elle a été faite semblable à lui par l'éloignement de toutes choses étrangères, en sorte qu'il semble qu'il ne lui soit245 demeuré que le pur être, qui est le seul objet qui atteint immé­diatement la Toute-puissance de Dieu, qui a colloqué246 pour jamais son trône dans cette bienheureuse247 créature, laquelle recevant en soi le terme de la fécondité du Père Eternel, non pas en égalité, car cela est impossible à la créature, mais selon sa capacité, elle est ravie par ce second reçu vers248 le principe de son origine, par un amour non pas égal au principe incréé, mais au principe créé, uni et jouis­sant du principe incréé : ce qui rend la créature si heureuse et le Créateur si glo­rieux qu'il est difficile de concevoir une plus grande merveille dans le monde que celle-là.

Je finis, Angélique, car il n'est pas permis à l'homme de révéler les secrets qui se passent ici entre I'Epoux et l'épouse ; cela ne doit être connu qu'à eux deux, qui seuls en goûtent les délices.

Et pour vous, vous devez être plus curieuse de vous dis­poser par la grâce de Dieu et par votre fidélité à laisser opérer Dieu en vous et ne mettre point empêchement à ses desseins, que non pas rechercher ces choses si hautes. Je puis vous assurer que vous y parvien­drez, si vous faites ce que je vous ai dit, vous confiant entièrement en la grâce de Dieu, et nullement dans vos forces.

Si j'ai dit quelque chose qui soit mal à propos, croyez que c'est par mon ignorance, et non par mauvaise volonté et opiniâtreté : car je soumets le tout entièrement à la correction de notre Mère la Sainte Eglise Catholique et Romaine. Et vous, je vous recommande au Père, au Fils et au Saint-Esprit, pendant que je vais me retirer dans mon cher ermitage, où je prierai Notre-Seigneur qu'il accomplisse en vous ce qu'il a destiné de toute éternité. Ainsi soit-il.


Corrigenda (du tome I précédent)

Des erreurs dans notre lecture d’une reproduction médiocre du ms. B.N.F. fonds francais 19 345 affectent les très beaux « Traités de la vie intérieure et mystique » qui achèvent le volume : Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », éd. du Carmel, 2007, pages 253 à 333. Nous remercions vivement le P. Irénée Noye, qui nous a communiqué ses avis et ses corrections établies par recours direct au ms. :

page ligne texte corrigé ou comportant des additions et nos (annotations)

89 11 toute l’âme coupée [sic], on sentira

120 14 guère personne (suppression de : [de] )

141 27 ailleurs la Sagesse (suppression de la virgule)

141 note 32 (suppression de la note)

255 note 6 (suppression de la note et rétablissement dans le texte :)

qui est enveloppée et entourée

256 note 7 (suppression de la note et modification dans le texte :)

dans le désordre et dans ses assujettissements à la chair qui sont

258 note 10 (devient :) Hebr. 6, 6.

(et modification de la citation :) Christum istarum crucifigentes in

259 note 11 (peut-être :) ressentissions ?

259 1 à 3 …[11] rendre heureux et content et de n’avoir point…

(pas d’alinéa et suppression de la note 12)

260 7 inhabitare

260 13 infâmes ordures, les

260 23 soyons formés de cela

261 7 en le faisant et en le souffrant

266 1 à 3 qui faisait son établissement en Jésus-Christ, se trouve si obscurcie

qu’il ne lui en reste plus que la substance en un mot, aussi fortement

270 11 à l’âme (suppression du doublon)

273 note 26 (suppression de l’interrogation)

276 note 2 (suppression, car la lecture est certaine)

276 16 à 18 Il est [37] (omission) préalable de détruire en nous

totalement et d’avoir arraché de l’âme jusqu’aux plus

petites racines qui sont ses inclinations qu’il a laissées

279 10 aures

296 note 11 (suppression de la note et rétablissement dans le texte :)

pour le présent, puisque

305 7 les produit en

311 note 20 (note remplacée par :) Le copiste semble avoir mélangé deux

rédactions dont l’une aurait dû être biffée.

