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ANNE-ELISABETH STEINMANN Carmélite
LA NUIT
ET LA FLAMME
Chemins du Carmel
Préface du P. Joseph BAUDRY o.c.d.
ÉDITIONS SAINT-PAUL • PARIS-FRIBOURG

A mes parents, Elsa et Julius STEINMANN,
qui ont tant contribué à faire croître en
moi le germe de la foi reçu au baptême,
et à mes soeurs Béatrice, Véra et Eva.
A mes soeurs carmélites et à mes frères carmes.

Nihil obstat:Joseph BAUDRY o.c.d.
		Montpellier, le 10 octobre 1981
Imprimatur : Gilles BARTHE, évêque de Fréjus-Toulon 
		Toulon, le 16 novembre 1981
		
		

		
Tous droits de traduction, de reproduction et réservés pour tous les pays	d'adaptation 75006 Paris
©1982 Editions Saint-Paul, 6, rue Cassette,	
ISBN 2.85049.242.6


	



PRÉFACE

A l'époque même où se déroulait à Rome le deuxième Concile du Vatican, Soeur Anne-Elisabeth nous offrit, avec son livre Carmel vivant, une véritable petite somme alerte et bien documentée sur l'histoire, les grandes figures et l'esprit de son Ordre. Cet ouvrage qui rendit de grands services se trouve aujourd'hui épuisé. De plus, bien des choses ont changé depuis lors, au Carmel comme ailleurs dans l'Eglise et le monde. Enfin, ces vingt dernières années ont été marquées par la publication de plusieurs travaux importants qui nous ont permis de préciser, enrichir, voire en partie renouveler notre connaissance de la tradition carmélitaine.
Voilà pourquoi, me trouvant un jour en conversation avec la Soeur, je lui demandai si elle n'accepterait pas de refaire son livre. Sans l'ombre d'une hésitation, elle acquiesça aussitôt. Etant alors provincial des Carmes du Midi, je parvins à intéresser à ce projet la famille carmélitaine de langue française. Cet encouragement permit à Soeur Anne-Elisabeth de surmonter toutes les difficultés qui se présentèrent et dont les principales venaient de ses conditions de travail de soeur ermite vivant loin de tout dans la solitude provençale. Le résultat de cet effort persévérant est le livre qu'elle me demande aujourd'hui de présenter, un livre dont tout le mérite lui revient.

8	LA NUIT ET LA FLAMME
Comme l'indique son titre, à la fois poétique et précis : LA NUIT ET LA FLAMME. Chemins du Carmel, il ne s'agit pas d'une réédition de Carmel vivant, mais d'un nouveau livre. Celui-ci se situe toutefois exactement dans la même ligne que son prédécesseur, non seulement en raison de la matière traitée, mais aussi à cause de ses qualités similaires de clarté dans l'exposé, de précision historique, de style entraînant, de visée à la fois doctrinale et pratique, et d'intérêt porté aussi bien à l'ancienne tradition carmélitaine représentée actuellement par les Grands Carmes qu'à la luxuriante végétation spirituelle issue de la réforme thérésienne. Cependant, l'auteur a cette fois-ci insisté davantage sur l'esprit du Carmel que sur son histoire. Elle a essayé d'en donner une présentation actualisée, vivante et aussi complète que possible. Et surtout elle a eu le très louable souci de situer le Carmel dans un ensemble très ouvert, que ce soit du point de vue simplement humain ou dans une perspective ecclésiale. On appréciera tout particulièrement la manière dont Soeur Anne-Elisabeth rattache l'esprit carmélitain à la grande tradition patristique et monastique qui l'a précédé.
Qu'elle soit vivement remerciée du beau livre qu'elle nous donne et qui rendra les plus grands services, tout spécialement en cette année qui coïncide avec le quatrième centenaire de la mort de la grande Thérèse d'Avila. Les admirateurs de cette sainte pourront ainsi mieux comprendre pourquoi elle était si fière de «descendre de cette race des saints religieux du Mont Carmel» et si désireuse de « marcher sur leurs traces » et « de ramener à son observance primitive l'Ordre de la Vierge, la Mère de Dieu, notre Souveraine et notre Patronne ».
			Fr. Joseph BAUDRY Carme-Montpellier 



LIMINAIRE

La nuit et la flamme... Pourquoi présenter le Carmel sous ces deux vivants symboles ? D'une part, à la suite de Jean de la Croix, les mystiques du Carmel les ont utilisés pour livrer quelque chose de leur expérience. D'autre part, le symbole pénètre au plus profond du vrai, englobant cet « au-delà», ce mystère sur lequel débouche toute réalité humaine et spirituelle. A la fois paradoxaux et inséparables puisque l'obscurité et la lumière se définissent l'une par rapport à l'autre, ces symboles caractérisent aussi bien l'histoire que les grandes figures et la doctrine spirituelle du Carmel. Les origines de l'Ordre se perdent dans la nuit des temps pour rejoindre la flamme violente et pure d'Elie le Prophète, considéré comme Père selon l'esprit. A la manière d'un jeu d'ombre et de clarté, le Carmel chemine à travers les siècles faisant surgir à toute époque des mystiques : des géants comme Thérèse d'Avila et Jean de la Croix et, bien plus nombreux, ceux qui sont restés cachés avec le Christ en Dieu.
La spiritualité du Carmel est un écho de l'Evangile dans ce qu'il a de plus absolu et de plus paradoxal. Si quelqu'un veut suivre Jésus, qu'il accepte de perdre sa vie pour la trouver, qu'il se renie, se charge de sa croix et y meure, donnant sa vie pour ses frères, afin d'entrer dans la joie éclatante de la résurrection — ni demain ni plus tard, mais aujourd'hui même. Le Carmel cherche à prendre à la lettre ces propos abrupts.
10	LA NUIT ET LA FLAMME
L'événement pascal, signifié par la nuit et la flamme, confère son sens plénier à la vie du chrétien. Ayant part à la souffrance rédemptrice du Christ, il participe aussi à sa gloire, à ce resplendissement de la Lumière de l'Esprit qui nous entraîne vers le Père. Tout le Carmel est là. N'a-t-il pas à proposer une réponse à l'incontestable soif spirituelle qui s'éveille au coeur du monde d'aujourd'hui ?
Que ceux qui ont contribué de près ou de loin à ce travail par leurs conseils et leurs écrits/1 veuillent trouver ici l'expression de notre reconnaissance. Notre merci s'adresse tout d'abord au P. Joseph BAUDRY o.c.d. qui, au cours de son provincialat, suggéra à l'auteur d'entreprendre la rédaction de ce livre, dont il accepta de revoir le texte. Que soient aussi remerciés le P. Adrianus STARING o. carm. pour ses remarques au plan historique, le P. Herbert ROTH s.j. pour ses suggestions d'ensemble en ce qui concerne la vie religieuse, et les carmélites de mon monastère du Pâquier (Suisse) pour leur aide fraternelle dans la révision du manuscrit.

/1. A notre regret, des raisons techniques nous ont imposé de réduire au minimum l'appareil des références.

QUESTIONS DE VOCABULAIRE
Ce livre se propose de parler très simplement des voies du Carmel, telles que les grands maîtres spirituels, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix et Thérèse de Lisieux les ont décrites, nous livrant leur expérience. Thérèse de l'Enfant-Jésus a écrit en français. Mais le langage des deux docteurs espagnols pose aujourd'hui certains problèmes. Surtout en ce qui concerne la prière, les traducteurs français se sont contentés jusqu'ici, sans doute par souci de fidélité, de transcrire des expressions espagnoles ou scolastiques qui, pour le lecteur contemporain non averti, sont d'un accès difficile. Suivant un conseil compétent, nous avons donc tenté de proposer des équivalents immédiatement accessibles. Le lecteur trouvera ci-après un petit vocabulaire donnant les traductions nouvelles, suivies des expressions traditionnelles et d'une explication aussi brève que possible. A chaque fois que l'une de ces formulations sera utilisée dans le texte, un astérisque invitera à se référer à ce vocabulaire. L'ordre de celui-ci se conforme à la progression de la prière selon Thérèse d'Avila.
Prière intérieure = oraison : ce terme général recouvre toute prière personnelle ou assumée personnellement — qu'elle soit vocale, conversation avec Dieu, discours de l'esprit, simple regard amoureux, écoute attentive, envahissement par Dieu.

12	LA NUIT ET LA FLAMME 
Prière vocale = oraison vocale: récitation (à haute voix ou intérieurement de prières toutes faites, telles que le Notre Père, les Psaumes, le chapelet, etc., en fixant l'attention s  texte ou simplement sur Dieu, le Christ, Notre-Dame.
Méditation = oraison mentale: discours de la pensée cherchant à approfondir un sujet donné ; par exemple un texte d'Ecriture, une scène de l'Evangile, un passage d'un livre de spiritualité.
Prière de recueillement actif = effort pour dépasser les distractions en centrant l'attention sur une pière vocale, une lecture spirituelle, une scène de l'Evangile.
Prière de recueillement passif = oraison de recueillement : première intervention de Dieu dans la prière; à celui qui le cherche, il fait don d'un recueillement simple et savoureux que l'on ne saurait atteindre par sa propre activité.
Prière de paix = oraison de quiétude: Dieu est la source de cette prière; il s'unit la volonté, le désir, le coeur de l'être humain, tandis que l'imagination et l'entendement poursuivent leurs jeux.
Prière d'unité = oraison d'union : ayant rassemblé dans l'unité toutes les puissances de l'âme, Dieu se saisit d'elle pour un temps bref.
Les réveils et les attouchements de Dieu = Dieu réveille l'âme en s'éveillant en son centre intime, doucement, intensément, imprévisiblement, ou la touche soudainement en ses profondeurs.
Paroles d'écoute = paroles intérieures successives: elles sont données à qui est recueilli, c'est-à-dire à l'écoute de Dieu ; il se peut alors que l'Esprit Saint illumine l'âme dans la foi et elle se formule à soi-même ce qu'elle perçoit.
QUESTIONS DE VOCABULAIRE	13
Paroles de lumière = paroles intérieures formelles: elles sont prononcées dans l'âme sans son concours, qu'elle soit recueillie ou non; elle en est frappée au plus profond de son être, comme dans un éclair ou plus doucement, et se trouve illuminée sans savoir comment sur une vérité de foi ou un acte à poser. Ces paroles peuvent être 
formées et sensibles: on les dirait prononcées par une voix articulée et perceptibles à l'oreille; 
formées et non sensibles: on les comprend clairement sans les «entendre», fût-ce de ses oreilles intérieures: 
non formées et non sensibles: il s'agit du don de la lumière (révélations)/1. Il se peut aussi qu'un mot, scripturaire ou autre, lu ou entendu, soit brusquement illuminé par l'Esprit Saint et se transforme en parole (intérieure) de lumière.
Paroles transformantes = paroles intérieures substantielles: il s'agit toujours de paroles de lumière, en général très brèves, qui opèrent dans l'âme ce qu'elles disent et la transforment profondément à l'instant même.
Prière d'emprise divine = extase, ravissement, vol de l'esprit (ce qui est tout un de l'avis de Thérèse d'Avila (LD VI 4): Dieu se saisit de l'âme avec violence — sans la priver pour autant de toute sensation intérieure et extérieure — et la laisse illuminée ; il se peut qu'elle reste plusieurs jours sous le saisissement de la grâce, comme centrée dans son Centre et faisant tout avec plénitude; les effets de cette prière sont l'humilité, la paix, la joie.
Don d'images intérieures = visions imaginaires: elles marquent l'imagination d'une empreinte indélébile et transmettent une connaissance «expérimentale» de telle ou telle vérité de foi.

1. Parfois identifié au don de la présence (visions intellectuelles). Cf. ci-après l'explication de ces expressions.

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Don de la présence = visions intellectuelles: perception simple et certaine d'une présence intérieure (par exemple du Christ ou de la Trinité), sans l'intermédiaire d'une image.
Don de la lumière = révélations: perception simple, certaine et profonde d'une vérité ou d'un mystère de la foi sans l'intermédiaire de paroles.
*
Nuit de l'affectivité, active et passive = nuit du sens ou nuit des sens: l'expression espagnole noche del sentido a été en général traduite par « nuit du sens» voire «nuit des sens». Mais dans les textes de Jean de la Croix, il n'est pas question de purification des perceptions sensorielles, bonnes en soi, mais de purification des sentiments qu'elles provoquent et donc de leur résonance affective. Voilà pourquoi il nous a semblé plus conforme au langage de notre époque de traduire par «nuit de l'affectivité».

SIGLES
CAN     THÉRÈSE D'AVILA, Pensées sur le Cantique des Cantiques
CC	Constitutiones Fr. Disc. Ordinis BA/. 1". de Monte Carmelo. Romae 1976.
CP	THÉRÈSE D'AVILA, Le chemin de la perfection (Trad. Carm. de Paris).
CS	JEAN DE LA CROIX, Cantique spirituel (Trad. Cyprien -Lucien)
CT	THÉRÈSE D'AVILA, Constitutions primitives des carmélites.
DC	Déclarations pour les carmélites déchaussées.
DE	THÉRÈSE DE LISIEUX. Derniers entretiens. 2 vol.
ET	ELISABETH DE LA TRINITÉ. J'ai trouvé Dieu.
EXC      THÉRÈSE D'AVILA. Exclamations.
KW        EDITH STEIN, La science de la Croi.v.
LD	THÉRÈSE D'AVILA, Le château intérieur.
LE	ELISABETH DE LA TRINITÉ. Lettres.
LF	THÉRÈSE D'AVILA, Livre des Jimdations.
LJ	JEAN DE LA CROIX, Lettres.
LM	THÉRÈSE D'AVILA, Lettres.
LT	THERÈSE DE LISIEUX. Lettres.
MA        THERÉSE DE LISIEUX. MarniSeritS aMobiographiques.
MAX      JEAN DE LA CROIX, MaXiMes.
MC        JEAN DE LA CROIX. Montée du Carmel.
16	LA NUIT ET LA FLAMME
RC 	Règle du Carmel.
RT 	THÉRÈSE D'AVILA, Relations spirituelles.
SC 	Santi del Carmelo.
VE	THÉRÈSE D'AVILA, Ma vie.
VF	JEAN DE LA CROIX, Vive flamme d'amour.
NO	JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure.
PC 	Perfectae caritatis (Vatican H).
PE 	ELISABETH DE LA TRINITÉ, Poèmes.
PJ 	JEAN DE LA CROIX, Poèmes.
PM 	THÉRÈSE D'AVILA, Poèmes.
PRE 	JEAN DE LA CROIX, Précautions spirituelles.
PVT	FRANÇOIS DE SAINTE-MARIE 0.C.d., Les plus vieux textes du Carmel.



I
L'HISTOIRE DU CARMEL
«Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit» (Jn 3,8). Nous sera-t-il permis d'évoquer la mystérieuse naissance du Carmel à la lumière de cette parole du Christ ? Les origines concrètes de la « laure », établie avant le début du XIIe siècle par des ermites occidentaux sur le Mont Carmel, sont inconnues. Les carmes ne peuvent pas, comme les autres instituts religieux, se référer à une grande figure historique qu'ils pourraient vénérer comme leur fondateur. On ignore tout de l'identité personnelle des premiers ermites, de l'époque de leur venue en Terre Sainte, des vicissitudes de leur vie individuelle et collective, du développement progressif de leur installation et de leur manière de vivre. On pourrait avoir l'impression que l'Ordre serait né directement de l'Esprit. De cet Esprit qui, secrètement, poussa les premiers de la lignée à rejoindre la solitude du Mont Carmel pour s'installer sans éclat au lieu nommé aujourd'hui Wadi Jaïn es-Siah, afin d'y vivre ignorés, à la recherche de Dieu seul.
18	LA NUIT ET LA FLAMME

1. Les origines historiques et la règle

C'est vers la fin du XIIe siècle que le Carmel sort de l'ombre pour entrer dans l'histoire/1. Le premier témoignage où il en est question est dû à Jacques de Vitry, évêque de Saint-Jean-d'Acre, qui rapporte que, à ce moment-là, «des hommes saints, à l'exemple... de cet homme saint et solitaire, le prophète Elie, vivaient à l'écart, sur le Mont Carmel... auprès de la fontaine d'Elie, habitant dans leurs roches de petites cellules et, tels que des abeilles du Seigneur, faisant du miel d'une douceur toute spirituelle» (PVT 64-65). Ce premier texte évoque déjà la grande figure du prophète Elie, dont le souvenir avait imprégné ce lieu depuis plus de deux mille ans. Un récit de voyage du XIIIe siècle précise qu'il s'agissait des «ermites latins que l'on appelle frères du Carmel» et qui «ont bâti là une bien belle petite église à Notre-Dame» (PVT 65). Des fouilles récentes au Wadi 'aïn es-Siah ont permis d'en retrouver les ruines près des grottes naturelles où vivaient les ermites, et de mettre à jour des restes du premier couvent de l'Ordre. Le fait que la première église des carmes ait été dédiée à la Mère de Dieu signifie qu'ils l'avaient choisie pour Patronne et Protectrice de leur institut, décidés à se vouer tout entiers à son service. Le Carmel a reconnu en Marie et Elie l'idéal auquel ses membres doivent viser.
Jusqu'au début du XIIIe siècle, les ermites du Mont Carmel avaient vécu d'après des traditions orales, remontant selon toute probabilité aux premiers siècles de l'ère chrétienne et restées vivantes au lieu « élianique » où ils s'étaient implantés. Mais entre 1207 et 1214, leur chef, non encore religieux, dont on ne connaît que le prénom « Brocard », demanda à saint

1. Cf. Figures bibliques, pp. 71 ss.

L'HISTOIRE DU CARMEL	19
Albert, patriarche de Jérusalem (cf. p. 97), une règle pour ses frères, qui confirmerait leur genre de vie.
Brièveté, équilibre, discrétion et densité, telles sont les notes caractéristiques de ce texte, tissé de nombreuses citations scripturaires. L'accent y est mis davantage sur l'« être » que sur le « faire »: dans sa simplicité centrée sur Dieu, de qui tout découle et vers qui tout reflue, la vie contemplative n'a que faire de lois multiples. Cette règle primitive tourne autour de quelques thèmes majeurs, tout évangéliques, et tend à créer une ambiance favorable à la prière perpétuelle qui en constitue le précepte central. En voici quelques extraits:
Conformité au Christ. «Chacun doit vivre en disciple de Jésus-Christ et le servir fidèlement d'un coeur pur et d'une conscience droite. »
Obéissance au prieur. «Nous vous ordonnons avant tout d'avoir comme prieur l'un des vôtres, qui sera élu à cette charge à l'unanimité ou à la majorité des plus sains.» — «Toi, Frère B(rocard), et quiconque sera établi prieur après toi, ayez toujours dans l'esprit et observez dans vos oeuvres ce que le Seigneur dit dans l'Evangile: Si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur, et si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit l'esclave de tous (Mc 10,43-44). Et vous autres, frères, honorez humblement votre prieur, considé—rant plutôt que lui-même le Christ qui l'a placé au-dessus de vous.»
Prière perpétuelle. «Que chacun demeure dans sa cellule ou près d'elle, méditant jour et nuit la loi du Seigneur (1 P 4,7) et veillant dans la prière (Ps 1,2), à moins qu'il ne soit légitimement occupé à autre chose.»
Stabilité. «Il ne sera permis à aucun frère, si ce n'est avec le consentement du prieur en charge, de quitter le lieu d'habitation à lui assigné ou de l'échanger avec un autre.»
Solitude. «Chacun de vous aura une cellule séparée, selon l'assignation qui en sera faite par la disposition du prieur et avec le consentement des autres frères ou de la plus saine partie.» — «Que chacun demeure dans sa cellule ou près d'elle...»
20	LA NUIT ET LA FLAMME
Silence. «L'apôtre nous recommande le silence... Le silence est le chemin vers la sainteté (Is 32,17); et encore: dans le silence et l'espérance sera votre force (Is 30,15). Nous vous ordonnons donc de garder le silence de la fin des Vêpres à la fin de Tierce du jour suivant /2. Pour le reste du temps, bien que le silence ne doive pas être observé avec la même rigueur, on se gardera soigneusement du bavardage. Car... l'abondance des paroles ne va pas sans péché (Pr 10,19) et qui use de paroles multiples, blesse son âme (Si 20,8). Et le Seigneur dit dans l'Evangile: De toute parole vaine qu'ils auront dite, les hommes rendront compte au jour du jugement (Mt 12,36). Que chacun fasse donc une balance pour ses paroles et mette un juste frein à sa bouche, de peur que sa langue ne le fasse glisser et tomber et que sa chute ne soit incurable et mortelle» (Si 28,29-30).
Travail. «Que tout ce que vous aurez à faire soit fait au nom du Seigneur (1 P 5,8). Vous devez vous livrer à quelque travail, afin que le diable vous trouve toujours occupés et qu'il ne découvre pas, grâce à votre oisiveté, la voie d'accès à vos âmes. Vous avez en cela l'enseignement et l'exemple de l'Apôtre saint Paul...: Lorsque nous étions chez vous, nous vous prescrivions ceci : Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus. Or, nous apprenons que certains d'entre vous errent dans l'inquiétude et l'inaction. Ceux-là donc nous les invitons, les exhortant par le Seigneur Jésus-Christ, à travailler en silence pour manger un pain qu'ils auront eux-mêmes gagné» (2 Th 3,8-12).
Vie commune et pauvreté. «Un oratoire sera construit, aussi convenablement que possible, au milieu des cellules; vous vous y réunirez chaque matin pour entendre la messe.» — « En outre, les dimanches, ou d'autres jours si cela s'avère nécessaire, vous discuterez de l'observance de l'Ordre et du salut des âmes; en même temps. on corrigera avec amour les excès et les fautes des frères, si l'on en a remarqué /3.» — «Qu'aucun des frères ne dise

2. Aujourd'hui : de la fin des Complies jusqu'après Laudes du jour suivant (cf. p. 23).

3. Dans la règle de 1247 (cf plus bas, p. 22), il est ajouté ceci : « Vous prendrez dans un réfectoire commun ce qu'on vous aura donné, écoutant ensemble une lecture de l'Ecriture Sainte quand cela pourra se faire sans difficulté... Vous pourrez avoir des lieux d'habitation dans les déserts et là où l'on vous en donnera qui s'adaptent à l'observance de votre religion... Ceux qui savent dire les heures canoniales avec les clercs, les réciteront selon les règles établies par les saints Pères et la coutume approuvée par l'Eglise.»

L'HISTOIRE DU CARMEL	21
que quelque chose lui appartient en propre; mais vous posséderez tout en commun (Ac 4,32) et tout sera distribué selon les besoins de chacun, compte tenu de l'âge et des nécessités personnelles.»
Jeûne. «Vous jeûnerez chaque jour, les dimanches exceptés, de la fête de l'Exaltation de la sainte Croix jusqu'au jour de Pâques, à moins que la maladie ou la faiblesse physique ou un autre juste motif n'exige la dispense du jeûne, car la nécessité n'a point de loi.»
Discrétion. «Si quelqu'un fait plus que ce à quoi il est obligé, le Seigneur lui-même le lui rendra à son retour. Qu'il use toutefois de discrétion, car elle est la modératrice des vertus.»
Une bulle de Grégoire IX, du 6 mars 1229, apporte une première modification à la règle. La pauvreté doit être observée non seulement par chacun des frères, mais encore par les communautés. Celles-ci ne pourront posséder en commun que leur couvent, et selon les besoins, « quelques ânes ou mulets, ainsi que des bestiaux et volailles pour leur nourriture ».
De l'extension des carmes en Terre Sainte, nous savons peu de chose. Il semble certain toutefois qu'ils étaient établis à Tyr en 1254 et à Saint-Jean-d'Acre en 1261.

2. Le Carmel en Occident / Adaptation de la règle

Vers la fin de la troisième décade du XIIIe siècle, la situation politique en Palestine s'aggrava, les incursions des Sarrasins se faisant de plus en plus menaçantes. Plusieurs ermites du Carmel décidèrent alors, «non sans grande affliction de l'esprit », de s'embarquer pour regagner leurs pays d'origine. C'est ainsi que commencèrent des traversées qui, peu à peu, établirent l'Ordre en Occident.
22	LA NUIT ET LA FLAMME
Il n'est pas exclu que la première fondation en Europe ait eu lieu en 1235 à Valenciennes, où Pierre de Corbie et son compagnon auraient obtenu des échevins d'ériger un couvent et une église dans le quartier des tanneurs. A des dates incertaines, des Chypriotes fondèrent un couvent sur leur île à Fortamia, des Siciliens s'implantèrent à Messine et des Provençaux aux Aygalades près de Marseille. Des chevaliers anglais amenèrent quelques carmes dans leur pays, sous la conduite de Ralph de Fryston. C'est ainsi que deux couvents furent établis en 1242, l'un à Hulne, à l'instigation de William de Vescy, et l'autre à Aylesford sur l'initiative de Richard Grey. Vers le milieu du mile siècle, des frères venus de Sicile arrivèrent en Toscane et fondèrent un établissement de l'Ordre à Pise; d'autres suivirent à Sienne et Florence. Dès avant 1256, le premier couvent allemand fut érigé à Cologne, peut-être par l'Angleterre. En 1254, saint Louis obtint du prieur du Mont Carmel six frères qui le suivirent à Paris. D'après Joinville, le roi les « pourveut et leur acheta une place sur Seinne devers Charenton, et fit faire une leur meson ».
En Palestine, la situation des carmes était de plus en plus désespérée. Le couvent du Mont Carmel survécut jusqu'en 1291, époque à laquelle les Sarrasins forcèrent les Latins à quitter la Terre Sainte. La province de Terre Sainte subsista toutefois à Chypre.
L'implantation du Carmel en Europe fut difficile, car il n'était reconnu ni comme Ordre monastique ni comme Ordre mendiant. La vie des carmes n'était pas comprise et le clergé local ne les voyait pas d'un bon oeil. La nécessité d'une certaine adaptation des structures aux circonstances extérieures devint bientôt une évidence, si l'Ordre voulait demeurer en Europe.
Un premier chapitre général fut convoqué à Aylesford en Angleterre, probablement en 1247. La décision la plus importante de ce chapitre fut d'envoyer les frères Réginald et Pierre au pape Innocent IV, qui résidait alors à Lyon, afin de lui demander une adaptation de leur règle en vue d'une vie où 
L'HISTOIRE DU CARMEL	23
l'apostolat actif aurait sa place. Le pape chargea deux dominicains, le cardinal Hugues de Saint-Cher et Guillaume, évêque de Tartoûs, de remanier et mitiger la règle du Carmel. Voici les changements apportés au texte primitif: adjonction des voeux de chasteté et de pauvreté à celui d'obéissance ; autorisation d'établir des couvents aussi dans les villes; accentuation de la vie commune (célébration commune non seulement de la messe, mais encore des heures canoniales —introduction d'un réfectoire commun); réduction de la durée du silence de règle ; adoucissement du jeûne et de l'abstinence pour les frères en voyage. Cette règle mitigée fut promulguée par Innocent IV le 1er octobre 1247. Le pape accorda encore d'autres faveurs aux carmes; l'année précédente déjà, il leur avait procuré des lettres de recommandation aux évêques.
Qui était général de l'Ordre à cette heure cruciale de son développement ? Qui avait si bien compris les exigences de l'heure ? Les vieux textes du Carmel avaient mis en vedette saint Simon Stock l'Anglais (cf. p. 98), mais la récente découverte d'un document infirme cette thèse. L'histoire et la chronologie des premiers généraux sont douteuses. Voici ce qui peut en être dit avec quelque certitude au plan historique. Après Brocard, le premier prieur des ermites du Mont Carmel, on peut avancer comme sûrs les noms de Godefroy et de Simon Stock et comme probable celui d'Alain le Breton. Godefroy était prieur général en 1249 et a donc pu être élu en 1247. Il semble vraisemblable qu'Alain le Breton ait été son successeur. Simon Stock, dont il est pratiquement établi qu'il précéda immédiatement Nicolas le Français et qu'il mourut à Bordeaux le 16 mai 1265, aurait été général après Alain. Le fait que Gérard de Frachet o.p. évoque vers 1260 un certain «Frère Simon, prieur de l'Ordre (des Carmes), homme religieux et véridique», pourrait confirmer cette thèse. Avec Nicolas le Français, qui fut général de 1266 à 1271, les dates commencent à être solidement attestées. Son successeur, Ralph de Fryston l'Anglais, gouverna l'Ordre de 1271 à 1277.
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Le chapitre d'Aylesford avait commencé à régler le gouvernement des couvents et provinces. Il existait alors probablement quatre provinces : Terre Sainte, Sicile, Angleterre et Provence. Il fut aussi question de fixer les normes de la vie carmélitaine. Les premières constitutions conservées datent du chapitre général tenu à Londres en 1281. Elles mentionnent déjà dix provinces : Terre Sainte, Sicile, Angleterre, Provence, Toscane, Lombardie, France, Allemagne, Aquitaine, Espagne.
A la suite du chapitre d'Aylesford, le Carmel avait pris une orientation nouvelle. Mais l'action apostolique ne devait pas faire renier à l'Ordre ses origines contemplatives. Nicolas le Français se chargea de rappeler à ses frères, dans sa véhémente Flèche de feu, la beauté de la vie érémitique : « Toutes les créatures que nous voyons et entendons dans le désert nous apportent rafraîchissement et consolation... Bien que silencieuses, elles prêchent admirablement et excitent notre homme intérieur à la louange du Créateur.» Si cette réaction était justifiée en vue du maintien de l'équilibre entre les deux tendances, contemplative et apostolique, elle faillit pourtant remettre en question l'existence même de l'Ordre. L'incertitude demeura jusqu'à l'approbation définitive donnée par Boniface VIII, le 5 mai 1298: «Nous voulons que (les carmes) demeurent fermement dans leur état.» Juridiquement, les carmes étaient assimilés aux Ordres mendiants depuis 1247, sans avoir toutefois les mêmes privilèges que les franciscains et les dominicains. Ceux-ci leur furent octroyés par Jean XXII au XIVe siècle.

3. Théologiens et humanistes

Depuis que l'Ordre du Carmel s'était vu orienter vers la vie apostolique, la question d'une formation théologique sérieuse 
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des futurs clercs se posait. Nicolas le Français a des mots cinglants pour fustiger l'ignorance de ses frères, ces « illettrés qui osent bavarder devant le peuple comme s'ils avaient digéré toute la théologie dans l'estomac de leur mémoire». Surtout à partir du chapitre de Londres (1281), les carmes entrèrent à leur tour dans le grand mouvement universitaire qui avait pris son essor au début du XIIIe siècle. En 1324, l'Ordre comptait déjà neuf maisons générales d'études: Paris (le couvent de la Place Maubert), Toulouse, Florence, Montpellier, Bologne, Cologne, Londres et Avignon ; les studia d'Oxford et de Cambridge suivaient un statut spécial.
Le Carmel compte quelques grands docteurs, tels que Gérard de Bologne, Guy de Perpignan (t 1342) et Jean Baconthorpe (+ vers 1348), qui formèrent au XIVe siècle l'école parisienne du Carmel. Baconthorpe fut le premier défenseur carme de l'Immaculée Conception de la Vierge. En Angleterre, John Cunningham fut le premier controversiste de John Wiclef, lointain précurseur de Luther qui trouva asile auprès de Jean Hus. Anglais également, Thomas Netter de Walden, dit Waldensis (+ 1431), qu'on a appelé «le seul grand théologien du XVe siècle», prit part aux conciles de Pise et de Constance.
Nous trouvons aussi dans l'Ordre quelques écrivains de qualité, tels que Sibert de Béka (1332), qui fut aussi liturgiste. Il écrit dans ses Quodlibet : «La vie contemplative s'achève dans l'amour parfait... Seule la connaissance vaut quelque chose qui est une connaissance douce et savoureuse de Dieu...» Philippe Ribot fut, vers la fin du xive siècle, l'auteur des Dix livres qui traitent de l'origine des carmes et de leurs actes principaux, attribués à de grands personnages du passé (cf. pp. 71 ss.). Avec lui, Jean de Cheminot, carme de Metz et maître parisien en 1336, Jean de Hildesheim (+ 1375) et Jean Grossi (+ 1437) comptèrent parmi les premiers historiens du Carmel. Que l'on nous permette de citer ici, à côté de ces doctes personnages, un artiste : Fra Filippo Lippi (+ 1469), carme florentin qui fut un des plus prestigieux peintres du
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quattrocento italien. Si sa vie ne fut pas des plus édifiantes, il fit pourtant honneur à l'Ordre par son art.
Dès la fin du XVe siècle, les carmes participèrent aussi au mouvement humaniste. Parmi leurs nombreux écrivains, nous ne citerons que les deux plus importants. Arnold Bostius (1445-1499), grand ami d'Erasme, consacra la majeure partie de son oeuvre à Notre-Dame. Le bienheureux Baptiste Spagnoli de Mantoue (1447-1516) fut un des humanistes les plus célèbres de son temps. Mais plus prolixe que profond, il fut vite oublié.
Au temps des réformes luthérienne et anglicane, s'il y eut de nombreuses défections — celle de l'historien anglais John Bale, entre autres — certains carmes s'avérèrent vaillants défenseurs de l'Eglise. Ainsi le savant docteur de Cologne Eberhard Billick, son confrère Alexandre Blanckart qui traduisit toute la Bible en bas-allemand, et l'avant-dernier provincial des carmes du Danemark, Paul Helie.

4. Déclin et mitigation

Après cette digression, revenons à l'histoire proprement dite du Carmel.
La peste noire qui, en 1347, fit son apparition en Europe, emportant environ un tiers de la population, et la guerre de Cent Ans eurent pour conséquence la misère, la faim et la dépravation morale. De plus, vers la fin du XIVe siècle, la chrétienté fut déchirée par le grand schisme d'Occident. Les suites de ces événements furent néfastes pour la vie religieuse et donc aussi pour le Carmel. La règle était mal observée et le schisme eut pour conséquence une scission dans l'Ordre, les uns suivant le pape de Rome et les autres celui d'Avignon. En 1411, le chapitre général de Bologne refit l'unité, et Jean Grossi fut élu prieur général de tout le Carmel. Il tenta de réa 
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gir contre les abus, mais sans grand succès. Les causes principales du déclin de l'Ordre étaient à chercher en son sein. Les grades universitaires pouvaient être attribués par les généraux à des sujets n'ayant pas fait les études requises. Dignités et bénéfices ecclésiastiques étaient conférés facilement par le Saint-Siège à prix d'argent. Il n'y a pas à s'étonner que des indignes luttaient pour les obtenir, en raison des privilèges excessifs qui y étaient attachés. Ces gradués à bon compte — « idiots et ânes pourvus de lectorats », dit un chroniqueur toulousain — et ces dignitaires, voire évêques titulaires de pacotille, se soustrayaient à qui mieux mieux à l'obéissance aux supérieurs légitimes. La pauvreté n'était pas mieux observée. Il était courant de garder pour soi les honoraires de messes, de prédications et de cours. En 1362 déjà, il était admis que les religieux gèrent eux-mêmes la pension payée par leur famille. Ainsi les uns pouvaient mener vie large tandis que les autres manquaient du nécessaire. Les moeurs étaient souvent dépravées et la vie régulière relâchée. Et la pire des plaies était la vénalité des charges dans l'Ordre, où le gouvernement était souvent exercé par des indignes.
Le 3 juin 1430 s'ouvrait à Nantes un chapitre général. L'élection du nouveau prieur général ayant été contestée, Eugène IV le créa évêque de Marseille et nomma Natale Bencesi de Venise vicaire général de l'Ordre. A la Pentecôte de l'année suivante, le chapitre des carmes se réunit à Ravensburg, où Jean Faci accéda au généralat. Au chapitre de Nantes, il avait été décidé de demander au Pape une deuxième mitigation de la règle, jugée trop sévère par de nombreux profès. La réponse d'Eugène IV, la bulle Romani Pontificis, fut adressée en 1435 au prieur général Jean Faci. Elle autorisait les carmes à manger de la viande trois fois par semaine, à l'exception des jours prohibés, et à prendre des récréations en commun. Ces changements ne concernent, il est vrai, que des points secondaires. Ils dénotent toutefois une baisse de la vitalité spirituelle de l'Ordre.
Tout ce qui vient d'être dit n'exclut pas la présence d'élé-
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ments fervents. Certains supérieurs mettaient tout en oeuvre pour maintenir l'observance dans leurs couvents ou leurs provinces. Progressivement, d'importants mouvements de réforme se développèrent.

5. Les réformes de Mantoue, d'Albi et de Montolivet

Dès avant la promulgation de la bulle Romani Pontificis, des réactions contre le relâchement général dans l'Ordre s'étaient fait jour. Le premier mouvement de réforme en règle fut celui de Mantoue. Le couvent Santa Maria delle Selve près de Florence s'était mis à suivre la stricte observance vers 1413. Ses prieurs, dont le bienheureux Ange Mazzinghi qui, selon le nécrologe de Florence, « vécut saintement et fut un célèbre prédicateur», y maintinrent la ferveur.
Le couvent de Mantoue fut peut-être amené à une vie fervente par Thomas Connecte, un carme breton, et ses compagnons. Thomas avait fondé en 1425 un couvent de carmes à Géronde près de Sierre en Suisse, dans une stricte observance. L'acte de fondation stipule que les frères devront vivre dans l'observance régulière, l'obéissance, la désappropriation totale, le jeûne et l'abstinence, et observer le silence aux heures et aux lieux dus et congrus. Thomas Connecte, cet étrange « Savonarole de l'Ordre », ne s'en tint pas là. Voulant réformer jusqu'au pape et aux cardinaux, il se rendit à Rome. Mais comme il parlait trop librement contre le pape et le consistoire, on fit croire qu'il était hérétique et on le fit brûler comme tel, vers la fin de 1433. Plusieurs de ses compagnons poursuivirent toutefois son oeuvre à Géronde et, à partir de 1440, à Mantoue. L'année suivante, des Mantouans visitent le couvent de Santa Maria delle Selve, et des frères de Géronde s'y rendent le premier dimanche de l'Avent. De ces
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rencontres naît l'union des trois couvents réformés, qui, ne voulant pas accepter la mitigation, obtinrent d'Eugène IV de former une congrégation séparée, gouvernée par un vicaire général et soumise seulement au général de l'Ordre. La congrégation allait se maintenir trois siècles durant. En 1783, Pie VI l'incorpora définitivement à l'Ordre des grands carmes, qui avait embrassé depuis longtemps une observance normale (cf. p. 53).
Un autre mouvement de réforme naquit en France à la fin du XVe siècle. La congrégation d'Albi commença par un réel coup d'état. L'évêque de la ville, Louis d'Amboise, désireux de réformer le couvent des carmes, invita, en 1499, tous les religieux à un repas au palais épiscopal. Pendant ce temps, il faisait donner l'habit du Carmel à vingt-deux étudiants du collège parisien de Montaigu, qui devaient occuper le couvent. Elie Denis, ainsi que deux religieux observants de Gand les initieraient à la stricte observance, telle qu'elle était pratiquée dans la congrégation de Mantoue. Aux anciens occupants du couvent, on ne laissait que le choix d'embrasser la réforme ou de s'en aller. Plusieurs autres couvents de France, dont ceux de Melun et de Rouen, ainsi que la maison d'études de la Place Maubert à Paris, se joignirent à la réforme d'Albi, qui fut érigée en congrégation séparée, sous l'autorité du général de l'Ordre, par Léon X en 1513. Elle vécut exactement cent ans et fut supprimée en 1599 par Clément VIII, les guerres de religion l'ayant décimée.
Une autre tentative de réforme fut réalisée près de Gênes, où le P. Hugues Marengo fonda, en 1516, le couvent de Montolivet « sous l'observance régulière et la vie érémitique, conformément à la règle primitive ». Soumis immédiatement au prieur général, cet établissement vécut ainsi jusqu'à la fin du siècle. En 1599, Clément VIII l'agrégea à la province lombarde.
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6. Les grands généraux réformateurs

Parallèlement aux réformes à tendance séparatiste, des généraux éminents cherchèrent à ramener l'Ordre tout entier à une observance régulière plus stricte. Une remontée réelle du Carmel commença en 1451 par l'élection au généralat du bienheureux Jean Soreth (cf. p. 100). Au cours du chapitre même qui l'avait élu, il promulgua ses premiers décrets, qui s'élevaient contre les privilèges et exemptions, cause majeure de la décadence de l'Ordre. Ayant pacifié la province d'Allemagne inférieure, il visita les couvents réformés de Moers et d'Enghien, dont il approuva l'observance en 1452. La vie régulière observée en ces deux couvents fournit la base de la réforme sorethienne. A l'occasion du chapitre tenu à Paris en 1456, le général composa des statuts pour les couvents réformés. Ils avaient le droit d'élire leur prieur ; l'activité des frères était restreinte et ils devaient renoncer à toute propriété et à tout privilège même licite. Pour le reste de l'Ordre, Jean Soreth rédigea de nouvelles constitutions, notablement différentes et plus exigeantes que celles de 1362. Il y mettait l'accent sur les valeurs fondamentales de la règle, sans toutefois imposer à tous la stricte observance réservée aux maisons réformées.
Même le renouveau plus large destiné à tout l'Ordre ne fut pas accepté partout sans difficulté. De nombreux frères quittèrent le Carmel. D'autres, comme ceux de la maison générale d'études de Cologne, se révoltèrent, obligeant le général à sévir. Sans relâche Soreth visitait couvents et provinces à travers l'Europe, voyageant le plus souvent à pied, si bien qu'il «était hâlé comme un Ethiopien, devenant la risée d'hommes pervers», au dire de son biographe. Il joua aussi un rôle important dans la fondation des carmélites et du tiers-ordre, comme il sera relaté plus loin. Jean Soreth mourut à Angers en 1471.
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Les successeurs immédiats de ce grand général ne continuèrent pas son oeuvre. Ils se mirent à distribuer à pleines mains dispenses, privilèges et grades, surtout Christophe Martignoni (1471-1481) qui obtint de Sixte V, à prix d'écus sonnants, la bulle surnommée La grande Mer, appliquant aux carmes tous les privilèges d'exemption des autres Mendiants.
Tel était l'état du Carmel lorsque, en 1523, un Chypriote d'ascendance française, Nicolas Audet (1481-1562), fut nommé vicaire général par Adrien IV. Personnalité puissante, organisateur lucide, il savait allier une ténacité de fer avec une bonté paternelle et une grande prudence. Averti qu'il serait élu général au prochain chapitre des carmes, Audet établit immédiatement son programme de réforme qu'il publia dans son Isagogicon. Il y dépeint dans les couleurs les plus noires l'état lamentable de l'Ordre et signale les moyens d'y remédier. Devenu général le 8 mai 1524, Audet fit approuver par les capitulants les nouvelles constitutions qu'il avait rédigées, prenant pour base celles de Soreth, auxquelles il incorpora des parties de son Isagogicon. Il rendait plus stricte l'observance de la pauvreté et de la vie commune, insistait sur une admission judicieuse des sujets et la réorganisation de leur formation religieuse et intellectuelle. Il visait surtout à rendre à ses fils le sens du sacré, en particulier par une adaptation de la liturgie. Les quarante ans de son généralat ne manquèrent pas d'épreuves. Audet eut à batailler sept ans contre un rebelle, Etienne Jeannesi, qui s'était arrogé le droit de convoquer un chapitre à Montpellier où il se fit élire général, se moquant de toute autorité, y compris de celle du pape. Les Réformes protestante et anglicane détruisirent six provinces florissantes du Carmel, avec environ cent vingt couvents. Le rapport de Nicolas Audet sur l'état de l'Ordre, achevé en 1557, mentionne vingt-quatre provinces, dont cinq amenées entièrement à la stricte observance: Allemagne inférieure, France, Narbonne, Castille et Portugal. Ayant pris une part active au concile de Trente, ce général remarquable mourut au début de décembre 1562. De son vivant, mais pro-
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bablement à son insu, sainte Thérèse avait fondé à Avila le premier monastère de carmélites déchaussées.
Dès le 16 décembre, Pie IV nommait Jean-Baptiste Rossi (Rubeo) de Ravenne vicaire général. Au chapitre tenu à Rome en 1564, il fut élu prieur général presque à l'unanimité. Rubeo consacra le reste de sa vie à introduire dans l'Ordre du Carmel les décrets du concile de Trente. Le nouveau général était une personnalité marquante. A ses hautes qualités humaines — vaste intelligence, droiture, prudence et équilibre, fermeté intransigeante jointe à une réelle bonté de coeur —s'unissaient de solides vertus religieuses et une excellente formation théologique. En lui, l'homme d'action se doublait d'un authentique contemplatif.
En 1566, le nouveau général se mit en route pour réaliser son oeuvre de réforme. Philippe II avait demandé au Saint-Siège et à Rubeo la nomination d'un vicaire général espagnol qui s'occuperait de la réforme de l'Ordre des carmes en Espagne. Mais Rubeo préféra s'y rendre lui-même en passant par Gênes. Le 12 avril 1567, il était à Avila, où il rencontra sainte Thérèse dont il approuva l'oeuvre. Ces deux grandes personnalités se comprirent et s'aimèrent d'emblée. La visite du général en Espagne, puis au Portugal, connut un succès appréciable dans toutes les provinces, à l'exception de celle d'Andalousie. Rubeo chargea ensuite un délégué de visiter les provinces françaises et entreprit lui-même la visite de celles d'Italie. A la Pentecôte 1572 aurait dû avoir lieu un chapitre général à Paris. Mais les guerres de religion qui dévastèrent sept provinces et les difficultés avec celles d'Espagne obligèrent le général d'y surseoir. Le chapitre n'eut lieu que trois ans plus tard à Plaisance. On y traita de la congrégation de Mantoue et des différends surgis entre les carmes déchaux et l'Ordre. Rubeo fut sévère pour les fils de sainte Thérèse qui, à la faveur d'une situation juridictionnelle équivoque, avaient passé outre à sa défense de fonder en Andalousie. Le grand général continua ensuite les visites canoniques en Italie.
[photos:]
-Notre-Dame du Mont-Carmel, 13e siècle, apportée de Terre Sainte selon la tradition (Eglise des grands carmes, Florence).
-Le Wadi 'aïn es-Siah, site de la première implantation des carmes au Mont Carmel (Ph. Elie FRIEDMAN o.c.d.).
-Couvent des grands carmes d'Ayleslbrd (Ph. Maison généralice des grands carmes, Rome).
-Monastère de Saint-Joseph d'Avila (Ph. Lucien-Marie FLORENT o.c.d.).
-Thérèse de Lisieux o.c.d.
-Elisabeth de la Trinité o.c.d.
-Thérèse-Bénédicte de la Croix o.c. d. (Edith Stein) (Ph. Anni BORGAS, Münster i.W. — Carmel de Cologne).
-P. Titus Brandsma o.carm. (photo Maison généralice des grands carmes, Rome).
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Epuisé, il rentra en 1577 à Rome, où il rendit son âme à Dieu le 5 septembre de l'année suivante. 