311 9 Il est vrai qu’elle la met

311 12 à 16 et par amour, et que ces sacrées

(omission de : De la plénitude … principe).

316 note 25 (devient :) II Cor., 3, 18 : …de clarté en clarté par

l’esprit du Seigneur.

333 dern.ligne Fin, Ce 5 mai 1673. (en conformité avec la p. 25).


TABLE DES MATIERES

Entrée a la divine sagesse 1

présentation 2

Le chemin. 3

Sources. 7

9

Entrée a la divine sagesse 10

EPITRE DEDICATOIRE A LA SAGESSE ETERNELLE 11

A TRES VERTUEUSE ET ILLUSTRE DAME MADAME MAGDELAINE MOLE, ABBESSE DE SAINT ANTOINE DES CHAMPS, A PARIS. 11

AVANT-PROPOS 12

15

16

Théologie chrétienne et mystique 16

CHAPITRE I 16

CHAPITRE IV. Quelle est la fin de la théologie mystique. 19

CHAPITRE V. Dieu est le principe de la Théologie Mystique. 21

CHAPITRE VI. Notre Seigneur Jésus-Christ est l'unique et véritable Maître de cette divine Théologie. 22

CHAPITRE VII. Sur quels principes Jésus-Christ a établi sa doctrine mystique. 22

CHAPITRE HUIT. Du premier principe de la vie mystique et chrétienne, savoir : renoncez à vous-même. 24

CHAPITRE NEUF. …qu'il est nécessaire de renoncer à soi-même pour être sauvé. 25

CHAPITRE 10. La renonciation est le commencement et la fin des efforts par lesquels l'âme contribue à sa propre perfection. 26

CHAPITRE XI. En quoi il faut se renoncer pour être disciple de Jésus-Christ. 27

CHAPITRE XII. Comment il faut renoncer dans les choses précédentes. 29

CHAPITRE XIII. Il faut renoncer à soi-même, après avoir renoncé aux choses extérieures. 31

CHAPITRE XIV. En quoi il faut se renoncer, après avoir renoncé aux autres choses. 33

CHAPITRE XV. Comment il se faut renoncer en ses propres opérations. 35

CHAPITRE XVI. D'une manière de se renoncer dans les opérations de l'âme plus parfaite et plus simple. 36

CHAPITRE XVII. Comment on ne doit avoir ici que Dieu simplement pour objet, pour motif et pour exercice. 38

CHAPITRE XVIII. Que la vie intérieure de l'âme doit être une et simple. 40

CHAPITRE XIX. De quelques doutes qui surviennent dans cette simple voie. 42

CHAPITRE XX. Des ténèbres et de l'obscurité par où il faut passer. 43

CHAPITRE XXI. L'entrée à la renonciation consommée et parfaite, qui est pareillement la porte du sanctuaire de la théologie mystique. 45

CHAPITRE XXII. Comment l'âme demeure en Dieu pleinement morte, renoncée et perdue à soi-même. 47

CHAPITRE XXIII. L'état dernier de la vie mystique, dans lequel la vie et la propre vigueur de l'âme est toute consommée en Dieu. 49

CHAPITRE XXIV. D'un autre degré de consommation de l'âme en Dieu. 52

SANCTUAIRE DE LA DIVINE SAPIENCE 57

Etat d’activité amoureuse. 57

Etat d’anéantissement. 62

Etat de vie ressuscitée en Jésus-Christ. 70

Montée Spirituelle, 76

PREMIER DEGRÉ 76

SECOND DEGRÉ 78

TROISIEME DEGRÉ 81

QUATRIEME DEGRÉ 83

CINQUIÈME DEGRÉ. 85

SIXIEME DEGRE 88

SEPTIEME DEGRE 90

HUITIÈME DEGRÉ 92

exposition des COMMUNICATIONS DIVINES DANS TOUS LES ÉTATS ET DEGRÉS DE LA VIE MYSTIQUE ET SPIRITUELLE. 93

Le plus éminent degré de la vie mystique qui est l'état de vie consommée dans la dernière fin. 93

Du plus proche état de la vie consommée qui est un état de mort et d'anéantissement passif. 97