7. Les carmélites

Il est assez frappant de constater que deux siècles et demi se passèrent après son entrée dans l'histoire, avant que le Carmel n'accueille en son sein des moniales. Pourtant le second Ordre du Carmel allait connaître un important développement, surtout à la suite de la réforme thérésienne. De toutes les contemplatives que l'Église compte aujourd'hui, les carmélites sont les plus nombreuses.
Il est vrai que, déjà au moyen âge, des femmes vivaient de l'esprit du Carmel. En France, en Angleterre et en Flandre, des recluses, dont la bienheureuse Jeanne de Toulouse, s'étaient placées sous la direction spirituelle des carmes. On leur donnait l'habit de l'Ordre, mais non le scapulaire, et elles suivaient la règle des carmes. D'autres femmes pieuses menaient dans le monde une vie consacrée à Dieu sous la conduite de religieux de l'Ordre, soit isolément, soit en petites communautés: des humiliates en Lombardie, des mantellates ou pinzocchere en Italie, des béates en Espagne et des béguines aux Pays-Bas. Une communauté féminine de Venise fut agrégée dès 1300 «aux bienfaits spirituels de l'Ordre» par le général Gérard de Bologne. D'autres femmes étaient, selon l'usage médiéval, unies au Carmel par la profession religieuse en qualité de soeurs converses attachées aux couvents des pères, mais habitant des maisons séparées.
Le Carmel comptait donc des femmes consacrées, mais point de moniales. Un premier pas vers un second Ordre fut accompli en 1450 par le provincial de Toscane et le prieur de Florence. Ils construisirent dans cette ville le premier couvent de pinzocchere, qui est à l'origine du monastère de Sainte-
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Marie-des-Anges. Le prieur de Florence fit un voyage aventureux à Rome pour demander à Nicolas V un document lui permettant d'affilier ces soeurs au Carmel. Il obtint du pape la bulle Cum nulla du 5 octobre 1450. Désormais les carmes pouvaient admettre dans leur institut « de pieuses vierges, veuves, béguines, mantellates ou autres, qui vivent avec l'habit et sous la protection de l'Ordre de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel ». Mais les religieuses du couvent de Florence n'étaient pas encore moniales: la clôture n'y fut acceptée qu'au XVIe siècle.
Une nouvelle étape en vue d'une branche féminine de l'Ordre fut franchie probablement à l'occasion de la visite canonique effectuée en 1451 par le cardinal de Cues en Allemagne et aux Pays-Bas. Il décréta que les communautés de femmes vivant sans règle déterminée devaient se joindre à un institut déjà existant. Lors du chapitre général du Carmel tenu à Cologne en mai 1452, une communauté de béguines de Gueldre, Ten Eisen, demande son affiliation à l'Ordre au prieur général Jean Soreth. Celui-ci répond affirmativement par lettre du 10 mai de la même année. Mais ce ne fut que par son deuxième message, du 14 octobre 1453, aux ex-béguines de Gueldre, que Soreth les admet officiellement dans l'Ordre en vertu de la bulle Cum nulla, leur donnant en même temps des instructions détaillées, aujourd'hui perdues, pour leur vie conventuelle. C'est ainsi qu'elles devinrent les premières carmélites. Le 15 août 1455, le prieur général reçut dans l'Ordre les «soeurs recluses» de Nieuwkerk. A ce deuxième monastère, il donna un authentique «style de vie» basé sur les constitutions des carmes, en tant qu'elles étaient adaptables à la vie conventuelle des moniales. Il en ressort aussi que ces carmélites observaient déjà la stricte clôture, à l'exception de quelques «soeurs du pardehors» qui devaient s'occuper du ravitaillement. Les directives de Jean Soreth serviront de base à toutes les fondations de moniales. Voilà pourquoi on peut le considérer en quelque sorte comme le « fondateur» des carmélites.
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Jean Soreth s'occupa lui-même des fondations effectuées aux Pays-Bas et en Bretagne. Les premiers monastères dans les Pays-Bas furent suivis de plusieurs autres entre 1455 et 1469: Dinant, Liège, Haarlem, Huy, Namur, Vilvoorde. Plus tard, le général rédigea des constitutions complètes pour ces monastères très fervents, où le voeu de pauvreté et la vie commune étaient parfaitement observés.
En terre bretonne, la bienheureuse duchesse Françoise d'Amboise (cf. p. 101) devint, avec Jean Soreth, fondatrice des carmélites. Ayant rencontré le général après la mort de son mari, elle se décida à fonder un monastère à Vannes. Grâce à neuf moniales venues de Liège, le projet, approuvé par Pie II, se réalisa le ler février 1464 par la prise de possession solennelle du monastère des Trois-Maries au Bondon, où Françoise prit l'habit quatre ans plus tard. Devenue prieure, elle fonda le monastère «des Colles» à Nantes. Jean Soreth avait très probablement donné aux carmélites bretonnes les constitutions rédigées pour celles des Pays-Bas. De ce texte savoureux, remanié du vivant et selon les indications de Françoise d'Amboise, quelques copies sont parvenues jusqu'à nous. Le but de la vie des carmélites y est ainsi formulé : «Connaître Dieu et le servir et le prier pour le salut du monde ».
En Italie, les carmels féminins se développèrent sans la collaboration immédiate de Jean Soreth. Après le couvent de Sainte-Marie-des-Anges — où allait entrer au xve siècle Marie-Madeleine de Pazzi (cf. p. 103) —, il se forma une deuxième maison à Florence, qui devint plus tard le monastère de la Nunziatina.
Dans la congrégation de Mantoue, plusieurs monastères de carmélites furent fondés vers la fin du xve siècle. Le premier fut celui de Parme (1465) où vécut la bienheureuse Archangèle Girlani. Vers 1481, Thomas Caravaggio, le prieur des carmes de la même ville, rédigea pour les moniales des constitutions calquées sur celles que Soreth avait données aux religieux. L'année suivante, d'autres monastères furent érigés à
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Ferrare et à Brescia. Celui de Reggio-Emilia eut pour fondatrice la bienheureuse Jeanne Scopelli, une âme toute mariale. En 1492, la bienheureuse Archangèle Girlani «Archange de nom et de moeurs», dira un historien — allait fonder à Mantoue le monastère de Sainte-Marie-du-Paradis.		
En Espagne, il est fait mention pour la première fois en 1346 de béates qui s'étaient mises sous la direction des carmes. Mais elles ne vivaient pas en communautés. Dans la deuxième moitié du XVe siècle, plusieurs couvents féminins furent fondés et agrégés au Carmel, surtout en Andalousie. Le premier fut celui de Ecija (1450 ou 1457). Suivirent entre 1508 et 1537 ceux de Grenade, Séville, Antequera, Aracena et Paterna del Campo. Le premier couvent castillan fut celui de l'Incarnation d'Avila, établi le 25 juin 1479, et suivi de ceux de Fontiveros et de Piedrahita. Ces couvents espagnols restèrent des beaterios sans stricte clôture jusque après le concile de Trente, dont les décrets allaient les y obliger. Par ailleurs, leur extrême pauvreté était parfois un obstacle à une vie tout à fait régulière. Une seule exception certaine : l'unique monastère établi en Aragon, celui de Valence qui, dès sa fondation, fut soumis à la stricte clôture et dont les religieuses étaient des moniales carmélites.	
Le couvent de l'Incarnation d'Avila allait devenir célèbre par l'entrée, le 2 novembre 1535, d'une jeune fille de la ville : Teresa de Ahumada. Celle-ci devait élargir l'Ordre du Carmel en lui adjoignant une nouvelle branche qui s'inspirerait à la fois de la règle de 1247 et des vues géniales de Thérèse, jointes à son expérience personnelle. 

8. Les ordres séculiers ou tiers-ordres et les congrégations du Carmel


A partir de la fin du XIIe siècle, lorsque les carmes eurent obtenu de la papauté leur approbation définitive et commencèrent 
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à s'implanter dans les villes, on trouve à l'ombre de leurs couvents, isolés ou en groupes, des laïcs désireux d'alimenter leur vie spirituelle aux sources du Carmel. Nombre d'entre eux furent, dès cette époque lointaine, affiliés à l'Ordre. Mais ces admissions sporadiques demeurèrent longtemps encore du ressort de l'initiative personnelle des supérieurs locaux.
Vers le début du XIVe siècle commença à se développer un mouvement de laïcs — de femmes surtout, mais aussi de foyers — appelés à se consacrer à Dieu dans le sillage du Carmel. Continuant à vivre dans leurs maisons, ils mettaient au service de l'Ordre leurs personnes et leurs biens. Peu à peu, ils se groupèrent en « confréries », vivant selon la règle du Carmel. Il n'existait encore, à ce moment-là, qu'un seul Ordre, une seule «fraternité» carmélitaine, constituée par les couvents de carmes et ces associations laïques. D'autre part, des femmes commençaient à former de véritables communautés religieuses sous la direction des pères carmes.	
L'origine, non seulement des carmélites, mais encore des tiers-ordres ou ordres séculiers du Carmel remonte à la promulgation de la bulle Cum nulla, en 1452, sous le généralat de Jean Soreth, qui en est en quelque sorte le fondateur. Trois ans plus tard, il rédigea la Troisième règle des Carmes qui, légèrement remaniée, fut publiée par Philippe de la Visitation en 1675 (PVT 219-225). Cette règle, comme toute la législation subséquente des tiers-ordres carmélitains, met l'accent sur le précepte central de la règle de saint Albert, la prière perpétuelle (cf. p. 19), et implique les voeux d'obéissance et de chasteté, ce dernier ayant été considéré d’abord comme définitif, puis comme adapté à l’état de vie de chaque tertiaire.	 A partir du milieu du XVe siècle, le tiers-ordre séculier se répandit largement en Europe, sensible surtout à la vie mariale du Carmel.	
A la même époque, on commença aussi à parler de l'apparition de Notre-Dame à saint Simon Stock (cf. p. 98), et la dévotion au scapulaire du Carmel devint très populaire,	
		
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dépassant considérablement les limites du tiers-ordre. De nombreux laïcs furent ainsi formés selon l'esprit du Carmel. Parmi eux, nous ne citerons que deux bienheureux de la fin du moyen âge: Jeanne de Toulouse, recluse, et Nuno Alvarez Pereira (1360-1431), chef victorieux des armées portugaises. Une législation unifiée pour les tertiaires de l'ancienne observance fut élaborée entre 1637 et 1678 sous les généralats de Théodore Stratius et Emile Jacomelli, et une nouvelle règle, conforme aux exigences de Vatican II, approuvée par le Saint-Siège en 1977. Parmi ces tertiaires sont à signaler la grande mystique mariale flamande, Marie de Sainte-Thérèse (Petyt) et les martyres de la Révolution, Thérèse Thiac et Anne-Rose Bernard, décapitées à Bordeaux.
*
Le tiers-ordre du Carmel thérésien se développa lentement. Les deux saints docteurs exercèrent une influence spirituelle sur de nombreux laïcs, dont le frère de Thérèse d'Avila, Don Lorenzo de Cepeda, et celui de Jean de la Croix, Francisco de Yepes, sans oublier la veuve Ana de Penalosa, pour laquelle le docteur mystique rédigea le commentaire de la Vive Flamme. Une véritable extension du tiers-ordre thérésien ne se manifeste qu'au début du XVIIe siècle, après la scission de l'Ordre en deux congrégations. Celle d'Italie prit alors en charge les fraternités de laïcs. En 1708, son général, Quentin de Saint-Charles, leur donna une règle qui insiste surtout sur l'oraison mentale *. A la fin du XIXe siècle, signalons parmi les tertiaires thérésiens, le général de Sonis en France et Carmen de Sojo, femme de médecin et mère de famille, en Espagne. On peut encore évoquer ici Marie-Antoinette de Geuser, Consummata, qui sans être tertiaire vécut de l'esprit du Carmel : « Ma vie s'écoule toujours au sein de la Trinité bienheureuse... Confondue dans l'Amour, je suis transformée en Christ, et je vis là sous le regard du Père.»
Le laïc du Carmel, présent à Dieu par sa vie d'oraison *, est 
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aussi présent au monde par son zèle apostolique. La flamme allumée en lui par l'Esprit, au coeur de la prière, a besoin de se communiquer, soit dans l'action directe, soit dans l'obscurité de l'offrande totale dans la foi.
*
µAu cours des xixe et xxe siècles, bon nombre de congrégations religieuses furent agrégées à l'une et l'autre observances du Carmel. Leur apostolat s'exerce en de nombreux domaines dans une grande fidélité à l'esprit de l'Ordre où le rôle de la prière intérieure * est fondamental. Les plus importantes de ces familles religieuses sont nées en Espagne — comme celle des carmélites de la charité, fondées par sainte Joachime de Vedruna (cf. p. 117) — en France, en Hollande et en Inde. Il existe aussi des instituts séculiers carmélitains, dont celui de Notre-Dame-de-Vie à Venasque en France, répandu aujourd'hui en plusieurs pays (cf. p. 128).

9. La réforme thérésienne

Doria Teresa de Ahumada avait vingt ans lorsqu'elle entra à l'Incarnation d'Avila. Les fréquentes visites des séculiers, l'absence de clôture et la grande pauvreté y avaient fait naître bien des abus, ce qui n'empêchait pas, cependant, la présence d'un bon noyau de religieuses ferventes. D'emblée, Thérèse se trouva parmi elles, même si pendant de longues années, elle résista à Dieu qui réclamait le don total. Dans sa quarantième année, une grâce puissante lui donna enfin la force de se décider pour lui seul et de lâcher tout le reste. Cette femme, éminemment douée humainement et spirituellement, était prête à entreprendre l'oeuvre que Dieu lui destinait 4.

4. Les biographies des docteurs du Carmel, p. 81 et p. 86 sont le complément indispensable de ce chapitre.

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Thérèse avait conscience que l'idéal premier du Carmel n'était pas intégralement vécu dans son couvent. Sa soif de prière, de silence, de solitude allait grandissant. D'autre part, en 1560, un appel de Philippe II lui avait fait connaître les plaies infligées à l'Eglise par la réforme protestante. «J'aurais volontiers sacrifié mille vies pour une seule de ces âmes qui se perdaient» (CP 1), s'écrie-t-elle. Que faire pour que ce désir intense d'une vie à la fois purement contemplative et pleinement apostolique devienne réalité ? Une conversation fortuite fit naître dans l'esprit de la sainte l'idée de fonder un monastère de religieuses déchaussées/5 où serait observée dans toute sa rigueur la règle «primitive»/6 de l'Ordre.
Dieu lui ayant fait comprendre qu'il voulait cette fondation (VE 9), Dorla Teresa se mit à l'oeuvre de toute son ardeur. Prévoyant l'opposition du provincial des carmes, elle suivit la recommandation de ses éminents conseillers ecclésiastiques: en grand secret et par l'intermédiaire d'amis sûrs, elle s'adressa au Saint-Siège afin d'obtenir pour son carmel un bref qui la placerait sous la juridiction de l'évêque du lieu. Ce document lui ayant été accordé le 7 février 1562, Don Alvaro de Mendoza, évêque d'Avila, accepta de prendre le futur monastère sous son obédience. Déjà la fondatrice avait acheté et fait aménager une petite maison avec l'aide de sa soeur Juana, de son beau-frère Juan de Ovalle et de son amie Doria Guiomar de Ulloa. Le 24 août, tout étant prêt, Thérèse de Jésus — c'est ainsi qu'elle se nommera désormais — va s'enfermer avec quatre novices dans son tout petit monastère dédié à saint Joseph. Il n'en fallait pas plus pour déclencher un violent orage contre le nouveau couvent et sa fondatrice.
Le jour même, la prieure de l'Incarnation ordonna à Thérèse de réintégrer sa communauté. Sans hésiter, la carmélite

5. Dans l'Espagne du xvie siècle, se déchausser signifiait embrasser une forme de vie religieuse plus austère.

6. La règle de 1247, qualifiée toujours de «primitive» par Thérèse d'Avila.

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obéit. Le lendemain, on soumit son cas au provincial, Ange de Salazar, qui fut conquis par son humilité. Il lui promet de la laisser rentrer à San José, si la fondation subsiste. Car dans la ville, on s'était juré de faire disparaître ce monastère fondé sans rentes. La tempête s'étant calmée, Thérèse y retourna en décembre 1562. Peu à peu, elle organise la vie conventuelle et rédige ses constitutions, chef-d'oeuvre d'équilibre humain et spirituel.
Ayant appris par un missionnaire, en 1566, la grande misère spirituelle des Indiens du Nouveau Monde, elle supplie le Seigneur de lui donner d'attirer des âmes à son service. Elle reçut cette réponse : « Tu verras de grandes choses!» (LF 1). La promesse divine devait se réaliser sans tarder.
Lors de sa visite canonique à Avila l'année suivante, le prieur général Rubeo ne se contenta pas d'approuver l'oeuvre de la Madre. Il lui donna des patentes pour fonder d'autres monastères en nombre illimité (LF 2). Quant à l'érection de couvents de carmes déchaux, le père de l'Ordre se montra moins empressé. Mais Thérèse parvint à vaincre ses réticences et, par lettre du 10 août 1567, il lui donna licence de fonder deux maisons de «carmes contemplatifs» qui devront rester «perpétuellement soumises à la province de Castille ».
La même année, un deuxième monastère de carmélites fut érigé à Medina del Campo, où la fondatrice rencontra les deux premiers futurs carmes déchaux : le prieur du couvent de la ville, Antoine de Heredia, et un jeune étudiant carme, Jean de Saint-Mathias, qui allait devenir Jean de la Croix. En 1568, deux autres fondations de moniales furent établies à Malagon et Valladolid, suivies, le 28 novembre, par l'érection canonique, dans la plus grande pauvreté, du premier et minuscule couvent de carmes déchaux à Duruelo. Antoine de Jésus, Jean de la Croix et le diacre frère Joseph firent leur nouvelle profession selon la règle « primitive».
Avec la bénédiction de Rubeo, la réforme continua de s'étendre rapidement : entre 1570 et 1574, le prieur général donna des patentes pour la fondation de sept couvents de
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déchaux, leur interdisant toutefois, à une exception près, de fonder en Andalousie. Une dérogation à cette défense allait susciter une tempête contre eux.
Les rois d'Espagne s'étaient arrogé des privilèges très étendus : proposer des candidats pour les sièges épiscopaux ; relever de toutes peines ecclésiastiques, y compris l'excommunication; soumettre la publication des décrets pontificaux au placet royal. Un ministre de Philippe II disait, non sans raison : «En Espagne, il n'y a pas de pape.»
Voulant réformer tous les Ordres religieux d'Espagne, le roi chercha à obtenir pleins pouvoirs du Saint-Siège, qui se récusa sous prétexte que le concile de Trente traiterait de cette réforme. Le 2 décembre 1563 fut promulgué, en effet, le décret De regularibus qui confiait le renouvellement des instituts religieux à leurs supérieurs respectifs. Pour tenter d'obtenir mainmise au moins sur l'Ordre du Carmel, dont le chapitre général était proche, Philippe II tenta de faire nommer, par le pape et le nouveau prieur général, un vicaire général pour l'Espagne. Rubeo réagit avec une prudence consommée: il fixa les pouvoirs de l'hypothétique vicaire général et... annonça à Philippe II qu'il viendrait en personne introduire la réforme du concile de Trente dans les provinces du royaume. Ayant obtenu un bref pontifical à cet effet, Rubeo arriva à Madrid en juin 1566 pour se munir du placet royal et rencontrer Philippe II, qui le reçut aimablement.
Le général commença sa visite par l'Andalousie, où il constata de nombreux abus et des divisions tenaces, dus surtout aux agissements du provincial, Gaspard Nieto, de ses frères Melchior et Balthasar et de leurs partisans. Il punit sévèrement les fauteurs de désordre et promulgua au cours du chapitre final ses Institutions et ordonnances, réelles constitutions conformes aux décrets tridentins. Mais à peine Rubeo s'était-il éloigné de cette province, que les carmes châtiés et excommuniés se mirent à intriguer odieusement contre lui à la cour royale, où ils furent relevés de leurs peines. Le général poursuivit sa visite canonique par le Portugal — «province 
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bénie... exemplaire quant à la vie commune et de grande observance», dira-t-il — et la termina par la Castille, l'Aragon et la Catalogne, dont l'état était assez bon malgré le petit nombre des religieux.
Pendant ce temps, des négociations se poursuivaient en grand secret entre la cour de Madrid et la curie romaine. Philippe II voulait pousser plus loin la réforme et finit par obtenir deux brefs (décembre 1566 et avril 1567) qui, pour le renouveau, soumettaient les Ordres religieux d'Espagne aux évêques. Mais à la suite de plaintes multiples, saint Pie V choisit d'autres visiteurs et nomma pour le Carmel, le 20 août 1569, trois dominicains : Pierre Fernandez en Castille, Michel de Hebrera en Catalogne et Aragon, et François de Vargas en Andalousie. Pour le temps de la visite, leur autorité primait celle du pouvoir ordinaire du général. Il leur était pratiquement donné carte blanche pour tout ce qui regardait la réforme et leurs pouvoirs pouvaient être délégués à d'autres dominicains ou à des carmes. Certaines imprécisions, des interprétations divergentes du document de nomination des dominicains et surtout le fait que Rubeo avait conservé les mêmes droits de commissaire apostolique allaient provoquer de graves litiges entre chaussés et déchaux.
Le P. Fernandez mit des déchaux à la tête de plusieurs couvents de l'antique observance en Castille, afin de les réformer conformément au désir du roi. Pour organiser les maisons des déchaux, il nomma vicaire provincial Balthasar de Jésus (Nieto) qui s'était joint à eux. Et en 1571, le visiteur envoya Thérèse de Jésus à l'Incarnation d'Avila en qualité de prieure, afin d'amener les religieuses à une vie plus régulière. Malgré le mécontentement causé par ces dispositions parmi certains chaussés, la visite de Fernandez fut un succès : Rubeo décida, en 1575 au chapitre de Plaisance, que ses décrets devaient être mis en pratique.
En Andalousie, la situation était bien plus grave. La visite du P. de Vargas, dont le jugement n'était pas à la hauteur de la tâche, n'y eut pas plus d'effet que celle du prudent et véné-
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rable père général. Le seul moyen efficace pour la réforme de cette province lui sembla l'introduction des déchaux, malgré l'interdiction formelle de Rubeo. Il embarqua ainsi la jeune Descalcez dans une situation juridique inextricable. Même si, légalement, la décision du visiteur pouvait se défendre — la Madre fundadora, conseillée par d'excellents canonistes, ne douta jamais de la légitimité des fondations établies selon les injonctions de Vargas —, elle fut un désastre pour l'Ordre tout entier. Après avoir remis, en novembre 1572, le couvent de Saint-Jean-du-Port à deux religieux déchaux descendus fortuitement en Andalousie, le visiteur fit venir de Castille, l'année suivante, le P. Balthasar de Jésus pour la fondation de Grenade et le P. Gabriel de la Conception pour celle de La Penüela. Ce sont donc d'anciens chaussés rebelles et gravement sanctionnés par Rubeo, qui firent les premières fondations de déchaux en Andalousie.	
Le 28 avril 1573, Vargas nomme Balthasar de Jésus supérieur des trois couvents et lui délègue ses propres pouvoirs de visiteur pour les chaussés et les couvents de déchaux fondés ou à fonder en Andalousie. Il lui enjoint aussi d'établir une nouvelle maison à Séville. Cependant, le 4 août de la même année, Balthasar Nieto transmet ses pouvoirs à un jeune déchaux, frais émoulu du noviciat, très brillant mais manquant totalement d'expérience : Jérôme-Gratien de la Mère de Dieu. Sous prétexte d'accompagner Ambroise Mariano, un autre déchaux, qui devait se rendre en Andalousie pour affaires, il quitta la province de Castille sans bruit. Lorsque son provincial le rappela, Vargas prit la défense de Jérôme-Gratien. En octobre, celui-ci rendit la maison de Saint-Jean-du-Port aux carmes chaussés et, en janvier 1574, ouvrit un nouveau couvent de déchaux à Séville. Il en informa le P. Rubeo qui lui écrivit une lettre sévère, l'accusant d'avoir «agi contrairement à l'obéissance» alors qu'il était «à peine un novice». Gratien, convaincu que ses pouvoirs apostoliques étaient supérieurs à ceux du général, ne lui écrivit jamais plus, malgré les instances de Thérèse de Jésus.		
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Le 13 juin de la même année, Vargas alla plus loin en nommant Gratien vicaire provincial des «carmes, primitifs comme non primitifs» d'Andalousie, lui ordonnant d'accepter sous peine d'excommunication et de rébellion. De plus en plus irrité, Rubeo obtint de Grégoire XIII, par un motu proprio du 13 août 1574, la révocation des visiteurs dominicains à condition que soit maintenu ce qu'ils avaient décrété. Les carmes seraient visités dorénavant par leur prieur général ou ses délégués. Le nonce Ormaneto conservait pourtant ses pouvoirs apostoliques pour la réforme des Ordres religieux. Ne jugeant pas achevée celle des carmes, il la prit personnellement en mains et, le 22 septembre, nomma Vargas et Gratien solidairement visiteurs d'Andalousie. En réalité, la visite allait reposer presque exclusivement sur les jeunes épaules du déchaux.
Thérèse de Jésus, elle, était enchantée des progrès de ses fils en Andalousie, tout en regrettant le déplaisir du prieur général (LM 14.5.1574). Elle avait repris ses fondations avant la fin de son priorat à l'Incarnation: le monastère de Ségovie fut érigé en 1574. Puis, libérée de sa charge, elle se rendit à Beas qu'elle ne croyait pas être en Andalousie (LM sept. 1574). Beas l'était pourtant... Et la Madre se trouvait ainsi soumise à la juridiction de Gratien, qu'elle n'avait encore jamais vu. C'est à Beas qu'ils allaient se rencontrer. La fondatrice, bien plus âgée que Gratien, fut tellement charmée par le brillant jeune carme qu'elle lui donna immédiatement toute sa confiance. Belle preuve que cette grande mystique avait su conserver intacte toute sa féminité. En mai 1575, sur le désir de Gratien, elle part fonder à Séville, persuadée de la supériorité des pouvoirs de Gratien sur ceux de Rubeo.
Cette fondation coïncidait, à quelques jours près, avec l'ouverture du chapitre convoqué par le prieur général à Plaisance pour le 21 mai 1575. La révocation des visiteurs dominicains fut lue officiellement. Les décrets du chapitre général interdisent aux «contemplatifs» de former une province ou congrégation séparée de la province de Castille ; ceux qui ont
				
				
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ouvert des maisons contre la volonté du général devront être déposés de leurs charges ; les couvents de Grenade, Séville et La Pefluela doivent être abandonnés dans les trois jours. Le verdict était sévère... L'une des décisions du chapitre ne fut pas rendue publique, mais communiquée directement à Thérèse de Jésus : elle se voyait assignée à résidence dans un monastère de son choix. La Madre se décida pour Tolède.
Le 3 août 1575, le nonce Ormaneto donna à Gratien des patentes de visiteur de tous les chaussés et déchaux d'Andalousie et des déchaux de Castille. Fort de ces pouvoirs et s'appuyant sur le désir, exprimé verbalement, du nonce, Gratien se crut en droit d'ériger, par lettre du 3 août 1576, « une province et congrégation» — soumise immédiatement au prieur général — « laquelle comprendrait toutes les maisons de déchaux, fondées ou à fonder, afin qu'ils puissent vivre de manière uniforme». En même temps, le visiteur convoquait un chapitre des déchaux à Almodovar, où ils se trouvèrent réunis le 1er septembre. Il paraît clair que, dans ce cas, Gratien outrepassa ses droits.
La guerre ouverte ne tarda pas à éclater. Le 5 août 1576, le P. Jérôme Tostado, délégué de Rubeo pour l'application des décrets de Plaisance, arrive en Espagne, mais va tout d'abord visiter le Portugal. Le 18 juin 1577, le protecteur des déchaux, le nonce Ormaneto, meurt. Son successeur, Mgr Sega, arrive le 29 août, prévenu contre eux. Le même mois, Tostado est à Madrid. Le nouveau nonce interdit à Gratien de poursuivre la visite. Le déchaux se soumet, s'attendant au pire. Tostado intervient à l'Incarnation d'Avila, où les soeurs veulent réélire Thérèse de Jésus, qui de fait n'était plus éligible. Le provincial des carmes préside l'élection qui fut orageuse. Le 3 décembre, Jean de la Croix et son compagnon, chapelains du couvent, sont emmenés de nuit comme des malfaiteurs. Après avoir gouverné lui-même les déchaux jusqu'au 16 octobre, Tostado les plaça sous la juridiction des provinciaux de Castille et d'Andalousie.
Le 5 septembre 1578, le grand Rubeo avait rendu son âme 
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à Dieu. En apprenant la nouvelle, Thérèse de Jésus est «dans le plus grand chagrin. Si on avait eu recours à lui, toutes les difficultés seraient aujourd'hui aplanies», écrit-elle, sans doute avec raison (LM 15.10.1578).
Le 1er avril 1579, le prudent et bienveillant P. Ange de Salazar était nommé supérieur des déchaux. Après avoir examiné à fond le conflit qui divisait les carmes, le nonce engagea Philippe II à s'adresser au pape pour obtenir l'érection d'une province séparée des fils de sainte Thérèse. Grégoire XIII répondit favorablement par le bref du 22 juin 1580. Au premier chapitre des déchaux, tenu en mars 1581 à Alcalà, Jérôme-Gratien fut élu provincial.
Thérèse, bien que «vieille et cassée» (LM 18.6.1575), fonda, en 1580, les monastères de Vilanueva de la Jara et Palencia, et l'année suivante celui de Soria. En 1582, la Madre fundadora érigea à Burgos son dernier carmel au prix de grandes épreuves. La mère du Carmel réformé mourut à Albe de Tormès le 4 octobre 1582. On comptait alors 15 couvents de déchaux et 17 de carmélites déchaussées.
A la fin du provincialat de Gratien, le chapitre de Lisbonne (1585) lui donna pour successeur, sur sa proposition, le P. Nicolas de Jésus-Marie Doria, un Gênois despotique qui mettait l'accent moins sur la contemplation débordant en apostolat que sur l'observance régulière. Il se proposait avant tout l'entière séparation des déchaux d'avec les chaussés. Deux ans déjà après son élection, il obtient un bref du pape érigeant les déchaux en congrégation indépendante, soumise immédiatement au prieur général et gouvernée par un vicaire général. L'année suivante, Nicolas de Jésus-Marie est élu à cette charge. Sans tarder, il institua un nouveau gouvernement, la Consulta — formée par le vicaire général et son conseil —, à laquelle sont remis tous les pouvoirs; toute autorité est retirée de fait aux prieurs et provinciaux.
Les carmélites craignaient avec raison que Doria ne touchât aussi à leurs lois. La prieure de Madrid, Anne de Jésus, s'adresse alors à Sixte-Quint et obtient un bref confirmant les
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constitutions des moniales approuvées à Alcalà, du vivant de Thérèse de Jésus. Le vicaire général se fâche à outrance et menace d'abandonner le gouvernement des carmélites. Saint Jean de la Croix proteste contre cette résolution et contre le dessein de Doria de chasser Gratien de l'Ordre. Tombé en disgrâce, le docteur du Carmel sort du chapitre de Madrid sans charge aucune. Il se rend, serein, à La Penuela, puis à Ubeda, où après de grandes souffrances physiques et morales, il meurt dans la joie le 13 décembre 1591. Le sort de Gratien fut tragique : après un procès inique, Doria le chassa du Carmel réformé en 1592. Vingt-deux ans plus tard, le collaborateur de sainte Thérèse mourut paisiblement chez les grands carmes de Bruxelles.
Le supérieur des déchaux se voyait enfin libre d'agir selon ses vues, puisque les résistants avaient «disparu». La réforme suivrait désormais ses propres chemins. Au chapitre général de Crémone, en 1593, Doria fit présenter une supplique demandant «pour le bien de la paix, de la tranquillité et de l'augmentation de tout l'Ordre, comme de la congrégation des déchaux», leur séparation totale d'avec l'antique observance en vue de former un Ordre indépendant. Le chapitre répondit par un vote favorable, confirmé le 20 décembre de la même année, au moyen de la bulle Pastoralis officii, par Clément VIII, qui nomma Doria premier préposé général de l'Ordre des carmes déchaux. L'année suivante, le «Lion du Carmel » mourut à l'âge de 55 ans. Il avait dit: «Même après ma mort, mes os, s'entrechoquant dans la tombe, crieront encore : Observance, observance...»
Séparées juridiquement, les deux branches du Carmel restent néanmoins unies par leurs origines et leur patrimoine spirituel communs. D'ailleurs, comme par une ironie de l'histoire, Thérèse de Jésus et Jean de la Croix étaient morts au sein de l'ancien Carmel indivis.
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10. Extension de l'Ordre des carmes déchaux en Europe

Doria avait décrété que la réforme thérésienne ne devait pas s'étendre au-delà des Espagnes et ses successeurs suivirent cette ligne. Toutefois, Nicolas de Jésus-Marie avait fondé un couvent de déchaux à Gênes, en 1584, sur l'ordre de Jérôme-Gratien. Or, à la fin du XVIe siècle, on proposa aux religieux de Gênes de faire une fondation à Rome. Le préposé général espagnol s'étant récusé, Clément VIII intervint par le motu proprio du 20 mars 1597, par lequel il séparait les déchaux de Gênes et de Rome de ceux d'Espagne. Le couvent de la Scala fut érigé la même année dans la ville éternelle. Le 13 novembre 1600, le pape divisa l'Ordre des déchaux en deux congrégations autonomes : celle de Saint-Joseph pour l'Espagne, le Portugal et le Mexique (cf. p. 58) et celle de Saint-Elie pour l'Italie et les autres régions d'Europe et du monde.
Quelques carmes éminents venus d'Espagne, en particulier Jean de Jésus-Marie (de Calahorra) et Thomas de Jésus, restèrent en Italie et contribuèrent à former les premiers déchaux de ce pays. Entre 1602 et 1623, dix nouveaux couvents y furent établis. Des étrangers de diverses nations entraient dans les noviciats italiens, afin de pouvoir créer ensuite des maisons dans leurs patries. Le monastère des carmélites de Gênes essaima en Avignon (1613), puis à Terni (1618). Trois autres carmels suivirent, dont deux à Rome.
En 1604, trois carmes déchaux missionnaires, en route vers la Perse (cf. pp. 57 ss.), passèrent par la Pologne, où le roi Sigismond les accueillit avec joie. Cette rencontre est à l'origine de la fondation du premier couvent polonais à Cracovie (1605) auquel, en peu d'années, neuf autres maisons vinrent s'adjoindre.
En France, les carmélites thérésiennes furent implantées
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avant les carmes. Jean de Quintanaduenas de Brétigny — espagnol par sa mère et français par son père — exerça un rôle primordial bien qu'effacé. Son biographe, Pierre Sérouet, vient de lui restituer son titre de «premier promoteur en France et ès pays de Flandre de l'Ordre des (carmélites déchaussées)».
En 1582, à l'occasion d'un voyage, Brétigny rencontra au carmel de Séville Marie de Saint-Joseph, une fille de prédilection de sainte Thérèse. Conquis, il étudie l'esprit de la réforme, sous la direction du P. Gratien. En 1585, il se rend à Pastrana au chapitre des déchaux et leur soumet son désir d'introduire des carmélites en France. Il obtient une réponse favorable, à condition que les carmes précèdent les moniales afin de pouvoir les assister ensuite. Brétigny rentre en France, fait quantité de démarches, puis repart en Espagne. Bien des choses avaient changé : Doria, devenu omnipotent, et Philippe II se montraient réticents. Après deux ans d'efforts inutiles, Jean de Brétigny regagne la France, déçu, et se met à traduire les oeuvres de Thérèse de Jésus.
A Paris, Madame Barbe Acarie (cf. p. 105) va se les faire lire, sans grand enthousiasme. Et voici que la sainte Mère lui apparaît et l'engage impérieusement à faire venir ses filles en France. Une fois les amis ecclésiastiques de Barbe à sa cause, les choses vont bon train et tout se décide : le premier monastère sera fondé à Paris; on demandera les constitutions et ira quérir en Espagne des filles de sainte Thérèse, capables de transmettre son esprit aux Françaises; à défaut de carmes déchaux, trois supérieurs furent choisis parmi les intimes de Madame Acarie : Duval, Gallemant et Bérulle. Le Saint-Siège ayant approuvé le projet, on se mit à aménager le futur monastère. Depuis quelque temps déjà, Madame Acarie formait des jeunes filles à la vie religieuse. Seules manquaient les six moniales espagnoles. Il fallut toute la diplomatie de Bérulle et un bref du Saint-Siège pour les obtenir du provincial récalcitrant. Parmi elles se trouvaient Anne de Jésus, fille très aimée de Mère Thérèse, et Anne de Saint-Barthélemy, la compagne inséparable de ses dernières années.
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En 1604 eut lieu l'inauguration du carmel de l'Incarnation à Saint-Denys. Anne de Jésus en devint la première prieure. Des difficultés ayant surgi, elle quitta Paris un an plus tard pour fonder à Dijon. Anne de Saint-Barthélemy, qui venait d'ériger le monastère de Pontoise, lui succéda. En 1606, à la demande des archiducs des Pays-Bas, Anne de Jésus quitta la France avec deux autres mères espagnoles et quelques Françaises pour établir un carmel à Bruxelles. Anne de Saint-Barthélemy, après avoir fondé à Tours, se rendit, elle aussi, aux Pays-Bas. «Je n'oublierai pas mes Françaises !» écrira-t-elle. Des Espagnoles, seule la Mère Isabelle des Anges resta en France jusqu'à sa mort. Le Carmel de France était bien assis désormais. La première prieure française fut Madeleine de Saint-Joseph qui succéda à Anne de Saint-Barthélemy à Paris. On a conservé d'elle cette prière : «Seigneur, vous avez pris ma nature, prenez encore ma personne !» Après la mort de son mari, Barbe Acarie entra au carmel d'Amiens en qualité de converse. A Beaune, Soeur Marguerite du Saint-Sacrement pénétra, par la porte de l'enfance de Jésus, dans les profondeurs des mystères divins. Elle inaugura la dévotion au saint Enfant-Jésus de Beaune. A la mort d'Isabelle des Anges (1644), le Carmel français comptait 55 monastères.
Les carmes déchaux s'établirent tout d'abord en Avignon, alors territoire pontifical (1609). Un an plus tard, ils obtinrent l'autorisation royale de fonder en France. Leur premier couvent fut établi à Paris, rue de Vaugirard, en 1611. La même année vit l'inauguration de celui de Nancy, et Charenton ne tarda pas à avoir le sien. D'autres fondations suivirent à un rythme rapide : 13 entre 1619 et 1635.
En Belgique, Anne de Jésus fonda encore des monastères à Louvain, puis à Mons, et Anne de Saint-Barthélemy établit celui d'Anvers, où elle conquit l'estime générale de la population. Dès son arrivée en Flandre, la prieure de Bruxelles avait insisté auprès des souverains pour qu'ils fassent venir des carmes déchaux. En 1610, les premiers d'entre eux furent accueillis triomphalement dans la capitale où, le 2 septembre,
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ils inaugurèrent solennellement leur couvent. Une seconde maison fut établie à Louvain ; dans l'espace de quelques années, quarante étudiants de l'université y demandèrent leur admission. Entre 1610 et 1652, les déchaux des Pays-Bas ne firent pas moins de 24 fondations. Quant aux moniales, elles établirent sept monastères en douze ans. C'est des Pays-Bas que, en 1612, cinq carmélites partirent pour la Pologne afin de répondre à l'appel de la comtesse Myrow Myszkoski. Celle-ci leur fit construire un monastère à Cracovie, où elle prit le voile trois ans plus tard. D'autres fondations suivirent à Lemberg, Varsovie et Cracovie-Wesola.
Anne de Jésus était restée l'âme du Carmel thérésien de Flandre. Au plus fort d'une grande épreuve, elle avait écrit : «Ce ne sont pas les hommes qui nous éprouvent, mais Celui-là même qui sait comment doivent être taillées les pierres vivantes de la Jérusalem céleste.» S'étant laissée tailler jusqu'au bout, «toute disloquée et tremblante», cette grande moniale mourut saintement à Bruxelles le 4 mars 1621.
En 1613, un groupe de déchaux de Flandre s'étaient rendus à Cologne, où ils établirent le premier couvent allemand de l'Ordre. D'autres ont pour origine les péripéties de la guerre de Trente Ans. Dominique de Jésus-Marie, un Espagnol de la congrégation d'Italie, avait contribué largement, en sa qualité de légat de Grégoire XV, à la victoire remportée par les catholiques à la Montagne Blanche près de Prague en 1620. En reconnaissance, l'empereur Ferdinand II permit aux déchaux deux ans plus tard de fonder leur premier couvent autrichien à Vienne et le duc Maximilien de Bavière les appela à Munich en 1629 pour la même raison. L'empereur fit aussi venir des moniales de Terni (Italie) pour instaurer la vie thérésienne à Vienne. Bientôt l'empire austro-hongrois compta six monastères. Anne de Saint-Barthélemy avait désiré faire à Cologne une fondation, dont elle prédit qu'elle serait «glorieuse». Mais le carmel Notre-Dame de la Paix y fut inauguré seulement après sa mort, en 1649. Il fut suivi de cinq autres maisons allemandes.
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En 1617, les six premières provinces de la congrégation d'Italie furent canoniquement érigées : celles de Gênes, Rome, Pologne, France, Belgique et Lombardie. Neuf ans plus tard, les couvents de Cologne, Vienne et Prague constituèrent la province d'Allemagne, dont fut détachée en 1701 celle d'Autriche. La province de Bourgogne avait été établie dès 1653.

11. Les réformes dans l'Ordre des grands carmes au XVIIe siècle

Dès le début du xvie siècle, des mouvements de réforme naquirent en plusieurs pays. Le plus important fut instauré en France, dans la province de Touraine. L'état des sept provinces de ce pays était lamentable à cette époque, les guerres de religion ayant réduit nombre de couvents à une misère noire. Pierre Behourt, Louis Charpentier et surtout Philippe Thibault furent à l'origine de la réforme de Touraine. Behourt, alors prieur de Ploêrmel, posa vers 1600 avec deux compagnons le premier acte de réforme par la renonciation à toute propriété personnelle, disant : «A Dieu à ce meschant pronom MEUM qui faict tant de maux au monde.» Sa ténacité prépara la voie à Thibault qu'on a appelé le père de la réforme. Né à Angers en 1572, il entra chez les carmes de cette ville. Bientôt il songe à se faire chartreux ou déchaux, mais ses supérieurs majeurs l'engagent à rester dans son Ordre afin d'y promouvoir la réforme. Devenu prieur de Rennes, Charpentier y fait venir Thibault afin de prêcher le Carême de 1608. Sa présence fait merveille et incite les religieux à la ferveur. On le supplie de rester en qualité de sous-prieur et maître des novices. Il accepte, mais des résistances l'obligent à rentrer à Paris. Charpentier ayant été peu après nommé à Angers, Thibault est élu prieur de Rennes à l'unanimité et
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réussit à réformer entièrement le couvent. Les premiers novices font profession en janvier 1609.
La province de Touraine ayant reconnu la réforme en 1611 au moyen des Déclarations pour l'observance, une législation s'élabore progressivement. Une première ébauche, les Reigles et statuts conventuels des carmes de Rennes, fut remaniée en 1615 et trouva sa forme définitive dans les Exercices conventuels, complétés par le Directoire spirituel. Dans ces nouvelles constitutions, l'accent est mis sur la vie intérieure et ce qui peut la favoriser: «Il faut entreprendre l'oraison * comme le tout de notre vie.» A cette époque, Thibault fit venir du couvent de Dol deux religieux qui allaient jouer un rôle important dans la réforme naissante : Mathieu Pinault et Jean de Saint-Samson (cf. p. 108). Le premier fut nommé sous-prieur et maître des novices à Rennes et le second devint «l'âme de la réforme de Touraine». Celle-ci accueillit de nombreux sujets de valeur, tels Archange de Saint-Luc, futur provincial de Touraine, Léon de Saint-Jean, prédicateur et écrivain de renom, et Dominique de Saint-Albert dont le prestige sera grand parmi ses frères.
En 1617, Thibault obtint un vicaire général pour les maisons réformées : Mathieu Pinault. L'année suivante, le prieur de Rennes devint provincial de Touraine. Il était désormais «un des grands personnages qui fût en France». Les prieurs généraux comptaient sur lui pour un vaste mouvement de renouveau. Dès 1621 fut commencée la réforme de la province de Narbonne. Le mouvement gagna peu à peu celles de Flandre, Toulouse, France et Provence. Vers le milieu du XVIIe siècle, toutes les provinces françaises avaient embrassé la réforme, à l'exception du grand couvent parisien de la Place Maubert. En Flandre, Michel de Saint-Augustin (1621-1684) exerça une influence profonde. Il fut aussi le directeur spirituel de la grande mystique flamande, Marie de Sainte-Thérèse (Petyt). En 1657, il l'installa à Malines, dans un ermitage près de l'église des carmes où, tertiaire régulière et recluse, elle vécut avec quelques compagnes jusqu'à sa mort (cf. p. 76).
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Définitivement arrêtées en 1635, les constitutions de la réforme de Touraine sont aussi, sous une forme remaniée à l'intention de tous les couvents réformés, à l'origine du mouvement de la Stricte observance, qui gagna peu à peu toutes les provinces. L'accent y était mis sur l'établissement de la vie commune et le retour à une vie premièrement, mais non exclusivement, contemplative. Les Directoires des novices insistent aussi sur ce dernier point : «L'obligation première et principale de notre institut est de fixer l'attention sur Dieu, de demeurer avec lui en solitude, silence et prière continuelle.» La Stricte observance fut introduite aussi dans les deux provinces allemandes, déclarées entièrement réformées en 1660. Les couvents de Vienne en Autriche et de Budapest, ainsi que plusieurs maisons de Silésie, Bohème et Pologne connurent de même un renouveau de vie régulière à cette époque.
Des mouvements de réforme naquirent également dans d'autres pays. En Espagne, la province d'Aragon fut ramenée à une observance plus rigoureuse par son supérieur, Jean Sanz (+ 1608), religieux exemplaire qui, selon son épitaphe, «fit lui-même ce qu'il enseignait aux autres». En Castille, la vie régulière refleurit en même temps, grâce surtout à Michel de la Fuente (1574-1626). Sous le provincialat du P. Carranza, le Portugal s'était maintenu au niveau élevé, constaté en 1584 par Jérôme-Gratien. En Sicile, Desiderius Placa instaura, en 1619, au couvent de Monte Santo à Catane, un mouvement de retour à la règle de 1247. Cette réforme gagna aussi l'Italie et une autre se développa à Turin, quelques années plus tard, sous la direction de Ludovico Bulla. Après la mort prématurée du fondateur, plusieurs couvents piémontais se joignirent à elle. Quant au renouveau essentiellement marial, inauguré le 2 février 1640 au couvent napolitain de Santa Maria della Vita, il demeura confiné au royaume de Naples.
L'unification des lois de tous ces mouvements eut lieu en 1645, où les constitutions de la Stricte observance furent imposées à tous les couvents réformés de l'Ordre. La même
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année vit la promulgation, pour les maisons non réformées, de constitutions nouvelles, destinées à leur permettre une vie régulière normale. Vers cette époque, l'Ordre de l'antique observance comptait une trentaine de provinces avec 693 couvents.

12. Saints déserts et ermitages

Le Carmel n'avait jamais oublié ses origines érémitiques et la nostalgie du désert demeurait vivante en son sein. Déjà Jean Soreth avait songé à rassembler quelques ermites dans un couvent de solitude près du Puy. Mais l'exécution de ce dessein n'est pas certaine. Le couvent de Montolivet près de Gênes (cf. p. 29) était une maison de ce genre ; mais elle ne dura pas.
La réforme thérésienne passa aux réalisations concrètes, et nous retrouvons ici un carme éminent, Thomas de Jésus. Il lui semblait nécessaire de fonder des couvents d'ermites, où les religieux pourraient se retremper temporairement dans une vie semblable à celle des premiers carmes. Thomas de Jésus gagna Doria à ce projet. Le premier «saint désert» fut érigé à Bolarque près de Pastrana (1592) et suivi par ceux de Notre-Dame-des-Neiges en Andalousie et de Las Batuecas en Castille. D'autres maisons de solitude surgirent dans divers pays, dont Varazze en Italie, Marlagne en Belgique, Czerna en Pologne, Mannersdorf en Autriche. La France en compta deux : Vivors (Gironde) et Louviers (Eure). La Révolution balaya tous les «saints déserts», à l'exception de celui de Las Palmas en Espagne.
En 1859, la France vit renaître à Tarasteix (Hautes-Pyrénées) un couvent d'ermites, qui dut être abandonné vingt ans plus tard. Après la dernière guerre, les chapitres généraux des carmes déchaux ont exprimé le voeu qu'un « saint désert » au 
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moins soit établi pour les provinces d'une même langue. Le premier fut fondé en 1948 en France, à Roquebrune-sur-Argens (Var). En Espagne, celui de Las Batuecas a été restauré et un autre établi à Hoz de Anero. Les déchaux d'Italie en ont construit un quatrième à Torre di Campiglioni près de Florence.
Dans l'Ordre des grands carmes, la réforme de Touraine éprouva le même besoin et ses constitutions prescrivirent que chaque province devait avoir son «ermitage ». En 1654, la province belge fonda celui de Termuylen et celle de Touraine érigea le sien un peu plus tard aux Basses-Loges près de Fontainebleau. Au XVIIIe siècle, toutes les provinces françaises et belges avaient leur couvent d'ermites. La tourmente révolutionnaire ne les épargna pas non plus. De nos jours, l'Ordre de l'antique observance compte quelques petits groupes d'ermites aux Etats-Unis et un en Indonésie.