Le suivant état qui est le troisième, est un état de vie mourante. 98

Quatrième état, qui est de vie languissante dans l'Amour divin. 101

Cinquième état, qui est de combats et de souffrances. 104

Sixième état, qui est la première entrée dans la vie intérieure. 106

Septième état, dans lequel l'âme est toute occupée à mortifier ses passions et ses sens intérieurs. 108

Huitième état, dans lequel l'âme s'occupe à mortifier ses sens extérieurs­. 109

Dernier état, qui est la sortie du péché et l'entrée dans la grâce. 110

TRAITÉ DE LA FIDÉLITÉ DE L'AME A SON DIEU 112

Les trois portes du palais de la divine sapience ouvertes en trois dialogues d'un solitaire avec une personne fort désireuse d'y entrer. 116

DIALOGUE PREMIER dans lequel on fait voir la nécessité qu'il y a de mourir aux objets sensibles, pour arriver au cabinet de cette divine Sagesse. 116

DIALOGUE SECOND. 124

Dans lequel on enseigne comment il faut effacer de son coeur et de sa mémoire les espèces des choses extérieures, et comment il faut faire mourir les passions. 124

DIALOGUE TROISIEME. 133

Dans lequel on apprend à détruire les plus secrètes recherches de la nature et à se laisser introduire dans le repos divin par l'opération de Dieu même. 133

Corrigenda (du tome I précédent) 146

TABLE DES MATIERES 148

fin 150







fin



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Quatrième de couverture :


Maur de l’Enfant-Jésus (1617-1690) est le disciple le plus attachant du grand mystique aveugle Jean de Saint-Samson (1571-1636) qui inspira la réforme des Grands Carmes : il poursuivit discrètement l’œuvre tout intérieure de son père spirituel. Son influence s’étendit au-delà du cercle de ses frères en religion, vers des confidents, dont Jean-Joseph Surin, ainsi que vers des dirigées, dont la jeune Jeanne-Marie Guyon. Mais son excentrement par rapport à la capitale du Royaume et une vie passée en grande partie dans un ermitage l’ont fait mal reconnaître des historiens religieux, à l’exception notable de Michel de Certeau, le biographe de son ami Surin.

On trouvera ici six traités réunis harmonieusement sous le titre pertinent d’Entrée à la divine Sagesse. Textes essentiels qui témoignent d’une très profonde expérience personnelle, ils portent sur la voie spirituelle proposée aux Grands Carmes au moment du bel essor de la réforme : plein d’élan et porté par l’influence du milieu mystique de Rennes où avait vécu Jean de Saint-Samson, Maur de l’Enfant-Jésus expose une voie complète dont le terme est la déification. Il s’exprime sans précautions particulières, alors que celles-ci deviendront de plus en plus nécessaires après la première et célèbre cabale « anti-mystique » du siècle menée contre lui et contre son ami Surin.

Tout commence par un don de la grâce qui permettra le progrès dans l’amour pur. L’heureuse initiative divine secondée par un renoncement rigoureux met en route le pèlerin dans son chemin mystique. Puis survient la fin des ravissements, des lumières et des opérations sensibles. C’est le début de l’état de foi obscure dont les abandons successifs sont longuement et finement analysés par Maur. Au terme, toute la place est laissée au divin : Dieu “prend toutes ses délices à se communiquer à ses créatures, ne trouvant plus ici aucune répugnance ni contrariété, se donne pleinement, vit et agit en celles-ci comme en lui-même [...]on peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir qui, étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image.”


















432 kcse sans sacré berceau (Maur I : 660)








1 Maur de l’Enfant-Jésus, Ecrits de la maturité 1664-1689, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, janvier 2007, dont la présentation comporte une biographie complète de Maur, ici complétée par un aperçu du chemin intérieur.

2 Cet ouvrage en quatre tomes fera ultérieurement l’objet d’un volume dans cette même collection, qui livrera un choix des textes encore vivants pour des moines d’aujourd’hui.

3 L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Desclée, 1958.

4 L’entrée à la divine sagesse composés par le R. P. Maur…, Bibl. Mystique du Carmel, 4 vol., Soignies [Belgique], 1921-1933.

5 Sigles : MS pour la « Montée spirituelle contenant huit degrés… », SS pour le « Sanctuaire de la divine Sapience », TM pour la « Théologie chrétienne et mystique ». Lorsque plusieurs extraits appartiennent à une même section d’un traité (titre ou chapitre), sa référence est donnée en fin de séquence.

6 Terme propre aux auteurs spirituels du siècle : Bernières, Bertot, Mme Guyon …

7 « O âmes qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu'une force secrète s'empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme, qui ne pensait plus qu'à demeurer en paix dans le sépulcre, reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que croire et que penser. Elle croit que le soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n'est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsque elle sent cette vigueur secrète s'emparer plus fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie… ». (Guyon, les Torrents, I, chap. IX, 3).

8 “L’esprit trépasse ici dans la jouissance, il s’écoule pour se jeter dans la nudité essentielle [...] dans la Simplicité sans nom, dans l’indétermination où nulle raison n’a prise. Or dans ce gouffre sans fond [...] il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exultant où tout s’écoule dans l’amour...” (Ruusbroec, Les Noces spirituelles, conclusion, trad. Bizet).

9 « Dieu a d’abord créé le monde comme une chose amorphe et dépourvue de grâce, et semblable à un miroir qui n’a pas encore été poli ; or c’est une règle de l’Activité divine de ne préparer aucun lieu sans que celui-ci ne reçoive un esprit divin […] effusion inépuisable […] Il n’y a donc qu’un pur réceptacle… » (Ibn Arabi, La Sagesse des prophètes, Adam, trad. Burckhardt).

10 “L'âme au sortir du tombeau […] est surprise que, sans avoir réfléchi sur les états de Jésus-Christ ni sur ses inclinations depuis les dix, les vingt, les trente dernières années, elle les trouve imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont la petitesse, la pauvreté, la soumission… ». (Guyon, les Torrents, I, chap. IX, 20).

11 Les références figurant dans notre étude « Maur de l’Enfant-Jésus, Grand Carme », section « L’œuvre », qui ouvre le volume Maur de l’Enfant-Jésus, Ecrits de la maturité 1664-1689, 2006, sont ici complétées dans leurs descriptions.

12 Référence absente du Catalogue Collectif de France ; l’exemplaire que nous avons consulté aux archives du Carmel de Clamart ne comporte plus sa page de titre ; s’agit-il d’une édition bordelaise comme c’est le cas de la Théologie de l’année précédente (également absente du CCFR) ?

13 L’édition de 1655 a pour titre : ENTRÉE A LA DIVINE SAGESSE, / COMPRISE EN PLUSIEURS Traitez Spirituels qui contiennent les Secrets de la Théologie mystique. / Composez par le R. P. MAUR DE L'ENFANT-JESUS, Prieur des Carmes reformez du grand Couvent de Bourdeaux. / Revue et augmentée par l’Autheur. / A PARIS, Chez Antoine Padelou, rue sainct Iacques, à l’Enseigne du S. Scapulaire. / MDCLV. / Avec Privilège du Roi. – Ce titre deviendra dans la dernière édition : L'ENTRÉE A LA DIVINE SAGESSE Comprise en plusieurs traités Spirituels qui contiennent les Secrets de la Théologie mystique et augmentés de nouveau d'un trait de la fidélité de 1’âme à son Dieu, COMPOSÉS PAR LE R. P. MAUR DE L'ENFANT-JESUS, Ex-provincial des Carmes réformés de la Province de Gascogne (+1690), NOUVELLE ET DERNIÉRE ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE, Paris, MDCXCII, Avec Privilège du Roi et Approbation.


14 Cette Epître à la Sagesse éternelle apparaît dès l’édition de 1652.

15 Cette dédicace apparaît à la seconde édition de 1655.

16 Reproduit de l’édition de 1678, dernière édition de la vie de l’auteur. Cet avant-propos figure déjà dans la première édition de 1652.

17 Les deux paragraphes qui suivent apparaissent seulement en 1655 d’où la variante suivante : « …nul danger. / Pour les dialogues… » ( texte continu en 1652).