13. Les missions

Le premier carme missionnaire dont il est resté un souvenir est l'Espagnol Grégoire de Sainte-Marie qui, en 1527, fit route pour Yucatan avec l'expédition de François Montejo. Mais il fallut attendre plus de quarante ans avant que soit fondé le premier couvent de carmes du Nouveau Monde à Santa Fé en Nouvelle Grenade. En 1579, Henrique, cardinal-roi du Portugal, décida la colonisation du Brésil, et des carmes accompagnèrent les conquérants. Cinq ans plus tard, le premier couvent brésilien fut établi à Olinda. Ceux de Bahia, Santos, Rio de Janeiro et Sâo Paulo ayant suivi rapidement, le Carmel du Brésil fut élevé au rang de semi-province. Celle-ci fut scindée en 1685 pour former deux vicariats indépendants, celui de Rio de Janeiro avec six couvents et celui de Bahia-Pernambuco avec sept maisons. La fondation, en
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1615, d'un couvent à Sâo Luis est à l'origine du vicariat de Maranhâo. Mais en 1855, Dom Pedro II ruina le Carmel brésilien en décrétant la fermeture des noviciats de tous Ordres. La proclamation de la République en 1889 rendit la liberté aux religieux. Il était temps; huit carmes seulement, tous plus que septuagénaires, étaient encore en vie. Avec l'aide des provinces d'Espagne et de Hollande, ils rétablirent l'Ordre des grands carmes au Brésil, où il compte deux provinces florissantes.
En 1646, deux religieux de la réforme de Touraine s'embarquèrent sur un navire français pour les Antilles. Ils évangélisèrent, grâce au renfort venu de France, la Guadeloupe, la Martinique, une partie de l'île de Haïti et Cayenne. Mais la Révolution mit fin à toutes ces entreprises. En 1923, les carmes de l'antique observance fondèrent en Indonésie une mission, très prospère aujourd'hui, et plus tard une autre aux Philippines. D'autres provinces sont à l'origine d'implantations en Rhodésie et dans plusieurs pays d'Amérique latine. Des carmélites chaussées ont fondé des monastères en Indonésie, aux Philippines et au Zaïre.
En instaurant sa réforme pour aider l'Eglise, Thérèse d'Avila donna à la vie contemplative une orientation explicitement et foncièrement apostolique (CP 1). Elle accepta que le P. Gratien envoie des religieux au Congo où, après deux échecs, la mission devint rapidement prospère, à partir de 1584. L'année précédente, après de chaudes discussions entre ermites farouches et missionnaires enthousiastes, le chapitre d'Almodôvar avait accepté les missions, à condition que l'idéal contemplatif soit sauvegardé. D'autres déchaux s'embarquèrent pour le Mexique, où se développa bientôt une province nombreuse. Mais l'élection de Nicolas de Jésus-Marie Doria au provincialat, en 1585, mit brusquement fin à l'effort missionnaire des carmes espagnols. Seule la province mexicaine survécut.
La congrégation d'Italie allait prendre la relève. Son premier chapitre général (1605) admit les missions'à l'unanimité.
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Le plus illustre missiologue du Carmel thérésien fut Thomas de Jésus, l'initiateur des «saints déserts». En célébrant un jour la messe à Las Batuecas, il se sentit soudain et pour toujours enflammé de zèle missionnaire. Ayant tout quitté pour se rendre en Italie, il fut envoyé non au Congo, mais en Flandre. C'est là qu'il écrivit son traité De procuranda salute omnium Gentium qui allait devenir le manuel officiel de la congrégation de la Propagande. Après une longue captivité à Tunis, le P. Jérôme-Gratien obtint de Clément VIII, en 1599, la fondation d'une congrégation de cardinaux pour l'évangélisation des infidèles, sous le nom De propaganda fide, qui fut supprimée deux ans plus tard. Mais le pape nomma successivement deux déchaux surintendants généraux de toutes les missions catholiques. Grâce aux instances du second, Dominique de Jésus-Marie, la congrégation de la propagation de la foi fut définitivement restaurée le 6 janvier 1622.
En 1607, des déchaux italiens gagnèrent leur premier territoire de mission, la Perse, où ils s'établirent à Ispahan. D'autres fondations suivirent à Ormuz sur le Golfe persique, puis à Basrah en Mésopotamie. Après de longues préparations, un couvent de déchaux fut inauguré à Baghdad, en 1731. Ormuz fut le point de départ des missions de l'Inde. A partir de 1613, les déchaux s'implantèrent d'abord dans le nord, où peu à peu surgirent plusieurs couvents. Le plus important, celui de Bombay (1717), connut cent ans de vie intense. En 1620, les carmes thérésiens parvinrent à Goa et, au milieu du xvne siècle, se virent confier une mission au Malabar auprès des chrétiens de saint Thomas. Prosper du Saint-Esprit, après avoir fondé une maison à Alep en Syrie, réussit péniblement à se fixer, en 1631, au Mont Carmel, où les déchaux ont aujourd'hui encore un couvent. Les missions de Haïfa, du Mont-Liban et de Tripoli de Syrie remontent à la même époque. Presque tous ces établissements furent anéantis au moment de la Révolution, puis restaurés au cours du XIXe siècle.
Les missions les plus florissantes des déchaux sont celles du
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Malabar, confiées aux provinces de Navarre et de Flandre. Une congrégation masculine, fondée pour les autochtones, fut transférée, le 25 mars 1957, au premier Ordre. Les nouveaux déchaux, tous Indiens, formèrent la semi-province de Manjummel. Celle-ci se développa si bien qu'il existe aujourd'hui au Malabar deux provinces qui, à leur tour, ont pris en charge des missions. Les carmélites ont fondé en Inde, après le premier monastère de Mangalore (1870), onze autres maisons. Au Malabar encore, plusieurs congrégations carmélitaines de rite syro-malabar et latin comptent des centaines de religieux et religieuses. D'autres territoires missionnaires sont desservis aujourd'hui par les déchaux dans de nombreux pays d'Amérique latine, d'Asie, d'Afrique et d'Océanie. Les carmélites déchaussées possèdent actuellement plus de 70 monastères en terres de missions, le premier ayant été fondé par le carmel de Lisieux en 1861, à Hanoï en Indochine.
Pie XI a reconnu au nom de l'Eglise l'efficacité de l'apostolat caché des contemplatifs lorsque, par décret du 14 décembre 1927, il nommait sainte Thérèse de Lisieux patronne de toutes les missions à l'égal de saint François Xavier.

14. Les écrivains, du XVIe au XXe siècle

Les deux docteurs mystiques, Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, furent des écrivains de génie, comptant parmi les grands classiques d'Espagne. Par leurs écrits mystiques, se complétant l'un l'autre, ils ont transmis au Carmel réformé l'esprit dont il vit encore de nos jours. La première traduction française des oeuvres de sainte Thérèse, due à Jean de Quin-

7. Nous mettrons ici l'accent surtout sur ce qui concerne la France.

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tanadoine de Brétigny, fut imprimée à Paris en 1601. La première édition complète de celles de Jean de la Croix parut, chose curieuse, non en espagnol, mais dans l'adaptation française de René Gaultier, en 1621.
En 1581, les déchaux avaient fondé à Alcalà un collège de philosophie qui donna à l'Eglise les Complutenses, et à Salamanque un collège de théologie, où enseignèrent les Salmanticenses. Il s'agit de cinq déchaux qui comptent parmi les meilleurs commentateurs de saint Thomas: quatre Espagnols et un Français, Blaise de la Conception — le plus célèbre, Antoine de la Mère de Dieu, avait fait partie des deux groupes. Ils élaborèrent un Cursus theologicus complet, dont la publication couvrit exactement un siècle (1624-1724). D'autres Espagnols sont à l'origine de l'« école mystique» des déchaux : Jean de Jésus-Marie (Aravalles) élabora avec deux autres la première Instruction des novices de la réforme ; Joseph de Jésus-Marie (Quiroga) fut le premier biographe et commentateur de Jean de la Croix ; Jean de Jésus-Marie (de Calahorra) est l'auteur d'une Théologie mystique et Thomas de Jésus, le grand missiologue, rédigea aussi un traité sur La contemplation divine. Philippe de la Trinité, un Français, fut un systématicien de la théologie mystique.
Parmi les écrivains français du XVIIe siècle, il faut signaler le Frère Laurent de la Résurrection (cf. p. 111), convers du couvent de la rue de Vaugirard, et le P. Cyprien de la Nativité — l'éminent traducteur des deux docteurs mystiques — que Paul Valéry a considéré comme « l'un des plus parfaits poètes de France ». Il fut aussi un auteur spirituel plein de finesse: « L'oraison *... est un exercice d'amour et d'humilité, et faire bonne oraison, c'est se bien anéantir et beaucoup aimer Dieu.»
Le plus important des écrivains spirituels grands carmes fut Jean de Saint-Samson (cf. p. 108), dont le traité majeur est Le vray esprit du Carmel. Tôt oublié, ce grand mystique a été redécouvert en notre siècle. Ses disciples, Maur de l'Enfant-Jésus, Léon de Saint-Jean et les auteurs de la Méthode claire
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et facile pour bien faire l'oraison mentale et pour s'exercer avec fruit en la présence de Dieu — Bernard de Sainte-Madeleine et Marc de la Nativité — continuèrent son oeuvre, ainsi que Dominique de Saint-Albert. Ce dernier écrit : « Me semble sçavoir en quoy consiste la saincteté, qui n'est pas en ce que le commun pense ; et partant je crois que c'est celluy qui est le plus caché en ce monde, et plus profondément mort en amour et par amour.» Michel de Saint-Augustin rédigea plusieurs traités spirituels. «L'entrée en Dieu, disait-il, doit aller de pair avec la sortie de soi et de toutes les créatures.» Son oeuvre la plus importante, La vie marieforme, inspirée en majeure partie par Marie de Sainte-Thérèse, marque un sommet de la mystique mariale du Carmel. En Espagne, Michel de la Fuente fut un écrivain spirituel de mérite. Les grands carmes comptèrent aussi quelques historiens, dont Daniel de la Vierge Marie (1615-1678). Ses deux recueils Vinea Carmeli et Speculum Carmelitanum gardent leur importance pour l'histoire du Carmel. Cosme de Villiers publia sa monumentale Bibliotheca Carmelitana à Orléans en 1752.
Après les ravages de la Révolution, un renouveau littéraire s'annonça seulement vers la fin du XIXe siècle, dans les deux observances du Carmel. Dieu confia alors à Thérèse de Lisieux — «la plus grande sainte des temps modernes» (Pie X) — une mission aux dimensions mondiales. Elle devait rappeler à notre temps, dans la pure lumière de l'Evangile, le primat de l'amour confiant, l'esprit d'enfance et la pauvreté spirituelle. Une jeune carmélite de Dijon, Elisabeth de la Trinité (cf. p. 119), allait exercer une vaste et profonde influence spirituelle. En 1933, la philosophe allemande Edith Stein entrait au carmel de Cologne (cf. p. 124). Les oeuvres majeures de Soeur Thérèse-Bénédicte sont Etre fini et Etre éternel, ainsi que la Science de la Croix. En Espagne, le P. Silverio de Sainte-Thérèse laissa une oeuvre littéraire monumentale, dont des éditions critiques des oeuvres de Thérèse d'Avila et de Jean de la Croix.
En France, l'éminent historien et biographe de Jean de la
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Croix, le P. Bruno de Jésus-Marie (1892-1962), nommé en 1930 directeur des Etudes carmélitaines, orienta bientôt cette revue vers les problèmes de psychologie religieuse. Il fut aussi le promoteur de congrès internationaux sur le même sujet, tenus à Avon. Le P. François de Sainte-Marie (1910-1961) publia, en 1957, l'édition critique des Manuscrits autobiographiques de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus et, en 1961, ses portraits authentiques. Auteur spirituel de valeur, il avait fondé la collection La Vigne du Carmel, arrêtée par sa mort prématurée. En 1963, l'historien Pierre Sérouet commença, sous le nom de Présence du Carmel, une autre série carmélitaine, où l'accent est mis plutôt sur l'aspect historique et documentaire, bien que la spiritualité y ait aussi sa place. Le P. Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus (cf. p. 128) se fit un nom par son important ouvrage Je veux voir Dieu, et le P. Paul-Marie de la Croix par ses commentaires spirituels sur l'Ancien Testament, l'Evangile de saint Jean et le Pater. Le P. Benoît-Marie Zimmerman et le P. Elisée Alford sont connus pour leur oeuvre historique. Le collège romain des déchaux, Teresianum, publie des travaux de valeur en divers domaines.
Parmi les écrivains contemporains de l'antique observance, il faut citer le grand spirituel Titus Brandsma (cf. p. 121). Mais leur oeuvre est importante surtout au plan de la recherche historique, inaugurée au début du siècle par le P. Gabriel Wessels. L'Institut historique des grands carmes de Rome publie des études intéressantes, dont les auteurs les plus renommés sont les PP. Adrianus Staring, Otger Steggink, Ludovico Saggi et Joachim Smet, auteur d'une histoire critique de l'Ordre, The Carmelites, qui représente une source historique d'importance.
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15. Calme, décadence, destruction

Après ces anticipations, il s'agit de reprendre le fil des événements historiques proprement dits. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, le Carmel en ses deux observances continua de se développer dans un calme relatif, troublé parfois par les guerres, les méfaits du gallicanisme ou des divisions intestines. Mais ce n'étaient que nuages passagers.
Au XVIIe siècle commencèrent les «missions» en Angleterre, Irlande et Hollande. Formés à Rome ou en Flandre, des déchaux anglais parvinrent à s'installer à Londres en 1615 et s'établirent ensuite dans d'autres villes du pays. Ils s'y maintinrent jusqu'en 1846 où mourut le P. Brewster qui, à une enquête sur son Ordre, avait répondu laconiquement : «Il n'y a ni supérieur ni inférieur, car je suis le dernier membre !» Le premier monastère de carmélites anglaises avait été fondé en 1619 à Anvers et essaima deux fois aux Pays-Bas. En 1794, l'avance des armées révolutionnaires les obligea au transfert en Angleterre, rendu possible par le Toleration Act de 1781. En Irlande, les déchaux s'établirent en 1625. La province de Saint-Patrick ne connut aucune interruption jusqu'à nos jours. Un monastère de carmélites fut établi à Loughrea en 1680. En Hollande, le P. Vincent, calviniste converti, ouvrit en 1648 une maison à Leyde, suivie la même année par celle de La Haye et plus tard celle d'Amsterdam, toutes deux établies par des carmes hollandais.
Dans les autres pays d'Europe, le Carmel thérésien continuait à s'accroître. Vers 1780, il comptait 10 provinces et 113 monastères de carmélites dans la congrégation d'Espagne, tandis que celle d'Italie se composait de 24 provinces, dont 9 en Italie, 6 en France et 4 en Belgique, ainsi que de 169 monastères de carmélites. Peu d'événements saillants dans la grisaille de ces décades, à l'exception du surgissement L'HISTOIRE DU CARMEL	65
de quelque saint ou d'une vocation extraordinaire. Ainsi, vers la fin du XVIIe siècle, la princesse Catherine Farnèse, fille du duc de Parme, entra au carmel de cette ville. En Italie, nous trouvons la bienheureuse Marie des Anges (1668-1717), parente de saint Louis de Gonzague, et sainte Thérèse-Marguerite du Sacré-Coeur (cf. p. 113). Deux vocations firent sensation à la cour de France. L'ancienne favorite de Louis XIV, Mademoiselle de la Vallière, prit l'habit, en 1675, au monastère de la rue Saint-Jacques. Et en 1770, Madame Louise de France, fille de Louis XV, entra au carmel de Saint-Denis sous le nom de Soeur Thérèse de Saint-Augustin.
A partir de 1640, des grands carmes belges s'installèrent aux Pays-Bas, notamment à Amsterdam et Amersfoort. Après plusieurs années de préparation, les premiers religieux de la province de Touraine fondèrent un couvent à Londres en 1666 et y demeurèrent près de cinquante ans. La province d'Irlande, érigée en 1737 et qui comptait seize couvents en 1765, ne fut jamais abandonnée. En Sicile, deux laïcs furent à l'origine de la réforme de Santa Maria della Scala Paradisi, qui comptait huit maisons en 1742. Mais à cette époque, l'Ordre de l'antique observance se développa surtout en Europe orientale. En 1686, la province russe se sépara de celle de Pologne et le siècle suivant vit la naissance de celles de Lithuanie et de Bohème. Quant au Carmel brésilien, il atteignit son apogée en 1750 avec quatre provinces et 566 religieux. L'Ordre des grands carmes comptait alors 782 maisons réparties en 46 provinces.
Le siècle des lumières ne favorisa pas l'esprit religieux. Le positivisme des rationalistes et des philosophes «éclairés» pénétra jusque dans les couvents, estompant l'idéal et favorisant le relâchement. L'orage qui allait transformer l'Europe et ravager l'Eglise commençait à gronder. En France, la commission des réguliers supprima de nombreux couvents. Joseph II d'Autriche en liquida 600, puis ferma tous les monastères féminins. D'autres pays suivirent cet exemple. En France, l'Assemblée nationale, après avoir suspendu l'émis-
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sion des voeux, abolit purement et simplement tous les instituts religieux en 1790. Une persécution sanglante se déchaîna. S'il y eut des défections, les témoins du Christ ne manquèrent pas. Les plus célèbres sont les seize carmélites de Compiègne (cf. p. 114), auxquelles s'ajoutèrent sept déchaux dans d'autres villes. Parmi les grands carmes, la victime la plus connue fut le P. Simon Pannetier de Bordeaux, guillotiné avec ses deux filles spirituelles, Thérèse Thiac et Anne Bernard, tertiaires du Carmel. A la fin du XVIIIe siècle, il ne restait rien des 79 couvents de déchaux et des 129 maisons de grands carmes en France, et aucun monastère n'avait survécu.
En Belgique, les révolutionnaires fermèrent aussi les couvents, et les campagnes de Napoléon eurent le même effet en Allemagne, en Bavière, au Portugal, en Espagne et en Italie, où les luttes pour l'unification du pays achevèrent la destruction.

16. Renouveau

Mais le Carmel n'était pas mort. La persécution avait purifié la flamme qui couvait sous les cendres. Le premier essai de restauration fut entrepris par l'intrépide Mère Camille de Soyecourt du carmel parisien de la rue de Grenelle. En 1797, elle avait racheté l'ancien couvent des carmes de la rue de Vaugirard. Trop vaste pour sa communauté, elle l'avait cédé à Mgr Affre qui y installa l'actuel Institut Catholique. Pour ses filles, elle aménagea un monastère avenue de Saxe. Mère Bathilde, prieure du carmel de Bordeaux, persuada un carme espagnol de réintroduire les fils de sainte Thérèse en France. Une maison de noviciat fut fondée au Broussey en 1840 et une autre suivit plus tard à Bordeaux. Plusieurs couvents furent établis encore, surtout après l'entrée au Carmel d'un converti du judaïsme, Hermann Cohen, célèbre pianiste,
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élève et ami de Liszt. Il devint un grand contemplatif, le P. Augustin-Marie du Saint-Sacrement: En 1864, les déchaux s'installèrent à Paris, où fut prieur le prédicateur de Notre-Dame Hyacinthe Loyson. Sa défection en 1869 provoqua un scandale retentissant. Les carmélites multiplièrent aussi leurs fondations en terre française. En 1838, le carmel de Poitiers essaima à Lisieux où, cinquante ans plus tard, devait entrer une postulante de quinze ans, Thérèse Martin. Soeur Marie de Saint-Pierre du monastère de Tours propagea la dévotion à la Sainte Face qui joua un rôle important dans la vie de Thérèse de l'Enfant-Jésus. «Ta face est ma seule patrie», écrira-t-elle. Les déchaux de France sont groupés aujourd'hui en deux provinces, celles de Paris et d'Avignon-Aquitaine, et les carmélites comptent 120 monastères.
En Belgique et en Hollande, le Carmel thérésien se développa rapidement à partir de 1830. Grâce au cardinal Wiseman, les carmes déchaux, sous la conduite du P. Augustin-Marie Cohen, se réinstallèrent à Londres, d'où ils essaimèrent dans d'autres villes et plus tard en Irlande, Californie et Australie. Le couvent des carmélites de Notting Hill (Londres), fondé en 1878 par celui de la rue d'Enfer (Paris), fut longtemps gouverné par une prieure française, Mère Marie de Jésus. Il est à l'origine de la plupart des autres monastères anglais. En Autriche et en Allemagne, l'Ordre se réorganisa doucement au xixe siècle. Entre autres, un nouveau monastère de carmélites fut construit à Cologne et inauguré en 1899. Il devait accueillir trente-quatre ans plus tard une célèbre postulante, la philosophe Edith Stein (cf. p. 124).
En Espagne, le Carmel ne put se rétablir qu'à partir de 1875. Pie IX réunifia alors définitivement l'Ordre des déchaux par décret du 12 février de la même année. Par la suite, le Carmel espagnol prit un grand essor : il compte aujourd'hui 6 provinces et 149 monastères de carmélites.
En Italie, le renouveau commença après l'unification politique du pays en 1870. Les religieux sont aujourd'hui rassemblés en 6 provinces et les moniales possèdent 53 couvents. En
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Suisse se trouvent 3 monastères de carmélites: celui du Pâquier en Gruyère (1921), celui de Locarno au Tessin (1947) et celui de Develier dans le Jura suisse (1980). Les déchaux ont établi une fraternité à Fribourg. Aux Etats-Unis, le Carmel thérésien est prospère. La fondation du premier monastère de carmélites fut entreprise en 1790 par des moniales anglaises chassées des Pays-Bas. C'est surtout à partir de la fin du XIXe siècle que les carmels se multiplièrent aux Etats-Unis. On en compte actuellement 64. Les carmes déchaux y ont fondé deux provinces, celle d'Oklahoma et celle de Washington.
*
Malgré le nombre infime de religieux qui avaient survécu à la tourmente, l'antique observance avait conservé assez de vitalité pour connaître une nouvelle jeunesse. Dans ce renouveau, les carmes hollandais jouèrent un rôle de premier plan. Vers le milieu du XIXe siècle, des temps meilleurs commencèrent à se lever. Le couvent de Boxmeer en Hollande, qui fut bientôt considéré comme le coeur de l'Ordre des grands carmes, et celui de Straubing en Allemagne déployèrent une action intense pour la régénération de leur observance. Devenu général en 1863, le P. Savini avait chargé le prieur de Boxmeer de faire une fondation en Angleterre et envoyé le P. Cyrille Knoll aux Etats-Unis avec la même mission. Le couvent de Leavenworth, suivi de celui de Cumberland, sont à l'origine de la florissante province de Chicago et du Canada. Un peu plus tard, des religieux irlandais s'établirent à New York. Ce fut le commencement d'une deuxième province américaine.
En Espagne, à partir de 1880, les grands carmes commencèrent à repeupler nombre de leurs couvents; mais la guerre civile (1936-1939) faillit tout ruiner. Grâce également à l'aide de la Hollande, l'Ordre prit ensuite un nouvel essor en Espagne. On y trouve aujourd'hui quatre circonscriptions de reli-
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gieux et 24 monastères de carmélites chaussées. En Italie, quatre provinces furent restaurées, et les carmélites de l'antique observance y comptent 10 monastères.
Dès le début du XXe siècle, des grands carmes néerlandais contribuèrent aussi à faire revivre des couvents en Pologne et en Autriche et prirent en charge la province brésilienne de Rio de Janeiro, qui est actuellement une des plus importantes de l'Ordre. Entre 1920 et 1930, l'antique observance connut un fort accroissement en Hollande même, sous l'impulsion de trois hommes de grande valeur : Titus Brandsma, définiteur provincial, Cyprianus Verbeek, provincial, et Hubert Driessen, procureur général. Plus tard, de nouveaux couvents de carmes et des monastères de carmélites surgirent en Allemagne et au Brésil. En 1926, des religieux irlandais parvinrent à reprendre racine en Angleterre, où ils établirent deux couvents. Un autre suivit dix ans plus tard au Pays de Galles et, en 1949, les carmes réussirent à racheter et repeupler l'un des premiers couvents de l'Ordre, celui d'Aylesford, fondé vers 1242. Cette nouvelle prise de possession fut considérée comme un signe éclatant de la restauration de l'antique observance.
Une grande part du renouveau de l'Ordre des grands carmes est due aussi aux nouvelles constitutions promulguées en 1904 et conformes en majeure partie aux antiques Constitutions de la stricte observance, inspirées par la réforme de Touraine. La législation des carmélites chaussées fut unifiée et approuvée par le Saint-Siège en 1935.
Quelques belles figures méritent une mention spéciale. Le Frère Jean Brunner (1842-1901), convers de Straubing, se signala par une vie d'oraison * profonde : ses moindres devoirs, il les accomplissait sous le regard de Dieu. En Hollande, nous trouvons, avec la grande contemplative que fut Joséphine Koning, carmélite de Boxmeer (1863-1931), le P. Titus Brandsma (cf. p. 121). Le P. Jean de la Croix Bren-ninger, carme allemand, fut longtemps assistant général ; sévère pour lui-même, il savait combler les autres des
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richesses de son coeur. L'oraison était la trame de sa vie, marquée par une indéfectible fidélité.
*
Malgré les épreuves que traversent l'Eglise et le monde, malgré les guerres et le développement des idéologies totalitaires, au coeur même de l'insécurité et des détresses de notre temps, le Carmel, bien vivant en ses deux observances, poursuit sa route dans l'esprit d'Elie et sous la protection de Notre-Dame 8/.	

8. Quelques données statistiques sommaires: Ordre des grands carmes : environ 2 000 religieux, 270 maisons, 23 provinces; environ 900 moniales, 60 monastères. Ordre des carmes déchaussés : environ 2 500 religieux, 430 maisons, 37 provinces. Plus de 13 000 moniales, 820 monastères.

II

FIGURES BIBLIQUES EXEMPLAIRES

Dès ses origines historiques, voire dès sa naissance mystérieuse, le Carmel apparaît fortement lié à deux grandes figures bibliques. Il s'agit d'Elie le Prophète, considéré comme Père selon l'esprit, et de la Mère de Dieu devenue «Patronne» de l'Ordre, dont les membres furent très tôt appelés «Frères de Sainte Marie du Mont Carmel». A défaut d'un fondateur connu qui eût servi de modèle à ses fils, Elie et la Vierge Marie ont profondément marqué la spiritualité et la vie du Carmel. Nous les évoquerons non selon le degré de leur dignité, mais conformément à leur place dans le temps, qui correspond aux choix chronologiques de l'Ordre naissant.

1. Elie le prophète

Depuis la plus haute Antiquité, la Terre Sainte fut la patrie de nombreux chercheurs de Dieu : prophètes, ermites, moines. Sur le Mont Carmel, le culte du prophète Elie était demeuré vivant au cours des siècles, comme en font foi des récits de voyage qui remontent jusqu'à l'époque byzantine. Elie a été considéré par les Pères grecs et les Pères du désert comme l'ancêtre et le modèle de l'érémitisme, puis de la vie
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monastique qui en est issue. «Tous ceux qui font profession de la vie solitaire doivent prendre pour règle et pour patron le grand Elie », dit saint Athanase (PVT 43). Et saint Jérôme : «Le premier d'entre nous est Elie, Elisée est nôtre, nos guides sont les fils des prophètes qui habitaient la campagne et le désert» (PVT 43). Et selon Cassien, les anachorètes «sont les imitateurs de Jean-Baptiste... d'Elie et d'Elisée» (PVT 43).
Cette tradition prophétique remontant à Elie était particulièrement vivante au Mont Carmel, au lieu appelé aujourd'hui Wadi 'aïn es-Siah. Dès la fin du vie siècle, on a localisé à cet endroit la rencontre du prophète Elisée avec la veuve de Sulam (2 R 4,25). Au moyen âge, on y vénère encore la grotte d'Elie, la source d'Elie, l'habitation d'Elisée et la demeure des fils des prophètes. A l'époque byzantine, surtout aux ve et vie siècles, le Mont Carmel a été un centre intense de vie érémitique et monastique, se manifestant avant tout sous la forme de « laures».
Lors donc que, au début du XIIIe siècle, des ermites latins vinrent s'installer en ce haut lieu élianique qu'était le Wadi 'aïn es-Siah, ils s'inséraient dans une longue tradition et n'avaient pas tort de se considérer comme les héritiers des ermites grecs des ve et vie siècles. C'est à eux ainsi qu'aux Pères du Nouveau Testament que pensait Nicolas le Français — qui fut prieur général au milieu du mile siècle — en parlant dans sa Flèche de feu de «nos Pères» ou de «nos prédécesseurs». On peut s'étonner que les carmes, à cette époque, ne se contentèrent pas de cette continuité spirituelle.
Surtout à partir du début du XIVe siècle, il s'élabore dans l'Ordre un curieux «mythe». On cherche à prouver qu'il y aurait eu au Carmel, depuis le prophète Elie, une lignée juridique continue d'ermites et de moines, de sorte que l'on en vint à croire que les origines de l'Ordre remontaient loin dans l'Ancien Testament. Déjà dans la Première Rubrique des constitutions de 1281 — reflet de la pensée des premiers carmes — il est question de cette succession ininterrompue de
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«Pères tant de l'Ancien que du Nouveau Testament» qui vivaient sur la Montagne à la manière d'Elie et d'Elisée. Les carmes de cette époque se considèrent comme le dernier maillon de cette chaîne séculaire. La tradition élianique du Carmel se divise donc en trois périodes: l'ère d'Elie et de ses disciples de l'Ancien Testament, les «fils des prophètes»; l'ère chrétienne grecque ; et l'ère latine qui correspond aux carmes proprement dits.
Tous les premiers témoignages historiques sur le fait que l'Ordre remonte «à des temps immémoriaux» sont peu précis. Afin de parer à cet inconvénient, Philippe Ribot, carme catalan, cherche à la fin du xive siècle à mettre de l'ordre dans la longue histoire du Carmel en publiant Les dix livres qui traitent de l'origine des carmes et de leurs actes principaux.
Ribot attribuait la rédaction de tous ces livres à divers grands
personnages du passé, dont quelques-uns sont historiques, tandis que d'autres ont été inventés de toutes pièces. Ainsi l'un de ces écrits, l'Institution des premiers moines, dont le Livre I aurait été la première règle des carmes, fut attribué à Jean, patriarche de Jérusalem et contemporain de saint Jérôme. Mais il est aujourd'hui probable que ce texte a été composé par Philippe Ribot lui-même. Pourquoi donc cette insistance sur des «faits» historiquement indéfendables qui se proposent de relever le prestige de l'Ordre? D'une part, ce mythe peut être considéré comme une «compensation », vu la conscience aiguë qu'avaient les carmes du xive siècle d'appartenir à un Ordre dont l'existence demeurait précaire, voire menacée. D'autre part, la naissance de l'institut reste mystérieuse : son fondateur est inconnu. Puisque les carmes se sont implantés dans un site élianique par excellence, pourquoi ne pas considérer le prophète Elie comme leur fondateur « juridique», à l'instar de ce qu'est, par exemple, saint François pour les franciscains ? Cela leur permettrait en outre de se référer à une tradition monastique plus ancienne que celle de tous les autres Ordres religieux. Alors que Cassien faisait remonter l'institution du monachisme jusqu'aux temps apos-
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toliques, les carmes la situaient bien plus haut encore, dans l'Ancien Testament, avec le prophète Elie.
Toutefois la Règle de Jean de Jérusalem, qui du point de vue de l'histoire ne constitue qu'un «mythe », est profondément vraie à un point de vue strictement spirituel. Ce texte reproduit fidèlement l'enseignement des Pères du désert qui correspond aux aspirations des carmes. «L'origine de cette vie religieuse relève de la seule expérience... Elie, ce prophète de Dieu... le premier... commença à mener une vie érémitique, religieuse et prophétique sous l'inspiration et sur l'ordre de l'Esprit Saint... Dans cette vie, nous distinguons une double fin : l'une que nous atteignons par notre labeur et l'exercice des vertus avec l'aide de la grâce divine : offrir à Dieu un coeur saint et pur de toute souillure actuelle de péché... L'autre fin de cette vie nous est proposée en vertu d'un pur don de Dieu ; elle consiste à goûter d'une certaine manière dans notre coeur, à expérimenter dans notre esprit, la force de la divine présence et la douceur de la gloire d'en haut, non seulement après la mort, mais même en cette vie mortelle» (PVT 111-112). Le Père Titus Brandsma a été jusqu'à dire : «Jamais, dans aucun Ordre, un livre déclarant la fin vers laquelle doivent tendre ses membres, n'a énoncé de façon aussi formelle la vocation à la vie mystique.»
Elie, le prophète de feu qui se tenait toujours en présence du Seigneur (1 R 17,1), qui entendit passer Yahvé dans une brise légère à la limite du silence (1 R 19,12) et brûlait d'un zèle jaloux pour Yahvé Sabaot (1 R 19,10), peut être considéré en vérité comme Père du Carmel selon l'esprit.

2. La Vierge très pure, Mère et Beauté du Carmel

En nous approchant de Notre-Dame, nous pénétrons au plus profond du mystère du Carmel. «Le Carmel est tout 
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marial »: cet adage forgé au moyen âge correspond à une vérité intense, tant selon l'histoire que selon l'esprit.
La première trace de la dévotion mariale des ermites du Mont Carmel coïncide presque avec leur entrée dans l'histoire. C'est à Notre-Dame qu'ils dédièrent leur première église, comme en témoigne, vers le milieu du XIIIe siècle, le récit d'un pèlerin de Terre Sainte : «Sur le versant de cette même montagne (du Carmel)... habitent les ermites latins que l'on appelle frères du Carmel ; ils ont bâti là une bien belle petite église à Notre-Dame» (PVT 67). Par cet acte, les premiers carmes s'étaient voués à son service et avaient placé leur institut sous son patronage et sa protection. Ce patronage fut confirmé par des documents pontificaux vers le milieu du même siècle et par les actes du chapitre général de Montpellier (1287), où il est dit que l'Ordre a été fondé «pour le service et en l'honneur de la Bienheureuse Marie, Mère de Jésus».
Plus tard, légendes et symboles commencèrent à surgir sous la plume des auteurs du Carmel. Ainsi la petite nuée prégnante de la pluie tant attendue, que le prophète Elie avait vu s'élever de la mer, fut considérée comme une image de la Vierge Mère. Des récits médiévaux rapportent que la confirmation de l'Ordre par le pape Honorius III après le 4e concile du Latran serait dû à une intervention de la Mère de Dieu. L'origine de la dévotion au scapulaire du Carmel, très répandue pendant des siècles et vivante encore aujourd'hui, remonterait aussi à une apparition dont Notre-Dame aurait gratifié saint Simon Stock. Si la sévère critique historique moderne hésite à admettre l'authenticité de ces faits merveilleux, dont les soubassements vérifiables sont extrêmement ténus, il faut admettre pourtant que le Carmel s'est toujours montré très sobre en ce domaine et que des phénomènes de ce genre étaient très fréquents au moyen âge. D'autre part, la dévotion au scapulaire a contribué à alimenter la piété mariale de nombreuses générations de fidèles.
Aux XIVe et XVe siècles, les érudits carmes élaborèrent toute
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une théologie mariale, établissant en particulier, sur la base de textes de l'Ancien Testament, une relation mystique entre la Vierge Marie et le Mont Carmel. « Beauté du Carmel » Os 35,2) est son vocable le plus répandu dans l'Ordre. Jean de Cheminot accentue davantage le rôle maternel de Marie: «Frères..., vous êtes décorés du titre de la Vierge Marie qui est Source de miséricorde et notre Mère». Pour Arnold Bos-tius, Notre-Dame est Soeur, Mère et Patronne des carmes. Ceux-ci la considéraient comme leur Soeur parce que leur vie passée «dans la virginité était conforme à sa vie à elle... Marie, Soeur des Carmes, est la Vierge très Pure ». Ce dernier titre est particulièrement cher au Carmel.
La vie mariale des grands réformateurs de l'Ordre fut profonde. Devenue orpheline, la jeune Teresa de Ahumada choisit Marie pour Mère. Plus tard, elle appellera ses monastères Colombiers de la Vierge et engagera ses carmélites à être «vraies filles de Notre-Dame». Quant à Jean de la Croix, la Vierge intervint plusieurs fois dans sa vie et il parlait d'elle à ses frères avec grande tendresse. Titus Brandsma a été jusqu'à l'appeler un «mystique marial ». Bien qu'il n'ait parlé de Notre-Dame que sept fois dans son oeuvre écrite, celle-ci, implicitement, est toute « mariale», car la Vierge Marie est la réalisation éminente du visage de l'Epouse qu'il y a dessiné.
La mystique mariale du Carmel atteignit son apogée au XVIIe siècle dans la réforme de Touraine. Le Directoire des novices y insiste beaucoup: «Que les religieux aient toujours leur Mère dans l'esprit et le coeur par un amour habituel.» Mais c'est à Marie de Sainte-Thérèse (Petyt), recluse flamande tertiaire du Carmel, dont le directeur spirituel, Michel de Saint-Augustin, publia les oeuvres, que fut donnée l'expérience mariale la plus haute: une admirable union mystique à Marie «en tant qu'elle est un en Dieu et unie à Dieu ». Et la grande contemplative ajoute: «Jouissant de Dieu, je jouis
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aussi de Marie, comme si elle était alors un avec Dieu et non distincte de lui.»
La vie de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus est toute pénétrée de la présence de la Vierge Marie, dont le sourire lumineux l'avait, dans son enfance, acheminée vers la guérison. Sans cesse Thérèse s'adresse à sa Mère qui l'assiste toujours et n'est «jamais cachée pour elle» (DE 72). Soeur Elisabeth de la Trinité voit en Marie surtout la Vierge du silence «chez qui tout se passait au-dedans» et dont la prière fut toujours: «Me voici...» Marie fut celle qui n'a jamais été que « oui » comme son Fils (2 Co 1,19) parce qu'elle était la grande humble, «toujours oublieuse, ignorante, délivrée d'elle-même» (ET la III, 40). Selon le Père Titus Brandsma, «le but de notre vie mariale doit consister à devenir en quelque sorte une autre mère de Dieu, que Dieu soit conçu en nous et naisse de nous». Il rejoint ainsi la doctrine des Pères de l'Eglise.
Si l'Esprit Saint personnalise la sainteté divine, la Vierge personnalise la sainteté humaine. Marie étant éminemment Vierge, Mère et Epouse du Christ, l'âme carmélitaine ne pourra atteindre son but de pureté, d'union au Christ et de fécondité spirituelle que dans une ressemblance de plus en plus profonde avec la Mère de Jésus. Comme nous l'avons vu, la fin principale à laquelle doivent tendre les membres de l'Ordre est la vie. mystique (PVT 20), c'est-à-dire une vie menée sous la motion du Saint-Esprit. Or, Maxime le Confesseur définit «le mystique» comme celui en qui se manifeste le mieux «la naissance du Seigneur»; la contemplation, dit-il, rend « l'âme féconde, à la fois vierge et mère». Et saint Ambroise est plus clair encore : «Chaque âme qui croit, conçoit et enfante le Verbe de Dieu ; selon la foi, le Christ est le fruit de nous tous, nous sommes mères du Christ.» La justification profonde de ces textes se trouve dans cette parole de Jésus, où il exprime la grandeur de sa Mère en y faisant participer en quelque sorte tous les croyants: «Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma soeur, ma mère»
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(Mc 3,35). Ainsi le Carmel se reconnaît profondément dans le mystère de Marie.
La Mère de Dieu, telle que nous la montre l'Evangile, nous trace le chemin. Marie est la grande silencieuse, et donc la grande orante qui «retenait tous ces événements et les méditait dans son coeur» (Lc 2,19). Loin de la rendre indifférente, sa prière l'ouvre aux autres: elle se hâte d'aller secourir sa vieille cousine Elisabeth, et sa discrète mais puissante intercession embrasse toutes les détresses humaines. Vraie pauvre spirituelle, la Vierge comptait parmi ces « coeurs vides et solitaires» qui, selon saint Jean de la Croix, sont seuls «capables des biens immenses de Dieu» (Lettre du 8.7.1589). Marie était libre de toutes les créatures, par lesquelles « jamais elle ne se mut ; mais toujours sa motion fut du Saint-Esprit» (MC III, 2). Profondément à l'écoute, elle put donner à l'Ange sa libre et humble réponse: «Qu'il me soit fait selon ta parole !» (Lc 1,38). Et grâce à ce « oui», par la venue de l'Esprit Saint et sous l'obombration du Très-Haut, le Verbe éternel se fait chair en son sein, la jetant dans les abîmes de la Trinité. Et ce consentement s'étend jusqu'à la Croix, où par sa compassion, Notre-Dame est rendue participante à la Rédemption du monde et devient Mère de tous les hommes (cf. Jn 19,26-27). La Vierge est encore présente au Cénacle avec les apôtres, appelant avec eux et plus intensément qu'eux la descente de l'Esprit Saint qui devait achever de constituer l'Eglise à la Pentecôte. Puis Marie disparaît : il n'est plus question d'elle dans les livres saints. Mais dans l'obscurité et le silence, par sa présence et sa prière, elle joue un rôle primordial dans la jeune Eglise : elle était son coeur vivifiant.
La vie mariale au Carmel est très simple et vraie. Il ne s'agit pas de «pratiques» mais d'une vie en Marie. Carmes et carmélites qui portent son habit (LF Prologue) sont comme « revêtus» de sa présence. Aux chemins escarpés de la recherche de Dieu, elle a marché la première, signe d'espérance pour eux, même au plus profond de la nuit. Jamais la Vierge
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ne fait obstacle entre Dieu et l'être humain. Elle est comme «transparente», remplie de la seule lumière du Seigneur, et permet ainsi à l'âme «d'arriver plus aisément en Dieu et d'être plus parfaitement en lui» (Marie de Sainte-Thérèse). En secret, sans paroles, Marie touche au plus profond ceux qui sont à l'écoute, leur donnant part à son mystère. Carmes et carmélites ont surtout médité la scène évangélique de l'Annonciation. Le oui total à Dieu, le oui de l'esprit et du coeur qui s'exprime dans toute la vie concrète, permet que, dans l'espace et le temps, le Christ soit toujours à nouveau enfanté.

III

LES GRANDS MAÎTRES DE VIE SPIRITUELLE

L'Ordre du Carmel a pour mission principale dans l'Eglise de vivre l'Evangile dans une ligne d'intériorité, de transmettre quelque chose de cette expérience contemplative et de rappeler sans cesse à un monde envahi par un activisme enfiévré et stérile, la valeur fondamentale de la relation personnelle avec Dieu, à laquelle tous sont appelés. Le Carmel n'a pas, certes, la prétention de s'arroger l'exclusivité de la contemplation... Toujours est-il que l'Ordre a donné à l'Eglise les deux grands docteurs mystiques Thérèse d'Avila et Jean de la Croix. Plus proche de nous dans le temps, Thérèse de Lisieux, le «docteur de la petite voie », a rendu plus universellement accessible, dans sa simplicité évangélique, la doctrine spirituelle du Carmel. Les portraits succincts des trois grands saints ne voudraient être qu'un petit sentier invitant le lecteur à s'approcher des sources vives de l'oeuvre écrite des mystiques.

1. Sainte Thérèse d'Avila

Teresa de Ahumada y Cepeda naquit le 28 mars 1515 à Avila, l'âpre cité dont les remparts surgissent d'un paysage dénudé et rocheux. Pour son père, Don Alonso Sanchez de Cepeda, homme austère et droit, d'ascendance juive, et sa
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mère, Doha Beatriz de Ahumada, douce et quelque peu romantique, la foi était chose essentielle. Très tôt, le Seigneur attire Thérèse, ce petit être audacieux, pétillant de vie et d'intelligence, qui sait aimer avec passion. A sept ans, la nina veut «voir Dieu» et entraîne son frère Rodrigue pour chercher le martyre en terre des Maures.
Six ans plus tard, un premier grand chagrin frappe Thérèse: la mort de sa mère. Elle se tourne alors vers Notre-Dame, la suppliant de lui en tenir lieu. Inquiet des succès mondains de sa fille, jolie et pleine d'esprit, son père la confie aux augustines de Notre-Dame-de-Grâce. Son «désir des biens éternels» (VE III) se réveille et la vie religieuse lui apparaît comme le moyen le plus sûr de se sauver. Malgré ses répugnances et l'opposition de son père, Dona Teresa entre chez les carmélites de l'Incarnation d'Avila en 1535. Peu après sa profession, elle tombe malade, et un traitement effrayant subi à Becedas la réduit à toute extrémité. Guérie par saint Joseph — dont elle répandra la dévotion autour d'elle, influençant plus tard l'Eglise dans le même sens par ses écrits — la jeune soeur regagne son couvent où, dix-huit ans durant, elle va lutter avec le Seigneur. Sa ferveur et sa charité sont incontestables, mais elle se refuse à renoncer aux conversations brillantes du parloir. Dieu pourtant réclame le don total. Thérèse a 39 ans. Un jour, la vue inopinée d'un Christ douloureux la frappe en plein coeur. Et jaillit un « oui » sans condition, auquel Dieu répond par des grâces mystiques, au grand effroi de ses confesseurs.
Thérèse se sent alors poussée à s'engager davantage. Les observances relâchées de son monastère ne lui suffisent plus. Elle a soif de silence, de solitude, d'austérité, climat indispensable pour une vie contemplative. Afin de répondre aux exigences divines et d'aider l'Eglise déchirée par la Réforme protestante, elle décide de fonder un monastère où la règle du Carmel serait à nouveau observée «tout entière, sans mitigation... telle qu'elle a été.., donnée en 1247» (VE XXXVI) par Innocent IV.
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Après des difficultés sans nombre, le petit monastère de Saint-Joseph est inauguré le 24 août 1562. Une fois apaisée la tempête suscitée contre Thérèse dans son couvent d'origine et sa ville, la vie monastique centrée sur la prière intérieure * s'organise peu à peu. La fondatrice rédige son autobiographie et le Chemin de la perfection, ainsi que ses constitutions. C'était pour Thérèse «un grand réconfort de vivre au milieu». de ses filles dans la pauvreté et le recueillement (VE XXXVI).
Mais en 1567, le général des carmes vient à Avila et ordonne à la Madre de fonder d'autres carmels, «autant qu'elle a de cheveux sur la tête...» Et voici cette amante du silence et de la solitude lancée sur les mauvaises routes d'Espagne jusqu'à la fin de ses jours. Lors de sa fondation à Medina del Campo, elle rencontre le deuxième pilier de sa réforme : Jean de Saint-Mathias, le futur Jean de la Croix.
Thérèse poursuit sa conquête de la Castille. En quatre ans naissent six autres carmels et le premier couvent de carmes. Puis, en 1572, comme dans une saillie d'humour, elle se voit renvoyée à l'Incarnation d'Avila en qualité de prieure... On entend jusqu'aux remparts de la ville les cris des moniales exaspérées qui lui refusent l'entrée. Mais avec prudence et charité, la Madre ramène le couvent à la ferveur, aidée par Jean de la Croix qu'elle a fait nommer confesseur et chapelain. C'est là que le 10 octobre de la même année, la sainte reçoit la grâce du mariage spirituel : le don de la « présence »* sans forme et sans image de la Bienheureuse Trinité au centre de son âme.
En 1574, Thérèse reprend ses fondations. A Beas, elle rencontre pour la première fois le P. Jérôme-Gratien qui, malgré ses maladresses, contribua grandement à la stabilisation de la jeune réforme. Lorsque celle-ci faillit sombrer dans la tourmente, le général de l'Ordre enjoignit à la fondatrice de s'enfermer définitivement dans l'un de ses monastères. Elle choisit celui de Tolède, où elle composa une partie du Livre des fondations et commença son chef-d'œuvre, le Château intérieur.
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Après l'érection des déchaux en province séparée (1580), la Madre fundadora se remet en route. C'est à Burgos qu'elle établit péniblement son dernier monastère, où elle termine le Livre des Fondations. De plus en plus, ses forces physiques déclinent. Elle a soixante-sept ans et sait que sa mort est proche. Aux derniers jours de juillet, la sainte Mère quitte Burgos avec sa nièce Teresita et la fidèle converse, Anne de Saint-Barthélemy. Après avoir passé un mois à Palencia, les voyageuses remontent dans les lourds chariots. Selon le témoignage d'Anne de Saint-Barthélemy, «Dieu voulut que toute la route ne fût plus qu'un enchaînement de douleurs ». A Valladolid, la prieure, sa nièce Marie-Baptiste, accabla la fondatrice de reproches au sujet d'une affaire d'héritage. A Medina, la Mère Alberte prit mal une remarque de Thérèse et se retira froissée. Déjà très malade, Thérèse reçoit l'ordre de se rendre à Albe avant de gagner Avila. Elle y arrive à bout de forces. Lorsque, quelques jours plus tard, on lui apporte le Saint Viatique, elle s'écrie: «O mon Seigneur et mon Epoux bien-aimé... Il est temps de nous voir!» Puis elle évoque l'enracinement et le sens profond de sa mission par ce mot plusieurs fois répété : «Enfin, je suis fille de l'Eglise !» Abîmée en ardente contemplation, Thérèse de Jésus rendit son âme à Dieu le 4 octobre 1582. Sa tâche était achevée et réalisé le dessein du Seigneur. Sur le vieux tronc du Carmel, la réformatrice avait greffé une branche nouvelle et vigoureuse. Aujourd'hui encore, l'oeuvre de la «Mère des spirituels» demeure bien vivante.
*
Thérèse d'Avila n'est pas un écrivain comme les autres. Elle ne prend la plume que par obéissance. Son style vivant et personnel ressemble à un torrent qui, dans sa course impétueuse, charrie blocs de pierre et cailloux. Ses écrits coulent de source : elle ne prend pas le temps de se relire. Avec une grande finesse spirituelle et psychologique, la sainte décrit 
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surtout sa propre expérience, devenant un guide sûr pour qui cherche Dieu sur un chemin analogue.
En 1562, Thérèse rédige son autobiographie qu'elle complétera par l'histoire de la fondation de San José. Dans ce récit, des pensées lumineuses sur la prière se mêlent aux événements intérieurs et extérieurs de sa vie. Ainsi elle raconte la découverte fondamentale de sa vie, celle de la prière intérieure *, qui est «une amitié intime, un entretien fréquent avec Celui dont nous nous savons aimées» (VE VIII). La sainte compare les degrés de la prière avec les diverses manières d'arroser un jardin. Tout d'abord, le jardinier tire l'eau du puits à force de bras : l'âme agit seule et cherche péniblement à se recueillir (prière de recueillement *). Avec l'aide d'une roue et de godets, le travail est plus aisé : déjà Dieu intervient en liant la volonté, c'est-à-dire le coeur (prière de paix *). Au troisième degré, le jardinier se sert d'une eau courante provenant de la rivière : Dieu agit davantage encore en s'emparant de toutes les puissances de l'âme (prière d'unité *). Et enfin, c'est la pluie qui arrose le jardin : Dieu accomplit tout le travail et l'âme «ne fait que jouir sans savoir ce dont elle jouit» (VE XVIII) (prière d'emprise divine *).
La même année, cédant au désir de ses filles «qui l'ont tant importunée», la Madre se met à «écrire quelque chose sur l'oraison *» (CP Prologue). Mais tout d'abord, elle parlera longuement de la vocation des carmélites, des vertus et particulièrement des plus «nécessaires à ceux qui marchent sur le chemin de la prière intérieure *» (CP IV): l'amour fraternel, le détachement des créatures et le détachement de soi, l'humilité. Elle termine son livre par un commentaire du Notre Père, où elle parle des diverses formes de la prière, de l'Eucharistie et des grands désirs.
Le Château intérieur, écrit en 1577 en pleine maturité spirituelle, est incontestablement le chef-d'oeuvre de Thérèse. L'âme lui apparaît «comme un château, fait d'un seul diamant ou d'un cristal parfaitement limpide, dans lequel il y a beaucoup d'appartements» (LD I, 1), dont le plus central est
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occupé par Dieu. Par ces nombreuses demeures, «une infinité » (LD 1, 2) que la sainte schématise en les réduisant à sept, elle entend avant tout les diverses formes de la prière, mais aussi les vertus, les souffrances, les oeuvres, les grands désirs, bref tout ce qui touche à la vie spirituelle. Thérèse décrit le cheminement intérieur, de la porte du château qui est la prière intérieure * (LD I, 1), en passant par son fondement, l'humilité, qui «consiste à marcher dans la vérité» (LD VI, 10), jusqu'au centre où demeure la Trinité. Mais dans la réalité de la vie, l'enfilade «logique» et progressive des demeures est constamment brisée par la souveraine liberté de Dieu, qui ne se soucie ni de l'avant ni de l'après, car la route de chaque être humain est singulière. Et Dieu respecte infiniment l'autonomie de l'homme qui, conscient de sa misère, tente sans cesse de se livrer à l'Esprit.

2. Saint Jean de la Croix

Jean de Yepes naquit à Fontiveros, petite ville de Vieille Castille, en 1542. Il était le troisième fils de Gonzalo de Yepes, tolédan d'origine juive, qui, pour l'amour de la belle et vertueuse Catalina Alvarez, avait embrassé la pauvreté. Après la mort prématurée du père, Catalina et son aîné, Francisco, gagnèrent la vie de la famille en tissant la laine et la soie. Plus tard, à Medina, Jean, déjà tout ouvert aux choses de Dieu, commença ses études tout en s'essayant à plusieurs métiers. Finalement placé à l'hôpital, il soigna les malades avec grande charité. Bientôt on lui permit de suivre des cours au collège des jésuites, où il reçut une bonne formation littéraire.
Mais Dieu appelle Jean. Très secrètement, le jeune homme va frapper à la porte du couvent des carmes où, en 1563, il reçoit l'habit avec le nom de Jean de Saint-Mathias. Après sa profession, il obtient de suivre la règle du Carmel sous une forme plus stricte. Ayant terminé sa philosophie à Salamanque, Jean y est ordonné prêtre en 1567 et va chanter sa première messe à Medina.
Là il rencontre Thérèse de Jésus qui vient de fonder en cette ville son deuxième monastère. Le jeune carme lui fait part de son désir de vivre en plus grande perfection et solitude à la chartreuse de Paular. La Madre lui parle alors de sa réforme et il se laisse gagner, à condition «de ne pas attendre longtemps» (LF III). Après une année de théologie à Salamanque, Thérèse l'emmène à la fondation de Valladolid afin de former elle-même ce carme, petit de taille, mais «grand aux yeux de Dieu» (Lettre de fin septembre 1568). Puis le Père Jean, qui se nommera désormais Jean de la Croix, se rend à Duruelo où, avec deux autres frères, il fonde le premier petit couvent de carmes déchaux et promet «de vivre selon la règle primitive de saint Albert, corrigée par Innocent IV, sans mitigation ». Pendant plusieurs années, il se consacre à la formation des jeunes frères de la réforme. En 1572, on lui ordonne de rejoindre Thérèse de Jésus à Avila en qualité de confesseur des religieuses de l'Incarnation. Sa direction où le discernement des esprits s'allie à son expérience spirituelle, complète et parfait l'oeuvre de la Madre.
Après le départ de la fondatrice, Jean et son compagnon restent à Avila. Mais depuis le chapitre de Plaisance, l'orage gronde contre la jeune réforme. Au cours de la nuit, un groupe de carmes chaussés enfoncent à grands coups la porte de la maisonnette des déchaux, qu'on emmène comme des criminels. Jean se laisse faire, heureux de pâtir pour le Christ. En grand secret, on le conduit au couvent de Tolède qui domine le Tage. Tous les châtiments prévus pour les rebelles lui sont infligés en vue de le contraindre à renier la réforme. Mais rien ne parvient à fléchir le petit moine. On l'enferma alors dans une sorte de grand placard où ne pénètre qu'un mince filet de lumière. Il y demeurera neuf mois.
Déjà longuement purifié, Jean de la Croix sent brûler en lui		
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le désir angoissé de posséder le Bien-Aimé. Mais il doit encore passer par «l'horrible nuit de contemplation où Dieu met l'âme exprès pour l'élever à l'union divine» (NO 11,2). Dans sa geôle noire, le Seigneur lui-même semble l'abandonner. Mais au sein de ses souffrances acceptées avec un oui total, Jean pénètre mystérieusement dans le «jardin charmeur» (PJ 11, 18), où se concluent les noces avec le Christ-Epoux. De cette expérience jaillissent d'incomparables poèmes:

O nuit qui m'as guidée,
O nuit plus que l'aurore aimable,
O nuit qui as uni
L'Aimé avec son aimée,
L'aimée en son Aimé transformée. (PJ I)

L'oeuvre en vue de laquelle Dieu avait permis tant de douleurs, était accomplie. Stimulé par de fortes impulsions intérieures, Jean se décide à la fuite. Quelques jours après l'Assomption. de grand matin, il s'évade de sa prison. Au risque de se briser sur les rochers du Tage, il descend par une fenêtre à l'aide d'un fragile câble de fortune. Le saint se rend au monastère des carmélites déchaussées, auxquelles il confie n'avoir jamais éprouvé joies plus profondes qu'en sa geôle.
En route pour l'ermitage du Calvario en Andalousie — où il dessinera le Mont de Perfection — Jean de la Croix s'arrête chez les carmélites de Beas. Parmi elles, il rencontre Anne de Jésus, à qui l'unira une profonde amitié. A cette époque aussi, le saint commencera la rédaction de la Montée du Carmel. En 1579, il fonde le collège de Baeza.
Au premier chapitre des déchaux à Alcalà (1581), le Père Jean est nommé prieur de Grenade. Il y achèvera la Montée et la Nuit Obscure. Pour Anne de Jésus, il écrit le commentaire du Cantique spirituel et celui de la Vive Flamme pour sa fille spirituelle Ana de Penalosa, une veuve de Ségovie. Lors du chapitre de Lisbonne où Nicolas Doria est nommé provincial, Jean de la Croix devient définiteur et un peu plus tard vicaire provincial d'Andalousie. Suit une période d'acti- 
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vité intense : érection des couvents de Cordoue, La Man-chuela, Caravaca, Séville. A nouveau prieur de Grenade, il fonde à Bujalance en 1587. Au chapitre de Madrid, l'année suivante, le Père Jean est nommé consulteur et prieur de Ségovie, où il construit un nouveau couvent. En l'absence du Père Doria, il s'occupe de toutes les affaires de la province.
De plus en plus, Jean «porte son âme à l'intérieur de la Trinité». Etant un jour en prière devant un tableau du Crucifié, celui-ci lui demande ce qu'il désire; et le saint de répondre: «Souffrir pour Toi et être déprécié et compté pour peu de chose.» Il allait être pleinement exaucé.
En juin 1591 se tient à Madrid un chapitre général houleux : Doria veut abandonner le gouvernement des moniales, jugées trop peu soumises, et chasser de l'Ordre le Père Gratien. Jean de la Croix s'y oppose. Il sort du chapitre sans charge et se rend à La Penuela, très serein. Un de ses frères, Diego Evangéliste, informe odieusement contre lui pour qu'on lui enlève l'habit de l'Ordre. Jean reste en paix: «La croix à sec est chose douce...»
En septembre, le saint tombe malade et demande à être soigné à Ubeda. Rongé par une vieille rancune, le prieur le reçoit fort mal et l'accable de reproches. Jean va «se consumant de douleurs», mais demeure joyeux. Le 13 décembre 1591 au soir, il dit : «Gloire à Dieu! Je dois chanter les Matines au ciel.» Il demande qu'on lui lise quelque chose du Cantique des Cantiques. A minuit, doucement, Jean de la Croix rend son âme à Dieu.
*
Ecrivain, saint Jean de la Croix est avant tout poète. Il chante son expérience spirituelle, traduisant en images et symboles ce qui, dans le silence de l'amour, a jailli de son «centre le plus secret» (Poème VF). Musique aux riches couleurs qui sait exprimer tous les sentiments du coeur humain
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blessé par l'Amour — de l'angoisse haletante de l'absence à la paix sans limites trouvée dans la possession de l'Aimé.
A la demande de ses filles et fils spirituels, le Père Jean va commenter trois de ses poèmes. Il ne s'adresse pas indistinctement à tous les chrétiens, mais seulement à quelques carmes et carmélites et à «tous les autres qui cherchent leur Bien-Aimé» (VF III), voulant passer à la «nudité d'esprit» (MC Prologue) où Dieu se révèle. La Montée du Carmel et la Nuit Obscure sont comme les deux parties d'un seul ouvrage, traitant des deux aspects — actif et passif — d'une seule et même nuit. Il s'agit de l'épreuve qui créera en nous un être nouveau. Dieu purifie d'abord la sensibilité, puis met en accord avec lui les puissances de l'âme par les vertus théologales et des souffrances terribles, intérieures et extérieures, jusqu'à ce que, «dénuée et dépouillée de sa vieille peau» (NO II, 13), le Christ puisse la revêtir de lui-même (Ep 2,15).
Le début du Cantique spirituel recouvre les dernières phases de la nuit, l'attente angoissée de l'union totale :

Où t'es-tu caché, Ami,
Toi qui me laissa dans les gémissements? (PJ II, 1)

Pour le trouver, l'âme devra se cacher avec lui, donnant tout pour le seul Amour. «Parce qu'elle a voulu demeurer séparée de toutes choses créées pour son Aimé, lui-même, énamouré d'elle à cause de sa solitude, a pris soin d'elle, la recevant dans ses Bras» (CS B 35).
La Vive flamme d'amour, le chef-d'oeuvre du saint docteur, décrit l'état de transformation :

O flamme vive d'amour
Qui navres avec tendresse
De mon âme le centre le plus profond. (PJ III, I)

La Flamme, l'Esprit Saint, qui avait purifié l'âme dans les douleurs lui procure maintenant des joies inexprimables. L'épouse devient comme un soleil qui peut «resplendir devant son Bien-Aimé» (VF III).
Les innombrables Maximes du saint redisent avec des mots 
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toujours nouveaux sa doctrine immuable de la pauvreté spirituelle, du rien qui conduit au Tout, dans la foi, l'espérance, l'amour.

3. Sainte Thérèse de Lisieux

Marie-Françoise-Thérèse Martin naquit le 2 janvier 1873 à Alençon, dans un milieu bourgeois aisé. Son père, Louis Martin, bon et droit, quelque peu lamartinien, et sa mère Zélie Guérin, très active et soucieuse du bien matériel de ses cinq filles restées en vie, étaient des chrétiens convaincus: tous deux avaient songé à la vie religieuse. Thérèse, la cadette, s'ouvrit à Dieu dès l'éveil de sa raison. Les premières années de cette enfant intelligente, vive, sensible, volontaire, furent sans histoires.
Lorsque Thérèse eut quatre ans, la souffrance fit brusquement irruption dans sa vie : Madame Martin, rongée par un cancer, retournait à Dieu. Après l'enterrement, Thérèse choisit sa soeur Pauline pour « petite mère ». Mais le psychisme de l'enfant était profondément atteint. Le petit lutin devint pensif, sérieux, hypersensible. Vers la fin de la même année, la famille Martin s'installa à Lisieux dans la petite maison des Buissonnets. A huit ans, Thérèse entra comme demi-pensionnaire à l'Abbaye des bénédictines de la ville, où elle ne parvint jamais à s'adapter.
Le 2 octobre 1882, Pauline, la seconde mère de Thérèse, entre au Carmel. Cette nouvelle séparation achève de miner la résistance morale de l'enfant : elle est prise de maux de tête continuels. L'année suivante à Pâques, une maladie psychique aiguë se déclare, suite de la double frustration d'affection maternelle. Thérèse assiste en pleine lucidité à ses crises et à son comportement étranges. Cette maladie pourrait se situer aussi au plan des «nuits» purificatrices où Dieu, pour recti-
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fier jusqu'au psychisme de ses saints, les fait passer par des ébranlements profonds. Assumés dans la foi et le oui, ils deviennent chemin vers la lumière. Pour Thérèse, une première clarté jaillit le jour de la Pentecôte. Se tournant vers Notre-Dame, l'enfant la supplie d'avoir pitié d'elle. La réponse fut un «ravissant sourire de la Vierge» (MA 30) qui la libère de ses symptômes névrotiques: elle se sait désormais aimée par sa Mère du ciel.			
A onze ans, l'enfant reçoit pour la première fois le Corps du Christ: «Jésus et la petite Thérèse... n'étaient plus deux, Thérèse avait disparu comme une goutte d'eau qui se perd au sein de l'océan» (MA 83). Le 14 juin, le sacrement de confirmation lui apporte « la force de souffrir» (MA 83).			
Thérèse reste pourtant dépressive. Pour des riens, ses larmes coulent à flots. Mais durant la nuit de Noël 1886, Dieu opère en elle un retournement profond : «En cette nuit, où Jésus se fit faible et souffrant pour mon amour, il me rendit forte et courageuse» (MA 107), écrit-elle. L'infantilisme est vaincu et Thérèse devenue adulte. Un dimanche, en regardant une image du Crucifié, elle se sent soudain «dévorée de la soif des âmes» (MA 109), et jamais plus cette flamme apostolique ne la quittera.			
Le 29 mai 1887, dimanche de la Pentecôte, Thérèse parle à son père de son désir d'entrer au Carmel. Très ému, son «roi chéri» donne son consentement dans un acte de foi. Mais le supérieur du monastère s'oppose à cette entrée prématurée. Thérèse ne se tient pas pour battue: elle va plaider sa cause devant l'évêque de Bayeux, puis s'adresse courageusement à Léon XIII au cours d'une audience publique au Vatican. Dieu ne déçoit pas son espérance: le 28 décembre lui parvient l'autorisation de l'évêque et le 9 avril suivant, Monsieur Martin conduit sa «petite reine» au carmel.			
Le 20 janvier 1889, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus reçoit l'habit du Carmel. Peu après, son père dut être interné au Bon Sauveur de Caen: ce fut pour elle l'épreuve la plus déchirante de sa vie. Par ailleurs, la vie spirituelle de la novice est aride. Pendant sa retraite de profession, elle écrit: «(Jésus) m'a fait entrer dans un souterrain, où il ne fait ni froid ni chaud, où le soleil ne luit pas et que la pluie ni le vent ne visitent... où je ne vois qu'une clarté à demi-voilée...» celle des «yeux baissés de la face de mon Fiancé!» (LT 110). Le 8 septembre 1890, Thérèse de l'Enfant-Jésus émit ses voeux dans la paix. Jésus, son «Directeur» (MA 175), l'attire de plus en plus sur le chemin de la pauvreté et de l'amour. Un prédicateur de retraite la confirme dans cette vocation personnelle et la «lance à pleines voiles sur les flots de la confiance et de l'amour» (MA 201).			
Devenue prieure, Mère Agnès de Jésus (Pauline) adjoint Thérèse comme aide à la maîtresse des novices, Mère Marie de Gonzague. La jeune prieure demande à sa soeur d'écrire ses souvenirs d'enfance. En la fête de la Trinité 1895, Thérèse, «afin de vivre dans un acte de parfait amour», s'offre «comme victime d'holocauste à l'amour miséricordieux» de Dieu (MA 320). Dans la nuit du Jeudi au Vendredi Saint de l'année suivante, la jeune moniale accueille sa première hémoptysie comme une annonce de «l'arrivée de l'Epoux» (MA 249). Sa joie est grande. Mais peu de jours après, elle se voit assaillie de tentations violentes contre la foi et l'espérance qui ne la quitteront plus jusqu'à la mort, à l'exception de quelques trouées de lumière intense. En septembre, par exemple, alors qu'elle médite la première lettre aux Corinthiens (12,31 et 13), elle reçoit des illuminations très hautes sur sa vocation personnelle, qui se condensent dans ce cri : «Ma vocation, c'est l'amour. Dans le Coeur de l'Eglise, ma Mère, je serai l'Amour!...» (MA 229).	
 Malgré la tuberculose qui la mine, Soeur Thérèse continue de suivre l'observance rigoureuse du Carmel. Dans la fatigue et la souffrance physique et morale, elle garde sa maîtrise d'elle-même, sa paix puisée dans l'oubli de soi et sa charité fraternelle. Sa patience aussi est admirable, mais elle dit : «Ce n'est pas ma patience à moi ! On se trompe toujours!» (DE 8.8). 			
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Durant l'été 1897, l'état de Thérèse s'aggrave de plus en plus. Sur l'ordre de sa prieure, Mère Marie de Gonzague, elle se met à rédiger son troisième manuscrit. Le 11 juillet, le crayon lui tombe des mains. Les derniers mots écrits sont comme un résumé de sa vie: «Je m'élève à Lui par la confiance et l'amour» (MA 313). Le 30 septembre, au cours de l'après-midi, commence l'affreuse agonie. Peu après 19 heures, haletante, elle dit en regardant son crucifix : «Oh ! je l'aime !... Mon Dieu !... je vous aime !...» (DE I 384). Puis elle tombe doucement en arrière. Mais soudain, la mourante se redresse, les yeux fixés en haut, brillants de paix et de joie, et demeure ainsi l'espace d'un Credo. Elle pousse un léger soupir, le dernier, gardant dans la mort son ineffable sourire... «Je sens que ma mission va commencer : ma mission de faire aimer le bon Dieu comme je l'aime, de donner ma petite voie aux âmes... je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre» (DE 17.7). Thérèse de Lisieux a tenu sa promesse.
*
« Etre petit, c'est reconnaître son néant, attendre tout du bon Dieu, comme un petit enfant attend tout de son père ; c'est ne s'inquiéter de rien, ne point gagner de fortune... Etre petit, c'est encore ne point s'attribuer les vertus qu'on pratique... ne point se décourager de ses fautes» (DE 6 août). Ces paroles prononcées quelques semaines avant sa mort récapitulent en quelque sorte la doctrine spirituelle de Thérèse. S'écartant délibérément des illusions du « perfectionnisme » trop prôné au xixe siècle, la sainte a retrouvé le chemin de vérité : une course vers le Christ (cf. Ph 3,12-14) dans la liberté de l'amour, les yeux fixés sur lui et non sur soi. A notre temps, Thérèse a révélé à nouveau le pur Evangile qui se résume dans l'amour et les grands paradoxes des béatitudes. Innombrables sont ceux qui ont emprunté sa petitè voie d'enfance, de pauvreté spirituelle, de confiance sans limites et d'abandon à l'Amour miséricordieux de Dieu.
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Thérèse de Lisieux nous a laissé trois Manuscrits autobiographiques. Le premier, rédigé à la demande de Mère Agnès de Jésus entre janvier 1895 et janvier 1896, retrace sa vie, de l'éveil de sa raison à son offrande à l'Amour miséricordieux. Le deuxième est constitué par une lettre à Soeur Marie du Sacré-Coeur, écrite du 13 au 16 septembre 1896. Thérèse, après avoir livré son expérience spirituelle à sa soeur, s'adresse à Jésus lui-même et parle avec un lyrisme saisissant et authentique de sa vocation à l'amour. Le troisième manuscrit, composé entre le 3 juin et le 11 juillet 1897, est adressé à Mère Marie de Gonzague. Dans la première partie, la sainte poursuit le récit de sa vie, tandis que la deuxième est tout entière une hymne à l'amour fraternel.
Les 266 Lettres de la sainte complètent son autobiographie, toujours dans la même ligne spirituelle : «...ce qui plaît au bon Dieu, c'est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde... plus on est faible, sans désirs ni vertus, plus on est propre aux opérations de cet Amour consumant et transformant » (LT 17.9.1896). La forme des Poésies de Thérèse est souvent conventionnelle, mais leur contenu spirituel, au-delà de cette écorce, s'avère riche. Les Derniers Entretiens, paroles notées par les soeurs de la sainte, recouvrent la période du 6 avril 1897 à la mort de Thérèse. Par ses écrits qui ont connu une diffusion extraordinaire, elle continue son apostolat dans le monde, rappelant surtout cette vérité fondamentale : «C'est l'amour seul qui compte !» (DE 29.9).

IV

TÉMOINS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

En notre siècle avide de témoignages «authentiques» et ennemi des belles théories qui ne s'expriment pas dans la vie, il nous a semblé utile de présenter, après les grands maîtres de vie spirituelle, quelques autres figures marquantes du Carmel. Nous voudrions, à travers ces incarnations si diverses de la spiritualité de l'Ordre, tenter de serrer de plus près son mystère.

1. Saint Albert, patriarche de Jérusalem et législateur du Carmel

Albert, issu probablement de la famille des comtes de Sabbioneta, vit le jour en Italie du Nord vers le milieu du XIIe siècle. Elu prieur des chanoines réguliers de Sainte-Croix de Mortara (Pavie) en 1180, il fut nommé évêque de Bobbio en 1184, puis transféré au diocèse de Verceil qu'il gouverna plus de vingt ans. Au cours de cette période, il mena à bien d'importantes missions, dont la médiation entre Clément ll et Frédéric Barberousse, et participa à l'élaboration des règles de plusieurs instituts religieux.
Au début du XIIIe siècle, Albert fut élu patriarche de Jéru-
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salem. Innocent III le confirma dans cette charge le 17 février 1205 et, le 5 juin, nomma «cet homme expérimenté, prudent et capable» (SC 157) légat pontifical en Terre Sainte. Il y parvint au début de l'année suivante et s'installa à Saint-Jean-d'Acre, Jérusalem étant tombée entre les mains des Sarrasins. Le Saint-Siège continua de lui manifester sa confiance en le chargeant de nombreuses et difficiles missions dans tout le Moyen-Orient.
Sans faire partie de l'Ordre du Carmel, saint Albert y a joué un rôle fondamental, celui de législateur. C'est lui qui, à la demande du prieur des ermites latins établis au Mont Carmel près de la source d'Elie, au lieu appelé aujourd'hui Wadi 'aïn es-Siah, rédigea entre 1206 et 1214 la règle primitive du Carmel. Albert codifia certainement l'ancienne tradition monastique des ermites du Mont Carmel, la structure de vie décrite dans la règle étant proche de celle de la « laure » byzantine —ce qui n'empêcha pas le patriarche de la marquer aussi du sceau de sa personnalité. Très biblique et bref, ce texte insiste bien moins sur l'appareil disciplinaire, réduit au strict nécessaire, que sur l'esprit de la nouvelle institution, orienté vers la prière perpétuelle, la méditation de la Parole de Dieu, le silence, la solitude et la pauvreté.
Saint Albert mourut à Saint-Jean-d'Acre le 14 septembre 1214, assassiné à coups de couteau par le Maître de l'Hôpital du Saint-Esprit qu'il avait déposé et publiquement réprimandé.

2. Saint Simon Stock

L'histoire plus ancienne du Carmel a souvent évoqué saint Simon Stock. Elle lui avait attribué un rôle éminent dans l'Ordre naissant. C'est lui, par exemple, qui aurait eu la vision de Notre-Dame qui serait à l'origine de la dévotion au scapulaire du Carmel. La critique historique moderne a réagi 
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jusqu'à mettre en question l'existence même du saint. Ce jugement est toutefois excessif. Les faits suivants peuvent être considérés comme historiques : saint Simon Stock, anglais, fut un des premiers généraux de l'Ordre et mourut le 16 mai 1265 à Bordeaux, où il fut enterré ; il avait la réputation d'être un «homme saint» et un thaumaturge. Quant à l'apparition de la Vierge, de tels phénomènes furent fréquents au moyen âge. L'Ordre du Carmel n'en a relaté que cinq pour toute cette époque. Une telle discrétion pourrait rendre plus crédible la vision de Simon.

3. Saint Pierre-Thomas

Pierre-Thomas naquit au Périgord vers 1305. Il fit profession au couvent des carmes de Bergerac et, après de solides études, acquit le grade de Maître en théologie à l'université de Paris. A partir de 1353, le Saint-Siège lui confia d'importantes missions en Europe et au Moyen-Orient. Sacré évêque de Patti et Lipari, puis transféré au siège de Corone dans le Péloponnèse, il fut nommé légat pontifical en Orient. Avec Philippe de Mézières et Pierre Ier de Lusignan, roi de Chypre, il projeta une nouvelle croisade, qu'Urbain V proclama le 11 avril 1363 après avoir promu Pierre-Thomas à l'archevêché de Crète. Les navires des croisés quittèrent Venise le 27 juin 1365. Par ses encouragements, l'évêque contribua à la prise d'Alexandrie. Mais l'armée latine, démoralisée, abandonna la ville et rentra à Chypre. A Famagouste, lors des fêtes de Noël, Pierre-Thomas prit froid. Son mal s'étant rapidement aggravé, l'archevêque retourna à Dieu au couvent des carmes de la ville, le 6 janvier 1366, après avoir distribué aux pauvres tout ce qu'il possédait.
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4. Saint André Corsini

Né au début du XIVe siècle à Florence, André Corsini se trouve mentionné pour la première fois dans un document du 3 août 1338 parmi les religieux du couvent des carmes de la même ville. Il fut nommé provincial de Toscane au chapitre général de Metz en 1348 et, deux ans plus tard, désigné par Clément VI comme évêque de Fiesole. Le saint continua de vivre dans la pauvreté et la simplicité comme un religieux. Soucieux d'élever le niveau de son clergé ignorant et de moeurs peu édifiantes, il institua une confraternité de prêtres pour la formation théologique et morale des candidats au sacerdoce : un grand séminaire, deux siècles avant le concile de Trente ! Très proche du peuple, l'évêque, qui se désignait comme «père et administrateur des pauvres» (SC 165), prenait soin des nécessiteux, dont le nombre était considérable à la suite de la peste noire de 1348-49. En ces temps troublés, André Corsini fut surtout un grand pacificateur: ecclésiastiques et riches marchands de Florence et Fiesole, puissants citadins de Prato, Pistoia et d'autres villes eurent recours à lui comme à un arbitre impartial et incorruptible. Le saint évêque mourut le 6 janvier 1374.

5. Bienheureux Jean Soreth

Né dans les environs de Caen en 1394, Jean Soreth était entré chez les carmes de cette ville et avait conquis, en 1438, le grade de Maître en théologie à l'université de Paris. Deux ans plus tard, il se voyait désigné comme provincial de France.
Dès le chapitre de 1451 où il fut élu prieur général de tout
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l'Ordre, Jean Soreth commença son oeuvre de réforme. Personnalité riche et équilibrée, il sut allier l'intériorité à l'efficacité. Inlassablement, il visita toutes les provinces, tous les couvents de son Ordre, afin de les ramener à une observance digne de ce nom et d'y rallumer la flamme de l'idéal primitif. A cet effet, il rédigea un commentaire de la règle, reflet de son expérience vécue de religieux et de spirituel. Pour lui, «la fin de tout religieux et la perfection de son coeur, c'est de tendre à une oraison continuelle, ininterrompue, persévérante, autant que le permet la faiblesse de l'homme. C'est s'avancer avec effort vers l'immobile tranquillité et la pureté perpétuelle de l'âme.»
Ce grand général rassemblait, dans des couvents réformés, les frères résolus à mener une vie plus observante. Quant au reste de l'Ordre, il le dota de nouvelles constitutions, dans lesquelles il insista surtout sur la pauvreté, le silence, la solitude, les études et le travail. La part primordiale qui revient à Jean Soreth dans l'établissement des carmélites et du tiers-ordre du Carmel a déjà été évoquée plus haut.
Ayant atteint le sommet de sa sainteté personnelle à travers des luttes et des travaux sans nombre — qui ne lui firent jamais oublier l'essentiel : l'union au Seigneur par la prière intérieure * — Jean Soreth rendit son âme à Dieu en 1471, à Angers (cf. pp. 30 et 34).

6. Bienheureuse Françoise d'Amboise

Françoise naquit probablement à Thouars, le 28 septembre 1427, de Louis, vicomte de Thouars et de Marie de Rieux. Promise dès avant l'âge de quatre ans à Pierre, deuxième fils du duc de Bretagne, elle passa son enfance à la cour ducale. Lorsque Pierre, après la mort de son père et de son frère aîné, accéda au trône, il fut couronné avec Françoise
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à la cathédrale de Rennes. Veuve à trente ans, la duchesse résista à toutes les pressions de son père et du roi de France pour la contraindre à de secondes noces. La rencontre avec le bienheureux Jean Soreth, prieur général des carmes, la décida à fonder un monastère de carmélites à Vannes. Le 2 novembre 1463, neuf moniales de Liège arrivèrent sous la conduite du prieur général et, trois mois plus tard, prirent possession du monastère des Trois-Maries au Bondon. Enfin libre, Françoise reçut l'habit des mains de Jean Soreth, le 28 mars 1468. La duchesse ne sera plus désormais que «Soeur Françoise, humble ancelle de Jésus-Christ» (SC 211). Devenue prieure deux ans après sa profession, elle fonda à Nantes le monastère de «Notre-Dame des Couêts». L'humilité et la douceur s'alliaient en elle à la fermeté et à un vigoureux bon sens, comme le prouvent ses exhortations capitulaires : «Le droit chemin pour aller en paradis, c'est la croix ; c'est la première porte. Il faut s'humilier, s'abaisser, désirer d'être méprisée... Je vous prie de tellement tenir l'âme et le corps ensemble, discrètement, que vous puissiez mieux servir Dieu et la religion... La chose ne fait pas la propriété, mais l'affection.»
En 1479, Françoise demanda au pape Sixte IV l'autorisation de procéder à une révision des constitutions, où elle joua un rôle de premier plan. «Qui n'a propre volonté ne peut périr ; qui est bien pauvre est en sûreté et qui est pure et chaste détruit l'adversaire... La paisible qui est enfant de Dieu ne sera point abandonnée du Père... (Que la religieuse) soit simple et humble, sans rien présumer de soi ou de ses actes... et soit en la charité de Dieu transformée.»
Le 28 octobre 1485, Mère Françoise commence à ressentir de vives douleurs et, le 3 novembre, reçoit l'onction des malades. Le lendemain, vendredi, à 15 heures, la communauté est convoquée à l'infirmerie. Le visage de la mourante s'illumine et, doucement, elle rend son âme à Dieu.
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7. Sainte Marie-Madeleine de' Pazzi

Catherine de' Pazzi vit le jour à Florence le 2 avril 1566. Ayant reçu pour la première fois le Corps du Christ le 25 mars 1576, elle fit à Dieu, moins d'un mois plus tard, le voeu de perpétuelle virginité. Dès son enfance, Dieu commença à l'attirer à lui avec violence.
Le 1er décembre 1582, Catherine entre, dans sa ville, au monastère des carmélites de Sainte-Marie-des-Anges, où elle devient Soeur Marie-Madeleine. Tombée gravement malade un an après sa prise d'habit, elle fut réduite bientôt à toute extrémité, de sorte que ses supérieures décidèrent de l'admettre à la profession le 27 mai 1584, en la fête de la Sainte Trinité. A partir de ce jour, le Seigneur se mit à la combler de grâces mystiques. Il arrivait que ses extases se prolongent durant plusieurs jours. Quand elle était ainsi sous l'emprise divine *, elle demeurait parfois immobile, mais la plupart du temps, continuait à vaquer à ses tâches habituelles. Ainsi on la voyait broder, peindre ou se livrer à d'autres exercices avec grande perfection et manifester pour les gros travaux des forces extraordinaires. La sainte ne reçut que rarement le don d'images intérieures*, mais la grâce se manifestait presque toujours par celui d'une « présence »* sans forme et sans image.
A partir de sa profession, la prieure enjoignit à Marie-Madeleine de dicter tout ce que Dieu lui faisait entendre à des soeurs chargées de le mettre par écrit. Celles-ci prenaient des notes même au cours des extases, et les relations rédigées par elles remplissent cinq livres.
Mais la vie de Marie-Madeleine n'était pas faite que de lumière. A partir du 8 juin 1585, vigile de la Pentecôte, elle reçut pendant plusieurs jours l'Esprit Saint sous diverses formes. Puis commença une grande épreuve qui l'accabla durant
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cinq ans : souffrances intérieures et physiques, seulement entrecoupées d'extases douloureuses, où Dieu lui révélait combien l'Eglise et surtout les Ordres religieux avaient besoin de réforme. Passionnée pour ce renouveau et le salut des hommes, la sainte eût voulu, à toute heure, «souffrir le martyre et mille morts pour que les âmes se laissent pénétrer par le sang de Jésus» (SC 282).
Le 1er mai 1595, la sainte demanda au Seigneur la «souffrance nue» (SC 279), mais son voeu ne sera exaucé que plus tard. Au cours de la même année, elle fut élue maîtresse des juvénistes et trois ans plus tard maîtresse des novices. En 1604, peu après avoir été nommée sous-prieure, Marie-Madeleine tomba malade : l'heure de la «souffrance nue» avait sonné. Elle devait se prolonger jusqu'à sa mort. Le 25 mars 1607, tandis que ses soeurs récitaient le Symbole trinitaire de saint Athanase, Marie-Madeleine de' Pazzi entra dans la joie éternelle.
La grandeur de cette sainte est tout intérieure. Par l'acceptation totale de la volonté du Seigneur, dans la lumière comme dans les ténèbres, elle parvient jusqu'aux sommets de la vie mystique. Mais comme tous les vrais contemplatifs, en gardant le regard fixé sur Dieu, elle ne perd nullement de vue les réalités terrestres. Les avis qu'elle adresse à ses novices sont un bel exemple de bon sens et d'équilibre humain et spirituel. Ses autres oeuvres, sans transmettre une doctrine spirituelle structurée, comparable à celle d'une Thérèse d'Avila, demeurent néanmoins un précieux témoignage du cheminement d'une âme sainte vers son Epoux, dans la simplicité, la pureté d'intention, l'humilité, la pauvreté, l'amour. «Je dirais que les âmes qui n'aiment point leur prochain n'ont aucune connaissance de Dieu.» «Faites toutes vos actions avec un sentiment d'humilité, pensant que les yeux de Dieu, qui sont si purs, sont tout proches de votre coeur.» «Dieu aime à tel point la pauvreté qu'il ne peut faire autrement que de se donner soi-même et d'octroyer son Royaume à qui la pratique.»
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8. Bienheureuse Marie de l'Incarnation (Madame Acarie)

Une petite fille douce et fort jolie, tout en pleurs... Barbe Avrillot doit quitter l'Abbaye de Longchamp où elle eût voulu rester pour toujours. Mais son père, le sieur de Champlâtreux, ne l'entend pas de cette oreille : à son avis sa fille n'est pas faite pour être nonne. A dix-sept ans, Barbe accepte d'épouser Pierre Acarie, vicomte de Villemor. Pure obéissance à ses parents? Non : l'amour y fut aussi pour quelque chose. Avec grâce et joie, la «belle Acarie»/1, se prête aux exigences de la vie mondaine ; mère et maîtresse de maison accomplie, elle sait mener judicieusement ses enfants et le monde de ses laquais et servantes.
Un jour, les yeux de Barbe tombent sur un mot de saint Augustin qui lui perce l'âme jusqu'au fond : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit !» Il lui semble avoir un autre coeur, une autre âme. Et voilà que, au grand effroi de son mari, le Seigneur commence à se saisir d'elle avec violence...
Lorsque Pierre Acarie tomba en disgrâce, ce fut la pauvreté, le mépris, la ruine. Mais Barbe exultait : «Une âme qui prend tout de la main de Dieu est toujours contente!» Et cette mystique, devenue infirme, prend vaillamment et efficacement en mains les affaires de la famille. Peu à peu, sa maison devient un centre où les spirituels de l'époque se rencontrent, où affluent riches et pauvres en quête de réconfort. «Quand on donne son temps à Dieu, on en trouve pour tout le reste», dit-elle... Et pourtant, il lui semblait alors que Dieu l'avait abandonnée.

1. Les citations de ce paragraphe sont tirées de: BRUNO DE JÉSUS-MARIE o.c.d., La belle Acarie, Paris 1942.

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En 1601, Madame Acarie se fit lire, sans trop d'enthousiasme, les oeuvres de sainte Thérèse. Et voici que, deux fois de suite, celle-ci lui apparaît et lui ordonne d'introduire ses filles en France. Dès l'année suivante, Barbe ayant vaincu les réticences de ses conseillers ecclésiastiques, tout se précise pour cette entreprise dont elle sera l'âme. Selon ses avis, un voyage en Espagne s'organise afin de quérir d'authentiques filles de sainte Thérèse. Monsieur de Brétigny — qu'on a appelé le «premier promoteur» de cette affaire — eut recours à la diplomatie de Bérulle pour parvenir à ses fins. Pendant ce temps, le futur monastère se construit au faubourg Saint-Jacques. Le 15 octobre, Madame Acarie, la « vraye Mère et fondatrice (du Carmel) pour la France », accueille à Paris six carmélites espagnoles, dont Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy.
Barbe Acarie coopéra aussi à la fondation des carmels de Pontoise, Dijon, Amiens, tout en restant fidèle à ses devoirs d'épouse et de mère. Elle marie son fils aîné, tandis que le troisième se prépare au sacerdoce et que ses trois filles entrent au Carmel. En octobre 1613, Pierre Acarie tombe malade et sa femme lui prodigue «un soin merveilleux» jusqu'à sa mort.
Ayant mis ordre à ses affaires, la veuve pouvait enfin quitter le monde, dont elle se souciait «non plus que d'une châtaigne». Elle demanda comme une grâce d'être admise en qualité de converse au carmel d'Amiens. Devenue Soeur Marie de l'Incarnation, elle est «toute obéissance et docilité, s'affairant à la cuisine et laissant souvent là ses dévotions pour servir ses soeurs». Chargée de la direction des novices, elle leur enseigne surtout l'obéissance et l'humilité. Une faute? «C'est un réveil pour l'âme... Nos fautes doivent nous servir comme de fumier pour engraisser la terre de nos âmes et la faire fructifier... C'est grand orgueil de nous inquiéter quand nous tombons.»
Aux élections de 1616, toutes les voix se rallient d'abord sur l'humble converse. «Ce serait une belle prieure!» 
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s'exclame-t-elle, se récusant. On choisit donc une religieuse d'un autre monastère qui, en l'humiliant et la tracassant de toutes manières, allait exaucer son désir de «cheminer par la voie du mépris du Fils de Dieu ». Transférée à Pontoise l'année suivante, Marie de l'Incarnation tomba gravement malade en février 1618. En la fête de Pâques, le 15 avril, elle s'écrie ; «Seigneur, je n'en puis plus ; pouvez pour moi, mon Dieu!» Le 18, elle tombe dans l'inconscience et, pendant l'onction des malades, pousse un léger soupir et «se trouve au ciel sans y penser...»

9. Bienheureuse Anne de Saint-Barthélemy

Anne Garcia naquit le 10 octobre 1549 à Almendral dans une famille de paysans. Dès son adolescence, passée aux travaux des champs, elle fut gratifiée de grâces mystiques très élevées. A vingt et un ans, elle entra chez les carmélites déchaussées au monastère de Saint-Joseph d'Avila, où elle devint la première converse de la réforme, sous le nom d'Anne de Saint-Barthélemy. La fondatrice l'aimait profondément. Devenue infirme, la Madre ne tarda pas à la choisir comme aide et compagne de voyage, et c'est dans ses bras qu'elle mourut à Albe de Tormès. En 1604, Anne de Saint-Barthélemy accompagna Anne de Jésus et les autres carmélites espagnoles désignées pour la fondation du premier carmel thérésien de France. Peu après son arrivée à Paris, elle dut accepter par obéissance le voile noir des choristes. Prieure de Pontoise puis de Tours, la Mère Anne revint à Paris en 1611. Ne s'étant jamais trouvée à l'aise dans les carmels français régis par le cardinal de Bérulle, elle obtint de passer en Flandre pour se remettre sous la direction des carmes déchaux. Après une année passée à Mons, elle alla fonder un monastère à Anvers, où elle demeura jusqu'à sa mort. La vie
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spirituelle de la Mère Anne était toute centrée sur l'accomplissement fidèle de la volonté divine. Participant aux mystères de joie et de souffrance du Christ, elle parvint à la plus haute union à Dieu. C'est en 1626, en la fête de la Sainte Trinité, qu'elle entra dans la maison du Père. Elle avait écrit : «Ce divin amour commence doucement, avec une petite flamme, comme quand on allume un feu avec quelques brins de paille mais on y ajoute du bois, et il se fait un brasier si grand qu'on ne peut plus le supporter.»

10. Frère Jean de Saint-Samson

Jean du Moulin est né à Sens, vers la fin décembre 1571, de parents aisés et chrétiens. A l'âge de trois ans, il devient aveugle. Fut-ce pour lui permettre de percevoir plus intensément la lumière divine? Sept ans plus tard, après une enfance heureuse, il perd ses parents. Son oncle fait instruire l'adolescent. Son don exceptionnel pour la musique ayant été découvert, il devient rapidement un grand organiste.
De plus en plus, Jean se sent attiré vers Dieu. Ce mot de saint Paul : «Je suis crucifié avec le Christ» (Ga 2,19) le frappe un jour comme un glaive effilé, le blessant pour toujours. Sans abandonner son métier d'organiste, le jeune homme consacre désormais sa vie pauvre et solitaire à la prière et à la pénitence. S'étant installé à Paris, il passait une grande partie de ses journées en prière dans l'église des grands carmes de la place Maubert. Réduit à la misère, Jean est accueilli par eux pour l'amour de Dieu. En 1606, le Seigneur lui laisse entendre qu'il le veut frère lai carme. Contrairement à toute prévision humaine, cet aveugle indigent, âgé de trente-cinq ans, est admis. Son nom sera désormais Jean de Saint-Samson. Il fait son noviciat tout seul : «Dieu, dira-t-il, ne m'a pas donné de père maître... mais il a fait excellemment
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cet office à mon endroit /2.» Frère Jean aide à la cuisine, au jardin et à l'infirmerie où il se dévoue sans compter, même lorsqu'éclata la peste.
En 1611, Philippe Thibault, prieur de Rennes, fit venir Jean de Saint-Samson et son ami Mathieu Pinault pour qu'ils l'aident à affermir la réforme de Touraine. Le prieur, inquiet des états mystiques du convers, l'éprouve et lui enjoint de faire une brève relation de sa prière intérieure. «Mon exercice, dit-il, consiste en une entière élévation d'esprit, par-dessus tout objet sensible et... créé, regardant stablement Dieu qui me tire... en simple unité et nudité d'esprit... en simplicité de repos, duquel je jouis... toujours également, soit que je sois... à ne rien faire, soit que je fasse quelque chose dedans ou dehors.» Cet écrit, soumis à des sommités de la théologie, est unanimement approuvé.
Chargé de la formation spirituelle des novices, l'humble convers transmettra l'esprit à la jeune réforme de Touraine. Sa vie est très simple. Jean consacre le plus de temps possible à Dieu. Il tient l'orgue à l'église et se livre aux entretiens spirituels qui lui sont imposés par l'obéissance. Aimable et souriant, l'aveugle accueille novices, prêtres et laïcs de toutes conditions. Tout ouvert à leurs problèmes, il sait aussi dire fortement la vérité à qui en a besoin. Connaissant à fond l'être humain, ce contemplatif avait un sens aigu du réel et savait trouver en tout ce «vrai milieu où réside la vraie vertu et le vrai bien ».
La dernière maladie de Frère Jean fut brève. Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1636, il fut pris de fièvre et de vomissements. Rapidement son état s'aggrava. On lui donna le sacrement des malades et il demanda «intimement, intimement pardon à tous ses frères pour son très mauvais exemple...» L'aveugle souffrait beaucoup et se sentait comme abandonné

2. Les citations de ce paragraphe sont tirées de: JEAN DE SAINT-SAMSON, Directions pour la vie intérieure, Paris 1948.

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de Dieu. Ses dernières paroles distinctes: «Je suis crucifié avec le Christ !» Jean de Saint-Samson rendit son âme à Dieu le dimanche 14 septembre, fête de l'Exaltation de la Sainte-Croix.
Très vite après lui avoir confié la direction des novices, les supérieurs chargèrent le saint convers de composer des exercices pour eux. Il se mit donc à dicter, sous l'inspiration de l'Esprit, avec grande «promptitude, sans aucune réflexion, que ses écrivains étaient tous fatigués». Ses écrits s'adressent, au dire de Bremond, «aux souverainement mystiques». Cette définition de la vie religieuse est comme un abrégé de sa doctrine : «Religion est un état de totale perte de soi-même et des choses créées, par une entière... résolution de tout soi-même en Dieu. Etre religieux, c'est mourir et ne vivre qu'en Dieu et pour Dieu, jusqu'à entière consommation... au feu de son amour. C'est être dans une entière et parfaite pauvreté d'esprit...» La mort de «tout le vieil homme» est la condition pour «que les hommes recoulent en leur éternelle origine» et passent «en Dieu pour s'y perdre ». «Que vos voies soient bien plus au-dedans qu'au-dehors et que vous tiriez et rapportiez toutes choses à l'unité, conformément au pur fond de l'esprit.»