18 Le privilège donné à Paris le 19 mai 1654 apparaît dans l’édition de 1655 à la suite de l’Avant-Propos. Comme indiqué en introduction, il est suivi de trois Approbations délivrées en 1651 par le fr. Jean-Baptiste Gonet dominicain, par le fr. Arnal religieux Augustin, par le fr. Joseph de l’Ascension religieux carme, tous de Bordeaux et apparaissant sur l’édition de 1655. Celle du fr. Joseph se distingue par son contenu significatif.

19 Nous reproduisons ici l’approbation délivrée par le fr. Eustache de l’Incarnation, religieux carme, qui figure dans l’édition de 1651 de la Théologie chrestienne et mystique puis dans l’édition plus générale de 1678. (On est donc en présence de quatre attestations pour les diverses éditions, dont deux sont reproduites ici).



20 « Ils adoreront le Père en esprit et en vérité ». Jn 4, 23 (traduction Crampon, 1923).

21 « Le chemin, la vérité et la vie ». Jn 14, 6.

22 “Une seule chose est nécessaire, c'est qu'ils vous connaissent, vous, le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ”. Jn, 17, 3.

23 « Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ». I Cor. 1, 20.

24 « Goutez et voyez combien Yahweh est bon ». Ps 33, 9.

25 voir quelle doit être la règle de ses (Soignies ! l’éd. de 1655 est en parfait accord avec celle de 1678…).

26 « Il se faisait un bruit, partant du firmament étendu sur leurs têtes ; quand ils s'arrêtaient, ils laissaient retom­ber leurs ailes ». Ezéchiel 1, 25.

27 par une simple attention (seulement dans Soignies : retour de la volonté !)

28 Evoque les Torrents de madame Guyon.

29 1 Cor. 12, 31 : “Aspirez aux dons les plus parfaits...”

30 Prisons, enfers.

31 Job 6, 6 : “Comment se nourrir d'un mets fade et sans sel?”

32 opère lui-même à sa place (Soignies seul)

33 Omis par Soignies seul !

34 « Tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître » Jn 15, 15.

35 « Pour nous ressembler il les a toutes éprouvées, hormis le péché ». Hebr. 4, 15.

36 « La nourriture solide est pour les hommes faits » Hebr. 5, 14.

37 “Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et les avez révélés aux petits. Oui, Père, je vous bénis, de ce qu'il vous a plu ainsi.” Matt. 11, 25-26.

38 « Qu'il renonce à soi-même .» Matt. 16, 24.

39 « Suis-moi. » Matt. 19, 21 ; Lc 17, 22.

40 étaler 1687 (corrigé).

41 entière abnégation (Soignies).

42 « Il n'y entrera rien de souillé. » Apoc., 21, 27.

43 « Quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède, ne peut être mon disciple » Lc 14, 33.

44 bénit 1678

45 font encore quelque impression (Soignies)

46 rencontre : au sens d’opposition, vicissitudes.

47 hantise : fréquentation

48 appéter : désirer

49 « Mais ces titres qui étaient pour moi de précieux avantages, je les ai considérés comme un préjudice à cause du Christ » Philippiens 3, 7.

50 respect : raison, motif, rapport.

51 engloutir comme dans (précaution de Soignies)

52 « Soyez parfaits comme votre Père » Matt. 5, 48.

53 prévention : prévenance.

54 Comparaison reprise par madame Guyon : “Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s'éloigne de la terre, moins il faut d'effort pour l'attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s'éloigne si fort qu'il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d'étendre les voiles et de tenir le gouvernail...” (Moyen court, ch. XXII, § 7-8) .

55 Madame Guyon, une correspondante de Maur, reprendra ce thème dans son Moyen Court.

56 “Et la nuit sera la seule lumière qui m'entoure.” Ps. 138, 11.

57 « Car l'homme ne peut me voir et vivre. » Ex. 33, 20.

58 “...prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer.” (Madame Guyon, Moyen Court, chap. I).

59 “Jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous.” Galat. 4, 19.

60 “Nous sommes transformés en la même image.” II Cor 3, 18.

61 dans cet abandon (Soignies).

62 “Mais l'homme meurt, et il reste étendu ; quand il a expiré, où est-il ?” Job 14, 10.

63 “...il lui faut mourir et expirer dans sa course...” (Madame Guyon, Torrents, I, VII, 33 ; et nombreuses reprises parallèles).

64 comme absorbée dans un abîme de vide, où (Soignies)

65 Sens : cela n'est point à sa portée.

66 Au sens d’une force agissante.

67 formes : imaginations, idées.

68 “Afin qu'ils soient uns comme nous sommes un.” Jn 17, 22.

69 “La crainte et l'épouvante m'assaillent et le frisson m'enveloppe.” Ps. 54, 6.

70 grièves : graves.

71 rebouchés : empêchés, obstrués.

72 “D'en haut Il a lancé dans mes os un feu qui les dévore.” Thre. 1, 13.

73 espèces : idées, souvenirs.

74 “Car tous ceux oui sont conduits par l'Esprit de Dieu sont fils de Dieu.” I Rom. 8, 14.

75 « qui n'est pas permis à un homme de révéler » II Corinthiens 12, 4.

76 qui la fait reboucher : qui l’absorbe.

77 recueillir (Soignies)

78 mû (Soignies)

79 Moyens au sens d’intermédiaires. Le mystique cherche un contact immédiat.

80 Succombe 1678 (corrigé).

81 « Que nous sommes encore hommes et viateurs, et non point anges ni compréhenseurs. Que nous allons et marchons encore chargés… » Constantin de Barbanson, Anatomie de l’âme, Quatrième Traité. Viateur : sur la voie.

82 et 1678 (corrigé).

83 bénit (corrigé).

84 dans l'état de voyageur.

85 devant : avant de

86 beaux 1651 – agréables 1655

87 Pour le goût il le faut priver des morceaux délicats. Et quand on a quelque chose à manger, dont on ne peut et on ne doit se priver, qu’on mange au moins ce qui est de meilleur le dernier, afin de se priver autant qu’on peut de toute délicatesse. Pour 1655

88 Développé : dépouillé.

89 Néanmoins à cause que le plaisir qu’elles donnent, elles attachent excessivement 1651 – Nous corrigeons suivant 1655.

90 fantaisie : mémoire sensitive.

91 espèces : images sensibles, impressions des sens.

92 auxquels on s'arrête souvent, ou par désir, ou par poursuite réelle contre les lois. 1655

93 Mauvais, en cela je pèche et commets une offense. 1655

94 détruire fortement [: par force] ; mais 1655

95 bander : retenir.

96 pratique, aussi bien que toutes 1655

97 démarche être animées 1655

98 mort, nenny ; d’autant que 1652 – mort ; nullement, parce que 1655 – repris.

99 de cette marche : de ce degré.

100 qu’il doit 1655

101 Sens : que les images et impressions sensibles ne laissent plus en eux aucune trace.

102 hommes, comme ont été S. Paul l'Hermite, S. Hila­rion, Sainte Marie l'Egyptienne et autres, quand 1655

103 défaire 1655

104 d’iceluy 1652

105 bien immense et incomparable ; et cela 1655

106 chef 1655

107 pour devenir 1655

108 tenir que je prends des 1652 - corrigé 1655

109 entièrement 1655

110 comme aimant infiniment les hommes 1655

111 Seulement 1655

112 Dans Les trois portes du Palais de la divine Sapience, Dialogue 3e.

113 se servir : le moyen ou exercice dont elle doit faire usage.

114 part, à guise de 1652 – Nous corrigeons selon 1655.

115 gluant 1652 – Nous corrigeons selon 1655, ...mais gluant est plus intéressant !

116 fait ce que 1655

117 et mépriseurs des 1652 – Nous corrigeons suivant 1655.