11. Bienheureux Denis de la Nativité (Pierre Berthelot) et Rédempt de la Croix (Thomas Rodriguez)

Pierre Berthelot naquit à Honfleur le 12 décembre 1600. Tout jeune, il choisit le métier de navigateur et voyagea en Espagne, en Angleterre et en Amérique. Devenu cosmographe et premier capitaine des rois de France et du Portugal, il fit preuve de courage et de talent, comme en témoignent encore ses cartes maritimes conservées au British Museum. S'étant rendu aux Indes, Pierre Berthelot entra, en 1635, chez les carmes déchaux de Goa, où il reçut le nom de Denis de
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la Nativité et devint un grand contemplatif. En 1638, le vice-roi des Indes envoya au sultan d'Achén (Sumatra) un ambassadeur, François de Souza de Castro. Celui-ci demanda à emmener Denis, qui venait d'être ordonné prêtre, en qualité de directeur spirituel et d'expert de la mer ainsi que de la langue malaise. Le carme prit pour compagnon un convers de son Ordre, le Frère Rédempt de la Croix, né au Portugal vers 1598. Arrivés à Achén le 25 octobre, ils furent accueillis avec des signes de joie feinte, puis bientôt jetés en prison. Denis et Rédempt furent tourmentés plus que les autres afin qu'ils passent à l'Islam. Après leur condamnation à mort, Rédempt fut parmi les premiers exécutés, tandis que Denis, selon son désir, endura le martyre en dernier après avoir conforté tous ses compagnons.

12. Frère Laurent de la Résurrection

Nicolas Herman naquit en 1614, à Hériménil en Lorraine, dans une famille profondément chrétienne. A dix-huit ans, Dieu lui avait fait une grâce singulière. Un jour d'hiver, voyant un arbre dépouillé de ses feuilles et songeant que celles-ci allaient reparaître, ainsi que des fleurs et des fruits, il eut une haute vue de la puissance de Dieu qui le détacha entièrement du monde et lui donna un grand amour du Seigneur.
Aux temps troublés de la guerre de Trente Ans, le jeune homme s'engagea dans l'armée du duc de Lorraine Charles IV. Mais une blessure l'obligea à quitter le métier des armes à vingt et un ans. Il résolut alors de se donner à Dieu et de rectifier sa conduite passée. Peut-être est-ce à ce moment-là qu'il fut laquais chez Monsieur de Fieubet, où il dit avoir été un «gros lourdaud qui cassait tout »/3. Après de

3. Les citations de ce paragraphe sont tirées de: Frère LAURENT DE LA RÉSURRECTION o.c.d., L'expérience de la présence de Dieu. Paris 1948.

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rudes combats intérieurs, il s'adonna quelque temps à la vie érémitique en compagnie d'un gentilhomme. Mais déconcerté de se voir passer de la joie à la tristesse, de la paix au trouble, de la ferveur à l'indévotion, sans personne pour l'aider spirituellement, il se décida, en 1640, à demander son admission au couvent des carmes déchaux de la rue de Vaugirard à Paris, où il fut reçu en qualité de frère convers. Fénelon a écrit : «Frère Laurent est grossier par nature et délicat par grâce. Ce mélange est aimable et montre Dieu en lui.» Longtemps incompris et éprouvé par de grandes souffrances intérieures, il fut amené «à se donner entièrement à Dieu et en pur abandon pour le temporel et le spirituel et à prendre son contentement dans l'exécution de sa volonté», ce qui lui rendit la paix.
Tour à tour cuisinier, cordonnier, frère quêteur, il transformait toutes ses occupations en «une manière de petits entretiens avec Dieu, sans étude, comme ils viennent... Il n'y faut point de finesse, il n'y a qu'à y aller bonnement et simplement ». La seule «méthode» de vie spirituelle de Frère Laurent fut en quelque sorte l'exercice de la présence de Dieu qui consiste à «se plaire et... s'accoutumer en sa divine compagnie, parlant humblement et s'entretenant amoureusement avec lui en tout temps, à tout moment, sans règle ni mesure». Ainsi l'âme est conduite «insensiblement à ce simple regard, à cette vue amoureuse de Dieu présent partout qui est la plus sainte et la plus efficace manière d'oraison *». « Dans la voie de Dieu, les pensées sont comptées pour peu, l'amour fait tout.»
Au début de 1691, Frère Laurent tombe malade. Comme son mal augmentait à vue d'oeil, on lui apporte les sacrements des mourants. A un religieux qui lui demande ce qu'il fait et à quoi son esprit est occupé, il répond : «Je fais ce que je ferai dans toute l'éternité: je bénis Dieu, je loue Dieu, je l'adore et je l'aime de tout mon coeur; c'est là tout notre métier, mes frères, d'adorer Dieu et de l'aimer, sans se soucier du reste.» Sans agonie, «avec la paix et la tranquillité de quelqu'un qui 
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dort », frère Laurent mourut le 12 février 1691. C'est l'abbé de Beaufort, grand vicaire du cardinal de Noailles, qui par son Eloge du frère Laurent de la Résurrection et la publication de ses Moeurs, de ses Maximes et de ses Entretiens, a transmis à la postérité la doctrine spirituelle du saint convers qui, marquée au sceau de la simplicité et de la vérité, n'a pas vieilli en trois siècles.

13. Sainte Thérèse-Marguerite du Sacré-Coeur de Jésus

Anna-Maria Redi naquit à Florence le 15 juillet 1747. A six ans déjà, elle était une petite contemplative qui posait, à tous ceux qu'elle jugeait aptes à lui répondre, cette question : «Dites-moi, qui donc est Dieu ?» (SC 370). Au cours de ses études, sa vie spirituelle s'approfondit, orientée surtout vers l'Eucharistie, le Sacré-Coeur et la Mère de Dieu. A dix-sept ans, Anna-Maria entra au carmel Sainte-Thérèse à Florence, où elle prit l'habit et le nom de Thérèse-Marguerite du Sacré-Coeur de Jésus, le 11 mars 1765.
Un dimanche matin, à l'office de Tierce, ce mot de saint Jean : « Dieu est Amour» (1 Jn 4,8), devient pour elle lumière éblouissante, la marquant d'un sceau indélébile. Il lui fut donné de comprendre et de vivre les richesses de l'inhabita-tion de la Trinité dans l'âme. Cet amour qui s'était révélé à elle «est l'amour dont Dieu s'aime lui-même de toute éternité, l'Esprit de Dieu, c'est-à-dire sa Vie et son Souffle, l'Esprit Saint... Qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu et Dieu en lui ; cela veut dire qu'il vit de la vie de Dieu et que Dieu, en quelque sorte, vit de sa vie à lui» (SC 372). La vie très brève de la sainte fut consacrée à rendre amour pour amour au Seigneur, surtout par une charité héroïque à l'égard du prochain. Ainsi, à partir de sa profession, elle eut à soigner
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pendant des mois une malade mentale de son monastère, qui la maltraitait sans cesse.
Thérèse-Marguerite n'a laissé que peu d'écrits. Les dépositions de son directeur spirituel sont presque seules à nous introduire dans le secret de cette vie silencieuse « cachée avec le Christ en Dieu» (Col 3,3). Son rôle consiste à être non pas une «maîtresse», mais un «témoignage vivant» de la spiritualité du Carmel vécue sans compromis.
Point de faits extraordinaires. Enracinée dans la vie théologale, la sainte pénétra, par sa foi vive devenue expérience, dans les profondeurs de la Trinité. Un an avant sa mort, elle obtint de son directeur l'autorisation de vivre à l'intérieur d'elle-même la vie cachée du Christ. Elle entendait vivre non seulement comme invisible et ignorée des autres, mais encore en quelque sorte cachée et inconnue à ses propres yeux, et voulait mourir à soi sans le savoir, ensevelissant dans le Christ toute pensée et réflexion sur soi, fût-elle d'ordre spirituel. Dieu alors la conduisit au désert de la désolation intérieure. A vingt-deux ans, après dix-huit heures de souffrances aiguës causées par une péritonite, Thérèse-Marguerite rendit son âme à Dieu le 7 mars 1770.

14. Les Bienheureuses carmélites de Compiègne

Les carmélites de Compiègne ne sont pas, de nos jours, des inconnues. Gertrude von Le Fort avec La dernière à l'échafaud et Georges Bernanos avec les Dialogues des Carmélites les ont fait sortir de l'oubli. Ces oeuvres, bouleversantes d'intensité de vie, font aisément pardonner à leurs auteurs les libertés prises avec la vérité historique.
Le carmel de Compiègne au XVIIIe siècle? Un carmel comme les autres où se côtoient des femmes bien différentes, de tous âges, de tous milieux. Ce qui le caractérisait surtout,
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c'est que toutes les soeurs s'aimaient d'une affection chaude et très cordiale. Signe de prédestination? Peut-être, car selon un mot du Père Bruno de Jésus-Marie, «plus on s'élève dans l'amour, plus on est apte au martyre» /4.
Quelle était la physionomie de cette communauté au moment où la surprit la Terreur? Ardente, équilibrée, intelligente, pleine de bonté et de bon sens, Mère Thérèse de Saint-Augustin avait été élue prieure en 1787 à 35 ans. Soeur Saint-Louis, méditative, douce et humble, 41 ans, était sous-prieure. Soeur de Jésus-Crucifié, sacristine, 78 ans, se montrait humble, spontanée et pleine de charité. Soeur Charlotte de la Résurrection, 78 ans, vive et très douée, avait la charge du dépôt et de l'infirmerie. Soeur Euphrasie, 58 ans, intelligente et imaginative, caractère vif et plein de contradictions, était l'âme des récréations. Mère Henriette, petite-nièce de Colbert, 49 ans, fervente, sensible, brillante et enjouée, était conduite à Dieu par l'amour ; elle remplissait la charge de maîtresse des novices. Soeur Thérèse du Coeur de Marie, 52 ans, douée de sagesse, prudente et discrète, était tourière de l'intérieur. Soeur Thérèse de Saint-Ignace, 51 ans, chargée de la provisoirie, était une grande contemplative, dont la sérénité et le calme ne se démentiront jamais. Soeur Julie-Louise, 52 ans, s'était mariée à 18 ans pour fuir l'appel de Dieu. Devenue veuve, elle finit par se rendre et entra au Carmel, où cette originale devint humble, affable et gaie. Soeur Marie-Henriette, 34 ans, assez bien douée, énergique et droite, fut nommée sous-infirmière. De Soeur Constance, novice, 29 ans, on ne sait guère que l'amour de la vie religieuse et la fidélité indéfectible. La communauté comptait encore trois converses. Très vive et d'un tempérament actif, Soeur Marie du Saint-Esprit, 51 ans, supporta patiemment sa mauvaise santé. «Coeur plus ouvert que l'esprit », Soeur Sainte-Marthe,

4. Les citations de ce paragraphe sont tirées de: BRUNO DE JÉSUS-MARIE o.c.d., Le sang du Carmel, Paris 1954.

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52 ans, fut pourtant la joie et la consolation de ses supérieures. Soeur François-Xavier, 30 ans, toute franchise, gaieté, rondeur campagnarde, répondit à sa prieure qui lui faisait remarquer le danger de faire profession en 1789: «Pourvu que j'aie le bonheur d'être consacrée à Dieu, v'là tout ce que je désirons!» On trouve aussi deux tourières en ce carmel de Compiègne : Catherine Soiron, 52 ans, acceptée à cause de sa sagesse et de sa piété, et sa soeur Thérèse Soiron, 46 ans, qui «avait le coeur bon si excellemment qu'elle gagnait tous les coeurs ».
Trois moniales moururent entre 1790 et 1792 et trois autres, dont Soeur Marie de l'Incarnation, fille naturelle du prince de Conty, la future historienne enthousiaste et véridique de ses soeurs, échappèrent au martyre, étant retenues ailleurs. Une novice, Mademoiselle de Grand Rut, dut quitter le Carmel pour raison de santé. Inspira-t-elle à Gertrude von Le Fort l'émouvante figure de Blanche de la Force ?
Le 13 février 1790, la Constituante supprimait tous les Ordres et Congrégations. L'interrogatoire des carmélites eut lieu le 14 août. «Voyant que tous leurs efforts étaient inutiles pour nous faire acquérir une liberté ridicule », dit Marie de l'Incarnation, les commissaires se retirèrent. Aux fêtes de Pâques 1792, on se souvint qu'une soeur décédée au début du siècle avait vu en songe «la communauté monter au ciel, revêtue d'un manteau blanc ». Probablement la même année, la prieure proposa aux soeurs un acte de consécration exprimant l'offrande au martyre pour obtenir que la paix fût rendue à l'Eglise et à l'Etat. Le 12 septembre, après avoir reçu l'ordre de quitter leur couvent sans délai, les carmélites se dispersèrent en quatre groupes dans la ville. Des perquisitions ayant fait découvrir chez elles des papiers compromettants, et surtout des images du Sacré-Coeur et un cantique à sa gloire, toutes les moniales furent arrêtées en juin 1794. Transférée dans des charrettes à la Conciergerie, le 12 juillet, la communauté est conduite cinq jours plus tard à la Salle de la Liberté pour y être jugée. Les soeurs accueillent la sentence de mort
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avec joie et sérénité. Comme l'acte d'accusation traite les carmélites de « fanatiques», Soeur Marie-Henriette, bravant les injures, demande plusieurs fois à Fouquier-Tinville ce qu'il entend par ce mot. Excédé, il finit par répondre : «J'entends votre attachement à des croyances puériles, à vos sottes pratiques de religion.» Et Soeur Henriette de s'écrier : «Réjouissons-nous... de ce que nous mourrons pour la cause de notre sainte religion, de notre foi !» Un témoin voit les soeurs quitter la salle, les visages rayonnants de joie.
Après une brève attente, on fait monter les moniales dans les tombeaux roulants. Au cours du trajet, elles chantent le Miserere, le Salve Regina et le Te Deum, sous le silence impressionnant de la foule. Arrivées au pied de l'échafaud, elles entonnent le Veni Creator et renouvellent une à une les promesses de leur baptême et leurs voeux de religion. Puis la mère prieure obtient de mourir la dernière. Appelée en premier, la novice Constance reçoit à genoux la bénédiction de sa supérieure et monte à l'échafaud en chantant. Mère Thérèse de Saint-Augustin bénit chacune de ses filles avec une statuette de la Vierge. Le choeur se fait de plus en plus menu. Plus qu'une voix... La prieure jette derrière elle la statuette et franchit rapidement les marches de l'échafaud. Le couperet tombe. Silence... Les tambours oublient de rouler... Une communauté martyre, la sainteté passant au plan communautaire, n'est-ce pas pour notre temps un signe lumineux?

15. Sainte Joachime de Vedruna

Joachime de Vedruna naquit à Barcelone le 16 avril 1783. Dès son enfance, tout lui parlait de Dieu et elle se sentait poussée à lui offrir même ses moindres actions. A douze ans, elle demanda son admission au carmel de sa ville, ce qui lui fut refusé. Lorsqu'elle eut à peine seize ans, la jeune fille fut demandée en mariage par Théodore De Mas. Lui aussi s'était
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senti attiré par la vie religieuse, mais ses parents s'y étaient opposés, car il était l'aîné et l'héritier d'un nom glorieux. Le mariage eut lieu le 24 mars 1799. Avec un amour éclairé, Joachime éleva ses neuf enfants. Lorsque Napoléon attaqua l'Espagne, Théodore, descendant de valeureux guerriers, s'enrôla volontaire pour voler au secours de la patrie. Avec une poignée de braves, il défendit près de Vich une forteresse que les envahisseurs ne réussirent pas à faire tomber. Dans l'extrême pauvreté où elle se voit réduite, face à ses soucis pour son mari et ses enfants, Joachime manifeste sa force d'âme et sa confiance en la Providence. Epuisé par la guerre et ses suites, Théodore meurt, alors que sa femme n'a que trente-trois ans. Au même instant, il sembla à la jeune veuve que le grand crucifix suspendu dans sa chambre lui disait : «Maintenant que tu as perdu ton mari de la terre, je te choisis pour mon épouse» (SC 220). Après avoir passé encore quelques mois à Barcelone pour défendre les droits de ses enfants contre une parenté avide, Joachime se retira à Vich, dans le fief du Manso Escorial que lui avait légué son mari, afin de s'adonner à l'éducation de ses enfants, dont trois moururent en bas âge, quatre entrèrent en religion et deux se marièrent.
Libérée de ses devoirs de mère de famille, la veuve songea à entrer dans un Ordre austère. Mais à travers la direction d'Etienne di Olot, un capucin de Vich, Dieu lui signifia qu'elle devait être fondatrice d'une congrégation consacrée à l'éducation des petites filles et au soin des malades. Joachime s'inclina et redit son «oui» au Seigneur. Le 6 janvier 1829, elle fit sa profession de carmélite de la charité entre les mains de l'évêque de Vich qui avait encouragé cette fondation. Le 26 février suivant, entourée de neuf aspirantes, elle assiste à la messe en l'église des capucins, puis commence une vie nouvelle au Manso Escorial. Privations et peines ne manquèrent pas, mais l'amour de la supérieure rendait tout supportable. Transmis à la congrégation, cet amour maternel devint un facteur fondamental de la méthode éducative des filles de sainte Joachime.
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Le petit germe se développa parmi les persécutions, les épreuves et les contradictions, signe, au dire de la sainte, que cette oeuvre était celle de Dieu. Du vivant de la fondatrice déjà, toute la Catalogne se recouvrit d'un réseau serré de ses maisons. La sainte ayant été frappée par une première attaque en 1849, d'autres suivirent qui la rendirent méprisable aux yeux des hommes comme elle l'avait demandé à Dieu. Le 28 août 1854, une dernière attaque la terrasse et quelques heures plus tard se manifesteront les symptômes du choléra qui sévissait alors. Entourée de l'affection de ses soeurs, Joa-chime s'endormit sereinement dans le Seigneur.

16. Soeur Elisabeth de la Trinité

«O mon Dieu, Trinité que j'adore, aidez-moi à m'oublier entièrement pour m'établir en vous, immobile et paisible, comme si déjà mon âme était dans l'éternité... O mes Trois, mon Tout, ma Béatitude, Solitude infinie, Immensité où je me perds, je me livre à vous comme une proie...» (ET II 125). Cette prière de Soeur Elisabeth de la Trinité, connue dans le monde entier, est comme un résumé de sa vie profonde.
Elisabeth Catez naquit le 18 juillet 1880 dans une famille très croyante. Son père, officier, mourut subitement quelques années plus tard et Madame Catez eut à s'occuper seule de l'éducation de ses deux filles. Elisabeth, l'aînée, «vive, ardente, passionnée... volontaire» (ET II 16), dont le trait dominant était la sensibilité (ET II 121), apprit peu à peu à se vaincre par amour. Ses dons artistiques furent tôt découverts et, à treize ans, elle remporta le premier prix de piano au conservatoire de Dijon.
Un an plus tard, après une communion, Elisabeth perçoit l'appel du Seigneur et y répond spontanément par le voeu de virginité: Mais Madame Catez veut éprouver sa vocation et
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lui impose d'attendre sa majorité. La jeune fille souffre en silence et prend part très simplement à la vie mondaine : «En soirée, elle avait l'air de beaucoup s'amuser» (ET II 20). Maisen réalité elle dira : «Quand j'assiste à ces réunions, à ces fêtes, ma consolation est de me recueillir et de jouir de votre présence» (ET II 96). Se sentant «habitée», Elisabeth demande des explications au Père Vallée o.p., qui lui révèle alors le mystère de l'inhabitation de la Trinité dans l'âme. Ce fut une lumière décisive dont elle vivra jusqu'à sa mort. Déjà, Elisabeth reçoit des grâces élevées et se reconnaît dans les descriptions que Thérèse d'Avila donne de la prière d'emprise divine * (ET II 32).
Le 2 août 1901, Elisabeth entre au carmel de Dijon, où son extraordinaire recueillement frappe les moniales dès le premier soir. Elle s'adapte sans aucune difficulté : «...tout est délicieux au Carmel, on trouve le bon Dieu à la lessive comme à l'oraison *. Il n'y a que lui partout» (ET Ib 42-43). Inondée de grâces les premiers mois, Elisabeth entre, après sa prise d'habit, dans l'obscurité et la sécheresse profondément acceptées. La lumière ne reviendra que le jour de sa profession (6.1.1902).
Vers l'été 1905, un texte de l'épître aux Ephésiens s'illumine intensément pour la jeune moniale: «C'est en lui (le Christ) que nous avons été prédestinés pour être à la louange de sa gloire ceux qui d'avance ont espéré dans le Christ» (Ep 1,12). Elle y découvre l'orientation profonde de sa vocation personnelle, son «nom nouveau» (Ap 2,17): Louange de gloire, Laudem gloriae. «Une louange de gloire est une âme de silence qui se tient comme une lyre sous la touche mystérieuse de l'Esprit Saint... qui fixe Dieu dans la foi et la simplicité» (ET la 124). 11 semble que la vie spirituelle de Soeur Elisabeth se soit très tôt unifiée dans sa seule passion : le Christ, la Trinité. «...Chaque minute nous est donnée pour nous "enraciner" (Col 2,7) plus en Dieu... Pour réaliser ce plan, voici le secret : s'oublier, se quitter, ne pas tenir compte de soi, regarder au Maître, ne regarder qu'à lui» (ET lb 474).
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Cela ne l'empêchera pas d'aimer les autres, tous les autres, de son «grand coeur débordant d'amour» (ET lb 405).
Les premiers symptômes de la maladie d'Addison, incurable à l'époque, s'étant manifestés durant le Carême 1906, Eh-sabeth est transférée à l'infirmerie. De plus en plus, elle va s'enfoncer en Dieu. «Avant de mourir, je rêve d'être transformée en Jésus crucifié et cela me donne tant de force dans la souffrance» (ET lb 459). L'ardent souffle apostolique qui avait traversé toute sa vie ne fait que s'accroître : «O Amour... épuise toute ma substance pour ta gloire ; qu'elle se distille goutte à goutte pour ton Eglise!» (ET la 19). «Je comprends que la douleur est la révélation de l'Amour» (ET lb 457). A l'Ascension, elle entend, prononcés au plus profond d'elle-même, ces mots : «Si quelqu'un m'aime... mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure» (Jn 14,23). En même temps, les trois Personnes de la Sainte Trinité se révèlent à la malade en son centre le plus secret, et cette « présence » * ne s'effacera plus.
Impitoyablement, la maladie poursuit son oeuvre. Les derniers mots intelligibles de la mourante sont comme un chant : «Je vais à la lumière, à l'amour, à la vie...» Le 9 novembre, Elisabeth va se perdre définitivement au sein de la Trinité Bienheureuse. Mais la tâche terrestre de ce «prophète de Dieu pour notre temps», comme l'a appelée Mgr Decourtray, n'est pas achevée pour autant. Son message spirituel, aujourd'hui répandu dans le monde entier, est d'une étonnante actualité à notre époque où semble s'éveiller, surtout chez les jeunes, la soif de l'Absolu.

17. Père Titus Brandsma

Dachau, été 1942. Walter Thiel, le chef de chambrée de la baraque 28, vient d'assommer de coups un prisonnier petit, malingre. Péniblement, Titus Brandsma se relève, le visage
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ensanglanté. Ses amis l'entourent. Calme, souriant même, il écarte tout commentaire. Qui donc est cet homme dont rien ne saurait troubler la paix ?
Anno Sjoerd Brandsma naquit le 23 février 1881 à Bolsward, petite ville du nord de la Hollande. Il appartenait à cette race solide de paysans frisons dont le sens du réel n'exclut pas l'idéal : cinq des six enfants de la famille, dont les deux garçons, se consacrèrent à Dieu.
Anno n'est pas taillé pour la vie des champs, mais son intelligence vive et pénétrante se fait tôt remarquer. Après des études secondaires brillantes, il entre chez les grands carmes de Boxmeer à dix-sept ans. La spiritualité du Carmel centrée sur la prière l'a conquis. Le cycle de ses études de philosophie et de théologie sera interrompu plusieurs fois par de longues maladies, qui ne lui feront perdre ni son calme ni son sourire. Ayant passé son doctorat de philosophie à Rome, Titus Brandsma rentre en Hollande, déterminé à vivre à fond sa vocation carmélitaine. Avec son ami Hubert Driessen, devenu provincial, il collabore au renouveau spirituel de l'Ordre. Son âme d'apôtre s'éveille. Toujours il connaîtra le déchirement entre son désir de vivre seul avec Dieu et le besoin de le donner au monde. Le Père Titus commence à écrire et fonde, en 1911, une revue — Carmelrozen — qui, un an plus tard, comptera 11 000 abonnés.
L'archevêque d'Utrecht, Mgr Van de Wetering, ayant obtenu, en 1923, de fonder une université catholique à Nimègue, on offrit au Père Brandsma une chaire de philosophie et d'histoire de la mystique. Ses préférences vont à cette dernière, où il se sent dans son élément. Avec quelques collègues, il fonde l'importante revue Ons geestelijk Erf (Notre patrimoine spirituel). Bientôt l'affluence des jeunes carmes rend indispensable la fondation d'un couvent à Nimègue, et c'est le Père Titus, leur prieur, qui en est chargé.
Ce religieux chétif se voit entraîné dans une activité débordante : conférences innombrables, rédaction de centaines d'articles, dévouement corps et âme aux grandes causes qui 
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lui étaient chères, dont celle de l'unité des chrétiens. Nommé en 1935 par l'archevêque d'Utrecht conseiller ecclésiastique national des journalistes catholiques, le carme était loin de se douter que, sept ans plus tard, cette nomination causerait sa mort. D'autre part, cet homme simple et droit, rayonnant de bonté et plein d'humour, attirait une foule de visiteurs qui lui soumettaient leurs problèmes. Toute sa force, cet homme maladif la puisait dans sa vie intérieure : son recueillement profond, surtout quand il célébrait la messe, frappait les assistants. Son union à Dieu se manifestait aussi par une maîtrise de soi et une joie jamais démenties. Si le Père Titus fut très discret sur ses relations avec Dieu, il se trahit sans le vouloir dans ses cours sur la mystique et en particulier dans son discours inaugural au Dies academicus de 1932. «Pour notre temps, dit-il, l'essentiel est de retrouver Dieu en tant que fond de notre être, par le raisonnement d'abord, puis par un simple regard de contemplation incessante... Trouver Dieu... encore dans notre union cosmique avec les hommes et tout l'univers. Nous devons porter la vive image du Seigneur à nos frères : c'est le seul moyen de les conquérir pour lui /5.»
A partir de 1937, les alertes de santé se suivent. En mai 1940, les hordes de Hitler envahissent la Hollande. Le nouveau régime s'étant attaqué aux écoles catholiques, le Père Brandsma, président des directeurs de ces écoles, réagit avec force. Le 18 décembre 1941, les nazis tentent de mettre la main sur la presse catholique. Le carme intrépide riposte en envoyant à tous les rédacteurs la circulaire qui lui coûtera la vie : les journaux catholiques doivent plutôt cesser de paraître que de se soumettre aux envahisseurs. Le Père sait ce qui l'attend.
Le 19 janvier 1942, après avoir célébré l'Eucharistie — la dernière de sa vie — le professeur Brandsma est arrêté par

5. Les citations de ce paragraphe sont tirées de: H.F.W. AUKES : Het leven van Titus Brandsma, Utrecht 1961.

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deux agents de la Gestapo. A Scheweningen, il subit de longs interrogatoires. Il prie, il écrit. Une confidence émouvante : «Je suis seul ici, oh ! oui, mais jamais Notre-Seigneur n'a été si proche. Je voudrais crier ma joie, car une fois de plus, il s'est laissé trouver totalement par moi...» Transféré au camp d'Amersfoort, où des centaines d'êtres humains s'entassent, affamés, maltraités par les SS, le carme confesse, parle de Dieu ; sa seule présence calme et souriante rend la paix. Le 13 juin 1942, le wagon cellulaire l'emporte vers Dachau.
Les nouveaux arrivants sont traités avec une brutalité odieuse. Le Père est de plus en plus malade. «Vous pourrez bientôt fêter votre ascension par la cheminée du crématoire», lui dit un SS en ricanant. Affecté aux durs travaux des champs, il n'en peut plus. Au bloc des malades, il tombe entre les mains des médecins expérimentateurs. Deux jours après qu'il fut entré dans le coma, le 26 juillet 1942, on lui fit l'injection «de grâce ». Dix minutes plus tard, Titus Brandsma quittait les ténèbres de ce monde pour se retrouver dans la lumière éternelle.

18. Soeur Thérèse-Bénédicte de la Croix (Edith Stein)

Edith Stein naquit à Breslau le 12 octobre 1891, septième et dernière enfant d'une famille juive très croyante. Son père mourut subitement deux ans plus tard, laissant à sa femme l'éducation des enfants et la direction d'un important commerce de bois. Exceptionnellement intelligente, Edith fit ses études primaires et secondaires comme en se jouant. Entrée à l'université de Breslau en 1911, elle s'inscrivit à la faculté de philosophie. Ayant découvert les recherches phénoménologiques d'Edmond Husserl, Edith obtint de poursuivre ses études à Gôttingen où il enseignait. En 1916, elle suivit son mai-
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tre à Fribourg en Brisgau et passa brillamment son doctorat avec une thèse très remarquée : Zum Problem der Einfühlung (une étude sur le problème de l'intropathie). Immédiatement après, Husserl la choisit comme assistante. Mais la phénoménologie n'avait pas assouvi sa soif de vérité. Edith la pressentait au-delà.
Jusqu'à vingt et un ans, l'étudiante s'était qualifiée d'athée. Bien que son appartenance à Israël et sa solidarité avec son peuple fussent un aspect distinctif de sa personnalité, elle ne manifestait guère d'intérêt pour le judaïsme en tant que religion. Dans le cercle des phénoménologues, l'étudiante avait pour la première fois rencontré le christianisme. La sérénité de la femme du philosophe Reinach après la mort de son mari la bouleversa : «A cet instant, mon incrédulité s'effondra... et le Christ se leva dans la lumière, le Christ dans le mystère de la croix /6.» Dieu était entré dans sa vie et, déjà, lui manifestait sa présence: «A cette époque, mon désir de vérité était une authentique prière.»
Cette Vérité qui est une Personne (Jn 14,6), se donne à qui est prêt à l'accueillir. Seule un soir chez son amie, la philosophe Hedwige Conrad-Martius, Edith prend un livre au hasard : l'autobiographie de Thérèse d'Avila. Immédiatement captivée, elle ne s'arrête qu'à la dernière page. En fermant le livre, elle se dit : «Cela, c'est la vérité !» Elle achète un catéchisme et un missel et se prépare seule au baptême qu'elle reçoit le ler janvier 1922. Lorsque Edith confia à sa mère qu'elle était catholique, Madame Stein s'effondra en larmes, la première fois de sa vie...
En même temps que la grâce de sa conversion, Edith Stein avait reçu la vocation du Carmel. Mais ses directeurs successifs s'opposèrent durant de longues années à son entrée, en

6. Les citations de ce paragraphe sont tirées de: TERESIA-RENATA DE SPIRITU SANCTO, Edith Stein, eine grosse Frau unseres Jahrhunderts, Freiburg i. B., 1957.

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raison de l'influence que ses dons exceptionnels lui permettaient d'exercer dans les milieux croyants. Elle enseigna donc chez les dominicaines de Spire, où elle traduisit les lettres et le journal de Newman jusqu'à son entrée dans l'Eglise catholique. La rencontre avec saint Thomas incita la philosophe à la recherche d'un lien organique entre la scolastique et la phénoménologie. Afin de se familiariser avec la pensée du Docteur angélique, elle traduisit le De veritate en allemand. A cette époque, Edith rédigea aussi des études et fit des conférences sur la mission de la femme. En 1931, elle quitta Spire et accepta, l'année suivante, d'enseigner à l'institut pédagogique supérieur de Münster.
Entre-temps, le régime hitlérien était arrivé au pouvoir en Allemagne. Presque aussitôt se manifestèrent de violentes tendances antisémites. En 1933, Edith Stein fut frappée par la loi excluant les non-aryens des charges publiques. Alors son directeur spirituel, Dom Raphaël Walzer, abbé de Beuron, l'autorisa enfin à suivre sa vocation carmélitaine. Il dira d'elle : « Longtemps avant d'entrer au Carmel, elle était entièrement détachée, tout immergée en Dieu.»
Après des adieux déchirants à sa mère, Edith Stein franchit le seuil de la clôture du carmel de Cologne le 14 octobre 1933. «Le don de sa propre personne est en même temps la prise de possession la plus audacieuse (de soi), dépassant toute compréhension humaine» (KW 161), dira-t-elle dans la Science de la Croix. Edith était décidée à ce don. Une seule confidence : lors de sa profession temporaire, une jeune postulante lui demande naïvement : «Comment vous sentez-vous?» Elle répond sur un ton saisissant : «Comme l'épouse de l'Agneau!»
Sur l'ordre du provincial des carmes, Soeur Thérèse-Bénédicte avait repris ses travaux philosophiques après sa prise d'habit. Tout d'abord, elle acheva son grand travail de confrontation en vue d'une alliance des deux mondes de la philosophie qui s'étaient rencontrés en elle après sa conversion : le thomisme et la phénoménologie. Cet ouvrage fut
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publié sous le nom Etre fini et Etre éternel. Ses supérieurs l'autorisèrent également à poursuivre l'histoire de sa famille.
Vers 1938, la persécution des Juifs en Allemagne atteignit son paroxysme. Soeur Thérèse-Bénédicte souffrait intensément avec son peuple. Désormais son séjour au carmel de Cologne représentait un grave danger pour elle-même et la communauté. Son transfert au monastère d'Echt en Hollande fut décidé, et elle passa clandestinement la frontière dans la nuit du 31 décembre 1938. Le dimanche de la Passion 1939, la carmélite demanda à sa prieure l'autorisation de s'offrir «au Coeur de Jésus en victime d'expiation pour la vraie paix... je suis un rien, mais Jésus le veut...» Dieu agréa le sacrifice.
C'est à Echt qu'Edith Stein rédigea son chef-d'oeuvre, la Science de la Croix, qui s'acheva dans l'expérience vécue de ce mystère. Dans ce livre, la carmélite se propose de dégager avec plus de clarté la doctrine de saint Jean de la Croix, grâce à l'apport des recherches modernes sur la philosophie de la personne. Mais la Science de la Croix est surtout marquée du sceau de l'expérience personnelle de l'auteur. Considérant les «nuits» comme une mise en croix, la carmélite écrit : «Plus parfaite sera cette crucifixion, plus étroite sera l'union avec le Crucifié, plus riche aussi la participation à la vie divine» (KW I 32-33).
Soeur Thérèse-Bénédicte n'étant plus en sécurité à Echt, le carmel du Pâquier en Suisse avait accepté de l'accueillir. Mais les pourparlers avec les autorités fédérales traînèrent en longueur et, le 2 août 1942, des agents de la Gestapo arrêtèrent la carmélite et sa soeur Rose pour les mener au camp de Westerbork. Edith Stein fut probablement gazée à Auschwitz le 9 août suivant.
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19. Père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus (Henri Grialou)

Henri Grialou, issu du Rouergue, est né au Gua le 2 décembre 1894, dans un foyer profondément chrétien. Son père meurt alors que l'enfant n'a pas dix ans — et c'est la pauvreté. La vocation sacerdotale d'Henri remonte à sa première enfance. Après de bonnes études secondaires, le jeune homme entre au grand séminaire de Rodez en octobre 1911. A la même époque, la rencontre avec sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus fut un «coup de foudre décisif».
Après son ordination, Henri Grialou quitte les siens le 24 février 1922, lendemain de sa première messe, pour entrer au noviciat des carmes d'Avon, où il devient le Père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus. 11 contribua beaucoup à l'union des monastères de carmélites, surtout après que Pie XII l'eut nommé, en 1948, visiteur apostolique de tous les carmels de France. Contre vents et marées, il parvint à ériger, le 16 mai 1955, des fédérations de carmélites, qui contribuèrent au bien des monastères et en particulier à leur renouveau conciliaire. Le Père Marie-Eugène disait : «La croissance et le développement de la vie ne se font ici-bas qu'au prix d'adaptations continuelles v...»
Supérieur du Petit-Castelet près de Tarascon, puis prieur d'Agen, le Père Marie-Eugène venait d'être nommé prieur de Monte-Carlo, lorsque lui parvint, en 1937, sa nomination de définiteur général de tout l'Ordre. Il demeurera dix-huit ans à Rome. A la suite de la mort du préposé général des carmes déchaux, il devint vicaire général de l'Ordre en 1954. L'année
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suivante, il rentre en France où il sera élu à trois reprises provincial d'Avignon-Aquitaine.
Mais l'oeuvre la plus importante du Père Marie-Eugène fut la création de l'institut séculier Notre-Dame-de-Vie. En 1929, il voit venir à lui, au Petit-Castelet, un groupe de professeurs: âmes de foi, prêtes à un don total sous une forme non encore clairement perçue, avides de connaissance vivante de Dieu. Le Père est ainsi amené à donner à Marseille ses premiers cours d'oraison, qui sont à l'origine de son ouvrage magistral Je veux voir Dieu. En 1932, le groupe s'installe, avec la bénédiction de Mgr de Llobet, archevêque d'Avignon, à Venasque où Notre-Dame-de-Vie est honorée depuis le VIIe siècle. Le 24 août 1937, l'institut fut, par un décret du magistère, reconnu Fraternité spéciale du tiers-ordre du Carmel. L'absolue confiance en Dieu, avec laquelle le Père Marie-Eugène poursuivait son oeuvre, obtint sa dernière et éclatante confirmation quinze ans plus tard, lorsque Pie XII promulgua, en 1947, la Constitution Provida Mater Ecclesia octroyant l'existence canonique aux instituts séculiers. Joie du fondateur : «Oui, c'est bien là ce que je cherche!» L'institut de Notre-Dame-de-Vie fut approuvé dès 1948, parmi les premiers instituts séculiers. Il comprend aujourd'hui, outre la branche féminine répandue dans tous les continents, une branche sacerdotale et une branche masculine.
En 1966, les forces du Père Marie-Eugène commencèrent à décliner et, vers la fin de l'année, il fut terrassé par la maladie. Plus que jamais, il apparaît saisi par l'Esprit Saint et conscient de sa pauvreté : « L'esprit me gronde depuis trente ans», dira-t-il. Malgré sa faiblesse, il travailla jusqu'au dernier jour. Le 27 mars 1967, ce grand religieux entra dans la Maison du Père.

7. Les citations de ce paragraphe sont tirées de: Carmel (mars 1968), numéro spécial: Père Marie-Eugène de l'Entant-Jésus.

V

ESPRIT ET VIE LES TROIS APPELS

Il est assez frappant que, jusque dans un passé encore récent, lorsqu'il était question de vocation — au Carmel comme dans toutes les familles religieuses — on songeait presque exclusivement à la vocation religieuse et spécifique. On semblait avoir quelque peu perdu de vue la condition de l'existence même de cet appel : son double et indispensable soubassement. Il s'agit des deux autres vocations, solidement ancrées dans l'Ecriture, adressées l'une à tous les hommes en général, l'autre à tous les chrétiens : la vocation «de création» et la vocation baptismale.
Tels des cercles concentriques, ces trois appels forment un tout organique et indissociable, qui sera toujours considéré ici dans une optique carmélitaine. Sans en traiter séparément, les saints du Carmel ont manifesté, dans leur vie comme dans leurs écrits, un sens aigu de ces trois plans. Thérèse d'Avila les a évoqués dans une prière :

Majesté souveraine, Dieu unique, Bonté,
je suis à vous qui m'avez créée,
à vous qui m'avez rachetée,
à vous qui m'avez appelée.
Que voulez-vous faire de moi? (PM 5)

Dieu, au sixième jour de la création, a appelé l'être humain à l'existence. Cet appel constitue, selon le mot de Thomas d'Aquin, la «vocation première» de l'homme. Elle est le fon-
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dement de la vocation baptismale dont nous parle saint Paul : «Votre vocation vous a appelés à une seule espérance» (Ep 4,4): revêtir le Christ, être insérés en lui par le baptême, «morts au péché et vivants pour Dieu dans le Christ Jésus» (Rm 6,11). Le troisième appel, la vocation religieuse, n'est qu'un épanouissement de la vocation baptismale.