118 Sauveur, en sorte qu’elle 1655

119 en Dieu même 1655

120 elle le voit 1655

121 Dieu, et 1655

122 il en est de 1655

123 comprendre ; quoiqu'elle ne la sente pas bien 1655

124 que de pénétrer de 1655

125 grand espace entre-deux 1655

126 c'est merveille de ce 1655

127 qu'il a laissé à 1655

128 pratique elle doit consister à 1655

129 il trouve ensuite de la difficulté à se rappliquer selon cet exercice ; et cette difficulté 1655

130 merveilles, si 1655

131 pensée 1655

132 être causé par aucun 1655

133 passé. / Or 1655

134 fait reboucher : absorbe.

135 dans l'état d'une si grande pauvreté et d'un tel dénuement, n'a 1655

136 ès 1652 – aux 1655

137 dedans, qu'il faut 1655

138 en 1655

139 vertu mais 1655

140 Au sens de mis en jeu.

141 Madame Guyon : “C'est donc dans ce tombeau que l'âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît insensiblement… », Torrents, I, IX, 2.

142 l'âme ; sa capacité s'étend davantage, à mesure qu'elle est pénétrée. 1655

143 c'est de [ne pas] mettre quelque milieu [intermédiaire] entre 1655

144 viatrice 1652 – voyagère 1655 – que nous reprenons.

145 L’ordre est inversé par rapport à la pratique courante, allant ici du plus élevé au moindre des états. – Rappelons que nous utilisons à partir de maintenant l’édition de 1678, dernière du vivant de l’auteur qui s’avère identique à l’édition de 1655 (pour les ouvrages précédents nous avons utilisé l’édition de 1652 en donnant des variantes de 1655). – L’édition moderne de Soignies s’écarte légèrement du texte en le modernisant ou en arrangeant la syntaxe (tout en respectant généralement le sens profond), tandis que nous reproduisons exactement le texte primitif.

146 Ruusbroec : “...il doit se perdre lui-même dan l’indétermination sans mode [...] sans pouvoir jamais plus se retrouver [...] dans le vide qui s’ouvre dans un esprit dégagé de tout, et où lui-même se perd dans moyennant l’amour de fruition, et reçoir sans intermédiaire la clarté divine.” (Ruusbroec, Les Noces spirituelles, troisième livre, trad. Bizet)

147 anéanti et fait reboucher : anéanti et absorbé (éd. de Soignies)

148 « infinité » que nous corrigeons.

149 immobilement : immuablement (adopté par l’éd. de Soignies).

150 de ces amours très purs (exemple de correction de l’éd. de Soignies, ici pudique).

151 s’y joindre : s’y unir (Soignies).

152 Au sens de mouvement parfait (selon l’astronomie traditionnelle).

153 Jean de la Croix.

154 leur fouet : leur fléau (Soignies).

155 qui ne les dissipe pas trop aussi (Soignies).

156 apertement : ouvertement

157 affections (Soignies)

158 douleur (Soignies)

159 éprouve (Soignies) – Nous ne donnons que quelques exemples de tels affaiblissements et modifications.

160 désormais pour jusqu'à 1678 (ici, nous adoptons la correction stylistique de Soignies)

161 défaut : défaille

162 déréliction : état de l’être qui se sent abandonné. (Robert). - abandons (Soignies)

163 extroversion : dissipation (adopté par Soignies)

164 pressée par les attraits de (Soignies)

165 De l’édition de 1669, numéroté 1-11.

166 afin qu'elle soit dans la seule dispo­sition de Dieu (Soignies !). – capacité : de capere, capable. Néant capable de Dieu!

167 Ne se peut appliquer à icelles 1668 (que nous modernisons comme Soignies).

168 apertement : ouvertement.

169 désunie : détachée.

170 dans les (Soignies)

171 Probable allocution. L’édition de Soignies propose parfois une glose en lieu de texte ! – Celui-ci fait l’objet de l’approbation suivante : « J’ai lu un petit Traité de la Fidélité de l’Ame à son Dieu, colligé des écrits du Père Maur de l’Enfant-Jésus, religieux carme du couvent du S. Sacrement, dit des Billettes de Paris. Fait ce 17 novembre 1668. Grandin. »

172 L’HERMITE. (orthographe ancienne, éd. 1652) devient L’ERMITE en 1655.

173 remettons-nous entièrement entre 1655

174 En un rencontre si merveilleux est converti en féminin en 1655, correction que nous adoptons.

175 votre âge un 1655

17647 d'un solitaire, je 1655

177 Demandâtes : Mon 1655

178 Donner 1655

179 prétendez dans 1655

180 En aucun 1655 – Dorénavant nous ne signalons plus de telles légères retouches qui n’affectent que la forme.

181 V. Actes des Apotres, ch. V.

182 LE DISCIPLE 1655. La variante n’est plus signalée par la suite.

183 Non, cher disciple, tous 1655. La variante n’est plus signalée par la suite.

184 Ou à tout le plus (1652) – nous adoptons la correction de 1655.

185 Fantastiques : chimériques, imaginaires.

186 dans l'ordre que Dieu leur avait donné et dans 1655

187 déréglés ; ce qui viendrait 1655

188 principe, et partant il faut vous en mortifier. / En un mot 1655

189 Epitre III, 2.

190 Voilà en peu de mots ce 1655

191 peu de connais­sance 1655

192 aurez failli 1655

193 Engager 1655

194 suivent, qui 1655

195 agonies étranges 1655

196 Fais 1655

197 Espèces : images.

198 l'édifice qui 1655

199 me verrez marcher dans la voie de la perfection autrement que 1655

200 si ardentes. 1655

201 soif ardente, faute de 1655

202 En ce commencement autre chose que des ténèbres 1655

203 si dan­gereuse 1655

204 poursuive à vous enseigner les moyens les plus propres que 1655

205 grande sin­cérité 1655

206 solitaire 1655

207 il demeure 1655

208 milliace : mille au sens d’un grand nombre indéterminé.

209 Et ainsi elles nous font vivre dans 1655

210 vous semble d'abord impos­sible 1655

211 diverti : écarté

212 si peu qui soient véritables 1655

213 l'Esprit de Dieu, et faire 1655

214 Benoist Sauveur 1651 – nous adoptons la correction de 1655.

215 sensible que 1655

216 d'effort de tête 1655

217 Pratique indéficiente 1651 – nous adoptons la correction 1655

218 A mesure que vous éprouverez vos affections 1655

219 nenny 1651 – non 1655

220 Emeut à : met en mouvement vers.

221 Se dilater en icelle 1651 - s’y délicater et 1655

222 sans aucun moyen : sans intermédiaire.

223 à un anéantissement si 1655

224 lui semble boucher le

225 mort, il n'a plus de place 1655

226 proportionnées 1655

227 Dieu pour y con­sommer les ordures qu’elle 1655

228 qui ne passât à travers ces eaux gâtées 1655

229 soient purifiées 1655

230 espèces : imaginations, idées, souvenirs.

231 Il est pourtant besoin qu'il en soit ainsi, parce qu'elle ne fait 1655

232 parce que 1655

233 sensible ; c'est pourquoi je dis qu'il est nécessaire qu'il soit fait une sépa­ration 1655

234 consommation. / Il est à remarquer que 1655

235 L’esprit, qui quoi qu’elles soient tout à fait 1651 (Nous reprenons la correction 1655.)

236 plus parfaites seulement nous 1655

237 de mon âme : ainsi 1655

238 sortie d’icelle 1651 – sortie de celle-ci 1655.

239 Je vous ai répondu à cela 1651 – Je réponds à cela 1655

240 Dieu qui 1655

241 voir être si peu de chose après qu’il les lui a communiquées dans toute la plénitude de sa capacité (au prix de lui 1651 – Nous reprenons la correction de 1655 ; au prix : en comparaison.

242 mau­vaises que très difficilement, puisque 1655

243 mettre ses ves­tiges ; pour tout 1651 mettre de ves­tiges ; tout 1655

244 elle le possède tout 1651 – elle possède tout 1655 – correction reprise.

245 ait 1651 – soit 1655

246 Qui a remis. (colloquer : terme de jurisprudence).

247 béniste 1651 – bienheureuse 1655

248 ravie par là vers 1655 – reçu au sens d’un acquit ou décharge : le “second reçu” insiste sur la re-création mystique.

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