1. Vocation de création

Dieu dit : «Faisons l'homme à notre image et ressemblance...» (Gn 1,26). La Parole créatrice, qui est un appel, fait surgir l'homme-Adam, cet être qui porte en lui l'univers tout en le dépassant, qui est personne douée d'intelligence et de volonté, capable d'entrer en relation d'amour et en dialogue avec son Créateur. Considéré isolément, en dehors de son rapport avec Dieu, l'homme demeure une énigme inextricable. Il s'agit là d'une relation fondamentale, «naturelle », d'où découlent pour l'être humain des devoirs essentiels.
Acceptation et lutte. Parachèvement de la création
Le fait que Dieu ait créé le monde et les hommes tels qu'ils sont peut nous déconcerter. A l'origine, il avait établi sa création dans un ordre harmonieux, où tout devait converger vers lui, Centre vivifiant. «Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon» (Gn 1,31). Mais le péché de l'homme-Adam, qui est le péché de toute l'humanité à travers l'espace et le temps, rompit et rompt toujours l'ordre de Dieu, semant souffrance et destruction, par la haine et l'arbitraire. La réalité du monde concret est donc ambivalente. La frontière du bien et du mal la traverse, comme elle traverse notre propre coeur. Pourtant le Dieu-Créateur est présent en toutes choses, même si elles sont marquées par les «cassures» du mal. A 
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travers cette réalité troublante, Dieu nous pose deux questions : «M'acceptes-tu, Moi, le Bien; l'Amour, en acceptant ma création, le réel, même s'il est blessé et s'il te blesse? Acceptes-tu de participer à mon oeuvre en luttant jusqu'au don de ta vie pour un monde meilleur, où le mal serait vaincu de plus en plus par la justice et l'amour, de sorte que ma présence soit révélée ?» Ces deux questions inséparables s'adressent à chacun de nous.
L'acceptation et la lutte — qui n'est pas révolte, mais recherche tenace du bien et don total de soi — concernent tous les plans du réel où s'exprime la volonté de Dieu, comme l'a si bien dit Thérèse d'Avila :

Eternelle Sagesse,
donnez-moi la mort ou la vie,
donnez santé ou maladie,
donnez la guerre ou la paix
à tout je dirai «oui».
Donnez richesse ou pauvreté,
réconfort ou désolation,
ténèbres ou clarté,
donnez-moi la joie, la tristesse:
tout entière à vous je me rends. (PM 5)

Acçepter la réalité du monde, les événements de la vie, tout en s'élevant contre le mal ; accepter et respecter les autres dans leur diversité et les aimer jusqu'au pardon ; nous accepter nous-mêmes avec nos dons et nos limites, nos atavismes et nos conditionnements, nos désirs et nos faiblesses, en cherchant sans cesse à nous dépasser nous-mêmes: la paix et l'unité du monde commencent en chacun de nous.
Sexualité et fécondité
«Homme et femme, il les créa » (Gn 1,27). S'accepter veut dire aussi, pour l'homme et la femme, quel que soit leur état de vie, accepter et plus encore assumer leur sexualité. Celle-ci est un don fondamental dont Dieu a gratifié l'homme et la femme, un don dynamique qui pose son empreinte sur tout
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notre être. Elle est puissance d'amour et puissance créatrice. Selon un mot d'Olivier Clément, «l'éros est en nous le souffle même de la vie, de l'Esprit Saint ». S'il trouve son achèvement normal dans l'union sexuelle de l'homme et de la femme, elle marque aussi toutes les autres relations humaines et jusqu'à notre relation à Dieu.
Marié ou non, il s'agit de vivre avec toutes les ressources de sa masculinité ou de sa féminité, conformément à l'orientation donnée librement à notre existence au moment des choix constitutifs de la vie. Il y faudra les longs et parfois difficiles développements de notre vie relationnelle, ainsi que ces «passages de lumière» que peuvent devenir les échecs lucidement assumés. Afin de pouvoir rencontrer l'autre — et cet Autre qu'est Dieu — il faut être vraiment soi-même ou en voie de le devenir.
Dieu les bénit et leur dit : «Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre» (Gn 1,28). Et c'est l'autre aspect de la sexualité : la puissance créatrice, la fécondité. L'union de l'homme et de la femme trouve son terme normal dans l'enfant. Mais tout amour vrai, de quelque ordre qu'il soit, dans le mariage ou le célibat, est fécond. Toute relation interpersonnelle authentique a un aspect créateur. Si nous accueillons l'autre tel qu'il est, si nous l'écoutons, nous contribuons à le construire, à le faire devenir ce qu'il est. La paternité et la maternité spirituelles sont une réalité profonde qui s'exprime soit dans les relations concrètes, soit dans l'invisible solidarité et la communion de tous les hommes. Par notre commune origine qui est le Dieu Créateur, notre Père qui est aux cieux, nous sommes tous frères, déjà sur un plan simplement «naturel ». Il existe donc des liens réels et une véritable interaction entre tous les membres de l'humanité.
Devenir et croissance. Maturité humaine
«Dieu leur dit: Croissez...» (Gn 1,28). Une autre caractéristique de l'univers de création doit aussi être acceptée: celle
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des lois du devenir et de la croissance. L'homme-Adam se situe dans une longue évolution, évoquée symboliquement dans le récit de la création (Gn 1). Dieu n'a pas voulu que nous entrions tout achevés dans la vie, mais que nous passions, nous aussi, par un développement qui commence à notre conception pour s'achever à notre mort, à notre mystérieuse «transformation» (1 Co 15,51). Ce devenir a ses lois et ses étapes qu'il s'agit d'admettre et de respecter avec toutes les responsabilités qui en découlent pour l'individu et son entourage : l'enfance avec son besoin de protection et d'éducation, l'adolescence avec sa progressive conquête de l'indépendance, la maturation vers l'âge adulte et enfin l'acceptation du vieillissement et de la mort. Loin de s'accomplir à un rythme régulier, le franchissement des multiples «seuils» de la croissance s'opère souvent à travers des crises plus ou moins violentes, des difficultés et des épreuves qu'il s'agit d'affronter et d'assumer, mais aussi à travers l'expérience de l'amour et de la bienveillance.
Le but de cette progression est la maturité humaine, c'est-à-dire notre accomplissement personnel. Si paradoxal que cela puisse paraître, cette maturité et cet accomplissement consisteront premièrement non dans l'affirmation mais dans le détachement de soi, non dans le développement de toutes nos possibilités — ce qui serait chimérique — mais dans le service... Toutefois, pour que l'homme puisse renoncer à soi, il faut tout d'abord qu'il se sache et se croie accueilli et accepté par Dieu et ses frères. Pour se situer dans le monde et se construire, pour réussir tant soit peu sa vie, chacun a besoin aussi des autres. C'est surtout dans le sens de l'ouverture et de l'encouragement que notre solidarité responsable devra donc s'exercer à l'égard de nos frères et de nos soeurs.
La maturité consistera aussi dans la recherche d'une harmonie toujours accrue entre le corps, l'âme et l'esprit, qui forment un tout organique : on ne peut le «couper en morceaux» sans être infidèle à la conception biblique de l'homme. Il ne faut pas oublier que l'image de Dieu en nous
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marque de son empreinte non seulement l'invisible de l'homme, mais aussi son « visible», son corps. Celui-ci est saint au point que le Verbe de Dieu a pris un corps en Marie. Nous devons de plus en plus prendre conscience de notre corps et le laisser pénétrer par le Souffle de Dieu, car il est le «temple du Saint-Esprit» (1 Co 6,19). Cette vision positive du corps ne nous dispense pas de l'ascèse qui doit nous permettre de le maîtriser. Saint Jean Climaque nous a laissé à ce sujet un texte très beau: «Celui qui a soumis ses membres à l'âme est parfait. Qui a vaincu son corps ? Celui qui a brisé son coeur. Qui a brisé son coeur? Celui qui s'est renié lui-même. Car comment ne serait-il pas brisé, celui qui est mort à sa volonté?»
Une grande importance incombe aussi à la maturité affective, c'est-à-dire au bon équilibre des réactions et des désirs spontanés et à la manière de les ordonner et de les corriger. Car il est possible de rectifier ses défauts et de dominer ses passions. L'harmonie de nos mouvements spontanés n'est jamais acquise une fois pour toutes, mais doit être réajustée sans cesse. Elle est corrélative à la liberté intérieure et donc au détachement de chacun.
La maturité humaine se manifeste aussi dans l'aptitude aux contacts humains, à la vie communautaire. Celle-ci contribue à l'épanouissement et à la liberté de l'homme, tout en exigeant de lui une adaptation au groupe et des renoncements en sa faveur. Le groupe ne pourra trouver son unité et sa plénitude que dans la mesure où chacun de ses membres accepte tous les autres dans leur identité propre et leur différence. Cela ne devient possible qu'au moment où chacun, en tentant de vivre de plus en plus à partir de son centre, trouvera son unité personnelle. Cette unité personnelle qui est le sommet de la maturité humaine et corrobore l'unité profonde de toute l'humanité.
On ne saurait nier toutefois que, à l'intérieur du groupe, il subsistera toujours des tensions. Mais celles-ci sont indispensables à la marche vers la maturité humaine parce que créatrices, 
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à condition d'être constamment assumées et rééquilibrées. Ces tensions peuvent aussi concourir à la prise de conscience progressive de notre vérité personnelle, en bien comme en mal. Découverte de nos limites, de notre péché, découverte aussi du don de Dieu et de l'action de sa grâce. «La vérité vous fera libres» (Jn 8,32).
Le travail
Le travail, lui aussi, relève de la vocation de création : «Yahvé Dieu... établit l'homme dans le jardin d'Eden pour le cultiver et le garder» (Gn 2,15). Et après le péché : «A force de peines, tu tireras du sol ta subsistance... A la sueur de ton front, tu mangeras ton pain» (Gn 3,17 et 19). Cette loi commune du travail (PC 13) s'adresse donc à tous les hommes. La règle du Carmel y insiste avec les textes vigoureux de saint Paul (RC p. 20). Thérèse d'Avila engage ses filles dans la même voie en les incitant à gagner leur vie, surtout par de simples travaux manuels qui laissent l'esprit libre pour la prière (CT 9). Les constitutions des carmes soulignent également «la loi et l'obligation du travail, apostolique, intellectuel et manuel », afin «de gagner par un travail sérieux mais non inquiet ce qui est nécessaire à la vie... et de parfaire la création en transformant les choses et la société» (CC 28). En gagnant ainsi leur pain, religieux et moniales entrent en vivante communion avec leurs frères et soeurs du monde entier et trouvent l'occasion de vivre concrètement leur voeu de pauvreté. Par ailleurs, la règle recommande de «travailler en silence» (RC p. 20). Il faut donc que «toutes nos occupations soient compatibles avec le silence» (DC 70) afin que monastères et couvents soient en vérité des maisons de recueillement.
Les contemplatifs ont toujours apprécié le travail. Thérèse d'Avila assure : « Le Seigneur m'a donné une grande grâce en ceci : j'aimais à être la première à l'ouvrage!» (LF 19). Saint Jean de la Croix participait activement à la construction du
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cloître de Grenade et du couvent de Ségovie. Thérèse de Lisieux fit un jour à une novice négligente ce reproche : «Est-ce ainsi qu'on travaille quand on a des enfants à nourrir?», rappelant l'efficacité apostolique de cette forme du don de soi qu'est le labeur.
La valeur spirituelle du travail est mise en évidence aussi par la règle : «Que le diable vous trouve toujours occupés...» car l'oisiveté, où foisonne la rêverie, est le chemin de prédilection par où s'insinue le Tentateur. Le travail est donc un excellent moyen de résister à la tentation. Au Carmel, le mobile principal de toute occupation est l'obéissance. Jean de la Croix l'a affirmé avec force : «Les actions d'un religieux ne sont point à lui, mais à l'obéissance ; et s'il les soustrait à sa conduite, on les lui réclamera comme perdues» (PRE). Mais il s'agit d'une obéissance responsable et non de la simple exécution d'ordres reçus. A chacun sera laissée la marge d'initiative et de créativité qu'il est capable d'assumer. Le religieux se doit de travailler assidûment, avec sérieux, comme un salarié. Mais aujourd'hui où le gagne-pain risque de devenir envahissant, il faudra plus que jamais éviter avec soin tout empressement. Comme dit Thérèse d'Avila : «Il est très juste que vous pourvoyiez à vos besoins, mais que l'âme demeure en paix» (CP 34). Avec la discipline imposée par tout travail suivi et régulier, le refrènement de l'agitation constitue une bonne ascèse favorisant le renoncement à soi et aux impulsions incontrôlées, ainsi que l'indifférence à l'égard du plaisir ou du déplaisir ressentis. Le travail devient alors, lui aussi, un moyen d'accéder à la liberté, en dehors de laquelle il n'y a pas d'évolution spirituelle.
2. Vocation baptismale
Cette vocation et ses exigences sont clairement évoquées par saint Paul dans sa lettre aux Ephésiens: « Accordez votre
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vie à l'appel que vous avez reçu... Votre vocation vous a appelés à une seule espérance... vivant selon la vérité et dans l'amour, nous grandirons à tous égards vers Celui qui est la Tête, le Christ» (Ep 4,1.4.15). La vocation baptismale nous convie à participer au mystère du Christ qui s'ouvre et nous ouvre sur celui de la Trinité tout entière. Le baptême, cette «nouvelle naissance de l'eau et de l'Esprit» (Jn 3,5), nous insère dans le Christ crucifié et ressuscité et nous donne part à sa vie. « Etre baptisé... c'est s'engager envers Dieu avec une conscience droite et participer ainsi à la résurrection du Christ» (1 P 3,21-22).
Etre chrétien, c'est être mystérieusement « dans le Christ », avoir «revêtu le Christ» (Ga 3,27), c'est-à-dire être pénétré par lui dans notre être tout entier. Par le baptême, nous sommes devenus « le Christ lui-même », selon l'expression audacieuse de saint Augustin qui prête à Jésus ces mots: «Je les sanctifie en moi, comme moi-même, puisque, en moi, eux aussi sont moi.» La progression vers la transformation d'amour, où l'autre en moi devient plus moi que moi-même, s'accomplit sous l'action de l'Esprit, et le Christ lui-même est notre vivant Chemin (Jn 14,6). Semé en apparence de paradoxes, voire de contradictions, ce «Chemin» échappe à l'emprise de notre esprit raisonneur et casse notre logique, car chaque parole, chaque action de Jésus-Christ s'ouvre sur l'infini. C'est l'Evangile qui nous retrace la route «à la suite du Christ» (RC p. 19) et nous révèle les attitudes fondamentales du baptisé.
« Enfants de Dieu» (Jn 1,12)
Si dans l'Ancien Testament déjà, Yahvé était considéré comme Père d'Israël, il ne s'agissait pas encore là d'une paternité universelle. C'est Jésus, le Fils unique (Jn 3,13) et bien-aimé (Mc 1,11), qui nous a révélé le Père plein d'amour et de miséricorde, le Père de tous les hommes; et «à ceux qui l'ont reçu, lui, le Verbe de Lumière, il a donné pouvoir de devenir
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enfants de Dieu» (Jn 1,9-12), c'est-à-dire de se transformer en Dieu, comme l'affirme Jean de la Croix (MC II 5). Ayant un même Père, tous les hommes sont frères. Et Jésus, le Fils aîné, partage si profondément avec eux son héritage que l'Esprit leur inspire de donner à Dieu, comme le Christ, ce nom de tendresse : « Abba » (Rm 8,15), c'est-à-dire : «Papa». Et comme des enfants (Mt 19,14), nous devons accueillir le Royaume en toute simplicité, car c'est aux tout-petits que Dieu le révèle (Lc 10,21). Thérèse de Lisieux a rappelé et explicité à notre temps cet enseignement de l'Evangile : « Rester petit, c'est reconnaître son néant, attendre tout du bon Dieu... ne s'inquiéter de rien... c'est ne point s'attribuer les vertus qu'on pratique, ne point se décourager de ses fautes... » (DE 6.8.8). Il s'agit, à travers tout, de s'abandonner à l'amour infini du Père.
«Conduits par l'Esprit» (Rm 8,14)
Conçu du Saint-Esprit, Jésus se laissera conduire par lui au cours de toute sa vie terrestre. Le baptisé, lui aussi, devra sans cesse se mettre à l'écoute de l'Esprit, présent dans son coeur : «Puisque l'Esprit est notre vie, qu'il nous fasse aussi agir» (Ga 5,25), afin de pouvoir nous transformer à l'image du Christ. C'est la fidélité à l'Esprit Saint qui nous permettra de devenir vraiment disciples, de marcher à la suite de Jésus crucifié-ressuscité avec cette détermination sur laquelle Thérèse d'Avila a insisté avec tant de force : « Pour entrer dans le chemin de l'oraison *, ce qui est d'une importance vraiment capitale, c'est d'avoir une détermination absolue, inébranlable, de ne s'arrêter point qu'on n'ait atteint la source» (CP XXI).
«Mettez-vous à mon école...» (Mt 11,29)
«...car je suis doux et humble de coeur.» Cette attitude d'humble douceur est la seule chose que Jésus nous ait 
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demandé explicitement d'imiter en lui. Toute vie spirituelle authentique a pour fondement l'humilité qui, selon Thérèse d'Avila, consiste à «marcher dans la vérité» (LD 6,X). Et pour Thérèse de Lisieux, la sainteté n'est pas autre chose qu'une «disposition du coeur qui nous rend humbles et petits entre les bras de Dieu, conscients de notre faiblesse et confiants jusqu'à l'audace en sa bonté de Père» (NV 3.8.5). Il ne s'agit pas de conquérir quoi que ce soit à la force du poignet, car la vertu est «l'union consciente de la faiblesse humaine avec la puissance divine», comme le dit Maxime le Confesseur. L'humble véritable cherchera surtout à regarder Dieu et non soi-même, à se perdre de vue et à s'oublier.
«Demeurez dans mon amour» (Jn 15,9)
C'est l'amour qui, dans l'enseignement de Jésus, occupe la place centrale. Les deux commandements déjà donnés dans l'Ancien Testament : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force» (Dt 6,5) et: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Lv 19,18), Jésus les a repris à son compte (Mc 12,30-31), leur faisant atteindre de nouveaux sommets. Jamais il ne sépare les deux amours. Dieu nous a aimés le premier, surtout en nous donnant son Fils unique, l'Agneau de Dieu qui se laisse immoler pour nos péchés (1 Jn 4,10). Cet amour qui dépasse toute mesure appelle notre réponse : le reconnaître, y croire et l'accueillir. Et en raison de cet amour, nous devons aimer nos frères. Les aimer comme nous-mêmes. Cela implique un sain amour de soi qui n'a rien à voir avec l'égoïsme, mais sait accepter simplement ses limites et ses faiblesses, ses réussites et sa joie. Mais avant de quitter les siens, Jésus se fera plus exigeant encore : «Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés» (Jn 13,34). Aimer même nos ennemis, aller jusqu'au bout du pardon, sans jamais pactiser avec les mouvements de haine et de vengeance qui peuvent monter en nous, fruits amers de nos instincts non encore évangélisés.
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Aimer nos frères jusqu'au don de notre vie. Et la plus grande merveille de l'amour, c'est que le Christ va tous nous rassembler en lui pour nous entraîner dans les profondeurs de la vie trinitaire: «Moi en eux et toi, Père, en moi pour qu'ils soient parfaitement un» (in 17,23).
« Heureux êtes-vous...» (Mt 5,3-12)
Le chant de joie que nous appelons «béatitudes» peut sembler déconcertant à force de paradoxes. Il est pourtant comme la charte fondamentale du christianisme. «Que votre joie soit parfaite» (Jn 15,11), a dit Jésus avant sa passion. Mais quelle joie ?
Joie de la pauvreté qui ne ferme la main ni sur les choses matérielles, ni sur le savoir, ni même sur les dons de Dieu, qui se détache de tout et surtout de soi-même, nous rendant libres et vides pour consacrer toute notre attention à Dieu et aux autres.
Joie de la douceur qui se refuse à toute violence et ne rend jamais le mal pour le mal. Cette douceur qui est fruit de la désappropriation de soi et force de l'amour.
Joie de ceux qui pleurent parce que leur coeur se fond de repentir, de reconnaissance face aux merveilles de Dieu, ou de compassion pour toute douleur d'autrui. Joie de ceux qui, souffrant dans leur corps ou leur âme, unissent leurs larmes à celles du Christ.
Joie de ceux qui ont faim et soif de la justice, c'est-à-dire de l'innocence et de la sainteté, qui de toute leur espérance cherchent le Royaume. Joie aussi de ceux qui, sans répit, luttent pour que justice soit faite aux pauvres.
Joie de ceux qui font miséricorde, de ceux qui ne jugent pas, pardonnent toute offense, tout mal, et se penchent avec amour sur les plaies de ceux qui les ont blessés.
Joie de ceux qui ont le coeur pur, un coeur simple et vrai devenu amour parce qu'il a détourné de soi son regard ; un 
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coeur pure transparence du Christ qui l'a envahi tout entier, faisant à travers lui rejaillir sa lumière sur les hommes.
Joie de ceux qui ont établi en eux la paix et cherchent à la transmettre aux autres. Réconciliés avec eux-mêmes, ils se font artisans de réconciliation, toujours à l'écoute de l'Esprit qui ne souffre aucune division.
Joie de ceux qui sont persécutés pour la justice, pour leur fidélité au Christ, qui acceptent d'être signe de contradiction et objet de dérision parce qu'ils cherchent à anéantir la haine par l'amour, à vaincre le mal par le bien, à porter la bonne nouvelle aux pauvres. Heureux sont-ils parce que, dans son Royaume, le Seigneur se souvient d'eux.
« Ne vous inquiétez pas... » (Mt 6,25-34)
Dieu, notre Père, sait ce dont nous avons besoin et il nous aime. Et pourtant, l'insécurité ambiante engendre souvent en nous l'inquiétude des lendemains: difficultés matérielles et spirituelles, manque de vocations — et nous voici en proie à cet «athéisme du souci », comme s'exprimait avec justesse un spirituel suisse. L'amour pourtant devrait bannir toute crainte et nous donner une invincible confiance en Celui à qui rien n'est impossible. Et Jésus de nous redire : « Pourquoi avez-volis peur, hommes de peu de foi?» (Mt 8,26). Car sous les voiles d'obscurité comme sous les voiles de lumière, c'est lui qui se présente à nous pour éprouver ou conforter notre foi.
« Qu'il se renonce et prenne sa croix» (Mc 8,34)
A qui veut le suivre, Jésus pose ces deux conditions. Se renoncer, qu'est-ce à dire, sinon perdre sa vie pour la trouver, et donc aimer. Thérèse de l'Enfant-Jésus nous l'a dit : «Aimer, c'est tout donner et se donner soi-même.» Se donner, non en se regardant dans ce miroir que chacun de nous porte au fond de lui-même, mais en toute simplicité, sans
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retour sur soi. Dieu alors pourra achever un jour de briser ce miroir, afin que nous parvenions à nous perdre de vue et à nous perdre. Se renoncer veut dire aussi apprendre peu à peu la maîtrise de soi, même si c'est surtout l'Esprit qui la produit en nous.
Porter sa croix, c'est se soumettre amoureusement à la volonté de Dieu, telle qu'elle s'exprime par les événements, les difficultés et les souffrances de la vie, par toutes ces ombres qui se projettent sur notre route. Ces ombres dont le sens profond consiste à nous ouvrir progressivement à la lumière de Dieu qui dépasse toute compréhension. Acceptée, cette croix est toujours rédemptrice, participation à la passion du Christ.
Morts et ressuscités avec le Christ
«Baptisés dans le Christ Jésus, c'est dans sa mort que nous avons été baptisés» (Rm 6,3). Ensevelis avec lui, nous sommes aussi ressuscités avec lui, pour que le Christ devienne notre vie, cachée désormais avec lui en Dieu (Col 3,3). Ainsi, par le baptême, le mystère que nous sommes pour nous-mêmes va s'ouvrir sur toute la plénitude de Dieu. Et cette résurrection n'est pas pour demain, mais pour aujourd'hui, dans la mesure où nous acceptons de compléter en notre chair ce qui manque aux épreuves du Sauveur. A cause du grand amour dont il nous a aimés, Dieu déjà nous fait asseoir aux cieux dans le Christ Jésus, marqués du sceau de l'Esprit, à la louange de sa gloire.

3. Vocation religieuse et carmélitaine

A. FONDEMENT DE TOUTE VIE RELIGIEUSE

La vocation religieuse s'insère dans l'appel universel à la sainteté : «Vous donc, soyez parfaits comme votre Père 
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céleste est parfait» (Mt 5,48). Le contexte de cette parole de Jésus indique qu'il s'agit surtout de la perfection de l'amour. Aimer Dieu, aimer tous les hommes, amis et ennemis, à la manière dont Dieu lui-même nous aime. Il faudra donc que l'homme soit peu à peu comme transfiguré à l'image du Christ, car il s'agit moins de devenir «une perfection» que de devenir un Autre. Le chemin sera celui des vertus théologales; unique moyen de «toucher» Dieu dans sa réalité même, elles ont « pour office de séparer l'âme de tout ce qui n'est pas Lui» (NO 11 22). Avec les mots de saint Paul, la règle du Carmel conseille de les revêtir comme une armure pour le combat spirituel : endosser la cuirasse de la justice afin d'être pénétré de l'amour de Dieu et du prochain, prendre en toutes choses le bouclier de la foi pour repousser les assauts du démon et coiffer le casque de l'espérance, dont la visière ne s'ouvre que vers le haut, afin de n'attendre le salut que du seul Sauveur.
Un appel personnel
«Il gravit la montagne et appela à lui ceux qu'il voulut» (Mc 3,13). «Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis» (Jn 15,16). A l'origine de tout engagement dans la vie religieuse, il y a un appel gratuit du Seigneur; donné dans une soudaine irruption de lumière ou au terme d'une lente maturation, il est certitude intérieure, forte et profonde. Mais Dieu respecte toujours la liberté de l'homme et lui laisse la décision entre le « oui » et le «non». Sa réponse doit être un libre choix et son «Amen», il le dira dans le Christ Jésus, en qui il n'y a eu que «oui» (2 Co 1,20). La vocation au Carmel est marquée par le désir de l'absolu dans le don et le renoncement — ce sens du «Tout et du rien» dont parle Jean de la Croix — et par le goût de la prière intérieure* et l'aspiration à un apostolat universel, fondé sur la communion de tous dans le Corps du Christ. Certaines qualités humaines sont également requises, en particulier santé, bon
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sens, intelligence et droiture. Mais la conscience de l'appel personnel ne suffit pas. Il faut encore que cette vocation soit sanctionnée par l'Ordre ou l'Institut en question et qu'il y ait donc aussi «appel» de l'Eglise.
Consécration à la suite du Christ
L'appel à la vie religieuse comporte une «mise à part» pour Dieu, une consécration particulière, exprimant avec une plénitude accrue la consécration baptismale dont Jésus a parlé: «Consacre-les dans la vérité... Pour eux je me consacre moi-même, afin qu'ils soient eux aussi consacrés en vérité» (Jn 17,17-19). Cette consécration qui engage tout notre être, tout notre agir, nous dispose à l'union à Dieu et nous unit plus particulièrement au mystère de l'Eglise, car elle est «passage» de plus en plus profond dans le Christ total. Dès les origines de l'Eglise, il y eut des hommes et des femmes qui voulurent, par la pratique des conseils évangéliques, suivre plus librement le Christ chaste et pauvre, obéissant jusqu'à la mort, et l'imiter plus fidèlement (PC 1). Ces conseils, il est vrai, s'adressent à tout chrétien. Mais le religieux s'engage à les pratiquer de façon plus absolue en se liant par les voeux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance. Il s'agira de reconnaître en tout événement, toute situation donnée, tout être humain, une possibilité de rencontre avec le Christ, et dans le Christ avec le Père et l'Esprit Saint. Cet engagement est plein d'audace puisque, dépassant nos possibilités humaines, il concerne pourtant toute la vie. Il ne peut être assumé que dans une entière confiance en Celui qui s'engage avec nous et à qui «rien n'est impossible» (Le 1,37).
Vertus théologales et voeux
Jean de la Croix a établi, dans la Montée du Carmel, un lien profond et vrai entre les vertus théologales et les conseils évangéliques, en relation avec la purification des puissances 
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de l'âme : en cette vie, celle-ci s'unit à Dieu «seulement par la foi selon l'entendement, par l'espérance selon la mémoire, par l'amour selon la volonté» (MC II 6). C'est à la pure lumière proposée par le docteur du Carmel que nous étudierons les conseils évangéliques, sans négliger pour autant leurs implications concrètes et actuelles, en conformité avec les orientations du concile Vatican II.
Amour et chasteté
«Dieu est Amour» (1 Jn 4,8). Le Père est tout Amour, le Fils est tout Amour, l'Esprit est tout Amour. Et en chaque Personne, cet amour a un rayonnement particulier : il est créateur et paternel dans le Père, filial et nuptial dans le Fils, « présentiel » et sanctificateur dans l'Esprit. Et en même temps, toute la Trinité est Père (saint Thomas), toute la Trinité est Epoux (Os 2), toute la Trinité est Présence (Jn 14,23). C'est à l'intérieur de cet immense mystère d'amour que se situe la chasteté «en vue du Royaume» (Mt 19,12), évoquant les noces de l'Eglise avec l'unique Epoux, le Christ (2 Co 11,2). «Lorsqu'on a rencontré le Christ d'une certaine manière, on ne peut plus se marier», a dit un jeune pasteur protestant pour expliquer son célibat volontaire. Cette rencontre est d'ordre «nuptial », car à travers elle, toute la puissance d'amour de l'homme ou de la femme se tourne vers le Christ, se centre sur lui. C'est comme si Dieu «touchait» l'être humain en ses profondeurs pour éveiller en lui cet «amour plein d'angoisses» (PJ Nuit), qui l'entraînera progressivement hors de lui-même et de toutes choses pour se livrer à l'Aimé, se livrer à sa volonté dans le concret de la vie, comme Thérèse de Lisieux l'avait si bien compris: «Mon Bien-Aimé, je n'ai d'autre moyen de te prouver mon amour... que de ne laisser échapper aucun sacrifice, aucun regard, aucune parole, de profiter de toutes les petites choses et de les faire par amour» (MA B 232). A travers la présence et l'absence de Dieu, l'obscurité et la lumière, la détresse et la
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joie, la grisaille aussi de ces «souterrains où il ne fait ni chaud ni froid» (LT 110), il faudra marcher jusqu'à la transformation qui s'achève quand l'âme reçoit «la ressemblance avec Dieu, parce qu'il ne demeure en elle plus rien qui ne soit volonté de Dieu» (MC 11,5).
Dans les rapports entre Dieu et l'homme, toutes les initiatives appartiennent au Seigneur. Si l'être humain s'ouvre à l'appel des profondeurs, sa réponse sera accueil, consentement et don. Son attitude devant Dieu est donc «féminine ». Cela est vrai pour l'homme comme pour la femme. Engageant toute l'affectivité profonde, qui est puissance de communion universelle, la relation d'amour avec Dieu se situe au-delà de la sexualité, là où tout l'être humain est ramassé dans l'unité, là où il «n'y a ni homme ni femme», car tous ne font «qu'un dans le Christ Jésus» (Ga 3,28).
«N'avoir son coeur qu'en Dieu seul » (CS 1,2) ne détourne pas le religieux de ses frères. Comment aimer le Christ en vérité, si on ne l'aime pas tout entier avec tous ses membres? Impossible de scinder l'amour, s'il est authentique. La chasteté consacrée est l'engagement à un amour universel, à l'amour de tous les hommes. Elle nous permet d'atteindre « la liberté d'un coeur sans partage » (CC 18). Qu'est donc ce coeur sans partage ? En quoi consiste la « division » qui risquerait d'entraver notre liberté? Il ne peut s'agir d'un resserrement du champ de notre amour puisqu'il est sans limites, « partage du coeur » avec tous les hommes, avec le monde entier. C'est de la qualité de l'amour qu'il est question ici. Le «diviseur» du coeur, c'est notre égoïsme qui cherche à attirer tout à soi, ce sont nos passions, identifiées par les Pères de l'Eglise à ces « idoles», dont l'Ancien Testament parle si souvent quand l'amour est en cause, ces «idoles» auxquelles Israël, la bien-aimée, se prostitue. Les affections déréglées focalisent notre puissance d'aimer et l'empêchent de se tourner pleinement vers Dieu et les hommes, tous les hommes. La chasteté consacrée exige le renoncement non seulement au mariage, mais encore à tout amour passionné, à ces «amitiés particulières» 
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fustigées avec raison par Thérèse d'Avila (CP IV). La fixation affective sur un autre nous empêche de «demeurer» en Dieu et de tenir nos bras ouverts pour tous.
Le renoncement, loin de mutiler la personne humaine, contribue bien plutôt à la construire, même si le sacrifice comporte une souffrance. Il s'agira de dire pleinement oui à tout frère qui vient à nous et aussi de savoir dire non à soi-même d'innombrables fois (cardinal Hume). Le coeur, l'affectivité, les sens, toute notre humanité restent là, bien vivants, mais un autre que soi les transfigure (R. Schutz). Loin de nous rabougrir, le célibat doit nous rendre chaleureux, spontanés, bienveillants et plus humains. N'ayons pas peur de nos affections, ne cherchons pas à les ignorer et moins encore à les réprimer ou à les éteindre, mais gardons une certaine retenue et maîtrise de nous-mêmes, ainsi qu'une saine lucidité, à notre égard et à l'égard des autres. Une lucidité qui ne juge pas n'est jamais contraire à l'amour: il ne s'agit pas d'aimer des phantasmes idéalisés, mais des hommes tels qu'ils sont, avec leur grandeur et leur misère.
Pour demeurer fidèles à la chasteté consacrée, nous devrons tout d'abord rester conscients de notre fragilité, ne pas présumer de nos forces et nous garder de mépriser les moyens naturels qui peuvent sauvegarder notre santé physique, psychique et spirituelle. Et surtout, comme dit Jean de la Croix : « Dans la tribulation, recourez promptement à Dieu avec confiance, et vous serez conforté, illuminé et instruit» (MAX 86). Une vie de prière intense et personnelle sera d'un grand secours pour ordonner l'amour en nous, car un regard sur Dieu nous révélera ce qui n'est pas conforme à notre engagement. D'autre part, une vie fraternelle, chaleureuse et vraie, contribuera grandement à affermir notre fidélité. Thérèse d'Avila y a insisté avec force : « Dans ce couvent, toutes doivent être amies, toutes doivent s'aimer, toutes doivent se chérir, toutes doivent s'aider» (CP IV). «Enracinés, fondés dans l'amour, vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute
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connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la plénitude de Dieu» (Ep 3,17-19).
Espérance et pauvreté
«Qui ne renonce pas à tous ses biens, ne peut être mon disciple» (Lc 14,23). En un sens tout d'abord spirituel, cette parole de Jésus s'adresse à tous les chrétiens. Il en va de même, en respectant les nuances voulues, pour tout ce qui sera dit ci-après au sujet de la pauvreté des consacrés.
A la suite du Christ, «qui s'est fait pauvre pour nous afin de nous enrichir par sa pauvreté» (2 Co 8,9), le religieux assume librement la pauvreté. Pour gagner le Christ, il faudra renoncer à tout le reste. Par amour de son Maître, le disciple devra «désirer entrer en toute nudité, privation et pauvreté de tout ce qu'il y a au monde» (MC I 13) et tenter de vivre « retiré des choses extérieures, sans possession des choses intérieures, sans propriété des choses divines» (MAX 145). Il est question ici surtout de détachement du coeur, de liberté à l'égard de tous et de toutes choses et non de rejet ou de mépris. On ne méprise pas les oeuvres de Dieu. Il s'agit de dépasser les créatures pour rejoindre au travers et au-delà d'elles Celui qui «d'un reflet de son visage les laissa revêtues de beauté» (RI II 5). Pauvreté non pour elle-même, mais en vue de l'envahissement du Seigneur ; c'est pour aller à lui que «l'âme doit s'évader de tout ce qui n'est pas Dieu» (MC II 8). C'est là le sens profond de la doctrine de saint Jean de la Croix, cette doctrine du nada — nada — nada, du rien qui seul mène au Tout, à Dieu lui-même, en qui, librement, on possède toutes choses (MAX 42).
Pénétrons plus profondément encore le sens de cette exigence de dénuement : «Toute possession est contraire à l'espérance, qui concerne ce qu'on ne possède pas» (MC II 15), affirme Jean de la Croix. Ce sur quoi tu fermes les mains devient un lien et un poids qui freine ou arrête ton élan vers le Christ, et peu importe «qu'un oiseau soit lié par un petit
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fil ou un gros câble : il ne pourra prendre son essor avant de l'avoir rompu» (MAX 123). Seul le pauvre est léger et libre pour la course vers le Christ, tendu de toute la force vive de «l'espérance du ciel qui obtient autant qu'elle espère» (PJ VI 4).
La mémoire — ces archives de l'entendement — emmagasine les images, les bruits, les paroles, les sentiments, les idées dont la vie l'a imprégnée. Elle les reflète sans cesse comme dans un miroir ou, tel un disque, les répète, nous remplissant la tête d'une ronde folle d'images et de sons. Afin que la mémoire puisse s'unir à Dieu, il faudra donc la faire entrer en silence et solitude, dans la paix et l'oubli, en la tournant vers le Seigneur, et la «tirer hors de ses limites... au-dessus de toute connaissance distincte, de toute possession saisissable, en la souveraine espérance de Dieu incompréhensible» (MC III 2). C'est seulement quand l'âme sera parfaitement dépossédée qu'elle pourra vraiment entrer en possession de Dieu par l'union.
Mais le vrai pauvre devra aussi dire oui à son impuissance d'atteindre par ses propres forces cette entière désappropriation. Dieu seul pourra y conduire celui qui persévérera dans son humble effort et créer en lui ce «coeur pauvre et vide, seul capable des immenses richesses de Dieu» (LJ XIV). Le chemin sera long. Au cours de cette descente dans la pauvreté, l'homme assoiffé de Dieu «apprend la vérité de sa misère» (NO I 12). Il perd ses illusions et découvre son vrai visage. Sans peut-être se l'avouer, il s'était cru quelqu'un devant Dieu, il avait pensé avoir fait quelque chose pour lui, avoir atteint un certain niveau de «perfection». Et voici qu'un voile après l'autre se déchire devant ses yeux. Il se trouve pauvre et nu, incapable de faire le bien qu'il voudrait, si faible devant la tentation. Le spirituel se rend compte que tout ce qu'il avait construit de tout son coeur, de toute sa sincérité, est un château de cartes qui s'écroule. Il constate qu'il n'est pas meilleur que ses frères, qu'il est un membre très ordinaire du genre humain, un pécheur parmi les autres. C'est cela son
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implacable vérité. Mais lorsque l'homme se reconnaît pécheur et accepte sa fragilité, Dieu mystérieusement tire le bien même de sa faute. Alors seulement devient possible l'adoration, cette relation de vérité avec le Seigneur, où le « rien », mesurant l'abîme infini qui le sépare du « Tout », parvient à franchir cet abîme, grâce au Pont sans limites de la Miséricorde du Père. A celui qui, malgré sa faiblesse et son impuissance, l'a cherché d'un coeur droit, Dieu se communique «au moins en secret et silence... Car tout ainsi que le soleil se lève dès le fin matin et donne sur ta maison afin d'y entrer si tu ouvres la fenêtre, ainsi Dieu entrera dans l'âme vide et l'emplira de ses biens» (VF III 3).
Pour le religieux qui s'y engage par voeu, les exigences de la pauvreté embrassent tous les domaines de l'avoir, du plus matériel au plus spirituel. Car la pauvreté ne peut être reconnue authentique que si elle est à la fois spirituelle et effective. La dépendance des supérieurs pour l'usage des biens ne suffit pas, car il s'agit de tout quitter pour le Christ (Mc 10,21.28) et de « se contenter de peu» (CAN II): la pauvreté religieuse n'est pas indigence, mais doit se rapprocher des conditions de vie des petits salariés du monde environnant, si elle veut être crédible. Thérèse d'Avila demande à ses fils et à ses filles «d'avoir toujours devant les yeux la pauvreté dont ils font profession» (Ct 21). Celle-ci, au dire de saint Paul, leur fera goûter une «joie surabondante» (2 Co 8,2). A l'image de la première communauté chrétienne, les religieux ne possèdent rien en propre, mais toutes choses sont communes à tous (Ac 2,44 et 4,32) et distribuées à chacun selon ses besoins (Ac 4,34). «Pour le vêtement et la nourriture, on s'accommodera de ce qu'il y a de plus pauvre» (CAN II), compte tenu de la santé de chacun. Les couvents s'efforcent aussi de donner un témoignage collectif de pauvreté en évitant le cumul des richesses et le luxe. «Que partout on retrouve la pauvreté : dans notre demeure, nos vêtements, nos paroles et plus encore nos pensées... Notre maison sera pauvre et petite» (CP II). Tel était l'avis de la réformatrice du Carmel.
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A l'imitation du Christ qui a voulu «travailler avec des mains d'homme» (GS 22) et qui avec son Père ne cesse d'agir pour le salut de tous (Jn 5,17), le religieux se soumet à la loi commune du travail. Il prolonge ainsi l'oeuvre du Créateur et se met au service de ses frères, participant à la condition de tous les hommes et de toutes les femmes qui gagnent leur vie. Les religieux devront abandonner tout souci excessif et songer que «c'est la foi, la perfection et la confiance en Dieu seul qui doit les soutenir » (CT 21), se souvenant de ce mot de Jean de la Croix : «C'est notre sollicitude qui nous appauvrit» (Li XXIII). Dans le coeur du Christ, ils veulent aimer ceux qui sont pauvres dans leur corps et leur esprit et soulager les misères de notre temps selon leurs moyens, évitant le repliement égoïste sur eux-mêmes. «Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous» (Lc 6,20). Ainsi, avec Marie, nous serons comptés parmi les «pauvres du Seigneur» qui attendent tout de Dieu seul (CC 23).
Foi et obéissance
« Heureuse celle qui a cru...» (Lc 1,45). «Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent» (Lc 11,28). La Mère de Dieu, la Toute Sainte, est le grand modèle de notre foi comme de notre obéissance. Elle a cru au message inconcevable de l'ange et dit son «oui» plénier et simple à la volonté de Dieu. Au cours de sa vie, toujours à l'écoute, Marie, la grande silencieuse, s'est soumise en toutes ses actions à la conduite de l'Esprit Saint.
L'obéissance est un mystère de foi (Rm 1,5) qui nous fait adhérer à Dieu invisible, agissant partout dans l'univers, comme au plus profond de chaque être humain. Le Christ est venu dans le monde pour faire la volonté du Père (He 10,7) et «accomplir son oeuvre » (in 4,34). A sa suite, le chrétien devra se soumettre au vouloir divin et «ôter de soi tout ce qui peut y répugner» (MC II 5), car l'obéissance ne concerne pas
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seulement les religieux, mais tous ceux qui se réclament de Jésus-Christ.
«Celui qui s'approche de Dieu, doit croire à son existence (He 11,6), c'est-à-dire s'acheminer vers lui dans la foi» (MC II 9). Car aucune pensée, aucun savoir de l'homme n'est capable d'atteindre Dieu et moins encore de se «saisir» de lui. «J'entrai où je ne savais...» (PJ IV 1). Le chemin spirituel est un chemin obscur. Dieu est lumière pourtant, mais lumière si excessive qu'elle «devient pour nous ténèbre» (MC 11 3), comme l'éclat du soleil aveugle la chauve-souris. C'est dans cette Ténèbre divine que nous devrons nous enfoncer pas à pas, car elle est non seulement le terme, mais encore le chemin. «Je suis le Chemin» (Jn 14,6), a dit Jésus. Une seule lueur nous guide à l'obscur, celle «qui brûle en notre coeur» (PJ 1 3), la lueur de la foi. Il faudra dépasser nos idées claires sur Dieu pour pénétrer dans le Mystère et, les yeux clos, se serrer contre Dieu en nudité et confiance. Ainsi nous lui permettrons de nous libérer peu à peu de «nos pauvres manières et de nos pauvres limites» (MAX 38), qui nous empêchent de l'atteindre tel qu'il est. Cette marche nocturne nous fait pénétrer dans les profondeurs mêmes de Dieu. Peu à peu, tout s'apaise et l'âme peut dire que son Ami est devenu pour elle «la nuit accoisée qui laisse deviner l'éveil de l'aurore» (13,1 11 15). L'obscurité s'illumine et se change en repos et paix, «dans une nouvelle connaissance de Dieu, en laquelle l'esprit très suavement calme est élevé à la lumière divine» (CS XV 4), et se trouve enseigné et transformé sans qu'il sache comment.
«Moyennant cette connaissance amoureuse et obscure, Dieu s'unit avec l'âme» (MC II 24) qu'il voit décidée à lui donner son «oui» sans réserve aucune. Car à la foi doit toujours se joindre la détermination de l'amour qui s'exprime par les oeuvres: «La véritable union consiste à faire de notre volonté une même chose avec celle de Dieu (LF V) de manière qu'en tout et pour tout l'impulsion de l'âme soit la seule volonté de Dieu» (MC I 11).
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Cette volonté de Dieu se manifeste de diverses manières, au jour le jour, à travers la parole et les commandements de Dieu, les événements de la vie et les appels que l'Esprit Saint nous adresse au plus profond du coeur. Selon Thérèse d'Avila, le Seigneur, en définitive, «ne nous demande que deux choses: l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Si nous les accomplissons parfaitement, nous faisons sa volonté, et par là même nous lui sommes unis» (LD V 3). C'est le regard simple de la foi qui nous fera reconnaître le visage du Christ sous les traits de nos frères et rendra «transparentes» toutes les circonstances de notre route, nous y faisant découvrir le vouloir aimant du Père — dans celles qui nous font croître comme dans celles qui nous font diminuer en lui. Car Dieu vient à notre rencontre à travers des voiles innombrables et parfois déconcertants, qui ont nom joie ou douleur, obscurité ou lumière, paix ou détresse. Leur seul dénominateur commun est la volonté du Père, et donc son Amour qui dépasse toute compréhension. Même tout ce qui marque nos vies du sceau de la croix de Jésus trouve son sens dans un mystérieux vouloir divin que nous rejoignons à travers «la nuée obscure et ténébreuse» (MC II 3) qu'est notre foi. Au Jardin des Oliviers, face à sa passion toute proche, Jésus dit : «Non pas ma volonté, mais la tienne, Père» (Lc 22,43), c'est-à-dire l'affreuse mort en croix. Et Jean de la Croix, au plus fort de la persécution, écrit peu avant sa mort : «Ce ne sont pas les hommes qui font ces choses, mais bien Dieu qui sait ce qui nous convient et dispose tout pour notre bien» (LJ 26). Il s'agira d'accueillir Dieu à travers toutes choses «de sorte qu'il n'y ait plus de division entre Dieu et l'âme et que leurs deux volontés n'en fassent plus qu'une seule, non en paroles et en désirs seulement, mais dans la réalité des oeuvres» (CAN 3). Ce ne sera pas toujours facile et souvent il faudra se faire violence, car ce n'est pas pour rien que la sainte réformatrice s'écrie: «Que notre volonté a des inclinations différentes de celle de Dieu!» (CP 42). Lui seul pourra accomplir en nous ce «passage» de notre volonté à la sienne, passage qui ne
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s'opérera que moyennant cette «perte de notre vie» (Lc 9,24) dont a parlé Jésus comme d'une condition pour devenir disciple. Mais «l'âme qui se sera dépouillée de ses passions, de ses vouloirs et non-vouloirs, Dieu la vêtira de sa pureté et de sa volonté» (MAX 145).
La foi est aussi la racine et la justification de l'obéissance religieuse, qui veut aller jusqu'aux dernières limites du don de soi-même. «Celui qui obéit sort de soi et de sa volonté propre et, allégé, s'attache à Dieu» (MAX 210). Par son voeu, qui embrasse toute sa vie concrète, le religieux, «abandonnant le souci de lui-même et de ce qui lui appartient» (MAX 92), fait à Dieu l'offrande libre et plénière de sa volonté par la soumission à un supérieur. En celui-ci, il «considérera non sa personne, mais plutôt Jésus-Christ qui a dit aux chefs des Egli-ses : Qui vous écoute, m'écoute et qui vous méprise me méprise (Lc 10,16)» (RC p. 19). Sous la conduite de leurs supérieurs, religieux et moniales se mettront au service de tous les hommes, comme le Christ lui-même, à cause de sa soumission au Père, s'est fait le serviteur de ses frères et a donné sa vie pour la multitude (Mt 20,28; Jn 10,14-18). L'obéissance n'est pas toutefois sujétion passive à une contrainte extérieure, mais choix libre et responsable de la volonté de Dieu, par conviction personnelle et pour motif de conscience. Les religieux apportent les richesses de leur intelligence et les forces de leur volonté, ainsi que les compétences acquises à l'exécution des tâches qui leur sont confiées (PC 14), sachant qu'ils collaborent à l'édification du Corps du Christ, selon le plan de Dieu. L'obéissance par laquelle nous limitons la latitude de nos choix en nous pliant à la décision des supérieurs, doit être continuellement vivifiée par un dialogue vrai et confiant avec eux et la communauté. Ainsi, loin d'amoindrir la dignité de la personne, l'obéissance est plutôt pour le religieux le prix de la liberté, de la vérité, de l'amour. Elle l'achemine vers sa maturité, vers la «plénitude de l'âge du Christ» (Ep 4,13). Il ne faut pas perdre de vue pour autant 
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que l'obéissance, fondée sur le mystère pascal du Christ (Ph 2,6-8), comporte toujours un aspect d'immolation.
L'exercice de l'autorité est un service fraternel de la communauté, dont tous les membres sont égaux en liberté et en dignité, tous étant enfants du Père, frères du Christ et temples de l'Esprit Saint. Les supérieurs s'acquitteront de leur charge de gouvernement dans le respect des personnes et, comme le voulait Thérèse d'Avila, avec l'amour dû à des fils et filles de Dieu. Ils chercheront à amener les religieux à une collaboration active et responsable, dans l'accomplissement de leurs obligations comme dans les initiatives à prendre, tout en usant de leur devoir de décision et de direction pour le bien de la communauté. A l'écoute de l'Esprit et de chacun des religieux, ils leur transmettent la volonté du Père et soutiennent leur fidélité. Ainsi, l'« obéissance divine» (PRE II 2) fera s'accroître la foi des religieux comme de leurs supérieurs.

B. ASPECTS ORIGINAUX DE LA VIE CARMÉLITAINE

La vie carmélitaine, tant celle des carmes que celle des carmélites, est marquée par des aspects profondément originaux. Ceux-ci ont leur source surtout dans les anciennes traditions de l'Ordre et l'expérience personnelle de Thérèse d'Avila, telle qu'elle l'a exprimée dans ses écrits. Il s'est agi tout d'abord d'expériences négatives faites au couvent de l'Incarnation d'Avila : absence de clôture, manque de silence et de solitude, mondanités envahissantes. Ces circonstances peu favorables à une vie de prière intense firent naître au coeur de la contemplative qu'était Thérèse un ardent désir de revenir à l'idéal «primitif» du Carmel, condensé dans la règle de 1247 (cf. pp. 19 ss.). Cette règle est en réalité l'aboutissement de tout un développement. De l'origine première de la «laure» du Mont Carmel, il ne reste aucune trace historique-
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ment vérifiable. Un ermite se serait-il installé le premier en ce lieu ? D'autres se seraient-ils ensuite groupés autour de lui ? C'est vraisemblable, mais impossible à prouver. Toutefois, avant l'entrée du Carmel dans l'histoire, l'élément cénobitique existait déjà sous une forme ténue dans la laure des premiers carmes: les « frères ermites» (RC) formaient une communauté régie par un prieur. Mais il est certain qu'aucun acte communautaire ne réunissait encore les ermites : ils vivaient, priaient, mangeaient dans leurs cellules. La règle de saint Albert instaura les deux premières actions communes en ordonnant la construction au milieu des cellules, d'un oratoire où les frères devront s'assembler chaque matin pour la messe. De plus, ils devront se réunir une fois par semaine pour le chapitre conventuel. En 1247, la règle mitigée, promulguée par Innocent IV, accentuera encore l'aspect communautaire en introduisant la célébration commune de l'office, la réfection en commun et la possibilité de réunir les frères dans des couvents. C'est ainsi que se cristallisa peu à peu le cachet particulier de cette règle : un vivant équilibre entre vie érémitique et vie cénobitique. La réformatrice du Carmel reprendra à son compte ce signe distinctif en l'imprégnant de sa pensée et le faisant évoluer à sa manière bien personnelle : «Le genre de vie que nous ambitionnons de mener n'est pas seulement celui des religieuses, mais encore celui des ermites» (CP 13). Carmes et carmélites seront donc à la fois ermites et cénobites.
La vocation carmélitaine est encore marquée par un autre équilibre entre deux caractéristiques fondamentales, complémentaires, elles aussi, voire antinomiques: vie contemplative et vie apostolique. Selon des traditions très anciennes de l'Ordre (cf. p. 74), confirmées par l'expérience et la pensée des deux docteurs du Carmel, carmes et carmélites sont appelés explicitement à la contemplation et à «la mystérieuse union à Dieu» (CC 12). Thérèse de Jésus écrit : «Nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel, nous sommes appelées à l'oraison * et à la contemplation » (LD V, 1). On ne saurait 
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être plus clair. D'autre part, la sainte réformatrice va expliciter pour la première fois le sens apostolique de tout engagement dans la vie contemplative. Elle y fut amenée par une intuition vraiment prophétique, reçue lorsqu'elle entendit parler de la Réforme protestante, qui avait fait éclater la forteresse sans faille, fermée sur elle-même, qu'était l'Eglise du moyen âge, ainsi que de la grande misère spirituelle des Indiens du Nouveau Monde. Par l'expérimentation de la valeur missionnaire de la prière et de la vie offertes pour l'Eglise et le monde, Thérèse d'Avila a renouvelé l'esprit de l'Eglise, comme l'a affirmé Hans Urs von Balthasar. Carmes et carmélites seront donc à la fois contemplatifs et apôtres, chaque groupe conformément à son charisme particulier.
L'équilibre entre les antinomies dont le Carmel est fondamentalement marqué, sera toujours soumis à des tensions qui peuvent être créatrices et, assumées, devenir sources de paix. Ce sera surtout le fait de considérer la volonté de Dieu comme seul absolu qui pourra aider à leur acceptation consciente et permettre, soit au plan personnel, soit au plan communautaire, de recréer sans cesse l'équilibre difficile entre «érémitisme » et cénobitisme, contemplation et apostolat. Les deux caractéristiques majeures du Carmel, dichotomiques et paradoxales, s'ouvrent sur l'infini de Dieu et l'immen-surable univers des hommes et de toute la création qui, elle aussi, «gémit en travail d'enfantement» (Rm 8,22), jusqu'à ce que naissent les cieux nouveaux et la terre nouvelle dont a parlé Isaïe Os 65 et 66).

A la fois « ermites » et cénobites

a) Vie «érémitique»
Au cours de la conversation qui est à l'origine de la réforme thérésienne (cf. p. 40), la nièce de la Madre fit cette proposi-
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tion « Pourquoi ne pas fonder quelques monastères à la manière des ermites ?» Mais dans le contexte social de l'époque, impossible pour des femmes d'aller au désert... Pourquoi ne pas alors « fonder un petit monastère avec peu de sœurs »? L'idée correspondait aux désirs de Thérèse, qui n'avait certainement jamais songé à la vie érémitique pure. Du contexte de sa vie et de son oeuvre, il ressort clairement qu'elle tenait autant à l'aspect communautaire qu'à l'aspect solitaire. La seule innovation «érémitique» de la réformatrice consista à faire construire, dans l'enclos des monastères, des « ermitages où les soeurs pourront se retirer pour s'adonner à l'oraison * comme le faisaient nos saints Pères» (CT 32 ; CP 2).
L'aspect « érémitique » du Carmel se caractérise surtout par deux éléments principaux, indispensables à la vie contemplative : le silence et la solitude. Ils créent l'ambiance favorable à une vie centrée sur la prière. Les saints et les grands spirituels du Carmel y ont insisté avec force. Mais le véritable silence s'épanouit en «parole» et la solitude authentique s'élargit en communion universelle. Là encore, il s'agit de réalités paradoxales, le paradoxe étant d'une certaine manière la seule approche valable de ce qui touche à la relation directe avec le mystère infini de Dieu.
Silence et solitude sont d'ailleurs profondément liés. Les saints du Carmel les unissent souvent. Ainsi Elisabeth de la Trinité : « Pour que rien ne me sorte de ce beau silence du dedans : toujours même condition, même isolement, même séparation, même dépouillement» (ET la 175). Silence et solitude se conditionnent mutuellement. Jean de la Croix, dans le Cantique spirituel, va presque jusqu'à les identifier l'un avec l'autre. En parlant du «concert silencieux », où les voix de toutes les créatures s'unissent pour la louange, ce « concert » perceptible uniquement dans la «solitude sonore » du détachement de toutes choses, l'âme finit par dire «que son Ami est l'un et l'autre» et que silence et solitude sont donc une seule et même réalité en lui (CS 15,4).
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Silence et parole
«Que chacun garde avec diligence et précaution le silence qui est le rempart de la justice» (Is 32,17). Cette prescription de la règle du Carmel est fondamentale. Silence, absence de bruit, absence de paroles — alors que l'homme est fait pour s'exprimer avec des mots, pour converser avec ses semblables. Prier même, n'est-ce pas parler à Dieu ? Et voici qu'on nous propose le silence... Dieu sait pourtant s'il nous est pénible de nous taire, et plus dur encore d'arrêter, ne fût-ce que brièvement, ce disque qui tourne sans fin dans notre tête. C'est que ce disque nous plaît, car il nous parle surtout de nous-mêmes. Et tout ce qui emplit nos oreilles intérieures et extérieures semble nous enrichir et nous détourne de nos peines et de nos peurs. Il nous est dur de nous taire et de fuir le bruit, parce que le silence déchire les voiles qui nous masquent notre vérité et fait surgir en nous les exigences des profondeurs. Comment ne pas être pris de terreur?...
Les impératifs du silence sont rigoureux pour ceux qui sont appelés à une vie contemplative, car il est le climat indispensable pour la prière. Déjà le silence extérieur est important. Tout bruit qui fait irruption et s'impose nous distrait, nous tire hors de nous-mêmes, hors de ce centre le plus profond où Dieu demeure et nous attend. Dans les couvents de l'Ordre, un silence absolu doit être gardé de la fin de Complies jusqu'après Laudes du lendemain. Pour le reste du temps, la rigueur du silence est quelque peu atténuée et l'indispensable pourra être dit, si le travail et la charité fraternelle l'exigent. Au cours des récréations toutefois, on peut s'entretenir en toute liberté. Les moyens de communication sociale peuvent être utilisés en un lieu déterminé et modérément, de manière à ne pas nuire à l'esprit d'oraison * (CD 35). Chaque religieux est responsable du silence de son couvent. Il faudra donc veiller sur ses gestes pour éviter tout bruit inutile et se garder de tout bavardage futile, car «parler distrait, mais se taire et agir recueille et donne des forces à l'esprit» (LI 22.11.1587). Si la
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parole et même le ministère de la parole ne sont enracinés dans le silence, ils risquent de n'être que vain bruit. Seuls les mots jaillis de la silencieuse citadelle au fond du coeur peuvent atteindre les autres en profondeur.
Mais le vrai silence est surtout intérieur. Combien de bruits confus sont provoqués en nous par nos perceptions sensorielles, nos désirs, nos peurs, nos joies et nos souffrances, sans oublier le traquet de moulin du courant mental. Comment parvenir au silence intérieur, à cette liberté de l'esprit qui seule nous permet d'orienter tout notre être vers le Seigneur? Il s'agit tout d'abord de surveiller les «portes d'entrée », nos sens, et de s'incliner «à la solitude et à l'oubli de toutes choses et de tous événements» (JL 22.11.1587) — oubli surtout au plan affectif—, d'ordonner à Dieu les mouvements de nos passions (ET la 175) et de «savoir se taire et souffrir sans considérer les propos, les actions, la vie des autres» (MAX 159). Il faudra surtout dépasser toujours à nouveau tout ce qui veut nous distraire, par un regard sur Dieu, présent au plus profond de nous-mêmes.
Jean de la Croix parle d'oubli. «Oublie ton peuple...», dit le psalmiste à l'épouse (Ps 44,11). «Ce peuple, c'est tout ce monde qui fait partie de nous-mêmes, c'est la sensibilité, les souvenirs, les impressions... le moi en un mot !» (ET la 176). Si cette recherche du silence a pour mobile un amour fort et sincère qui tient « tout pour désavantageux au prix du gain suréminent qui est la connaissance du Christ Jésus» (Ph 3,8), nos complicités secrètes et nos complaisances inavouées qui favorisent la distraction, céderont peu à peu.
Un autre aspect fondamental du silence, c'est qu'il est «l'activité profonde du coeur qui écoute» (Paul VI) — et l'écoute est part essentielle de tout dialogue avec Dieu et les hommes. «L'ouïe de notre esprit doit être tendue en silence vers Dieu » (MC II 3) afin de percevoir la parole vivante que l'Esprit Saint nous adresse personnellement au fond du coeur. Cette parole de vie qui nous guide au chemin de l'amour. Et l'écoute ardente, cet «unique nécessaire» (Lc 10,42) choisi 
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par Marie de Béthanie, ramassera dans l'unité tout notre être.
Déjà au plan humain, les choses les plus belles et les plus profondes ne s'expriment plus avec des mots. Le silence devient alors le parler le plus intense. Il en va de même dans notre relation avec Dieu, puisque « le seul langage qu'il entende est le silencieux amour» (MAX 183). Ce silence de plénitude toutefois ne peut être atteint par nos propres forces. C'est Dieu lui-même qui le créera en nous: «On dirait que l'Epoux, de la septième demeure où il réside, fait retentir sa voix sans paroles distinctes, et qu'aussitôt tous les habitants des autres demeures font silence : sens, imagination, puissances, nul n'ose bouger» (LD VI 2). Et Jean de la Croix affirme: « Les communications spirituelles très intérieures et secrètes dont Dieu gratifie l'âme, causent dans ses sens et ses puissances un grand silence» (ND II 23) qui la laisse toute centrée en lui et dans l'oubli de ce qui passe. Dieu lui-même est finalement ce silence de plénitude. « Le Père n'a dit qu'une parole : ce fut son Fils. Et dans un silence éternel, il la dit toujours: l'âme aussi doit l'écouter en silence» (MAX 147).
Solitude et communion
L'assoiffé, Dieu va le désaltérer en attisant sa soif. Il va le séduire, le conduire au désert et parler à son coeur (Os 2,16). Cela veut dire, selon Jean de la Croix, «que Dieu va se donner lui-même à l'âme et satisfaire son coeur, qui ne se contente de rien qui soit moindre que lui» (CS 35,4). C'est au désert, dans la solitude des profondeurs, que s'accomplit la rencontre avec le Seigneur. Pour centrer toute son attention sur lui, le coeur doit être solitaire. Mais l'homme a peur de la solitude. Il se définit et s'expérimente comme personne face à l'autre, ou plutôt en relation avec lui. Quand il se trouve seul, il perd pied et ne sait plus qui il est. Pourtant, afin d'entrer en communication vivante avec Dieu, le spirituel doit précisément perdre pied et perdre tout appui en soi-même et en autrui, il doit devenir comme un «désert» car il
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n'y a «que le coeur vide et solitaire qui soit capable des immenses richesses de Dieu» (LJ 8.7.1589). Le Dieu personnel devient alors en Jésus-Christ cet Autre, cet Ami qui entre en relation amoureuse avec l'homme pour le «recréer» et le faire devenir ce qu'il est, c'est-à-dire un fils de Dieu.	
Le premier pas sur ce chemin consistera à s'enfoncer si possible dans la solitude extérieure. «Ne vous rendez pas présents aux créatures, si vous voulez conserver le Visage de Dieu clair et simple en votre âme» (MAX 33), le Visage mystérieux de la Trinité Sainte, dont la Face du Christ est l'expression visible. Au Carmel, les deux grandes «gardiennes» de la solitude extérieure sont la cellule et la clôture — cette dernière étant stricte pour les carmélites et partielle pour les carmes.	
«Que chacun des frères demeure dans sa cellule ou près d'elle, méditant jour et nuit la loi du Seigneur (1 P 4,7) et veillant dans la prière (Ps 1,2), à moins qu'il ne soit légitimement occupé à autre chose» — voilà le passage le plus important, le « coeur» de la règle du Carmel. La solitude n'a de sens qu'en vue de la prière, qui est relation d'amitié avec Dieu et, en lui, présence à tous les hommes. A son tour, Thérèse d'Avila a beaucoup insisté sur la solitude : «N'être ensemble qu'aux temps marqués (CP 4), gardes sa cellule et ne pas la quitter sans raison» (Avis). Elle supprime même dans ses monastères la salle de travail. Pour les frères comme pour les soeurs, la cellule reste un lieu privilégié de la rencontre avec Dieu. Vers la fin de sa vie, Elisabeth de la Trinité s'exprime ainsi : «Je suis la petite "recluse" du bon Dieu. Quand je rentre dans ma chère cellule pour y continuer l'entretien (avec Dieu), une joie divine s'empare de moi ; j'aime tant la solitude avec lui seul, et je mène une petite vie d'ermite vraiment délicieuse» (ET lb 409). Elle fait allusion ici à un texte de Thérèse d'Avila : «Jouir de Jésus-Christ, leur Epoux, et rester seules avec lui seul, voilà à quoi (les carmélites) doivent toujours prétendre» (VE 36).
Quel peut être auourd’hui le sens de la stricte clôture
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vécue en toute liberté par les moniales? Elle est l'expression de la solitude au plan communautaire. Mais cette séparation du monde extérieur, choisie pour favoriser l'union à Dieu, est en même temps le « lieu » d'un invisible rendez-vous avec tous les hommes et tout l'univers. «Le Créateur, considérant sa créature... toute recueillie en sa solitude intérieure... la fait passer en cette solitude immense, en ce "lieu spacieux" (Ps 17,20) chanté par le prophète et qui n'est autre que Dieu même» (ET la 176). Et en Dieu, nécessairement, on retrouve toute sa création. La clôture représente et incarne aussi la stabilité de la vie contemplative : les carmélites y passeront normalement toute leur vie. «La femme s'enfuit au désert» (Ap 12,6), où elle devra demeurer «un temps et des temps et la moitié d'un temps» (Ap 12,14). En ce désert qu'est la clôture monastique, la moniale devra, elle aussi, «demeurer». Demeurer dans la maison de Dieu, demeurer en Dieu qui a établi en elle sa demeure, demeurer dans l'attente de l'Esprit qui vient sans cesse et crie avec l'Epouse ce «Viens!» (Ap 22,17) qui doit hâter le retour du Seigneur Jésus.
Bien plus importante encore est la solitude intérieure que Jean de la Croix a identifiée au recueillement (VF III 3), par lequel l'âme s'enfonce dans la Présence de Dieu au plus profond d'elle-même. Pour y parvenir, Thérèse d'Avila donne quelques conseils bien concrets. Il faudra «tâcher de nous isoler» (CP 24); «Notre-Seigneur lui-même priait toujours ainsi... pour notre instruction » (CP 24). Prendre un bon livre est «un excellent moyen de recueillir son esprit » (CP 26). La prière vocale aide aussi à fixer son attention (CP 17). Mais « le meilleur moyen que j'aie trouvé, c'est d'arrêter ma pensée sur Celui à qui j'adresse ma prière» (CP 30). 11 faudra encore se séparer du monde et de soi, surveiller ses pensées, entrer en soi-même et rechercher la paix.
Comme les créatures forment l'une des toiles qui séparent l'âme de Dieu (VF 16), «il les faut toutes perdre de vue» (MC III 12), en un certain sens. Jean de la Croix a même un mot violent — contrebalancé d'ailleurs par la tendresse témoignée	
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par le saint à sa famille et à tous ceux qui l'approchaient: «Afin de parvenir au saint recueillement... il faut que vous portiez un amour égal et un égal oubli à tous» (PRE 1,1). Il ne s'agit pas ici d'indifférence, loin de là, mais d'une grande pureté d'amour qui a son origine dans l'amour même de Dieu. C'est à l'attachement déréglé et possessif aux personnes et aux choses qu'il s'agit de renoncer, ainsi qu'à toute sollicitude inquiète au sujet des biens matériels et de ce qui se passe à l'extérieur ou dans ce monde en raccourci qu'est un couvent, car « parler à la fois à Dieu et au monde, c'est inacceptable » (CP 24). Il ne faudrait avoir qu'une seule visée profonde : «Conserver votre âme pure et entière devant Dieu, sans que la moindre pensée de ceci ou cela fasse obstacle à ce grand bien» (PRE I 2).
Pour que le coeur soit vraiment libre pour Dieu, il doit encore se délivrer de soi-même, avec l'aide de la grâce. Le Christ est le principe de notre unité personnelle. Si nous demeurons en sa Présence dans notre centre le plus secret, dans cette solitude qui est Présence de Dieu, au dire de Madeleine Delbrêl, tout notre être est «ramassé en un», recueilli. Là nous sommes cette personne «unique», irremplaçable, connue en plénitude de Dieu seul et comblée de son amour, dont la qualité est, elle aussi, «unique». Car Dieu est comme cette mère pour laquelle chacun de ses enfants, si nombreux soient-ils, est l'«unique», le «préféré» à qui elle donne toute son attention et sa tendresse. Et voici que notre « moi » multiple, grouillant à l'extérieur du «fond de notre être» et figuré par ces reptiles et bêtes venimeuses dont parle Thérèse d'Avila (LD I 1), vient jeter le trouble. Ce «moi» a des noms très divers: infantilisme, doute, peur, jalousie, ambition, orgueil, égoïsme — ils sont sans nombre. Au moment où nous nous identifions à eux, nous ne sommes plus «un», mais devenons ce «peuple» remuant et bavard. Nous nous écartons de la présence «de l'Epoux qui, lui, jamais ne nous quitte des yeux» (CP 26). Pour le retrouver, il faudra peu à peu renoncer à ces « moi » tapageurs et tenter d'éviter les
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retours sur soi qui nous détournent du Seigneur. Cela d'autant plus qu'il n'y a guère d'intérêt à se contempler dans un « miroir»: «Après tout, s'écrie Thérèse d'Avila, y a-t-il rien de plus pénible et de plus ennuyeux que de n'avoir pas su se laisser soi-même ?» (LD III 3).
Le recueillement exige aussi que l'on surveille ses pensées et ne s'arrête pas à tout ce qui nous vient à l'esprit (CP 24). Il faudra plutôt en éloigner notre pensée pour la ramener à Dieu (CP 10) et pour cela «procéder non à tour de bras, mais avec suavité afin de pouvoir persévérer dans le recueillement» (LD II 1). Et Jean de la Croix conseille: «Que vous mangiez, que vous buviez, que vous parliez ou fassiez quelque autre chose, désirez Dieu sans cesse et dirigez vers lui l'amour de votre coeur, car c'est chose très nécessaire pour la solitude intérieure. Celle-ci demande que l'âme ne s'arrête à aucune pensée qui ne soit orientée vers Dieu» (Avis 4).
Mais se séparer de tout ce qui n'est pas Dieu ne suffit pas, il faut encore se retirer au-dedans de soi-même. « Entrez, entrez dans votre intérieur, mes filles, insiste Thérèse d'Avila. Dépassez vos petits actes de vertu!» (LD III 1). Non que la vertu soit méprisable ; mais comme elle est pur don de Dieu, il s'agit, pour la mettre en pratique, de le rejoindre au plus profond de nous-mêmes. « Il n'y a qu'à se mettre en solitude, à regarder au-dedans de soi et à ne pas s'éloigner d'un hôte si excellent» (CP 18).
«Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix... » (Jn 14,27). Il n'y a point de recueillement sans paix intérieure. Mais bien des choses en nous s'y opposent. Le premier obstacle est notre volonté propre, qu'il faudra tenter de mettre en accord avec celle de Dieu (LD II 1). Un autre ennemi est l'orgueil, car c'est seulement «quand une âme est vraiment humble que Dieu lui donne paix et conformité à sa volonté» (LD II 1). Il faudra encore assumer nos peurs, nos inquiétudes, nos soucis, dans un regard sur le Christ, Maître de toutes les tempêtes qui peuvent nous assaillir. Comme l'a dit Thérèse de Jésus: «Que rien ne te trouble, que rien ne
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t'épouvante. Tout passe. Dieu ne change pas. La patience tout obtient. Qui possède Dieu, rien ne lui manque. Dieu seul suffit» (PM 6). Finalement, c'est le Christ lui-même, écrit Élisabeth de la Trinité, «qui veut être ma paix (Ep 2,14), afin que rien ne puisse me distraire ou me faire sortir de la forteresse inexpugnable du saint recueillement» (ET la 179). La solitude intérieure ne saurait être atteinte par nos propres forces.
La solitude prépare les voies à la contemplation et à l'action profonde du Saint-Esprit. «Car c'est dans la solitude et le recueillement qu'il opère en l'âme des merveilles secrètes» (VF III 3). De plus en plus, elle sera conduite par le Christ lui-même:

Solitaire elle vivait
Et en solitude elle a posé son nid
Et la guide en solitude
Solitaire son Ami
Lui aussi navré d'amour en solitude. (1).1 11 35).

Paradoxalement, la solitude va permettre aussi un amour plus authentique du prochain. Elle crée cette «distance» qui rend possible une approche de l'autre dans le respect de sa personne et de sa liberté — même si cet autre nous blesse et nous rejette: «Là où il n'y a pas d'amour, mettez de l'amour, et vous recueillerez de l'amour» (LJ 6.7.1581). Ainsi la solitude, loin d'être isolement égoïste, devient communion avec Dieu et en lui avec tous les hommes et tout l'univers, comme Jean de la Croix l'a chanté dans la prière de l'âme énamourée : «Miens sont les cieux et mienne est la terre, et miens sont les peuples; les justes sont miens et miens les pécheurs; les anges sont miens, et la Mère de Dieu et toutes choses sont miennes, et Dieu même est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi» (MAX 42).  
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b) Vie communautaire
Comme nous l'avons vu, Thérèse d'Avila n'a jamais eu l'intention de fonder une maison d'ermites, mais elle a voulu reprendre à son compte toute la règle de 1247. L'aspect communautaire était pour elle aussi important que la solitude, bien qu'elle ait voulu cette dernière prédominante pour les carmélites.
Quel est donc le sens le plus profond de toute vie communautaire, particulièrement quand il s'agit de consacrés? Il semble que l'origine première et le modèle fondamental de toute communauté humaine et religieuse soit la communion vivante des trois Personnes dans l'unique Trinité; communion à la fois constamment en acte et fondée dans l'immuable paix de l'Amour, où les Trois s'unissent, non pour se confondre, mais pour se contenir réciproquement (Jean Damascène); communion où chacun donne aux autres tout ce qu'il est, tout ce qu'il a, recevant tout des autres, et où chacun s'efface devant les autres afin qu'ils existent en plénitude. Don et effacement symbolisés par ce mystérieux «Agneau immolé depuis les siècles» dont ont parlé les Pères de l'Eglise et qu'on a cru reconnaître dans la coupe posée sur la table du sacrifice, au centre de l'incomparable icône de la Trinité de Rublev. Amour infini, don infini, effacement et sacrifice infinis — on ne peut que balbutier et s'enfoncer silencieusement dans le Mystère... Mais ne trouvons-nous pas là les caractéristiques et les conditions de toute véritable communion fraternelle? N'est-ce pas l'amour qui la constitue, le don de soi aux autres qui la fait vivre, l'effacement et le sacrifice de soi qui permettent aux autres de devenir ce qu'ils sont?
Toute communauté chrétienne et en particulier toute communauté religieuse est suscitée par l'Esprit et fondée sur le Christ. L'Esprit est cette «Voix du Père» qui appelle chacun de nous au plus profond, non pas une fois pour toutes, mais d'innombrables fois, parce que toute vocation est réalité vivante, sans cesse actualisée, présente et neuve, en tant
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qu'exigence et don. Et c'est l'Esprit qui répand dans nos coeurs l'amour de Dieu et des hommes (Rm 5,5), l'unique amour indivisible puisque nous n'avons qu'une seule puissance d'aimer — même si sa «couleur» est diversifiée à l'infini, chaque être humain et chaque relation étant «uniques». C'est dans l'amour seul qu'une communauté peut naître et vivre et se développer, dans l'amour qui n'est autre que l'Esprit Saint présent en nous. La communauté chrétienne et religieuse est fondée sur le Christ, qui l'a comme «définie» par cette parole : «Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux» (Mt 28,20). C'est la présence du Christ, notre vie, qui est à la base de la communauté. Elle est aussi le principe de son unité, car le Christ rassemble tous ses membres dans l'unité de son Corps. Il le fait tout particulièrement par le mystère de son Eucharistie, où le partage du même Pain vivant relie entre eux ceux qui y participent. Le Corps du Christ tout entier pénètre alors notre corps, son Etre tout entier envahit tout notre être, de sorte que l'on pourrait se hasarder à dire que son Sang coule dans nos veines et que son Ame nous anime. Car par sa Présence réelle, le Christ nous transforme réellement en lui. «Ici, c'est la réalité, l'absolue vérité. Il n'y a plus à aller chercher Jésus-Christ ailleurs et en dehors de nous» (CP 34), a dit Thérèse d'Avila.
La communauté telle que l'a conçue sainte Thérèse
Toute petite déjà, la future réformatrice a été une entraîneuse, un «chef». C'est elle qui décide son frère Rodrigue à la suivre chez les Maures pour subir le martyre. A l'Incarnation d'Avila, tout un groupe de religieuses suit son exemple en s'adonnant à une vie d'oraison *. Et Thérèse réunit autour d'elle même des ecclésiastiques et des laïcs pour les initier à la prière intérieure *. Dans sa Vie, elle écrit : «Si celui qui commence s'efforce, avec la grâce de Dieu, d'atteindre le sommet de la perfection, je crois qu'il ne va jamais seul au ciel ; toujours il entraîne une foule après lui ; comme à un bon 
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capitaine, Dieu lui donne des gens qui marchent en sa compagnie» (VE 11). N'est-ce pas là exactement ce qui lui arriva lors de la fondation du monastère de Saint-Joseph ? C'est «en compagnie» de quatre pauvres jeunes filles qu'elle va établir sa première petite communauté, qui sera suivie de tant d'autres tout au long de quatre siècles. «Je décidai donc de faire le peu qui dépendait de moi, c'est-à-dire de suivre les conseils évangéliques avec toute la perfection dont je serais capable et de porter les quelques âmes qui sont ici à faire de même, me confiant en la grande bonté de Dieu» (CP 1).
Une famille à la manière du petit « collège du Christ » (CP 27)
Thérèse voit la communauté comme une famille de soeurs (ou de frères) qui s'aiment mutuellement. A l'image du collège des apôtres, elle est constituée par le Christ lui-même qui a voulu sa fondation : «Le Seigneur me commanda de travailler de toutes mes forces à cette affaire... (et me dit) que ce monastère serait une étoile qui répandrait une vive splendeur» (VE 32), écrit Thérèse. Et elle affirme plusieurs fois : «Le Seigneur nous a réunies dans ce monastère» (CP 3), lui qui avait promis de se tenir au milieu des soeurs (VE 32). Au dire de la sainte, le monastère de Saint-Joseph est même « la propre maison (du Christ)» (CP 8).
La communauté thérésienne sera petite comme le «collège du Christ». La réformatrice semblerait même avoir voulu pousser l'imitation jusqu'à fixer le nombre des soeurs à treize — les douze apôtres réunis autour du «Christ », symbolisé par la prieure : «...Ce couvent, où l'on n'est que treize et où l'on ne doit pas être davantage» (CP 4). Plus tard, il est vrai, Thérèse permettra d'élargir la communauté jusqu'à vingt membres. C'est en vue de favoriser l'amour fraternel qu'elle tient à limiter le nombre des soeurs (ou des frères): « Elles s'aimeront toutes comme le Christ le recommande souvent à ses apôtres. Dès lors qu'elles sont en si petit nombre, cela sera facile », écrit Thérèse dans ses constitutions.
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«Puis Jésus gravit la montagne et appelle à lui ceux qu'il voulait... Il en institua douze pour être ses compagnons et les envoyer prêcher» (Mc 3,13-14). Nous retrouvons là deux autres points chers à la réformatrice : ses fils et ses filles devront, eux aussi, être compagnons et compagnes du Christ et se montrer prêts à l'aider. Etre compagnons du Christ, cela signifie premièrement avoir part à sa destinée, part au mystère de sa croix et de sa résurrection, dans le concret de la vie quotidienne. Jean de la Croix dit que «le plus haut état où l'on puisse parvenir en cette vie ne consiste pas en récréations, en goûts et sentiments spirituels, mais en une vive mort de croix sensible et spirituelle, c'est-à-dire intérieure et extérieure» (MC II 7). Mais cette mort est pour la vie, car elle conduit à cette « résurrection » qu'est l'union spirituelle avec le Christ, et en lui avec toute la Sainte Trinité. Etre compagnons du Christ, c'est encore vivre continuellement avec lui, au jour le jour, partager avec lui peines et joies, le «consoler» (CP 1), lui «qui est vraiment le compagnon de notre âme » (CP 29). Thérèse veut aussi que carmes et carmélites aident le Christ par une entière disponibilité au service de Dieu et des hommes — des plus proches d'abord, des membres de la communauté, et aussi des plus lointains : «Nous nous mettrions toutes en prière pour les défenseurs de l'Eglise, les prédicateurs et les savants qui la soutiennent, et nous aiderions dans la mesure de nos forces ce Seigneur de mon âme» (CP 1). Pour les carmes, cet apostolat dans l'invisible est complété par un apostolat direct, surtout d'ordre spirituel.
Simplicité des lois et de la vie
La famille thérésienne sera régie par des lois simples visant à l'essentiel. «Ne pensez pas, mes amies et mes soeurs, que je vais vous obliger à une quantité d'observances. Dieu veuille que nous pratiquions bien celles que nos saints Pères ont mises en vigueur et eux-mêmes gardées» (CP 4). La loi fondamentale demeure la règle de 1247, sobre, discrète et pro-
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fondément biblique, aussi actuelle aujourd'hui qu'il y a sept siècles. Les constitutions originales de Thérèse d'Avila sont également réduites au strict nécessaire. Rédigées pour ses soeurs, elles ont fourni aussi le canevas pour les premières constitutions des frères carmes. L'apport personnel de la sainte se situe dans la ligne d'une accentuation de la vie communautaire. D'une part, elle institue les deux heures quotidiennes d'oraison faites en commun, d'abord quant au temps et plus tard aussi quant au lieu. La deuxième innovation, qui porte manifestement le cachet personnel de la sainte réformatrice, concerne les récréations communautaires. Elle ne les a pas entièrement « inventées », car la première autorisation d'une détente en commun remonte à la bulle de mitigation de 1435. Mais la récréation thérésienne est très différente. L'exception la plus marquante à la loi du silence que la réformatrice ait autorisée concerne les entretiens spirituels particuliers : «La mère prieure accordera la permission de parler lorsque deux soeurs désireraient s'entretenir ensemble, afin de rendre plus ardent l'amour qu'elles portent à leur Epoux ou pour se réconforter dans quelque nécessité ou tentation » (CT 7).
A la suite du Concile Vatican II, des Déclarations pour l'aggiornamento des constitutions primitives des moniales carmélites ont été élaborées dans le plus grand respect de la pensée et du charisme de Thérèse d'Avila, et avec un souci marqué de simplicité. La même chose peut être dite des nouvelles constitutions des carmes, mises à jour selon les directives conciliaires.
Des lois simples... Nous voici amenés à cette «sainte simplicité» (MC II 29) dont a parlé Jean de la Croix et qui est une marque distinctive de la communauté thérésienne. Simplicité qui ne fait cas ni de sa vertu, ni de son savoir, ni de ses grands désirs (LT 17.9.1896). Détournant son regard de soi, l'âme cherche à le tourner tout entier vers Dieu — et c'est ce regard qui la fera une et simple dans sa recherche du Seigneur comme dans ses relations avec les autres. «Servons Dieu dans
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la simplicité du coeur, dans l'humilité, et bénissons-le de ses oeuvres merveilleuses» (LD V 1), dit Thérèse d'Avila. Et Thérèse de Lisieux ajoute: «Tout est pur pour les purs (Tt 1,15) et l'âme simple et droite ne voit de mal à rien » (AM 40). La simplicité et la vérité au sens biblique sont presque synonymes. Le simple est cet être droit, sans détours, qui se sait sans cesse exposé au regard de Dieu et tend à se conformer à sa volonté. Il ne juge pas, mais accueille l'autre avec bienveillance et se donne tel qu'il est, sans cette «duplicité» que créent le retour sur soi et l'inquiétude de l'opinion des autres. La simplicité marque aussi ces êtres solides, sur lesquels on peut s'appuyer, à qui on peut faire confiance parce qu'on les sait sans «arrière-pensée», ces «coeurs fidèles» (Ne 9,8) qui ne tromperont ni l'amitié ni l'alliance. Le simple est encore l'enfant sans masque de l'Evangile, à qui «appartient le Royaume» (Lc 18,16) et qui compte parmi ces «tout-petits» (Mt 11,25)auxquels le Père révèle les mystères les plus profonds de son Coeur. O sainte simplicité qui éclate en joie et trouve sa source dernière dans « l'unité et la simplicité infinie» de l'être même de Dieu (VF 3,2), à laquelle il veut nous assimiler (CS 18,4).
L'amour fraternel
Le ciment d'unité de toute communauté chrétienne est l'amour mutuel. « L'importance de la charité fraternelle est si grande que Notre-Seigneur l'a recommandée avec instance à tous et particulièrement à ses apôtres» (CP 4). Thérèse d'Avila parlera surtout de cet « amour spirituel, qui retrace et imite de bien près celui que nous a porté Jésus, l'Amant par excellence » (CP 7). Combien elle insiste auprès de ses « soeurs en Jésus-Christ» (CP 1) sur l'amitié fraternelle : «Toutes les soeurs doivent être amies, toutes doivent s'aimer, se chérir et s'entraider» (CP 5). Et il s'agit là d'un amour vrai, plein de chaleur humaine, de délicatesse et de prévenance. Un amour qui ne pactise jamais avec un sentiment d'antipathie, mais
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tend sans cesse à le dépasser par les actes, en le couvrant de la lumière du Christ qui nous révèle son Visage dans tout être humain. Tant que nous admettons dans notre coeur une haine — peu importe qu'elle nous oppose à une personne, un groupe, un peuple ou une race — l'amour est tronqué et nous n'appartenons pas entièrement au Seigneur. Jean de la Croix va jusqu'à s'écrier : «Qui n'aime pas le prochain, abhorre Dieu» (MAX 108). Si nous persévérons dans l'effort, le jour viendra où l'Esprit Saint suscitera en nous un acte d'amour si fort qu'il nous libérera de tous ces noeuds, en apparence inextricables. Il nous sera donné alors de rejoindre les autres dans leur être profond, sans penser le bien ou le mal (PRE I 1), car tout jugement est un obstacle à l'amour. Et Thérèse de Lisieux de s'écrier : «11 n'y a que la charité qui puisse dilater mon coeur!» (AM 272).
En songeant à ceux dont l'amour est désintéressé et spirituel, la réformatrice écrit : « Leur amour est plus vrai, plus ardent et plus utile : enfin c'est de l'amour. Ces personnes sont toujours beaucoup plus portées à donner qu'à recevoir» (CP 6). Aimer sans attendre de retour, aimer ceux qui ne nous aiment pas, et même nous méprisent, « renoncer à ses derniers droits et se considérer comme la servante des autres» (AM 274) et «leur sacrifier son intérêt propre» (CP 7), c'est là aimer selon l'Evangile.
Jean de la Croix affirme que «l'amour du prochain naît de l'humilité» (NO I 13). Connaissant sa misère, «l'âme devient douce» et apprend à «supporter le prochain et se supporter soi-même» (MAX 105). Il faudra renoncer à soi d'innombrables fois, « vous réjouissant du bien d'autrui comme du vôtre propre et désirant qu'en toutes choses les autres vous soient préférés, et cela avec sincérité de coeur... Par ce moyen, vous vaincrez le mal par le bien et posséderez la joie du coeur» (PRE II 3).
L'amour fraternel doit encore être universel, comme Thérèse de l'Enfant-Jésus l'a si bien dit: «Je comprends maintenant que la charité parfaite consiste à supporter les défauts
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des autres, à ne point s'étonner de leurs faiblesses, à s'édifier des plus petits actes de vertu qu'on leur voit pratiquer ; mais surtout j'ai compris que la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du coeur_ elle doit éclairer, réjouir, non seulement ceux qui me sont les plus chers, mais tous ceux qui sont dans la maison, sans excepter personne» (AM 264-5). Il s'agira aussi d'éviter toutes les manifestations de l'esprit du monde, qui fait cas des clivages sociaux, et culturels, des «points d'honneur», car les soeurs doivent « toutes vivre dans une égalité parfaite» (CP 27).
«L'amour est l'opération de la volonté» (MC 3,17) a dit Jean de la Croix. Le P. Herbert Roth s.j. a fait remarquer que cette affirmation pourrait s'expliquer ainsi : nous ne pouvons régler les mouvements de notre coeur à notre gré, mais seulement l'influencer par notre volonté. Celle-ci est la clé qui nous permet de nous ouvrir comme de nous fermer. Mais notre amour demeurerait partiel et nous serions incapables d'aimer «de tout notre coeur» Dieu et nos frères, si l'Esprit Saint, par qui «l'amour de Dieu y est répandu» (Rm 5,5), ne nous portait vers eux.
Thérèse d'Avila, cette amante de l'amour, va mettre en garde avec force ses fils et ses filles contre toute division en communauté: «Que Sa Majesté daigne toujours y maintenir la paix et l'union ! Quel supplice d'être en petit nombre et de vivre en désaccord! Que Dieu ne le permette jamais !... Car, je le vois, c'est le mal le plus à redouter pour un monastère. Que s'il se produisait parmi vous, tenez-vous pour perdues !» (CP 7).
L'amour fraternel devra même déborder les limites des couvents pour s'étendre aux autres maisons d'une province, d'une région ou d'une fédération entre lesquelles l'entraide sera pratiquée selon les possibilités de chacune.
Réunions communautaires
La règle ne parle que d'une seule forme de rencontre communautaire: le chapitre conventuel (cf. p. 20). Celui-ci est destiné surtout à la recherche en commun du bien de la communauté, à la lumière de l'Evangile et dans un climat de respect mutuel, de fraternité, de confiance et de sincérité. Les religieux s'aident mutuellement avec simplicité et pratiquent aussi, dans l'esprit de la règle, la correction fraternelle, en gardant bien présents à l'esprit leur propre imperfection et leur propre péché pour ne pas risquer de « regarder la paille dans l'oeil du prochain sans remarquer la poutre qu'ils portent dans le leur» (Mt 7,3-5).
Les récréations instituées par Thérèse de Jésus sont marquées par «la cordialité des rapports» (LF 13): «Tâchez d'être gaies avec les soeurs quand elles prennent la récréation dont elles ont besoin» (CP 7), car «plus une religieuse est sainte, plus elle doit être pour ses soeurs d'un abord facile» (CP 41). Ces récréations ont surtout pour but d'atténuer la tension que peut créer la solitude et d'approfondir la communion fraternelle (CP 7). Par ailleurs, «tout y est si bien combiné qu'on y apprend à connaître ses défauts» (LF 13). Thérèse de Lisieux ajoute l'aspect d'oubli de soi : «Je dois rechercher la compagnie des soeurs qui me sont le moins agréables...» (AM 295); «l'amour se nourrit de sacrifices; plus l'âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient forte et désintéressée» (AM 283).
D'autres réunions seront nécessaires en vue d'une bonne exécution de la liturgie ou d'un dialogue fraternel sur les autres questions concernant la vie concrète de la communauté et son renouveau continuel, dont Thérèse de Jésus avait profondément le sens: «Quant à ceux qui nous suivront... je leur demande, pour l'amour de Notre-Seigneur, qu'ils ne laissent jamais déchoir la perfection, ne fût-ce que sur un seul point... Nous commençons maintenant. Efforçons-nous de commencer toujours et d'aller sans cesse de bien en mieux» (LF 29).
La vie communautaire « érémitique». basée sur l'amour. qui caractérise le Carmel, trouve son achèvement dans la «sainte liberté d'esprit qui permet à l'âme de voler vers son
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Créateur» (CP 10) et «de trouver Dieu en toutes choses» (LF 6), grâce au renoncement total dont elle se nourrit. Cette liberté d'esprit est aussi largeur de vue et sens de l'essentiel : «Donc, mes filles, évitez la contrainte. Une fois que l'on commence à se resserrer, c'est un obstacle à tout bien... Comprenez-le bien : Dieu ne s'arrête pas, comme vous l'imaginez, à une foule de minuties...» (CP 41). Mais il s'agira d'être extrêmement sur ses gardes, car «si chacune de nous ne se préoccupe comme d'une affaire importante entre toutes de contredire continuellement sa volonté, mille choses nous ôteront cette sainte liberté de l'esprit» (CP X)... «qui se rencontre dans les parfaits et où se trouve renfermée toute la félicité que l'on peut souhaiter dans la vie. C'est d'ailleurs en n'ayant d'attachement pour rien que l'on possède tout» (LF 5). C'est grâce à cette liberté que Dieu peut créer en nous l'homme nouveau, dont Evagre le Pontique nous a donné une magnifique description :

Il est séparé de tout, et uni à tout;
Impassible, et d'une sensibilité souveraine; 
Déifié, et il s'estime la balayure du monde. 
Par-dessus tout, il est heureux,
Divinement heureux…

A la fois contemplatifs et apôtres

a) Vie contemplative
«Je suis venu apporter le feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé!» (Lc 12,49). Ce feu — la «vive flamme d'amour qu'est l'Esprit Saint» (VF I 1) — s'est allumé définitivement sur terre à Pentecôte. L'Esprit, conjointement avec les deux autres Personnes de la Trinité, opérera l'union de l'être humain avec Dieu — même si l'homme, soutenu en secret par le Seigneur, doit y contribuer par son effort. Tout 
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d'abord, cette flamme se couvrira du voile de la nuit pour consumer l'âme, anéantir ses imperfections et lui révéler ses faiblesses qui lui étaient auparavant cachées (VF 14). L'ayant ainsi disposée à la transformation d'amour en Dieu, l'Esprit Saint va la dilater et l'élargir afin de la rendre capable de recevoir Dieu en soi. Dieu, cet «Au-delà de tout» (Grégoire de Nazianze), qui fait éclater tout nom ; Dieu, l'Indicible, l'Inconnaissable, de qui tout est né, en qui tout subsiste et qui contient tout ; Dieu qui, le premier, aime tout être humain —bien qu'il ne soit que «goutte au bord d'un seau, grain de poussière sur la balance» (Is 40,15) — jusqu'à donner son Fils unique pour que l'homme devienne Dieu. Mystère de croix et mystère de gloire, tels sont les caractères marquants de cette réalité immense qu'est la relation de l'être humain avec son Seigneur.
Les chemins de Dieu
Les grands saints du Carmel ont parlé avec une justesse et une profondeur incomparables de la vie spirituelle. Celle-ci sera étudiée à la lumière de leur doctrine, à partir des premiers pas de l'ascèse jusqu'à l'union définitive avec le Christ Jésus, dont saint Paul nous a donné une «description »: «Je suis crucifié avec le Christ, et si je vis, ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi» (Ga 2,20). La première condition de cette union est la participation au mystère de la Croix, sans laquelle il n'est pas de résurrection. Poussé par l'Esprit. l'homme doit y entrer comme par son propre effort. Dieu lui-même va ensuite l'y faire pénétrer davantage. Comme l'a dit saint Basile: «Le Père est l'Amour qui crucifie, le Fils est l'Amour crucifié et l'Esprit Saint la force invincible de la Croix.» L'homme devra donc se laisser crucifier avec l'Amour crucifié, dans la force de l'Esprit, afin de «devenir Christ» et d'accéder à la joie de Dieu.
Dans leur oeuvre écrite, les deux docteurs du Carmel ont magistralement exposé les voies du Seigneur. chacun selon
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son expérience personnelle. Thérèse de Jésus, plus concrète, parle d'un merveilleux château, taillé dans un unique diamant, «dans lequel il y a beaucoup d'appartements, comme dans le ciel il y a beaucoup de demeures» (1.D 12); il ne faudra toutefois pas se les figurer en enfilade. Au centre se trouve la pièce où Dieu séjourne, et autour d'elle se groupent, de tous côtés, les autres demeures — «une infinité» (LD 1 2), même si, pour simplifier, la sainte n'en détaille que sept. Il faudra librement y passer et circuler, sous la conduite de l'Esprit, afin de parvenir au centre du château. Jean de la Croix, plus intellectuel, dessine le chemin spirituel sous la forme d'une montée, à travers des «nuits» ou purifications parfois horribles, vers la lumière de la vive Flamme d'Amour. Le saint y distingue trois étapes majeures: nuit active de l'affectivité* et de l'esprit, nuit passive de l'affectivité et de l'esprit, et enfin l'union divine. Mais il faut ajouter immédiatement que la vie ne se laisse enfermer dans aucun système. 1.e cheminement spirituel de chaque être humain sera unique. Les étapes discernées par les saints s'y retrouveront dans les grandes lignes, d'une manière ou d'une autre, mais «cela ne se passe pas pour tous d'une même façon... car ces choses n'ont point d'autre mesure que la volonté de Dieu» (NO 1 14).
•	Ascèse et purification
Conformément à l'immensité de la gloire du Terme, les exigences des saints du Carmel pour le chemin qui y conduit sont absolues. Ils n'acceptent pas les demi-mesures, même si pour l'austérité purement physique — prônée jadis — ils ont toujours recommandé une sage discrétion: «J'aime qu'on soit très exigeant pour les vertus, mais non pour les rigueurs» (LM 12.12.1576). Et Jean de la Croix de renchérir: «Sans l'obéissance, la pénitence corporelle n'est guère qu'une pénitence de bêtes» (NO 1 6). Au Carmel, le but fondamental de
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l'ascèse est l'attention à Dieu, qui nous appelle à nous appliquer tout entiers à lui (EXC 4). Mais pour n'avoir plus que cette seule visée, il faudra renoncer'à tout le reste et surtout «se déraciner de soi-même... se nier à chaque fois qu'on se rencontre» (ET 1 138), et «se perdre de vue» (PJ 6).
Sur le sentier qui mène au Mont de perfection, Jean de la Croix a semé ce mot abrupt: «Rien». On vit un jour à ses pieds Doha Ana de Pehalosa tout en larmes. Et lui de dire: «Rien, rien, rien, jusqu'à laisser sa peau et le reste pour le Christ !» Un autre concept intransigeant: «Vide», revient aussi sous sa plume: «Il faut que l'âme se vide parfaitement et volontairement de tout ce qui peut tomber en elle, d'en haut et d'en bas, selon l'affection et la volonté» (MC II 4). «On ne peut aimer Dieu par-dessus toutes choses sans être vide d'elles toutes» (VF III 3). Il ne s'agit pas là d'une négation absolue qui n'aurait pas de sens, mais d'un effort soutenu de renoncement, joint à cette supplication : «O Dieu, crée en moi un coeur pur qui me permette de te voir» (Ps 50,12 ; Mt 5,8).
Les nuits. Les exigences ascétiques des saints du Carmel sont radicales parce que le cheminement spirituel est finalisé par l'union à Dieu. L'âme «ardente d'un amour plein d'angoisses» (PJ 1 1) y tend de toute son espérance, qui selon les Pères grecs est l'Esprit Saint lui-même nous entraînant vers Dieu. Grégoire de Nysse va jusqu'à affirmer que le désir porte déjà en lui son exaucement : «Trouver Dieu consiste à le chercher sans cesse... C'est là vraiment voir Dieu que de n'être jamais rassasié de le désirer.»
Jean de la Croix a décrit en maître le « passage de l'âme à l'union divine» qu'il appelle nuit (MC I 2). Que sera ce «passage»'? Il y a deux sortes de nuits, l'une concernant la partie affective et l'autre la partie spirituelle de l'âme. Et chacune d'elles aura deux formes : l'une, active, consiste en «tout ce que l'âme peut faire et t'ait dans l'oeuvre de sa purification» (MC 1 13) et l'autre, passive, «où c'est Dieu qui l'opère en
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elle, l'âme se comportant comme patiente» (MC 13). Mais il ne faudrait pas chercher à délimiter des frontières nettes entre ces divers aspects de la nuit. Dans le concret de la vie, il s'agit plutôt de prédominance alternative de l'un ou de l'autre. Déjà le premier pas de l'homme vers Dieu est réponse à une invitation préalable du Seigneur.
Le don total. La nuit active consistera surtout dans le don et l'acceptation de la perte de toutes choses et de soi-même. A cette étape, le docteur mystique met l'accent principalement sur l'imitation du Christ, qui «est la porte et le chemin... pour s'unir à Dieu» (MC II 8). Comme lui, il faudra accepter d'entrer dans la «vive mort de croix sensible et spirituelle, c'est-à-dire intérieure et extérieure» (ibid.). La relation à Dieu doit être entretenue à travers toutes les données de la vie de chaque jour. Le Seigneur ne se paie ni de mots ni de beaux sentiments; il prise les « oeuvres faites pour (lui) en aridité et difficulté d'esprit» (CS 22). 11 s'agira pour l'être humain de canaliser vers le Christ toutes ses pulsions vives, ces «appétits» dont parle souvent le saint. Les canaliser, non les «tuer» ou les refouler: «Je ramasserai toute la force de mes appétits pour toi seul» (MC I 10).
Le don de soi-même va se concrétiser d'abord dans le renoncement à tout faux attachement aux créatures. Il n'est question ni de mépriser ni de rejeter les créatures, mais de les dépasser pour rejoindre au-delà et au-travers d'elles leur Créateur. Progressivement, dans la mesure des appels intérieurs, il faudra apprendre à demeurer vide, établi en pauvreté spirituelle. Sans relâche, l'âme devra multiplier ces preuves d'amour, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus « retenue ou empêchée par aucune chose de faire et d'endurer pour (l'Aimé) quoi que ce soit» (CS 2). Il ne s'agit pas ici de performances, mais de la simplicité de l'amour qui tente à être logique avec lui-même.
La purification de l'esprit humain selon ses trois puissances sera l'oeuvre des vertus théologales, exercées activement sous
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l'impulsion du Saint Esprit. Il faudra dépasser les connaissances claires de Dieu pour entrer dans le Mystère, à travers la «nuée obscure et ténébreuse» (MC I 3) qu'est la foi ; tirer la mémoire — cette mémoire du coeur qui fait vibrer la sensibilité — hors de ses limites pour l'élever «au-dessus d'elle-même... en la souveraine espérance de Dieu incompréhensible» (MC III 2); purifier la volonté de ses passions et affections, afin qu'elle «devienne volonté divine, faite une même chose avec la volonté de Dieu» (MC III 16), et libérer le coeur «de tous les maux et de tous les biens qui ne sont pas purement Dieu» (CS 3). Ainsi, par la sincérité de son effort, l'âme contribue à creuser en soi « la capacité pour recevoir l'Esprit de Dieu en pure transformation» (MC I 5). Et monte alors le souvenir de cet adage des Pères: «Donne ton sang et reçois l'Esprit.»
L'emprise de l'Esprit. Dans la mesure où l'âme se dépouille, le vide créé en elle attire l'Esprit qui va l'introduire dans la nuit passive. Il la mène, à l'obscur, «en terre sèche, altérée, sans eau» (Ps 62,2). Sous son action, les modes d'être et d'agir de l'homme sont lentement transformés. Sa relation avec le Christ, l'oraison *, devient de plus en plus contemplation passive et sèche. L'âme se souvient de lui avec repentir, peine, et douleur, pensant ne pas le servir — tout en cherchant son Bien-Aimé avec angoisses d'amour (MC II 13). Elle est éprouvée, purifiée et fortifiée par toutes sortes de tentations (VF 13) qui lui révèlent ses multiples passions secrètes. Il s'agit surtout des pulsions fondamentales de l'être humain qui ont fait l'objet des tentations du Christ : le désir de posséder, de dominer, de se faire admirer (Cyrille Argenti). Dévoré par la soif du Dieu vivant, l'homme «apprend la vérité de sa misère» (NO I 12). 11 perd ses illusions et découvre son vrai visage, constatant qu'il n'est pas meilleur que ses frères, qu'il est un membre très ordinaire du genre humain, un pécheur parmi les autres. La Flamme «ne nourrit plus l'âme, ni ne lui donne paix, mais la consume et l'accuse, la faisant défaillir et
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peiner en la connaissance de soi-même» (VF I 4), qui est comme le fondement de la connaissance de Dieu ; car «personne ne peut connaître Dieu s'il ne s'est pas d'abord connu lui-même» (Philocalie). Mais comme pour raffermir le courage de l'homme, Isaac le Syrien ajoute : «Celui qui voit son péché est plus grand que celui qui ressuscite les morts...»
En même temps, les épreuves extérieures se déchaînent contre l'âme : trahison des amis qui se prennent à la mépriser, perte de tous les appuis humains. Pétrie d'angoisse et de ténèbres, se croyant délaissée par Dieu, elle se sent en proie à la destruction et à la mort. Mais «il faut qu'elle soit dans ce tombeau de nuit obscure en vue de la résurrection spirituelle qu'elle attend» (NO II 6). Découragé, l'homme se dit : «Nul n'y atteindra...» (RI VI 4). Et voici que soudain il comprend que Dieu l'attend tout en bas, qu'il doit abandonner la partie, abandonner toutes choses et soi-même pour s'en remettre à Lui seul. L'amour le transportant, il risque le «saut noir» (PJ VI 3) de l'abandon total. Il n'est plus qu'un abîme de pauvreté, un cri vers Dieu dans la nuit. Par cette « forte lessive et amère purification », Dieu va lentement guérir et unifier l'être humain, achevant de le dépouiller de «sa vieille peau» (NO Il 13) afin de lui permettre de revêtir l'homme nouveau, Jésus-Christ (Ep 4,24 et Ga 3,27). Déjà il y a des éclaircies. L'esprit de l'homme est surnaturellement recueilli par des visites passagères de l'Aimé (NO II 11-12). Et dès que ses pulsions et puissances seront «apaisées et fortifiées en un» (NO II 24), le Fils de Dieu s'unira à lui.
•	La prière «jour et nuit »
«Il est dit dans notre première règle que nous devons prier sans cesse» (CP 4). Thérèse d'Avila met ici le doigt sur l'aspect le plus fondamental du Carmel, qui est pure résonance d'Evangile, le Christ ayant exhorté ses disciples à «toujours prier sans jamais se lasser» (Le 18,1). Le moine
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doit être une présence de prière, non activement, mais exis-tentiellement, il doit devenir prière. Et comme c'est pour Dieu qu'il est séparé de tous, il demeure en même temps uni à tous ; en se transfigurant, il transfigure le monde. Toute prière est cosmique et communautaire (Kallistos Ware), car le priant n'est jamais un « isolé».
Prier jour et nuit, n'est-ce pas là une utopie? Thérèse de Jésus nous donne la clef de l'énigme en mettant l'accent sur l'amour: « L'avancement de l'âme (dans la prière) ne consiste pas à penser beaucoup, mais à aimer beaucoup» (LF 5). Ce mot de la sainte est comme un vivant écho de la doctrine profonde des Pères de l'Eglise: comment ne pas l'évoquer brièvement? «Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous» (Le 17,21), a dit le Christ. Dans l'être humain, le lieu du Royaume, le lieu de la présence de l'Esprit Saint, est le coeur, qui est aussi le principe d'unité de toute la personne. Le péché ayant brisé cette unité — surtout la fusion de l'intelligence avec le coeur — le chrétien devra contribuer à la refaire. Ce qui «divise» l'homme, ce sont les pensées, ces «concepts qui créent des idoles de Dieu », au dire de Grégoire de Nysse, et troublent le recueillement de l'âme centrée sur le Christ. Grégoire le Sinaïte évoque ceux qui «se contentent de prier Dieu seul dans leur coeur et de se priver des pensées ». Et nous voici ramenés à «l'attention amoureuse (à Dieu) sans considération particulière» (MC II 13) et au «silencieux amour» (MAX 183) dont parle Jean de la Croix. Le moyen indiqué par les Pères pour que la «tête» puisse se joindre au coeur est la prière de Jésus, considérée par eux comme le résumé de tout l'Evangile : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, prends pitié de moi, pécheur.» Cette prière est aussi profondément trinitaire ; elle est un cri vers Jésus, Fils du Père, afin qu'il ait pitié en nous donnant l'Esprit Saint qui est Amour et donc Pardon. Répétée à toute occasion, dès qu'on se sent vide ou distrait, elle «captive» et unifie notre esprit, ce qui lui permettra de «descendre dans le coeur ». C'est essentiellement l'amour qui rend possible la prière perpétuelle, car «le véri-
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table amant aime partout son Bien-Aimé» (LF 5), toujours et partout...
La prière continuelle englobe tout ce qui crée et entretient la relation de l'homme avec Dieu : vie sacramentelle et liturgique, étude et méditation de l'Ecriture, oraison * sous toutes ses formes. Si l'accent est mis ici plus intensément sur cette dernière, c'est parce qu'elle est l'âme de toute prière.
1. Vie sacramentelle et liturgique
La source et le sommet de notre relation à Dieu est la vie sacramentelle et liturgique, par laquelle se réalise en priorité le plan du salut en chaque chrétien, et à travers lui en l'humanité tout entière dont il est solidaire. Au moyen des sacrements, le Christ, dans l'Esprit, nous touche en profondeur, nous communiquant sa vie, son pardon, son amour et nous assumant tout entiers pour nous entraîner vers le Père. Le baptême, le «sacrement de l'illumination », instaure en plénitude — et en même temps à la manière d'un germe qui devra se développer tout au long de notre cheminement terrestre —notre amitié personnelle avec Dieu. Ensevelis dans la mort du Christ, nous renaissons à une vie nouvelle, devenant fils dans le Fils. Le sacrement de confirmation fait surgir en nous d'une manière neuve l'Esprit Saint qui nous donnera d'être témoins et «prophètes» du Seigneur face au monde. Le cycle liturgique nous rappelle les mystères du Christ et de Notre-Dame, nous y faisant participer personnellement et en Eglise, non comme à des événements d'un passé révolu, mais comme à des réalités éternellement présentes dans le Christ de gloire. La liturgie du Carmel est celle de l'Eglise de Rome, marquée d'un certain cachet de sobriété, visant à l'essentiel. La messe et l'office divin, avec pour soubassement indispensable l'étude et la méditation de la Bible, en sont les actes fondamentaux.
Le centre de la journée carmélitaine, vers lequel converge tout le reste, est la célébration de l'Eucharistie. A la veille d'accomplir son sacrifice sanglant sur la Croix, le Christ ins- 
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titua à la dernière Cène le sacrifice non sanglant de l'Eucharistie. Victorieux de l'espace et du temps, il voulait ainsi rendre présent à travers les siècles et dans toutes les parties du globe son unique sacrifice rédempteur. A la messe, le chrétien d'aujourd'hui — comme autrefois Marie et Jean — se tient au pied de la Croix, dont le rayonnement sanglant le touche pour le transfigurer. Présentant au Père, avec le prêtre, la Victime sans tache, nous nous offrons nous-mêmes en «hostie vivante, sainte et agréable à Dieu» (Rm 12,1). Notre intercession et notre offrande, qui embrassent l'Eglise et tout l'univers, se trouvent alors entraînées dans le Mystère du Christ. L'Eucharistie, Pain rompu pour la vie du monde, nous consomme toujours à nouveau dans l'unité avec Dieu et nos frères.
En s'approchant du Seigneur, on prend plus intensément conscience de son péché, de cette infidélité personnelle qui contredit l'amour et entrave la «connaissance» du Christ: «Celui qui pèche n'a ni vu ni connu (Jésus)», dit saint Jean (1 Jn 3,6). De là le besoin profond d'être purifiés par le Sang du Christ au sacrement de réconciliation qui, à chaque fois, convertit et recrée l'homme conformément à ses nécessités de l'heure, faisant de lui un être «neuf» (A.-M. ROGUET).
L'office divin qui rythme et sanctifie le déroulement du temps — au cours de la journée, de la semaine, de l'année —n'est pas seulement prière des hommes. Il est la prière de l'Eglise, la prière même du Christ qui emporte avec elle notre faible prière. «Dans l'harmonie de votre concorde, vous prendrez par votre unité même, le ton de Dieu et vous chanterez tous d'une seule voix, par la bouche de Jésus-Christ, les
temps, l'office est prière personnelle car les psaumes, si divinement riches, expriment tous les sentiments du coeur humain ; pour chacun s'illumine ainsi tour à tour ce qui le
louanges du Père.» Ce mot si vrai d'Ignace d'Antioche affirme aussi la qualité unifiante de la prière communautaire. Etant comme l'« incarnation » de la prière intérieure *, elle permet à l'être humain tout entier de glorifier Dieu. En même
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fait vibrer sur le moment : espérance ou douleur, joie ou crainte, confiance ou humble amour.
Pour entrer intensément dans la vie liturgique, une connaissance approfondie de l'Ecriture est nécessaire. La règle du Carmel prescrit aux religieux une pratique fréquente de la Bible qu'ils devront «méditer jour et nuit» et qui « habitera dans leur bouche et dans leur coeur». La Parole de Dieu n'a rien de livresque, mais elle est une incarnation du Verbe, le «lieu» vivant de la présence du Christ. Thérèse d'Avila aimait lire des textes bibliques et surtout l'Evangile qui recueillait mieux son âme que les livres les plus savamment composés (CP 21). Jean de la Croix n'avait dans sa cellule, avec deux ou trois livres de piété, que la Bible sans cesse lue et ruminée, et ses écrits sont tissés de citations scripturaires. Vers la fin de sa vie, Thérèse de Lisieux écrit : « Tous les livres me laissent dans l'aridité... Dans cette impuissance, l'Ecriture Sainte (surtout l'Evangile) et l'Imitation viennent à mon secours; en elles, je trouve une nourriture solide et toute pure» (MA 208). A travers sa Parole «vivante et éternelle» (1 P 1,23), Dieu nous parle de manière toujours neuve, nous faisant découvrir les traits de son visage et nous révélant l'amour infini et miséricordieux dont il nous aime.
2. L'oraison ou la prière intérieure
Ce chapitre s'inspirera surtout de Thérèse d'Avila qui, sous l'image des diverses demeures de son Château intérieur, nous a transmis une doctrine concrète, vivante et profonde de l'oraison * et de ses développements. La sainte décrit son expérience personnelle. Mais comme, selon un mot de Carl Rogers, ce qu'il y a de plus personnel est en même temps ce qu'il y a de plus universel, ceux qui se sentent attirés vers cette forme de prière pourront plus ou moins s'y reconnaître.
Thérèse considère l'âme comme un château fait d'un seul diamant et dans lequel il y a beaucoup de demeures. Un seul diamant... beaucoup de demeures... L'âme est une et multiple à la fois. Elle est tout le château, toutes les demeures. Ces 
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images expriment avec justesse la simultanéité paradoxale de tout ce qui est en nous, du plus élevé au plus bas; simultanéité qui seule correspond à la réalité de ce que nous sommes. Les saints, ces grands réalistes, le savaient bien, eux qui, parvenus à l'union divine, se disaient misérables pécheurs. Il n'y a là aucune exagération (LD VII 4). Comment comprendre ces demeures si variées? Il semble que la réformatrice du Carmel entende par là les multiples manières de s'adonner à l'oraison *, qui est « relation d'amitié (avec Dieu), où l'on s'entretient souvent seul à seul avec Celui dont on se sait aimé» (VE 8). Thérèse remarque que, en parlant de la prière intérieure, on se borne souvent à dire ce que nous pouvons faire par nous-mêmes en expliquant fort peu ce que le Seigneur opère (LD I 2). Elle, au contraire, parlera surtout de l'oeuvre accomplie par Dieu, qui nous aime le premier (1 Jn 4,10), sans négliger pour autant l'effort de l'homme.
La porte du château. Comment pénétrer dans ce château que nous sommes, parfois sans y être présents? La porte par où l'on entre, c'est l'oraison * et la considération (LD 1 1). Encore faut-il que Dieu nous en donne d'abord gratuitement la clef, c'est-à-dire l'attirance. La prière intérieure * étant «conversation» entre Dieu et l'homme, il faudra premièrement que les interlocuteurs soient présents l'un à l'autre. Dieu, lui, est toujours présent. ayant fait en nous sa demeure (Jn 14,23 ; LD 12). A nous d'apprendre à être là, à vivre ici et non ailleurs, «dans un éternel maintenant, sans avant ni après» (ET la 174). Dans cet instant présent qui est le sacrement de la volonté de Dieu (P. de Caussade), à laquelle il faudra tout sacrifier. « Etre un vrai spirituel, s'écrie Thérèse. savez-vous ce que c'est? C'est se faire les esclaves de Dieu : ceux-là sont marqués à son fer qui est la croix, car ils lui ont déjà donné leur liberté pour qu'il puisse les vendre comme esclaves du monde entier, comme il l'a été lui-même» (LD VII 4).
Afin de nous rendre présents à la Présence de Dieu. il nous
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faudra retrouver l'unité de notre être humain, selon la conception de la Bible; retrouver le sens de notre corps en tant qu'il est un, indissolublement, avec l'âme et l'esprit et qu'il doit avec eux être pénétré par le Saint Esprit, dont il est le temple (1 Co 6,19). Notre corps est le lieu concret de la Présence de Dieu et de notre prière. Si l'on fait abstraction de lui, l'oraison *, en un sens, se dissout et se disperse, à moins que Dieu lui-même captive notre attention.
Prière vocale * et méditation *. Après avoir passé le seuil du château, l'âme commence à rentrer en elle-même (LD I 1). Tout d'abord, bien souvent, il ne se passera pas grand-chose. Jean de la Croix donne ce conseil : «Appelez en lisant et vous trouverez en méditant, appelez en priant et on vous ouvrira par la contemplation » (MAX 209). Il s'agira de recourir à la lecture, de préférence biblique, une lecture lente et profonde qui sera surtout «écoute», car à travers l'Écriture, Dieu parle à chacun personnellement. On pourra aussi prendre appui sur la prière vocale bien faite, dont on peut tirer beaucoup de fruit (CP 27), à condition de fixer son attention sur ce qu'on dit ou sur Celui à qui on s'adresse. Peu à peu la lecture et la prière vocale déboucheront sur la méditation *. Celle-ci consistera à regarder et à écouter le Christ pour apprendre à le connaître, à nous tourner vers sa Mère ou un saint que nous aimons, à penser à Dieu présent en nous, à réfléchir sur les mystères de la foi. Nous pouvons ensuite confronter nos découvertes avec notre vie concrète pour nous orienter peu à peu vers cette conversion du coeur et de la pensée dont a parlé saint Paul (Ep 4,23).
Dieu commence ensuite à adresser des appels à l'âme par l'intermédiaire de paroles de ses amis, de lectures, d'événements douloureux qu'il illumine pour elle (LD II 1). Fréquemment assaillie de tentations et de distractions, elle devra y résister par la prière. « Nous devons travailler pour arriver à la gloire!» (LD II 1). Et Jean de la Croix recommande de se rendre absente du lieu de la tentation en élevant immédia-
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tement notre coeur à Dieu. Maintes fois l'âme se trouvera à sec, aride et impuissante au moment de la prière, afin qu'elle puisse devenir humble et se quitter elle-même. Le Seigneur lui donne alors paix et conformité à sa volonté (LD III 2). Jusque-là, soutenu par les secrètes prévenances divines, l'être humain marchait par ses propres forces. D'ailleurs, tout au long du chemin spirituel, il faudra revenir à la prière vocale et à la méditation quand on se sentira vide: jamais ici-bas notre effort personnel de recherche de Dieu ne sera entièrement éliminé.
Oraison de recueillement * et de quiétude *. Progressivement, Dieu va prendre désormais l'initiative de notre prière. Jusqu'à présent, le Christ était plutôt éprouvé comme un personnage extérieur à nous, un peu lointain et «irréel», et le Dieu-Trinité comme un absolu indéfini, abstrait. Mais quelque chose va changer. Jean de la Croix a bien déterminé le prélude de l'irruption du Dieu vivant dans notre vie, ce passage de la méditation à la contemplation, où prévaudra l'action divine. Trois signes indiqueront que notre prière est en voie de se transformer. L'âme «ne peut plus méditer ni discourir avec l'imagination... elle n'a plus aucune inclination à appliquer le raisonnement à des choses particulières... et prend plaisir à être seule avec attention amoureuse à Dieu, sans considération particulière, en paix intérieure et repos» (MC 11 13).
Tout va se simplifier et Dieu lui-même interviendra dans la prière. Comme par un sifflement de berger, il rappelle à lui les sens et les puissances de l'âme, qui se trouve recueillie et portée à chercher Dieu en elle-même (LD IV 3). Le Seigneur, qui «accorde ses dons quand il veut, comme il veut, à qui il veut » (LD IV 1), va ensuite gratifier l'être humain de la prière de paix * ou oraison de quiétude, à laquelle il ne peut atteindre par ses propres forces. Dieu s'unit la volonté, le désir, le coeur de l'homme, tandis que l'imagination et l'entendement poursuivent leurs jeux (LD IV 2). Quand Dieu accorde cette
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grâce, l'eau de la prière «coule de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité, une suavité extrêmes» (LD IV 2). Le Créateur élargit alors l'âme pour qu'elle reçoive plus abondamment le don de Dieu. Sa foi devient plus vivante et elle redoute moins les croix, sachant que si elle les accueille pour l'amour du Seigneur, il lui donnera de les supporter patiemment.
Voici comment Thérèse de Lisieux traduit son expérience: «Pour moi, la prière, c'est un élan du coeur, c'est un simple regard jeté vers le Ciel, c'est un cri de reconnaissance et d'amour au sein de l'épreuve comme au sein de la joie ; enfin c'est quelque chose de grand, de surnaturel qui me dilate l'âme et m'unit à Jésus» (MA 290).
Oraison d'union ou prière d'unité *. Aux cinquièmes demeures, Dieu se saisit de l'âme tout entière, liant ses puissances pour un temps bref. Elles sont alors comme endormies. Le seul concours de l'âme est une volonté pleinement soumise. Ayant ainsi rassemblé dans l'unité toutes ses facultés, le Seigneur s'unit à l'âme avec véhémence et lui laisse la certitude absolue «qu'elle a été en Dieu et que Dieu a été en elle» (LD V 1). Il nous introduit et nous place lui-même au centre de notre âme où il demeure, en ce «cellier secret» (Ct 2,4) qu'est l'oraison d'union (LD V 1).
Jésus-Christ devient alors lui-même notre demeure. Il nous donne de «travailler, nous aussi, à la bâtir... mais ce n'est ni en ôtant ni en donnant à Dieu, c'est en nous ôtant à nous-mêmes» (LD V 2); par le renoncement, la prière intérieure *, l'obéissance, nous devons donner notre substance pour cette construction — comme le ver à soie le fait pour «tisser» sa petite coque. L'âme est plus que jamais résolue à accomplir en tout la volonté de Dieu. L'Epoux se laisse alors entrevoir et, par de brèves rencontres, lui manifeste qui il est (LD V 4). Le démon, pour sa part, s'acharne contre elle de toutes ses forces, car il n'est point de désert si reculé où il ne pénètre.
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Pour la séduire, il se transforme çn ange de lumière (2 Co 11,14), la tentant sous couleur de bien.
Prière d'emprise divine * et union des volontés (fiançailles spirituelles). Les sixièmes demeures sont caractérisées par des souffrances et des grâces de plus en plus grandes. C'est «sous l'arbre de la croix» que l'Epoux va se fiancer à l'âme (CS 29) tout en la comblant de faveurs très élevées (LD VI 4). Soudain Dieu la « réveille »*, lui infligeant une blessure délicieuse, comme si une étincelle jaillie du brasier enflammé qu'est Dieu l'avait atteinte (LD VI 2). Il la « touche »* aussi en son centre le plus profond, lui transmettant une si haute connaissance et un amour si ardent qu'elle conçoit en elle quelque chose de l'Aimé (CS 8). Le Seigneur fait entendre à l'âme des paroles intérieures merveilleusement efficaces: paroles de lumière * qui la laissent illuminée sur une vérité de foi ou un acte à poser, paroles transformantes * qui opèrent en elle ce qui s'y trouve exprimé (LD VI 3 ; MC II 28 ss). Brusquement, il se saisit d'elle par des ravissements*, des extases, sans pour autant la priver de toute sensation intérieure et extérieure (LD VI 4), et se communique par des visions imaginaires*, c'est-à-dire de vivantes images intérieures (LD VI 9) et des « visions» intellectuelles *, sans images, simple et absolue certitude d'une présence (LD VI 8).
L'âme est toute donnée à Dieu, sans rien excepter, «de sorte qu'elle n'a même plus les premiers mouvements contre ce qui est volonté divine» (CS 29). Comme l'a dit Maxime le Confesseur, l'homme parfait suit le Bien aussitôt, spontanément ; il est au-delà de toute option, de toute préférence, à la ressemblance de Dieu qui ne choisit pas. Il n'a «plus d'autre oeuvre que d'aimer» (CS 20). Le Christ transfigure l'âme à son image, ce qui lui permettra de l'appeler sa soeur et son épouse (Ct 5,1). L'Esprit Saint est Maître en elle désormais, car il est sa vie (VF III). A travers tout, souffrance et joie, nuit et clarté, la sainte humanité du Christ demeure le chemin (LD VI 7).
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Union définitive (mariage divin) et enfance spirituelle. Dieu enfin introduit l'âme dans sa propre demeure, la septième ; elle expire dans une indicible joie parce que Jésus-Christ est devenu sa vie. « La mort de l'âme est changée en vie de Dieu» (VF 11 6). Se montrant à elle en vive image intérieure *, le Christ se l'unit par le mariage spirituel (LD VII 2). Si, «aux fiançailles, il y a un «oui» égal et une seule volonté des deux partenaires... au mariage il y a de plus... l'union des personnes» (VF III 3). Cette oeuvre de l'union, désormais permanente — bien que l'intensité en soit variable — est accomplie conjointement par les trois Personnes de la Sainte Trinité qui, dans une «vision» intellectuelle *, sans forme et sans image, se manifestent dans l'âme, comme dans un abîme profond, distinctes et pourtant un seul Dieu (LD VII 1). Et Jean de la Croix affirmera : « La communication du Père, du Fils et du Saint Esprit est faite ensemble à l'âme... et ils sont lumière et feu d'amour en elle» (VF III 5).
Il y a plus encore: étant épousé par le Verbe, l'être humain devenu fils dans le Fils, entre comme à l'intérieur des relations trinitaires (VF II 1-3). L'Esprit le meut seul désormais en tout ce qu'il opère, le faisant vraiment enfant de Dieu (Rm 8,14 ; VF 116). L'âme dorénavant n'a plus à marcher parce que Dieu la porte en ses bras. Elle ne regarde plus le chemin et ne se voit plus avancer. Elle fixe son regard sur Dieu qui l'absorbe profondément dans le Saint Esprit, la ravissant en amour (VF III 3 et IV 6). La grâce d'adoption reçue au baptême est parvenue à son épanouissement plénier. L'âme pourra «aimer Dieu autant qu'elle en est aimée, parce qu'elle l'aime avec la volonté de Dieu même, dans le même amour avec lequel il l'aime: l'Esprit Saint » (CS 38). L'Esprit qui l'a configuré à la mort et à la résurrection du Christ, l'entraîne, incorporée à lui, dans les profondeurs inexprimables du Père. Elle «donne Dieu à Dieu même en Dieu» (VF III 5); et l'amour, ce don qu'elle offre au Père, dans le Fils, est l'Esprit Saint lui-même. Cet échange en son éternelle nouveauté — car il n'a rien de statique — ne cessera plus, mais 
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ira grandissant jusqu'à la rencontre sans voiles accomplie dans la mort qui s'ouvre sur la gloire. L'oeuvre des docteurs du Carmel a une dimension eschatologique qui évoque l'épilogue de l'Apocalypse: «L'Esprit et l'Epouse disent : Viens! Que celui qui a soif vienne, que celui qui le veut reçoive de l'eau vive, gratuitement. Oh ! oui, viens Seigneur Jésus !» (Ap 22,17-20).
b) Vie apostolique
«Je suis rempli d'un zèle jaloux pour Yahvé Sabaot » (1 R 19,10). De ce cri d'Elie à l'Horeb, le Carmel a fait sa devise. Car une contemplation qui ne déborderait pas en flamme apostolique risquerait bien de n'être que recherche narcissique de soi. Thérèse d'Avila, à travers son expérience spirituelle, l'avait bien compris. Traitant des grâces mystiques, et en particulier de l'extase et du ravissement *, elle écrit: «Je pense que c'est de là que ces immenses désirs du salut des âmes doivent provenir, ainsi que celui de contribuer un peu à ce que Dieu soit loué comme il le mérite» (RT 54). C'est de la contemplation de la sainte qu'est née la réforme du Carmel et c'est pour aider l'Eglise déchirée et pour sauver les âmes qu'elle a multiplié ses monastères (LF 1 et 2). A ses fils et à ses filles, Thérèse rappelle ce souci apostolique par ces mots brûlants: «Mon coeur se brise de voir tant d'âmes se perdre... Je ne voudrais plus voir s'en égarer chaque jour davantage. O mes soeurs dans le Christ, aidez-moi à supplier le Seigneur pour l'obtenir; c'est dans ce but qu'il vous a réunies ici ; c'est là votre vocation ; ce sont là vos affaires; tel doit être l'objet de vos désirs, de vos larmes, de vos supplications!» (CP 1).
La vie du Carmel est une vie dans l'Eglise, avec l'Eglise, pour l'Eglise — cette Eglise qui, dans l'invisible, embrasse le monde entier. Seule une vue d'ensemble qui, tout en gardant le sens de la terre et des choses terrestres, plonge ses racines dans les réalités éternelles, par-delà toutes les limites du
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temps et de l'espace, peut donner sa signification plénière à la vie consacrée et contemplative. Le religieux, la moniale, ne se retirent du monde que pour l'atteindre plus universellement et l'entraîner en Dieu.
Désintéressement
Pour devenir féconde, la recherche de l'union à Dieu doit être désintéressée. Elle est tout d'abord réponse d'amour à l'amour premier, gratuit, infini du Seigneur. «Heureux, a dit Jean Climaque, celui qui n'a pas une passion moins violente pour Dieu que l'amant pour sa bien-aimée.» Il s'agit de se livrer sans calcul à la volonté divine, de quelque manière qu'elle puisse se manifester — que ce soit par la parole secrète de l'Esprit au fond du coeur, par l'appel du prochain quel qu'il soit, ou par les événements concrets qui jalonnent notre vie — car «aimer, ce n'est pas avoir beaucoup de goûts spirituels, c'est être fermement résolu de contenter Dieu en tout» (LD IV 1). Que rien ne puisse donc émousser et moins encore briser l'effort vers un « oui » de plus en plus spontané — qui d'ailleurs peut aussi prendre la forme d'un « non » radical... L'amour ne dit jamais: «C'est assez !» (Jean de Saint-Samson).
Si, d'autre part, la vie contemplative se bornait à l'acquisition d'une problématique «perfection personnelle», si elle n'était pas compassion à toutes les détresses du monde et participation au mystère de sa rédemption, elle ne serait qu'illusion. Pour devenir prière, il ne faut rien réclamer pour soi. 11 s'agit de devenir au coeur de l'univers une présence d'adoration, de louange, d'action de grâces, d'intercession qui, tel un levain secret, puisse le transformer. «Acquiers la paix intérieure, disait Séraphim de Sarov, et des milliers autour de toi trouveront leur salut.» Mais le prix de ces «transfigurations» est la pauvreté spirituelle sous sa forme la plus absolue qui est l'oubli de soi. Cette attitude seule nous permettra d'« être», et 
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nous pouvons aider l'Eglise et le monde bien plus par ce que nous sommes que par ce que nous faisons.
Apostolat dans l'invisible
L'apostolat essentiel du Carmel est «caché avec le Christ en Dieu» (Col 3,3). Mais cette «cachette» secrète s'ouvre sur des espaces infinis. L'apostolat de l'amour, de l'offrande et de la prière ne connaît point de frontières, sinon l'abîme sans fond de l'Amour miséricordieux, où il voudrait entraîner tout l'univers. Telle était l'aspiration violente de Thérèse de Lisieux qui aurait voulu réaliser dans sa vie toutes les vocations, toutes les oeuvres de l'Eglise. Saint Paul lui donna la réponse libératrice. Dans la première lettre aux Corinthiens, elle découvrit la comparaison du corps: «De même que tous les membres, en dépit de leur pluralité, ne forment qu'un seul corps, ainsi en est-il du Christ» (I Co 12,12). Ayant évoqué les charismes, l'apôtre célèbre « la voie qui les dépasse tous» (1 Co 12,31), la voie de l'amour. Illuminée par l'Esprit Saint, la sainte s'écrie : « La charité me donne la clef de ma vocation... Je compris que l'Eglise avait un Coeur et que ce Coeur était brûlant d'Amour... Je compris que l'Amour renfermait toutes les vocations, que l'Amour était tout, qu'il embrassait tous les temps et tous les lieux... en un mot, qu'il est éternel... O Jésus, mon Amour... ma vocation, enfin je l'ai trouvée, ma vocation, c'est l'Amour... Oui, j'ai trouvé ma place dans l'Eglise... dans le Coeur de l'Eglise, ma Mère, je serai l'Amour... ainsi je serai tout...» (MA 229). Le Coeur de l'Eglise est vraiment le « lieu » du Carmel ; le lieu où son action, qui se résume dans l'amour, devient universelle. Car, dit Jean de la Croix : «Une étincelle de ce pur amour est plus précieuse devant Dieu et plus utile à l'Eglise que toutes les autres oeuvres réunies, même s'il semble que l'on ne fait rien » (CS B 29). Le fait que le Christ un et indivisible est déchiré en ses membres, deviendra insupportable et une supplication intense monte vers Dieu pour que s'accomplisse la prière du
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Témoignage discret des carrnélites
Les moniales sont avant tout «témoins de l'invisible». Mais une action universelle et imperceptible ne peut être authentifiée que par la réponse particulière et concrète, (donnée dans l'amour du Christ, aux appels de l’extérieur. L’apostolat des carmélites (et des carmes) commence déjà au sein de la communauté «Vous ferez beaucoup de fruit, si par votre Humilité, votre dévouement, votre tendre charité pour vos soeurs, votre amour pour Notre-Seigneur, vous les embrasez toutes de ce feu céleste et leur devenez un continuel stimulant à la vertu» (1,D VII 4). La réformatrice du Carmel voulait aussi que ses filles transmettent quelque chose de leur expérience spirituelle à leurs visiteurs (VE 21), tout en gardant la discrétion voulue. « Votre oraison * doit être ordonnée au profit spirituel des âmes. Eh bien! si tel est le but constant de vos prières, ce serait chose étrange que vous n'y travailliez point par toutes les voies possibles» (CP 20). Thérèse d'Avila, Thérèse de Lisieux et Elisabeth de la Trinité nous ont donné un vivant exemple par leurs relations avec les personnes du dehors, soit au parloir, soit par correspondance.
Au coeur de l’Eglise
Comme nous l'avons dit, toute prière est cosmique et communautaire. Ce n'est pas moi qui prie, mais nous prions notre Père. C'est dans cet esprit ecclesial qu'on tente de vivre au Carmel. Le religieux sait qu'il n'est jamais seul, mais toujours immergé dans le mystère de la communion des saints. La grâce qui lui est donnée rejaillit en même temps sur l'Église. ll n'est pas seul à être purifié par le Sang du Christ au sacrement de réconciliation ; il n'est pas seul à être transformé à la consécration et attiré dans le Christ ressuscité à la communion : l’Eglise et l'humanité tout entières sont présentes et « corecevantes», dans la mystérieuse unité créée par le Christ et l’Esprit Saint ces « deux mains» du Père, dont il se sert
200	LA NUIT ET LA FLAMME
toujours simultanément dans tout son travail de création, de rédemption et de sanctification (Irénée de Lyon).
Et si un être humain est pleinement transformé en Dieu par l'amour, il lui sera donné, dans une profondeur inexprimable, une autre connaissance «expérimentale» du Corps mystique du Christ : «Ces hommes et ces femmes, l'Eglise les possède et les contient, mais à leur tour, ils la possèdent et la contiennent tout entière dans leur propre coeur» (Cardinal Journet). En eux, c'est l'Eglise tout entière qui se présente devant Dieu afin d'appeler sur le monde la venue de la rédemption, aujourd'hui ; en eux, Dieu comble l'Eglise et le monde de son amour; et c'est en eux surtout que l'Eglise demeure, à travers les âges, l'Epouse pardonnée, pure et ardente du Christ.
Saint André de Crète a chanté incomparablement, dans son grand canon, le mystère de l'Eglise — à la fois mystère du Christ, le Crucifié-Ressuscité, et de son Esprit :

C'est au coeur de la terre que le Créateur vint nous sauver.
Il voulut être cloué sur l'arbre des douleurs
et aussitôt l'Eden perdu fut retrouvé.
Que l'eau et le sang qui jaillissent
de ton flanc transpercé
soient pour moi un bain baptismal,
un breuvage de rédemption.

Puis, joignant vie sacramentelle et méditation de la Bible, cette autre incarnation du Verbe, il poursuit :

Ainsi, oint de tes paroles de vie comme d'un parfirm
et les recevant comme une boisson,
je serai doublement purifié, ô Verbe.
L'Eglise est le calice qui reçoit
le jet de ton côté vivifiant,
double et unique flot de la connaissance et du pardon,
image des deux Testaments en un seul réunis,
l'Ancien et le Nouveau.

PRIÈRE EN GUISE DE CONCLUSION
O mon Dieu, Trinité que j'adore,
donne-moi de m'oublier entièrement (ET la 200)
de ne rechercher que toi
de ne désirer que toi
afin que toute ma vie soit donnée pour mes frères.

O Jésus,
donne-moi de te porter en mon sein
comme la Toute Sainte Mère de Dieu
donne-moi de te mettre au monde
en témoignant de toi
donne-moi de te suivre
en ton enfance et en ta pauvreté
donne-moi de te suivre
en me livrant à l'Esprit qui parle en moi
donne-moi de te suivre
dans le mépris et la dérision
donne-moi de te suivre
jusqu'à la mort de la Croix
donne-moi de te suivre
jusqu'en ta Résurrection
donne-moi de me perdre
pour devenir toi.

PETITE BIBLIOGRAPHIE CARMÉLITAINE

THÉRÈSE D’AVILA
Oeuvres (traductions françaises)
AUCLAIR Marcelle, Correspondance, Paris 1959. Oeuvres complètes, Paris 1964.
Carmélites de Paris, Oeuvres complètes, Paris 1962/1963, 2 vol. GRÉGOIRE DE SAINT-JOSEPH o.c.d., Oeuvres complètes, Paris 1949.
Etudes
Bruno DE JÉSUS-MARIE o.c.d., Saint Jean de la Croix, Paris 1961, 2e éd.
MOREL Georges s.j., Le sens de l'existence selon saint Jean de la Croix, Lyon 1960, 3 Vol.
PELLÉ—DOUÉL Yvonne, Saint Jean de la Croix et la nuit mystique, Paris 1960.
POINSENET Marie-Dominique, Par un sentier à pic, Paris 1960.
STEIN Edith o.c.d., La science de la Croix (Trad. Etienne de Sainte-Marie o.c.d.), Paris-Louvain 1957.
AUCLAIR Marcelle, La dame errante de Dieu, Paris 1950.
CRISOGONO o.c.d., Vie de sainte Thérèse d'Avila (Trad. J. Gicquel o.c.d.), Paris 1981.
P. LAUZERAL S.j., Une femme, un maître: Thérèse d'Avila, Paris 1979.
LÉPÉE Marcel, Sainte Thérèse d'Avila mystique, Paris 1951.
POINSENET Marie-Dominique, Sainte Thérèse d'Avila, Paris 1962.
RENAULT Emmanuel o.c.d., Sainte Thérèse d'Avila et l'expérience mystique, Paris 1979, 2e éd.
Revue Carmel IV (Venasque 1981) (No du centenaire), Sainte Thérèse d'Avila aujourd'hui.
JEAN DE LA CROIX
Oeuvres (traductions françaises)
CYPRIEN DE LA NATIVITÉ 0.C.d. et LUCIEN-MARIE FLORENT 0.C.d., Oeuvres complètes, Paris 1949.
GRÉGOIRE DE SAINT-JOSEPH o.c..d., Oeuvres complètes, Paris 1947.
THERESE DE LISIEUX
Oeuvres
Manuscrits autobiographiques (François de Sainte-Marie o.c.d.),
Lisieux 1957.
Derniers entretiens, Paris 1971, 2 vol.
Lettres (Guy Gaucher o.c.d.), Paris 1977.
Etudes
FRANÇOIS DE SAINTE-MARIE o.c.d., Visage de Thérèse de Lisieux, Lisieux 1961.
GAUCHER Guy o.c.d., Passion de Thérèse de Lisieux, Paris 1972.
LIAGRE Louis, Retraite avec sainte Thérèse de l'Enfant-Jesus, Lisieux 1940.
DE MEESTER Conrad o.c.d., Les mains vides. Message de Thérèse de Lisieux, Paris 1978.
POINSENET Marie-Dominique, Thérèse de Lisieux, témoin de la fin, Paris 1962.
SION Victor o.c.d., Réalisme spirituel de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, Paris 1956.
Six Jean-François, La véritable enfance de Thérèse de Lisieux, Paris
1972. Thérèse de Lisieux au Carmel, Paris 1973.
ELISABETH DE LA TRINITE
Oeuvres
J’ai trouvé Dieu. Oeuvres complètes (Conrad de Meester o.c.d.), Paris 1979/1980, 3 vol.
Etudes
VON BALTHASAR Hans Urs, Elisabeth de la Trinité et sa mission spirituelle, Paris 1960.
Carmel de Dijon, Souvenirs, Dijon 1956.
DECOURTRAY Mgr, Elisabeth de la Trinité, un prophète de Dieu pour notre temps, Dijon 1979. Présence d'Elisabeth de la Trinité, Dijon 1980.
DE MEESTER Conrad o.c.d., Elisabeth de la Trinité racontée par elle-
même, Paris 1980. Elisabeth ou l'Amour est là (En préparation). POINSENET Marie-Dominique, Cette présence de Dieu en moi, Paris  1969.
Revue Carmel II/III (Venasque 1981) (No du centenaire), Soeur Eli-sabeth de la Trinité, une soif d'infini.
HISTOIRE
ALFORD Elisée o.c.d., Les missions des carmes déchaussés, Paris 1977.
BRUNO DE JÉSUS-MARIE o.c.d., La belle Acarie, Paris 1942. Le Sang du Carmel, Paris 1954.
EDWARDS BEDE o.c.d., The Rule of Saint Albert, Aylesford & Kensington 1973.
Elie le Prophète, coll. «Etudes carmélitaines», Paris 1956, 2 vol.
FRANÇOIS DE SAINTE-MARIE o.c.d., Les plus vieux textes du Carmel,
Paris 1961, 2e éd.
FRIEDMAN Elias o.c.d., The Latin Hermits of Mount Carmel, Roma 1973.
DE MIRIBEL Elisabeth, Edith Stein, Paris 1954.
SAGGI Ludovico o.carm. et MACCA Valentino o.c.d. Santi del Car-melo, Roma 1972.
SMET Joachim o.carm., The Carmelites, Darian (Illinois) 1975/1976, 2 vol.
SÉRousr Pierre o.c.d., Jean de Brétigny, Louvain-Paris 1981, 2e éd.
STEGGINK Otger o.carm., La Reforma del Carmelo espahol, Roma
1965.
STEINMANN Anne-Elisabeth, Carmel vivant, Paris 1963 (épuisé).
SPIRITUALITÉ
BAUDRY Joseph o.c.d., La tradition carmélitaine, coll. «Prières de tous les temps», Paris 1980.
FLORENT Lucien-Marie o.c.d., La communion dans l'attente, Paris 1952.
FRANÇOIS DE SAINTE-MARIE o.c.d., Présence à Dieu et à soi-même, Paris 1944. La règle du Carmel et son esprit, Paris 1949.
JEAN DE SAINT-SAMSON o.carm., Directions pour la vie intérieure, Paris 1948.
JÉRÔME DE LA MÈRE DE DIEU o.c.d., La doctrine du Carmel, Vienne 1959.
LAURENT DE LA RÉSURRECTION o.c.d., L'expérience de la Présence de Dieu, Paris 1948.
MARIE-MADELEINE DE' PAZZI o.carm., Extases et lettres, Paris
 1946. RENAULT Emmanuel o.c.d., L'idéal apostolique des carmélites selon Thérèse d'Avila, coll. «Présence du Carmel», Paris 1981.

Quatrième de couverture

Anne-Elisabeth STEINMANN, carmélite vivant depuis 1974 en ermite dans le Haut-Var en Provence, présente dans ce livre le Carmel sous trois angles majeurs: son histoire, ses grandes figures et, surtout, sa spiritualité et sa vie. Il n'est pas destiné seulement à ceux qui, d'une manière ou d'une autre, se réclament du Carmel ou s'y intéressent, mais s'ouvre sur un cercle bien plus large de lecteurs. En effet, la doctrine spirituelle des deux docteurs mystiques, Thérèse d'Avila et Jean de la Croix, de Thérèse de Lisieux et d'Elisabeth de la Trinité, a un cachet d'universalité comme le prouvent les très nombreuses traductions répandues dans le monde entier.
En situant le Carmel dans des perspectives plus vastes englobant le plan chrétien et même simplement humain. La nuit et la flamme s'adresse à tous ceux, si nombreux à notre époque, qui sont marqués par une inquiétude et une soif spirituelles.
Un petit poème de Thérèse d'Avila donne comme en raccourci le message du Carmel dans sa profondeur et son actualité:

Que rien ne te trouble.
Que rien ne t'épouvante.
Tout passe.
Dieu ne change pas.
La patience tout obtient.
A qui possède Dieu, rien ne manque.
Dieu seul suffit !

Et qui dit «Dieu seul », dit en même temps, inséparablement : «tous nos frères et le monde entier».
	
EDITIONS SAINT-PAUL6, rue Cassette — 75006 Paris	
Imprimerie Saint-Paul, 55001 Bar le Duc, France
Dépôt légal : mars 1982 — ISBN 2.85049.242.6 		                                                                                       
				
				

Table des matières

PRÉFACE 3

LIMINAIRE 5

1. Les origines historiques et la règle 12

2. Le Carmel en Occident / Adaptation de la règle 15

3. Théologiens et humanistes 18

4. Déclin et mitigation 19

5. Les réformes de Mantoue, d'Albi et de Montolivet 21

6. Les grands généraux réformateurs 22

7. Les carmélites 25

8. Les ordres séculiers ou tiers-ordres et les congrégations du Carmel 28

9. La réforme thérésienne 31

10. Extension de l'Ordre des carmes déchaux en Europe 39

11. Les réformes dans l'Ordre des grands carmes au XVIIe siècle 43

12. Saints déserts et ermitages 45

13. Les missions 46

14. Les écrivains, du XVIe au XXe siècle 49

15. Calme, décadence, destruction 52

16. Renouveau 54

II 58

FIGURES BIBLIQUES EXEMPLAIRES 58

1. Elie le prophète 58

2. La Vierge très pure, Mère et Beauté du Carmel 61

III 65

LES GRANDS MAÎTRES DE VIE SPIRITUELLE 65

1. Sainte Thérèse d'Avila 65

2. Saint Jean de la Croix 69

3. Sainte Thérèse de Lisieux 73

IV 78

TÉMOINS D'HIER ET D'AUJOURD'HUI 78

1. Saint Albert, patriarche de Jérusalem et législateur du Carmel 78

2. Saint Simon Stock 79

3. Saint Pierre-Thomas 79

4. Saint André Corsini 80

5. Bienheureux Jean Soreth 80

6. Bienheureuse Françoise d'Amboise 81

7. Sainte Marie-Madeleine de' Pazzi 82

8. Bienheureuse Marie de l'Incarnation (Madame Acarie) 84

9. Bienheureuse Anne de Saint-Barthélemy 86

10. Frère Jean de Saint-Samson 86

11. Bienheureux Denis de la Nativité (Pierre Berthelot) et Rédempt de la Croix (Thomas Rodriguez) 88

12. Frère Laurent de la Résurrection 89

13. Sainte Thérèse-Marguerite du Sacré-Coeur de Jésus 90

14. Les Bienheureuses carmélites de Compiègne 92

15. Sainte Joachime de Vedruna 94

16. Soeur Elisabeth de la Trinité 96

17. Père Titus Brandsma 98

18. Soeur Thérèse-Bénédicte de la Croix (Edith Stein) 100

19. Père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus (Henri Grialou) 103

V 105

ESPRIT ET VIE LES TROIS APPELS 105

1. Vocation de création 106

3. Vocation religieuse et carmélitaine 117

A. FONDEMENT DE TOUTE VIE RELIGIEUSE 117

B. ASPECTS ORIGINAUX DE LA VIE CARMÉLITAINE 127

A la fois « ermites » et cénobites 129

A la fois contemplatifs et apôtres 146

166

PETITE BIBLIOGRAPHIE CARMÉLITAINE 166

Quatrième de couverture 169


173